Euclide_diagrammes

download Euclide_diagrammes

of 114

description

Memoire M2

Transcript of Euclide_diagrammes

CONSTITUTION DES OBJETS ET FONCTION SEMANTIQUE DES DIAGRAMMESUn exemple pris de la thorie des triangles du premier livre des lmentsDavide Crippa1

M 2 LOPHISS, PARIS 7

Directeur: Prof. Jean Jacques Szczeciniarz (unv. Paris 7)

1 Je voudrais aussi remercier pour l'aide, les suggestions et les commentaires: Jeans Jacques Szczeciniarz, Jean Mosconi, Marco Panza, Fabio Acerbi, Charles Alunni, Andrew Arana, Jessica Carter, Mic Detlefsen, Robin Hartshorne, Danielle Macbeth, Ken Manders, Ken Saito.

1

TABLE DES MATIERES

Aperu gnral du problme Le role philosophique d'un appel aux objets. Aperu du premier livre des Elments Le role des dfinitions La construction des figures Figures et diagrammes Conclusion Bibliographie

p.3 p. 12 p. 29 p. 46 p. 65 p. 85 p. 104 p. 110

2

APERCU GENERAL DU PROBLEME

A une analyse historique sommaire mais en principe correcte, cette oeuvre capitale des mathmatiques grecques du IV sicle, que nous connaissons sous l'appellatif d' lments d'Euclide , parait constituer un de premiers tmoignages d'un effort visant cohrer dans un corpus ordonn de propositions lies logiquement l'une l'autre un ensemble des rsultats et de problmes acquis dans la recherche mathmatiques des trois sicles prcdents. Cependant, on ne sait rien d'assur sur l'histoire des lments durant la priode hellnistique ni sur Euclide lui mme2. En plus, le fait que la dsignation mme des lments comme un ouvrage compos en 13 livres soit tardive, remontant Jean Philophonus et Marinus3, suggre plusieurs que l'existence d'une dition hellnistique, dont la structure serait pareille celle que que nous connaissons aujourd'hui, n'est gure plus qu'une hypothse, quoique vraisemblable. La diffusion de ce texte en Europe et en Orient depuis l'antiquit jusqu'au XX sicle (malgr les ditions critiques imprimes en Europe soient seulement cinq4) et son rle centrale en plusieurs milieux culturels a naturellement donn lieu de nombreuses lectures, interprtations et ractivations au sein de pratiques chaque fois diffrentes5. Malgr tout, les nombreuses altrations subies pendant ce long2 Nous ignorons si les Anciens disposaient d'informations plus tendues et dtailles sur la biographie d'Euclide. Proclus, qui nanmoins crit une poque tardive, mentionne Euclide en dernier dans son compte rendu sur l'origine et le dveloppement de la gomtrie (Proclus, Commentaire au livre I, 64 68): not long after these men came Euclid, who brought together the Elements, systematizing many of the theorems of Eudoxus, perfecting many of those of Theetetus, and putting in irrefutable demonstrative form propositions that had been rather lossely established by his predecessors. (Morrow ed., 68.). Ensuite Proclus spcifie que Euclide vit au temps de Ptolme premier, mais avant Archimde et Eratosthne (qui taient contemporaines). Euclide est donc plac entre les mathmaticiens de l'Acadmie (la mort de Platon, son fondateur, est situe peu prs vers 347/346) et les dbuts d'Archimde, 267/257. M. Caveing propose, tenu compte de la suite de mathmaticiens interposes par Proclus entre Eudoxe de Cnide et Euclide, de situer l'oeuvre de ce dernier dans les premiers dcnnies du troisime sicle a.c. 3 Caveing, Introduction Euclide, Les lments, vol 1, dit par B. Vitrac 4 A savoir, si on excepte des traductions et abrviations: Grynaeus (basel, 1533); Gegory (Oxford, 1703); Peyrard (Paris 1814 -1818); August (berlin, 1826 1829); Heiberg (leipzig, 1883 1888). Voir K. Saito, A preliminary study in the critical assessment of diagrams in Greek mathematical works, SCIAMVS, Vol. 7 (2006), 81 -144. 5 Les Elments dEuclide sont incontestablement le texte mathmatique grec ancien dont la tradition indirecte est la plus riche et ceci nest pas sans rapport avec le succs du trait durant une longue priode, qui va de lAntiquit tardive la fin du XVIe sicle, succs qui sexprime dans les diffrentes langues des cultures anciennes et mdivales: grec, latin, arabe, syriaque, persan, armnien, hbreu. ... Ainsi, les Elments font partie des premiers textes mathmatiques traduits en arabe au dbut du IXe sicle, puis, partir du milieu du XIIe sicle, darabe en latin, voire directement du grec en latin . vitrac B., Rommevaux S., Djebbar A., remarques sur l'histoire du texte des Elments d'Euclide, Arch. Hist. Exact

3

processus de transmission, copie et circulation du texte n'ont eu que peu d'effet, du moins sur le plan mathmatique car elles n'ont introduit aucun nouvel objet mathmatique, aucune thorie ou mthode que ne s'y trouvait pas. Elles ont respect la structure logique globale du trait, y compris dans ses particularits les plus fortes (...) mme quand cela ne correspondait plus aux attentes des utilisateurs... 6. Au contraire, celles - ci ont eu comme consquence essentielle celle de:...faire merger l'ide d'un texte euclidien passablement indpendant de son auteur quant la littralit, texte que nous ne confondons pas avec ses diffrentes ralisations matrielles (...) mais qui est cens rester fidle, quant l'esprit, au modle dductif euclidien (...) Cela est bien vrai pour "tous les textes gomtriques hellnistiques, parce que ceux-ci, de par leur forme, prtendent chapper toute forme de subjectivit7.

Avant de continuer dans cette direction, un caveat s'impose. Jusqu' prsent, et en prenant occasion du passage de Bernard Vitrac, nous nous sommes adresss aux lments comme si cette oeuvre constituait un seul objet. Certainement, le fait que les treize livres soient transmis comme un texte unitaire constitue une vidence loquente en faveur de cette thse. Encore plus parlante est le privilge soit historique que pistmologique, dont les lment ont joui au cours de l'histoire, en tant que maintient de point de rfrence pour un idal philosophique d' apodicticit et de point de rfrence jusqu' la fin du XIX sicle pour la recherche mathmatique ou pour l'enseignement8. Ensuite, si on regarde le trait dans ses grandes lignes, son contenu se prsente comme il suit: les quatre premiers livres sont consacrs la gomtrie plane sans recours la notion de proportion; le livre V contient la thorie des proportions entre les grandeurs, qui est applique la gomtrie plane au livre VI. Ensuite, aux livre VII, VIII, IX qui sont couramment dits arithmtiques , leurs auteur y traite quelques lments de thorie des nombres9, savoir, thorie des rapports et desSci. 55 (2001) 221295, p. 222. 6 Vitrac B., Rommevaux S., Djebbar A., A Propos des Dmonstrations Alternatives et Autres Substitutions de Preuves Dans les lments dEuclide , Arch. Hist. Exact Sci. 59 (2004) 144. p. 2. 7 ivi. 8 Dj Proclus, dans son commentaire, souligne la valeur pdagogique de l'ouvrage. En parlant d'Euclide, le commentateur prcise: we should especially admire him for the work on the elements of geometry because of its arrangement and the choice of theorems and problems that are worked out for the instruction of beginners... . Proclus, Morrow ed. 69.A son avis, les lments constituent le tremplin pour acqurir la connaissance de divers domaines de la science: If we start from the elements, we shall be able to understand the other parts of this science; without the elements we cannot grasp its complexity, and the learning of the rest will be beyond us . Ibid., 71. 9 Comme le note M. Caveing: il faut prciser ce sujet que le mot nombre dsigne en grec les entiers naturels positifs gaux ou suprieurs 2....1 est appel l'unit, et n'est pas un nombre . Il n' y a pas de concept de zro, de nombre ngatif, de nombre rationnel, ni de nombre irrationnel.. . Dans Caveing , Commentaire aux lments, ed. Vitrac, p. 19.

4

proportions entre nombres entiers. Le livre X, qui prsuppose les acquis de la gomtrie plane, de la thorie des proportions et des livres arithmtiques, porte sur l'tude des lignes commensurables ou incommensurables entre elles, ainsi que des lignes irrationnelles et des aires rectangulaires ou carres correspondantes10. Enfin, dans les derniers livres Euclide revient la gomtrie, en traitant, au livre XI, la gnralisation la troisime dimension des rsultats prsents dans les livres I et IV, les livres XII prsente ces rsultats qui peuvent tre lgitims par les livres V et X et qui demandent l'application de la mthode d'exhaustion , premire forme d'intgration, ncessaire pour dterminer la mesure des solides comme la sphre, la pyramide et le cne. Le dernier livre, finalement, est consacr la construction des cinq polydre rguliers dans la sphre. Cette prsentation schmatique suffit mettre en vidence les liens structurales et logiques entre les diffrents livres, et justifier par cela un traitement unitaire de l'ensemble de 13 livres qui constituent l'actuelle dition des lments. Et c'est en envisageant l'unit du trait que Proclus avance l'hypothse que l' enchanement des treize livres se dploie selon deux objectifs: d'une part, celui de fournir une introduction la science comme un tout , de l'autre celui de introduire la gomtrie des polydres rguliers, en plein esprit platonicien:Looking at its subject matter, we assert that the whole of the geometer's discourse is obviously concerned with the cosmic figures. It starts from the simple figures and ends with the complexities involved in the structure of the cosmic bodies, establishing each of the figures separately but showing for all of them how they are inscribed in the sphere and the ratios that they have with respect to one another...

En dpit de l'unit du dessein gnral et de son inspiration, l'organisation de l'ensemble manifeste des singularits et certaines disparits apparaissent un moment ou un autre de l'oeuvre, ou dans la manire de traiter certaines questions11. Ainsi, des diffrences majeures peuvent tre saisies entre les livres gomtriques et les livres arithmtiques12: titre d'exemple, il suffit de considrer le10 Caveing , ivi. 11 Voir Caveing, p. 88. Dj en 1936, par exemple, Oskar Becker montra qu'il est possible d'appliquer une chronologie relative au contenu des lments, en isolant des couches archologiques sous forme de thorie pr existantes. Il a fait l'hypothse que les propositions IX, 21-36 avec d'autres propositions du livre VII (6, 7, 31, 32) et une appendice du livre IX, affirmant l'impossibilit de gnrer un carr en doublant un nombre carr, forment les restes d'une thorie arithmtiques tablie indpendamment de la thorie euclidienne des proportions. (voir Knorr W., On the early history of Axiomatics. The interactions of mathematics and philosophy in Greek antiquity, dans Christianidis J., Classics in the history of Greek mathematics ). 12 La cohabitation dans un mme trait d'une partie arithmtique et d'une partie ddie la gomtrie n'a pas suscite d'interrogations philosophiques concernant la notion de puret de mthode : en quelle mesure

5

rle htrogne des reprsentations graphiques, qui ont une fonction et un statut philosophique diffrents dans le livre premier, et dans le livre VII (Szab), ainsi que dans les autres livres arithmtiques. Sur la base de l'expos prcdent, et du texte de J. L. Gardies, L'organisation des mathmatiques grecques, nous distinguerons trois points de dpart distincts dans l'architecture des lments: 1) le livre I, qui donne la base axiomatique de la gomtrie plane que nous qualifierons lmentaire (au sens qu'elle ne donne aucune place la similitude), et qui est traite dans les premiers quatre livres. 2) Le livre V, qui ignore les quatre livres prcdents (except que par les notions communes). Le sujet n'est pas la gomtrie, en effet, mais une thorie des grandeurs ncessaire introduire la notion de proportion, applique dans les livres successifs aux grandeurs gomtriques 3) Les livres VII, VIII et IX, qui tout en tant des livres arithmtiques, ont leur axiomatique autonome par rapport au cinquime13 Mais, tout en restant aux livres gomtriques, d'autres diffrences apprciables en ce qui concerne la structure dductive mergent, notamment entre le premier livre et les derniers: Euclid's commitment to such considerations of deductive order varies in different parts of the Elements: Book I, v, and VIII, for instance, reveal a strong sense of the sequential ordering of results. By contrast, books II and IV generally lack a cumulative character, amounting to collections of idependently established results 14. Ainsi, on remarque que l'enchanement des propositions du premier livre suit un parcours que nous pouvons schmatiser selon des graphes de dpendance logique , comme l'indique Gilles Gaston Granger dans son Essai d'une philosophie de style15 . Ces observations emmnent l'hypothse, d'ailleurs soutenue par O. Becker, de l'existence de plusieurs couches rdactionnelles dans les lments, ce qui impliquerait la le fait que composition du trait obit un compromis entre deuxune proposition gomtrique n'admet pas une dmonstration qui fait appui sur des moyens arithmtiques? Le commentaire nigmatique d'Aristote relate que l'on ne peut pas prouver des vrits gomtriques de manire arithmtique unless magnitudes are numbers. Cependant, comment des grandeurs gomtriques pourraient tre prises pour des nombres? Comme remarque Andrew Arana: One might indeed raise the question whether first philosophy is universal, or deals with one genus, i.e. some one kind of being; for not even the mathematical sciences are all alike in this respect,geometry and astronomy deal with a certain particular kind of thing, while universal mathematics applies alike to all . 13 J. L. Gardies, L'organisation des mathmatiques Grecques de Thtte Archimde, p. 220. 14 Knorr, op. Cit., p. 93. 15 Granger G. G., Essai d'une philosophie de style, p. 33 -35.

6

exigences: d'une part, l'exigence d'unit propre la conception mme d'un recueil prsentant les qualits que nous avons vu numrer, d'autre part une exigence de fidlit l'gard des grandes thories mathmatiques lgues par l'histoire... 16. La multiplicit des thories qui converge dans la rdaction des lments est son tour signe d'un ensemble des pratiques prsentes en filigrane dans le texte. Le savoir mathmatique, comme le note Maurice Caveing, est de tout temps , il prcde les codes, et sa thmatisation n'en enveloppe qu'une partie. Ainsi les mathmatiques grecques n'ont pas dbut sur une table rase, mais en s'appuyant sur une couche des pratiques qui n'avaient pas t thorises de manire rationnelle jusqu'au V sicle (selon les sources disponibles)17. Le problme des origines des mathmatiques grecques a troubl, et encore trouble prsent, les historiens:the question of the origins of Greek mathematics has always been considered to be an extremely difficult one. The amazing achievements of ancient Greek mathematicians have been passed down to us almost exclusively via the works of authors such as Autolycus, Archimedes, Euclid, Apollonius, Theodosius, Menealaus, Diophantus and Pappus... this is strong evidence that there had been a considerable period before the middle of the 4th century B.C. During which mathematics had been developed by the Greeks, fro their very beginning, to the state of perfection to which the classical works mentioned testify18

En mme temps, cet exemple de systmatisation rationnelle des mathmatiques qui va sous le nom d' lments est issu d'un travail de synthse de plusieurs traditions et pratiques intellectuelles dont on n'a souvent qu'un tmoignage indirect. Le recours la notion de pratique renvoie, dans notre perspective, un corpus ensemble d'instructions pour accomplir certaines oprations, et l'ensemble des actes mmes qui sont codifis travers ces stipulations (criture de traits, d'article, lettres, note de cours, conversations, ainsi que oprations de calcul, de dessin...) et sont destins coordonner un effort coopratif pour le contrle de certains aspects de notre existence19. Comme le rsume Gilles Gaston Granger: la pratique c'est l'activit considre avec son contexte complexe, et en particulier les16 Caveing, p. 88- 89 17 on constate hors de Grce une pratique mathmatique varie, dont le niveau apparait assez bien l'examen des thmes traits: exploitation des systmes crits de numration et mtrologiques...salaires, temps de travail, effectifs, rations, partages gaux et progrssifs, prets et intrets...hritages... changes et monnaies (...) en bref, tout ce que peuvent mettre en jeu des civilisations complexes et volues... . encore plus intressant est l'opinion de Caveing, selon laquelle: quelles que soient les modalits historiques de codification de ces pratiques, elles enveloppent un savoir mathmatique, mais celui-ci, pour sa plus grande partie, demeure implicite et n'est pas thmatis: il n'apparait pas en personne. Sous cette forme, le savoir mathmatique est de tout temps, meme si l'apparition des codes peut etre date . Caveing, p. 94. 18 Waschkies H. J., Introduction, dans Christianidis J., op. Cit. 19 Manders K., The Euclidean Diagram, draft.

7

conditions sociales qui lui donnent signification dans un monde effectivement vcu 20. Malgr sa gnralit, nous voulons retenir de cette dfinition l'importance de considrer le plus ample contexte intellectuel et social dans lequel un fragment des mathmatiques merge, dveloppe certaines mthodes de raisonnement et une certaine conception de la preuve, aboutit une classe de problmes rsoudre, et ventuellement organise l'ensemble des rsultats obtenus dans un corpus des propositions enchanes selon des liens dductifs. Bien avant d'arriver cette sophistication formelle, le genre de problmes abords ainsi que les procdures de leurs rsolutions offrent des lments importants pour la comprhension d'une pratique mathmatique dans son contexte. Le cas des mathmatiques babyloniennes est cet gard intressant, comme le genre de problmes ainsi que les techniques de leurs rsolutions peuvent tre claircies dans le plus ample cadre intellectuel dans lequel les mathmatiques de l'poque se situaient21. Pareillement l'tude de celle qu'on dfinira pratique euclidienne (ou pratiques euclidiennes) demande une analyse dtaille des lments et de contextes de leurs usage, vu la nature composite soit des traditions qui forment le trait soit de nombreuses traditions engendres par son emploi le long des sicles22. Une pratique fconde un moment donn et dans un milieu culturel particulier, peut dans un autre contexte tre mise en doute. Si les textes classiques d'Euclide, Archimde, Apollonius et Pappus ont reprsent un corps de connaissance extrmement stable depuis l'antiquit travers la tradition Scolastique, pendant la moiti du XVI me sicle elles furent objet d'un dbat autour de la nature de la dmonstration mathmatique et sa relation avec la systmatisation aristotlicienne de la science (d'aprs les Analytiques Postrieurs)23.20 Granger G. G., Essai d'une philosophie de style, p.6. 21 Voir Hyrup J., Early Mesopotamia, A statal society shaped by and shaping its mathematics, Contribution au Colloque Les mathmatiques et l'Etat, Cirm-Luminy, 15 -19 octobre 1999. Version prliminaire: http://akira.ruc.dk/~jensh/Selected%20themes/Mesopotamian%20mathematics/index.htm. 22 Prenons titre d'exemple le rle que le deuxime livre des lments a jou auprs de Al Kwarizmi ou de Ibn Qurra, notamment en ce qui concerne les infrences non positionnelles dans les problmes d'algbre. Ou encore, il est examiner la manire dont les rsultats du mme livre II entrent dans la constitution de la gomtrie de Descartes. En troisime lieu, nous remarquerons que l'oeuvre de Jean Victoire Poncelet s'inscrit, d'aprs l'intention du mme auteur, dans le socle de la tradition euclidienne malgr elle jette les bases de la moderne gomtrie projective. Plus gnralement, de nombreux rsultats contenus dans les lments survivent de manire tenace dans les mathmatiques actuelles: modern mathematics subsumes Euclid's geometrical conclusions, in real analytic geometry, real analysis and functional analysis...in terms of the footprint of mathematics in the modern world, that is most of modern mathematics... , et les rsultats les plus triviales constituent le cadre pour l'agencement des mathmatiques plus abstraites: even Euclidean results every dog knows set the framework of more abstract modern mathematical thoughts ... . Manders, draft). 23 Voir Mancosu P., 1996, Philosophy of Mathematics and Mathematical Practice in the Seventeenth Century, Oxford University Press. [272 pp.].

8

De manire analogue, la critique au raisonnement euclidien avance par certains mathmaticiens du XIX sicle constitua une situation de crise de la pratique euclidienne, dont le signe le plus manifeste est reprsent par la rupture d'un accord pralable pour contrler certains artefacts24. Au dire des dtracteurs , l'emploi de certains artefacts dans le raisonnement mathmatique, tels que les reprsentations graphiques dans la rsolution de problmes ne paraissait plus obir aux standards de contrle dfinis au sein de la pratique mathmatique courante: ce phnomne qui sera appel dsordre ( disarray ) ou impuissance ( impotence ), est la marque d'une rvision de la pratique, ou de la constitution d'une pratique nouvelle qui est en train de remplacer la vieille (il suffit de penser la gomtrie de Hilbert versus gomtrie euclidienne). Si une pratique intellectuelle peut tre dcrite exhaustivement par l'ensemble des rgles qui prsident sa constitution (comme la contrainte de la rgle et du compas qui prside la constitution de la gomtrie euclidienne plane) et par l'activit permise par ces mme rgles, la rfrence aux objets mathmatiques (nombres, figures et solides)auxquels cette pratique peut faire rfrence semble passer en arrire plan. Bien que le dtour par l'ontologie ait reprsente ( commencer par la mtaphysique Platonicienne) une stratgie propre une vision normative des pratiques (mathmatiques ou non) la ncessit et l'utilit de cet appel aux objets est contestable. En principe, tout fragment de mathmatiques (i.e. Les lments dans le contexte des mathmatiques hellnistiques) peut tre tudi comme un ensemble de rgle pour l'accomplissement de certains actes avec des actes eux mmes: donc, comme une activit qui rassemble plutt un jeu qu' un discours qui parle de certains aspects de la ralit. Or, l'invention d'un jeu intressant est une entreprise non triviale, dont les rgles ont un pouvoir contraignant capable lui seul de garantir l'objectivit d'une pratique (usage des figures dans la production d'infrences) l'intrieur d'un contexte dtermin ( gomtrie plane d'Euclide). Et encore, une rfrence aux objets n'est pas du tout ncessaire afin de comprendre la constitution et le fonctionnement d'un type24 K. Manders, The Euclidean Diagram, draft. La constitution de gomtries alternatives la gomtrie euclidienne, ainsi que la dcouverte, dans le domaine de l'analyse, de courbes continues et diffrentiables en aucun point ne sont que deux exemples dans l'histoire des mathmatiques du XIXem sicle qui expliquent les raisons du divorce entre rigueur et intuition, soutenus tant par les mathmaticiens, que par les philosophes. Ainsi, le recours au raisonnement diagrammatique tait considr une faiblesse de la pratique mathmatique traditionnelle, et notamment euclidienne. Pour la notion d'artefact, voir l'article de Hilpinen dans Stanford Encyclopedia.

9

d'activit comme celles que nous venons d'introduire. Par exemple, la pratique du calcul dans la civilisation egyptienne, babylonienne ou dans l'ancienne Grce rvle un domaine d'objectivit spcifique dont les exigences extrinsques commandent les dmarches du calculateur ... , bien que le calculateur: ne possde ni un concept de son objet, ni la thorie adquate des relations qu'il utilise 25 . Tout en acceptant ces considrations, il nous semble que trois raisons gnrales justifient un dtour par la smantique et l'ontologie travers un appel la notion d' objet mathmatique26. Sans tre des conditions ncessaires, ces trois raisons reprsentent des conditions suffisantes, notre avis, pour introduire la notion d'objet dans les trois domaines, respectivement des mathmatiques, de l'histoire des mathmatiques, et de la philosophie des mathmatiques. a) Nous constatons que l'exposition d'un certain fragment de mathmatiques entrane un engagement ontologique que nous appellerons de base , li la forme de surface de la grammaire du langage dans lequel un certain fragment des mathmatiques est rdig27. Il est donc convenable, et surtout quand on se place un point de vue metathorique, de se rfrer une certaine classe d'objets, domaine du fragment des mathmatiques en questions (dfinitions dans Euclide I.1, ou dans Archimde, De la sphre et du Cylindre), ou rsultats de l'application de procdures spcifiques de constructions (lments, I. 2 dans Euclide problmes par constructions des figures, effectues dans Euclide, ou dans la construction du cne par rvolution d'une droite suivant la circonfrence d'un cercle, comme dans Apollonius, def. 1, livre premier). b) L'appel la notion d'objet mathmatique peut tre utile dans la reconstruction historique d'un fragment de mathmatiques donnes. Ainsi l'historien peut s'interroger autour de la nature et constitution des objets de la gomtrie euclidienne afin de tracer analogies et diffrences entre la gomtrie plane d'Euclide et celle de Desargues28. La notion d'objet devient ainsi fondamental pour rendre compte des changements ayant lieu dans les mathmatiques mmes, ainsi que pour donner une explication des succs de l'effort de conceptualisation mathmatique auquel un25 Ibid. 26 Voir Panza M., Is the notion of Mathematical Object an Historical Notion ? Draft. 27 Cette forme d'engagement ontologique est exprime par Quine: A theory is committed to those and only those entities to which the bound variables of the theory must be capable of referring in order that the affirmation made in the theory be true . Quine, On what there is. 28 L'exemple est trait par Maurice Caveing, dans Idem, pp. 62 - 63.

10

certain fragment des mathmatiques aboutit. c) Finalement, l' exploration de la nature de notre effort destin la saisie intellectuelle des mathmatiques peut aboutir au questionnement autour de l' univers d' objets auxquels cette entreprise nous donne accs. Nous indiquons deux perspectives selon lesquelles cette interrogation peut tre mene29: d'une part en cherchant dcrire les objets eux mmes, en tant que things in the world , de l'autre en essayant d'explorer la nature et l'objet du raisonnement mathmatique30. Comme le remarque Ian Mueller: from the perspective of ontology or of epistemology the question may be asked: what is the nature of mathematical objects? To ask the question ontologically amounts to asking for the real subjects, the things in the world, with which mathematics deals. Epistemologically the question is more likely to be directed at mathematical reasoning: what is mathematical reasoning about? 31.

29 Mueller, Aristotle on Geometrical objects, dans Barnes J. 30 Ibid. 31 Ibid.

11

LE ROLE PHILOSOPHIQUE D'UN APPEL AUX OBJETSLe dveloppement de la gomtrie au cours du V - IV sicle a.c. emmena plusieurs changements dans le savoir de l'poque32; nanmoins en ne disposant de presque aucune source suffisamment tendue pour les oeuvres rdiges avant la parution des lments d'Euclide, les seuls tmoignages indirects ne permettent d' esquisser qu' une histoire conjecturale du contexte scientifique et culturel dans la Grce classique. D'aprs les commentateurs (Proclus, Eudme, Porphyre, Geminus) cot de l'activit de recherche proprement dite, consistant dans les efforts pour la rsolution de problmes issues d'une tradition spcifique33, une attention particulire devait tre dvoue aux aspects logiques et pistmologiques des mathmatiques, comme la rigorisation des mthodes de preuve et l'exploration de diffrentes forme d'enchanement dductif des propositions34. La prsentation de certains domaines de la connaissance mathmatique sous la forme de thories, conues comme un ensemble d'noncs gnraux dfinissant un certain domaine d'entits mathmatiques et lis l'un l'autre par une structure logico - dductive souvent implicite, ou partiellement explicite (dont les lments d'Euclide ne constituent pas le seul exemple: le premier trait ayant ce titre remonte, selon Proclus, Hippocrate de Chios), ainsi que la restriction formelle la rgle et au compas comme moyens lgitimes de rsolution de problmes planes (attribue Oenopides) reprsentent deux consquences de taille de cet intrt pour les fondements logiques des mathmatiques35. Celui ci a son origine, d'aprs W. Knorr, au sein du contexte32 V. Proclus 65-67. V. Knorr, dans Christianidis, p. 85. 33 W. Knorr, The ancient Tradition of Geometric Problems. 34 C'est le cas de Hippocrate de Chios, qui possdait une dfinition intuitive de la notion d'preuve comme squence dductivement ordonne, ayant comme point de dpart des rsultats gnralement connus et accepts (voir W. Knorr, p. 85), ainsi que de Thodore de Cyrne, qui anticipe certains aspects techniques et formels de la mthode euclidienne. Comme rappelle Wilbur Knorr: he must have acquired no small competence in logical technique through his training under Protagoras, and thus indirectly from the Eleatics. But in the highly contentious political and intellectual environment of mid Vth century Athens, this would be unavoidable in any course of higher education . (Knorr, p. 87). 35 Toutefois, nous partagons l'opinion de W. Knorr, d'aprs laquelle: an intuition founded on the most recent period of mathematical history can be misleading, for metamathematical inquiries have crystallized into a recognized subfield, the study of foundations, commanding expertise of an entirely mathematical knid. But this did not happen in antiquity...the ancients seem to have rest content with Euclid's formulation and with the aristotelian theory to which it loosely relates, for both remain the focus of later discussions of foundational issues (W. Knorr, The ancient tradition..., p. 8)

12

culturel de la Grce du VI Vme sicle:the political, economical and social environment was then such as to encourage individual expression and thus to give rise to the problem of arbitrating among conflicting policies and opinions...this environment encouraged all thinkers, among these the mathematicians, to look to the coherence of their basic assumptions...36.

La rflexion philosophie, ayant revtu dans ce contexte une forme dialectique cause de son intrt pour la recherche des principes et des causes en gnral, tait naturellement oriente l'analyse des formes du discours mathmatique37. Cette forme de pense abstraite, visant des conclusions gnrales et exactes mme si toujours par le moyen d'objets concrets, imparfaits et particuliers, ne manquait de susciter un questionnement philosophique de fond, en est tmoin la richesse de rfrences aux mathmatiques dans le Fdon le Mnon la Rpublique, le Tthte et le Filbe de Platon, ainsi que dans la Physique, dans la Mtaphysique et dans les Analytiques Postrieures parmi les oeuvres d' Aristote. Comment garantir la vrit et l'exactitude des noncs gomtriques, qui portent souvent sur l'attribution de certaines proprits exactes 38 des objets dtermins, lorsque nos dmonstrations font appel des objets concrets (tels que les diagrammes, qui constituent partie intgrante de la dmonstration gomtrique dans l'antiquit)? La maigre vidence qu'on possde autour des gomtrie pr-euclidiennes, ainsi que le tmoignage des philosophes tels que Platon rvlent que la description de l'activit mathmatique (surtout, dans notre cas particulier, en gomtrie) tait encombre de mtaphores qui emploient des termes ( acte , geste , construction) renvoyant un contexte de production d'objets. Comme on lit dans la Rpublique: il est une chose (...) que tous ceux qui sont tant soit peu verss dans la gomtrie ne nous contesterons pas, c'est que cette science a un objet entirement diffrent de ce que disent d'elle ceux qui la pratiquent (...) ils en parlent en termes ridicules et mesquins; car c'est toujours en practicien et en vue de la pratique qu'ils s'expriment, et qu'ils parlent de carrer, de construire sur une ligne donne, d'ajouter et autres termes semblables qu'ils font sonner39.36 Ivi 37 Selon Wilbur Knorr, l'influence de la philosophie sur le dveloppement des mathmatiques anciennes tait somme toute limite. Meme au IV sicle, pendant la priode d'panouissement de la dialectique: the influence was largerly superficial, affecting the form of presentation of mathematical results, yet only little the problems and concepts and methods of examining them . Knorr, p. 102. 38 l'galit des lignes (ou d'autres grandeurs, la congruence entre triangles, la proportionnalit des lignes, le fait d'etre un cercle, une ellipse, le paralllisme entre deux lignes, l'intersection de trois lignes en un point. ainsi la determination des courbes dans I.1 en tant que cercles peut etre lgitim seulement par l'appel au troisime postulat, et l'galit des cot d'un triangle quilatral peut etre affirme sur la base de la dfinition 15, qui tablit l'galit parmi les rayons d'un cercle donn. 39 Platon, Rpublique, 527b.

13

Et malgr son niveau de sophistication formelle, le trait euclidien porte encore les traces de cette activit concrte de manipulation d'objets:sur une droite limite donne, construire un triangle quilatral (Euclide, I. 1) Placer, en un point donn, une droite gale une droite donne (Euclide I. 2). De deux droites ingales donnes, retrancher de la plus grande, une droite gale la plus petite (Euclide I. 3)40,

Pour que la gomtrie soit lgitime en tant que discipline dmonstrative rigoureuse41, ou, pour employer les mots de Platon: "knowledge of that which always is, and not of something which at some time comes into being and passes away", elle devait se confronter avec toute une gamme d'objections portant en gros sur le prsum caractre empirique, et donc irrmdiablement imparfait, de ses objets de connaissance42. L'approche rationaliste cet ensemble d'objections (qui prendra le nom de"problme de la prcision"43) revient postuler pour les mathmatiques un domaine de connaissance non li directement l'exprience sensible, dont les objets constituent la contrepartie parfaite des reprsentations physiques qui tombent sous mon regard44. Si cet approche donne un compte rendu satisfaisant de la notion de vrit mathmatique, il n'aboutit pas une thorie de la connaissance autant satisfaisante. Tout objet mathmatique physique , par exemple tout diagramme accompagnant une dmonstration des lments, est en effet dpourvu des proprits que nous demandons son designatum, savoir, ternit et non mutabilit : quelle est donc la nature de cette relation smantique entre objets physiques et objets40 Euclide, Les Elements, ed. Bernard Vitrac. 41 Dans les mots de Proclus: the unchangeable, stable, and incontrovertible character of the propositions about it shows that it is superior to the kinds of things that move about in the matter. But the discursiveness of mathematical procedure, its dealing with its subject as extended, and its setting up of different prior principles for different objects these give to mathematical being a rank below that indivisible nature that is completely grounded in itself. . Proclus, p. 3. 42 Le problme est saisi de manire lucide par Aristote, dans sa critique de Protagoras . Aucun mathmaticien remarque Aristote - penserait de faire valoir les relations entre un cercle et sa tangente, comme elles sont thmatises exactement par Euclide, pour des lignes traces dans la sable ou au tableau: perceptible lines are not such as the geometer says them to be (for no perceptible thing is either straight or curve in this way; for a circle does not touch the tangent at a point, as Protagoras said in refutation of the geometers) Met B 2 997b 35 -998a 4. 43 Mendell, Henry, "Aristotle and Mathematics", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2004 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = . 44 Comparer naturellement Platon, Rpublique, et idem, Eutydhme 290 c; Aristote, An. Post. 77A 1 3, Mtaphysique 1078a20 1089a22, de Caelo 279b33; Proclus, In Euclidem, 3 - 5. Aristoxenus, dans les Elementa Harmonica, rappelle que un gomtre, lorsque il parle de ligne droite ne fait appel aucune perception, parce que il n'exerce pas sa vue reconnaitre les proprits d'etre droit ou courbe dans les objets qui tombent sous les sens. (cfr. Barnes J., commentaire Aristote, Analytiques secondes).

14

mathmatiques, et comment ceux-ci peuvent tre reprsents par les premiers? Nous donnons l'ensemble de ces questions le nom de problme de la sparabilit 45. Au fond, il ne s'agit que d'une formulation particulire d'un problme qui semble persister jusqu' nos jours: comment donner un compte rendu de la vrit mathmatique qui soit cohrent avec une explication satisfaisante de notre accs cette vrit? Comme se demande Paul Benacerraf dans l'article Mathematical truth:how is it possible to satisfy simultaneously the requirement of a semantics46 for mathematical statements, according to which these statements can properly be said true or false, and the requirements of an epistemology for mathematics, according to which it can properly be said that we are able to know whether things are as these statements say that they are?47.

A la base du platonisme, ancien comme moderne48, nous retrouvons une conception de la connaissance, y comprise la connaissance mathmatique, comme relation directe entre un sujet et un objet ( knowledge by acquaintance ). Cet idal motive la stratgie smantique, dcrite par Ian Muller, consistant postuler un domaine d'objets idaux et indpendants: "mathematicians reason as if they were dealing objects that are different form all sensible things, and are apprehensible by pure thought, mathematics is correct; therefore, there are such objects". Mueller, I., Aristotle on Geometrical Objects49. D'autant plus, la connaissance ne s'puise pas, l'avis de Platon, dans l'ensemble des stipulations qui visent la constitution d'un lexique et d'un

45 Physical mathematical objects lack properties which we require of objects of understanding. They arenot separate or independent of matter. Hence, they are not eternal or unchanging. This is the problem of separability . H. Mendell, op. Cit. 46 On remarque que le lien entre smantique et ontologie est tabli directement par la notion de "rfrence", ainsi que, comme le dit Benacerraf: "reference is what is presumably most closely connected with truth " (P. Benacerraf, Mathematical Truth). 47 P. Benacerraf, Mathematical truth, The Journal of philosophy, vol 70, n. 19. 48 Le terme a une signification beaucoup plus tendue, qui va au dl de la simple rfrence la doctrine de Platon. Pour le dbat sur le platonisme au Xxme sicle, voir: Shapiro S. Thinking about mathematics , et Putnam H., Benacerraf P., Philosophy of mathematics . La profondeur et l'importance des thse soutenues par Platon, ou tires d'une interprtation de la philosophie platonicienne est d'ailleurs enracine dans la philosophie des mathmatiques plus rcente. L'exemple de Godel n'est qu'un cas particulier. A ce propos, nous citerons A. Fraenkel, qui dans la confrence Sur la notion d'existence en mathmatiques dmarre par un tribut Platon : Pour PLATON le monde des mathmatiques est un monde indpendant, portant en lui-mme ses propres lois et suprieur au physique dans sa faon d'tre. L'existence des tres mathmatiques est, de ce fait, indpendante de la pense humaine comme, en gnral, de toute activit extrieure . "Sur la notion d'existence dans les mathmatiques", L'Enseignement mathmatique, 34 (1935), p. 18-19. par ailleurs, Cette postulation sera reprise, au XX sicle, par le platoniste Kurt Godel: "it seems to me that the assumption of such objects [classes and concepts] is quite as legitimate as the assumption of physical bodies, and there is quite as much reason to believe in their existence. They are in the same sense necessary to obtain a satisfactory system of mathematics as physical bodies are necessary for a satisfactory theory of our sense perceptions" (ibid). 49Ian Mueller, Aristotle on geometrical objects dans Barnes J.,

15

vocabulaire spcialis50 ni dans la production et contemplation de reprsentations graphiques particulires51, mais elle demande comme condition ncessaire la prsence d'un objet en tant que facteur d'unification parmi ses diffrents outils. Comme il observe dans la septime lettre:dans tous les etres, on distingue trois lments qui permettent d'acqurir la science: elle meme, la science, est le quatrime; il faut placer en cinquime lieu l'objet, vraiment connaissable et rel. Le premier lment, c'est le nom; le second, la dfinition; le troisime, l'image; le quatrime, la science ...

Pour illustrer cette conception il offre l'exemple gomtrique du "cercle":Voil quelque chose d'exprim dont le nom est celui meme que je viens de prononcer. Deuximement sa dfinition, compose de noms et de verbes: ce dont les extrmits sont une distance parfaitement gale du centre (...) troisimement le dessin qu'on trace et qu'on efface, la forme qu'on tourne autour et qui prit. Mais le cercle en soi, auquel on rapporte toutes les reprsentations, n'prouve rien de semblable, car il est tout autre. Quatrimement, la science, l'intelligence, l'opinion vraie, relative ces objets.

Cet engagement ontologique se prsente donc comme une manire d'investir une pratique de la gnralit suffisante en expliquer la fcondit et la fiabilit de ses rsultats: l'appel l'objet en soi permet de saisir la gomtrie en tant que pratique intellectuelle suprieure au maniement des choses concrtes auquel le discours du practicien paraissait nous engager. Le cercle idal, reprsentant la rfrence de toutes les reprsentations de cercles particulires, garantit que la proprit que le gomtre dmontre dans le cas spcifique du cercle A, reprsent diagrammatiquement sur une surface physique, soit valable aussi pour tout autre cercle X qui entrera dans un moment futur, ou qui est entr dans un moment pass, dans une dmonstration gomtrique. Comme observe William Tait, On Platos conception, all scientific explanation of phenomena begins with the recognition that they exemplify a certain structure or, as he would say, participate in a certain Form52. L'objet concret S est f en vertu de sa participation la forme correspondante , autrement dit, la composition de trois lignes reprsente sur mon papier constitue un triangle en50 "le nom, disons -nous, n'a nulle part aucune fixit.qui empeche d'appeler droit ce que nous appelons circulaire, ou circulaire ce que nous appelons droit? (...) nous en dirons autant de la dfinition, puisqu'elle est compose de noms et de verbes: elle n'a rien d'assez solidement ferme". Platon, Septime Lettre, 343b. 51 "l o nous manquons d'entrainement dans la recherche du vrai, cause de notre mauvaise ducation, et o la premire image venue nous suffit, nous pouvons intrroger et rpondre sans preter rire les uns aux autres, du moment que nous sommes en tat d'avancer tort ou travers..". Platon, septime Lettre, 343d. 52 Tait W., Noesis, Plato on exact science, dans Reading Natural Philosophy: Essays in the History and Philosophy of Science and Mathematics to Honor Howard Stein on His 70th Birthday (ed. David Malament). Chicago and La Salle: Open Court (2002).

16

vertu de sa relation de participation la forme triangle . De cette manire, une proposition comme la I. 47 des lments: dans les triangles rectangles, le carr sur le cot sous-tendant l'angle droit est gale aux carrs sur le cot contenant l'angle droit 53, qui attribue une proprit aux triangles rectangles, ne porte pas sur les reprsentations particulires S, mais sur la forme ou type (rponse au problme de la prcision), en vertu de la relation de participation de S . En mme temps, en vertu de la relation de participation, les proprits des formes peuvent tre prdiques des objets physiques manis par le practicien (rponse au problme de la sparabilit ): S est g, puisque S est f, et S participe dans 54. Tout en reconnaissant au platonisme d'avoir port la lumire les noeuds problmatiques de cette entreprise intellectuelle qui sont les mathmatiques, et d'avoir labor une notion philosophique d'objet pour justifier soit la fiabilit que la gnralit de cette entreprise, les incohrences ventuellement par son adoption en offusquent les mrites. Une premire objection concerne la compatibilit de l'ontologie platonicienne avec l'appel aux objets auquel le discours mathmatique lui-meme nous engage. Nous avons fait l'hypothse, cohrente avec une lecture des passages de Platon concerns avec le statut des formes55, qu'elles peuvent surgir au rang de domaine d'objets de la connaissance mathmatique ( tout simplement, nous supposons que la proposition I. 47 est vraie du type-triangle, au sens d'une thorie corrspondentiste de la vrit, et qu'elle est vraie du triangle reprsent sur mon bout de papier dans un sens participatif 56: en fait elle est vraie de ma reprsentation en tant qu'elle participe du type, mais pas de ma reprsentation en soi). Cependant, il suffit de considrer une proposition lmentaire comme Euclide I.1, ou Euclide I. 4 pour rencontrer tout de suite une difficult srieuse. Les objets mathmatiques sont normalement numrs (l'exemple de la quatrime proposition n'est qu'un parmi plusieurs: si deux triangles ont deux cots gales deux cots... (Euclide I. 4) ou peuvent varier en53 Euclide, I. 47 (ed. Vitrac). 54 Tait W., Noesis: Plato on exact science . Cfr. Platon, Fedon, 100c.; 130e, 131a. 55 Ce qui corrspond la received view d'aprs Ian Mueller: defenders of the received view usually treat Platonic ideas as concepts or universals (Taran: for Plato the ideas are the hypostatization of all the universals ( On some Academic theories of mathematical objects , Journal of Hellenic Studies, Vol. 106, (1986), pp. 111- 120). 56 Fdon, ibid.

17

grandeur (il peut arriver dans la pratique courante de prendre un carr plus grand qu'un autre), ou bien, dans certaines dmonstrations plusieurs exemplaires d'un mme objet, dits gaux , peuvent tre distingus (nous admettons la possibilit de distinguer les trois cots gaux d'un triangle (quilatral comme prsuppos ncessaire pour comprendre la proposition I.1 d'Euclide, ainsi que le reste du trait). Les mathmatiques demandent plus objets du mme genre: en cela consiste le problme de la pluralit57. Une solution l'impasse consisterait postuler une forme pour chaque espce de triangle, chaque espce de ligne ... ou pour chaque entit introduite dans les dfinitions euclidiennes: les acadmiciens attaqus par Aristote58, ainsi que un platonicien de la tarde antiquit comme Proclus59 envisagrent une solution pareille, supposant l'existence d'un degr de ralit intermdiaire entre les ides et les objets sensibles occup par les objets mathmatiques. Toutefois cette supposition ne rend pas la conceptualisation platonicienne moins incohrente par rapport l'activit mathmatique. Ainsi Aristote, dans la Mtaphysique, note, parmi les consquences inacceptables du platonisme, une sparation tout fait injustifie entre mathmatiques pures et appliques:For if we are to take it that the only difference between mensuration and geometry is that the one is concerned with things which we can perceive and the other with things which we cannot, clearly there 57 Ce problme a t mis en vidence par Aristote, qui dans la Mtaphysique relve comment l'nonc: la triangularit touche la circularit dans un point soit dpourvu de sens. Nous remarquons d'aprs avec M. Black que les proprits purement internes des objets mathmatiques ne sont pas suffisantes distinguer un objet d'un autre; au contraire, dans la gomtrie euclidienne plane deux objets ne peuvent se distinguer que par leur position dans l'espace, en violation ouverte du principe de Leibniz. Voir: Black M., the identity of indiscernibles , Mind, vol 61, n. 242 [1952]. 58 . . . these thinkers [sc., Academic Platonists] place the objects of mathematics between the Forms and perceptible things as a kind of third set of things apart from the Forms and from the things in this world; but there is not a third man or horse besides the ideal and the individuals. If, on the other hand, it is not as they say, with what sort of thing must the mathematician be supposed to deal? Certainly not with the things in this world; for none of these is the sort of thing which the mathematical sciences investigate. [Met.K1, 1059b6-121] 59 Plato assigned different types of knowing to the highest, the intermediate and the lowest grade of reality. To indivisble realities he assigned intellect (...) to divisible things in the lowest level of nature, that is, to all objects of sense perception, he assigned opinion, which lays hold of truth obscurely, whereas to intermediates, such as the forms studied by mathematics, which fall short of indivisible but are superior to divisible nature, he assigned understanding (...) mathematical objects are objects of understanding, therefore also often called understandable...the objects of the understanding have an intermediate position, since they are divisible, but not thorough and thorough divisible (...) and in comparison with the objects of sense perception, mathematical objects are immaterial , more precise... Proclus, op. Cit., 3-5. Nous rappelons que cette position ne reprsente qu'un point de vue, remontant l'antiquit tardive, dans une tradition riche de nuances, oppositions et syncrtismes comme la philosophie acadmique et le noplatonisme. Pour la question des objets mathmatiques, voir Ian Mueller, On some Academic theories of mathematical objects , Journal of Hellenic Studies, Vol. 106, (1986), pp. 111- 120. et aussi L. Tarn, Speusippus of Athens, Leiden 1981.

18

will be a science parallel to medicine (and to each of the other sciences), intermediate between Ideal medicine and the medicine which we know. Yet how is this possible? for then there would be a class of healthy things apart from those which are sensible and from the Ideally healthy. Nor, at the same time, is it true that mensuration is concerned with sensible and perishable magnitudes; for then it would perish as they do. Nor, again, can astronomy be concerned with sensible magnitudes or with this heaven of ours; for as sensible lines are not like those of which the geometrician speaks (since there is nothing which is straight and curved in that sense; the [sensible] circle touches the ruler not at a point but [along a line] as Protagoras used to say in refuting the geometricians), so the paths and orbits of our heaven are not like those which astronomy discusses, nor have the points [] of the astronomer the same nature as the stars60.

De mme, la postulation d'entits intermdiaires poserait des consquences pistmologiques et mthodologiques inacceptables en astronomie, harmonie et optique:If one posits Intermediates distinct from Forms and sensible things, he will have many difficulties; because obviously not only will there be lines apart from both Ideal [ ] and sensible lines, but it will be the same with each of the other classes. Thus since astronomy is one of the mathematical sciences, there will have to be a heaven besides the sensible heaven, and a sun and moon, and all the other heavenly bodies. But how arewe to believe this. Nor is it reasonable that the heaven should be immovable; but that it should move is utterly if any impossible.11 It is the same with the objects of optics and the mathematical theory of harmony; these too, cannot exist apart from sensible objects. Because if there are intermediate objects of sense and sensations, clearly there will also be animals intermediate between the Ideal animals and the perishable animals 61.

La critique de la mtaphysique platonicienne s'accompagne, dans Aristote, une tentative de rconcilier deux opinions en apparente opposition: d'une part l'ide que les mathmatiques ne dcrivent pas les objets physiques, puisque ils n' instantient aucune de leurs proprits les plus importantes, de l'autre la conviction que leur sujet n'est pas reprsent par des objets supra-sensibles non plus. Les tentatives rcentes de reconstruction de sa conception en matire d'ontologie62 concordent sur la conclusion que la conception aristotlicienne de la gomtrie s'inspirait vraisemblablement d'autres sources que la compilation euclidienne63, et que les lments drogent par plusieurs aspects la systmatisation aristotlicienne de la science. Nanmoins, la stratgie adopte par Aristote offre des outils efficaces pour une interprtation philosophiquement cohrente et historiquement fiable des enjeux logiques et ontologiques du textes euclidien. La conception aristotlicienne des objets mathmatiques s'appuie sur l'opration la fois psychologique et logique d' abstraction . Comme il crit dans60 Aristote, Livre , 997b13998a19. 61Ibid. 62 Voir, par exemple, Ian Mueller, qui en offre une exploration lucide et persuasive dans Aristotle and geometrical objects. 63 Mueller, Ian, 1970, "Aristotle on Geometrical Objects." Archiv fr die Gesch. der Philosophie 52: 156-171.

19

Mtaphysique, XIII 3:De mme en effet, que les propositions universelles en mathmatiques ne concernent pas des tres existant l'tat spar (...) de mme il est videmment possible qu'il y ait des propositions et de dmonstrations au sujet des grandeurs sensibles elles mmes , considres non en tant que sensibles, mais en tant que possdant telles proprits dfinies. En effet, de mme qu'il y a beaucoup de propositions portant sur des objets considrs seulement en tant que mus, indpendamment de l'essence propre chacun des objets de ce genre, et de leurs proprits, et qu'il n'est pas pour cela ncessaire qu'il y ait quelque mobile spar du sensible, ou que, dans les choses sensibles, le mouvement soit une nature spciale spare du reste (....) par consquent (...) on peut galement, en toute rigueur, accorder l'tre aux Choses mathmatiques, et avec les caractres que leur assignent les mathmaticiens (...) ainsi il est vrai de le dire aussi de la gomtrie: s'il arrive aux objets dont elle traite d'tre des choses sensibles, elle ne les tudie point cependant en tant que sensibles, et les sciences mathmatiques ne seront pas, pour autant, sciences du sensible; mais d'autre part, elles ne seront pas non plus sciences d'autres objets spars du sensible64.

En premire hypothse, ce passage de la mtaphysique parait rfuter la thse d'aprs laquelle il y aurait des objets mathmatiques spars des objets sensibles. Le gomtre, nous dit Aristote, s'occupe des objets physiques, mais pas en tant que sensibles . A notre avis, il pourrait donne une cl pour expliquer d'une manire alternative au platonisme cette cohabitation entre l'emploi d'artefacts (sous la forme d'objets physiques) essentiel pour toute activit mathmatique et la nature de la dmonstration mathmatique, caractrises par l'nonciation de propositions gnrales portant souvent sur l'attribution de proprits exactes des objets qui ne sont pas les mmes artefacts sur quoi le raisonnement mathmatique s'appuie. Nous lisons ainsi dans la Physique que les objets mathmatiques sont constitu grace une procdure de sparation :physical bodies have planes, solids, lenghts, and points which the mathematician investigates ... the mathematician too is concerned with these [properties] but not as limits of physical bodies. Nor does he investigate their properties as belonging to such bodies. Therefore he separates them; for in thought they are separable from change, and it makes no difference; nor does the separation produces falsehood.... the even, the odd, the straight, the curved, and also number, line, figure would be without change; but flesh, bone, and man would not. These latter are defined like snub nose and not like the curved65.

La description que nous en donne Aristote ne diffre pas, au premier gard, de la manire dont certains philosophes contemporains traitent la notion d' objet abstrait comme rsultat d'une abstraction par voie de la ngation (way of negation). Zoltan Szab observe en effet, en accord avec la caractrisation aristotlicienne: abstract entities can be fully characterized in a vocabulary that

64 Aristote, Met. 1077B 17 30; 1078a2-9; 21-6. 65 Aristote, Phys. 193B24 -194a7.

20

would be insufficient to fully characterize concrete entities 66; les objets abstraits sont dpourvus de spcificit: in the sense that an incomplete characterization of a complete entity may serve as a complete characterization of a correlated abstract entity . L'exemple des formes gomtriques est pour Szab assez parlant: Geometrical shapes provide an obvious example... if we describe a large red wet circular patch of paint on a piece of paper in purely geometrical terms, we give on the one hand an incomplete description of the paint patch and on the other, a unique specification of an abstract entity, a circle of a certain size 67. A la rigueur Szab n'offre pas ici une exemplification du procd aristotlicien de sparation. Aristote parle d'liminer dans la pense les proprits non gomtriques d'un objet physique (la sphre de bronze), en prparant le terrain pour des interprtations au sens psychologiste, dont les consquences dsastreuses ont t dsormais battues en brche par la critique de Frege:if through [abstraction] the counting blocks become identical, then we have only one counting block; counting will not procede beyond 'one' . Whoever cannot distinguish between things he is supposed to count, cannot count them either ... on the other hand, if the word equal is not supposed to designate identity, then the objects that are the same will therefore differ with respect to some properties and will agree with respect to others. But to know this, we don't first have to abstract from their differences.

(p. 84-85) Il noter que les fautes dgages par Frege correspondent alors aux incohrence issues de l' interprtation platoniste des objets mathmatiques comme types ou formes idales , alors que le rsultat de l'abstraction devrait aboutir quelque chose de dnombrable, pour donner un compte rendu satisfaisant de l'appel aux objets en mathmatiques. Comme observe Frege de nouveau:suppose there are a black cat and a white cat sitting side by side before us. We stop attending to their colour, and they become coulourless. We stop attening to their posture, and they are no longer sitting (though they have not assumed another posture) but each one is still in its place. We stop attending to position: they still remain different...finally we thus obtain from each object a something wholly deprived of content; but the something obtained from one object is different from the something obtained from another object though it is not easy to say how... (p. 85).

Zoltan Szab ne mentionne aucun acte psychologique d'abstraction, et son compte rendu prend au contraire un tournant linguistique: un objet abstrait revient une description incomplte d'un objet physique ( tache circulaire rouge ). Cependant, cette conception de l'abstraction n'est pas incompatible avec la66 Szab, Nominalism. 67 Ibid.

21

notion aristotlicienne de sparation, qui peut etre interprte au sens d'une procdure de manipulation logique de dfinitions , committed [= en franais?] la psychologie ni plus ni moins que l'infrence logique68. La notion d'abstraction sera donc envisage comme opration d' extraction d'information par l'application d'un oprateur intensionnel qua l'ensemble des proprits d'un objet physique-concret. Ainsi, de la somme des proprits qui caractrisent la tache rouge et circulaire qui se trouve devant moi l'oprateur qua filtre les seules proprits gomtriques, pour aboutir la considration de cet objet en tant que (qua) gomtrique. En gnral, l'tude d'un objet X qua Y revient l'tude des consquences qui s'ensuivent du fait d' etre Y : Y dtermine l' espace logique de notre objet d'tude. Selon la formalisation de J. Lear, tant donne une substance b ( mais le schma est applicable en dehors de la mtaphysique aristotlicienne, pour tout objet concret), G est vraie de b qua F ssi: G(b qua F) iff F(b) et F(x) implique ncessairement G(x)69 La schmatisation ici prsente nous offre peu d'vidence sur la nature des objets auxquels elle nous engage. Comme remarque Ian Mueller: there seems to be a significant difference between separating mathematical objects from physical bodies and treating physical bodies as mathematical objects 70, et les deux possibilits reprsentent, premire vue, des consquences cohrentes de l'application de l'oprateur qua. Sans entrer dans des questions pineuses autour de la philosophie des mathmatique d'Aristote71, nous nous limiterons montrer comment une smantique68 Aristotle has no need for a special faculty of abstracting. Rather the mind is able to consider the perceived object without some of its properties, such as being perceived, being made of sand, etc. However, this is analogous to the logical manipulation of definitions, by considering terms with or without certain additions. Hence, Aristotle will sometimes call the material object, the mathematical object by adding on. As a convenience, the mind conceives of this as if the object were just that. On this view, abstraction is no more and no less psychological than inference (H. Mendell). 69 Comme observe Jonhathan Lear: thus to use the qua operator is to place ourselves behind a veil of ignorance: we allowa ourselves to know only that b is F and then determine on the basis of that knowledge alone what other properties must hold of it . J. Lear, Aristotle's Philosophy of Mathematics , The Philosophical Review, Vol. 91, No. 2. (Apr., 1982), pp. 161-192. 70 Mueller, op. ct. 71 Plusieurs auteurs ont donn des contributions intressants au sujet. Pour une interprtation raliste, voir surtout I. Mueller Op. Cit. D'autre cot, H. Mendell donne une remarquable synthse de diffrentes perspectives, et offre un intressant aperu d'une position qua-raliste ou fictionaliste qui sera reprise par J. Lear dans

22

sound (en franais???) peut tre dgage sans admettre l'existence indpendante d'objets mathmatiques, de manire donner une solution satisfaisante aux problme de la prcision, de la sparabilit et de la pluralit. L'action du qua-oprateur est celle de l'application d'un filtre de prdicat. Si b est un triangle isocle en bronze, considrer b qua triangle revient filtrer l'expression suivante: Br(b) & Is(b) & Tr(b) en liminant les deux prdicats Br et Is qui sont nanmoins vrais de b. En dernire analyse, la proprit etre un triangle est instantie par b (objet physique ou substance individuelle) et par aucun autre objet idal: s'il arrive aux objets dont elle traite nous dit Aristote - d'tre des choses sensibles, elle ne les tudie point cependant en tant que sensibles, et les sciences mathmatiques ne seront pas, pour autant, sciences du sensible; mais d'autre part, elles ne seront pas non plus sciences d'autres objets spars du sensible . Cela ne revient pas nier l'existence des objets mathmatiques. Comme crit Henry Mendell:The language and practice of mathematicians is legitimate because we are able to conceive of perceptible magnitudes in ways that they are not. The only basic realities for Aristotle remain substances, however we are to conceive them. A primary characteristic of substances is that they are separate. Yet we are able to speak of a triangle, a finite surface, merely the limit of a body, and hence not separate, as if it were separate (hs kekhrismenon). It is a subject in our science (in our discourse in the science). The mental and logical mechanism by which we accomplish this is the core of Aristotle's strategy in diffusing platonisms.

L'appel aux objets a donc une valeur heuristique: c'est une fiction sans dangers de supposer l'existence d'un triangle c dpourvu de matire, puisque toute thorme de gomtrie reste valide tantt pour le triangle matriel b que pour le triangle abstrait c72. Nous voyons aussi que le problme de la sparabilit est rsolu d'emble, puisque la supposition d'un domaine d'objets spar des crations de l'esprit et des choses sensibles, tout en gardant son utilit, perd d'un coup sa ncessit. Le problme de la prcision demande des considrations plus dtailles. Dans Met. 1078a17 Aristote observe que dans la pratique gomtrique courante il se peut qu'une ligne soit dite d'un pied de longueur sans qu'elle le soit vraiment, et pour cela notre discours ne sera moins vrai. Le faux, en ce cas, n'entre pas dans lesAristotle's philosophy of mathematics. 72 Voir J. Lear, op. Cit., p. 172.

23

prmisses 73. Assumons l'existence d' un objet c, tel que (1) G (G(c) ssi G(c qua Tr))74.

En d'autres termes, c possde toutes et seules les proprits G qui drivent du fait d' tre un triangle (Tr). Supposons d'avoir dmontr, l'aide de la proposition I. 32 d'Euclide, et puisque c possde par dfinition toutes les proprits qui dcoulent du fait d' tre un triangle, que 2R(c), o 2R = avoir la somme des angles internes gale deux droits . Lear suppose que l'expression 2R(c) puisse tre gnralise par l'application d'un quantificateur universel, et ensuite obtenir: (2) x(si r(x) alors 2R(x)).

pour arriver finalement : (3) 2R(b)

o b est un triangle particulier. Nous remarquons, avec Lear, que la prmisse (1) nonce des proprits que c, en tant que triangle abstrait, est cens possder. Pour que le raisonnement ne tombe pas dans des incohrences, nos prmisses ne doivent pas prdiquer de c des proprits qu'il ne possde pas:The fiction that c is a separated geometrical object, a triangle tout court, is harmless only because we are concerned in geometry with the properties c does have, not with the properties c does not have. It is only if, ignorant of the foundations of one's mathematical practice, one takes the fiction of geometrical objects too seriously and begins to enquire philorophically into their nature that one runs into trouble75.

Ainsi, en supposant que l'objet abstrait x est un triangle, aucune des proprits suivantes ne subsiste ncessairement: x est isocle , x est Scalne x est quilatral , mme si tout triangle est ncessairement soit isocle, soit scalne soit

73 Aristote, Met. 1078a20. 74 J. Lear, op. Cit., p. 171. 75 Ibid.

24

rectangle (l'une des trois)76. La contradiction surgit lorsque nos prmisses caractrisent c par les proprits dont il est dpourvu, en violation de la rgle aristotlicienne de ne pas transfrer la fausset dans les prmisses . Autrement, si les conditions poses sont respectes, l'infrence de (1) (3) est valide, et la proposition la somme des angles internes d' un triangle est deux angles droits vraie pour tout objet concret b si Tr (b) est vraie aussi: il est facile voir, par consquent, que cette stratgie fournit une rponse immdiate au problme de la prcision. En meme temps, les objections de Frege contre l'opration d'abstraction par voie de la ngation sont neutralises. Soit c et c' les deux individus mentionns dans son exemple, le chat blanc (c) et le chat noir (c'). Supposons l'ensemble de proprits (F1 ... Fn) subsiste pour c, et l'ensemble (F1' ... Fn') subsiste pour c' . Frege envisage le rsultat de l'abstraction sur c et c' comme les suites des ngations notF1(c) & ... & not- Fn (c), et respectivement not- F1'(c) & ...& not- Fn'(c), tendu toutes les proprits qui subsistent pour c et c'. Mais pour Aristote, cette manoeuvre est videmment inadmissible peine on compte les deux noncs not- F1(c) & ... & notFn (c) et not- F1'(c) & ...& not- Fn'(c) parmi les prmisses d'un raisonnement. La gomtrie, en se prsentant la considration d'Aristote comme le modle de science dductive par excellence, justifiait sa gnralit par la nature des proprits dont elle faisait objet d'tude. La connaissance gomtrique est plus simple et plus exacte que la connaissance astronomique ou que celle offerte par la dynamique parce que un plus grand nombre d'informations a t filtr. Comme certains passages de la Mtaphysique le font entrevoir, un ordre de complexit entre les sciences (astronomie, dynamique et gomtrie) peut tre dress:et plus les attributs sur lesquels porte la science ont d'antriorit logique et de simplicit, plus aussi la science a d'exactitude, l'exactitude tant la simplicit. Aussi la science de ce qui n'a pas d'tendue estelle plus exacte que la science de l'tendue, et la science de ce qui n'est pas dou de mouvement est la plus prcise de toutes (...) le raisonnement sera le meme pour l'Harmonique et l'Optique77.

Ainsi le fait que la somme des angles internes de l'objet c est gale deux angles droits s'ensuit ncessairement du fait que c est considr en tant que triangle, alors que toutes les proprits non -gomtriques de c sont filtr (c qua triangle est considr):76 Ibid. 77 Aristote, Met. 1078a5-15.

25

si Tr(c) alors ncessairement 2R(c) Au contraire, si l'objet concret b est considr en tant que triangle et que corps mobile et que bronze... , l'nonc suivant, valable pour b Si Tr (b) & F1(b) &.... Fn(b) alors ncessairement 2R(b) n'est pas gnralisable tout autre objet d, tel que Tr(d): Si Tr(d)& F1(d) &.... Fn(d) & Gk (d) alors ncessairement 2R(d). Le raisonnement gomtrique atteint sa gnralit lorsque l'application de l'oprateur qua slectionne partie de l'information que nous disposons sur un certain objet comme redondante, et ensuite l'limine, ou, dans les termes suggestifs de Johnathan Lear, pose un voile d'ignorance sur celle-ci78. En articulant de manire subtile le questionnement autour des relations entre la nature des objets et des mthodes de connaissance, et arrivant ainsi formuler des rponses cohrentes aux deux problmes de la prcision et de la sparabilit sans postuler un domaine d'objets autonome (selon le chemin alternatif du platonisme), la philosophie des mathmatiques d'Aristote expose dans les livres M - N de la mtaphysique peut tre conue comme une stratgie fconde pour rendre compte des enjeux philosophiques issus du dveloppement et de la systmatisation formelle des mathmatiques au IV - III sicle. Cependant l'action epistmique et ontologique du qua oprateur requiert deux prsupposs implicites dans l'expos de Aristote: d'une part, l'existence pralable d' un espace logique 79, voire un domaine des proprits qui est appel gomtrique , de l'autre la comptence, partage par les membres d'une certaine communaut, reconnatre les dites proprits dans un objet physique. videmment, l'abstraction80 ne fournit elle mme les critres qui slectionnent78 Johnathan Lear, op. cit, 79 Comparer Mendell, Henry, "Aristotle and Mathematics", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Summer 2004 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL = . 80Le rsultat de cette opration de filtrage ne doit tre considre comme constitutive des entits mathmatiques au sens indiqu par les empiristes anglais tels que John Stuart Mill: our idea of a point, I

26

l'espace logique du qua oprateur qu'au prix d'une circularit vidente: le premier prsuppos constitue une rponse cette impasse. Le deuxime prsuppos revient demander l'acceptation d'un certain nombre de stipulations et postuler la disponibilit de certains outils (thoriques, conceptuels et matriels) au sein d'une communaut81 afin d'identifier un objet qua objet gomtrique, et en reproduire les exemplaires, par exemple travers la ralisation et le contrle de diagrammes82. Deux questions de teneur historique se posent donc l'attention du philosophe voulant justifier la stratgie smantique dploye par Aristote ou bien celle dploye par Platon. En premier lieu: quels sont les traits spcifiques possds par un certain fragment de mathmatiques, qui permettent de dployer un domaine de proprits gomtriques? Et deuximement, quelles stratgies possde-t-il le fragment de mathmatiques en question permettant d'assurer de techniques de lecture et reproductibilit d'artefacts? Le prsent expos essayera de rpondre aux deux questions en prenant comme objet d'tude un fragment particulier des mathmatiques: l'ensemble de thormes, rsultats et mthodes qui forment la gomtrie plane du premier livre d'Euclide. Comme nous avons dj aperu, ce fragment de mathmatiques constitue une thorie qui nous contraint, en vertu de sa structure interne et de la forme de son discours, certains engagements ontologiques, qui transparaissent malgr le silence sur les positions philosophiques de son auteur. Un tude philosophique srieux de la porte intellectuelle d'une conceptualisation ou reconceptualisation d'un fragment du savoir mathmatique ancien comme les lments demande de prendre en considration cet appel auxapprehend to be simply our idea of the minimum visible, the smallest portion of surface which we can see. A line, as defined by geometers, is wholly inconceivable . de manire analogue, Federigo Enriques donne deux possibles explications d'une "gense empirique" des objets gomtriques de point, surface et de corps: "on prend le point comme concept fondamental tir, par abstraction, de l'ide que nous nous faisons d'un corps trs petit; on cherche ensuite engendrer les lignes par le mouvement du point, les surfaces par le mouvement des lignes, les corps (ou l'espace) par le mouvement des surfaces", ou bien: "on part du concept du corps comme fondamental et l'on envisage les surfaces comme limites des corps, les lignes comme limites des surfaces et les points comme limites des lignes" (Federigo Enriques, Encyclopdie des sciences mathmatiques pures et appliques fondements de la gomtrie). 81 Marco Panza, The Constitution of the Objects of Euclids Two-Dimensional Geometry: An Example from the First Book of the Elements. Manuscript. 82 R. Netz parle de questions related to the material implementation of diagrams , qui comprennent les questions autour du contexte d'emploi de diagrammes (1), les moyens physiques disponibles pour raliser les diagrammes (2), et finalement l'ensemble de techniques adopts pour leur ralisation et pour leur lecture. R. Netz, The shaping of deduction in Greek Mathematics, p. 13.

27

objets peru travers la forme grammaticale du langage et les oprations concrtes de productions d'artefacts (comparer la critique de Platon). C'est en s'appuyant sur cette analyse historique que une exploration philosophiquement subtile de la notion d'abstraction (par exemple, Aristote), peut revendiquer son rle pour l'explication de l'unit et de la gnralit de la pratique euclidienne en gomtrie plane.

28

APERCU DU PREMIER LIVRE DES ELEMENTSSur la notion de thorie La grammaire du langage ordinaire, dans lequel le discours des mathmatiques est pour la plupart codifi et transmis, prsente une structuration oriente aux objets, Noms propres et propositions -observe J. L. Gardies - qui: ... noncent des faits ou tats de choses, comme les noms dsignent des objets ventuellement impliqus dans ces tats de choses ... sont aussi essentiellement lis, dans le discours, les uns aux autres que les objets ou choses que les premiers dsignent sont lis aux tats de choses que les seconds noncent 83. Pourrions-nous conclure que tout discours s'labore grammaticalement travers des catgories qui se rfrent aux objets et aux relations entre eux, et auxquels nous reconnatrons, comme dit Bertrand Russell, une espce de ralit qui n'appartient rien d'autre 84? Une rponse affirmative est naturellement lourde de consquences. Si l'on se tient l'activit mathmatique la plus lmentaire, le truchement du ''discours du mathmaticien'' nous contraindra un engagement ontologique de base. Pour employer les mots de W.V O. Quine: a theory is committed to those and only those entities to which the bound variables of the theory must be capable of referring in order that the affirmation made in the theory be true 85. Cependant le point de vue de Quine pourrait induire des malentendus, puisque il fait dpendre cet engagement d'une part d'une notion spcifique de thorie , de l'autre d'une forme de langage spcifique, savoir celui de la logique formelle, purifie des lzards des langages naturels. Cependant, l'tat prsent des choses peu de thories sont formalises86, et la clart de la notion mme de thorie est83 Gardies, 84 Dans Gardies, Du mode d'existence des objets de la mathmatique, p. 9. Ainsi B. Russell: Whatever may be an object of thought, or may occur in any true or false proposition, or can be counted as one, I call a term. This, then, is the widest word in the philosophical vocabulary. I shall use as synonymous with it the words unit, individual and entity. The first two emphasize the fact that every term is one, while the third is derived from the fact that every term has being, i.e. is in some sense. A man, a moment, a number, a class, a relation, a chimera, or anything else that can be mentioned, is sure to be a term . 85 W. V. O. Quine, On what there is, dans From a logical point of view. 86 Une exploration sur la possibilit de ralisation de cette tache ainsi que son utilit est cense tre commune au logicien et au mathmaticien. Comme remarque M. Caveing: construire une langue formelle est affaire du logicien. Mais la soumettre la critique, comme aussi bien la langue ordinaire, s'installer dans la grammaire de divers discours touchant les mathmatiques, c'est dborder la logique dans une rflexion qui

29

dissimule par l'usage assez floue qu'on en fait dans les domaines les plus varis87. D'autant plus que les mathmatiques ne comprennent non plus un seul langage , ni elles sont rductibles un langage: le mouvement historique des ides produit des glissements continus dans la smantique et dans la syntaxe des concepts, dans les formes de raisonnements, dans la production et la compilation de discours, et en revanche, il est influenc par tous ces facteurs. Par consquent, en approchant un fragment des mathmatiques si ancien et ramifi comme la gomtrie d'Euclide, il nous faut approfondir les spcificits de sa structure et de son langage afin de dgager le type d'engagements ontologiques laquelle elle nous contraint. Mais, avant tout, les quelques remarques prcdentes nous mettent en condition d'esquisser un premier point: un fragment des mathmatiques qu'il serait plausible de considrer comme une thorie n'est pas entirement contenu dans un trait, ni un trait contient gnralement une seule thorie . Comme nous avons observ dans le premier chapitre, le cas des lments est parlant: il s'agit d'un trait, au sein duquel un certain nombre de thories peut tre isol, mme si elles ne sont pas acheves par le traitement qui en fait l'auteur ou les auteurs. Au contraire, ce traitement renvoie d'un cot un ensemble de stipulations, souvent non explicites, qui visent tablir certaines assomptions ainsi que des mthodes d'infrence pour driver des conclusions partir de ces assomptions, de l'autre aux autres disciplines (astronomie, physique et philosophie) qui sont touches par les mathmatiques et qui en influencent en mme temps le dveloppement. En gnral, il nous semble que l'ide de thorie, ou, au moins, de thorie mathmatique ne devrait pas comprendre seulement un ensemble d'noncs lis l'un l'autre par un nombre spcifi de rgles d'infrences, mais, au contraire, considrer l'ensemble de prsupposs et d'activits qui constituent un certain fragment de mathmatiques88. En bref, une thorie peut tre conue comme un quadruple , compose par un ensemble de stipulations (S); un systme de raisons (R) pour justifier ces stipulations par rapport un certain but; un corpus d'noncs (S) drivss'exerce au plus prs du dtail technique des expressions et qui ne renonce pas prendre parti face aux options principales face lesquelles se partagent les mathmatiques M. Caveing, Le problme des objets dans la pense mathmatique, p. 13. 87 Comme crit Marco Panza: History of mathematics teaches that real all time mathematics includes many fragments that seem plausible to understand as mathematical theories, provided that some other fragments are so understood, and that can hardly be regarded, or even reconstructed as formal theories.... . M. Panza, Is the notion of mathematical object an historical notion? Non publi. 88 M. Panza, Is the notion of mathematical object an historical notion? op. Cit.

30

selon ces stipulations (l'ensemble S est form par ce qu'on appelle d'habitude thormes , et rsultats ), et enfin par l' activit pratique et intellectuelle (A) accomplie par un certain nombre d'agent l'intrieur d'une communaut dtermine. La notion d'objet a t laiss en dehors (ou partiellement en dehors) de la dfinition de thorie propose: ce propos, nous avanons l'hypothse (en ligne avec les remarques de J. L. Gardies et de Quine) d'aprs laquelle toute thorie nous engage l'acceptation d'un domaine d'objets, mme si les manires de cet engagement varient de thorie thorie , et l'univers d'objets parfois n'est pas fix univoquement89 . L'exemple des Grundlagen der Geometrie de David Hilbert (dont la premire dition parut en 1899) est par plusieurs raisons clairant par rapport aux considrations prcdentes. En plus, et malgr l'anachronisme vident, l'intrt d'une comparaison dans la manire o Hilbert et Euclide posent respectivement les termes fondamentaux du vocabulaire gomtrique n'est pas sans fondement. D'une part, l'oeuvre de Hilbert est une entreprise intellectuelle qui participe d'une communaut d'inspiration avec celle de l'Alexandrin, en passant par un grand nombre d'auteurs et de travaux remarquables (Archimde dans l'antiquit, et dans les temps modernes Clavius, Roberval, Saccheri, Simson, Legendre, de Morgan, Houel, Mray, Pasch Veronese, Enriques)90, et comme pour les lments, elle capture plusieurs fragments de mathmatiques ayant leurs propres histoires et traditions (gomtrie plane, gomtrie projective, arithmtique de segments, thorie des aires, gomtrie non euclidienne synthtique, thorie des constructions la rgle et l'empan), pour en donner une conceptualisation nouvelle l'intrieur d'un rigoureux chafaudage formel qui en structure les relations. De l'autre les Grundlagen der Geometrie offrent un aperu original sur une procdure de dfinition et sur une manire possible de dployer les relation entre thorie et objets poss par celle-ci. Les Grundlagen der Geometrie: premire dfinition d'une thorie abstraite. La notion de structure comme principe autour duquel organiser le contenu de la science gomtrique, dj envisage par le dveloppement de la gomtrie au XIX sicle, reprsente un des traits saillants explicits par Hilbert dans les Grundlagen der Geometrie. Le point de vue structurel qui fonde la conception hilbertienne de la 89 Comme le dmontrera le cas des lments et des critiques qu'on lui a ponctuellement adresses sur lestatut du point d'intersection entre deux courbes (proposition I.1), l'existence de l'angle externe d'un triangle... 90 Comparer J. L. Gardies, L'organisation des mathmatiques grecques de Thtte Archimde, p. 26.

31

gomtrie dtermine de manire essentielle les objets auxquels la thorie se rfre. Bien que la dmarche hilbertienne ait paru choquante plusieurs contemporains (la raction de Poincar91 tait entre l'tonnement et le doute), elle recle l'ide fondamentale, pour les mathmatiques modernes, que les structures peuvent tre traites l'aide d'une thorie axiomatique abstraite, comme relve Roberto Torretti: " the organization of geometry as a strictly deductive science, a collection of gapless axiomatic theories was, of course, the natural way to deal with structures, because axiomatic theories are constitutively abstract"92. Au premier abord, le caractre "abstrait" des thories axiomatiques est mis en vidence par la thse dsormais notoire, selon laquelle le mathmaticien de Gttingen relgua "points", "lignes", "plans" au mme niveau qu'une triplet quelconque d'objets, tel que chaises, tables, verres de bires. Certes, lorsqu'on regarde plus dans le dtail les GdG, on remarque que Hilbert prvoit explicitement l'introduction d'un ou plusieurs systmes d'objets:Let us consider three distinct systems of things. The things composing the first system, we will call points and designate them by the letters A, B, C,. . . ; those of the second, we will call straight lines and designate them by the letters a, b, c,. . . ; and those of the third system, we will call planes and designate them by the Greek letters , , , ... . The points are called the elements of linear geometry; the points and straight lines, the elements of plane geometry; and the points, lines, and planes, the elements of the geometry of space or the elements of space. (hilbert).

Sans contradiction avec son attitude formaliste, Hilbert n'adopte pas, pour ce qui concerne les Grundlagen, une position ( la Haskell Curry) de rduction totale des mathmatiques une "science de systmes formels", dont le le statut des objets qui y figurent est au fond ngligeable, et ne croit pas que le raisonnement gomtrique peut tre rduit un enchanement mcanique de propositions, comme Poincar mme le craignait. On remarque, en fin de comptes, que le problme envisag par le mathmaticien au dbut de GdG et explor le long de son oeuvre - celui du "choix des axiomes" et de l'"investigation de leur relations rciproques" - est jug quivalent l' "analyse logique" de notre intuition de l' "espace"93. Que cette dernire soit lue91 Hilbert has, so to speak, tried to put the axioms in such a form that tey could be applied by someone who did not understand their meaning because he had never seen a point, a straight line or a plane. Reasoning should, according to him, be capable of being carried out according to purely mechanical rules, and for doing geometyr it suffices to apply these rules to the axioms slavishly without knowing what they mean Poincar, review of Hilbert's Grundlagen der Geometrie, Bull. Amer. Math. Soc. Volume 10, Number 1 (1903), 1-23. 92 Torretti, Philosophy of geometry p. 190. 93 "The choice of the axioms and the investigation of their relations to one another is a problem which, since the time of Euclid, has been discussed in numerous excellent memoirs to be found in the mathematical literature.1 This problem is tantamount to the logical analysis of our intuition of space ". Naturellement, un terme polysmique comme celui d' "intuition" ncessite quelque claircissement. Deux hypothses,

32

comme point de dpart idal des Gdg, est bien vident lorsqu'on

remarque le

"double" statut que Hilbert confre aux axiomes: d'un cot fondements pour une description complte et exacte des relations parmi les ensembles d' lments introduits dessus, de l'autre, expression de certains faits fondamentaux de notre intuition. Toutefois, le contenu de ces faits ne repose pas sur la nature de certaines entits individuelles (le point, la ligne le plan...), mais sur l'ensemble de relations qui capture points, lignes et plans. Les Grundlagen apparaissent alors plus comme un travail sur les proprits qui assurent la fiabilit et la cohrence de ce systme que sur un univers gomtrique en tant que tel, comme le tmoigne de mme David Hilbert:The following investigation is a new attempt to choose for geometry a simple and complete set of independent axioms and to deduce from these the most important geometrical theorems in such a manner as to bring out as clearly as possible the significance of the different groups of axioms and the scope of the conclusions to be derived from the individual axioms.

Le sujet des Fondements de la gomtrie n'est donc pas reprsent par les entits dont il est question tout au dbut du livre (points, lignes et plans), et pour cause94: l'avantage de la mthode axiomatique repose, pour Hilbert, sur l'identification des objets gomtriques avec un ou plusieurs "systmes (ensembles) de choses" sans avoir faire leur caractre spcifique:In this way the axiomatic method is distinguished from the constructive or genetic method of grounding a theory. Through the constructive method the objects of the theory are introduced merely as a kind or species while with the axiomatic method one deals with a specific system of things (or several such systems), and these comprise a delimited realm of subjects for the predicates so that from these two together, the statements of the theory are constructed.

La mthode axiomatique permet alors d'aboutir des thories abstraites, dans le sens qu'on prcisera tout l'heure. On dcide d'appeler "thorie" un ensemble T des propositions, telles que T |- ssi (clture pour la drivabilit), dont on prcise un sous-ensemble A tel que pour tout , T |- A |- (les propositions de A seront appeles axiomes). Toute proposition de T est formule dans un langage type95toutes les deux plausibles, peuvent etre formules en propos. D'abord, on pourrait identifier ces "faits intuitifs" avec des constructions psychologiques comme observe Mueller: "so that facts of our intuition would be, or rest upon, features of the human mind." (Mueller, p. 5). ensuite, toujours selon Mueller: "Intuition might be interpreted as insight into reality, so that facts of our intuition would be facts in a more straightforward sense" (ibid.). 94 Comme relve Reed: "Hilbert's subject matter in GdG is the systematic relationship that can be established between sets of axioms for geometry and the body of geometric propositions". D. Reed, Figures of thought, Mathematics and mathematical texts. 95 cette determination on parvient par la spcification d'un alphabet constitu des ensembles suivants: un ensemble de constantes (c1, c2, c3... ), un ensemble de fonctions, un ensemble des relations et un ensemble de variables (x,y,z...). ces symboles (qu'on peut appeler aussi termes interprtables), on ajoute les

33

(formel ou pas), l'intrieur duquel on distingue des termes interprtables: il s'agit des prdicats d'une part, et des fonctions, des constantes et des variables de l'autre, et des termes non-interprtables (constantes logiques). Une interprtat