Le Roi Du Monde Rene Guenon

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LE ROI DU MONDE RENÉ GUÉNON

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Né à Blois en novembre 1886, René Guénon s'installe à Paris en 1904, afin de préparer les concours aux grandes écoles en mathématiques spéciales. Parallèlement, il s'intéresse aux mouvements occultistes de toutes sortes qui fleurissent à cette époque dans la capitale. L'année de son mariage, en 1912, il est reçu en maçonnerie à la Grande Loge de France, puis, en islam, est initié au soufisme et prend le nom d'Abdel Wahid Yahia, «le Serviteur de l'Unique». Titulaire en 1916 d'un diplôme d'études supérieures de philosophie consacré à Leibniz et au calcul infinitésimal, il fréquente Jacques Maritain et les milieux thomistes. Il voua alors sa vie à la seule quête de la Connaissance ou Somme métaphysique traditionnelle, dénonce les errements des religions occultistes, collabore à de nombreuses publications consacrée à la Science cachée, particulièrement, dès 1925, à la revue Le Voile d'Isis, qui devient bientôt Études traditionnelles. En 1928, à la mort de sa femme, il quitte Paris, puis l'Europe, pour s'installer définitivement en terre d'Islam. Il vit au Caire à partir de 1930, épouse la fille d'un cheikh en 1934. Il s'attelle à la dénonciation systématique de la rupture opérée par le monde occidental depuis la fin du Moyen Âge avec l'inspiration spirituelle qui doit commander à l'organisation religieuse et sociale : il publie Orient et Occident, qui fixe les conditions de la reconstitution d'une véritable élite (1924), puis La crise du monde moderne, Le roi du monde (1927) et Autorité spirituelle et pouvoir temporel. Il meurt le 7 janvier 1951. Il est l'auteur de vingt-six ouvrages et de trois cent cinquante articles qui formeront la matière de dix volumes.

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  • LE ROI DU MONDE

    REN GUNON

  • CHAPITRE PREMIERNOTIONS SUR L' AGARTTHA EN OCCIDENT

    L'ouvrage posthume de Saint-Yves d'Alveydre intitul Mission de l'Inde, qui fut publi en 19101, contient la description d'un centre initiatique mystrieux dsign sous le nom d'Agarttha; beaucoup de lecteurs de ce livre durent d'ailleurs supposer que ce n'tait l qu'un rcit purement imaginaire, une sorte de fiction ne reposant sur rien de rel. En effet, il y a l-dedans, si l'on veut y prendre tout la lettre, des invraisemblances qui pourraient, au moins pour qui s'en tient aux apparences extrieures, justifier une telle apprciation; et sans doute Saint-Yves avait-il eu de bonnes raisons de ne pas faire paratre lui-mme cet ouvrage, crit depuis fort longtemps, qui n'tait vraiment pas mis au point. Jusque-l, dautre ct, il n'avait gure, en Europe, t fait cuestion de l'Agarttha et de son chef, le Brahmtm, que par un crivain fort peu srieux, Louis Jacolliot, dont il n'est pas possible d'invoquer l'autorit; nous connaissons, pour notre part, que celui-ci avait relment entendu parler de ces choses au cours de son sjour dans l'Inde, mais il les a arranges, comme tout, sa manire minemment fantaisiste. Mais il s'est produit, en 1924, un fait nouveau et quelque peu inattendu: le livre intitul Btes, Hommes et Dieux, dans lequel M. Ferdinand Ossendowski raconte les pripties du voyage mouvement qu'il fit en 1920 et 1921 travers l'Asie centrale, renferme, surtout dans sa dernire partie, des rcits presque identiques ceux de Saint-Yves; et le bruit qui a t fait autour de ce livre fournit, croyons-nous, une occasion favorable pour rompre enfin le silence sur cette question de l'Agarttha. Naturellement, des esprits sceptiques ou malveillants n'ont pas manqu d'accuser M. Ossendowski d'avoir purement et simplement plagi Saint-Yves, et de relever, l'appui de cette allgation, tous les passages concordants des deux ouvrages; il y en a effectivement un bon nombre qui prsentent, jusque dans les dtails, une similitude assez tonnante. Il y a d'abord ce qui pouvait paratre le plus invraisemblable chez Saint-Yves lui-mme, nous voulons dire l'affirmation de l'existence d'un monde souterrain tendant ses ramifications partout, sous les continents et mme sous les ocans, et par lequel s'tablissent d'invisibles communications entre toutes les rgions de la terre; M. Ossendowski, du reste, ne prend pas cette affirmation son compte, il dclare mme qu'il ne sait qu'en penser, mais il l'attribue divers personnages qu'il a rencontrs au cours de son voyage. Il y a aussi, sur des points plus particuliers, le passage o le Roi du Monde est reprsent devant le tombeau de son prdcesseur, celui o il est question de l'origine des Bohmiens, qui auraient vcu jadis dans l'Agarttha2, et bien d'autres encore. Saint-Yves dit qu'il est des moments, pendant la clbration souterraine des Mystres cosmiques, o les voyageurs qui se trouvent dans le dsert s'arrtent, o les animaux eux-mmes demeurent silencieux3; M. Ossendowski assure qu'il a assist lui-mme un de ces moments de recueillement gnral. Il y a surtout, comme concidence trange, l'histoire d'une le, aujourd'hui disparue, o vivaient des hommes et des animaux extraordinaires: l, Saint-Yves cite le rsum du priple d' Iambule par Diodore de Sicile, tandis que M. Ossendowski parle du voyage d'un ancien bouddhiste du Npal, et cependant leurs descriptions sont fort peu diffrentes; si vraiment il existe de cette histoire deux versions provenant de sources aussi loignes l'une de l'autre, il pourrait tre intressant de les retrouver et de les comparer avec soin. Nous avons tenu signaler tous ces rapprochements, mais nous tenons aussi dire qu'ils ne nous convainquent nullement de la ralit du plagiat; notre intention, d'ailleurs, n'est pas d'entrer ici dans une discussion qui, au fond, ne nous intresse que mdiocrement. Indpendamment des tmoignages que M. Ossendowski nous a indiqus de lui-mme, nous savons, par de tout autres sources, que les rcits du genre de ceux dont il s'agit sont chose courante en Mongolie et dans toute l'Asie centrale; et nous ajouterons tout de suite qu'il existe quelque chose de semblable dans les traditions de presque tous les peuples. D'un autre ct, si M. Ossendowski avait copi en partie la Mission de l'Inde, nous ne voyons pas trop pourquoi il aurait omis certains passages effet, ni pourquoi il aurait chang la forme de certains mots,

    1 2e d., 1949.

    2 Nous devons dire ce propos que l'existence de peuples en tribulation, dont les Bohmiens sont un des exemples les plus frappants, est rellement quelque chose de fort mystrieux et qui demanderait tre examin avec attention.

    3 Le Dr Arturo Reghini nous a fait remarquer que ceci pouvait avoir un certain rapport avec le timor panicus des anciens; ce rapprochement nous parat en effet extrmement vraisemblable.

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  • crivant par exemple Agharti au lieu d'Agarttha, ce qui s'explique au contraire trs bien s'il a eu de source mongole les informations que Saint-Yves avait obtenues de source hindoue (car nous savons que celui-ci fut en relations avec deux Hindous au moins)4; nous ne comprenons pas davantage pourquoi il aurait employ, pour dsigner le chef de la hirarchie initiatique, le titre de Roi du Monde qui ne figure nulle part chez Saint-Yves. Mme si l'on devait admettre certains emprunts, il n'en resterait pas moins que M. Ossendowski dit parfois des choses qui n'ont pas leur quivalent dans la Mission de l'Inde, et qui sont de celles qu'il n'a certainement pas pu inventer de toutes pices, d'autant plus que, bien plus proccup de politique que d'ides et de doctrines, et ignorant de tout ce qui touche l'sotrisme, il a t manifestement incapable d'en saisir lui-mme la porte exacte. Telle est, par exemple, l'histoire d'une pierre noire envoye jadis par le Roi du Monde au Dala-Lama, puis transporte Ourga, en Mongolie, et qui disparut il y a environ cent ans5; or, dans de nombreuses traditions, les pierres noires jouent un rle important, depuis celle qui tait le symbole de Cyble jusqu' celle qui est enchsse dans la Kaabah de La Mecque6. Voici un autre exemple: le Bogdo-Khan ou Bouddha vivant, qui rside Ourga, conserve, entre autres choses prcieuses, l'anneau de Gengis-Khan, sur lequel est grav un swastika, et une plaque de cuivre portant le sceau du Roi du Monde; il semble que M. Ossendowski n'ait pu voir que le premier de ces deux objets, mais il lui aurait t assez difficile d'imaginer l'existence du second: n'aurait-il pas d lui venir naturellement l'esprit de parler ici d'une plaque d'or? Ces quelques observations prliminaires sont suffisantes pour ce que nous nous proposons, car nous entendons demeurer absolument tranger toute polmique et toute question de personnes; si nous citons M. Ossendowski et mme Saint-Yves, c'est uniquement parce que ce qu'ils ont dit peut servir de point de dpart des considrations qui n'ont rien voir avec ce qu'on pourra penser de l'un et de l'autre, et dont la porte dpasse singulirement leurs individualits, aussi bien que la ntre, qui, en ce domaine, ne doit pas compter davantage. Nous ne voulons point nous livrer, propos de leurs ouvrages, une critique de textes plus ou moins vaine, mais bien apporter des indications qui n'ont encore t donnes nulle part, notre connaissance tout au moins, et qui sont susceptibles d'aider dans une certaine mesure lucider ce que M. Ossendowski appelle le mystre des mystres7.

    4 Les adversaires de M. Ossendowski ont voulu expliquer le mme fait en prtendant qu'il avait eu en mains une traduction russe de la Mission de l'Inde, traduction dont l'existence est plus que problmatique, puisque les hritiers mmes de Saint-Yves l'ignorent entirement. -On a reproch aussi M. Ossendowski d'crire Om alors que Saint-Yves crit Aum; or, si Aum est bien la reprsentation du monosyllabe sacr dcompos en ses lments constitutifs, c'est pourtant Om qui est la transcription correcte et qui correspond la prononciation relle, telle qu'elle existe tant dans l'Inde qu'au Thibet et en Mongolie; ce dtail est suffisant pour permettre d'apprcier la comptence de certains critiques.

    5 M. Ossendowski, qui ne sait pas qu'il s'agit d'un arolithe, cherche expliquer certains phnomnes, comme l'apparition de caractres sa surface, en supposant que c'tait une sorte d'ardoise.6

    6 Il aurait aussi un rapprochement curieux faire avec le lapsit exillis, pierre tombe du ciel et sur laquelle des inscriptions apparaissaient galement en certaines circonstances, qui est identifie au Graal dans la version de Wolfram d'Eschenbach. Ce qui rend la chose encore plus singulire, c'est que, d'aprs cette mme version, le Graal fut finalement transport dans le royaume du pr tre Jean, que certains ont voulu prcisment assimiler la Mongolie, bien que d'ailleurs aucune localisation gographique ne puisse ici tre accepte littralement (cf. L'sotrisme de Dante, d. 1957, pp. 35-36, et voir aussi plus loin).

    7 Nous avons t fort tonn en apprenant rcemment que certains prtendaient faire passer le prsent livre pour un tmoignage en faveur d'un personnage dont l'existence mme nous tait totalement inconnue l'poque o nous l'avons crit; nous opposons le plus formel dmenti toute assertion de ce genre, de quelque ct qu'elle puisse venir, car il s'agit exclusivement pour nous d'un expos de donnes appartenant au symbolisme traditionnel et n'ayant absolument rien voir avec des personnifications quelconques.

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  • CHAPITRE IIROYAUT ET PONTIFICAT

    Le titre de Roi du Monde, pris dans son acception la plus leve, la plus complte et en mme temps la plus rigoureuse, s'applique proprement Manu, le Lgislateur primordial et universel, dont le nom se retrouve, sous des formes diverses, chez un grand nombre de peuples anciens; rappelons seulement, cet gard, le Mina ou Mns des gyptiens, le Menw des Celtes et le Minos des Grecs1. Ce nom, d'ailleurs, ne dsigne nullement un personnage historique ou plus ou moins lgendaire; ce qu'il dsigne en ralit, c'est un principe, l'Intelligence cosmique qui rflchit la Lumire spirituelle pure et formule la Loi (Dharma) propre aux conditions de notre monde ou de notre cycle d'existence; et il est en mme temps l'archtype de l'homme considr spcialement en tant qu'tre pensant (en sanscrit mnava).

    D'autre part, ce qu'il importe essentiellement de remarquer ici, c'est ce que ce principe peut tre manifest par un centre spirituel tabli dans le monde terrestre, par une organisation charge de conserver intgralement le dpt de la tradition sacre, d'origine non humaine (apaurushya), par laquelle la Sagesse primordiale se communique travers les ges ceux qui sont capables de la recevoir. Le chef d'une telle organisation, reprsentant en quelque sorte Manu lui-mme, pourra lgitimement en porter le titre et les attributs; et mme, par le degr de connaissance qu'il doit avoir atteint pour pouvoir exercer sa fonction, il s'identifie rellement au principe dont il est comme l'expression humaine, et devant lequel son individualit disparat. Tel est bien le cas de l'Agarttha, si ce centre a recueilli, comme l'indique Saint-Yves, l'hritage de l'antique dynastie solaire (Srya-vansha) qui rsidait jadis Ayodhy2, et qui faisait remonter son origine Vaivaswata, le Manu du cycle actuel. Saint-Yves, comme nous l'avons dj dit, n'envisage pourtant pas le chef suprme de l'Agarttha comme Roi du Monde; il le prsente comme Souverain Pontife, et, en outre, il le place la tte d'une glise brhmanique, dsignation qui procde d'une conception un peu trop occidentalise3. Cette dernire rserve part, ce qu'il dit complte, cet gard, ce que dit de son ct M. Ossendowski; il semble que chacun d'eux n'ait vu que l'aspect qui rpondait le plus directement ses tendances et ses proccupations dominantes, car, la vrit, il s'agit ici d'un double pouvoir, la fois sacerdotal et royal. Le caractre pontifical, au sens le plus vrai de ce mot, appartient bien rellement, et par excellence, au chef de la hirarchie initiatique, et ceci appelle une explication: littralement, le Pontifex est un constructeur de ponts, et ce titre romain est en quelque sorte, par son origine, un titre maonnique; mais, symboliquement, c'est celui qui remplit la fonction de mdiateur, tablissant la communication entre ce monde et les mondes suprieurs4. A ce titre, l'arc-en-ciel, le pont cleste, est un symbole naturel du pontificat; et toutes les traditions lui donnent des significations parfaitement concordantes: ainsi, chez les Hbreux, c'est le gage de l'alliance de Dieu avec son peuple; en Chine, c'est le signe de l'union du Ciel et de la Terre; en Grce, il reprsente Iris, la messagre des Dieux; un peu partout, chez les Scandinaves aussi bien que chez les Perses

    1 Chez les Grecs, Minos tait la fois le Lgislateur des vivants et le Juge des morts; dans la tradition hindoue, ces deux fonctions appartiennent respectivement Manu et Yama, mais ceux-ci dailleurs reprsents comme frres jumeaux, ce qui indique quil sagit du ddoublement d'un principe unique, envisag sous deux aspects diffrents.

    2 Ce sige de la dynastie solaire, si on l'envisage symboliquement, peut-tre rapproch de la Citadelle solaire des Rose-Croix, et sans doute aussi de la Cit du Soleil de Campanella.

    3 Cette dnomination d' glise brhmanique, en fait, n'a jamais t employe dans l'Inde, que par la secte htrodoxe et toute moderne du Brahma-Samj, ne au dbut du XIXe sicle sous des influences europennes et spcialement protestantes, bientt divise en de multiples branches rivales, et aujourd'hui peu prs compltement teinte; il est curieux de noter qu'un des fondateurs de cette secte fut le grand-pre du pote Rabindranath Tagore.

    4 Saint Bernard dit que le Pontife, comme l'indique l'tymologie de son nom, est une sorte de pont entre Dieu et l'homme (Tractatus de Moribus et O fficio episcoporum, III , 9). -I l y a dans l Inde un terme qui est propre aux Jainas, et qui est le strict equivalent du Pont i fex latin: c'est le mot Tr thamkara, littralement: celui qui fait un gu ou un passage; le passage dont il sagit est le chemin de la Dlivrance (Moksha) . Les Trthamkaras, sont au nombre de vingt-quatre, comme les vieillards de lApocalypse, qui, d'ailleurs, constituent aussi un Collge pontifical.

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  • et les Arabes, en Afrique centrale et jusque chez certains peuples de l'Amrique du Nord, c'est le pont qui relie le monde sensible au suprasensible. D'autre part, l'union des deux pouvoirs sacerdotal et royal tait reprsente, chez les Latins, par un certain aspect du symbolisme de Janus, symbolisme extrmement complexe et significations multiples; les clefs d'or et d'argent figuraient, sous le mme rapport, les deux initiations correspondantes5. Il s'agit, pour employer la terminologie hindoue, de la voie des Brhmanes et de celle des Kshatriyas; mais, au sommet de la hirarchie, on est au principe commun d'o les uns et les autres tirent leurs attributions respectives, donc au-del de leur distinction, puisque l est la source de toute autorit lgitime, dans quelque domaine qu'elle s'exerce; et les initis de l'Agarttha sont ativarna, c'est--dire au-del des castes6. Il y avait au moyen ge une expression dans laquelle les deux aspects complmentaires de l'autorit se trouvaient runis d'une faon qui est bien digne de remarque: on parlait souvent, cette poque, d'une contre mystrieuse qu'on appelait le royaume du prtre Jean7. C'tait le temps o ce qu'on pourrait dsigner comme la couverture extrieure du centre en question se trouvait form, pour une bonne part, par les Nestoriens (ou ce qu'on est convenu d'appeler ainsi tort ou raison) et les Sabens8; et, prcisment, ces derniers se donnaient eux-mmes le nom de Mendayyeh de Yahia, c'est-dire disciples de Jean. A ce propos, nous pouvons faire tout de suite une autre remarque: il est au moins curieux que beaucoup de groupes orientaux d'un caractre trs ferm, des Ismaliens ou disciples du Vieux de la Montagne aux Druses du Liban, aient pris uniformment, tout comme les Ordres de chevalerie occidentaux, le titre de gardiens de la Terre Sainte. La suite fera sans doute mieux comprendre ce que cela peut signifier; il semble que Saint-Yves ait trouv un mot trs juste, peut-tre plus encore qu'il ne le pensait lui-mme, quand il parle des Templiers de l'Agarttha. Pour qu'on ne s'tonne pas de l'expression de couverture extrieure que nous venons d'employer, nous ajouterons qu'il faut bien prendre garde ce fait que lInitiation chevaleresque tait essentiellement une initiation de Kshatriyas; c'est ce qui explique; entre autres choses, le rle prpondrant qu'y joue le symbolisme de l'Amour9. Quoi qu'il en soit de ces dernires considrations, lide d'un personnage qui est prtre et roi tout ensemble n'est pas une ide trs courante en Occident, bien qu'elle se trouve, l'origine mme du Christianisme, reprsente d'une faon frappante par les trois Roi-Mages; mme au moyen ge, le pouvoir suprme -selon les apparences extrieures tout au moins- tait divis entre la Papaut et l'Empire10.

    5 A un autre point de vue, ces clefs son respectivement elle des grands Mystres et celle des petits Mystres. Dans certains reprsentations de Janus, les deux pouvoirs sont aussi symboliss par une clef et un sceptre.

    6 Remarquons ce propos que l'organisation sociale du moyen ge occidental semble avoir t, en principe, calque sur l'institution des castes: le clerg correspondait aux Brhmanes, la noblesse aux Kshatriyas, le tiers tat aux Vaishyas, et les serfs aux Shdras.

    7 Il est notamment question du prtre Jean, vers l'poque de saint Louis, dans les voyages de Carpin et de Rubruquis. Ce qui complique les choses, c'est que, d'aprs certains, il y aurait eu jusqu' quatre personnages portant ce titre: au Thibet (ou sur le Pamir), en Mongolie, dans l'Inde, et en thiopie (ce dernier mot ayant d'ailleurs un sens fort vague); mais il est probable qu'il ne s'agit l que de diffrents reprsentants d'un mme pouvoir. On dit aussi que Gengis-Khan voulut attaquer le royaume du prtre Jean, mais que celui-ci le repoussa en dchanant la foudre contre ses armes. Enfin, depuis l'poque des invasions musulmanes, le prtre Jean aurait cess de se manifester, et il serait reprsent extrieurement par le Dala-Lama.

    8 On a trouv dans l'Asie centrale, et particulirement dans la rgion du Turkestan, des croix nestoriennes qui sont exactement semblables comme forme aux croix de chevalerie, et dont en outre, portent en leur centre la figure du swastika. -Dautre part, il est noter que les Nestoriens, dont les relations avec le Lamasme semblent incontestables, eurent une action evident, bien qu'assez nigmatique, dans les dbuts de l'Islam. Les Sabens, de leur ct, exercrent une grande influence sur le monde arabe au temps des Khalifes de Baghdad; on prtend aussi que cest chez eux que staient rfugis, aprs un sjour en Perse, les derniers des no-platoniciens.

    9 Nous avons dj signal cette particularit dans notre tude sur Lsotrisme de Dante.

    10 Dans la ancienne Rome, par contre, lImperator tait en mme temps Pontifex Maximus. -La thorie musulmane du Khalifat unit aussi les deux pouvoirs, au moins dans une certaine mesure, ainsi que la conception extrme-orientale du Wang (voir La Grande Triade, ch. XVII).

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  • Une telle sparation peut tre considre comme la marque d'une organisation incomplte par en haut, si l'on peut s'exprimer ainsi, puisqu'on n'y voit pas apparatre le principe commun dont procdent et dpendent rgulirement les deux pouvoirs; le vritable pouvoir suprme devait donc se trouver ailleurs. En Orient, le maintien d'une telle sparation au sommet mme de la hirarchie est, au contraire, assez exceptionnel, et ce n'est gure que dans certaines conceptions bouddhiques que l'on rencontre quelque chose de ce genre; nous voulons faire allusion l'incompatibilit affirme entre la fonction de Buddha et celle de Chakravart ou monarque universel11, lorsqu'il est dit que Shkya-Muni eut, un certain moment, choisir entre l'une et l'autre. Il convient d'ajouter que le terme Chakravart, qui n'a rien de spcialement bouddhique, s'applique fort bien, suivant les donnes de la tradition hindoue, la fonction du Manu ou de ses reprsentants: c'est, littralement, celui qui fait tourner la roue, c'est-dire celui qui, plac au centre de toutes choses, en dirige le mouvement sans y participer lui-mme, ou qui en est, suivant l'expression d'Aristote, le moteur immobile12. Nous appelons tout particulirement l'attention sur ceci: le centre dont il s'agit est le point fixe que toutes les traditions s'accordent dsigner symboliquement comme le Ple, puisque c'est autour de lui que s'effectue la rotation du monde, reprsent gnralement par la roue, chez les Celtes aussi bien que chez les Chaldens et chez les Hindous13. Telle est la vritable signification du swastika, ce signe que l'on trouve rpandu partout, de l'Extrme-Orient l'Extrme-Occident14, et qui est essentiellement le signe du Ple; c'est sans doute ici la premire fois, dans l'Europe moderne, qu'on en fait connatre le sens rel. Les savants contemporains, en effet, ont vainement cherch expliquer ce symbole par les thories les plus fantaisistes; la plupart d'entre eux, hants par une sorte d'ide fixe, ont voulu voir, l comme presque partout ailleurs, un signe exclusivement solaire15, alors que, s'il l'est devenu parfois, ce n'a pu tre qu'accidentellement et d'une faon dtourne. D'autres ont t plus prs de la vrit en regardant le swastika comme le symbole du mouvement: mais cette interprtation, sans tre fausse, est fort insuffisante, car il ne s'agit pas d'un mouvement quelconque, mais d'un mouvement de rotation qui s'accomplit autour d'un centre ou d'un axe immuable; et c'est le point fixe qui est, nous le rptons, l'lment essentiel auquel se rapporte directement le symbole en question16.

    11 Nous avons not ailleurs l'analogie qui existe entre la conception du Chakravar t et l'ide de l'Empire chez Dante, dont il convient de mentionner ici, cet gard, le trait De Monarchia.

    12 La tradition chinoise emploie, en un sens tout fait comparable, l'expression d'Invariable Milieu. -Il est remarquer que, suivant le symbolisme maonnique, les Matres se runissent dans la Chambre du Milieu.

    13 Le symbole celtique de la roue s'est conserv au moyen ge; on peut en trouver de nombreux exemples sur les glises romanes, et la rosace gothique elle-mme semble bien en tre drive, car il y a une relation certaine entre la roue et les fleurs emblmatiques telles que la rose en Occident et le lotus en Orient.

    14 Ce mme signe n'a pas t tranger l'hermtisme chrtien: nous avons vu, dans l'ancien monastre des Carmes de Loudun, symboles fort curieux, datant vraisemblablement de la seconde moiti du XVe

    sicle, et dans lesquels le swastika occupe, avec le signe dont nous parlerons plus loin, une des places les plus importantes. Il est bon de noter, cette ocasion, que les Carmes, qui sont venus d'Orient, rattachent la fondation de leur Ordre lie et Pythagore (comme la Maonnerie, de son ct, se rattache la fois Salomon et Pythagore, ce qui constitue une similitude assez remarcable), et que, d'autre part, certains prtendent qu'ils avaient au moyen ge une initiation trs voisine de celle des Templiers, ainsi que les religieux de la Mercy; on sait que ce dernier Ordre a donn son nom un grade de la Maonnerie cossaise, dont nous avons parl assez longuement dans L'sotrisme de Dante.

    15 La mme remarque sapplique notamment la roue, dont nous venons dindiquer galement la vraie signification.

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  • Par ce que nous venons de dire, on peut dj comprendre que le Roi du Monde doit avoir une fonction essentiellement ordonnatrice et rgulatrice (et l'on remarquera que ce n'est pas sans raison que ce dernier mot a la mme racine que rex et regere), fonction pouvant se rsumer dans un mot comme celui d' quilibre ou d' harmonie, ce que rend prcisment en sanscrit le terme Dharma17: ce que nous entendons par l, c'est le reflet, dans le monde manifest, de l'immutabilit du Principe suprme. On peut comprendre aussi, par les mmes considrations, pourquoi le Roi du Monde a pour attributs fondamentaux la Justice et la Paix, qui ne sont que les formes revtues plus spcialement par cet quilibre et cette harmonie dans le monde de l'homme(mnava-loka)18. C'est l encore un point de la plus grande importance; et, outre sa porte gnrale, nous le signalons ceux qui se laissent aller certaines craintes chimriques, dont le livre mme le rptons, de M. Ossendowski contient comme un cho dans ses dernires lignes.

    16 Nous ne citerons que pour mmoire l'opinion, encore plus fantaisiste que toutes les autres, qui fait du swastika le schma d'un instrument primitif destin la production du feu; si ce symbole a bien parfois un certain rapport avec le feu, puisqu'il est notamment un emblme d'Agni, c'est pour de tout autres raisons.

    17 La racine dhri exprime essentiellement l'ide de stabilit; la forme dhru, qui a le mme sens, est la racine de Dhruva, nom sanscrit du Ple, et certains en rapprochent le nom grec du chne, drus; en latin, d'ailleurs, le mme mot robur signifie la fois chne et force ou fermet. Chez les Druides (dont le nom doit peut-tre se lire dru-vid, unissant la force et la sagesse), ainsi qu' Dodone, le chne reprsentait l' Arbre du Monde, symbole de l'axe fixe qui joint les ples.

    18 Il faut rappeler ici les textes bibliques dans lesquels la Justice et la Paix se trouvent troitement rapproches: Justitia et Pax osculat sunt (Ps., LXXXIV, 11), Pax opus Justiti, etc.

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  • CHAPITRE IIILA SHEKINAH ET METATRON

    Certains esprits craintifs, et dont la comprhension se trouve trangement limite par des ides prconues, ont t effrays par la dsignation mme du Roi du Monde, qu'ils ont aussitt rapproche de celle du Princeps hujus mundi dont il est question dans l'vangile. Il va de soi qu'une telle assimilation est compltement errone et dpourvue de fondement; nous pourrions, pour l'carter, nous borner faire remarquer simplement que ce titre de Roi du Monde, en hbreu et en arabe, est appliqu couramment Dieu mme1. Cependant, comme il peut y avoir l l'occasion de quelques observations intressantes, nous envisagerons ce propos les thories de la Kabbale hbraque concernant les intermdiaires clestes, thories qui, d'ailleurs, ont un rapport trs direct avec le sujet principal de la prsente tude. Les intermdiaires clestes dont il s'agit sont la Shekinah et Metatron; et nous dirons tout d'abord que, dans le sens le plus gnral, la Shekinah est la prsence relle de la Divinit. Il faut noter que les passages de l'criture o il en est fait mention tout spcialement sont surtout ceux o il s'agit de l'institution d'un centre spirituel: la construction du Tabernacle, l'dification des Temples de Salomon et de Zorobabel. Un tel centre, constitu dans des conditions rgulirement dfinies, devait tre en effet le lieu de la manifestation divine, toujours reprsente comme Lumire; et il est curieux de remarquer que l'expression de lieu trs clair et trs rgulier, que la Maonnerie a conserve, semble bien tre un souvenir de l'antique science sacerdotale qui prsidait la construction des temples, et qui, du reste, n'tait pas particulire aux Juifs; nous reviendrons l-dessus plus tard. Nous n'avons pas entrer dans le dveloppement de la thorie des influences spirituelles (nous prfrons cette expression au mot bndictions pour traduire l'hbreu berakoth, d'autant plus que c'est l le sens qu'a gard trs nettement en arabe le mot barakah); mais, mme en se bornant envisager les choses ce seul point de vue, il serait possible de s'expliquer la parole d'Elias Levita que rapporte M. Vulliaud dans son ouvrage sur La Kabbale juive: Les Matres de la Kabbale ont ce sujet de grands secrets. La Shekinah se prsente sous des aspects multiples, parmi lesquels il en est deux principaux, l'un interne et l'autre externe; or il y a d'autre part, dans la tradition chrtienne, une phrase qui dsigne aussi clairement que possible ces deux aspects: Gloria in excelsis Deo. et in terra Pax hominibus bonae voluntatis. Les mots Gloria et Pax se rfrent respectivement laspect interne, par rapport au Principe, et l'aspect externe, par rapport au monde manifest; et, si lont considre ainsi ces paroles, on peut comprendre inmdiatement pourquoi elles sont prononces par les Anges (Malakim) pour annoncer la naissance du Dieu avec nous ou en nous (Emmanuel). On pourrait aussi, pour le premier aspect, rappeler les thories des thologiens sur la lumire de gloire dans et par laquelle s'opre la vision batifique (in excelsis); et, quant au second, nous retrouvons ici la Paix, laquelle nous faisions allusion tout l'heure, et qui, en son sens sotrique, est indique partout comme l'un des attributs fondamentaux des centres spirituels tablis en ce monde (in terra). D'ailleurs, le terme arabe Saknah, qui est videmment identique l'hbreu Shekinah, se traduit par Grande Paix, ce qui est l'exact quivalent de la Pax Profunda des Rose-Croix; et, par l, on pourrait sans doute expliquer ce que ceux-ci entendaient par le Temple du Saint-Esprit, comme on pourrait aussi interprter d'une faon prcise les nombreux textes vangliques dans lesquels il est parl de la Paix2, d'autant plus que la tradition secrte concernant la Shekinah aurait quelque rapport la lumire du Messie. Est-ce sans intention que M. Vulliaud, lorsqu'il donne cette dernire indication3, dit qu'il s'agit de la tradition rserve ceux qui poursuivaient le chemin qui aboutit au Pards, c'est--dire, comme nous le verrons plus loin, au centre spirituel suprme? Ceci amne encore une autre remarque connexe: M. Vulliaud parle ensuite d'un mystre relatif au Jubil4, ce qui se rattache en un sens l'ide de Paix, et, ce propos, il cite ce

    1 I l y a d'ailleurs une grande diffrence de sens entre le Monde et ce monde, tel point que, dans certaines langues, il existe pour les dsigner deux termes entirement distincts ainsi, en arabe, le Monde est el-lam, tandis que ce monde est ed-duny.

    2 Il est d'ailleurs dclar trs explicitement, dans l'vangile mme, que ce dont il s'agit n'est point la paix au sens o l'entend le monde profane (St. Jean, XIV, 27).

    3 La Kabbale juive, t. I , p. 503.

    4 Ibid., t. I, pp. 506-507.

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  • texte du Zohar (III, 52 b): Le fleuve qui sort de l'den porte le nom de Iobel, ainsi que celui de Jrmie (XVII, 8): Il tendra ses racines vers le fleuve, d'o il rsulte que l'ide centrale du Jubil est la remise de toutes choses en leur tat primitif. Il est clair qu'il s'agit de ce retour l' tat primordial qu'envisagent toutes les traditions, et sur lequel nous avons eu l'occasion d'insister quelque peu dans notre tude sur L'sotrisme de Dante; et, quand on ajoute que le retour de toutes choses leur premier tat marquera l're messianique, ceux qui ont lu cette tude pourront se souvenir de ce que nous y disions sur les rapports du Paradis terrestre et de la Jrusalem cleste. D'ailleurs, vrai dire, ce dont il s'agit en tout cela, c'est toujours, des phases diverses de la manifestation cyclique, le Pards, le centre de ce monde, que le symbolisme traditionnel de tous les peuples compare au coeur, centre de l'tre et rsidence divine (Brahma-pura dans la doctrine hindoue), comme le Tabernacle qui en est l'image et qui, pour cette raison, est appel en hbreu mishkan ou habitacle de Dieu, mot dont la racine est la mme que celle de Shekinah. A un autre point de vue, la Shekinah est la synthse des Sephiroth; or, dans l'arbre sphirothique, la colonne de droite est le ct de la Misricorde, et la colonne de gauche est le ct de la Rigueur5; nous devons donc aussi retrouver ces deux aspects dans la Shekinah, et nous pouvons remarquer tout de suite, pour rattacher ceci ce qui prcde, que, sous un certain rapport tout au moins, la Rigueur s'identifie la Justice et la Misricorde la Paix6. Si l'homme pche et s'loigne de la Shekinah, il tombe sous le pouvoir des puissances (Srim) qui dpendent de la Rigueur7, et alors la Shekinah est appele main de rigueur, ce qui rappelle immdiatement le symbole bien connu de la main de justice; mais, au contraire, si l'homme se rapproche de la Shekinah, il se libre, et la Shekinah est la main droite de Dieu, c'est--dire que la main de justice devient alors la main bnissante8. Ce sont l les mystres de la a Maison de Justice (Beith-Din), ce qui est encore une autre dsignation du centre spirituel suprme9; et il est peine besoin de faire remarquer que les deux cts que nous venons d'envisager sont ceux o se rpartissent les lus et les damns dans les reprsentations chrtiennes du Jugement dernier. On pourrait galement tablir un rapprochement avec les deux voies que les Pythagoriciens figuraient par la lettre Y, et que reprsentait sous une forme exotrique le mythe d'Hercule entre la Vertu et le Vice; avec les deux portes cleste et infernale qui, chez les Latins, taient associes au symbolisme de Janus; avec les deux phases cycliques ascendante et descendante10 qui, chez les Hindous, se rattachent pareillement au symbolisme de Gansha11. Enfin, il est facile de comprendre par l ce que veulent dire vritablement des expressions comme celles d'intention droite, que nous

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    5 Un symbolisme tout fait comparable est exprim par la figure mdivale de l' arbre des vifs et des morts, qui a en outre un rapport trs net avec l'ide de postrit spirituelle; il faut remarquer que l'arbre sphirothique est aussi considr comme s'identifiant l' Arbre de Vie.

    6 D'aprs le Talmud, Dieu a deux siges, celui de la Justice et celui de la Misricorde; ces deux siges correspondent aussi au Trne et la Chaise de la tradition islamique. Celle-ci divise d'autre part les noms divins iftiyah, c'est--dire ceux qui expriment des attributs proprement dits d'Al lh, en noms de majest ( ja l l iyah) et noms de beaut ( jaml iyah), ce qui rpond encore une distinction du mme ordre.7

    7 La Kabbale juive, t. I, p. 507.

    8 D'aprs saint Augustin et divers autres Pres de l'glise, la main droite reprsente de mme la Misricorde ou la Bont, tandis que la main gauche, en Dieu surtout, est le symbole de la Justice. La main de justice est un des attributs ordinaires de la royaut; la main bnissante est un signe de l'autorit sacerdotale, et elle a t parfois prise comme symbole du Christ. -Cette figure de la main bnissante se trouve sur certaines monnaies gauloises, de mme que le swastika, parfois branches courbes.

    9 Ce centre, ou l'un quelconque de ceux qui sont constitus son image, peut tre dcrit symboliquement la fois comme un temple (aspect sacerdotal, correspondant la Paix) et comme un palais ou un tribunal (aspect royal, correspondant la Justice).

    10 Il s'agit des deux moitis du cycle zodiacal, que l'on trouve frquemment reprsent au portail des glises du moyen ge avec une disposition qui lui donne manifestement la mme signification.

    11 Tous les symboles que nous numrons ici demanderaient tre longuement expliqus; nous le ferons peut-tre quelque jour dans une autre tude.

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  • retrouverons dans la suite, et de bonne volont (Pax hominibus bonae voluntatis, et ceux qui ont quelque connaissance des divers symboles auxquels nous venons de faire allusion verront que ce n'est pas sans raison que la fte de Nol concide avec l'poque du solstice d'hiver), quand on a soin de laisser de ct toutes les interprtations extrieures, philosophiques et morales, auxquelles elles ont donn lieu depuis les Stociens jusqu' Kant. La Kabbale donne la Shekinah un pardre qui porte des noms identiques aux siens, qui possde par consquent les mmes caractres12, et qui a naturellement autant d'aspects diffrents que la Shekinah elle-mme; son nom est Metatron, et ce nom est numriquement quivalent celui de Shadda13, le Tout-Puissant (qu'on dit tre le nom du Dieu d'Abraham). L'tymologie du mot Metatron est fort incertaine; parmi les diverses hypothses qui ont t mises ce sujet, une des plus intressantes est celle qui le fait driver du chaldaque Mitra, qui signifie pluie, et qui a aussi, par sa racine, un certain rapport avec la lumire. S'il en est ainsi, d'ailleurs, il ne faudrait pas croire que la similitude avec le Mitra hindou et zoroastrien constitue une raison suffisante pour admettre qu'il y ait l un emprunt du Judasme des doctrines trangres, car ce n'est pas de cette faon tout extrieure qu'il convient d'envisager les rapports qui existent entre les diffrentes traditions; et nous en dirons autant en ce qui concerne le rle attribu la pluie dans presque toutes les traditions, en tant que symbole de la descente des influences spirituelles du Ciel sur la Terre. A ce propos, signalons que la doctrine hbraque parle d'une rose de lumire manant de l' Arbre de Vie et par laquelle doit s'oprer la rsurrection des morts, ainsi que d'une effusion de rose qui reprsente l'influence cleste se communiquant tous les mondes, ce qui rappelle singulirement le symbolisme alchimique et rosicrucien. Le terme de Metatron comporte toutes les acceptions de gardien, de Seigneur, d'envoy, de mdiateur; il est l'auteur des thophanies dans le monde sensible14; il est l'Ange de la Face, et aussi le Prince du Monde (Sr ha-lam), et l'on voit par cette dernire dsignation que nous ne nous sommes nullement loign de notre sujet. Pour employer le symbolisme traditionnel que nous avons dj expliqu prcdemment, nous dirions volontiers que, comme le chef de la hirarchie initiatique est le Ple terrestre, Metatron est le Ple cleste; et celui-ci a son reflet dans celui-l, avec lequel il est en relation directe suivant l' Axe du Monde. Son nom est Mikal, le Grand Prtre qui est holocauste et oblation devant Dieu. Et tout ce que font les Isralites sur terre est accompli d'aprs les types de ce qui se passe dans le monde cleste. Le Grand Pontife ici-bas symbolise Mikal, prince de la Clmence... Dans tous les passages o l'criture parle de l'apparition de Mikal, il s'agit de la gloire de la Shekinah15. Ce qui est dit ici des Isralites peut tre dit pareillement de tous les peuples possesseurs d'une tradition vritablement orthodoxe; plus forte raison doit-on le dire des reprsentants de la tradition primordiale dont toutes les autres drivent et laquelle elles sont toutes subordonnes; et ceci est en rapport avec le symbolisme de la Terre Sainte, image du monde cleste, auquel nous avons dj fait allusion. D'autre part, suivant ce que nous avons dit plus haut, Metatron n'a pas que l'aspect de la Clmence, il a aussi celui de la Justice; il n'est pas seulement le Grand Prtre (Kohen ha-gadol), mais aussi le Grand Prince(Sr ha-gadol) et le chef des milices clestes, c'est--dire qu'en lui est le principe du pouvoir royal, aussi bien que du pouvoir sacerdotal ou pontifical auquel correspond proprement la fonction de mdiateur. Il faut d'ailleurs remarquer que Melek, roi, et Maleak, ange ou envoy, ne sont en ralit que deux formes d'un seul et mme mot; de plus, Malaki, mon envoy (c'est--dire l'envoy de Dieu, ou l'ange dans lequel est Dieu, Maleak ha-Elohim), est l'anagramme de Mikal16.

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    12 La Kabbale juive, t. I, pp. 497-498.

    13 Le nombre de chacun de ces deux noms, obtenu par l'addition des valeurs des lettres hbraques dont il est form, est 314.

    14 La Kabbale juive, t. I, pp. 492 et 499.1

    15 Ibid., t. I, pp. 500-501.1

    16 Cette dernire remarque rappelle naturellement ces paroles: Benedictus qui venit in nomine Domini; celles-ci sont appliques au Christ, que le Pasteur d'Hermas assimile prcisment Mikal d'une faon qui peut sembler assez trange, mais qui ne doit pas tonner ceux qui comprennent le rapport qui existe entre le Messie et la Shekinah. Le Christ est aussi appel Prince de la Paix, et il est en mme temps le Juge des vivants et des morts.

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  • Il convient d'ajouter que, si Mikal s'identifie Metatron comme on vient de le voir, il n'en reprsente cependant qu'un aspect; ct de la face lumineuse, il y a une face obscure, et celle-ci est reprsente par Samal, qui est galement appel Sr halam; nous revenons ici au point de dpart de ces considrations. En effet, c'est ce dernier aspect, et celui-l seulement, qui est le gnie de ce monde en un sens infrieur, le Princeps hujus mundi dont parle l'vangile; et ses rapports avec Metatron, dont il est comme l'ombre, justifient l'emploi d'une mme dsignation dans un double sens, en mme temps qu'ils font comprendre pourquoi le nombre apocalyptique 666, le nombre de la Bte, est aussi un nombre solaire17. Du reste, suivant saint Hippolyte18, le Messie et l'Antchrist ont tous deux pour emblme le lion, qui est encore un symbole solaire; et la mme remarque pourrait tre faite pour le serpent19 et pour beaucoup d'autres symboles. Au point de vue kabbalistique, c'est encore des deux faces opposes de Metatron qu'il s'agit ici; nous n'avons pas nous tendre sur les thories qu'on pourrait formuler, d'une faon gnrale, sur ce double sens des symboles, mais nous dirons seulement que la confusion entre l'aspect lumineux et l'aspect tnbreux constitue proprement le satanisme; et c'est prcisment cette confusion que commettent, involontairement sans doute et par simple ignorance (ce qui est une excuse, mais non une justification), ceux qui croient dcouvrir une signification infernale dans la dsignation du Roi du Monde20.

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    17 Ce nombre est form notamment par le nom de Sorath, dmon du Soleil, et oppos comme tel l'ange Mikal ; nous en verrons plus loin une autre signification.1

    18 Cit par M. Vulliaud, La Kabbale juive, t. II, p. 373.

    19 Les deux aspects opposs sont figurs notamment par les deux serpents du caduce; dans l'iconographie chrtienne, ils sont runis dans l' amphisbne, le serpent deux ttes, dont l'une reprsente le Christ et l'autre Satan.2

    20 Signalons encore que le Globe du Monde, insigne du pouvoir imprial ou de la monarchie universelle, se trouve frquemment plac dans la main du Christ, ce qui montre d'ailleurs qu'il est l'emblme de l'autorit spirituelle aussi bien que du pouvoir temporel.

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  • CHAPITRE IVLES TROIS FONCTIONS SUPRMES

    Suivant Saint-Yves, le chef suprme de l'Agarttha porte le titre de Brahtm (il serait plus correct d'crire Brahmtm) support des mes dans l'Esprit de Dieu; ses deux assesseurs sont le Mahtm, reprsentant l'Ame universelle, et le Mahnga, symbole de toute l'organisation matrielle du Cosmos1: c'est la division hirarchique que les doctrines occidentales reprsentent par le ternaire esprit, me, corps, et qui est applique ici selon l'analogie constitutive du Macrocosme et du Microcosme. Il importe de remarquer que ces termes, en sanscrit, dsignent proprement des principes, et qu'ils ne peuvent tre appliqus des tres humains qu'en tant que ceux-ci reprsentent ces mmes principes, de sorte que, mme dans ce cas, ils sont attachs essentiellement des fonctions, et non des individualits. D'aprs M. Ossendowski, le Mahtm connat les vnements, de l'avenir, et le Mahnga dirige les causes de ces vnements; quant au Brahtm, il peut parler Dieu face face2, et il est facile de comprendre ce que cela veut dire, si l'on se souvient qu'il occupe le point central o s'tablit la communication directe du monde terrestre avec les tats suprieurs et, travers ceux-ci, avec le Principe suprme3. D'ailleurs, l'expression de Roi du Monde, si on voulait l'entendre dans un sens restreint, et uniquement par rapport au monde terrestre, serait fort inadquate; il serait plus exact, certains gards, d'appliquer au Brahtm celle de Matre des trois mondes4, car, dans toute hirarchie vritable, celui qui possde le degr suprieur possde en mme temps et par l mme tous les degrs subordonns, et ces trois mondes (qui constituent le Tribhuvana de la tradition hindoue) sont, comme nous l'expli-querons un peu plus loin, les domaines qui correspondent respectivement aux trois fonctions que nous numrions tout l'heure. Quand il sort du temple, dit M. Ossendowski, le Roi du Monde rayonne de la Lumire divine. La Bible hbraque dit exactement la mme chose de Mose lorsqu'il descendait du Sina5, et il est remarquer, au sujet de ce rapprochement, que la tradition islamique regarde Mose comme ayant t le Ple (El-Qutb) de son poque; ne serait-ce pas pour cette raison, d'ailleurs, que la Kabbale dit qu'il fut instruit par Metatron lui-mme? Encore conviendrait-il de distinguer ici entre le centre spirituel principal de notre monde et les centres secondaires qui peuvent lui tre subordonns, et qui le reprsentent seulement par rapport des traditions particulires, adaptes plus spcialement des peuples dtermins. Sans nous tendre sur ce point, nous ferons remarquer que la fonction de lgislateur (en arabe rasl), qui est celle de Mose, suppose ncessairement une dlgation du pouvoir que dsigne le nom de Manu; et, d'autre part, une des significations contenues dans ce nom de Manu indique prcisment la rflexion de la Lumire divine. Le Roi du Monde, dit un lama M. Ossendowski, est en rapport avec les penses de tous ceux qui dirigent la destine de l'humanit... Il connat leurs intentions et leurs ides. Si elles plaisent Dieu, le Roi du Monde les favorisera de son aide invisible; si elles dplaisent Dieu, le Roi provoquera leur chec. Ce pouvoir est donn Agharti par la science mystrieuse d'Om, mot par lequel nous commenons toutes nos prires. Aussitt aprs vient cette phrase, qui, pour tous ceux qui ont seulement une vague ide de la signification du monosyllabe sacr Om, doit tre une cause de stupfaction: Om est le nom d'un ancien saint, le premier des Goros (M. Ossendowski crit goro pour guru), qui vcut il y a trois cent mille ans. Cette phrase, en effet, est absolument inintelligible si l'on ne songe ceci: l'poque dont il s'agit, et qui ne nous 1 M. Ossendowski crit Brahytma, Mahytma et Mahynga.

    2 On a vu plus haut que Metatron est l'Ange de la Face.

    3 Suivant la tradition extrme-orientale, l'Invariable Milieu est le point o se manifeste l' Activit du Ciel.

    4 A ceux qui s'tonneraient d'une telle expression, nous pourrions demander s'ils ont jamais rflchi ce que signifie le triregnum, la tiare trois couronnes qui est, avec les clefs, un des principaux insignes de la Papaut.

    5 II est dit aussi que Mose dut alors couvrir son visage d'un voile pour parler au peuple qui ne pouvait en supporter l'clat (Exode, XXIV, 29-35); au sens symbolique, ceci indique la ncessit d'une adaptation exotrique pour la multitude. Rappelons ce propos la double signification du mot rvler, qui peut vouloir dire carter le voile, mais aussi recouvrir d'un voile; c'est ainsi que la parole manifeste et voile tout la fois la pense qu'elle exprime.

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  • parat d'ailleurs indique que d'une faon trs vague, est fort antrieure l're du prsent Manu; d'autre part, l'Adi-Manu ou premier Manu de notre Kalpa (Vaivaswata tant le septime) est appel Swyambhuva, c'est--dire issu de Swayambh, Celui qui subsiste par soi-mme, ou le Logos ternel; or le Logos, ou celui qui le reprsente directement, peut vritablement tre dsign comme le premier des Gurus ou Matres spirituels; et, effectivement, Om est en ralit un nom du Logos6.

    D'autre part, le mot Om donne immdiatement la clef de la rpartition hirarchique des fonctions entre le Brahtm et ses deux assesseurs, telle que nous l'avons dj indique. En effet, selon la tradition hindoue, les trois lments de ce monosyllabe sacr symbolisent respectivement les trois mondes auxquels nous faisions allusion tout l'heure, les trois termes du Tribhuvana: la Terre (Bh), l'Atmosphre (Bhuvas), le Ciel (Swar), c'est--dire, en d'autres termes, le monde de la manifestation corporelle, le monde de la manifestation subtile ou psychique, le monde principiel non manifest7. Ce sont l, en allant de bas en haut, les domaines propres du Mahnga, du Mahtm et du Brahtm, comme on peut le voir aisment en se reportant l'interprtation de leurs titres qui a t donne plus haut; et ce sont les rapports de subordination existant entre ces diffrents domaines qui justifient, pour le Brahtm, l'appellation de Matre des trois mondes que nous avons employe prcdemment8: Celui-ci est le Seigneur de toutes choses, l'omniscient (qui voit immdiatement tous les effets dans leur cause), l'ordonnateur interne (qui rside au centre du monde et le rgit du dedans, dirigeant son mouvement sans y participer), la source (de tout pouvoir lgitime), l'origine et la fin de tous les tres (de la manifestation cyclique dont il reprsente la Loi).9 Pour nous servir encore d'un autre symbolisme, non moins rigoureusement exact, nous dirons que le Mahnga reprsente la base du triangle initiatique, et le Brahtm son sommet; entre les deux, le Mahtm incarne en quelque sorte un principe mdiateur (la vitalit cosmique, l'Anima Mundi des hermtistes), dont l'action se dploie dans l'espace intermdiaire; et tout cela est figur trs clairement par les caractres correspondants de l'alphabet sacr que Saint-Yves appelle vattan et M.

    6 Ce nom se retrouve mme, d'une faon assez tonnante, dans l'ancien symbolisme chrtien, o, parmi les signes qui servirent reprsenter le Christ, on en rencontre un qui a t considr plus tard comme une abrviation d'Ave Maria, mais qui fut primitivement un quivalent de celui qui runit les deux lettres extrmes de l'alphabet grec, alpha et mga, pour signifier que le Verbe est le principe et la fin de toutes choses; en ralit, il est mme plus complet, car il signifie le principe, le milieu et la fin. Ce

    signe se dcompose en effet en AVM, c'est--dire les trois lettres latines qui correspondent exactement aux trois lments constitutifs du monosyllabe Om (la voyelle o, en sanscrit, tant forme par l'union de a et de u). Le rapprochement de ce signe Aum et du swastika, pris l'un et l'autre comme symboles du Christ, nous semble particulirement significatif au point de vue o nous nous plaons. D'autre part, il faut encore remarquer que la forme de ce mme signe prsente deux ternaires disposs en sens inverse l'un de l'autre, ce qui en fait, certains gards, un quivalent du

    sceau de Salomon: si l'on considre celui-ci sous la forme

    o le trait horizontal mdian prcise la signification gnrale du symbole en marquant le plan de rflexion ou surface des Eaux, on voit que les deux figures comportent le mme nombre de lignes et ne diffrent en somme que par la disposition de deux de celles-ci, qui, horizontales dans l'une, deviennent verticales dans l'autre.

    7 Pour de plus amples dveloppements sur cette conception des trois mondes nous sommes oblig de renvoyer nos prcdents ouvrages, L'sotrisme de Dante et L'Homme et son devenir selon le Vdnta. Dans le premier, nous avons insist surtout sur la correspondance de ces mondes, qui sont proprement des tats de l'tre, avec les degrs de l'initiation. Dans le second, nous avons donn notamment l'explication complte, au point de vue purement mtaphysique, du texte de la Mndkya Upanishad, dans lequel est expos entirement le symbolisme dont il est ici question; ce que nous avons en vue prsentement en est une application particulire.

    8 Dans l'ordre des principes universels, la fonction du Brahtm se rfre Ishwara, celle du Mahtm Hirarayagarbha, et celle du Mahnga Virj; leurs attributions respectives pourraient facilement se dduire de cette correspondance.

    9 Mndkya Upanishad, shruti 6.

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  • Ossendowski vatannan, ou, ce qui revient au mme, par les formes gomtriques (ligne droite, spirale et point) auxquelles se ramnent essentiellement les trois mtrs ou lments constitutifs du monosyllabe Om. Expliquons-nous plus nettement encore: au Brahtm appartient la plnitude des deux pouvoirs sacerdotal et royal, envisags principiellement et en quelque sorte l'tat indiffrenci; ces deux pouvoirs se distinguant ensuite pour se manifester, le Mahtm reprsente plus spcialement le pouvoir sacerdotal, et le Mahnga le pouvoir royal. Cette distinction correspond celle des Brhmanes et des Kshatriyas; mais d'ailleurs, tant au-del des castes, le Mahtm et le Mahnga ont en eux-mmes, aussi bien que le Brahtm, un caractre la fois sacerdotal et royal. A ce propos, nous prciserons mme un point qui semble n'avoir jamais t expliqu d'une faon satisfaisante, et qui est cependant fort important: nous faisions allusion prcdemment aux Rois-Mages de l'vangile, comme unissant en eux les deux pouvoirs; nous dirons maintenant que ces personnages mystrieux ne reprsentent en ralit rien d'autre que les trois chefs de l'Agarttha10. Le Mahnga offre au Christ l'or et le salue comme Roi; le Mahtm lui offre l'encens et le salue comme Prtre; enfin, le Brahtm lui offre la myrrhe (le baume d'incorruptibilit, image de l'Amrit11) et le salue comme Prophte ou Matre spirituel par excellence. L'hommage ainsi rendu au Christ naissant, dans les trois mondes qui sont leurs domaines respectifs, par les reprsentants authentiques de la tradition primordiale, est en mme temps, qu'on le remarque bien, le gage de la parfaite orthodoxie du Christianisme l'gard de celle-ci.

    Naturellement, M. Ossendowski ne pouvait aucunement envisager des considrations de cet ordre; mais, s'il avait compris certaines choses plus profondment qu'il ne l'a fait, il aurait pu du moins remarquer la rigoureuse analogie qui existe entre le ternaire suprme de l'Agarttha et celui du Lamasme tel qu'il l'indique: le Dala Lama, ralisant la saintet (ou la pure spiritualit) de Buddha, le Tashi-Lama, ralisant sa science (non magique comme il semble le croire, mais plutt thurgique), et le Bogdo-Khan, reprsentant sa force matrielle et guerrire; c'est exactement la mme rpartition selon les trois mondes. Il aurait mme pu faire cette remarque d'autant plus facilement qu'on lui avait indiqu que la capitale d'Agharti rappelle Lhassa o le palais du Dala-Lama, le Potala, se trouve au sommet d'une montagne recouverte de temples et de monastres; cette faon d'exprimer les choses est d'ailleurs fautive en ce qu'elle renverse les rapports, car, en ralit, c'est de l'image qu'on peut dire qu'elle rappelle son prototype, et non le contraire. Or le centre du Lamasme ne peut-tre qu'une image du vritable Centre du Monde; mais tous les centres de ce genre prsentent, quant aux lieux o ils sont tablis, certaines particularits topographiques communes, car ces particularits, bien loin d'tre indiffrentes, ont une valeur symbolique incontestable et, de plus, doivent tre en relation avec les lois suivant lesquelles agissent les influences spirituelles; c'est l une question qui relve proprement de la science traditionnelle laquelle on peut donner le nom de gographie sacre. Il y a encore une autre concordance non moins remarquable: Saint-Yves, dcrivant les divers degrs ou cercles de la hirarchie initiatique, qui sont en relation avec certains nombres symboliques, se rfrant notamment aux divisions du temps, termine en disant que le cercle le plus lev et le plus rapproch du centre mystrieux se compose de douze membres, qui reprsentent l'initiation suprme et correspondent, entre autres choses, la zone zodiacale. Or, cette constitution se trouve reproduite dans ce qu'on appelle le conseil circulaire du Dalai Lama, form des douze grands Naneshans (ou Nomekhans); et on la retrouve aussi, d'ailleurs, jusque dans certaines traditions occidentales, notamment celles qui concernent les Chevaliers de la Table Ronde. Nous ajouterons encore que les douze membres du cercle intrieur de l'Agarttha, au point de vue de l'ordre cosmique, ne reprsentent pas simplement les douze signes du Zodiaque, mais aussi (nous serions mme tent de dire plutt, quoique les deux interprtations ne s'excluent pas) les douze Adityas, qui sont autant de formes du Soleil, en

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    10 Saint-Yves dit bien que les trois Rois-Mages taient venus de l'Agarttha, mais sans apporter aucune prcision cet gard. -Les noms qui leur sont attribus ordinairement sont sans doute fantaisistes, sauf pourtant celui de Melki-Or, en hbreu Roi de la Lumire, qui est assez significatif.

    11 L'Amr i t des Hindous ou l'Ambroisie des Grecs (deux mots tymologiquement identiques), breuvage ou nourriture d'immortalit, tait aussi figure notamment par le Soma vdique ou le Haoma mazden. -Les arbres gommes ou rsines incorruptibles jouent un rle important dans le symbolisme; en particulier, ils ont t pris parfois comme emblmes du Christ.

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  • rapport avec ces mmes signes zodiacaux12: et naturellement, comme Manu Vaivaswata est appel fils du Soleil, le Roi du Monde a aussi le Soleil parmi ses emblmes13.

    La premire conclusion qui se dgage de tout cela, c'est qu'il y a vraiment des liens bien troits entre les descriptions qui, dans tous les pays, se rapportent des centres spirituels plus ou moins cachs, ou tout au moins difficilement accessibles. La seule explication plausible qui puisse en tre donne, c'est que, si ces descriptions se rapportent des centres diffrents, comme il le semble bien en certains cas, ceux-ci ne sont pour ainsi dire que des manations d'un centre unique et suprme, de mme que toutes les traditions particulires ne sont en somme que des adaptations de la grande tradition primordiale.

    12 Il est dit que les Adityas (issus d'Aditi ou l'Indivisible) furent d'abord sept avant d'tre douze, et que leur chef tait alors Varuna. Les douze Adityas sont: Dhtri, Mitra, Aryaman, Rudra, Varuna, Srya, Bhaga, Vivaswat, Pishan, Savitri, Twashtri, Vishnu. Ce sont autant de manifestations d'une essence unique et indivisible; et il est dit aussi que ces douze Soleils apparatront tous simultanment la fin du cycle, rentrant alors dans l'unit essentielle et primordiale de leur nature commune. -Chez les Grecs, les douze grands Dieux de l'Olympe sont aussi en correspondance avec les douze signes du Zodiaque.

    13 Le symbole auquel nous faisons allusion est exactement celui que la liturgie catholique attribue au Christ quand elle lui applique le titre de Sol Justitiae; le Verbe est effectivement le Soleil spirituel, c'est--dire le vritable Centre du Monde; et, en outre, cette expression de Sol Justitiae se rfre directement aux attributs de Melki-Tsedeq. Il est remarquer aussi que le lion, animal solaire, est, dans l'antiquit et au moyen ge, un emblme de la justice en mme temps que de la puissance; le signe du Lion est, dans le Zodiaque, le domicile propre du Soleil. -Le Soleil douze rayons peut tre considr comme reprsentant les douze Adityas; un autre point de vue, si le Soleil figure le Christ, les douze rayons sont les douze Aptres (le mot apostolos signifie envoy, et les rayons sont aussi envoys par le Soleil). On peut d'ailleurs voir dans le nombre des douze Aptres une marque, parmi beaucoup d'autres, de la parfaite conformit du Christianisme avec la tradition primordiale.

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  • CHAPITRE VLE SYMBOLISME DU GRAAL

    Nous faisions allusion tout l'heure aux Chevaliers de la Table Ronde; il ne sera pas hors de propos d'indiquer ici ce que signifie la queste du Graal, qui, dans les lgendes d'origine celtique, est prsente comme leur fonction principale. Dans toutes les traditions, il est fait ainsi allusion quelque chose qui, partir d'une certaine poque, aurait t perdu ou cach c'est, par exemple, le Soma des Hindous ou le Haoma des Perses, le breuvage d'immortalit, qui, prcisment, a un rapport fort direct avec le Graal, puisque celui-ci est, dit-on, le vase sacr qui contint le sang du Christ, lequel est aussi le breuvage d'immortalit. Ailleurs, le symbolisme est diffrent: ainsi, chez les Juifs, ce qui est perdu, c'est la prononciation du grand Nom divin1; mais l'ide fondamentale est toujours la mme, et nous verrons plus loin quoi elle correspond exactement. Le Saint-Graal est, dit-on, la coupe qui servit la Cne, et o Joseph d'Arimathie recueillit ensuite le sang et l'eau qui s'chappaient de la blessure ouverte au flanc du Christ par la lance du centurion Longin2. Cette coupe aurait t, d'aprs la lgende, transporte en Grande-Bretagne par Joseph d'Arimathie lui-mme et Nicodme3; et il faut voir l l'indication d'un lien tabli entre la tradition celtique et le Christianisme. La coupe, en effet, joue un rle fort important dans la plupart des traditions antiques, et sans doute en tait-il ainsi notamment chez les Celtes; il est mme remarquer qu'elle est frquemment associe la lance, ces deux symboles tant alors en quelque sorte complmentaires l'un de l'autre; mais ceci nous loignerait de notre sujet4. Ce qui montre peut-tre le plus nettement la signification essentielle du Graal, c'est ce qui est dit de son origine: cette coupe aurait t taille par les Anges dans une meraude tombe du front de Lucifer lors de sa chute5. Cette meraude rappelle d'une faon trs frappante l'urn, la perle frontale qui, dans le symbolisme hindou (d'o elle est passe dans le Bouddhisme), tient souvent la place du troisime oeil de Shiva, reprsentant ce qu'on peut appeler le sens de l'ternit, ainsi que nous l'avons dj expliqu ailleurs6. Du reste, il est dit ensuite que le Graal fut confi Adam dans le Paradis terrestre, mais que, lors de sa chute, Adam le perdit son tour, car il ne put l'emporter avec lui lorsqu'il fut chass de l'den; et, avec la signification que nous venons d'indiquer, cela devient fort clair. En effet, l'homme, cart de son centre originel, se trouvait ds lors enferm dans la sphre temporelle; il ne pouvait plus rejoindre le point unique d'o toutes choses sont contemples sous l'aspect de l'ternit. En d'autres termes, la possession du sens de l'ternit est lie ce que toutes les traditions nomment, comme nous l'avons rappel plus haut, l'tat primordial, dont la restauration constitue le premier stade de la vritable initiation, tant la condition pralable de la conqute effective des tats suprahumains7. Le Paradis terrestre, d'ailleurs, reprsente proprement le Centre du

    1 Nous rappellerons aussi, cet gard, la Parole perdue de la Maonnerie, qui symbolise pareillement les secrets de l'initiation vritable; la recherche de la Parole perdue n'est donc qu'une autre forme de la queste du Graal. Ceci justifie la relation signale par l'historien Henri Martin entre la Massenie du Saint-Graal et la Maonnerie (voir L'sotrisme de Dante, d. 1957, pp. 35-36); et les explications que nous donnons ici permettront de comprendre ce que nous disions, ce propos, de la connexion trs troite qui existe entre le symbolisme mme du Graal et le centre commun de toutes les organisations initiatiques.2

    2 Ce nom de Longin est apparent au nom mme de la lance, en grec logk (qui se prononce lonk); le latin l ancea a d'ailleurs la mme racine.

    3 Ces deux personnages reprsentent ici respectivement le pouvoir royal et le pouvoir sacerdotal; il en est de mme d'Arthur et de Merlin dans l'institution de la Table Ronde.

    4 Nous dirons seulement que le symbolisme de la lance est souvent en rapport avec l' Axe du Monde; cet gard, le sang qui dgoutte de la lance a la mme signification que la rose qui mane de l' Arbre de Vie; on sait d'ailleurs que toutes les traditions sont unanimes affirmer que le principe vital est intimement li au sang.

    5 Certains disent une meraude tombe de la couronne de Lucifer, mais il y a l une confusion qui provient de ce que Lucifer, avant sa chute, tait l' Ange de la Couronne (c'est-dire de Kether, la premire Sephirah), en hbreu Hakathriel, nom qui a d'ailleurs pour nombre 666.

    6 L'Homme et son devenir selon le Vdnta, p. 150.

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  • Monde; et ce que nous dirons dans la suite, sur le sens originel du mot Paradis, pourra le faire mieux comprendre encore. Ce qui suit peut sembler plus nigmatique: Seth obtint de rentrer dans le Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le prcieux vase; or le nom de Seth exprime les ides de fondement et de stabilit, et, par suite, il indique en quelque faon la restauration de l'ordre primordial dtruit par la chute de l'homme8. On doit donc comprendre que Seth et ceux qui aprs lui possdrent le Graal purent par l mme tablir un centre spirituel destin remplacer le Paradis perdu, et qui tait comme une image de celui-ci; et alors cette possession du Graal reprsente la conservation intgrale de la tradition primordiale dans un tel centre spirituel. La lgende, d'ailleurs, ne dit pas o ni par qui le Graal fut conserv jusqu' l'poque du Christ; mais l'origine celtique qu'on lui reconnat doit sans doute laisser entendre que les Druides eurent une part et doivent tre compts parmi les conservateurs rguliers de la tradition primordiale. La perte du Graal, ou de quelqu'un de ses quivalents symboliques, c'est en somme la perte de la tradition avec tout ce que celle-ci comporte; vrai dire, d'ailleurs, cette tradition est plutt cache que perdue, ou du moins elle ne peut tre perdue que pour certains centres secondaires, lorsque ceux-ci cessent d'tre en relation directe avec le centre suprme. Quant ce dernier, il garde toujours intact le dpt de la tradition, et il n'est pas affect par les changements qui surviennent dans le monde extrieur; c'est ainsi que, suivant divers Pres de l'glise, et notamment saint Augustin, le dluge n'a pu atteindre le Paradis terrestre, qui est l'habitation d'Hnoch et la Terre des Saints9, ett dont le sommet touche la sphre lunaire, c'est--dire se trouve au-del du domaine du changement (identifi au monde sublunaire), au point de communication de la Terre et des Cieux10. Mais, de mme que le Paradis terrestre est devenu inaccessible, le centre suprme, qui est au fond la mme chose, peut, au cours d'une certaine priode, n'tre pas manifest extrieurement, et alors on peut dire que la tradition est perdue pour l'ensemble de l'humanit, car elle n'est conserve que dans certains centres rigoureusement ferms, et la masse des hommes n'y participe plus d'une faon consciente et effective, contrairement ce qui avait lieu dans l'tat originel11; telle est prcisment la condition de l'poque actuelle, dont le dbut remonte d'ailleurs bien au-del de ce qui est accessible l'histoire ordinaire et profane. La perte de la tradition peut donc, suivant les cas, tre entendue dans ce sens gnral, ou bien tre rapporte l'obscuration du centre spirituel qui rgissait plus ou moins invisiblement les destines d'un peuple particulier ou d'une civilisation dtermine; il faut donc, chaque fois qu'on rencontre un symbolisme qui s'y rapporte, examiner s'il doit tre interprt dans l'un ou l'autre sens. D'aprs ce que nous venons de dire, le Graal reprsente en mme temps deux choses qui sont troitement solidaires l'une de l'autre: celui qui possde intgralement la tradition primordiale, qui est parvenu au degr de connaissance effective qu'implique essentiellement cette possession, est en effet, par l mme, rintgr dans la plnitude de l'tat primordial. A ces deux choses, tat primordial et tradition primordiale, se rapporte le double sens qui est inhrent au mot Graal lui-mme, car, par une de ces assimilations verbales qui jouent souvent dans le symbolisme un rle non ngligeable, et qui ont d'ailleurs des raisons beaucoup plus profondes qu'on ne se l'imaginerait premire vue, le Graal est la fois un vase (grasale) et un 7 Sur cet tat primordial ou tat dnique, voir L'sotrisme de Dante, d. 1957, pp. 46-48 et 68-70; L'Homme et son devenir selon le Vdnta, p. 182.

    8 II est dit que Seth demeura quarante ans dans le Paradis terrestre; ce nombre 40 a aussi un sens de rconciliation ou de retour au principe. Les priodes mesures par ce nombre se rencontrent trs souvent dans la tradition judo-chrtienne: rappelons les quarante jours du dluge, les quarante ans pendant lesquels les Isralites errrent dans le dsert, les quarante jours que Mose passa sur le Sina, les quarante jours de jene du Christ (le Carme a naturellement la mme signification); et sans doute pourrait-on en trouver d'autres encore.9

    9 Et Hnoch marcha avec Dieu, et il ne parut plus (dans le monde visible ou extrieur), car Dieu le prit (Gense, V, 24). Il aurait t alors transport au Paradis terrestre; c'est ce que pensent aussi certains thologiens comme Tostat et Cajetan. -Sur la Terre des Saints ou Terre des Vivants, voir ce qui sera dit plus loin.1

    10 Ceci est conforme au symbolisme employ par Dante, situant le Paradis terrestre au sommet de la montagne du Purgatoire, qui s'identifie chez lui la montagne polaire de toutes les traditions.

    11 La tradition hindoue enseigne qu'il n'y avait l'origine qu'une seule caste, qui tait appele Hamsa; cela signifie que tous les hommes possdaient alors normalement et spontanment le degr spirituel qui est dsign par ce nom, et qui est au-del de la distinction des quatre castes actuelles.

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  • livre (gradale ou graduale); ce dernier aspect dsigne manifestement la tradition, tandis que l'autre concerne plus directement l'tat lui-mme12. Nous n'avons pas l'intention d'entrer ici dans les dtails secondaires de la lgende du Saint-Graal, bien qu'ils aient tous aussi une valeur symbolique, ni de suivre l'histoire des Chevaliers de la Table Ronde et de leurs exploits; nous rappellerons seulement que la Table Ronde, construite par le roi Arthur13 sur les plans de Merlin, tait destine recevoir le Graal lorsqu'un des Chevaliers serait parvenu le conqurir et l'aurait apport de Grande-Bretagne en Armorique. Cette table est encore un symbole vraisemblablement trs ancien, un de ceux qui furent toujours associs l'ide des centres spirituels, conservateurs de la tradition; la forme circulaire de la table est d'ailleurs lie formellement au cycle zodiacal par la prsence autour d'elle de douze personnages principaux14, particularit qui, comme nous le disions prcdemment, se retrouve dans la constitution de tous les centres dont il s'agit. Il y a encore un symbole qui se rattache un autre aspect de la lgende du Graal, et qui mrite une attention spciale: c'est celui de Montsalvat (littralement Mont du Salut), le pic situ aux bords lointains dont nul mortel n'approche, reprsent comme se dressant au milieu de la mer, dans une rgion inaccessible, et derrire lequel se lve le Soleil. C'est la fois l' le sacre et la montagne polaire, deux symboles quivalents dont nous aurons encore reparler dans la suite de cette tude; c'est la Terre d'immortalit, qui s'identifie naturellement au Paradis terrestre15. Pour en revenir au Graal lui-mme, il est facile de se rendre compte que sa signification premire est au fond la mme que celle qu'a gnralement le vase sacr partout o il se rencontre, et qu'a notamment, en Orient, la coupe sacrificielle contenant originairement, comme nous l'indiquons plus haut, le Soma vdique ou le Haoma mazden, c'est--dire le breuvage d'immortalit qui confre ou restitue, ceux qui le reoivent avec les dispositions requises, le sens de l'ternit. Nous ne pourrions, sans sortir de notre sujet, nous tendre davantage sur le symbolisme de la coupe et de ce qu'elle contient; il faudrait, pour le dvelopper convenablement, y consacrer toute une tude spciale; mais la remarque que nous venons de faire va nous conduire d'autres considrations qui sont de la plus grande importance pour ce que nous nous proposons prsentement.

    1

    12 Dans certaines versions de la lgende du Saint-Graal, les deux sens se trouvent troitement unis, car le livre devient alors une inscription trace par le Christ ou par un ange sur la coupe elle-mme. - Il y aurait l des rapprochements faciles faire avec le Livre de Vie et avec certains lments du symbolisme apocalyptique.1

    13 Le nom d'Arthur a un sens trs remarquable, qui se rattache au symbolisme polaire, et que nous expliquerons peut-tre en une autre occasion.

    14 Les Chevaliers de la Table Ronde sont parfois au nombre de cinquante (qui tait, chez les Hbreux, le nombre du Jubil, et qui se rapporte aussi au rgne du Saint-Esprit); mais, mme alors, il y en a toujours douze qui jouent un rle prpondrant. -Rappelons aussi, ce propos, les douze pairs de Charlemagne dans d'autres rcits lgendaires du moyen ge.

    15 La similitude de Montsalvat avec le Mru nous a t signale par des Hindous, et c'est ce qui nous a amen examiner de plus prs la signification de la lgende occidentale du Graal.

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  • CHAPITRE VIMELKI-TSEDEQ

    Il est dit dans les traditions orientales que le Soma, une certaine poque, devint inconnu, de sorte qu'il fallut, dans les rites sacrificiels, lui substituer un autre breuvage, qui n'tait plus qu'une figure de ce Soma primitif1; ce rle fut jou principalement par le vin, et c'est quoi se rapporte, chez les Grecs, une grande partie de la lgende de Dionysos2. Or le vin est pris souvent pour reprsenter la vraie tradition initiatique: en hbreu, les mots ian, vin, et sod, mystre, se substituent l'un l'autre comme ayant le mme nombre3; chez les Sfs, le vin symbolise la connaissance sotrique, la doctrine rserve l'lite et qui ne convient pas tous les hommes, de mme que tous ne peuvent pas boire le vin impunment. Il rsulte de l que l'emploi du vin dans un rite confre celui-ci un caractre nettement initiatique; tel est notamment le cas du sacrifice eucharistique de Melchissdec4, et c'est l le point essentiel sur lequel nous devons maintenant nous arrter. Le nom de Melchissdec, ou plus exactement Melki-Tsedeq, n'est pas autre chose, en effet, que le nom sous lequel la fonction mme du Roi du Monde se trouve expressment dsigne dans la tradition judo-chrtienne. Nous avons quelque peu hsit noncer ce fait, qui comporte l'explication d'un des passages les plus nigmatiques de la Bible hbraque, mais, ds lors que nous nous tions dcid traiter cette question du Roi du Monde, il ne nous tait vritablement pas possible de le passer sous silence. Nous pourrions reprendre ici la parole prononce ce propos par saint Paul: Nous avons, ce sujet, beaucoup de choses dire, et des choses difficiles expliquer, parce que vous tes devenus lents comprendre5. Voici d'abord le texte mme du passage biblique dont il s'agit: Et Melki-Tsedeq, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin; et il tait prtre du Dieu Trs Haut (El lion). Et il bnit Abram6, disant: Bni soit Abram du Dieu Trs-Haut, possesseur des Cieux et de la Terre; et bni soit le Dieu Trs-Haut, qui a livr tes ennemis entre tes mains. Et Abram lui donna la dme de tout ce qu'il avait pris7. Melki-Tsedeq est donc roi et prtre tout ensemble; son nom signifie roi de Justice, et il est en mme temps roi de Salem, c'est--dire de la Paix; nous retrouvons donc ici, avant tout, la Justice et la Paix, c'est--dire prcisment les deux attributs fondamentaux du Roi du Monde. Il faut remarquer que le mot Salem, contrairement l'opinion commune, n'a jamais dsign en ralit une ville, mais que, si on le prend pour le nom symbolique de la rsidence de Melki-Tsedeq, il peut tre regard comme un quivalent du terme Agarttha. En tout cas, c'est une erreur de voir l le nom primitif de Jrusalem, car ce nom tait Jbus; au contraire, si le nom de Jrusalem fut donn cette ville lorsqu'un centre spirituel y fut tabli par les Hbreux, c'est pour indiquer qu'elle tait ds lors comme une image visible de la vritable Salem; et il est

    1 Suivant la tradition des Perses, il y eut deux sortes de Haoma: le blanc, qui ne pouvait tre recueilli que sur la montagne sacre, appele par eux Alborj, et le jaune, qui remplaa le premier lorsque les anctres des Iraniens eurent quitt leur habitat primitif, mais qui fut perdu galement par la suite. Il s'agit l des phases successives de l'obscurcissement spirituel qui se produit graduellement travers les diffrents ges du cycle humain.

    2 Dionysos ou Bacchus a des noms multiples, correspondant autant d'aspects diffrents; sous un de ces aspects au moins, la tradition le fait venir de l'Inde. Le rcit suivant lequel il naquit de la cuisse de Zeus repose sur une assimilation verbale des plus curieuses: le mot grec mros, cuisse, a t substitu au nom du Mru, la montagne polaire, auquel il est presque identique phontiquement.

    3 Le nombre de chacun de ces deux mots est 70.

    4 Le sacrifice de Melchissdec est habituellement regard comme une prfiguration de l'Eucharistie; et le sacerdoce chrtien s'identifie en principe au sacerdoce mme de Melchissdec, suivant l'application faite au Christ de cette parole des Psaumes: Tu es sacerdos in ternum secundum ordinem Melchissedec (Ps., CX, 4).5

    5 ptre aux Hbreux, V, 11.6

    6 Le nom d'Abram n'avait pas encore t chang alors en Abraham; en mme temps (Gense, XVII), le nom de son pouse Sara fut chang en Sarah, de sorte que la somme des nombres de ces deux noms demeura la mme.

    7 Gense, XIV, 19-20.

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  • noter que le Temple fut difi par Salomon, dont le nom (Shlomoh), driv aussi de Salem, signifie le Pacifique8. Voici maintenant en quels termes saint Paul commente ce qui est dit de Melki-Tsedeq: Ce Melchissdec, roi de Salem, prtre du Dieu Trs-Haut, qui alla au-devant d'Abraham lorsqu'il revenait de la dfaite des rois, qui le bnit, et qui Abraham donna la dme de tout le butin; qui est d'abord, selon la signification de son nom, roi de Justice, ensuite roi de Salem, c'est--dire roi de Paix; qui est sans pre, sans mre, sans gnalogie, qui n'a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui est fait ainsi semblable au Fils de Dieu; ce Melchissdec demeure prtre perptuit9. Or, Melki-Tsedeq est reprsent comme suprieur Abraham, puisqu'il le bnit, et, sans contredit, c'est l'infrieur qui est bni par le suprieur10; et, de son ct, Abraham reconnat cette supriorit, puisqu'il lui donne la dme, ce qui est la marque de sa dpendance. Il y a l une vritable investiture, presque au sens fodal de ce mot, mais avec cette diffrence qu'il s'agit d'une investiture spirituelle; et nous pouvons ajouter que l se trouve le point de jonction de la tradition hbraque avec la grande tradition primordiale. La bndiction dont il est parl est proprement la communication d'une influence spirituelle, laquelle Abraham va participer dsormais; et l'on peut remarquer que la formule employe met Abraham en relation directe avec le Dieu Trs-Haut, que ce mme Abraham invoque ensuite en l'identifiant avec Jehovah11. Si MelkiTsedeq est ainsi suprieur Abraham, c'est que le Trs-Haut (lion), qui est le Dieu de Melki-Tsedeq, est lui-mme suprieur au Tout-Puissant (Shadda), qui est le Dieu d'Abraham, ou, en d'autres termes, que le premier de ces deux noms reprsente un aspect divin plus lev que le second. D'autre part, ce qui est extrmement important, et ce qui semble n'avoir jamais t signal, c'est qu'El lion est l'quivalent d'Emmanuel, ces deux noms ayant exactement le mme nombre12; et ceci rattache directement l'histoire de Melki-Tsedeq celle des Rois-Mages, dont nous avons expliqu prcdemment la signification. De plus, on peut encore y voir ceci: le sacerdoce de Melki-Tsedeq est le sacerdoce d'El lion: le sacerdoce chrtien est celui d'Emmanuel; si donc El lion est Emmanuel, ces deux sacerdoces n'en sont qu'un, et le sacerdoce chrtien, qui d'ailleurs comporte essentiellement l'offrande eucharistique du pain et du vin, est vritablement selon l'ordre de Melchissdec13. La tradition judo-chrtienne distingue deux sacerdoces, l'un selon l'ordre d'Aaron, l'autre selon l'ordre de Melchissdec; et celui-ci est suprieur celui-l, comme Melchissdec lui-mme est suprieur Abraham, duquel est issue la tribu de Lvi et, par consquent, la famille d'Aaron14. Cette supriorit est nettement affirme par saint Paul, qui dit: Lvi mme, qui peroit la dme (sur le peuple d'Isral), l'a paye, pour ainsi dire, par Abraham15. Nous n'avons pas nous tendre davantage ici sur la signification de ces deux sacerdoces; mais nous citerons encore cette autre parole de saint Paul: Ici (dans le sacerdoce lvitique), ce sont des

    8 II est remarquer aussi que la mme racine se retrouve encore dans les mots Islam et moslem (musulman); la soumission la Volont divine c'est le sens propre du mot Islam) est la condition ncessaire de la Paix; l'ide exprime ici est rapprocher de celle du Dharma hindou.9

    9 ptre aux Hbreux, VII, 1-3.

    10 Ibid., VII, 7.

    11 Gense, XIV, 22.

    12 Le nombre de chacun de ces noms est 197.1

    13 Ceci est la justification complte de l'identit que nous indiquions plus haut; mais il convient d'observer que la participation la tradition peut n'tre pas toujours consciente; en ce cas, elle n'en est pas moins relle comme moyen de transmission des influences spirituelles, mais elle n'implique pas l'accession effective un rang quelconque de la hirarchie initiatique.

    14 On peut dire aussi, d'aprs ce qui prcde, que cette supriorit correspond celle de la Nouvelle Alliance sur l'Ancienne Loi (ptre aux Hbreux, VII, 22). Il y aurait lieu d'expliquer pourquoi le Christ est n de la tribu royale de Juda, et non de la tribu sacerdotale de Lvi (voir ibid., VII, 11-17); mais ces considrations nous entraneraient trop loin. -L'organisation des douze tribus, descendant des douze fils de Jacob, se rattache naturellement la constitution duodnaire des centres spirituels.1

    15 ptre aux Hbreux, VII, 9.

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  • hommes mortels qui peroivent les dmes; mais l, c'est un homme dont il est attest qu'il est vivant16. Cet homme vivant qui est Melki-Tsedeq, c'est Manu qui demeure en effet perptuellement (en hbreu le-lam), c'est-dire pour toute la dure de son cycle (Manvantara) ou du monde qu'il rgit spcialement. C'est pourquoi il est sans gnalogie, car son origine est non humaine, puisqu'il est lui-mme le prototype de l'homme; et il est bien rellement fait semblable au Fils de Dieu, puisque, par la Loi qu'il formule, il est, pour ce monde, l'expression et l'image mme du Verbe divin17. Il y a encore d'autres remarques faire, et tout d'abord celle-ci: dans l'histoire des Rois-Mages, nous voyons trois personnages distincts, qui sont les trois chefs de la hirarchie initiatique; dans celle de Melki-Tsedeq, nous n'en voyons qu'un seul, mais qui peut unir en lui des aspects correspondant aux trois mmes fonctions. C'est ainsi que certains ont distingu Adoni-Tsedeq, le Seigneur de Justice, qui se ddouble en quelque sorte en Kohen-Tsedeq, le Prtre de Justice, et Melki-Tsedeq, le Roi de Justice; ces trois aspects peuvent en effet tre considrs comme se rapportant respectivement aux fonctions du Brahtm, du Mahtm et du Mahnga18. Bien que Melki-Tsedeq ne soit alors proprement que le nom du troisime aspect, il est appliqu d'ordinaire par extension l'ensemble des trois, et, s'il est ainsi employ de prfrence aux autres, c'est que la fonction qu'il exprime est la plus proche du monde extrieur, donc celle qui est manifeste le plus immdiatement. Du reste, on peut remarquer que l'expression de Roi du Monde, aussi bien que celle de Roi de Justice, ne fait allusion directement qu'au pouvoir royal; et, d'autre part, on trouve aussi dans l'Inde la dsignation de Dharma-Rja, qui est littralement quivalente celle de Melki-Tsedeq19. Si maintenant nous prenons le nom de Melki-Tsedeq dans son sens le plus strict, les attributs propres du Roi de Justice sont la balance et l'pe; et ces attributs sont aussi ceux de Mikal, considr comme l'Ange du Jugement20. Ces deux emblmes reprsentent respectivement, dans l'ordre social, les deux fonctions administrative et militaire, qui appartiennent en propre aux Kshatriyas, et qui sont les deux lments constitutifs du pouvoir royal. Ce sont aussi, hiroglyphiquement, les deux caractres formant la racine hbraque et arabe Haq, qui signifie la fois Justice et Vrit, et qui, chez divers peuples anciens, a servi prcisment dsigner la royaut21. Haq est la puissance qui fait rgner la Justice, c'est--dire l'quilibre symbolis par la balance, tandis que la puissance elle-mme l'est par l'pe et c'est bien l ce qui caractrise le rle essentiel du pouvoir royal; et, d'autre part, c'est aussi, dans l'ordre spirituel, la force de la Vrit. Il faut d'ailleurs ajouter qu'il existe aussi une forme adoucie de cette racine Haq, obtenue par la substitution du signe de la force spirituelle celui de la force matrielle; et cette forme Hak dsigne proprement la Sagesse (en hbreu Hokmah), de sorte qu'elle convient plus spcialement l'autorit sacerdotale, comme l'autre au pouvoir royal. Ceci est encore confirm par le fait que les deux formes correspondantes se retrouvent, avec des sens similaires, pour la racine kan, qui, dans des langues trs diverses, signifie pouvoir ou puissance, et aussi connaissance22: kan est surtout le pouvoir

    16 Ibid., VI I, 8.1

    17 Dans la Pist is Sophia des Gnostiques alexandrins, Melchissdec est qualifi de Grand Receveur de la Lumire ternelle; ceci convient encore la fonction de Manu, qui reoit en effet la Lumire intelligible, par un rayon directement man du Principe, pour la rflchir dans le monde qui est son domaine; et c'est d'ailleurs pourquoi Manu est dit fils du Soleil.

    18 Il existe encore d'autres traditions relatives Melki-Tsedeg; suivant l'une d'elles, celui-ci aurait t consacr dans le Paradis terrestre, par l'ange Mikal, l'ge de 52 ans. Ce nombre symbolique 52 joue, d'autre part, un rle important dans la tradition hindoue, o il est considr comme le nombre total des sens inclus dans le Vda; on dit mme qu' ces sens correspondent autant de prononciations diffrentes du monosyllabe Om.1

    19 Ce nom ou plutt ce titre de Dharma-Rja est appliqu notamment, dans le Mahbrata, Yudhishthira; mais il l'a t tout d'abord Yama, le Juge des morts, dont le rapport trs troit avec Manu a t indiqu prcdemment.

    20 Dans l'iconographie chrtienne, l'ange Mikal figure avec ces deux attributs dans les reprsentations du Jugement dernier.2

    21 De mme, chez les anciens gyptiens, Mat ou Mat tait en mme temps la Justice et la Vrit; on la voit figure dans un des plateaux de la balance du Jugement, tandis que dans l'autre est un vase, hiroglyphe du coeur. -En hbreu, hoq signifique dcret (Ps., II, 7).2

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  • spirituel ou intellectuel, identique la Sagesse (d'o Kohen, prtre en hbreu), et qan est le pouvoir matriel (d'o diffrents mots exprimant l'ide de possession, et notamment le nom de Qan)23. Ces racines et leurs drivs pourraient sans doute donner lieu encore beaucoup d'autres considrations; mais nous devons nous borner ce qui se rapporte le plus directement au sujet de la prsente tude. Pour complter ce qui prcde, nous reviendrons ce que la Kabbale hbraque dit de la Shekinah: celle-ci est reprsente dans le monde infrieur par la dernire des dix Sephiroth, qui est appele Malkuth, c'est--dire le Royaume, dsignation qui est assez digne de remarque au point de vue o nous nous plaons ici; mais ce qui l'est plus encore, c'est que, parmi les synonymes qui sont parfois donns Malkuth, on rencontre Tsedeq, le Juste24. Ce rapprochemnt de Malkuth et de Tsedeq, ou de la Royaut (le gouvernement du Monde) et de la Justice, se retrouve prcisment dans le nom de Melki-Tsedeq. Il s'agit ici de la Justice distributive et proprement quilibrante, dans la colonne du milieu de l'arbre sphirothique; il faut la distinguer de la Justice oppose la Misricorde et identifie la Rigueur, dans la colonne de gauche, car ce sont l deux aspects diffrents (et d'ailleurs, en hbreu, il y a deux mots pour les dsigner: la premire est Tsedaqah, et la seconde est Din). C'est le premier de ces aspects qui est la Justice au sens le plus strict et le plus complet la fois, impliquant essentiellement l'ide d'quilibre ou d'harmonie, et lie indissolublement la Paix. Malkuth est le rservoir o se runissent les eaux qui viennent du fleuve d'en haut, c'est--dire toutes les