Speer Albert - Au Coeur Du Troisieme Reich

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Table des matires Prface indite Prface Premire partie 1. Mes origines et ma jeunesse 2. Profession et vocation 3. Aiguillage 4. Mon catalyseur 5. Mgalomanie architecturale 6. La plus grosse commande 7. Obersalzberg 8. La nouvelle Chancellerie du Reich 9. Une journe la Chancellerie 10. Dchanement du no-empire 11. Le globe terrestre 12. Sur la mauvaise pente

13. La dmesure Deuxime partie 14. Nouvelles fonctions 15. Improvisation organise 16. Carences 17. Hitler commandant en chef 18. Intrigues 19. Deuxime personnage de l'tat 20. Bombes 21. Hitler l'automne 1943 22. Dclin Troisime partie 23. Malade 24. Triple dfaite 25. Dcisions malheureuses, armes miracles et SS 26. Opration Walkyrie 27. Raz de mare l'ouest

28. L'effondrement 29. La condamnation 30. L'ultimatum de Hitler 31. Minuit cinq 32. L'anantissement 33. Les tapes de ma captivit 34. Nuremberg 35. Conclusions Postface Notes Annexe Index

ISBN : 978-2-8185-0031-6 Collection fonde par Georges Libert et dirige par Jol Roman Couverture : Rmi Ppin. Illustration : Ullstein Bild/Roger Viollet. Dpt lgal : novembre 2010 Librairie Arthme Fayard/Pluriel, 2010. by Ullstein Buchverlage GmbH, Berlin. First published in 1969 by Propylen Verlag. Librairie Arthme Fayard, 1971 pour la traduction et 2010 pour la prface indite de Benot Lemay.

Prface indite Je me suis demand des millions de fois si jaurais agi autrement si javais vraiment t au courant de tout. La rponse que je me fais est toujours la mme. Jaurais continu daider cet homme gagner sa guerre, de quelque faon que ce soit1. Cette confidence faite par Albert Speer en 1979, deux ans avant sa mort, tmoignait quel point son respect pour son Fhrer allait jusqu ladoration. Dj, devant le tribunal de Nuremberg, il avait lch cette dclaration fracassante : Si Hitler avait eu des amis, jaurais certainement t lun de ses amis les plus intimes2. Comme il devait lui-mme le reconnatre par la suite, son amiti pour Hitler transcendait les ambitions et la soif de pouvoir que son protecteur tait capable de satisfaire, mme sil tait n delles lorigine et quon ne pt jamais entirement les en sparer3. Mais quand Speer avait-il dcid de lier son destin celui de son Fhrer ? Il indiqua lui-mme, comme tournant du destin, le 4 dcembre 1930, jour o Hitler vint parler aux tudiants de lUniversit et de la Haute cole technique de Berlin. linstigation de ses tudiants en architecture, il stait rsolu assister au discours de Hitler, sans souponner le moins du monde que cette dcision allait changer le cours de sa vie. peine trois mois plus tard, le 1er mars 1931, il sinscrivait au parti nazi et en devenait

membre avec le numro 474 481. Pourquoi avait-il adhr ce parti ? Ce fut l une dcision parfaitement libre de tout aspect dramatique , explique-t-il dans ses Mmoires. Cest que je me sentais alors, et me suis toujours senti, beaucoup moins membre dun parti politique que partisan de Hitler dont lapparition, la premire fois que je le vis, mavait profondment touch et dont limage ne mavait plus lch depuis4. Mais cette dcision ntait-elle pas aussi calcule ? Speer navait-il pas entrevu de grandioses perspectives pour larchitecture si jamais Hitler parvenait au pouvoir ? Navait-il pas succomb livresse des possibilits inespres qui, dans un tel cas, pourraient soffrir lui ? En tout cas, cest Speer que le parti nazi Berlin passa sa premire commande de construction lt 1932 : le ramnagement de la nouvelle maison du Gau ou sige rgional qui tait situe sur la Vostrae, en plein cur du quartier gouvernemental. Le client du jeune architecte, le Gauleiter de Berlin, le Dr Joseph Goebbels, lui fut trs reconnaissant davoir achev les travaux avant le dbut de la campagne lectorale. Un homme fiable qui faisait du bon travail et rapidement cest ainsi que Speer allait trs vite se tailler une rputation. Hitler tait chancelier du Reich depuis moins dun mois et demi lorsque Speer fut charg par Goebbels de remanier le btiment dans lequel celui-ci venait dtablir le ministre de la Propagande sur la Wilhelmsplatz. peine stait-il attel la tche quon lui passa une nouvelle

commande. Elle sortait de lordinaire, puisquil devait orchestrer la mise en scne dun rassemblement du parti ou, plus prcisment, dune manifestation de masse autour du nouveau chancelier du Reich, prvue pour la nuit du 1er mai, sur lesplanade de Tempelhof, o plusieurs centaines de milliers de personnes taient attendues. Speer comprit clairement son objectif : mettre en vidence le Fhrer de manire exercer un effet irrsistible sur les spectateurs. cette fin, il eut lide de recourir de puissants projecteurs qui devaient illuminer une grande tribune se dtachant sur un fond form par trois normes drapeaux nazis plus hauts quune maison de six tages. Le projet fut immdiatement accept et sa ralisation souleva lenthousiasme de Hitler. En juillet 1933, peine avait-il termin dans les dlais ses travaux de rfection de lappartement de fonction du ministre de la Propagande que celui-ci lui confia lorganisation du premier Congrs du parti Nuremberg. Ceci lui valut dtre bombard directeur de la cration artistique des grandes manifestations de propagande, ce qui faisait ainsi de lui le metteur en scne attitr du mouvement nazi. Sil sagissait jusquici de la promotion la plus importante de sa carrire, ce ntait toutefois pas celle laquelle il aspirait, lui qui nourrissait des ambitions plus leves. Les dcors ne lui suffisaient pas ; il voulait btir quelque chose de concret. Or, la responsabilit de la conception des btiments relevait de larchitecte de Hitler, le professeur Paul Ludwig

Troost. Hitler aimait bien Troost, en lequel il voyait le plus grand architecte depuis Karl Friedrich Schinkel qui avait fortement contribu propager le style noclassique en Prusse au sicle prcdent. La passion du Fhrer pour larchitecture tait de notorit publique ; non seulement il se considrait luimme comme un architecte, mais il souhaitait laisser son nom dans lhistoire notamment comme le plus grand btisseur de son temps. Dans les annes 1920, il avait mme esquiss les difices monumentaux de son futur Reich. En 1936, Speer cita par ailleurs Hitler qui, dans Mein Kampf, qualifiait larchitecture comme tant la reine des arts bien quil ait prtendu plus tard navoir jamais vraiment lu ce livre. Si la Maison de lArt allemand et les btiments du Fhrer sur la Knigsplatz Munich le berceau du mouvement nazi taient bien les premires constructions du nouveau Reich, elles taient signs Troost et non pas Speer. En fait, tant que Troost fut le favori du Fhrer, Speer dt se contenter des commandes pour les manifestations de Hitler et les crmonies artistiques du rgime : drapeaux, aigles, projecteurs, tribunes, etc. Bien que cela soit difficile croire, Speer a toujours affirm navoir jamais personnellement rencontr Hitler au cours de cette priode. lautomne 1933, Speer tait plus prs du but : il se vit confier la direction des travaux, dont Troost tait le matre duvre, pour la rnovation de la rsidence du chancelier du Reich Berlin. Ce serait au cours dune visite

dinspection du chantier, sil faut en croire les Mmoires de Speer, que Hitler laurait remarqu pour la premire fois. Le Fhrer serait alors tomb sur lui, comme sil tait la recherche dun jeune et talentueux architecte qui il pourrait confier ses projets. Speer a voulu plus tard nous laisser croire que cest ce moment-l quil se serait laiss sduire par le pouvoir. Mais navait-il pas cherch dlibrment se frayer un chemin jusqu Hitler ? Navaitil pas trs tt reconnu en lui la chance de sa vie ? Aprs des annes de vains efforts et vingt-huit ans , relate-t-il dans ses Mmoires, jtais impatient dagir. Pour pouvoir construire quelque chose de grand, jaurais, comme Faust, vendu mon me. Je venais de trouver mon Mphisto. Il navait pas moins de sduction que celui de Goethe5. Mais navait-il pas trouv son Mphisto bien avant ? Ce Faust ne faisait-il pas tout son possible, depuis plusieurs mois dj, pour prsenter son Mphisto sous un jour favorable dans lespoir quil serait gnreusement rcompens pour cela ? En janvier 1934, lorsque Troost succomba au terme dune grave maladie, Speer devint larchitecte numro un du Fhrer et reut sa premire grande commande : le remplacement de la tribune provisoire en bois de lesplanade du Zeppelin Nuremberg par un difice en pierre. Cette grande uvre en pierre mesurait 390 mtres de long et 24 mtres de haut ; elle faisait 180 mtres de plus que les thermes de Caracalla Rome, presque le double , crit-il firement dans ses Mmoires.

Son architecture se voulait tre lexpression taille dans la pierre du pouvoir politique hitlrien. Elle prenait toute sa dimension lors de sa mise en scne au Congrs du parti qui rassembla 150 000 personnes : le matre de crmonie de Hitler prfrait la nuit et la lumire des projecteurs. De cette faon, il pouvait contrler tous les effets. cela, venaient sajouter les torches et la lueur du feu, les tendards, les colonnes humaines en marche et la musique de Richard Wagner, le compositeur prfr du Fhrer. La crmonie tait porte son paroxysme par une cathdrale lumineuse . Dans ses Mmoires, Speer dcrit ce point culminant de la sduction hitlrienne comme tant sa plus belle cration spatioarchitecturale : 130 nouveaux projecteurs de la dfense antiarienne, placs tout autour de lesplanade, 12 mtres seulement les uns des autres, illuminaient le ciel de leurs faisceaux qui, dabord bien dtachs, se fondaient une hauteur de 6 8 kilomtres en une vaste nappe lumineuse. [] on se serait cru dans une cathdrale de glace , nota avec admiration lambassadeur britannique Neville Henderson6. Speer na jamais regrett davoir pris part cette subversive entreprise de sduction du peuple allemand. La tche que jai remplir , crivit-il dans un mmorandum adress Hitler et dat du 20 septembre 1944, est une tche apolitique7. Aprs tout, navait-il pas voulu tre quun architecte ? Cest du moins ce quil a voulu plus tard nous laisser croire : Les vnements de la

vie politique ne me concernaient pas , explique-t-il dans ses Mmoires. Je ne faisais que leur fournir des dcors impressionnants8. Son plus grand projet architectural Nuremberg tait sans conteste le Grand Stade qui devait accueillir jusqu 400 000 personnes ! Il devait mesurer 550 mtres de long sur 460 mtres de large ; il aurait inscrit dans sa construction un volume de 8 500 000 mtres cubes, cest-dire, en gros, le triple de celui de la pyramide de Chops ! En contemplant tous les deux la maquette, Hitler aurait dclar Speer que les jeux Olympiques allaient avoir lieu pour toujours dans ce stade de Nuremberg. Le plus grand stade du monde, qui devait tre prt pour le Congrs du parti en 1945, ne fut jamais construit. Juste avant la fin de la guerre, les immenses excavations furent inondes par la SS. Speer navait certainement pas imagin le naufrage de ses monuments. Hitler aimait lui expliquer quil construisait pour lguer la postrit le gnie de son poque. Ainsi, les monuments quil entendait difier devaient tre, dans les sicles venir, les tmoins de son ancienne puissance, les vestiges de sa grandeur. Dans ce but, Speer labora une thorie quil prsenta plus tard Hitler sous le nom quelque peu prtentieux de thorie de la valeur des ruines dun difice . En utilisant certains matriaux ou en respectant certaines rgles physiques statiques, il pourrait construire des difices qui, aprs des sicles dabandon, resteraient tout aussi impressionnants que les temples de

lAntiquit. Hitler donna lordre qu lavenir, les difices les plus importants de son Reich fussent construits selon cette loi des ruines . Avant le dclenchement de la guerre, hormis la tribune de lesplanade du Zeppelin, seul le Palais des Congrs fut achev du moins en grande partie Nuremberg. Speer nen avait pas conu les plans, mais cest lui qui en avait supervis les travaux. Ce premier des grands difices du Reich , tel que dcrit par Hitler lui-mme, devait servir uniquement de tribune au discours annuel que prononait le Fhrer devant les 50 000 dlgus du Congrs du parti. Hitler se plaisait en compagnie de Speer. Sans doute projetait-il sur lui ce rve de jeunesse jamais ralis : devenir un jour un grand architecte. Non seulement il partageait les gots de Speer en architecture, notamment celui des constructions noclassiques monumentales, mais il tait impressionn par son nergie et ses talents dorganisateur. Ainsi, navait-il pas tard reconnatre en lui larchitecte qui pourrait raliser ses grandioses projets de construction envisags comme lincarnation de la puissance et de la gloire teutoniques qui devaient durer plusieurs sicles. Mais il existait dautres architectes qui, pour certains, taient bien meilleurs que Speer. Cest que la sduction que celui-ci exerait sur Hitler allait bien audel de la manie de la construction qui les lia troitement lun lautre9. Moi aussi , confie Speer dans ses Mmoires, je menivrais lide de crer, laide de dessins, dargent

et dentreprises de btiment, des tmoins de pierre pour une histoire future et desprer de mon vivant une renomme millnaire. Ce sduisant architecte de talent tait aussi fort habile entretenir lobsession de son Fhrer pour les grands projets : Je communiquais mon enthousiasme Hitler, quand je pouvais lui dmontrer que nous avions battu, au moins au plan des dimensions, les uvres les plus fameuses de lhistoire humaine10. La vnration de Speer pour Hitler ntait pas moins relle. Dans ses Mmoires, il reconnat que son admiration pour le Fhrer, la veille de la Seconde Guerre mondiale, tait sans bornes : Il mapparaissait alors comme un hros des lgendes antiques qui, sans la moindre hsitation, conscient de sa force, se lanait dans les entreprises les plus aventureuses et en sortait victorieux11. Hitler aimait bien garder, en tout temps, son architecte porte de la main, mme dans sa retraite sur lObersalzberg. En 1935, il mit la disposition de la famille Speer une villa situe quelques minutes pied du Berghof la rsidence de montagne du Fhrer. Deux ans plus tard, la famille emmnagea dans un atelier quon avait, sur les instructions de Hitler, fait btir daprs les plans du jeune architecte. Speer et son pouse faisaient, pour ainsi dire, partie du cercle des intimes qui entouraient le Fhrer. Ils taient frquemment invits prendre le repas ou le th au Berghof. Speer tait heureux de connatre une promotion aussi ostentatoire et dtre introduit dans le

cercle le plus restreint. Je savais que Speer tait trs en faveur auprs de Hitler , raconta Reinhard Spitze, lofficier adjoint du ministre des Affaires trangres du Reich, Joachim von Ribbentrop. Plus tard, jeus loccasion de le vrifier moimme, lorsque je sjournai pour la premire fois en compagnie de Ribbentrop lObersalzberg : cest Speer qui commandait. Il tait certainement lami le plus proche de Hitler. Ce dernier senthousiasmait comme si une matresse venait le voir. Ils se mettaient alors dessiner et esquisser des plans. On dressait des maquettes. On avait limpression que les deux parlaient dgal gal. Tout coup, Ribbentrop et les autres navaient plus rien dire ; ils ntaient plus que des figurants. Hitler prenait alors un rpit des affaires dtat de deux ou trois jours et il esquissait ses plans avec Speer. Spitzy, qui devait par la suite se trouver trs souvent dans la rsidence secondaire du Fhrer, ajouta : Les meilleurs moments dans la vie de Hitler taient ceux passs en compagnie de Speer12. Ces remarques semblent donner raison au conseiller financier de Speer, Karl Maria Hettlage, qui lui avait dit un jour : Savez-vous que vous tes lamour malheureux de Hitler ?13 Au cours de lt 1936, Speer fut charg de la plus grande mission architecturale jamais confie par Hitler. Cen tait une qui, aux dires du Fhrer, ne pouvait tre compare quavec les temples et palais de Babylone ou les pyramides de lgypte antique. Speer devait construire

Germania Berlin, appele devenir la capitale mondiale dun Reich millnaire . Le 30 janvier 1937, alors quil navait pas encore tout fait 32 ans, Speer fut promu, par dcret du Fhrer, inspecteur gnral du btiment pour la capitale du Reich , avec le titre de professeur . Pour Hitler, ce projet dun nouveau Berlin tait avant tout politique. la fin de 1937, il avait dcid de rgler la question autrichienne et, par consquent, de construire un grand Reich allemand. Pour les fonctions purement administratives, ainsi que pour les tches reprsentatives relatives ce changement, lancienne Chancellerie du Reich tait inadquate. Il fallait un btiment plus vaste. Le 11 janvier 1938, Hitler confia Speer la construction de la nouvelle Chancellerie, btiment quil devait lui livrer au plus tard le 9 janvier 1939. Pourquoi un dlai de tout juste dune anne ? Cest que le Fhrer souhaitait impressionner les ambassadeurs trangers quil runirait la mi-janvier 1939, lors de la rception du nouvel An. Il sagissait dune preuve dcisive pour Speer, qui devait prouver sa capacit grer un projet de construction dimportance majeure. cette fin, largent ne devait pas tre un problme, et il ne voulait rencontrer aucun obstacle bureaucratique ou juridique. En moins de deux mois, toutes les maisons de la Vostrae avaient t vacues et dmolies pour dgager le chantier. Pour que les travaux pussent commencer en plusieurs endroits la fois, Speer avait fait appel plusieurs entreprises de

maonnerie. Par moments, il y avait plusieurs milliers douvriers de tous les corps de mtier qui travaillaient sur le chantier en quipes de jour ou en quipes de nuit. Speer tait dcid respecter son dlai tout prix. Il voulait tre vu par son Fhrer comme un homme qui tout russissait. Deux jours avant lexpiration du dlai, Hitler put parcourir le btiment qui tait fin prt. Ne tarissant pas dloges sur l architecture gniale qui, certains gards, rappelait lAntiquit classique et la Renaissance italienne, le Fhrer combla Speer dhonneurs. Il le dcora de l insigne dor du parti avec ce compliment : Si cette uvre a pu tre accomplie si vite et dans de telles conditions, cest grce au mrite de notre architecte gnial, ses talents artistiques et sa formidable capacit dorganisation []. Ce matre duvre et artiste gnial sappelle Albert Speer14. Le 12 janvier 1939, Hitler inaugurait le btiment en y recevant le corps diplomatique venu couter ladresse du nouvel An. La nouvelle Chancellerie du Reich Berlin fut le seul grand btiment jamais ralis daprs les plans de Speer. Conu pour durer des sicles, il tomba en ruine la fin de la guerre, aprs laquelle il fut tout simplement dmoli. Le marbre et les pierres fournirent le matriau avec lequel fut construit le Monument aux morts russes de Berlin-Treptow. Hitler navait eu lintention dutiliser le btiment que pour une dizaine dannes. partir de 1950, celui-ci devait servir de rsidence son chef adjoint du parti, Rudolf Hess. Le Fhrer lui-mme pensait alors sinstaller dans le

nouveau centre du Reich, non loin de la porte de Brandebourg Berlin, et dominer ainsi Germania . Les plans de Germania , comme Speer le notait au bas de ceux-ci, taient tablis daprs les ides du Fhrer . Il tait prvu driger le nouveau palais du Fhrer sur la future place Adolf-Hitler , juste en face de lancien Reichstag que Hitler souhaitait transformer en muse. Long de 600 mtres, ce nouvel difice, avec les jardins qui en constituaient le prolongement, aurait occup deux millions de mtres carrs, le double de la superficie du lgendaire palais de Nron, la Maison dore . Il serait encadr par le palais du commandement suprme de la Wehrmacht et par le Grand Dme. Ce dernier, qui tait cens dominer la capitale du monde, devait pouvoir accueillir jusqu 180 000 personnes. Le volume extrieur de cet difice dune hauteur de 290 mtres aurait atteint 21 millions de mtres cubes, reprsentant plusieurs fois la masse du Capitole de Washington ou celle de Saint-Pierre de Rome. Un aigle imprial tenant dans ses serres la croix gamme se dresserait au sommet de ce qui devait tre le plus grand monument du monde. Mais lt 1939, au cours de lun de ses accs de mgalomanie, Hitler demanda Speer de remplacer lemblme du IIIe Reich par un globe terrestre. Et pour couronner le tout, on avait prvu dlever un grand Arc de Triomphe haut de 117 mtres, soit presque deux fois et demi la hauteur de lArc de Triomphe rig par Napolon Ier Paris. La date dachvement de Germania , ce projet

mgalomaniaque dont Speer nous donne une description fascinante dans ses Mmoires , tait prvue pour 1950. Speer comprenait clairement le sens politique quil devait donner ses constructions. Jtais, bien sr, totalement conscient du fait que Hitler aspirait gouverner le monde , confia-t-il peu avant sa mort. Ce que de nombreuses personnes ne comprennent pas de nos jours, cest qu lpoque je ne pouvais rien souhaiter de mieux. Ctait bien tout le sens de mes crations architecturales. Elles auraient eu lair grotesques si Hitler tait rest bien assis en Allemagne. Toute ma volont tait focalise sur son avenir, sur le fait que ce grand homme gouverne le globe terrestre15. lt 1938, Hitler avait pos la premire pierre de la nouvelle Maison du tourisme, dcrtant, par le fait mme, le commencement des travaux pour la transformation du grand Berlin. Ainsi, le premier monument serait difi selon un axe nord-sud le long de lartre principale de la capitale. Cette nouvelle avenue, qui devaient mesurer 120 mtres de large et stendre sur sept kilomtres de long, aurait clips les Champs-lyses, dont les dimensions font moins de 100 mtres de large et de deux kilomtres de long. Mais cette fois, les choses ne se passaient pas aussi bien quavec la construction de la nouvelle Chancellerie du Reich. Speer devait dabord dgager un trs grand secteur pour riger les nouveaux btiments du Fhrer :

52 000 appartements devaient tre dmolis, soit presque 4 % des logements de Berlin. Speer allait pouvoir mettre la disposition des personnes concernes des appartements pour les reloger. En 1939, les fonctionnaires de son administration avaient recens plus de 23 000 appartements qui taient censs tre occups par des Juifs. Le dpartement responsable tait dirig par le vice-prsident de linspection gnrale du btiment, Dietrich Clahes, dont le nom nest nullement mentionn dans les Mmoires de Speer ! Le 26 novembre 1938, moins de trois semaines aprs linfme pogrom de la Nuit de Cristal , dans une lettre de Hermann Gring adresse Speer, on pouvait y lire quen vertu des rglements portant sur lexpulsion des Juifs de leurs appartements, magasins ou entrepts appartenant des propritaires aryens, il tait stipul que linspecteur gnral du btiment aurait un droit de premption et pourrait dcider ventuellement du renouvellement des contrats de location. On distribuait des formulaires spcifiques destins signaler linspection gnrale du btiment les logements de locataires juifs libres ou en voie dtre librs. Les adresses des appartements librs taient alors publies dans la documentation mise la disposition des locataires viss par les quartiers en dmolition et paraissaient dans le journal officiel de linspection gnral du btiment. Speer, qui a prtendu plus tard navoir rien su de tout cela, avait donn aux propritaires aryens cet avertissement :

Celui qui loue des logements juifs sans ma permission est passible dune lourde amende. Dj, le 14 septembre 1938, on pouvait lire dans le procs-verbal dune runion de linspection gnrale du btiment : [] Le professeur Speer a propos de librer les logements ncessaires par lexpulsion obligatoire des Juifs. Cependant, cette proposition nallait tre applique que durant la guerre. Le 27 novembre 1940, depuis lObersalzberg, Speer senqurait auprs de Clahes des progrs dexpulsion de 1 000 logements juifs . Le 26 aot 1941, la chronique de linspection gnrale du btiment mentionnait encore : Conformment aux instructions de Speer, une nouvelle opration dexpulsion de 5 000 logements juifs vient dtre engage. Tout est fait, malgr les difficults de toutes parts dues la situation de la guerre, pour que les logements juifs soient remis en tat le plus rapidement possible afin quils puissent tre occups par les locataires des quartiers en dmolition. Maison aprs maison, la Gestapo passait la ville au peigne fin, assiste par les fonctionnaires de ladministration Speer. Ces derniers dressaient des listes dexpulsion et enregistraient aussi bien les noms et adresses de tous les locataires juifs que ceux de leurs remplaants aryens. Cependant, les simples citoyens taient rarement ceux qui avaient la chance de pouvoir tre relogs. Une tude de ces documents a dmontr que les nouveaux occupants taient surtout des membres de la SS, des fonctionnaires des divers ministres du Reich

(incluant ceux de ladministration Speer), ainsi que des membres du parti. Linspecteur gnral du btiment notait au dbut de novembre 1941 : Entre le 18 octobre et le 2 novembre, environ 4 500 Juifs ont t vacus de Berlin, librant ainsi 1 000 logements qui ont t mis la disposition de linspecteur gnral du btiment16. Pourtant, lorsque le procureur gnral amricain Robert H. Jackson lui demanda, lors du procs de Nuremberg, sil avait pris part la mise en uvre de ces vacuations, Speer rpondit par la ngative17. Quand je pense au destin des Juifs de Berlin, je suis saisi dun sentiment terrible , crivit Speer sur ces annes-l. Souvent, en allant en voiture mon bureau [], je voyais des tas de gens sur les quais de la gare de Nikolassee. Je savais quil devait sagir de lvacuation des Juifs de Berlin. En passant, jtais coup sr saisi dun sentiment oppressant18. Et pour cause ! Un bon nombre de ces Juifs furent vacus de Berlin la suite de lordre dexpulsion quil avait lui-mme donn en aot 1941. Rien dtonnant ce quil juge bon de passer tout cela sous silence dans ses Mmoires. Contre toute attente, peu aprs le dcs en avion du Dr Fritz Todt, le 7 fvrier 1942, Speer hrita de toutes ses fonctions, devenant ainsi le nouveau ministre de lArmement du Reich. Sa nomination en surprit plus dun, commencer par Speer lui-mme, si lon prend pour argent comptant sa version des faits. Toutefois, Speer comptait

certainement succder Todt pour les travaux de construction, et peut-tre plus. En tout cas, il ne perdit pas un instant pour user de lautorit de Hitler afin de sarroger des pouvoirs plus tendus que Todt nen avait jamais eus. Il tait dsormais de facto le numro deux du rgime aprs Hitler. Dailleurs, ctait la deuxime fois de sa carrire quil devait sa promotion la mort dun autre homme (la premire, ce fut aprs le dcs de Troost) ; cela faisait partie du pacte avec le diable , crivit plus tard un commentateur ce propos19. Ce carririste, qui tait un mois de ses 38 ans, venait dtre propuls un poste pour lequel, selon ses propres dires, il ntait pas qualifi. Mais grce son sens de lorganisation et son ardeur implacable, et profitant de sa position privilgie auprs de Hitler, il allait se rvler un choix judicieux. Au cours des deux annes suivantes, malgr lintensification des bombardements allis et alors que la guerre tournait de plus en plus mal pour lAllemagne, il dota celle-ci dune conomie de guerre extrmement efficace, doublant mme la production darmements20. On sest beaucoup interrog sur ce quil avait su de la perscution et de lextermination des Juifs. Sur ce sujet, il ne cessa de se retrancher derrire des faux-semblants, affirmant tout au plus navoir rien su de ce quon faisait subir aux Juifs. Il se rendit pourtant au tristement clbre camp de concentration de Mauthausen, situ pas loin de la ville de Linz, le 30 mars 1943. Les dtenus y prissaient par centaines, notamment dans la carrire Deutsche Erd-

und Steinwerke GmbH qui appartenait la SS. En 1939,tout prs de ce camp, on y avait dfrich un terrain pour y construire une usine de briques de mchefer, ainsi quune usine de faonnage de pierres destines la construction des monuments du Fhrer. Les archives sur la correspondance et les contrats de livraison passs entre la SS et ladministration de linspecteur gnral du btiment rvlent que, ds la fin de 1941, une main-duvre spciale le commando de travail Speer avait t cre lintrieur du camp. Tous les prisonniers qui avaient faire avec le btiment, en particulier les tailleurs de pierre, devaient sy faire enregistrer, aprs quoi ils devaient se porter volontaires. Pas moins de 10 000 dtenus du camp de concentration de Sachsenhausen espraient chapper la mort en acceptant dtre transfrs dans une autre filiale de la carrire de la SS. Ils staient ainsi retrouvs dans le camp de concentration de Flossenbrg, dans le Haut-Palatinat en Bavire. Sur place, au lieu de construire, on leur ordonna de dynamiter certains endroits situs dans les massifs et les montagnes travers lEurope afin de forer des tunnels pour les usines souterraines darmements de Speer et pour les postes de commandement de Hitler. Les conditions des prisonniers taient terribles ; il y avait des pidmies et plusieurs souffraient du typhus. Parmi les 10 000 volontaires, seules 200 personnes du commando de travail Speer allaient survivre. Pour le ministre de lArmement, seule comptait

lefficacit, et ce quil vit lors de sa tourne dinspection Mauthausen lincita crire une lettre au chef de la SS, Heinrich Himmler : Nous devons mener bien une nouvelle planification pour la construction des camps de concentration. Il sagit dobtenir une plus grande efficacit par la mise en uvre de moyens plus modestes, si nous voulons rpondre, avec le maximum de succs, aux besoins actuels de larmement. Cela signifie que nous devons revenir, sans dlai, des mthodes de constructions rudimentaires. Par consquent, il exigea que tous les camps de concentration fussent inspects par ses hommes. Cette lettre de Speer provoqua lindignation au sein de la SS. Le chef de section, Oswald Pohl, responsable de la mobilisation au travail des prisonniers des camps, adressa une missive secrte au service de Himmler : Le ministre du Reich fait mine de croire que nous btissons, sans quil le sache, hors de propos et gnreusement dans les camps de concentration. Il reste muet sur le fait que chacun des projets de construction lui a t prsent par nous en bonne et due forme et quil a lui-mme, le 2 fvrier 1943, donn son autorisation expresse. Speer connaissait non seulement lexistence de tous les camps de concentration, mais il en tait lun des responsables, si lon doit en croire Pohl : Je constate que non seulement les services centraux du ministre du Reich, mais aussi ses mandataires locaux sont tenus informs jusque dans les plus petits dtails de nos projets de construction, et les ont accepts

et approuvs par crit. Lofficier ajoutait : Il est, cependant, compltement erron de proposer que nous passions, sans dlai, des mthodes de constructions rudimentaires dans les camps. la diffrence de Speer, Pohl regrettait que ses hommes dussent continuellement lutter contre les pidmies, parce que les logements des prisonniers, ainsi que les installations sanitaires taient totalement insuffisants. Par consquent, il est de mon devoir de vous signaler que le passage des mthodes de constructions rudimentaires va probablement entraner dans les camps un taux de mortalit que lon na jamais vu jusquici. En mai 1943, les collaborateurs de Speer, Desch et Sander, taient rentrs de leur tourne dinspection dans les camps de concentration. Leurs rapports destins Speer ont aujourdhui disparu. Cependant, dans une lettre Himmler, Speer prcise : Je me rjouis que linspection des autres camps de concentration ait donn un rsultat tout fait positif21. Cest seulement pour lagrandissement du camp dAuschwitz que Speer accorda des quantits supplmentaires de matriaux de construction. Plus tard, lorsquil voqua Auschwitz dans ses Mmoires, il crivit que sa culpabilit morale pour ce qui sy passait prenait la forme dun aveuglement volontaire22 . Le 5 juin 1943, quelques jours aprs la lettre adresse Himmler, Speer et Goebbels organisrent ensemble une manifestation devant les travailleurs de larmement au

Palais des Sports Berlin. Lvnement fut diffus par la radio. Speer parla dabord des succs de son conomie de guerre totale . Goebbels monta ensuite sur la tribune, devant Speer assis au premier rang. Devant le danger mondial que reprsente le judasme , dclara Goebbels, cessez de vous tourmenter []. Lradication du judasme en Europe nest pas une question de morale, mais de scurit pour les tats. Le Juif agira toujours selon la nature et linstinct de sa race. Il ne peut faire autrement. Tel le doryphore qui dtruit les champs de pommes de terre, le Juif dtruit les tats et les peuples. Il ny a quun moyen den rchapper : lliminer. Est-ce quil importe maintenant de savoir si Speer tait prsent au discours de Himmler voquant la Solution finale Posen en Pologne, le 6 octobre 1943, ou sil stait clips avant que celui-ci ne prt la parole, comme il la prtendu deux ans aprs la publication de ses Mmoires non sans se contredire toutefois dans sa version des faits ? Dans son compte rendu de la confrence sur larmement du 22 aot 1943, Speer notait : Le Fhrer ordonne que toutes les mesures soient prises pour acclrer en collaboration avec le Reichsfhrer SS et grce une mobilisation accrue de la main-duvre issue des camps de concentration la construction dusines et la fabrication des A4 le nom de code du projet des fuses V1 et V2. Hitler exige que, pour des raisons de scurit, on utilise des grottes23.

Ainsi, le 10 dcembre 1943, le ministre de lArmement se rendit sur son chantier le plus important, savoir lusine souterraine de Dora, prs de la petite ville de Nordhausen, dans le massif montagneux du Harz. Depuis la fin daot, des milliers de prisonniers des camps de concentration y travaillaient lagrandissement et la transformation dun systme dabris antiariens souterrains longs de plus de 20 kilomtres. Il tait prvu que les fuses V1 et V2, les nouvelles armes miracles , y seraient fabriques en srie ds la fin de lanne. Pour ce faire, les prisonniers taient obligs de travailler et de vivre dans ces grottes humides constamment envahies par la poussire. Au moins 20 000 prisonniers prirent entre octobre 1943 et mars 1944 ; certains taient morts dpuisement, de maladies ou de famine, dautres avaient t battus mort, pendus ou excuts par balle. Lorsque les machines destines la fabrication des fuses furent enfin installes, la situation pour les 20 000 autres dtenus du camp samliora lgrement : ils avaient enfin le droit de dormir dans les baraquements lentre des galeries, car chaque mtre de souterrain tait dsormais employ la fabrication des fuses. En 1946, les enquteurs de Nuremberg ignoraient que Speer avait personnellement inspect ce camp. Ce dernier put ainsi mentir au tribunal sans se contredire. Seule lenqute pour le procs Dora , au cours duquel Speer dut tmoigner en 1968, permit de rvler au grand jour ce fait. Dans ses Mmoires, parues lanne suivante, il

qualifie de barbares les conditions de vie de ces dtenus. Il ajoute galement quil avait t frapp de consternation , et que le jour mme de linspection du camp Dora, il avait pris des dispositions pour que des baraquements fussent construits24. Il est vrai que, en sa qualit de ministre de lArmement, il tenait sans doute ce que ce secteur de production, si important pour lui, ne ft pas gn par des pannes de production causes par les pidmies qui y svissaient25. Malgr ses capacits exceptionnelles la tte de lconomie de guerre allemande, les rapports de Speer avec Hitler avaient chang depuis lpoque quils dressaient ensemble des plans pour les nouveaux btiments du Reich. Speer expliqua rtrospectivement : Bien sr, lpoque, cela faisait dj plusieurs annes que je faisais partie de la cour de Hitler. Mais il est difficile de dire combien tout a chang dun seul coup. Cest surtout partir de ma nomination en remplacement de Todt que notre relation a volu. Alors que notre relation au cours de ces annes durant lesquelles javais t son architecte avait t non seulement cordiale, mais aussi quasi intime disons aussi intime quune relation pouvait ltre avec lui , elle est devenue, depuis cette matine du 8 fvrier 1942, froide et distancie. La lgret avait totalement disparu26. Cependant, Hitler ne manquait jamais une occasion de fliciter son ministre de lArmement, allant jusqu dire que ses ralisations taient uniques dans lHistoire27 . la

fin de 1943, le bruit courrait dans lentourage de Hitler que Speer aspirait sa succession. Dans ses Mmoires, Speer se dlecte raconter comment Hitler rpondait parfois Heil, Speer ! son Heil, mein Fhrer ! 28 Cette formule tait dans la bouche de Hitler une distinction quil accordait rarement Gring, Goebbels, Bormann ou autres Himmler parmi ses proches collaborateurs. Ceci excitait la jalousie de ces vieux combattants du parti qui ne voyaient en lui quun arriviste. En ce qui concerne Speer , note Goebbels dans son journal lt 1944, il ne faut pas oublier que ce nest pas vraiment du vieux sang national-socialiste qui coule dans ses veines. Aprs tout, cest un technocrate de nature et il sest toujours trs peu proccup de politique. Pour le ministre de la Propagande, cela expliquait la raison pour laquelle Speer tait, pendant les crises difficiles, plus fragile que les vrais nazis29 . Ainsi, lorsquen janvier 1944, Speer tomba srieusement malade pendant trois mois, les huiles du rgime en tirrent parti pour le dnigrer auprs de Hitler. Speer en vint alors envisager de dmissionner. Mais le Fhrer lui dpcha un missaire pour lassurer quil le tenait toujours en grande estime : Le Fhrer ma charg de vous dire quil vous aimait ! , lui fit transmettre le feld-marchal Erhard Milch30. Hitler savait que, sans le prodigieux sens de lorganisation de son ministre de lArmement, il ne serait pas possible de poursuivre cette guerre totale plus longtemps. Je tiens vraiment vous dire, Speer, sans

chanter un hymne la gloire, que vous et Herr Saur [le supplant de Speer] avez fait des miracles, malgr les bombardements ariens et les contretemps continuels [] ! Speer se croyait lui aussi indispensable : Sans mon travail, la guerre aurait peut-tre t perdue ds 19421943 , crivit-il, la fin mars 1945, dans sa dernire lettre Hitler31. Mais au nom de la fidlit au Fhrer et du devoir patriotique, Speer mobilisa toutes les nergies en cette dernire anne dune guerre quil savait pourtant perdue. Le dsir de conserver la position de force quil avait acquise au cours des dernires annes constituait sans doute un mobile important. Cest ce quil admet lui-mme dans ses Mmoires : [] javais pris got la griserie que procure lexercice du pouvoir. Introniser des hommes dans leurs fonctions, disposer de milliards, dcider de questions importantes, tout cela me procurait une satisfaction profonde laquelle jaurais eu de la peine renoncer32. Pour Willi Schelkes, lun de ses architectes et amis intimes, cela navait rien dtonnant : Dans les dernires annes, Speer tait sans doute lhomme le plus puissant aprs Hitler. Dans sa fonction de responsable de la production pour la guerre, il tait certainement conscient de son pouvoir. De plus, il prenait garde ce que sa position soit respecte. Au fond, ctait un homme poli et obligeant, mais quand il sagissait du pouvoir, il pouvait tre intransigeant. Au cours des derniers mois de la guerre, Speer

engagea la bataille des armes miracles , dont la production avait dbut au printemps 1944 dans le camp de Dora. Devant le tribunal de Nuremberg, il se dfendit davoir fait de la propagande autour de ces armes miracles . Or, le 5 dcembre 1944, il avait prononc un discours devant les cheminots, qui fut retransmis la radio. Dans lenregistrement sonore qui a t conserv, on peut lentendre affirmer : Nos armes de reprsailles V1 et V2 ont clairement dmontr au monde [] la supriorit technologique allemande. Je peux vous assurer que ladversaire doit galement sattendre de mauvaises surprises pour lui dans dautres domaines militaires. Il avait ensuite abord la question qui proccupait le plus la population qui dplorait la destruction de nombreuses villes allemandes par les incessants raids ariens de lennemi, savoir limpuissance de la dfense arienne allemande : L aussi, justement, [] nous avons travaill en secret. Je peux vous assurer que la qualit et la quantit des moyens dfensifs dsormais notre disposition [] vont assurer notre victoire. Il avait conclu son discours, qui souleva des applaudissements : Nous savons quau bout du chemin, la victoire nous attend33. Ctaient l les paroles dun technicien extrmement comptent et suprieurement intelligent qui, des mois avant ce discours, avait pourtant, dans des mmoires adresss Hitler, soulign maintes reprises que, par suite des destructions des raffineries de ptrole allemandes, les matires premires indispensables la

poursuite dune guerre moderne manquaient, et que moins de 10 % de la quantit ncessaire en krosne taient la disposition de la Luftwaffe34. Certes, devant le tribunal de Nuremberg, il reconnut : La vaine poursuite de la guerre et les destructions inutiles ont rendu la reconstruction plus difficile. Le peuple allemand souffre de privations et est dans la misre. Puis, il ajouta : Aprs ce procs, [le peuple allemand] mprisera et maudira Hitler, le responsable de son malheur35. Quant sa propre responsabilit dans le prolongement de cette guerre perdue depuis longtemps, il jugea bon de ne rien dire. Sil faisait tourner les usines de guerre allemandes plein rgime et soutenait le combat jusquau naufrage du IIIe Reich, Speer ne songeait cependant pas prir lui aussi. lautomne 1944, il prenait dj ses dispositions pour laprs-guerre et, par le fait mme, pour laprs-Hitler, en cherchant se ddouaner, si possible. Un article crit par Sebastian Haffner et publi dans lhebdomadaire londonien Observer lencourageait marcher sur un fil de rasoir. On pouvait en effet y lire : Speer est lexemple mme de la rvolution en matire de gestion []. Il aurait pu rejoindre tout autre parti politique si celui-ci lui avait permis de faire carrire []. Il est le symbole du type dhomme qui sera de plus en plus important dans chaque tat belligrant : le technicien pur. [] Nous parviendrons liminer les Hitler et les Himmler, mais nous resterons longtemps avec des hommes comme Speer []36.

Speer prit connaissance de cet article qui avait valeur dinvite. la diffrence des autres complices du Fhrer, il pensait alors quil navait pas encore 40 ans avoir un rle jouer dans le monde qui se dessinait. cette fin, il ne devait pas se prsenter aux Allis occidentaux les mains vides. Contrairement ce qui stait pass lors des retraites de la Wehrmacht sur le front de lEst, il entendait viter que soit applique dans les territoires occups louest une politique de la terre brle . Sil sut convaincre Hitler de renoncer cette pratique, cest en utilisant un stratagme dune simplicit tonnante : Comme Hitler insistait , explique Speer dans ses Mmoires, pour que ces territoires soient reconquis le plus rapidement possible, je neus plus qu suivre son raisonnement et faire valoir que les industries de ces territoires mtaient indispensables pour maintenir le niveau de larmement aprs la reconqute37. Dans le mme temps, Speer continuait dexiger, dans ses interventions publiques, une foi aveugle en la victoire finale et d ultimes sacrifices . Au moment o les villes allemandes croulaient sous les bombes de laviation ennemie et que des vieillards et des adolescents taient envoys au massacre, ce jusquau-boutiste dclarait : Aussi difficile que la situation puisse paratre et aussi dsespre quelle devienne, il ne faut en aucun cas renoncer38. Dans les derniers mois de la guerre, Speer voulut empcher la destruction de lindustrie allemande. En

troite collaboration avec les principaux industriels, il mit tout en uvre pour y parvenir en sassurant lappui de Gauleiter et de gnraux. Il est vrai qu cette poque, Speer se considrait lui-mme comme une sorte de ministre de la Reconstruction de lAllemagne daprsguerre. Lorsque Hitler voulut contrecarrer ses projets par son dcret digne de Nron du 19 mars 1945, Speer stait rendu Berlin pour lui remettre un mmoire dans lequel il limplorait de ne pas prendre linitiative de destructions qui pourraient porter atteinte lexistence de la nation allemande. la fin du mois, Hitler qui savait que son ministre de lArmement sabotait son ordre, ce qui aurait pu valoir celui-ci une condamnation mort dcida alors de lui laisser carte blanche en change de son soutien inconditionnel. Aprs le dernier anniversaire de Hitler, le 20 avril, ft dans le bunker du Fhrer, huit mtres de profondeur sous les catacombes de la Chancellerie du Reich, Speer quitta Berlin, comme la plupart des dignitaires du rgime. Mais, aprs une odysse de deux jours dans le nord de lAllemagne, il tait de retour Berlin le 23 avril. Les vritables raisons de ce retour hasardeux dans la capitale du Reich encercle ont donn lieu de nombreuses spculations, y compris par Speer lui-mme. Je pense que Speer avait une bonne raison de prendre un tel risque , affirma Manfred von Poser, son officier adjoint. Peut-tre la peur dtre nomm successeur de Hitler a-telle motiv sa dmarche. Cela aurait t un fardeau

supplmentaire pour lui, soit dans la manire que les Allis laurait jug, soit en minant ses chances de se retrouver la tte de la reconstruction de lAllemagne poste quil esprait toujours occuper aprs la guerre39. Cette hypothse semble plausible la lumire de ce que lui aurait dit Speer peu aprs sa dernire rencontre avec Hitler : Grce au ciel, je nai pas eu besoin de jouer au prince Max de Bade40. Si tel tait vraiment le cas, alors le jeu en a valu la chandelle, puisque cest le grand-amiral Karl Dnitz qui fut nomm successeur de Hitler, tandis que le nom de Speer napparaissait pas une seule fois dans son testament. Un an plus tard, devant le tribunal de Nuremberg, Speer fut le seul des principaux accuss assumer une partie de la responsabilit gnrale pour les actes de lhomme en qui il avait vendu me. Mais jusqu la fin de sa vie, il affirma solennellement navoir rien su des crimes du rgime, notamment des atrocits commises dans les camps de concentration. Le tribunal le condamna vingt ans de prison. En 1966, Speer fut relch. Trois ans plus tard, il publia ses Mmoires qui allaient obtenir un grand succs de librairie. Malgr des oublis volontaires , ce rcit nen demeure pas moins fascinant plusieurs gards. Speer y dcrit avec clairvoyance les rouages du systme, la jungle des rivalits et des intrigues quoi se rsumait le rgime nazi. Il y brosse les portraits psychologiques de ses collgues qui formaient llite du rgime, tout en dressant le

bilan de ce qui avait t accompli par chacun dentre eux, et en commentant lvolution de leurs personnalits respectives. videmment, comme cest le cas dans pratiquement tous les Mmoires, il se montre sous son meilleur jour. De fait, il se prsente comme un honnte homme apolitique en qualit dartiste architecte, puis de technicien et dorganisateur de lconomie de guerre allemande , gar dans le tourbillon de lhistoire et ignorant tout de lholocauste. Bien quil se soit efforc de nous inculquer cette lgende qui a une vie durable, comme en tmoigne son personnage dans le film controvers grand succs La chute , ainsi que celle de son chimrique projet dattentat contre Hitler, il ne faut pas oublier quil partageait la pense et le systme de valeurs du national-socialisme, quil tait suffisamment imprgn de la morale politique et idologique du rgime pour devenir lune des principales forces motrices des rouages de la dictature hitlrienne. Somme toute, il naurait jamais pu faire carrire dans ce rgime, et cela, au point den devenir le deuxime personnage, sans se compromettre. Ce qui nous amne tirer la conclusion que les regrets prouvs par Speer aprs la Seconde Guerre mondiale taient peut-tre moins dus la compassion pour les victimes du nazisme qu lamre dception davoir vu ses rves se briser et au fait que Hitler lavait dshonor.

Benot Lemay, fvrier 2011.1. Guido Knopp, Hitlers Henchmen, The Mill, The History Press, 2010 (ci-aprs Hitler ), p. 223. 2. Tribunal militaire international, Procs des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international, Nuremberg, 14 novembre 1945 - 1er octobre 1946, Nuremberg, 1947-1949 (ci-aprs TMI), vol. 16, p. 448 ; Albert Speer, Au cur du Troisime Reich, Librairie Arthme Fayard/Pluriel, 2011 (ci-aprs, Mmoires ), p. 707. 3. Gitta Sereny, Albert Speer : his Battle with the Truth, New York, Vintage Books, 1995 (ci-aprs Speer ), p. 125-142. 4. Speer, Mmoires , p. 31-32. 5. Ibid., p. 45-46. 6. Ibid., p. 80 et 85. 7. TMI, vol. 16, p. 451 ; Speer, Mmoires , p. 161. 8. Ibid., p. 160. 9. Sereny, Speer , p. 109, 138-139, 156-; Joachim Fest, Albert Speer. Le confident de Hitler, Paris, Perrin, 2006 (ci-aprs Speer ), p. 56-64, 419-422. 10. Speer, Mmoires , p. 101. 11. Ibid., p. 232. 12. Knopp, Hitler , p. 231. 13. Albert Speer, Spandauer Tagebcher, Berlin, Ullstein, 1975 (ciaprs Journal ), p. 216. 14. Knopp, Hitler , p. 234. 15. Ibid., p. 226. 16. Jrn Dwel et al., 1945. Krieg, Zertrung, Aufbau, Architektur und Stadtplanung 1940-1960, Berlin, Henschel, 1995, p. 67-69, 75, 82-83 ; Heinrich Breloer, Speer et Hitler. Larchitecte du diable, Paris, Canal + ditions, 2006 (ci-aprs Speer ), p. 129-134 ; Fest, Speer , p. 140146.

17. TMI, vol. 16, p. 539. 18. Albert Speer, Der Sklavenstaat. Meine Auseinandersetzungen mit der SS, Stuttgart, Deutsche-Verlags-Anstalt, 1981, p. 355. 19. Golo Mann, Des Teufels Architekt , dans Adelbert Reif, Albert Speer : Kontroversen um ein deutsches Phnomen, Munich, Bernard & Graefe, 1978, p. 318. 20. Richard Overy, War and Economy in the Third Reich, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 366-367. 21. Florian Freund, Bertrand Perz et Karl Stuhlpfarrer, Der Bau des Vernichtungslager Auschwitz-Birkenau , dans Zeitgeschichte, vol. 5, n 6 (mai-juin 1993), p. 196 ; Breloer, Speer , p. 180-181. 22. Speer, Mmoires , p. 529. 23. Willi A. Boelcke, Deutschlands Rstung im Zweiten Weltkrieg. Hitlers Konferenzen mit Albert Speer 1942-1945, Francfort-sur-le-Main, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1969, p. 291. 24. Speer, Mmoires , p. 522. 25. Fest, Speer , p. 221. 26. Knopp, Hitler , p. 242. 27. Joseph Goebbels, Die Tagebcher von Joseph Goebbels, Munich, K.G. Saur, 1987-1996 (ci-aprs Journal ), vol. 6, p. 48 (le 2 octobre 1942). 28. Speer, Mmoires , p. 451. 29. Goebbels, Journal , vol. 13, p. 259 (le 18 aot 1944) et p. 239 (le 10 aot 1944). 30. Fest, Speer , p. 260. 31. TMI, vol. 41, p. 426. 32. Speer, Mmoires , p. 484. Voir aussi Speer, Journal , p. 609610. 33. Knopp, Hitler , p. 249 et 253-254. 34. TMI, vol. 16, p. 505-506 ; Speer, Mmoires , p. 494. 35. TMI, vol. 22, p. 433-434.

36. Sebastian Haffner, Albert Speer - Dictator of the Nazi Industry , Observer, le 9 avril 1944. 37. Speer, Mmoires , p. 562. 38. Sereny, Speer , p. 544. 39. Knopp, Hitler , p. 257-258. 40. Fest, Speer , p. 339.

PrfaceToute autobiographie est une entreprise problmatique, car elle suppose ncessairement quil existe une chaise sur laquelle on peut sasseoir pour contempler sa propre existence, en comparer les diffrentes phases, en embrasser et en pntrer lvolution. Sans doute lhomme peut-il et doit-il se voir. Mais son regard ne peut embrasser tout son tre, mme chacun des moments de son existence prsente, non plus quapprhender son pass dans sa totalit. Karl Barth

Maintenant vous allez sans doute crire vos mmoires ? me demanda lun des premiers Amricains que je rencontrai Flensburg en mai 1945. Depuis, vingtquatre annes se sont coules, dont vingt et une passes dans la solitude dune prison. Cela fait beaucoup. Maintenant je livre mes souvenirs au public. Je me suis efforc de dcrire le pass comme je lai vcu. A certains, il apparatra dform, dautres trouveront que ma perspective est fausse. Quils aient tort ou raison, en tout cas je dcris ce que jai vcu comme je le vois aujourdhui. Je me suis efforc de ne pas me drober dans cette confrontation avec le pass. Je nai eu

lintention de me soustraire ni la fascination de ces annes-l ni la terreur quelles inspirent. Certains de ceux qui ont t impliqus dans les vnements dalors me critiqueront, mais cela est invitable. Jai voulu tre sincre. Ces mmoires devraient mettre en lumire quelquesunes des conditions qui menrent presque inluctablement cette poque la catastrophe ; ils devraient montrer quelles furent les consquences de la concentration de tous les pouvoirs dans les mains dun seul homme ; ils devraient aussi montrer quelle tait la nature de cet homme. Au tribunal, Nuremberg, jai dclar que jaurais t lami de Hitler, si Hitler avait eu des amis. Je lui dois aussi bien les enthousiasmes et la gloire de ma jeunesse que la culpabilit et leffroi des annes qui suivirent. Dans le portrait que jai bross de Hitler, tel que moimme et dautres lavons connu, on dcouvrira plus dun trait sympathique. Limpression pourra aussi se dgager que cet homme, sur bien des plans, tait qualifi et dvou. Mais plus javanais dans la rdaction de ce livre, plus je sentais quil ne sagissait l que de qualits superficielles. A de telles impressions soppose en effet un souvenir indlbile : le procs de Nuremberg. Je noublierai jamais ce document qui montrait une famille juive allant la mort, lhomme, la femme et leurs enfants sur le chemin de la mort. Cette image, je la vois encore aujourdhui.

A Nuremberg jai t condamn vingt ans de prison. La sentence du tribunal militaire, si impuissante quelle ft sanctionner lhistoire, a tent de dfinir une faute. La peine prononce, toujours peu apte mesurer une responsabilit historique, a mis fin ma vie de citoyen. Cette image, elle, a t toute substance ma vie mme. Elle se perptue, par-del le jugement. 11 janvier 1969Albert Speer

Premire partie

1. Mes origines et ma jeunesseParmi mes anctres on trouve aussi bien des Souabes et des paysans pauvres du massif du Westerwald que des Silsiens et des Westphaliens. Mais ils appartenaient tous la grande masse de ceux qui vivent au jour le jour. Il ny eut quune seule exception : le marchal dEmpire 1 comte Friedrich Ferdinand zu Pappenheim (1702-1793), qui vcut en concubinage avec mon aeule Humelin et en eut huit fils dont il ne semble pas stre souci outre mesure. Trois gnrations plus tard, mon grand-pre Hermann Hommel, fils dun pauvre forestier de la Fort-Noire, tait, la fin de sa vie, lunique propritaire dune des plus grosses maisons de commerce dAllemagne pour les machines-outils et dune fabrique dinstruments de prcision. Mais malgr sa richesse, il vivait modestement et traitait ceux qui taient sous ses ordres avec bont. Il ntait pas seulement industrieux mais possdait lart de faire travailler pour lui dautres travailleurs indpendants. Ctait un vrai fils de la Fort-Noire, qui aimait la mditation et pouvait rester des heures entires assis sur un banc dans la fort, sans dire un mot.

Mon autre grand-pre, Berthold Speer, tait, peu prs la mme poque, devenu un architecte connu Dortmund o il construisit de nombreux difices dans ce style no-classique alors la mode. Malgr sa mort prmature, il laissa une fortune qui suffit pourvoir lducation et la formation de ses quatre fils. Mes deux grands-pres profitrent, dans leur ascension sociale, des dbuts de lindustrialisation que connut la deuxime moiti du XIXe sicle. Mais peu nombreux furent ceux qui, bien que dbutant dans la vie sous de meilleurs auspices, purent en tirer profit. La mre de mon pre, qui trs tt dj eut les cheveux blancs, minspirait dans ma jeunesse plus de respect que damour. Grave, ancre dans une conception trs simple de la vie et pourvue dune nergie toute preuve, elle dominait son entourage. Cest un dimanche, le 19 mars 1905, midi, que je vis le jour Mannheim. Le tonnerre dun orage de printemps couvrit, comme me le raconta souvent ma mre, les cloches carillonnantes de lglise du Christ, toute proche. Mon pre tait, depuis quil stait, en 1892, vingt-neuf ans, tabli son compte, lun des architectes les plus demands de Mannheim, cette ville industrielle badoise alors en plein dveloppement. Il avait dj acquis une fortune considrable lorsquen 1900 il pousa la fille dun riche commerant de Mayence. Le style grand-bourgeois de notre appartement, dans

lune des maisons quil avait fait construire Mannheim, correspondait au succs et la considration dont jouissaient mes parents. Un grand portail aux arabesques en fer forg gardait lentre. Ctait une maison imposante dans la cour de laquelle les automobiles pouvaient entrer. Elles sarrtaient devant un escalier la mesure de cette maison richement dcore. Nous, les enfants, cest--dire mes deux frres et moi, nous devions toutefois utiliser lescalier de derrire. Sombre, troit et raide, il dbouchait trs modestement sur un palier de service. Mais les enfants navaient rien faire dans lescalier principal recouvert de tapis. Notre royaume nous, enfants, stendait dans la partie arrire de la maison et allait de nos chambres coucher la cuisine, vaste salle quil fallait longer pour pntrer dans la partie lgante de cet appartement de quatorze pices. On faisait passer les invits dun vestibule dcor de meubles hollandais et dune chemine recouverte de prcieuses faences de Delft, dans une grande pice tendue dtoffes Empire et meuble la franaise. Je conserve encore aujourdhui un souvenir particulirement vif du lustre de cristal, brillant de ses nombreuses bougies, et du jardin dhiver, dont le mobilier avait t achet par mon pre lexposition universelle de Paris en 1900. Avec ses meubles indiens, richement ouvrags, ses rideaux brods main et son divan recouvert dun tapis, avec ses palmiers et ses plantes exotiques, il voquait pour nous un monde trange et mystrieux. Cest ici que mes parents

prenaient leur petit-djeuner et cest ici que mon pre nous prparait, nous les enfants, des sandwiches au jambon de sa Westphalie natale. Le souvenir que jai de la pice de sjour contigu sest estomp, mais la salle manger lambrisse, de style no-gothique, a conserv tout son charme. Plus de vingt personnes pouvaient prendre place la table. Cest l quon fta mon baptme, cest l quaujourdhui encore nos ftes de famille ont lieu. Notre mre prouvait joie et fiert nous maintenir soigneusement dans le cercle des familles qui, Mannheim, tenaient le haut du pav. Il y avait certainement dans cette ville entre vingt et trente maisons pour mener un semblable train de vie, ni plus ni moins. Un personnel nombreux satisfaisait aux besoins de reprsentation. Mes parents employaient, en plus de la cuisinire, naturellement adore des enfants, une fille de cuisine, une domestique, souvent aussi un domestique et toujours un chauffeur, ainsi quune bonne denfants commise notre garde. Les femmes portaient un petit bonnet blanc, une robe noire et un tablier blanc, le domestique, une livre violette avec des boutons dors, mais ctait le chauffeur qui tait le plus magnifique. Mes parents firent tout pour que leurs enfants connussent une jeunesse belle et insouciante. Mais richesse et reprsentation, obligations sociales, train de maison considrable, bonne denfants et domestiques, tout cela ne pouvait que contrecarrer la ralisation de ce souhait. Aujourdhui encore je ressens tout ce que ce monde avait

dartificiel et comme il me mettait mal laise. En outre, je souffrais de vertiges frquents et il marrivait parfois de mvanouir. Le professeur de Heidelberg appel en consultation constata une dficience du systme nerveux vaso-moteur. Cette insuffisance physique constitua un lourd handicap psychique et me fit sentir, jeune encore, tout le poids de lexistence. Jen souffrais dautant plus que mes compagnons de jeu et mes deux frres taient plus robustes que moi et que je me sentais infrieur eux. Leur malice les poussait dailleurs me le rappeler souvent. Une insuffisance appelle souvent une raction. En tout cas ces difficults menseignrent faire preuve de souplesse dans mes contacts avec le monde de ladolescence. Si je sus plus tard montrer une habilet opinitre quand je fus aux prises avec des situations contraires et des hommes difficiles, je le dois pour une part non ngligeable cette faiblesse physique de mon enfance. Lorsque notre gouvernante franaise nous emmenait en promenade, nous devions, pour rpondre notre situation sociale, tre habills de faon irrprochable. Naturellement, il ne nous tait pas permis de jouer dans les parcs municipaux et encore moins dans la rue. Aussi notre cour constituait-elle notre unique terrain de jeu, gure plus grand que quelques-unes de nos pices runies, entour et rtrci quil tait par les faades arrire dimmeubles locatifs hauts de plusieurs tages. On y trouvait deux ou trois platanes qui, manquant dair, dprissaient, un mur

recouvert de lierre, des pierres de tuf dans un coin, simulant une grotte. Une paisse couche de suie recouvrait ds le printemps arbres et feuilles et tout ce que nous saisissions nous transformait en enfants de la grande ville, sales et peu lgants. Avant daller lcole jeus comme compagne de jeu prfre la fille de notre concierge, Frieda Allmendinger. Jaimais rester chez elle, dans le sombre et modeste appartement de lentresol. Latmosphre qui rgnait dans cette famille troitement unie et qui se contentait de peu exerait sur moi un attrait singulier. Je reus mon premier enseignement dans une cole prive, trs distingue, o lon apprenait lire et crire aux enfants des familles de notables de notre ville industrielle. Couv comme je lavais t, je trouvai les premiers mois passs au lyce, au milieu de condisciples exubrants, particulirement durs supporter. Pourtant mon ami Quenzer mapprit trs vite faire tout un tas de btises et il me poussa mme acheter un ballon de football sur mon argent de poche. Cet encanaillement subit suscita la maison un effroi considrable, dautant plus que Quenzer venait dun milieu ncessiteux. Cest cette poque-l que sest fait jour ma propension saisir statistiquement des situations de fait : jinscrivais tous les blmes ports sur le cahier de classe dans mon agenda phnix pour coliers et comptais chaque mois qui en avait reu le plus. Jaurais trs rapidement cess ce jeu si je navais pas eu quelque chance dtre parfois la tte de

ce classement. Le bureau darchitecte de mon pre tait contigu notre appartement. Cest l quon traait les plans pour les clients. On y faisait des dessins de toutes sortes sur une espce de papier calque bleut dont lodeur, aujourdhui encore, reste attache aux souvenirs que jai de ce bureau. Les difices construits par mon pre, ignorant lpisode du Jugendstil, trahissaient linfluence du style noRenaissance. Plus tard, il prit pour modle larchitecte et urbaniste berlinois Ludwig Hoffmann, reprsentant alors trs influent dun classicisme plus calme. Cest dans ce bureau quaux alentours de ma douzime anne, ma premire uvre dart vit le jour. Ctait le dessin dune espce dhorloge de vie avec une bote trs tarabiscote que devaient soutenir des colonnes corinthiennes et des volutes baroques. Jutilisai pour cela toutes les encres de Chine sur lesquelles je pus mettre la main. Avec laide des employs du bureau, je crai une uvre o lon pouvait facilement reconnatre les tendances du style Second Empire. En plus dune voiture dcouverte pour lt, mes parents possdaient, avant 1914, une berline quon utilisait lhiver en ville. Ces automobiles taient le centre de mes enthousiasmes techniques. Au dbut de la guerre, on dut, pour conomiser les pneus, les mettre sur cales. Mais en nous conciliant les bonnes grces du chauffeur, nous avions lautorisation de nous mettre au volant dans le garage. Jprouvai alors pour la premire fois la griserie

de la technique dans un monde quelle avait encore peu transform. Beaucoup plus tard, la prison de Spandau, lorsque je vcus pendant vingt ans comme un homme du XIXe sicle, sans radio, sans tlvision, sans tlphone, sans auto, que mme lutilisation dun interrupteur lectrique mtait interdite, je ressentis nouveau le mme bonheur quand jeus lautorisation dutiliser pour la premire fois aprs des annes une cireuse lectrique. En 1915, je dcouvris une autre invention de la rvolution technique de ces annes-l. Prs de Mannheim tait stationn un des zeppelins qui participaient aux attaques ariennes contre Londres. Le commandant et ses officiers frquentrent bientt notre maison de faon assidue. Ils nous invitrent, mes deux frres et moi-mme, visiter leur vaisseau arien. Jeune garon de dix ans, je me trouvai face face avec ce gant de la technique, grimpai dans la nacelle du moteur, traversai lintrieur de la carne pour rejoindre la nacelle de commandement. Quand, dans la soire, le dirigeable senvolait, le commandant lui faisait faire une belle boucle au-dessus de notre maison et les officiers agitaient, dans la nacelle, un drap que leur avait prt ma mre. Chaque nuit je tremblais deffroi, la pense que le dirigeable pouvait prendre feu et mes amis mourir ainsi 2 . Mon imagination tait pleine de la guerre, des succs et des revers au front, des souffrances des soldats. La nuit, on entendait parfois le grondement sourd de la bataille de Verdun. La compassion qui enflammait mon me denfant

me poussait souvent dormir sur le sol ct de mon lit douillet parce que, sur cette couche plus dure, il me semblait que javais moi aussi ma part des privations quenduraient les soldats du front. La pnurie alimentaire des grandes villes et lhiver du rutabaga ne nous pargnrent pas. Nous possdions tout largent que nous voulions, mais nous navions ni parents ni connaissances la campagne, mieux pourvue. Certes ma mre sentendait imaginer mille variations sur le rutabaga, mais javais souvent si faim que, dans mon apptit, je dvorais des gteaux pour chien, durs comme de la pierre. Jen terminai ainsi peu peu un plein sac restant davant la guerre Les attaques ariennes sur Mannheim, inoffensives lchelle actuelle, se firent plus nombreuses. Une petite bombe atteignit une des maisons voisines. Un nouveau chapitre de ma jeunesse allait commencer. Nous possdions depuis 1905, aux environs de Heidelberg, une villgiature dt, btie sur les pentes recouvertes de gazon dune carrire quon disait avoir servi ldification du chteau de Heidelberg tout proche. Derrire notre terrain se dessinaient les crtes du massif de lOdenwald, des chemins de promenades couraient le long des pentes et traversaient les forts o, de temps en temps, des laies permettaient au regard dembrasser la valle du Neckar. On trouvait l le calme, un beau jardin, des lgumes et mme une vache chez le voisin. Nous y emmnagemes lt de 1918.

Ma sant samliora rapidement. Chaque jour, par tous les temps, par la neige, la pluie ou le vent, je devais couvrir un long chemin jusqu lcole, marchant pendant plus de trois quarts dheure. Souvent, je faisais la dernire partie au pas de course. A cette poque-l, il ny avait pas de bicyclettes car, sur le plan conomique, laprs-guerre fut une poque difficile. Le chemin de lcole longeait le club dune socit daviron. Jen devins membre en 1919 et je fus pendant deux ans le barreur du quatre et du huit de comptition. Malgr ma constitution encore chtive, je devins bientt lun des rameurs les plus assidus. A seize ans, je devins le leader du quatre et du huit scolaires et pris part quelques comptitions. Pour la premire fois, je sus ce qutait lambition. Elle me poussa raliser des performances dont je ne me savais pas capable. Je connaissais l ma premire passion. La possibilit de commander le rythme de lquipe mattirait encore plus que la perspective de gagner estime et considration dans ce monde de laviron, de toute faon fort limit. Nous tions certes le plus souvent battus. Mais comme il sagissait dun sport dquipe, la part de la mauvaise performance personnelle tait difficile valuer. Au contraire, on sentait natre un sentiment qui nous poussait mettre en commun efforts et checs. Lavantage dun tel entranement rsidait galement dans le fait que nous nous

tions engags solennellement observer continence et abstinence. Jtais alors plein de mpris pour ceux de mes condisciples qui avec la danse, le vin et les cigarettes dcouvraient les premiers plaisirs. Sur le chemin de lcole je fis, dix-sept ans, la connaissance de celle qui plus tard devait devenir ma femme. Mon zle lcole sen trouva dcupl car nous convnmes, ds lanne suivante, de nous marier, mes tudes une fois termines. Il y avait des annes que jtais bon en mathmatiques, mais partir de ce moment-l jamliorai mes notes dans les autres matires et devins lun des meilleurs lves de la classe. Notre professeur dallemand, dmocrate convaincu et enthousiaste, nous lisait souvent des extraits du journal libral, le Frankfurter Zeitung. Sil ny avait pas eu ce professeur, jaurais vcu lcole dans un monde parfaitement tranger la politique. Car lducation que nous recevions tait limage du monde bourgeois et conservateur dalors nous inculquant, malgr la rvolution, que partage du pouvoir dans la socit et autorits traditionnelles respectaient lordre voulu par Dieu. Nous restions lcart de tous les courants qui naissaient un peu partout au dbut des annes 1920. On ne tolrait naturellement aucune critique de lcole, des matires enseignes, plus forte raison de lautorit et on exigeait une foi absolue en celle, indiscutable, de lcole. Nous navions mme pas loccasion de mettre en question cet ordre tabli car, au lyce, nous tions soumis la dictature

dun systme de domination absolue. En outre, il ny avait aucune matire ressemblant de prs ou de loin la sociologie et qui aurait pu dvelopper notre jugement politique. En allemand, mme en terminale, les devoirs ne portaient que sur des sujets dhistoire littraire, nous interdisant toute rflexion sur les problmes de la socit contemporaine. Naturellement, cette absence de la politique lcole ne nous incitait pas prendre position, dans la cour du lyce ou en dehors, sur les vnements politiques. Une autre diffrence fondamentale avec la situation actuelle rsidait dans limpossibilit de se rendre ltranger. Il nexistait aucune organisation pour prendre en charge des jeunes, mme si ceux-ci avaient largent ncessaire ces voyages ltranger. Il me semble indispensable dinsister sur cette lacune qui livra toute une gnration sans dfense aucune aux moyens techniques de propagande qui se multipliaient alors toute allure. Mme la maison, il ny avait pas de discussions politiques. Cela est dautant plus tonnant que ds avant 1914 mon pre tait un libral convaincu. Chaque matin, il attendait avec impatience le Frankfurter Zeitung et chaque semaine il lisait les hebdomadaires satiriques Simplicissimus et Jugend. Il appartenait au monde intellectuel de Friedrich Naumann qui luttait pour des rformes sociales dans une Allemagne puissante. Aprs 1923, mon pre fut un adepte de Coudenhove-Kalergis, dfendant avec ferveur ses ides paneuropennes. Il aurait certainement aim discuter avec moi de politique, mais

jvitais de saisir les occasions qui pouvaient se prsenter et mon pre ninsistait jamais. Ce manque dintrt correspondait, certes, au comportement dune gnration fatigue et due par la guerre perdue, par la rvolution, par linflation. Mais en mme temps il mempcha dacqurir des critres politiques et des catgories de jugement. Je prfrais me rendre lcole en traversant le parc du chteau de Heidelberg pour pouvoir contempler quelques minutes, du haut de la terrasse, la vieille ville et les ruines du chteau. Jai toujours gard ce penchant romantique pour les vieux burg en ruine et les ruelles enchevtres, comme en tmoigne ma passion de collectionneur de paysages, particulirement de ceux des romantiques de Heidelberg. Parfois, sur le chemin du chteau, je rencontrais Stephan George, apparition dune grande majest et dune extrme dignit, entoure dun rayonnement presque sacr. Il avait lair dun prophte et possdait un charme magntique. Cest en classe de premire que mon frre an fut introduit dans le cercle intime du matre. Ce qui mattirait, moi, ctait la musique. Jusquen 1922 jeus loccasion dentendre Mannheim le jeune Furtwngler et ensuite Erich Kleiber. Vers cette poque-l je trouvais Verdi plus impressionnant que Wagner, et Puccini pouvantable . En revanche, jaimais beaucoup une symphonie de Rimski-Korsakov et galement la Cinquime symphonie de Mahler qui me parut certes complique mais qui mavait plu. Aprs une reprsentation

au thtre, je notais que Georges Kaiser tait le dramaturge moderne le plus important, car il cherchait comprendre la nature de largent, sa valeur, sa puissance . La pice dIbsen Le Canard sauvage, me paraissait souligner le ridicule de la classe dirigeante. Ces personnages me paraissaient des cabotins. Avec son r o m a n Jean-Christophe, Romain Rolland augmenta encore ladmiration que jprouvais pour Beethoven 3 . Ainsi le refus du grand train men la maison ntait pas seulement dfi dadolescent. On retrouvait cette opposition dans le got que javais pour les auteurs critiquant la socit et dans la prfrence que jaccordais au cercle de camarades choisis dans la socit daviron ou dans les chalets du club alpin, lAlpenverein. Laffection mme que je portais une famille dartisans, donc de bourgeois trs simples, allait contre lhabitude de ma famille de choisir ses frquentations et sa future femme dans la couche sociale privilgie laquelle elle appartenait. Jprouvais mme une sympathie naturelle pour lextrme gauche, sans que cette inclination ait jamais pris une forme tangible. Jtais cuirass contre tout engagement politique. Mes sentiments patriotiques et lirritation que je ressentais, par exemple lpoque de loccupation de la Ruhr en 1923, devant des divertissements incongrus ou devant la menace de la crise charbonnire, ny changrent rien. A mon grand tonnement, je rendis au baccalaurat la meilleure dissertation de ma promotion. Pourtant lorsque le directeur de lcole, dans son discours dadieu, annona

aux bacheliers que maintenant souvrait devant eux le chemin des plus hautes actions et des plus grands honneurs , part moi je pensai : Cela ne te concerne pas. Comme jtais le meilleur lve de lcole en mathmatiques, je dsirais continuer dans cette voie. Mon pre sy opposa avec de si videntes raisons quen bon mathmaticien, familier de la logique, je minclinai. Cette voie abandonne, la profession darchitecte que je connaissais depuis ma plus tendre enfance simposait. Aussi, la grande joie de mon pre, dcidai-je de devenir architecte comme lui et comme son pre. Comme nous tions en pleine inflation, je fis, pour des raisons financires, mon premier semestre la Haute cole technique de Karlsruhe, tout prs de chez nous. Les progrs de linflation mobligeaient aller chercher chaque semaine mon argent, et la fin de la semaine, les sommes mirifiques ne reprsentaient plus rien. Au cours dune excursion bicyclette travers la Fort-Noire, jcrivis, la mi-septembre 1923 : Trs bon march, ici ! 400 000 marks la nuit et 1 800 000 marks le dner. 250 000 marks le demi-litre de lait. Six semaines plus tard, peu avant la fin de linflation, un djeuner au restaurant cotait de dix vingt milliards de marks et, la mme date, au restaurant universitaire, plus dun milliard, ce qui correspondait sept pfennigs or. Pour une place de thtre on devait payer de

trois cents quatre cents millions. A cause de cette catastrophe financire, ma famille se vit contrainte de vendre un konzern la maison de commerce et la fabrique hrites de mon grand-pre, pour une infime partie de leur valeur, mais contre des bons du trsor en dollars. Je reus alors 16 dollars par mois, ce qui me permit de vivre merveille et libr de tout souci. Linflation termine, je minscrivis, au printemps 1924, la Haute cole technique de Munich. Bien quy ayant sjourn jusqu lt 1925, je ne pris pas garde lexistence de Hitler qui, aprs sa libration, avait recommenc, au printemps 1925, faire parler de lui. Dans mes lettres trs dtailles de lpoque, je ne parlais que de mon travail, de mes veilles, de notre but commun : nous marier dans trois ou quatre ans. Pendant les vacances, nous faisions souvent, ma fiance et moi-mme, en compagnie de quelques tudiants, des courses dans les Alpes autrichiennes, allant de refuge en refuge. Les pnibles efforts de la monte nous donnaient le sentiment daccomplir vraiment quelque chose. Parfois, avec une opinitret caractristique, je persuadais mes compagnons de ne pas interrompre la course commence et de braver les pires intempries, mme si les nuages devaient nous priver de la vue dont on jouit du haut dun sommet. Nous vmes souvent, du haut de ces montagnes, une couche de nuages dun gris profond stagner sur la plaine

lointaine. Sous ces nuages des hommes menaient, notre ide, une vie sans joie. Nous pensions tre bien au-dessus deux. Jeunes et quelque peu exalts, nous tions convaincus que seuls des hommes de bien pouvaient venir se perdre dans les montagnes. Quand nous devions redescendre de nos hauteurs, pour plonger dans la vie normale du bas pays, il marrivait souvent dtre dconcert par la frnsie de la vie dans les grandes villes. Cette union avec la nature , nous la cherchions galement au cours de nos promenades en canot pliant. Ce type dexcursion tait encore nouveau lpoque. Les cours deau ntaient pas encore encombrs de bateaux de toutes sortes comme aujourdhui. Dans le silence, nous descendions les fleuves et le soir, nous pouvions monter notre tente lendroit o le paysage tait le plus beau. Ces promenades, sans presse ni hte, nous donnaient cette portion de flicit qui avait t lapanage de nos parents. Mon pre entreprit encore, en 1885, pied et en voiture cheval, un voyage de Munich Naples et retour. Plus tard, alors quil pouvait sillonner lEurope avec son auto, il disait de cette randonne quelle tait son plus beau souvenir de voyage . Nombreux taient ceux de notre gnration qui cherchaient ce contact avec la nature. Il ne sagissait pas seulement l dune protestation romantique contre ltroitesse de la vie bourgeoise ; nous fuyions aussi devant les exigences dun monde toujours plus compliqu. Nous avions le sentiment quautour de nous le monde avait

perdu son quilibre. Dans la nature, fleuves et montagnes nous faisaient toucher du doigt lharmonie de la cration. Plus les montagnes taient vierges, plus les valles taient solitaires, et plus elles nous attiraient. Je ne faisais partie, bien sr, daucun mouvement de jeunesse, puisque je ne pouvais y trouver lisolement que je cherchais. A lautomne 1925, je minscrivis, avec un groupe dtudiants en architecture munichois, la Haute cole technique de Berlin-Charlottenburg. Javais dcid de suivre les cours du professeur Poelzig, mais il avait limit le nombre des participants son sminaire. Comme je ntais pas trs dou pour le dessin, il ne maccepta pas. De toute faon je doutais de devenir jamais un bon architecte et jaccueillis ce verdict sans surprise. Le semestre suivant le professeur Heinrich Tessenow fut nomm Berlin. Dfenseur de la petite ville et des mthodes artisanales, il rduisait son expression architecturale au strict minimum. Lessentiel, disait-il, cest den faire le moins possible. Jcrivis aussitt ma fiance : Mon nouveau professeur est lhomme le plus clair et le plus remarquable que jaie jamais rencontr. Il menthousiasme et je travaille avec ardeur. Il nest pas moderne, et pourtant, en un certain sens, cest le plus moderne de tous. Vu de lextrieur, il est tout aussi effac et a tout aussi peu dimagination que moi, mais, malgr cela, ce quil construit possde une profonde vrit. Son intelligence aigu fait peur. Je vais mefforcer de passer dans un an dans sa classe magistrale et tenterai, lanne

suivante, de devenir son assistant. Tout a est naturellement dun bien grand optimisme et ne fait quindiquer la voie que je suivrai dans le meilleur des cas. Six mois aprs avoir pass mon examen, jtais son assistant. Javais trouv en lui mon premier catalyseur, jusquau moment o, sept ans plus tard, je le remplaai par un autre plus puissant. Jestimais fort, galement, notre professeur dhistoire de larchitecture. Le professeur Daniel Krenker, Alsacien de naissance, ntait pas seulement un archologue passionn, mais galement un patriote sensible : montrant un jour, dans un de ses cours, la cathdrale de Strasbourg, il clata en sanglots et dut interrompre son cours. Cest avec lui que je fis mon diplme sur le livre dAlbrecht Haupt, LArchitecture des Germains. Mais, la mme poque, jcrivis ma fiance : Un peu de mlange de races est toujours bon. Et si aujourdhui nous sommes sur le dclin, ce nest pas parce que nous sommes une race mlange. Car nous ltions dj au Moyen Age quand nous avions encore en nous une force de germination, que nous tions en pleine expansion, chassant les Slaves de Prusse ou transplantant la culture europenne en Amrique. Nous dclinons parce que nos forces sont uses. Nous connaissons le mme sort que les gyptiens, les Grecs ou les Romains. Il ny a rien faire. Les annes 20 brossrent le dcor fertilisant de mes tudes berlinoises. De nombreuses manifestations thtrales mimpressionnrent beaucoup : Le Songe dune

nuit dt dans la mise en scne de Max Reinhardt, La Pucelle dOrlans de Shaw avec lisabeth Bergner,Schwejk dans la mise en scne de Piscator avec Pallenberg. Mais les revues grand spectacle de Charell, avec leur dbauche de moyens, me fascinaient galement. Curieusement, je ne trouvais, au contraire, aucun plaisir la pompe pleine denflure de Cecil B. De Mille. Je ne pouvais pas souponner que dix ans plus tard je dpasserais cette architecture cinmatographique. Je trouvais encore ces films dun mauvais got trs amricain . Mais toutes ces impressions taient assombries par la pauvret et le chmage. Le livre de Spengler, Le Dclin de lOccident, mavait convaincu que nous vivions dans une priode de dcadence, dont les symptmes, inflation, dcadence des murs, impuissance de ltat, rappelaient lpoque du Bas-Empire romain. Lessai Prussianisme et Socialisme me fascina par son mpris du luxe et du confort. Lenseignement de Spengler et celui de Tessenow se rejoignaient l. Pourtant mon professeur, contrairement Spengler, gardait espoir en lavenir. Il tournait son ironie contre la mode du culte du hros. Peut-tre y a-t-il autour de nous des hros mconnus, vritablement grands, qui, forts de leur volont et de leur savoir suprieur, sont fonds accepter mme les situations les plus sinistres, les considrant comme des pripties sans importance, et sen moquant. Peut-tre, avant que lartisanat et la petite ville puissent spanouir nouveau, faudra-t-il quil pleuve

du soufre. Leur floraison exige peut-tre des peuples ayant travers lenfer 4 . A lt 1927, aprs neuf semestres dtudes, jobtins mon diplme. Au printemps suivant je devins, vingt-trois ans, lun des plus jeunes assistants de lcole. Lors dune vente de charit organise juste avant la fin de la guerre, une diseuse de bonne aventure avait prophtis : Tu atteindras vite la gloire et tu te retireras vite. Javais quelques raisons de me souvenir de cette prdiction, car je pouvais supposer avec quelque certitude que si je le voulais, jenseignerais un jour comme professeur la Haute cole technique. Cette place dassistant nous permit de nous marier. Notre voyage de noces, nous ne le fmes pas en Italie, mais avec notre canot pliant et notre tente, dans la rgion de ces lacs mecklembourgeois, retirs du monde et entours de forts. Nous mmes nos bateaux leau Spandau, quelques centaines de mtres de la prison o je devais passer vingt ans de ma vie.

2. Profession et vocationEn 1928 dj, jai failli devenir architecte dtat et de cour. Lmir Aman Allah khan qui rgnait sur lAfghanistan, voulait rformer son pays. A cet effet, il dsirait faire appel de jeunes techniciens allemands. Joseph Brix, professeur durbanisme, forma le groupe. Jtais prvu comme urbaniste et architecte et devais en plus enseigner larchitecture un institut technique qui devait tre fond Kaboul. Ma femme et moi, nous nous plongemes dans tous les livres que lon pouvait trouver sur ce pays. Nous examinions comment on pourrait, partir de constructions simples, dvelopper un style national. La vue de montagnes invioles nous faisait dresser des plans dexcursions ski. Les clauses du contrat taient trs avantageuses. Tout tait dj prt, le roi venait dtre reu par Hindenburg, avec tous les honneurs qui lui taient dus, lorsque les Afghans le renversrent par un coup dtat. Mais la perspective de continuer travailler avec Tessenow me ddommagea. De toute faon, je ntais pas trs au clair avec moi-mme et jtais heureux que la chute dAman Allah me dlivrt de la ncessit de faire un choix.

Le sminaire ne me demandait que trois jours de travail par semaine. En outre, javais cinq mois de vacances. Et je touchais 300 RM, ce qui doit faire peu prs 800 DM actuels. Tessenow ne faisait pas de cours magistraux, mais corrigeait dans la grande salle du sminaire les travaux de ses quelque cinquante tudiants. Il ne venait que quatre ou six heures par semaine, le reste du temps, les tudiants devaient sadresser moi. Ce fut trs dur, surtout les premiers mois. Les tudiants taient trs critiques, essayant de dcouvrir chez moi des ignorances ou des points faibles. Mais, peu peu, je pris de lassurance. Les commandes que jesprais pouvoir mener bien au cours de mes nombreux loisirs ne vinrent pas. Je faisais vraisemblablement trop jeune et, dautre part, la construction stagnait par suite de la rcession conomique. La commande que me firent mes beauxparents pour leur maison de Heidelberg resta une exception. Je fis quelque chose dexcessivement simple. Suivirent des commandes insignifiantes : deux garages ajouts des villas du Wannsee et, Berlin, le foyer de l Office des changes universitaires . En 1930, avec nos deux canots pliants, nous descendmes le Danube de Donaueschingen jusqu Vienne. Alors que nous tions sur le chemin du retour, des lections au Reichstag eurent lieu le 14 septembre. Je ne les ai conserves en mmoire que parce que leur rsultat mit mon pre en fureur. Le N.S.D.A.P. avait obtenu 107 mandats, faisant ainsi brutalement lobjet de toutes les

discussions politiques. Ce succs lectoral inattendu fit natre chez mon pre, dj inquiet de la force des sociauxdmocrates et des communistes, des craintes fondes surtout sur lexistence de tendances socialistes au sein du N.S.D.A.P. Entre-temps notre cole tait devenue un terrain propice aux ides nationales-socialistes. Tandis que le petit groupe dtudiants communistes tait attir par le sminaire du professeur Poelzig, les nationaux-socialistes se regroupaient chez Tessenow, bien que ce dernier ait t un ennemi dclar du mouvement hitlrien et le soit rest. Pourtant, il existait des analogies latentes et involontaires entre ses thories et lidologie nationalesocialiste. Tessenow ntait certainement pas conscient de lexistence de ces analogies. Il ne fait pas de doute que lide dune parent entre ses conceptions et celles des nationaux-socialistes laurait rempli deffroi. Une des thories de Tessenow tait que tout style mane du peuple. Il est naturel, disait-il, daimer sa patrie. Linternationalisme ne peut produire aucune culture vritable. Celle-ci ne peut natre que dans le giron dun peuple 1 . Or, Hitler lui aussi rejetait linternationalisation de lart. Pour lui et ses adeptes, ctait dans le sol natal qutait la racine de toute rnovation. Tessenow condamnait la grande ville et lui opposait des notions paysannes. La grande ville, disait-il, est une chose

pouvantable. La grande ville est un fatras de vieux et de neuf. La grande ville est un combat, un combat brutal. Toute bonhomie en est exclue Au contact de la ville, le monde paysan disparat. Dommage quon ne puisse plus penser paysan. Hitler nemployait pas dautres termes pour dnoncer la dcadence des murs dans les grandes villes, pour mettre en garde contre les ravages de la civilisation qui menacent la substance biologique du peuple et pour insister sur limportance dune paysannerie saine constituant le noyau gnrateur de ltat. Hitler sut intuitivement structurer tous ces courants encore diffus et insaisissables qui se faisaient jour dans la conscience de lpoque pour les utiliser ses propres fins. Lors de mes corrections, des tudiants nationauxsocialistes mentranaient souvent dans des discussions politiques. Les thories de Tessenow taient naturellement lobjet de controverses passionnes. Les quelques faibles objections que jallais chercher dans le vocabulaire de mon pre taient balayes par une dialectique trs habile. A cette poque-l, la jeunesse estudiantine trouvait ses idaux surtout chez les extrmistes. Ctait prcisment lidalisme de cette jeunesse en effervescence que sadressait le parti de Hitler. Et Tessenow lui-mme ne les avait-il pas prdisposs cette crdulit ? Lorsque vers 1931 il dclarait : Il y en aura bien un qui viendra et qui pensera trs simplement. Aujourdhui on pense de faon trop complique. Un homme sans culture, un paysan, rsoudrait tout cela beaucoup plus facilement parce quil

ne serait pas encore pourri. Il aurait lnergie, lui, de raliser ses ides toutes simples 2 . Cette remarque, dont laction souterraine ne fut pas ngligeable, nous semblait pouvoir sappliquer Hitler. Vers cette poque, Hitler vint parler aux tudiants de lUniversit et de la Haute cole technique de Berlin dans le parc de Hasenheide . Mes tudiants me pressrent dy aller. Je ntais pas encore convaincu mais je ntais dj plus sr de rien. Cest pourquoi je my rendis. Le local dlabr, les murs sales, les couloirs troits me firent une pitre impression. Les ouvriers sy runissaient dhabitude pour boire de la bire loccasion de ftes. La salle tait comble. On avait limpression que presque tous les tudiants de Berlin avaient voulu voir et entendre cet homme pour lequel ses adeptes professaient tant dadmiration et dont ses adversaires disaient tant de mal. De nombreux professeurs taient assis des places de choix, au milieu dune estrade sans dcor