COURS 5 : Autonomisation, enveloppes psychiques et...

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COURS 5 : Autonomisation, enveloppes psychiques et ancrage symbolique du corps PLAN 1) Entre autonomie et dépendance : le primat de l’individuation 2) L’imitation au service de la pensée et de l’autonomie 3) Frontières et psychisme 3.1) La limite, un « concept carrefour » 3.2) Les topiques freudiennes, deux versants pour aborder la « limite » a) Limites somato-psychiques b) Limites intrapsychiques c) Federn, un penseur de la limite 3.3) Le Moi et la pensée, points de convergence des limites 3.4) L’adolescence comme paradigme de la limite 4) Moi-Peau, enveloppes psychiques, et signifiants formels 4.1) Le Moi-peau 4.2) Rôle des enveloppes psychiques dans la constitution de l’autonomie a) Notion d’enveloppe psychique b) Quatre dénotations du terme d'enveloppe psychique c) Paliers de construction de l'enveloppe psychique et du Moi 4.3) Les signifiants formels 5) « Capacité d’être seul » et « autonomie mentale » au service de la subjectivation 5.1) Capacité d’être seul 5.2) L’autonomie « mentale » 6) L’ « imagination symbolique », fonction de rééquilibration

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COURS 5 : Autonomisation, enveloppes psychiques et ancrage symbolique du corps

PLAN

1) Entre autonomie et dépendance : le primat de l’individuation2) L’imitation au service de la pensée et de l’autonomie 3) Frontières et psychisme

3.1) La limite, un « concept carrefour »3.2) Les topiques freudiennes, deux versants pour aborder la « limite »

a) Limites somato-psychiques b) Limites intrapsychiquesc) Federn, un penseur de la limite

3.3) Le Moi et la pensée, points de convergence des limites3.4) L’adolescence comme paradigme de la limite

4) Moi-Peau, enveloppes psychiques, et signifiants formels

4.1) Le Moi-peau 4.2) Rôle des enveloppes psychiques dans la constitution de l’autonomie

a) Notion d’enveloppe psychique b) Quatre dénotations du terme d'enveloppe psychiquec) Paliers de construction de l'enveloppe psychique et du Moi

4.3) Les signifiants formels

5) « Capacité d’être seul » et « autonomie mentale » au service de la subjectivation

5.1) Capacité d’être seul5.2) L’autonomie « mentale »

6) L’ « imagination symbolique », fonction de rééquilibration

La compréhension du concept de « limite », ainsi que les travaux d’Anzieu (Moi

peau, enveloppes psychiques, etc.) nous donnent un éclairage novateur dans

l’optique de cet enseignement, et notamment autour de l’axe de l’autonomisation au

fil du développement jusqu’à son achèvement.

Ce cours se terminera par la présentation du point de vue de G. Durand (1968)

sur les fonctions fondamentales de l’« imagination symbolique » et de leurs enjeux

en terme de l'équilibre psychique.

1) Entre autonomie et dépendance : le primat de l’individuation

« L’autonomie n’atteint jamais qu’une vérité partielle, elle reste toujours

incomplète » (Touati, 1991)

Le devenir psychique impose à chaque phase de la vie une reconstruction des

autonomies par la prise de conscience des dépendances nécessaires, par

l’élaboration de nouveaux choix, vers une autodétermination certes illusoire. Si

l’autonomie renvoie à un idéal qui est celui de l’ « auto institution » (Geadah, 2005),

l’être humain se trouve malgré lui pris dans un héritage ancestral, une forme de

déterminisme qui s’intègre dans l’éducation et la relation à l'autre en général.

Geadah parle d’une « dette » qui s’impose à l’être humain, dette qui le fait se

mouvoir dans des mouvements de contradictions, entre la recherche d’une

autonomie utopique et un retour aux racines de son existence, c'est-à-dire un retour

à l’autre dont il dépend de façon originelle.

« Dans un perpétuel remaniement de l'héritage humain (biologique, matériel et

spirituel), l'histoire sociale ne cesse de féconder, pour le mettre à jour, ce que des ancêtres

lointains avaient initié. (…) Auréolée de la foi des vivants en un récit multiforme narré par

des « prêtres », des parents, des enseignants et des éducateurs, la parole ancestrale –

essentiellement mythique - devient constitutive des langages, des groupes et des

institutions. (…) elle nous fait entrer dans une sphère du sacré, en cimentant les

mouvements de construction identitaire et d'apprentissage, ainsi que les sentiments de

sécurité ou d'enracinement. Dans tous les cas, se présente une dette fondamentale qui

enlève à toute personne la prétention de s'auto instituer, c'est-à-dire de se croire

individuellement à l'origine d'un système ou totalement libre dans son élan psychique, son

zèle politique et ses prétentions éducatives » (Geadah, 2005).

A travers les souvenirs tutélaires, qui nous rassurent et qui véhicule l'image de

la protection, l’autonomie est donc sans cesse à négocier, à reconstruire dans

l’intermédiaire et la différenciation, la relation limite à l’autre (sans coupure ni fusion)

Dans le passage de la dépendance à l’indépendance, l’autonomisation s’opère

dans la remise en question permanente de limites, dans un espace à conquérir, à

construire et à reconstruire : c’est un cheminement intégratif impliquant un retour aux

stades précédents, qu’il faut comprendre à la fois dans ses aspects régrédients

(régression à des stades appartenant au passé) et progrédients (retour intégratif

dans l’actuel).

Dans son processus de construction, l’autonomie ne « vaut le détour que par le

chemin parcouru » (Touati, 1991). « Des rives de l’enfance aux voyages existentiels, les

autonomies nous ramènent immanquablement vers les illusions premières. La prise de

conscience des nécessaires dépendances, mais aussi la capacité de penser, permettent la

décision, incarnation d’autonomies relatives, leurs reconstructions incessantes dans un

environnement en changement. » (Ibid.)

Après la séparation physiologique, la dépendance mère - enfant « permet au

continuum psychique de faire son office de différenciation progressive » (Ibid.), en

limitant les excitations trop violentes donc non pensables, les traumas. La séparation

ne doit ni être trop précoce ni trop tardive par rapport au rythme de développement

du bébé dans la satisfaction de ses besoins. Que l’indicateur du processus

d’autonomie soit le contrôle sphinctérien (référence à Erikson ou Freud), la capacité

de dire non (Spitz), l’aptitude à marcher donc à s’éloigner de la mère (Malher), ou

encore le dépassement du fantasme de peau commune (Anzieu), ils convergent tous

vers l’idée essentielle d’une dépendance mutuelle, première et fusionnelle, facilitant

peu à peu l’émergence d’espaces différenciés.

Si la construction première de l’autonomie se fonde dans une estime de soi

maintenue dans la relation à l’autre, inversement, le mode d’autonomisation va

largement influencer la capacité de construire des relations satisfaisantes, écartant

l’illusion fusionnelle ou le repli. La « juste distance » évoquée par Winnicott, entre soi

et l’autre, favorise la formation d’un espace – au départ transitionnel- pour exister et

pour se penser soi-même..

La conquête de la liberté psychique intérieure permet ainsi d’acquérir un

équilibre relationnel satisfaisant, ce qui n’est pas sans évoquer la « capacité d’être

seul » (Winnicott, 1958) qui est en réalité celle d’être seul avec l’autre, résultante

d’un processus d’intériorisation de l’objet.

Dans toute thérapeutique, les mécanismes du transfert consistent en la

réactivation des images des dépendances infantiles premières. La thérapie vise un

travail psychique de réparation et de séparation, mettant en cause la perte et le deuil

des objets de l’enfance. C’est dans ce sens que la prise de conscience de nos

dépendances est intriquée au processus d’autonomisation.

Face aux ruptures subies dans le réel et dans le sentiment de continuité du soi

(Winnicott), l’espace psychothérapeutique vise à rétablir une historicité, une

dynamique réparatrice de l’autonomie. Cette position du thérapeute permet de suivre

le sujet dans son sillage en lui donnant des clefs pour évoluer vers un mieux être : « Le psychologue doit pouvoir assurer au sujet une capacité à soutenir un cadre tout

en n’en maîtrisant pas la condition première, l’engagement du sujet lui-même (…) Le

processus de séparation traumatique représente un frein pour la décentration, la

mobilisation de ressources, la réalisations d’objectifs personnels et de projets : elle induit des

répétitions inconscientes et défensives, sur le registre de la dépendance. Les interventions

du psychologue visent à reconstruire sur un mode transitionnel la capacité à assumer son

autonomie tout en reconnaissant ses limites. La relation de dépendance réactivée (…) reçoit

alors la possibilité d’une transformation de la perception antérieure, par attribution d’une

nouvelle signification» (Touati, 1991).

2) L’imitation au service de la pensée et de l’autonomie

Au cours du développement précoce, les progrès acquis sur le plan somato-

psychique s’accompagnent de la formation de mécanismes de défenses,

particulièrement l’identification, dont le précurseur est l’imitation.

Schèmes d’actions, identification et imitation constituent les moyens d’une

autonomie croissante par rapport à la mère, élargissant les expériences

relationnelles. Dans la période de l’intelligence symbolique ou pré-opératoire (Piaget,

1987), l’intelligence devient représentative, chaque objet pouvant alors être évoqué

en images. Les moyens de cette évocation sont le langage, l’image mentale, mais

aussi l’imitation différée, qui favorisent ainsi l’ouverture au domaine du symbole. La

pensée peut ainsi se détacher de l’action, et, sous l’impulsion du modèle et de

l’imitation, l’enfant se crée des représentations en s’appropriant un système de

signification personnel. « Les images mentales (…) résultent d’une imitation intériorisée,

leur analogie avec la perception ne témoignant pas d’une filiation directe, mais du fait que

cette imitation cherche à fournir une copie active des tableaux perceptifs » (Piaget, 1966).

Wallon pense que la posture est l’élément central dans les premières phases de

cette imitation. C’est dans une deuxième période que l’enfant oppose son imitation

au modèle. Dans cette distance qui se crée, s’instaure la première différenciation

entre le modèle et l’imitant, aux sources de l’intentionnalité, de l’initiative.

Bergès fait un lien entre les apports de Wallon et la dynamique en jeu dans les

thérapies corporelles : « Cette imitation – opposition est essentiellement tonique et

posturale ; elle se module, prend un sens, dans les fluctuations même du fond tonique,

alternance d’états de tension tonique et de détente, liée aux rythmes biologiques propres de

l’enfant et aux aléas de l’harmonisation de ses rythmes à ceux des autres, et de la mère en

particulier, (…) véritable ébauche d’une auto communication, (…) alternance dont on connaît

la relation étroite qu’elle contracte avec les moments de satisfaction et les moments de

besoin, ou de manque (…) C’est dans le processus de régression que peut-être ainsi franchi

le pas entre l’auto communication et la relation à l’autre. Cet aspect du dynamisme de

l’imitation se trouvant en quelque sorte vécue à nouveau dans la cure, sous-tendu par les

expériences liées à la sensibilité profonde, musculaire articulaire et tactile » (Bergès,

Bounes, 1974)

Pour évoquer enfin la question du plaisir associée à l’activité de penser, nous

devons revenir aux travaux de Bergès sur le rôle du plaisir (1985). Originellement, le

plaisir prend sa source à travers les phénomènes d’imitations. Fonction de

construction du sujet, le plaisir est structurant autant sur le versant de la présence

que de l’absence, à l’opposé de la frustration qui s’inscrit dans la négation. « La

dynamique du plaisir est recherchée au niveau de l’équipement neurobiologique de base

(fonction posturale, imitations précocissimes) qui met en cause le plaisir de la mère, à la fois

l’attente et l’anticipation. Il l’est aussi au niveau du fonctionnement de la fonction, dans ses

rapports avec l’organe et l’articulation de la maturation des structures et de l’évolution de la

fonction. Enfin le rôle structurant du plaisir est envisagé dans la réalisation elle-même et

notamment dans le passage de l’imitation à la représentation » (Bergès, 1985)

3) Frontières et psychisme

La figuration de l’appareil psychique est une tâche très créative ; les notions de

« limites », ou d’« enveloppes », si elles renvoient avant tout à la théorisation et donc

à des « créations de l’esprit sur l’esprit », fournissent un angle de réflexion original et

complémentaire du point de vue psychanalytique pour se représenter la dynamique

des rapports entre interne (moi) et externe (l'autre), mais aussi entre le sensitif

(corps) et le pensable (pensée).

Cette orientation de pensée se trouve condensée dans l’extrait suivant : « La

construction de l’appareil psychique implique le tissage de multiples enveloppes, la

construction de multiples frontières, la création d’espaces de transition » (Scelles, 2003)

Les limites permettent de concevoir des modèles qui aident à penser les processus

de modulation de la vie intrapsychique du sujet, mettant en scène des éléments

entre lesquels une séparation se crée, évolue, donne lieu à l’établissement de liens,

garant de la possibilité de transformation, de son adaptation aux changements.

Pour se sentir lié à un autre, chacun doit se protéger par de multiples

enveloppes qui assurent des fonctions de liaisons, de protections, de

transformations, enveloppes constituées et sans cesse remodelées du fait des

rapports à l’externe.

3.1) La limite, un « concept carrefour »

Depuis la naissance, le sujet est exposé à des stimulations venues de la réalité

extérieure, d’abord non perçues comme telles, du fait de son omnipotence

(sentiment tout puissant d'être le monde à lui seul). Dans le meilleur des cas, il

intègre ces objets, venus du dehors, en les transformant et en s’enrichissant de leur

apport.

Ce cheminement est rythmé par des mouvements de formation et de

modulation de frontières : limites intrapsychiques, et limites situées entre le sujet et

l’environnement. Doron (Anzieu & al, 2000) énonce que le premier niveau de

construction est la constitution de limites : « C’est une ligne de démarcation séparant

deux territoires et constituant en même temps un espace de rencontre ». Cette définition

permet de penser la limite comme une interface, comme un « contenant qui va permettre

l’émergence de phénomènes instables » (Scelles, 2003).

Si tout équilibre psychique se caractérise par ses aspects dynamiques et ses

réajustements permanents, les limites donnent justement un nouveau regard sur la

façon dont l’individu construit ou utilise ces passages. Il lui est alors possible

d’atteindre et de franchir de nouveaux seuils, d’évoluer face à un réalité interne et

externe mouvante, il devient capable de changement en s’appuyant sur des

ressources nouvelles.

Scelles (2004) donne aux « limites » le statut de « concept-métaphore » : « Il

s’agit de construire des passages, d’organiser la circulation des flux autour d’un point, d’une

ligne qui protège chacune des parties, sans interdire pour autant les échanges entre elles

(…) pour prendre le risque d’exister, d’investir une relation, le sujet doit expérimenter la

possibilité de construire des limites suffisamment souples et protectrices » (Ibid.) Quelle

que soit la nature de ces limites - limites intrapsychiques, entre soi et l’autre, entre

l’humain et l’inhumain, etc.- elles sont toujours intersubjectivement vécues, et

fondent les invariants psychiques.

Scelles décrit les modalités de cette maturation progressive : « Dans ce

processus, le sujet perd, acquiert ou conquiert la maîtrise de leur délimitation, de leur

perméabilité et crée des marges de transformation possible, acceptables pour lui

et/ou pour celui qui les lui a imposées (…) Imposées au sujet de l’extérieur ou co-

construites dans le cadre de liens familiaux, sociaux, elles font l’objet d’une

appropriation singulière qui les transforme partiellement » (Ibid.) Dans cette

évolution, les moments de retour en arrière, au temps où les limites étaient floues,

les processus moins secondarisés, les mécanismes de défenses plus archaïques,

offrent au sujet un temps de repli, préparant l’acceptation de changements

nécessaires. L’aspect positif des mouvements de régression se trouve donc au

centre de cette réflexion.

Winnicott (1992) insiste beaucoup sur l’importance du corps dans la

construction des limites, ceci, non seulement dans le cadre du contact peau à peau,

mais également dans celui du dialogue tonique (holding), dans la façon de manipuler

physiquement le corps de l’autre (handling) ou encore de lui présenter le monde

visuellement, tactilement, auditivement et olfactivement (object-presenting). Dans

l'approche de Winnicott, suite à une phase de fusion, l’enfant continue à vivre ces

expériences d’illusions et d’omnipotence, dans le cadre de l’espace transitionnel et

avec des « quasi-objets ». Via ces objets trouvés et remodelés dans cet entre-deux,

le sujet peut rêver, manipuler les multiples facettes de sa réalité interne comme

externe. Ce processus amène le sujet à jouer souplement de ses capacités à se

dédoubler, à réparer, à lier le temps du réel et de l'imaginaire, l’espace du réel et de

l’imaginaire, le corps et l’esprit.

Bion décrit le rôle de contenant psychique de la mère, qui, par sa capacité de

rêverie, propose l’utilisation de son propre « appareil à penser les pensées », l’aidant

à construire progressivement une cohérence propre. La mère est capable de

transformer ses sensations brutes en des stimulations pensables, ayant un sens

pour lui, intégrables psychiquement.

Stern (1989) introduit la notion d’ « accordage affectif » entre la mère et le bébé,

accordage se situant à la fois dans le même mode communicationnel (« unimodal »)

et dans un mode nouveau (« transmodal »). Le bébé se développe donc grâce à

l’identique et au différencié, et l’écart, qui s’y crée, source d’étonnement, enrichit les

gammes interactives. Stern fait le postulat d’une unité primordiale de la pensée,

nommée « enveloppe narrative », définie comme « ensemble d’expériences

représentée psychiquement » (Stern, 1989).

Ainsi, le bébé est capable très tôt de différencier des invariants pour trouver de

la constance, de repérer une certaine unité dans les images et les expériences

vécues. La pensée, devenant réflexive (se penser soi-même), repose notamment sur

l’établissement de frontières à partir de ces invariants.

La limite semble donc constituer un support pertinent pour se représenter la

mise en cohérence du fonctionnement psychique. La construction de limites rend

possible la formation d’enveloppes, organisant des distinctions essentielles, des

échanges entre des espaces complémentaires mais différenciés. Il parait aussi

naturel de penser que les changements thérapeutiques se jouent dans le sens du

dépassement de seuils, de rééquilibrages, de modulations de frontières, avec un

assouplissement défensifs associé : « La limite sépare en discriminant, relie en

mettant en communication » (Touati, 1991). Elle permet notamment d’organiser le

passage des processus primaires aux processus secondaires, au service de la

culture et des capacités d'adaptation au monde réel.

Houssier décrit ainsi l’accordage qui se tisse entre le patient et son

thérapeute en thérapie: « il s’agit d’instaurer un cadre suffisamment contenant, et qui

permette au soignant de mettre à disposition du soigné ses capacités à penser les

sensations brutes et les souffrances, à alléger les charges affectives brutes et non

pensables, à soutenir une transformation des éprouvés en représentations. Le thérapeute se

place dans un entre deux où se mobilise et s’élabore un sens toujours en construction,

facilitant la relance de processus transitionnels. » (Scelles, 2003)

3.2) Les topiques freudiennes, deux versants pour aborder la « limite »

a) Limites somato-psychiques :

Au départ, Freud part d’un postulat biologique pour construire une

représentation de l’appareil psychique, incluant notamment l’inconscient.

Il s’agit d’un premier modèle opérant une essentielle distinction entre le monde

du dedans et celui du dehors. Il est déjà question de perméabilité (ou de rétention) et

de recherche d’équilibre dans la mise en tension entre l’interne et l’externe.

Deux catégories de neurones sont distinguées, les premiers totalement

perméables et les seconds opposant une résistance totale et retenant des quantités.

Ensuite Freud met en évidence la fonction pare-excitatrice du psychisme, établissant

une correspondance avec le somatique et le traitement des excitations extérieures

au niveau des neurones.

Les neurones dits « exogènes » servent de régulateurs de quantités, de

« tamis » s’adaptant par période à l’excitation., opérant un filtrage contre la menace

de ses excés.

Lorsque la perspective de Freud devient métapsychologique, c’est désormais le

préconscient (instance située entre le conscient et l'inconscient) qui acquiert cette

fonction d’interface. Cet effet de filtrage rappelle d’ailleurs le modèle neurobiologique

de la cellule et ses fonctions membranaires : protection et communication.

Le système conscient-préconscient, en interaction avec les informations

perceptives, introduit ainsi une autre dimension à la limite somato-psychique : la

perception implique d’emblée le soma et met en jeu les organes sensoriels, comme

interface entre soi et l’environnement.

Jusqu’en 1920, Freud prolonge cette première topique : il note la structure à

double couche de ce qu’il nomme « l’appareil perceptif psychique ». Une première

couche tournée vers l’extérieur, visant la réduction des excitations du dehors : c’est

le « pare excitations ». La seconde, en arrière plan, est la surface à laquelle parvient

le stimulus une fois filtré, c’est le système perception conscience. Dans la première

topique, la limite est une aire de croisement, de transitionnalité, située à la surface du

psychisme et en lien direct avec l’environnement.

b) Limites intrapsychiques :

L’apport de la seconde topique freudienne réoriente le fonctionnement de

l’appareil psychique dans une dynamique majoritairement tournée vers l’intérieur à

savoir la lutte contre les représentations inconscientes. « Une part essentielle du travail

de la limite se poserait donc en terme de contention de désirs, de capacité à adapter ceux-ci

au monde externe, de canaliser les mouvements pulsionnels. Quel que soit l’investissement

accordé à l’externe, le référent restera interne, en réponse aux désirs qui le

régissent » (Ibid.)

Cela introduit une réflexion en terme de formation de compromis, de conflits

inter-instanciels. Le Moi occupe alors toute la surface de l’appareil psychique, et il

s’étaye sur les sensations de la surface du corps.

Le jugement permet l’évaluation du psychique en comparaison avec les objets

du dehors. L’histoire, mémorisée de l’intérieur, influence la perception de

l’environnement en lui donnant une trajectoire. Le Moi utilise la pensée du jugement

(activité intrapsychique du Surmoi) devant une excitation externe ou interne. Il s’agit

alors d’une conscience dite « réflexive », introduisant la dimension du méta.

c) Federn, un penseur de la limite :

La pensée de Federn (1979) a la particularité de reprendre les propos de Freud

tout en opérant une synthèse des deux formes de limites que ce dernier a permis de

dégager.

Federn s’intéresse notamment à la dépersonnalisation et à la théorie du

traumatisme, constituant deux situations pour penser le désinvestissement des

frontières du Moi. Comme tout symptôme, les troubles de la limite représentent une

opération défensive vis-à-vis du déplaisir angoissant que constitue l’advenue de

contenu inconscient à la conscience. Le risque encouru (illustré par

dépersonnalisation) est celui que les divers sens ne soient plus sentis comme

appartenant au Moi.

Le désinvestissement des frontières apparaît alors comme une forme d’état

transitoire, corrélé avec la survenue d’une pathologie. Lorsque le Moi est désinvesti,

les représentations inconscientes gagnent de la réalité : leurs qualités deviennent

assimilables à celles de la réalité extérieure, ce qui les met en concurrence avec les

perceptions. Les frontières du Moi sont donc sujettes à toutes les modifications,

fluctuantes, malléables ; leur investissement assure l’évidence des perceptions et se

trouve à l’origine de la construction de la subjectivité.

Federn différencie le « Moi mental » et le « Moi corps ». La frontière joue un

rôle d’interface entre le monde extérieur, le « Moi corps », et le « territoire étranger

interne » (citant Freud en 1953), le « Moi mental ».

Le « Moi corps » réunit les sensations relatives à la surface du corps (contours,

superficie, étendue) mais aussi à la position du corps dans l’espace ou la position du

corps vis-à-vis d’autres corps. Dans ces deux cas, le corps est la limite première.

Le « Moi mental » est quant à lui lié aux représentations ou impressions

provenant de l’activité de penser.

Les contours, les périphéries du corps et de la psyché constituent des frontières

dynamiques séparant le Moi d’un non Moi, base de la construction identitaire. A partir

de la surface du corps (à travers les échanges et le soin) se forment les premières

représentations, à partir des éprouvés corporelles se construisent le désir et le

fantasme.

L’investissement des traces mnésiques des expériences corporelles

satisfaisantes permet le déploiement des représentations. Cette conception rejoint le

modèle de l’hallucination du plaisir, qui associe l’activité représentative au désir de

retrouver l’objet manquant, et qui fonde l’anticipation.

3.3) Le Moi et la pensée, points de convergence des limites

Les dimensions somato-psychique et intrapsychique de la limite se rencontrent

au cœur du Moi et impliquent, dans le cadre de la seconde topique, des

phénomènes psychiques d’origine inconsciente.

Le Moi est ainsi une zone carrefour de régulation des deux dimensions de la

limite. Si les frontières les plus précoces semblent être celles du corps, Federn pose

le Moi comme le noyau central des frontières du sujet, noyau prenant en charge

toutes les limites, dans un registre corporel ou intrapsychique.

Dans cette optique, Houssier s’intéresse au rôle du refoulement : « Dans le

sens où le refoulement censure et transforme les représentations, il s’agit d’un agent

intrapsychique de la limite ». (Scelles, 2003). L’auteur distingue ainsi le sentiment du

Moi (« censé être constant, se référant au noyau du Moi ») et le sentiment des limites

du Moi (« périphérique … impressions de fluctuation permanente des frontières,

correspondant au fonctionnement préconscient »). Il conclut ainsi par l’idée selon

laquelle le processus préconscient fait tiers entre le psychique et le corporel. « Les

frontières du Moi fonctionnent par contre investissement par rapport aux contenus refoulés :

elles jouent le rôle de digue contre le retour du refoulé à l’état brut, non transformé par le

préconscient. La frontière entre ces perceptions corporelles et les matériaux inconscients ne

peut que se situer au niveau du préconscient » (Ibid.)

Cette réflexion évoque le principe de constance freudien (dynamique de la

frontière), dépendant de l’investissement libidinal (versant économique de la

frontière). Selon Federn, l’énergie libidinale permet en effet l’édification des

frontières, détermine la malléabilité voire la porosité de la limite. La pathologie

perturbe le fonctionnement du Moi et son homéostasie. « La formation de symptôme

pourrait dans cette optique correspondre à l’attaque du point d’équilibre au niveau de

la frontière, une remise en cause de la balance énergétique de la limite ». (Ibid.)

Au carrefour des limites se trouve le monde de la pensée. Elle traite de l’alliance

entre le dedans et le dehors, se situe entre principe de réalité et principe de plaisir.

« La pensée est réceptrice des sensations corporelles, et, recevant les rejetons de

l’inconscient à travers des expressions diverses comme la rêverie diurne, l’abstraction, le

jeu (…), elle est l’interface à la jonction entre le somato-psychique –la pensée du jugement-

et l’intrapsychique – la pensée du fantasme ». (Ibid.)

La pensée a un ancrage spatial et temporel, elle permet de manier le

symbolisme et l’abstraction. Le plaisir du fonctionnement de la pensée, lié au plaisir

de passage entre le dedans et le dehors, apparaît comme une compensation de la

perte de l’omnipotence, et favorise la prise en compte du principe de réalité.

Houssier évoque à ce propos la capacité créatrice prônée par Winnicott, qui

correspond pour lui au reflet d’un fonctionnement « suffisamment bon » de la limite.

3.4) L’adolescence comme paradigme de la limite

Pendant l’adolescence, les limites changeantes de corps redessinent l’identité

du sujet. La géographie corporelle trouve un nouvel agencement, en lien avec

l’histoire psycho affective ancrée dans le somatique. Cette nouvelle identité entraîne

une remise en question de la structure de ces limites, et intègre la double dimension

des limites du psychique et du somatique.

Pendant l’adolescence, il ne s’agit pas seulement de séparer, d’identifier et de

différencier, mais aussi de réunir et de regrouper, de rendre signifiant. Parler de

limite c’est inscrire cette réalité dans un champ symbolique, un champ de distinction

qui ne met pas seulement de l’ordre dans le chaos, mais qui autorise aussi le

mouvement. A ce titre, l’adolescence est une expérience de la limite, expérience

mouvante du rapport à soi même et à l’autre.

L’état amoureux et la période adolescente représentent deux épisodes de

l’existence qui interrogent et remettent en chantier la souplesse des limites

construites au cours du développement.

4) Moi-Peau, enveloppes psychiques, signifiants formels : les limites selon Anzieu

Anzieu a toujours voulu traiter des articulations -unification et séparation- entre

l’externe et l’interne. Comme le souligne Lavallée (Scelles, 2003), le « Moi-peau » et

« le Moi-pensant » d’Anzieu peuvent s’inscrire dans la continuité du « Moi corporel »

et du « Moi mental » de Federn.

Sa réflexion sur les limites reprend les questions du «Moi-peau », mais aussi

des « enveloppes psychiques » et des « signifiants formels ». La position et la

réflexion d’Anzieu, originales et fidèles à l’esprit de la psychanalyse, est donc

assimilable dans le corpus analytique.

4.1) Le Moi-peau

Anzieu définit le Moi-peau comme une création de l’esprit, une invention

métaphorique qui renvoie à un système d’interface se construisant sur la base d’un

« fantasme de peau commune » avec la mère.

Le Moi-peau est une limite parce qu’il est interface. Il est la base de construction

vers la subjectivation, un cheminement vers le « Moi-pensant ». « Le Moi-peau est une

réalité fantasmatique : à la fois figurée dans les fantasmes, les rêves, le langage courant, les

attitudes corporelles, les troubles de la pensée, et fournisseur de l’espace imaginaire

constituant du fantasme, du rêve, de la réflexion de chaque organisation

psychopathologique (…) Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se

sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même

comme Moi contenant les contenus psychiques (…).L’instauration du Moi-peau répond au

besoin d’une enveloppe narcissique et assure à l’appareil psychique la certitude et la

constance d’un bien être de base » (Anzieu, 1985)

Le Moi-peau requiert différentes fonctions, associées à celles remplies par la

peau dans l’organisme. Anzieu lui attribue huit fonctions :

Maintenance du psychisme (à l’instar du holding de Winnicott)

Contenance (le Moi-peau comme une écorce autour d’une structure nucléaire

du Ça)

Protection (pare –excitation devant les stimulations externes)

Individuation (sentiment d’être unique)

Inter sensorialité (fonction d’unification des données sensorielles)

Décharge libidinale

Recharge libidinale

Fonction d’inscription et de mémoire (le « parchemin originaire » au sens de

Chabert).

De ces fonctions, le Moi dégage la possibilité d’établir des frontières en filtrant,

en modulant les éléments qui lui parviennent, mais aussi en s’enrichissant de ces

échanges en circulation.

4.2) Rôle des enveloppes psychiques dans la constitution de l’autonomie

a) Notion d’enveloppe psychique :

Les travaux d’Anzieu suivent le mouvement qui associe le corps et la pensée.

Entre 1975 et 1986, Anzieu donne à la métaphore de l’enveloppe, déjà développée

par Freud, un statut de concept. Il s’agit pour lui de décrire des « fonctions

contenantes diversifiées à partir de la sensorialité », l’appareil psychique se

contenant lui-même grâce à certain nombre de processus, depuis la vie intra-utérine

jusqu’aux développements les plus élaborés dans le processus d’autonomisation.

La notion d’ « enveloppe », souple et métaphorique, permet d’articuler le perçu

et le pensé, le sensible et l’intelligible. L'autonomie repose sur ce que les biologistes

ont décrit comme une auto organisation interne et auto référencée ; elle concerne le

rapport du sujet au dedans, tout comme l'indépendance traite de son rapport au

dehors.

On ne peut concevoir l'existence d'un sujet autonome que si l’auto organisation

de son organisme biologique est complétée par le fonctionnement de son appareil

psychique -et de son unité psyché soma-, comme système auto référencé. Si un

système se définit comme « ensemble organisé délimité dans l'espace, séparé d'un

environnement par une surface idéale où une paroi matérielle », il paraît nécessaire

de traiter des enveloppes contenantes de l'organisation interne, et de leurs rôles .

b) Quatre dénotations du terme d'enveloppe psychique

- Perspective évolutionniste de l'enveloppe :

La pulsion animale de cramponnement, d'attachement, l’enveloppe du pelage

permet la protection de l'équilibre thermique. L'espèce humaine développe une

grande sensibilité tactile à partir de laquelle son intelligence et son affectivité se

déploient. « La peau ainsi dénudée met les êtres humains au contact étroit du monde (…)

ce qui stimule le développement du cerveau, dont la peau est le parent ectodermique (…)

notre angoisse, peut-être originaire, et celle de la chute, du vide, de l'abandon, de la perte

des étayages, d'être laissé tomber (…) la demande d'être porté, d'être tenu serré et au

chaud peau contre peau atteint une intensité considérable et ses inévitables frustrations

ouvrent des blessures profondes, constituant un des plus importants obstacles au désir

d'autonomie » (Touati, 1991)

- Le sens topologique de l’enveloppe :

L'enveloppe est une surface fermée, une sphère où apparaissent des

ouvertures. Les orifices assurent les entrées, les sorties, les échanges.

L'appareil psychique est par analogie une poche qui abrite les pensées, les tient

au chaud, les fait regarder au dehors. Le Moi est une métaphore de la surface : « des

pores parsèment la surface de la peau pour expulser des sécrétions, signaux de certaines

émotions de base (…) et qui entretiennent la souplesse, la perméabilité, la douceur, la

température de l'épiderme (…) l'appareil psychique se décharge de ses tensions en les

suant au propre et au figuré, avant de le faire par des actions musculaires ».

L'autonomie requiert l'alternance de fermeture protectrice sur soi et d’ouverture

stimulante sur l'extérieur, au rythme discontinu des poussées pulsionnelles.

- L'enveloppe psychique par maternage :

Selon Brazelton, la mère enveloppe l'enfant de ses soins en s'efforçant de

satisfaire les besoins psychiques et physiques de celui-ci.

Dans l’approche de Winnicott, lorsque l'enfant intériorise une mère

« suffisamment bonne », c'est le self, enveloppe du Moi, qui assure son identité, la

continuité sentiment d’exister, qui le protège et qui prend soin de lui : « le Soi

reproduit avec le Moi la relation contenant contenu exercée par la mère à l'égard des

émois et des fantasmes de l'enfant ».

Un second fondement de l'autonomie, plus tardif, est l'intériorisation des

interdits parentaux sous forme d'un Surmoi qui vient se construire sur la périphérie

du psychisme. « Le Moi est ainsi entouré d'une enveloppe nourricière, le soi, et d'une

enveloppe régulatrice des pensées et des actes, le Surmoi (…), le Moi-peau peut alors se

faire l'enveloppe des pulsions, qui les contient, les filtre, les suspend, les détourne, les

oriente vers leur décharge » (Winnicott, cité par Anzieu, 1991) .

Le psychisme acquiert ainsi une structure en « enveloppes emboîtées », il

devient autonome en combinant les fonctions des différentes instances.

- Enveloppe langagière ou narrative :

Par métaphore, l'enveloppe psychique véhicule des messages langagiers qui

sont nommément destinés et qui peuvent rester archivés dans le psychisme, en

venant inscrire l’enfant dans des scenarii qui orienteront son destin. Parmi ces

messages, les malédictions du langage peuvent emprisonner le sujet, handicaper sa

liberté en le privant de l’accomplissement de ses désirs, de ses possibilités et de ses

choix propres.

c) Paliers de la construction de l'enveloppe psychique et du Moi

L'autonomie du Moi, jamais complète ni définitive, passe par des paliers

successifs. Ces différents stades peuvent être à nouveau sollicités dans la mémoire

et l’imaginaire, remis en chantier tout au long de l’existence, en des mouvements de

régression constructive.

- L'enveloppe utérine : Elle correspond à l’ébauche d'un système de perception-

conscience. L'utérus maternel, contenant anatomique du fœtus, fournit l'ébauche

d'un contenant psychique. Ce contenant anatamo-psychique indifférencié est le

contenant originaire. Dès la naissance, il préexiste une forme de conscience

sensorielle, fragmentaire, construite notamment sur la base de la rythmicité

corporelle. La pare-excitation est constituée par le corps de la mère, spécialement

par son ventre. Un champ de sensibilité commun au fœtus et à la mère se

développe.

- L'enveloppe maternante : Elle est nommée comme telle par Brazelton. Les

soins donnés par la mère et l'entourage constituent une enveloppe de sensations et

de gestes plus active et plus unifiante que l'enveloppe utérine. Winnicott la rattache à

la « sollicitude maternelle primaire », qui anticipe les besoins de l'enfant par fusion

des psychés et des corps de la mère et de l’enfant.

- L'enveloppe habitat : Cette notion correspond à l’acquisition par le bébé de la

distinction des besoins corporels et psychiques, des types de communication

correspondants. Elle fonde la distinction entre l’unité d'un soi psychique et celle d’un

soi corporel différencié.

- L'enveloppe narcissique : Elle s’accompagne de la distinction des parties

miennes et non miennes. Cette enveloppe ne forme pas un tout par simple

juxtaposition des parties, mais par un agencement complexe les mettant en relation.

Elle inaugure la construction identitaire.

- L'enveloppe individualisante imaginaire : Elle assure la formation du Moi et

celle d'un sentiment d’individualité. L’image donnée à voir est renvoyée en miroir par

l’environnement, formant un écart entre ce que « je pense être », et « l’image que

l’autre reconnaît en moi ».

- L’enveloppe transitionnelle : Elle assure à la fois la séparation et l'union,

apporte à l'enfant le sentiment de confiance dans sa propre existence et dans celle

d'un monde extérieur maîtrisable. L’expérience de l'aire transitionnelle correspond à

ce champ d’expérimentation entre le réel et l’imaginaire qui permet de recevoir, de

traduire, et même de transformer les informations de l’environnement, sous une

forme assimilable pour le psychisme.

- L'enveloppe tutélaire : C’est l’expérience d'être seul en présence de quelqu’un

(Winnicott), corrélative de l'acquisition du sentiment de continuité de soi et de la

stabilité des objets internes, garante du sentiment de sécurité et d’autonomie

psychique. Par la suite, cette enveloppe, qui repose sur une introjection satisfaisante

de l’objet maternel, garantit la présence symbolique de celle-ci au sein du

psychisme, et permet d’apprécier les bienfaits de la solitude.

L'autonomie psychique fait donc intervenir des étayages successifs, qui

s’intègrent les uns aux autres. « Elle est le fond pensant sur lequel peut émerger une

pensée réflexive qui se prend en charge elle-même» (Anzieu, in Touati & al, 1991).

Elle suppose aussi la constitution de ce que Bion appelle un « appareil à penser les

pensées ».

4.3) Les signifiants formels

Dans sa réflexion sur les signifiants formels, Anzieu analyse les mouvements

hallucinés du corps dans l’espace et leurs avatars angoissants. Ils signent la rupture

des fonctions contenantes du Moi à travers des sensations de transformation du

corps propre, dans une trajectoire d’indistinction dedans dehors. Il développe ainsi

un point de vue dynamique complémentaire du modèle plus statique du Moi-peau.

Les signifiants formels, figures intermédiaires entre la sphère et le plan,

renvoient à l’image d’un contenant crevé, à la perte de volume, à l'inconsistance, à la

dépression, à « l'inquiétante étrangeté » de la dépersonnalisation, à des impressions

qui signent l’émergence du Pathos, constituées d’images proprioceptives,

cénesthésiques, kinesthésiques, tactiles, posturales.

Plusieurs formes de décontenance ont été identifiées par Anzieu :

Une configuration spatiale opère ou subit une modification irréversible, dont

le paradigme semble être l’idée d’une peau commune arrachée. (Un axe

vertical s’inverse, un appui s’effondre, un trou aspire, un sac fuit, etc.)

La dynamique des états de base de la matière (un corps solide est traversé,

un corps gazeux explose, un corps liquide s’écoule).

La réversibilité de la transformation (un orifice s’ouvre, se referme, un objet

disparaît, réapparaît, une cavité se vide, se remplit, etc.).

La symétrie ou la dissymétrie de la transformation, supposant acquise

l’individuation (mon double me quitte ou me contrôle, mon ombre

m’accompagne où je l’accompagne, mon dedans est cherché ou trouvé au-

dehors, un être du dehors et conservé au-dedans).

Le passage de signifiants formels aux scénarii fantasmatiques étayés sur

l’organisation linguistique : un objet qui s’approche me persécute, un objet

qui s’éloigne m’abandonne »

Les signifiants formels, par métaphorisation, permettent le repérage des

enveloppes psychiques. Leur identification est utile pour interpréter les altérations de

l’espace psychique ou des fonctions du Moi.

C’est au thérapeute qu’il incombe de produire des signifiants formels verbalisés

structurants et pouvant contenir les mouvements pulsionnels du sujet, pour rétablir la

fonctionnalité des enveloppes psychiques.

Selon Lavallée, les travaux d’Anzieu permettent de saisir la manière dont la

mise en mots de l’analyste permet de lier des représentations qui touchent des

configurations du corps dans l’espace, ainsi que ses mouvements. La production de

signifiants formels verbalisés fait partie des solutions psychiques qui permettent au

Moi de contenir le mouvement pulsionnel.

Si les images fournies par les signifiants formels associent les enveloppes

psychiques et les états affectifs. Elles façonnant les sensations de contenance. Les

métaphores corporelles utilisées en relaxation favorisent l’entrée du sujet dans un

système symbolique, de contenance et de signification qui lui permet d’apprécier (en

se les figurant) ses enveloppes corporelles et aussi psychiques.

Les images métaphoriques utilisées en thérapie, notamment corporelles, sont

des signifiants formels donnant à penser l’être somato-psychique sous le signe de la

cohérence, de l’unité, de la rythmicité, de la liberté. Elles proposent des réponses

imagées semblant pouvoir contrecarrer, ou anticiper les cinq formes de

décontenance évoquées plus haut, et qui constituent les premiers reflets du Pathos.

5) « Capacité d’être seul » et « autonomie mentale » au service de la subjectivation

5.1) Capacité d’être seul

La capacité d'être seul, selon Winnicott, représente l'un des signes les plus

importants de la maturité du développement affectif. « Du point de vue clinique, cela

peut se traduire par un épisode de silence ou une séance silencieuse. Loin d'être une

manifestation de résistance, ce silence constitue en fait pour le patient un aboutissement.

C'est peut-être là qu'il est capable, pour la première fois, d'être seul. C'est sur cet aspect du

transfert dans lequel le patient est seul au cours de la séance analytique que j'aimerais

attirer l'attention » (1958)

Se fondant sur les écrits de Freud à propos de la relation anaclitique (1914),

Winnicott tente de définir les aspects positifs de la capacité d’être seul, faisant

remarquer que la littérature traite de la peur ou de la volonté d’être seul, sans jamais

se pencher sur l’aptitude à être seul. « Il se peut qu'un homme soit seul dans une cellule

et soit incapable de supporter sa solitude [c’est là pour l’auteur le fait d’être effectivement

seul] Beaucoup de personnes cependant sont capables, avant d'être sorties de l'enfance,

d'apprécier la solitude, elles peuvent même la considérer comme une possession des plus

précieuses ».

Voici quelques extraits essentiels de sa réflexion dorigine :

« L'enfant qu'on appelle normal est capable de jouer, de s'exciter pendant qu'il joue, et

de trouver une satisfaction dans le jeu sans se sentir menacé par un orgasme physique

d'excitations locales. Au contraire, un enfant carencé, avec une tendance antisociale ou

n'importe quel enfant souffrant d'une instabilité maniaco-dépressive, est incapable de trouver

une satisfaction dans le jeu parce que celui-ci entraîne une excitation physique, etc. (…) Le

fondement de la capacité d'être seul est l’expérience d'être seul en présence de quelqu'un.

De cette façon, un petit enfant, qui possède une faible organisation du Moi, est capable

d'être seul grâce à un support du Moi sûr (…). Ce type de relation, qui existe entre le petit

enfant et la mère, qui agit en tant que support du Moi, mérite une étude particulière. Bien

que d'autres termes aient été utilisés, je suis d’avis que l'expression « relation au Moi »

pourrait convenir temporairement. Dans le cadre de la relation au Moi interviennent des

relations instinctuelle qui fortifient, plutôt que ne le troublent, le Moi qui n'est pas encore

organisé. »

« Peu à peu, l'environnement qui sert de support du Moi est introjecté et sert à

l'édification de la personnalité de l'individu, si bien que se forme une capacité d'être vraiment

seul. Même ainsi, théoriquement, il y a toujours quelqu'un de présent, quelqu'un qui, en fin

de compte et inconsciemment, est assimilé à la mère, celle qui, durant les premiers jours, les

premières semaines, s'identifie temporairement à son enfant et pour laquelle rien ne compte,

au cours de cette période, que les soins à lui apporter. (…) Je considère que « je suis seul »

est une amplification de « je suis » qui dépend de la conscience qu’a le petit enfant de

l'existence ininterrompue d'une mère à laquelle on peut se fier ; la sécurité qu'elle apporte

ainsi lui rend possible d'être seul et de jouir d'être seul, pour une durée limitée (…) j'essaie

de justifier ce paradoxe que la capacité d'être seul est basée sur l'expérience d'être seul en

présence de quelqu'un, et que si cette expérience est insuffisante, la capacité d'être seul ne

parvient pas à se développer ». (Ibid.)

5.2) L’autonomie « mentale »

Winnicott a souligné l'importance essentielle de l'accès pour l'enfant à cette

capacité d'être seul, qui repose sur la faculté à convoquer et à se figurer l’objet

absent.

Schmid-Kitsikis (Touati, 1991) donne une appréciation supplémentaire sur les

conditions participant au processus d' « autonomisation mentale ». Elle attribue une

grande importance à la période de l’égocentrisme décrite par Piaget, considérant les

expériences qui en découlent comme fondamentales pour la cohésion identitaire : « L'expérience de l'égocentrisme psychologique, jugée généralement comme un état

empêchant l'accès à l'autonomie mentale, offre en tant qu'expérience vécue, au moyen des

conditions psychiques et temporelles qui lui sont propres, les matériaux dynamiques

indispensables pour l'évolution de la pensée individuelle (…). Le concept d'égocentrisme est

selon nous directement lié à l'histoire de la construction de la stabilité des objets introjectés

ou invariants psychiques, selon une dimension d'expérience qui tient compte de la source et

de la nature des conflits, des systèmes de défense, et des processus de

dépassement » (Ibid.)

L'égocentrisme semble responsable du foisonnement des croyances

individuelles, de la richesse du monde psychique et mental du sujet : « Cette

expérience serait nécessaire au sujet en tant qu'étape transitionnelle pour la mise en place

de la capacité à créer le fantasme, l'objet et le symbole individuel, et contribuerait à la mise

en place des capacités de différenciation permettant au sujet de s'éprouver et d'éprouver, de

se penser et de penser, de créer des pensées » (Ibid.)

Schmid-Kitsikis pense que les conditions nécessaires pour l'élaboration de

monde interne se révèlent en grande partie responsables de l'établissement de la

période d'égocentrisme, période par excellence transitionnelle car nécessaire pour

l'accès du sujet à l'autonomie dans sa capacité de penser, mais aussi dans celle

d'utiliser la pensée émotionnelle pour ses constructions cognitives.

La triple fonction maternelle -de rêverie, de pare excitation et de discontinuité

relative dans la relation- détermine le système psychique de la mère et se trouve à

l'origine d'un système de régulation analogue chez l'enfant. Ce système est rendu

possible par les conditions de l'égocentrisme psychologique, pour le développement

des conduites processuelles de « l'abstraction individuante » (prise en compte de

l’externe et de l’interne).

Cette expérience de rêverie maternelle, introjectée par l'enfant, rend possible le

développement de son activité d'assimilation, par conséquent celui de son activité de

mise en sens. La mère développera cette capacité de rêverie en accord avec son

système de pare excitation, ce qui aidera l'enfant à réunir progressivement ses

conduites d'accommodation différenciées aux qualités du monde extérieur : « En

somme, l'enfant tout en pouvant compter sur la continuité relationnelle que lui offre la

fonction maternante, doit également vivre la discontinuité créée par le système conflictuel

d'alternance de gratification-frustration, lequel le placera dans une position active face à son

propre développement » (Ibid.). Il est essentiel que le sujet bénéficie de ces conditions

relationnelles afin de créer, maintenir et développer ses capacités psychiques de

liaison, de l’aider à supporter les expériences de séparation. « C'est ainsi seulement

qu'il pourra accéder à la capacité d'être seul en présence de l'autre et à être en relation avec

l'autre en son absence » (Ibid.)

La première phase de l'égocentrisme est celle qui concerne le processus de

différenciation des premières représentations : différenciation progressive de

l'intérieur et de l'extérieur, de l'intérieur des objets internes et de l'intérieur des objets

externes. Cette « géographie du fantasme » (Ibid.) va créer l'espace nécessaire pour

la permanence du self de l'objet, fondateur du sentiment continu d’existence. A

travers sa propre omnipotence fantasmatique et la disponibilité maternelle, l'enfant

amorce ses premières constructions spatio-temporelles.

La seconde phase est constituée par l'expérience égocentrique de la relation

elle-même : l’enfant, préoccupé de reproduire son histoire émotionnelle et corporelle,

va chercher à créer des réunions d'objet ou d'événements, pour confirmer et enrichir

ses expériences vécues, se construire des scénarii propres.

Progressivement, il cherchera aussi à créer des opérations pouvant satisfaire

les conventions sociales. Cette capacité symbolique va permettre à la capacité de

réinvention et de création de symboles de se perpétuer.

Ensuite, l'enfant se doit d’entrer dans une phase d'activité plus consensuelle,

nécessaire à son insertion sociale. Il utilise alors ses productions symboliques

privées avec un regard sur le socius, adoptant une position davantage inscrite dans

attente ou le retrait.

Le troisième âge de l'égocentrisme est celui de la pensée dite formelle,

intervenant en fin de latence, à l'entrée à l'adolescence : le besoin narcissique

d'utiliser les connaissances et les compétences, et l’élaboration de théories

personnelles, vont amener le sujet à se tourner vers son monde intérieur, à prendre

sa pensée propre comme objet d'investissement, en quelque sorte à « penser sa

propre pensée ».

Cette recherche interne sera stimulante, déterminante pour le développement

de l’image narcissique. Cette croissance des capacités mentales s’intègre dans le

processus d’« abstraction individuante », défini comme tel par Schmid-Kitsikis :

« mouvement d'élévation psychique issu des premiers investissements et indiquant des

possibilités du sujet à un moment donné de son développement, de se mobiliser et de

transformer à différentes fins ses constructions mentales, les mises en forme psychiques

-fantasmes, symboles- élaborées dans son histoire psychologique, sexuelle et

cognitive » (Ibid.)

L' « abstraction individuante » garantit l'évolution du narcissisme, soutenu par

les mouvements psychiques prenant en compte les exigences du monde interne en

relation avec celles du monde externe. Elle place aussi l’individu dans un relation

différente au temps : « C'est aussi à ce processus qu’incombe la mise en place

progressive de la capacité d'attente nécessaire à l'anticipation mentale et

relationnelle » (Ibid.)

Paradoxalement, tout en accédant à des niveaux supérieurs d'autonomie

mentale, le sujet éprouve la nécessité interne de revaloriser son fonctionnement

égocentrique, afin de préserver son individualité, de se positionner en tant que sujet

pensant, auteur et protecteur de ses pensées. La pensée progresse ainsi par

intégration et réactualisation de ses acquis antérieurs, garantissant ainsi l'évolution

de son individualité et de sa créativité.

A travers l’appréhension de données spatiales et temporelles, le rapport

dialectique entre l’interne et l’externe, la tentative d’associer par la pensée le

fantasme et la perception (1er âge de l’égocentrisme), le déploiement d’une activité

symbolique (2ème age), les enfants et les adultes qui vivent des expériences

thérapeutiques (individuelles ou groupales) sont amenés à remettre en chantier les

acquis des premiers âges de l’égocentrisme, au profit de l'adaptation et du

développement personnel.

6) L’ « imagination symbolique », comme fonction de « rééquilibration » (Durand, 1968)

Le symbole, création psychique et culturelle, est une caractéristique propre à

l’être humain. Il signifie étymologiquement « mettre ensemble ». Dans son essence,

le symbole se déploie à travers la négation de la mort, du néant, du temps lui

même. Il ne s’agit pas de se croire éternel ou omnipotent mais d’accéder -par la

rêverie et la création imaginative- à des ressources permettant d’aborder sainement

des angoisses s’imposant à chaque être humain, liées à son destin et à sa finitude, à

ses questionnements existentiels.

Durand attribue à l’imagination symbolique une « fonction d’ euphémisation » :

« non pas simplement comme opium négatif, masque que la conscience dresse devant la

figure hideuse de la mort, mais bien au contraire dynamisme prospectif qui, à travers toutes

les structures du projet imaginaire, tente d’améliorer la situation de l’homme dans le

monde » (Ibid.) Redresseur d’équilibre, la pensée symbolique fait sentir ses bienfaits

dans cinq secteurs : biologique, psychosocial, socio-historique, anthropologique et

spirituel.

Bergson a établi le rôle biologique de l’imagination, qu’il appelle « fonction

fabulatrice » (1932). Il définit l’imagination comme une « réaction défensive de la nature

contre les représentations, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort (…) [qui] suscite, au

sein de l’intelligence même, des images et des idées qui tiennent en échec la représentation

déprimante ou qui l’empêche de s’actualiser ». La fabulation se range alors du côté

l’instinct, de l’adaptabilité vitale. Lacroze (1935) compare ce point de vue à la thèse

freudienne : le monde des images apparaît bien comme « une position de repli en

cas d’impossibilité physique ou morale », comme « évasion loin de la dure réalité »,

une forme de « mise en suspend » du principe de réalité.

L’imagination symbolique est aussi facteur d’équilibre psychosocial. La

psychanalyse avait déjà souligné le rôle tampon que joue l’imagination, entre la

pulsion (réservoir libidinal du Ça) et sa répression (le Surmoi, représentant du

consensus social).

Chez Jung (1912), grâce à la notion d’ « archétype », le symbole est considéré

comme une synthèse équilibrante par laquelle l’âme individuelle est raccordée à la

psyché de l’espèce c’est à dire à son inconscient collectif. Il émerge de cette

dialectique des solutions apaisantes pour l’individu. Comme l’avait constaté Jung

(Ibid.), la maladie est une perte des fonctions symboliques. Le malade est un

désadapté, par rapport au milieu et l’action dans laquelle il s’inscrit.

Selon Desoille (1952) ou Séchehaye (1947), le symbole constitue un moyen

thérapeutique direct, garant de l’équilibre psychosocial : le « rêve éveillé » (Desoille,

1952) est très proche de la rêverie bachelardienne : injection dans le psychisme

d’images antagonistes, d’ascension, de conquête verticale, (évasion et

dépassements), de descentes souterraines (pour « désapprendre » la peur), etc. La

thérapie de Séchehaye (1947) s’appuie sur le rôle équilibrant d’un régime de l’image,

de ses résonances symboliques par rapport à l’autre. La cure de « réalisation

symbolique » cherche à tempérer l’hégémonie d’un régime de l’image sur un autre :

« Le changement de régime institue dans le champ de l’imaginaire, et de la conduite

ensuite, une rééquilibration symbolique ». (Durand, 1968)

L’histoire culturelle suit un double mouvement qui est source de rééquilibration :

chaque génération s’opposant à la précédente, les régimes symboliques se

renforcent, résistent, puis changent brusquement lorsque les enfants sont devenus

adultes, avides de changements ou d’évasion. « L’équilibre socio-historique ne serait

rien d’autre qu’une constante réalisation symbolique, et la vie d’une culture serait faite de

ces diastoles et systoles, plus ou moins rapides selon la conception même que ces sociétés

se font de l’histoire » (Durand, 1968).

Il y a aussi un autre rééquilibrage, de portée anthropologique : si la raison et la

science relient les hommes aux choses naturelles, ce qui relie les hommes entre

eux, dans leur bonheur ou leurs peines, est l’empire des images, sous forme de

représentations et d’affects ressentis, vécus, présents dans les mythes de notre

civilisation. L’anthropologie de l’imaginaire dessine un tableau dans lequel l’homme

peut se reconnaître, se confirmer, « reconnaître le même esprit de l’espèce à l’œuvre

dans la pensée primitive comme dans la pensée civilisée, dans la pensée normale ou

pathologique » (Ibid.).

L’imagination permet enfin d’instaurer un rééquilibrage de nature existentielle et

de portée théologique qui engloberait tous les autres. « Si tant de symboles, tant de

métaphores poétiques animent les hommes, n’est ce pas (…) parce qu’ils sont les hormones

(Bachelard) de l’énergie spirituelle ?» (Durand, 1968) La vie consciente organise une

lutte perpétuelle contre la mort et l’évocation de notre finitude. Elle est sous tendue

par une « vie de l’esprit » (Ibid.) qui se détache des exigences de la finitude, dépasse

les angoisses existentielles et prend une dimension que l’on pourrait qualifier de

numineuse. La rêverie constitue dans cette optique la plus précieuse des ressources

pour l’Homme pour se déployer comme être de désir, et aussi pour dépasser les

angoisses et les souffrances inhérentes à son statut d’être humain :

« Le symbole débouche sur une épiphanie (connotation sacrée et révélation sacrée)

de l’esprit et de la valeur dans son dynamisme à la quête de sens, constitue le modèle de la

médiation de l’Eternel dans le temporel. Dans l’irrémédiable déchirure entre la fugacité de

l’image et la pérennité du sens que constitue le symbole, s’engouffre la totalité de la culture

humaine, comme médiation perpétuelle entre l’Espérance des hommes et leur condition

temporelle. Si l’imagination symbolique a pour scandaleuse fonction de nier éthiquement le

négatif, elle constitue l’activité dialectique même de l’esprit. Au niveau du sens propre de

l’image, copie de la sensation, elle dessine toujours un sens figuré, la création

perceptive » (Ibid.).

L’imagination symbolique représente ainsi un levier pour être épanoui dans ses

relations intra et intersubjectives, s’ouvrir au changement, aux rééquilibrages

constants de l’appareil psychique, notamment dans les périodes de vie lors

desquelles le développement est particulièrement opérant.