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    P H I L O S O P H I S

    DELEUZEUNE PHILOSOPHIE

    DE

    L ÉVÉNEMENT

    PAN FR NÇOIS ZOUR BICHVILI

    P R E S S E S U N I V E R S I T I R E S DE F R N C E

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    Sommaire

    4 Abréviations

    5 Avant-propos

    a pensée et son dehorl (critifjlle de l'image dogmollque)

    Vouloir, 9RcconnaJtre, IIFonder, 14Note sur é ~ e m e D t ,la fin l histoire, 18

    22 nconIre, signe affect

    mtisc, lIel\9 problême, 4H ~ o g é n é i l 6 ,34Signe-I : points de vue ct Corcca 37Champ transœndantal, plan d immanence, 43

    48 Immanence

    Critique du n6galif: le faux probilmle, 48D6oeption t fatigue, 60« otre» problème, 66

    71 Temps et Implication

    Habitude, devenir, hasard, .71L hétérogénéité du temps, 77La multiplicité: différence c t répétition, 82Aiôn e l Chronos, 90

    95 DeW 1I/r

    Signe-2 : habitude, dispan, singularM, 96Synthèse disjonctive ct difféteru: e êthique, 106RitourneUe, heœéité, diac:ours indirect libre, 116

    127 Cmlc/wion

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    Abréviations

    Ne sont 6num6réa iciqna les ouvraaea mantionn6a explicitement. Les

    textes sont cités sous les abréviatioDS8UÏ\IlIJItcs,

    suiviesdu

    num6ro depage :

    ACE

    BCCDDR

    EESFlMITLSFB LSMI'

    NNl'hl

    PS

    l'SMl'V

    Qph?

    SSpESPI'

    OIpUali.rme el schizophrénie, L 1 L 'Q1III-Œdlpe (6crit aveçFélix Ouatlan), Minuit, 1972.Le '-r8Olli8me, PUP, 1966.CriIJqw el dm/que, Minuit, 1993.DiaIogUf 3avec Clain:Pamel, Flammarion, 1977.Dlffbmce el rlpélillOll, l UP, 1968.L épuisé, ;n Samuel Beckett, QuM, Minuit, 1992.mpIr l_ el subjecllvill, PUt , 19S3.FouCQIIll, Minuit, 1986.CinIma J. L i m a g _ ~ ,Minuit, 1983.

    irrhntz 2. L'image-Ie . Minuit, I98S.Logiquedu aenl, Minwt, 1969.Frœu:ù Bucon. Logique de la 1UQ11on, La d i T ~1984.eapfla Ume el schizophrhlie, L : Mille pmltIJux(écrit aveçFélix Ouattari), Minuit, 1980.Nieluche, PUF, I96S.Nœluche el la Rhi'o.Jophie, PUI , 1962.pOlHparlera, Minuit, 1990.Pro tu l el 3 signes, PUP, 1964 nous citons ~ i t i o naugmentéede 1970 .Prhelllalkm de Sacher-MasocIr, Minuit, 1967.Plrlclh el Verdi, La ph;101Opllœde FrallÇOu Chdlelel, Minuit,1988.Capilaliltned schizophrénie, t. 3 : Qu'tal-ce que la plrilOlOplrœ?(6crit aveç Fâlix GuaHari), Minuit, 1991.Superpt13Î1ÎDIIJ(avec Carmelo Bene), Minuit, 1979.SpInoza elle problème de l'expl'mkm. Minuit, 1968.Spirtoza. philOlOphitFOlique, Minuit, 1981.

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    Avant propos

    Gilles Deleuze n a cessé de commenter d autresauteurs, ct d affirmer cc faisant une pensée propre et originale. Les mêmes motifs logiques, souvent les mêmesconcepts, reviennent d un livre à l autre, chaque foisvariés, déplacés; l œuvre toujours en cours est comme unjeu d échos ou de résonances. Nous essayons de mettre àjour cette configuration logique récurrente, qui présente

    assez d unité et de cohérence, et de force prohlérnatisante,pour s imposer d elle-même comme une philosophie

    une philosophie de l événement « Dans tous meslivres, j ai cherché la nature de l événement » « ai p ssémon temps à é ~ j r esur cette notion d événement »P, 194,218).

    a nature de cette étnmge philosophie, constammentinnovante et méticUIeusement entêtée, stationnaire etmutante suivant la définition paradoxale qu elle proposedu nomadisme semble à la fois légitimer et compromettrenotre intention. Bien plus, exhiber le prototype d unepensée toujours engagée dans un élément variable, inséparablement éthique, esthétique et politique, peut semblerdérisoire. Ce livre n a donc de sens qu à titre d auxiliairede lecture, ou d exercice logique adjacent: l est écrit pourqui lit ou voudrait lire Deleuze. Comme tout guide, ilpropose un itinéraire, éprouvé par l auteur, mais qui nepeut être effcctué à la place du lecteur (ce dernier conservenaturellement tout le loisir de l amender ou de s en échapper, pourvu qu il en éprouve un autre à son tour).

    Mais la difficulté oomporte un autre aspect. On commettrait une erreur en partageant en deux l œuvre deDeleuze - commentaires d un côté, ouvrages en nom

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    6 / Deleuze Une philosophie de l événement

    propre de l autre. ès Nietzsche t la philosophie, dont le

    titre annonce une confrontation plutôt qu un simple commentaire, le ton employé avertit le lecteur, non d une présence sous-jacente et autonome du commentateur, maisd une cause commune à l auteur commenté et à l auteurcommentant. Apparaît cet usage non conventionnel dudiscours indirect libre qui caractérisera beaucoup de textesultérieurs, avant de devenir lui-même un thème : une

    manière de prêter sa voix aux paroles d autrui qui finitpar sc confondre avec son envers - parler pour sonpropre compte en empruntant la voix d un autre. Le commentaire, l écriture à deux sont des cas de discours indirect libre. On pourrait appliquer à Deleuze ce qu en première personne il dit du cinéaste Pierre Perrault: « Je mesuis donné des intercesseurs, et c est comme ça que je

    peux dire ce que j ai à dire» P, 171 . Réciproquement, lprésence ou l insistance d auteurs aimés n est pas moinsgrande dans les ouvrages dits indépendants, que ceJle ducommentateur dans ses monographies nous n avonsdonc pas cru qu un livre comme Proust t les signes eiltmoins d importance, du point de vue de la pensée« propre } de Deleu ..e, que Différence et répétition ouLogique du sens, d autant que les concepts énoncés dansces ouvrages procèdent souvent p r détournement ettélescopage de motifs venus d ailleurs.

    Le plus souvent donc, nous prêtons à Deleuze seullesénoncés présentés. Est-il spinoziste, nietzschéen, bergsonien? (Est-il bon 7 Est-il méchant 7 Ce qui revient àDeleuze et aux autres n est guère discernable, et ne peuts évaluer en termes d authenticité ou d influence. Dis-tincte, en revanche, est la configuration nouvelle et·anonyme qui s affirme dans cette œuvre indirecte libre, ct quine peut porter que le nom de Deleuze. C est elle qui nousintéresse ici.

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    a pensée et son dehors(critique de l image dogmatique)

    Le problème le plus général de la pensée est peut-êtrecelui de sa nécessité non pas la nécessité de penser, maiscomment parvenir à une pensée : nécessaire. --La premièreexpérience de la pensée, c est que nous n avons pas lechoix, que nous ne voulons pas avoir le choix, que nousn énoncerons pas cc que nous souhaitons. Le penseur est

    heureux lorsqu il n a plus le choix.La philosophie a toujours compris et admis cette corré

    lation de la pensée et de la nécessité. Elle a même reconnudavantage le lien de la nécessité ct de l extériorité. Lapensée, en ~ f f e tne choisit pa' elle-même ce qui est nécessaire, l faùt que ce qu elle pense ne dépende absolumentp s d elle. Cette nécessité, la philosophie l a appeléevérité. Elle y a vu non seulement l objet d une révélationmais le juste contenu correspondant à ce qui doit être ditou pensé, ce qui l a amenée à doubler la vérité d un corrélat extérieur à l esprit, indépendant de lui et identique àsoi (la r6alité ct son essence). Penser, en philosophie, ad abord voulu dire connaître.

    La philosophie admetdonc

    volontiersque

    lesort de

    lapensée se joue dans son rapport à l extériorité. Le problème est de savoir si clic parvient effectivement à le penser, si elle affirme bien une relation authentiquement extérieure entre la pensée et le vrai. Deleuze porte lediagnostic suivant la philosophie a beau reconnaîtredans la vérité un élément indépendant de la pensée, elle

    intériorise le rapport et postule que pensée et vérité sontdans une relatjon intime ou naturelle. Le philosophe nechoisit pas le vrai, il veut se soumettre à la loi du dehors;

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    8 1 Deleuze. ne philosophie de l événement

    mais dans le même temps l ne cesse de se dire l ami ou

    l intime de ce dehors, celui qui le recherche spontanément, qui se trouve originairement sur sa voie. La véritén est pas encore conquise ou possédée, mais le penseurs en donne à l avance la fonne; la pensée « possède formellement le vrai », mfune s il lui reste à le conquérirmatériellement DR, 172 . Elle ne sait pas encore ce quiest vrai; elle se sait au moins douée pour le rechercher,

    apte a priori à le rejoindre. De là, par exemple, l idéed une vérité oubliée plutôt qu inconnue (platon), ou lethème de l idée innée plutôt que forgée ou adventice,quitte à intérioriser le rapport à Dieu comme dehorsabsolu ou transcendance (Descartes).

    Deleuze entame donc une critique du concept de vérité,ou de la détermination 4u nécessaire comme vrai. Le problème qu il pose est celui de la capacité de la pensée à affirmer le dehors, et des conditions de cette affirmation. Est-ilsuffisant de penser le dehors comme une réalité extérieureidentique à elle-même? N en reste-t-on pas à une extériorité relative, malgré les apparences? ès lors,la néces.

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    l pensle et son ehors

    concept de notion commune et la théorie affective du corps,

    tend à faire basculer tout le système dans un empirisme,exigeant une lecture « par le milieu» SPE 134 etchap. XVII; SPP chap. Vet VI).

    L image dogmatique dérive de l intériorisation du rapport philosophie-dehors, ou philosophie-nécessité. Elles exprime 11dans la croyance en une pensée naturelle;2/ dans le modèle général de la récognition; 3/ dans la

    prétention au fondement.

    Vou/oÙ

    l est entendu en philosophie que nous pensons naturellement. Est ainsi présupposée la bonne volonté du sujetpensant: « Le philosophe présuppose volontiers que l csprit en tant qu esprit, le penseur en tant que penseur, veutle vrai, aime ou désire le vrai, cherche naturellement levrai l s accorde à l avance une bonne volonté de penser .. » (PS, 1I5-cf. également NPh 83, 108 118; DR170 sq.). Le désir du vrai appartient en droit à la penséecomme faculté; chercher le vrai est une orientation constitutive, originaire, de la pensée. Celle-ci trouve en ellemême le souci et l impulsion d une recherche: elle veut levrai. Et cette volonté n est pas seulement un souhait puisqu elle suffit à nous meUre sur la voie du vrai e penseur,dès le départ, est dans un rapport d afTmité avec ce qu ilrecherche: il lui suffit de vouloir pour trouver ou retrou

    ver la direction du vrai. Bonne volonté ne signifie p s seulement l intention de faire le bien, mais une intention quipar elle-même nous met déjà sur la voie du bien, un guidequi oriente la pensée. Que la volonté soit bonne signifieque vouloir, c est vouloir le vrai (et que la persévérancedans l erreur, suivant un motif moral bien connu, est àmettre au compte d un manque de volonté). Faites acte

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    1 1 Deleuze. ne philosophie de l évtnement

    de volonté, décidez que vous voulez l vrai et vous serez

    déjà ;ur sa voie;l

    ne manquera plus alors qu uneméthode, pour éviter les mésaventures. « D un certainpoint de vue, la recherche de la vérité serait le plus naturelet le p u ~_facile; il suffirait d une décision et d uneméthode capable de vaincre les inOuences extérieures quidétournent la pensée de sa vocation et lui font prendre lefaux pour le vrai » PS, 115-116). Ainsi, penser est pcut

    être difficile en fait, mais en droit facile: l suffit de le vouloir (décision) et de s'appliquer (méthode) DR, 174).

    Mais si la p nsé est censée trouver en elle-même l'orientation nécessaire, c'est parcc qu'elle la possède toujoursdéjà. La bonne volonté du penseur est garantie par lanature droite de la pensée (DR, 171; NPh, 118). La penséeest naturellement bien orientée, de sorte que si noussommes non seutement à la recherche du vrai mais à larecherche du chemin qui mène au vrai (l'orientation), il fautque ta pensée ait été détournée, divertie par des forcesnocives qui lui sont étrangères. e concept d'erreur, où laphilosophie met tout le négatif de la pensée, est construitsur le schéma d une intervention extérieure qui détourne lapensée d'elle-même ct opacifie accidentellement, donc pro-visoirement, son rapport naturel à la vérité. La penséeconserve toujours la ressource de renouer avec sa propreforce, par un acte de volonté. L'extériorité, en philosophie,est donc clivée: la vérité autant que l'erreur prend sa sourceen dehors de la pensée, mais nous sommes avec la premièredans un rapport essentiel et intime, avec la seconde dans un

    rapport accidentel.e

    bon dehors est au fond de nos cœurs,comme un « dedans plus profond que tout monde intérieur» (et nous verrons que Deleuze conserve ce schématout en en bouleversant la signification); le mauvais dehorsest à l'extérieur, l pervertit la pensée.

    La pensée est naturellement bien orientée. Comment nepas soupçonner, à la suite de Nietzsche, un motif moral

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    a pensee t son ehors

    au fondement de cette image dogmatique?un bien-penser

    à l'origine de ce présupposé' « Seule la Morale estcapable de nous persuader que la pensée a une bonnenature et le penseur une bonne volonté,et seul le Bienpeut fonder l'affinité suppos6ede la pensée avec le Vrai.Qui d'autre, en effet,que la Morale' et ce Bien qui donnela pensée au vrai, et le vrai à la pensée .. » DR, 172 .Q u e s t ~qui nous assured un lien de droit entrela pensée et le vrai? Pourquoi faudrait-ilque la penséefOt douéepour la vérité? Rien ne ganmtit que lapensée soit toujours déjà en quête de vrai, qu'elle veuille naturellement lavérité. Il n y a de lien a priori quepar l'idée morale deBien.

    Reconnaftre

    La seconde conséquencede l'intériorisationdu rapportpensée-vérité estle modèle de la récognition PS, 37-38;DR, 7 sq.). L'objet pensé est moins l'objetd une découverte qued une reconnaissance,car la pensée, n étant pasdans un rapport d'absolue étrangeté avec ce qu'eUe penseou s'efforce de perÏscr, se devance en quelque sorte ellemême en préjugeantde la forme de son objet. On nerecherche pas la vérité sansla postuler à l'avance, autrement dit sans présumer,avant môme d'avoir pensé, l'existence d une réalité non pas d un monde (cela, Deleu7.ene le met pas en eause), maisd un monde véridique »,

    identique à soi, et qui serait docile, fidèleà notre attentepour autant que nous le connaîtrions. Dès lors quelapensée interprète son objet comme réalité, ene lui assignea priori la forme de l'identité homogénéitéet permanence. L'objet est soumisau principe d'identitépour pouvoir être connu, si bienque toute connaissance est déjàune reconnaissance. La pensée roconnait ce qu'elle a

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    2 Deleuze. Une philosophi e l éPénemenl

    d abord identifié, elle ne se donne rien à penser qu elle

    n ait d avance passé au crible du Même.Il est alors aisé de voir qu un monde « véridique» estfon.-ément bordé d une transcendance qui en garantitl identité, précisément parce que celle-ci ne peut être queprésumée, la pensée donnant a priori une forme à cequ elle ne connaît pas encore (commence ainsi la confusion de l immanence et de la clôture). a croyance en une

    réalité extérieure renvoie en dernière instance à la position d un Dieu comme dehors absolu. En somme, l imagedogmatique de la pensée sc reconnait à ceci qu clic liedehors et transcendance, qu elle renvoie nécessairement àun au-delà comme garant nécessaire de l a priori qu clIcpostule et impose à l ici-bas.

    Mais comment la pensée pourrait-elle savoir à l avancece qu elle a à penser, comment se pourrait-il qu elle s applique à un objet préalablement reconnu, supposé préexistant? Peut-on croire qu elle atteigne ainsi à la nécessité, à lasaisie de quelque chose qui ne dépend pas d elle? Une philosophie de l immanence devrait alors remettre en causejusqu au schème logique attributif, qui privilégie les questions d essence en préjugeant de l identité de l objet interrogé, demandant toujours: qu est-ce que c est? Nous verrons que la pensée, en tant qu elle pense, ne vise pas unobjet identique à soi, et n opère pas dans un champ objectif-explicite. Elle n atteint au nécessaire, autrement dit nepense vraiment, que dans une zone « distincte-obscure».

    Le modèle de la récognition entrelîne au moins deuxautres postulats l erreur, comme état négatif par excellence de la pensée, le savoir comme élément du vrai DR,192 sq. et 213 sq.). La philosophie me. 1ure son ambition àla nature de l objet visé, identique et permanent. La pensée n est dès lors qu un processus provisoire, destiné àcombler la distance qui nous sépare de l objet; elle dureexactement le temps que nous mettons à reconnaitre. Sa

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    La pensée et son dehors 1 3

    raison d'être est négative: meUre fin aux désagréments de

    l'ignorance. A moins que ce ne soit l'inverse, et que penser se résume à la contemplation béate de l'objet su, ou àl'exerciCe machinal d'une puissance souveraine de récognition. L'assignation du savoir comme but enfenne doncla pensée dans l'alternative de l'éphémère et de l'immobile. e toute manière, il s'agit de s'approprier des contenus dont on ne dispose pas encore (ct la critique « péda

    gogique » du savoir reste impuissante, pire encore eUetémoigne d'une inspiration sophistique, quand eUe secontente de le dévaluer au profit de capacités vides ou formelles qui n'en sont que le corrélat on ne critique lecontenu qu'en sortant du dualisme qu'il forme avec lecontenant). Ainsi, le philosophe s'imagine arrivé, se rêveen possédant; l'image dogmatique de la pensée est biencelle d'un enrichissement. Comment dans ces conditionsl'élément du savoir conjurerait-il le spectre qui le hante- la bêtise Deleuze souligne combien le postulat récognitif, avec ses deux avatars, le savoir et l'erreur, favoriseune image servile de la pensée, fondée sur l interrogationdonner la bonne réponse, trouver le résultat juste, commeà l'école ou dans les jeux télévisés. L'acte de penser serègle sur des situations puériles et scolaires. « On nousfait croire que l'activité de penser, et aussi le vrai et le fauxpar rapport à cette activité, ne commencent qu'avec larecherche des solutions, ne concernent que les solutions»(DR, 205). « De tout temps, la philosophie a croisé cedanger qui consiste à mesurer la pensée à des occurrencesaussi inintéressantes que de dire bonjour, Théodorequand c'est Théêtètc qui passe (QPh?, 132; cf aussiNPh, 120 et DR 195 .

    En découle l'idée humaniste et pieuse que les problèmessont les mêmes depuis toujours, qu'ils constituent unpatrimoine commun par-delà le temps, et que la penséenavigue entre des solutions toutes divergentes mais égale-

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    La pensée et son de wrs 1 5

    ment exige l'expulsion de tout présupposé; maison a

    beau commenœr par un concept qui n'en présupposeeffectivementau, ,-un autre (ainsi le Cogito, contrairementà la définition de l'homme comme animal' raisonnable),on n'échappe pas pour autant à des présupposésd unautre ordre, implicitesou préconceptuels, qui ne peuvents'appuyer que sur le sens commun. Ainsi est-il« supposéque chacun sait sans concept ce que signifie moi, penser,être» DR, 169). Au moment même où la philosophiecroit commencer,son commenœment bascule dans lepréphilosophique,s bien qu lelle ne peut jamais se posséder elle-même, autonomÏser 'son fondement.Pour commencer ou sc fonder, la ,philosophie nc peut s'en teniràune différence de statut dans les concepts celle-cià sontour repose sur une différence de statutà même la doxaou l'opinion.La philosophie n'atteintau fondement qu'ensélectionnant des opinions universelles (l'être empirique,sensible et concret chez Hegel, la compréhension préonto-'logique de l'être chez Heidegger),ou même une Opinionoriginaire 0 Urdoxa de la phénoménologie). Heideggerconteste l'image dogmatique de manière décisive lorsqu'ilénonce que la pensée est en posture de ne jamais penserencore, mais il développepar ailleurs le thèmed une phi-lia et maintient donc« une homologie entre la pens6c etce qui est à penser» DR, 188 n.). Tant que le commencement est pensé comme fondement, il est soumisà unereconnaissance initiale qui emprunte sa formeau senscommun., et la philosophie ainsi ne parvient pasà se

    défaire d'une atl mité préalable avec ce qu'il s'agit de penser. L'impuissance à se défaire des présupposés est évidemment liée au modèle récognitif la pensée qui fondefait cercle avec l'opinion, qu'eUe prétend dépasser etconserver à la fois; aussi ne parvient-ellequ à retrouverou à reconnaître ladoxa (nous verronsau chap. combien la dialectique hégélienne est elle aussi concernée).

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    16 1 Deleuze. Une philosophie de l éYénemenl

    Or, la mise en question de cette affinité supposée pro

    voque un bouleversement complet dans la manière dontla philosophie comprend sa propre nécessité. Rompreavec la pensée qui fonde, mais au profit de quoi? Enrenonçant à fonder, ne sommes-nous pas reconduitsdevant le doute, avec l assurance désormais de ne jamaisen sortir? L unique certitude n est-elle pas celle, minimaleet paradoxale, du scepticisme? Mais le problème est de

    savoir si l entreprise de fonder n est pas tout simplementcontradictoire avec le concept de nécessité. En fondant,nous prétendons posséder le commencement, maitriser lanécessité. a pensée est censée rentrer en elle-même, etconquérir sa nécessité de l intérieur (rappelons, à titred exemple, l impressionnant début des Entretiens sur lamétaphy.rique de Malebranche). Encore une fois, toute laphilosophie semble prise dans l équivoque d un dehorstantôt menaçant (le monde extérieur sensible), tantôtsalutaire (Dieu, l intelligible), le rapport nécessaire audehors s incrivant inexplicablement dans la nature mêmede la pensée. L oohec du fondement n est pas étranger à lafragilité de ce postulat. Il n est pas étonnant que la nécessité nous échappe, lorsque nous cherchons à refermer lapensée sur elle-même; le fondement est assis lui-même surune brêche, colmatée tant bien que mal par des opinions.

    ès lors l n est pas sOr que la pensée renonce au commencement lorsqu elle constate sa propre incapacité à ledominer, â l englober. Peut-être au contraire ne commence-t-enc vraiment qu à ce prix, en renonçant à le pos

    séder, enadmettant

    qu ilait

    lieu « dansson

    dos ». Ceque

    la philosophie croit perdre en affirmant une extérioritéradicale, peut-être le gagne-t-elle par là même, pour debon. Entre le « vrai commencement» invoqué par Diffé-rence et répétition ct l affirmation des Dialogues selonlaquelle penser ne se fait qu « au milieu », sans commencement ni fin il n y a pas de contradiction. On ne com-

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    La pensée et son dehors 1 17

    mence pas en fondant, mais dans un « universel effonde·

    ment»; on ne commence pas«

    une fois pour toutes ».Pour comprendre que cct énoncé n a rien de sceptique, etqu il se concilie parfaitement avec l idée d un commence.ment radical ou effectif, nous devons le mettre en rapportavec le rejet du modèle récognitif qui découle de la miseen cause du postulat d intimité avec le dehors « le dou·teux ne nous fait pas sortir du point de vue de la recogni.

    tion », DR 181). e concept de commencement n enve·loppe l unicité qu à condition de présupposer l identité dece qui est à penser. Nous verrons que le commencementdoit être répété, et même affirmé « pour toutes les fois »,parce que le monde n a pas la réalité ou la fiabilité quenous croyons: il est hétérogène. C est en même temps quela pensée affirme un rapport absolu à l extériorité, qu ellerécuse le postulat de la récognition, et qu elle affirme ledehors dans ce monde ci hétérogénéité, divergence.Quand la philosophie renonce à fonder, le dehors abjuresa transcendance et devient immanent

    Il s agit donc pour Deleuze d arriver à afrrrmer le rapportd extériorité qui relie la pensée à ce qu elle pense. Si la pen·sée échoue nécessairement à s emparer de son commence.ment, peut-être est-ce parce que commencer ne dépend pasd elle. Aussi peut·il penser les conditions d un commence.ment radical absolu tout en énonçant que « nous sommestoujours au milieu » et qu une philosophie ne commencepas, ne pense pas à partir du principe qu elle énoncecomme premier (cf. D 76 et SPP 164 pour le spinozisme).

    e vrai commencement est nécessairement hors--concept,ou à la limite du concept, et dépend de la capacité de ce der·nier à ne pas se refermer sur soi, à impliquer au contraire lerapport au dehors d où il tire sa nécessité. Nous pouvonsdéjà prévoir que ce rapport mettra en jeu tout autre chosequ une « réalité extérieure» (un événement, un devenir).

    Deleuze ne cesse de récuser une fausse alternative, celle

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    18 1 Deleuze. ne philosophie de l Ivénement

    qui nous impose de choisir entre la transcendance et le

    chaos, entre la nécessité comprise comme vérité préexistante et l absence pure et simple de nécessité. L idée devérité n est pas absente de son œuvre, mais il en rejette leconœpt traditionnel, qui l associe à une réalité extérieureobjective. Il maintient l idée de révélation PS, 59 , mais ils agit moins du dévoilement d un objet caché que d undevenir-actif de la pensée. et des « objectités » p r -

    doxales, distinctes-oœcures, que celle-ci appréhende lorsqu elle se met à penser. « a vérité, c est seulement ce quela pensée crée... pensée est création, non pas volonté devérité .. » QPh r 55 . Seulement créer ne relève pas d unedécision arbitraire ou d un décret. Faire dépendre lavérité d un acte de création n est pas la confiner dans lesubjectivisme, la soumettre au caprice d une volonté indi

    viduelle (relativisme qui, comme on sait, annulerait l idéede vérité). Deleuze montre au contraire que l acte de penser met nécessairement en crise la subjectivité, et que lanécessité, loin d exaucer les vœux d un sujet pensant déjàconstitué, ne se conquiert que dans l état d une penséehors d elle-même, qui n est absolument puissante qu aupoint extrême de son impuissance.

    Note sur / événement, la Fm l histoire

    Deleu7.c ne voit pas de lien logique entre l événement etl idée de Fm. Le problème moderne ne s exprime pas pourlui en termes de fin. car ce sont les termes d une penséeprécisément incapable d en finir avec rien, ou qui n enfinit pas de finir. Nous n accomplirons pas la fin à forcede l interroger :

    Sortir ne se fait jamais ainsi. Le mouvement sc fait toujoursdans le dos du penseur, ou au moment où l cligne des paupières.Sortir, c est déjà fait, ou bien on ne le fera jamais D, 7-8).

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    2 DelellZe. Une philosophie de l événement

    elle-même, eUe dépend, nous le verrons, des forces qui

    s'emparent d'elle et qui imposent un « plan» de pensée,une « image de la pensée ».Ou bien il y a du nouveau et c'est cela même qui per

    met de nous pencher sur ce que nous cessons d'être enmunnurant « c'est fini », parce que nous ne nous y reconnaissons déjà plus; ou bien l'histoire est un développement, et la fm, déjà en genne dès le commencement,

    apparait comme la vérité de ce qui finit - mais alors eUeest intérieure au processus qu'elle clôt, impuissante àrompre, et usurpe son nom de fin

    Hegel et Heidegger restent historicistes, dans ]a mesure oà ilsposent l'histoire comme une forme d'intériorité dans ]aquelle Jeconcept développe ou dévoile nécessairement son destin. Lanécessité repose sur l'abstraction de 1 61ement historique renducireulaire. n comprend mal alors J'imprévisible création desconcepts (QPh 7, 91).

    JI se peut que nous éprouvions une grande lassitude,une fatigue qui pourrait suffire à définir notre modernité : mais la sensibilité à l intolérable, cet affect qui nouslaisse paradoxalement sans affect, désaffectés, désarmésface aux situations élémentaires, impuissants face à l'universelle montée des clichés constitue une émergencepositive au sens le moins moral du mot, l'émergence dequelque chose qui n'existait pas auparavant, et quiinduit une nouvelle image de la pensée (IT, 29). Certainement la pensée contemporaine témoigne d'une u ~ture, qui demande à être évaluée. Mais justement nousdevons demander « Qu'est-ce qui s'cst passé' ) MP,S plateau), c'est-à-dire aussi bien que devient laphilosophie?

    JI est vrai qu'avec bon nombre de philosophes avant luiou contemporains de lui, Deleuze semble interpréter sonépoque comme l'heureux temps où se révèle l'essence de

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    IAl pensée et son dehors 21

    la philosophie, où apparaît au grand jour l enjeu qui la

    distingue absolument et des techniques de communication, et de la religion: l immanence. L image moderne dela pensée est ainsi liée à l nécessité nouvelle d affirmerl immanence QPh 7 55). Mais, d une part, cette révélation ne surgit p s à la fin. Elle est au contraire le commenœment d une époque, t le passé de la philosophien était peut-être qu un premier âge, où la philosophie se

    dégageait encore mal de ce qui lui préexistait:On sait que les choses t les personnes sont toujours forcées de

    se cacher, détenninées à se cacher quand elles commencent.Comment en serait-il autrement? Elles surgissent dans unensemble qui ne les comportait pas encore, et doivent mettre enavant les camctères communs qu elles conservent avec l ensemble, pour ne pas être rejetées. L essence d une chose n appa

    raît jamais au début, mais au milieu, dans le courant de sondéveloppement, quand ses forces sont affennies lM, Il) .

    Il n en demeure pas moins, d autre part, que dès cc premier âge la philosophie était là les philosophes necréaient leurs concept.o; que par immanence, même s ilsavaient la transcendance pour objet; et, de loin en loin,des philosophes subvertissaient déjà l image dominante

    -- Chryb;ppe et l événement, Lucrèce et le simulacre, Spinoza et les rencontres, Hume et la circonstance. Et peutêtre cette subversion était-elle inscrite dans Platon même,le grand ambivalent DR, 93; LS 1 ', 2 et 23 séries, ctappendice 1; CC, 170-171 .

    Le thème de l événement est aujourd hui au centre despréoccupations philosophiques, i l anime les tentatives lesplus hardies et les plus originales. Mais l air du temps nefournit pas en lui-même une philosophie ct ne sauraitmasquer des différences inconciliables pour Deleuze,une philosophie de l événement est incompatible avec lanégativité.

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    Rencontre signe affect

    a philosophie échoue dans sa recherche d un conceptpremier parce que commencer ne dépend pas d elle. S iln y a pas de lien naturel entre la pensée et la vérité, si lapensée n cst p s originairement en rapport avec le vrai, ilne dépend pas d elle de se mettre à chercher le vrai, et ellene saurait même en avoir originairement le goût. Aimer levrai n cst pas spontané.

    Il y t toujours la violence d un signe qui nous force à chercher,qui nous ôte la paix... La vérité n est jamais le produit d unebonne volonté préalable, mais le résultat d une violence dans lapensée .. La vérité dépend d une rencontre avec quelque chosequi nous force à penser, et à chercher Je vrai ... C est 1 hasard dela rencontre qui garantit la néœssité de ce qui èst pensé .. Qu cst-ee qu il veut, celui qui dit « je veux la vérité»? Il ne la veut quecontraint et foret. Il ne la veut que sous l empire d une ren-contre, par rapport à tel signe PS, 24-2S).

    Il faut que quelque chose/oree la pensée, l ébranle et l en-traine dans une recherehe; au lieu d une disposition natu-relle, une incitation fortuite, contingente, qui relève d unerencontre. e penseur est d abord un patient DR, 156 , ilsubit l effraction d un signe qui met en péril la cohérenceou l horizon relatif de pensée dans lequel jusqu à présenti l se mouvait. L émergence d une idée n est certes pasamicale, elle implique un déplaisir très différent de l insa-tisfaction liée au prétendu désir de savoir, et qui ne peutmanquer d accompagner le penseur en tant qu il pense,même s il n est que l envers ou la contrepartie d une joie,d un désir ou d un amour qui émerge simultanément:

    Une philosophie qui n attriste personne et ne contrarie per-sonne n est pas une philosophie NPh, 120).

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    Rencontre signe affect 23

    Qu est-ce qu une pensée qui ne fait de mal à personne, ni àcelui qui pense, ni aux autres 1 .. Ce qui est premier dans la pensée, c est l effraction, la violenoe, c est l ennemi, et rien ne suppose la philosophie, tout part d une rnisosophie (DR, 177-182).

    La question n est plus :ëomment atteindre à la vérité?,mais : dans quelles conditions la pensée est-elle amenée àchercher la vérité? Rencontre est le nom d une relation

    absolument extérieure, où l pensée entre en rapport avecce qui ne dépend pas d elle. L extériorité des relations estun thème constant chez Deleuze depuis son premier livreES, 109). Qu il s agisse de penser ou de vivre, l enjeu est

    toujours la rencontre, l événement, donc la relation entant qu extérieure à ses termes.

    Ainsi définie, la relation est contingente, hasardeuse, car

    elle ne peut se déduire de la nature des termes qu elle relie:une rencontre est toujours inexplicable. Mais comme lnécessité dépend précisément de l extériorité du rapport, lehasard perd ici sa valeur traditionnellement négative. L ar-bitraire n est plus déterminable comme hasard, et l opposition ne passe plus entre le hasard et la nécessité. L arbi-traire se dit au contraire d une pensée qui prétendcommencer en elle-même, par elle-même, qui procéde demanière déductive ou en réfléchissant sur un objet donné àl avance. Quand la pensée, en revanche, assume les conditions d une rencontre effective, d un authentique rapportavec le dehors, elle affirme l imprévisible ou l inattendu, ellecampe sur un sol meuble qu elle ne maîtrise pas, et y gagnesa nécessité. Penser naît d un hasard, penser est toujourscirconstanciel, relatif à un événement qui survient à la pensée. L idée que la philosophie trouve ainsi son point dedépart dans ce qu elle ne maîtrise pas a de q1 l0i choquer laraison: comment trouverait-clle son assise dans ce qui lamet en échec, dans l inexplicable même ou l aléatoire?Mais qui parle encore d assise, lorsque la logique du fonde-

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    24 1 Deleuze. Une philosophie de l évbwment

    ment ou du principe de raison conclut justement à son

    « effondcment », comique et décevant (DR, 258 et 349-355)1 On ne peut rendre raison d un êvéneuient. Insistantsur la différence entre l irrationalisme et l illogisme,Deleuze tire les conséquences de sa critique de l image dogmatique : la pensée relève d une logique du dehors, forcément irrationnelle, qui met au défi d affirmer le hasard (parexemple CC, 104-106 . Irrationnel ne veut pas dire que tout

    soit permis, mais que la pensée ne pense que darts un rapport positif à ce qu eUe ne pense pas encore. Deleuze constate que la discipline qui porte institutionnellement le nomde logique accrédite cette confusion de l illogisme ct de l irrationalisme, quand elle fixe elle-même ses limites cn estimant que le dehors ne peut être que « montré» (suivant leterme de Wittgenstein) « Alors la logique se tait, et elle

    n est intéressante que quand elle se tait» (QPh 1, 133 .

    e t ü ~s e n ~ p r o b l è m e

    Inversement, si la pensée ne pense que sous la conditiond une rencontre, elle est « naturellement» en état de torpeur. a bêtise est cette condition de la pensée commesimple faculté, « à savoir qu elle ne pense pas tant querien ne la force » (DR, 353 . Deleuze est ici à la fois le plusproche et le plus éloigné de Heidegger. Le plus procheparce qu il reprend à son compte l idée que la faculté depenser concerne une simple possibilité et non pas encoreune capacité, et s approprie le motif célèbre qui endécoule « Nous ne pensons pas encore. » e plus éloi-

    \. Celle formule est presque aussi fréquente chc z Deleuze que cdlc deSpinoza,« on ne sait pas ce que peut un c o r p s ~Ainsi : NPh, 123; DR.188, \98,353; n , 218; QPh?, 56. Les deux formules enlrent d ailleurs enrcl.ation au début du chap. 8 de L ;mage-templ.

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    Rencontre signe affect 25

    gné parce qu il reproche à Heidegger, nous l avons vu, de

    ne pas rompre avec le thème dogmatique de l amitié« D où les métaphores du don, qui se substituent àcelles de la violence» DR, 188 . Le mot de Heidegger estdonc relié à une probl6matiquc de la bêtise. Celle-ci neconcernc pas seulement le fait mais le droit, elle appartient au concept même de la pensée parce que ricn negarantit l existence d une affinité naturelle entre la pensée

    et la vérité. Elle constitue une menace beaucoup plusredoutable que l erreur, toujours extrinsèque.

    La pensée. adulte ct appliquée, a d autres ennemis, des étatsnégatifs autrement profonds. La bêtise est une structure de lapensée comme telle elle n cst p s une mani«e de sc tromper,ellc exprime en droit le non-sens dans la pensée. La batise n estpas une erreur ni un tissu d erreurs. On connaît dcs penséesimbéciles, dcs discours imbécilcs qui sont faits tout entiers devérités; mais ces vérités sont basses, sont celles d une Ame basse,lourde et de plomb NPh, 120 .

    éjà les professeurs savent bien qu il est rare de rencontrerdans les « devoirs » (sauf dans les exercices où il faut traduireproposition par proposition, ou bien produire un résultat fIXedes erreurs ou quelque chose de faux. Mais des non-sens, desremarques sans intérêt ni importance, des banalités prises pourremarquables, des confusions de « points» ordinaires avec despoints singuliers, des problèmes mal posés ou détournés de leursens, tel est le pire ct le plus fréquent, pourtant gros de menaces,notre sort à tous DR, 198-199).

    Dès lors, la pensée se mesure à un ennemi plus redou

    table que lc faux: le non-sens. Les jeuxdu

    vrai ctdu

    faux nesufTIscnt plus à définir l épreuve vécue par la pensée: « Pouvons-nous prétendre encore quc nous cherchons le vrai,nous qui nous débattons dans le non-sens 7 » P, 202). « Ilest vain d invoquer un tel rapport pour définir la philosophie » QPh 7 55), il vaut mieux rechercher celui qui permettrait de penser d une part l état, plus grave que l erreur,

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    où la pensée est séparée matériellement l fonnellement de

    la vérité; d autre partIes circonstances dans lesquelles elleentre en rapport avec l élément du vrai, et où prend senspour elle la distinction du vrai ct du faux. Ce rapport estcelui du sens et du non-sens. « Une nouvelle image de lapensée signifie d abord ceci : le vrai n est pas l élément de lapensée. L élément de la pensée est le sens et la valeur »(NPh, 119). Il ne s agit pas d invoquer une valeur plus

    haute que la vérité, mais d introduire l différence dans lavérité même, d évaluer les vérités ou les conceptions du vraisous-jacentes. C est dire que Deleuze ne supprime pas lerapport vrai-faux mais en modifie le sens, en le portant auniveau des problèmes, indépendamment de tout acte derécognition. « Porter l épreuve du vrai et du faux dans lesproblèmes eux-mêmes» B, 3; DR, 207) : ainsi le rapportdu sens et du non-sen. 1 ne s oppose p s au rapport vraifaux, il en est la détennination supérieure, qui ne fait plusappel à une réalité postulée (par -non-sens, on entendra unfaux problème).

    «On connaît de. 1 pensées imbéciles, des discours imbéciles qui sont faits tout entiers de vérités. » L oppositionbrutale vrai-faux est dépassée par l introduction d une différence dans le vrai lui-même, entre des vérités « basses »(récognitions exa

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    Rencontre signe affect 27

    faux, mais différents plans, hiérarchisables, de vérité-faus

    sere. En d autres tennes, le modèle de la r6oognition n appartient pas en droit au concept de vérité; il n en estqu une détermination panni d autres, d où dérive l idéed adéquation, qui suppose la préexistence d un objetauquel la pensée vient s égaler. A un niveau supérieur,« vrai» qualifie l acte de position d un problème, tandisque « faux» ne désigne plus une récognition manquée ou

    une proposition fausse, mais un non-sens ou faux problème, auquel correspond un état qui n est plus l erreurmais la bêtise DR, 207). Mais d après quel critère unproblème peut-il être dit vrcli ou faux? est-ce que Deleuzene va pas, à ce niveau, réintroduire le postulat de larécognition ?

    Deleu7.e élabore une théorie du problème apte à rendrecompte de cette pluralisation du concept de vérité. Elle està première w e paradoxale, puisqu elle se fonde d abordsur une dévaluation du rôle de l interrogation en philosophie. Sont dénoncés à la fois, au nom de l même illusion,de la même incompréhension de ce qu est réellement unproblème, le procédé interrogatif comme fausse procédured apprentissage, puisqu il organise le devenir de l élève enfonction d un résultat acquis d avance par l maître; etl idée que la philosophie serait l art par excellence de lquestion, plutôt que dc la réponse. « Un problème en tantque création de pensée n a rien à voir avec une interrogation, qui n est qu une proposition suspendue, le doubleexsangue d ,une proposition affirmative censée lui servirde réponse» QPh?, 132). Lorsque nous posons unequestion, et présupposons la réponse comme lui préexistant en droit dans quelque ciel théorico-ontologiquc- comme si le philosophe portail tout â coup l attentionsur une contrée jusque-Ià négligée, comme li cette contréeattendait son regard non pa. 1 pour exister mais pour avoirdroit de cité ehez les homme. 1 - nous ne voyons pas que

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    28 1 Deleuze Une philosophie de l événement

    l'ensemble question-réponse appartient déjà à un contexte

    problématique qui conditionne aussi bien l'une quel'autre. Que la vérité ne soit p s un ensemble de réponseséparses, ne se réduise pas à une collection de vérités particulières, c'est un thème philosophique constant ju.c;qu àHegel. Mais le dépassement, même chez Hegel, est recherché au niveau de la proposition, au lieu de s'élever à unélément génétique plus profond duquel dérive même le

    négatif ou la contradiction. On n'atteint pas ainsi au véritable moteur de la pensée. Cest en fonction d'une cerlaine problématique qu'une question devient p o ~ ; b l eetsurtout qu'une proposition prend sens. Le sens n'est autreque le rapport d'une proposition, non p s à la questiondont elle est la réponse, double stérile, mais au problèmehors duquel elle n a pas de sens. Quel problème faut-ilposer, ou comment faut-il poser le problème, pour quetelle proposition soit possible? - tel est le principe d'unelogique du sens qu Empirisme et subjectivité, le premierlivre, esquisse déjà, dans un vocabulaire plus lardcorrigé:

    Cc que dit un philosophe, 0l\nous le présente comme si c'était

    ce qu il/ait ou ce qu'ilW1Ut

    Corfune critique suffisante de la th60-rie on nous présente une psychologie fictive des intentions duthéoricien. L'atomisme et l'associationnisme sont ainsi traitéscomme des projets sournois qui disqualiflCDt à l'aV'ance ceux quiles forment. « Hume a pulvérisé le donné. » Mais par là, qu'estcc qu on croit expliquer' Bien plus, peut-on croire avoir ditquelque chose? U faut pourtant comprendre cc qu'est une théorie philosophique à partir de son concept: eUe ne nait pas d'ellememe et p r plai. 1ir. J ne suffit même u de dire qu'elle estréponse à un ensemble de problèmes. Sans doute, cette indication aurait au moins l'avantage de trouver la nécessi16 d unethéorie dans un rapport à quelque chose qui puisse lui scrvir defondement, mais ce rapport serait scientifique plus que philosophique. En fait, une théorie philosophique est une queStion déve-loppée, el rien d aulre : par elle-même.. en ene-même, elle

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    3 1 Deleuze. Une philosophie de l événement

    livre expose le concept de force en rapport avec à une

    problématique du sens et de l'évaluation. Une remarquepréliminaire s'impose. Etablir un rapport entre les forceset le sens est une conception très nouvelle en philosophie,puisque la force est habituellement considérée commel'instance muette par excellence, stupide et brutale laforce ne dit rien, elle frappe et s'impose, rien de plus. Ettoute l'histoire de la philosophie est traversée d'une pré

    occupation à laquelle le sort même de la philosophiesemble lié opposer radicalement, sans compromis possible, le logos à la violence. Mais la force est-elle réductible à la violence? Peut-être doit-on plutôt dilTérencier leconcept de violence. Il y a un thème de la violence chezDeleuze; mais la violence décrite est celle que la penséesubit et sous l'impact de laquelle eUe se met à penser, elleest cette agressivité critique qui manque trop souvent à lphilosophie. Elle est done tout le contraire d'une violencespontanée, caractéristique d un vouloir-dominer, d unepensée d'abord agressive qui cherche son moteur dans lanégation (une telle pensée, séparée des conditions denécessité qui l'obligeraient à penser, convertit seulementsa bêtise en méchanceté). Un concept différentiel de violence implique, nous le verrons, une critique du négatif. Ilsuffit pour l'inslant de noter ceci pas plus qu'il ne désirenaturellement la vérité, le penseur en tant qu'il pense nesaurait vouloir la violence, qui lui advient du dehors, etqu'il n'assume secondairement - agressivité critique -qu à condition de la diriger contre son ancien moi ou sa

    propre bêtise.Tant qu on

    se contente d'opposer d'unefaçon très générale le logos à la violence, on reste sourd àl'essentiel les conditions d un véritable acte de penser, lspécificité du vouloir-dominer.

    De quel point de vue une logique des forces renouvellet e11e la théorie du sens? Une { chose» - phénomène detout ordre, physique, biologique, humain· - n a p s de

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    Rencontre signe affect 3

    sens en soi, mais seulement en fonction d une force qui

    s en empare. Elle n a donc pas d intériorité ou d essence :son statut est d être un signe de renvoyer à autre chosequ elle-même - à la force qu elle manifeste ou exprime.Toute exégèse portant sur le contenu explicite de la chosene nous apprend rien sur son sens, ct, croyant en dire lanature, sc borne en fait à décrire un phénomène. Le sensn apparaît que dans le rapport de la chose avec la force

    dont elle est le phénomène (NPh, 3). Le sens renvoie àune affIrmation. A travers les choses-phénomènes s affirment des manières de vivre et de penser (l homme témoignant de ses modes d existence à travers les phénomènesdits culturels religion, science, art ou philosophie maisaussi vie sociale et politique - donc à travers desconcepts, des sentiments, des croyances).

    Une conception de l objet philosophique se dégage. apensée ne s exerce pas à dégager le contenu explicite d unechose, mais la traite comme un s igne - l e signe d une forcequi s affirme, fail des choix, marque des préférences, afficheen d autres termes une volonté. Affirmer, c est toujours tracer une différence, établir une hiérarchie, évaluer: instituerun critère qui permet d attribuer des valeurs. Ce qui intéresse avant tout la pensée, c est l hétérogénéité desmanières de vivre ct de penser; non pas en tant que telles,pour les décrire.ct les classer, mais pour déchiffrer leur sens,c est-à-dire l évaluation qu elles impliquent. Le sensconcerne une ,volonté plutôt qu une chose, une aflirmationplutôt qu un être, un clivage plutôt qu un contenu, une

    manière d évaluer plutôt qu une signification. Chose, être,contenu, signification: à cela se réduit le phénomène, lorsqu il est séparé de sa genèse ct des conditions de son apparition, lorsqu il n est plus saisi comme signe.

    La formule d Empirisme et subjectivité était qu unénoncé n a de sens qu en fonction du problème qui l arendu possible. Le livre sur Nietzsche contmence à définir

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    3 1 Deleuze. ne philosophie de l événement

    ce que c est qu un problème. Tout acte de problématisa

    Lion consiste dans une évaluation, dans la sélection hiérarchique de l important ou de l intéressant. Un problèmen est pas une question posée au philosophe; c est toutequestion, au contraire, qui implique déjà une position deproblème, même implicite, une manière de poser « le »problème, c est-à-dire de répartir le singulier et le régulier,le remarquable et l ordinaire:

    e problème de la pensée n est pas lié à l essence, mais à l évaluation de cc qui a de l importance et de cc qui n en a pas, à larépartition du singulier et du régulier, du remarquable et de l ordinaire .. Avoir une Idée ne signifie pas autre chose; et l espritfaux, la bêtise elle-même, sc définit avant tout par ses perpétuelles confusions sur l important-ttl inimportant, l ordinaire etle singulier DR, 245 .

    La philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n est pas la véritéqui inspire la philosophie, mais des catégories comme celle d Intéressant, de Remarquable ou d Important qui décident de laréussite ou de l échec (QPh 7 80).

    Que signifie porter l épreuve du vrai et du faux dans lesproblèmes eux-mêmes? Quel eritère fera la décision entre

    problématiques rivales? Le critère doit logiquementdécouler de la manière dont la nécessité a été définie: unproblème est vrai ou nécessaire, ou plutôt un problèmeémerge vraiment, lorsque la pensée qui le pose est forcée,lorsqu elle subit l effet d une violence extérieure, lorsqu elleentre en contact avec un dehors. e critère n est pas l adéquation à des données ou à un état de choses extérieur,

    mais l effectivité d un acte de penser qui introduit une hiérarchie dans le donné. Un problème, en tant que créationde pensée, porte en soi sa nécessité ou son « pouvoir décisoire » DR, 257), qui n ont d autre critère que le déplacement qu il implique, et qui en fait précisément un problème: il fait penser, il force à penser. e critère est donc àla fois la violence et la nouveauté (QPh?, 106 . Violence et

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    34 1 Deleuze. Une philosophie de l'évhrement

    Hétérogé, éité

    Cependant, ]a difficulté parait moins concerner la possibilitédu nouveau critèreque ce qui semble en découler:la pertedu monde extérieur, une pensée sinon enferméeen elle-même,du moins confinée dans une sphère closedepure intellectualité. Le résultat n est-il pas contraireà cequi était souhaité? A force de vouloir affirmer le dehors,

    ne tombe-t-on pas dansun enfermement pire encore?Ledehors invoquén a rien à voir, enefTet, avec un mondeextérieur:« un dehors plus lointain quetout monde x t ~rieur» (IT, 268-271 ;F 92, 126;P, 133; QPh 7 59), un« dehorsnon extérieur» (QPh?, 59)1. En outre, lorsqueDeleuze s affrrme empiriste parce qu il« traite le conceptc o m m ~ ; l o b j e td une rencontre» DR, 3), l se réfère àunempirisme ditsupérieur ou transcendantal qui appréhende une extériorité autrement plus radicale que celle,toute relative, des données sensorielles.

    Comprenonsque l existenceou non d un monde extérieur au sujet pensant n estpas ici en jeu,et que cettequestion n a même pas de sens dansla problématiquedeleuZÎenne.Que les planteset les rochers, les animauxetles autres hommes existent, cela n estpas en cause. aquestion estde savoir à quelle condition le sujet pensantentre enrapport avecun élément inconnu,et s il lui suffitpour ce faire d aJIerau zoo, de faire letour d un cendrierposé surla table,de parler avec ses congénèresou de parcourir le monde.La question estde savoir ce qui détermine une mutationde la pensée,et si c est biende cette

    1. Cf. également e pli. 149 un dehorsde l monade pourtant nonextérieurà elle. Et F 90 :les rapportsde forceR « ne 80nt pas cn deIlO1 8des slcale8, mllisils en sontle dehorslI. Formuleanalogue: dansCC, 16:des visions ct des auditionsqui « ne sont·pas en dehors du langage, maisen sont le dcho1 8 lI.

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    36 1 Deleuze. ne philosophie de l bhlement

    médiéval de l individuation ne peut se comprendre qu en

    fonction de cette genèse conjointe et variable du sujet etde l objet. Aussi l extériorité relative du monde représenté, non seulement des choses extérieures par rapportau sujet mais des choses extérieures les unes par rapportaux autres, se dépasse-t-elle vers une extériorité plusprofonde, absolue pure hétérogénéité de plans ou deperspectives.

    Il faut que chaque point de vue soit lui-même la chose, ou quela chose appartienne au point de vue. l faut donc qu la chosene soil rien d identique, mais soit écartelée dans une différenceoù s évanouit l identité de l objet vu comme du sujet voyantDR,79).

    J Cc qu est un point de vue, ce que signifie l hétérogénéitédes points de vue, ne pourra s éclairer que peu à peu: enun sens, toute la philosophie de Deleuze s y joue, et notreétude n a pas d autre ambition que d essayer de comprendre le concept de « chose» qui s y esquisse. L'e&b Cotiel est de poser pour l instant cette distinction entre ledehors relatif de la représentation (extensio, partes extrapartes). qui n offre à la pensée qu une diversité homogène, et un dehors absolu dans le monde ou du monde,mais qui échappe à la visée d un monde extérieur. Quel hétérogénéité n « existe» pas hOIS de la pensée, c est-àdire ne puisse être saisie que par un acte de pensée, n empêche pas qu ellc se dise du monde, ou qu elle concerneles « choses mêmes ». La difficulté n est donc pas relative

    à la perteou

    non du monde, mais plutôt à la logique quipermettra de penser le dehors, le rapport de la penséeavec le dehors, l extériorité des relations. Peut-on concevoir un mode de rapport positif de la pensée à l inconnuou au non-pensé, qui rende compte de l acte de penser? Ilne s agit plus seulement d énoncer l extériorité du rapport, mais d en produire Je concept.

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    kncontre, signe affect 1 37

    Signee] points de vue etforces

    Quel est le statut de cet objet non reconnu et pourtantrencontré? Ce qui échappe à la représentation, c'est lesigne. e monde extérieur devient intéressant lorsqu'il faitsigne et perd ainsi son unité rassul' omte, son homogénéité,son apparence véridique. Et, d une certaine manière, lemonde ne cesse de faire signe et ne se compose que de

    signes, à condition d'y être sensible. Pourquoi n y a-t-il derencontre qu'avec des signes? Que faut-il que le signe soitpour constituer l'objet de rencontre en tant que tel' Cequi est rencontré n'est pas simplement différent de la pensée (comme par exemple une image, un fait, etc.), maisextérieur à elle en tant que pensée l est ce que la penséene pense pas, ne sait pas penser, ne pense pas encore. Iln'est pas en affinité avec elle, il se refuse à elle autantqu'elle se refuse à lui, puisqu'il n'est pas encore pensableet que la pensée n a pas encore le désir de l'atteindre; etpourtant l est là, à la fois impcnsé ou impensable etdevant être pensé, pur cogitcmdum DR, 183, 192, 198).Aussi la pensée ne peut-clle manquer d'éprouver sapropre bêtise au moment même où elle se met à penser.La rencontre présente tous les traits d un non-rapport, etpourtant l faut bien que « le non-rapport soit encore unrapport» F, 70; P 133). Rencontrer n'est pas reconnaitre c'est l'épreuve même du non-reconnaissable, lamise en échec du mécanisme de récognition (non plus unsimple raté, comme dans le cas de l'erreur).

    e signe est cette instance positive qui ne renvoie pas seulement la pensée à son ignorance, mais l'oriente,I'entraine,l'engage; la pensée a bien un guide, mais un guide étrange,insaisissable et fugace, et qui toujours vient du dehors. Niobjet déployé dans la représentation, signification claire ouexplicite, ni simple néant, tel est le signe, ou ce qui force àpenser. On retomberait dans le piège de la récognition en

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    38 1 DelellZe. UM philosophie de l é,éMmen

    supposant un contenu derrière le signe, encore caché mais

    indiqué, comme si la pensée se précédait elle-même et imaginait le contenu à venir offert en droit à une autre pensée(l entenèlement divin de la pensée classique, l entendementdu maitre dans le schéma scolaire traditionnel).

    Le propre du signe est d impliquer. Deleuze dit aussienvelopper, enrouler. e signe implique son sens, le prés nt comme impliqué. Mieux encore, le sens comme mou

    vement même de la pensée, distinct des significations explicites, n émerge que dans le signe et se confond avec sonexplication. e signe ne l implique pas sans l expliquer oul exprimer en même temps, si bien que la structure du signe

    ~ de l expression se définit par les deux mouvements d imptiquer et d expliquer, complémentaires plutôt quecontraires: on n explique pas sans impliquer, et inversement PS, 110; SPE 12; Le pli, 9, Il). e sens est commel envers du signe: l explication de ce qu il implique. Maisalors qu est-œ qui est à la fois impliqué et expliqué par lesigne-sens, qu est-ce qui rend compte de l unité ou del identité du signe t du sens 7 S il Y a signe, justement, siune profondeur se creuse dans l extériorité relative et sansmystère de la représentation, c est parce qu un élémenthétérogène surgit : un autre point de vue. « Le signe comprend l hétérogénéité» DR, 35 . e signe est toujours celuid Autrui, l expression - toujours celle d un « monde possible» enveloppé, virtuel, incompossible avec le mien, maisqui deviendrait mien si pour ma part je devenais autre enoccupant le nouveau point de vue DR, 334-335, 360-361 ;LS 357 .

    Nous verrons plus tard pourquoi n importe quelchamp de représentation comprend nécessairement dessignes, c est-à-dire communique virtuellement avec d autres champs, d autres points de vue : contentons-nous pourl instant de trois remarques.

    Le signe surgit dans un champ de représentation, c est-àdire de significations explicites ou d objets reconnus, en

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    Rencontre signe qfJect 1 39

    impliquant l hétérogène ou ce qui échappe en droità la

    représentation. C est pourquoi, premièrement. l hétérogène ou l autre point de vue est impliquéil ne peut êtrel objet d un acte de récognition). C est pourquoi, deuxièmement, le sens comme expressionou explication peut êtreditconSÏ8ter dans lamise en communication de deux pointsde vue, plansou dimensions hétérogènes. Il n y a de sensque dans les interstices dela représentation, dans le hiatus

    des points de vue. e sens est divergence, dissonance, disjonction. Le sens est problème:«accord discordant », dissonancenon résolue{DR, 190; e pli 111-112, 188;et les« coupures irrationnelles»au cinéma,IT, 234-237 et 242).Enfin - troisièmement - le signc-sens n affectequ unsujet mutant, en devenir, écartelé entre deux individuations. Ce pourquoi Deleuze ledit « larvaire» :

    Il n cst passOr en ce sens que la pensée, telle qu elle constituele dynamismepropredu système philosophique,puisse être rapportée, comme dans le cogito cart6sien, à un sujet substantielachevé, bien constitué la pensée est plutôt de ces mouvementsterribles quine peuvent être supportés quedans les conditionsd un sujet larvaire DR, 156 .

    Outre les points de vue, nous avons vu que Deleuzeinvoquait les forces dans la définition du signe. Lecontenu explicite d un phénomène ne fournit pas sonsens, il faut rapporter ce contenuau point de vue évaluateur qui l affirme (manière de penseret d exister);or l exposé n i e ~ h é nassimile forceet point de vue, ou voit

    tout au moins dans la force l affirmationd un point devue. Mais pourquoi recourirau concept de force? Laforce est toujours liée à une émergence, à un processusd actualisation-·{IM, 139). a « chose» n est pas seulement point de vue ou écartelée dans la différence depoints de vue, elle estrapport de forces, parce que le signeest sensationou affect émergenced un nouveau point de

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    40 1 Deleuze Une philosophie de l événement

    vue, exercice sur un sujet quelconque. La notion même

    d affect renvoie à une logique des forces.Le concept s énonce en deux temps :

    11Toute force est donc dans un rapport essentiel avec uneautre force. L être de la force est le pluriel; l serait proprementabsurde de penser la force au singulier. Une force est domination, mais aussi l objet sur lequel une domination s exerce NPh,7 . La force n est jamais au singulier, il lui appartient essentielle

    ment d être en rapport avec d autres forces, si bien que touteforcé est déjà rapport, c est-à-dire pouvoir la force n a p sd autre objet ni sujet que la force F, 77).

    21 Le rapport des forces est déterminé dans chaque cas pourautant qu une force est affectée par d autres, inférieur ou supérieur. II s ensuit que la volonté de puissance se manifeste commeun pouvoir d am l c c t ~NPh, 70). La force se d ~ f i n i telle-mbnepar son pouvoir d affecter d autres forces (avec lesquelles elle esten rapport), et d etre affectée par d autres forces F, 78).

    La force n existe qu en relation, c est-à-dire en exercice.Mais bien plus, eUe est en relation avec une autre force,puisque ses effets supérieurs sont de domination, et non desimple destruction. D où son irréductibilité à la violence,qui consiste à détruire une forme, à décomposer un rapport. Le concept de violence considèrc la force en tantqu elle s exerce sur un être déterminé, sur un objet (P, 77;P, 159). Réduire l force à la violence, c est tenir pour originaire le dérivé ou l ombre du rapport réel. Non seulementon ne voit p s qu une force s exerce d abord sur une autreforce, mais on se prive ainsi de comprendre le phénomène

    de l affect, c est-à-dire d une force qui s exerce sur une autremoins pour la détruire que pour induire un mouvement.Sans doute s agit-il d un « mouvement forcé , qui marqueune obéissance ou une soumission contradictoire seraitl idée d un affect volontaire; ce n en est pas moins un effetpositif, qui ne s explique p s par la destruction. Sans douteaussi ce mouvement en annule d autres, impose une forme

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    42 Deleuze. Une philosophie de nYénement

    Il n y a· pas lieu de s étonner si la lecture « anti-nietz

    schécnne » humaniste de Nietzsche ressemble à s yméprendre à la lecture nazie.De la nature relationnelle de la force découle son attribut

    principal: un pouvoir d affecter et d itre affecté. Deleuze yvoit une intuition commune à Nietzsche et à Spinoza SPE,chap. XIV; et SPP, pas.fim . Les concepts de force et d af..fect sont en rapport logique pour autant que la force est

    cela même qui affecte et est affecté. Tout affect implique unrapport de forces, est l exercice d une force sur une autre, etle pâtir qui en découle. a force n est pas seulement puissance affcctante mais puissance affectée, matière ou matériau sensible sur lequel s exerce une force. La puissance estclivée, tantôt active, tantôt passive ès lors « pouvoir »n a plus le sens ordinaire de possession ou d action, mais serapporte avant tout à la sensibilité: « La force est en rapport étroit avec la sensation» (FB-LS, 39 ;et NPh, 70-72),« La force n est pas ce qui agit, c est, comme le savaientLeibniz et Nietzsche, ce qui perçoit et éprouve » (QPh 7124). C est pourquoi lorsque nous considérons une matièreen tant qu elle est affectée, nous ne pouvons plus parler entermes d objet nous sommes déjà dans l élément desforces. Deleuze montre à propos de Bacon comment lapeinture, lorsqu eUe s emploie à « rendre» la sensation,affronte un problème nouveau: « peindre les forces» FB-LS titre de la rubrique VIII). Elle abandonne alors le corpsformé, figuratif, pour atteindre par déformations à lafigure, c est-à-dire à un corps qui ne se définit plus .par des

    parties fonctionnelles (organes) mais pardes

    zones d intensité qui sont autant de seuils ou de niveaux, et qui composent un « corps intense» ou« sans organes» (FB-LS, rubriques VI et VII).

    Pourquoi la théorie du sens et de la pensée a-t-elle besoind une logique des forces? Parce que penser est dans un rapport fondamental avec l affect. On ne pense pas sans être

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    Rencontre, signe, affect 1 43

    sensible à quelque chose, à des signes, à ceci plutôt qu à

    cela, contrairement à l opinion, répandue en philosophie,selon laquelle il n y a pas plus de compromis possible entrepassion et pensée (comprise comme raison) qu entre violence ct discours. Penser commence avec la différence« quelque chose se distingue » (DR, 43), fait signe, t se distingue comme enveloppé, impliqué - distinct-obscur (DR,43, 191,275). Il Y a problème et sens en fonction d un signe

    que la pensée rencontre, et qui fracture l unité du donné,introduisant une différence de point de vue. Ce qui vçut direque la p nsé n évalue pas tant qu elle reste enfermée dansun point de vue, tant qu elle se représente les choses de cepoint de vue. Et_sans doute cette représentation impliqueun clivage, une répartition des valeurs qui renvoie à un acted évaluation passé; mais celui-ci, complètement expliqué,

    développé, objectivé, a cessé d être sensible. A chaquepoint de vue, sans doute, correspond un problème, maisqui renvoie à la différence originaire des points de vue: onne problématise - on ne pense - qu en venant au point devue, qu en changeant de point de vue (nous aurons à com-prendre pourquoi chaque point de vue renvoie virtuellement à d autres points de vue). Jamais penser ne seraengendré dans la pensée, si celle-ci n est pas d abord affectée. es trois concepts de forces, dehors et affect sont solidaires : rencontrer le dehors, c est toujours être forcé, involontairement affecté; ou plutôt un affect est involontairepar nature puisqu il vient du dehors, puisqu il implique unerencontre, puisqu il est l indice d une force s exerçant del extérieur sur la pensée.

    Champ IransL tmdantal, plan d immanence

    Une rencontre est un affect, autrement dit un signe quifait communiquer les points de vue et les rend sensibles en

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    44 1 Deleuze. Une philo çophie de l événement

    tant que pOints de vue. Le signe force la pensée, la met en

    rapport avec de nouvelles forces. La pensée en tant qu'ellepense est affectée: « Penser dépend des forces qui s'emparent de la pensée}) NPh, 123). Faut-il comprendre que lapensée elle-même, comme faculté, est une force? Considérée indépendamment du signe ou de la rencontre, la penséeappacaJt comme une simple faculté; mais c'est là une vueabstraite, ou bien l'état d'une pensée elle-même « séparée

    de ce qu'elle peut}) et qui dès lors pense abstraitement, seborne à réfléchir sur les données de la représentation. PourDeleuze, l'état de simple faculté, de simple possibilité sanscapacité effective n'est pas naturel ou originaire. Du rejetde l'image dogmatique, on ne doit pas seulement conclureque la pensée ne pense pas par elle-même mais qu'elle n'estpas même a priori une faculté (nous aurons à comprendreen quoi consiste le surgissement de la pensée, et dansquelles conditions elle retombe à l'état de faculté)'.

    A l'état de simple faculté, la pensée opère abstraitement,réflexivement, dans l'horizon fermé de la représentationelle n'est pas affectée et n'a pas affaire à des forces. Quellessont alors ces forces qui s'emparent d'elles? Deleuze,s'autorisant du découpage « historique» de Foucault(trois événements ou devenirs majeurs qui affectent la pensé occidentale depuis le XVIr siècle), propose des exemples forces d'élévation à l'infmi au siècle classique, sous

    1 Dans D / f l et rlpétltion, Deleuze IICnlble supposer une racult6de la pensée pure, mais il précise que «notre sujet n'cst pas i i l ' é t ab l i_ment d'une

    telle doctrine des facult6s» DR.

    187 .On

    remarquera que lap n ~est absente de 1'6numeration des « forces dana homme », dansFoucault t 31 et (39) : c'est que penser est polymorphe et ne se rapportepas à une faculté spéciale, mais se confond avec le devenir-actir des facultés; pour Deleuze, les arts et les sciences pensent autant que la philosophie. Le propos de Différence et répétition était d'ailleuTlI de montrercom-ment penser 8 ' cngcndR: dans une disjonction des facultés élevées à leurexercice 8up6rieur : Je m nc t h ~ mest repris dans Foucoult (la disjonctionde voir et de parler).

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    Rencontre signe affect 4S

    l empire desquelles la pensée élabore un « composé

    Dieu» forces de finitude auXIX

    siècle, qui inspirent un« composé-Homme » ; el peut-être aujourd hui forcesdu fini-illimité ... F, 140). Ces exemples appellent deuxremarques.

    Premièrement, toutes ces forces sont des « forces dudehors », qui font violence à des forces du dedans,« forces dans l homme » ou facultés. Mais cet apparent

    dualisme trouve sa raison d être dans une genèse du négatif ou du réactif. Aussi les premières doivent-elles êtrecomprises comme des forces actives les secondes commedes forces réactives d après le schéma extrait de NietzscheNPh, chap. l et IV). Nous verrons plus loin que le

    propre des forces réactives est de nier l hétérogênéit6 oul extériorité des rapports, de refermer le point de vue sur

    soi el d empêcher l affect (la pensée valorise alors l intériorité image dogmatique). En d aulres termes, les« forces du dehors» ne sont p s seulement nommées ainsiparce qu elles viennent du dehors, mais parce qu ellesmettent la pensée en état d extériorité, la jetant dans unchamp où les points de vue entrent en relation, où lescombinaisons homogènes de significations œdentla placeà des rapports de forces dans le sens même.

    Deuxièmement, donc, les forces qui s emparent de lapensée sont celles du sens même, et nous comprenonsmaintenant que Deleuze puisse dire que le sens insistedans la pensée comme son dehors, ou qu il est bien ledehors de la pensée bien qu il n existe pas hors d elle. Lesforces ne sont pas extérieures à la pensée, elles en sont ledehors. Penser consiste dans l émergence du sens commeforce: la pensée classique est affectée par l infini, « elle necesse de se perdre dans l infini » F, 132), l infini cessed être une simple signification pour devenir l événementmême de la pensée, ce qui la hante et l inspire, ce qu ellerencontre et à quoi elle ne cesse de se heurter. e champ

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    des forces ri'est autre que le champ où se produit le sens- champ transcendantal .

    a rencontre avec le signe se présente donc ainsi1/ violence est faite au composé de significations existant,au milieu homogène où la pensée s'exerce facultative

    ment; 2/1a pensée devient active parce qu'elle éprouve unrapport de forces entre points de vue. a rencontre estdonc susceptible d'une double lecture, selon qu'on prenden compte la violence exercée sur une forme, ou le nouveau rapport de forces qui la sous-tend et dont elle est leconcomitant:

    Ce n'est jamais le composé, historique et stratifié, qui se transforme, mais ce sont les forces composantes, quand eUes entrenten rapport avec d'autres forces, issues du dehon (stratégies). edevenir, le changement, la mutation concernent les forces composantes, et non \es formes composées F, 93).

    a rencontre peut être localisée aussi bien à la limite de lapensée-faculté que dans un champ d'extériorité radicale:cette ambiguïté signale le rapport-problématique du sujetet de la pensée. Le champ transcendantal devenu champde forces ou de points de vue hétérogènes n'cst plus régipar l'ego; sub-représentatif, il n a plus la forme d'uneconscience LS, 120, 124 . Inversement, Deleuze peutprendre Kant au mot et lui reprocher de n'avoir produitque les conditions de l'expérience possible et non réelle,d'avoir décrit le champ transcendantal d'une pensée quiréfléchit mais ne pense pas, qui reconnaît des objets maisne distingue pas de signes, bref qui ne rencontre rien (nefait pas d'expérience). Kant conçoit le champ comme uneforme d'intériorité, il « décalque» le champ transcendan-

    l, Rappelons que le mot « tranllCCndantai », qui ne doit pas êtreconfondu avec « tntn œndant », se rapporte depuis Kant à un questionnement portant sur les cmuJitlollS dans lesquelles l a p e n ~fait une exptrienœ, c'est-à-dire entre I l rapport avec ce qui I l e dèpcnd pas d'clic.

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    Rencontre. signe. affect 1 47

    ta] sur la fonne empirique de la représentation· (identité

    de l'objet quelconque et unité du Je pense comme corrélat). Husserl, sur ce point, ne rompt guère avec lui LS,14 et 15'séries).

    Le champ transcendantal est impersonnel, asubjectif,inconscient. L'acte de penser n'est certes pas inconscient,mais s'engendre inconsciemment, en deçà de la représentation. La rencontre disjonctive des forces ou points de

    vue ne passe en effet dans la conscience qu'à l'état impliqué (signe, affect, intensité). « La pensée ne pense qu'àpartir d'un inconscient» DR. 258). C'est en ce sens quel'activité philosophique - fonner des concepts - a toujours lieu au milieu, et ne nuu trise pas son commencement : la pensée devient paradoxalement active lorsque lesujet se fait « patient»; l'acte de penser s'engendre dans

    une synthèse passive. L'inconscient selon Deleuze n'estd'ailleurs que ce champ informel où des forces entrent enrapport, il ne comporte ni fonnes ni représentations et« ressemble » plus à une usine qu'à une scène de théâtre.Œdipe ne structure pas a priori le champ affectif, maisconstitue seulement la forme sous laquelle ce champ estsoumis à un processus de clôture ou d'intériorisation, « larelation familiale devenant métaphorique de toutes lesautres » AŒ, 31 et 363 sq.).

    Quand Deleuze parle du Dehors, ce mot a deux senscomplémentaires : I l le non-représentable, ou le dehorsde la représentation; 2/1a consistance même du nonreprésentable, à savoir l'extériorité des relations, le champinformel des relations. Deleuze appelle plan d immanencece champ transcendantal où rien n'est supposé à l'avancesauf l'extériorité, qui récuse justement tout présupposé :

    On dirait que LB plan d'immanence est à la fois ce qui doitêtre p n ~et ce qui ne peUl pas êlre pensé. e serait lui. le nonpensé dans la pensée. C'cslle socle de tous les plans, immanent àchaque plan pensable qui n'arrive pas à le penser QPh ? 59).

    r

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    mmanence

    Revenons à la question du faux problème, laissée ensuspens. Affirmer un rapport authentiquement extérieurentre la pensée ct cc qu elle pense (tout en ne l pensantpas), c était porter l épreuve de vérité dans les problèmeseux-mêmes: le sens d une thèse, ou sa teneur en vérité,apparaît quand on la rapporte à l acte problématiquedont elle dépend. a nécessité - ou vérité - dépendd un acte de penser, de la capacité effective de la pensée àaffronter un dehors et à poser par conséquent un problème nouveau d où découleront un certain nombred énoncés. Mais si tout acte de penser est un problème,un vrai problème, s le devenir de la philosophie témoigned innovations plutôt que d un progrès, comment une critique est-eUe encore possible? Et si la critique consiste

    dans la dénonciation de faux problèmes, comment rendrecompte de leur possibilité? Qu est-ce, en d autres termes,qu un non-sens?

    ritique du négatif le faux problème

    « L esprit faux, la bêtise elle-même, se définit avant toutpar ses perpétuelles confusions sur l important et l inimportant, l ordinaire et le singulier» DR, 245). Deleuzeparle d inversion ou d image renversée du problème, maiscomment distinguer l important de l in important si l critère est l acte même d évaluer? es problèmes ne sont pas

    donnés et il n y a pas d étalon neutre ou objectif permettant d assigner un envers et un endroit .. Mais la questionn est pas là, et la bêtise consiste moins dans une permuta-

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    Immonenœ 1 49

    tion de l important et de l inùnportant que dans l indiffé

    rence à leur égard, dans l incapacitéà

    les distinguer et àdistinguer par conséquent quoi que ce soit. e faux problème relève d une impuissaooe à évaluer, le faux problème est une manière de réOéchir et d interroger sans semettre \ penser. Deleuze trouve dans Nietzsche unschéma logique capable de fournir un critère conformeaux conditions qu il a lui-même posées un faux pro

    blème est une ombre, une énonciation en second qui n affirme qu en niant. Le faux problème n est pas un acte depenser, il ne crée pas mais renvoie à un acte créateur qu ildénature en l retournant, en l renversant. L inversionconsiste à tenir pour originaire une affirmation dérivée, àtenir la négation pour l moteur de la pensée NPh, 206) :la bêtise, le non-sens, l faux problème témoignent d unepromotion du négatif. e faux problème n est pas malposé, l ne pose rien du tout, l croit faire le mouvementmais ne meut que des ombres.

    Certainement, Deleuze vise d abord ceux qui vivent dutravail des autres et comptent sur la critique pour recevoirle statut de penseurs: les amateurs de discussions et d ob-jections, qui ont assez de temps pour s occuper des problèmes des autres, instruire leur procès, leur demander des expliquer ct de rendre des comptes. A défaut d une création problématique propre qui rendrait sensible une différence de points de vue ou de problèmes, et libérerait unepuissance d évaluer, ils ne peuvent que juger, attribuerdes valeurs établies puisées dans des problématiquesanciennes qu ils convertissent en références, qu ils élèventà la transcendance (les fameux « retours à .. »). L alternative Juger évaluer définit le problème pratique, et nousdevons choisir entre une attitude morale qui rapportel existence à une opposition de valeurs transcendantes(BienlMal), et une attitude éthique qui expérimente la différence qualitative et intensive des modes d existence, et

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    5 1 Ddeuze. ne philosophie de l événement

    en ordonne la typologie sur l échelle immanente différen

    ciée du bon et du mauvais SPE, chap. XV; SPP, 35 58;CC, chap. VI et XV). e jugement témoigne du lien entrele postulat de transcendance et le primat accordé au négatif; la critique est alors première, on compte sur elle pourprogresser dans la pensée. Le point de départ de l évaluation est au contraire dans la différence éprouvée entre desmanières d évaluer (points de vue, problèmes), si bien que

    la critique d6coule d un acte positif premier.C est dire que la question ne porte pas sur le bien-fondé

    ou non de la critique en général, mais sur son rôle ou saplace dans l activité intellectuelle: est-elle cause ou conséquence, dans le devenir de la pensée? Ainsi la violence decc qui force à penser se convertit en agressivité critique àl égard d une problématique encore présente mais déjàcompromise. L intérêt de la critique apparaîtra plus loin,à propos de la « déception»; remarquons pour l instantqu elle n a de sens qu en fonction d un acte de rupturedéjà entamé on est passé sur un autre plan, on critiquetoujours depuis un autre point de vue. a part critiqued une philosophie, autant que sa part conceptuelle positive, dépend d un acte de penser qui situe d emblée le philosophe ailleurs. Elle mesure l écart qui sépare cette philosophie de celles qui l ont précédée, elle montre commentun problème ou un concept ont perdu de leur sens dupoint de vue de l acte nouveau (cf. déjà ES, 118-126 .C est d ailleurs pourquoi, vu du critiqué, la critique apparait toujours inoffensive. Le spinozisme ne découle pas

    d une critiquedu

    cartésianisme mais peut critiquerce

    dernier parce qu il s en sépare, et mesure l incompatibilitédes deux points de vue; inversement la critique spinozistene porte guère, du point de vue de Descartes. Le rapportd extériorité qui sépare deux philosophies empêche de lesordonner à titre de « moments» d une histoire; ce seraiten effet ne tenir compte que de la critique et lui prêter un

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    ImI1'/Q1fI 1/Cf 1 SI

    rôle moteur qu elle n a pas, comme si L philosophie se

    modifiait et avançait par développement et rectification.Une telle conception est-elle irénique? Evidemment non,puisque l incompatibilité des points de vue la tient à 6galedistance de l éclectisme et du scepticisme, et s aooompagne d un critère évaluateur immanent l extériorité etson affirmation.

    Deleuze reproche à la discussion à la fois son absurdité,

    son inutilitê, puisqu elle repose sur des malentendus, etl intolêTance, la malveillance ou la violence réactivequ elle implique (et que ses partisans dissimulent sousl exigence en principe pacifique d un consensus démocratique). I l porte le diagnostic: l discussion n est possibleque si l on reste au niveau de la proposition (avis, thèse),sans rapporter celle-ci à une problématique qui lui donne.

    ntit 6ventuellement un sens, ou en l s6parant aucontraire de la problématique qui lui donnait un sens(réduction d un 6nonc6 philosophique à une opinion). Cepourquoi les objections faites aux philosophes relèvent leplus souvent d une logique de propos de table: une s61ection de l opinion vraie par récognition, oscillant entredeux critères, adh6sion et jugement, coYncidence avecl opinion « commune» (c est-à-dire majoritaire) et participation à une Idée transcendante QPh 7 137-142; CC,170-171 . Nous verrons qu à l image scolaire et abstraite,vaguement socratique, d un travail philosophique fondésur le dialogue comme discussion, Deleuze oppose uneautre conception de l échange, définie comme « acte defabulation » ou « discours indirect libre » (cf. bienentendu les Dialogues . Cette critique de la discussionn étant guère assimilée, nous donnons e longues citations:

    Tout philosophe s enfuit quand i l entend la phrase: on va discuter un peu. Les discussions sont bonnes pour les tables rondes,mais c est sur une autre table que la philosophie jette ses d6s chif,.

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    5 1 Deleuze. Une philosophie de l é ~ n e m e n t

    fIés Les discussions, le moins qu on puisse dire est qu elles neferaient pas a v a ~ c e rle travail, puisque les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose. Que quelqu un ait tel avis. et pensececi plutôt que cela, qu cst-oe que ça peut faire à la philosophie,lant que lcs problèmes en jeu ne sont pas dits? Et quand ils sontdits, l ne s agit plus de discuter, mais de créer d indiscutablesconcepts pour le problème qu on s est