Symbolique du premier art chrétien - Jean Guyon

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Le premier art chrétien et la naissance d’un symbolisme chrétien 1 Les premiers témoignages d’un art chrétien apparaissent dans les premières décennies du III e siècle, ce qui n’est sans doute pas un hasard car c’est l’époque où, ayant acquis leurs modes de fonctionnement, les Églises sont assez assurées d’elles- mêmes pour « s’afficher ». Et cette apparition se fait simultanément en Occident et en Orient, selon des modalités communes qui tiennent au fait que ces deux parties de l’empire participent d’un même univers politique et culturel. Commençons par l’Orient et plus précisément par la ville de Doura-Europos, en Syrie, où eurent lieu en 1920 des découvertes qui ont révolutionné nos connaissances sur l’art chrétien, mais aussi sur l’art juif à cause de la découverte d’une synagogue et d’une domus ecclesiae – une « maison de prières » chrétienne – volontairement arasées peu avant 256 pour constituer un boulevard en arrière du rempart de la ville assiégée, puis conquise par les Perses 2. Dans la domus ecclesiae 3 le seul élément orné d’un décor est le baptistère, sur les parois duquel sont figurées des illustrations du Second Testament (les myrrophores 4, Pierre marchant sur les eaux, la guérison du paralytique 5 ), mais aussi Adam et Ève et un élément symbolique, le pasteur sur lequel on reviendra 6. La synagogue 7, présente un décor beaucoup plus riche, puisqu’il recouvre l’ensemble des parois de la salle de prière 8, ce qui a constitué une surprise pour la communauté scientifique, persuadée jusqu’alors que les Juifs suivaient

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Le premier art chrétien et la naissance d’un symbolisme chrétien 1

Les premiers témoignages d’un art chrétien apparaissent dans les premières décennies du

IIIe siècle, ce qui n’est sans doute pas un hasard car c’est l’époque où, ayant acquis leurs

modes de fonctionnement, les Églises sont assez assurées d’elles-mêmes pour « s’afficher ».

Et cette apparition se fait simultanément en Occident et en Orient, selon des modalités

communes qui tiennent au fait que ces deux parties de l’empire participent d’un même univers

politique et culturel.

Commençons par l’Orient et plus précisément par la ville de Doura-Europos, en Syrie, où

eurent lieu en 1920 des découvertes qui ont révolutionné nos connaissances sur l’art chrétien,

mais aussi sur l’art juif à cause de la découverte d’une synagogue et d’une domus ecclesiae –

une « maison de prières » chrétienne – volontairement arasées peu avant 256 pour constituer

un boulevard en arrière du rempart de la ville assiégée, puis conquise par les Perses 2.

Dans la domus ecclesiae 3 le seul élément orné d’un décor est le baptistère, sur les parois

duquel sont figurées des illustrations du Second Testament (les myrrophores 4, Pierre

marchant sur les eaux, la guérison du paralytique 5 ), mais aussi Adam et Ève et un élément

symbolique, le pasteur sur lequel on reviendra 6.

La synagogue 7, présente un décor beaucoup plus riche, puisqu’il recouvre l’ensemble des

parois de la salle de prière 8, ce qui a constitué une surprise pour la communauté scientifique,

persuadée jusqu’alors que les Juifs suivaient strictement les interdits bibliques sur les

représentations figurées (Ex 20, 40 ; Dt 4, 15-18). À nouveau, on y trouve des éléments

narratifs – une sorte de Bible illustrée – mais aussi des éléments symboliques au-dessus de la

niche de la Torah 9, où une probable représentation du Temple et celles de la menorah, de

l’étrog (cédrat) et du loulav (rameau de dattier) figurent aux côtés de la représentation de la

ligature d’Isaac (ou du sacrifice d’Abraham, comme on voudra).

Ces illustrations du Premier Testament se retrouvent dans le premier art chrétien, où les

cartons du passage de la mer Rouge 10, par exemple, ont été repris aussi bien dans les

catacombes 11 que dans les basiliques 12. Dans les catacombes juives de Rome, en revanche,

comme celle de la via Torlonia 13, sont privilégiés les éléments symboliques, tandis que dès

la première catacombe chrétienne connue – celle de Calliste où les fresques des « chapelles

des sacrements » doivent être plus ou moins contemporaines de celles de Doura 14 – le

premier art chrétien mêle des éléments narratifs et des éléments symboliques, comme des

scènes de banquet 15 qui peuvent évoquer le banquet eucharistique ou celui du Royaume 16.

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La question est de savoir quelle est l’origine de cet art sacré, juif et chrétien, qui apparaît

pleinement maître de ses moyens et de son répertoire iconographique dès que nous le voyons

apparaître, mais elle est insoluble. La théorie, longtemps en faveur, qui voyait en lui la

retranscription d’enluminures de manuscrits bibliques n’a plus guère d’adeptes, car les

manuscrits enluminés que nous possédons sont tous postérieurs au IIIe siècle. Peut-être est-il

né, plus simplement, du goût d’orner les « maisons de prière » à la façon dont on ornait aussi

les riches maisons des particuliers ?

En tout cas, Juifs et chrétiens ont puisé, non seulement dans le corpus de leurs propres

Écritures et dans les symboles des cérémonies de culte qui les rassemblaient, mais aussi dans

le répertoire mythologique païen. Et cela jusqu’à la fin de l’Antiquité comme le montre le

pavement de le synagogue de Hammath-Tibériade, du VIe siècle, qui est orné d’une

représentation du char du Soleil entouré du signe du zodiaque 17, ou celui de la synagogue de

Beth-Alpha, au sud de Tibériade 18, de même époque, mais d’exécution beaucoup plus fruste

19-20, que les villageois, comme le dit son inscription, ont payé « cent mesures de grain ».

En ce cas, des pavements adjacents porteurs d’un décor à la fois symbolique 21 et narratif

22 analogue à celui de la niche de la synagogue de Doura minimisent la portée de cet emprunt

à l’iconographie païenne. Mais quand elle est isolée, comment interpréter la scène du Soleil

(ou d’Apollon) sur son char : image païenne ? ou image réinterprétée selon une autre tradition

spirituelle, comme sur le plafond en mosaïque du mausolée des Iulii dans la nécropole

vaticane 23, tout près de la tombe de Pierre, où certains voient une représentation du Christ-

Soleil ?

Le même discours vaut pour d’autres images du répertoire classique qui ont eu un grand

succès dans le premier art chrétien, comme celles de la Pietas qui figurent à l’envi dans le

monnayage romain 24 avant que les chrétiens ne le reprennent, à l’envi eux aussi, sur les

parois des catacombes 25 ou les cuves des sarcophages 26 afin de symboliser la prière

chrétienne. Et il en va de même pour la figure du pasteur qui est attestée dans le monde grec

par des statuettes en terre-cuite dès l’époque archaïque 27, puis a servi de décor sur les

sarcophages à partir du Haut-Empire 28, et surtout au IIIe siècle où des statues de pasteurs

apparaissent sur des cuves païennes aux côtés d’amours vendangeurs 29.

Mais, plus, largement c’est l’ensemble du décor de la société du temps qui a inspiré le

premier art chrétien funéraire, et en particulier les scènes dites « nilotiques » qui se

rencontraient aussi bien sur les pavements que sur les murs des riches maisons 30 et qui

pouvaient servir, tout autant que les scènes pastorales, à évoquer ce « vert Paradis » qu’était

l’au-delà dans l’art funéraire du IIIe siècle, quelles que soient les convictions religieuses du

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défunt ou de ses proches. De là, sur les sarcophages, des représentations de bateaux31, parfois

destinées à illustrer des scènes mythologiques comme celle d’Ulysse devant les Sirènes 32,

qui pouvaient avoir une signification symbolique accrue parce qu’en Ulysse, elles peignaient

aussi un sage résistant aux tentations. Cela peut justifier qu’indépendamment de sa forte

valence symbolique dans le Second Testament, le cycle de Jonas ait rencontré un tel succès

dans le premier art chrétien, tant il se prêtait à une réutilisation des cartons des scènes

« nilotiques » non seulement sur des cuves de sarcophages 33, mais aussi sur des pavements

d’église comme celui de la cathédrale d’Aquilée 34.

Tout cela suffit à expliquer la difficulté où nous sommes pour interpréter la symbolique de

certaines pièces du IIIe siècle comme, dans notre région, le sarcophage de la Gayole conservé

au musée de Brignoles 35, qui passe dans certains manuels pour être le plus ancien

sarcophage chrétien des Gaules. Il suffit pourtant de le rapprocher du sarcophage dit « de la

via Salaria » 36-37, aujourd’hui unanimement considéré comme païen (même s’il est

conservé dans Museo Pio Cristiano du Vatican) pour vérifier que ce jugement doit pour le

moins être nuancé.

À regarder les choses de près en effet 38, figure à gauche de la cuve de la via Salaria 39 une

scène qui se retrouve, très mutilée, au centre de celle de Brignoles 40 et dans laquelle il faut

reconnaître, comme l’a bien montré H.-I. Marrou, la figure du Mousikos anèr, c’est-à-dire du

sage inspiré par les Muses auxquelles il a consacré toute une vie d’étude. Lui fait pendant à

droite une femme elle aussi représentée un rouleau à la main, 41, dans une attitude très

comparable à celle de l’homme qui est également à droite à La Gayole 42 et peut être soit le

complément de la scène d’enseignement qui figure au centre, soit une représentation du

genius loci. Au centre de la cuve de la via Salaria figurent enfin les représentations

juxtaposées du pasteur et de l’orante 43 – donc de la Philanthropia et de la Pietas – qui se

retrouvent à La Gayole de part 44 et d’autre 45 de la scène centrale.

Tout concorderait donc pour lire le sarcophage de la Gayole 46 comme un sarcophage païen,

n’était la dernière scène qui figure à gauche de la cuve et représente un pécheur à la ligne 47.

Comme certains l’ont pensé en se fondant sur les textes des Pères, faut-il voir là une image du

Christ pêchant un de ces « petits poissons » que sont les fidèles, et, du coup, lester d’une

« réinterprétation chrétienne » les autres représentations de la cuve ? Le fait qu’auprès du

pécheur se trouve le buste d’Hélios, mais aussi que le pêcheur lui-même se retrouve dans

certaines représentations du cycle de Jonas 48 comme un élément assez anecdotique servant à

« planter le décor » ne plaide guère en ce sens 49. Mais le doute reste permis, tant toutes ces

images sont polysémiques. Et la seule certitude est qu’elles traduisent une certaine conception

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de la mort et de l’au-delà, très caractéristique du IIIe siècle, dans laquelle païens comme

chrétiens pouvaient se reconnaître. Comment s’étonner après cela que tant de Pères aient vu

une sorte de « préparation évangélique » dans la culture de leur temps ?

En dépit de ce qui vient d’être dit, il n’est pas douteux pourtant que le poisson a bien été

dans le premier art chrétien un élément symbolique, comme sur cette stèle romaine, pourtant

pourvu d’une invocation aux dieux Mânes, sur laquelle figure au-dessus de deux poissons

l’inscription grecque Ichtus zontôn, « Le poisson des vivants » 50. Plus ambiguë en revanche

est la présence de poissons sur une mosaïque de Tipasa 51 qui servait de support à une table

destinée à ces banquets funéraires souvent représentés dans les catacombes 52, où les femmes

qui servent les convives portent les noms d’Agapè 53 et d’Irène 54, qui sont les équivalents

presque exacts de la pax et de la concordia que les fidèles de Tipasa souhaitent voir présider à

leur banquet. Mais les poissons qui décorent l’inscription de Tipasa évoquaient-ils les fidèles

eux-mêmes ou le mets que l’on partageait lors des repas tenus sur les tombes ? Cette dernière

hypothèse n’est pas à exclure même si l’on rencontre aussi dans les peintures des catacombes

de la nourriture carnée sur les tables de banquet 55…

Faisons retour sur la stèle romaine de l’Ichtus zontôn sur laquelle les poissons sont associés

à un autre symbole du premier art chrétien – l’ancre 56 – au sein d’une composition qui se

rencontre sur d’autres monuments, tel ce pavement en mosaïque issu des catacombes de

Sousse qui est conservé au musée du Bardo 57. Cette ancre n’est pas seulement, à cause de sa

forme, une crux dissimulata, comme disent les Pères ; elle symbolise également l’arrivée au

port du Salut, que traduit une autre image sur une inscription des catacombes romaines : celle

du navire touchant au port dont l’entrée est signalée par un phare 58. Mais l’ancre, bien

entendu, peut être aussi, plus simplement, le symbole d’un métier comme c’est le cas sans

doute sur la célèbre inscription marseillaise de Volusianus et Fortunatus que l’on a longtemps

lue, à tort sans doute, comme une inscription martyriale 59.

Il reste que les fidèles ont utilisé de façon si répétée ces symboles puisés dans le vocabulaire

pictural de l’art funéraire de leur temps qu’ils en ont acquis à la longue une autre signification.

Mais quelle interprétation donner à tel plafond de catacombe seulement orné d’une figure de

Méduse entourée de vases et de capridés 60 ou à telle lunette d’arcosolium sur laquelle est

représenté Orphée : le Christ Orphée vraiment ? 61 Pourquoi pas, mais aussi pourquoi ? Sans

compter que ces emprunts à l’art funéraire du temps, et non à une iconographie proprement

chrétienne, occupent parfois une place considérable comme dans cette chambre de la

catacombe de Priscille où le plafond représente le pasteur entouré d’oiseaux, tandis qu’une

des parois est décoré d’une orante 62 : ce sont là autant d’éléments que l’on pourrait croire

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appartenir à une chambre païenne si les autres parois ne portaient sans équivoque des scènes

chrétiennes : Jonas, les trois Hébreux dans la fournaise et Noé dans son arche 63.

Le message est en revanche sans ambiguïté sur tel autre plafond de la catacombe des saints

Marcellin-et-Pierre où le cycle de Jonas a été inséré au sein d’un cercle dont le centre porte un

pasteur, et les diagonales des orants et des orantes, tandis que dans les écoinçons sont figurées

les quatre Saisons 64. Mais quelle valence symbolique lui attribuer : évocation d’un « vert

Paradis » auquel seule, la figure de Jonas donne une coloration chrétienne ? Savante

composition théologique ou, mieux, christologique dans laquelle le Bon Pasteur, maître du

temps de temps et de l’histoire représentés par les Saisons, vainqueur de la mort comme en

témoigne le « signe de Jonas » (Mt 12, 38-42), est entouré de la prière des fidèles, voire de

l’Église tout entière ? Ou, à mi-chemin de ces deux extrêmes, libre jeu, simplement, sur des

images qui évoquent, toutes ou presque, le salut ?

C’est sans doute cette dernière interprétation qui est la moins déraisonnable si l’on porte un

regard d’ensemble sur le décor proprement chrétien des catacombes romaines, dans lequel

sont juxtaposées des images empruntées au Premier et au Second Testament, avec d’ailleurs

une prévalence du Premier Testament. Pour celui-ci, on relèvera, par ordre décroissant

d’attestation, Moïse frappant le rocher de l’Horeb pour en faire sourdre une source 65 ;

Jonas 66 ; Daniel entre les lions 67 ; Noé dans son arche 68 ; Adam et Ève après la chute 69 ;

le sacrifice d’Abraham 70 ; les trois Hébreux dans la fournaise 71 ; Job sur son fumier 72 et

Suzanne entre les vieillards 73. Pour le Second Testament, le primat revient à la résurrection

de Lazare 74, suivie de la Multiplication des pains 75, de la Guérison du paralytique 76, de

l’Adoration des Mages 77, du Baptême du Christ 78, de l’Entretien avec la Samaritaine 79 et

de la Guérison de l’hémorroïsse 80.

Cette juxtaposition de scènes sera sans surprise pour tous les familiers des Pères de l’Église

qui sont accoutumés à leur lecture typologique de l’Écriture selon laquelle tous les

événements du Premier Testament sont la préfiguration – le type – de ceux du Second

Testament. Pour autant, les artisans des catacombes ont procédé d’une autre logique car, loin

de faire se répondre les éléments auxquels les Pères attribuaient une signification typologique,

ils les ont associés très librement, au gré des ateliers à l’œuvre dans les différents cimetières.

Ce qui conduit à rechercher la symbolique de leur production, non dans les images prises

isolément, mais dans leur accumulation. Et de ce point de vue, le message n’est pas douteux,

car en peignant un Dieu miséricordieux, toutes les représentations du Premier Testament sont

la préfiguration du Salut réalisé en Jésus-Christ dont les scènes empruntées au Second

Testament représentent surtout les miracles. Et ce même salut, bien entendu, est promis au

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défunt qui est enterré sous la protection de ces images.

Le même discours vaut pour les sarcophages historiés dont le décor est en tout point

semblable à celui des peintures des catacombes car il recourt comme lui à des « images-

signes » pour parler comme A. Grabar. Cela est particulièrement vrai pour les cuves des deux

premiers tiers du IVe siècle sur lesquelles les images sont disposées « en frise continue » 81,

sur un ou deux registres 82, avec, au sein de l’« histoire sainte » qu’elles illustrent, de rares

éléments plus symboliques, comme cette création d’Adam et Ève par le Verbe de Dieu en

présence du Père qui orne une cuve certainement d’origine romaine conservée au musée

d’Arles 83. Mais le symbole le plus achevé qui est mis en circulation dans le même temps est

le chrisme, ce sigle combinant les deux premières lettres grecques du mot Christos que

Constantin avait fait porter à ses légions et qui n’a pas tardé à se répandre dans le monnayage

84, comme sur les épitaphes des fidèles 85, puis sur le mobilier liturgique comme les autels

86.

À partir du dernier tiers du IVe siècle, comme le montre bien dans notre région la collection

des sarcophages d’Arles (la première au monde après celle des musées du Vatican)

apparaissent cependant de nouvelles scènes 87 qui représentent la Passion du Christ, inconnue

jusqu’alors 88-89, ou encore sa Résurrection 90, toujours figurée de façon symbolique par de

deux soldats romains gardiens du sépulcre, qui lèvent les yeux sur une croix triomphale 91

surmontée d’un chrisme 92 ou une croix monogrammatique flanquée des lettres alpha et

oméga selon les cas 93. L’Ascension, en revanche, n’est que rarement figurée, notamment sur

des ivoires, tel celui qui est conservé à Munich 94.

Mais sur les cuves du dernier tiers du IVe siècle apparaît aussi une scène éminemment

symbolique qui représente le Christ juché sur la montagne d’ou sourdent les Quatre Fleuves

du Paradis remettant sa Loi à Pierre et Paul, ces deux « colonnes » de l’Église romaine 95,

voire, comme sur la cuve de l’évêque d’Arles Concordius, à l’ensemble de l’Église dont les

représentants réunis autour de lui siègent à la façon des auxiliaires de l’empereur en son

Conseil 96. C’est là une image relevant de l’art le plus officiel, celui des basiliques, telle

Sainte-Pudentienne à Rome, qui date des toutes dernières années du siècle 97. La scène est

placée en ce cas dans un décor qui évoque la Jérusalem céleste au cœur de laquelle est fichée

une croix triomphale, entourée par les bêtes de l’Apocalypse, et deux femmes couronnent

Pierre et Paul 98, qu’il faut probablement identifier avec l’Église de la Circoncision 99 et

l’Église des Gentils 100 qui sont représentées une génération plus tard sur le revers de la

façade d’un autre titulus romain, celui de Sainte-Sabine 101.

Peu après cependant, dans les années 432-440 est édifié par le pape Sixte III une basilique,

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Saite-Marie Majeure, qui donne à voir pour la première fois dans tout son déploiement le

premier art chrétien « officiel », car elle a été conçue à l’image des basiliques construites par

les empereurs au IVe siècle – Saint-Jean de Latran, Saint-Pierre –, dont le décor n’a pas été

conservé 102. Au-dessus de la colonnade de la nef centrale, des petits panneaux illustrent

l’« histoire sainte » du Premier Testament 103, tandis que sur l’art triomphal qui surmonte

l’abside, à droite 104 comme à gauche 105, au-dessus des représentions des cités de Bethléem

et Jérusalem est illustrée l’enfance du Christ qui trône, tel un jeune empereur, auprès de sa

mère vêtue comme une impératrice dans la scène de l’Adoration des Mages 106. La veine

narrative, en ce cas du moins, cède ainsi à une interprétation symbolique qui culmine au-

dessus de l’arc lui-même 107 où, juchés sur l’orgueilleuse dédicace Xystus episcopus plebi

Dei – « Sixte évêque du peuple de Dieu » – et entourés des quatre bêtes de l’Apocalypse qui

symbolisent aussi les Évangélistes, les apôtres Pierre et Paul acclament un trône vide décoré

de gemmes sur lequel est déposée une croix également gemmée 108. Cette « préparation du

trône », ou étimasie en langue grecque, symbolise l’attente du retour du Christ à la fin des

temps – la Parousie, pour employer à nouveau un terme grec.

De cette Parousie, un siècle plus tard, vers 530, l’abside de l’église romaine des saints

Cosme-et-Damien fournit une autre représentation 109 : Pierre et Paul sont ici accostés aux

saints du lieu et aux fondateurs de leur église pour acclamer le Christ qui descend dans la nuée

vers le fleuve Jourdain, tandis qu’au registre inférieur, douze agneaux entourent l’Agneau de

Dieu juché sur la montagne d’où sourdent les Quatre Fleuves du Paradis. Cette composition

majestueuse n’est pas sans précédent car son schéma général est déjà acquis, vers 400 sans

doute, sur un plafond de la catacombe des saints Marcellin-et-Pierre, sans doute issu d’un

carton d’abside, 110 sur lequel le Christ, tel l’empereur, siège sur son trône, entouré de entre

Pierre et Paul, tandis qu’au-dessous, les principaux martyrs du cimetière ont été substitués aux

agneaux pour acclamer l’Agneau de Dieu 111.

L’Agneau, de fait, constitue un symbole très prisé du premier art chrétien, en Occident

surtout, car en Orient le concile de Constantinople de 691-692 a stipulé qu’il fallait lui

préférer les images du Christ sous une forme humaine. On le trouve ainsi représenté en

mosaïque aussi bien à Ravenne, au plafond de la basilique Saint-Vital 112, que dans la

chapelle Saint-Jean du baptistère du Latran à Rome 113, mais aussi sur des objets mobiliers

comme ce diptyque d’ivoire du Duomo de Milan 114. Sans parler des sarcophages 115 où son

image a parfois pour pendants des colombes 116, comme sur cette cuve de Saint-Victor de

Marseille 117 dont le décor est sans doute inspiré de celui de l’autel de l’antique basilica

Sancti Victoris 118 dont les longs côtés figurent alternativement des agneaux et des colombes,

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tandis qu’un vase d’où s’échappe un rinceau de vigne peuplé d’oiseaux décore chacun des

petits côtés.

La postérité de cet autel remarquable ne se limite d’ailleurs pas à ce sarcophage, car il a

inspiré la plupart des autels paléochrétiens, mais aussi d’âge pré-roman, que compte la

Provence 119, tel celui de Vaugines sur lequel figure une sommaire réplique de la procession

des colombes de Saint-Victor 120. Images en ce cas de l’Église rassemblée autour du Christ,

les colombes apparaissent ailleurs, comme à Ravenne, s’abreuvant à une coupe 121, dans une

composition manifestement inspirée de mosaïques d’époque classique 122. Aussi peut-on en

ce cas encore s’interroger sur la valence symbolique d’une telle image : évoque-t-elle des

fidèles s’abreuvant à l’eau vive de la Parole, ou s’agit-il d’un simple motif d’agrément ?

Si l’on fait retour pour terminer sur les sarcophages, le trait marquant est qu’à partir du

tournant du Ve siècle, la tendance est à la simplification du décor qui se limite souvent

désormais à un motif d’ondulations 123 – les « strigiles » – scandé par des plaques historiées

dont celle du centre, comme sur cette cuve arlésienne, représente le Christ tenant à la main

une croix 124 du même type de celle qui est figurée vers 400 à Rome à Sainte-Pudentienne

125 ou au VIe siècle à Sant’Apollinare in Classe à Ravenne 126, où elle occupe dans la

composition la place que tient le Christ sur la mosaïque de l’abside des saints Cosme-et-

Damien à Rome 127.

Symbolisant à elle seule le Christ, la croix peut donc se retrouver, à Ravenne toujours, dans

le mausolée de Gallia Placidia, isolée au centre d’une voûte constellée d’étoiles dont les

angles sont habités par la figure des Quatre bêtes de l’Apocalypse 128. C’est là une

composition que l’on rapprochera volontiers d’une autre voûte en mosaïque – celle du

baptistère d’Albenga – où la lumière d’un chrisme monumental, autre symbole du Christ ici

diffractée trois fois pour évoquer la nature trinitaire de la profession baptismale, irradie le ciel

de la nuit de Pâques 129. On ne s’étonnera pas dès lors de rencontrer une « croix

monogrammatique », qui combine la forme de la croix et celle du chrisme, dans un autre

baptistère – celui de Kelibia, en Tunisie – où elle prend place au fond de la piscine 130, afin

de marquer cette fois que c’est dans la mort et la résurrection du Christ que s’enracine le

sacrement de l’initiation chrétienne, comme l’a dit l’apôtre Paul (Ro 6, 3-4).

Toutes ces croix, on le notera, sont des croix triomphales, non des représentations réalistes

de l’instrument du supplice du Seigneur que les Anciens ont répugné à représenter : il

n’apparaît qu’une fois – et encore de façon très épurée – sur la porte en bois de Sainte-Sabine

à Rome 131. C’est bien peu face aux nombreux sarcophages de la Résurrection – ou

Anastasis – 132, qui ne se bornent cependant pas à ce seul thème. Bien souvent, comme sur

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cette cuve romaine, ils invitent les fidèles à porter leur croix comme l’ont fait les martyrs dont

la vie et la mort n’ont été qu’une « imitation du Jésus-Christ » avant la lettre 133.

À partir du VIe siècle cependant et pour des raisons multiples qu’il n’y a pas lieu d’expliciter

ici, l’usage de décorer les sarcophages disparaît peu à peu et chrismes et croix

monogrammatiques, comme sur le couvercle de sarcophage attribué à l’évêque d’Arles

Césaire 134, sont les seuls éléments qui figurent sur les rares exemplaires encore décorés.

Dans notre pays, seul de Sud-Ouest conserve un temps encore des compositions plus

ambitieuses au riche décor végétal 135 ; mais en ce cas encore, au centre de la composition,

c’est à nouveau le chrisme qui est omniprésent. Omniprésence qui explique sans doute la

longue survie de ce motif dans la région, comme le montrent ces tympans décorés d’époque

romane que j’emprunte, un peu au hasard, au corpus des monuments de la Haute-Garonne

136-137.

Il était bon sans doute d’en terminer par ces images – et singulièrement par celle de la

probable tombe de Césaire 138 – car elles trahissent éloquemment le legs que, pendant

l’Antiquité tardive, le premier art chrétien a fait à notre culture, chrétienne et occidentale  : un

legs décidément christocentrique.