@72h â Dein Gruppenprofil im Aktion 72 Stunden â 10. -13. September 2015 | SAJV - CSAJ.
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Le Code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle nâautorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de lâarticle L. 122-5, dâune part, que les « copies ou reproductions strictement rĂ©servĂ©es Ă lâusage privĂ© du copiste et non destinĂ©es Ă une utilisation collective » et dâautre part, sous rĂ©serve du nom de lâauteur et de la source, que «âles analyses et les courtes citations justifiĂ©es par le caractĂšre critique, polĂ©mique, pĂ©dagogique, scientifique, ou dâinformationâ», toute reprĂ©sentation ou reproduction intĂ©grale ou partielle, faite sans le consentement de lâauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette reprĂ©sentation ou reproduction, par quelque procĂ©dĂ© que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnĂ©e par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle.
Couverture crĂ©dits photos : istock â 5second Ref. 470674388/thanasus â ref. 928191614/appletat â ref. 108176365 - Matthieu Biasotto © 2018. Tous droits rĂ©servĂ©s. Ce livre a Ă©tĂ© publiĂ© sur www.bookelis.fr Corrections : Marie Aubertin | [email protected] ISBN : 979-10-359-5870-1
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Prologue
Ă lâheure de la rĂ©crĂ©ation, la façade en pierres blanches abrite les rires des Ă©lĂšves, la douce agitation de lâaprĂšs-midi, mais surtout une part dâombre que personne ne soupçonne. Loin du chahut candide de la cour, au premier Ă©tage dâune Ă©cole privĂ©e huppĂ©e et en tout point respectable, le temps se fige lâespace dâune seconde Ă©trange. Ătrange, pour ne pas dire terrible. 16 h, les murs des classes ont beau ĂȘtre ornĂ©s du Christ, il se passe ici des choses pas vraiment catholiques, en particulier dans la salle aux rideaux tirĂ©s, la 114.
Personne ne met jamais les pieds dans ce dĂ©barras, on y stocke la crĂšche de NoĂ«l, les costumes des spectacles de fin dâannĂ©e et tout ce que lâĂ©tablissement envisage de donner aux bonnes Ćuvres. Oui, Sainte-Sophie jouit dâune excellente rĂ©putation et nul ne se doute que dans la poussiĂšre recouvrant le vieux matĂ©riel entassĂ© lĂ , le souffle haletant dâun homme Ă©crase le silence glacĂ© dâun enfant.
La pĂ©nombre est inavouable, le secret se veut Ă©pais. On dit que les apparences sont souvent trompeuses, pourtant la peau blĂȘme de lâenseignant est encore luisante lorsquâil se rhabille sous lâĆil embuĂ© de lâĂ©lĂšve au spleen impĂ©nĂ©trable.
â Tu sais⊠Parfois, les adultes font des choses difficiles Ă expliquer.
La mine fermĂ©e, les joues brillantes, le mĂŽme nâest pas en Ă©tat de parler, câest sans doute trop frais. Du haut de ses douze ans, il reste assis et abattu, pressant tout contre lui son sac Ă dos. Ă fleur de peau, son mutisme laisse place Ă la respiration du professeur, puis Ă un murmure coupable.
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â Le dĂ©sir ne se contrĂŽle pas. Je regrette. Je regrette vraiment.
Ă la hĂąte, le maĂźtre reboutonne sa chemise, histoire dâĂȘtre Ă nouveau tirĂ© Ă quatre Ă©pingles et de dissimuler le tatouage quâil porte sur le ventre. Une sucette. Une sucette dâun rouge vif, presque hypnotique. Et ce nâest pas la premiĂšre fois que le petit 5e lâaperçoit.
â Tu ne dis rienâ? Valentin, parle-moi.
Trop triste pour réagir, grand émotif malmené, Valentin serre la mùchoire, retenant les sanglots et les spasmes qui agitent son torse noueux.
â MĂȘme si tu es jeune, ce quâon a fait nâest pas mal. Ce nâest pas sale, tu entendsâ?
Les affirmations douteuses se heurtent au refus de comprendre. La main de lâhomme cherche Ă caresser la fine chevelure de lâenfant comme sâil sâefforçait de se justifier ou de se faire pardonner. Le gamin dĂ©tourne les yeux et se dĂ©gage de lâemprise de lâenseignant, dâun mouvement brusque.
â Regarde-moi. AllezâŠ
Pliant devant lâautoritĂ©, le petit redresse la tĂȘte, son Ćil au beurre noir dĂ©fie Monsieur Lebas, sa barbe de quelques jours, sa coupe courte aux tempes dĂ©gradĂ©es Ă blanc et ses lunettes vintages, sans quâaucun mot ne soit prononcĂ©.
â Je ne sais pas ce qui mâa pris, OKâ?
Il est un peu tard pour les excuses, un nouveau silence Ă©trangle lâimpunitĂ©. Fermant le col de sa chemise, le brun au tatouage malsain a conscience quâil ne tirera rien de plus dâun enfant si
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sensible.
â Il faut sortir maintenant, lĂšve-toi.
Ă lâidĂ©e dâaffronter le monde extĂ©rieur, Valentin se sent terrifiĂ© et en dessous de tout. RecroquevillĂ©, il repousse la main tendue de lâĂ©ducateur.
â Ne me touchez pasâ! â Ne mâoblige pas Ă employer la force. â Je veux ĂȘtre tout seul⊠Sâil vous plaĂźt. â Nây pense mĂȘme pasâ! Câest hors de question, lâhomme tient Ă garder la situation sous contrĂŽle. Et mĂȘme si le petit doit Ă©prouver le besoin de se remettre de ses Ă©motions, il ne doit pas rester sans surveillance. Pourtant, il grommĂšle.
â Alors, pas ensemble. â Quoiâ? Quâas-tu ditâ? â Pas tous les deux pour sortir. â Câest ce quâon va voirâ! â Les autres vont parler. Pas en mĂȘme temps, sâil vous plaĂźt.
Judicieuse remarque, ce gosse est instable, mais brillant. Le professeur se ravise puis ajuste sa monture sur le nez. Il progresse prudemment dans lâobscuritĂ©, sâempare du trousseau de clĂ©s non loin du vieux tableau en ardoise et sâapprĂȘte Ă ouvrir la porte.
â Le concierge va se charger de te raccompagner. SĂšche tes larmes, lĂšve-toi et dĂ©brouille-toi pour sourire. â Mais, Monsieurâ? â Stop. Ăa suffit.
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Le cliquetis de la serrure fait Ă©cho Ă un tintement surprenant qui retient Lambert Lebas sur le seuil. Il vient dâidentifier trĂšs distinctement une sonnerie. Celle dâun tĂ©lĂ©phone portable. La silhouette Ă la chemise cintrĂ©e se fige en dĂ©couvrant une LED qui clignote au milieu des vieilles briques au fond de la piĂšce. Valentin se dĂ©compose et se crispe.
Le sourcil froncĂ©, l'index sur lâinterrupteur, lâadulte compte bien faire toute la lumiĂšre sur la prĂ©sence de cet appareil. Alors que lâaffolement se lit dans ses yeux noisette, lâenfant quitte sa position pour sâen emparer et lâhomme laisse jaillir sa vĂ©ritable nature.
â Ne bouge pas, putainâ!
Claquements de doigts nerveux et regard pétrifiant. L'ordre est sifflé entre les dents.
â Reste Ă ta placeâ!
Furieux, prenant soin de ne pas salir son pantalon en velours, il enjambe le bric-Ă -brac. Le vieux parquet grince alors quâil se dirige vers le smartphone rouge dressĂ© en Ă©quilibre contre une pile de manuels scolaires. LĂ , Ă moins de deux mĂštres du mĂŽme, ce quâil distingue Ă lâĂ©cran provoque en lui un vĂ©ritable torrent de panique, un coup de poing fulgurant.
â «âCarte mĂ©moire pleineâ», quâest-ce que ça veut direâ? Câest quoi ce bordelâ?
Le mobile Ă la coque Super Mario Bros est le tĂ©moin de leur petite parenthĂšse, voilĂ ce que ça veut dire. Câest inacceptable, intolĂ©rable et prodigieusement risquĂ©.
â Tu as tout filmĂ©â? RĂ©ponds-moi, nom de Dieuâ!
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Valentin sursaute, sa bouille fine se paralyse, il acquiesce timidement. EffrayĂ© par lâanimositĂ© de son enseignant, le gosse triture son pendentif en argent. Face au piĂšge, le sang de Lambert ne fait quâun tour. Les consĂ©quences peuvent ĂȘtre dĂ©sastreuses.
â Les portables sont interdits Ă Sainte-Sophie. Tu le sais, çaâ? â Oui, Monsieur Lebas.
Pris la main dans le sac, Lambert Lebas est tenu de rĂ©flĂ©chir vite. Toutefois, il nâest pas le seul maĂźtre Ă bord ni le seul adulte impliquĂ©.
â ConfisquĂ©â! JusquâĂ nouvel ordreâ!
Le visage du prof se verrouille derriĂšre un masque autoritaire et son regard Ă©bĂšne nâa jamais Ă©tĂ© aussi obscur. Fini de se justifier, il est temps de sĂ©vir, de reprendre le contrĂŽle et de sanctionner sâil le faut.
â Tu connais les codes de lâĂ©cole. Ils sont trĂšs clairs, je le garde. â Monsieur, nonâ! Ne faites pas ça, je⊠â Pardon, tu as quelque chose Ă me direâ? Tu nâes pas dâaccord peut-ĂȘtreâ?
Les traits agressifs du professeur sous pression approchent le visage lisse et doux du petit Valentin. En proie à la crainte de lourdes représailles, celui-ci se rétracte et se ratatine en déglutissant comme il le peut.
â Tsss⊠Valentin⊠Je pourrais te faire exclure, tu en as conscienceâ? Tu veux encore changer dâĂ©coleâ? â Non, Monsieur. â Que penserait ta mĂšre, heinâ?
Voilà , brave garçon... Il fait bien de baisser les yeux.
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â En attendant, personne ne doit ĂȘtre au courant. Tu es assez intelligent pour le comprendreâ?
Qui ne dit rien consent. Du revers de la main, Lambert sĂšche le minois de lâĂ©lĂšve. Pas le moindre signe de rĂ©bellion cette fois. Il glisse le tĂ©lĂ©phone aux couleurs de Nintendo dans la poche de son pantalon, traversĂ© par le sentiment dâavoir Ă©teint lâincendie et de ramener le petit Ă la raison. Avec sa paume, monsieur Lebas tapote les cheveux chĂątains du garçon et redescend dâun cran. Douceur et fermetĂ©, il faut savoir doser.
â Tout ira bien, tu peux me croire. Il faut simplement que cette histoire reste entre nous. Toi, moi et le directeur.
Valentin ferme les paupiĂšres. Ses Ă©paules portent le poids de nombreux non-dits et dâun pacte dont il prĂ©fĂ©rerait se passer. En tant quâĂ©lĂšve, a-t-il vraiment le choixâ?
â Je peux te faire confianceâ? â Oui, Monsieur.
Sage petit bonhomme, câest presque trop facile.
â Maintenant, je vais sortir, OKâ? Ensuite, Michel va venir te chercher. Ce quâil vient de se produire nâa jamais existĂ©. Jamais.
Dâun soupir rĂ©signĂ©, Valentin valide le programme. Puisque l'accord est conclu, lâhomme abandonne le gosse et quitte la salle non sans lui rappeler, une ultime fois, la seule rĂšgle qui compte dans un contexte pareil.
â Ce doit ĂȘtre notre petit secret. Je suis bien clairâ?
Inutile dâattendre la rĂ©ponse, ce genre de questions se passe de toute forme dâadhĂ©sion. Lambert Lebas respire un grand coup,
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laisse la porte ouverte et endosse Ă nouveau son rĂŽle de prof irrĂ©prochable en foulant le couloir. Sous les nĂ©ons de Sainte-Sophie, ce brun pĂąle comme un linge dâune quarantaine dâannĂ©es percute un Ă©lĂšve au visage truffĂ© de taches de rousseur. Un petit au crin poil de carotte qui nâa absolument pas le droit dâĂȘtre lĂ .
â Mathisâ? Qui tâa permis d'entrerâ? Tu dois ĂȘtre en rĂ©crĂ©ationâ! â Je⊠Je cherche quelquâun. â Demi-tour, de lâairâ! â Est-ce que vous avez vu Valentin, Monsieurâ? â Dehors, avant que je te colle.
Dâun ton sec, Lambert lui ordonne de rejoindre ses camarades au rez-de-chaussĂ©e. On ne badine pas avec lâobĂ©issance Ă Sainte-Sophie. Une fois que Mathis a rebroussĂ© chemin, le pĂ©dagogue interpelle le concierge. Michel, un grand barbu discret aux allures un peu bourrues semble se dĂ©battre avec une ampoule au niveau des escaliers. Lâhomme Ă tout faire est debout sur une chaise, les bras levĂ©s, dans une position inconfortable.
â Michelâ? Le petit Valentin est dans la 114, vous me le renvoyez en bas, dans le bureau du directeur. â Il est puni, Monsieurâ? â Il est convoquĂ© en tout cas. â Bien, je termine et je mâen occupe tout de suite.
On donnerait le Bon Dieu sans confession Ă ce professeur de français, surtout lorsquâil descend les marches avec son air satisfait. Sur les traces du rouquin fraĂźchement rembarrĂ©, Lambert a cette lĂ©gĂšre expression sur le visage. Celle quâon peut afficher lorsquâune bonne chose vient dâĂȘtre rĂ©glĂ©e. AutoritĂ©, diplomatie et force de persuasion⊠cette affaire, ĂŽ combien dĂ©licate, ne devrait pas faire de bruit. Du moins, en thĂ©orieâŠ
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Trottinant jusquâau rez-de-chaussĂ©e comme si rien ne sâĂ©tait produit en salle 114, le professeur traverse le hall principal aux voĂ»tes monumentales et jette un Ćil sur sa montre puis en direction de la cour. Depuis les fenĂȘtres aux carreaux Ă lâancienne, Lambert observe les Ă©lĂšves qui prennent lâair en toute innocence. Ils en ont bien besoin, le mardi est une journĂ©e particuliĂšrement dense. Les plus jeunes trĂšs enjouĂ©s, tout comme les adolescents peu dĂ©monstratifs, profitent de chaque seconde de libertĂ©. Ă lâexception de Mathis qui revient Ă la charge dans le corridor.
â Monsieur Lebas, je ne trouve pas Valentin. Il est nulle part. â Il doit ĂȘtre aux toilettes ou Ă lâinfirmerie, je nâen sais rien. â Je lâai vu monter dans le bĂątimentâ!
Lâinsistance du rouquin commence Ă sĂ©rieusement irriter Lambert qui a dâautres prioritĂ©s Ă gĂ©rer.
â Retourne dehors, va jouer avec tes petits copains. Laisse-moi passer. â Nonâ! Je dois lui parlerâ! â Tu files un mauvais coton en ce moment, je me mĂ©fierais Ă ta place. â Mais je suis sĂ»r quâil est lĂ -haut.
Câen est trop. 16 h 10, il ne reste que quelques minutes avant la derniĂšre heure de cours, Lambert hausse le ton.
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â Ton carnet. â Oh, non, Monsieurâ! Sâil vous plaĂźt. â Va me le chercherâ! â Il est en classe⊠â Tu oses me mentirâ? Vos cartables sont dans la cour. DĂ©pĂȘche-toi. â Pitié⊠Ce nâest pas juste⊠â Ce nâest pas faute de tâavoir prĂ©venu. AllezâŠ
Ă contrecĆur, le cahier de liaison atterrit dans les mains de lâenseignant.
â Ne me mettez pas un avertissementâ! â Je vais me gĂȘner⊠â Mais pourquoiâ? â Pour ton insolence. Il tâen faut plusâ? Tu veux aller chez le directeurâ?
La sanction vient de tomber, Mathis, vaincu, traĂźne des pieds sur les tomettes et retourne Ă lâextĂ©rieur, la tĂȘte basse. Ă prĂ©sent, Lambert doit agir vite et câest Ă grandes enjambĂ©es quâil se rue vers lâimposante porte en bois acajou, celle du bureau de Monsieur dâEstienne Ormont. Au cĆur du bĂątiment central, lâinstituteur pĂ©nĂštre dans lâantre du directeur en se passant de la moindre permission. Partager le mĂȘme secret offre certains privilĂšges.
â J'ai besoin de te parler.
Depuis prĂšs de 20 ans, Sainte-Sophie est menĂ©e dâune main de fer par lâhomme menu aux tempes grisonnantes qui semble fort occupĂ© par de la paperasse. Il ne faut pas se fier Ă son prĂ©nom, Gervais nâa rien dâun tendre et son autoritĂ© est incontestable.
â Quoi encoreâ?
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Son regard dâacier suffit Ă calmer les plus rĂ©calcitrants et le seul fait dâĂ©voquer «âle directeurâ» refroidit en gĂ©nĂ©ral les fauteurs de troubles. Les Ă©lĂšves peuvent trembler Ă lâidĂ©e dâĂȘtre convoquĂ©s entre ces murs. Lorsquâon se retrouve assis, entourĂ© de la mappemonde du 18e siĂšcle, des ouvrages liturgiques aux reliures anciennes et de cette reproduction de la CĂšne peinte par Rubens, on est promis Ă un recadrage en rĂšgle. Si, sur lâimposante toile de maĂźtre, Judas dĂ©visage quiconque ose enfreindre le rĂšglement, ce nâest rien Ă cĂŽtĂ© de ce que rĂ©serve Monsieur dâEstienne Ormont. Et mĂȘme ceux qui le connaissent personnellement ou dans lâintimitĂ©, ont le plus grand mal Ă lâaborder sans ressentir une pointe dâintimidation.
â Tu⊠tu as cinq minutesâ?
Le quinqua sĂ©vĂšre se redresse dans son costume anthracite. Ajustant sa cravate austĂšre, celui qui rĂšgne sur lâĂ©cole privĂ©e contourne son immense bureau soigneusement patinĂ© et sonde Lambert Ă mots couverts.
â Tout est rĂ©glĂ©â?
Lebas grimace légÚrement, il sait pertinemment que la réponse ne va pas plaire à son supérieur.
â Pas totalement.
LâĂ©change glisse Ă voix basse, sur le ton de la confidence. Puisquâils sont complices, les deux hommes sâassurent quâaucune oreille ne traĂźne avant de poursuivre.
â Je croyais que tu devais tâen occuper. Que se passe-t-ilâ?
Face au grincement de dents et Ă lâintensitĂ© dâun froncement de sourcils dissuasif, Lambert perd peu Ă peu ses moyens.
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â En fait, il reste un problĂšmeâŠ
Microcrispation sur la figure du directeur. Quand Monsieur dâEstienne Ormont pince ses lĂšvres toutes fines de la sorte, il vaut mieux se tenir Ă carreau ou avoir les Ă©paules solides.
â Quel genre de problĂšmeâ? Lambert, je tâĂ©couteâ!
Le tĂ©lĂ©phone rouge Ă lâeffigie du plombier moustachu sort au grand jour, et le professeur nâen mĂšne pas large.
â Ce genre de problĂšme⊠â Câest quoi ce mobileâ? â Le sien. Il a tout filmĂ©. â Pardonâ? Tu te moques de moiâ?
Pour la premiĂšre fois depuis bien longtemps, lâhomme froid et sĂ»r de lui, perd pied. FĂȘlure dans lâautoritĂ©, anxiĂ©tĂ© au fond de lâĆil, peur dâun dĂ©rapage incontrĂŽlĂ©.
â Il mâa vuâ?
Le silence obsĂ©quieux qui suit valide la thĂšse. Câen est insupportable.
â Lambert, câest vraiâ? â Je le lui ai confisquĂ©. Je voulais te prĂ©venir.
Lâappareil passe de main en main. Heureusement quâil nây a aucun tĂ©moin.
â Quâest-ce quâil a ditâ? â Rien. Je me suis assurĂ© quâil ne parle pas. Il me lâa jurĂ©.
Le chef de lâĂ©tablissement a conscience que la parole dâun Ă©lĂšve
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est loin dâĂȘtre suffisante. Surtout celle de Valentin, ce mĂŽme est particulier. Quoi quâil en soit, le portable que dĂ©tient Gervais est une bombe Ă retardement.
â Il faut le dĂ©truire. Ce mobile nâa jamais existĂ©. â Je voulais tâen parler avant. â Il doit ĂȘtre hors dâĂ©tat de nuire sur-le-champâ!
La coque est posĂ©e sur le plancher, le talon du directeur piĂ©tine lâĂ©cran qui se fissure, mais rĂ©siste aux assauts.
â Mais quâest-ce que tu fabriquesâ? Tu es dingueâ! â Je rĂ©sous le problĂšme. â On ne peut pas faire çaâ! ArrĂȘte. â Bien sĂ»r quâon peutâ!
Lâenseignant se permet de stopper Monsieur dâEstienne dâOrmont dans son Ă©lan et lâinvite Ă rĂ©flĂ©chir. Lambert sâaccroupit et reprend le tĂ©lĂ©phone endommagĂ© avant de le tendre Ă son collĂšgue.
â Gervais, quâest-ce quâon va dire Ă la mĂšre si elle veut rĂ©cupĂ©rer lâappareilâ?
Le costume gris contourne Ă nouveau le bureau, Ă la recherche dâune solution simple et discrĂšte. Lâadministrateur nâest pas du style Ă laisser la panique lâenvahir, Lambert non plus, pourtant ils sentent bien que la situation leur Ă©chappe dâune maniĂšre ou dâune autre.
â On sâen fiche. On gagnera du temps. On la remboursera largement, on improvisera. Demande Ă Michel de me trouver un marteau. Ăa fera lâaffaire.
Le directeur abandonne le mobile incriminé sur une pile de dossiers puis se frotte le visage tandis que son regard fuit par la
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fenĂȘtre. Ce smartphone, et surtout ce quâil contient, doit ĂȘtre rĂ©duit au silence. Il est impĂ©ratif que rien ne filtre. Ensuite, il ne restera quâĂ bien se border en manipulant lâenfant. En lâamadouant, en lui faisant peur, peu importe⊠mais il est temps de passer aux actes sans attendre.
â Tant que tu y es⊠Convoque-moi le petit Valentin. Je dois lui parler immĂ©diatement. â Je mâen doutais⊠Il est au premier Ă©tage, avec Michel, justement.
Volte-face, cheveux poivre et sel hĂ©rissĂ©s sur la tĂȘte et regard rempli de questions de la part du directeur.
â Tu es stupideâ? Quâest-ce quâil te prend de le laisser seul lĂ -haut avec le conciergeâ? â Michel doit probablement ĂȘtre en train de lâescorter jusquâici. Jâai pensĂ© que⊠â Michel est une buseâ!
Quand on parle du loup, lâhomme Ă tout faire toque timidement Ă la porte. Gervais glisse Ă la hĂąte le mobile Mario dans son tiroir, le concierge ouvre. Affolement gĂ©nĂ©ral : il est seul.
â OĂč est Valentinâ? â Y a comme un souci. Je ne parviens pas Ă calmer le petit.
Les regards coupables se croisent et se figent. Maintenant, Valentin est sans surveillance, ce nâest pas acceptable, Gervais perd patience.
â Apportez-le iciâ! Tout de suiteâ! â Monsieur, le gosse refuse quâon le touche. Il est ingĂ©rable⊠â Ne lui laissez pas le choix. Suis-je bien clairâ?
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Quand Monsieur Gervais dâEstienne Ormont vous claque ses phrases aussi froidement, il est prĂ©fĂ©rable de sâexĂ©cuter sans discuter. Et pourtantâŠ
â Bah⊠moi je veux bien, mais il hurle dĂšs que je mâen approche. â Jâexige de le voir dans mon bureau, immĂ©diatementâ! Ce nâest quand mĂȘme pas un mouflet prĂ©pubĂšre qui va vous tenir tĂȘteâ?
Michel, sous ses allures de simplet un peu rustre, est un brave homme au fond. Tignasse et barbe hirsutes, affublĂ© dâun pull Ă grosses mailles, il nâest, de toute Ă©vidence, pas bien malin, mais ce nâest pas ce quâon lui demande Ă Sainte-Sophie. On lui demande juste dâobĂ©ir sans discuter. Vu sous cet angle, sa plus grande qualitĂ©, câest sans conteste la loyautĂ© indĂ©fectible quâil voue Ă Gervais. Du moins, jusquâici. JusquâĂ ce quâil hausse les Ă©paules et objecte.
â Je crois que ça va ĂȘtre compliquĂ©, Monsieur. â Vous me lâattrapez de force. Vous me le dĂ©collez du sol, sâil le faut, et vous me le trainez ici, devant moiâ! Point barreâ! â Mais, Monsieur, je⊠â Je ne veux rien savoirâ!
Michel sursaute aussi fort que le directeur aboie, puis il baisse la tĂȘte. Puisque de prĂ©cieuses secondes sâĂ©coulent, Lambert propose dây aller Ă plusieurs. Il est vrai que Valentin peut ĂȘtre assez difficile Ă dompter quand il sây metâŠ
â Ă trois, on devrait parvenir Ă lui faire entendre raison, nonâ?
ExcĂ©dĂ©, le chef de lâĂ©tablissement inspire, le temps de rĂ©flĂ©chir. Son silence est brisĂ© par la sonnerie et la reprise des cours. 16h15, il est urgent de prendre une dĂ©cision.
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â Gervais, quâest-ce que tu en disâ?
Monsieur dâEstienne dâOrmont ajuste sĂšchement les manches de son costume et donne son aval dâun signe de la tĂȘte. Ce nâest pas un petit Ă©lĂšve de 5e, si perturbĂ© soit-il, qui va leur mener la vie dure. Le trio grimpe les marches quatre Ă quatre et se prĂ©cipite vers la salle 114. Mais tout bascule, il est dĂ©jĂ trop tard.
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ThĂ©Ăątre de scĂšnes troublantes et indicibles, la salle 114 est dĂ©sespĂ©rĂ©ment vide, Valentin sâest volatilisĂ©. Lambert peine Ă le croire. Michel en tombe des nues. Gervais est fou de rage. Dans le dĂ©barras, il ne reste que le sac du gamin. Un sac que lâinstituteur agrippe, caressant du pouce les bretelles de nylon, lâesprit ailleurs, sans doute habitĂ© par la nĂ©cessitĂ© de comprendre ce quâil vient dâarriver. Dâun geste sec, le prof Ă©carte les rideaux en grand afin dâobserver la cour oĂč les Ă©lĂšves se mettent sagement en rang. Aucune trace de lâange chĂątain aux humeurs mĂ©lancoliques. Comment a-t-il pu se faire la belleâ? Il sâest Ă©coulĂ© une poignĂ©e de minutes Ă peine... Valentin est du genre imprĂ©visible, loin dâĂȘtre bĂȘte⊠Lâangoisse monte, forcĂ©ment. Besoin dâair, dâavoir les idĂ©es claires, la fenĂȘtre grince Ă lâouverture, tandis que le brun de plus en plus anxieux rehausse ses Ray-Ban de son index et scrute la moindre activitĂ© en contrebas.
Le directeur, de son cĂŽtĂ©, sâen remet au pragmatisme, passant chaque salle, chaque recoin de lâĂ©tage en revue. De classes vides en couloirs dĂ©serts, il ronfle copieusement dans les bronches de lâhomme Ă tout faire.
â CâĂ©tait trop compliquĂ© de le surveiller et de le ramener avec vousâ? â Je ne sais pas quoi dire, Monsieur⊠Il criait, câĂ©tait difficile. On aurait dit une criseâŠ
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â Regardez-vous, un grand gaillard de 90 kilos et vous ne faites pas le poids devant un Ă©lĂšve qui hurleâ? Câest un petit cinquiĂšme de rien du toutâ! Les portes claquent, alternant avec les Ă©clats de voix du responsable de Sainte-Sophie. Chaque seconde qui fuit les Ă©loigne dâun mĂŽme quâil faut Ă tout prix museler. Ce que Valentin sait ne doit jamais ĂȘtre dĂ©voilĂ©. Aux confins de l'Ă©tage, le placard Ă balais est ouvert nerveusement, rien Ă signaler. Gervais explose.
â Vous ĂȘtes un incapableâ!
Des annĂ©es passĂ©es Ă son service, une fidĂ©litĂ© Ă lâĂ©preuve du temps, rĂ©duite Ă ce simple statut, ça fait mal au cĆur, mĂȘme pour un vulgaire sous-fifre.
â Je ne suis pas lĂ pour veiller sur les enfants, Monsieur. â Mais putain, il nây a pas besoin de diplĂŽme pour prendre un gosse par la main et le traĂźner au rez-de-chaussĂ©eâ! Ce nâest quand mĂȘme pas sorcier, merdeâ! Sous les nĂ©ons, le regard bleutĂ© de Gervais transperce le concierge. Le pire, câest quâavec sa mine enfarinĂ©e, sa barbe folle et son air dĂ©solĂ©, Michel a raison. Au bout du compte, ce nâest pas un prof, ce nâest pas un pion, câest juste⊠Michel. Tandis que Gervais se disperse et fend les espaces vides, que ses jurons ricochent au-dessus des portemanteaux, Lambert rĂ©alise quâils ont moins dâune heure pour ratisser toute lâĂ©cole. De la maternelle au collĂšge. Au-dedans et au-dehors. Avant que le portail ne soit ouvert et que le petit ne sâĂ©vapore dans la nature pour de bon. Hors de contrĂŽle.
En parlant de contrĂŽle, une odeur de brĂ»lĂ© sâinvite par un courant dâair et alerte lâenseignant depuis les fenĂȘtres de la salle 114. Il
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semblerait quâun enfant nâait pas Ă©tĂ© suffisamment sanctionnĂ©. Un brin mĂ©dusĂ©, passant la tĂȘte dehors, Lambert prend Mathis en flagrant dĂ©lit quelques mĂštres plus bas. Ce petit, un peu trop curieux, est en train de foutre le feu Ă un morceau de papier. Il est sorti du rang, il joue avec un briquet, aprĂšs avoir reçu un avertissement⊠Il y a de quoi ĂȘtre collĂ©.
â Mathisâ! ArrĂȘte immĂ©diatementâ! Le gamin feint de ne rien entendre. Passablement exaspĂ©rĂ©, Lambert referme et tire sur les rideaux avant de franchir le seuil du dĂ©barras, il interpelle le concierge aux bras ballants qui ne sait plus oĂč se mettre.
â Michelâ? Est-ce que vous vous sentez capable de mâattraper Mathis et de lui annoncer quâil vient dâĂ©coper de quatre heures de retenuesâ? â Je mâen occupe, Monsieur. â Dites-lui quâil devra les effectuer demain. â Bien, câest notĂ©. â En vitesse, sâil vous plaĂźt : ce petit con commence Ă franchement mâagacer. Si le discours du prof au tatouage est fleuri, surtout pour un individu qui aime beaucoup les enfants, lâhomme Ă tout faire doit probablement avoir Ă cĆur de se racheter, il sâexĂ©cute immĂ©diatement et part dans la direction opposĂ©e de Gervais. En effet, Ă lâautre bout du couloir, Monsieur dâEstienne Ormont trottine jusquâaux escaliers principaux, sa cravate de travers est Ă lâimage de la situation mal maĂźtrisĂ©e. Lambert lâenjoint Ă lâattendre, et câest Ă deux quâils dĂ©valent les marches usĂ©es en Ă©chafaudant le plan dâurgence.
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â Il faut prĂ©venir chaque enseignant. Il sera plus facile de mettre la main sur Valentin si on mobilise les forces vives. â En leur disant quoiâ? Que moi, le directeur, je ne sais pas oĂč a pu passer ton Ă©lĂšve, dans mon Ă©tablissement ? Ăa ne va pas ou quoiâ? â Alors, il faut se retrousser les manches⊠On nâa plus le choix. Câest entendu. Du rĂ©fectoire, Ă la vieille chapelle, sans oublier le gymnase, le duo fouille partout. Dans chaque placard, dans chaque cache Ă©ventuelle. Dans lâinfirmerie, dans les toilettes, Ă la vie scolaire et mĂȘme dans le bureau des secrĂ©taires. Les bĂątiments ne sont pas bien grands, mais lâinvestigation se solde par un Ă©chec, si bien que les cinquante minutes de cours se sont Ă©coulĂ©es et que la sirĂšne du soir pĂ©trifie les deux complices. 17 h 5, au pied du mur, Gervais prend les devants.
â On va au portail, et on filtre. On va les laisser sortir un par un. Avec un peu de chance⊠Et de la chance, ils vont en avoir besoin. PostĂ© au niveau de la sortie, le directeur assume en personne le rĂŽle de gendarme, libĂ©rant chaque externe au compte-gouttes. Quant Ă Lambert, il jongle entre la foule qui sâamasse et le reste de lâĂ©cole qui se vide. Lâattroupement de cartables se dissipe peu Ă peu, et il nây a rien Ă signaler. Monsieur dâEstienne Ormont se fait violence pour conserver la tĂȘte froide et le sourire, devant des parents fortunĂ©s qui nâimaginent pas une seconde ce qui se trame. Tout le gratin de la Charente-Maritime, et de Saintes plus particuliĂšrement, doit ĂȘtre prĂ©servĂ©. Une Ă©cole privĂ©e â hors contrat, qui plus est â nâest pas simplement une Ă©cole, câest aussi un business quâil faut bichonner.
Les enfants de mĂ©decins, dâavocats et dâindustriels quittent le navire. Parmi les retardataires, un jeune vandale aux cheveux roux est raccompagnĂ© manu militari par le concierge, comme lâa exigĂ©
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Lambert. Le petit se dĂ©bat et cherche Ă justifier son geste, mais câest peine perdue, il est collĂ© pour avoir jouĂ© avec le feu. Mathis peut rentrer chez lui et par la mĂȘme occasion se le rentrer dans le crĂąne : il passera son mercredi aprĂšs-midi ici. Dernier Ă©lĂšve sur le trottoir, le portail de Sainte-Sophie coulisse et heurte bruyamment lâarrĂȘtoir. Câest officiel, ils ont perdu Valentin.
â Gervaisâ? Le regard du directeur sâĂ©gare dans le vague, vers le ciel et le soleil qui dĂ©cline, fuyant inexorablement Ă lâhorizon et abandonnant les trois hommes Ă leurs incertitudes.
â Gervaisâ? On peut se parlerâ? En privĂ©â? La prĂ©cision est destinĂ©e au concierge, qui, mĂȘme sans diplĂŽme, reçoit le message cinq sur cinq.
â Je vous laisse, je vais sortir les poubelles⊠Le responsable tient toutefois Ă saisir le bras de lâintendant. Tous les deux se connaissent depuis bien longtemps, suffisamment longtemps pour arrondir les angles.
â Vous pouvez rentrer chez vous, aprĂšs. Merci Michel. â Je ne suis pas loin, si vous avez besoin. â Ăa ira. Encore dĂ©solĂ©, je me suis emportĂ©. Vous nây ĂȘtes pour rien. Le barbu hoche la tĂȘte, comme pour signifier que les mots durs sont dĂ©jĂ oubliĂ©s, question dâhabitude. Alors que la silhouette du grand costaud sâĂ©loigne dans la cour en direction des containers et
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du local Ă ordures, le soupir de Gervais sâĂ©lĂšve au-dessus du nĂ©ant terrifiant qui rĂšgne Ă Sainte-Sophie Ă prĂ©sent.
â On est foutus. Foutus, foutus, foutusâ! â Doucement, tu vas rameuter tout le quartier. De ses mains, Gervais dĂ©forme son visage, tirant sur ses joues creuses.
â Tu as raison. Il faut que je me ressaisisse. On va trouver une solution. â Je te propose de vĂ©rifier une seconde fois. Il nâa pas pu se barrer, comme ça, en plein jourâ? â Une seconde foisâ? â On a fait ça en moins dâune heure⊠Je suggĂšre quâon sây mette Ă nouveau. â On peut y passer toute la nuit tant quâon y estâ! Pas la peine dâavoir Ă©tudiĂ© Ă La Sorbonne pour comprendre quâil nâest plus lĂ â! â Chutâ! Moins fort⊠Lambert lance un regard tendu vers la porte de service. Il semblerait que le concierge ne prĂȘte pas attention aux Ă©clats de voix. Il se contente de pousser les poubelles en souhaitant bonne soirĂ©e, de loin, sans pression. «âAux innocents les mains pleinesâ», lâespace dâun instant, lâenseignant envie la simplicitĂ© de Michel, une vie oĂč les problĂšmes sâarrĂȘtent, une fois rentrĂ© Ă la maison. Par contraste, Lambert a de quoi prendre de plein fouet sa position dĂ©licate.
De son cĂŽtĂ©, Gervais a besoin de respirer, le costume lâĂ©trangle alors le directeur dĂ©noue sa cravate en songeant Ă la terrible rĂ©alitĂ©. Un gamin en fuite, disparu en plein jour et sous son autoritĂ©, câest un manquement grave. Si on apprend quâil nâa pas pris les mesures
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nĂ©cessaires immĂ©diatement, il peut sâattendre Ă une chute vertigineuse de son chiffre dâaffaires. Les parents aisĂ©s ne doivent jamais mettre en doute le sĂ©rieux de lâĂ©tablissement. Prestige oblige, tout doit ĂȘtre accompli dans les rĂšgles de lâart, y compris mentir.
â Il faut que je prĂ©vienne sa mĂšre, je nâai pas le choix. â Tu ne veux pas repousser encore un peuâ? On peut gagner du temps et jouer les Ă©tonnĂ©s⊠â Non, non. Je prĂ©fĂšre anticiper. La rĂ©putation de Sainte-Sophie est en jeu. â Valentin est peut-ĂȘtre dĂ©jĂ chez lui, tu y as songĂ©â? â Peut-ĂȘtre, mais je ne peux pas mettre lâĂ©cole en dĂ©faut. Câest hors de question. Lâimage de marque de Sainte-Sophie est un patrimoine lentement construit et Gervais refuse quâun tel incident vienne saper des annĂ©es de labeur. Alors que la fatalitĂ© gagne le responsable de lâĂ©tablissement, les idĂ©es s'ordonnent peu Ă peu dans la tĂȘte du professeur. Le sort de Valentin est une chose, leur secret en est une autre. Et leur survie reste la seule vĂ©ritable prioritĂ©.
â Avant tout, on doit dĂ©truire les preuves. â Quâest-ce que tu veux direâ? â Pas de mobile, pas de trace. Tu avais raison.
Certes, la disparition de Valentin le place hors de contrĂŽle, mais tout ce quâil pourrait colporter serait de la simple diffamation sâil nâexiste plus de vidĂ©o pour le prouver. Inutile dâen rajouter, lâenseignant se hĂąte dans le sillage du directeur, les portes en bois brun se referment sur de sombres intentions. Avec les apĂŽtres comme tĂ©moins, Gervais ouvre son tiroir pour sâemparer de la seule carte quâils ont Ă jouer. Sauf quâil frĂŽle lâarrĂȘt cardiaque, il nây a plus rien Ă rĂ©duire en miettes. Le portable Ă la coque Mario Bros sâest volatilisĂ©.
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Ă quelques kilomĂštres de lâĂ©tablissement rĂ©putĂ© pour son sĂ©rieux et le niveau de vie de ses Ă©lĂšves, il existe une autre rĂ©alitĂ©. Une rĂ©alitĂ© dont lâĂ©lite Ă©voluant dans le microcosme de Sainte-Sophie est prĂ©servĂ©e. Une rĂ©alitĂ© moins reluisante, loin de lâĂ©crin bourgeois du Faubourg Saint-Vivien ou de la cathĂ©drale Saint-Pierre. Une rĂ©alitĂ© Ă lâĂ©cart des petits secrets dâun professeur aux mĆurs confidentiellesâŠ
Tout le monde le sait, le secteur Bellevue est populaire, une maniĂšre de dire poliment «âmal famĂ©â». Les tentatives de rĂ©novation et les plans urbains changent le paysage, mais pas lâADN du quartier. Surtout en ce qui concerne la place de Coqueche. Ici il nây a pas le moindre chantier ni le moindre projet dâavenir. Les tours dĂ©labrĂ©es aux couleurs fanĂ©es encadrent un square ridicule oĂč les enfants nâont plus envie de jouer et oĂč les passants prĂ©fĂšrent ne pas sâattarder.
Ce nâest pas Marseille, ce nâest pas la citĂ©, mais on y trouve du chĂŽmage, de la petite dĂ©linquance, des agressions et pas mal de drogues. Le prix au mĂštre carrĂ© est Ă lâavenant, ce qui attire les riverains mal nĂ©s ou les locataires qui nâont plus vraiment dâoptions.
Ici, pas de cabriolet Mercedes, pas de cours de tennis. Pas lâombre dâun enfant dâarchitectes, de chirurgiens ou dâhĂŽteliers pleins aux as. Non, ici, tout ce quâil reste, câest simplement la morositĂ© des familles survivant en HLM. Le quotidien, câest le boulot sous-payĂ©, la CAF, et la TV. Autant de destins ordinaires qui se
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croisent, cohabitent et luttent pour ne pas allonger davantage la liste des candidats au RSA. Le SMIC ne suffit pas, mais on sâen contente lorsquâon nâa plus le choix. Il serait facile de dresser un tableau plein de poncifs, la vraie vie sur le plateau Bellevue est toute en nuances. Si dans les halls vieillissants, dans les coursives angoissantes, il y a ceux qui entretiennent le clichĂ© dâun ghetto tel quâon lâimagine, dâautres se dĂ©battent en rĂȘvant dâun avenir meilleur. Nathalie, justement, en fait partie. Et elle ne mĂ©nage pas sa peine pour sâen sortir.
Au deuxiĂšme Ă©tage dâun immeuble dĂ©pourvu dâascenseur, cette grande brune Ă©lancĂ©e a transformĂ© son T3 en un petit nid douillet, mais aussi, et surtout, en son lieu de travail. LarguĂ©e bien avant dâaccoucher par un mec qui ne lâaimait pas et qui prĂ©fĂ©rait goĂ»ter Ă des plastiques plus fermes et plus jeunes, elle sâest retrouvĂ©e il y a quelques annĂ©es de cela, otage dâune vie houleuse avec un enfant Ă charge.
Pas facile de mener sa barque en dĂ©pendant des aides, pas facile de gĂ©rer un gamin «âspĂ©cialâ» nĂ©cessitant des attentions particuliĂšres. Pas simple non plus de se monter Ă son compte dans un contexte pareil. Il y a de quoi devenir barge, mais Nathalie ne lĂąche rien et son appartement en tĂ©moigne.
Si les bruits de la rue sâinvitent parfois dans le salon Ă cause du simple vitrage, la dĂ©coration se veut douce aux inspirations zen et ethniques. Bouddha, tapis crĂšme, petite fontaine et plantes vertes sont enveloppĂ©s de parfums subtils dâencens, de camphres et dâhuiles essentielles. Bien sĂ»r, dans le dĂ©tail, les plus avertis y verraient les traces dâun amĂ©nagement Ă petit budget, mais dans lâensemble, lâintĂ©rieur est coquet. On se fiche que tout vienne de chez Gifi. AprĂšs tout, on peut avoir du goĂ»t sans carte gold, aimer les belles choses et ĂȘtre en bas de lâĂ©chelle. Dâailleurs, tout en bas, Nathalie sâest promis de ne plus lâĂȘtre. Mieux, elle sâest jurĂ© de briser les schĂ©mas en place, dâoffrir Ă son enfant un meilleur avenir. Et câest prĂ©cisĂ©ment ce qui motive les rendez-vous quâelle
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enchaĂźne derriĂšre la porte rouge au fond du couloir Ă©troit.
Entre les murs dâune chambre dâamis rĂ©habilitĂ©e en cabinet de soins, cette mĂšre cĂ©libataire dont le sourire est un rayon de soleil propose des sĂ©ances de relaxation accompagnĂ©es de massages sensitifs et Ă©nergĂ©tiques. La consultation confĂšre Ă chaque client un regain de vitalitĂ©, un moment de dĂ©tente, de quoi affronter le quotidien avec les batteries rechargĂ©es et du punch Ă revendre. Oui, elle est praticienne, elle est mĂȘme thĂ©rapeute, câest affichĂ© dans le couloir Ă cĂŽtĂ© de la sonnette. Elle bosse comme une folle et ne sâen cache pas.
Il nâest pas rare quâen fin d'aprĂšs-midi, il faille recoller le «âeâ» en vinyle qui tombe invariablement de sa porte dâentrĂ©e. Ă moins que les gosses des voisins nâarrachent la lettre avec malice. Ils doivent probablement se marrer en ne laissant derriĂšre eux que lâappellation «âThĂ©raputeâ». Ăa occupe leurs journĂ©es, ce nâest pas bien grave, elle a connu pire et garde, quoi quâil arrive, ses adorables fossettes ainsi quâun brin de malice au coin des lĂšvres. PassionnĂ©e de Reiki, certifiĂ©e dans la pratique du Shiatsu et rompue aux techniques de rĂ©flexologie, rien nâentame la ferveur dans son regard noir et rieur, il lui a fallu se retrousser les manches, sâadapter aux lois du marchĂ© et y croire dur comme fer pour que sa petite affaire se dĂ©veloppe enfin. Ce nâest pas un autocollant qui va lâempĂȘcher dâavancer.
AprĂšs des dĂ©buts difficiles, la ravissante jeune femme dĂ©licate et discrĂšte a rĂ©ussi lâexploit dâattirer une large clientĂšle, alors que tout la donnait perdante. Son agenda est sacrĂ©ment garni, si bien que les visites se multiplient sur le relax en cuir et que le cabinet ne dĂ©semplit pas en ce mardi. Bien entendu, il nây a pas de quoi payer lâimpĂŽt sur la fortune, mais Ă son niveau, ne plus avoir de facture en retard est dĂ©jĂ un luxe. Nathalie peut ĂȘtre fiĂšre de ne plus vivre Ă dĂ©couvert et chaque client fidĂšle est une petite victoire, Ă sa maniĂšre.
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Câest justement un habituĂ© qui vient de prendre position sur la table, allongĂ© entre les mains expertes de la douce brune. 17 h 15, derriĂšre la porte rouge, le soin dĂ©bute sur de la musique de relaxation lorsque le tĂ©lĂ©phone fixe hurle dans le salon et perturbe la patricienne. Elle sâexcuse, navrĂ©e de ne pas lâavoir dĂ©branchĂ©. Il sâagit certainement de tĂ©lĂ©prospection, cependant la sonnerie insiste, Ă©veillant en elle une intuition, un caractĂšre inquiĂ©tant, urgent. En arrondissant les angles auprĂšs du patient, elle gagne la piĂšce Ă vivre et dĂ©croche Ă la hĂąte avec une pointe dâapprĂ©hension, car le numĂ©ro affichĂ©, elle le connaĂźt. Il sâagit du collĂšge Sainte-Sophie : ça recommence.
â Ouiâ? Alloâ?
En rĂ©pondant, Nathalie prie le ciel pour que son fils ne pose pas de nouveaux problĂšmes. Sa scolaritĂ© est compliquĂ©e, les «âlĂ©gers troubles envahissants du dĂ©veloppementâ» dont il souffre - comme disent les spĂ©cialistes - nâarrangent rien et elle le sait.
â Madame Messierâ? Gervais dâEstienne Ormont, Ă lâappareil.
Le directeur du collĂšge en personne, ce nâest pas rien. Le cĆur de la mĂšre manque un battement, la voix Ă lâautre bout du fil est rauque, chargĂ©e de mauvaises vibrations. Le genre de voix qui ombrage lâavenir et prĂ©sage du pire.
â Est-ce que vous avez quelques instants Ă mâaccorderâ? â Je⊠Je suis en rendez-vous. Câest Ă quel sujetâ?
Ă cet instant, le sourire disparaĂźt et masque ses dents du bonheur, câest Ă peine si elle peut articuler. Pourquoi tremble-t-elle comme çaâ? Est-ce quâelle se doute dĂ©jĂ â? Une maman si dĂ©vouĂ©e ne peut que ressentir lâhorizon soudain obscurci, la tempĂȘte qui se prĂ©pare, le moment oĂč tout bascule.
â Est-ce que Valentin est avec vousâ?
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Câest comme si le quartier et ses riverains sâĂ©taient figĂ©s dâun coup, suspendus au tĂ©lĂ©phone avec Nathalie. Plus de son, plus dâimage, il rĂšgne dans lâappartement un vide effrayant, nourri par cette seule question : oĂč est Valentinâ? Ă lâautre bout du fil, lâinterlocuteur se veut rassurant, mais les hypothĂšses optimistes ne sont dâaucun effet. La graine du doute vient de germer, le mal est fait.
Fin de la communication, la mĂšre abasourdie ressent la main glacĂ©e dâune angoisse sourde lui broyer lâestomac. Besoin de tempĂ©rer, de ne pas cĂ©der Ă la panique. Son fils prend la navette seul habituellement. Valentin nâest pas particuliĂšrement ponctuel, mais il ne lui jouerait jamais un mauvais tour. En mĂȘme temps⊠il est si secret, si spĂ©cial, quâelle envisage lâespace dâune seconde, toutes les Ă©ventualitĂ©s, mĂȘme les pires. De ses mains tremblantes, elle cherche Ă joindre son enfant, mais tombe sur la boĂźte vocale. Quelques mots Ă©tranglĂ©s se dĂ©versent sur le rĂ©pondeur alors quâun Ă©ventail obscur de possibilitĂ©s vient Ă lâesprit de Nathalie.
Il est Ă©motif, souvent dans la lune. Valentin est Ă part et peut parfois se montrer instable ou sâemmurer dans une bulle dĂ©connectĂ©e de toute rĂ©alitĂ©. Dans la foulĂ©e, elle rĂ©dige un SMS, celui-ci reste lettre morte. Nathalie dĂ©glutit difficilement, attache ses cheveux longs qui lâagacent et fixe, dâun Ćil anxieux, la pendule en priant pour que cette histoire ne soit quâun simple retard. La brune fĂ©brile colle son visage Ă la fenĂȘtre et balaye la
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place de Coqueche, le parc dĂ©sert, les tours sales et dĂ©gradĂ©es en espĂ©rant entrevoir la silhouette de son petit ange. Rien. â Nathalieâ? Tout va bienâ? Gentiment rappelĂ©e Ă lâordre par la voix masculine derriĂšre la porte rouge, la mĂšre sĂšche ses mains moites sur son jeans dĂ©lavĂ© et retourne dans son cabinet pour mettre fin Ă la sĂ©ance. Sur le relax, Bernard, lâhabituĂ© du mardi, nâa rien perçu de la conversation. Ce chauve ventripotent qui a fait fortune dans les BTP patiente sagement en boxer Ă©triquĂ©, mais il commence Ă trouver le temps long. Cet habituĂ© pĂšse lourd dans lâactivitĂ© de Nathalie, la sĂ©ance est plus que compromise, elle nâaura pas lieu et il met un peu de temps Ă saisir la situation. â Câest une blagueâ? Vous ĂȘtes sĂ©rieuseâ? Bernard compte vraiment sur elle pour repartir du bon pied. Nathalie baisse la tĂȘte, ses yeux noirs de jais trahissent son sang dâencre. Ce nâest pas son genre de dĂ©cevoir sa clientĂšle, mais il sâagit dâune urgence. â LâĂ©cole vient dâappeler pour mon fils. â Vous ne pouvez pas me faire çaâ? Sâil vous plaĂźt, jâattends ce moment depuis des joursâ! Lâentrepreneur déçu se trouve face Ă une mĂšre pĂąle et stressĂ©e qui lorgne lâhorloge en sentant sa gorge se serrer. â Je nâai pas le choix. Je regrette vraiment, je vous propose de dĂ©caler Ă demain. Je peux mâarranger avec un autre client. â Impossibleâ! Jâai des chantiers toute la semaine. Je serai Ă 500 kilomĂštres, demain.
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NavrĂ©e, Nathalie coupe court et lâinvite Ă se rhabiller sans tarder. Lâimposant mania du bĂ©ton quitte le relax Ă regret, marmonne dans sa barbe et passe ses mains poilues sur sa figure contrariĂ©e. PostĂ©e sur le seuil, prĂȘte Ă partir, la mĂšre compte chaque seconde, prĂ©occupĂ©e par le sort de son fils. Elle est si absorbĂ©e quâelle ne prĂȘte pas attention au regard en coin de Bernard. Lâhomme referme sa chemise qui peine Ă cacher son nombril tout en observant timidement la plastique attrayante de la grande brune. â Jâavais vraiment besoin de me dĂ©tendre⊠Je comptais sur vos doigts de fĂ©e. Vous auriez pu faire un effort, quand mĂȘme. â Câest un cas de force majeure. Si je pouvais me dĂ©brouiller autrement⊠â Je saurai mâen souvenir⊠Lâavertissement Ă peine dissimulĂ© ne suffit pas Ă renverser la vapeur. Le manque Ă gagner est rĂ©el, mais Valentin passe avant tout. â Je nâai vraiment pas le choix. Il faut voir lâeffort que lui demande dâenfiler ses chaussettesâ; une contorsion qui le met en difficultĂ©, mais ne lâempĂȘche pas de rĂ©torquer. â On a toujours le choix. â Mon fils nâest pas rentrĂ© de lâĂ©cole. Je ne sais pas oĂč il est, et je suis morte dâinquiĂ©tude. Si vous pouviez vous dĂ©pĂȘcher⊠Ce nâest pas le moment de dĂ©battre, elle nâest plus dâhumeur et puise dans ses nombreuses annĂ©es de formation pour conserver son
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self-control et sa diplomatie. Avant de glisser une jambe dans son pantalon, le client objecte tout de mĂȘme : â MĂȘme une sĂ©ance rapideâ? Votre petit bonhomme doit certainement traĂźner avec des copains. â Non, Valentin nâest pas comme ça. â Vous savez, le mien est un vrai cĆur dâartichaut, toujours avec sa copine Ă la sortie des cours⊠Alors je le laisse respirer⊠Il faut savoir lĂącher la bride au bon moment⊠Nathalie croise pudiquement les bras sur son chemisier en coton Ă nouer, et sâadosse au montant de la porte, sans adhĂ©rer aux propos. â Ăa ne lui ressemble pas et je dois en avoir le cĆur net. Câest plus fort que moi, dĂ©solĂ©e. â 10 minutesâ? Seulement 10 petites minutesâ? â Bernard, Ă©coutez⊠Je ne suis pas en Ă©tat. â Si ça se trouve, il aura appelĂ© ou sera rentrĂ© le temps de terminer avec moi. Les yeux lĂ©gĂšrement globuleux du chef dâentreprise cherchent Ă rencontrer les pupilles Ă©bĂšne de plus en plus anxieuses de Nathalie. Il insiste, et murmure quâil a vraiment besoin dâelle, que ça ne va pas fort pour lui en ce moment. â Je suis lĂ depuis vos dĂ©buts. Vous ne pouvez pas vous arrangerâ? En dĂ©pit du fait quâil ait raison et quâil reprĂ©sente une part de chiffre dâaffaires non nĂ©gligeable, la situation implique Valentin et il nây a rien de nĂ©gociable. Câest ce quâelle avance, jusquâĂ ce que Bernard trouve les bons arguments. Deux arguments de couleur verte.
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â MĂȘme pour 200 eurosâ? Les billets de cent sont posĂ©s sur le relax, accompagnĂ©s dâun regard appuyĂ© sous-entendant «â200 euros pour 10 minutesâ». Il nây a pas si longtemps, câest la somme avec laquelle elle devait finir le mois. Nathalie observe tour Ă tour le cash puis lâhorloge. Son instinct de bonne mĂšre susurre quâil nây a pas une seconde Ă perdre et quâelle doit partir Ă la recherche de son fils tout de suite. Une petite voix au fond dâelle nuance sournoisement le discours, Nathalie trime seule depuis longtemps, trĂšs longtemps. Le taux horaire est inespĂ©rĂ©, ce liquide reprĂ©sente beaucoup dâargent⊠avec un peu de chance, Valentin papillonne Ă lâheure quâil est. Bernard enfonce le clou en affirmant que le gosse doit ĂȘtre sur le chemin du retour ou quâil nâa plus de batterie sur son portable, il assure quâelle a tout Ă y gagner. 200 euros de bonus, ce nâest pas rien. 200 euros, elle en a besoin. â 10 minutes, alors. Pas une de plus. La porte rouge se referme sur un client obtenant gain de cause pour un rendez-vous de qualitĂ© mĂ©diocre. Nathalie ne pense quâĂ son fils en fixant lâhorloge constamment durant le temps imparti. 17h25, les billets rejoignent son coffret en bois dĂ©jĂ bien garni, le trĂ©sor de guerre dont la petite famille ne peut se passer. Nouveau rendez-vous pris entre deux portes, Bernard est remerciĂ© puis disparaĂźt. HĂ©las, ce dernier sâest trompĂ©, il nây a pas eu dâappel, Valentin est toujours aux abonnĂ©s absents. Nathalie ne traĂźne pas et vide les lieux sur-le-champ. Dâun tour de clĂ©, lâappartement est fermĂ©, elle a bien du mal Ă rĂ©frĂ©ner sa culpabilitĂ©. Il sâagit maintenant de rattraper le retard et de trouver son fils avant la nuit tombĂ©e. Alors quâelle est sur le point de dĂ©valer les escaliers Ă toute hĂąte, elle se casse le nez sur sa