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Facult de sciences sociales et politiques Institut de psychologie

Mmoire de recherchedans le cadre du

Master en Psychopathologie et anthropologie clinique

SUBJECTIVIT ET INTERSUBJECTIVIT TRAVERS LIMAGE : tude clinique de trois cas de traumatisme

Par : Carolina EscobarDirecteur : Prof. Franois ANSERMET Expert : Prof. Pascal ROMAN

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Juillet 2011

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Remerciements

Jaimerais adresser mes remerciements sincres aux personnes mayant apport leur aide et contribu llaboration de ce mmoire. Toutes les personnes cites ci-dessus ont su mapprendre quelque chose, et je leur en suis trs reconnaissante. Jaimerais remercier mon poux pour sa contribution, son soutien morale et technique. Et mes deux enfants pour leur patience. Je tiens remercier sincrement le Prof. Ansermet, qui, en tant que directeur de mmoire, sest toujours rendu disponible tout au long de la ralisation de ce mmoire. galement, pour sa gnrosit et sa patience dont il a su faire preuve malgr ses charges professionnelles. Je remercie galement, la Prof. Claudia Meja pour sa disponibilit et le temps quelle a bien voulu me consacrer. Je tiens exprimer ma reconnaissance envers Lily Naggar, ayant eu la gentillesse de lire et corriger mon franais crit, une masse norme de travail, en trs peu de temps. Je remercie galement Mathieu Renaud pour ses commentaires et corrections.

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Rsum

Depuis 1900, Freud avec lInterprtation des rves a mis limage au centre des intrts psychanalytiques. Limage du rve est une composition plastique du dsir, dgure par des processus complexes. Dsormais depuis Freud, image et dsir sont lis.

Dans cette recherche le dsir est abord dans une orientation lacanienne, comme le sentiment rsultant du manque dobjet rel, ce qui est impensable. Et limage comme le rsultat de cet impensable : ce qui ne peut se penser se met en images.

Lon interroge galement limage quant la problmatique de la division subjective, naissant de la question identitaire "qui suis-je ? ", question implique dans lexprience spculaire : le sujet face son image.

Ce mmoire se base sur une recherche clinique, qualitative, ayant pour but une revalorisation des images mises en mots, en tant quelles sont production subjective. Il sappuie sur une analyse des images voques par trois sujets relatant leur vcu traumatique. Les entretiens, uniques, sont enregistrs en vido, puis transcrits. Pour mthode, sont considrs avec soin les mots employs par la personne. Ces mots ont t appels des mots-images.

Dans le cas du traumatisme, des rves rptition, des images mtaphoriques dans le langage, des souvenirs-cran sont courants dans la tentative dassimilation du traumatisme. Ces images laissent parfois une impression de xation sur lvnement traumatique.

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Ici, lon explore le potentiel mobilisateur de ces images. Elles font partie du processus dissue du traumatisme. Issue ntant quappropriation, mobilisation, pour rendre pensable ce qui dans un premier temps ne ltait pas.

Ainsi, ce travail plaide pour une considration de lalliance des productions imaginaires et symboliques. Daprs les rsultats de cette recherche, les images lies la parole sont le lit dune part, du partage intersubjectif et dautre part, de llaboration subjective (par une appropriation du dsir inconscient).

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Table des matiresPartie I : INTRODUCTIONIntroduction : Questions initiales 1 Mthodologie 1.1 Le choix de lobjet dtude . . . . . . . . . . . . . 1.2 Les hypothses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Une pratique clinique comme terrain explorer . 1.3.1 Comparer des cas uniques . . . . . . . . . 1.3.2 Lenregistrement vido et la transcription . 1.4 La mthode dtude . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.5 Rsultats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.6 Sur la porte des rsultats de lanalyse . . . . . .

33 11 11 12 14 14 14 15 18 19

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Partie II : LES IMAGES DANS LA CLINIQUE2 Antoine 2.1 Brve prsentation synchronique de la situation clinique 2.2 De comment la situation est dcrite . . . . . . . . . . . 2.3 Le frre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4 Le choix subjectif : la position ironique . . . . . . . . .

2323 23 24 32 33

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3 Prishtina 35 3.1 Brve prsentation synchronique de la situation clinique . . . . . . . . 35 3.2 Chronique de ses inquitudes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 3.3 Le choix subjectif : je ny suis pour rien . . . . . . . . . . . . . . . . 43 4 Henri 47 4.1 Brve prsentation synchronique de la situation clinique . . . . . . . . 47 4.2 Chronique de lentretien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48

vi 4.3

TABLE DES MATIRES Le choix subjectif : je nai pas dimages, je les regarde . . . . . . . . . 57

5 Rsultats 59 5.1 Propos gnraux sur les images daprs les cas . . . . . . . . . . . . . 59 5.2 Rsultats en fonction des hypothses . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 6 Discussion des rsultats 71

Partie III : FONDEMENT THORIQUE

81

7 Sur limage et le rel 85 7.1 Limage et le petit a . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 7.2 Linterprtation de limage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 8 Limage, la structure et le rcit 91

9 Sur limage et le symbolique 95 9.1 Les organisations limite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 9.2 Sur linertie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98

Partie IV : CONCLUSIONSConclusions gnrales Bibliographie

103103 111

ANNEXESA Glossaire B Transcription de lentretien avec Antoine et sa mre C Transcription de lentretien avec Prishtina D Transcription de lentretien avec Henri et sa mre

IIIIII VII XXXVII LIX

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Premire partie INTRODUCTION

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Introduction : Questions initiales

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e travail sinscrit dans le Master en Anthropologie clinique et psychopathologie, lUniversit de Lausanne, et a pour but premier dtudier un des aspects de

la thorie de Jacques Lacan. Jtais motive dpister quelques traces laisses par cet auteur. Ce que jentendais de la thorie lacanienne minterrogeait et me parlait en tant que sujet. Jai donc contact le Prof. Franois Ansermet, directeur de ce mmoire, par lintermdiaire de la Prof. Claudia Meja Quijano. lissue de nos changes et de lvolution de ce travail, le thme de ltude et sa mthode ont t bauchs, savoir la fonction des images dans le traumatisme et partir de lanalyse de trois cas uniques. Il sagit donc dun travail de recherche thorico-clinique.

De plus, jtais intrigue par les mthodes projectives et la notion de structure, je cherchais comprendre comment tre plus proche de lhomme sourant. Cependant, lintrieur du cadre thorique, le mot structure a adopt dautres sens, comme celui de constitution, salliant lide de formation du Je. Donc, partir du texte inaugural du stade du miroir, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je de Lacan (1949), il sest avr lgitime dallier ltude de limage et de la structure.

La question directrice de ce mmoire porte donc sur la possibilit quaurait le sujet, travers les images relatives au traumatisme, de structurer son vcu et de mobiliser des ressources la faveur de lintersubjectivit et de la subjectivit.

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Introduction En eet, dans le traumatisme il serait question dimages, que ce soit au moyen de

rves rptition, de ash-back, de souvenirs, de souvenirs-cran, des mtaphores ou images qui se rptent dans le discours, etc. De manire gnrale, ces images peuvent voquer lide dune xation autour du traumatisme. Dans ce mmoire, le versant oppos sera tudi, en loccurrence cette tude porte sur le potentiel dynamique des images lies au traumatisme.

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Pour commencer, jaimerais introduire trois concepts-clefs, les registres rel, symbolique et imaginaire. Pour ce faire, un dtour par ltymologie latine du mot "image" peut se rvler pertinente. Elle permet notamment dinitier le lecteur lacception employe ici du mot "image". Ce mot, bien quutilis de manire frquente dans notre langage commun, il nest pas ais dnir dans un cadre thorique lacanien.

Daprs certains, le mot image est originaire du mot "imago" ou "imagine", mot latin qui se rfrait des egies ralises en cire, par un processus dempreinte partir du visage des dfunts. Lobjectif de cette pratique tait dinscrire cette trace dans la gnalogie. Ainsi, la valeur de ce masque mortuaire ntait pas esthtique, mais juridique. Bien quaujourdhui certains associent cette pratique lessor artistique romain. Certes, limago, en tant quobjet matriel, permettait de se faire une "image", ou ide, des traits familiaux, puisque le but tait davoir des preuves de liation. Donc, lobjet matriel ne visait pas une reprsentation du mort - ce qui serait un symbole -. Elle ne visait pas non plus suppler le mort lui-mme (en termes psychanalytiques : le mort est un objet perdu demble) et encore moins la mort-mme, ce rel insaisissable. La production visait une sorte de reconstitution du visage du mort an de russir une abstraction des traits familiaux. Elle avait pour but ultime linscription de la personne dcde dans un ordre symbolique, prtabli, cest--dire la liation.

5 Telle que cette anecdote le laisse entendre, limage est approximativement quivalente une guration de quelque chose. Mais la notion dpasse de loin la fonction cognitive de lempan mnsique. Dans la dnition dimage, comme dans l"imagine", le rel se dessine. Limage est proche de la notion de fantasme, elle sinscrit dans le registre imaginaire. Le registre imaginaire tant impliqu dans la constitution dune image de soi, de lautre, des vnements, etc.

Limage ne reprsente rien en tant que telle, elle est reprsentation dune absence. Cest pourquoi elle est dordre mtonymique et non mtaphorique. Limage est support de la fonction mtonymique car elle est le tenant lieu de ce que nest pas reprsentable, cest--dire le rel. Cest pourquoi limage peut tre confondue avec le rel mme.

Ce point de vue montre limage sous un aspect primitif, comme dans une xit en comparaison de la fonction mtaphorique, qui, elle, serait plus proche de la pense et du registre symbolique. Cette comprhension de limage est issue des rexions partir du Sminaire IV de Lacan, o il est question de limage en tant que voile de labsence. Mais, en suivant le texte du stade du miroir, limage aurait galement une fonction constituante, ce qui fonde un paradoxe et la problmatique de ce travail. Ce paradoxe concerne laspect de xation - de jouissance - de limage, qui est en simultan avec laspect de cration - de subjectivit - et mobilisation de limage.

Ainsi, limage laisserait aussi une trace de subjectivation. Comme le dit Castanet (2006), le sujet est leet de limage par la constitution subjective que son existencemme implique : "Ces remarques [de Lacan sur le rve de Freud de linjection faite Irma] sont prcieuses et, tre interroges, conduisent pour approcher le rel en jeu dans toute image, alors mme quune image prtend ntre quune ction imaginaire fruit de la cration dune imagination (=une ide). Ce rve de Freud fait style. Freud est moins la cause que leet de ce rve" 1 (p. 113).1. Cest moi qui souligne.

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Introduction

partir de ces remarques, se pose une question importante : quels liens possibles entre image et structure ? Dun certain point de vue, selon Lacan (1972-1973) ; Lacan (1964), daprs la lecture de Miller ( 2009), la structure serait comprise comme la manire particulire du sujet raconter le monde partir de ce quil regarde. Autrement dit, la structure serait la faon choisie par le sujet de mettre en mots son image du monde. Pour Miller cette structure est la "structure langagire".

Cette comprhension de la structure, incluant limage, se base galement sur le chapitre "Le mythe" du Sminaire IV de Lacan (1956-1957). partir de la lecture de ce chapitre, il est possible de lier le dsir limage. Ainsi, dans le cas du mythe, tel que lexplique Lacan, le dsir serait celui dexplication du monde. Si lon suit Lacan, le dsir dexplication du monde peut aboutir des images. Les images, en tant quelles seraient la matire premire du mythe.

Par ailleurs, Freud (1900) avait dj mis en relation image et dsir, dans sa dnition du rve, comme une illustration du dsir inconscient dform par des processus complexes eux-mmes inconscients.

Dans la mme perspective, selon Lacade (2010), les images sont dtermines par la question fondamentale du sujet, linsu des trous (dans le savoir) dont il soure. Daprs lui, et partir de Lacan, la comprhension du sujet et de son imaginaire inclurait la dialectique avec la notion de lAutre. LAutre, de qui le dsir fait nigme, est gure se prtant linauguration de la vie fantasmatique.

En particulier, dans lexprience traumatique, il ne semble pas au dpart tre question du dsir. Nanmoins, limage a un rle dans lassimilation du traumatisme quaucune de toute autre production subjective na. Daprs les thses de Meja et Ansermet (2000), le traumatisme comprend deux phases logiques (et non chronologiques) : une phase de sidration et une autre de mise en acte fantasmatique du traumatisme. Dans la phase de sidration, il y aurait une impossibilit assimiler de la ralit, un vide par un vnement trop plein de

7 sens, trop plein dides, une fascination pour lvnement. Dans la deuxime phase du traumatisme, dite de fantasmatisation, le sujet commence la construction du traumatisme et linclusion de celui-ci dans son histoire ; comme dans le fantasme, le dsir apparatrait dans cette phase. Les deux phases sont des tentatives de liaison pulsionnelle.

Plusieurs auteurs se sont penchs sur les direntes formes de liaison pulsionnelle. Lagir, par exemple, serait compris comme une forme de sortie de limpasse du sentiment de vide intrieur en dfaut dun traitement par la pense (Mc Dougall, 1982 ; Ciavaldini, 2006 ; Jeammet, 2002 ; Guillaumin, 2001 ; Swec, 1994 ; Guillaumin, 2001). Certes, il est lgitime de dire que Freud (1920) est lorigine de ces rexions, avec sa clbre tude sur le jeu de la bobine. Dune certaine manire, si ces tudes sont transposes dans un cadre thorique lacanien, elles traitent de ce qui peut tre nomm dans ce contexte le registre imaginaire. Au fond, lagir, est une laboration du rel en dfaut dun traitement par le symbolique. Il est un mode darticulation nergtique qui permettrait laccs limpossible mettre en mots, lindicible, laccs au vide. Daprs Meja et Ansermet (2000), il est possible de trouver, dans le discours, des traces de vide. Ces auteurs arment que le processus ayant voir avec le traumatisme, laisse des empreintes dans le discours. Ces traces restent inconscientes et sont marqus par la condensation (ibid). Elles sont visibles au moyen des syntagmes gs : "Larrt de la pense et leet de goure caractristiques du traumatisme sont perceptibles dans la rptition des syntagmes, de ces mots colls ensemble, blocs gs par un sens apparemment univoque ; ce sont des ensembles improductifs, non crateurs, incapables dinstaurer de nouveaux liens associatifs et paradoxalement lourds de sens aussi. La xation comme eet du traumatisme nest pas seulement apprciable dans les syntagmes, on peut galement traquer des rapports syntagmatiques gs entre des mots qui ne se suivent pas directement mais qui apparaissent trs proches de faon rcurrente dans le mme contexte" (p. 224).

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Introduction

Lako et Johnson (1986), par un regard cognitivo-constructiviste, ajoutent que la syntaxe nest pas indpendante de la signication, elle est en lien tout particulirement avec les aspects mtaphoriques du discours. Contrairement ce mmoire, ces auteurs adoptent le concept de mtaphore plutt en tant que gure de style (donc proche de lacception courante) quen tant que fonction (fonction mtaphorique). Lessence de la mtaphore tant de permettre de comprendre quelque chose en termes de quelque chose dautre. Si lon suit Lako et Johnson, la mtaphore aurait toujours une signication, un contenu, une chose remplace par elle-mme. Ce qui exclut la conception de limage telle quelle est comprise ici, cest--dire comme mtonymie. Nanmoins, ce qui reste intressant dans leurs propos est lcoute porte aux images ancres dans le discours, elle-mmes considres comme dterminantes dans la vision du sujet son monde. Quant aux aects, il sagit pour eux du type de concepts presque entirement structur par des mtaphores, car il possderait moins de structure interne. Il faut donc comprendre les aects indirectement au moyen de cette gure de style. En extrapolant, il est possible de dire que les mtaphores, ou images dans le discours, prteraient lexprience traumatique une certaine structure interne. Le prsuppos tant quelle en manquerait. Dit autrement, limage serait un ordre prt--porter aidant personnaliser lexprience traumatique, et cela travers le langage. Aussi, Lako et Johnson arment que le systme conceptuel est essentiellement mtaphorique, les expriences aectant les mtaphores employes. Rciproquement, les mtaphores inuencent la manire dont nous donnons forme aux perceptions.

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Jaimerais expliquer quelques dicults rencontres dans llaboration de ce travail. Jai cherch crire ce texte sans trop jargon et de manire ce que la clinique soit sensible la sourance des sujets dans une position "dtre-humain--trehumain". Aussi simple que cela puisse paratre, ces objectifs ont t trs diciles respecter, car ils demandaient une remise en question constante.

9 Lune des grandes dicults pour respecter ces deux principes a t de conjuguer la thorie et la clinique. Cette alliance require une certaine subtilit. Le but a t dcouter le rcit des patients, en se laissant surprendre, en vitant les a-priori thoriques, pour ensuite rpondre des hypothses prtablies partir de la thorie.

An de russir cette alliance entre clinique et thorie, ce mmoire sarticule de la manire suivante. Il comprend quatre parties : 1. La premire partie est introductive, elle inclut lintroduction, "Questions prliminaires", et le chapitre "Mthodologie". 2. La deuxime partie est clinique, le cur de ce mmoire. En suivant Ansermet (1999) ; Meja, Ansermet et Germond (2006), je suis partie du principe que le travail danalyse du discours des analysants doit avoir la primaut sur la thorie. Cest pourquoi elle prcde la troisime partie, thorique. Dans cette deuxime partie, les trois premiers chapitres sont consacrs la construction des trois cas. Le questionnement y tant dtermin par les dires des patients. Les hypothses ny sont pas prises en compte. Le chapitre qui suit les constructions des cas sappelle "Rsultats". Il a deux sections. La premire section, "Propos gnraux sur les images daprs les cas", porte sur des commentaires suscits par les cas. La deuxime section, nomme "Rsultats en fonction des hypothses", vise permettre de confronter les rsultats aux hypothses. Le dernier chapitre de la partie clinique comprend une discussion des rsultats. travers les cinq chapitres de cette partie, il est possible de suivre le processus de formulation de rsultats en termes de recherche partir de la clinique psychanalytique. 3. La troisime partie est thorique. Elle est plus en continuation avec la problmatique qui fonde le paradoxe entre limage mtonymique et la fonction mtaphorique. La question se pose en termes de limage en relation au registre symbolique. Elle rpertorie trois chapitres : sur limage et le rel, sur limage et sa fonction, sur limage et le symbolique.

10 4. La dernire partie comporte uniquement les conclusions.

Introduction

Durant ce travail, jai tent dviter le jargon psychanalytique. Car il sert parfois mettre un mot sur ce qui ne peut pas se dire autrement. Il peut tre dune certaine manire un mot-bloc qui aurait la fonction de limage, un mot-image. De cette manire, la fonction de limage serait de condenser beaucoup de sens qui resterait implicite et ne trouverait pas dautres formes dexpression. Dans ce cas, le jargon rend compte de linertie du langage, de ce qui continue se dire car il a dj t dit.

Pour rendre non moins inertes, mais plus riches de sens les concepts, jai dcid de faire un glossaire en n du texte. Les mots suivis dun astrisque y sont rpertoris.

En eet, avec ce travail, jai voulu faire lexprience de construire ces trois cas travers une lecture lacanienne, rchie, vivante.

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Chapitre 1 Mthodologie

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ans le cadre dun mmoire de Master, cette recherche a pour but datteindre une meilleure comprhension de la fonction des images habitant le discours

des patients ayant vcu un vnement ressenti comme traumatique. Elle se base sur lanalyse qualitative de trois cas cliniques enregistrs en format vido : Antoine et sa mre, Prishtina et Henri. Lobjectif gnral de cette tude est celui de saisir la singularit du sujet dans son rapport son vcu et limage. Dans ce mmoire, il y a deux versants complmentaires. Dabord, une intention de se laisser guider par ce qui apparat comme surprenant dans chaque cas, pour, ensuite, tenter de rpondre la question de cette recherche.

La question directrice de cette recherche concerne le potentiel mobilisateur quaurait le sujet, dans une dynamique vers la subjectivit et lintersubjectivit, partir des images relatives au traumatisme. La mthodologie de ce travail se base en partie sur le livre de Meja, Ansermet et Germond (2006) Parentalit strile et procration mdicalement assiste : Le dgel du devenir.

1.1

Le choix de lobjet dtude

Dans cette recherche, le choix des cas et la dnition de lobjet dtude ont t intimement lis. Lun et lautre se sont inuencs pour arriver un objet dtude guid par ce qui a t amen par les sujets. Inversement, les cas ont t choisis

12

1. Mthodologie

en fonction dun trait qui a attir notre attention, la prsence de direntes sortes dimages ; chaque patient les amne de manire fort singulire. Les cas ont t slectionns pralablement par le directeur de la recherche, psychiatre psychanalyste expriment et intervieweur lors des entretiens en question. Il a eectu ce choix, parmi les vidos des patients qui ont autoris lenregistrement, partir de la connaissance directe du cas. Les enregistrements sont des entretiens uniques et raliss dans un cadres hospitalier.

1.2

Les hypothses

Selon Bourguignon (1995), les hypothses peuvent surgir partir du moment o lintrt de la recherche et la faisabilit sont envisags, ensuite lobjet dtude peut tre dni. Ici, la procdure a t dirente. Les hypothses sont considres comme relevant dun aspect plus spcique de la recherche, elles sont plus concrtes que lobjet dtude, car elles dterminent laction de la recherche en termes pratiques. Au moment o les cas et lobjet dtude sont en cours de dnition, la mthode et les hypothses se coordonnent dans un mouvement de va-et-vient. Cette dmarche rpond un souci dempirisme, les questions rsultant de la confrontation la clinique. Au moment o lhypothse issue de la thorie sadapte la clinique, la thorie et la clinique sarticulent. Nanmoins, il est lgitime de contester cette procdure par un risque de circularit des hypothses vries avec un matriel choisi pour valider ces dernires dj entraperues.

Les hypothses rsultantes sont les suivantes :

Les processus engags dans le traumatisme laissent des traces mtonymiques images ges dans le discours. Ces xations discursives rendent compte dun processus qui vise la subjectivation de lvnement. Les traces syntagmatiques images deviennent reprsentation symbolique, aprs une co-construction de sens, issue de linteraction entre le psychana-

13 lyste et le patient. Cependant, elles nont pas de symbolisme constant o le signiant et le signi auraient une correspondance par leurs proprits intrinsques.

Reste prciser oprationnellement ce qui sentend dans cette recherche par les termes suivants : "Traces mtonymiques images" ou "mots-images" peuvent tre dnis partir de ce que Reinert (1993) dcrit comme "images mentales". En loccurrence, il sagit des reprsentations iconiques qui ne sorganisent pas par des systmes de signes organiss (dans ce sens elles ne rendent pas compte de la pense formelle). Au niveau smantique, leur sens dans le discours nest pas facilement direnci car ces mot-images ont beaucoup de sens condens. Ces images sont dtermines par la fonction mtonymique. La xation de ces mots-images est dnie par la prsence de ces mots dans dirents thmes entams travers le discours. "Traumatisme" : "Sur le plan clinique le traumatisme ne peut tre dni qu travers de ses eets" (Ansermet, 1999, p. 94). Le traumatisme est marqu par la rencontre subjective avec le rel*, cest--dire avec un vnement impensable. "Subjectivation" : processus par lequel le sujet sapproprie de son histoire de vie, en tant que rcit, en y incluant les nuances qui font de lui-mme une personne singulire. Cest un processus de construction identitaire. La subjectivation fait partie de la construction du sujet de linconscient "Retenons que le sujet de linconscient (not ) nest pas donn (inn) mais quil est produire"(Floury, 2010, p. 61). "Reprsentation symbolique" ou "image mtaphorique" : mettre en lien au sens courant du "langage" en tant quil est cens dire quelque chose. Elles sont adresss un Autre*. "Co-construction de sens" est la possibilit de cration de nouvelles perpectives partir du dialogue. Elle se base sur une laboration intersubjective, donc qui passe ncessairement par la langue.

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1. Mthodologie

"Symbolisme" est la correspondance dductible et univoque entre le signiant et le signi.

1.31.3.1

Une pratique clinique comme terrain explorerComparer des cas uniques

Il sest aver important de comparer trois cas uniques. Cela car ltude base sur le cas unique, se prte non seulement lanalyse qualitative mais permet aussi une analyse dtaille du cas. Ltude du cas unique apprhende le sujet dans toute sa singularit. Elle met entre parenthses la normativisation et standardisation du sujet, le comment il est par rapport un chantillon. Ltude de trois cas, en revanche, dcentralise du particulier, mettant en garde contre la gnralisation partir dun seul cas. Elle permet galement une ouverture la diversit humaine, facilitant le pointage de la solution trouve par le sujet. Une clef lui permettant de trouver une solution dans sa vie partir de ses angoisses, clef qui, la comparaison le montre bien, aurait aussi bien pu prendre une autre forme. La comparaison met en exergue la forme de la solution adopte par le sujet, forme correspondant exactement la perfection lhistoire de vie du sujet.

1.3.2

Lenregistrement vido et la transcription

Pour tenter de rpondre aux objectifs de la recherche, des entretiens de patients ayant souert de traumatisme, enregistrs en format vido, ont t analyss. Chaque entretien a constitu pour ces patients une unique rencontre. Pendant lentretien, les patients sont donc invits composer librement leur rcit de vie. Comme source dinformations, mis part la vido, lanamnse a jou un rle modeste. Elle a servi prendre en compte le point de vue dautres professionnels intervenant auprs du patient. Nanmoins les informations dposes nont pas t dcisives dans lanalyse des cas. Partir de lenregistrement a un avantage non ngligeable : permettre la transcription du cas 1 . Cette dernire a t le premier traitement du discours. Bien quardue,1. cf. Annexes

15 la transcription facilite un travail minutieux du dtail, des lgres dirences discursives dans lesquelles la singularit du sujet apparat. Elle est une premire approche, en nesse, du cas. La transcription dun entretien clinique doit rpondre plusieurs critres, qui, eux, sont dune grande importance. Tout dabord, dans la mesure du possible, la dlit ce qui est dit, mot mot, au plus prs possible de la prononciation relle. Ensuite, les lments smiologiques (gestes, toux, bruitages) doivent tre pris en compte avec exactitude, ils donnent du sens au texte et fournissent de prcieuses informations concernant des processus inconscients. La transcription ne doit pas non plus tre rtablie en "bon franais".

1.4

La mthode dtude

La premire partie du travail, la construction des cas, a t ralis partir des transcriptions. Cette laboration clinique se devait abondante en dtails, elle a fourni les lments ncessaires pour les rsultats. Ceux-ci se sont constitus dans une tape ultrieure, ils sont de deux sortes : soit gnraux, soit en fonction des hypothses.

Pour la construction clinique, les rfrences bibliographiques ont t les cas prsents par Lacade (2010) et Ansermet (1999). Nanmoins, ce sont essentiellement les textes de Freud (1937) et de Miller (1994) avoir servi de repre.

partir de ces rfrences, deux aspects principaux sont relever. Lun concerne la manire de faonner la construction, lautre concerne le contenu de celle-ci. Les voici :

La construction des cas suit lordre des thmes amens dans lentretien. Lentretien est ainsi prsent sous son aspect diachronique. La construction, elle, vise larticulation des principaux thmes introduits par le patient. Dune certaine manire, la diachronie met en exergue le caractre rptitif du discours. Cest--dire les liens rcurrents entre les divers thmes voqus. Et pourtant, cette mise en exergue tente de saisir les aspects synchroniques dans lentretien, l o le sujet nest pas attendu, o il surprend, o il ny

16

1. Mthodologie a pas rptition mais cration. Pour cela, lutilisation du signiant travers lenchanement de paroles mrite un attention particulire 1 . Daprs Freud, larticulation et la contigut des thmes dans le discours sont considres rvlatrices de liens inconscients. Freud (1900) parlait de "chane associative". Lacan, selon Razavet (2002), cela sappelle "chane signiante". Ainsi, le rapport entre limage voque par le patient et la suite des thmes sera mis en vidence. Do le texte rsultant de cette construction semble ne pas avoir de structure. Nanmoins, la structure est celle du l associatif du patient. Pour Miller (1994), "[Dans le texte de 1937] Freud montre que la construction elle-mme se communique par morceaux, et non pas dans sa totalit en une seule fois".

Mais ici, pour prsenter une prsentation plus acadmique, chaque cas comporte : Une brve prsentation synchronique du patient, pour lintroduire dans une actualit. Gnralement, y sont dcrits les commentaires des professionnels, la manire dont le patient se prsente, les manifestations de sourance, etc. Une prsentation diachronique de lentretien. Celle-ci vise fournir de nombreux dtails. Suivant lordre des thmes dans lentretien, la prsentation diachronique est la construction au sens propre. Elle a des hypothses interprtatives. An de la rendre plus claire, les ides principales ont t indiques en "small caps" (petites majuscules). Une brve conclusion dveloppant ce qui se dessine comme tant les choix subjectifs du patient. Elle porte sur la manire particulire au sujet de vivre sa vie, dans une intentionnalit inconsciente. Tel que Freud le prconise dans son texte Constructions dans lanalyse, le noyau de vrit habitant le discours du patient est la base de la comprhension du cas et du travail thrapeutique. Ce noyau de vrit est central dans la construction du cas.1. Les ides de ce paragraphe sont bases sur les commentaires du Prof. Ansermet et Jacques Borie, autour des premiers chapitres du Sminaire XI de J. Lacan, qui ont eu lieu au PECL, Programme dtudes cliniques, Genve, le 21 mars et 18 avril 2011.

17 Le noyau de vrit lucid nattendant qu tre conrm. Et ce, dautant que les constructions se font ici partir dun enregistrement vido. Il est important de garder lesprit que la construction reste ltat de conjectures. Tout en se ant au discours du patient, ses souvenirs, elle reste hypothtique. La construction du cas ne tente pas dlucider la vrit historique. La construction indique quelques voies, parmi dautres, suivre dans lanalyse. Il est possible darmer quavec cette vrit, toute ventuelle quelle soit, la vise est de comprendre la structure du sujet. Par ailleurs, selon Miller (ibid), J. Lacan se rfre peu au terme construction, "il sy intresse peu parce que chez lui cela sappelle structure". Pour lui, la base de la construction, le discours du patient, est un vnement de structure. Il est facile dtre daccord avec Lacan, la vrit a structure de ction 1 . Do la question de la lgitimit se baser, pour la conrmation des hypothses de cette tude, sur la construction des trois cas traits, puisquil est arm que ce ne sont que ctions. Dautant que le travail seectue partir dun seul entretien enregistr par cas. En eet, les constructions avances nauront pas de conrmation. La conrmation seectue habituellement dans lvolution de la thrapie, dans la succession des vnements futurs, comme la dit Freud (1937). Nanmoins, lintrt de cette tude est lexercice mme de porter notre attention sur la structure linguistique du sujet. Cette tude na pas dimplications sur la suite thrapeutique des analysants. En dnitive, cette dmarche vise rester au plus prs de ce qui est dit, pour y trouver la structure linguistique. La conclusion de la construction sexprimant principalement avec les mmes mots prononcs par le sujet 2 . Les images sont donc1. Il nest pas superu de rappeler que dans cette expression, le terme "structure" a une autre acception que dans le paragraphe prcdent. Ici, il est synonyme d"agencement", "squelette". 2. Ci-aprs une autre comprhension de la prsentation du cas qui manifeste des dissemblances avec la procdure vise ici. Que le lecteur excuse la longueur de la citation, elle permet de cibler les subtilits de la dmarche psychanalytique. Ainsi, pour Rudelic-Fernandez (1999) : ""Expos du cas, "rcit de cure, "vignette clinique : ces termes dsignent souvent dans la littrature une mme ralit, un mme concept, savoir la prsentation dune pathologie dans le procs mme de son apparition, de son dveloppement et de son ventuelle rsolution. [...] . Diagnostic, tiologie, description de symptmes sont seulement quelques-uns des lments obligs de son contenu. Dans sa forme, une histoire de cas vise projeter un univers psychique dans le temps et lhistoire et le prsenter comme un monde actuel, dans une relation temporelle daprs coup ; elle doit permettre galement lallocutaire la reconstruction dun rseau interprtatif qui explique les vnements raconts en les reliant les uns aux autres par des relations causales, mettant en place une histoire,

18

1. Mthodologie

amenes librement par le patient. Ce choix de mthode est en fonction de lobjectif gnral de cette recherche. Ce dont il sagit est de ne pas penser les cas en termes psychopathologiques (structure de personnalit, relation dobjet, type dangoisse, etc.) mais de les inscrire dans ses enjeux de dsir et de jouissance. Cette dmarche se fera peut-tre au dtriment dune mthodologie plus rigoureuse qui amnerait vers dautres conjectures galement lgitimes et intressantes.

1.5

Rsultats

Dans le Chapitre 5, seront prsents les rsultats. Ceux-ci ont deux volets. Lun prenant la forme de "Propos gnraux sur les images daprs les cas", lautre, "Rsultats en fonction des hypothses". Les rsultats de la recherche se prsentent dans leur continuit de la construction des cas. Les deux formes de rsultats rpondent des objectifs dirents. Les premiers sont plus libres et en rponse de ce qui surprend dans la clinique. Une analyse qualitative des images voques a t construite en fonction dune srie de thmes suscits par la construction des cas. Chaque thme, savoir la fascination et limage, le temps et limage, le dsir et les mots et le vouloir voir, est illustr par les cas. Les seconds se basent sur les a-priori thoriques qui, eux, ont donn lieu aux hypothses. Ces rsultats sont le produit dune observation avec des outils. Les outils tant les hypothses. Les deux rsultats sont complmentaires. En partant de la construction du cas, ils ont t construits de manire linaire : dabord les propos gnraux sur les images, puis les rsultats qui prenaient en compte les hypothses. Cela rpond la primaut accorde la rencontre clinique.

une intrigue, un mythos -cest moi qui souligne- (Rudelic-Fernandez, 1999, p. 29-30). Ici, la prsentation du cas clinique nest pas la prsentation dune pathologie, mais dune histoire de vie qui, en accord avec lauteure, se construit dans laprs-coup. Dans une vision globale, le but nest pas de permettre den faire un rseau interprtatif qui expliquerait et crerait des liens causaux, mais de mettre en exergue les liens causaux crs par le sujet. Elle naurait comme contenu oblig que les propres mots du patient.

19 Finalement, une discussion des rsultats a t faite avec pour but un retour rexif sur les hypothses de base.

1.6

Sur la porte des rsultats de lanalyse

Il nest pas attendu que cette tude ait une bonne dlit inter-juges en termes exprimentaux, cette tude est un travail clinique o la subjectivit est prendre en compte. Elle a, comme tout recherche, une porte limite, en loccurrence autour des enjeux lis aux images. Quant la validit conceptuelle, en termes mthodologiques, il ne reste qu la mettre entre parenthses. Elle dpend de la qualit de largumentation. Cette recherche ne vise pas la gnralisation des rsultats, qui, eux, se basent sur une construction du cas non vriable. Retravaille et confronte lpreuve du temps dans un suivi analytique, la construction du cas peut, uniquement dans ces conditions, tre considre comme une tape vers la construction thorique psychanalytique (Miller, 1994).

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1. Mthodologie

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Deuxime partie LES IMAGES DANS LA CLINIQUE

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Chapitre 2 Antoine2.1 Brve prsentation synchronique de la situation clinique

A

ntoine est un enfant de cinq ans diagnostiqu la naissance de "situs inversus" 1 . Il vient avec sa mre, va volontiers dessiner, jouer et chercher le contact

non seulement par le jeu mais aussi par le regard. Il ne se montre pas bavard, sa prononciation, trs enfantine, ne correspond pas son ge. De son regard semble pouvoir se lire une incertitude de ce quil peut attendre de lautre. Peut-tre en rapport avec sa relation, malaise, avec la langue. Comme sil craignait de sapprocher et dentrer dans le monde de lautre. Nanmoins, il semble faire le pas. Il se prsente alors comme un enfant qui sait - compter, dessiner, jouer, son ge et celui de son frre -, ce qui semble spcier son rapport aux autres. Antoine est blond, la mre y attache une importance. Pendant lentretien, la mre dAntoine, Mme G., a un discours anxieux ; comme un ot dmotions dans ses paroles incessantes racontant une relation tendue avec son ls. Sur le plan expressif elle a deux versants : une expression faciale ge en contraste avec la gesticulation de ses mains ; elle a parfois un ton monocorde, avec une musicalit que lon dirait robotise, saccade. Elle le dira et cela se sentend, Mme G. a beaucoup dire, elle staye sur les mots pour soulager sa sourance1. Synonyme d"tre lenvers". Inversion dorigine congnitale des organes internes. Dans le cas dAntoine, le situs inversus concerne en particulier les poumons. la naissance, les mdecins prconisaient un avenir mdicalis par les aections respiratoires.

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2. Antoine

lie au traumatisme de la naissance de son enfant. Elle est dorigine portugaise, son accent laisse transparatre quelle nest pas francophone. Ses cheveux sont noirs, sa peau mate.

2.2

De comment la situation est dcrite

Selon lanamnseLa demande de consultation est coordonne avec la pdiatre. Elle demande de soutenir la relation mre-enfant et daccompagner la mre en psychothrapie. En parallle, la logopdiste qui suit Antoine "en raison dun retard de langage" se demande sil ne soure pas aussi dhyperactivit avec dcit dattention. La matresse dcole enfantine, pour sa part, semble avoir voqu un "certain degr dautisme" : elle aurait parl dun enfant dans sa bulle, qui ne participe pas aux activits de groupe, vite ses camarades ou les frappe.

Selon la mreAntoine se caractrise pour la mre par un comportement demble "enferm" 1 dit-elle. Comme sil y avait un malentendu. La mre semble particulirement en sourir. Ce malentendu est dautant plus importante cause des conditions de naissance dAntoine -un enfant avec quelque chose lintrieur lenvers-. Ces conditions ont marqu un hiatus dans le savoir : elle dira plus tard, avec motion, quau moment de la naissance elle a "d passer la nuit sans savoir ce quil avait". Nanmoins, la premire question concernant la demande de consultation, Mme G. dit "a va mieux" : ces mots semblent la protger dune crainte relative lentretien.

Ensuite, elle est interroge sur ce quelle veut dire par ce mot "enferm". Elle rpond quil aime contrarier, mais surtout "me contrarier moi" arme-t-elle. Elle1. Dans toute cette partie clinique une convention sera utilis : les mots en guillemets sont des citations textuelles du discours du patient, les mots mis en italique sont des constructions, des phrases qui nont pas t formules de cette manire par le sujet, mais qui expriment le travail danalyse clinique.

25 se pense particulirement concerne depuis quil va la garderie (il sy rend depuis deux mois). Elle dit ensuite " la maison il na jamais t vraiment enferm" "si ce nest quenvers les autres" 1 . Comme si elle marquait une frontire entre la maison et "les autres". Pourtant Antoine se comporte de la mme faon. la maison il est enferm, il la contrarie. En dehors, avec les autres, elle dit quil lest aussi. Peu de temps aprs, la maman et le ls vont rpondre "oui" en mme temps une question pose lenfant. Elle sen excuse et raconte que daprs la pdiatre, et elle acquiesce ventuellement, elle est trop proche de lui. Elle justie son comportement en introduisant la notion de "la maladie chronique" 2 . Sur cette "maladie chronique", Demble elle ne peut que dire "a fait peur", idem sur ce quelle en a compris. Elle lindique : cest de lordre de limpensable. Dans cette expression, le verbe au prsent souligne lactualit de ce dbordement de la pense. La peur continue tre trs prsente au quotidien, quand elle aperoit le moindre signe daection respiratoire chez Antoine. Son angoisse est exprime comme celle de ne pas savoir ce qui se passe "lintrieur" dAntoine. Le seul moyen pour elle de sassurer qu "il va beaucoup mieux" passe par des radiographies. Ce regard sur cette image pulmonaires radiographie semble soutenu par un conance dans lquipe mdicale. Il est aussi fond sur limage, comme mdiateur aidant avoir une ide de linimaginable, quest cet "intrieur" dAntoine. Cet inimaginable parat instituer un sensation de vide. Ici, limage de la maladie chronique que la mre dAntoine se cre partir de la radiographie semble rpondre au dsir de rendre concrte, observable la "maladie chronique". Par limage, le vide -d au manque de reprsentation- fait place au dsir. Ce dsir ne semble tre que partiellement satisfait, comme sil diminuait linsatisfaction. O il ny avait rien, le dsir pose une envie dimage. Son dsir est un dsir de voir. Ainsi, stayant sur les radiographies, limage fait partie du processus de construction dune reprsentation de la "maladie chronique". Dans ce dernier, on passe de la maladie chronique son reprsentant, ici, limage. Comme introduisant un mouve1. Cf. Annexe B, ligne 68. 2. Idem, ligne 131.

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2. Antoine

ment dialectique entre la mtonymie (collage de limage au rel) et la mtaphore : permettant de nommer par dirents mots la mme chose. Elle apparat avoir accs ainsi au jeu avec les direntes signiants pouvant reprsenter le vide du traumatisme.

Mme G. a peur, entre autres, des bruits respiratoires dAntoine. Elle dit avoir peur de sapprocher de lui par crainte dentendre des "ronronnes". Raison pour laquelle, lhiver prcdent (mais peut-tre avant aussi ?) elle lui a peu parl. La peur ressentie au moment du traumatisme, l on ne savait pas ce quAntoine avait continue envahir la relation. Peut-tre en raction lexplication de la maman sur "la maladie chronique", Antoine demande que lon regarde son dessin. ce moment, le clinicien va discuter avec lui. Ce rcit sur "la maladie chronique" est interrompu maintes fois par lactivit dAntoine qui dessine son frre et de leau. La narration est chaque fois reprise par la maman, la manire dun coulement de paroles vides. Ce mode de discours, vide et plaintif, a t une constante tout au long de lentretien. Elle semble pourtant soulage par ce lieu de parole. Lors de cette interruption du discours de Mme G., le clinicien pose donc diverses questions Antoine, sur son frre et son ge. Suite cet change la mre donne limpression de dvaloriser son ls, ce quil sait, ce quil est. Le ratage dans la communication Mme G. se plaint des moments o elle souhaite apprendre des choses Antoine, il ne prend pas ce quelle lui ore : "je jessaie de lui apprendre des choses mais il apprend, il veut [s], il veut pa, plus apprendre tout seul que [pt]... ". Elle semble due et la dception parat devenir agressivit projete sur Antoine. Ensuite, propos dun jeu dAntoine, sa mre fait une dmonstration de la dicult discuter avec son ls ; sur quoi elle ajoute : "cest son caractre" 1 . Elle semble trouver des phrases-bouclier, en se disant "des fois il est dans son..." (elle ne nit pas la phrase) "des fois il est pas l".

1. Id., ligne 674.

27 Elle se sert de la parole mais quelque chose continue linquiter. Elle suppose quAntoine comprendrait sil tait intress par ce que lui est dit. Ce qui est formul par "il comprend, mais ce quil veut comprendre". un moment, dans lentretien, merge une brche, un accs un autre mode de penser la relation. Ce travail se fait dans la co-construction du sens du mot "enferm", Mme G. sinterroge demande sur le fait de savoir si le mot dcrit bien Antoine. Ensuite, nattribuant plus le malentendu avec son ls la caractristique dtre enferm, elle pense que lincomprhension se joue dans linteraction : "il me met dans le doute" 1 . Ces mots marquant une discontinuit avec le "il aime me contrarier" du dbut de lentretien. Dans cette transition, son impression change. La volont dAntoine de nuire la relation se module en question de son intention, de son dsir. Le dsir dAntoine est un nigme pour elle. Elle est ainsi amene ainsi mettre la conjoncture, la dicult avec Antoine la concerne tout particulirement : "cest que, euh, avec moi en quelque sorte, quil est comme un mur, quil ne veut pas... faire" 2 . Selon elle, un lment plaide pour cette construction : il parle un peu plus depuis quil est la garderie. Contrairement de ce qui se passe la maison, il arrive l-bas suivre les consignes. Mme G. labore une autre hypothse - plus imaginaire peut-tre - semblant avoir un rapport son envie de ne pas tre implique dans la problmatique dAntoine. Daprs elle, il comprend mieux, depuis le mois de septembre, car ses oreilles sont plus dbouches 3 . Elle est ambivalente, car elle se sent malgr tout concerne par les dicults rencontres par son ls. Cette ide napparat pas tout fait autorise, mais reste prsente. Cette construction semble lui tre prcieuse. Elle la reformule dailleurs, en ligrane, en sortant de la salle, lentretien ociellement termin 4 . travers ces dirences constructions, la mre dAntoine semble laborer quelque chose du malentendu entre eux. Elle interroge lincomprhension humaine, elle, qui se trouve dans la condition particulire, aggravante, du traumatisme.

1. 2. 3. 4.

Id., Id., Id., Id.,

ligne ligne ligne ligne

703. 739. 793. 1192.

28

2. Antoine Une hypothse expliquant pourquoi depuis un certain temps Antoine "va beau-

coup mieux" (non souligne par la mre) : il va chez le logopdiste depuis mi-octobre. Le clinicien demande des renseignements ce propos et Mme G. revient sur la conjecture selon laquelle tout va bien si Antoine le veut bien. Les dicults dAntoine sinscrire dans la langue sont particulirement absentes du discours de la mre. Son seul commentaire ce sujet, discours rapport du logopdiste, Antoine manque des mots : "il sait bien associer toutes les choses lune lautre, mais il lui manque le mot "peigne", plein de cho, de mots dans son vocabulaire" 1 . Elle semble avoir failli dire "choses" la places de "mots". Ceci est peut-tre indicatif du mouvement dans lequel elle se trouve. Mouvement dans lequel elle se trouverait pour sapproprier de son vcu, mouvement dans lequel elle interrogerait larbitraire du signe linguistique, la reprsentation de lobjet. Comme si la distance entre la chose et le mot tait en permanence questionne. Cette interrogation lui appartient peut-tre structurellement, correspondant une distinction quelle tente de faire entre le mot et la chose. Dans ce cas, peut-tre que cette question lui sert de repre sur la ralit.

La description de la mre de lextrieur

Il semble que la question du phno-

type dAntoine, blond aux yeux bleus, nest pas indirente la mre. Ni dailleurs lenfant, lors de ces discussions il est particulirement attentif, il suit les changes, il coute les rponses de sa mre. La mre commente tout dabord ce propos lopposition entre Antoine et son frre, Martin. Le premier tout blond aux yeux bleus, le second, les cheveux chtains, les yeux marrons. En eet, Martin est trs investi, comme rfrence, par Antoine et sa mre. Le lecteur trouvera plus loin quelques lignes qui lui sont ddies. la question : qua-t-elle pens au moment de la dcouverte de cet extrieur elle dit "jen sais rien, je pense rien", alors que la question se rfre cinq ans auparavant, comme si le traumatisme tait dactualit, le temps verbal est au prsent. Mme G. arme avoir attendu que cela change "et puis non, a ne change pas du tout". Elle dit que cest particulirement dicile assumer "par rapport aux1. Id., ligne 1147.

29 autres", que lon dit que chaque enfant est n de pres dirents, son mari tant lui aussi de type mditerranen, contrairement Antoine. Mais elle nen reste pas l, linsistance de ce quelle a pens, elle rpond "et bah, jen sais rien, (lenfant la regarde) de toute faon, je pense, je pense rien, parce que dj lintrieur cest lenvers (lenfant fait un bruit que lon dirait dun singe ou des clatements de rire), donc lextrieur je sais pas quoi en penser, maintenant lintrieur... " 1 . Sur ces mots, la rponse par le rire dAntoine ne peut que surprendre. Cette rponse semble avoir des jalons dironie, il semblerait quAntoine tourne en ridicule le "dj lintrieur cest lenvers". Peut-tre pour se librer dun poids. La manire dont la mre fait une association entre les deux inattendus la naissance de son enfant est surprenante. Le situs inversus et "la peau aussi blanche", pour reprendre ses mots. Dans cette association, il est possible de voir le choix dune position subjective face au traumatisme, une intentionnalit dans la construction de sa propre histoire. ce moment de lentretien, elle semble laborer travers ces images ("la peau aussi blanche" et sa reprsentation du situs inversus) lincomprhensible du traumatisme. Aprs cette premire description, Mme G. revient sur lopposition entre lintrieur et lextrieur, voque prcdemment au sujet du comportement dAntoine la maison et envers les autres. En eet, cette permabilit 2 semble avoir t inaugure au moment de la naissance dAntoine, celle-ci est marque par le mot "intrieur", signifiant vide et rcurrent dans son discours. Comme si la permabilit pronostiquait en quelque sorte un intrieur lenvers, problmatique, limage de lextrieur " lenvers" aussi. Un peu comme un extrieur lenvers qui dit tout. La mre dAntoine dit (approximativement) "il sut de regarder lextrieur, de toutes faons il est pas normal par rapport nous" 3 , ou en rebtissant la phrase il sut de regarder lextrieur pour savoir quil est pas normal.

1. Id., ligne 904. 2. titre de rappel, que ce mot soit en italique indique quil na pas t prononc par le sujet 3. Id., ligne 911.

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2. Antoine

Ne pas savoirUn fait a attir lattention. Examin en dtail, il a donn des pistes sur ce qui est jeu pour Mme G. qui semblait dans un premier temps se rfrer son enfant avec un certain ddain : "il ne sait pas". Elle le rpte plusieurs reprises, avec une tonalit motionnelle particulire. Ce qui est mis en question semble ne pas tre en particulier le savoir dAntoine, mais le signiant "savoir". Cest ainsi quune sorte de rptition se dessinait. Pour la maman dAntoine, le verbe "savoir" tait en rgle gnrale sous la forme ngative, ou en tout cas, mis en question 1 . Nanmoins, ce ntait pas toujours le cas, Mme G. a aussi prononc le verbe "savoir " la forme armative, ce qui mrite dtre regard de prs. Trois contre-exemples donc de cette forme de rptition. Dans le premier, elle dit quelle sait que "tout va bien" parce quune radiographie a t eectue 2 , dans le deuxime elle dit quelle sait que son mari na pas besoin dtre inquiet pour Antoine 3 , et dans le troisime contre-exemple elle dira quAntoine sait quelle est toujours en souci 4 . Quune brve parenthse soit ouverte pour dire que concernant le papa dAntoine (qui, selon la maman dAntoine, nest pas inquiet pour la sant de son ls ), il est important de souligner quil nen sera gure dit plus son sujet tout au long de lentretien. La discontinuit la plus frappante de cette srie de rptitions est la dernire, non parce quAntoine est le sujet qui sait, mais par la forme quelle prend. Il est dit quAntoine sait la n dune phrase dicile structurer, on dirait mme dsorganise et incomplte, la mre dAntoine ne nit pas de dire ce que son ls sait en n de compte 5 . En essayant de dmler cet extrait, il peut se dire que Mme G. est dans deux mouvements simultans.1. Id., lignes 982, 982, 301, 1152, 315, 867, 1141, 379, 674, 679, 881, 315, 903, 396, 565, 562, 978, 905. 2. Id., ligne 566. 3. Id., ligne 599. 4. Id., ligne 1081. 5. "je suis tout le temps, cest a... peut-tre quil est comme a, maintenant, parce que jtais toujours aussi comme a ; je commence comprendre aussi, (ce quon ma dit vendredi ?) euh... cest pas du tout euh, cest un problme d, d sa maladie, un problme avec euh, parce quil me connat, lui, il me connat trs, trs bien, donc euh, il sait comme je suis pas euh... - je suis toujours en souci -"

31 Dune part, elle pense peut-tre "cest un problme d sa maladie", dautre part, moins prsente "ce nest pas le cas, javais tort de minquiter ce point, je suis trop prs de lui". Comme si la mre dAntoine essayait de dire une chose, ce quelle a entendu dire, ce quelle aimerait saisir, quelle est trop prs de lui, mais elle en dit une autre -"cest un problme d sa maladie"-. Elle semble questionner en fin de compte la nature du vcu traumatique, est-ce que jy suis pour quelque chose ? Une comparaison est tout fait possible avec ce qui a t dit auparavant, concernant la faon dont la mre voque sa dicult de communication avec son ls. Les questionnements se ressemblent, ont quelque chose en commun, qui interroge sur sa participation aux dicults dAntoine. Peut-tre que lon sapproche dun des noyaux de ce qui fait nigme. Les vides laisss dans lextrait ci-dessus, ce qui na pu tre dit, peuvent encore nous renseigner. Elle dit "[cest] un problme avec euh...". Elle sarrte, comme si elle exerait une censure sur ce quelle dit. Il en est de mme pour "je suis pas euh..." , quelle changera ventuellement pour une pense plus acceptable "je suis toujours en souci". Llaboration semble parvenir laspect relationnel avec Antoine. A partir des vides et suppositions, la phrase lucider en ligrane serait le problme dAntoine est un problme quil a avec moi parce quil sait que je suis pas ( ?). Entre mi-dit et dit ; reste voil le suppos savoir dAntoine. Les autres deux contre-exemples sont plus nigmatiques, ils vont momentanment garder ce statut. Quant au contre-exemple concernant le mari, le seul commentaire ajouter est sa certitude ( elle) lautorisant dire quelle sait se rfrant labsence de son mari, lespace vide quil laisse. rapprocher de ce qui peut tre entendu du contre-exemple de la radiographie : la manire dun outil, la radiographie fait objet matriel dun vide du savoir, elle se plaint dailleurs : "je vois pas du tout ce qui se passe lintrieur" 1 . Ce savoir est donc une mesure palliative. En guise de conclusion eu gard la mre, sa souffrance semble lie au mot savoir, il dsigne un manque, ce manque dcrivant aussi bien Antoine que le reste de son monde. Sa manire dy remdier est la construction dimages lui permettant de voir sa faon. Elle nous enseigne sur les aller-retour ncessaires1. Id., ligne 546.

32

2. Antoine

entre le mot, limage et la chose, qui permettent de se faire une ralit mi-propre, mi-partage dans le cas du traumatisme.

2.3

Le frre

Appel ici Martin, le frre dAntoine est prsenti lentretien tant par la mre que par Antoine. Martin arrive la discussion comme tant depuis toujours l. Il y est introduit sans prsentation pralable, le clinicien devra demander qui est ce Martin. Le premier dessin dAntoine est une reprsentation de son frre, un Martin aux chaussures dessines avec beaucoup de soin, lgrement colories. Avec des pointes, voquant peut-tre des lacets dtachs. Dans cette premire "participation" de Martin lentretien, il est dessin avec un trait dsagrable pour la mre, elle va se plaindre des lacets "toujours" dtachs de Martin. Antoine russi ainsi provoquer une plainte chez sa maman, il met en exergue lendroit o Martin nest pas parfait, comblant, avec ses lacets dtachs. Daprs la mre, Martin est un compagnon de jeu pour Antoine. Ce dernier va jouer durant lentretien casser la maison de Martin construite en lego, il va aussi jouer la guerre avec des explosions et des pistolets, selon elle, ils jouent " des jeux de stratgie". Le conit, la rivalit, ou en tout cas, la tension semblent tre au rendez-vous lorsquil sagit pour Antoine dvoquer Martin. Pour la mre, Martin apparat dans le discours, notamment quand elle va parler du phnotype dAntoine. Martin devient donc pour elle rfrence de ce quAntoine devrait tre, pouvant plus facilement tre inscrit dans la famille. Elle dit ce sujet "un de chaque couleur". Pour Antoine, Martin est une rfrence. Non pas, peut-tre, en tant que semblable, mais en tant que rfrence qui lui permet de situer le dsir de la mre. Dans son jeu, Antoine se bagarre, plus quavec un frre imaginaire, avec une image du dsir de la mre.

Comme sil avait la certitude, dans une position subjective, que Martin nest pas ce que la mre dsire. En mme temps, il est en concurrence avec le frre, image du

33 dsir de celle-ci. Sans sassumer comme refus ou comme ne correspondant pas la valeur imaginaire que sa mre lui attribuerait. Antoine problmatise la notion mme de dsir. Si lon extrapole, imagine ce quil pourrait dire la mre, il dirait ce que tu cherches nest pas ce que tu me demandes de faire, dtre. Mais, lui, il a trouv une manire de le dire qui le singularise : lironie.

2.4

Le choix subjectif : la position ironique

sa manire, particulire, Antoine fait le choix de se situer en fonction du traumatisme de la mre, de son impuissance. La mre jouit de la rptition du traumatisme et Antoine sidentifie limage dcrite par sa mre, dun enfant lenvers. Il sen approprie mais dune manire singulire. Si le lecteur suit les propos dvelopps dans les lignes suivantes, il sera peut-tre daccord dattribuer lattitude dAntoine la caractristique de lironie. Lironie est une gure qui permet de nommer la dsillusion, sous un mode contraire ce qui se dit, oppos la ralit, celle-ci tant souvent dcevante. Lironie pourrait aussi se dnir comme une faon de dire les choses l "envers". Un nonc ironique nest pas seulement un nonc qui rend compte dune non comprhension de la situation et qui la dit "faux", mais ncessite une intention de dire la non correspondance. Cest dans cette intention quun choix peut tre entendu.

Madame fait une double demande Antoine. Dans un premier temps, dtre un enfant qui comble avec son arrive les failles narcissiques, peut-tre sa solitude. Dans un deuxime temps, en derniers recours et suite au traumatisme, le lui rappeler le traumatisme, dans une recherche de plaisir en excs, la limite de lautodestruction. Antoine, lui, rpond par une ruse, il fait et ne fait pas ce que lui est demand. Cest un paradoxe, il parle mal pour tablir une meilleure communication. Ce jeu a pour but premier de montrer la mre la fragilit de son dsir, de la dstabiliser dans son rapport lui et son entourage. Ainsi, Antoine montre sa mre les failles de son frre imagin par la mre comme rfrence de son dsir.

34

2. Antoine Le paradoxe se situe dans ce lieu o Antoine frustre sa mre dans sa recherche

dtre comble par lui, elle sera, paradoxalement, plus satisfaite dans sa recherche de retrouver le traumatisme. Ce jeu permet Antoine de rpondre la demande de la mre, autrement, ct. Ce qui la met, elle, dans la plus grande incertitude, est-ce que cest moi ? Antoine, pour sa part, y trouve un plaisir car il est dans une interaction intime avec sa mre, dans le questionnement constant, tout autant que ce jeu est rponse une sourance. Ce que se traduit galement dans la tension prdominante de la relation. Pour nuancer, il faut ajouter quil nest ni dans la destruction, ni dans une position cynique, mais dans une position de jeu ironique tournant parfois au sarcasme, dans ses apparences de moquerie. En riant de manire thtrale et exagre, par exemple, quand elle dit "dj lintrieur cest lenvers, donc lextrieur je sais pas quoi en penser". Par lironie, Antoine introduit, au couple mre-enfant, un point de libert, de subjectivit.

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Chapitre 3 Prishtina3.1 Brve prsentation synchronique de la situation clinique

P

rishtina, une jeune lle appele par un prnom qui rappelle son histoire migratoire 1 arrive lentretien en chaise roulante. Il ny a pas dinconfort apparent

d au fait dy tre assise ; au contraire, elle y semble bien installe. Elle se prsente en robe de chambre et pantalon de jogging, jambes croises. Elle a dix-sept ans. Au moment de lentretien, elle est hospitalise depuis un mois suite un accident au cours de gymnastique de lcole, en sautant au trampoline. Elle prsente, selon lanamnse, une quasi anesthsie du membre infrieur droit, donc une plgie fonctionnelle 2 . En rponse la question "a veut dire quoi, pour vous, une parsie ? ", elle dit : "je sens pas ma jambe, quoi, jai des dicults ..." 3 Le bilan psychologique, cause de lentretien, a t demand par le neurologue. Il sinterroge sur un ventuel syndrome de conversion, car les examens eectus nont rien rvl (IRM, CT-scan lombaire, radiographies, EMG).1. Prishtina est le nom de la capitale du Kosovo. Ici, comme dans les deux autres cas, le nom est ctif. 2. La paralysie ou plgie est une perte de motricit par diminution ou perte de la contractilit dun ou de plusieurs muscles, due des lsions de voies nerveuses, des muscles : si le phnomne est incomplet, on parle de parsie. Les formes dites dorigine psychodynamique sont des paralysies fonctionnelles aectent des mouvements coordonns pour raliser un type daction dtermin : par exemple lastasie-abasie (trouble de la marche et de la station debout, mais permettant dautres mouvements en dehors de la marche). 3. Cf. Annexe C, ligne 1250.

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3. Prishtina

3.2

Chronique de ses inquitudes

Lentretien commence. Elle raconte volontiers les circonstances de son arrive lhpital. Notablement intresse par le relationnel, elle relate ce que son entourage lui en a dit - le diagnostic, les radiographies, les recommandations de prcautions prendre, car elle tait en situation dun bb qui commence marcher -. Elle insiste aussi sur son investissemnt personnel pour gurir, comme sil tait important de le dire demble, comme si son implication dans laccident tait mis en doute. Tout en racontant volontiers les faits, elle ne dit rien sur son ressenti. Elle dbite automatiquement, comme rpt maintes fois. Le clinicien lui demande alors si lincertitude du diagnostic linquite. Elle le conrme, nanmoins elle problmatise cette armation voquant plusieurs inquitudes, ne pas aller lcole, son aversion lhpital et son ressentiment envers le "prof" de gymnastique qui la laisse tomber : ne lui a pas tlphon. Linquitude sur la gurison ou la jambe semble mise de ct, elle nest pas face un non-sens de lhandicap ou de son corps. Il semblerait au contraire quil y ait un sens cela.

Haine et culpabilitCes trois inquitudes sont toujours assembles en boucle dans son discours. La haine contre le "prof" renvoyant son impossibilit daller lcole, et sa responsabilit - lui- de ses possibles mauvaises rsultats scolaires. Son inquitude pour lcole est soutenue par le fait quelle est lhpital. Ensuite, elle est en colre lhpital. Comme dans un mouvement projectif gnralis, elle sexprime ainsi : "jen veux aprs tout le monde". Ce thme de colre lhpital est central dans son discours.

Elle dit, furieuse, quil aurait fallu que le "prof" la rattrape pour viter sa chute, elle na pas envie de rester lhpital. Sur cette armation, le clinicien lui demande ce quelle aurait envie de faire, elle rpond quelle a envie de porter plainte. Comme dans un lan de puissance, de pouvoir sur les autres. Mais elle nen dit pas plus, comme dun projet encore vague. Elle poursuit en rptant son ressentiment envers lui. Il parat que la chute est arrive un moment crucial de sa vie.

37 Elle sen veut elle-mme, aussi. Egalement "un peu" au ciel, au "bon Dieu" "parce que je me dis pourquoi moi !". Elle dit quelle laccepte car "ctait dcid comme a". Cette manire de comprendre ce que lui est arriv, dans le ctait dcid, est racont en contigut au sujet de son pre. Elle relate avoir demand son pre si elle avait fait quelque chose pour tre punie ainsi, associant lhpital une prison. Il semble important pour elle de raconter que son pre la rassure quelle na rien fait pour tre punie par le "bon Dieu". Un peu comme si ctait lui, son pre, qui aurait le dernier mot sur sa culpabilit ou innocence. La culpabilit (lue entre les lignes) la guette, Prishtina semble lexprimer par la haine. Le "ctait dcid", elle le conclue en disant que ses "jambes nen sont pour rien", mi-chemin entre vrit qui se rvle -vrit quelle mconnat- et faade. Avec cette armation elle se manifeste dsengage de laccident, comme sil avait fallu se dfendre dune accusation dy tre pour quelque chose. Sa jambe tant utilise comme mtonymie delle mme. En n de compte, elle dit je ne suis pour rien. Elle dit dans la phrase suivante que le responsable direct est le professeur de gymnastique. Comme si elle tait questionne par son intentionnalit de rester lhpital, elle se dfend "je suis jamais venue lhpital". Prishtina associe nouveau lhpital lnervement ressenti contre "tout le monde". En particulier contre le "prof" qui la laisse tomber. En revenant au sujet de lnervement, elle dit "puis euh maintenant, je fais les exercices, je veux vitevite-vite gurir", comme si cela lui permettait de dculpabiliser. Ensuite, elle ajoute quelle narrive pas dormir le soir cause des douleurs provoqus par les exercices et dit "puis en mme temps je veux gurir". Ce en mme temps semblerait parler dune contradiction interne, un dsir contraire au vouloir gurir. Il pourrait sagir du dsir de ne pas avoir mal, mais celui-ci nest pas en contradiction avec la gurison. La gurison elle-mme tant ce qui est mis en tension par le en mme temps. La juxtaposition des sujets -vouloir gurir et faire les exercices- laisse penser que des fragments de son discours seraient rests sous silence. Des lments qui soutiendraient la cohrence seraient rests implicites car inconscients. La version complte

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3. Prishtina

serait peut-tre je ny suis pour rien, cest le prof le coupable, et vous devriez me croire parce que, voyez ! je mets mme beaucoup de moi pour gurir, au point mme den avoir mal ! et croyez-moi, jai tellement pas envie dtre ici que, voyez ! je hais cet hpital.

Suit alors la question pose par le clinicien sur ce quen disent ses parents. Elle rpond quils lui demandent de ne pas trop snerver. Mais elle met surtout laccent sur son impression que ses parents et ses surs lui donnent "trop". Daprs elle, ils sont inquiets, ce quelle ne comprend pas "je me dis, mais cest rien !". Elle dcrit linquitude de sa sur et de son pre comme si leurs larmes - elle raconte quils ont pleur - navaient pas de prix, elles semblent donc tre investies imaginairement. Son rcit laisse une impression de sentiment de culpabilit, mais surtout dune jouissance de leurs larmes. Juste aprs, spontanment, elle dira que son pre lui a fait un massage qui lui a permis de "sentir" (avoir une sensation la jambe aecte), elle dit "[...] jai senti, il y avait une chaleur qui me, me descendait, javais jamais senti [...]". Quant cet pisode, ce quelle en dit "il tait tellement heu ! moi, jtais tellement heureuse ! " 1 . Ce lapsus laisse ouverte la question : Pourquoi pense-t-elle plus vite la joie de son pre qu la sienne ? Autrement dit, quelle est sa position par rapport lautre. Comme si, peut-tre, elle navait pas besoin de croire la gurison, comme si sa vrit se soutenait dans le faire semblant, et dans la foi que lautre prte son faire semblant. Imaginant que son pre, lui, nattendrait que des signes de gurison. Suite cette chaleur ressentie, elle a tout de suite pens pouvoir quitter lhpital, tout serait rsolu avec cette sensation dans la jambe, et la foi de son pre en elle. Elle se plaint alors de lhpital, au sujet dune inrmire. Celle-ci lui ayant dit quelle avait "des problmes ailleurs", ce qui la mise en colre. Lhpital semble investi comme une limite, une confrontation. Avec ces mots de linrmire, elle semble tre mise en cause, semble sy reconnatre, au vu de lagressivit dploye, comme dans une manifestation projective. Elle a insult linrmire "je vous emmerde". Depuis, linrmire la regarde comme "si elle tait1. Id., ligne 1409.

39 une sale chienne", elle a eu envie de lui "lancer la bouteille deau minrale la gueule". Aprs avoir entendu dire a linrmire, elle a eu des douleurs (au dos et la tte), elle na plus eu envie de faire deorts pour gurir. Elle semble ainsi r-adresser une demande de soins. Elle est donc interroge dans lentretien sur sa tendance colrique dtre. Sur ce, elle explique quelle avait une mdiatrice, avant, quand elle avait des problmes "comme tout le monde". Selon ses mots, ces problmes "avec des copines" ont ni par tre rgls au tribunal car elle a port plainte. Ses problmes, dit-elle, rgls prsent, ont commenc parce quon la "oblige" fumer des joints, ce quelle a refus, et depuis "on a commenc lui faire du mal". Elle raconte quun jour "elles" ont voulu la tuer avec un couteau, elle est rentre chez elle "plein de sang partout". Elle dit quau tribunal "elles ont t punies". Elle ajoute quelle nest pas sre de dposer une plainte contre le professeur, mais il aurait pu la rattraper. Elle est fixe sur cet ide, sur ce que le professeur aurait pu faire. Elle est ramene au sujet "des copines" et dit avoir t prise comme cible car elle nest pas comme elles. Selon ses mots, elles boivent, fument, elles sortent un peu trop "elle se maquillent trois tonnes de maquillage, elles shabillent comme des putes". Et ce qui lintresse, elle, cest nir lcole. Elle introduit une srie daposiopses intressantes, il est amusant dimaginer comment elle aurait ni les phrases, par exemple, ce qui lintresse est de "continuer la vie de...", suite cette coupure, elle ajoute "parce quun jour ou lautre on va se sparer des copines et si je suis alcoolique cause delles, cest pas les copines qui vont venir me dire". Elle introduit de cette manire la question de la sparation.

Lcole et la sparationIl semble lgitime de se risquer dire que pour Prishtina limportant maintenant est de "continuer la vie" ...dtudiante. Prishtina va quitter lcole, elle devrait actuellement trouver une place dapprentissage, autrement dit, se faire une vie dadulte en tenant compte du principe de ralit. Ce qui renvoie probablement la question de la sparation. La premire apparition du mot "sparer" est celle cite prcdemment, relative la sparation des "copines". Au cours de la discussion, elle parlera de la migration

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3. Prishtina

de la famille. Aprs quatre ou trois ans dtre parti, son pre "les a pris" pour une runication familiale car "il pouvait pas se sparer dj comme a, il ne nous voyait quune seule fois par anne, puis il voulait vivre... nous aussi on voulait (mot pas compris) prs de mon pre". Le mot "sparer" apparat ici pour la seconde fois. Elle ajoute ensuite " moi, jai dj de la peine me sparer de mes parents ! " 1 . Le clinicien lui demande de prciser. Elle rpond : "oui, je suis trs euh... attache eux". Elle faonne donc une image avec "ses mains", au sens o une main est un noyau, lautre, comme une peau qui recouvrerait le noyau. Aprs cette image, elle est interroge sur son histoire migratoire, puis sur ce quelle aimerait faire aprs lcole - ce dont elle a une ide trs vague -. Elle sinquite des examens quelle aurait les mois suivants. Elle est en train de faire le "perf", cest dire une sorte de rattrapage scolaire, qui lui faciliterait lobtention dune place dapprentissage, selon ses rsultats aux prochains examens. Ses mots, propos de la sortie de lcole sont "jai les examens en juin, ce sera tout dun coup, boom !". Ces mots sont accompagns par un geste des deux mains, un geste qui semble reprsenter une grande chute - ce qui fait penser la chute de son accident -. Lassociation possible entre laccident - o elle na pas t rattrape, o elle a t laisse tomber - et limage quelle recre de la chute la n du rattrapage (cette fois-ci, scolaire : le "perf") est un exemple parmi dautres de la reprise des mmes mots et des mmes images dans son discours pour parler dlments distincts, dans des contextes dirents de sa vie. Cette rutilisation de mots est un choix il peut toujours en tre autrement-, ce qui peut tre une trace de son association inconsciente. Ici, la chute au trampoline est ventuellement une reprsentation avec son corps de la chute que reprsente pour elle la sortie de lcole. Au sujet de sa religion, musulmane, elle se dit trs croyante. Le clinicien lui demande si elle na pas de copain et ce que son pre en penserait. Elle rpond par la ngative et dit que son pre serait heureux si elle en avait un. ceci, elle ajoute, il me dit de faire attention, car les hommes sont trs manipulateurs, ils tentent ce quils veulent faire "et puis la n, au revoir ! pour moi, cest a les hommes". Elle dit navoir que lcole devant elle, que si elle avait un copain elle laisserait lcole1. Id., ligne 1641.

41 de ct, et "et si le lendemain il me plaque ? je vais o, moi ?" 1 . Ceci rappelle son ide de devenir alcoolique cause des copines, et dtre ensuite seule face ses dicults. Comme si elle tait entre le plaisir -avoir un copain, faire la fte- et la ralit -lcole- ; comme si le choix de ce qui serait plaisant impliquait la sparation, tout en restant la merci de lautre. La dernire apparition du mot "sparer" concerne une partie non sans importance de son histoire o elle raconte la noyade de son petit frre, aprs stre "spars". La dernire image de ce frre est celle de "sa jambe", lui sur un caillou.

La mort du petit frreAu dbut de son rcit, elle esquisse quelle a un oncle, au bras paralys. Elle est maintenant questionne sur cet oncle. Le sujet de sa vie dans son pays dorigine est ainsi introduit. Elle dit ne pas en avoir de souvenirs. Quand lintervenant lui pose une autre question, pour changer de sujet, elle dit se souvenir, pour toujours, de la mort de son frre. Elle commence alors raconter les vnements de la tragdie. Au moment de laccident, son frre cadet avait deux ans, elle en avait quatre. Ils jouaient ensemble puis se sont spars. La dernire image consciente de son frre est sa jambe, lui, sur un caillou. Aprs avoir vu sa jambe - ou un peu plus tard ? - elle est partie : "il avait la jambe, il faisait comme a (elle fait un mouvement de va-et-vient avec sa tte) ; moi, je suis partie, javais quatre ans ! " 2 . Il est possible de penser quavec cette phrase, souligne en italique, elle se dfende de la culpabilit davoir laiss son petit frre seul dans la rivire. Elle ne prononce pas ce mot laiss dans cette topique, mais il semble appropri de lvoquer car il est utilis, par exemple, propos du professeur de gymnastique : lorsquelle se demande pourquoi il la "laiss comme a" 3 . Ensuite, elle raconte toute la traverse de sa mre cherchant le petit frre. Jusqu ce quelle lait trouv et emmen lhpital. De ce rcit tragique, la suite est fort1. Id., ligne 1793. 2. Id., ligne 1929. 3. Id., ligne 2132.

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3. Prishtina

intressante, car Prishtina relate en dtail sa perturbation due au fait quelle na pas vu son frre dans sa chambre, de retour de lhpital -dcd-. Le verbe "voir" prend son importance. Elle dit quelle voulait "absolument voir". Elle ajoute, son pre na pas pu le voir car son patron ne la pas "laiss" (il semble quil devait prendre lavion). Elle rpte que son papa na pas pu le voir, et encore quelle voulait le voir. Aussi quune cousine ne la pas autoris de voir. Depuis ce jour-l, elle ne parle plus cet cousine, ce sujet elle dit "je me dis bon, je devrais, elle a peut-tre fait de mon mieux (sic), car jaurais tout le temps son image, de la mort, quoi ! je le verrais tout le temps" 1 . Mais il semble bien quelle en ait gard une empreinte. Les expressions incluant le verbe "voir" sont trs prsentes dans lentretien, comme si elle tait marque par ce signiant. Elle dit notamment que, lors de sa chute, elle a vu un grand noir - elle a cru quelle allait "passer" -. De plus, les expressions relatives au verbe "voir" sont nombreuses dans le texte. Par exemple " jai vu ce que vous voulez dire, l" 2 , ou "et puis vu que mon oncle, il est compltement paralys du bras" 3 , "celle-l je veux plus la voir maintenant !" 4 , et encore "on me donne trop ! mes parents, les voir pleurer..." 5 . Comme si "voir" tait associ une angoisse en lien avec la mort. Il est possible de dire que le dcs tragique de son petit frre ait pris lemblme de ne pas avoir pu le voir. Cet emblme continuant laccompagner comme marque signiante. La suite du discours relate des prcisions sur la noyade du petit frre. Le clinicien lui pose la question si, enfant, elle pense quelle aurait pu faire quelque chose. Elle dit "non, (reste quelques instants silencieuse) non parce que vu quil tait vers le caillou, aprs je suis rentre chez moi, quil est all boire un verre chez mon oncle...". Alors que dans le premier rcit elle avait dit quils taient alls boire le verre de lait ensemble, comme sil lui fallait dconstruire et reconstruire des souvenirs pour viter des sentiments dplaisants. Lintrt est ensuite port sur loncle. Elle avait dj racont que, suite un accident de moto, il a le bras paralys. Et quil avait essay de ranimer le petit1. 2. 3. 4. 5. Id., Id., Id., Id., Id., ligne ligne ligne ligne ligne 1953. 1335 1353 1432 1380

43 frre. Cet oncle est mdecin, il est "le patron, quoi, qui dirige", dit-elle, lhpital de sa ville dorigine. Il est le frre cadet de son pre -alors que Prishtina est lane de la fratrie-. Elle semble sidentifier cet oncle au bras paralys. Certaines pistes laissent penser quil sagit de cet oncle lui avoir conseill de ne pas trop exercer sa jambe car "cest comme un bb qui commence marcher".

La n de lentretienPour clore, le le clinicien lui demande : que peut-on faire pour vous aider ? Elle riposte quelle na pas besoin daide "moi, cest juste le prof l, mon avis, il y personne qui va changer ma vie, qui que ce soit je dit "non, mm-mmh (ngation), tant quil viendra pas lhpital me dire pourquoi, il ma pas tlphon ; pourquoi, il ma laiss comme a, moi, je ne le pardonnerais jamais"". Ensuite, elle suit la proposition de formulation du clinicien, elle dit quil la laiss tomber 1 . Lchange de paroles conclue sur sa colre : "quand on me cherche ! " 2 . ce que le clinicien lui demande de faire une dmonstration. Elle rpond "il vaut mieux ne pas voir ! " 3 . En rsum, comme dans un jeu intersubjectif avec le clinicien, jeu o elle assemble toutes les pices du puzzle, elle dit "il ma laiss comme a" "il ma laiss tomber", ensuite "on me cherche", puis "il vaut mieux pas voir", ce qui peut se mettre en parallle avec lhistoire du petit frre : on le laisse, il tombe, on le cherche et puis... il vaut mieux ne pas voir.

3.3

Le choix subjectif : je ny suis pour rien

Ici, il nest pas vain de commencer par la n : il semble judicieux dessayer de connoter la dernire phrase importante de lentretien. la question de ce que lon peut faire pour laider, Prishtina rpond : "non, jai pas besoin daide (elle lve, dune manire dcide, la tte) non, jai pas besoin daide, moi, cest juste le prof, l, mon avis, il y personne qui va changer ma vie, qui que ce soit je dit "non, mm-mmh (ngation), tant quil viendra pas lhpital me dire pourquoi, il ma pas1. Id., ligne 2137 2. Id., ligne 2148 3. Id., ligne 2159

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3. Prishtina

tlphon ; pourquoi, il ma laiss comme a, moi, je ne le pardonnerais jamais"" 1 . Dans cette phrase elle nomme un point proximit de sa sourance, pour elle, le professeur de gymnastique, qui devrait tre l, ne lest pas. Il faudrait peut-tre alors diriger la rexion sur ces questions : pourquoi donner tant dimportance la prsence de cette personne ? pourquoi dcharge-t-elle sur lautre tout changement possible de sa vie ? Quest-ce manque pour Prishtina ?

Prishtina semble chercher lextrieur la cause et la solution de sa souffrance, ce qui marque le mcanisme projectif : pour elle, le professeur qui devrait tre attentionn (elle dirait peut-tre que lenseignant devrait ltre comme lest son pre ?) ne lui ore pas sa prsence. Il signifie un manque. Il semblerait que cette manire projective de percevoir son monde est une constante, et son fantasme y gure ventuellement. Elle se verrait alors oblige de dposer chez lautre la ralisation (de son dsir par exemple), sous un mode de je ny suis pour rien. Ce cas nous apprend sur la fonction de ce processus complexe, la projection. Il sy joue une certaine construction de lintersubjectivit et de la connaissance du monde. Pour tenter de la saisir, il peut tre utile de se pencher sur deux aspects : i ) ce qui fait objet de dfense, et donc, lutilit de celle-ci ; ii ) le jeu intersubjectif qui serait la base de la projection. Ces deux aspects seront traits sparment.

i ) Pour Prishtina, il semblerait que la projection lui sert se protger de la tension entre : la ralisation son dsir, et ce dont la ralit la contraint. Ce dernier semble tre lorigine dune reprsentation image de ce qui na pas pu tre. De l, toutes les scnes quelle dcrit o elle met en jeu la ralisation de choses plaisantes, suivies ensuite dangoisses de sparation. Comme si ces angoisses taient le produit dune crainte lie aux instances surmoques, introduisant son fantasme de je ny suis pour rien, dans un mode point par la culpabilit. Dans ces scnes fantasmatiques, elle semble dposer chez lautre la responsabilit de son dsir. Et cest bien le plaisir et non la ralit, qui est conictuel pour1. Id., ligne 2129.

45 Prishtina, elle sauto-censure. Ainsi, le plaisir et la ralit semblent tre vus dune manire plutt scinde : la ralit, dune manire adapte, mais le plaisir, suivi dune sparation. Par exemple, pour ce qui est de faire la fte, elle dit : "parce quun jour ou lautre on va se sparer des copines et si je suis alcoolique cause delles, cest pas les copines qui vont venir me dire...". Elle apparat opposer lide de sortir celle de nir ses tudes. Un autre exemple, concernant une possible relation amoureuse : "parce que si jai un copain maintenant, je serais plus occupe par lui, je laisserais lcole de ct ; a je me connais, je laisserais je laisserai lcole de ct ; et si lendemain il me plaque ? Je vais o, moi ? Dabord cest lcole et puis voil, aprs on verra". Ces deux passages sont rvlateurs de sa manire de cliver lcole avec une autre activit pour son plaisir. Le plaisir serait alors dmesur, excessif au point dtre dplaisant et sous la responsabilit de lautre comme par exemple "devenir alcoolique".

ii ) Lautre aspect intressant de la projection, dans le cas de Prishtina, inclurait le jeu relationnel. Comme si lun de ses questionnements profonds tait de savoir qui est lautre, comment il pense. Comme si elle demandait ce que signie ce que lautre dit, Prishtina est trs interprtative des penses de son interlocuteur. Cen est un exemple, quand le clinicien lui demande si elle a un pre et une mre et elle rpond quil ne sont pas divorcs. En eet, il semblerait que cest une trace du processus dans lequel elle se trouve de construction dintersubjectivit. cette question elle na pas une rponse claire, car elle pose sans cesse la question. Si ctait vrai quelle narrive pas se construire une ide de lautre, sur quoi se baserait son jeu relationnel ? Cette interrogation est dautant plus pertinente que, pour Prishtina, la sparation semble tre un chapitre important de son histoire. Bien que, pour elle, la sparation ne semble pas compromettre en soi son sentiment dunit. Elle parat plutt ressentie comme une coupure de quelque chose de prcieux, la relation-mme peut-tre. Comme si la projection tait au coeur du processus en cours - inachevable - de construction dintersubjectivit. Le ratage obligeant y insister.

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3. Prishtina Prishtina parat alors saccrocher une relation irralise, comme si

ctait, partiellement, avec le but de comprendre cette impossibilit. Il semble sagir dune relation imaginaire, non ralisable en elle-mme, car elle soustend un lien avec son propre message inconscient puisque la projection serait la base de la relation. Elle nest donc pas relation mais tentative de relation avec la bute fondamentale du manque. Prishtina semble imaginer la relation avec lautre, parce quil manque quelque part. Donc, par limage, Prishtina semble retrouver quelque chose de son histoire qui lui serait inaccessible. Dailleurs, son discours frappe par la quantit de liens qui peuvent se faire de la syntaxe dans son rcit de la noyade, dans ce quelle dit de la n de sa scolarit et son rcit de laccident la gymnastique. partir de l, il est possible de rpondre aux questions poses sur la place du professeur de gymnastique pour Prishtina. Par la multiplicit dutilisations de mots semblant faire image de lvnement de la perte du petit frre, se retrouvant dans chaque partie du discours de Prishtina, il est possible de dire que le dcs du petit frre a inaugur un point o le rel sest montr brutal. Ce qui provoque la tendance la rptition. Ici, dans ses reprsentations de lenseignant. Le rel semble avoir inig une rupture dans son propre discours, un inaccessible voil par limage et aux teintes de culpabilit. En somme, la culpabilit semble avoir dtermin la structure linguistique de Prishtina, inaugurant un voile pos sur le vide, sur ce qui ne peut se voir. En mme temps, cest une image qui lintroduit au discours, dans le jeu relationnel. Discours qui nest que mi-dit car inconscient et soutenu par un semblant -imaginaire- : je ny suis pour rien. Dans lactualit de lentretien, au moment de la sparation la n de lcole, Prishtina mobilise ces questionnements profonds, et anciens, de la place de lautre. De lautre imagin, de ce qui est recr partir son absence. De lautre sur qui projeter un message propre. Tout ceci parat se traduire dans un dsir de prsence, du professeur de gymnastique ou du petit frre, dans tous les cas dun autre qui devrait tre l et ne lest pas.

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Chapitre 4 Henri

4.1

Brve prsentation synchronique de la situation clinique

H

enri a dix ans. Bien que le contact adulte-enfant se cre, Henri se montre indirent, comme si le lien social lintressait, tout en ayant une gne pour

ltablir de manire franche. Il ne parle pas trs volontiers dans lentretien, comme si les mots laidaient peu semparer de langoisse, manifeste par ses mouvements constants. Il naime pas parler particulirement du fait quil est adopt. Or il a la peau basane et des traits indignes, selon lanamnse, il aimerait que cela ne se voie pas. En somme, Henri se prsente comme un enfant aux mouvements rapides et vifs. Henri vient lentretien avec sa mre. Elle parle doucement, avec patience. Il est possible de dire quelle se montre presque trop comprhensive. Elle laisse parler Henri, se montre respectueuse. Elle le dcrit, bb, comme un bb "heureux". Cette mre, presque impeccable, ne bouge pas sur sa chaise, elle ny appuie pas son dos, les paules dresses. Elle gesticule peu, laissant peu de place aux motions que son rcit pourrait voquer. Elle se sent peut-tre intimide par lentretien. Par ailleurs, elle travaille dans le domaine social, elle est logopdiste. Il semblerait que, lgal dHenri, lennui est toujours prsent chez elle.

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4. Henri

Selon lanamnsePour Henri, le dbut de la scolarit a eu un statut traumatique, entranant des troubles de lattachement. Depuis, Henri va chez un psychothrapeute, en raison de troubles de sommeil. Quant aux motivations de lentretien, son pdiatre a propos de faire un bilan, la demande des enseignants dHenri. Ceux-ci le dcrivent comme ayant des dicults dattention, agit et drangeant la classe. Ils se posent des questions relatives un diagnostic de dcit dattention avec hyperactivit, le bilan psychologique conrmant ce di