[Sociologie] Bourdieu, De la maison du roi à la raison d'Etat
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PIERRE BOURDIEU
De la maison du roi à la raison d'État
Un modèle de la genèse du champ bureaucratique
L'intention de cette recherche est d'interroger la genèse de l'État pour
essayer d'en dégager les caractéristiques spécifiques de la raison
d'État, que l'évidence associée à l'accord entre les esprits façonnés
par l'État, les esprits d'État, et les structures de l'État, tend à
dissimuler(1). Il s'agit donc moins de s'interroger sur les facteurs de
l'émergence de l'État que sur la logique du processus historique selon
lequel s'est opérée l'émergence de cette réalité historique qu'est
l'État, dans sa forme dynastique, puis bureaucratique; moins de
décrire, dans une sorte de récit généalogique, le processus
d'autonomisation d'un champ bureaucratique, obéissant à une logique
bureaucratique, que de construire un modèle de ce processus; c'est-
à-dire, plus précisément, un modèle de la transition de l'État
dynastique à l'État bureaucratique, de l'État réduit à la maison du roi à
l'État constitué comme champ de forces et champ de luttes orientées
vers le monopole de la manipulation légitime des biens publics.
Comme le remarque R. J. Bonney(2), en étudiant l'«État-nation
moderne», nous risquons de laisser échapper l'État dynastique qui l'a
précédé: «Durant la plus grande partie de la période précédant 1660
(et certains diraient bien au-delà) la majorité des monarchies
européennes n'étaient pas des États-nations tels que nous les
concevons, à l'exception - plutôt fortuite - de la France(3).» Faute de
distinguer clairement entre l'État dynastique et l'État-nation, on
s'interdit de saisir la spécificité de l'État moderne qui ne se révèle
jamais aussi bien que dans la longue transition qui conduit à l'État
moderne et dans le travail d'invention, de rupture et de redéfinition qui
s'y accomplit.
(Mais peut-être faudrait-il être plus radical encore et refuser le nom
d'État, comme fait W. Stieber(4), à l'État dynastique. Stieber insiste
sur le pouvoir limité de l'empereur germanique en tant que monarque
désigné par une élection demandant la sanction papale: l'histoire
allemande du XVe siècle est marquée par une politique princière,
factionnelle, caractérisée par des stratégies patrimoniales orientées
vers la prospérité des familles et de leur patrimoine (estate) princier. Il
n' y a là aucun des traits de l'État moderne. C'est seulement dans la
France et l'Angleterre du XVIIe siècle qu'apparaissent les principaux
traits distinctifs de l'État moderne en voie d'émergence. Mais la
politique européenne de 1330 à 1650 reste caractérisée par la vision
personnelle, «proprietary», des princes sur leur gouvernement, par le
poids de la noblesse féodale sur la politique et aussi par la prétention
de l'Église à définir les normes de la vie politique.)
Il faut s'interroger non sur les facteurs de l'apparition de l'État, mais
sur la logique du processus historique selon lequel s'est opérée, dans
et par une sorte de cristallisation, l'émergence en tant que système de
cette réalité historique sans précédent qu'est l'État dynastique et, plus
extraordinaire encore, l'État bureaucratique.
Spécificité de l'État dynastique
L'accumulation initiale de capital s'accomplit selon la logique
caractéristique de la maison, structure économique et sociale tout à
fait originale, notamment par le système des stratégies de
reproduction à travers lequel elle assure sa perpétuation. Le roi,
agissant en «chef de maison», se sert des propriétés de la maison (et
en particulier de la noblesse comme capital symbolique accumulé par
un groupe domestique selon un ensemble de stratégies dont la plus
importante est le mariage) pour construire un État, comme
administration et comme territoire, qui échappe peu à peu à la logique
de la «maison».
Il faut s'arrêter ici à des préalables de méthode: l'ambiguïté de l'État
dynastique qui, dès l'origine, présente des traits «modernes» (par
exemple, l'action des légistes qui, du fait de leur lien avec le mode de
reproduction scolaire et de leur compétence technique, disposent
d'une certaine autonomie par rapport aux mécanismes dynastiques),
prête à des lectures qui tendent à dénouer l'ambiguïté de la réalité
historique: la tentation de l'«ethnologisme» peut s'appuyer sur des
traits archaïques, tels le sacre que l'on peut réduire à un rite primitif
de consécration à condition d'oublier qu'il est précédé par une
acclamation, ou la guérison des écrouelles, garant d'un charisme
héréditaire, transmis par le sang, et d'une délégation divine;
inversement, l'ethnocentrisme (avec l'anachronisme qui va de pair)
peut s'attacher aux seuls indices de modernité, comme l'existence de
principes abstraits et de lois, produits par les canonistes. Mais surtout
une compréhension superficielle de l'ethnologie empêche d'utiliser les
acquis de l'ethnologie sur les «sociétés à maison» pour faire une
ethnologie des sommets de l'État.
On peut ainsi poser que les traits les plus fondamentaux de l'État
dynastique peuvent en quelque sorte se déduire du modèle de la
maison. Pour le roi et sa famille, l'État s'identifie à la «maison du roi»,
entendue comme un patrimoine englobant une maisonnée, c'est-à-
dire la famille royale elle-même, qu'il faut gérer en bon «chef de
maison» (capmaysouè, comme dit le béarnais). Englobant l'ensemble
de la lignée et ses possessions, la maison transcende les individus
qui l'incarnent, à commencer par son chef lui-même qui doit savoir
sacrifier ses intérêts ou ses sentiments particuliers à la perpétuation
de son patrimoine matériel et surtout symbolique (l'honneur de la
maison ou le nom de la lignée).
Selon Andrew W. Lewis(5), le mode de succession définit le royaume.
La royauté est un honor transmissible en lignée agnatique héréditaire
(droit du sang) et par primogéniture et l'État ou la royauté se réduit à
la famille royale. Selon le modèle dynastique, qui s'instaure dans la
famille royale et se généralise à toute la noblesse, l'honor principal et
les terres patrimoniales individuelles vont au fils aîné, héritier dont le
mariage est géré comme une affaire politique de la plus haute
importance; on se protège contre la menace de la division en
octroyant aux cadets des apanages, compensation destinée à assurer
la concorde entre les frères (les testaments des rois recommandent à
chacun d'accepter sa part et de ne pas se rebeller), en les mariant à
des héritières ou en les consacrant à l'Église.
On peut appliquer à la royauté française ou anglaise, et cela jusqu'à
un âge assez avancé, ce que Marc Bloch disait de la seigneurie
médiévale, fondée sur la «fusion du groupe économique et du groupe
de souveraineté(6)». C'est la puissance paternelle qui constitue le
modèle de la domination: le dominant accorde protection et entretien.
Comme dans la Kabylie ancienne, les rapports politiques ne sont pas
autonomisés par rapport aux relations de parenté et sont toujours
pensés sur le modèle de ces relations; il en va de même des relations
économiques. Le pouvoir repose sur des relations personnelles et des
relations affectives socialement instituées comme la fidélité(7),
l'«amour», la «créance», et activement entretenues, notamment par
les «largesses».
La transcendance de l'État par rapport au roi qui l'incarne pour un
temps est la transcendance de la couronne, c'est-à-dire celle de la
«maison» et de l'État dynastique qui, jusque dans sa dimension
bureaucratique, lui reste subordonné. Philippe le Bel est encore un
chef de lignage, environné de sa proche parenté; la «famille» est
divisée en diverses «chambres», services spécialisés qui suivent le
roi dans ses déplacements. Le principe de légitimation est la
généalogie, garante des liens du sang. C'est ainsi que l'on peut
comprendre la mythologie des deux corps du roi, qui a tant fait parler
les historiens, après Kantorowicz, et qui désigne symboliquement
cette dualité de l'institution transcendante et de la personne qui
l'incarne temporellement et temporairement (dualité qui s'observe
aussi chez les paysans béarnais où les membres masculins de la
maison, entendue comme ensemble des biens et ensemble des
membres de la famille, étaient souvent désignés par leur prénom suivi
du nom de la maison, ce qui implique, lorsqu'il s'agit de gendres issus
d'une autre lignée, qu'ils perdent en fait leur nom de famille). Le roi
est un «chef de maison», socialement mandaté pour mettre une
politique dynastique, à l'intérieur de laquelle les stratégies
matrimoniales tiennent une place décisive, au service de la grandeur
et de la prospérité de sa «maison».
Nombre de stratégies matrimoniales ont pour fin de favoriser des
extensions territoriales grâce à des unions dynastiques fondées dans
la seule personne du prince. On pourrait citer en exemple la dynastie
des Habsbourg qui a considérablement étendu son empire, au 16e
siècle, par une habile politique de mariages: Maximilien Ier acquiert la
Franche-Comté et les Pays-Bas par son mariage avec Marie de
Bourgogne, fille de Charles le Téméraire; son fils, Philippe le Beau,
épouse Jeanne la Folle, reine de Castille, union dont naîtra Charles
Quint. De même, il n'est pas douteux que nombre de conflits, à
commencer bien sûr par les guerres dites de succession, sont une
façon de poursuivre des stratégies successorales par d'autres
moyens. «La guerre de succession de Castille (1474-1479) est un cas
bien connu; sans la victoire d'Isabelle, c'est l'union dynastique de la
Castille et du Portugal plutôt que celle de la Castille et de l'Aragon qui
serait devenue possible. La guerre de Charles Quint contre le duché
de Gueldre entraîna la Gueldre dans l'union bourguignonne en 1543:
si le duc luthérien Guillaume avait été vainqueur, on aurait pu voir se
former un solide État anti-Habsbourg rassemblé autour de Clèves, de
Juliers et de Berg et s'étendant jusqu'au Zuyderzee. Cependant la
partition de Clèves et de Juliers en 1614 après la guerre de
succession mit fin à cette vague possibilité. Dans la Baltique, l'union
des couronnes de Danemark, Suède et Norvège prit fin en 1523; mais
à chacune des guerres entre le Danemark et la Suède qui suivirent, la
question se posa à nouveau, et ce n'est qu'en 1560 que la lutte
dynastique entre la maison d'Oldenbourg et la maison de Vasa fut
résolue lorsque la Suède atteignit ses «frontières naturelles». En
Europe orientale, les rois Jagellons constituèrent, de 1386 à 1572,
une union dynastique de la Pologne et de la Lituanie qui se
transforma en union constitutionnelle après 1569. Mais l'union
dynastique de la Suède et de la Pologne était bien le but avoué de
Sigismond III et elle ne cessa d'être celui des rois de Pologne qu'en
1660. Ils caressèrent aussi des ambitions en Moscovie et en 1610,
Ladislas, fils de Sigismond III, fut élu tsar après un coup d'État des
boyards(8).»
Une des vertus du modèle de la maison, c'est qu'il permet d'échapper
à la vision téléologique fondée sur l'illusion rétrospective qui fait de la
construction de la France un «projet» porté par les rois successifs:
ainsi par exemple Cheruel, dans son Histoire de l'administration
monarchique en France, invoque explicitement la «volonté» des
Capétiens de faire l'État monarchique français et ce n'est pas sans
surprise que l'on voit certains historiens condamner l'institution des
apanages comme «démembrement» du domaine royal.
Ainsi, la logique dynastique rend bien compte des stratégies
politiques des États dynastiques en permettant d'y voir des stratégies
de reproduction d'un type particulier. Mais il faut encore poser la
question des moyens ou, mieux, des atouts particuliers dont dispose
la famille royale et qui lui ont permis de triompher dans la compétition
avec ses rivales. (Norbert Elias qui est le seul, à ma connaissance, à
l'avoir posée explicitement, propose, avec ce qu'il appelle la «loi du
monopole», une solution que je ne discuterai pas ici en détail mais qui
me paraît verbale et quasi tautologique: «Quand, dans une unité
sociale d'une certaine étendue, un grand nombre d'unités sociales
plus petites, qui par leur interdépendance forment la grande unité,
disposent d'une force sociale à peu près égale et peuvent de ce fait
librement - sans être gênées par des monopoles déjà existants -
rivaliser pour la conquête des chances de puissance sociale, en
premier lieu des moyens de subsistance et de production, la
probabilité est forte que les uns sortent vainqueurs, les autres vaincus
dans ce combat et que les chances finissent par tomber entre les
mains d'un petit nombre, tandis que les autres sont éliminés ou
tombent sous la coupe de quelques-uns(9).»)
Doté du «pouvoir de nature semi-liturgique» qui le met «à part de tous
les autres potentats, ses rivaux»(10), cumulant la souveraineté (droit
romain) et la suzeraineté, ce qui lui permet de jouer en monarque de
la logique féodale, le roi occupe une position distincte et distinctive
qui, en tant que telle, assure une accumulation initiale de capital
symbolique. C'est un chef féodal qui a cette propriété particulière de
pouvoir, avec des chances raisonnables de voir sa prétention
reconnue, se dire roi: en effet, selon la logique de la «bulle
spéculative» chère aux économistes, il est fondé à se croire roi parce
que les autres croient (au moins dans une certaine mesure) qu'il est
roi, chacun devant compter avec le fait que les autres comptent avec
le fait qu'il est le roi. Un différentiel minimum suffit ainsi à créer un
écart maximum, parce qu'il le différencie de tous les autres. En outre,
le roi se trouve placé en position de centre et, à ce titre, il dispose
d'informations sur tous les autres - qui, sauf coalition, ne
communiquent qu'à travers lui - et il peut contrôler les alliances. Il se
trouve ainsi situé au-dessus de la mêlée, donc prédisposé à remplir
une fonction d'arbitre, d'instance d'appel.
(On peut citer ici, à titre d'exemplification de ce modèle, une analyse
de Muzaffar Alam qui montre comment, à la suite du déclin de
l'empire Mughal, lié au déclin de l'autorité impériale, et du
renforcement de l'autorité des nobles locaux et de l'autonomie
provinciale, les chefs locaux continuent à perpétuer «la référence à
une apparence au moins d'un centre impérial», ainsi investi d'une
fonction légitimatrice: «Again, in the conditions of unfattered political
and military adventurism which accompanied and followed the decline
of imperial power, none of the adventurers was strong enough to be
able to win the allegiance of the others and to replace the imperial
power. All of them struggled separately to make their fortunes and
threatened each other's position and achievements. Only some of
them, however, could establish their dominance over the others.
When they sought institutionnal validation of their spoils, they needed
a centre to legitimize their acquisitions(11).»)
Les contradictions spécifiques de l'état dynastique
L'accumulation initiale de capital s'opère au profit d'une personne:
l'État bureaucratique naissant (et le mode de gestion et de
reproduction bureaucratique, scolaire, qui lui est associé) reste la
propriété personnelle d'une «maison» qui continue à obéir à un mode
de gestion et de reproduction patrimonial. Le roi dépossède les
pouvoirs privés mais au profit d'un pouvoir privé; il perpétue, dans sa
propre dynastie, un mode de reproduction familial antinomique à celui
qu'il institue (ou qui s'institue) dans la bureaucratie (avec la référence
au mérite et à la compétence). Il concentre les différentes formes de
pouvoir, économique et symbolique notamment, et il les redistribue
selon des formes «personnelles» («largesses») propres à susciter
des formes d'attachement «personnelles». De là toutes sortes de
contradictions qui jouent un rôle déterminant dans la transformation
de l'État dynastique bien qu'on omette le plus souvent de les compter
au nombre des facteurs de «rationalisation» (tels que la concurrence
entre les États - les guerres internationales qui imposent la
concentration et la rationalisation du pouvoir, processus auto-
entretenu du fait qu'il faut du pouvoir pour faire la guerre qui appelle la
concentration du pouvoir - ou la concurrence entre le pouvoir central
et les pouvoirs locaux).
On observe d'un côté, et jusqu'à une époque tardive, la permanence
de structures anciennes de type patrimonial. C'est par exemple la
survivance, observée par Roland Mousnier(12), au sein même du
secteur le plus bureaucratisé, du modèle maître/fidèle, protecteur/
«créature». Voulant montrer que l'on ne peut s'en tenir à l'histoire des
institutions pour comprendre le fonctionnement réel des institutions
gouvernementales, Richard Bonney indique: «C'est le système de
patronage et de clientèle qui constituait la force agissante derrière la
façade du système officiel d'administration, certes plus facile à
décrire. Car, de par leur nature, les rapports de patronage échappent
à l'historien; pourtant l'importance d'un ministre, d'un secrétaire d'État,
d'un intendant des finances ou d'un conseiller du roi dépendait moins
de son titre que de son influence - ou de celle de son patron. Cette
influence tenait en grande partie à la personnalité du personnage,
mais plus encore au patronage(13).»
Autre trait révélateur, l'existence de clans à base familiale (souvent
désignés du nom trompeur de «partis») qui, paradoxalement,
contribuent indirectement à imposer la bureaucratisation: «Les grands
clans nobiliaires loyaux ou contestataires sont structurels à la
monarchie» et «le "favori" exerce son pouvoir absolu contre la famille
royale, contestataire ou susceptible de l'être(14).»
Les ambiguïtés d'un système de gouvernement qui mêle le
domestique et le politique, la maison du roi et la raison d'État, sont
sans doute, paradoxalement, un des principes majeurs, par les
contradictions qu'elles engendrent, du renforcement de la
bureaucratie: l'émergence de l'État s'accomplit, pour une part, à la
faveur de malentendus nés du fait que l'on peut, en toute bonne foi,
exprimer les structures ambiguës de l'État dynastique dans un
langage, celui du droit notamment, qui leur donne un tout autre
fondement et, par là, prépare leur dépassement.
C'est sans doute en s'exprimant dans le langage du droit romain, à la
faveur d'une interprétation ethnocentrique des textes juridiques, que
le principe dynastique s'est peu à peu converti, aux XIVe et XVe
siècles, en un principe nouveau, proprement «étatique». Le principe
dynastique qui joue un rôle central dès les Capétiens (couronnement
de l'héritier dès l'enfance, etc.) atteint son plein développement avec
la constitution de la famille royale, composée des hommes et femmes
ayant du sang royal dans les veines (les «princes du sang»). La
métaphore typiquement dynastique du sang royal s'élabore à travers
la logique du droit romain qui, pour exprimer la filiation, use du mot
sang (jura sanguinis). Charles V restructure la nécropole de Saint-
Denis: toutes les personnes de sang royal (même femmes et enfants,
garçons et filles, même morts jeunes) sont inhumeés autour de Saint
Louis.
Le principe juridique s'appuie sur une réflexion à propos de la notion
typiquement dynastique de couronne comme principe de
souveraineté qui est au-dessus de la personne royale. À partir du
XIVe siècle, c'est un mot abstrait qui désigne le patrimoine du roi
(«domaine de la couronne», «revenus de la couronne») et «la
continuité dynastique, la chaîne des rois dont sa personne n'est qu'un
maillon»(15). La couronne implique l'inaliénabilité des terres et des
droits féodaux du domaine royal, puis du royaume lui-même; elle
évoque la dignitas et la majestas de la fonction royale (peu à peu
distinguée de la personne du roi). Donc, avec l'idée de couronne,
c'est l'idée d'une instance autonome, indépendante de la personne du
roi, qui, par une réinterprétation de l'idée de maison transcendante à
ses propres membres, se constitue peu à peu. Les juristes sont sans
doute inclinés à opérer une confusion créatrice entre la représentation
dynastique de la maison qui les habite encore et la représentation
juridique de l'État comme corpus mysticum à la manière de l'Église
(Kantorowicz).
Paradoxalement, c'est le poids des structures de la parenté et la
menace que les guerres de palais font peser sur la perpétuation de la
dynastie et sur le pouvoir du prince qui favorisent partout, des
empires archaïques jusqu'aux États modernes, le développement de
formes d'autorité indépendantes de la parenté, tant dans leur
fonctionnement que dans leur reproduction. L'entreprise d'État est le
lieu d'une opposition analogue à celle que Berle et Means ont
introduite à propos de l'entreprise, celle des «propriétaires» (owners)
héréditaires du pouvoir et celle des «fonctionnaires» (managers),
«cadres» recrutés pour leur compétence et dépourvus de titres
héréditaires. Opposition qu'il faut se garder de réifier, comme on l'a
fait pour l'entreprise. Les exigences des luttes intra-dynastiques (entre
les frères notamment) sont au principe des premières esquisses de
division du travail de domination. Ce sont les héritiers qui doivent
s'appuyer sur les managers pour se perpétuer; ce sont eux qui, bien
souvent, doivent recourir aux ressources nouvelles que procure la
centralisation bureaucratique pour triompher des menaces que font
peser sur eux leurs rivaux dynastiques: c'est le cas par exemple
lorsque tel roi se sert des ressources procurées par le Trésor pour
acheter les chefs des lignées concurrentes ou, plus subtilement,
lorsqu'il contrôle la concurrence entre ses proches en distribuant
hiérarchiquement les profits symboliques procurés par l'organisation
curiale.
On rencontre ainsi, à peu près universellement, une tripartition du
pouvoir, avec, à côté du roi, les frères (au sens large) du roi, rivaux
dynastiques dont l'autorité repose sur le principe dynastique de la
maison, et les ministres du roi, homines novi le plus souvent, recrutés
pour leur compétence. On peut, en simplifiant beaucoup, dire que le
roi a besoin des ministres pour limiter et contrôler le pouvoir de ses
frères et qu'il peut, à l'inverse, se servir de ses frères pour limiter et
contrôler le pouvoir des ministres.
Les grands empires agraires, composés dans leur grande majorité de petits
producteurs agricoles vivant en communautés fermées sur elles-mêmes et dominés
par une minorité assurant le maintien de l'ordre et la gestion de la violence (les
guerriers) et la gestion de la sagesse officielle, conservée par écrit (les scribes),
opèrent une rupture nette des liens familiaux en instituant de grandes bureaucraties
de parias, exclus de la reproduction politique, eunuques, prêtres voués au célibat,
étrangers sans liens de parenté avec les gens du pays (dans les gardes
prétoriennes des palais et les services financiers des empires) et privés de droits,
ou, à la limite, esclaves qui sont la propriété de l'État et dont les biens et le poste
peuvent revenir à tout moment à l'État(16). Dans l'Égypte ancienne, la distinction
est tranchée entre la famille royale et la haute administration, le pouvoir étant
délégué à des hommes nouveaux plutôt qu'aux membres de la famille royale. De
même, dans l'Assyrie antique (Garelli), le wadu est à la fois l'esclave et le
«fonctionnaire»; dans l'empire achéménide, composé de Mèdes et de Perses, les
hauts fonctionnaires sont souvent Grecs. Même chose dans l'empire Mongol, où les
hauts fonctionnaires sont presque tous des étrangers.
Les exemples les plus remarquables sont fournis par l'empire ottoman. Lecteurs de
Bajazet, nous avons une idée de la menace permanente que ses frères et son vizir,
personnage bureaucratique mandaté, entre autres, pour contrôler les premiers, font
peser sur le prince. Solution radicale, après le XVe siècle, la loi du fratricide impose
que les frères du prince soient tués dès son avènement(17). Comme dans
beaucoup d'empires de l'Orient ancien, ce sont des étrangers, dans le cas
particulier des chrétiens renégats, islamisés, qui accèdent aux positions de hauts
dignitaires(18). L'empire ottoman se dote d'une administration cosmopolite(19);
ce qu'on appelle le «ramassage», permet de se doter de «personnes dévouées». Le
kul ottoman désigne à la fois l'esclave et le serviteur de l'État.
On peut ainsi énoncer la loi fondamentale de cette division initiale du
travail de domination entre les héritiers, rivaux dynastiques dotés de
la puissance reproductrice mais réduits à l'impuissance politique, et
les oblats, puissants politiquement mais dépourvus de la puissance
reproductrice: pour limiter le pouvoir des membres héréditaires de la
dynastie, on recourt, pour les positions importantes, à des individus
étrangers à la dynastie, des homines novi, des oblats qui doivent tout
à l'État qu'ils servent et qui peuvent, au moins en théorie, perdre à
tout instant le pouvoir qu'ils ont reçu de lui; mais pour se protéger
contre la menace de monopolisation du pouvoir que fait peser tout
détenteur d'un pouvoir fondé sur une compétence spécialisée, plus ou
moins rare, on recrute ces homines novi de telle manière qu'ils n'aient
aucune chance de se reproduire (la limite étant les eunuques ou les
clercs voués au célibat) et de perpétuer ainsi leur pouvoir par des
voies de type dynastique ou de fonder durablement leur pouvoir dans
une légitimité autonome, indépendante de celle que l'État leur
accorde, conditionnellement et temporairement, à travers leur statut
de fonctionnaires. (Si l'État pontifical évolue aussi précocement, dès
les XIIe et XIIIe siècles, vers un État bureaucratique, c'est peut-être
qu'il échappe d'emblée au modèle dynastique de la transmission
familiale - qui se perpétue parfois à travers la relation oncle-neveu -,
et qu'il n'a pas de territoire, se réduisant à la fiscalité et à la justice.)
On n'en finirait pas de recenser, dans les civilisations les plus
diverses, les exemples des effets de cette loi fondamentale, c'est-à-
dire de mesures visant à éviter la constitution de contre-pouvoirs de
même nature que le pouvoir dynastique (fiefs), c'est-à-dire de
pouvoirs indépendants, notamment dans leur reproduction,
héréditaires (c'est à ce point que se situe la bifurcation entre le
féodalisme et l'empire). Ainsi, dans l'empire ottoman, on attribue aux
grands un timar, revenu des terres, et non la propriété de ces terres.
Autre disposition très fréquente: l'attribution de pouvoirs strictement
viagers (cf. le célibat des clercs) avec notamment le recours à des
oblats (parvenus, déracinés), voire à des parias: l'oblat est l'antithèse
absolue du frère du roi; attendant tout de l'État (ou, dans un autre
contexte, du parti), il donne tout à l'État auquel il ne peut rien opposer,
n'ayant ni intérêt ni force propre; le paria est la limite de l'oblat,
puisqu'il peut à chaque instant être rejeté dans le néant d'où il a été
tiré par la générosité de l'État (cf. les «boursiers», miraculés du
système scolaire, notamment sous la Troisième République).
Comme dans les empires agraires, en France, sous Philippe Auguste,
la bureaucratie se recrute parmi les homines novi de basse extraction.
Et, comme on l'a déjà vu, les rois de France ne cessent de s'appuyer
sur des «favoris», distingués, le mot le dit, par une élection arbitraire,
pour contrecarrer le pouvoir des grands. Les luttes sont incessantes
entre les proches (généalogiquement) et les favoris qui les
supplantent dans la faveur du prince: «Catherine de Médicis déteste
d'Épernon et essaie par tous les moyens de le déboulonner. Marie de
Médicis fera de même contre Richelieu lors de la "journée des dupes".
Gaston d'Orléans complotera sans cesse contre le ministre qu'il
accuse de tyrannie parce qu'il fait écran entre le roi et sa famille. De
ce fait le prélèvement double car le "favori" devenu "premier ministre"
a besoin d'être riche, puissant et considéré pour drainer à lui les
clientèles qui autrement s'en iraient gonfler les rangs des opposants.
La fabuleuse richesse des d'Épernon, Mazarin ou Richelieu leur
fournit les moyens de leur politique. À travers d'Épernon et Joyeuse,
Henri II contrôle l'appareil d'État, l'armée, un certain nombre de
gouvernements. Grâce à ses deux amis, il se sentait un peu plus roi
de France(20).»
On ne peut comprendre le rôle des parias qu'à condition d'apercevoir l'ambiguïté de
la compétence technique, de la technè et du spécialiste, principe d'un pouvoir
virtuellement autonome et potentiellement dangereux (comme l'observe Bernard
Guenée, les fonctionnaires, jusqu'à 1388, se vantent de leur fidélité, au-delà, de leur
compétence(21)) et objet, en beaucoup de sociétés archaïques, d'une profonde
ambivalence: on sait que dans beaucoup de sociétés agraires, l'artisan
(demiourgos), notamment le forgeron, mais ensuite l'orfèvre, l'armurier, etc., est
l'objet de représentations et de traitements très ambivalents et est à la fois craint et
méprisé, voire stigmatisé. La possession d'une spécialité, qu'il s'agisse de la
métallurgie ou de la magie, - qui lui est souvent associée -, de la finance ou, dans
un autre ordre, de capacité guerrière (mercenaires, janissaires, corps d'élite de
l'armée, condottiere, etc.), peut conférer un pouvoir dangereux. Il en va de même de
l'écriture: on sait que, dans l'empire ottoman, les scribes (katib) essaient de
confisquer le pouvoir, de même que les familles des cheikh de l'Islam tentent de
monopoliser le pouvoir religieux. En Assyrie (Garelli), les scribes, détenteurs du
monopole de l'écriture cunéiforme, détiennent un grand pouvoir; on les éloigne de la
cour et, quand on les consulte, on les divise en trois groupes pour qu'ils ne puissent
pas se concerter. Ces spécialités inquiétantes incombent souvent à des groupes
ethniques faciles à identifier culturellement, et stigmatisés, donc exclus de la
politique, du pouvoir sur les instruments de coercition et les marques d'honneur.
Elles sont donc abandonnées à des groupes parias qui permettent au groupe et aux
représentants de ses valeurs officielles de s'en acquitter tout en les refusant
officiellement. Le pouvoir et les privilèges qu'elles procurent se trouvent ainsi
cantonnés, par la logique même de leur genèse, dans des groupes stigmatisés qui
ne peuvent pas en tirer pleinement les profits, surtout, ce qui est l'essentiel, sur le
terrain politique.
Les détenteurs du pouvoir dynastique ont intérêt à s'appuyer sur des groupes qui,
comme les minorités spécialisées dans les professions liées à la finance, et en
particulier les Juifs (connus pour leur fiabilité professionnelle et leur capacité à
rendre des services précis et à fournir une marchandise précise)(22), doivent être
ou se rendre impuissants (militairement ou politiquement) pour être autorisés à
manier des instruments qui, en de mauvaises mains, seraient très dangereux. On
peut aussi comprendre dans cette perspective - celle de la division des pouvoirs et
des guerres de palais - le passage de l'armée féodale à l'armée de mercenaires,
l'armée de métier salariée étant à la troupe des «féaux» ou au «parti» ce que le
fonctionnaire ou le «favori» sont aux frères du roi ou aux membres de la maison du
roi.
Le principe de la contradiction principale de l'État dynastique (entre
les frères du roi et les ministres du roi) réside dans le conflit entre
deux modes de reproduction. En effet, à mesure que l'État dynastique
se constitue, que le champ du pouvoir se différencie (d'abord le roi,
les évêques, les moines, les chevaliers, puis les juristes -
introducteurs du droit romain -, et, plus tard le Parlement, puis les
marchands, les banquiers, puis les savants(23), et que s'institue un
début de division du travail de domination, le caractère mixte, ambigu,
voire contradictoire du mode de reproduction en vigueur au sein du
champ du pouvoir s'accentue: l'État dynastique perpétue un mode de
reproduction fondé sur l'hérédité et l'idéologie du sang et de la
naissance qui est antinomique avec celui qu'il institue dans la
bureaucratie d'État, en liaison avec le développement de l'instruction,
lié lui-même à l'apparition d'un corps de fonctionnaires; il fait coexister
deux modes de reproduction mutuellement exclusifs, le mode de
reproduction bureaucratique, lié notamment au système scolaire,
donc à la compétence et au mérite, tendant à saper le mode de
reproduction dynastique, généalogique, dans ses fondements
mêmes, dans le principe même de sa légitimité, le sang, la naissance.
Le passage de l'État dynastique à l'État bureaucratique est
inséparable du mouvement par lequel la nouvelle noblesse, la
noblesse d'État (de robe), chasse l'ancienne noblesse, la noblesse de
sang. On voit en passant que les milieux dirigeants ont été les
premiers à connaître un processus qui s'est étendu, beaucoup plus
tard, à l'ensemble de la société: le passage d'un mode de
reproduction familial (ignorant la coupure entre le public et le privé) et
un mode de reproduction bureaucratique à composante scolaire,
fondé sur l'intervention de l'école dans les processus de reproduction.
L'oligarchie dynastique et le nouveau mode de reproduction
Mais l'essentiel est que, comme la seigneurie médiévale selon Marc
Bloch, l'État dynastique est «un territoire dont l'exploitation est
organisée de manière qu'une partie des produits aille vers un
personnage unique», «à la fois chef et maître du sol»(24). L'État
dynastique, malgré ce qu'il peut comporter de bureaucratique et
d'impersonnel, reste orienté vers la personne du roi: il concentre
différentes espèces de capital, différentes formes de pouvoir et de
ressources matérielles et symboliques (argent, honneurs, titres,
indulgences et passe-droits) entre les mains du roi et celui-ci peut, par
une redistribution sélective, instituer ou entretenir des relations de
dépendance (clientèle) ou, mieux, de reconnaissance personnelle et
perpétuer ainsi son pouvoir.
Ainsi par exemple, l'argent accumulé par la fiscalité d'État étant
continûment redistribué à des catégories bien déterminées de sujets
(sous forme, notamment, de soldes pour les militaires ou de
traitements pour les fonctionnaires, détenteurs d'offices civils,
administrateurs et gens de justice), la genèse de l'État est
indissociable de la genèse d'un groupe de gens qui ont partie liée
avec lui, qui sont intéressés à son fonctionnement. (Il faudrait
examiner ici l'analogie avec l'Église: le pouvoir de l'Église ne se
mesure pas vraiment, comme on l'a cru, au nombre des
«pascalisants», mais plutôt au nombre de ceux qui doivent
directement ou indirectement les fondements économiques et sociaux
de leur existence sociale, et en particulier leurs revenus, à l'existence
de l'Église, et qui sont donc, de ce fait, «intéressés» à son existence).
L'État est une entreprise qui rapporte, d'abord au roi lui-même et à
ceux qu'il fait bénéficier de ses largesses. La lutte pour faire l'État
devient ainsi de plus en plus indissociable d'une lutte pour
s'approprier les profits associés à l'État (lutte qui, avec le welfare
state, s'étendra de plus en plus largement). Comme l'a montré Denis
Crouzet(25), les luttes d'influence autour du pouvoir ont pour enjeu
l'occupation de positions centrales propres à procurer les avantages
financiers dont les nobles ont besoin pour assurer leur train de vie (de
là par exemple le ralliement du duc de Nevers à Henri II ou le
ralliement du jeune Guise à Henri IV contre 1 200 000 livres destinées
à acquitter les dettes de son père, etc.). Bref, l'État dynastique institue
l'appropriation privée par quelques-uns des ressources publiques. De
même que le lien personnel de type féodal se trouve contractualisé et
donne lieu à des rémunérations non plus tant sous forme de terre que
sous forme d'argent ou de pouvoir, de même les «partis» luttent entre
eux, notamment au sein du Conseil royal, pour s'assurer le contrôle
du circuit de l'impôt.
Ainsi, l'ambiguïté de l'État dynastique se perpétue (elle se poursuivra
sous d'autres formes après sa disparition) parce qu'il y a des intérêts
et des profits particuliers, privés, à s'approprier le public, l'universel, et
que des possibilités toujours renouvelées sont offertes à cette
appropriation (par exemple, outre l'existence, structurale, de la
corruption, la vénalité des offices - après le XIVe siècle - et l'hérédité
des offices - l'édit de Paulet de 1604 constitue l'office en propriété
privée - instituent une «nouvelle féodalité»(26)). Le pouvoir royal doit
instituer des commissaires pour reprendre en main
l'administration(27).
Du point de vue du roi (et du pouvoir central en général), l'idéal serait
de concentrer et de redistribuer la totalité des ressources, maîtrisant
ainsi complètement le processus de production du capital symbolique.
En réalité, du fait de la division du travail de domination, il y a toujours
des déperditions: les serviteurs de l'État tendent toujours à se servir
eux-mêmes directement (au lieu d'attendre la redistribution), à travers
des prélèvements et des détournements de ressources matérielles et
symboliques. De là une véritable corruption structurale qui, comme le
montre Pierre-Étienne Will, est le fait surtout des autorités
intermédiaires: outre les «irrégularités régulières», c'est-à-dire les
extorsions destinées à payer les frais personnels et professionnels,
dont il est difficile de déterminer s'il s'agit d'une «corruption
institutionnalisée» ou d'un «financement informel des dépenses», il y
a tous les avantages que les fonctionnaires subalternes peuvent tirer
de leur position stratégique dans la circulation de l'information du haut
vers le bas et du bas vers le haut soit en vendant aux autorités
supérieures un élément d'information vital qu'ils détiennent ou en
refusant de transmettre ou en ne transmettant que contre profit une
sollicitation, soit en refusant de transmettre un ordre(28). De façon
générale, les détenteurs d'une autorité déléguée peuvent tirer toutes
sortes de profits de leur position d'intermédiaire. Selon la logique du
droit et du passe-droit(29), tout acte ou processus administratif peut
être bloqué ou retardé ou facilité et accéléré (contre une somme de
monnaie). Le subalterne détient souvent un avantage par rapport aux
instances supérieures (et aux instances de contrôle en particulier): il
est proche du «terrain», et, lorsqu'il est stable dans son poste, il fait
souvent partie de la société locale (Jean-Jacques Laffont a proposé
des modèles formels de la «supervision», conçue, dans la perspective
de la théorie des contrats, comme un jeu à trois personnages,
l'entrepreneur, le contremaître [supervisor], et les ouvriers(30). Bien
que le modèle rende assez bien compte de la position stratégique du
supervisor qui peut menacer les ouvriers de livrer l'information [dire de
qui vient la baisse des résultats] et cacher la vérité à l'entrepreneur, il
reste assez irréaliste: il ignore notamment et les effets des
dispositions et les contraintes du champ bureaucratique qui peuvent
imposer la censure des inclinations égoïstes).
Cela dit, on peut décrire la corruption comme une fuite dans le
processus d'accumulation et de concentration du capital étatique, les
actes de prélèvement et de redistribution directs qui permettent
l'accumulation de capital économique et symbolique à des niveaux
inférieurs (celui des proconsuls ou des seigneurs féodaux qui sont
des «rois» à une échelle inférieure) interdisant ou freinant le passage,
en conséquence, du féodalisme à l'empire ou favorisant la régression
de l'empire vers les féodalités.
La logique du processus de bureaucratisation
Ainsi, la première affirmation de la distinction du public et du privé
s'accomplit dans la sphère du pouvoir. Elle conduit à la constitution
d'un ordre proprement politique des pouvoirs publics, doté de sa
logique propre (la raison d'État), de ses valeurs autonomes, de son
langage spécifique et distinct du domestique (royal) et du privé. Cette
distinction devra s'étendre ultérieurement à toute la vie sociale; mais
elle doit en quelque sorte commencer avec le roi, dans l'esprit du roi
et de son entourage, que tout porte à confondre, par une sorte de
narcissisme d'institution, les ressources ou les intérêts de l'institution
et les ressources ou les intérêts de la personne. La formule «L'État,
c'est moi» exprime avant tout la confusion de l'ordre public et de
l'ordre privé qui définit l'État dynastique et contre laquelle devra se
construire l'État bureaucratique, supposant la dissociation de la
position et de son occupant, de la fonction et du fonctionnaire, de
l'intérêt public et des intérêts privés, particuliers - avec la vertu de
désintéressement impartie au fonctionnaire.
La Cour est un espace à la fois public et privé; qui peut même être
décrit comme une confiscation du capital social et du capital
symbolique au profit d'une personne, une monopolisation de l'espace
public. Le patrimonialisme est cette sorte de coup d'État permanent
par lequel une personne s'approprie la chose publique, un
détournement au profit de la personne de propriétés et de profits
attachés à la fonction (il peut prendre des formes très diverses, et, s'il
est particulièrement visible dans la phase dynastique, il reste une
possibilité permanente dans les phases ultérieures, avec le président
de la République usurpant les attributs du monarque ou, dans un tout
autre ordre, le professeur jouant au «petit prophète stipendié par
l'État», dont parle Weber). Le pouvoir personnel (qui peut n'avoir rien
d'absolu) est appropriation privée de la puissance publique, exercice
privé de cette puissance (cf. les principats italiens).
Le processus de rupture avec l'État dynastique prend la forme de la
dissociation entre l'imperium (la puissance publique) et le dominium
(le pouvoir privé), entre la place publique, le forum, l'agora, lieu
d'agrégation du peuple rassemblé, et le palais (pour les Grecs le trait
majeur des cités barbares était l'absence d'agora).
La concentration des moyens politiques s'accompagne de
l'expropriation politique des puissances privées: «Partout le
développement de l'État moderne a pour point de départ la volonté du
prince d'exproprier les puissances privées qui, à côté de lui,
détiennent un pouvoir administratif, c'est-à-dire de tous ceux qui sont
propriétaires des moyens de gestion, de moyens militaires, de
moyens financiers et de toutes les sortes de biens susceptibles d'être
utilisés politiquement(31).»
Mais, plus généralement, le processus de «déféodalisation» implique
une rupture des liens «naturels» (de parenté) et des processus de
reproduction «naturelle», c'est-à-dire non médiatisés par une instance
non domestique, pouvoir royal, bureaucratie, institution scolaire, etc.
L'État est essentiellement antiphysis: il institue (noble, héritier, juge,
etc.), il nomme, il a partie liée avec l'institution, la constitution, le
nomos, le nomô (ex instituto) par opposition au phusei; il s'institue
dans et par l'instauration d'une loyauté spécifique qui implique une
rupture avec toutes les fidélités originaires à l'égard de l'ethnie, de la
caste, de la famille, etc. Par tout cela, il s'oppose à la logique
spécifique de la famille qui, tout arbitraire qu'elle est, est la plus
«naturelle» ou naturalisable (le sang, etc.) des institutions sociales.
Ce processus de déféodalisation de l'État va de pair avec le
développement d'un mode de reproduction spécifique, faisant une
grande place à l'éducation scolaire. (En Chine, le fonctionnaire doit
avoir une éducation spécifique et être totalement étranger aux intérêts
privés.) Apparues dès le XIIe siècle, les Universités se sont
multipliées en Europe à partir du XIVe siècle sous l'impulsion des
princes: elles jouent un rôle essentiel dans la formation des serviteurs
de l'État, laïcs ou ecclésiastiques. Mais plus généralement, la genèse
de l'État est inséparable d'une véritable mutation culturelle: c'est ainsi
qu'en Occident, à partir du XIIe siècle, les ordres mendiants qui se
développent dans le milieu urbain mettent à la portée du public laïc
une littérature jusque-là réservée aux seuls ecclésiastiques de haute
culture. Ainsi commence un processus d'éducation que les fondations
d'écoles urbaines aux XVe et XVIe siècles et l'invention de
l'imprimerie accélèrent.
Corrélative du développement de l'instruction, la substitution de la
nomination opérée par les pouvoirs publics à l'hérédité des charges a
pour conséquence une cléricalisation de la noblesse (particulièrement
visible au Japon). Comme le note Marc Bloch, l'Angleterre est un État
unifié bien avant n'importe quel autre royaume continental parce que
le public office n'y est pas complètement identifié avec le fief. On a
ainsi très tôt des directly appointed royal officials, les sheriffs, non
héréditaires. La Couronne résiste à la parcellisation féodale en
gouvernant par l'intermédiaire d'agents tirés de l'univers local mais
nommés par elle et révocables par elle (Corrigan et Sayer situent
autour de 1530 le passage généralisé de la «household» à des
formes bureaucratisées de gouvernement). Parallèlement s'opère une
démilitarisation de la noblesse: «Most of the landowning class was,
during the Tudor epoch, turning away from its traditional training in
arms to an education at the universities or the Inn of Court(32).» De
même, dans l'armée, qui devient une prérogative de l'État, on passe
«from private magnates commanding his own servants to lord
lieutenant, acting under royal commission(33)».
De même que les féodaux se convertissent en officiers appointés par
le roi, de même la Curia regis devient une véritable administration. De
la Curia regis se détachent aux XIe et XIIIe siècles le Parlement de
Paris et la Chambre des comptes, puis au XVe siècle, le Grand
Conseil, le processus s'achevant au milieu du XVIIe siècle avec les
Conseils du gouvernement (tenus en présence du roi et du
chancelier) et les Conseils d'administration et de justice(34). (Mais le
processus de différenciation nominal - Conseil étroit, Conseil des
affaires, Conseil secret, appelé, après 1643, Conseil d'en haut,
Conseil des dépêches, créé autour de 1650, Conseil des finances,
Conseil du commerce, 1730 - cache une imbrication profonde des
affaires.)
Le gouvernement féodal est personnel (il est assuré par un groupe
d'hommes entourant le souverain, barons, évêques et roturiers sur qui
le roi peut compter). Dès le milieu du XIIe siècle, les monarques
anglais commencent à attirer des ecclésiastiques mais le
développement de la Common Law en Angleterre et du droit romain
sur le continent amène à faire de plus en plus appel à des laïcs. Un
nouveau groupe apparaît qui doit sa position à sa compétence
professionnelle, donc à l'État et à sa culture, les fonctionnaires.
Ainsi se comprend le rôle déterminant des clercs dont l'ascension
accompagne l'émergence de l'État et dont on peut dire qu'ils font l'État
qui les fait, ou qu'ils se font en faisant l'État. Dès l'origine, ils ont partie
liée avec l'État: ils ont leur mode de reproduction propre et, comme
l'indique Georges Duby(35), dès le XIIe siècle, «la bureaucratie haute
et moyenne sort presque tout entière des collèges». Ils construiront
peu à peu leurs institutions spécifiques, dont la plus typique est le
Parlement, gardien de la loi (notamment du droit civil qui, dès la
seconde moitié du XIIe siècle, s'autonomise par rapport au droit
canon). Dotés de ressources spécifiques ajustées aux besoins de
l'administration, comme l'écriture et le droit, ils s'assurent très tôt le
monopole des ressources les plus typiquement étatiques. Leur
intervention contribue indiscutablement à la rationalisation du pouvoir:
tout d'abord, comme l'observe Georges Duby, ils introduisent la
rigueur dans l'exercice du pouvoir, en mettant en forme les sentences
et en tenant les registres(36); ensuite, ils mettent en oeuvre le mode
de pensée typique du droit canon, et la logique scolastique sur
laquelle il est fondé (avec par exemple la «distinction», la «mise en
question» et le jeu des arguments pour ou contre, ou la pratique de
l'inquisitio, enquête rationnelle substituant la preuve à l'épreuve et
aboutissant à un rapport écrit). Enfin, ils construisent l'idée de l'État
sur le modèle de l'Église dans des traités sur le pouvoir qui se réfèrent
à l'Écriture sainte, au Livre des Rois, à Saint-Augustin, mais aussi à
Aristote et où la royauté est conçue comme une magistrature (celui
qui la détient par héritage est l'élu de Dieu mais, pour se montrer bon
gardien de la res publica, il lui faut prendre en compte la nature et
faire bon usage de la raison). On peut, suivant encore Georges
Duby(37), montrer comment ils contribuent à la genèse d'un habitus
bureaucratique rationnel: ils inventent la vertu de prudence, qui porte
à maîtriser les pulsions affectives, à agir lucidement à la lumière de
son intelligence, avec le sens de la mesure, ou la courtoisie,
instrument de régulation sociale (à la différence de Elias qui fait de
l'État le principe de la «civilisation», Duby suggère, très justement,
que l'invention cléricale de la courtoisie contribue à l'invention de
l'État, qui contribuera au développement de la courtoisie; il en va de
même de la sapientia, disposition générale qui touche tous les
aspects de la vie).
Fictio juris, l'État est une fiction de juristes qui contribuent à produire
l'État en produisant une théorie de l'État, un discours performatif sur la
chose publique. La philosophie politique qu'ils produisent n'est pas
descriptive, mais productive et prédictive de son objet et ceux qui
traitent les ouvrages des juristes, de Guicciardini (un des premiers
utilisateurs de la notion de «raison d'État») ou Giovani Botero jusqu'à
Loiseau ou Bodin, comme de simples théories de l'État, s'interdisent
de comprendre la contribution proprement créatrice que la pensée
juridique a apportée à la naissance des institutions étatiques(38). Le
juriste, maître d'une ressource sociale commune de mots, de
concepts, offre les moyens de penser des réalités encore
impensables (avec par exemple la notion de corporatio), propose tout
un arsenal de techniques organisationnelles, de modèles de
fonctionnement (souvent empruntés à la tradition ecclésiastique et
destinés à être soumis à un processus de laïcisation), un capital de
solutions et de précédents. (Comme le montre bien Sarah
Hanley(39), il y a un va-et-vient constant entre la théorie juridique et
la pratique royale ou parlementaire.) C'est dire que l'on ne peut se
contenter de prendre dans la réalité analysée les concepts (par
exemple souveraineté, coup d'État, etc.) que l'on entend employer
pour comprendre cette réalité, dont ils font partie et qu'ils ont
contribué à faire. Et que pour comprendre adéquatement des écrits
politiques qui, loin d'être de simples descriptions théoriques, sont de
véritables prescriptions pratiques, visant à faire exister, en lui donnant
un sens et une raison d'être, un type nouveau de pratique sociale, il
faut réinsérer les oeuvres et les auteurs dans l'entreprise de
construction de l'État avec laquelle ils entretiennent une relation
dialectique; et, en particulier, resituer les auteurs dans le champ
juridique naissant, et dans l'espace social global, leur position - par
rapport aux autres juristes et par rapport au pouvoir central - pouvant
être au principe de leur construction théorique (la lecture du livre de
William Farr Church(40) permet de supposer que les «légistes» se
distinguent par des prises de position qui varient en fonction de leur
distance au pouvoir central, le discours «absolutiste» étant plutôt le
fait de juristes participant au pouvoir central qui établissent une
division claire entre le roi et les sujets et font disparaître toute
référence aux pouvoirs intermédiaires, comme les États généraux,
tandis que les Parlements ont des positions plus ambiguës). Tout
permet de supposer que les écrits par lesquels les juristes visent à
imposer leur vision de l'État, notamment leur idée de l'»utilité
publique» (dont ils sont les inventeurs), sont aussi des stratégies par
lesquelles ils visent à faire reconnaître leur préséance en affirmant la
préséance du «service public» avec lequel ils ont partie liée. (On
pense à l'attitude du tiers état aux États généraux de 1614-1615, et à
la politique du Parlement de Paris, notamment pendant la Fronde,
pour changer la hiérarchie des ordres, pour faire reconnaître l'ordre
des magistrats, des «gentilshommes de plume et d'encre» comme le
premier des ordres, pour placer au premier rang non le service des
armes, mais le service civil de l'État; et aussi aux luttes, au sein du
champ du pouvoir en voie de constitution, entre le roi et le Parlement,
instance destinée à légitimer le pouvoir royal pour les uns, à le limiter
pour les autres, dont le «lit de justice» est l'occasion - cf. S. Hanley,
op. cit.) Bref, ceux qui ont sans doute le plus évidemment contribué à
faire avancer la raison et l'universel avaient un intérêt évident à
l'universel et l'on peut même dire qu'ils avaient un intérêt privé à
l'intérêt public(41).
Mais il ne suffit pas de décrire la logique de ce processus de
transformation insensible qui aboutit à l'émergence de cette réalité
sociale sans précédent historique qu'est la bureaucratie moderne,
c'est-à-dire à l'institution d'un champ administratif relativement
autonome, indépendant de la politique (dénégation) et de l'économie
(désintéressement) et obéissant à la logique spécifique du «public».
Cessant de se satisfaire de cette demi-compréhension intuitive que
donne la familiarité avec l'état final, il faut essayer de ressaisir le sens
profond de cette série d'inventions infinitésimales et pourtant toutes
aussi décisives, le bureau, la signature, le cachet, le décret de
nomination, le certificat, l'attestation, le registre et l'enregistrement, la
circulaire, etc., qui ont conduit à l'instauration d'une logique
proprement bureaucratique, d'un pouvoir impersonnel,
interchangeable et, en ce sens, en apparence parfaitement
«rationnel» et pourtant investi des propriétés les plus mystérieuses de
l'efficacité magique.
Circuit de délégation et genèse du champ administratif
La dissociation progressive de l'autorité dynastique (les frères du roi)
et de l'autorité bureaucratique s'est opérée concrètement à travers la
différenciation du pouvoir et, plus précisément, à travers l'allongement
des chaînes de délégation de l'autorité et de la responsabilité. On
peut dire, pour le plaisir d'une formule, que l'État (impersonnel) est la
monnaie de l'absolutisme, à la façon d'un roi qui se serait dissous
dans le réseau impersonnel d'une longue chaîne de mandataires-
plénipotentiaires responsables devant un supérieur dont ils reçoivent
leur autorité et leur pouvoir mais aussi, dans une certaine mesure,
responsables de lui, et des ordres qu'ils reçoivent de lui et qu'ils
contrôlent et ratifient en les exécutant.
Pour comprendre ce que peut avoir d'extraordinaire ce passage du
pouvoir personnel au pouvoir bureaucratique, il faut revenir, une fois
encore, à un moment typique de la longue transition entre le principe
dynastique et le principe juridique où s'opère la séparation
progressive entre la «maison» et la bureaucratie (ce que la tradition
anglaise appelle le «cabinet»), c'est-à-dire entre les «great offices»,
héréditaires et politiquement sans importance, et le cabinet, non
héréditaire mais investi du pouvoir sur les seals (mouvement
extrêmement complexe, avec des avancées et des reculs, que tous
les agents, en fonction des intérêts attachés à leur position
n'accomplissent pas au même rythme, et qui rencontre
d'innombrables obstacles, liés notamment aux habitudes de pensée
et aux dispositions inconscientes: ainsi, comme l'observe Jacques Le
Goff, la bureaucratie est d'abord pensée sur le modèle de la famille;
ou encore, il arrive que les ministres du roi, attachés à la vision
dynastique, veuillent assurer la transmission héréditaire des offices,
etc.).
Dans sa Constitutional History of England(42), F.W. Maitland évoque
l'évolution de la pratique concernant les sceaux royaux. Depuis
l'époque normande, les volontés royales étaient signifiées par des
actes, des chartes, des lettres patentes fermées et scellées avec le
sceau royal, garantie d'authenticité. Le great seal était confié au
chancellor, chef de l'ensemble du secrétariat. À la fin du Moyen Age
et pendant toute l'ère des Tudor, le chancellor est le premier ministre
du roi. Peu à peu on voit apparaître d'autres sceaux. Du fait que le
chancellor utilise le great seal pour de très nombreux usages, on
emploie un privy seal pour les affaires qui concernent directement le
roi. Le roi donne sous son privy seal des directives au chancellor pour
l'emploi du great seal. Dès lors, ce dernier sceau est confié à la garde
d'un «officier», le keeper of the privy seal. Au cours du temps, un
secrétaire encore plus privé intervient entre le roi et ces grands
officiers d'État, le king's clerk ou king's secretary qui garde le king's
signet. Au temps des Tudor, on trouve deux secrétaires du roi qui
sont désignés comme secrétaires d'État. Dès lors, une routine
s'établit qui veut que les documents signés de la main du roi, le «royal
sign manual», et contresignés par le secrétaire d'État (qui garde le
king's signet) sont envoyés au keeper of the privy seal, comme
directives pour les documents à émettre sous le privy seal et celles-ci
servent à leur tour d'instructions pour le chancellor en vue d'émettre
les documents portant le great seal du royaume. Cet acte entraîne
une certaine responsabilité ministérielle sur les actes du roi: aucun
acte n'est juridiquement valable s'il ne porte pas le great ou au moins
le privy seal, qui attestent qu'un ministre «s'est engagé dans cette
expression de la volonté royale». Ce qui fait que les ministres sont
très attentifs au maintien de ce formalisme: ils craignent d'être
interpellés à propos des actes du roi et d'être incapables de prouver
que ce sont bien des actes royaux. Le chancellor craint d'apposer le
great seal s'il n'a pas un document sous le privy seal comme garantie;
le keeper of the privy seal est soucieux d'avoir la signature manuscrite
du roi validée par le secrétaire du roi. Quant au roi, il trouve des
avantages dans cette procédure: il incombe aux ministres de se
soucier des intérêts du roi, et de connaître l'état de ses affaires, de
veiller à ce qu'il ne soit pas trompé ou abusé. Il agit sous la garantie
mais aussi sous le contrôle de ses ministres, dont la responsabilité
est engagée dans les actes du roi qu'ils garantissent (sous le règne
d'Elisabeth, un ordre oral ne saurait suffire à engager une dépense et
la garantie royale doit être scellée avec le great seal ou le privy seal,
qui, loin d'être de simples symboles cérémoniaux, comme le sceptre
ou la couronne, sont de véritables instruments de gouvernement).
On voit comment, à travers l'allongement de la chaîne des autorités-
responsabilités, s'engendre un véritable ordre public fondé sur une
certaine réciprocité dans les relations hiérarchiques elles-mêmes:
l'exécutant est à la fois contrôlé et protégé par les dirigeants; et, de
son côté, il contrôle et protège le dirigeant, notamment contre l'abus
de pouvoir et l'exercice arbitraire de l'autorité. Tout se passe comme
si, plus le pouvoir d'un dirigeant s'accroît, plus s'accroît sa
dépendance à l'égard de tout un réseau de relais d'exécution. Sous
un certain rapport, la liberté et la responsabilité de chaque agent se
réduit, jusqu'à se dissoudre complètement dans le champ. Sous un
autre rapport, elle s'accroît, dans la mesure où chacun est contraint
d'agir de manière responsable, sous couvert et sous contrôle de tous
les autres agents engagés dans le champ. En fait, à mesure que le
champ du pouvoir se différencie, chaque chaînon est lui-même un
point (un sommet) dans un champ. (On voit s'esquisser la
différenciation croissante du champ du pouvoir en même temps que
la constitution du champ bureaucratique - l'État - comme méta-champ
qui détermine les règles régissant les différents champs et, à ce titre,
est un enjeu de luttes entre les dominants des différents champs.)
L'allongement des chaînes de délégation et le développement d'une
structure de pouvoir complexe n'entraînent pas automatiquement le
dépérissement des mécanismes visant à assurer l'appropriation
privée du capital économique et symbolique (et toutes les formes de
corruption structurale): on pourrait dire que, au contraire, les
potentialités de détournement (par prélèvement direct) s'accroissent,
le patrimonialisme central pouvant coexister avec un patrimonialisme
local (fondé sur les intérêts familiaux des fonctionnaires ou les
solidarités de corps). La dissociation de la fonction et de la personne
ne s'opère que peu à peu, comme si le champ bureaucratique était
toujours déchiré entre le principe dynastique (ou personnel) et le
principe juridique (ou impersonnel). «Ce que nous appelons la
"fonction publique" faisait tellement corps avec son titulaire qu'il est
impossible de retracer l'histoire de tel conseil ou de tel poste sans
écrire celle des individus qui l'ont présidé ou occupé. C'était une
personnalité qui donnait à une charge, jusqu'à lui secondaire, une
importance exceptionnelle ou, au contraire, faisait passer au second
plan une fonction auparavant capitale en raison de son ancien titulaire
[...] L'homme créait la fonction dans des proportions aujourd'hui
impensables(43).»
Rien n'est plus incertain et plus improbable que l'invention, en théorie,
- avec les travaux intéressés des juristes, toujours juges et parties -,
et en pratique, - avec les progrès insensibles de la division du travail
de domination -, de la chose publique, du bien public, et surtout des
conditions structurales - liées à l'émergence d'un champ
bureaucratique - de la dissociation de l'intérêt privé et de l'intérêt
public, ou, plus clairement, du sacrifice des intérêts égoïstes, du
renoncement à l'usage privé d'un pouvoir public. Mais le paradoxe est
que la genèse, difficile, d'un ordre public va de pair avec l'apparition et
l'accumulation d'un capital public, et avec l'émergence du champ
bureaucratique comme champ de luttes pour le contrôle de ce capital
et du pouvoir corrélatif, c'est-à-dire notamment du pouvoir sur la
redistribution des ressources publiques et des profits associés. La
Noblesse d'État, qui, comme Denis Richet l'a montré, s'affirme en
France entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, et dont
le règne ne sera pas interrompu, tout au contraire, par la Révolution,
appuie sa domination sur ce qu'Emmanuel Le Roy Ladurie a appelé le
«capitalisme fiscal» et sur la monopolisation des hautes charges à
hauts profits(44). Le champ bureaucratique, progressivement conquis
contre la logique patrimoniale de l'État dynastique, qui subordonnait
aux intérêts du souverain les profits matériels et symboliques du
capital concentré par l'État, devient le lieu d'une lutte pour le pouvoir
sur le capital étatique et sur les profits matériels (salaires, avantages
matériels) et symboliques (honneurs, titres, etc.) qu'il procure, lutte
réservée en fait à une minorité d'ayants-droit désignés par la
possession quasi héréditaire du capital scolaire. Il faudra analyser en
détail le processus à double face, d'où est issu l'État, et qui est
inséparablement universalisation et monopolisation de l'universel.
Notes
(1) Ce texte est la transcription légèrement corrigée d'un ensemble de cours du
Collège de France: sommaire provisoire, destiné avant tout à servir d'instrument de
recherche, il s'inscrit dans le prolongement de l'analyse du processus de
concentration des différentes espèces de capital qui conduit à la constitution d'un
champ bureaucratique capable de contrôler les autres champs (cf. P. Bourdieu,
«Esprits d'État, Genèse et structure du champ bureaucratique», Actes de la
recherche en sciences sociales, 96-97, mars 1993, p. 49-62).
(2) R. J. Bonney, The European Dynastic States, 1494-1660, Oxford, Oxford
University Press, 1991.
(3) R. J. Bonney, «Guerre, fiscalité et activité d'État en France (1500-1660):
Quelques remarques préliminaires sur les possibilités de recherche», in Ph. Genet
et M. Le Mené (éds), Genèse de l'État moderne, Prélèvement et redistribution,
Paris, Éd. du CNRS, 1987, p. 193-201, spécialement p. 194.
(4) W. Stieber, Studies in the History of Christian Thought, XIII, Leiden, Brill, 1978,
p. 126 sq.
(5) A. W. Lewis, Le sang royal: La famille capétienne et l'État, France, Xe-XIVe
siècle, Préface de G. Duby, Paris, Gallimard, 1981.
(6) M. Bloch, Seigneurie française et manoir anglais, Paris, Armand Colin, 1960.
(7) G. Duby, Le Moyen Âge, Paris, Hachette, 1989, p. 110.
(8) R. J. Bonney, op. cit., p. 195.
(9) N. Elias, La dynamique de l'Occident , Paris, trad. française du tome 1 de Uber
den Prozess der Zivilisation, 1re éd. 1939, 2e éd. 1969, p. 31 et 47.
(10) G. Duby, Préface in A. W. Lewis, op. cit., p. 9.
(11) M. Alam, The Crisis of Empire in Mughal North India, Awadh and the Penjab,
1708-1748, Oxford-Delhi, Oxford University Press, 1986, p. 17.
(12) R. Mousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, I, Paris,
PUF, 1974, p. 89-93.
(13) Ibid., p. 199.
(14) J.-M. Constant, in Ph. Genet et M. Le Mené (éds), Genèse de l'État moderne,
Prélèvement et redistribution, op. cit., p. 224 et 223.
(15) G. Guénée, L'Occident aux XIVe et XVe siècles, Les États, Paris, PUF, 1971.
(16) K. Hopkings, Conquerors and Slaves, Cambridge, 1938 (cf. ch. iv, sur l'emploi
de vrais eunuques).
(17) R. Mantran (sous la dir.), L'Histoire de l'empire ottoman, Paris, Fayard, 1989,
p. 27 et 165-166.
(18) Ibid., p. 119 et 171-175.
(19) Ibid., p. 161, 163-173.
(20) J.-M. Constant, op. cit., p. 223.
(21) B. Guenée, op. cit., p. 230.
(22) E. Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989, p. 150.
(23) G. Duby, Le Moyen Âge, op. cit., p. 326.
(24) M. Bloch, op. cit., p. 17.
(25) D. Crouzet, «La crise de l'aristocratie en France au XVIe siècle», Histoire,
Economie, Société, 1, 1982.
(26) V. Tapié, La France de Louis XIII et Richelieu, Paris, Flammarion, 1980, p. 64.
(27) F. Olivier-Martin, Histoire du droit français, des origines à la révolution, Paris,
CNRS Éditions, 1996, p. 344.
(28) P.-E. Will, «Bureaucratie officielle et bureaucratie réelle. Sur quelques
dilemmes de l'administration impériale à l'époque des Qing», Études chinoises, vol.
VIII, 1, printemps 1989, p. 69-141.
(29) P. Bourdieu, «Droit et passe-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la
mise en oeuvre des règlements», Actes de la recherche en sciences sociales, 81-
82, mars 1990, p. 86-96.
(30) J.-J. Laffont, «Hidden Gaming in Hierarchies: Facts and Models», The
Economic Record, 1989, p. 295-306.
(31) M. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 120-121.
(32) P. Williams, The Tudor Regime, Clarendon, 1979, p. 241.
(33) Ph. Corrigan and D. Sayer, The Great Arch, English State Formation as
Cultural Revolution, Oxford, Basil Blakwell, 1985, p. 63.
(34) P. Goubert, Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1973, 2, p. 47.
(35) G. Duby, Le Moyen Âge, op. cit., p. 326.
(36) Ibid., p. 211.
(37) Ibid., p. 222.
(38) Q. Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, London-New York,
Cambridge University Press, 1978.
(39) S. Hanley, Le «lit de justice» des Rois de France, Paris, Aubier, 1991.
(40) W. Farr Church, Constitutional Thought in Sixteenth Century France, A Study
in the Evolution of Ideas, Cambridge, Harvard University Press.
(41) Sur l'histoire dans la longue durée de la montée des clercs et la
monopolisation progressive, au-delà et à la faveur de la Révolution française, du
capital étatique par la noblesse d'État, voir P. Bourdieu, La Noblesse d'État, grandes
écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 531-559.
(42) F. W. Maitland, Constitutional History of England, Cambridge, Cambridge
University Press, 1948, p. 202-203.
(43) D. Richet, La France moderne: L'esprit des institutions, Paris, Flammarion,
1973, p. 79-80.
(44) D. Richet, «Élite et noblesse: la formation des grands serviteurs de l'État - fin
XVIe-début XVIIe siècle», Acta Poloniae Historica, 36, 1977, p. 47-63.
ARSS n°118,juin 1997,page 55.