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  • COMPLEXITS DU POSTHUMANISMETrois essais dialectiques

    sur la sociologie de Bruno Latour

  • Collection diagonale critiquedirige par Henri Vaugrand

    Sans exclusive ni centre acadmique, la collection diagonalecritique se propose de fendre la verticalit, lhorizontalit etlhomognit des difices thoriques et des thories difies.

    Dans une dynamique pluridisciplinaire et sans paradigmedinterrogation des phnomnes anthropo-sociaux, elle comptenotamment travailler les potentialits de loblique, de la diagonaleet de la ngativit prsentes dans les postures critiques des penseursde lcole de Francfort.

    En sopposant la thorie traditionnelle comme catgorieidologique rifie, la collection diagonale critique entendpromouvoir des travaux o lattitude critique tend dpasser la tension, ou lharmonie trop parfaite, entre ceux qui produisent la thorie et ceux qui elle est destine.

    Dernires parutions

    Rudolf J. SIEBERT, Le Relatif et le Transcendant. La sociologie critiquede la religion de Max Horkheimer, 2005.

    Pierre V. ZIMA, Lcole de Francfort : dialectique de la particularit,nouvelle dition revue et augmente, 2005.

    pour la traduction franaise, LHarmattan, Paris, 2006.ISBN : 2-296-01502-6EAN : 9782296015029

  • Frdric VANDENBERGHE

    LHarmattan5-7, rue de lcole-Polytechnique

    75005 ParisFRANCE

    LHarmattanKossuth L. u. 14-16

    1026 BudapestHONGRIE

    LHarmattanVia Degli Artisti, 15

    10124 TorinoITALIE

    COMPLEXITS DU POSTHUMANISMETrois essais dialectiques

    sur la sociologie de Bruno Latour

    Traduit de langlais par Henri Vaugrand

  • Du mme auteur :

    La Sociologie de Georg Simmel, Paris, La Dcouverte, 2001.

    Une histoire critique de la sociologie allemande. Alination et rification, (tome I :Marx, Simmel, Weber, Lukcs ; tome II : Horkheimer, Adorno, Marcuse, Habermas),Paris, La Dcouverte/MAUSS, 1997-1998.

  • Chaque poque doit dcouvrir son humanisme,en lorientant vers le danger principal dalination.

    SIMONDON, 1969, p. 102.

  • Introduction la rvolutionde la dconstruction

    LA POST-MODERNIT, cest le post-modernisme ralis. petitpas, insidieusement, nous sortons de la modernit tardive pour entrer dans la post-modernit (Freitag, 2002). Les contours de cette post-modernit demeurent vagues, mais nous savons djque la civilisation de lavenir sera la fois hypercapitaliste ethypertechnologique. La transition dune modernit vers une autrene se fait pas sans turbulences. La mouvance de rsistance contre la mondialisation mercantile fait entrevoir la nature et lenjeu de la socit-monde techno-capitaliste qui se construit devant nosyeux. dfaut dune autre mondialisation, dun contre-projethgmonique capable de domestiquer et de re-rguler lecapitalisme dchan, on peut sattendre la commercialisationuniverselle de tous les biens la nature, la culture, la conscience,le corps, lamour et, enfin, la vie elle-mme. Le temps nest pas loptimisme 1. Depuis un quart de sicle, le capitalisme tardif est entr dans une phase exacerbe de cration destructive desacquis sociaux des Trente Glorieuses. Rien ne rsiste. Contre toutesles attentes, nous navons pas assist leffondrement final ducapitalisme, comme le vieux Marx lavait prdit, mais leffondrement final du socialisme. La rvolution a bien eu lieu,mais elle sest faite contre larrangement no-corporatiste de

    1. Je ne parle mme pas de la conjoncture gopolitique : la rvolution conservatrice auxtats-Unis, la monte de la xnophobie en Europe, la restauration de lautoritarisme enRussie, le lninisme de march en Chine et lintgrisme au Moyen-Orient sont de mauvaisaugure. Depuis le 11 septembre 2001 le monde va de mal en pis. Seules lAmrique latine et lInde sont sources despoir, pourvu quelles russissent redresser lingalit et pacifierles classes dangereuses .

  • laprs-guerre, contre le keynsianisme et le fordisme, contre lasocial-dmocratie europenne. On est pass des Trente Glorieuses(Fourasti) au Vingt Piteuses (Baverez). Dsormais, on ne peut plusque rver de la stabilit et de la scurit quoffrait la vieille Europe ses citoyens-producteurs-consommateurs. La nouvelle gauche estdsempare et dsoriente, tandis que la vieille droite se reconvertit la nouvelle religion de la comptition, sans voir que le no-conservatisme et le no-libralisme sont difficilement compatibles.Lutopie, cest les annes soixante et soixante-dix que nous avonstant aimes (mme si nous tions trop jeunes pour lapprcier, nouslavons retrouve Amsterdam avant que les Pays-Bas nebasculent dans le populisme). Lutopie, cest la croissanceconomique, le plein-emploi et la contestation libertaire du modede vie productiviste-consumriste. Calme, luxe et volupt ,comme disait Marcuse la suite du pote, en exprimant lesaspirations post-matrialistes des nouveaux mouvements sociaux et culturels des sixties dores (New Left, Flower Power, tiers-mondisme, etc.). En un quart de sicle, le no-libralisme a toutbouscul. En introduisant de force les principes du march dans la politique, le capitalisme transnational sest empar de ltat pourle liquid(ifi)er et, de lintrieur, il la investi pour privatiser lesservices publics et planifier la transition vers la socit mondiale du march. Le laisser-faire et le laisser-aller sont dsentravs,tandis que le laissez-passer est strictement rgul par ltat quiassume de plus en plus les fonctions dun htel de police (lEstato-carabiniere). Tout en excluant une bonne partie de lhumanit (le Quart Monde, le Tiers Monde, les proltaires, les chmeurs, les sans-papiers, les sans-terre), le capitalisme a intgr lessegments les plus comptitifs de lconomie dans un rseaumondial unifi sans frontires. Dsormais, les marchs financiers travers le monde sont intgrs et oprent comme une unit en tempsrel. La phynance , ce mlange insalubre dargent proprespculatif et dargent sale dorigine criminelle, est le phylum vitaldu capitalisme collectif mondial. Le capitalisme financier, sp-culatif et virtuel, fonctionne comme un casino. Rien ne va plus.Depuis que les tats-Unis ont abandonn la convertibilit du dollaren or, les monnaies flottent librement. Dconnect de la sphre

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  • 1. Contrairement ce que pensent certains intellectuels, il faut insister que le march ne traite pas le consommateur comme un abruti. On nchappe pas au consumrisme. Il y a en a pour tout le monde et pour toutes les bourses. Il suffit daller la FNAC poursapercevoir de lattraction que la marchandise du livre peut exercer sur les esprits les plusrtifs la consommation.

    productive, le capitalisme financier spculatif devient propre-ment spculaire. Il saccumule, mais on se demande do vient la plus-value. Elle ne provient pas du travail, puisque le capitalismena plus besoin du travail pour se reproduire. Trop chers, le capitalne peut plus ou, en tout cas, ne veut plus se permettre les frais dutravail. Il veut un capitalisme sans classes et, si possible, sansimpts et sans charges sociales. Dans les pays dvelopps, larmedes travailleurs de rserve a disparu en mme temps que les armesde conscription de masse. Il est peu probable que les conomiesavances retrouvent le plein-emploi. Dans les pays en voie dedveloppement, les travailleurs sans travail transforment le vice en vertu. Comme le capitalisme na plus besoin des travailleurs, les travailleurs en concluent quils nont plus besoin du capitalismeet rinventent les coopratives. Lconomie solidaire offre unesolution locale pour un problme global. Dans la mesure o il sagit dune conomie des pauvres, lconomie populaire noffre malheureusement quune pauvre alternative fonctionnelle la richesse des nations. Si le capitalisme peut se passer dutravailleur, il a en revanche toujours besoin du consommateur.Systmatiquement cibl par les techniques de sduction de lamercatique, invente dans les annes trente par Edward Bernays, le consommateur est devenu un des personnages centraux dunouveau capitalisme. Dans la socit de consommation, tout estesthtis, emball, voil, ftichis. Tout comme la marchandise est de lart commodifi, lart est de la marchandise esthtise. Avec lesthtisation de la marchandise, cest toute la culture quifinit par devenir marchandise. La culture internationale populaireest diversifie et divertissante. Voyez MTV, allez aux Halles ou aux Malls ! Vous y verrez un capitalisme insolent et intelligent,jeune et original, provocateur et sducteur, qui expose des modesdexistence et propose des styles de vie tout preneur 1. traversles mdias de communication de masse, le capitalisme a investi

    9Introduction la rvolution de la dconstruction

  • le domaine des reprsentations symboliques pour travaillerdirectement la psych et le corps. Offrant des identits prt--porter(identity-kit) tout un chacun, il reconfigure et redessine lasubjectivit et, travers elle, il produit un certain type dhommeou dhumanit (Menschentum), pour parler comme Max Weber.

    Le passage dun capitalisme industriel vers un capitalisme post-industriel, post-fordiste et post-moderniste a vraisemblablementrenvers le schma classique des sphres de dtermination delconomie (base-superstructure) : la sphre de la production desbiens matriels est subordonne la sphre de la circulation des marchandises, elle-mme subordonne en dernire instance la mta-sphre daccumulation financire et spculaire qui intgre et chaperonne le tout. Le capitalisme avanc est un capitalisme qui avance. Il entre en symbiose avec la science, linstrumentalise,et utilise la techno-science comme une force productive. Lactionsystmatique de la connaissance sur la connaissance et de la science sur la technologie acclre le rythme des inventions etinstitutionnalise la rvolution technologique comme rvolutionpermanente. En intgrant les technologies de linformation dans son mode de production, le capitalisme sest transform en capitalisme informationnel (Castells, 1996). Fond sur laconnaissance, organis en rseau et compos de flux, il intgre la logique capitaliste de laccumulation flexible et la logiquetechnologique de la digitalisation dans un nouveau mode dedveloppement qui rvolutionne le monde. Tout ce qui tait solide devient liquide et se transforme en mousse (Sloterdijk, 2004)ou, plus srieusement, en rseau 1. Depuis un quart de sicle, les dveloppements intgrs de la micro-lectronique, de

    1. Les topologies complexes sont la mode. Alors que Bachelard distinguait encoresoigneusement la potique et la science, la nouvelle science dissipe les structures solides du monde et reprend les mtaphores de luf, de leau, de la vague, de la mousse et de la flamme pour thoriser lauto-organisation de la vie organique et non organique. Lorsqueles mtaphores passent des sciences naturelles aux sciences sociales, la distinction entre lascience et la littrature sclipse, par suite de quoi la sociologie prend les allures dun romanphilosophique comme on le voit, par exemple, chez Sloterdijk (2004, p. 54-65, 244-260,568-581). Remplaant la mtaphore du rseau par celle de la mousse, il conoit la socitcomme une agrgation de bulles co-isoles.

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  • linformatique et des tlcommunications ont modifi les basesmatrielles de la production, de la consommation, de lacommunication et de la subjectivation. En dix ans de temps, lesordinateurs se sont introduits dans les universits, les bureaux, les entreprises et les maisons, du moins en Occident. Qui critencore ses textes la main ? Qui na pas accs lInternet ? Quinutilise pas le-mail ? Il ne faut pas sous-estimer les capacitstransformatrices de la rvolution digitale. La digitalisationuniverselle transforme virtuellement toute communication eninformation. Comme toute information peut tre assimile dans une banque de donnes et toute banque de donnes peut en principetre croise avec et intgre dans une autre banque de donnes,cest le monde entier qui entre dans la combinatoire universelle dechiffres. La rvolution digitale tend vers la mathesis universalisdont parlait Leibniz. Les tendances no-gnostiques du tempsprsent sont manifestes. Depuis que la structure de lADN a tdcouverte par Watson et Crick en 1953, la vie elle-mme estdevenue quelque chose de virtuel. Digitalis et informatis, le codegntique apparat comme une sorte de software complexe quipeut tre reprogramm en principe et, depuis linvention destechniques automatises de recombination de lADN, galement en pratique (Ferreira, 2002). La digitalisation de la vie transformele monde organique en un gigantesque texte ou hypertexte qui peut,si ncessaire, tre dit et rcrit par les nouvelles technologies de communication. Comme la rvolution biotechnologique intgre dsormais la rvolution digitale, tandis que la nanotech-nologie tend les processus dinformatisation de la matireorganique en fusionnant la rvolution de la micro-lectronique etdes sciences de la vie, il faut entendre la notion de technologies de communication au sens large du mot. Comprenant tous lesmoyens de digitalisation et de programmation de linformation, ellestend des anciennes technologies de linformation jusquauxnouvelles technologies de la vie.

    Les nouvelles technologies de communication dcomposentles dualismes analogiques classiques pour les reconfigurer dans unedes variantes infinies de la combinatoire digitale (Sibilia, 2002,

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  • p. 208). Suite cette dconstruction digitale, toutes les anciennesoppositions sacres et consacres, telles que celles qui sparent a priori lhomme de lanimal ou lhomme de la machine,deviennent obsoltes. Le corps devient une machine, lesprit unordinateur et la vie un code barres similaire celui quon trouvedans les supermarchs. Ds lors que la barrire entre les espces est technologiquement supprime, on peut, en principe, recombineret mlanger les gnes entre les espces, crer de nouvelles espcesou ressusciter des espces disparues, comme le dinosaure ou le tigre de Tasmanie, par exemple. De mme, en interconnectant les humains et les ordinateurs, on peut augmenter la capacit de la mmoire humaine ou introduire des nano-ordinateurs dans lecerveau, permettant, par exemple, aux aveugles de voir ou auxparaplgiques de se mouvoir. Les ingnieurs y travaillent dj.Quils ralisent leurs projets ou non, il est vident que ladigitalisation virtuelle et la virtualisation digitale de la vieintroduisent une csure dans lhistoire humaine. Dsormais,lhumanit est capable de reprogrammer la vie et de continuerlvolution de faon artificielle. Avec les nouvelles technologies de communication, au sens large du mot, lhumanit entre ainsidans une nouvelle phase post-volutionnaire, post-organique et,peut-tre mme post-humaniste de son histoire.

    Fin de lvolution, fin de la nature, fin de lhistoire, fin delhomme, ces paroles prmonitoires semblent tires tout droit dun texte dun Baudrillard ou dun Virilio. La dconstruction de tous les dualismes analogiques que prconise la pense post-moderne est manifestement en phase avec la digitalisationtechno-capitaliste contemporaine. Lhypothse qui sous-tend ce livre est que ce rapprochement entre la dconstruction littraire-philosophique et la rvolution techno-capitaliste nest pasfortuit ni innocent. linstar du post-modernisme de la bellepoque, le post-humanisme de nos jours constitue et accentue lalogique culturelle du techno-capitalisme avanant. Dconstruisantlopposition entre lhomme, lanimal et la machine comme unprsuppos dpass, elle ouvre lhominiscence la productiontechno-scientifique et la consommation bio-capitaliste. linstar

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  • du techno-capitalisme informationnel, laftrologie rduit la ralit un texte dans lequel on peut citer, clipper, couper et coller volont pour le rassembler comme un hypertexte sans dbut et sans fin, sans tte et sans queue. Cest le principe duConnecticut (Connect-I-Cut) qui permet de rompre la solution de continuit et de rassembler les lments les plus disparates dans un tissu sans couture ou un rseau sans clture. Empruntantune mtaphore chre Michel Serres, on pourrait dire que lepostmodernisme plie le temps comme on plie une carte ou un mouchoir, par suite de quoi les lments les plus loigns dans le temps se retrouvent rapprochs dans lespace. Le post-humanisme radicalise le textualisme post-moderne en concevant le gnome comme un hypertexte complexe, compos de fragmentset de virus tous azimuts quon peut recombiner et recomposer dans une nouvelle squence gntique. Comme le post-modernisme, le post-humanisme est un symptme de crise et, entant que tel, un phnomne de transition qui accompagne etacclre la transformation structurelle de la civilisation occidentale-mondiale.

    La dconstruction littraire radicalise la smiotique et trans-forme le monde entier en un texte. Du coup, toute la culture lestextes, les tableaux, les villes, etc. devient interprtable volont. La dconstruction technologique est plus radicale. Elletransforme la nature en culture, en un texte quon peut raturer et modifier, non pas volont, mais dans les limites du pos-sible. Avec la dconstruction de lopposition entre la nature et la culture, tout devient culture (et aprs coup, on se rend compteque la nature na jamais exist et quelle a toujours dj t culture). Les sciences naturelles et les sciences humaines serejoignent et sont incorpores comme des chapitres des culturalstudies. Quand la littrature compare devient la scienceparadigmatique, cest toute larchologie du savoir moderne quibascule. En effet, si lon comprend larchologie avec Foucault(1966) comme investigation de la priori historique duneformation discursive entire qui rend possible et unifie un champ de connaissance, mais qui ne peut pas tre fonde elle-mme, la

    13Introduction la rvolution de la dconstruction

  • disparition de la figure de lhomme comme figure de fond quiunifie les sciences humaines, marque bien la fin dune poque. Ds lors que la vie, le langage et le travail ne trouvent plus leurfondement dans lhomme, dernier avatar du sujet transcendantal de Kant, mais dans le texte, les sciences humaines entrent en crise.

    Une critique des sciences humaines, entendue comme rflexionsur les conditions de possibilit de la connaissance de lhomme,simpose donc au moment mme o lhomme sclipse commefondement des sciences. Pas didentit sans diffrence. Sanscontrepoint naturel, sans point fixe, les sciences humaines perdent leur identit. Les systmistes comme Luhmann (1984) le savent bien : pas de systme sans environnement, pasdenvironnement sans clture, pas de clture sans distinction delidentit et de la diffrence. La distinction entre la nature et la culture est fondamentale : elle fonde les sciences humaines. La sociologie, lhistoire, la psychologie, la pdagogie, etc.prsupposent toutes quon puisse sparer lhomme de la nature, la nature de lhistoire, la culture de la technologie, la technologie de la socit, car dfaut de leur distinction fondamentale(Basisdifferenz), les sciences humaines perdent leur objet, oumieux, leur sujet. Les sciences humaines sont humanistes ou elles ne sont pas. Si on ne peut plus distinguer la nature et la culture, les sciences humaines entrent en crise. Car si tout est social ou culturel, si rien nest plus naturel, les scienceshumaines perdent leur sens en mme temps quelles tendent leur empire.

    La distinction entre la culture et la nature nest pas seulementfondamentale pour les sciences humaines, mais aussi pour les systmes sociaux. Tout systme social prsuppose nces-sairement comme sa condition de possibilit une distinction entre le systme social et son environnement naturel. Dun point de vue systmique, la modernit se caractrise par la diffrentiationfonctionnelle du systme en sous-systmes (Luhmann, 1997). Le passage de la diffrentiation par la stratification ladiffrentiation fonctionnelle seffectue lorsque la distinction entre

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  • le systme et son environnement est introduite lintrieur dusystme social lui-mme. Le rsultat est la dcomposition de lasocit en sous-systmes autonomes qui construisent chacun leurpropre monde en se distinguant de leur environnement. La science,lconomie, le droit, lducation, la religion, la mdecine, etc., tous ces systmes prsupposent leur tour la distinction entre la nature et la culture comme distinction de base. Sans cettedistinction fondamentale, ils ne peuvent plus fonctionner, car si la distinction entre le sous-systme et son environnement estsystmatiquement brouille, sils ne peuvent pas simplifier leursrelations avec leurs environnements respectifs, ils ne peuvent plus gnrer la complexit intrieure que le traitement spcialis de linformation requiert. Pour viter leffondrement du systme et parer leffacement de la distinction, les sous-systmes sontobligs de reconstruire artificiellement leurs frontires. Ils le fonten introduisant des distinctions conventionnelles (Beck, Bon etLau, 2001, p. 13-62). Leffacement des anciennes distinctions entrela nature et la culture donne ainsi lieu une nouvelle dlimitationde lenvironnement. Comme il sagit en fait dune redfinition de lanature de lhomme, ou, pour le dire en termes plus conventionnels,de lhumanitude, cette stabilisation du systme par dlimitation de ses frontires relve de la morale de lespce humaine et, donc, de la bio-politique. Ulrich Beck (2004, p. 15) la bien vu : Leffacement des frontires contraint la dcision : plus on effaceles frontires, plus les contraintes la dcision sont fortes et plus les constructions des frontires morales sont provisoires ce quiveut dire politique des frontires. Les dbats contemporains sur le gnie gntique et la modification technologique de la naturede lhomme montrent bien que la politique des frontires estdevenue une question de socit. On ne peut pas lesquiver. Plus on modifie la nature de lhomme, plus on a besoin de represmoraux qui tracent la frontire entre lhumain et linhumain, entre lacceptable et linacceptable. Les posthumanistes quidconstruisent la distinction fondamentale entre la nature et laculture en brouillant joyeusement les humains et les non-humainsdans des rseaux socio-techniques ne voient pas quon ne peut pas se passer de toute distinction. Sous la couverture dune

    15Introduction la rvolution de la dconstruction

  • politique de la nature, ils effacent systmatiquement les frontiresontologiques, mais ce faisant ils esquivent la responsabilit etcautionnent lavance de linhumain.

    Dans ce livre, je tiens soumettre le no-vitalisme technologique une critique idologique (Ideologiekritik). Par no-vitalismetechnologique, jentends toutes les thories futuristes et techno-capitalistes dobdience no-nietzschenne qui cherchent dpasser lhumanitude et prconisent une politique dhybridisationartificielle de la nature (naturelle, animale et humaine). Intgrantles humains et les non-humains dans des rseaux rhizomatiquesdactants, la sociologie de la traduction de Bruno Latour, MichelCallon et John Law, mieux connue ltranger sous le nom dActorNetwork Theory (ANT), en offre lexemple le plus brillant, mais on trouve des constructions similaires dans le monde anglo-saxon(Haraway, Strathern, Rabinow cf. Escobar, 1999). Bien que le livre nait pas t crit comme une excursion gnalogique danslhistoire des ides, le lecteur y trouvera nanmoins une explorationde quelques-unes des thories (Leroi-Gourhan, Deleuze et Guattari,Serres, Simondon) qui ont significativement influenc laformulation originale de lassociologie de Bruno Latour.

    linstar des marchandises, les textes runis dans ce livre ont une histoire et une biographie. Ils ont t crits diffrents moments de ma vie et tmoignent de mon dvelop-pement intellectuel, ainsi que de linfluence des diffrentesinstitutions qui mont accueilli ces dernires annes 1. Le petit

    1. Jen profite pour remercier mes collgues de luniversit Brunel Londres, avant toutSteve Woolgar, Mike Lynch, Ruth McNally et Dick Pels, de mavoir introduit aux socialstudies of science. Je remercie galement mes amis hollandais, spcialement HarryKunneman, Henk Manschot, Marc de Leeuw, Annemie Halsema et Fernando Surez Mller,de mavoir accueilli la petite Universit pour les tudes humanistes Utrecht. Je saluegalement les collgues et les tudiants de lUniversit de Braslia, notamment BrasilmarNunes, Christiane Girard, Sadi dal Rosso et Gabriel Peters, qui ont accompagn monsminaire de recherche sur la modernit tardive (ou attarde , pour ce qui concernelAmrique latine). Je suis reconnaissant Alain Caill, Michel Freitag, Danny Trom etsurtout Henri Vaugrand davoir bien voulu publier des fragments de ce livre dans les revues et les collections de livres quils dirigent.

    16 Complexits du posthumanisme

  • texte qui compose la seconde partie de cet ouvrage reprsente, de fait, ma premire rencontre avec la thorie des actants rhizomes. Originellement publi en anglais sous le titreReconstructing Humants, il fut crit loccasion dune conf-rence internationale sur le statut des objets dans la thorie sociale (Pels, Hetherington et Vandenberghe, 2002). Je remercieAlain Caill de lavoir publi en franais dans la Revue du MAUSS quil anime et Bruno Latour davoir rpondu avec humour aux critiques que nous lui adressions, Caill et moi (Latour, 2001). Malgr le style dlibrment ludique, le texteprsente une critique ontologique, mthodologique et thoriquesrieuse de lANT. Rflchissant avec Marx et Mauss sur le statut des non-humains, jessaie de dialectiser la narrationactantielle de Latour en intgrant les rseaux dans une thorieenglobante des socits techno-capitalistes. Dans Pour une critique de lconomie bio-politique, le long texte douverture, je poursuis indirectement la critique de la sociologie de latraduction en essayant de dvelopper une thorie critique du bio-capitalisme contemporain. Tout en analysant le dveloppement destechno-sciences biologiques et cyberntiques qui brouillent ladistinction entre les rgions ontologiques de lhumain, de lanimalet de la machine, je critique les discours philosophiques no-nietzschens (Deleuze, Serres et Compagnie) qui accompa-gnent, annoncent et clbrent la fin de lhumain. La thse centrale de ce texte complexe et ambitieux est que le mondecontemporain est de plus en plus deleuzien : performatif et pragmatique, htrogne et machinique, hypercomplexe etchaosmotique, le techno-capitalisme innove, dconstruit etrvolutionne le monde. Dans le dernier texte, intitul Critique et Construction dans la nouvelle sociologie franaise, je compare et je contraste les sociologies de Bourdieu, Boltanski et Latour partir dune analyse des concepts de critique et de construction (ou de constitution) quils mettent en uvre. Allant lencontre des interprtations usuelles, je nopposecependant pas Boltanski et Latour Bourdieu, mais bien Bourdieu et Boltanski Latour.

    17Introduction la rvolution de la dconstruction

  • Ensemble, les trois textes runis dans ce livre dveloppent une critique dialectique de la sociologie de lassociation de Bruno Latour. Ce ntait pas prvu. chaque fois, je me suis laiss emporter par le talent provocateur de son auteur. En dpit de toutes mes critiques, je reste un sympathisant de lANT.Jadmire Latour, le thoricien, et je respecte Bruno, lhomme. Cest dailleurs pourquoi je tiens lui ddier ce livre.

    New Haven,septembre 2006.

    18 Complexits du posthumanisme

  • PREMIRE PARTIE

    Pour une critique

    de lconomie bio-politique

  • Philosophy is a long footnote at the bottom of a declaration,uttered with fear and trembling:

    Nous voici, nous les humains, nous les mortels!

    RICUR, 1989, p. 101.

  • Rvolutions et rifications

    LA DISCUSSION anime sur la globalisation (et sa mondialisa-tion) et la monte dun mouvement puissant anti-mondialisationpourraient bien tre les indicateurs du fait que les socits post-industrielles nocapitalistes sapprochent lentement mais srementdu seuil dun nouveau dcalage civilisationnel. Dans les vingt outrente annes venir, les socits de la couronne nord-Atlantiquesubiront une transformation de leurs bases matrielles etouvriront comme Gramsci lavait prvu (1971, p. 316 sqq.) unenouvelle poque de civilisation dans le capitalisme avanc. Cettenouvelle poque prolonge le capitalisme, lindustrialisme, lasurveillance et le consumrisme daujourdhui et radicalise certainsde ses dispositifs (accumulation de capital, centralisation dupouvoir, dmatrialisation de la production, individualisation de laconsommation, etc.), tout en se diffrenciant radicalement de cellequi a merg aprs la seconde guerre mondiale. Les contours decette techno-civilisation capitaliste base sur la connaissance sontencore vagues. Les sociologues qui analysent les transformationsglobales de la modernit tardive dans les domaines des sciencesconomiques, de la politique, de la technologie, de lcologie, de laloi, de la culture, de la guerre, etc., ne savent pas comment qualifierla forme nouvellement naissante de socit : modernit tardive(Giddens), troisime ge du capitalisme (Mandel), postfordisme(Coriat), postmoderne (Lyotard), post-industrielle (Bell), informa-tionnelle (Castells), programme (Touraine), liquide (Bauman), etdu risque (Beck) ont toutes t proposes comme tiquettes desnouveaux temps, mais mis part les termes de postmodernit, etson successeur, mondialisation, aucun deux na vraiment coll.

  • Peut-tre est-il encore trop tt et nest-ce que rtrospectivement,aprs le crpuscule, que les historiens pourront formuler lontologiede notre prsent. En attendant, lhomme proverbial de la rue sedemande quoi encore, quoi de plus pourra apporter le futur.Mme sil est un consommateur heureux et nest pas oppos au changement technologique, il est anxieux par rapport au futur. ses moments les plus philosophiques, il peut exprimer desplaintes au sujet de la destruction de la nature, de la commer-cialisation de la socit et du dclin spirituel de lhumanit.Spculant sur les cinquante ou cent annes venir, son pouse estpessimiste au sujet du futur et craint pour le futur de leurs enfantset petits-enfants. Que sera lhumain dans un, dix ou cent millionsdannes ? (Hottois, 2001, p. 35), va au-del de leur porte, bienque je suspecte que comme la plupart des personnes, notre couplene rponde comme Lord Keynes : la longue, nous serons tousmorts. ( In the long run, were all dead. )

    La mondialisationet le nouveau changement civilisationnel

    Mondialisation est un terme fourre-tout. Bien quil se rapporteprincipalement un changement global dchelle (Bayart,2004, p. 13) qui est indubitablement dclench par les restruc-turations du domaine conomique (unification des marchs descapitaux, libralisation du commerce mondial, internationalisationde la division de travail, diffusion globale du consumrisme,diminution des cots de transport et de communications, etc.), il estimportant de ne pas ramener la globalisation sa dimensionconomique et dadopter une approche interdisciplinaire qui peuttenir compte de lconomique aussi bien que des dimensions poli-tique, technologique, cologique, sociale, morale et culturelle de la compression de lespace-temps acclre dont nous sommestmoins aujourdhui (Vandenberghe, 1999a). Ce mot de ralliementde notre temps globalisation , se rapporte non seulement destransformations conomiques travers le monde, mais aussi laconjonction et lintgration des rvolutions conomique, num-rique et biotechnologique dans une seule et mme rvolution qui

    24 Complexits du posthumanisme

  • 1. Je laisserai de ct le terrorisme et les catastrophes nuclaires, induits ou non par des rseaux terroristes, et concentrerai mon attention sur les risques des techno-sciences en gnral et des biosciences en particulier. Jai lintention dexplorer les avances en bio- eten neurochimie, du Prozac et du Viagra au MDMA, une autre occasion. Pour uneexploration courageuse des risques imminents de destruction de masse permise par la connaissance travers lautorplication destructive en gntique, les nanotechnologieset la robotique, voir lexercice bien connu de mise en garde de Bill Joy (2000).

    dclenche un changement civilisationnel. Ensemble, ces trois rvo-lutions simultanes transforment radicalement les paramtres delexistence humaine et, non contrles, elles peuvent mme mettrela survie de lhumanit en danger (Guillebaud, 2001, p. 36-40) 1.

    Dabord, il y a, naturellement, la rvolution conomiquemondiale. Depuis la chute du mur de Berlin, le capitalisme estdevenu le seul jeu en ville. Ce nest pas la fin de lhistoire, maisavec la diffusion de lidologie nolibrale travers le globe, il ne semble y avoir aucune alternative au march et peine de limite ses oprations. Car les coulements du capital, de largent, desmarchandises, des services, des personnes, de linformation, destechnologies, des politiques, des ides, des images et des rgle-ments dpassent les tats-nations individuels et dissolvent leursfrontires, rduisant ainsi la puissance rgulatrice de ltat. Partout,ltat-providence est soumis aux attaques et la question demeure si,une fois que dtruit, il sera jamais reconstruit. La puissance deltat saffaiblit quand elle est la plus ncessaire pour domestiquerle capitalisme et pour retenir limmense puissance des entreprisestransnationales. Si ltat nest pas rorganis au sein dune fd-ration dtats cosmopolites qui puisse avec succs re-rguler lemarch, lconomie globale pourrait trs bien soumettre tous lesautres sous-systmes ses impratifs et transformer le monde en unsystme conomique unique et unifi du monde. Lconomie-monde de Braudel pourrait pointer lhorizon, pas comme systmerigide et bien intgr, mais comme rseau global. La deuximervolution est la rvolution numrique (cyber-rvolution). Les pre-miers ordinateurs ont t invents dans les annes quarante ; dansles annes quatre-vingt, les premiers ordinateurs individuels sontdevenus disponibles lusage bureautique et familial ; au cours des

    25Rvolutions et rifications

  • annes quatre-vingt-dix, pratiquement tous les bureaux en Occidentsont passs des machines crire aux ordinateurs ; aujourdhui, lecollgue occasionnel (comme Jean-Louis Laville) qui crit toujoursson texte la main est une exception. En 1990, Tim Berners-Lee ainvent le World Wide Web. De nos jours, pratiquement tout lemonde en Occident a accs Internet. Le globe-trotter naura pasbeaucoup de problme pour trouver un caf Internet nimporte oen Inde, en Chine ou au Mozambique, puissent les connexions treextrmement lentes. On estime que dici 2035 un milliard de per-sonnes seront en ligne travers le monde. Toutes les sphres de lavie sont progressivement intgres dans le cyber-monde. Lun aprslautre, lconomie, les finances, le commerce, la culture, la science,lducation, la communication, les loisirs et le plaisir deviennentvirtuels. La troisime rvolution, celle dont je parlerai dans cetessai, est la rvolution gntique ou la rvolution dans la biologiemolculaire et ses applications bio-industrielles. Les trois rvo-lutions ne sont pas sans liens. Elles agissent lune sur lautre,interfrent et se renforcent ; ensemble, elles rvolutionnent lessocits existantes et prparent leur entre dans une civilisationtechno-capitaliste. Le capitalisme, linformatique et les biosciencesne peuvent tre spars ; ensemble, ils forment un systme techno-industriel complexe et trs dynamique qui mine les conceptionstraditionnelles de lhumain. Pour la premire fois dans lhistoire,lvolution humaine peut tre acclre et oriente. Ceci peut treune bndiction mais peut galement mener au suicide delhumanit. La technologie en soi est innocente, comme le disaitfort justement Max Weber, mais le nocapitalisme ne lest pas 1.

    1. Le terme nolibralisme est problmatique. Cette idologie de boutiquiers tend introduire les logiques de comptitivit du march dans toutes les sphres de la vie et oubliede ce fait que lintroduction du libre march a, historiquement et politiquement, toujoursdpendu de ltat. Le march libre tait, selon le mot fameux de Polanyi, planifi depuisle dbut. Dailleurs, le virage imprialiste dans la politique amricaine et le retour lastimulation militaire de lconomie peuvent faire que lon se demande si ladjectif nolibralest encore adquat (Nederveen Pieterse, 2004). Quand le pouvoir hgmonique utilise lapuissance militaire pour imposer le libre march et la dmocratie, la main invisible dulibre march libre devient dans les faits un poing de fer. Pour souligner que le capitalismecontemporain enrle ltat comme lun de ses agents de la globalisation, jemploie le termede nocapitalisme (ou capitalisme no-mancunien) pour me rfrer toutes les transfor-mations et restructurations du capitalisme global.

    26 Complexits du posthumanisme

  • 1. Pour une histoire du concept de rification, voir mon article dans InternationalEncyclopaedia of the Social and Behavioral Sciences (Vandenberghe, 2001c).

    Incorpores et conduites par des logiques capitalistes daccumu-lation, les techno-sciences peuvent devenir dangereuses, voiremme mortelles, si elles ne sont pas maintenues sous contrle. Lathse que je voudrais dfendre dans cet essai est que la conjonctiondu capitalisme, de linformatique et de la gntique pourraitprparer le terrain la modification et la marchandisationtechnologique de la nature humaine et, de ce fait, un nouveaugenre de rification (Verdinglichung) que ni Marx ni Lukcsnavaient prvu quand ils ont cr ce concept 1. Le vieux concept de rification a t forg pour analyser la transformation de la puissance de travail en une marchandise et pour critiquer la dgradation des tres humains en des choses. Reformulant le concept de rification, Habermas la actualis dans les annesquatre-vingt pour tudier linvasion du monde vcu par la logiqueobjectivante du march et de ladministration. La colonisation dumonde vcu sape son infrastructure communicative et mne la diffusion gnralise dun comportement stratgique dans tousles domaines de la vie. La nouvelle rification va plus loin. Commeles techno-sciences dconstruisent scientifiquement et dpassenttechnologiquement les distinctions ontologiques entre lhumain,lanimal et la chose, la vie humaine elle-mme est objective,brevete, modifie et transforme en marchandise. Le no-capitalisme ne connat aucune limite part celles quil veuttransgresser et spcule sur la vie elle-mme. Les nouveauxdveloppements dans les biosciences et les tentatives de la techno-industrie pour transformer la vie elle-mme en marchandisemontrent que le nocapitalisme global colonise non seulement le monde vcu, mais quil cherche galement rifier et coloniserla vie mme dans lintrt du profit.

    Lancienne rification transformait les humains en choses. La nouvelle est plus radicale et brouille simplement les vieillesdistinctions ontologiques entre lhumain, lanimal et la chose. Leslignes sparant les entits devenant fluides, complexes et poreuses,

    27Rvolutions et rifications

  • les tres humains perdent leurs caractres distinctifs. Lagntique ne nous ramne-t-elle pas en arrire, en fait unecommunaut indiffrencie de lhumain et de lanimal ? Lessciences cognitives ne suggrent-elles pas lhypothse duncerveau-ordinateur ou dune intelligence artificielle possible etntablissent-elles pas de ce fait la proximit entre lhomme et lamachine ? La physique molculaire ne fait-elle pas le postulatfondamental de la continuit de la matire, matire vivante ethomme inclus ? (Guillebaud, 2001, p. 17.) Une fois lhumainrabattu lanimal et la nature leve lhumain, les distinctionsentre les rgions ontologiques sont voues disparatre. Rduite des gnes, des molcules et machines, toute chose peut tremlange et recombine dans un artefact vivant monstrueux quinest ni chair ni poisson.

    Avec Habermas (2001b, p. 51), nous pouvons distinguer troismanires de dtruire la civilisation. La premire est culturelle.Regardant en arrire la tradition de leur propre fabrication etrecherchant dsesprment un certain genre de stabilit, lesdiffrentes formes de fondamentalisme de lcologique authologique sont disposes payer le prix de la d-diffrentiation culturelle et structurelle des socits modernes pourobtenir une certaine scurit illusoire. La deuxime manire dedtruire la civilisation est systmique. Les socits modernespeuvent non seulement se dtruire par la d-diffrentiation, maisgalement par lexacerbation de la diffrenciation de ses sous-systmes. Systmatiquement dsaccouple des structures commu-nicatives du monde, la logique rifiante des sous-systmesconomiques, administratifs, lgaux, scientifiques et techno-logiques peut entrer dans le monde vcu, avec pour rsultat que les sujets commencent se comporter comme si ils et les autresdans leur environnement, taient eux-mmes un certain genre demini-systmes. Selon Luhmann, cela sest dj produit. Le futur se trouve derrire nous. Radicalisant la logique rifiante de ladeuxime manire de la destruction, la troisime voie (sic)concerne les risques dune modification et dune marchandisationtechnologiques de nature humaine elle-mme. Conduites en avant

    28 Complexits du posthumanisme

  • par la soif du bnfice, les avances techno-scientifiques dans lesbio-, cyber- et nano-industries contemporaines sapent solidementles limites morales de la production anthropique et ouvrent laperspective post-humaine de lbermensch, de la destructiontechnologique de lhumain par la modification et la marchan-disation gntique de nature humaine *.

    Pour comprendre la perspective de la destruction technologiquede lhumain, on pourrait suivre les renversements paradoxaux du principe de G. B. Vico du factum verum, qui fonde les scienceshumaines en tant que sciences hermneutiques, en principetechnologique de factibilit universelle (la Machenschaftde Heidegger). Dans une polmique indirecte avec la thorie deDescartes des ides innes, Vico indiquait dans sa Scienza nuovaque nous pouvons comprendre lhistoire parce que nous lavonsfaite 1. Cependant, nous ne pouvons pas comprendre la nature : seul Dieu, qui la faite, peut la comprendre. Sitt que le principe a t formul en 1744, Feuerbach et Marx lont reformul demanire crative. Nous avons fait Dieu ; donc, nous pouvons lecomprendre. La thologie se transforme ainsi en anthropologie. Et nous avons galement fait la nature, pas simplementlenvironnement urbain et la campagne, mais comme lcolefranaise dans les tudes sociales de la science nous la enseign,galement la nature en tant que telle, la nature telle quelle esttudie par les sciences naturelles. Lanthropologie se transformeainsi en technologie. Et maintenant que la technologie faitgalement lhumain, la boucle est boucle et la technologie

    29Rvolutions et rifications

    * NdT : lauteur emploie ici le terme de (com)modification of human nature , jeu demots intraduisible directement en franais.

    1. Dans un beau et clbre passage de sa Nouvelle Science, Vico a nonc de manirehardie sa thse du factum verum : Dans la nuit dune obscurit paisse qui enveloppe lesplus lointaines antiquits, si loigne de nous-mmes, l luit la lumire ternelle et jamaisvacillante dune vrit au-del de toute question : que le monde de la socit civile a tcertainement fait par les hommes, et que ses principes doivent, donc, tre trouvs dans lesmodifications de notre esprit humain. Celui qui rflchit sur ceci ne peut que smerveillersur le fait que les philosophes ont d bander toute leur nergie ltude du monde de lanature, que, puisque Dieu la faite, Lui seul connat : et quils ont d ngliger ltude dumonde des nations ou le monde civil, qui puisque les hommes lont fait, eux seuls pouvaientparvenir connatre. (Paragraphe 331, cit in Berlin, 1976, p. 27.)

  • retourne de nouveau la thologie. ce stade, tout est fait, maisrien nest vritablement laiss pour comprendre, part peut-tre lanon-culture du dsenchantement de la nature qui nous a amens l.

    Nouveaux ractionnaires, nouvelles idologies

    Dans cet essai je voudrais prsenter une analyse critique du post-humanisme dun point de vue humaniste. Les dvelop-pements contemporains dans les domaines des bio-, cyber- etnanotechnologies qui rinventent la nature et reconstruisentlhumain, ne seront pas accueillis ici comme la dernire avance du post-moderne qui extermine lhumain en dconstruisant le phallogo-anthropocentrisme de la pense occidentale, mais plutt comme un clou supplmentaire dans le cercueil de lhumanit. Ce que je prsente est une heuristique de la peur (Jonas, 1984, p. 385) au dbut du troisime millnaire. Sijextrapole et exagre lampleur du risque, cest uniquement pour des raisons stratgiques, et non parce que je crois que, aprs la fin de Dieu, de la philosophie, de lhistoire, des grands rcits, de lart, de la nature, etc., nous avons dj atteint la fin delHomme, bien que si nous ny prenons garde, la fin pourrait treproche. Mon catastrophisme nest pas naf, mais comme celui de Dupuy (2002), il est clair, rflchi et relativement contrl. Je rclame la prudence, pas le dsespoir. De mme, si jadopte uneposture conservatrice dans les sujets pistmo-ontologiques etessaye, sans pudeur, de rhabiliter lhumanisme un termeemploy pour signifier tout ce qui est mauvais dans la thorisation traditionnelle : universalisme, rationalisme etessentialisme (Stavro-Pearce, 1994, p. 217) cest seulementpour des raisons morales et politiques. Je tiens conserver la position normative qui est ncessaire pour critiquer la mar-chandisation universelle et pour combattre politiquement lesnouvelles rifications de notre temps. Que le radicalismepistmologique de la dconstruction finisse par la dconstructionna finalement rien que de logique, mais que malgr toutes sesintentions, dclarations et gesticulations, il accompagne la destruction crative du monde par les entrepreneurs globaux

    30 Complexits du posthumanisme

  • 1. Le post-modernisme tait cens ouvrir de nouvelles manires de penser. Ce dont noussommes tmoins, cependant, vingt ans aprs son commencement, cest le retour et lertablissement de toutes sortes de vieilles choses : la religion (le catholicisme pour Vattimo,le judasme pour Derrida), lthique (de la proximit pour Levinas et de lhospitalit pourDerrida), la mtaphysique (du processus pour Stengers et de la complexit pour de Landa) et mme la politique rvolutionnaire (voir Zizek propos de Lnine, oublier Mouffe proposde Carl Schmitt).

    * NdT : en franais dans le texte.

    daujourdhui comme sa bande sonore, cela est plus inquitant 1. Ce dont nous avons besoin aprs le postmodernisme et ladconstruction, cest de critique et de reconstruction.

    En France et ailleurs, un vitalisme amlior se rpand dsor-mais comme un virus au sein du milieu universitaire et au-del. Il attire les plus radicaux des tudiants et, depuis peu, le Deleuzeapolitique qui na jamais voyag, est mme devenu le hros desfractions anarcho-communistes nomades du mouvement anti-mondialisation. La pense 68 *, le vieux structuralisme des annessoixante, est maintenant dfinitivement pass *. Les structures sontdmodes, les rseaux et les rhizomes sont in. Alors que lesrelations structurelles entre les positions qui composent le systmesont mises en veille, les relations intersubjectives entre les acteursqui forment les rseaux deviennent prominentes dans les discoursintellectuels. De la mme manire que les marchs sont opposs ltat, les rseaux sont lancs contre les structures et introduitsdans les systmes afin de les rendre plus fluides et flexibles, plusagiles et subtiles, mieux adapts pour la survie dans un environ-nement marchand rapidement changeant. Bourdieu, Lacan,Foucault sont morts ; seul Lvi-Strauss est vivant, tandis que le fossoyeur no-kantien du structuralisme devient ministre delducation sous un gouvernement de droite. Quant aux vieuxrvolutionnaires du temps jadis, ils ont maintenant devenus les nouveaux ractionnaires (pour citer le titre dun pamphlet succs ; cf. Lindenberg, 2001). Je nentrerai pas dans une tellepolmique bon march. Au lieu dune polmique, je proposerai une critique idologique de la nouvelle Lebensphilosophie tellequelle est exprime chez bon nombre de thoriciens post-

    31Rvolutions et rifications

  • humanistes de la complexit, de la connectivit, de la non-linarit,de la fluidit, etc., qui considrent lopposition entre lhumain et le non-humain comme une autre distinction superflue qui a besoindtre philosophiquement, scientifiquement et technologiquementdconstruite. Je ne dirai pas que les no-vitalistes daujourdhuisont des ractionnaires. En tant que tels, ils ne le sont pas, maisdans la mesure o la fascination contemporaine pour le rseausaccorde si bien avec la politique no-capitaliste de flexibilisationmondiale, ils trouvent une oreille attentive chez les socitaires et lesnouveaux actionnaires. partir dun regard critique sur Deleuze,Serres, Simondon et autres post-humanistes qui ont inspir laformulation sminale de la thorie des acteurs en rseaux de Latouret Callon, je prsenterai la fascination pour les rseaux et lesrhizomes comme une rtiologie (Musso, 2003, p. 233 et 326),cest--dire comme une idologie des rseaux pour la classedirigeante transnationale en train dmerger 1. Regardant lesphilosophies et sociologies post-humanistes de la technologie sur lefonds des dveloppements contemporains des biosciences, de labiologie molculaire et de la gntique en particulier, je les verraicomme les expressions idologiques de la logique culturelle duno-capitalisme et je les utiliserai comme un tremplin pour dve-lopper une critique no-marxiste de lconomie bio-politique.

    Dans les considrations intempestives sur la dconstructiondes catgories de lhumain et du non-humain par les thories post-humanistes et les pratiques du capitalisme tardif qui suivent, cestle mode thorique-critique, et parfois polmique, de la prsentationdes ides qui a t choisi. Cet essai est divis en quatre parties. Lapremire est plutt pistmologique et traite des concepts de natureet de culture. Mappuyant sur les travaux du ralisme critique et de la phnomnologie transcendantale, jessaie dy dessiner lescontours dune phnomnologie raliste de la nature humaine,animale et spirituelle. Cette phnomnologie de la nature ne forme,cependant, que le fondement partir duquel lanalyse critique

    32 Complexits du posthumanisme

    1. Herms, dieu des messagers, des carrefours et des rseaux est aussi le dieu desmarchands et celui des voleurs !

  • du brouillage exprimental des ontologies rgionales quicaractrise le post-humanisme seffectuera. Dans la deuximepartie, jintroduirai les principales thses du post-humanisme travers une analyse de la co-volution de la technologie et delhumanit. Que les tres humains extriorisent leurs organes dansla technologie et que lorganisme artificiel modifie son tour la composition des tres humains est le trait fondamental qui sous-tend les philosophies post-humanistes de la technologie. De faonplus dtaille, jtudierai les travaux dAndr Leroi-Gourhan,Gilles Deleuze et Flix Guattari, Michel Serres et GilbertSimondon. Dans la troisime partie, qui est plus sociologique, jeconnecterai le post-humanisme au no-capitalisme et javanceraique ce dernier est, dans leffet si ce nest dans lintention,deleuzien. Comme rseau de rseaux, il est rhizomatique, flexible,chaosmotique, en volution, en expansion. Dans lesprit ngativistequi caractrise les travaux de lcole de Francfort, je montrerai, viaune analyse du gouvernement du moi, de la marchandisation de la culture et de la modification de la nature, comment le capitalismecontemporain, non seulement colonise le monde vcu, mais encorela vie elle-mme. Finalement, dans la dernire partie, je reprendraila question de la nature, mais dans une perspective plus normative,et je conclurai par un appel lthique : Au lieu de changer lanature, ne devrions-nous pas plutt changer la culture ? Pouvons-nous reconstruire et rinventer la nature comme une conventionmorale qui tienne la technologie en chec ?

    33Rvolutions et rifications

  • La nature de la culture

    CE QUIL Y A de bien avec la culture, cest quelle estdmocratique. Il y en a pour tout le monde et chacun en possde une. Les Bororos, les Mkos, les Katchins, les Nuers et les Talibans en ont, ainsi que IBM, McDonalds etLHarmattan. La culture est devenue un phnomne mondial. Avec Marylin Strathern (1995), on peut largir la perception euro-amricaine du rle omniprsent de la culture dans les affaires humaines, qui est propre lanthropologie culturelle, aux tudes post-coloniales et aux tudes culturelles (culturalstudies), presque tous les contextes et pratiquement tous lesniveaux des interactions humaines. Dans la mesure o lanthro-pologie place les choses dans des contextes, elle conoit la culture la fois soit comme une machine analytique qui cre des diffrences incommensurables, soit comme une machinesynthtique qui fournit un cadre comparatif qui rend les diffrencescommensurables.

    La culture de la modernit

    En voyageant dans des pays exotiques et en revenant dans leurs foyers et leurs universits, les anthropologues importent des cultures et exportent de la culture. La culture peut ainsi tre partout dans les rues et les universits, mais galement sur les rayons de votre supermarch local , il nen demeure pas moins que cette double conception de laculture comme plurale tantum singulier est en lui-mme plutt

  • singulier 1 ! Cest une invention europenne, assez rcentedailleurs. Comme concept philosophique, elle est apparue enAllemagne, au XVIIIe sicle, en raction romantique luniver-salisme des Lumires. Comme son pendant, la nature, et commelalination qui thmatise dialectiquement la dgradation onto-logique de la culture en (seconde) nature, la culture est, comme la remarqu Raymond Williams (1976, p. 76), lun des deux ou trois mots les plus compliqus de la langue .

    Dans les langues europennes, le mot culture est utilis dans au moins trois sens diffrents : un sens plus philosophique, un sens anthropologique, et un sens commun (Schndelbach, 2000,p. 10-19) 2. Oppose la nature (phusis en grec, en rfrence cequi crot par soi-mme et existe indpendamment des humains Aristote, Physique, I, 1), la culture au sens large se rfre, avanttout, tout ce qui a t cr par les humains et qui est transmis etreproduit socialement. La culture pourrait-on dire, est tout ce quiest humain, tout ce qui est produit par les humains et qui ne peuttre compris en soi. Sans les humains, il ny a pas de culture, maissans culture il ny a pas non plus dhumains, car les tres humainssont par nature des tres culturels. La culture, dans ce sensenglobant, se rfre la totalit des productions humaines quiproduisent les tres humains.

    1. Les interconnexions entre la singularit et la pluralit de la culture (la culture comme la fois singulare tantum et plurale tantum) sont de nature mrographique . La culture peutfaire partie des diffrents systmes qui sont, de manire interne, relis les uns aux autres via desrelations partie-tout qui peuvent tre dcrites diffremment partir dangles varis et ensuitetre re-dcrites comme quelque chose dautre (Strathern, 1991). En suivant les connexions eten dplaant les perspectives dapproche des connexions, de sorte que ce qui est vu comme une partie puisse galement tre vu comme un tout dont il fait partie, nous pouvons retourner lexemple de la culture et dire avec Marilyn Strathern, dont le travail a inspir mon approchede la culture : La culture appartient au domaine de lactivit humaine, et en ce sens elle enfait partie de manire universelle ; mais en tant quide, elle peut galement tre dfinie commela construction spcifique dune re spcifique et est donc (et rciproquement) galement une partie dune culture particulire un moment donn. (Strathern, 1992a, p. 73.)

    2. Cette classification est bien entendu une simplification. Les anthropologues se souviendront sans aucun doute que Kroeber et Kluckhohn avaient dj collect 164dfinitions de la culture en 1952, alors que la discipline semi-autonome des tudes culturellestait encore inventer et que les Anthropological Abstracts navaient pas le format surdi-mensionn dun annuaire tlphonique.

    36 Complexits du posthumanisme

  • En allant de la culture au singulier vers les cultures au pluriel, nous arrivons au deuxime sens : la culture commeexpression et manation symbolique de l me dunecollectivit, qui diffrencie cette collectivit des autres collec-tivits et dtermine lensemble de leur style de vie, de lanaissance au tombeau, du matin au soir et mme durant lesommeil , comme le dit si bien le pote T. S. Eliot (1948, p. 31).Les cultures babylonienne, gyptienne, hindoue, arabe, chinoise,europenne et, pourquoi pas, lilloise, kwakiutl et omaha,reprsentent autant de cultures, autant de faons diffrentes de crer le monde, autant de styles de vie. Pensant la culturefranaise, on peut considrer Jeanne dArc, le 14 Juillet, le Tour de France et la tour Eiffel, le roquefort et le camembert, le pinard, la baguette et le champagne, les danseuses de prairie, le canard lorange et Le Canard enchan, la cathdrale Notre-Dame et les bateaux-mouches, Le Petit Prince, Coluche et le principe de la lacit comme des manations typiques de lme franaise. Au sein de chaque culture, dont la culturefranaise ne reprsente quun exemple provincial parmi tantdautres, la culture peut, troisimement, se rfrer un sous-systme social, diffrenci des autres sous-systmes, tels que lessystmes politique, conomique et juridique, qui est lui-mmedifrenci en plusieurs champs et sous-champs de la productionculturelle, des muses aux arts et la littrature, de la bandedessine la haute couture, pour ne citer que quelques-uns de ceux que Bourdieu a apprhends. La culture au singulier, commeoppose et pourtant insparable de la nature, nexiste quau pluriel. La conception de la culture comme plurare tantum, comme une culture parmi tant dautres et comme sous-systme du systme social, est typiquement moderne. Hrodote, Protagoras et dautres sophistes taient tout fait conscients de lexistencedautres cultures mais ils demeuraient nanmoins ethno-centriques et concevaient les non-Grecs comme des barbares,dpourvus de culture. Bien que les cultures modernes aient t enclines exclure l Autre , pour ne pas dire plus, elles ont galement t capables et ont eu la volont de se considrerelles-mmes comme barbares et de questionner leur propre

    37La nature de la culture

  • supriorit 1. quel point la socit occidentale sesthistoriquement constitue travers le dni de lautre etloppression violente de peuples entiers est indiscutable etaujourdhui de plus en plus document. De mme pour le processuspar lequel elle a commenc questionner ces exclusions et souvrir la possibilit que ces autres aient t exclus de faonillgitime. (Soper, 1995, p. 66.) Dans la modernit, la reconnais-sance de cultures autres que la sienne et la comprhension de sa propre culture comme tant une culture parmi dautres sont des processus corrlatifs qui provoquent la rflexivit de la cultureen tant que telle. Sil y a culture, cest avant tout entre ceux qui ne partagent pas la mme culture.

    Adopter lattitude de lautre exotique, voir sa propre culture travers les yeux de la culture de lautre, conduit non seulement la relativisation de sa propre culture et une ouvertureconcomitante aux autre cultures dans et travers une fusion[progressive] des horizons , comme dit Gadamer, mais galement,et peut-tre de manire plus intressante, une objectivisationmthodologique de soi qui spare et rend ainsi lobservateur plus conscient de sa propre culture. Cette auto-alinationmthodologique pave le chemin dune hermneutique critiquecapable de rvler et de rendre conscientes les formes symboliquesprofondes culturellement et historiquement dtermines quiprstructurent notre vision du monde et de nous-mme, et rendentpossible notre tre-au-monde (Kgler, 1992). En tout cas, la prisede conscience et lacceptation de multiples cultures induisent des processus rflexifs dauto-relativisation culturelle et dauto-objectivisation qui rendent conscients de la culture en tant que telle et, partant, de la nature en tant que telle. Cette mergencerflexive de la distinction entre la nature et la culture est unvnement culturel qui fait date. Il fonde les sciences humaines en gnral et lanthropologie en particulier, ou au moins cette

    1. Comme disait Lvi-Strauss (1952, p. 22) : Le barbare est dabord lhomme qui croit la barbarie.

    38 Complexits du posthumanisme

  • 1. Parlant au nom de lcole amricaine danthropologie culturelle, Robert Lowieproclamait en 1917 que la culture est, de fait, le seul et unique objet dtude delethnologie, comme la conscience est lobjet dtude de la psychologie, la vie de la biologieet llectricit une branche de la physique (cit in Kuper, 1999, p. ix). Dans lanthropologieeuropenne, la culture nest pas oppose la socit mais considre comme un aspect de la socit : le culturel est le social vu partir dune autre perspective, pas une entitanalytique distincte.

    2. Malheureusement, lhistoire des ides ne confirme pas la thse de la co-originalit des concepts de nature et de culture. Le concept de nature, en tant que mcanisme causalinanim, est li la rvolution scientifique des XVIe et XVIIe sicles, qui est elle-mme lie lmergence du capitalisme dentreprise. Le concept de culture arrive plus tard, auxXVIIe et XVIIIe sicles, et est li lexpansion coloniale des grandes puissances. Ici, je ne mintresse pas tant, cependant, une gnalogie wbrienne de la modernit qu une analyse socio-pistmologique des conditions de possibilit de lanthropologie. Pour une tentative similaire de rendre compte de lmergence de la sociologie, cf. Vandenberghe,1997-1998, tome I, p. 9-24.

    branche de lanthropologie qui se dfinit elle-mme par lasubstance de son sujet et procde par une analyse comparative de la culture 1.

    Bien que les cultures prmodernes et modernes soient de lamme manire prises dans les filets symboliques quelles ontelles-mmes tisss (Cassirer Geertz), la diffrence entre nous et eux est que nous sommes capables de rflexi-vit et savons que nous tissons les fils de la ralit tandis qu ils ne savent pas ce quils font, tout du moins pas cemtaniveau. Les cultures modernes sont par dfinition des cultures rflexives. Ceux qui y vivent ne vivent pas simplementdans des mondes culturels comme des poissons dans leau, mais ils savent quils sont des poissons dans leau. Ils ne savent passeulement que le monde dans lequel ils vivent est leur propreproduit, ils savent galement que cest un monde contingent et conventionnel qui pourrait tre diffrent et qui est susceptible de changer. Pour autant que cette conscience de soi des culturesprocde de et prsuppose une dmarcation de la nature (phusis),nous pouvons prsumer que les concepts de nature et de culturesont co-originaux (Schndelbach, 2000, p. 16) et quils sontconstitutifs lun de lautre 2. En effet, si nous suivons les historiensspculatifs, de Hegel Castoriadis et Gauchet en passant parCassirer, et si nous relions la d-diffrentiation de la nature et

    39La nature de la culture

  • de la culture la transition du mythos au logos qui marquelavnement de lhumanit elle-mme, nous pouvons voir que lmergence du concept de nature est elle-mme un moment du dsenchantement du monde naturel et lavnement de lamodernit. La nature nadvient comme domaine autonome quelorsquelle nest plus conue comme un jardin magique , remplide dmons, desprits et autres anthropomorphismes, maisobjective comme un mcanisme [impersonnel] soumis aux loisde la causalit (Weber, 1922, p. 564). Cette objectivisationscientifique de la nature est insparable de la dnaturalisationprogressive de la culture. vrai dire, lobjectivisation de la natureest elle-mme un stade important du grand discours wbrien sur la rationalisation de la culture et de la socit qui caractriselavnement historique mondial de la modernit. Dans lamodernit, la culture nest plus aline comme une secondenature , cre et institue par le doigt de Dieu, mais elle estdmystifie et reconnue comme un produit humain part entire.Conue comme un nomos, la culture apparat lesprit modernecomme un ordre conventionnel de la ralit qui est par principetransformable par les humains. A contrario des culturesprmodernes qui ferment leur potentiel cratif en posant unefondation mtasociale ou divine leur propre constitution, lescultures modernes sont parfaitement rflexives et autonomes. Ellesse donnent leurs propres lois, elles sont en mesure de comprendreles processus culturels des institutions imaginaires qui lesconstituent en tant quinstitutions historiques socioculturelles. Il estvrai que histoire et culture ont toujours exist, mais ce nest quausein des socits modernes quelles existent sous la forme rflexivede l historicit et de la culturicit (pour crer un nouveauterme).

    Cependant, la diffrence entre la nature et la culture nest pas compltement inconnue des cultures prmodernes. Selon Lvi-Strauss (1968), cette distinction est aussi universelle que letabou de linceste. Toutes les cultures font une dmarcation entrenature et culture, sauvage et domestique, le cru et le cuit, mme sileurs dmarcations ne correspondent pas ncessairement aux ntres

    40 Complexits du posthumanisme

  • 1. Jack Goody conteste luniversalit de la distinction entre nature et culture, mais en la contestant, il affirme son artificialit comme tant notre particularit ethnocentrique : La division entre nature et culture est dune certaine faon plutt artificielle. Je diraismme quil ny a pas un tel couple dans aucune des deux langues africaines que je connaisse(lodagaa et gonja). Bien quil y ait une certaine opposition entre brousse et maison,cultiv et inculte, il ny a rien qui corresponde la dichotomie hautement abstraite et plutt XVIIIe sicle qui est courante dans les cercles intellectuels europens. (Goody, citin Horigan, 1988, p. 40 sq.)

    (Strathern, 1980) 1. Mais, dans la mesure o les cultures prmo-dernes manquent de rflexivit et ne sont pas au fait de la distinc-tion elle-mme, nous pouvons paraphraser Bruno Latour (1991) etconclure avec quelque ironie qu elles nont jamais t modernes .

    Vers une phnomnologie raliste de la nature

    Ce qui est en question dans les dbats contemporains sur la nature qui opposent le ralisme naturaliste des cologistes et le constructivisme culturaliste des fministes de la troisimevague (Soper, 1995), nest pas la distinction nature-culture elle-mme, mais la manire dont on doit leffecuer et si on doit la conceptualiser comme une distinction de genre ou de degr.Pensons-nous une distinction absolue entre les rgionsontologiques du monde matriel des choses et du monde cultureldes humains, ou devrions-nous plutt les concevoir comme des rgions typologiques ? Devrions-nous penser une oppositionentre des domaines absolus, ou plutt un continuum au sein duquel aucune distinction claire et nette ne pourrait tredessine entre nature et culture, entre les choses et les humains ?Ou devrions-nous, peut-tre, suivre la radicalisation dupostmodernisme-devenu-posthumanisme et ignorer la distinctionen tant que telle, mlant joyeusement les humains et les non-humains dans un rseau htrogne ?

    Une thorie raliste de la nature

    Dans une tentative pour rpondre ces questions philo-sophiques, il faut le reconnatre, difficiles et afin de dpasser

    41La nature de la culture

  • limpasse de lopposition entre les naturalistes et les cultura-listes, je chercherai appui et inspiration dans le ralisme critique de Roy Bhaskar. Avec Bhaskar et le mouvement raliste, jecommencerai par introduire la distinction entre les dimensions transitive (ou pistmique) et intransitive (ou ontologique)de la connaissance (Bhaskar, 1978, p. 17). Appliqu la nature, le principe de la non-transitivit existentielle des objets de connais-sance pose simplement que la nature existe indpendamment des observations et des descriptions que nous en faisons. Si tous les tres humains disparaissaient dun coup, on peut penser que la nature existerait encore. Le principe de la transitivit historico-sociale de la connaissance des objets reconnat que la nature ne peuttre connue que sous certaines descriptions et que celles-ci sontsocialement et historiquement variables.

    Lintrt de cette distinction plutt scolastique est quellepermet de saisir l erreur pistmique (epistemic fallacy) qui,assumant que les noncs sur ltre qui peuvent tre rduits desnoncs sur la connaissance, conclut faussement que du fait que lanature ne peut tre connue qu partir de certaines descriptions, cesdescriptions constituent la nature (sans guillemets). Gauchie en nature , la nature devient culture, tandis que lexistenceintransitive ou extra-discursive de la nature est purement etsimplement lide. Le signifiant nature construit avec brio la nature ; la fin le signifi est diffr et le rfrent extermin par le discours. Pour contrer les assertions d-ontologiques duconstructivisme radical et ramener ses praticiens la raison (et au sens commun), on devrait, nanmoins, prendre le risque dtrepdant et leur rappeler les leons lmentaires de lpistmologieraliste. Mme si les objets ne peuvent nous tre connus que par certaines descriptions, on nen est nanmoins pas autoris conclure que les descriptions actuelles construisent les objetsmmes. Rgis Debray (1998, p. 267), le fondateur autoproclam de la mdiologie , a pertinemment remarqu que du fait que lemonde onjectif nest pas sparable des reprsentations pratiquesquune socit sen fait, il ne sensuit pas quune socit puisseproduire toutes ses rfrences objectives. De ce que la carte

    42 Complexits du posthumanisme

  • 1. Pour une documentation sur quelques controverses cartographiques (la controverse de la projection de Peters, la carte de Vinland, etc.) qui montrent comment on peut mentir avec des cartes et comment les cartes continuent la politique sur le papier, cf. Monmonier, 1995.

    2. Aprs tout, la fameuse assertion de Derrida selon laquelle nous ne sortons jamais des discours et des textes ( Il ny a pas dhors texte ) nest pas cense nier quil crit son texte avec un crayon sur une feuille de papier, quil est arriv son bureau en mtro et quil a achet Le Monde en sortant de la Maison de lHomme. linverse, ma critique de la dconstruction culturelle de la nature na pas pour but de nier que les textes peuventchanger la nature. Lexemple de la Socit Shakespeare du Connecticut qui a importdAngleterre tous les oiseaux qui apparaissent dans les textes du grand pote pour les librerprouve que la culture peut littralement changer la nature. Plus gnralement, mais de faonmoins littraire, la culture transpire dans la nature et aide effectivement construire de la mme manire que les indications de larchitecte dirigent les excutions des btisseursde maisons.

    contribue la formation du territoire, il ne se dduit pas quunterritoire est linvention des cartographes . De fait, mme si lacartographie et ltablissement de cartes donnent des exemples dela faon dont les espaces sont rendus prsentables et re-prsentablessur des cartes, des graphiques, des images et autres dispositifsdinscription de sorte quils soient ouverts de prochaines explo-rations, spcifications, ventes, contrats, exploitations ou tout autreforme de gouvernement (Rose, 1999b, p. 30-37), la dfti-chisation de la carte ne devrait pas effacer le territoire. Pour tayerses arguments politiques, elle devrait plutt reconnatre lexistencedun substrat cartographiable et analyser comment les techniquesde cartographie construisent un espace politique de gouvernementen le dlimitant et en dcoupant les entits (pays, tats,populations, circonscriptions lectorales) 1.

    Une fois que lexistence indpendante et extra-discursive de la nature est reconnue et accepte, nous pouvons concder au constructiviste quil ny a, et quil ne peut y avoir, aucunerfrence la nature qui soit indpendante du discours sauf dans le discours 2. condition que nous ninterprtions pas la mdiation discursive et la construction de la nature comme nature ( Natur fr uns ) comme une licence pistmologique leffacement de la nature ( Natur an sich ), nous pouvons mmeaccepter la thse la plus provocatrice de Judith Butler, selon

    43La nature de la culture

  • laquelle la construction du sexe comme ce qui est radicalementnon construit (Butler, 1990, p. 7) est elle-mme une constructiondiscursive. Le sexe est en effet construit comme prdiscursif,comme nature, antrieur la culture, mais de fait travers lediscours. Les discours sur les corps et les corps du discourssentrecroisent dans et travers des pratiques ritratives et cita-tionnelles qui construisent ce qui apparat comme un extrieur non construit (Vaugrand, 2002). tant donn que cet extrieur nest pas un extrieur absolu, un ici ontologique qui dpasse oucontre les frontires du discours , mais un extrieur constitutifqui ne peut tre pens sil peut ltre quen relation avec cediscours (Butler, 1993, p. 8), le corps nimporte pas vraimentpour Butler, sauf, bien entendu, comme corps non marqu qui rendpossible la distinction culturelle entre la nature et la culture, le sexeet le genre 1. Qui plus est, pour viter toute autre fausse consi-dration, on doit galement insister sur le fait que la distinctionentre les dimensions transitives et intransitives de la connaissancena pas pour objet de nier la construction sociale de la nature ni sadestruction sociale dailleurs. La conception raliste de la naturena pour autre but que de poser en principe lexistence dun substratnaturel dans le monde physique qui est toujours dj prsuppospar les sciences naturelles et qui fonctionne comme condition trans-cendantale des formes possibles de lintervention humaine sur lanature, de celle de lingnieur ou du transsexuel celle du potelyrique ou du sociologue des sciences. Avec Kate Soper (1995,p. 155-160), nous pouvons de fait distinguer entre le conceptraliste ou profond et le concept construit ou de surface denature. Le dernier est utilis en rfrence la nature empirique,entendue comme ensemble de traits habituellement observables etde formes directement tangibles dans lenvironnement, en loccur-rence la faune et la flore, la campagne, les paysages, la nature que

    1. Judith Butler est connue comme thoricienne du transsexualisme. Mais, dans lamesure o lon peut peine trouver une quelconque rfrence dans ses textes aux injectionsde silicone, la chirurgie esthtique ou tout autre pratique matrielle qui subvertit le caractre naturel des distinctions entre les sexes, on pourrait aussi bien dire que sa thoriedu transsexualisme est vraiment une thorie du transtexualisme. Toujours envelopp dans le langage, le corps est aussi impntrable que la chose-en-soi de Kant.

    44 Complexits du posthumanisme

  • nous avons dtruite et pollue et qui doit tre conserve etprserve (Soper, 1995, p. 156). Comme objet de la destructionhumaine ou de la valorisation humaine, la nature est toujours uneconstruction humaine.

    Sous rserve que nous distinguions entre la nature profonde et superficielle, nous pouvons aisment accepter la thse de Beck et Giddens de la fin de la nature . Les sociologues et lesanthropologues des sciences ont montr de faon convaincante, au cours de la dernire dcennie, que la nature sur laquelle les scientifiques travaillent dans les laboratoires, les cerveaux de rats quils coupent en lamelles, les gnes quils manipulent, sont effectivement et littralement des constructions sociales(Latour et Woolgar, 1978). Et tel est le paysage que nous admirons.La nature et la campagne que nous aimons et que nous traversonsen voiture le dimanche aprs-midi est pour majeure partie unpaysage culturel. Dans la campagne, la nature est principalementagricole, et le plus souvent, la pure nature que nous dsironsardemment est une nature qui a t artificiellement reconstruitecomme nature par des bulldozers (Keulartz, 1998). Finalement, et plus finement, nous pouvons galement indiquer que pour voir une tendue de nature en tant que paysage, nous devons la composer, la voir et la constituer catgoriquement commepaysage (Trom, 2001).

    Ontologies rgionales

    Pouvons-nous concevoir la nature comme quelque chose quiexiste indpendamment de la culture et, en mme temps, commequelque chose qui est toujours subsum la culture ? Pouvons-nouscombiner lintuition que la distinction nature-culture est universelleavec le fait que toutes les cultures ne la dessinent pas de la mmemanire ? Pour rpondre cette question, dplaons-nous du ra-lisme transcendantal de Roy Bhaskar vers la phnomnologietranscendantale dEdmund Husserl. Bien que lidalisme dHusserlpuisse demble sembler incompatible avec le matrialisme deBhaskar, on devra nanmoins se souvenir que lun et lautre sont

    45La nature de la culture

  • concerns par une investigation transcendantale des conditions depossibilit de la connaissance. En prenant les pratiques pist-miques des scientifiques de la nature pour point de dpart de larecherche pistmologique, Husserl et Bhaskar essaient chacun sa manire de rpondre la question kantienne : Comment lanature est-elle possible ? , en rvlant les conditions a priori de laconnaissance. Si Bhaskar dmontre que les sciences naturelles pr-supposent, toujours dj et ncessairement, lexistence intransitivede la nature comme un fait non controversable, Husserl insiste poursa part sur le fait que cette nature ne peut tre saisie que si elle estcatgoriquement constitue comme nature (dun certain genre)dans et travers les pratiques pistmiques des scientifiques 1. Enproposant une thorie, ou encore mieux : une mthode pour dcrireet analyser la merveilleuse corrlation entre lobjet de la connais-sance et le phnomne de la connaissance (Husserl, 1958, p. 12),cest--dire lobjet tel quil apparat la conscience, Husserl va plusloin que Bhaskar 2. la diffrence de Bhaskar, il ne montre passeulement que la connaissance de la nature prsuppose ncessai-rement quil y a de fait quelque chose comme la nature dehors (la nature comme objet transcendant de connaissance), mais ilanalyse galement en dtail comment cette nature peut tre saisiecomme nature (dun certain genre), cest--dire comment les acti-vits pistmiques des sujets constituent la nature comme un objetintentionnel dun certain genre (la nature comme phnomne ou

    1. Avec Kern (1962), nous pouvons distinguer trois manires dexplorer le continentinfini de la phnomnologie que Husserl a ouvert lanalyse, nommment la voiecartsienne, la voie de la psychologie de lintention et la voie ontologique. La dernire estcelle qui mintresse : elle nannihile pas le monde comme objet, mais le considre commeun index pour lanalyse de la constitution du monde en tant que phnomne. Quand on entreen phnomnologie par la voie ontologique, limpasse du moi transcendantal est vite.Alors le ralisme de Bhaskar et la phnomnologie dHusserl deviennent compatibles. Onpeut ainsi aussi bien dcrire la voie ontologique de la phnomnologie comme une voiephnomnologique vers lontologie.

    2. La mthode en question est celle que lon appelle rduction transcendantale qui met entre parenthses le monde rel de faon analyser rflexivement les activitsconstitutives de lesprit. En suspendant temporairement la question ontologique delexistence du monde en dehors , ce dernier nest plus trait comme une ressource maiscomme un sujet (topic) en tant que tel. Aprs analyse, le monde nest pas seulemententirement repris mais encore tout fait compris dans son objectivit comme le corrlatintentionnel des actes pistmiques de ses habitants.

    46 Complexits du posthumanisme

  • 1. Je mintressais uniquement ltablissement dune diffrence ontologique entre le monde naturel et le monde social, pas celle entre le monde animal et le monde humain.Les humains sont des animaux. Selon les dernires estimations publies dans les Proceedingsof the American Academy of Sciences du 19 mai 2003, nous partageons 99,4 % de nos gnesavec les chimpanzs (et 52 % avec les pommes de terre et 48 % avec les bananes). Sur cettebase, les scientifiques amricains ont rcemment propos de reclassifier le chimpanzcomme Homo (Pan) Troglodytes et le bonobo comme Homo (Pan) Paniscus. Si Peter Singerdevait utiliser largument gntique pour tendre charitablement les droits de lhomme nosfrres et surs des forts et a fortiori ceux qui sont dans les zoos, je ny serais pas oppos.Je saluerais cela comme un geste particulirement humain.

    objet immanent de connaissance). En offrant une mthode pourdcrire dans le moindre dtail comment lesprit peut saisir quelquechose qui existe hors de lesprit en le constituant lintrieur delesprit comme un objet dun certain genre, il rsout ainsi le pro-blme pistmologique que Bhaskar nglige. linverse, en insis-tant sur les proprits intransitives ou transcendantes des objets deconnaissance, Bhaskar peut offrir un index ou un guide transcen-dantal pour les activits constitutives de lesprit qui agisse commegarde-fou ontologique qui doit garantir que lesprit ne constitue paslobjet de connaissance comme il lentend mais quil prenne encompte les proprits essentielles des objets de connaissance. Ceque je veux suggrer, cest quune lecture croise de Husserl etBhaskar montre la voie dune phnomnologie raliste de la naturequi soit en mesure de dcrire et rendre compte de la corrlationentre lobjet et le phnomne de connaissance.

    Dans un prcdent article, qui constitue maintenant la deuximepartie du prsent ouvrage, japprochais lanalyse complexe hus-serlienne des structures de la constitution du monde matriel (le monde-chose) et du monde spirituel (le monde humain) pourcontester la confusion ontologique des choses et des humains quiest devenue la marque de fabrique de la thorie des acteurs enrseaux 1. En retournant vers les choses elles-mmes (zu densachen selbst) de faon analyser comment diffrents phnomnesse donnent eux-mmes la conscience et sont intentionnellementconstitus comme des donns de la conscience, javanais que tousles phnomnes, humains et non humains, ont une essence (eidos)qui prdtermine leur tre et leur apparence la conscience. Cette

    47La nature de la culture

  • essence peut tre dtermine a priori travers la procdure de la variation eidtique (Husserl, 1952, t. III) 1. En soumettant unphnomne donn, par exemple un livre, un processus imaginatif,nous pouvons librement varier les perspectives sur le livre,introduire dautres livres, qui sont diffrents du premier en termesde couleur, taille, forme, texture, etc., et gagner de la pntrationquant lessence matriellement dtermine du livre qui resteinvariante et dont toute variation reprsente uniquement uneinstance ou une possibilit particulire. Une fois saisie intuiti-vement, une essence peut tre compare et contraste avec dautresessences des niveaux varis de gnralisation et de spcification.Au plus haut niveau de gnralisation, nous pouvons distinguer les trois rgions ontologiques de la nature, matrielle, anime etspirituelle qui fondent respectivement les sciences physiques, lessciences biologiques et psychophysiques, et les sciences humaines.En nous convaincant quelles sont par essence diffrentes, nouspouvons arriver une dtermination catgorielle de lessence de la chose, de lme et de lesprit. En simplifiant les longues et importantes mais compliques analyses eidtiques deIdeen II sur la constitution du monde qui taient si importantes pour Merleau-Ponty (Husserl, 1952), nous pouvons dire quunechose appartient au monde matriel en vertu du fait quelle estrelie de manire causale dautres choses dans un contexte spatio-temporel unifi. Le monde humain apparteint lesprit en vertu dufait quil est dot de signification et constitu intentionnellementcomme monde culturel. La transition de la premire rgion ladernire est rendue possible par le corps qui est la fois un objet dela nature et un organe de la volont, quelque chose qui peut toucher,mais aussi quelque chose qui peut tre touch. Bien que Husserldistingut entre trois rgions ontologiques, il est, en fait, dabordintress par ltablissement a priori dune distinction catgorielleentre les rgions de la nature et de la culture, et par la relation entreles mondes naturel et spirituel, celui-ci ayant toujours priorit surcelui-l.

    1. Pour une excellente analyse de la variation eidtique et des ontologies rgionales par un des anciens assistants de Husserl, cf. Landgrebe, 1963.

    48 Complexits du posthumanisme

  • 1. Luckmann ouvre son attaque culturaliste contre le ralisme de Husserl en exposant le postulat tacite que lego transcendantal est dune faon ou dune autre humain. Suivant la sociologie phnomnologique dAlfred Schtz, il soutient que ltre humain nest pasconstitutif mais socialement constitu comme humain travers lapplication des typificationsdu monde de la vie. Plutt que de concevoir ces perspectives comme tant exclusives les unes des autres, jessaie de les intgrer en concevant les typologies rgionales comme des interprtations diffrentielles ou transitives dune ralit unique, elle-mme diffrencieen des ontologies rgionales diverses.

    2. Juste un exemple que jemprunte Marilyn Strathern (1999, p. 249 sq.), mais lesanthropologues et les historiens pourraient aisment en apporter dautres. Selon les Arawet,qui supposent une continuit fondamentale entre tous les tres anims, les gens partagentavec les animaux le mme genre dme et donc les mmes identits et, de fait, les mmesconstructions mentales. Ce qui les diffrencie, ce sont leurs corps. Ce sont les corps quivoient et qui dterminent ce qui est vu. De lextrieur de leur corps humain, les tres humainspeuvent seulement voir les animaux comme non humains ; mais lorsquon imagine lepoint de vue des animaux, ces cratures ne voient pas les tres humains comme des treshumains pour eux, les personnes apparaissent comme des animaux, et les animauxapparaissent les uns aux autres comme des personnes.

    Typologies rgionales

    En assumant, dans lintrt de largumentation, que la distinc-tion entre les rgions ontologiques de la nature et de la culturepourrait tre tablie sur des fondations transcendantales-eidtiquessolides, nous pouvons maintenant rinterprter ces ontologiesrgionales comme des typologies rgionales du monde historiquede la vie (Luckmann, 1970), et combiner la transitivit de lanature avec lintransitivit de la ligne de partage nature-culture 1.Ce dplacement dune phnomnologie transcendantale vers unephnomnologie empirique de la constitution des rgions de laralit recode lopposition entre nature et culture, qui correspond un ordre objectif du monde, en une cration artificielle de laculture (Lvi-Strauss, 1968, p. xvii). Ce recodage culturel de la ligne de partage universelle nous autorise rendre compte du fait que mme si toutes les cultures dessinent une ligne entrenature et culture, elles la dessinent nanmoins de diffrentesmanires 2.

    Sans tomber dans les piges volutionnistes des premiersanthropologues, je pense, cependant, que nous pouvons gnrale-ment diffrencier les typologies des mondes de la vie prmoderne

    49La nature de la culture

  • et moderne en disant que les premiers sont des socits holistiquesavec des conomies du don qui tendent interprter les choses lintrieur dune structure anthropomorphique comme si ellestaient humaines, tandis que les dernires sont des socits indivi-dualistes avec des conomies marchandes qui tendent interprterlhumain dans un cadre ftichiste comme sils taient des choses 1.En insistant sur le caractre comme si de ces caractrisations, leurstatut conventionnaliste ou imaginaire est reconnu : les choses sontdes choses et les humains sont des humains par nature, mais celane signifie pas que les humains ne peuvent pas tre conus et traitscomme des animaux ou des choses, les choses comme des animauxvoire mme comme des humains. Il suffit dchanger les perspec-tives, nous regardant nous-mmes et les autres travers lildpaysant de lanthropologue, pour obtenir une perspective sur laperspective qui autorise une relativisation systmatique ou symtrisation ( la Bloor) de chacune des caractrisationsrgionales. Ce qui nous semble trange est familier et ordinairepour eux , et vice versa, mais il ny a aucune raison dassumerque lune ou lautre de ces catgorisations est suprieure lautre.Comme le dit avec justesse Castoriadis (1975, p. 221) : Traiter un homme comme une chose nest pas moins mais plus imaginaireque de voir en lui un hibou.

    Dans le domaine de limaginaire, on ne distribue plus lesdiffrences en sortes ou domaines, mais on les place au sein duncontinuum avec des transitions fluides entre les extrmits. Dans un monde o la nature peut devenir culture et la culture secondenature, les choses, les animaux et les humains peuvent tre plus oumoins naturels, plus ou moins humains, et osciller dun bout ducontinuum lautre, comme on peut le dduire du fait que les Grecsconsidraient les esclaves comme des choses, que les matres colo-niaux considraient les Ngres comme des animaux, et que de trop

    1. Cette distinction entre les choses animes et les personnes rifies correspond celle entre les dons (Mauss) et les marchandises (Marx). De la mme manire que ladistinction entre nature et culture ne peut tre effectue quau sein de la culture, la distinctionentre don et marchandises ne fait sens que du point de vue de lconomie de la marchandise.

    50 Complexits du posthumanisme

  • 1. La notion de gain pistmique est post-mtaphysique. Elle a pour but dtablir, nonquune quelconque position est correcte dans labsolu, mais plutt quune certaine positionest suprieure une autre. Cela a voir, secrtement ou ouvertement, implicitement ouexplicitement, avec des propositions comparatives. Nous montrons que lune de ces propo-sitions comparatives est bien fonde quand nous pouvons montrer que le mouvement