À Pauline et à Louis

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ÀPaulineetàLouis

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«ChacundenousaenluiunpeudeRobinson

avecunnouveaumondeàdécouvriretunVendrediàrencontrer.»

EléonoreWOOLFIELD

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«Cettehistoireestvraie,

puisquejel'aiinventée.»BorisVIAN

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Je m'appelle Walter Glencorse, je suis gestionnaire à l'AcadémieroyaledessciencesdeLondres.J'airencontréAdrianilyaunpeumoinsd'unanalorsque cedernier était rapatriéd'urgence enAngleterredusite astronomique d'Atacama au Chili, où il explorait le ciel à larecherchedel'étoileoriginelle.

Adrianestunastrophysiciendegrandtalent,etaufildesmoisnoussommesdevenusdevéritablesamis.

Parcequ'ilnerêvaitqued'uneseulechose,poursuivresestravauxsurl'originedel'Univers,etparcequejemetrouvaisdansunesituationprofessionnelle embarrassante, ma gestion budgétaire étantdésastreuse,jel'aiconvaincudeseprésenterdevantlesmembresd'unefondation scientifique qui organisait, à Londres, un concoursgénéreusementdoté.

Nous avons révisé la présentation de son projet des semainesentièresaucoursdesquellesunebelleamitiés'estnouéeentreluietmoi,maisj'aidéjàditquenousétionsamis,n'est-cepas?

Nous n'avons pas gagné ce concours et le prix fut attribué à unejeune femme, une archéologue aussi impétueuse que déterminée. Ellemenait une campagne de fouilles dans la vallée de l'Omo en Éthiopielorsqu'une tempête de sable détruisit son campement et la força àrentrerenFrance.

Le soiroù touta commencé, elleaussi se trouvaitàLondresdansl'espoirderemporterladotationetderepartirenAfriquepoursuivresesrecherchessurl'originedel'humanité.

Leshasardsdelaviesontétranges,Adrianavaitrencontrédanslepassé cette jeunearchéologue,Keira ; ils avaient vécuunamourd'étémaisnes'étaientjamaisrevusdepuis.

L'une fêtait sa victoire, l'autre son échec, ils passèrent la nuitensemble et Keira repartit au matin, laissant à Adrian le souvenirravivéd'uneancienneidylleetunétrangependentiframenéd'Afrique;

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une sorte de pierre trouvée dans le cratère d'un volcan par un petitgarçonéthiopien,Harry,queKeiraavait recueilli etauquel elle s'étaitprofondémentattachée.

Après le départ deKeira,Adriandécouvrit, par une nuit d'orage,despropriétésétonnantesàcependentif.Lorsqu'unesourcedelumièrevive,comme la foudreparexemple, le traverse, ilprojettedesmillionsdepetitspointslumineux.

Adrian ne tarda pas à comprendre de quoi il s'agissait. Aussiétonnant que cela puisse paraître, ces points correspondaient à unecartedelavoûtecéleste;maispasn'importe laquelle,unfragmentduciel,unereprésentationdesétoilestellesqu'ellessetrouvaientau-dessusdelaTerreilyadecelaquatrecentsmillionsd'années.

Fort de cette découverte extraordinaire, Adrian partit retrouverKeiradanslavalléedel'Omo.

Hélas, Adrian et Keira n'étaient pas seuls à s'intéresser à cetétrangeobjet.Lorsd'unséjouràParisoùellerendaitvisiteàsasœur,Keirafit laconnaissanced'unvieuxprofesseurd'ethnologie,uncertainIvory.Cethommemecontactaetfinitparmeconvaincredelafaçonlaplusvile,jel'avoue,àencouragerAdrianàpoursuivresesrecherches.

Enéchangedemesservices,ilmeremitunepetitesommed'argentetmepromitdefaireunegénéreusedonationàl'AcadémiesiAdrianetKeira aboutissaient dans leurs travaux. J'ai accepté ce marché.J'ignorais alors qu'Adrian et Keira avaient à leurs trousses uneorganisation secrète qui, à l'opposé d'Ivory, ne voulait à aucun prixqu'ilsatteignentleurbutetdécouvrentd'autresfragments.

CarKeiraetAdrian,éclairésparcevieuxprofesseur,apprirentvitequel'objettrouvédansl'ancienvolcann'étaitpasuniqueensongenre.Quatre ou cinq autres semblables se trouvaient quelque part sur cetteplanète.Ilsprirentladécisiondelesretrouver.

Cette quête les entraîna d'Afrique en Allemagne, d'Allemagne enAngleterre, d'Angleterre à la frontière du Tibet, puis, volantclandestinement au-dessus de la Birmanie, jusqu'à l'archipeld'Andaman,oùKeiradéterrasurl'îledeNarcondamunesecondepierrecomparableàlasienne.

Sitôt les deux fragments réunis, un étrange phénomène seproduisit:ilss'attirèrentcommedeuxaimants,prirentunecouleurd'unbleu inouï et semirentà scintillerdemille éclats.Encoreplusmotivésparcettenouvelledécouverte,AdrianetKeirarepartirentenChine,en

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dépit des avertissements et menaces que leur adressait l'organisationsecrète.

Parmisesmembres,quitoussefontappelerparunnomdegrandeville, un Lord anglais, Sir Ashton, fait cavalier seul, décidé coûte quecoûteàmettreuntermeauvoyagedeKeiraetd'Adrian.

Qu'ai-je fait en les poussant à continuer ? Pourquoi n'ai-je pascompris le message lorsqu'un prêtre fut assassiné sous nos yeux ?Pourquoin'ai-jepas réalisé lagravitéde la situation, pourquoin'ai-jepasditalorsauprofesseurIvorydesedébrouillersansmoi?Commentn'ai-jepasprévenuAdrianqu'ilétaitmanipuléparcevieilhomme...etparmoi,quimedisêtresonami.

Alorsqu'ilss'apprêtaientàquitterlaChine,AdrianetKeirafurentvictimesd'unterribleattentat.Suruneroutedemontagne,unevoitureprécipitaleur4×4dansunravin.Ils'abîmadansleseauxdelarivièreJaune.Adrianfutsauvédelanoyadepardesmoinesquisetrouvaientsur la berge au moment de l'accident, mais le corps de Keira neréapparutpas.

Rapatrié de Chine après sa convalescence, Adrian refusa dereprendresontravailàLondres.MeurtriparladisparitiondeKeira,ilalla trouver refuge dans samaison d'enfance sur la petite île grecqued'Hydra.Adrianestnédepèreanglaisetdemèregrecque.

Troismois passèrent. Pendant qu'il souffrait de l'absence de cellequ'ilaimait,jerongeaismonfrein,foudeculpabilité,lorsquejereçusàl'AcadémieuncolisenvoyéanonymementdeChineàsonintention.

À l'intérieur, se trouvaient les affaires que Keira et lui avaientabandonnéesdansunmonastèreetunesériedephotossurlesquellesjereconnusaussitôtKeira.Elleportaitaufrontuneétrangecicatrice.Unecicatrice que je n'avais jamais vue jusque-là. J'en informai Ivory, quifinitparmeconvaincrequ'ils'agissaitpeut-êtred'unepreuvequeKeiraavaitsurvécu.

Centfois,j'aivoulumetaire,laisserAdrianenpaix;maiscommentluicacherpareillechose?

Alors, je me suis rendu à Hydra et, à nouveau à cause de moi,Adrian,pleind'espoir,s'envolapourPékin.

Si j'écris ces lignes, c'est avec l'intentionde les remettreun jouràAdrian, lui faisant ainsi l'aveu de ma culpabilité. Je prie chaque soirqu'ilpuisseleslireetmepardonnerlemalquejeluiaifait.

ÀAthènes,ce25septembre,

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WalterGlencorseGestionnaireàl'Académieroyaledessciences.

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Cahierd'Adrian

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Chambre 307. La première fois que j'ai dormi ici, je n'avais prêtéaucuneattentionà la vue, j'étaisheureuxà l'époqueet lebonheur renddistrait. Je suis assis devant ce petit bureau, face à la fenêtre, Pékins'étenddevantmoietjenemesuisjamaissentiaussiperdudemavie.Laseuleidéedetournerlatêteversle litm'estinsupportable.Tonabsenceest entrée enmoi comme une petitemort qui ne cesse de creuser sonchemin. Une taupe dans le ventre. J'ai bien tenté de l'anesthésier enarrosantcopieusementmonpetitdéjeunerdebaijiu,maismêmel'alcoolderizn'yfaitrien.

Dixheuresd'avion sans fermer l'œil, il faut que je dorme avantdeprendre la route. Quelques instants d'inconscience, c'est tout ce que jedemande,unmomentd'abandonoùjeneverraiplusdéfilercequenousavonsvécuici.

Tueslà?Tum'avaisposécettequestionàtraverslaportedelasalledebains,

c'étaitilyaquelquesmois.Jen'entendsplusaujourd'huiqueleclapotisdesgouttesd'eauquifuientd'unerobinetterieuséeetclaquentcontrelafaïenced'unlavabodéfraîchi.

Jerepousselachaise,enfileunpardessusetquittel'hôtel.Untaximedéposedans leparcdeJingshan.Je traverse la roseraie et emprunte lepontdepierrequienjambeunbassin.

Jesuisheureused'êtreici.Je l'étais aussi. Si seulement j'avais su vers quel destin nous nous

précipitions, inconscients, épris de découvertes.Si l'on pouvait figer letemps, je l'arrêterais à ce moment précis. Si l'on pouvait revenir enarrière,c'estlàquejeretournerais...

Je suis revenuà l'endroitoù j'avais formécevœu,devant ce rosierblanc, dans une allée du parc de Jingshan.Mais le temps ne s'est pasarrêté.

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J'entredanslaCitéinterditeparlaportenordetmedirigeàtraverslesallées,avecquelquessouvenirsdetoipourseulsguides.

Jechercheunbancdepierreprèsd'ungrandarbre,unrécifsingulieroù, il n'y a pas si longtemps, avait pris place un couple de très vieuxChinois. Peut-être qu'en les retrouvant je connaîtrais un certainapaisement,j'avaiscruliredansleursourirelapromessed'unavenirpournousdeux;peut-êtreriaient-ilssimplementdusortquinousattendait.

J'ai fini par trouver ce banc, inoccupé. Je m'y suis allongé. Lesbranchesd'unsaulesebalancentdansleventetleurdanseindolentemeberce.Lesyeuxfermés,tonvisagem'apparaîtintactetjem'endors.

Unpoliciermeréveille,mepriantdequitterleslieux.Lanuittombe,lesvisiteursnesontpluslesbienvenus.

Deretouràl'hôtel,jeretrouvemachambre.Leslumièresdelavillerepoussent l'obscurité. J'ai arraché la couverture du lit, l'ai étendue àmêmelesoletm'ysuisblotti.Lespharesdesvoituresdessinentdedrôlesde motifs au plafond. À quoi bon perdre davantage de temps, je nedormiraiplus.

J'aiprismonbagage, réglémanoteà la réceptionet récupérémonvéhiculedansleparking.

Le GPS de bordm'indique la direction de Xi'an. À l'approche desvilles industrielles, la nuit s'efface et reparaît dans la noirceur descampagnes.

Jeme suis arrêté à Shijiazhuang pour faire un plein de carburant,sansacheterdenourriture.Tum'auraistraitédelâche,tun'auraispeut-êtrepaseutort,maisjen'aipasfaimalorspourquoitenterlediable.

Cent kilomètres plus tard, je repère le petit village abandonné ausommet d'une colline. J'emprunte le chemin cabossé, décidé à aller yregarderlesoleilseleversurlavallée.Onditqueleslieuxconserventlamémoire des instants vécus par ceux qui s'y sont aimés, c'est peut-êtreunelubie,maisj'aibesoind'ycroirecematin-là.

Je parcours les ruelles fantômes et dépasse l'abreuvoir de la placeprincipale. La coupe que tu avais trouvée dans les ruines du templeconfucéenadisparu.Tul'avaisprédit,quelqu'unl'aemportéeetadûenfairecequebonluisemblait.

Jem'assiedssurunrocherauborddelafalaiseetjeguettelejour,ilestimmense;puisjereprendslaroute.

LatraverséedeLinfenestaussinauséabondequ'aucoursdupremiervoyage,unnuagedepollutionâcremebrûlelagorge.Jeprendsdansmapoche le morceau d'étoffe avec lequel tu nous avais confectionné des

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masques de fortune. Je l'ai retrouvé dans les affaires que l'on m'aréexpédiéesenGrèce;nulletracedetonparfumn'ysubsiste,maisenleposantsurmabouche,jerevoischacundetesgestes.

EntraversantLinfentut'étaisplainte:C'estinfernalcetteodeur...... mais tout t'était prétexte à râler. À présent, je voudrais encore

entendretesreproches.C'estalorsquenouspassionspar iciquetut'étaispiquéledoigten

fouillant ton bagage et avais découvert un micro caché dans ton sac.J'auraisdûprendre, ce soir-là, ladécisionde rebrousser chemin ;nousn'étions pas préparés à ce qui nous attendait, nous n'étions pas desaventuriers,seulementdeuxscientifiquesquisecomportaientcommedesgaminsinconscients.

La visibilité est toujours aussi mauvaise, et il me faut chasser cesmauvaisespenséespourmeconcentrersurlaroute.

Jemesouviens,ensortantdeLinfen,jem'étaisrangésurlebas-côtéet m'étais contenté de me débarrasser du micro, sans me soucier dudanger qu'il représentait, seulementpréoccupépar cette intrusiondansnotreintimité.C'étaitlàquejet'avaisfaitl'aveuquejetedésirais,làquejem'étaisrefuséàtediretoutcequej'aimaisentoi,parpudeurplusqueparjeu.

Jeme rapproche de l'endroit où l'accident s'est produit, là où desassassinsnousontpoussésdansunravin,etmesmainstremblent.

Tudevraislelaissernousdoubler.Lamoiteurperleàmonfront.Ralentis,Adrian,jet'ensupplie.Lesyeuxmepiquent.Cen'estpaspossible,ilsenontaprèsnous.Tuesattachée?Et tu avais répondu oui à cette question en forme d'injonction. Le

premierchocnousavaitprojetésenavant.Je revois tesdoigts serrer ladragonne, si fort que tes phalanges en ont pâli. Combien de coups depare-chocsavons-nousreçusavantque les rouesneviennentheurter leparapet,avantquenousneglissionsdansl'abîme?

Je t'ai embrassée alors que les eaux de la Rivière Jaune noussubmergeaient, j'aiplongémesyeuxdans les tiensalorsquenousnousnoyions,jesuisrestéavectoijusqu'audernierinstant,monamour.

Leslacetss'enchaînent,àchaqueviragejem'efforcedecontrôlerdesgestes trop nerveux, de ramener la voiture dans le droit chemin. Ai-je

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dépassél'embranchementoùunpetitsentiermènejusqu'aumonastère?DepuismondépartpourlaChinecelieuoccupetoutesmespensées.Lelamaquinousyavaitaccueillisestmaseuleconnaissanceences terresétrangères.Qui,sinonlui,pourramefournirunepistepourteretrouver,medonneruneinformationquiviendraconforterleminceespoirquetusois en vie ?Une photo de toi avec une cicatrice au front, ce n'est pasgrand-chose,unpetitboutdepapierquejesorsdemapochecentfoisparjour.Jereconnaissurmadroitel'entréeduchemin.J'aifreinétroptard,lavoituredérapeetjefaismarchearrière.

Lesrouesdu4×4s'enfoncentdanslaboueautomnale.Ilaplutoutelanuit.Jemerangeà l'entréed'unsous-boisetcontinueàpied.Simessouvenirs sont intacts, je traverserai un gué et grimperai le flanc d'unesecondecolline;ausommet,j'apercevraialorsletoitdumonastère.

Il m'a fallu une petite heure de marche pour y arriver. En cettesaison, le ruisseau est plus haut et le franchir n'a pas été une minceaffaire. De grosses pierres rondes dépassaient à peine des eauxtumultueuses, leur surface était glissante. Si tum'avais vu en équilibredans cette position peu élégante, je devine que tu te seraismoquée demoi.

Cettepenséemedonnelecouragedecontinuer.Laterregrassecollesousmespasetj'ailasensationdereculerplus

que d'avancer. Bien des efforts sont nécessaires pour atteindre lesommet.Trempé,boueux, jedois avoir l'apparenced'unvagabondet jem'interrogesurl'accueilquemeréserverontlestroismoinesquiviennentàmarencontre.

Sansunmot,ilsm'enjoignentdelessuivre.Nousarrivonsdevantlaportedumonastèreetceluiquin'acessédevérifierencheminquejeneleur faussais pas compagnie me conduit dans une petite salle. Elleressemble à celle où nous avons dormi. Ilm'invite àm'asseoir, remplituneécuelled'eau claire, s'agenouilledevantmoi,me lave lesmains, lespiedsetlevisage.Puisilm'offreunpantalonenlin,unechemisepropreetquittelapièce;jenelereverraiplusdurestedel'après-midi.

Un peu plus tard, un autre moine vient m'apporter de quoi merestaurer;ilétendunenattesurlesol,jecomprendsalorsquecetendroitseraaussimachambrepourlanuit.

Lesoleildéclineet,quandsesdernièreslueursdisparaissentpar-delàlaligned'horizon,celuiquej'étaisvenurencontrerseprésenteenfin.

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–Jene saispas cequi vous ramène ici,maisàmoinsquevousnem'annonciez votre intention de faire une retraite, je vous seraisreconnaissant de repartir dès demain. Nous avons eu assez d'ennuiscommecelaàcausedevous.

– Avez-vous eu des nouvelles de Keira, la jeune femme quim'accompagnait?L'avez-vousrevue?dis-je,anxieux.

– Je suis désolé de ce qui vous est arrivé à tous deux, mais siquelqu'un vous a laissé entendre que votre amie avait survécu à ceterribleaccident,c'estunmensonge.Jeneprétendspasêtreinformédetoutcequisepassedanslarégion,maiscela,croyez-moi,jelesaurais.

– Ce n'était pas un accident ! Vous nous aviez expliqué que votrereligionvous interdisait lemensonge,alors jevousreposemaquestion,avez-vouslacertitudequeKeiraestmorte?

– Inutiledehausser le tonences lieux, celan'auraaucuneffet surmoi,nisurnosdisciplesd'ailleurs.Jen'aipasdecertitude,commentenaurais-je?Lefleuven'apasrestituélecorpsdevotreamie,c'esttoutcequejesais.Comptetenudelavitessedescourantsetdelaprofondeurdelarivière,celan'ariend'étonnant.Pardondedevoirinsistersurcegenrede détails, j'imagine qu'ils sont pénibles à entendre, mais vous m'avezinterrogé.

–Etlavoiture,l'a-t-onretrouvée?–Silaréponsevousimportevraiment,c'estunequestionqu'ilfaudra

poserauxautorités,mêmesijevousledéconseillefortement.–Pourquoi?–Jevousaiditquenousavionseudesennuis,maiscelanesemble

pasvousintéresserplusquecela.–Quelgenred'ennuis?–Croyez-vous que votre accident soit resté sans conséquence ? La

police spéciale amené son enquête. La disparition d'une ressortissanteétrangère en territoire chinois n'est pas un fait anodin. Et, comme lesautorités n'aiment guère nos monastères, nous avons eu droit à desvisitesd'ungenreplutôtdésagréable.Nosmoinesontétéinterrogésavecforce,nousavonsreconnuvousavoirhébergés,puisqu'ilnousestinterditdementir.Vous comprendrezquenosdisciplesne voientpasd'un trèsbonœilvotreretourparminous.

–Keiraestvivante,vousdevezmecroireetm'aider.– C'est votre cœur qui parle, je comprends la nécessité de vous

raccrocheràcetespoir,mais,enrefusantde faire faceà la réalité,vousentretenezunesouffrancequivous rongerade l'intérieur.Si votreamie

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avait survécu, elle serait réapparuequelquepart etnous enaurions étéavisés.Toutsesaitdanscesmontagnes.Jecrainshélasquelarivièrenel'aitgardéeprisonnière,j'ensuissincèrementpeinéetjemejoinsàvotrechagrin.Jevoismaintenantpourquoivousavezentrepriscevoyageetjesuisconfusd'êtreceluiquidoitvousrameneràlaraison.Ilestdifficiledefairesondeuilsansuncorpsàenterrer,sansunetombeoùserecueillir,maisl'âmedevotreamieesttoujoursprèsdevous,elleyresteratantquevouslachérirez.

–Ah,jevousenprie,épargnez-moicesfoutaises!JenecroisnienDieu,nienunailleursmeilleurqu'ici.

–C'estvotredroitleplusstrict;maispourunhommesanslumières,vousvoilàbiensouventdansl'enceinted'unmonastère.

–SivotreDieuexistait,riendetoutcelaneseraitarrivé.– Si vous m'aviez écouté alors que je vous conseillais de ne pas

entreprendrecepériplesurlemontHuaShan,vousauriezévitéledramequi vous touche aujourd'hui. Puisque vous n'êtes pas venu faire uneretraite, il est inutile de prolonger votre séjour ici. Reposez-vous cettenuitetpartez.Jenevouschassepas,celan'estpasenmonpouvoir,maisjevousseraisreconnaissantdenepasabuserdenotrehospitalité.

–Sielleasurvécu,oùpourrait-ellesetrouver?–Rentrezchezvous!Lemoineseretire.J'ai passé presque toute la nuit les yeux grands ouverts à chercher

une solution. Cette photographie ne peut pas mentir. Durant les dixheuresdevold'AthènesàPékin,jen'aicessédelaregarderetjecontinueencoreàlalueurd'unebougie.Cettecicatriceàtonfrontestunepreuveque jevoudrais irréfutable. Incapablededormir, jemerelèvesans fairede bruit, je fais coulisser le panneau en feuille de riz qui sert de porte.Une faible lumièremeguide, j'avancedansuncouloirversunesalleoùdormentsixmoines.L'und'euxadûsentirmaprésence,carilseretournesursacoucheetinspireprofondément,heureusementilneseréveillepas.Je poursuis mon chemin, enjambe à pas feutrés les corps allongés àmême le sol, pour aboutir dans la cour dumonastère. La lune est auxdeuxtierspleinecesoir,ilyaunpuitsaucentredelacour,jem'assiedssurlerebord.

Un bruit me fait sursauter, une main se pose sur ma bouche,étouffant toute parole. Je reconnais mon lama, il me fait signe de lesuivre.Nous quittons lemonastère etmarchons à travers la campagnejusqu'augrandsauleoùilseretourneenfinpourmefaireface.

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JeluiprésentelaphotographiedeKeira.–Quandcomprendrez-vousquevousnousmetteztousendanger,et

vous le premier ? Vous devez repartir, vous avez fait assez de dégâtscommecela.

–Quelsdégâts?– Ne m'avez-vous pas dit que votre accident n'en était pas un ?

Pourquoipensez-vousquejevousentraîneàl'écartdumonastère?Jenepeuxplus faire confianceàpersonne.Ceuxqui s'en sontpris à vousnemanqueront pas leur coup une seconde fois si vous leur en offrezl'opportunité.Vousn'êtespastrèsdiscretetjecrainsquevotreprésencedans la régionn'aitdéjàété repérée ; le cascontraireseraitunmiracle.Pourvu qu'il dure le temps que vous regagniez Pékin et repreniez unavion.

–Jen'irainullepartavantd'avoirretrouvéKeira.–C'étaitavantqu'ilfallaitlaprotéger,ilesttroptardmaintenant.Je

nesaispascequevotreamieetvousavezdécouvert,etjeneveuxpaslesavoir,maisunefoisencore,jevousenconjure,allez-vous-en!

–Donnez-moiunindice,aussiinfimesoit-il,unepisteàsuivreetjevousprometsd'êtrepartiauleverdujour.

Lemoinemeregardefixementetsetait ; il faitdemi-touretrepartvers le temple, je le suis. De retour dans la cour, silencieux, il meraccompagneàmachambre.

Ilfaitdéjàgrandjour,ledécalagehoraireetlafatigueduvoyageonteu raisondemoi. Ildoit êtreprèsdemidiquand le lamaentredans lapièce avec un bol de riz et un bouillon, disposés sur une planchette enbois.

–Sil'onmesurprenaitentraindevousservirvotrepetitdéjeuneraulit,onm'accuseraitdevouloir transformerce lieudeprièreenchambred'hôtes,dit-ilensouriant.Voilàdequoivousnourriravantdereprendrelaroute.Carvousreprenezbienlarouteaujourd'hui,n'est-cepas?

J'acquiescedelatête.Inutiledem'obstiner,jen'obtiendraiplusriendelui.

–Alorsbonretour,ditlelamaavantdeseretirer.Ensoulevantleboldebouillon,jedécouvreunpapierpliéenquatre.

D'instinct, je le glisse dans le creux demamain et le fais discrètementpasser dans ma poche. Mon repas avalé, je m'habille. Je meursd'impatience de lire ce que le lama m'a écrit mais deux disciplesattendentdevantmaporteetmereconduisentàl'oréedubois.

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Enmequittant,ilsmeremettentuncolisempaquetédansdupapierkraft,nouéparuneficelledechanvre.Unefoisauvolant,j'attendsquelesmoiness'éloignentpourdéplierlebilletetprendreconnaissancedutextequim'estdestiné.

Si vous renoncez à suivre mes recommandations, sachez que j'aientendu dire qu'un jeune moine était entré au monastère de Gartherquelques semaines après votre accident. Cela est probablement sansrapportavecvotrequête,mais ilestassezrarequece templeaccueilledenouveauxdisciples.Ilestvenuàmesoreillesquecelui-cinesemblaitpasheureuxdesaretraite.Personnenepeutmedirequi ilest.Sivousdécidez de vous entêter et de poursuivre cette enquête déraisonnable,roulez vers Chengdu. Une fois là-bas, je vous recommande d'yabandonnervotrevéhicule.Larégionverslaquellevousvousdirigerezensuiteest trèspauvreetvotre4×4attireraituneattentiondontvouspréférerezvouspasser.ÀChengdu,revêtezleshabitsquejevousaifaitremettre, ils vous aideront à vous fondre plus aisément parmi leshabitantsdelavallée.PrenezunautocarendirectiondumontYala.Jenesaisquevousconseillerensuite,ilestimpossiblepourunétrangerdepénétrerdans lemonastèredeGarther,maisqui sait,peut-êtreque lachancevoussourira.

Soyezprudent,vousn'êtespasseul.Etsurtout,brûlezcepapier.

Huit cents kilomètresme séparent de Chengdu, il me faudra neufheurespouryarriver.

Lemessagedulamanemelaissepasbeaucoupd'espoir,ilatrèsbienpuécrireceslignesdansleseulbutdem'éloigner,maisjenelecroispascapabled'unetellecruauté.CombiendefoissurlaroutedeChengduvais-jemereposerlaquestion...

Àmagauche, lachaînedemontagnesétendsesombreseffrayantessur la vallée grise et poussiéreuse. La route traverse la plaine d'est enouest.Devantmoi,lescheminéesdedeuxhautsfourneauxs'imposentaumilieudupaysage.

Liuzhizhen, carrièresà cielouvert, ciel sombresurdesparcellesdechamps, champs d'extraction minière, paysages d'une tristesse infinie,vestigesd'anciennesusinesabandonnées.

Ilpleut,iln'acessédepleuvoiretlesessuie-glacespeinentàchasserl'eauquiruisselle,larouteestglissante.Lorsquejedoubleuncamion,les

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chauffeursmeregardentétrangement.Ilnedoitpasyavoirbeaucoupdetouristesquicirculentdanscetterégion.

Deux cents kilomètres derrièremoi, encore six heures de route. Jevoudrais appeler Walter, lui demander de me rejoindre ; la solitudem'oppresse, jene la supporteplus. J'aiperdu l'égoïsmedema jeunessedansleseauxtroublesdelaRivièreJaune.Unregarddanslerétroviseur,monvisage a changé.Waltermedirait que c'est la fatigue,mais je saisquej'aipasséuncap, iln'yaurapasderetourenarrière.J'auraisvouluconnaîtreKeiraplustôt,nepasavoirperdutoutescesannéesàcroirequelebonheurétaitdanscequej'accomplissais.Lebonheurestplushumble,ilestdansl'autre.

Auboutdelaplaines'élèvedevantmoiunebarrièredemontagnes.Unpanneauindique,encaractèresoccidentaux,queChengduestencoreà six cent soixante kilomètres. Un tunnel, l'autoroute pénètre dans laroche,impossibledésormaisd'écouterlaradio,qu'importe,cesmélodiesdepopasiatiquemesont insupportables.Lespontsquisurplombentdeprofonds canyons s'enchaînent sur deux cent cinquante kilomètres. Jem'arrêteraidansunestation-serviceàGuangyuan.

Lecafén'yestpassimauvais.Uneboîtedebiscuitsposéeàcôtédemoi,jereprendslaroute.Chaque fois que jem'enfonce vers un étroit vallon, je découvre de

minusculeshameaux.Ilest20heurespasséesquandj'arriveàMianyang.Dans cette cité de sciences et hautes technologies, la modernité estsaisissante.Aubordd'unerivièresedressentdelonguestoursdeverreetd'acier. La nuit tombe et la fatigueme pèse. Je devraism'arrêter pourdormir,reprendredesforces.J'étudielacarte;unefoisarrivéàChengdu,rejoindre lemonastèredeGartherenautocarprendraplusieursheures.Mêmeaveclameilleurevolonté,jen'yarriveraipascesoir.

J'aitrouvéunhôtel.J'yailaissélavoitureetjemarchelelongdelapromenade cimentée qui borde la rivière. La pluie a cessé. Quelquesrestaurantsserventàdînersurdesterrasseshumides,chaufféespardeslampesàgaz.

Lanourritureestunpeutropgrasseàmongoût.Au loin,unaviondécolledansunbruitassourdissant;ils'élèveau-dessusdelavilleetvireausud.Probablementlederniervoldusoir.Oùvontsespassagersassisderrière ceshublots illuminés?LondresetHydra sont si loin.Coupdecafard. Si Keira est vivante, pourquoi ce silence ? Pourquoi serait-ellerestée sans donner signe de vie ? Que lui est-il arrivé qui justifie de

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disparaître ainsi ? Ce moine a peut-être raison, je dois être fou pourentretenir une telle illusion. Lemanque de sommeil exacerbe les idéesnoires,et lanoirceurde lanuitmegagne.Mesmainssontmoites,cettemoiteurpénètremoncorpstoutentier.Jefrissonne,j'aichaud,j'aifroid;le serveur s'approche demoi et je devine qu'il me demande si tout vabien.Jevoudraisluirépondre,maisjen'arrivepasàarticulerlemoindremot.Jecontinued'épongermanuqueavecmaserviettedetable,mondosruisselle de sueur et la voix de ce serveur me paraît de plus en pluslointaine;lalumièredelaterrassedevientdiaphane,touttourneautourdemoipuis,lenéant.

L'éclipsesedissipe,peuàpeulejourrenaît,j'entendsdesvoix,deux,trois ? On me parle dans une langue que je ne comprends pas. Unefraîcheurseposesurmonvisage,ilfautquej'ouvrelesyeux.

Les traits d'une vieille femme. Elle caresse ma joue, me faitcomprendre que le pire est passé. Elle humecte mes lèvres et memurmuredesmotsquejedevinerassurants.

Jesensdespicotements,lesangcirculeànouveaudansmesveines.J'aifaitunmalaise.Lafatigue,unemaladiequicouveouquelquechosequejen'auraispasdûmanger, jesuistropfaiblepourréfléchir.Onm'aallongésuruncanapéenmoleskinedansl'arrière-salledurestaurant.Unhommearejointlavieilledamequis'occupedemoi,sonmari.Luiaussimesourit,ilalevisageencoreplusfripéqu'elle.

J'essaiedeleurparler,jevoudraislesremercier.Levieilhommeapprocheunetassedemaboucheetmeforceàboire.

Le breuvage est amer, mais la médecine chinoise a des vertusinsoupçonnées,alorsjemelaissefaire.

CecoupledeChinoisressembletantàceluiqueKeiraetmoiavonscroiséunjourdansleparcdeJingshan,oncroiraitleursjumeaux,etcetteimpressionmerassure.

Mespaupièresseferment,jesenslesommeilmegagner.Dormir,attendredereprendredesforces,c'estcequej'aidemieuxà

faire,alorsj'attends.

***

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Paris

Ivoryfaisaitlescentpasdanssonsalon.Lapartied'échecsn'évoluaitpasensa faveuretVackeersvenaitdedéplacersoncavalier,mettantsareineendanger.Ils'approchadelafenêtre,écartalerideauetregardalebateau-mouchequidescendaitlaSeine.

–Voulez-vousquenousenparlions?demandaVackeers.–Dequoi?réponditIvory.–Decequivouspréoccupeàcepoint.–J'ail'airpréoccupé?– Votre façon de jouer le laisse supposer, à moins que vous ne

souhaitiezmefairegagner;danscecas, l'ostentationaveclaquellevousm'offrezcettevictoireestpresqueinsultante, jepréféreraisquevousmedisiezcequivoustracasse.

– Rien, j'ai peu dormi la nuit dernière. Dire qu'avant je pouvaisresterdeux jourssanssommeil.Qu'avons-nous faitàDieupourmériterunchâtimentaussicruelquedevieillir?

–Sansvouloirnous flatter, en cequinous concerne, je trouvequeDieuaétéplutôtclément.

– Ne m'en voulez pas. Il serait peut-être préférable que nousmettionsuntermeàcettesoirée.Detoutefaçon,vousm'aurezmismatenquatrecoups.

–Trois!Vousêtesdoncencoreplussoucieuxquejenel'imaginais,mais je ne veux pas vous forcer la main. Je suis votre ami, vous meparlerezdecequivouspréoccupequandbonvoussemblera.

Vackeers se leva et se dirigea vers le vestibule. Il enfila sonimperméableetseretourna,Ivoryregardaittoujoursparlafenêtre.

–JereparsdemainpourAmsterdam,venezypasserquelquesjours,la fraîcheur des canaux vous aidera peut-être à retrouver le sommeil.

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Vousêtesmonhôte.–Jecroyaispréférablequenousnesoyonspasaperçusensemble.–Ledossierestclos,nousn'avonsplusderaisondejoueràcesjeux

compliqués. Et puis cessez de culpabiliser ainsi, vous n'êtes pasresponsable. Nous aurions dû deviner que Sir Ashton prendrait lesdevants.Jesuistoutaussidésoléquevousdelafaçondontcetteaffaires'estachevée,maisvousn'ypouvezplusrien.

–ToutlemondesedoutaitqueSirAshtoninterviendraittôtoutardet cette hypocrisie arrangeait tout le monde. Vous le savez autant quemoi.

– Je vous promets, Ivory, que si j'avais soupçonné ses méthodesexpéditives,j'auraisfaitcequiétaitenmonpouvoirpourl'enempêcher.

–Etqu'est-cequiétaitenvotrepouvoir?VackeersregardafixementIvory,puisilbaissalesyeux.–Mon invitationàAmsterdam tient toujours, venezquandvous le

souhaitez.Unedernièrechose:notrepartiedecesoir, jepréfèrequ'ellenesoitpasinscritedansnotretableaudescores.Bonsoir,Ivory.

Ivoryne répondit pas.Vackeers referma laportede l'appartement,entra dans l'ascenseur et appuya sur le boutondu rez-de-chaussée. Sespasrésonnèrentsurlespavésduhall,iltiraàluilalourdeportecochèreettraversalarue.

Lanuitétaitdouce,Vackeersmarchalelongduquaid'Orléansetseretournaverslafaçadedel'immeuble;aucinquièmeétage,leslumièresdusalond'Ivoryvenaientdes'éteindre.Ilhaussalesépaulesetcontinuasa promenade. Lorsqu'il tourna au coin de la rue Le Regrattier, deuxappelsdephares rapides leguidèrentversuneCitroëngarée le longdutrottoir. Vackeers ouvrit la portière passager et s'installa à bord. Leconducteurposasamainsurlaclédecontact,maisVackeersinterrompitsongeste.

–Attendonsquelquesinstants,sivouslevoulezbien.Lesdeuxhommesrestèrentsilencieux.Celuiquiétaitauvolantprit

unpaquetdecigarettesdesapoche,enportauneàses lèvresetcraquauneallumette.

–Qu'est-cequivousintéresseautant,pourquenousrestionsici?–Cettecabine,justeenfacedenous.–Qu'est-cequevousracontez?Iln'yapasdecabinesurcesquais.–Soyezgentild'écrasercettecigarette.–Letabacvousgêne,maintenant?–Non,maisleboutincandescent,oui.

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Unhommeavançaitlelongduquai,ils'accoudaauparapet.–C'estIvory?demandalechauffeurdeVackeers.–Non,c'estlepape!–Ilparletoutseul?–Iltéléphone.–Àqui?–Vousfaitesexprèsd'êtreaussicon?S'ilressortdechezluiaubeau

milieu de la nuit pour passer un appel depuis les quais, c'estprobablementpourquepersonnenesacheavecquiils'entretient.

–Alorsàquoicelasert-ilderesterenplanque,sinousnepouvonspasentendresaconversation?

–Àvérifieruneintuition.–Etonpeutyaller,maintenantquevousavezvérifiévotreintuition

?–Non,cequivasepasseraprèsm'intéresseaussi.–Parcequevousavezuneidéedecequivasepasseraprès?– Ce que vous êtes bavard, Lorenzo ! Dès qu'il aura raccroché, il

jetteralapucedesonportabledanslaSeine.–Etvouscomptezplongerdanslefleuvepourallerlarécupérer?–Vousêtesvraimentidiot,monpauvreami.–Siaulieudem'insultervousm'expliquiezcequenousattendons?–Vousallezledécouvrirdansquelquesinstants.

***

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Londres

LasonneriedutéléphoneretentitdansunpetitappartementsurOldBromptonRoad.Walterselevadesonlit,passaunerobedechambreetentradanssonsalon.

– Voilà, voilà, cria-t-il en s'approchant du guéridon où se trouvaitl'appareil.

Ilreconnutimmédiatementlavoixdesoninterlocuteur.–Toujoursrien?–Nonmonsieur,jesuisrentréd'Athènesenfind'après-midi.Quatre

joursseulementsesontécoulésdepuisqu'ilestlà-bas,j'espèrequenousauronsbientôtdebonnesnouvelles.

–Jelesouhaiteaussi,maisjenepeuxm'empêcherd'êtreinquiet,jen'aipasfermél'œildelanuit.Jemesensimpuissantetj'aihorreurdeça.

–Pourtoutvousdire,monsieur,jen'aipasbeaucoupdorminonpluscesdernierstemps.

–Vouspensezqu'ilestendanger?–Onmedit lecontraire,qu'ilfautêtrepatient,maisc'estdurdele

voirainsi.Lediagnosticestréservé,ils'enestfalludepeu.– Je veux savoir si quelqu'un a fomenté ce coup. Je m'y attelle.

Quandretournerez-vousàAthènes?– Demain soir, au plus tard après-demain si je n'ai pas réussi à

bouclertoutcequejedoisfaireàl'Académie.–Appelez-moidèsquevousyserezetessayezdevousreposerd'ici

là.–Vousdemême,monsieur.Àdemain,j'espère.

***

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Paris

Ivory se débarrassa de la puce de son portable et retourna sur sespas. Vackeers et son chauffeur se tassèrent dans leurs fauteuils, parréflexe, mais, à cette distance, il était peu probable que celui qu'ilsobservaientpuisse lesvoir.Lasilhouetted'Ivorydisparutà l'anglede larue.

–C'est bonmaintenant, nous pouvons y aller ? demandaLorenzo.J'aipassélasoiréeàcroupiricietj'aifaim.

–Non,pasencore.Vackeers entendit le ronronnement d'un moteur qui venait de

démarrer.Deuxpharesbalayèrentlequai.Unevoitures'arrêtaàl'endroitoù Ivory se tenait quelques instants plus tôt. Un homme en sortit ets'avança jusqu'au parapet. Il se pencha pour observer la berge encontrebas,haussalesépaulesetremontaàbord.Lespneuscrissèrentetlavoitures'éloigna.

–Commentsaviez-vous?demandaLorenzo.– Un sale pressentiment. Et maintenant que j'ai vu la plaque du

véhicule,c'estencorepire.–Qu'est-cequ'ellea,cetteplaque?–Vouslefaitesexprèsouvousvousdonnezdumalpourégayerma

soirée?Cevéhiculeappartientaucorpsdiplomatiqueanglais,vousavezbesoinquejevousfasseundessin?

–SirAshtonfaitsuivreIvory?–Je croisque j'enai assez vuet entendupour ce soir, auriez-vous

l'amabilitédemeraccompagneràmonhôtel?–Bon,Vackeers,çasuffit,jenesuispasvotrechauffeur.Vousm'avez

demandé de rester en planque dans cette voiture enm'expliquant qu'ils'agissaitd'unemissionimportante,jemesuisgelépendantdeuxheures

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alors que vous sirotiez un cognac bien au chaud, et tout ce que j'ai puconstater,c'estquevotreamiestallé,pourjenesaisquelleraison,jeterune puce téléphonique dans la Seine et qu'une voiture des servicesconsulairesdeSaMajestél'aépiéfairecegestedontlaportéem'échappeencore. Alors ou vous rentrez à pied, ou vous m'expliquez de quoi ilretourne.

– Compte tenu de l'obscurité dans laquelle vous semblez voustrouver,moncherROME,jevaistenterd'éclairervotrelanterne!SiIvorysedonne lapeinedesortiràminuitpouraller téléphonerendehorsdechezlui,c'estqu'ilprendcertainesprécautions.Si lesAnglaisplanquenten bas de son immeuble, c'est que l'affaire qui nous a occupés cesderniersmoisn'estpasaussiclasséequenousvoulionstouslesupposer.Vousmesuivezjusque-là?

–Nemeprenezpaspourplusbêtequejenelesuis,ditLorenzoendémarrant.

Lavoitures'engageasurlesquaisetfranchitlepontMarie.– Si Ivory est aussi prudent, c'est qu'il a un tour d'avance, reprit

Vackeers.Etmoiquicroyaisavoirgagnélapartiecesoir,décidément,ilmesurprendratoujours.

–Quecomptez-vousfaire?–Rienpour l'instant,etpasunmotsurcequevousavezapprisce

soir.Ilesttroptôt.Sinousprévenonslesautres,chacunintrigueradanssoncoin,commeparlepassépersonneneferaplusconfianceàpersonne.Je sais que je peux compter sur MADRID. Et vous, ROME, de quel côtéserez-vous?

–Pourl'instant,ilmesemblequejemetrouvejusteàvotregauche,celadevraitrépondreenpartieàvotrequestion,non?

– Il faut que nous localisions au plus vite cet astrophysicien. Jeparieraisqu'iln'estplusenGrèce.

–Remontezinterrogervotreami.Sivousl'asticotez, ilvouslâcherapeut-êtrelemorceau.

–Jelesoupçonnedenepasensavoirbeaucoupplusquenous, iladû perdre sa trace. Il avait l'esprit ailleurs. Je le connais depuis troplongtemps pour être dupe, il a manigancé quelque chose. Avez-voustoujoursaccèsàvoscontactsenChine?Pouvez-vouslessolliciter?

–Toutdépenddecequel'onattendd'euxetdecequenoussommesprêtsàleurdonnerenéchange.

–EssayezdesavoirsinotreAdrianauraitrécemmentatterriàPékin,s'ilalouéunvéhiculeetsi,parchance,ilautilisésacartedecréditpour

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retirerdel'argent,payerunenoted'hôteloujenesaisquoi.Ils n'échangèrent plus un mot. Paris était désert, Lorenzo déposa

Vackeersdixminutesplustarddevantl'hôtelMontalembert.– Je ferai de mon mieux avec les Chinois, mais c'est à charge de

revanche,dit-ilensegarant.– Attendons de voir les résultats, avant que vousme présentiez la

note,moncherROME.Àbientôtetmercipourlabalade.VackeersdescenditdelaCitroënetentradansl'hôtel.Ildemandasa

clé au réceptionniste, ce dernier se penchaderrière son comptoir et luiremitégalementuneenveloppe.

–Onadéposéceplipourvous,monsieur.–Ilyacombiendetemps?demandaVackeersétonné.–Unchauffeurdetaximel'aremiseilyaquelquesminutesàpeine.Intrigué,Vackeerss'éloignaversl'ascenseur.Ilattenditd'êtredanssa

suiteauquatrièmeétagepourdécacheterlalettre.

Moncherami,Je crains, hélas, de ne pouvoir répondre à votre charmante invitation de vous

rejoindre à Amsterdam. Ce n'est pas l'envie quim'enmanque, ni celle de rattrapermaconduite de ce soir aux échecs, mais comme vous le soupçonniez, certaines affairesmeretiennentàParis.

J'espèrenéanmoinsvousrevoirtrèsprochainement.J'ensuisd'ailleurspersuadé.Votredévouéetami,IvoryP.-S. : À propos dema petite promenade nocturne, vousm'aviez habitué à plus de

discrétion.QuifumaitàvoscôtésdanscettebelleCitroënnoire,oupeut-êtreétait-ellebleumarine?Mavuebaissedejourenjour...

Vackeersreplialalettreetneputréfrénerunsourire.Lamonotonie

desesjournéesluipesait.Illesavait,cetteopérationseraitprobablementladernièredesacarrière,etl'idéequ'Ivoryaittrouvéunmoyen,quelqu'ilsoit, de relancer la machine n'était pas pour lui déplaire, bien aucontraire.Vackeerss'assitdevantlepetitbureaudesasuite,décrochaletéléphoneetcomposaunnuméroenEspagne.Ils'excusaauprèsd'Isabelde la déranger si tard dans la nuit, mais il avait toutes les raisons depenserqu'unrebondissements'étaitproduitetcequ'ilavaitàluidirenepouvaitattendrejusqu'aulendemain.

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***

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Mianyang,Chine

Jemesuiséveilléauxpremièresheuresdumatin.Lavieilledamequim'a tenucompagnie toute lanuitestassoupiedansungros fauteuil.Jerepousse le plaid dont ellem'a recouvert etme redresse.Elle ouvre lesyeux,m'adresse un regard bienveillant et pose un doigt sur ses lèvres,commepourmedemanderdenepasfairedebruit.Puiselleselèveetvachercher une théière posée sur un poêle en fonte. Une cloison plianteséparelapièceoùnousnoustrouvonsdurestaurant;autourdemoi, jedécouvrelesmembresdesafamillequidormentsurdesmatelasausol.Deux hommes d'une trentaine d'années sont installés près de l'uniquefenêtre.Jereconnaisceluiquim'aserviàdînerhiersoiretsonfrèrequiœuvrait en cuisine. Leur sœur cadette, qui doit avoir vingt ans, dortencoresurunecouchetteprèsdupoêleàcharbon;lemaridemalogeusede fortune est allongé sur une table, un oreiller sous la tête, unecouverture jusqu'aux épaules. Il porte un pull et une veste en laineépaisse.J'aioccupélecanapé-litquelecoupledépliechaquesoirpourydormir.Chaquesoir,cettefamillerepoussequelquestablesdurestaurantpourtransformerl'arrière-salleendortoir.Jemesensterriblementgênédem'être ainsi imposé dans leur intimité, si d'intimité on peut parler.Qui, dansmon quartier de Londres, aurait ainsi sacrifié son lit pour lelaisseràunétranger?

Lavieilledamemesertunthéfumé.Nousnepouvonscommuniquerquepargestes.

Jeprendsmatasseetmefaufileverslasalle.Ellerepousselacloisonderrièremoi.

La promenade est déserte, j'avance jusqu'au parapet qui longe larivièreet regarde le coursd'eau filervers l'ouest.Le fleuvebaignedansune brume matinale. Une petite embarcation aux allures de jonque y

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glisselentement.Unbateliersurlepontavantm'adresseunsignequejeluiretourneaussitôt.

J'aifroid,j'enfoncemesmainsdansmespochesetsenslaphotodeKeirasousmesdoigts.

Pourquoià cemomentprécis resurgit le souvenirdenotre soiréeàNebra ? Je me souviens de cette nuit passée avec toi, mouvementéecertes,maisquinousavaittantrapprochés.

Jepartiraitoutàl'heureverslemonastèredeGarther,jenesaispascombien de temps il me faudra encore pour y arriver, ni comment j'yentrerai,maisqu'importe,c'estlaseulepistepourteretrouver...situesencoreenvie.

Pourquoiest-cequejemesenssifaible?Unecabinetéléphoniquesur lapromenade,àquelquespasdemoi.

J'ai envie d'entendre la voix deWalter. La cabine a un look kitsch desannées soixante-dix. L'appareil accepte les cartes de crédit. Dès que jecomposedeschiffressurleclavier,j'entendsunsignaldeligneoccupée,ildoitêtreimpossibledejoindreunpaysétrangerdepuiscetendroit.Aprèsdeuxnouvellestentatives,jerenonce.

Il est temps d'aller remerciermes hôtes, de régler la note demondîner de la veille et de reprendre la route. Ils ne veulent pas que je lespaie.Jelesremerciemaintesfoisetlesquitte.

Findematinée, j'arriveenfinàChengdu.Lamétropoleestpolluée,agitée, agressive. Pourtant, entre les tours et les grands ensemblesimmobiliers, de petites maisons décrépies ont survécu. Je cherche lechemindelagareroutière.

Jinli Street, attrape-touristes, j'aurai peut-être la chance de croiserdescompatriotesquimerenseigneront.

Parc Nanjiao, la flore est belle, des barques surgies d'une autreépoque naviguent paisiblement sur un lac, à l'ombre de saulesmélancoliques.

Je repère un jeune couple dont l'allureme fait deviner qu'il s'agitd'Américains.Cesdeuxétudiantsm'expliquentqu'ilssontvenusparfaireleurformationàChengdudanslecadred'unéchangeuniversitaire.

Ravisd'entendrequelqu'unparlerleurlangue,ilsm'indiquentquelagaresetrouveàl'opposédelaville.Lajeunefemmeprendunblocdansson sac à dos et rédige une note qu'elle me tend. Elle calligraphiele chinois de façon parfaite. J'en profite pour lui demander d'inscrireaussilenomdumonastèredeGarther.

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J'avais laissémavoituredansunparkingàcielouvert.J'yretrouveles vêtements que m'avait donnés le lama, me change à l'intérieur duvéhicule, et fourredansun sacunpull et quelques effets. Je choisis delaisserle4×4surplaceetdeprendreuntaxi.

Le chauffeur lit la note que je luimontre etme dépose une demi-heureplustardàlagareroutièrededeWuguiqiao.Jemeprésenteàunguichetavecleprécieuxbilletrédigéenchinois,lepréposémeremetuntitre de transport contre vingt yuans etm'indique le quai no 12, puis ilagitelamain,m'invitantàmepressersijeneveuxpasraterledépartdubus.

L'autocarn'estpasdetoutefraîcheur,jesuisledernieràygrimperetje ne trouve de place qu'au fond, coincé entre une femme de fortecorpulenceetunecageenbambouqu'occupent troiscanardsengrandeforme.Lespauvresserontprobablementlaquésenarrivantàdestination,maiscommentlesprévenirdutristesortquilesattend?

Nous traversons un pont qui enjambe la rivière Funan et nousélançons sur une voie rapide dans de grands craquements de boîte devitesses.

Lecars'arrêteàYa'an,unpassagerdescend.Jen'aiaucuneidéedeladuréeduvoyage,quimeparaît interminable.Jemontremapetitenotecalligraphiéeàmavoisineetdésignemamontre.Elletapotesurlecadranlamarque des six heures. J'arriverai donc presque à la fin du jour.Oùdormirai-jecesoir?Jen'ensaisrien.

Larouteserpenteverslesmassifsmontagneux.SiGarthersetrouveen haute altitude, la nuit y sera glaciale, il me faudra trouver unhébergementauplusvite.

Plus le paysage devient aride, plus je me sens en proie au doute.Qu'est-cequiauraitbienpupousserKeiraàvenirseperdreendeslieuxsiretranchés ? Seule la quête d'un fossile aurait pu l'entraîner jusqu'auxconfinsdumonde,jenevoispasd'autreexplication.

Vingtkilomètresplusloin,l'autocars'immobilisedevantunpontenbois.L'ouvrageestsuspendupardeuxfilinsd'acierenfortmauvaisétat.Lechauffeurordonneàtouslespassagersdedescendre,ilfautallégersamachine pour réduire les risques. Par la vitre, je regarde le ravin àfranchiretlouelasagessedenotreconducteur.

Assissurlabanquettearrière,jeserailedernieràsortir.Jemelève,l'autobus est presque vide. Du pied, je repousse la tige de bambou quiretientlaportedelacageoùs'agitentlesvolatiles,livrésàleursort.Leurlibertésetrouveauboutdelacoursiveàdroite;ilspeuventaussichoisir

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decouperenpassantsous les fauteuils,àeuxdevoir.Les troiscanardsm'emboîtentgaiementlepas.Chacunchoisitsonchemin,unpar l'allée,unautreparlarangéedefauteuilsdedroite,letroisièmecoupeàgauche;pourvu qu'ils me laissent sortir avant eux, sinon on m'accusera decomplicité d'évasion ! Après tout qu'importe, leur propriétaire est déjàsur le pont, elle s'accroche au bastingage et avance, yeuxmi-clos, pourluttercontrelevertige.

Matraverséen'estguèreplusvaillantequelasienne.Unefoislepontfranchi,lespassagerssefontundevoirdeguider,àgrandrenfortdecriset gesticulations, leur courageux chauffeur qui roule au ralenti sur leslattes de bois chancelantes. Des craquements inquiétants se fontentendre, lescâblesgrincent, letabliersebalancedangereusementmaistient bon, et quinzeminutes plus tard, chacun peut regagner sa place.Sauf moi. J'ai profité de l'occasion pour occuper le siège libéré audeuxième rang.Lebus redémarre, deux canardsmanquent à l'appel, letroisième réapparaît hélas au milieu de l'allée et va bêtement se jeterentrelesmolletsdesafermière.

Alors que nous passons Dashencun, je ne peux m'empêcher desourire tandis quemon ancienne voisine remonte la coursive à quatrepattes, cherchant en vain les deux volatiles qui se sont volatilisés. Ellenous quittera à Duogong, de fort mauvaise humeur ; difficile de l'enblâmer.

Shabacun,Tianquan,villesetvillagessesuccèdentdanslalangueurdu voyage ; nous suivons le cours d'une rivière, le bus continue degrimper vers des hauteurs vertigineuses. Je ne dois pas êtrecomplètement rétabli, je suis parcouru de frissons. Bercé par leronflement du moteur, je réussis par instants à m'assoupir jusqu'à cequ'unesecousseviennemetirerdemonsommeil.

Surnotregauche, leglacierdeHailuogoueffleure lesnuages.NousapprochonsdelafameusepassedeZheduo,pointculminantduparcours.Àprèsdequatremilletroiscentsmètres, jesensbattremoncœurdansmestempesetlamigrainerevient.JerepenseàAtacama.Qu'estdevenumonamiErwan?Celafaitsilongtempsquejen'aiprisdesesnouvelles.Si jen'avaispas eu cemalaise auChili quelquesmois auparavant, si jen'avais pas enfreint les consignes de sécurité qui nous avaient étédonnées,sij'avaisécoutéErwan,jeneseraispasicietKeiran'auraitpasdisparudansleseauxtroublesdelaRivièreJaune.

Je me souviens que pour me consoler de mon chagrin, ma mèrem'avaitditàHydra:«Perdrequelqu'unqu'onaaiméestterrible,maisle

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pireseraitdenepasl'avoirrencontré.»Ellepensaitalorsàmonpère;lachoseprenduntoutautresenslorsquel'onsesentresponsabledelamortdecellequ'onaime.

LelacdeMoguecuoreflètesurlemiroirdeseseauxcalmeslescimesenneigées.Nousavonsregagnéunpeudevitesseenreplongeantvers lavallée de Xinduqiao. À l'opposé du désert d'Atacama, tout n'est quevégétation luxuriante. Des troupeaux de yacks paissent au milieu desherbes grasses. Ormes et bouleaux blancs s'accordent dans cette vasteprairieencaisséeaumilieudesmontagnes.Noussommesredescendusendessous des quatre mille mètres et ma migraine me laisse un peutranquille.Etpuis,soudain,lebuss'arrête.Lechauffeurseretourneversmoi, il est tempsdedescendre.Endehorsde la route, jene vois qu'unchemin pierreux qui file dans la direction du mont Gongga Shan. Lechauffeuragitelesbrasetgrommellequelquesmots;j'endéduisqu'ilmeprie d'aller poursuivre mes réflexions de l'autre côté de la porte enaccordéonqu'ilvientd'ouvrir,laissantpénétrerl'airglacial.

Mon sac à mes pieds, les joues saisies par le froid, je regarde,grelottant, mon autocar s'éloigner, jusqu'à disparaître au loin dans untournant.

Jeme retrouve seul,dans cettevasteplaineoù le vent remonte lescollines.Paysageshorsdutempsdontlesterresontadoptélacouleurdel'orgemondéetdusable...maisjen'yvoisaucunetracedumonastèrequejecherche.Ilseraimpossiblededormiràlabelleétoilesansmourirgelé.Ilfautmarcher.Versoù?Jen'ensaisrien,maisiln'yad'autresalutqued'avancerpourrésisteràl'engourdissementdûaufroid.

Dansl'espoirabsurdedefuirdevantlanuit,jecoursàpetitesfoulées,allantdecoteauencoteauverslesoleilcouchant.

Au loin, j'aperçois la toile noire d'une tente de nomades, telle uneprovidence.

Aumilieude cette immenseplaine, une enfant tibétaine vient versmoi.Elledoitavoir troisans,peut-êtrequatre,unpetitboutderiendutoutavecsesjouesrougescommedeuxpommesetsesyeuxquibrillent.L'inconnuquejesuisnel'effraiepas,etpersonnenesemblecraindrequoiquecesoitpourelle,elleestlibred'alleroùbonluisemble.Elleéclatederire,s'amusantdemadifférence,etsonrireemplitlavallée.Elleouvrelesbras en grand, se met à courir dans ma direction, s'arrête à quelquesmètresetrepartverslessiens.Unhommesortdelatenteetvientàmarencontre.Jeluitendslamain,iljointlessiennes,s'inclineetm'inviteàlesuivre.

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De grands pans de toile noire soutenus par des pitons en boisformentunchapiteau.Àl'intérieur,l'habitationestvaste.Surunréchauden pierre où crépitent des fagots de bois sec, une femme prépare unesortederagoût, lefumetimprègnetoutl'espace.L'hommemefaitsignedem'asseoir,ilmesertungodetd'alcoolderizettrinqueavecmoi.

Jepartagelerepasdecettefamillenomade.Lesilencen'esttroubléque par les éclats de rire de la petite fille aux joues rouges commedespommes.Ellefinitpars'endormir,blottiecontresamère.

Lanuittombée,lenomadem'entraînehorsdelatente.Ils'assiedsurune pierre et m'offre une cigarette qu'il a roulée entre ses doigts.Ensemble,nousregardonsleciel.Celafaisaitlongtempsquejenel'avaispas contemplé ainsi. Je repère l'une des plus belles constellations quenous offre l'automne à l'est d'Andromède. Je pointe le doigt vers lesétoilesetlanommeàmonhôte.«Persée»,dis-jeàvoixhaute.L'hommesuitmonregardetrépète«Persée»;ilrit,aveclesmêmeséclatsquesafille,deséclatsvifscommeceuxquiilluminentlavoûtecélesteau-dessusdenostêtes.

J'ai dormi sous leur tente, à l'abri du froid et des vents. Au petitmatin, je tendsmonpapier àmonhôte ; il ne sait pas lire et n'y prêteaucuneattention;lejourselèveetilamaintestâchesàaccomplir.

L'aidantàramasserdupetitbois,jem'aventureàprononcerlemot«Garther », changeant chaque fois de prononciation dans l'espoir detrouvercellequileferaitréagir.Rienn'yfait,ilresteimperturbable.

Après le ramassage du bois, nous sommes de corvée d'eau. Lenomademe tenduneoutrevide,enpasseunepar-dessussonépauleetmemontrecomment l'ajuster,puisnousempruntonsunepistequipartverslesud.

Nous avonsmarché deux bonnes heures. Du haut de la colline, jerepère une rivière qui coule au milieu de hautes herbes. Le nomadel'atteintbienavantmoi.Lorsquejelerejoins,ilsebaignedéjà.J'ôtemachemise et plonge àmon tour. La température de l'eau est saisissante,cetterivièredoittrouversasourcedansl'undesglaciersquel'onaperçoitauloin.

Le nomade maintient son outre sous l'eau. J'imite ses gestes, lesdeuxbesacessegonflent,j'aibeaucoupdemalàporterlamiennejusqu'àlaberge.

Deretoursurlaterreferme,ilarracheunetouffedehautesherbesetse frotte vigoureusement le corps.Une fois sec, il se rhabille et s'assied

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pourprendreunpeuderepos.«Persée»,ditlenomadeenlevantledoigtvers le ciel. Puis samainme désigne une anse de la rivière, en aval àquelques centaines de mètres de nous. Une vingtaine d'hommes s'ybaignent,unequarantained'autreslabourentlaterre,chacunpousseunsocentraçantdelongssillonsparfaitementrectilignes.Tousportentdestenuesquejereconnaisaussitôt.

–Garther!soufflemoncompagnonderoute.Je le remercie etm'élancedéjàvers lesmoines,mais lenomade se

lèveetmesaisitpar lebras.Ses traitssesontassombris.D'unsignedetête,ilm'enjointdenepasyaller.Ilmetireparlamancheetmemontrelecheminduretour.Jepeux lire lapeursur sonvisage,alors j'obéisetremontelapenteenlesuivant.Enhautdelacolline,jemeretourneverslesmoines.Ceuxqui,plustôt,selavaientdanslarivièreontremisleurstuniques et repris leur travail, traçant de drôles de sillons, oscillantcomme les courbes d'un gigantesque électrocardiogramme. Lesmoinesdisparaissentdemavuealorsquenousredescendons l'autreversantducoteau. Dès que je le pourrai, je fausserai compagnie à mon hôte etretourneraidanscevallon.

Si je suis le bienvenu dans cette famille de nomades, je dois selonleurtraditionméritermarationquotidiennedenourriture.

Lafemmeaquittésatenteetm'aconduitjusqu'autroupeaudeyacksquipaissentdansunchamp.Jen'aiprêtéaucuneattentionaurécipientqu'elle trimbalait en fredonnant, jusqu'au moment où elle s'estagenouilléedevantl'undecesétrangesquadrupèdesetacommencéàletraire.Quelquesinstantsplustard,ellemecèdesaplace, jugeantquelaleçonasuffisammentduré.Ellemelaisselà,etleregardqu'elleporteversle seauen s'enallantme fait comprendreque jenedois revenirqu'unefoiscedernierbienrempli.

Rienne sedérouleraaussi simplementqu'elle l'a supposé.Manqued'assurance de ma part ou mauvais caractère de cette fichue vacheasiatique,quin'adetouteévidenceaucunement l'intentiondese laissertripoterlesmamelonsparlepremierinconnudepassage,chaquefoisquemamainavanceverssespis,labêteavanced'unpas,ourecule...J'usedetous les stratagèmes, tentative de séduction, sermon autoritaire,supplique,fâcherie,bouderie,ellen'enarienàfaire.

Cellequivientàmonsecoursn'aquequatreans.Jen'entireaucunegloire,bienaucontraire,maisc'estainsi.

La petite fille aux joues rondes et rouges comme deux pommesapparaît soudain au milieu des champs ; je crois qu'elle est là depuis

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longtemps à se réjouir du spectacle et elle a dû se retenir tout autantavant de laisser échapper le bel éclat de rire qui a trahi sa présence.Commepours'excuserdes'êtremoquéedemoi,elles'approche,metanced'un léger coup d'épaule, attrape d'un geste vif le pis du yack et rit ànouveaudeboncœur,quand le lait semetàgiclerdans leseau.C'étaitdoncaussisimplequecela,jedoisreleverledéfiqu'ellemelanceenmepoussant vers le flanc du yack. Jem'agenouille, elleme regarde agir etapplaudit quand je réussis enfin à faire couler quelques gouttesde lait.Elles'allongedansl'herbe,brascroisés,etresteainsiàmesurveiller.Endépitdesontrèsjeuneâge,saprésenceaquelquechosederassurant.Cetaprès-midi est un moment paisible et joyeux. Un peu plus tard, nousredescendonstousdeuxverslecampement.

Deuxautrestentesontétémontéesprèsdecelleoùj'aidormilanuitdernière, trois familles sont désormais réunies autour d'un grand feu.Alorsquejeregagnelecampementencompagniedemapetitevisiteuse,les hommes viennent à notre rencontre ; mon hôte me fait signe depoursuivremon chemin. Je suis attendu par les femmes, eux s'en vontregrouper le bétail. Jeme sens vexé d'être tenu à l'écart d'unemissionbienplusvirilequecellequel'onm'aconfiée.

Lejours'achève,jeregardelesoleil,ilferanuitdansuneheuretoutau plus. Je n'ai qu'une idée en tête, fausser compagnie à mes amisnomadespourallerespionnercequisepassedanslavalléeencontrebas.Je veux suivre ces moines qui vont reprendre le chemin de leurmonastère.Maisl'hommequim'aaccueillirevientaumomentmêmeoùcespenséesoccupentmonesprit.Ilembrassesafemme,soulèvesafilleetlaserredanssesbrasavantd'entrerdanslatente.Ilenressortquelquesinstantsplus tard, sa toilette faite, etme surprendalorsque jeme suisinstalléàl'écart,fixantlaligned'horizon.Ilvients'asseoiràmescôtésetm'offre une de ses cigarettes. Je refuse en le remerciant. Il allume lasienneetregardeàsontourlesommetdelacolline,silencieux.Jenesaispourquoil'enviemevientdeluimontrertonvisage.Probablementparceque tumemanques à en crever ; parce que c'est un bonprétexte pourregarderencorecettephotodetoi.Elleestcequej'aideplusprécieuxàpartageraveclui.

Jelasorsdemapocheetlaluimontre.Ilmesouritenmelarendant.Puisilexhaleunelonguebouffée,écrasesonmégotentresesdoigtsetmequitte.

La nuit tombée, nous partageons un ragoût avec les deux autresfamillesquisesontjointesànous.Lapetitefilles'assiedàmescôtés,ni

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sonpèrenisamèrenesemblentfâchésdenotrecomplicité.Aucontraire,samamancaresselacheveluredel'enfantetmedonnesonprénom.Elles'appelleRhitar.J'apprendraiplus tardque l'onnommeainsiunenfantlorsquesonaînéestmort,afindeconjurer lemauvaissort.Est-cepourgommer le chagrin d'un drame joué avant sa naissance que Rhitar ritaussi clairement, est-cepour rappeler à sesparents qu'elle a ramené lajoiedansleurfoyer?Rhitars'estassoupiesurlesgenouxdesamèreet,mêmedanssonsommeilquiparaîtsiprofond,ellesourit.

Le repas achevé, les hommes passent d'amples pantalons, lesfemmes défont lesmanches droites de leurs tuniques et les laissent sebalancer au vent. Chacun se tient par la main pour former un cercle,hommesd'uncôté,femmesdel'autre.Touschantent,lesfemmesagitentleurs manches et, lorsque le chant s'arrête, les danseurs poussent ungrand cri en chœur. La ronde repart alors dans l'autre sens, le rythmes'accélère.On court, on saute, on crie et chante jusqu'à épuisement. Jesuis convié à ce ballet joyeux etme laisse emporter dans l'ivresse d'unalcoolderizetd'unerondetibétaine.

Unemainme secoue l'épaule, j'ouvre les yeux et reconnaisdans lapénombre le visage de mon nomade. En silence, il me demande de lesuivrehorsdelatente.Laplaineimmensebaignedanslalumièrecendréed'une nuit qui tire à sa fin.Mon hôte a récupérémon paquetage et leporteàl'épaule.Jenesaisriendesesintentions,maisjedevinequ'ilmeconduit là où nos routes vont se séparer. Nous avons repris la pisteempruntéelaveille.Ilneditpasunmotduvoyage.Nousmarchonsunebonne heure et, lorsque nous atteignons le sommet de la plus hautecolline,ilbifurquesursadroite.Noustraversonsunsous-boisd'ormesetde noisetiers, dont il semble connaître chaque sente, chaqueescarpement.Quandnousensortons, lapâleurdujourn'estpasencoreapparue.Monguides'allongesurlesoletm'ordonnedefairedemême;ilme recouvre de feuillesmortes et d'humus etmemontre commentmecamoufler.Nousrestonsainsisilencieux,telsdeuxguetteurs,maisjen'aiaucune idée de ce que nous guettons. J'imagine qu'il m'a emmenébraconner et je me demande quel animal nous pouvons traquer, nousn'avonsaucunearme.Peut-êtrevient-ilreleverdespièges.

Jesuisbienloinducompte,mais ilmefaudrapatienterunebonneheureencoreavantdecomprendrepourquoiilm'aentraînéjusqu'ici.

Lejourselèveenfin.Dansl'aubenaissantesedessinedevantnouslemurd'enceinted'ungigantesquemonastère,presqueunevilleforte.

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– Garther, murmure mon complice, prononçant ce mot pour lasecondefois.

Unenuit,jeluiavaisoffertlenomd'uneétoileaccrochéedanslecielqui surplombait sa plaine, unmatin, le nomade tibétainme rendait lapareille,nommantcelieuquej'avaisespérédécouvrirplusquen'importequelastredansl'immensitédel'Univers.

Moncompagnonderoutemefaitsignedenesurtoutpasbouger,ilsembleterroriséquenousnousfassionsrepérer.Jenevoisaucuneraisonde s'inquiéter, le temple est à plusde centmètres.Mais, à présent quemesyeuxs'accommodentàlapénombre,jepeuxdevinersurlesrempartsdumonastèrelessilhouettesd'hommesentuniquequimarchentlelongd'uncheminderonde.

Queldangerpeuvent-ilsguetter?Cherchent-ilsà seprotégerd'uneescouade chinoise qui viendrait les persécuter jusqu'en ces lieuxretranchés ? Je ne suis pas leur ennemi. S'il ne tenait qu'àmoi, jemedresserais sur-le-champ et courrais vers eux.Maismon guidepose sonbrassurlemienetmeretientfermement.

Lesportesdumonastèreviennentdes'ouvrir,unecolonnedemoinesouvriersprend la routequidescendvers les vergers à l'est.Les lourdesportesserefermentderrièreeux.

Lenomadeselèvebrusquementetsereplieverslesous-bois.Àl'abridesgrandsormes, ilmeremetmonpaquetageet jecomprendsqu'ilmeditaurevoir.Jeprendssesmainsetlesserredanslesmiennes.Cegested'affectionlefaitsourire,ilmefixeuninstant,seretourneets'enva.

Jen'aijamaisconnusolitudeplusprofondequ'enceshautesplaines,quand, descendu de l'autocar de Chengdu, je marchais, fuyant la nuit,fuyant le froid. Il suffit parfois d'un regard, d'une présence, d'un geste,pourquenaisse l'amitié,par-delà lesdifférencesquinous retiennent etnous effraient ; il suffit d'une main tendue pour que s'imprime lamémoire d'un visage que jamais le temps n'effacera. Aux derniersinstantsdemavie,jeveuxrevoirintactlevisagedecenomadetibétainetceluidesapetitefilleauxjouesrougescommedeuxpommesd'api.

Avançantàlalisièredubois,jesuisàbonnedistancelecortègedesmoines ouvriers qui fait route vers le creux du vallon. De là où je mesitue, je peux aisément les épier, j'en compte une bonne soixantaine.Comme la veille, ils commencent par se dévêtir et se baigner dans leseauxclairesavantdesemettreautravail.

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Lamatinéepasse.Alorsquelesoleilestdéjàhaut,jesenslefroidmegagneretcetteterriblemoiteurquisuintedansmondos.Moncorpsestsecouédetremblements.Jefouillemonpaquetageetdécouvreunsacdeviandeséchée,cadeaudemonnomade.J'engrignotelamoitiéetgardedequoi me nourrir pour le soir. Lorsque les moines seront repartis, jecourraim'abreuveràlarivière;enattendant,ilfaudram'arrangerdelasoifqueleseldelaviandeaiguise.

Pourquoi ce voyage décuple-t-il mes sensations – faim, froid,chaleur,extrêmefatigue?Jerendsl'altituderesponsabledecesmaux.Jepasse lerestede l'après-midiàchercherunmoyend'entrerà l'intérieurdumonastère. Les idées les plus follesme hantent, suis-je en train deperdrelaraison?

À6heures,lesmoinescessentleurtravailetprennentlecheminduretour.Dèsqu'ilsdisparaissentderrièrelacrêted'uncoteau,jequittemacachette et cours à travers champs. Je plongedans la rivière et j'y boistoutmonsaoul.

De retour sur la berge, je réfléchis à l'endroit où passer la nuit.Dormirdanslesous-boisnemetenteguère.Retournervers laplaineetmesamisnomadesseraitunaveud'échecet,pisencore,ceseraitabuserde leurgénérosité.Menourrirdeux soirsde suiteadéjàdû leur coûterbeaucoup.

Jerepèreenfinuneanfractuositésurleflancducoteau.J'ycreuseraima tanière ; bienblotti sous la terre et recouvertdemonpaquetage, jepourraiysurvivreàlanuit.Enattendantquelanoirceuraitenvahileciel,jefinislerestedeviandeséchéeetguettelavenuedelapremièreétoile,commeonguettecelled'uneamiequivousaideraàchasserlesmauvaisespensées.

Lanuittombe.Parcourud'unénièmefrisson,jem'endors.Combien de temps s'est écoulé avant que des frôlements me

réveillent ?Quelquechose s'approchedemoi.Résisterà lapeur ; siunanimal sauvage chasse dans les parages, inutile de lui servir de proie ;j'aurai plus de chance de lui échapper, caché dans mon trou, quezigzaguant dans l'obscurité. Sages pensées, mais difficiles à mettre enpratique quand le cœur s'emballe.De quel prédateur peut-il s'agir ?Etqu'est-ceque je fiche là,accroupidansce trou terreuxàdesmilliersdekilomètresdechezmoi?Qu'est-ceque je fiche là, têtecrasseuse,doigtsgelés,nezcoulant,qu'est-cequejefichelàégaréencesterresétrangères,courantderrièrelefantômed'unefemmedontjesuisfoualorsqu'ellenecomptaitpasdansmavieilyasixmoisencore?JeveuxretrouverErwan

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et mon plateau d'Atacama, la douceur de ma maison et les rues deLondres, je veuxêtreailleurs,nepasme fairedéchiqueter les entraillesparunesaletédeloup.Nepasbouger,nepastrembler,neplusrespirer,fermer les paupières pour éviter que la lune vive ne se reflète dans leblanc de mes yeux. Sages pensées, impossibles à mettre en pratiquequandlapeurvousempoigneparlecoletvoussecoueviolemment.J'ail'impression d'avoir douze ans, d'avoir perdu toutes défenses, touteassurance. J'aperçois une torche, alors peut-être n'est-ce qu'unmaraudeurquiveuts'enprendreàmesmaigresaffaires.Etqu'est-cequim'interdiraitdemedéfendre?

Ilfautsortirdecetrou,quitterlanuitetaffronterledanger.Jen'aipasparcourutoutcecheminpourmelaisserdétrousserparunvoleuroudépecercommeunvulgairegibier.

J'aiouvertlesyeux.Latorcheavanceendirectiondelarivière.Celuiquilatientàboutde

brassaitparfaitementoùilva;sespasassurésneredoutentaucunpiège,aucune ornière. Le flambeau est planté dans la terre grasse d'un talus.Deux ombres apparaissent à la lueur de sa flamme. L'une à peine plusfine que l'autre, deux corps dont les silhouettes font penser à desadolescents. L'un s'immobilise, l'autre gagne la berge, ôte sa tunique etentredansl'eaufroide.Àlapeursuccèdeunespoir.Cesdeuxmoinesontpeut-êtrebravél'interditpourvenirsebaigneràlafaveurdelanuit,cesdeux voleurs de temps sauront peut-être m'aider à pénétrer dansl'enceintedelavilleforte.Jerampedanslesherbes,m'approchantdelarivière,etsubitementjeretiensmonsouffle.

Dececorpsgracile,aucuneformenem'estétrangère.Ledessindesjambes,larondeurdesfesses,lacourburedudos,leventre,lesépaules,lanuque,ceportdetêtefier.

Tueslà,tebaignantnuedansunerivièresemblableàcelleoùjet'aivuemourir.Toncorpsdanslaclartédeluneestcommeuneapparition,jet'aurais reconnue entre mille autres. Tu es là, à quelques mètresseulement; mais comment t'approcher ? Comment me présenter à toidansunpareilétatsanstefairepeur,sansquetucriesetdonnesl'alerte?Larivièreterecouvrejusqu'auxhanches,tesmainsenpuisentl'eaupourlalaisserglissersurtonvisage.Àmontourj'avanceverslarivière,àmontourjerincemesjouesàl'eauvivepourenôterlaterre.

Lemoinequit'accompagnem'enlaisseleloisir,puisqu'iltetourneledos.Ilsetientàbonnedistance,parcraintepeut-êtredeposersesyeuxsur ta nudité. La poitrine tambourinant, la vue trouble, je m'approche

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encore.Tureviensvers lagrèvedroitversmoi.Quandtesyeuxcroisentmonregard,tuinterrompstonpas,tatêtes'inclinedecôté,tumescrutes,passesdevantmoietpoursuistonchemin,commesijen'avaispasexisté.

Tonregardétaitabsent,pirequecela,cen'étaitpastonregardquej'aivudanstesyeux.Tuasremistatunique,ensilence,commesiaucunmotnepouvaitsortirdetagorge,ettuesretournéeversceluiquit'avaitescortéejusqu'ici.Toncompagnonderouteareprislatorcheetvousavezremonté la sente. Je vous ai suivis sans vous laisser suspecter maprésence,unefoispeut-être,auroulementd'uncaillousousmespieds,lemoine s'est retourné, puis vous avez repris votre marche. En arrivantdevant le monastère vous avez longé la muraille, dépassé les grandesportes et j'ai vu vos silhouettes disparaître dans un fossé. La flammevacillait,puiselles'estéteinte.J'aiattenduautantquejelepouvais,transide froid. Enfin, je me suis élancé vers le renfoncement où vous aviezdisparu,espérantytrouverunpassage,jen'aitrouvéqu'unepetiteporteenbois, solidement fermée. Jeme suis accroupi, le tempsde recouvrermesesprits,etj'airegagnémacacheàl'oréeduboiscommeunanimal.

Plus tard dans la nuit. Une sensation d'étouffementme sort de latorpeurdans laquelle jemesuisenfoncé.Mesmembressontengourdis.La température a chuté brutalement. Impossible de bougermes doigtspourdélier lenœudqui fermemon sac et attraperdequoime couvrir.L'épuisement ralentit mes gestes. Me reviennent en mémoire ceshistoires d'alpinistes que la montagne berce lentement avant de lesendormir à jamais. Nous sommes à quatre mille mètres, par quelleinsoucianceai-jecrupouvoirsurvivreàlanuit?Jevaiscrever,dansunpetitboisdenoisetiersetd'ormes,dumauvaiscôtéd'unmur,àquelquesmètres de toi. On dit qu'au moment de mourir s'ouvre devant soi untunnelobscurauboutduquelbrilleune lumière. Jenevois riende tel,monseuléblouissementseradet'avoiraperçuetebaignantàlarivière.

Dans un dernier soubresaut de conscience, je sens des mainsm'empoigner etme souleverdemon trou.Onme traîne, impossibledeme redresser, impossible de relever la tête pour voir ceux quim'emmènent.Onmesoutientparlesbras,nousavançonssurunsentieretjesensbienquejeperdssouventconnaissance.Ladernièreimagedontje me souvienne est celle du mur d'enceinte et d'une grande portes'ouvrantdevantnous.Tuespeut-êtremorteetjeterejoinsenfin.

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***

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Athènes

–Sivousn'étiezpasaussiinquiet,vousn'auriezpasprislerisquedevenir jusqu'ici.Etnemeditespasquevousm'avezconviéàdînerparcequevousredoutiezdepasserlasoiréeseul.JesuiscertainqueleserviceenchambreduKingGeorgeestbienmeilleurquecerestaurantchinois.Jetrouved'ailleursassezindélicatd'avoirchoisicettetable,comptetenudescirconstances.

IvoryregardalonguementWalter,ilpritunerondelledegingembreconfitetenoffrituneàsoninvité.

–Jesuiscommevous,jecommenceàtrouverletempslong.Lepireestdenerienpouvoirfaire.

– Savez-vous oui ou non si Ashton est derrière tout ça ? demandaWalter.

–Jen'ai aucunecertitude.Jen'arrivepasà imaginerqu'il soit alléjusque-là.LadisparitiondeKeiraauraitdûluisuffire.Àmoinsqu'iln'aitappris l'existenceduvoyaged'Adrianetqu'iln'ait choisideprendre lesdevants.C'estunmiraclequ'iln'aitpasatteintsonbut.

–Ils'enestfalludepeu,grommelaWalter.Croyez-vousquelelamaaitinforméAshtonausujetdeKeira?Maispourquoiaurait-ilfaitça?Sison intention n'était pas d'aider Adrian à la retrouver, alors pourquoirenvoyersesaffaires?

–Rienne prouvede façon certaine que le lama soit directement àl'origine de ce petit cadeau.Quelqu'unde son entourage a très bienpusubtiliser l'appareil, photographier notre amie archéologue alors qu'ellese baignait dans la rivière et remettre les choses à leur place, sans quepersonnesesoitrenducomptedequoiquecesoit.

–Quiseraitcemessageretpourquoiaurait-ilprisdetelsrisques?

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–Ilsuffitquel'undesmoinesdelacommunautéaitététémoindesabaignade et qu'il se soit refusé à ce que l'on trahisse les principesauxquelsilajurédeseconformer.

–Quelsprincipes?–Nejamaismentirenestun,maisilsepeutquenotrelama,forcéau

secret,aitincitél'undesesdisciplesàjouerlesmessagers.–Là,monsieur,jenevoussuisplus.–Vousdevriezapprendre leséchecs,Walter, ilnesuffitpasd'avoir

un coup d'avance pour gagner mais trois ou quatre, anticiper est laconditionde lavictoire.Revenonsànotre lama ; il estpeut-être tirailléentre deux préceptes qui dans une situation particulière pourraient neplusseconcilier.Nepasmentiretnerienfairequipuissenuireàunevie.Imaginonsque lasurviedeKeiradépendedufaitqu'onlacroiemorte ;voilàquiplongeraitnotresagedansungrandembarras.S'ilditlavérité,ilmetsavieendangeretcontreditainsicequ'ilyadeplussacrédanssacroyance.D'unautre côté, s'ilment, en laissant croirequ'elle estmortealorsqu'elleestvivante,levoilàquienfreintunautreprécepte.Fâcheux,n'est-cepas?Auxéchecsonappellecela«êtrepat».MonamiVackeersdétestecela.

–Comment vos parents ont-ils fait pour engendrer un esprit aussitorduquelevôtre?demandaWalterenattrapantàsontourunerondelledegingembredanslacoupelle.

–Jecrainsquemesparentsn'ysoientpourrien, j'auraisbienaiméleur accorder ce mérite, mais je ne les ai pas connus. Si cela ne vousennuiepas,jevousraconteraimonenfanceunautrejour,cen'estpasdemoiqu'ils'agitpourl'instant.

–Voussupposezquenotrelama,confrontéàunteldilemme,aincitél'undesesdisciplesàrévélerlavérité,tandisquelui-mêmeprotégeaitlaviedeKeiraensetaisant?

– Ce qui nous intéresse dans ce raisonnement n'est pas le lama.J'espèrequecelanevousapaséchappé?

Walter fit une moue qui ne laissait guère planer de doute sur laréponse à cette question. Le raisonnement d'Ivory lui échappaittotalement.

–Vousêtesaffligeant,monvieux,repritlevieuxprofesseur.– Je suis peut-être affligeant, mais c'est moi qui ai remarqué la

particularitédelaphotomiseenévidencesurledessusdelapile,moiquil'ai comparée aux autres et qui en ai tiré les conclusions que nousconnaissons.

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–Jevousleconcède,maiscommevousvenezdeledire,elleétaitau-dessusdelapile!

–J'auraismieuxfaitdemetaire,commevotrelama.Nousneserionspaslààguetterdesnouvellesd'Adrian,enpriantpourqu'ilpuisseencorenousendonner.

–Au risque deme répéter, cette photo se trouvait au-dessus de lapile !Difficiledecroireàunesimplecoïncidence,c'étaitassurémentunmessage.ResteàsavoirsiAshtonaréussiàenprendreconnaissanceenmêmetempsquenous.

–Ouunmessagequenousvoulionsvoiràtoutprix!Nousl'aurionstrouvé dans du marc de café que nous lui aurions accordé autantd'importance. Vous auriez ressuscité Keira pour pousser Adrian àpoursuivevostravaux...

–Ah!jevousenprie,nesoyezpasgrossier!Vouspréféreriezlevoirgâcher ses talents à semorfondre sur son île, dans l'état pitoyable quenous lui avons connu ? reprit Ivory en haussant le ton à son tour.Mecroyez-vousassezcruelpourl'avoirenvoyéàlarecherchedesonamiesije ne la pensais pas sincèrement en vie ? Vous me prenez pour unmonstre?

– Ce n'est pas que je voulais dire, rétorqua Walter avec la mêmevéhémence.

Leurbrèvealtercationavaitattirél'attentiondeclientsquidînaientàunetablevoisine.Walterpoursuivitenbaissantlavoix.

–Vousaviezditquecen'étaitpaslelamaquinousintéressait,alorsquid'autre,sinonlui?

–Celuiquiamislavied'Adrianendanger,celuiquiredoutaitqu'ilretrouveKeira,celuiqui,danspareilcas,seraitprêtàtout.Celavousfait-ilpenseràquelqu'un?

– Vous n'avez pas besoin d'être hautain, je ne suis pas votresubalterne.

–Refairelatoituredel'Académiecoûteunevraiefortuneetjetrouvequelegénéreuxbienfaiteurquiéquilibremiraculeusementvotrebudget,évitantderévéleràvosemployeurslamédiocritédevotregestion,méritequelqueségards,non?

–C'estbon,j'aicomprislemessage.VousaccusezdoncSirAshton!–Est-cequ'ilsaitKeiravivante?Possible.Est-cequ'ils'estrefuséà

courir le moindre risque ? Probable. Je dois avouer que si ceraisonnementm'étaitvenuplustôt,jen'auraispasenvoyéAdrianainsien

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première ligne. Maintenant, ce n'est plus seulement pour Keira que jem'inquiète,maissurtoutpourlui.

Ivory régla l'addition et quitta la table. Walter récupéra leurspardessusauportemanteauetlerejoignitdanslarue.

–Tenez,votreimperméable,vousalliezl'oublier.–Jepasseraidemain,ditIvoryenfaisantsigneàuntaxi.–Est-cebienprudent?–Jesuisdéjàvenu jusqu'ici,etpuis jemesensresponsable, il faut

quejelevoie.Quandaurons-noussesprochainsrapportsd'analyses?–Ilenvientchaquematin.Lesrésultatss'améliorent,lepiresemble

derrièrenous,maisunerechuteesttoujourspossible.–Appelez-moiàmonhôtel lemomentvenu,surtoutpasavecvotre

portable,maisdepuisunecabine.–Vouspensezvraimentquemaligneestsurécoute?–Jen'enaiaucuneidée,moncherWalter.Bonnenuit.Ivory grimpa dans son taxi.Walter décida de rentrer à pied. L'air

d'Athènes était encore doux en cette fin d'automne, un vent légerparcouraitlaville,unpeudefraîcheurl'aideraitàseremettrelesidéesenplace.

Enarrivantà sonhôtel, Ivorydemandaauconciergeque l'on fassemonterdans sa chambre le jeud'échecsqui se trouvait aubar ; à cetteheuredelanuit,ildoutaitqu'unautreclienteneûtl'usage.

Une heure plus tard, assis dans le petit salon de sa suite, Ivoryabandonna la partie qu'il jouait contre lui-même et alla se coucher.Allongé dans son lit, bras croisés derrière la nuque, il passait en revuetous les contacts qu'il avait noués enChine au cours de sa carrière. Lalisteétaitlongue,maiscequilecontrariaitdanscetinventaired'ungenreparticulier était qu'aucunde ceuxdont il se souvenait n'était encore envie.Levieilhommerallumala lumièreetrepoussa lacouverturequi luitenait tropchaud. Il s'assit sur leborddu lit, enfila ses chaussonset secontempladanslaporteenmiroirdelapenderie.

«Ah!Vackeers,pourquoinepuis-jepascomptersurvousalorsquej'enauraistantbesoin?Parcequetunepeuxcomptersurpersonne,vieilimbécile,parcequetuesincapabledefaireconfianceàquiquecesoit!Regardeoùteconduitcettebellearrogance.Tuesseuletturêvesencoredemenerladanse.»

Ilselevaetcommençaàfairelescentpasdanssachambre.«Sic'estunempoisonnement,vouslepaiereztrèscher,Ashton.»

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Ilenvoyavaldinguerl'échiquier.Lefaitdesemettreencolèrepourlasecondefoisdelasoiréelefit

longuement réfléchir. Ivory regarda les pièces éparpillées sur lamoquette,lefounoiretlefoublancsetenaientcôteàcôte.À1heuredumatin, il décida d'enfreindre une règle qu'il s'était fixée, il décrocha letéléphone et composa un numéro à Amsterdam. Lorsque Vackeersdécrocha, il entendit son ami lui poser une question pour le moinssingulière. Un poison pouvait-il provoquer les symptômes d'unepneumonieaiguë?

Vackeers n'en savait rien,mais il promit de se renseigner dans lesplus brefs délais. Élégance ou preuve d'amitié, il ne demanda aucuneexplicationàIvory.

***

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MonastèredeGarther

Deux hommes me soutiennent, tandis qu'un troisième me frottevigoureusementletorse.Assissurunechaise,lespiedsdansunebassined'eautiède,j'aireprisquelquesforcesetréussipresqueàmetenirdebout.On m'a ôté mes vêtements humides et crasseux et passé un genre desarong.Moncorpsretrouveunetempératurepresquenormale,mêmes'ilm'arriveencoredegrelotter.Unmoineentredanslapièceetdéposesurle solunboldebouillonetunautrede riz.Enportant le liquideàmeslèvres, jeme rends compte à quel point je suis faible.Àpeine ce repasavalé,jem'allongesurunenatteetsombredanslesommeil.

Aupetitmatin,unautremoine vientme chercher etmepriede lesuivre. Nous remontons une coursive sous des arcades. Tous les dixmètres,desportesouvrentsurdegrandessallesoùdesdisciplessuiventl'enseignementdeleursmaîtres.Jemecroiraisdansuncollègereligieuxdema vieille Angleterre ; nouvelle aile de ce gigantesque quadrilatère,immensegalerie,toutauboutonmefaitentrerdansunepiècedépourvuedemobilier.

J'y reste seul, cloîtré une bonne partie de lamatinée. Une fenêtredonne sur l'esplanade intérieure du monastère, j'y vois un étrangespectacle.Ungongvientdesonnermidi,unecentainedemoinesarriventen colonnes, s'asseyent à égale distance les uns des autres, et serecueillent. Je ne peux m'empêcher d'imaginer Keira, dissimulée sousl'unedecestuniques.Silesouvenirdecequej'aivéculanuitdernièreestbien réel, elle doit se trouver cachée dans ce temple, peut-être mêmequelque part dans cette cour, parmi ces moines tibétains réunis dansleurs prières. Pour quelle raison la retient-on ? Je ne pense qu'à laretrouveretl'emmenerloind'ici.

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Unraidelumièrebalaielesol,jemeretourne,unmoinesetientsurlepasdelaporte;undisciplepassedevantluietavancejusqu'àmoi,latêtedissimuléesousunecapuche.Illarelève,jen'encroispasmesyeux.

Tu portes une longue cicatrice au front, elle n'enlève rien à toncharme. Je voudrais te prendre dans mes bras mais tu fais un pas enarrière.Tuaslescheveuxcourtset leteintpluspâlequed'ordinaire.Teregarder sans pouvoir te toucher est la plus cruelle des pénitences, tesentirsiprocheetnepouvoirteserrercontremoi,unefrustrationd'uneviolenceinsoutenable.Tumefixes,sansmelaissert'approcher,commesile temps des étreintes était révolu, comme si ta vie avait emprunté uncheminsurlequeljen'étaispluslebienvenu.Et,sijedevaisendouter,tesmotssontencoreplusblessantsqueladistancequetum'imposes.

–Ilfautquetut'enailles,murmures-tud'unevoixblanche.–Jesuisvenutechercher.–Jenet'airiendemandé,ilfautqueturepartesetquetumelaisses

enpaix.–Tes fouilles, les fragments... tupeuxrenoncerànous,maispasà

cela!–Cen'estpluslapeine,c'estmonpendentifquim'amenéeici,j'yai

trouvébienplusquecequejecherchaisailleurs.–Jenetecroispas;tavien'estpasdanscemonastèreperduaubout

dumonde.–Questiondeperspective, lemondeest rond, tu le saismieuxque

quiconque.Quantàmavie, j'ai failli laperdrepar ta faute.Nousétionsinconscients.Iln'yaurapasdesecondechance.Va-t'en,Adrian!

–Pas tantque jen'auraipas tenu lapromesseque je t'ai faite.J'aijurédeterendreàtavalléedel'Omo.

–Jen'yretourneraipas!RentreàLondres,ouailleurs,maisva-t'enloind'ici.

Tu as remis ta capuche, baissé la tête, et tu repars à pas lents. Auderniermoment,tuteretournesversmoi,levisagefermé.

–Tesaffairessontpropres,melances-tuenregardant lesacque lemoineadéposé.Tupeuxpasser lanuit ici,mais,demainmatin, tu t'eniras.

–EtHarry?TurenoncesaussiàHarry?J'ai vuune larme luire sur ta joue et j'ai compris l'appel silencieux

quetum'adressais.–Cettepetiteportequidonnedanslesfossés,t'ai-jedemandé,celle

quetuempruntespourterendrelanuitàlarivière,oùsetrouve-t-elle?

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–Ausous-sol,justeendessousdenous,maisn'yvapas,jet'enprie.–Àquelleheures'ouvre-t-elle?–À23heures,réponds-tuavantdet'enaller.

J'ai passé le reste de la journée enfermédans cette pièce où je t'ai

revuepourteperdreaussitôt.J'aipassélerestedelajournéeàtournerenrondcommeunforcené.

Lesoir,unmoinevientmechercher,etmeconduitdanslacour, jesuis autoriséà y fairequelquespasaugrandair aprèsque lesdisciplesontachevéleurdernièreprière.Ilfaitdéjàassezfraisetjecomprendsquela nuit sera la véritable gardienne de cette prison. Il est impossible detraverser laplaine sans ymourirde froid, j'enai fait l'expérience.Maisquelquesoitlerisque,ilfaudrabienquejetrouveunesolution.

Jeprofitedelapromenadequim'estaccordéepourrepérerleslieux.Lemonastère s'élève sur deux niveaux, trois en comptant les sous-solsdontKeiram'aparlé.Vingt-cinqfenêtress'ouvrentsurlacourintérieure.De hautes arcades bordent les coursives du rez-de-chaussée. À chaqueanglesetrouveunescalierdepierreencolimaçon.Jerecomptemespas.Pour atteindre l'un d'eux depuis ma cellule, il me faudrait cinq ou sixminutesauplus,àconditiondenecroiserpersonneenchemin.

Mon dîner avalé, je me couche sur ma natte et fais semblant dedormir.Mongardiennetardepasàsemettreàronfler.Laporten'estpasferméeàclé,personnenesongeraitàquittercelieuaumilieudelanuit.

Lagalerieestdéserte.Lesmoinesqui sepromènent sur les toits lelong du chemin de ronde ne peuventme voir, il fait trop sombre pourqu'ilsm'aperçoiventsouslesarcades.Jelongelesmurs.

22h 50 àmamontre. SiKeiram'a biendonné rendez-vous, si j'aicorrectement interprété son message, il me reste dix minutes pourtrouver lemoyende gagner les sous-sols et retrouver cette petite porteentrevuedepuisleboisoùjemecachaishier.

22h55, j'aienfinatteint l'escalier.Uneporteencondamne l'accès,solidementferméeparuncrochetdefer.Ilfautréussiràlesouleversansbruit,unevingtainedemoinesdormentdansunepiècetoutprèsdelà.Laportegrincesursesgonds,jel'entrouvreetmefaufile.

Àtâtonsdans lenoir, jedescends lesmarches,auxpierresuséesetglissantes.Garderl'équilibren'estpassimpleetjen'aiaucuneidéedeladistancequimesépareencoredesprofondeursdumonastère.

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Les aiguilles phosphorescentes de ma montre marquent presque23 heures. Je sens enfin la terre meuble sous mes pieds ; à quelquesmètres, une torchère fichée dans lemur éclaire faiblement un passage.Unpeuplusloin,j'enaperçoisuneautre,jecontinue.J'entendssoudaindes bruissements dansmon dos, j'ai à peine le temps deme retournerqu'une volée de chauves-souris virevolte autour de moi. Plusieurs foisleurs ailes me frôlent tandis que leurs ombres tremblent dans l'écholumineuxdelatorchère.Ilfautallerdel'avant,ilestdéjà23h5,j'aiprisdu retard et je ne vois toujours pas la petite porte. Ai-je emprunté unmauvaischemin?

Iln'yaurapasdesecondechance,aditKeira;jenepeuxpasm'êtretrompé,pasmaintenant.

Une main agrippe mon épaule et m'attire de côté dans unrenfoncement.Cachéesousunealcôve,Keirameprenddanssesbrasetmeserrecontreelle.

–Dieuquetum'asmanqué,murmures-tu.Jene te répondspas, jeprends tonvisagedansmesmainsetnous

nousembrassons.Celongbaiseraungoûtdeterreetdepoussière,unesenteurdeseletdesueur.Tuposestatêtesurmontorse, jecaressetescheveux,tupleures.

–Tudoispartir,Adrian,ilfautquetut'enailles,tunousmetstouslesdeuxendanger.Laconditiondetasurvieétaitquel'onmecroiemorte;sil'onapprendquetuesici,quenousnoussommesrevus,ilstetueront.

–Lesmoines?–Non,dis-tuenhoquetant,euxsontnosalliés,ilsm'ontsauvéedela

RivièreJaune,soignéeetcachéeici.Jeparledeceuxquiontvoulunousassassiner, Adrian, ils ne renonceront pas. Je ne sais pas ce que nousavons fait, ni pourquoi ils nous pourchassent, ils ne reculeront devantrienpournousempêcherdecontinuernosrecherches.S'ilsnoussaventréunis, ils nous retrouveront.Ce lamaquenous avions rencontré, celuiquisemoquaitdenousalorsquenouscherchions lapyramideblanche,c'estluiquinousatirésd'affaire...etjeluiaifaitunepromesse.

***

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Athènes

Ivorysursauta.Onavaitsonnéàsaporte.Ungarçond'étageluiremitunetélécopieurgente,quelqu'unavaitappelélaréceptionpourdemanderqu'elle lui soit remise aussitôt. Ivory prit l'enveloppe, remercia le jeunehomme,attenditqu'ilsesoitéloignéetdécachetalepli.

ROMEluidemandaitdel'appelerdanslesplusbrefsdélaisdepuisunelignesécurisée.

Ivorys'habillaàlahâteetdescenditdanslarue.Ilachetaunecartede téléphoneaukiosque en facede l'hôtelpour joindreLorenzodepuisunecabinevoisine.

–J'aidedrôlesdenouvelles.Ivoryretintsarespirationetécoutaattentivementsoninterlocuteur.–MesamisenChineontretrouvélatracedevotrearchéologue.–Vivante?–Oui,maisellen'estpasprèspourautantderentrerenEurope.–Pourquoicela?– Vous allez avoir du mal à avaler la pilule, elle a été arrêtée et

incarcérée.–C'estabsurde!Pourquelmotif?Lorenzo, alias ROME, compléta un puzzle dont bien des pièces

manquaientencoreàIvory.LesmoinesdumontHuaShansetrouvaientsurlabergedelaRivièreJaunequandle4×4d'AdrianetKeiras'yétaitprécipité. Trois d'entre eux avaient plongé pour les remonter des eauxtourbillonnantes. Adrian fut sorti de la voiture le premier et conduitd'urgence à l'hôpital par des ouvriers qui passaient en camion. Ivoryconnaissaitlasuite,ilétaitvenuenChines'occuperdeluietavaitfaitlenécessaire pour le rapatrier. PourKeira, les choses s'étaient présentéesautrement. Lesmoines avaient dû s'y reprendre à trois fois avantde la

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libérerdelacarcassequidérivait.Quandilsl'avaientramenéesurlaterreferme,lecamionétaitdéjàparti.Ilsl'emmenèrentinconscientejusqu'aumonastère. Le lama apprit très vite que les commanditaires de cettetentative d'assassinat appartenaient à une triade de la région, dont lesramifications s'étendaient jusqu'à Pékin. Il cacha Keira et subit lesviolencesinfligéesparlesindividusquivinrentluirendrevisitequelquesjoursplustard.IljuraquesisesdisciplesavaientbienplongépourtenterdesauvercesOccidentauxdelanoyade,ilsn'avaientrienpufairepourlajeune femme qui avait péri. Les trois moines qui l'avaient secouruesouffrirent lemêmeinterrogatoire,aucunneparla.Keirarestadix jourscomateuse,une infectionretardasaguérison,mais lesmoinesvinrentàboutdesonmal.

Lorsqu'elle fut rétablie et en étatde voyager, le lama la fit envoyerloin de son monastère où l'on risquait encore de la chercher. Il avaitprévudeladéguiserenmoineletempsqueleschosessecalment.

–Etques'est-ilpasséensuite?interrogeaIvory.–Là,vousn'allezpaslecroire,réponditLorenzo,car,hélas,leplan

dulamanes'estpasdutoutdéroulécommeill'avaitprévu.La conversationduraencoredixminutes.Lorsque Ivory raccrocha,

sacartetéléphoniqueétaitépuisée.Ilseprécipitaàsonhôtel,bouclasonbagageetsautadansuntaxi.Desonportable, ilappelaWalterenroutepourleprévenirqu'illerejoignait.

Ivory arriva une demi-heure plus tard au pied du grand bâtimentperché sur la colline d'Athènes. Il prit l'ascenseur jusqu'au troisièmeétageetseprécipitadanslecouloiràlarecherchedelachambre307.Ilfrappa à la porte et entra. Walter écouta, bouche bée, ce qu'Ivory luiraconta.

–Voilà,moncherWalter,voussaveztout,oupresque.–Dix-huitmois?C'estépouvantable!Vousavezuneidéedelafaçon

delafairelibérer?–Non,paslamoindre.Maisvoyonslecôtépositifdeschoses,nous

avonsmaintenantl'assurancequ'elleestenvie.–JemedemandecommentAdrianaccueilleracetteinformation,j'ai

peurquecelanel'atteigneencoreplus.–Jeseraisdéjàtellementsoulagéqu'ilpuissel'apprendre,répondit

Ivoryensoupirant.Quellessontlesnouvellesàsonsujet?–Aucunehélas,sinonquetoutlemondesembleoptimiste,onmedit

que ce n'est plus que l'affaire d'un jour, peut-être même de quelquesheures,avantdepouvoirluiparler.

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– Souhaitons que cet optimisme soit justifié. Je rentre à Parisaujourd'hui, je dois trouver lemoyen de sortirKeira de cette situation.Occupez-vousd'Adrian;silachancevouspermetdevousentreteniraveclui,neluiditesencorerien.

–Jenepourraipastenir lesortdeKeirasecret,c'est impossible, ilm'étrangleraitvif.

–Jenepensaispasàcela.Ne lui faitespaspartagernossoupçons,c'est encore trop tôt ; j'aimes raisons. À bientôt,Walter, je reprendraicontactavecvous.

***

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Garther

–Quellepromesseas-tufaiteàcelama?Tume regardes, désolée, et tu hausses les épaules. Tum'apprends

queceuxquiontattentéànosviesreprendraient leurchassemêmeau-delàdesfrontières,s'ilsapprenaientquetuassurvécu.S'ilsnepouvaientmettre lamain sur toi, je serais le premier dont ils se chargeraient.Enéchangedetouslesservicesqu'ilnousarendus,lelamat'ademandédeluidonnerdeuxansdetavie.Deuxannéesd'uneretraite,quetupourraismettre à profit pour réfléchir et décider de la suite à donner à tonexistence.«Iln'yaurapasdesecondechance,t'a-t-ildit.Deuxanspourfairelepointsuruneviequel'onafailliperdre,cen'estpasunsimauvaismarché.»Lorsquelasituationseraitapaisée,lelamatrouveraitlemoyendetefairerepasserlafrontière.

– Deux ans pour sauver nos deux vies, c'est tout ce qu'il m'ademandé,etj'aiacceptélepacte.J'aitenulecoup,parcequetuétaishorsdedanger.Situsavaiscombiendefoisdanscetteretraitej'aiimaginétesjournées, revisité les endroits où nous nous sommes promenés ; si tusavais combien de moments j'ai passés dans ta petite maison deLondres... J'ai peuplé mes journées de chacun de ces instantsimaginaires.

–Jeteprometsque...– Plus tard, Adrian, me dis-tu en posant ta main sur ma bouche.

Demain, tupartiras. Ilmerestedix-huitmoisàpatienter.Ne t'inquiètepaspourmoi,lavieicin'estpassipéniblequecela,jesuisaugrandair,j'ai du temps pour réfléchir, beaucoup de temps. Ne me regarde pascomme si j'étaisune sainte ouune illuminée.Etne teprendspaspourplusimportantquetunel'es;jenefaispasçapourtoi,maispourmoi.

–Pourtoi?Qu'est-cequetuygagnes?

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–Ne pas te perdre une deuxième fois. Si je n'avais pas signalé taprésenceauxmoines,tuauraispéridanslaforêtlanuitdernière.

–C'esttoiquilesasprévenus?–Jen'allaispastelaissermourirdefroid!–Promessedelamaoupas,onfichelecampd'ici.Jet'emmène,de

gréoudeforce,mêmesijedoist'assommer.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,jerevoistonsourire,unvrai

sourire.Tuposestamainsurmajoueetlacaresses.–D'accord,fichonslecamp;detoutefaçon,jenetiendraispassije

tevoyaispartir.Etjetehaïraisdemelaisserici.–Combiendetempsavantquetesgeôliersserendentcomptequetu

n'esplusdanstacellule?–Maiscenesontpasdesgeôliers,jesuislibredecirculeroùbonme

semble.–Etcemoinequit'accompagnaità larivière,cen'étaitpaspourte

surveiller?–Pourm'escorter,aucasoùilm'arriveraitquelquechoseenchemin.

Jesuislaseulefemmedecemonastère,alorspourfairematoilettejevaischaquenuità larivière.Enfin, je l'ai fait tout l'étéetdepuis ledébutdel'automne,maishiersoirc'étaitmadernièresortie.

J'aiouvertmonpaquetage,sortiunpull-over,unpantalonettelesaitendus.

–Qu'est-cequetufais?–Enfilecesvêtements,nouspartonstoutdesuite.–L'expérienced'hiernet'adoncpassuffi?Ildoitfairezérodehors,

il fera moins dix dans une heure. Nous n'avons aucune chance detraversercetteplainedenuit.

–Pas plus que de la traverser en plein jour sans se faire repérer !Uneheuredemarche,tucroisquenouspouvonssurvivre?

–Lepremiervillageestàuneheure...envoiture!Etnousn'enavonspas.

–Jeneteparlepasd'unvillage,maisd'uncampementnomade.–Sitoncampementestnomade,ilpeuttrèsbiens'êtredéplacé.–Ilseralà,etceuxquil'occupentnousaideront.–Onnevapassedisputer,vapourtoncampementdenomades!as-

tuditenenfilantlepulletlepantalon.–Oùsetrouvecettefichueportepoursortird'ici?t'ai-jedemandé.–Justedevanttoi...Onn'estpasprèsd'arriver!

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Aussitôtdehors,jet'entraîneverslebois,maistumetiresparlebrasetmeconduissurlesentiermenantàlarivière.

–Paslapeinedenousperdreaumilieudecesarbres, ilnousrestepeudetempsavantquelefroidnoussaisisse.

Tu connais la région mieux que moi, j'obéis et te laisse guider lamarche.Àlarivièrejereconnaîtrailesentierquigrimpeverslacolline.Ilnousfaudradixminutespouryarriver,troisquartsd'heuredepluspourfranchir le col et atteindre la grande vallée où se trouve le campement.Cinquante-cinqminutesetnousseronstirésd'affaire.

Lanuitestplusglacialequejenel'avaissupposé.Jefrissonnedéjàetla rivière n'est pas encore en vue. Tu ne me parles pas, tout entièreconcentréesurlarouteàsuivre.Jenepeuxpastereprochercesilence,tuas probablement raison de préserver tes forces, alors que je sens lesmienness'épuiseràchaquepas.

Lorsquenousarrivonsauboutdelaplainequecultiventlesmoinesdans la journée, jem'inquiète de t'avoir entraînée dans cette situation.Voilàdéjàplusieursminutesquejeluttecontrel'engourdissement.

–Jen'yarriveraijamais,medis-tu,haletante.Un voile blanchâtre s'échappe de ta bouche à chaque mot que tu

prononces. Je te serre contre moi et te frictionne le dos. Je voudraist'embrasser, mais mes lèvres sont gelées... et puis tu me rappelles àl'ordre.

– Nous n'avons pas une minute à perdre, il ne faut pas resterimmobiles,conduis-nousauplusviteverstoncampementounousallonsmourircongelés.

J'aisifroidquemoncorpstoutentiertremble.Le flanc de la colline paraît s'allonger au fur et àmesure de notre

ascension. Tenir bon, encore quelques efforts, dix minutes au plus etnous atteindrons le sommet ; de là, par cette nuit claire, nous verronscertainementlestentesdanslelointain.Laseuleidéedelachaleurquiyrègnenousredonneracourageetforce.Jesaisque,unefoislecolgagné,redescendre vers le creux du vallon nous demandera tout au plus unquart d'heure ; etmême si nous avons atteint nos limites, ilme suffirad'appeler au secours. Avec un peu de chance, mes amis nomadesentendrontmescrisdanslanuit.

Tutombestroisfois,troisfoisjet'aideàterelever,àlaquatrièmetonvisageestd'unepâleureffrayante.Teslèvresontbleui,commelorsquetute noyais devantmoi dans les eaux de la Rivière Jaune. Je te soulève,passemonbrassoustonaisselleetteporte.

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Enchemin,jetehurledetenirbon,ett'interdisdefermerlesyeux.– Arrête de me crier dessus, gémis-tu. C'est déjà assez pénible

commecela.Jet'avaisditqu'ilnefallaitpas,tun'aspasvoulum'écouter.Cent mètres, il nous reste cent mètres avant d'atteindre la crête.

J'accélère le pas et je sens que tu te fais plus légère, tu as recouvréquelquesforces.

– Le dernier souffle, me dis-tu, un ultime sursaut avant la mort.Allez,dépêche-toiaulieudemeregarderaveccetteminedéconfite.Jenetefaisplusrire?

Tucrânes, tes lèvresengourdiespeinentàarticuler.Pourtant, tu teredresses,merepoussesetteremetsenmarche,seule,meprécédant.

–Tutraînes,Adrian,tutraînes!Cinquante mètres ! Tu me distances, j'ai beau pousser sur mes

jambes, je n'arrive plus à te rejoindre ; tu arriveras enhaut bien avantmoi.

–Tuviens,oui?Allez,dépêche-toi!Trentemètres!Lecoln'estplustrèsloin,tuyespresque.Ilfautque

je l'atteigne avant toi, je veux être le premier à voir le campement quinoussauveralavie.

– Tu n'y arriveras pas si tu traînes, je ne peux plus revenir techercher,accélère,Adrian,presse-toi!

Dix mètres ! Tu as atteint le haut de la colline, tu t'y tiens droitecommeunbâton,mainssurleshanches.Jetevoisdedos,tucontempleslavallée,sansunmot.Cinqmètres!Mespoumonsvontéclater.Quatremètres ! Ce ne sont plus des tremblements mais des spasmes qui mesecouenttoutentier.Plusdeforce,jedévisseetjetombe.Tunemeportesaucuneattention.Ilfautquejemerelève,plusquedeuxoutroismètres,maislaterreestsidouce,etlecielsibeausouslapleinelune.Jesenslabrisecaressermesjouesetmebercer.

Tu te penches vers moi. Une terrible quinte de toux m'arrache lapoitrine.Lanuitestblanche,siblanchequel'onyvoitcommedejour.Cedoitêtrelefroid,jesuisébloui.Laluminositéestpresqueinsupportable.

–Regarde,dis-tuendésignantlavallée,jetel'avaisdit,tesamissontpartis.Ilnefautpas leurenvouloir,Adrian,cesontdesnomades,amisoupas,ilsnerestentjamaislongtempsaumêmeendroit.

J'ouvrepéniblementlesyeux;aumilieudelaplaine,enlieuetplacedu campement que j'espérais tant, je vois au loin les contreforts dumonastère. Nous avons tourné en rond, nous sommes revenus sur nos

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pas. Pourtant, c'est impossible, nous ne sommes pas dans le mêmevallon,jenevoispaslesous-bois.

–Jesuisdésolée,murmures-tu,nem'enveuxpas.J'avaispromis,onnepeutpassedéfaired'unepromesse.Tum'avaisjurédemerameneràAddis-Abeba, si tu pouvais tenir parole, tu le ferais, n'est-ce pas ?Regarde comme tu souffres de ton impuissance, alors, comprends-moi.Tumecomprends,n'est-cepas?

Tu m'embrasses le front. Tes lèvres sont glacées. Tu souris et tut'éloignes.Tespassemblentsiassurés,commesilefroidn'avaitsoudainplus aucune emprise sur toi. Tu avances calmement dans la nuit,marchantverslemonastère.Jen'aipluslaforcedeteretenir,nicelledeterejoindre.Jesuisprisonnierdemoncorpsquirefusetoutmouvement,commesimesbrasetmes jambesétaiententravésparde solides liens.Impuissant,commetul'asditavantdem'abandonner.Lorsquetuarrivesdevant le mur d'enceinte, les deux immenses portes du monastères'ouvrent,tuteretournesunedernièrefoisettuypénètres.

Tuesbientroploinpourquejet'entendeetpourtantlesonclairdetavoixarrivejusqu'àmoi.

– Sois patient,Adrian.Nousnous retrouverons peut-être.Dix-huitmois, ce n'est pas si terrible quand on s'aime. Ne crains rien, tu t'ensortiras,tuascetteforceentoietpuisquelqu'unvient,ilestpresquelà.Jet'aime,Adrian,jet'aime.

Les lourdes portes du temple de Garther se referment sur ta frêlesilhouette.

Jehurletonnomdanslanuit,jehurlecommeunloupprisaupiègeet qui voit venir lamort à lui. Jeme débats, tire de toutesmes forces,malgrémesmembresengourdis.Jecrieetcrieencorequandj'entendsaumilieude laplainedéserteunevoixmedire :«Calmez-vous,Adrian.»Cettevoixm'estfamilière,c'estcelled'unami.Walterrépèteunenouvellefoiscettephrasequin'aaucunsens.

–Bon sang,Adrian, calmez-vous à la fin.Vous allez finir par vousblesser!

***

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Athènes,Centrehospitalo-universitaire,servicedesinfectionspulmonaires

–Bon sang,Adrian, calmez-vous à la fin.Vous allez finir par vousblesser!

J'ai ouvert les yeux, voulu me redresser, mais j'étais attaché. LevisagedeWalterétaitpenchésurmoi,ilavaitl'airtotalementdérouté.

– Vous êtes vraiment de retour parmi nous ou vous traversez unnouvelépisodededélire?

–Oùsommes-nous?murmurai-je.–D'abord,répondezàunepetitequestion:àquiêtes-vousentrain

devousadresser,quisuis-je?–Enfin,Walter,vousêtesdevenucomplètementabrutiouquoi?Waltersemitàapplaudir.Jenecomprenaisrienàsonexcitation.Il

seprécipitaverslaporteetcriadanslecouloirquej'étaisréveillé,etcettenouvellesemblaitlemettreenjoie.Ilrestalatêtepenchéeau-dehorsetseretourna,toutdépité.

– Je ne sais pas comment vous faites pour vivre dans ce pays, ondirait que la vie s'interrompt à l'heure du déjeuner. Pas même uneinfirmière,oncroitrêver.Ahoui,jevousaipromisdevousdireoùnousétions.Noussommesautroisièmeétagedel'hôpitald'Athènes,auservicedes infections pulmonaires, chambre 307. Lorsque vous le pourrez, ilfaudra venir contempler la vue, c'est assez joli.Depuis votre fenêtre onvoitlarade,c'estrarepourunhôpitaldejouird'untelpanorama.Votremère et votredélicieuse tanteElenaont retourné ciel et terrepourquel'on vous mette dans une chambre individuelle. Les départementsadministratifsn'ontpaseuunesecondederépit.Votredélicieusetanteetvotremèresontdeuxsaintesfemmes,croyez-moi.

–Qu'est-cequejefaisici,etpourquoisuis-jeattaché?

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–Comprenez que la décision de vous sangler ne s'est pas prise debon cœur, mais vous avez connu quelques épisodes de deliriumsuffisammentviolentspourque l'on jugeplusprudentdevousprotégerdevous-même.Etpuislesinfirmièresenavaientassezdevousretrouverpar terre au milieu de la nuit. Vous êtes drôlement agité dans votresommeil, c'est à peine croyable ! Bon, je suppose que je n'en ai pas ledroit,maisétantdonnéquetoutlemondefaitlasieste,jemeconsidèrecommelaseuleautoritécompétenteetjevaisvouslibérer.

– Walter, vous allez me dire pourquoi je suis dans une chambred'hôpital?

–Vousnevoussouvenezderien?–Si jemesouvenaisdequoiquecesoit, jenevousposeraispas la

question!Waltersedirigeaverslafenêtreetregardaau-dehors.–J'hésite,dit-il,songeur.Jepréféreraisquevousayezrécupérédes

forces,nousparleronsensuite,promis.Jemesuisredressésurmonlit,matêtetournait,Walterseprécipita

pourm'empêcherdetomber.–Vousvoyezcequejevousdis,allez,allongez-vousetcalmez-vous.

Votremère et votre délicieuse tante se sont fait un sang d'encre, alorssoyezgentild'êtreéveilléquandellesviendrontvousrendrevisiteenfind'après-midi.Pasdefatigueinutile.Zou!c'estunordre!Enl'absencedesmédecins,desinfirmièresetd'Athènestoutentièrequiroupille,c'estmoiquicommande!

J'avaislabouchesèche,Waltermetenditunverred'eau.– Doucement, mon vieux, vous êtes sous perfusion depuis très

longtemps, je ne sais pas si vous êtes autorisé à boire.Ne faites pas lemaladedifficile,jevousenprie!

– Walter, je vous donne une minute pour me dire dans quellescirconstancesjesuisarrivéiciouj'arrachetouscestubes!

–Jen'auraisjamaisdûvousdétacher!–Cinquantesecondes!–Cen'estpasbiendevotrepartcepetitchantage,vousmedécevez

beaucoup,Adrian!–Quarante!–Dèsquevousaurezvuvotremère!–Trente!–Alorsaussitôtquelesmédecinsserontpassésetm'aurontconfirmé

votrerétablissement.

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–Vingt!–Maisvousêtesd'uneimpatienceinsupportable,celafaitdesjours

etdesjoursquejevousveille,vouspourriezmeparlerautrement,quandmême!

–Dix!–Adrian ! hurlaWalter, retirez-moi immédiatement cettemainde

votreperfusion!Jevousavertis,Adrian,unegouttedesangsurcesdrapsblancsetjenerépondsplusderien.

–Cinq!–Bon,vousavezgagné,jevaistoutvousdire,maissoyezcertainque

jevousentiendrairigueur.–Jevousécoute,Walter!–Vousn'avezaucunsouvenirderien?–Derien.–DemonarrivéeàHydra?–Ça,oui,jem'ensouviens.– Du café que nous avons bu à la terrasse du bistrot voisin du

magasindevotredélicieusetante?–Aussi.–DelaphotodeKeiraquejevousaimontrée?–Biensûrquejem'ensouviens.–C'estbonsigne...Etensuite?–C'estassezvague,nousavonsprislanavetted'Athènes,nousnous

sommessaluésàl'aéroport,vousrentriezàLondres,jepartaisenChine.Maisjenesaismêmeplussic'étaitlaréalitéouunlongcauchemar.

–Non, non, je vous rassure, c'était tout à fait réel, vous avez prisl'avion,mêmesivousn'êtespasallébienloin,maisreprenonsàpartirdemonarrivéeàHydra.Oh,etpuisàquoibonperdredutemps, j'aideuxnouvellesàvousannoncer!

–Commencezparlamauvaise.– Impossible ! Sans connaître d'abord la bonne, vous ne

comprendrezrienàlamauvaise.–Alorspuisquejen'aipaslechoix,allonspourlabonne...–Keiraestvivante,cen'estplusunehypothèsemaisunecertitude!J'aibondidansmonlit.–Ehbienvoilà, leprincipalétantdit,quepensez-vousd'unepetite

pause, un entracte en attendant votre maman, ou les docteurs, ou lesdeuxd'ailleurs?

–Walter,cessezcessimagrées,quelleestlamauvaisenouvelle?

Page 63: À Pauline et à Louis

–Unechoseà la fois,vousm'avezdemandécequevous faisiez ici,alors laissez-moivousl'expliquer.Apprenezquandmêmequevousavezfaitdérouterun747,cen'estpasà laportéede tout lemonde.Vousnedevez la vie qu'à la présence d'esprit d'une hôtesse de l'air. Une heureaprèsledécollagedevotreavion,vousavezfaitunsérieuxmalaise.Ilestprobableque, depuis votre grandplongeondans laRivière Jaune, vousdeviez trimbaler une bactérie, vous avez fait une infection pulmonairecarabinée.MaisrevenonsàcevolpourPékin.Vousaviezl'airdedormirpaisiblement, assis à votre place, mais alors qu'elle vous apportait unplateau-repas,l'hôtesseenquestionfutfrappéeparlapâleurdevostraitset la sueur qui perlait à votre front. Elle essaya de vous réveiller, sanssuccès.Vousrespiriezdifficilementetvotrepoulsétaittrèsfaible.Devantla gravité de la situation, le pilote fit demi-tour et l'on vous transférad'urgence ici. J'ai appris la nouvelle le lendemain de mon arrivée àLondres,jesuisrevenuaussitôt.

–JenesuisjamaisarrivéenChine?–Ehbiennon,j'ensuisdésolé.–EtKeira,oùest-elle?–Elleaétésauvéeparlesmoinesquivousavaientaccueillisprèsde

cettemontagnedontj'aioubliélenom.–HuaShan!–Sivousledites!Elleaétésoignée,maishélas,àpeineguérie,ellea

été interpellée par les autorités. Huit jours après son arrestation, ellecomparaissait devant un tribunal et était jugée pour avoir pénétré etcirculé en territoire chinois sans papiers, et donc sans autorisationgouvernementale.

–Maisellenepouvaitpasavoirdepapierssurelle,ilssetrouvaientdanslavoitureaufonddelarivière!

–Noussommesbiend'accord.Hélas,jecrainsquel'avocatcommisd'office ne se soit guère attardé sur ce genre de détails au cours de saplaidoirie.Keiraaétécondamnéeàdix-huitmoisdeprisonferme;elleestincarcéréeàGarther,unancienmonastèretransforméenpénitencier,danslaprovinceduSichuan,nonloinduTibet.

–Dix-huitmois?–Oui, et d'après nos services consulaires, avec lesquels jeme suis

entretenu,çaauraitpuêtrepire.–Pire?Dix-huitmois,Walter!Vousvousrendezcomptedeceque

c'estquedepasserdix-huitmoisdansunegeôlechinoise?

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–Une geôle est une geôle,mais sur le fond je reconnais que vousavezraison.

–Ontentedenousassassineretc'estellequiseretrouvederrièrelesbarreaux?

–Pour lesautoritéschinoises,elleestcoupable.Nous ironsplaidersa causeauprèsdesambassadesetdemanderons leuraide,nous feronstoutcequiestpossible.Jevousaideraiautantquejelepourrai.

– Vous croyez vraiment que nos ambassades vont se mouiller etrisquerdecompromettreleursintérêtséconomiquespourlafairelibérer?

Walterretournaàlafenêtre.–Jecrainsquenisapeinenilavôtren'émeuventgrandmonde.Je

redoutequ'ilnefailles'armerdepatienceetprierpourqu'ellesupportelemieux possible sa sentence. Je suis sincèrement désolé, Adrian, je saiscombiencettesituationestterrible,mais...qu'est-cequevousfaitesavecvotreperfusion?

–Jemetired'ici.Ilfautquej'ailleàlaprisondeGarther,jedoisluifairesavoirquejevaismebattrepoursalibération.

Walter seprécipita surmoietme tint lesdeuxbrasavecune forcecontrelaquellejenepouvaispaslutterdansmonétat.

– Écoutez-moi bien, Adrian, vous n'aviez plus aucune défenseimmunitaire en arrivant ici, l'infection gagnait du terrain d'heure enheure,defaçonredoutable.Vousavezdélirédesjoursdurant,traversantdes épisodes de fièvre qui auraient pu vous tuer plusieurs fois. Lesmédecinsontdûvousplongerquelquetempsdansuncomaartificiel,afindeprotégervotrecerveau.Jesuisrestéàvotrechevet,alternantlestoursdegardeavecvotremamanetvotredélicieusetanteElena.Votremèreavieillidedixansendix jours,alorscessezvosgamineriesetcomportez-vousenadulte!

–C'estbon,Walter,j'aicomprislaleçon,vouspouvezmelâcher.– Je vous préviens que si je vois votre main s'approcher de ce

cathéter,vousprenezlamiennedanslafigure!–Jevousprometsdenepasbouger.–J'aimemieuxça,j'enaisoupédevosdélirescesdernierstemps.–Vousn'avezpasidéedel'étrangetédemesrêves.– Croyez-moi, entre le suivi de votre courbe de température et les

repasimmondesdelacafétéria, j'aieule loisird'écouterpasmaldevosinepties.Seulréconfortdanscetenfer,lesgâteauxquem'apportaitvotredélicieusetanteElena.

Page 65: À Pauline et à Louis

– Excusez-moi, Walter, mais qu'est-ce que c'est que ce nouveaugenreavecElena?

–Jenevoispasdequoivousparlez!–Dema«délicieuse»tante?– J'ai le droit de trouver votre tante délicieuse, non ? Elle a un

humour délicieux, sa cuisine est délicieuse, son rire est délicieux, saconversationestdélicieuse,jenevoispasoùestleproblème!

–Elleavingtansdeplusquevous...– Ah, bravo, belle mentalité, je ne vous savais pas aussi étriqué !

Keiraenadixdemoinsquevous,mais,danscesens-là,çanegênepas?Sectaire,voilàcequevousêtes!

–Vousn'êtespas en traindemedireque vous êtes tombé sous lecharmedematante?EtMissJenkinsdanstoutça?

– AvecMiss Jenkins, nous en sommes toujours à discuter de nosvétérinairesrespectifs,reconnaissezquequestionsensualité,cen'estpaslenirvana.

– Parce que, avecma tante, question sensualité... ? Surtout nemerépondezpas,jeneveuxriensavoir!

–Et vous, neme faites pas dire ce que je n'ai pas dit !Avec votretante, nous parlons de tas de choses et nous nous amusons beaucoup.Vousn'allezquandmêmepasnous reprocherdenousdistraireunpeu,aprèstoutlestracasquevousnousavezcausés.Ceseraituncomble,toutdemême.

–Faitescequebonvoussemble.Dequoijememêle,aprèstout...–Heureuxdevousl'entendredire.–Walter, j'aiunepromesseà tenir, jenepeuxpas rester sans rien

faire;ilfautquej'aillechercherKeiraenChine,jedoislaramenerdanslavalléedel'Omo,jen'auraisjamaisdûl'enéloigner.

– Commencez par vous rétablir et nous verrons ensuite. Vosmédecins ne vont plus tarder, je vous laisse vous reposer, je dois allerfairequelquescourses.

–Walter?–Oui?–Qu'est-cequejedisaisdansmondélire?–VousaveznomméKeiramilleseptcentsoixante-trois fois,enfin,

cechiffreresteapproximatif,j'aidûenraterquelques-unes;enrevanche,vousnem'avezappeléquetroisfois,c'estassezvexant.Enfin,vousdisiezsurtoutdeschosesincohérentes.Entredeuxcrisesdeconvulsions,ilvous

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arrivait d'ouvrir les yeux, le regard perdu dans le vide, c'était assezterrifiant,etpuisvousreplongiezdansl'inconscience.

Uneinfirmièreentradansmachambre.Waltersesentitsoulagé.–Enfin,vousêtesréveillé,medit-elleenchangeantmaperfusion.Elle m'enfonça un thermomètre dans la bouche, enroula un

tensiomètre autour de mon bras et nota sur une feuille les constantesqu'ellerelevait.

–Lesmédecinspasserontvousvoirtoutàl'heure,dit-elle.Son visage et sa corpulence me rappelaient vaguement quelqu'un.

Quandellesortitdelapièceendodelinantdubassin,jecrusreconnaîtrelapassagèred'unautocarqui filait sur la routedeGarther.Unmembredu service d'entretien nettoyait le couloir, il passa devant ma porte etnousadressaungrandsourire,àWalteretàmoi.Ilportaitunpulletunegrosse veste en laine et ressemblait commedeux gouttesd'eau aumarid'unerestauratrice,rencontréedansmesdéliresfiévreux.

–Ai-jeeudelavisite?–Votremère,votretanteetmoi.Pourquoicettequestion?–Pourrien.J'airêvédevous.–Maisquellehorreur!Jevousordonnedenejamaisrévélercela!– Ne soyez pas stupide. Vous étiez en compagnie d'un vieux

professeurquej'airencontréàParis,unerelationdeKeira,jenesaisplusoùsetrouvelafrontièreentrerêveetréalité.

–Nevousinquiétezpas,leschosesseremettrontpetitàpetitàleurplace,vousverrez.Pourcevieuxprofesseur,jesuisdésolé,jen'aiaucuneexplication.Maisjen'entoucheraipasunmotàvotretantequipourraitsevexerd'apprendrequevouslavoyezenvieillarddansvossonges.

–Lafièvre,j'imagine.– Probablement, mais je ne suis pas certain que cela lui suffise...

Maintenant,reposez-vous,nousavonstropparlé.Jereviendraiendébutde soirée. Je vais aller téléphoner à notre consulat et les harceler pourKeira,jelefaistouslesjoursàheurefixe.

–Walter?–Quoiencore?–Merci.–Toutdemême!Walter sortit de la chambre, je tentai de me lever. Mes jambes

chancelaient,maisenprenantappui,d'abordaudossierdufauteuilprèsde mon lit, puis à la table roulante, enfin au radiateur, je réussis àrejoindrelafenêtre.

Page 67: À Pauline et à Louis

C'est vrai que la vue était belle. L'hôpital, accroché à la colline,surplombaitlabaie.Auloin,onpouvaitapercevoirlePirée.Jel'avaisvutant de fois depuis mon enfance, ce port, sans jamais vraiment leregarder, le bonheur rend distrait. Aujourd'hui, depuis la fenêtre de lachambre307,àl'hôpitald'Athènes,jeleregardedifféremment.

En bas dans la rue, je vois Walter entrer dans une cabinetéléphonique.Ildoitcertainementpassersonappelauconsulat.

Soussesairsmaladroits,c'estuntypeformidable,j'aidelachancedel'avoircommeami.

***

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Paris,îleSaint-Louis

Ivoryselevaetdécrochaletéléphone.–Quellessontlesnouvelles?–Unebonneetuneautre,pluscontrariante.–Alors,commencezparladeuxième.–C'estbizarre...–Quoi?–Cettemaniedechoisirtoujourslamauvaisenouvelleenpremier...

Jevaiscommencerparlabonne,sansellel'autren'auraitaucunsens!Lafièvreesttombéecematinetilarecouvrésesesprits.

–C'esteneffetunemerveilleusenouvelle,quimeravit.Jemesenslibéréd'unpoidsénorme.

–C'estsurtoutunénormesoulagement,sansAdriantoutespoirdevoirvosrecherchessepoursuivreseseraitévanoui,n'est-cepas?

– Je m'inquiétais vraiment de son sort. Croyez-vous sinon quej'auraisprislerisquedevenirluirendrevisite?

–Vousn'auriezpeut-êtrepasdû.Jecrainsquenousn'ayonsparléunpeutropprèsdesonlit, ilsemblequ'ilaitperçuquelquesbribesdenosconversations.

–Ils'ensouvient?demandaIvory.– Des réminiscences trop imprécises pour qu'il y accorde de

l'importance,jel'aiconvaincuqu'ildélirait.–C'estunemaladresseimpardonnable,j'aiétéimprudent.–Vousvouliezlevoirsansêtrevu,etpuislesmédecinsnousavaient

certifiéqu'ilétaitinconscient.– La médecine est une science encore approximative. Vous êtes

certainqu'ilnesedoutederien?–Rassurez-vous,ilad'autreschosesàl'esprit.

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–C'étaitcela,lanouvellecontrariantedontvousvouliezm'entretenir?

– Non, ce qui me préoccupe c'est qu'il est résolu à se rendre enChine. Je vous l'avais dit, il ne restera jamais dix-huitmois à attendreKeiralesbrascroisés.Ilpréféreralespassersouslafenêtredesacellule.Tant qu'elle sera retenue, vous ne l'intéresserez à rien d'autre qu'à salibération.Dèsqu'il obtiendra l'autorisationde sortir, il s'envolerapourPékin.

–Jedoutequ'ilobtienneunvisa.–IliraitàGartherentraversantleBhoutanàpied,s'illefallait.–Ilfautqu'ilreprennesesrecherches,jenepourraijamaisattendre

dix-huitmois.– Ilm'a dit exactement lamême chose au sujet de la femme qu'il

aime;jecrainsque,commelui,vousnedeviezpatienter.–Dix-huitmois ontune tout autre valeur àmonâge, j'ignore si je

peuxmetarguerd'avoirunetelleespérancedevie.–Voyons,vousêtesenpleineforme.Etpuislavieestmortelledans

centpourcentdescas,repritWalter,jepourraismefaireécraserparunbusensortantdecettecabine.

–Retenez-lecoûtequecoûte,dissuadez-led'entreprendrequoiquece soit dans les prochains jours. Ne le laissez surtout pas entrer encontactavecunconsulat,encoremoinsaveclesautoritéschinoises.

–Pourquoicela?–Parcequelapartieàjouerdemandedeladiplomatieetonnepeut

pasdirequ'ilbrilleencedomaine.–Puis-jesavoircequevousavezentête?–Auxéchecsonappellecelaunroque;jevousendiraiplusdansun

jouroudeux.Aurevoir,Walter,etfaitesattentionentraversantlarue...La conversation achevée, Walter sortit de la cabine et alla se

dégourdirlesjambes.

***

Page 70: À Pauline et à Louis

Londres,St.JamesSquare

Le taxi noir s'arrêta devant l'élégante façade victorienned'unhôtelparticulier.Ivoryendescendit,réglalechauffeur,récupérasonbagageetattenditquelavoitures'éloigne.Iltirasurunechaînequipendaitaucôtédroitd'uneporteenferforgé.Uncarillonretentit,Ivoryentenditdespass'approcher et un majordome lui ouvrit. Ivory remit à ce dernier unbristolsurlequelilavaitinscritsonnom.

– Auriez-vous l'obligeance de dire à votre employeur que jesouhaiteraisêtrereçu,ils'agitd'unsujetrelativementurgent.

Le majordome regrettait que son maître ne soit pas en ville, etcraignaitquecelui-cinesoitinjoignable.

– J'ignore si Sir Ashton se trouve dans sa résidence du Kent, sonrelaisdechasseouchezl'unedesesmaîtresses,et,pourtoutvousdire,jem'en fiche complètement. Ce que je sais, c'est que si je devais repartirsans l'avoir vu, votremaître, ainsi que vous l'appelez, pourrait vous entenirrigueurtrèslongtemps.Aussi, jevousinviteàlecontacter; jevaisfaire le tour de votre noble pâté de maisons et lorsque je reviendraisonneràcetteporte,vousmecommuniquerezl'adresseoùilsouhaitequejeleretrouve.

Ivorydescenditlesquelquesmarchesduperronverslarueetallasepromener,sonpetitbagageà lamain.Dixminutesplustard,alorsqu'ilflânait devant les grilles d'un square, une luxueuse berline se rangea lelongdutrottoir.Unchauffeurensortitetluiouvritlaporte,ilavaitreçul'ordredeleconduireàdeuxheuresdeLondres.

La campagne anglaise était aussi belle que dans les plus vieuxsouvenirsd'Ivory,pasaussi vasteni aussi verdoyanteque lespâturagesde sa terre natale, la Nouvelle-Zélande, mais il fallait avouer que lepaysagequidéfilaitdevantluiétaitbienplaisanttoutdemême.

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Confortablementassisàl'arrière,Ivoryprofitadutrajetpourprendreunpeuderepos.Ilétaitàpeinemidilorsquelecrissementdespneussurlegravierletiradesarêverie.Lavoitureremontaitunemajestueusealléebordéedehaiesd'eucalyptusparfaitement taillées.Elle s'arrêta sousunporche, aux colonnes envahies de rosiers grimpants. Un employé demaison le conduisit à travers la demeure, jusqu'au petit salon oùl'attendaitsonhôte.

–Cognac,bourbon,gin?–Unverred'eauferal'affaire,bonjourSirAshton.–Vingtansquenousnenoussommesrevus?–Vingt-cinq, etnemeditespasque jen'aipas changé, voyons les

chosesenface,nousavonstouslesdeuxvieilli.–Cen'estpaslesujetquivousamèneici,j'imagine.–Figurez-vousquesi!Combiendetempsnousaccordez-vous?–Àvousdemeledire,c'estvousquivousêtesinvité.–Jeparlaisdutempsqu'ilnousrestesurcetteTerre.Ànosâges,dix

ans,toutauplus?–Quevoulez-vousquej'ensache,etpuisjen'aipasenviedepenserà

cela.– Quel domainemagnifique, reprit Ivory en regardant le parc qui

s'étendaitderrièrelesgrandesfenêtres.VotrerésidenceduKentn'aurait,paraît-il,rienàenvieràcelle-ci.

– Je féliciterai mes architectes de votre part. Était-ce, cette fois,l'objetdevotrevisite?

– L'ennui, avec toutes ces propriétés, c'est qu'on ne peut pas lesemmener dans sa tombe. Cette accumulation de richesses obtenue auprixdetantd'efforts,desacrifices,devenusvainsaudernierjour.MêmeengarantvotrebelleJaguardevantlecimetière,entrenous,intérieurcuiretboiseries,labelleaffaire!

–Mais ces richesses,mon cher, seront transmises aux générationsquinoussuccéderont,toutcommenospèresnouslesonttransmises.

–Belhéritageencequivousconcerne,eneffet.–Cen'estpasquevotrecompagniemesoitdésagréable,maisj'aiun

emploidu temps très chargé, alors si vousmedisiezoù vous voulez envenir.

–Voyez-vous, les tempsontchangé, jem'enfaisais laréflexionpasplus tard qu'hier en lisant les journaux. Les grands argentiers seretrouventderrière lesbarreauxet croupissent jusqu'à la finde leurviedans des cellules étroites. Adieu palaces, et luxueux domaines, neuf

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mètres carrés au grand maximum, et encore, dans le carré VIP ! Etpendant ce temps-là, leurs héritiers gaspillent leurs deniers, tentant dechanger de nompour se laver de la honte léguée par leurs parents. Lepire,c'estquepluspersonnen'estàl'abri,l'impunitéestdevenueunluxehorsdeprix,mêmepour les plus riches et les plus puissants. Les têtestombent lesunesaprès les autres, c'est à lamode.Vous le savezmieuxquemoi,lespolitiquesn'ontplusd'idées,etquandilsenontellesnesontplus recevables.Alors, quoidemieuxpourmasquer la carencede vraisprojets de société que d'alimenter la vindicte populaire ? L'extrêmerichessedesunsestresponsabledelapauvretédesautres,toutlemondesaitçaaujourd'hui.

–Vousn'êtespasvenum'emmerderchezmoipourmefairepartdevotreproserévolutionnaireoudevotresoifdejusticesociale?

–Proserévolutionnaire?Là,vousvousméprenez, iln'yapasplusconservateurquemoi.Justice,enrevanche,vousm'honorez.

–Allezauxfaits,Ivory,vouscommencezàsérieusementm'ennuyer.– J'ai unmarché à vous proposer, quelque chose de juste, comme

vousledites.JevouséchangelaclédelacelluleoùvouspourriezfinirvosjourssijepostaisauDailyNewsouàl'Observerledossierquejedétienssur vous, contre la liberté d'une jeune archéologue. Vous voyezmaintenantdequoijeveuxparler?

–Queldossier?Etdequeldroitvenez-vousmemenacerjusqu'ici?–Traficd'influence,prise illégaled'intérêt, financementsoccultesà

la Chambre des députés, conflits d'intérêts dans vos diverses sociétés,abus de biens sociaux, évasion fiscale, vous êtes un phénomène, monvieux, rien ne vous arrête, même commanditer l'assassinat d'unscientifiquenevousposeaucunproblème.Quelgenredepoisonautilisévotretueuràgagespourvousdébarrasserd'Adrian,etcommentleluia-t-ilinoculé?Dansuneboissonconsomméeàl'aéroport,dansleverrequ'onluiaserviavant ledécollage?Ous'agit-ild'unpoisondecontact?Unelégèrepiqûrependantlafouilleaumomentdefranchirlasécurité?Vouspouvezmeledire,maintenant,jesuiscurieuxdelesavoir!

–Vousêtesridicule,monpauvrevieux.–Emboliepulmonaireàbordd'unlong-courrierenpartancepourla

Chine.Letitreestunpeulongpourunpolar,surtoutquelecrimeestloind'êtreparfait!

–Vosaccusationsgratuitesetinfondéesnemefontnichaudnifroid,fichezlecampd'iciavantquejevousfassemettredehors.

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– De nos jours, la presse écrite n'a plus le temps de vérifier sesinformations, la rigueur éditoriale d'antan se consume sur l'autel destitresàgrostirages.Onnepeutpaslesblâmer,laconcurrenceestrudeàl'heure d'Internet. Un lord comme vous, mis sur la sellette, ça doitsacrémentfairevendre!Necroyezpasqu'enraisondevotreâgevousneverriezpas l'aboutissementdestravauxd'unecommissiond'enquête.Levrai pouvoir n'est plus dans les prétoires, ni dans les assemblées, lesjournaux alimentent les procès, fournissent les preuves, font témoignerlesvictimes; lesjugesn'ontplusqu'àprononcerlasentence.Quantauxrelations, on ne peut plus compter sur personne. Aucune autorité neprendrait le risque de se compromettre, surtout pour l'un de sesmembres. Trop peur de la gangrène. La justice est indépendantedésormais, n'est-ce pas là toute la noblesse de nos démocraties ?Regardez ce financier américain responsable de la plus grandeescroqueriedusiècle,endeux,troismois,toutétaitréglé.

–Qu'est-cequevousmevoulez,bonsang?–Maisvousn'écoutezpas?Jeviensdevous ledire,usezdevotre

pouvoirpourfairelibérercettearchéologue.J'auraidemoncôtélabontéde taire aux autres ce que vous avezmanigancé contre elle et son ami,pauvre fou ! Si je révélais que non content d'avoir tenté de l'assassinervousl'avezfaitemprisonner,vousseriezviréduconseiletremplacéparquelqu'undeplusrespectable.

–Vousêtestotalementridiculeetj'ignoredequoivousparlez.– Alors il ne me reste plus qu'à vous saluer, Sir Ashton. Puis-je

encore abuser de votre générosité ? Si votre chauffeur pouvait meraccompagner,aumoinsjusqu'àunegare;cen'estpasquejecraignelamarche,mais, s'ilm'arrivait quelque chose en chemin alors que je suisvenuvousrendrevisite,celaseraitduplusmauvaiseffet.

–Mavoitureest à votredisposition, faites-vous reconduireoùbonvoussemblera,partezd'ici!

–C'esttrèsgénéreuxdevotrepart,cequim'inciteàl'êtremoiaussi.Je vous laisse réfléchir jusqu'à ce soir, je suis descendu auDorchester,n'hésitez pas à m'y appeler. Les documents confiés ce matin à monmessagerneserontportésàleursdestinatairesquedemain,àmoinsquejenelefasserappelerd'icilà,bienentendu.Jevousassurequ'auvudecequel'onpeutydécouvrir,marequêteestplusqueraisonnable.

–Si vous croyezpouvoirme faire chanterde façonaussi grossière,vouscommettezunegraveerreur.

Page 74: À Pauline et à Louis

–Qui parle de chantage ? Je ne tire aucun profit personnel de cepetit marché. Belle journée, n'est-ce pas ? Je vous laisse en profiterpleinement.

Ivoryreprit sonbagageet retraversaseul lecouloirquimenaità laported'entrée.Lechauffeurgrillaitunecigaretteprèsdelaroseraie,ilseprécipitaverslaberlineetouvritlaportièreàsonpassager.

– Finissez de fumer tranquillement, mon ami, lui dit Ivory en lesaluant,j'aitoutmontemps.

Depuislafenêtredesonbureau,SirAshtonregardaIvorymonteràl'arrièredesaJaguaretfulminaalorsqu'elles'éloignaitdansl'allée.Uneporte dérobée dans la bibliothèque s'ouvrit et un homme entra dans lapièce.

–J'enai lesoufflecoupé, jedoisvousavouerquejenem'attendaispasàcela.

– Ce vieux con est venu me menacer chez moi, mais pour qui seprend-il?

L'invitédeSirAshtonneréponditpas.–Quoi?Qu'est-cequevousavezàfairecettetête?Vousn'allezpas

vousymettrevousaussi ! tempêtaSirAshton.Si cettechosesénileosem'accuser publiquement de quoi que ce soit, un bataillon d'avocatsl'écorcheravif, jen'ai strictementrienàmereprocher.Vousmecroyez,j'espère?

L'invitédeSirAshtonprituncarafonencristaletseservitungrandverredeportoqu'ilbutd'untrait.

– Vous allez dire quelque chose, oui ou merde ? s'emporta SirAshton.

– À choisir, je préférerais vous diremerde, aumoins notre amitién'ensouffriraitquequelquesjours,quelquessemainestoutauplus.

–Foutez-moilecamp,Vackeers,sortezd'ici,vousetvotrearrogance.–Jevousassurequ'iln'yenavaitaucune.Jesuisvraimentdésoléde

cequivousarrive,àvotreplacejenesous-estimeraispasIvory;commevousl'avezdit,ilestunpeufou,cequilerendd'autantplusdangereux.

EtVackeersseretirasansrienajouter.

***

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Londres,hôtelDorchester,milieudesoirée

Le téléphone sonna, Ivory ouvrit les yeux et regarda l'heure à lapendule posée sur la cheminée. La conversation fut brève. Il attenditquelques instants avant de passer à son tour un appel, depuis sontéléphonemobile.

–Jevoulaisvousremercier.Ilaappelé,jeviensderaccrocher;vousavezétéd'uneaideprécieuse.

–Jen'aipasfaitgrand-chose.– Si, bien au contraire. Que diriez-vous d'une partie d'échecs ? À

Amsterdam,chezvous,jeudiprochain,vousêtespartant?Une fois sa conversation terminée avec Vackeers, Ivory passa un

dernier appel. Walter écouta attentivement les instructions qu'il luidonnaitetnemanquapasdeleféliciterpourcecoupdemaître.

–Nevousfaitespastropd'illusions,Walter,nousnesommespasauboutdenospeines.MêmesinousréussissionsàfairerentrerKeira,elleneseraitpaspourautanthorsdedanger.SirAshtonnerenoncerapas,jel'ai violemment bousculé, et sur son terrainde surcroît,mais je n'avaispaslechoix.Croyez-enmonexpérience,ilprendrasarevanchedèsqu'ilenaura l'occasion.Surtoutquecela resteentrenous, inutiled'inquiéterAdrianpourl'instant,qu'ilnesacheriensurcequil'aconduitàl'hôpital.

– Et, en ce qui concerne Keira, comment dois-je lui présenter leschoses?

–Inventez,composez,ditesquecelavientdevous.

***

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Athènes,lelendemain

Elena et maman avaient passé la matinée à mon chevet ; commechaque jour depuis mon hospitalisation, elles avaient pris la premièrenavettequipartaitd'Hydraà7heures.ArrivéesauPiréeà8heures,ellesavaient couru pour attraper l'autobus qui les avait déposées une demi-heureplustarddevantl'hôpital.Aprèsavoiravaléunpetitdéjeuneràlacafétéria,ellesétaiententréesdansmachambre,chargéesdevictuailles,defleursetdevœuxdebonrétablissementquem'adressaientlesgensduvillage. Comme chaque jour, elles repartiraient en fin d'après-midi,reprendraientleurbusetembarqueraientauPiréeàborddeladernièrenavette maritime pour rentrer chez elles. Depuis que j'étais tombémalade,Elenan'avaitpasouvertsonmagasin,mamanpassaitsontempsencuisineetlesmetspréparésavecautantd'amourqued'espoirvenaientaméliorer le quotidiendes infirmièresqui veillaient sur la santéde sonfils.

Ilétaitdéjàmidietjecroisbienqueleursconversationsincessantesm'épuisaientencoreplusquelesséquellesdecettesalepneumonie.

Mais lorsqu'on frappaà laporte, elles se turent toutes lesdeux. Jen'avaisencorejamaisassistéàcephénomène,aussisurprenantquesilechantdes cigales s'interrompait aumilieud'une journée ensoleillée.Enentrant,Walterremarquamonairahuri.

–Quoi,qu'est-cequ'ilya?dit-il.–Rien,riendutout.–Maissi,jelevoisbien,vousfaitestousunedrôledetête.–Absolumentpas,nousdiscutionsavecmadélicieusetanteElenaet

mamère,quandvousêtesentré,c'esttout.–Dequoidiscutiez-vous?Mamèrepritaussitôtlaparole.

Page 77: À Pauline et à Louis

– J'étais en train de dire que cette maladie aurait peut-être desséquellesinattendues.

–Ahoui?demandaWalterinquiet,qu'ontditlesmédecins?–Oh,eux,ilsontditqu'ilpourraitsortirlasemaineprochaine;mais

ce que dit samère, c'est que son fils est devenu un peu crétin, voilà lebilanmédical si vous voulez tout savoir. Vous devriez aller prendre uncafé avec ma sœur, Walter, pendant que je vais dire quelques mots àAdrian.

–J'enseraisheureux,maisilfautd'abordquejem'entretienneaveclui,n'enprenezpasombrage,maisjedoisluiparlerd'hommeàhomme.

–Alorspuisquelesfemmesnesontpluslesbienvenues,ditElenaenselevant,sortons!

Elleentraînamamère,nouslaissantseuls,Walteretmoi.–J'aid'excellentesnouvelles,dit-ilens'asseyantsurleborddemon

lit.–Commencezquandmêmeparlamauvaise.–Ilnousfautunpasseportdanslessixjoursetilestimpossiblede

l'obtenirenl'absencedeKeira!–Jenecomprendspasdequoivousmeparlez.–Jem'endoutaisbien,mais vousm'avezdemandéde commencer

par lamauvaise, ce pessimisme systématique est agaçant à la fin. Bon,écoutez-moi, car quand je vous dis que j'ai une bonne nouvelle à vousannoncer, c'en est une. Vous avais-je dit que j'avais quelques relationsbienplacéesauconseild'administrationdenotreAcadémie?

Walter m'expliqua que notre Académie avait entrepris desprogrammes de recherches et d'échanges avec certaines grandesuniversités chinoises. Je l'ignorais. Il m'apprit aussi que de voyage envoyage,certainsliensavaientfiniparsenoueràdifférentséchelonsdelahiérarchie diplomatique. Walter me confia avoir réussi, grâce à sesrelations,àmettreenrouteunemécaniquesilencieuse,dontlesrouagesn'avaient cessé de tourner... D'une étudiante chinoise achevant sondoctorat à l'Académie etdont lepère étaitun juge ayant les faveursdupouvoir, à quelques diplomates travaillant au service des visas délivrésparSaMajesté,enpassantparlaTurquie,oùunconsulayantmenéunegrandepartiedesacarrièreàPékinyconnaissaitencorequelqueshautsdignitaires, les rouages continuèrent de cliqueter, de pays en pays, decontinentencontinent,jusqu'àcequ'unultimedéclicseproduisedanslaprovince du Sichuan. Les autorités locales, devenues bienveillantes,s'interrogeaient depuis peu, se demandant si l'avocat qui avait défendu

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une jeune Occidentale n'aurait pasmanqué de vocabulaire aumomentdes entretiens préalables à son procès. Quelques problèmesd'interprétationavecsaclientepouvaientexpliquerqu'ilaitomisdedireau juge chargé de l'affaire que la ressortissante étrangère condamnéepourdéfautdepapiersavait,enfait,unpasseportenbonneetdueforme.La bonne volonté étant de rigueur et le magistrat promu, Keira seraitgraciéesousréservequel'onprésentâtrapidementcettenouvellepreuveà la cour de Chengdu. Il n'y aurait plus qu'à aller la chercher pour lareconduireau-dehorsdesfrontièresdelarépubliquepopulaire.

– Vous êtes sérieux ? demandai-je en me levant d'un bond et enprenantWalterdansmesbras.

– J'ai l'air de plaisanter ? Vous auriez pu avoir la courtoisie deremarquerquepournepasfairedurervotresupplicepluslongtemps,jen'aimêmepasprisletempsderespirer!

J'étais si heureux que je l'entraînai dans une valse folle. Nousdansions encore au milieu de ma chambre d'hôpital quand ma mèreentra.Ellenousregardatouslesdeuxetrefermalaporte.

Onl'entenditsoupirerlonguementdanslecouloiretmatanteElenaluidire:«Tunevaspasrecommencer!»

Latêtemetournaitunpeuetjedusregagnermonlit.–Quand,quandsera-t-ellelibre?– Ah, vous avez donc oublié l'autre petite nouvelle que vous aviez

pourtant choisi d'entendre enpremier. Je vais donc vous la répéter. Lemagistrat chinois accepte de libérer Keira si nous présentons sonpasseportdanslessixjours.Ceprécieuxsésamereposantaufondd'unerivière, il nous en faudrait un toutneuf.En l'absencede l'intéressée, etdansdesdélaisaussicourts,celarelèvedel'impossible.Vouscomprenezmieuxnotreproblèmemaintenant?

–Sixjours,c'esttoutcedontnousdisposons?–Comptez-enunpouratteindrelacourdejusticedeChengdu,cela

ne nous en laisse plus que cinq pour faire fabriquer un nouveaupasseport.Àmoinsd'unmiracle jene voispas commentnouspouvonsfaire.

–Cepasseport,est-cequ'ilfautabsolumentqu'ilsoitneuf?–Aucasoùvotreinfectionpulmonaireauraitaussicontaminévotre

cerveau,jevousferairemarquerquejeneportepasunképidedouaniersurlatête!J'imaginequedumomentquec'estundocumentencoursdevalidité,celadoitfairel'affaire,pourquoi?

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– Parce que Keira jouit d'une double nationalité, française etanglaise.Etmoncerveauétantintact,mercidevousenêtresoucié,jemesouvienstrèsbienquenoussommesentrésenChineavecsonpasseportbritannique, c'est sur ce dernier qu'étaient apposés nos visas, c'estmoiquisuisallélesrechercheràl'agence.Ellel'avaittoujourssurelle.Quandnousavonstrouvélemicro,nousavionsretournésonsacetsonpasseportfrançaisn'yétaitpas,j'ensuiscertain.

–Heureusenouvelle,maisoùsetrouve-t-il?Sansvouloir jouer lesrabat-joie,nousavonsvraiment trèspeude tempspourmettre lamaindessus.

–Aucuneidée...–Lemoinsquel'onpuissedire,c'estquenousvoilàbeaucoupplus

avancés. Je vais passer un ou deux appels avant de revenir vous voir.Votretanteetvotremèreattendentdehorsetjenevoudraispasquenouspassionspourdesmufles.

Walter sortit de ma chambre, maman et tante Elena entrèrentaussitôt. Ma mère s'installa dans le fauteuil, elle alluma la télévisionaccrochéeaumurenfacedemonlitetnem'adressapaslaparole,cequifitsourireElena.

–Ilest charmantceWalter,n'est-cepas?ditma tanteenprenantplaceauboutdemonlit.

Je lui adressai un regard appuyé. Devant maman, le le momentn'étaitpeut-êtrepaslepluspropicepourparlerdecela.

–Et plutôt bel homme, tu ne trouves pas ? reprit-elle en ignorantmessuppliques.

Sanssedétournerdel'écran,mamèreréponditàmaplace.– Et plutôt jeune, si tu veux mon avis ! Mais faites comme si je

n'étais pas là ! Après une conversation entre hommes, quoi de plusnaturelqu'unapartéentretanteetneveu;lesmères,çanecomptepas!Dès que cette émission sera terminée, j'irai faire la causette avec lesinfirmières.Quisait,ellesaurontpeut-êtredesnouvellesdemonfils.

–Tucomprendspourquoionparledetragédiegrecque,meditElenaenjetantunregardencoinàmamèrequinoustournaittoujoursledos,lesyeuxrivés sur la télévisiondontelleavait coupé le sonpourne rienperdredenotrediscussion.

La chaîne diffusait un documentaire sur les tribus nomades quipeuplaientleshautsplateauxtibétains.

–Labarbe,c'estaumoinslacinquièmediffusion,soupiramamanenéteignantleposte.Ehbien,pourquoifais-tucettetête?

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–Ilyavaitunepetitefilledanscedocumentaire?–Jen'ensaisrien,peut-être,pourquoi?Jepréféraisnepasluirépondre.Walterfrappaà laporte.Elenalui

proposad'alleràlacafétéria,pourlaissersasœurprofiterunpeudesonfils,prétexta-t-elleenselevant.Walterneselefitpasrépéter.

–Pour que je profite unpeudemon fils, tu parles ! s'exclamamamèredèsque laporte fut refermée.Tudevrais lavoir,depuisque tuestombé malade et que ton ami est là, on dirait une jouvencelle. C'estridicule.

–Iln'yapasd'âgepouravoiruncoupdecœur,etpuissicelalarendheureuse.

–Cen'estpaslefaitd'avoiruncoupdecœurqui larendheureuse,maisquequelqu'unlacourtise.

–Ettoi,tupourraispenseràrefairetavie,non?Tuportesledeuildepuisassezlongtemps.Cen'estpasparcequetulaissesentrerquelqu'undanstamaisonquetuchasseraspourautantpapadetoncœur.

–C'esttoiquimedisça?Iln'yaurajamaisqu'unseulhommedansmamaison,etcethomme,c'esttonpère.Mêmes'ilreposeaucimetière,ilestbienprésent,jeluiparletouslesjoursenmelevant,jeluiparledansma cuisine, sur la terrasse quand jem'occupedes fleurs, sur le cheminquand jedescendsauvillage,et lesoirencoreenmecouchant.Cen'estpasparcequetonpèren'estpluslàquejesuisseule.Elena,cen'estpaspareil,ellen'ajamaiseulachancederencontrerunhommecommemonmari.

–Raisondepluspourlalaisserflirter,tunecroispas?–Jenem'opposepasaubonheurdetatante,maisj'aimeraismieux

quecenesoitpasavecunamidemonfils.Jesaisque jesuispeut-êtrevieuxjeu,maisj'ailedroitd'avoirdesdéfauts.Ellen'avaitqu'às'enticherdecetamideWalterquiestvenuterendrevisite.

Je me redressai sur mon lit. Ma mère en profita aussitôt pourremettremesoreillersenplace.

–Quelami?–Jenesaispas,jel'aiaperçudanslecouloirilyaquelquesjours,tu

n'étaispasencoreréveillé.Jen'aipaseul'occasiondelesaluer,ilestpartialorsquej'arrivais.Entoutcas,ilavaitbelleallure,leteintambré,jel'aitrouvé très élégant. Et puis au lieu d'avoir vingt ans de moins que tatante,ilenavaitautantdeplus.

–Ettun'asaucuneidéedequic'était?

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–Jel'aiàpeinecroisé.Maintenant,repose-toietreprendsdesforces.Changeons de sujet, j'entends nos deux tourtereaux glousser dans lecouloir,ilsnevontpastarderàentrer.

Elenavenaitcherchermaman,ilétaittempsdes'enallersiellesnevoulaientpasraterladernièrenavetted'Hydra.Walterlesraccompagnajusqu'auxascenseursetmerejoignitquelquesinstantsplustard.

–Votre tantem'a racontédeuxou trois épisodesde votre enfance,elleesthilarante.

–Sivousledites!–Quelquechosevoustracasse,Adrian?–Mamanm'aditvousavoirvu ilyaquelques joursencompagnie

d'unamiquiseraitvenumerendrevisite,quiétait-ce?–Votremèredoit se tromper, c'était probablement un visiteur qui

me demandait son chemin, d'ailleursmaintenant que je vous en parle,celame revient, c'est exactement cela, un vieuxmonsieurqui cherchaituneparente,jel'aidirigéverslebureaudesinfirmières.

– Je crois avoir une piste pourmettre lamain sur le passeport deKeira.

–Voilàquiestbienplusintéressant,jevousécoute.–Sasœur,Jeanne,pourraitpeut-êtrenousaider.–EtvoussavezcommentjoindrecetteJeanne?–Oui,enfin,non,dis-jeplutôtgêné.–Ouiounon?– Je n'ai jamais trouvé le courage de l'appeler pour lui parler de

l'accident.– Vous n'avez pas donné de nouvelles de Keira à sa sœur, pas un

appeldepuistroismois?–Luiapprendreautéléphonequ'elleétaitmortem'étaitimpossible,

etalleràParisau-dessusdemesforces.– Quelle lâcheté ! C'est lamentable, vous imaginez dans quel état

d'inquiétudeelledoitsetrouver?Commentsefait-ild'ailleursqu'ellenesesoitpasmanifestée?

–Iln'étaitpasrarequeJeanneetKeirarestentunlongmomentsanssedonnerdenouvelles.

–Ehbien,jevousinviteàreprendrecontactavecelleauplusvite,etquandjedisauplusvite,jeparled'aujourd'huimême!

–Non,ilfautquej'aillelavoir.–Nesoyezpasridicule,vousêtesclouéaulitetnousn'avonspasde

tempsàperdre,rétorquaWalterenmetendantlecombinédutéléphone.

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Arrangez-vousavecvotreconscienceetpassezcetappelmaintenant.Medébrouilleravecmaconscience,j'essayaitantbienquemal;dès

queWalter me laissa seul dans ma chambre, je trouvai le numéro dumusée du quai Branly. Jeanne était en réunion, on ne pouvait pas ladéranger. Je refis le numéro et le refis encore, jusqu'à ce que lastandardiste me fasse remarquer qu'il était inutile de la harceler. JedevinaiqueJeannen'était paspresséedemeparler, qu'elleme rendaitcomplice du silence de Keira etm'en voulait àmoi aussi de ne pas luiavoirdonnédenouvelles.Jerappelaiunedernièrefoisetexpliquaiàcetteréceptionnistequ'il fallaitquejeparleàJeannedetouteurgence,c'étaitunequestiondevieoudemortpoursasœur.

–IlestarrivéquelquechoseàKeira?s'inquiétaJeanned'unevoixchancelante.

– Il nous est arrivé quelque chose à tous les deux, répondis-je lecœurlourd.J'aibesoindevous,Jeanne,maintenant.

Je lui racontai notre histoire, minimisai l'épisode tragique de laRivière Jaune, lui parlai de notre accident sans m'attarder sur lescirconstances dans lesquelles il s'était produit. Je lui promis que Keiraétait hors de danger, lui expliquai qu'à cause d'une stupide histoire depapiers elle avait été arrêtée et était retenue en Chine. Je n'ai pasprononcé le mot prison, je sentais bien qu'à chacune de mes phrasesJeanne encaissait les coups ; plusieurs fois elle retint ses sanglots, etplusieurs fois je dus, moi aussi, contenirmon émotion. Je ne suis pasdoué pour lesmensonges, vraiment pas doué. Jeanne comprit très viteque la situation était bien plus préoccupante que ce que je voulais luiavouer.Ellemefitjureretjurerencorequesapetitesœurétaitenbonnesanté.Jeluipromisdelaluiramenersaineetsauve,etluiexpliquaiquepourcelailmefallaitmettrelamainsursonpasseportdanslesplusbrefsdélais. Jeanne ignorait où il pouvait se trouver, mais elle quittait sonbureausur-le-champ,etretourneraitsonappartementdefondencombles'illefallait;ellemerappelleraitauplusvite.

Enraccrochant, j'eusuncafardnoir.ReparleràJeanneavaitravivéle manque, le poids de l'absence de Keira, ravivé le chagrin toutsimplement.

JamaisJeannen'avaittraverséParisaussivite.Ellebrûlatroisfeuxsurlesquais,évitadejustesseunecamionnette,fituneembardéesurlepontAlexandre-III,réussissantàreprendre,inextremis,lecontrôledesapetitevoituresousunehuéedeklaxons.Elleempruntatouslescouloirsde bus, grimpa sur un trottoir le long d'un boulevard trop encombré,

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faillit renverser un cycliste, mais elle arriva miraculeusement sansdommageenbasdechezelle.

Dans le hall de son immeuble, elle frappa à la porte de la loge etsupplialaconciergedevenirluidonneruncoupdemain.MmeHereiran'avaitjamaisvuJeannedansuntelétat.L'ascenseurétaitretenupardeslivreurs au troisième étage, elles grimpèrent l'escalier quatre à quatre.Lorsqu'elles furent arrivées dans l'appartement, Jeanne ordonna àMmeHereiradefouillerlesalonetlacuisine,pendantqu'elles'occupaitdeschambres.Ilnefallaitrienlaisserauhasard,ouvrirtouslesplacards,viderlestiroirs,retrouverlepasseportdeKeira,oùqu'ilsoit.

En une heure, elles avaient mis l'appartement à sac. Aucuncambrioleurn'auraitsucréerunteldésordre.Leslivresdelabibliothèquejonchaient le sol, les vêtements étaient éparpillés d'une pièce à l'autre,elles avaient retourné les fauteuils, même le lit était défait. Jeannecommençait à perdre espoir quand elle entendit Mme Hereira hurlerdepuis l'entrée.Elles'yprécipita.Laconsolequi faisaitofficedebureauétait sens dessus dessous, mais la concierge agitait victorieusement lepetit livret à couverture bordeaux. Jeanne la serra dans ses bras etl'embrassasurlesdeuxjoues.

WalterétaitrentréàsonhôtelquandJeannemerappela,j'étaisseuldansmachambre.Noussommesrestéslongtempsautéléphone;jelafisparlerdeKeira, j'avaisbesoinqu'elle comblesonabsenceenme livrantquelques souvenirs de leur enfance. Jeanne se prêta de bonne grâce àmon exigence, je crois qu'elle lui manquait autant qu'à moi. Elle mepromitdem'envoyerlepasseportparcourrierexpress.Jeluidictaimonadresse,àl'hôpitald'Athènes,ellefinitalorsparmedemandercommentj'allais.

Le surlendemain, la visite des médecins dura plus longtemps qued'ordinaire.Lechefduservicedepneumologies'interrogeaitencoresurmoncas.Personnenes'expliquaitcommentuneinfectionpulmonairesivirulenteavaitpusedéclarersansaucunsigneavant-coureur.Ilestvraique j'étais en parfaite santé enmontant à bord de l'avion. Lemédecinm'assuraque si cettehôtessede l'airn'avait pas eu laprésenced'espritd'alerter le commandant de bord et si ce dernier n'avait pas rebrousséchemin,jeseraisprobablementmortavantd'atteindrePékin.Sonéquipen'ycomprenaitrien,ilnes'agissaitpasd'unviruset,detoutesacarrière,iln'avaitrienvudepareil.L'essentiel,dit-ilenhaussantlesépaules,était

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que j'avaisbien réagiaux traitements.Nousn'étionspaspassés loindupire, mais j'étais tiré d'affaire. Quelques jours de convalescence et jepourraisbientôtreprendreunevienormale.Lechefdeservicemepromitdeme libérer soushuitaine. Il quittait tout justema chambrequand lepasseport de Keira arriva. Je décachetai l'enveloppe qui contenait leprécieuxsauf-conduitettrouvaiunpetitmotdeJeanne.

«Ramenez-laauplusvite, jecomptesurvous,elleestmonuniquefamille.»

Jerepliailanoteetouvrislepasseport.Keiraparaissaitunpeuplusjeunesurcettephotod'identité.Jedécidaidem'habiller.

Walterentradanslachambreetmesurpritencaleçonetchemise,ilmedemandacequej'étaisentraindefaire.

– Je pars la chercher et n'essayez pas dem'en dissuader, ce seraitpeineperdue.

Non seulement il n'essaya pas, mais au contraire il m'aida àm'évader.Ils'étaitsuffisammentplaintquel'hôpitalsoitdésertàl'heureoùAthènesfaisaitlasiestepournepasentirerprofitmaintenantquelasituationétaitànotreavantage.Ilfitleguetdanslecouloirpendantquejeregroupaismeseffetsetilm'escortajusqu'auxascenseurs,veillantàcequ'enroutenousnecroisionsaucunmembreduservicehospitalier.

Enpassantdevantlachambrevoisine,nousrencontrâmesunepetitefillequisetenaitdebout,touteseule,surlepasdelaporte.Elleportaitunpyjama tacheté de coccinelles et adressa un petit signe de la main àWalter.

–Tueslà,coquine,dit-ilens'approchantd'elle.Tamamann'estpasencorearrivée?

Walterseretournaversmoiet jecomprisqu'ilconnaissaitbienmavoisinedechambre.

–Elleestvenuevousrendredespetitesvisites,medit-ilenjetantdegrandsclinsd'œilcomplicesàl'enfant.

Àmontourjem'agenouillaipourluidirebonjour.Ellemeregarda,l'airmalicieux, et éclata de rire. Elle avait les joues rouges comme despommes.

Nousarrivionsaurez-de-chaussée, toutsedéroulaitpour lemieux.Nousavionsbiencroiséunbrancardierdansl'ascenseur,maiscelui-cinenous avait prêté aucune attention particulière. Lorsque les portes de lacabines'ouvrirentsurlehalldel'hôpital,noustombâmessurmamèreettanteElena.Etlàcefutuneautreaffaire,notretentatived'évasionviraaucauchemar.Maman commença par hurler enme demandant ce que je

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faisais debout. Je la pris par le bras et la suppliai deme suivre dehorssans faire d'esclandre. Je lui aurais demandé de danser le sirtaki aumilieudelacafétériaquej'auraiseuplusdechancesdelaconvaincre.

– Les médecins l'ont autorisé à faire une petite promenade, ditWalter,voulantrassurermamère.

–Etpourunepetitepromenade,ilsebaladeavecsonsacdevoyage?Vous voulezpeut-être aussime trouverun lit en gériatrie, pendantquevousyêtes,tempêta-t-elle.

Elle se retourna vers deux ambulanciers qui passaient par là et jedevinaiaussitôtses intentions :mefaireramenerdansmachambre,deforces'illefallait.

Je regardai Walter, cela suffit pour que nous nous comprenions.Maman semit à vociférer, nous nous lançâmes dans un sprint vers lesportesduhall et réussîmesà les franchiravantque la sécuritéait réagiaux injonctions de ma mère, qui exigeait à cor et à cri que l'on merattrape.

Jen'étaispasaumieuxdemaforme.Aucoindelarue,jesentismapoitrinemebrûleretfussaisid'uneviolentequintedetoux.Jepeinaisàrespirer, mon cœur battait à tout rompre et je dus m'arrêter pourreprendremonsouffle.Walterseretournaetvitdeuxagentsdesécuritécourir dans notre direction. Sa présence d'esprit releva du génie. Il seprécipita vers les gardiens en claudiquant et déclara, l'air contrit, qu'ilvenaitd'êtreviolemmentbousculépardeuxtypesquiavaientdétalédanslarueadjacente.Pendantquelesvigiless'yprécipitaient,Walterhélauntaxietmefitsignedelerejoindre.

Ilneditpasunmotdutrajet,jem'inquiétaidelevoirsoudainementsilencieux,sanscomprendrecequileplongeaitdanscetétat.

Sa chambre d'hôtel devint notre quartier général, nous ypréparerions mon voyage. Le lit était assez grand pour que nous lepartagions.Walteravaitinstalléunpolochondanslesensdelalongueur,pourdélimiternosterritoires.Pendantquejemereposais, ilpassaitsesjournées au téléphone ; de temps à autre, il sortait, s'aérer, disait-il.C'étaitàpeuprèslesseulsmotsqu'ildaignaitprononcer,ilm'adressaitàpeinelaparole.

Jenesaisparquelprodige,mais ilobtintde l'ambassadedeChinequ'onmedélivreunvisasousquarante-huitheures.Jeleremerciaicentfois.Depuisnotreévasiondel'hôpital,iln'étaitpluslemême.

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Unsoir,alorsquenousdînionsdanslachambre,Walteravaitalluméla télévision, se refusant toujours à converser avec moi, j'attrapai latélécommandeetéteignisleposte.

–Qu'est-cequevousavezàmefairelatête?Walterm'arrachalatélécommandedesmainsetrallumal'écran.Jemelevai,ôtailafichedecourantdelaprisemuraleetmeplantai

faceàlui.–Sij'aifaitquelquechosequivousadéplu,réglonsçaunefoispour

toutes.Waltermeregardalonguementetpartitsansunmots'isolerdansla

salledebains.J'avaisbeautambourineràlaporte,ilrefusaitdem'ouvrir.Ilréapparutquelquesminutesplustardenpyjama,meprévenantque,siles motifs à carreaux provoquaient le moindre sarcasme de ma part,j'irais dormir sur le palier, puis il se glissa dans les draps et éteignit lalumièresansmesouhaiterbonsoir.

–Walter,dis-jedans lenoir,qu'est-ceque j'ai fait,qu'est-cequi sepasse?

–Ilsepasseque,parmoments,vousaiderdevientpesant.Le silence s'installa à nouveau et je me rendis compte que je ne

l'avais pas beaucoup remercié pour tout le mal qu'il s'était donné cesderniers temps. Cette ingratitude l'avait certainement blessé et jem'enexcusai.Waltermeréponditqu'ilsefichaitbiendemesexcuses.Maissijetrouvaislemoyen,ajouta-t-il,denousfairepardonnernotreconduiteinadmissible,àl'hôpital,àl'égarddemamère,etsurtoutdematante,ilm'enseraitreconnaissant.Surce,ilseretournaetsetut.

Jerallumailalumièreetmeredressaidanslelit.–Quoiencore?demandaWalter.–VousavezvraimentlebéguinpourElena?–Qu'est-cequeçapeutbienvousfaire?Vousnepensezqu'àKeira,

vousnevoussouciezquedevotreproprehistoire,iln'yenajamaisquepour vous. Quand ce ne sont pas vos recherches et vos stupidesfragments, c'est votre santé ; quand ce n'est plus votre santé, c'est devotrearchéologuequ'ils'agitet,àchaquefois,onappellelebonWalteràlarescousse.Walterpar-ci,Walterpar-là,maissij'essaiedemeconfieràvous,vousm'envoyezsur les roses.N'allezpasmediremaintenantquemesémoisvousintéressent,alorsquelaseulefoisoùj'aivoulum'ouvriràvous,vousvousêtesmoquédemoi!

–Jevousassurequecen'étaitpasmonintention.–Ehbien,c'estraté!Onpeutdormirmaintenant?

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–Non,pastantquenousn'auronspasfinicettediscussion.–Mais quelle discussion ? s'emportaWalter, il n'y a que vous qui

parlez.–Walter,vousêtesréellementéprisdematante?–Jesuiscontrariédel'avoircontrariéeenvousaidantàquitterainsi

l'hôpital,celavousvacommeréponse?Jemefrottailementonetréfléchisquelquesinstants.– Si je m'arrangeais pour vous disculper totalement et vous faire

pardonner,vouscesseriezdem'envouloir?–Faites-le,nousverronsbien!–Jem'enoccupedèsdemain,àlapremièreheure.Les traitsdeWalter s'étaientdétendus, j'eusmêmedroitàunpetit

sourireetilseretournaenéteignantlalumière.Cinqminutesplustard,ilrallumaetseredressad'unbondsurlelit.–Pourquoinepass'excusercesoir?–Vousvoulezquej'appelleElenaàcetteheure-ci?–Iln'estque10heures.JevousaiobtenuunvisapourlaChineen

deuxjours,vouspourriezbienm'obtenir lepardondevotretanteenunsoir,non?

Jemerelevaietappelaimamère.J'écoutaisesremontrancesdurantunbonquartd'heure,sanspouvoirplacerunmot.Quandellefutàcourtde vocabulaire, je lui demandai si, quelles que soient les circonstances,elleneseraitpasalléecherchermonpèreauboutdumondes'ilavaitétéendanger.Jel'entendisréfléchir.Nulbesoindelavoirpoursavoirqu'ellesouriait.Ellemesouhaitabonvoyageetmepriadenepasm'attarderenroute. Pendant mon séjour en Chine, elle préparerait quelques platsdignesdecenompouraccueillirKeiraànotreretour.

Elleallaitraccrocherquandjerepensaiàlaraisondemonappel,etjeluidemandaidemepasserElena.Matantes'étaitdéjàretiréedanslachambred'amis,maisjesuppliaimamèred'allerl'appeler.

Elenaavaittrouvénotreévasionfollementromantique.Walterétaitunamirarepouravoirprisautantderisques.Ellemefitpromettredenejamaisrépéteràmamèrecequ'ellevenaitdemedire.

JerejoignisWalterquifaisaitlescentpasdanslasalledebains.–Alors?medit-il,inquiet.–Alors,jecroisqueceweek-end,pendantquejevoleraipourPékin,

vouspourreznaviguerversHydra.Matantevousattendraàdînersurleport, jevousconseillede luicommanderunemoussaka,c'estsonpéchémignon,maiscelaresteentrenous,jenevousairiendit.

Page 88: À Pauline et à Louis

Surce,épuisé,j'éteignislalumière.

Le vendredi de cette même semaine, Walter m'accompagna àl'aéroport.L'aviondécollaàl'heure.Alorsquel'appareils'élevaitdanslecield'Athènes,jeregardailamerÉgées'effacersouslesailesetj'éprouvaiuneétrangesensationdedéjà-vu.Dansdixheures,j'arriveraisenChine...

***

Page 89: À Pauline et à Louis

Pékin

Dès les formalités douanières réglées, je repris un vol encorrespondancepourChengdu.

J'yétaisattenduàl'aéroportparunjeunetraducteurdépêchéparlesautorités chinoises. Ilme conduisit à travers la ville jusqu'au palais dejustice. Assis sur un banc inconfortable, je passai de longues heures àattendre que le juge en charge du dossier de Keira veuille bien merecevoir. Chaque fois que je piquais dunez– je n'avais pas fermé l'œildepuis une vingtaine d'heures – mon accompagnateur me donnait uncoup de coude ; chaque fois je le voyais soupirer pour me fairecomprendrequ'il trouvait inacceptablemaconduiteences lieux.En find'après-midi,laportedevantlaquellenouspatientionss'ouvritenfin.Unhommedefortecorpulencesortitdubureau,unepilededossierssouslebras,sansm'accorderlamoindreattention.Jemelevaid'unbondetluicourusaprès,augranddamdemontraducteurquiramassasesaffairesàlahâteetseprécipitaderrièremoi.

Lejuges'arrêtapourmetoiser,commesi j'étaisunanimalétrange.Jeluiexpliquailebutdemavisite,ilétaitconvenuquejeluiprésentelepasseport de Keira pour qu'il invalide le jugement prononcé à sonencontre et signe sa levée d'écrou. Le traducteur officiait du mieuxpossible,savoixmalassuréetrahissaitcombienilredoutaitl'autoritédeceluiàquijem'adressais.Lejugeétaitimpatient.Jen'avaispasrendez-vouset iln'avaitpasdetempsàmeconsacrer.Ilpartait le lendemainàPékin,oùilavaitétémuté,etilavaitencorebeaucoupdetravail.

Je luibarrai lepassageet, la fatiguen'aidantpas, jeperdisunpeumoncalme.

– Vous avez besoin d'être cruel et indifférent pour vous fairerespecter?Rendrelajusticenevoussuffitpas?demandai-jeaujuge.

Page 90: À Pauline et à Louis

Mon traducteur changea de couleur. Sa pâleur était inquiétante, ilbafouilla,refusacatégoriquementdetraduiremesproposetm'entraînaàl'écart.

–Vousavezperdularaison?Savez-vousàquivousvousadressez?Sijetraduiscequevousvenezdedire,c'estnousquidormironscesoirenprison.

Jemefichaisbiendecesmisesengarde,jelerepoussaietrepartisencourantvers le jugequinousavait faussécompagnie.Ànouveau, jemeplaçaidevantsonchemin.

– Ce soir, quand vous déboucherez une bonne bouteille dechampagnepourcélébrervotrepromotion,ditesàvotreépousequevousêtes devenu un personnage si puissant, si important, que le sort d'uneinnocenten'aplusderaisondevenirinquiétervotreconscience.Pendantque vous vous régalerez de petits-fours, ayez une pensée pour vosenfants, parlez-leur du sens de l'honneur, de la morale, de larespectabilité, dumonde que leur père leur léguera, unmonde où desfemmes innocentes peuvent croupir en prison parce que des juges ontmieuxàfairequederendrelajustice,ditestoutcelademapartàvotrefamille,j'aurail'impressiondeparticiperunpeuàlafête,etKeiraaussi!

Cettefois,montraducteurmetiradeforce,mesuppliantdemetaire.Pendant qu'ilme sermonnait, le juge nous regarda et s'adressa enfin àmoi.

– Je parle couramment votre langue, j'ai étudié à Oxford. Votretraducteur n'a pas tort, vous manquez certainement d'éducation, maisnond'uncertaintoupet.

Lejugeregardasamontre.–Donnez-moicepasseportetattendezici,jevaism'occuperdevous.Jeluitendisledocumentqu'ilm'arrachadesmainsavantderepartir

d'unpaspresséverssonbureau.Cinqminutesplus tard,deuxpolicierssurgissaientdansmondos;j'eusàpeineletempsdemerendrecomptede leur présence que j'étais menotté et emmenémanu militari. Montraducteur, dans tous ses états, me suivit, jurant de prévenir monambassadedèslelendemain.Lespoliciersluiordonnèrentdes'éloigner,j'échouai à bord d'une fourgonnette où l'on m'avait poussé sansménagement.Troisheuresd'uneroutecahoteuse,etj'arrivaidanslacourdelaprisondeGartherquin'avaitriendesgrandeursdumonastèrequej'avaisimaginédansmespirescauchemars.

Onmeconfisquamonsac,mamontre,laceinturedemonpantalon.Libéré demesmenottes, je fus conduit sous bonne escorte jusqu'à une

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cellule où je fis la connaissance de mon codétenu. Il devait avoir unebonne soixantained'années, totalement édenté,pas l'ombred'un chicotsursesmâchoires.J'auraisbienvoulusavoirquelcrimeilavaitcommispour être enfermé ici, mais la conversation s'annonçait difficile. Iloccupaitlacouchettesupérieure,jeprisdonccelledubas,cequim'étaitégal, jusqu'à ce que je voie un rat bien gras se balader dans le couloir.J'ignoraislesortquim'étaitréservé,maisKeiraetmoiétionsréunisdansce bâtiment et cette pensée me permit de tenir bon dans cetétablissement,dont laseuleétoileétaitrougeetcousuesur lacasquettedesmatons.

Uneheureplustard,onouvritlaporte,jesuivismoncompagnondecellule, emboîtant le pas à une longue file de prisonniers, quidescendaienten rythme l'escaliermenantau réfectoire.Nousarrivâmesdans une immense salle où la pâleur de ma peau fit sensation. Lestaulards attablés m'observèrent, j'imaginais le pire, mais après s'êtreamusés de moi, chacun d'eux replongea le nez dans son assiette. Lebouillon,oùflottaientdurizetunrogatondeviande,m'invitaaurégime,sansregret.Profitantquetouteslestêtesétaientbaissées,jeregardaiversla longue grille nous séparant de la partie du réfectoire où dînaient lesfemmes. Mon cœur se mit à battre plus fort, Keira devait se trouverquelque part au milieu des rangées de prisonnières qui soupaient àquelquesmètresdenous.Commentlaprévenirdemaprésencesansmefaire repérer par les gardes ? Parler était interdit, mon voisin de tableavaitfaitlesfraisd'uncoupdebadinesurlanuquepouravoirdemandéàson voisin de lui passer la salière. J'envisageai la punition dontj'hériterais,mais,n'ytenantplus,jemedressaid'unbond,criai«Keira»aubeaumilieuduréfectoireetmerassisaussitôt.

Plus un tintement de couverts, plus un bruit de mastication. Lesmatons scrutèrent la salle, sans bouger. Aucun d'eux n'avait réussi àlocaliserceluiquiavaitoséenfreindrelarègle.Cesilencedeplombduraquelques instants et j'entendis soudain une voix familière appeler «Adrian».

Touslesprisonnierstournèrentlatêteverslesprisonnièresettoutesles prisonnières regardèrent en direction des prisonniers, même lesgardiensetgardiennesfirentdemême;dechaquecôtédelagrandesalle,ons'observait.

Jeme levai,avançaivers lagrille, toiaussi.De tableen table,nousmarchionsl'unversl'autre,dansleplusgrandsilence.

Lesgardesétaientsistupéfaitsqu'aucunnebougea.

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Les prisonniers crièrent « Keira » en chœur, les prisonnières leurrépondirent«Adrian»àl'unisson.

Tun'étaisplusqu'àquelquesmètres.Tuavaisuneminedepapier,tupleurais,moi aussi.Nousnous approchâmesde la grille, si forts de cetinstant tant attendu qu'aucun de nous ne se souciait du bâton quiguettait. Nos mains se joignirent à travers les barreaux, nos doigtsenlacés,jecollaimonvisageàlagrilleettaboucheseposasurlamienne.Je t'ai dit « Je t'aime » dans la cantine d'une prison chinoise, tu asmurmuréquetum'aimaisaussi.Etpuistum'asdemandécequejefaisaislà. Je venais te libérer. « Depuis l'intérieur de la prison ? » m'as-turépondu.Ilestvraique,sousl'empiredel'émotion,jen'avaispasréfléchiàcedétail.Jen'aipaseuletempsd'ypenser,uncoupderrièrelacuisseme fit plier les genoux, un second sur les reins me plaqua au sol. Ont'emmenadeforce,tuhurlaismonnom;onm'emmena,jehurlaisletien.

***

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Hydra

Walter s'excusa auprès d'Elena, les circonstances étaientparticulières, iln'aurait jamais laissésonportableallumés'iln'attendaitsous peu des informations de Chine. Elena le supplia de prendre cetappel. Walter se leva et s'éloigna de la terrasse du restaurant, faisantquelquespasversleport.Ivoryvenaitauxnouvelles.

–Non,monsieur, toujours rien. Son avion s'est posé àPékin, c'estdéjàça!Simescalculssontexacts,àl'heurequ'ilest,iladûrencontrerlejugeetjel'imagineenrouteverslaprison,peut-êtremêmesont-ilsdéjàréunis. Laissons-les tous les deux profiter d'une intimitéméritée. Vousimaginez combien ilsdoivent êtreheureuxde s'être retrouvés ! Je vousprometsdevoustéléphonerdèsqu'ilm'auracontacté.

Walterraccrochaetretournaàtable.–Hélas, dit-il à Elena, ce n'était qu'un collègue de l'Académie qui

avaitbesoind'uneinformation.Ils reprirent leur conversationdevant ledessertqu'Elena leuravait

commandé.

***

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PrisondeGarther

Moninsolenceaucoursdurepasm'avaitattirélasympathiedemescodétenus. Alors que je retournais dans ma cellule, encadré par deuxgardes, j'eus droit à quelques tapes amicales des prisonniers quiregagnaientleursquartiers.Monvoisindegeôlem'offritunecigarette,cequidevaitreprésenter,ici,uncadeaud'unegrandevaleur.Jel'allumaidebonne grâce,mais, souvenir d'une infection pulmonaire récente, je fussaisi d'une quinte de toux, ce qui fit beaucoup rigoler mon nouveaucamarade.

La planche de bois qui servait de literie était recouverte d'unepaillasseàpeineplusépaissequ'unecouverture.Ladouleurdescoupsdebâtonseravivaàsoncontact,maisj'étaissifatiguéqu'àpeineallongéjem'endormis. J'avais revuKeira et son visagem'accompagna au long decettenuitsordide.

Lematinsuivant,nousfûmesréveillésparungongquirésonnadanstoutel'enceintedelaprison.Moncodétenudescenditdesacouchette.Ilenfilasonpantalonetseschaussettesaccrochéesaumontantdulit.

Un gardien ouvrit la porte de notre cellule, mon voisin prit sagamelleetsortitdanslecouloir;legardem'ordonnadenepasbouger.Jecomprisquemoncomportementde laveillem'avait interditdecantine.La tristesse m'envahit, j'avais compté les heures pour revoir Keira auréfectoire,ilmefaudraitattendre.

La matinée passant, je m'inquiétai de la punition qui lui étaitréservée.Elleétaitdéjàsipâle...etmevoilà,moil'athée,àgenoudevantmonlit,priantlebonDieucommeunenfant,pourqueKeiraaitéchappéaucachot.

J'entendislesvoixdesprisonniersdanslacour.Cedevaitêtrel'heurede lapromenade.J'enétaisprivé.Jerestai là,rongéd'inquiétudequant

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ausortdeKeira.Jegrimpaisuruntabouretpourmehisseràlahauteurdelalucarne,espérantlavoir.Lesdétenusmarchaientenrangs,avançantversunpréau.Enéquilibresurlapointedespieds,j'aiglissé,etmesuisretrouvéparterre;letempsdemerelever,lacourétaitvide.

Lesoleilétaithautdansleciel,ildevaitêtremidi.Onn'allaitquandmêmepasmelaissercreverdefaimjustepourm'apprendreladiscipline.Jenecomptaispassurmontraducteurpournoussortirdelà.J'eusunepenséepourJeanne,jel'avaisappeléeavantdedécollerd'Athèneset luiavaispromisdeluidonnerdesnouvellesaujourd'hui.Ellecomprendraitpeut-êtrequ'ilm'était arrivéquelque chose,peut-êtrealerterait-ellenosambassadesd'iciquelquesjours.

Lemoral au plus bas, j'entendis des pas dans le couloir.Un gardeentra dans ma cellule et me força à le suivre. Nous traversâmes lapasserelle,descendîmeslesescaliersmétalliquesetjemeretrouvaidanslebureauoùl'onavaithierconfisquémesaffaires.Onmelesrendit,mefit signerun formulaire et, sansque je comprennecequim'arrivait, onmepoussadanslacour.Cinqminutesplustard,lesportesdupénitencierserefermaientderrièremoi,j'étaislibre.Unevoitureétaitstationnéesurle parking visiteurs, la portière s'ouvrit et mon traducteur avança versmoi.

Je le remerciai d'avoir réussi àme faire sortir etm'excusai d'avoirdoutédelui.

– Je n'y suis pour rien,me dit-il. Après que les policiers vous ontembarqué, le juge est ressorti de son bureau etm'a demandé de venirvousrechercher iciàmidi. Ilm'aégalementdemandédevousdirequ'ilespéraitqu'unenuitenprisonvousauraitappris lapolitesse.Jene faisquetraduire.

–EtKeira?demandai-jeaussitôt.–Retournez-vous,meréponditcalmementmontraducteur.Jevislesportesserouvrirettuesapparue.Tuportaistonbaluchon

àl'épaule,tul'asposéàterreettuascouruversmoi.Jamais je n'oublierai ce moment où nous nous sommes enlacés

devant la prison deGarther. Je te serrais si fort que tu faillis étouffer,mais tu riais et nous tournions ensemble, ivres de joie. Le traducteuravaitbeautousser,trépigner,supplierpournousrappelerà l'ordre,rienn'auraitsuinterromprenotreétreinte.

Entre deux baisers, je t'ai demandé pardon, pardon de t'avoirentraînée dans cette folle aventure. Tu as posé tamain surma bouchepourmefairetaire.

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–Tuesvenu,tuesvenumechercherici,as-tumurmuré.–Jet'avaispromisdeterameneràAddis-Abeba,tutesouviens?–C'estmoiquit'avaisarrachécettepromesse,maisjesuisdrôlement

contentequetul'aiestenue.–Ettoi,commentas-tufaitpourtenirtoutcetemps?–Jenesaispas,çaaétélong,horriblementlong,maisj'enaiprofité

pourréfléchir,jen'avaisqueçaàfaire.Tunemeramèneraspastoutdesuite en Éthiopie, parce que je crois savoir où trouver le prochainfragmentetiln'estpasenAfrique.

Noussommesmontésàbordde lavoituredu traducteur. IlnousaramenésàChengduoùnousavonspristouslestroisl'avion.

ÀPékin,tuasmenacénotretraducteurdenepasquitterlepayss'ilnenousdéposaitpasàunhôteloùtupourraistedoucher.Ilaregardésamontreetnousadonnéuneheure,rienqu'ànous.

Chambre409.Jen'aiprêtéaucuneattentionàlavue,jetel'aidit,lebonheur rend distrait. Assis derrière ce petit bureau, face à la fenêtre,Pékins'étenddevantmoietjem'enfichecomplètement,jeneveuxrienvoird'autrequecelitoùtutereposes.Detempsentemps,tuouvreslesyeuxettut'étires,tumedisn'avoirjamaisréaliséàquelpointilestbondeseprélasserdansdesdrapspropres.Tuserresl'oreillerdanstesbrasetmelejettesàlafigure,j'aiencoreenviedetoi.

Le traducteurdoit être ivrede rage, cela faitbienplusd'uneheurequenoussommes ici.Tu te lèves, je te regardemarchervers lasalledebains,tumetraitesdevoyeur,jenechercheaucuneexcuse.Jeremarquelescicatricesdanstondos,d'autressurtesjambes.Tuteretournesetjecomprends dans tes yeux que tu ne veux pas que l'on en parle, pasmaintenant. J'entends ruisseler ladouche, lebruitde l'eaume redonnedes forces et t'interdit d'entendre cette toux qui revient comme unmauvais souvenir. Certaines choses ne seront plus comme avant, enChine j'ai perdu de cette indifférence qui me rassurait tant. J'ai peurd'êtreseuldanscettechambre,mêmequelquesinstants,mêmeséparédetoiparunesimplecloison,mais jenecrainsplusdemel'avouer, jen'aiplus peur deme lever pour aller te rejoindre et je ne crains plus de teconfiertoutcela.

À l'aéroport, j'ai tenu une autre promesse ; aussitôt nos cartesd'embarquement imprimées, je t'ai emmenée vers une cabinetéléphoniqueetnousavonsappeléJeanne.

Jenesaispaslaquelledevousdeuxacommencé,maisaumilieudecegrandterminaltut'esmiseàpleurer.Turiaisetsanglotais.

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L'heuretourneetilfauts'enaller.TudisàJeannequetul'aimes,quetularappellerasdèstonarrivéeàAthènes.

Quandtuasraccroché, tuaséclatéànouveauensanglotset j'aieutantdepeineàteconsoler.

Notretraducteursemblaitplusépuiséquenous.Nousavonsfranchile contrôle des passeports, et je l'ai vu enfin soulagé. Il devait être siheureuxd'êtredébarrassédenousqu'ilnecessaitdenoussaluerpar-delàlavitre.

Ilfaisaitnuitquandnoussommesmontésàbord.Tuasposétatêtecontrelehublotettut'esendormieavantmêmequel'aviondécolle.

AlorsquenousamorcionsnotredescenteversAthènes,nousavonstraverséunezonede turbulences.Tuasprismamain, tu laserrais trèsfort, comme si cet atterrissage t'inquiétait. Alors, pour te distraire, j'aisortilefragmentquenousavionsdécouvertsurl'îledeNarcondam,jemesuispenchéverstoietjetel'aimontré.

–Tum'asditquetuavaisuneidéedel'endroitoùsetrouvaitl'undesautresfragments.

–Lesavionssontvraimentfaitspourrésisteràcegenredesecousses?

–Tun'asaucuneraisondet'inquiéter.Alors,cefragment?Detamainlibre–l'autreserraitlamiennedeplusenplusfort–tu

as sorti ton pendentif. Nous avons hésité à les rapprocher et y avonsrenoncéaumomentoùuntroud'airnousenôtal'envie.

–Jeteraconteraitoutçalorsquenousseronsausol,as-tusupplié.–Donne-moiaumoinsunepiste?–LeGrandNord,quelquepartentre labaiedeBaffinet lamerde

Beaufort, cela fait quelques milliers de kilomètres à explorer, jet'expliqueraipourquoi,maisd'abord,tumeferasvisitertonîle.

***

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Hydra

À Athènes, nous avons pris un taxi, deux heures plus tard nousembarquions sur la navette d'Hydra. Tu t'étais installée dans la cabine,tandisquej'avaisrejointlepontarrière.

–Nemedispasquetuaslemaldemer...–J'aimeprofiterdugrandair.–Tufrissonnes,maistuasenvied'êtreaugrandair?Avouequetu

aslemaldemer,pourquoinedis-tupaslavérité?–Parcequenepasavoirlepiedmarinestpresqueunetarepourun

Grecetjenevoispascequ'ilyadedrôle.– J'ai connu quelqu'un qui se moquait de moi il n'y a pas si

longtempsparcequej'avaislemaldel'air...–Jenememoquaispas,répondis-jepenchéàlabalustrade.–Tonvisageestvert-de-grisettutrembles,rentronsdanslacabine,

tuvasfinirpartombervraimentmalade.Nouvelle quinte de toux, je te laissai m'entraîner à l'intérieur, je

sentais bien que la fièvre était revenue, seulement je ne voulais pas ypenser, j'étaisheureuxde teramenerchezmoiet jevoulaisquerienneviennegâchercemoment.

J'avais attendu que nous arrivions sur le Pirée pour prévenir mamère ; alors que la navette accostait à Hydra, j'imaginais déjà sesreproches. Je l'avais suppliée de ne pas préparer de fête, nous étionsépuisésetnerêvionsqued'uneseulechose,dormirtoutnotresaoul.

Mamannousaccueillitdanssamaison.C'estlapremièrefoisquejet'ai vue intimidée. Elle nous trouvait à tous deux des minesépouvantables. Elle nous prépara un repas léger sur la terrasse. TanteElena avait choisi de rester au village, pour nous laisser seuls tous les

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trois. Une fois à table,maman te harcela de questions, j'avais beau luifairelesgrosyeuxpourqu'elletelaisseenpaix,rienn'yfit.Tuteprêtasaujeuetluirépondisdebonnegrâce.J'eusunenouvellequintedetouxquimituntermeàlasoirée.Mamannousconduisitjusqu'àmachambre.Lesdrapssentaientbonlalavande,nousnousendormîmesenentendantleressacdelamercontrelesfalaises.

Au petit matin, tu te levas sur la pointe des pieds. Ton séjour enprison t'avait fait perdre l'habitude des grassesmatinées. Je t'entendisquitter la chambre, mais je me sentais trop faible pour te suivre. Tuparlais avec ma mère dans la cuisine, vous aviez l'air de bien vousentendre,jemerendormisaussitôt.

J'appris plus tard que Walter avait débarqué sur l'île en fin dematinée.

Elena l'avait appelé la veille pour le prévenir de notre arrivée et ilavaitaussitôtprisl'avion.Ilmeconfiaunjourqu'àforced'allers-retoursentreLondresetHydra,mespéripétiesavaientsérieusemententaméseséconomies.

En début d'après-midi,Walter, Elena, Keira etmamère entrèrentdansmachambre.Ilsavaienttouslaminedécomposéeenmeregardantterrassésurmon lit,brûlantde fièvre.Mamèrem'appliquasur le frontunecompressetrempéedansunedécoctiondefeuillesd'eucalyptus.L'undesesvieuxremèdesquinesuffiraitpasàvaincrelemalquimegagnait.Quelques heures plus tard, je reçus la visite d'une femme que je nepensais jamais revoir, mais Walter avait l'habitude de tout noter et lenumérodetéléphoned'unedoctoresse,piloteàsesheures,étaitvenuseglisser dans les pages de son petit carnet noir. Le Dr Sophie Schwartzs'assitsurmonlitetpritmamain.

– Cette fois hélas vous ne jouez pas la comédie, vous avez unetempératuredecheval,monpauvreami.

Elle écouta mes poumons et diagnostiqua aussitôt une rechute del'infection pulmonaire dontmamère lui avait parlé. Elle aurait préféréqu'onm'évacue sur-le-champàAthènesmais lamétéone le permettaitpas.Unetempêteselevait,lamerétaitdémontéeetmêmesonpetitavionneredécolleraitpas.Detoutefaçon,jen'étaispasenétatdevoyager.

–Àlaguerrecommeàlaguerre,dit-elleàKeira,ilfaudracomposeraveclesmoyensdubord.

Latempêteduratroisjours.Soixante-douzeheuresdurantlesquellesleMeltemsoufflasur l'île.LeventpuissantdesCycladesfaisaitplier les

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arbres, la maison craquait et le toit perdit quelques tuiles. Depuis machambre,j'entendaislesvaguessefracassercontrelesfalaises.

MamanavaitinstalléKeiradanslachambred'amis,maisdèsqueleslumières s'éteignaient,Keira venaitme rejoindre et se couchait près demoi.Pendantlesraresmomentsdereposqu'elles'octroyait,ladoctoresseprenaitlarelèveetmeveillait.Bravantsapeur,Waltergrimpaitlacollineàdosd'ânedeuxfoispar jourpourmerendrevisite.Je levoyaisentrerdansmachambre,trempédespiedsàlatête.Ils'asseyaitsurunechaiseetmeracontaitcombienilbénissaitcettetempête.Lamaisond'hôtesoùilavaitprisseshabitudesavaitvuunepartiedesatoiturearrachée.Elenas'était aussitôt proposée de l'héberger. J'étais furieux d'avoir gâché lespremiers instants de Keira sur l'île, mais leur présence à tous me fitprendre conscience que ma solitude des hauts plateaux d'Atacamaappartenaitdésormaisàunpassérévolu.

Auquatrièmejour,leMeltemsecalmaetlafièvres'enallaaveclui.

***

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Amsterdam

Vackeersrelisaituncourrier.Onfrappadeuxpetitscoupsàlaporte;n'attendantaucunevisite,ilouvritmachinalementletiroirdesonbureauetyglissalamain.Ivoryentra,laminesombre.

– Vous auriez pu me faire savoir que vous étiez en ville, j'auraisenvoyéunevoiturevouschercheràl'aéroport.

–J'aiprisleThalys,j'avaisdelalectureenretard.– Je n'ai rien fait préparer à dîner, reprit Vackeers en refermant

discrètementletiroir.–Jevoisquevousêtestoujoursaussiserein,soufflaIvory.–Jereçoispeudevisitesaupalaisetencoremoinssansenavoirété

prévenu.Allonssouper,nousironsjouerensuite.–Jenesuispasvenupourcroiserleferauxéchecs,maispourvous

parler.–Queltonsérieux!Vousavezl'airbienpréoccupé,monami.– Pardonnez-moi d'arriver ainsi sans m'être annoncé, mais j'avais

mesraisonsetjesouhaiteraism'enentreteniravecvous.–Jeconnaisunetablediscrètedansunrestaurant,nonloind'ici;je

vousyemmène,nousdiscuteronsenmarchant.Vackeers enfila sa gabardine. Ils traversèrent la grande salle du

palaisdeDam;enpassantsurlegigantesqueplanisphèregravédanslesol enmarbre, Ivory s'arrêtapour regarder la cartedumondedessinéesoussespieds.

–Lesrecherchesvontreprendre,dit-ilsolennellementàsonami.–Nemeditespasquevousenêtes surpris, ilmesemblequevous

aveztoutfaitpourcela.–J'espèrenepasavoiràleregretter.

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– Pourquoi cet air sinistre ? Je ne vous reconnais pas, vousd'ordinaire si heureuxde bousculer l'ordre établi.Vous allez provoquerunebellepagaille,vousdevriezêtreauxanges.Jemedemanded'ailleursce qui vousmotive le plus dans cette aventure, découvrir la vérité surl'origine dumonde ou prendre votre revanche sur certaines personnesquivousontblessédanslepassé?

–J'imaginequ'audébutc'étaitunpeudesdeux,maisjenesuisplusseuldanscettequêteet ceuxque j'ai impliquésont risqué leurvieet larisquentencore.

–Etcelavouseffraie?Alorsvousavezprisunsacrécoupdevieuxcesdernierstemps.

–Jenesuispaseffrayémaisconfrontéàundilemme.–Cen'estpasquecesomptueuxhallmedéplaise,moncher,maisje

trouvequenosvoixyrésonnentunpeutroppouruneconversationdecegenre.Sortons,sivouslevoulezbien.

Vackeersavançavers l'extrémitéouestde la salle jusqu'àuneportedérobée dans lemur en pierre et descendit un escalier conduisant auxsous-solsdupalaisdeDam.IlguidaIvorylelongdespasserellesenboisquisurplombaientlecanalsouterrain.L'endroitétaithumide,lamarcheparfoisglissante.

–Faitesattentionoùvousmettez lespieds, jenevoudraispasquevous tombiez dans cette eau sale et froide. Suivez-moi, poursuivitVackeersenallumantunelampetorche.

Ils passèrent devant le madrier où un rivet commandait unmécanisme que Vackeers actionnait quand il voulait rejoindre la salleinformatique.Ilnes'yarrêtapasetpoursuivitsonchemin.

–Voilà,dit-ilàIvory,encorequelquespasetnousaboutironsdansunecourette.Jenesaispassionapuvousvoirentrerdanslepalais,maissoyezassuréquepersonnenevousverraenressortir.

–Quelétrangelabyrinthe,jenem'yferaijamais.–NousaurionspuprendrelepassageverslaNouvelleÉglise,maisil

estencoreplushumideetnousaurionseulespiedstrempés.Vackeerspoussauneporte,quelquesmarches,etilsseretrouvèrentà

l'air libre.Unventglacial les saisit, Ivory releva le colde sonmanteau.Lesdeuxvieuxamis remontèrentàpiedHoogstraat, la ruequi longe lecanal.

–Alors,qu'est-cequivousinquiète?repritVackeers.–Mesdeuxprotégéssesontretrouvés.

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–C'estplutôtunebonnenouvelle.Aprèslecouppendablequenousavons joué à Sir Ashton, nous devrions fêter l'événement au lieud'affichercesminesd'enterrement.

–Jedoutequ'Ashtonenrestelà.–Vousyêtesalléunpeufortenleprovoquantchezlui,jevousavais

suggéréplusdediscrétion.– Nous n'avions pas le temps, il fallait que la jeune archéologue

retrouve la liberté au plus vite. Elle avait suffisamment croupi derrièredesbarreaux.

–Cesbarreauxavaientleméritedelatenirhorsdeportéed'Ashtonetparconséquencedeprotégeraussivotreastrophysicien.

–Cedingues'enestégalementprisàlui.–Enavez-vouslapreuve?– J'en suis certain, il l'a fait empoisonner ! J'ai vu de grandes

quantitésdebelladonedanslesalléesdelapropriétéd'Ashton.Lefruitdecetteplanteprovoquedegravescomplicationspulmonaires.

– Je suis certain que beaucoup de gens ont de la belladone quipoussedansleurcampagnesansêtrepourautantdesempoisonneursensérie.

– Vackeers, nous savons tous les deux de quoi cet homme estcapable, j'ai peut-être agi de façon impétueuse, mais pas sansdiscernement,jepensaissincèrement...

– Vous pensiez qu'il était temps que vos recherches reprennent !Écoutez-moi, Ivory, je comprends vos motifs, mais poursuivre vostravauxn'estpassansdanger.Sivosprotégésseremettentenquêted'unnouveau fragment, je serai tenu d'en informer les autres. Je ne peuxprendreindéfinimentlerisquedemevoiraccuserdetrahison.

– Pour l'instant, Adrian a fait une sale rechute, Keira et lui sereposentenGrèce.

–Souhaitonsquecereposdurelepluslongtempspossible.IvoryetVackeersempruntèrentunpontquienjambaitlecanal.Ivory

s'yarrêtaets'accoudaàlabalustrade.–J'aimecetendroit,soupiraVackeers,jecroisquec'estceluiqueje

préfère de tout Amsterdam. Regardez comme les perspectives y sontbelles.

–J'aibesoindevotreaide,Vackeers,jevoussaisfidèleetjenevousdemanderai jamais de trahir le groupe,mais, comme par le passé, desalliancesseformeronttôtoutard.SirAshtoncompterasesennemis...

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– Vous aussi vous les compterez, et comme vous ne siégez plusautourde la tablevoussouhaiteriezque jesoisvotreporte-parole,celuiquiconvaincraleplusgrandnombre,c'estbiencequevousattendezdemoi?

–Celaetunpeuplusencore,soupiraIvory.–Quoid'autre?s'étonnaVackeers.–J'aibesoind'avoiraccèsàdesmoyensdontjenedisposeplus.–Quelgenredemoyens?–Votreordinateur,pouraccéderauserveur.–Non,jenesuispasd'accord,nousnousferionsrepéreraussitôtet

jeseraiscompromis.– Pas si vous acceptiez de brancher un petit objet derrière votre

terminal.–Quelgenred'objet?– Un appareil qui permet d'ouvrir une liaison aussi discrète

qu'indétectable.– Vous sous-estimez le groupe. Les jeunes informaticiens qui y

travaillentsontrecrutésparmilesmeilleurs,cesontmêmepourcertainsd'ancienshackersredoutables.

–Tousdeuxnousjouonsmieuxauxéchecsquen'importequeljeuned'aujourd'hui,faites-moiconfiance,ditIvoryentendantunpetitboîtieràVackeers.

Vackeersregardal'objetavecuncertaindégoût.–Vousvoulezmemettresurécoute?– Je veux justeme servir de votre codepour accéder au réseau, je

vousassurequevousnerisquezrien.–Sil'onmesuspecte,jerisqued'êtrearrêtéettraduitenjustice.–Vackeers,puis-jeounoncomptersurvous?– Je vais réfléchir à ce que vous me demandez, et je vous ferai

connaître ma réponse dès que j'aurai pris ma décision. Votre petitehistoirem'aôtétoutappétit.

–Jen'avaispastrèsfaimnonplus,confiaIvory.–Toutcelaenvaut-ilvraimentlapeine?Quellessontleurschances

d'aboutir,lesavez-vousseulement?demandaVackeersensoupirant.– Seuls, ils n'en ont guère, mais si je mets à leur disposition les

informationsquej'aiaccumuléesentrenteannéesderecherches,alorsiln'estpasimpossiblequ'ilsdécouvrentlesfragmentsmanquants.

–Parcequevousavezuneidéedel'endroitoùilssetrouvent?

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– Vous voyez, Vackeers, il y a peu, vous doutiez même de leurexistence et, aujourd'hui, vous vous souciez de l'endroit où ils sontcachés.

–Vousn'avezpasréponduàmaquestion.–Jecroisquec'esttoutlecontraire.–Alorsoùsont-ils?– Le premier fut découvert au centre, le deuxième au sud, le

troisième à l'est, je vous laisse deviner où pourraient être les deuxderniers. Réfléchissez à ma requête, Vackeers, je sais qu'elle n'est pasanodineetqu'ellevouscoûte,maisjevousl'aidit,j'aibesoindevous.

Ivorysaluasonamiets'éloigna;Vackeersluicourutaprès.–Etnotrepartied'échecs,vousnecomptezpaspartircommeça?–Vouspouveznouspréparerunepetitecollationchezvous?–Jedoisavoirdufromageetquelquestoasts.–Alorsavecunverredebonvin,celaferal'affaireetpréparez-vousà

perdre,vousmedevezunerevanche!

***

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Athènes

Keiraetmoiétionsassis sur la terrasse.Grâceaux soinsprodiguéspar ladoctoresse, jereprenaisdes forcesetpour lapremière fois j'avaispasséunenuitsans tousser.Monvisageavait retrouvédescouleursquirassuraient presquemamère. La doctoresse avait profité de son séjourforcé pour examiner Keira et lui prescrire décoctions de plantes etcomplémentsdevitamines.Laprisonluiavaitlaisséquelquesséquelles.

La mer était calme, le vent était tombé, le petit avion de notremédecinpourraitredécolleraujourd'hui.

Nousnousretrouvionsà latabledupetitdéjeuneroùmamanavaitpréparéunrepasavecautantd'attentionquesicettedoctoresseavaitétéreine.Pendantcettepériodeoùjen'avaispasétéaumieux,ellesavaientpasséensembledesheuresentièresàpartagerhistoiresetsouvenirsentrela cuisine et le salon. Maman s'était passionnée pour les aventures decette femme,médecinvolant,quiserendaitd'îleen îleauchevetdesesmalades. En partant, la doctoresse me fit promettre de prolonger dequelques jours au moins ma convalescence avant d'envisager de fairequoiquecesoitd'autre;conseilquemamèreluifitrépéterdeuxfoisaucasoù jen'auraispasbienentendu.Elle la raccompagna jusqu'auport,nouslaissantenfinquelquesmomentsd'intimité.

Dèsquenousfûmesseuls,Keiravints'asseoiràmescôtés.–Hydra est une île charmante, Adrian, tamaman est une femme

merveilleuse,j'adoretoutlemondeici,mais...–Moi aussi je n'en peux plus, dis-je en l'interrompant. Je rêve de

ficherlecampavectoi.Celaterassure?–Ohoui!soupiraKeira.–Nousnoussommesfaitlabelled'uneprisonchinoise,jepenseque

nousdevrionsréussirànouséchapperd'icisanstropdedifficultés.

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Keiraregardalelarge.–Qu'est-cequ'ilya?–J'airêvéd'Harrycettenuit.–Tuveuxretournerlà-bas?–Jeveux lerevoir.Cen'estpas lapremière foisque jerêvede lui,

Harry est souvent venume rendre visite dansmes nuits à la prison deGarther.

–Repartonsdans la valléede l'Omosi c'est ceque tu souhaites, jet'avaispromisdet'yraccompagner.

–Jenesaismêmepassij'yauraisencoremaplace,etpuisilyanosrecherches.

–Ellesnousontdéjàassezcoûté, jeneveuxplus te fairecourirderisques.

– Sans vouloir fairemamaligne, je suis revenue plus en forme deChinequetoi.Maisj'imaginequeladécisiondepoursuivreounonnousappartientàtousdeux.

–Tuconnaismonpointdevue.–Oùsetrouvetonfragment?Jemelevaietallailechercherdansletiroirdematabledenuitoùje

l'avais rangé en arrivant à la maison. Quand je revins sur la terrasse,Keiraôtasoncollieretposasonpendentifsurlatable.Ellerapprochalesdeux morceaux et, dès qu'ils furent réunis, le phénomène dont nousavionsététémoinssurl'îledeNarcondamsereproduisit.

Lesfragmentsprirentlacouleurbleuedel'azuretsemirentàbrilleravecuneintensitérare.

–Tuveuxquenousenrestionslà?medemandaKeiraenfixantlesobjetsdont le scintillementdiminuait.Si je retournaisdans lavalléedel'Omosansavoirpercécemystère, jenepourraisplus fairemontravailcorrectement;jepasseraismesjournéesàpenseràcequecetobjetnousrévélerait si nous en réunissions tous lesmorceaux. Et puis, promessepourpromesse,tum'enasfaituneautre:mefairegagnerdescentainesde milliers d'années dans mes recherches. Si tu crois que cettepropositionesttombéedansl'oreilled'unesourde!

–Jesaiscequejet'aipromis,Keira,maisc'étaitavantqu'unprêtresoitassassinésousnosyeux,avantquenousmanquionsdetomberdansunravin,avantquenoussoyonscatapultésduhautd'unefalaisedanslelitd'unerivière,avantquetufassesunséjourdansuneprisonchinoise,etpuisavons-nousseulementlamoindreidéedeladirectiondanslaquellechercher?

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–Jetel'aidit, leGrandNord;rienencoredetrèsprécismaisc'estdéjàunepiste.

–Pourquoilàplutôtqu'ailleurs?–Parcequejepensequec'estcequenousindiquecetexteécriten

langage guèze, je n'ai cessé d'y réfléchir pendant que je croupissais àGarther.Il fautquenousretournionsàLondres, jedoispouvoirétudierdepuis la grande bibliothèque de l'Académie, j'ai besoin d'accéder àcertainsouvrages,etjedoisaussireparleràMax,j'aidesquestionsàluiposer.

–Tuveuxretournervoirtonimprimeur?–Nefaispascettetête, tuesridicule ;etpuis jen'aipasditque je

voulais le voirmais lui parler. Il a travaillé sur la retranscriptionde cemanuscrit, s'il a fait la moindre découverte, ses informations serontbonnesàprendre,jeveuxsurtoutvérifierquelquechoseaveclui.

–Alors rentrons,Londresnousoffriraunebonne raisondequitterHydra.

–Sic'étaitpossible,jeferaisbienunsautàParis.–PourvoirMax,donc?–PourvoirJeanne!EtpuisaussipourallerrendrevisiteàIvory.–Je croyaisque le vieuxprofesseuravaitquitté sonmuséeetqu'il

étaitpartienvoyage.–Moiaussijesuispartieenvoyageetpuis,tuvois,j'ensuisrevenue

;quisait,luiaussipeut-être?Keira alla préparer ses affaires, et moi ma mère à l'idée de notre

départ. Walter fut désolé d'apprendre que nous quittions l'île. Il avaitépuisésonsoldedecongéspourlesdeuxannéesàvenirmaisilespéraitencore passer leweek-end àHydra. Je l'invitai à ne rien changer à sesplans,jeleretrouveraisavecplaisirlasemainesuivanteàl'Académieoùj'avais décidé de me rendre, moi aussi. Cette fois, je ne laisserais pasKeira effectuer seule ses recherches, surtout depuis qu'elle m'avaitannoncé vouloir passer d'abord à Paris. Je nous pris donc deux billetspourlaFrance.

***

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Amsterdam

Ivorys'étaitassoupisurlecanapédusalon.Vackeersavaitposéunecouverture sur lui et s'était retiré dans sa chambre. Il avait passé unebonne partie de la nuit à ressasser dans son lit des pensées quil'empêchaient de trouver le sommeil. Son vieux complice sollicitait sonaide,maisluirendreserviceimpliquaitdesecompromette.Lesquelquesmoisàvenirseraientlesderniersdesacarrière,êtresurprisenpleindélitdetrahisonnel'enthousiasmaitguère.Aupetitmatin, ilallapréparer lepetitdéjeuner.LesifflementdelabouilloireréveillaIvory.

–Lanuitaétécourte,n'est-cepas?dit-ilens'installantàlatabledelacuisine.

–C'estlemoinsquel'onpuissedire,maispourunejouted'unetellequalité,celaenvalaitlapeine,réponditVackeers.

–Jenemesuispasrenducomptequejem'étaisendormi,c'estbienlapremière foisquecelam'arrive, je suisdésolédem'êtreainsi imposéchezvous.

–Celan'aaucuneimportance, j'espèrequecevieuxChesterfieldnevousaurapastropesquintéledos.

–Jecroisquejesuisplusvieuxquelui,ricanaIvory.–Vousvousflattez,c'estuncanapéquej'aihéritédemonpère.Unsilences'installa.IvoryregardafixementVackeers,butsatassede

thé,croquadansunebiscotteetseleva.–Jen'aiquetropabusédevotrehospitalité,jevaisvouslaisserfaire

votretoilette.Jedoisregagnermonhôtel.Vackeers ne dit rien et regarda à son tour Ivory se diriger vers

l'entrée.– Merci pour cette excellente soirée, mon ami, reprit Ivory en

récupérant sonpardessus,nousavonsdesmines épouvantablesmais je

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doisreconnaîtrequenousn'avionspasaussibienjouédepuislongtemps.Ilboutonnasagabardineetmitlesmainsdanssespoches.Vackeers

nedisaittoujoursrien.Ivoryhaussalesépaulesetouvritleloquet;c'estalorsqu'ilremarqua

unmotposéenévidencesurlepetitguéridonàcôtédelaporte;Vackeersne le quittait pas des yeux. Ivory hésita, prit le mot et découvrit uneséquencedechiffresetdelettres.Vackeerscontinuaitdelefixer,assissursachaisedanslacuisine.

–Merci,murmuraIvory.– De quoi ? grogna Vackeers. Vous n'allez quand même pas me

remercierd'avoirprofitédemonhospitalitépourfouillerdansmestiroirsetmedéroberlecoded'accèsàmonordinateur.

–Non,eneffet,jen'auraipascetoupet-là.–Vousm'envoyezrassuré.Ivoryrefermalaportederrièrelui.Ilavaitjusteletempsderepasser

àsonhôtelpouryrécupérersesaffairesetreprendre leThalys.Dans larue,ilfitsigneàuntaxi.

Vackeersfaisaitlescentpasdanssonappartement,allantdel'entréeau salon. Il posa sa tasse de thé sur le guéridon et se dirigea vers letéléphone.

–AMSTERDAM à l'appareil,dit-ildèsquesoncorrespondanteutprisl'appel.Prévenezlesautres,nousdevonsorganiseruneréunion;cesoir,20heures,conférencetéléphonique.

–Pourquoinelefaites-vouspasvous-mêmeenpassantparleréseauinformatiquecommenousenavonsl'habitude?demandaLECAIRE.

–Parcequemonordinateurestenpanne.Vackeersraccrochaetallasepréparer.

***

Page 111: À Pauline et à Louis

Paris

Keiras'étaitprécipitéechezJeanne,j'avaispréféréleslaisserseules,profiterpleinementdeces instants.Jemesouvenaisde l'existenced'unantiquairedansleMaraisquivendait lesplusbeauxappareilsd'optiquede lacapitale, jerecevaissescataloguesunefoisparanàmondomicilelondonien. La plupart des pièces présentées étaient bien au-dessus demesmoyens,maisregardernecoûtaitrienetj'avaistroisheuresàtuer.

Levieil antiquaire était installéderrière sonbureau, ilnettoyaitunsplendide astrolabe quand j'entrai dans sa boutique. Il ne me prêtad'abord aucune attention, jusqu'à ce que je tombe en arrêt devant unesphèrearmillaired'unefactureexceptionnelle.

– Cemodèle que vous regardez, jeune homme, a été fabriqué parGualterusArsenius,GauthierArsenius si vous préférez. Certains disentque son frère Regnerus travaillait avec lui à la mise au point de cettepetitemerveille,déclaral'antiquaireenselevant.

Il s'approchademoi et ouvrit la vitrine,meprésentant le précieuxobjet.

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Sphèrearmillaire

–Ils'agitd'undesplusbeauxouvragessortisdesateliersflamandsduXVIe siècle. Plusieurs constructeurs portèrent le nomd'Arsenius. Ilsn'ont fabriqué que des astrolabes et des sphères armillaires. Gauthierétait un parent dumathématicien Gemma Frisius dont l'un des traitéspubliéàAnversen1553contientleplusancienexposédesprincipesdelatriangulation, et uneméthode de détermination des longitudes. Ce quevous regardez est vraiment une pièce rarissime, son prix est enconséquence.

–C'est-à-dire?–Inestimable,s'ils'agissaitdel'originalbiensûr,reprit l'antiquaire

enrangeantl'astrolabedanssavitrine.Hélascelui-cin'estqu'unecopie,probablementréaliséeverslafinduXVIIIesiècleparunrichemarchandhollandais soucieux d'impressionner son entourage. Je m'ennuie, ditl'antiquaireensoupirant,accepteriez-vousunetassedecafé?Celafaitsilongtempsquejen'aipaseuleplaisirdeparleravecunastrophysicien.

–Commentconnaissez-vousmonmétier?demandai-je,stupéfait.– Peu de gens savent manipuler avec autant d'aisance ce genre

d'instrument,etvousn'avezpaslatêted'unmarchand,alorspasbesoind'être trèsperspicacepourdeviner cequevous faites.Quel typed'objet

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êtes-vousvenuchercherdansmaboutique?J'aiquelquespiècesdontlesprixsontbeaucoupplusraisonnables.

–Jevaisprobablementvousdécevoirmaisjenem'intéressequ'auxvieuxboîtiersd'appareilsphoto.

–Quelleétrangeidée,maisiln'estjamaistroptardpourcommencerunenouvellecollection;tenez,laissez-moivousprésenterquelquechosequivavouspassionner,j'ensuiscertain.

Levieilantiquairesedirigeaversunebibliothèquedont il sortitungrosouvragereliéencuir.Illeposasursonbureau,ajustaseslunettesettournalespagesavecd'infiniesprécautions.

– Voilà, dit-il, regardez, ceci est le dessin d'une sphère armillaireremarquablement fabriquée. Nous la devons à Erasmus Habermel,constructeur d'instruments de mathématiques de l'empereurRodolpheII.

Je me penchai sur la gravure et découvris avec surprise unereproductionquiressemblaitàcequeKeiraetmoiavionsdécouvertsouslapatted'unlionenpierreenhautdumontHuaShan.Jem'assissurlachaise queme tendait l'antiquaire et étudiai de plus près cet étonnantdessin.

–Voyez,meditl'antiquaireensepenchantpar-dessusmonépaule,comme la précision de ce travail est stupéfiante. Ce qui m'a toujoursfascinéavec lessphèresarmillaires,ajouta-t-il, cen'estpas tantqu'ellespermettent d'établir une position des astres dans le ciel à un instantdonné,maisplutôtcequ'ellesnenousmontrentpasetquenousdevinonspourtant.

Je relevai la têtede sonprécieux livre et le regardai, curieuxde cequ'ilallaitmedire.

– Le vide et son ami le temps ! conclut-il, joyeux. Quelle étrangenotionque levide.Levideestemplidechosesquinoussont invisibles.Quant au temps qui passe et qui change tout, il modifie la course desétoiles,bercelecosmosd'unmouvementpermanent.C'estluiquianimelagigantesquearaignéedelaviequisepromènesurlatoiledel'Univers.Intrigante dimension que ce temps dont nous ignorons tout, vous netrouvezpas?Vousm'êtessympathiqueavecvotreairétonnéd'unrien,jevouslaissecetouvrageauprixqu'ilm'acoûté.

L'antiquairesepenchaàmonoreillepourmesoufflerlasommequ'ilespéraitpoursonlivre.Keiramemanquait,j'aiachetélelivre.

–Revenezmevoir,medit l'antiquaireenmeraccompagnantsur lepasdesaporte, j'aid'autresmerveillesàvousmontrer,vousneperdrez

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pasvotretemps,jevousl'assure,dit-ilgaiement.Il referma à clé derrière moi et je le vis, par-delà la vitrine,

disparaîtredanssonarrière-boutique.Je me retrouvai dans la rue avec ce gros livre sous le bras, me

demandantbienpourquoijel'avaisacheté.Monportablevibradansmapoche.JedécrochaietentendislavoixdeKeira.Ellemeproposaitdelaretrouver un peu plus tard chez Jeanne qui se réjouissait de nousaccueillir pour la soirée et pour la nuit. Je dormirais sur le canapé dusalon tandis que les deux sœurs partageraient le lit. Et comme si ceprogrammenesuffisaitpasàembellirmafindejournée,ellem'annonçaqu'elleallaitrendrevisiteàMax.L'atelierdel'imprimeurn'étaitpasloinde chez Jeanne, à pied elle y serait en dixminutes. Elle ajouta qu'elleavaitvraimentàcœurdevérifierquelquechoseavecluietmepromitdem'appeleraussitôtquecelaseraitfait.

Jesuisrestédemarbre,luiaiditquejemeréjouissaisdudînerquinousattendaitetnousavonsraccroché.

Àl'angledelaruedesLions-Saint-Paul,jenesavaisniquefaire,nioùaller.

Combiendefoisai-jerouspétédedevoirgrappillerlesminutes,denejamaispouvoirm'octroyeruninstantdeloisir.Encettefind'après-midi,marchant le long des quais de la Seine, j'avais l'étrange et désagréablesensationd'êtreprisentredeuxmomentsdelajournéequirefusaientdese conjuguer. Les flâneurs doivent savoir comment faire. J'en ai vusouvent, installéssurdesbancs, lisantourêvassant, je lesaiaperçusaudétourd'unparcoud'unsquare,sans jamaism'interrogersur leursort.J'auraisbienenvoyéunmessageàKeiramaisjemel'interdisais.Walterme l'aurait fortement déconseillé. J'aurais voulu la rejoindre àl'imprimeriedeMax.Delà,nousaurionspunousrendreensemblechezJeanne, lui acheter des fleurs en chemin. Voilà exactement ce dont jerêvais alors quemes pasm'entraînaient vers l'île Saint-Louis. Ce rêve,aussisimplefût-ilàréaliser,auraitcertainementétémalinterprété.Keiram'auraitaccuséd'êtrejaloux,etcen'estpasmongenre,enfin...

J'allaim'installersouslabanned'unpetitbistrotsituéàl'angledelaruedesDeux-Ponts.J'ouvrismonlivreetmeplongeaidanslalectureenguettant ma montre. Un taxi s'arrêta devant moi, un homme endescendit.Ilportaitunimperméableettenaitunpetitbagageàlamain.Ils'éloignad'unpaspressésurlequaid'Orléans.J'étaiscertaind'avoirdéjàvusonvisage,sanspourautantmesouvenirdansquellescirconstances.Sasilhouettedisparutderrièreuneportecochère.

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***

Keiras'étaitassiseàl'angledubureau.– Le fauteuil est plus confortable, ditMax en relevant les yeux du

documentqu'ilétudiait.–J'aiperdul'habitudedumoelleuxcesderniersmois.–Tuasvraimentpassétroismoisenprison?–Jetel'aidéjàdit,Max.Concentre-toisurcetexteetdis-moiceque

tuenpenses.– Je pense que depuis que tu fréquentes ce type qui, soi-disant,

n'étaitqu'uncollègue, tavieneressembleplusà rien.Jenecomprendsmêmepasquetucontinuesàlevoiraprèscequit'estarrivé.Enfinmerde,ilaruinétesrecherches,sansparlerdeladotationquetuavaisobtenuepourtestravaux.Cegenredecadeaunesereprésentepasdeuxfois.Ettoituasl'airdetrouvertoutcelanormal.

–Max,pourlesleçonsdemoralej'aiunesœurprofessionnelleenlamatière ; je t'assure qu'en ymettant lemeilleur de toi-même, tu ne luiarriveraispasàlacheville.Alorsneperdspastontemps.Quepenses-tudemathéorie?

–Etsijeteréponds,qu'est-cequetuferas?TuirasenCrètesonderlaMéditerranée, tu nageras jusqu'en Syrie ? Tu fais n'importe quoi, tuagisn'importecomment.Tuauraispuy laisser tapeau,enChine, tuestotalementinconsciente.

–Oui,totalement,maiscommetulevoismapeauvabien;enfin,jenedispasqu'unpeudecrème...

–Nesoispasinsolente,s'ilteplaît.–Mmm,monMax,j'aimebienquandtureprendscetonprofessoral

avecmoi.Jecroisquec'estcequimeséduisait leplusquandj'étaistonélève,maisjenesuisplustonélève.Tunesaisriend'Adrian,ettuignorestoutduvoyagequenousavonsentrepris,alorssilepetitservicequejetedemande te coûte trop, ce n'est pas grave, rends-moi ce papier et je telaisse.

–Regarde-moidroitdans lesyeuxetexplique-moienquoicetexteva t'aider d'une façon quelconque dans les recherches que tu mènesdepuistantd'années?

–Dis-moi,Max, tu n'étais pas professeur d'archéologie ? Combiend'annéesavais-tuconsacréesàdevenirchercheur,puisenseignantavant

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de devenir imprimeur ? Tu peux me regarder droit dans les yeux etm'expliquerenquoitonnouveaumétieraunquelconquerapportaveccequetuasaccomplidanslepassé?Lavieestpleined'imprévus,Max.Jemesuisfaitdébarquerdeuxfoisdemavalléedel'Omo,peut-êtreétait-iltempsquejemeposedesquestionssurmonavenir.

– Tu t'es entichée de ce type à ce point-là pour dire des âneriespareilles?

– Ce type, comme tu dis, est peut-être bourré de défauts, il estdistrait, parfois lunaire, gauche comme ce n'est pas permis, mais il aquelquechosequejen'aijamaisconnuavant.Ilm'entraîne,Max.Depuisquejeleconnaismavieneressembleeneffetplusàrien,ilmefaitrire,ilmetouche,meprovoque,etilmerassure.

–Alorsc'estencorepirequejenelepensais.Tul'aimes.–Nemefaispasdirecequejen'aipasdit.–Tul'asdit,etsitunet'enrendspascomptec'estquetuessotteà

encrever.Keira se leva du bureau et avança vers la verrière qui surplombait

l'imprimerie.Elleregarda lesrotatricesentraînant les longsrouleauxdepapierdansunrythmeeffréné.Lestaccatodesplieusesrésonnaitjusqu'àla mezzanine. Elles s'arrêtèrent et le silence se fit dans l'atelier quifermait.

–Çateperturbe?repritMax.Ettabelleliberté?–Est-cequetupeuxétudiercetexte,ouiounon?murmura-t-elle.–Jem'ysuispenchécentfoissurtontexte,depuistadernièrevisite.

C'étaitmafaçondepenseràtoientonabsence.–Max,jet'enprie.–Dequoi?d'avoirencoredessentimentspourtoi?Qu'est-cequeça

peutbientefaire,c'estmonproblème,pasletien.Keirasedirigeaverslaportedubureau;elletournalapoignéeetse

retourna.–Resteici,andouille!ordonnaMax.Viensterasseoirsurlecoinde

mon bureau, je vais te dire ce que j'en pense de ta théorie. Jeme suispeut-êtretrompé.L'idéeque l'élèvesurpassesonprofesseurnemeplaîtpasbeaucoup,mais jen'avaisqu'àcontinuerd'enseigner. Ilestpossiblequedanstontexte,lemot«apogée»aitpuseconfondreavec«hypogée», ce qui en change le sens évidemment. Les hypogées sont cessépultures, ancêtres des tombeaux, érigées par les Égyptiens et lesChinois, à une différence près : s'il s'agit aussi de chambres funérairesauxquellesonaccèdeparuncouloir,leshypogéessontconstruitssousla

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terre etnonau cœurd'unepyramideoud'unquelconqueédifice. Jenet'apprendspeut-êtrerienentedisantcela,maisilyaaumoinsunechosequi collerait dans cette interprétation. Ce manuscrit en guèze dateprobablementduIVeouVemillénaireavantnotreère.Cequinousplaceenpleineprotohistoire,enpleinenaissancedespeuplesasianiques.

– Mais les Sémites qui seraient à l'origine du texte en guèzen'appartenaient pas aux peuples asianiques. Enfin, simes souvenirs defacsontencorebons.

–Tu étaisplus attentive en coursque jene le supposais !Non, eneffet, leur langueétaitafro-asiatique,apparentéeàcelledesBerbèresetdesÉgyptiens.IlssontapparusdansledésertdeSyrieauVIemillénaireavantJésus-Christ.Maisilssesontcertainementcôtoyés,lesunspouvantrapporterl'histoiredesautres.Ceuxquit'intéressent,danslecadredetathéorie,appartiennentàunpeupledontjevousaipeuparléencours,lesPélasgesdesHypogées.AudébutduIVemillénaire,desPélasgespartisdeGrècevinrents'installerenItalieduSud.On les retrouveenSardaigne.Ilspoursuivirentleurroutejusqu'enAnatolie,d'oùilsprirentlamerpouraller fonder une nouvelle civilisation sur les îles et côtes de laMéditerranée.Rienne prouve qu'ils n'aient pas continué leur traverséeversl'ÉgypteenpassantparlaCrète.Cequej'essaiedetedire,c'estqueles Sémites ou leurs ancêtres ont très bien pu relater dans ce texte unévénementquiappartientàl'histoiredesPélasgesdesHypogées.

– Tu crois que l'un de ces Pélasges aurait pu remonter le Nil,jusqu'auNilBleu?

–Jusqu'enÉthiopie?J'endoute;quoiqu'ilensoit,unpareilvoyagenepourrait être l'œuvred'un seul,mais d'un groupe. Surdeuxou troisgénérations, ce périple aurait pu êtremené à son terme. Cela étant, jepencheraisplutôtpourqu'ilaitétéaccomplidansl'autresens,depuis lasourcejusqu'audelta.Quelqu'unapeut-êtreapportétonmystérieuxobjetauxPélasges.Ilfautquetum'endisesplus,Keira,situveuxvraimentquejet'aide.

Keirasemitàparcourirlapiècedelongenlarge.– Il y a de cela quatre cents millions d'années, cinq fragments

constituaientununiqueobjetdontlespropriétéssontstupéfiantes.– Ce qui est ridicule, Keira, reconnais-le. Aucun être vivant n'était

suffisamment évolué pour façonner une quelconque matière. Tu saisbien,commemoi,quec'estimpossible!s'insurgeaMax.

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–SiGaliléeavaitprétenduqu'onenverraitunjourunradiotélescopeauxconfinsdenotre systèmesolaire,on l'auraitbrûlévifavantqu'ilaitterminésaphrase,siAderavaitprétenduqu'onmarcheraitsur laLune,onauraitréduitsonaéronefenallumettesavantqu'ilaitquittélesol.Ilya encore vingt ans, tout le monde affirmait que Lucy était notre plusvieille ancêtre et si tu avais émis l'idée à cette époque que la mère del'humanitéavaitdixmillionsd'années,on t'auraitviréde tonposteà lafac!

–Ilyavingtans,j'yétudiaisencore!–Bref,sijedevaisénoncertoutesleschosesdéclaréesimpossibleset

devenuesréalités,ilfaudraitquenouspassionsplusieursnuitsensemblepourenfairelaliste.

–Uneseulemecombleraitdéjàdebonheur...–Tuesgrossier,Max!Cedontjesuiscertaine,c'estquequatreou

cinqmilleansavantnotreère,quelqu'unadécouvertcetobjet.Pourdesraisons que je ne m'explique pas encore, sauf peut-être la peur quesuscitèrent ses propriétés, celui ou ceux qui le trouvèrent décidèrent, àdéfautdepouvoirledétruire,d'enséparerlesmorceaux.Etc'estbiencequesemblenousrévélerlapremièrelignedumanuscrit.

J'ai dissocié la table des mémoires, confié aux magistères descolonieslespartiesqu'elleconjugue...

– Sans vouloir t'interrompre, « table des mémoires » fait trèsprobablement référenceàuneconnaissance,unsavoir.Si jemeprêteàtonjeu,jetediraiqu'onapeut-êtredissociécetobjetpourquechacundesesfragmentsporteuneinformation,auxconfinsdumonde.

–Possible,maiscen'estpascequesuggèrelafindudocument.Pouren avoir le cœurnet, reste à savoir où ces fragments ont été dispersés.Nousenpossédonsdeux,untroisièmeaététrouvé,maisilyenaencored'autres.Maintenant écoute,Max, je n'ai cessé de penser à ce texte enguèzependantmonséjourenprison,plusprécisémentàunmotcontenudans la deuxième partie de la phrase : « confié aux magistères descolonies».Selontoi,quisontcesmagistères?

–Desérudits.Probablementdeschefsdetribus.Lemagistèreestunmaître,situpréfères.

–Tuasétémonmagistère?demandaKeirasuruntonironique.–Quelquechosecommeça,oui.– Alors voilàma théorie, chermagistère, reprit Keira. Un premier

fragment est réapparu dans un volcan aumilieu d'un lac à la frontièreentre l'Éthiopie et leKenya.Nous en avons trouvéun autre, également

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dans un volcan, cette fois sur l'île de Narcondam dans l'archipeld'Andaman.Cequinousenfaitunausudetunàl'est.Chacundesdeuxse trouvait à quelques centaines de kilomètres de la source ou del'estuairedefleuvesmajeurs.LeNiletleNilBleupourl'un,l'IrrawaddyetleYangTsépourl'autre.

–Etdonc?interrompitMax.–Acceptonsquepouruneraisonquejenepeuxencoreexpliquer,cet

objet ait bien été volontairement dissocié en quatre ou cinqmorceaux,chacundéposéenunpointdelaplanète.L'unestretrouvéàl'est,l'autreausud,letroisième,quifutenfaitlepremieràavoirétédécouvertilyavingtoutrenteans...

–Oùest-il?–Jen'ensaisrien.Cessedem'interrompretoutletempsMax,c'est

agaçant.Jeseraisprêteàparierquelesdeuxobjetsrestantssetrouventaunordpourl'un,àl'ouestpourl'autre.

– Je ne voudrais surtout pas t'agacer, je sens que je t'énerve assezcommeça,maislenordetl'ouest,c'estassezvaste...

–Bon,sic'estpourquetutemoquesdemoi,jepréfèrerentrer.Keiraselevad'unbondetsedirigeapourlasecondefoisverslaporte

dubureaudeMax.–Arrête,Keira!Cessedetecomporterenpetitchef,toiaussitues

agaçante, bon sang. C'est un monologue ou une conversation ? Allez,poursuistonraisonnement,jenet'interrompraiplus.

Keiraretournas'asseoiràcôtédeMax.Ellepritunefeuilledepapieret dessina un planisphère en y représentant grossièrement les grandesmassescontinentales.

– Nous connaissons les grandes routes empruntées au cours despremièresmigrationsquipeuplèrentlaplanète.Partantdepuisl'Afrique,unepremièrecolonietraçaunevoieversl'Europe,unedeuxièmeallaversl'Asie, poursuivit Keira en dessinant une grande flèche sur la feuille depapier, et se scinda à la verticale de la mer d'Andaman. Certainscontinuèrent vers l'Inde, traversèrent la Birmanie, la Thaïlande, leCambodge,leVietnam,l'Indonésie,lesPhilippines,laNouvelle-Guinéeetla Papouasie, et arrivèrent jusqu'en Australie ; d'autres, dit-elle endessinant une nouvelle flèche, filèrent vers le nord, traversant laMongolieetlaRussie,remontantlarivièreYanaversledétroitdeBéring.En pleine période glaciaire, cette troisième colonie contourna leGroenland,longealescôtesglacéespourarriver,ilyaquinzeàvingtmilleans,surlescôtescomprisesentrel'AlaskaetlamerdeBeaufort.Puisce

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futladescenteducontinentnord-américainjusqu'auMonteVerdeoùlaquatrièmecoloniearrivailyadouzeàquinzemilleansd'aujourd'hui1.Cesontpeut-êtrecesmêmesroutesqu'ontreprisesceuxquitransportèrentlesfragments,ilyaquatremilleans.UnetribudemessagerspartitversAndamanquiterminasonpériplesurl'îledeNarcondam,uneautres'enallaverslasourceduNil,jusqu'àlafrontièreentreleKenyaetl'Éthiopie.

– Tu en conclus que deux autres de ces « peuples messagers »auraient gagné l'ouest et le nord, pour aller acheminer les autresfragments?

– Le texte dit : J'ai confié auxmagistères des colonies les partiesqu'elleconjugue. Chaque groupedemessagers, puisqu'un tel voyagenepouvait être accompli sur une seule génération, est allé porter unmorceau semblable à mon pendentif aux magistères des premièrescolonies.

– Ton hypothèse se tient, ce qui ne veut pas dire qu'elle est juste.Souviens-toidecequejet'aiapprisàlafaculté,cen'estpasparcequ'unethéoriesemblelogiquequ'elleestpourautantavérée.

–Ettum'asditaussiquecen'estpasparcequel'onn'apastrouvéquelquechosequecettechosen'existepas!

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–Qu'est-cequetuattendsdemoi,Keira?–Quetumedisescequetuferaisàmaplace,répondit-elle.–Jeneposséderaijamaislafemmequetuesdevenue,maisjevois

quejegarderaitoujoursunepartdel'élèvequetuasété.C'estdéjàça.Maxselevaetsemitàsontouràarpentersonbureau.–Tum'emmerdesavectesquestions,Keira,jenesaispascequeje

feraisà taplace ;si j'avaisétédouépourcegenrededevinettes j'auraisabandonné les salles poussiéreuses de l'université pour exercer monmétier,aulieudel'enseigner.

–Tuavaispeurdesserpents,tudétestaislesinsectesetturedoutaisle manque de confort, cela n'a rien à voir avec ta capacité deraisonnement,Max,tuétaisjusteunpeutropembourgeoisé,cen'estpasunetare.

–Apparemment,pourteplaire,si!

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–Arrêteavecçaetréponds-moi!Qu'est-cequetuferaisàmaplace?–Tum'asparléd'untroisièmefragmentdécouvertilyatrenteans,

jecommenceraisparessayerdesavoiroù ilaété trouvéexactement.Sic'estdansunvolcanàquelquesdizainesoucentainesdekilomètresd'unegranderivière,àl'ouestouaunord,alorsceseraitlàuneinformationquiviendraitétayertonraisonnement.Si,aucontraire,ilaétédécouvertenpleine Beauce ou au milieu d'un champ de patates dans la campagneanglaise, ton hypothèse est à mettre à la poubelle et tu peux toutrecommenceràzéro.Voilàcequejeferaisavantderepartirjenesaisoù.Keira, tu cherches un caillou planqué quelque part sur la planète, c'estutopique!

–Parcequepassersavieaumilieud'unevalléearidepourretrouverdesossementsvieuxdecentainesdemilliersd'années,sansriend'autreque son intuition, ce n'est pas une utopie ? Chercher une pyramideenfouie sous le sable aumilieud'undésertn'est pas aussi uneutopie ?Notre métier n'est qu'une gigantesque utopie, Max, mais c'est pourchacun de nous un rêve de découvertes que nous essayons tous detransformerenréalité!

–Cen'estpaslapeinedetemettredanscetétat.Tum'asdemandéce que je ferais à ta place, je t'ai répondu. Cherche où ce troisièmefragmentaétémisaujourettusaurassituessurlabonnevoie.

–Etsic'estlecas?–Reviensme voir et nous réfléchirons ensemble à la route que tu

dois emprunter pour poursuivre ton rêve.Maintenant, il faut que je tedisequelquechosequivapeut-êtreencoret'agacer.

–Quoi?–Tunevoispasletempspasserenmacompagnie,etjem'enréjouis,

maisilest21h30,j'aitrèsfaim,jet'emmènedîner?Keiraregardasamontreetbondit.–Jeanne,Adrian,merde!

Il était presque 10heures du soir quandKeira sonna à la porte de

l'appartementdesasœur.– Tu n'as pas l'intention de manger ? questionna Jeanne en lui

ouvrant.–Adrianestlà?demandaKeiraenregardantpar-dessusl'épaulede

sasœur.–Àmoinsqu'ilaitledondesetéléporter,jenevoispascommentil

seraitarrivéjusqu'ici.

Page 123: À Pauline et à Louis

–Jeluiavaisdonnérendez-vous...–Ettuluiavaiscommuniquélecodedel'immeuble?–Iln'apasappelé?–Tuluiasdonnélenumérodelamaison?Keirarestamuette.–Danscecas, ilapeut-être laisséunmessageàmonbureau,mais

j'en suis partie assez tôt pour te préparer un repas que tu trouveras...danslapoubelle.Tropcuit,tunem'envoudraspas!

–MaisoùestAdrian?–Jelecroyaisavectoi,jepensaisquevousaviezdécidédepasserla

soiréeenamoureux.–Maisnon,j'étaisavecMax...–Demieuxenmieux,etjepeuxsavoirpourquoi?–PournosrecherchesJeanne,necommencepas.Maiscommentje

vaisleretrouver?–Appelle-le!Keira se précipita sur le téléphone et tomba sur ma messagerie

vocale.J'avaisquandmêmeunminimumd'amour-propre!Ellemelaissaunlongmessage...«Jesuisdésolée,jen'aipasvuletempspasser,jesuisimpardonnablemaisc'étaitpassionnant,j'aideschosesformidablesàteraconter,oùes-tu?Jesaisqu'ilest10heurespasséesmaisrappelle-moi,rappelle-moi, rappelle-moi ! » Puis un deuxième où cette fois elle mecommuniqualenumérodesasœuràsondomicile.Untroisièmeoùelles'inquiétaitvraimentdenepasavoirdemesnouvelles.Unquatrièmeoùelle s'énervaitunpeu.Uncinquièmeoùellem'accusaitd'avoirmauvaiscaractère. Un sixième vers 3 heures du matin, et un dernier où elleraccrochasansunmot.

J'avaisdormidansunpetithôtelde l'îleSaint-Louis.Aussitôtmonpetitdéjeuneravalé,jemefisdéposerentaxienbasdechezJeanne.Lecodeétait toujoursenfonction, j'avisaiunbancsur le trottoird'en face,m'yinstallaietlusmonjournal.

Jeannesortitdesonimmeublepeudetempsaprès.Ellemereconnutetsedirigeaversmoi.

–Keiras'estfaitunsangd'encre!–Ehbiennousétionsdeux!–Jesuisdésolée,ditJeanne,moiaussijesuisfurieusecontreelle.–Jenesuispasfurieux,répliquai-jeaussitôt.–Vousêtesbienbête!

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Surce,Jeannemesaluaetfitquelquespasavantderevenirversmoi.– Son entrevue d'hier soir avec Max était strictement

professionnelle,maisjenevousairiendit!– Auriez-vous la gentillesse de me donner le code de votre porte

cochère?Jeannelegriffonnasurunpapieretpartittravailler.Jesuisrestésurcebancàliremonjournaljusqu'àladernièrepage;

puisjemesuisrendudansunepetiteboulangerieaucoindelarueoùj'aiachetéquelquesviennoiseries.

Keiram'ouvritlaporte,lesyeuxencoreembuésdesommeil.– Mais où étais-tu ? demanda-t-elle en se frottant les paupières.

J'étaismorted'inquiétude!–Croissant?Painauchocolat?Lesdeux?–Adrian...–Prendstonpetitdéjeunerethabille-toi,ilyaunEurostarquipart

versmidi,nouspouvonsencorel'attraper.–Jedoisd'abordallervoirIvory,c'esttrèsimportant.– En fait, il y a un Eurostar toutes les heures, alors... allons voir

Ivory.Keiranousfitducaféetmeracontal'exposéqu'elleavaitfaitàMax.

Pendantqu'ellem'expliquaitsathéorie,jerepensaisàcettepetitephrasedel'antiquaireausujetdessphèresarmillaires.Jenesavaispaspourquoimais j'aurais voulu appeler Erwan pour lui en parler. Ma distractionpassagèren'échappapasàKeiraquimerappelaàl'ordre.

–Tuveuxque je t'accompagnevoir ce vieuxprofesseur ?dis-je enmeraccrochantaufildesaconversation.

–Tupeuxmedireoùtuaspassélanuit?–Non,enfinjepourrais,maisjenetelediraipas,répondis-jeavec

ungrandsourireauxlèvres.–Çam'estcomplètementégal.–Alorsn'enparlonsplus...EtcetIvory,c'estlàquenousenétions,

n'est-cepas?–Iln'estpasrevenuaumusée,maisJeannem'adonnélenumérode

sondomicile.Jevaisl'appeler.Keira se dirigea vers la chambre de sa sœur, où se trouvait le

téléphone;elleseretournaversmoi.–Tuasdormioù?

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Ivory avait accepté de nous recevoir chez lui. Il habitait unappartement élégant sur l'île Saint-Louis... à deux pas de mon hôtel.Lorsqu'il nous ouvrit sa porte, je reconnus l'homme qui, la veille, étaitdescendu d'un taxi alors que je feuilletais mon livre à la terrasse d'unbistrot.Ilnousfitentrerdanssonsalonetnousproposathéetcafé.

–C'estunplaisirdevousrevoirtouslesdeux,quepuis-jefairepourvous?

Keira alla droit au but, elle lui demanda s'il savait où avait étédécouvertlefragmentdontilluiavaitparléaumusée.

–Sivousmedisiezd'abordpourquoicelavousintéresse?– Je pense avoir progressé sur l'interprétation du texte en langage

guèze.–Voilàquim'intrigueauplushautpoint,qu'avez-vousappris?KeiraluiexpliquasathéoriesurlespeuplesdesHypogées.AuIVeou

Vemillénaireavantnotreère,deshommesavaienttrouvél'objetdanssaforme intacte et l'avaient dissocié. Selon le manuscrit, des groupess'étaient constitués pour aller en porter les différents morceaux auxquatrecoinsdumonde.

– C'est unemerveilleuse hypothèse, s'exclama Ivory, peut-être pasdénuéedesens.Àcelaprèsquevousn'avezaucuneidéedecequiauraitpumotivercesvoyages,aussipérilleuxqu'improbables.

–J'aimapetiteidée,réponditKeira.En s'appuyant sur ce qu'elle avait appris deMax, elle suggéra que

chaquemorceautémoignaitd'uneconnaissance,d'unsavoirquisedevaitd'êtrerévélé.

–Là, jene suispasd'accordavec vous, jepencheraismêmeplutôtpourlecontraire,rétorquaIvory.Lafindutextelaissetouteslesraisonsde penser qu'il s'agissait d'un secret à garder. Lisez vous-même. Querestentceléeslesombresdel'infinité.

Et tandisqu'Ivorydébattait avecKeira, les«ombresde l'infinité»mefirentrepenseràmonantiquaireduMarais.

–Cen'estpastantcequenousmontrentlessphèresarmillairesquiest intrigant,mais plutôt ce qu'elles nenousmontrent pas et quenousdevinonspourtant,murmurai-je.

–Pardon?demandaIvoryensetournantversmoi.–Levideetletemps,luidis-je.–Qu'est-cequeturacontes?demandaKeira.

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–Rien,uneidéesansrapportavecvotreconversation,maisquimetraversaitl'esprit.

–Etoùpensez-voustrouverlesmorceauxmanquants?repritIvory.–Ceuxquenousavonsennotrepossessionontétédécouvertsdans

le cratère d'un volcan, à quelques dizaines de kilomètres d'un fleuvemajeur.L'unàl'est,l'autreausud,jepressensquelesautressontcachésdansdesendroitssimilairesàl'ouestetaunord.

–Vous avez ces deux fragments sur vous ? insista Ivory dont l'œilpétillait.

Keiraetmoiéchangeâmesunregardencoin,elleôtasonpendentif,je sortis celui que je gardais précieusementdans la poche intérieuredemaveste,nouslesdéposâmessurlatablebasse.Keiralesassemblaetilsreprirent cette couleur bleu vif qui nous surprenait toujours autant ;mais,cettefois,jenotaiquelescintillementétaitmoinséclatant,commesilesobjetsperdaientdeleurrayonnement.

– C'est stupéfiant ! s'exclama Ivory, plus encore que tout ce quej'avaisimaginé.

–Qu'est-cequevousaviezimaginé?demandaKeira,intriguée.–Rien,riendeparticulier,bafouillaIvory,maisreconnaissezquece

phénomèneestétonnant,surtoutquandonconnaîtl'âgedecetobjet.– Maintenant, vous voulez bien nous dire à quel endroit fut

découvertlevôtre?–Cen'estpas lemien,hélas.Il fut trouvé ilyatrenteansdans les

Andespéruviennes,maismalheureusementpourvotrethéorie,cen'étaitpasdanslecratèred'unvolcan.

–Oùalors?demandaKeira.–Àenvironcentcinquantekilomètresaunord-estdulacTiticaca.–Dansquellescirconstances?demandai-je.–Unemissionmenéepar une équipede géologues hollandais ; ils

remontaientverslasourcedufleuveAmazone.L'objetfutrepéréàcausede sa forme singulière, dans une grotte où les scientifiques s'étaientprotégés du mauvais temps. Il n'aurait pas attiré plus d'attention quecela,si lechefdecettemissionn'avaitététémoindumêmephénomèneque vous. Au cours de cette nuit d'orage, les éclairs de la foudreprovoquèrent la fameuse projection de points lumineux sur l'une desparois de sa tente. L'événement lemarqua d'autant plus qu'il se renditcompteauleverdujourquelatoileétaitdevenueperméableàlalumière.Desmilliersdepetitstrouss'yétaientformés.Lesoragesétantfréquentsdans cette région, notre explorateur reproduisit l'expérience plusieurs

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foisetendéduisitqu'ilnepouvaits'agird'unsimplecaillou.Ilrapportalefragmentetlefitétudierdeplusprès.

–Est-ilpossiblederencontrercegéologue?–Ilestmortquelquesmoisplustard,unechuteidioteaucoursd'une

autreexpédition.–Oùsetrouvelefragmentqu'ilavaitdécouvert?–Quelquepartenlieusûr,maisoù?Jen'enaiaucunecertitude.–Çanecollepaspourlevolcan,mais,enrevanche,ilsetrouvaitbien

àl'ouest.–Oui,c'estlemoinsquel'onpuissedire.–Etàquelquesdizainesdekilomètresd'unaffluentdel'Amazone.–C'esttoutaussiexact,repritIvory.–Deuxhypothèsessurtroisquisevérifient,cen'estdéjàpassimal,

dit-elle.– Je crains que celane vous aidepas beaucouppourdécouvrir les

autresmorceaux.Deuxd'entreeux furentmisau jouraccidentellement.Etencequiconcerneletroisième,vousavezeubeaucoupdechance.

–Jemesuisretrouvéependuedans levideàdeuxmillecinqcentsmètres d'altitude, nous avons survolé la Birmanie au ras du sol à bordd'un avion qui n'avait plus que ses ailes pour en mériter le nom, j'aimanqué deme noyer et Adrian demourir d'une pneumonie, ajoutez àcelatroismoisdeprisonenChine,jenevoisvraimentpasoùvousvoyezdelachancelà-dedans!

– Je ne voulais pas minimiser vos talents respectifs. Laissez-moiréfléchir quelques jours à votre théorie, je vaisme replonger dansmeslectures, si j'y retrouve la moindre information pouvant contribuer àvotreenquête,jevousappellerai.

KeiranotamonnumérodetéléphonesurunefeuilledepapieretlatenditàIvory.

– Où comptez-vous vous rendre ? demanda ce dernier en nousraccompagnantàsaporte.

–ÀLondres.Nousavons,nousaussi,quelquesrecherchesàfaire.–Alors,bonséjourenAngleterre.Unedernièrechoseavantdevous

laisser : vous aviez raison tout à l'heure, la chance ne vous a guèreaccompagnésdansvosvoyages,aussi,jevousrecommandelaplusgrandeprudence et, pour commencer, ne montrez à personne ce phénomènedontj'aiétéletémointoutàl'heure.

Nousavonsquittélevieuxprofesseur,récupérémonsacàl'hôtel,oùKeira ne fit aucun commentaire sur la soirée de la veille, et je l'ai

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accompagnéeaumuséepourqu'elleailleembrasserJeanneavantnotredépart.

***

1-Sources : Susan Anton, New York University ; Alison Brooks, George Washington University ; Peter Forster,University of Cambridge ; James F. O'Connell, University of Utah ; Stephen Oppenheimer, Oxford ; Spencer Wells,NationalGeographicSociety;OferBar-Yisef,HarvardUniversity.

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Londres

Jeneleuravaispasprêtéplusd'attentionquecelasurlequaidelagareduNord,quandilsm'avaientbousculésanss'excuser,maisc'estenmerendantàlavoiture-barquejeremarquaiànouveaucecouplepourlemoinsétrange.Deprimeabord,justeunjeuneAnglaisetsacopine,aussimal fagotés l'un que l'autre. Alors que jem'approchais du comptoir, legarçonmedévisagea bizarrement, son amie et lui remontèrent la rameverslamotrice.Letrains'arrêteraitàAshfordunequinzainedeminutesplus tard, j'en déduisis qu'ils allaient chercher leurs affaires avant dedébarquer. Le préposé à la restauration rapide – et compte tenu del'interminablefiled'attentepourarriveràlui,jemedemandaiscequ'ilyavaitdevraimentrapidedanscetterestauration–regardas'éloignerlesdeuxjeunesaucrâneraséensoupirant.

– La coupe de cheveux ne fait pas le moine, lui dis-je en mecommandantuncafé.Ilssontpeut-êtresympathiques,unefoisqu'onlesconnaît?

– Peut-être, répondit le serveur d'un ton dubitatif, mais ce gars apassé tout le voyage à se curer les ongles avec un cutter, et la fille à leregarderfaire.Pastrèsmotivantpourengagerlaconversation!

Je réglai ma consommation et retournai à ma place. Alors quej'entraisdanslavoitureoùKeiras'étaitassoupie,jecroisaiànouveaulesdeux loustics qui traînaient près du compartiment à bagages où nousavions laissénos sacs. Jem'approchaid'eux, le garçon fit un signe à lafillequiseretournaetmebarralechemin.

–C'estoccupé,melança-t-ellesuruntonarrogant.–Jevois,luidis-je,maisoccupéàquoi?Legarçons'interposaetsortitsoncutterdesapoche,prétendantne

pasavoiraiméletonsurlequeljem'étaisadresséàsacopine.

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J'aipassépasmaldetempsdansmajeunesseàLadbrokeGroveoùvivaitmonmeilleurcopaindecollège; j'aiconnulestrottoirsréservésàcertainesbandes, lescarrefoursqu'ilnousétait interditdetraverser, lescafésoù ilne faisaitpasbonaller joueraubaby-foot. Je savaisque cesdeux lascars cherchaient la bagarre. Si je bougeais, la filleme sauteraitdans le dos pour me bloquer les bras pendant que son copain medérouillerait.Unefoisqu'ilsm'auraientmisàterre,ilsmetermineraientàcoupsdepieddanslescôtes.L'Angleterredemonenfancen'étaitpasfaitequedejardinsauxpelousestendres,etdececôté-làlestempsn'avaientpasbeaucoupchangé.Ilesttoujoursassezcompliquédelaisseragirsoninstinctquandonadesprincipes, j'ai retournéunegiflemagistraleà lafillequiallas'allongerillicosurlesbagagesensetenantlajoue.Stupéfait,legarçonbonditdevantmoi,faisantpassersalamed'unemainàl'autre.Ilétait tempsd'oublier l'adolescentenmoipour laisser toutesaplaceàl'adultequejesuiscenséêtredevenu.

– Dix secondes, lui dis-je, dans dix secondes je te confisque toncutteret,sijel'attrape,tudescendsàpoildecetrain;çatetente,outuleremetsdanstapocheetonenrestelà?

La fille se releva, furieuse, et revintmedéfier ; son copainétaitdeplusenplusnerveux.

–Lardecetenfoiré,cria-t-elle.Plante-le,Tom!–Tom,tudevraisfairepreuvedeplusd'autoritésurtacopine,range

cetrucavantquel'undenousdeuxseblesse.– Je peux savoir ce qui se passe ? demandaKeira qui arriva dans

mondos.–Unepetitedispute,répondis-jeenlaforçantàreculer.–Tuveuxquej'appelledel'aide?Lesdeuxjeunesnes'attendaientpasàvoirvenirdurenfort;letrain

ralentissait, je pouvais voir par la portière le quai de la gared'Ashford.Tomentraînasacopine,nousmenaçanttoujoursdesoncutter.Keiraetmoi restâmes immobiles,nequittantpasdesyeux l'armequizigzaguaitdevantnous.

–Cassez-vous!ditlegarçon.Dès l'arrêt, ilseprécipitasur lequai,détalantà toutes jambesavec

sonamie.Keira resta sans voix ; les passagers qui voulaient descendre nous

forcèrent à nous pousser. Nous retournâmes à nos places, et le convois'ébranla de nouveau. Keira voulait que je prévienne la police, mais ilétaitbientroptard,nosdeuxloubardsavaientdûsefairelabelleetmon

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portablese trouvaitdansmonsac.Jeme levaipourallervérifierqu'ilyétait toujours.Keiram'aida à inspecter nos deux bagages ; le sien étaitintact,lemienavaitétéouvert;àpartunpeudedésordre,toutsemblaitêtrelà.Jereprismontéléphoneetmonpasseportet lesglissaidansmaveste.L'incidentétaitoubliéenarrivantàLondres.

J'éprouvaiuneimmensejoiedevantlaportedemapetitemaisonettrépignaid'impatienceàl'idéed'yentrer.Jecherchaimesclésdansmespoches, j'étais pourtant certain de les avoir en quittant Paris.Heureusement ma voisine m'aperçut depuis sa fenêtre. Les vieilleshabitudesneseperdantpas,ellem'offritdepasserparsonjardin.

– Vous savez où se trouve l'échelle, me dit-elle, je suis en pleinrepassage,nevousinquiétezpas,jerefermeraiquandj'auraifini.

Jelaremerciaietenjambai,quelquesinstantsplustard,lapalissade.N'ayanttoujourspasfaitréparerlaportedederrière–peut-êtrevalait-ilmieuxque j'y renonce–, j'appliquaiunpetit coup sec sur lapoignéeetentraienfin.J'allaiouvriràKeiraquim'attendaitdanslarue.

Nous passâmes le reste de l'après-midi à faire quelques emplettesdanslequartier.L'étald'unmarchanddequatre-saisonsattiraKeira,elleyremplitunpanierdevictuailles,dequoitenirunsiège.Hélas,cesoir-là,nousn'eûmespasletempsdedîner.

J'étaisaffairéencuisine,coupantscrupuleusementdescourgettesenpetitdés, commeKeirame l'avait ordonné, tandisqu'ellepréparaitunesauce,serefusantàm'endonnerlarecette.Letéléphonesonna.Pasmonportable, mais la ligne de la maison. Keira et moi nous regardâmes,intrigués.Jemerendisdanslesalonetdécrochailecombiné.

–C'estdoncvrai,vousêtesrentrés!–Noussommesarrivéstoutàl'heure,moncherWalter.–Mercid'avoireu lagentillessedemeprévenir,c'estvraimenttrès

aimableàvous.–Nousdescendonsàpeinedutrain...– C'est tout de même unmonde que j'apprenne votre arrivée par

l'intermédiaire d'un coursier de Federal Express, vous n'êtes pas TomHanksàcequejesache!

– C'est un coursier qui vous a prévenu de notre retour ? Quelleétrangechose...!

– Figurez-vous que l'on a fait déposer à l'Académie un pli à votreattention,enfinpas toutà faitàvotreattentiond'ailleurs, leprénomdevotreamieestécritsurl'enveloppeetendessous:«Àvosbonssoins».

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La prochaine fois, demandez que l'on m'adresse directement votrecourrier;ilestaussiprécisé:«Àremettredetouturgence».Puisquejesuisdevenuvotrefacteurattitré,souhaitez-vousquejedéposeceplichezvous?

–Nequittezpas,j'enparleàKeira!–Uneenveloppeàmonnom,expédiéeà tonAcadémie?Qu'est-ce

quec'estquecettehistoire?demanda-t-elle.Jen'ensavaispasplus,jeluidemandaisiellesouhaitaitqueWalter

nousl'apportecommeilleproposaitsigentiment.Keiramefitdegrandsgestesetjen'euspasdemalàcomprendreque

c'était la dernière chose dont elle avait envie. À ma gauche, Waltersoufflantdansmonoreille,àmadroite,Keiramefaisantlesgrosyeux,et,entre eux deux,moi, dans l'embarras. Puisqu'il fallait trancher, je priaiWalterdebienvouloirm'attendreàl'Académie,pasquestiondeluifairetraverser Londres, je viendrais chercher le pli. Je raccrochai, soulagéd'avoirtrouvéuncompromisépatant;maisenmeretournant,jecomprisqueKeiranepartageaitpasmonenthousiasme.Jeluipromisqu'ilnemefaudrait pas plus d'une heure pour faire l'aller-retour. J'enfilai unimperméable, pris le double de mes clés dans le tiroir du bureau etremontaidansmaruelle,verslepetitboxoùdormaitmavoiture.

En m'y installant, je renouai avec l'enivrante odeur de vieux cuir.Alorsquejesortaisdubox,ilmefallutappuyerbrutalementsurlapédaledufreinpournepasécraserKeiraquisetenaitdevantmesphares,droitecommeunpiquet.Ellecontourna lacalandreetvints'asseoirà laplacedupassager.

–Çapouvaitpeut-êtreattendredemain,cettelettre,non?dit-elleenclaquantlaportière.

–Ilyaécrit«Urgent»surl'enveloppe...aufeutrerouge,apréciséWalter.Maisjepeuxtoutàfaityallerseul,tun'espasobligée...

–C'estàmoiquecettelettreestadressée,ettoitumeursd'enviedevoirtonpote,alorsfonce.

Il n'y a que les lundis soir où l'on circule à peu près correctementdanslesruesdeLondres.Ilnousfallutàpeinevingtminutespourarriveràl'Académie.Enchemin,ilsemitàpleuvoir,l'unedeceslourdesaversesquitombentsouventsurlacapitale.Walternousattendaitdevantlaporteprincipale, le bas de son pantalon était trempé, son veston aussi, et ilfaisaitsaminedesmauvaisjours.Ilsepenchaàlaportièreetnoustenditlepli.Jenepouvaismêmepasluiproposerdeleraccompagnerchezlui,mavoiture,uncoupé,n'ayantquedeuxsièges.Nousavionsquandmême

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décidéd'attendrequ'il trouveun taxi.Dèsqu'il enpassaun,Waltermesaluafroidement,ignoraKeiraets'enalla.Nousnousretrouvâmes,assisdans cette voiture sous une pluie battante, l'enveloppe posée sur lesgenouxdeKeira.

–Tunel'ouvrespas?–C'estl'écrituredeMax,murmura-t-elle.–Cetypedoitêtretélépathe!–Pourquoidis-tuça?–Jelesuspected'avoirvuquenousétionsentraindenouspréparer

un petit dîner en amoureux, et d'avoir attendu lemoment où ta sauceétaitparfaitementàpoint,pourt'envoyerunelettreetfoutreenl'airnotresoirée.

–Cen'estpasdrôle...–Peut-être,maisreconnaisquesinousavionsétédérangésparune

demes anciennesmaîtresses, tu n'aurais pas pris la chose avec autantd'humour.

Keirapassasamainsurl'enveloppe.–Etquelleanciennemaîtressepourraitt'écrire?demanda-t-elle.–Cen'estpascequej'aidit.–Répondsàmaquestion!–Jen'aipasd'anciennesmaîtresses!–Tuétaispuceauquandnousnoussommesrencontrés?–Cequejeveuxdirec'estqu'àlafac,moi,jen'aicouchéavecaucune

demesmaîtresses!–C'esttrèsdélicat,cettepetiteremarque.–Tudécachettescetteenveloppe,ouiounon?–Tuasdit:«dînerenamoureux»,j'aibienentendu?–Ilestpossiblequej'aieditcela.–Tuesamoureuxdemoi,Adrian?–Ouvrecetteenveloppe,Keira!–Jevaisprendreçapourunoui.Ramène-nouscheztoietmontons

directementdanstachambre.J'aibeaucoupplusenviedetoiqued'unepoêléedecourgettes.

–Jevaisprendreçapouruncompliment!Etcettelettre?–Elleattendrademainmatin,etMaxaussi.

Cette première soirée à Londres réveilla bien des souvenirs. Après

l'amour, tu t'endormis ; les volets de la chambre étaient entrouverts ;assis,jeteregardais,écoutanttarespirationpaisible.Jepouvaisvoirsur

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tondosdescicatricesqueletempsn'effaceraitjamais.Jeleseffleuraisdemesdoigts.Lachaleurde toncorpsréveilla ledésir,aussi intactqu'auxpremiersébatsdusoir.Tugémis,j'ôtaimamain,maistularattrapas,medemandantd'unevoixétoufféede sommeilpourquoi j'avais interrompucette caresse. Je posai mes lèvres sur ta peau, mais tu t'étais déjàrendormie.Alorsjet'aiconfiéquejet'aimais.

–Moiaussi,as-tumurmuré.Tavoix était àpeineaudible,mais cesdeuxmotsme suffirent à te

rejoindredanstanuit.

Écrasés de fatigue, nous n'avions pas vu passer le matin, il étaitpresquemidiquandjerouvrislesyeux.Taplacedanslelitétaitvide,jeterejoignisdanslacuisine.Tuavaispasséunedemeschemises,enfiléunepairedechaussettesprisedansl'undemestiroirs.Decesaveuxquenousnous étions faits la veille était née comme une gêne, une pudeurmomentanéequinouséloignait.Jet'aidemandésituavaislulalettredeMax.Duregard,tumel'asdésignéesurlatable,l'enveloppeétaitencoreintacte.Jenesaispaspourquoimaisàcetinstantj'auraisvouluquetunel'ouvres jamais. Je l'aurais volontiers rangée dans un tiroir où nousl'aurions oubliée. Je ne voulais pas que cette course folle reprenne, jerêvais depasser du temps avec toi, seuls dans cettemaison, sans autreraisond'ensortirqued'aller flâner le longde laTamise,chinerchez lesbrocanteursdeCamden,serégalerdesconesdansl'undespetitscafésdeNotting Hill, mais tu as décacheté l'enveloppe et rien de tout cela n'aexisté.

Tuasdépliélalettreettumel'aslue,peut-êtrepourmemontrerquedepuishier,tun'avaisplusrienàmecacher.

Keira,J'aitristementvécutavisiteàl'imprimerie.Jecroisquedepuisquenousnoussommes

revusauxTuileries,lessentimentsquejecroyaiséteintssesontànouveauravivés.

Jenet'aijamaisditcombiennotreséparationfutdouloureuse,combienj'aisouffertdeton départ, de tes silences, de ton absence, peut-être plus encore de te savoir heureuse,insouciante de ce que nous avons été.Mais il fallait se rendre à l'évidence, si tu es unefemmedont la seule présence suffit à donner plus de bonheur qu'un hommene peut enespérer, ton égoïsme et tes absences laissent à jamais unvide. J'ai fini par comprendrequ'il est vain de vouloir te retenir, personne ne le peut ; tu aimes sincèrement,mais tun'aimesqu'un temps.Quelques saisonsdebonheur c'estdéjàbien,même si le tempsdescicatricesestlongpourceuxquetudélaisses.

Page 135: À Pauline et à Louis

Jepréfèrequenousnenousrevoyionsplus.Nemedonnepasdetesnouvelles,nevienspasme rendre visite quand tu passes à Paris. Ce n'est pas ton ancien professeur qui tel'ordonne,maisl'amiquiteledemande.

J'aibeaucoupréfléchiànotreconversation.Tuétaisuneélèveinsupportable,maisjete l'ai déjà dit, tu as de l'instinct, une qualité précieuse dans tonmétier. Je suis fier duparcours que tu as accompli, même si je n'y suis pour rien, n'importe quel professeuraurait détecté le potentiel de l'archéologue que tu es devenue. La théorie que tu m'asexposée n'est pas impossible, j'aimême envie d'y croire et tu approches peut-être d'unevéritédontlesensnouséchappeencore.SuislavoiedesPélasgesdesHypogées,quisaitsielletemèneraquelquepart.

Dèsquetuasquittémonatelier,jesuisrentréchezmoi,j'airouvertdeslivresfermésdepuisdesannées,ressortimescahiersarchivés,parcourumesnotes.Tusaiscombienjesuismaniaque,commetoutestclasséetordonnédansmonbureauoùnousavonspassédesibeauxmoments.J'airetrouvédansuncarnet latraced'unhommedontlesrecherchespourraientt'êtreutiles.Ilaconsacrésavieàétudierlesgrandesmigrationsdespeuples,aécrit de nombreux textes sur les Asianiques, même s'il n'en a publié que très peu, secontentantdedonnerdesconférencesdansquelquessallesobscures,dont l'uneoù jemesuistrouvéilyalongtemps.Luiaussiavaitdesidéesnovatricessurlesvoyagesentreprispar les premières civilisations du bassin méditerranéen. Il comptait bon nombre dedétracteurs,mais dans notre domaine, qui n'en a pas ? Il y a tant de jalousie chez nosconfrères.Cethommedontjeteparleestungrandérudit,j'aipourluiuninfinirespect.Valevoir,Keira.J'aiapprisqu'ils'étaitretiréàYell,unepetiteîledel'archipeldesShetlandàlapointenordde l'Écosse. Ilparaîtqu'ilyvitreclusetrefusedeparlerdeses travauxàquiconque,c'estunhommeblessé;maispeut-êtrequetoncharmeréussiraàlefairesortirdesatanièreetàlefaireparler.

Cette fameusedécouverteà laquelle tuaspiresdepuis toujours, celleque turêvesdebaptiserdetonprénom,estpeut-êtreenfinàtaportée.J'aiconfianceentoi,tuarriverasàtesfins.

Bonnechance.Max

Keira replia la lettre et la rangea dans son enveloppe. Elle se leva,

déposalavaisselledesonpetitdéjeunerdansl'évieretouvritlerobinet.–Tuveuxquejeteprépareuncafé?demanda-t-elleenmetournant

ledos.Jenerépondispas.–Jesuisdésolée,Adrian.–Quecethommesoitencoreamoureuxdetoi?–Non,decequ'ilditdemoi.–Tutereconnaisdanslafemmequ'ildécrit?–Jenesaispas,peut-êtreplusmaintenant,maissasincéritémedit

qu'ildoityavoirunfonddevérité.–Cequ'iltereprochec'estdetrouvermoinsdifficiledefairedumal

àceluiquit'aimequed'écornertonimage.–Toiaussitupensesquejesuisuneégoïste?

Page 136: À Pauline et à Louis

–Jenesuispasceluiquiaécritcettelettre.Maispoursuivresavieensedisantquepuisquel'onvabienl'autreirabienaussi,quetoutn'estqu'une question de temps, est peut-être lâche. Ce n'est pas à toil'anthropologuequejevaisexpliquerlemerveilleuxinstinctdesurviedel'homme.

–Lecynismetevamal.–Jesuisanglais,j'imaginequec'estdansmesgènes.Changeonsde

sujet, si tu veux bien. Je vaismarcher jusqu'à l'agence de voyages, j'aienviedeprendrel'air.TuveuxalleràYell,n'est-cepas?

Keiradécidadem'accompagner.Ledépart était fixé au lendemain.Nous ferions escale à Glasgow avant d'atterrir à Sumburgh sur l'îleprincipaledel'archipeldesShetland.UnferrynousconduiraitensuiteàYell.

Nos billets en poche, nous sommes allés faire un tour sur King'sRoad.J'aimeshabitudesdans lequartier, j'aimeremontercettegrandeavenue commerçante jusqu'à Sydney Street pour aller me promenerensuite dans les allées du Chelsea Farmer's Market. C'est là que nousavionsdonnérendez-vousàWalter.Cettelonguepromenadem'avaitmisenappétit.

Après avoir scrupuleusement étudié le menu et passé commanded'unhamburgeràdeuxétages,Waltersepenchaàmonoreille.

– L'Académie m'a remis un chèque pour vous, l'équivalent de sixmoisdesolde.

–Enquelhonneur?demandai-je.– Ça c'est la mauvaise nouvelle. Compte tenu de vos absences

répétées,votreposteneseraplusqu'honoraire,vousn'êtesplustitularisé.–Jesuisviré?–Non,pasexactement,j'aiplaidévotrecausedumieuxquej'aipu,

mais nous sommes en pleine période de restrictions budgétaires et leconseild'administrationa été somméde supprimer toutes lesdépensesinutiles.

– Dois-je en conclure qu'aux yeux du conseil je suis une dépenseinutile?

–Adrian,lesadministrateursneconnaissentmêmepasvotrevisage,vous n'avez pratiquement pas mis les pieds à l'Académie depuis votreretourduChili,ilfautlescomprendre.

Walteraffichaunemineencoreplussombre.–Quoiencore?

Page 137: À Pauline et à Louis

– Il faut que vous libériez votre bureau, onm'a demandé de vousfaire renvoyer vos affaires chez vous, quelqu'un doit l'occuper dès lasemaineprochaine.

–Ilsontdéjàrecrutémonremplaçant?– Non, ce n'est pas exactement cela, disons qu'ils ont attribué la

classequivousétaitdestinéeà l'undevoscollèguesdont l'assiduitéestsansfaille;ilabesoind'unlieuoùpréparersescours,corrigersescopies,recevoirsesélèves...Votrebureauluiconvientparfaitement.

–Puis-jesavoirquiestcecharmantcollèguequimemetà laportependantquej'ailedostourné?

–Vous ne le connaissez pas, il n'est à l'Académie que depuis troisans.

Je compris à la dernièrephrasedeWalter que l'administrationmefaisait payer aujourd'hui la liberté dont j'avais abusé. Walter étaitmortifié, Keira évitait mon regard. Je pris le chèque, bien décidé àl'encaisserdèsaujourd'hui.J'étaisfurieuxetjenepouvaism'enprendrequ'àmoi-même.

–LeShamalasouffléjusqu'enAngleterre,murmuraKeira.Cette petite allusion aigre-douce au vent qui l'avait chassée de ses

fouilles éthiopiennes témoignait que la tension de notre discussion dumatinn'étaitpasencoretoutàfaitretombée.

–Quecomptez-vousfaire?medemandaWalter.–Ehbien,puisquejesuisauchômage,nousallonspouvoirvoyager.Keirabataillaitavecunmorceaudeviandequi lui résistait, je crois

qu'elleseseraitvolontiersattaquéeàlaporcelainedesonassiettepournepasparticiperànotreconversation.

–NousavonseudesnouvellesdeMax,dis-jeàWalter.–Max?–Unvieilamidemapetiteamie...La tranche de rosbif ripa sous la lame du couteau de Keira et

parcourutunedistancenonnégligeableavantd'atterrirentrelesjambesd'unserveur.

–Jen'avaispastrèsfaim,dit-elle,j'aiprismonpetitdéjeunertard.–C'estlalettrequejevousairemisehier?questionnaWalter.Keiraavalaunegorgéedebièredetraversettoussabruyamment.–Maiscontinuez,continuez,faitescommesijen'étaispaslà...,dit-

elleens'essuyantlabouche.–Oui,c'estlalettreenquestion.–Etelleaunrapportavecvosprojetsdevoyage?Vousallezloin?

Page 138: À Pauline et à Louis

–Aunorddel'Écosse,danslesShetland.– Je connais très bien le coin, j'y passais mes vacances dans ma

jeunesse,monpèrenousemmenaitenfamilleàWhalsay.C'estuneterrearide,maismagnifiqueenété, iln'y fait jamaischaud,papadétestait lachaleur. L'hiver y est rude,mais papa adorait l'hiver, quoique nous n'ysoyonsjamaisallésencettesaison.Surquelleîlevousrendez-vous?

–ÀYell.– J'y suis allé aussi, à la pointe nord se trouve la maison la plus

hantéeduRoyaume-Uni.Windhouse,c'estuneruinequicommesonnoml'indiqueestbattueparlesvents.Maispourquoilà-bas?

–NousallonsrendrevisiteàuneconnaissancedeMax.–Ahoui,etquefaitcethomme?–Ilestàlaretraite.– Bien sûr, je comprends, vous partez au nord de l'Écosse pour

rencontrerl'amiàlaretraited'unvieilamideKeira.Lachosedoitavoirun sens. Je vous trouvebienbizarres tous lesdeux, vousneme cachezrien?

–Voussaviezqu'Adrianauncaractèredemerde,Walter?demandasoudainKeira.

–Oui,répondit-il,jel'avaisremarqué.–Alorssivouslesavez,nousnevouscachonsriend'autre.Keiramedemandadeluiconfierlesclésdelamaison,ellepréférait

rentreràpiedetnouslaisserterminer,entrehommes,cettepassionnanteconversation.EllesaluaWalteretsortitdurestaurant.

–Vousvousêtesdisputés,c'estcela?Qu'est-cequevousavezencorefait,Adrian?

–Maisc'est incroyabletoutdemême,pourquoiest-cequeceseraitdemafaute?

–Parcequec'estellequiaquittélatableetpasvous,voilàpourquoi.Donc,jevousécoute,qu'est-cequevousavezencorefait?

–Mais riendu tout,bonsang,àpartécouter stoïquement laproseamourachéedutypequiluiaécritcettelettre.

–Vousavezlulalettrequiluiétaitadressée?–C'estellequimel'alue!–Etbiencelaprouveaumoins sonhonnêteté, et je croyaisquece

Maxétaitunami?–Unamiqu'elleaeutoutnudanssonlitilyaquelquesannées.–Ditesdonc,monvieux,vousn'étiezpasviergenonplusquandvous

l'avez rencontrée. Vous voulez que je vous rappelle ce que vousm'avez

Page 139: À Pauline et à Louis

confié?Votrepremiermariage,votredocteur,votrerouquinequiservaitdansunbar...

–Jen'aijamaisétéavecunerouquinequiservaitdansunbar!–Ahbon?Alorsc'étaitmoi.Peuimporte,nemeditespasquevous

êtesassezstupidepourêtrejalouxdesonpassé?–Ehbien,jenevousledispas!–Maisenfin,bénissezceMaxaulieudeledétester.–Jenevoisvraimentpaspourquoi.–Maisparceques'iln'avaitpasétéassezcrétinpourlalaisserpartir,

aujourd'hui,vousneseriezpasensemble.Je regardai Walter, intrigué ; son raisonnement n'était pas

totalementdénuédesens.– Bon, offrez-moi un dessert et vous irez vous excuser ensuite ;

qu'est-cequevouspouvezêtremaladroit!Lamousseauchocolatdevaitêtresucculente,Waltermesuppliade

luilaisserletempsd'enprendreuneautre.Jecroisqu'ilcherchaitenfaità prolonger lemoment que nous passions ensemble pourmeparler detante Elena ou plutôt pour que je lui parle d'elle. Il avait le projet del'inviteràpasserquelquesjoursàLondresetvoulaitsavoirsi,selonmoi,elleaccepteraitsoninvitation.Jen'avais,demémoire,jamaisvumatantes'aventurer au-delà d'Athènes, mais plus rien ne m'étonnait et, depuisquelque temps, tout appartenait au domaine du possible. Jerecommandai cependant à Walter de procéder avec délicatesse. Il melaissaluiprodiguermilleconseilsetfinitparmeconfier,presqueconfus,qu'il luienavaitdéjàfait lademandeetqu'elle luiavaitréponduqu'ellerêvaitdevisiterLondres.Tousdeuxavaientprévud'organisercevoyageàlafindumois.

–Alorspourquoicetteconversationpuisquevousconnaissezdéjàsaréponse?

–Parcequejevoulaism'assurerquevousn'enseriezpasfâché.Vousêtes le seul homme de la famille, il était normal que je vous demandel'autorisationdefréquentervotretante.

–Jen'aipasl'impressionquevousmel'ayezvraimentdemandé,oualorscelam'auraéchappé.

– Disons que je vous ai sondé. Lorsque je vous ai interrogé poursavoir si j'avais mes chances, si j'avais senti la moindre hostilité dansvotreréponse...

–...vousauriezrenoncéàvosprojets?

Page 140: À Pauline et à Louis

–Non,avouaWalter,maisj'auraissuppliéElenadevousconvaincredenepasm'envouloir.Adrian,ilyaseulementquelquesmoisnousnousconnaissionsàpeine,depuis jemesuisattachéàvouset jenevoudraisprendre aucun risque de vous froisser, notre amitiém'est terriblementprécieuse.

–Walter,luidis-jeenleregardantdansleblancdesyeux.– Quoi ? Vous pensez que ma relation avec votre tante est

inconvenante,c'estcela?– Je trouve merveilleux que ma tante trouve enfin, en votre

compagnie,cebonheurqu'elleasilongtempsguetté.VousaviezraisonàHydra, si c'était vous qui aviez vingt ans de plus qu'elle, personne n'ytrouverait à redire, cessons de nous embarrasser de ces préjugéshypocritesdebourgeoisiedeprovince.

–Neblâmezpas laprovince, jecrainsqu'àLondresonnevoiepascelad'untrèsbonœil,nonplus.

– Rien ne vous oblige à vous embrasser fougueusement sous lesfenêtres du conseil d'administration de l'Académie... Quoique l'idée nemedéplairaitpas,pourtoutvousdire.

–Alors,j'aivotreconsentement?–Vousn'enaviezpasbesoin!–D'unecertainefaçon,si,votretantepréféreraitdebeaucoupquece

soitvousquiparliezdesonpetitprojetdevoyageàvotremère... enfin,elleaprécisé:àconditionquevoussoyezd'accord.

Mon téléphone vibra dansma poche. Le numéro demon domiciles'affichait sur l'écran,Keiradevait s'impatienter.Ellen'avaitqu'à resteravecnous.

–Vousnedécrochezpas?demandaWalterinquiet.–Non,oùenétions-nous?–Àlapetitefaveurquevotretanteetmoiespéronsdevous.–Vousvoulezquej'informemamèredesfrasquesdesasœur?J'ai

déjàdumalàluiparlerdesmiennes,maisjeferaidemonmieux,jevousdoisbiencela.

Walterpritmesmainsetlesserrachaleureusement.–Merci,merci,merci,dit-ilenmesecouantcommeunprunier.Le téléphone vibra ànouveau, je le laissai sur la table où je l'avais

poséetmeretournaiverslaserveusepourluicommanderuncafé.

Page 141: À Pauline et à Louis

***

Page 142: À Pauline et à Louis

Paris

Unepetitelampeéclairaitlebureaud'Ivory.Leprofesseurremettaitsesnotesàjour.Letéléphonesonna.Ilôtaseslunettesetdécrocha.

–Jevoulaisvousinformerquej'airemisvotrepliàsadestinataire.–L'a-t-ellelu?–Oui,cematinmême.–Etcommentont-ilsréagi?–Ilestencoretroptôtpourvousrépondre...Ivory remerciaWalter. Il passa un autre appel et attendit que son

correspondantdécroche.– Votre lettre est arrivée à bon port, je voulais vous en remercier.

Vousaviezbienécrittoutcequejevousavaisindiqué?–J'airecopiéchacundevosmots,jemesuissimplementautoriséày

ajouterquelqueslignes.–Jevousavaisdemandédenerienchanger!–Alorspourquoinepasl'avoirenvoyéevous-même,pourquoinepas

luiavoirdittoutceladevivevoix?Pourquoivousservirdemoicommeintermédiaire?Jenecomprendspasàquoivousjouez.

– J'aimerais tellement que ce ne soit qu'un jeu. Elle vous accordebienplusdecréditqu'àmoi,bienplusqu'àquiconqued'ailleurs,etjenecherche pas à vous flatter en vous disant cela,Max. Vous avez été sonprofesseur, pas moi. Lorsque je l'appellerai dans quelques jours pourcorroborer les informations qu'elle obtiendra à Yell, elle n'en sera queplusconvaincue.Nedit-onpasquedeuxavisvalentmieuxqu'un?

–Pasquandcesdeuxavisémanentdelamêmepersonne.–Maisnoussommeslesseulsàlesavoir,n'est-cepas?Sivousêtes

malàl'aise,dites-vousbienquejefaiscelapourleursécurité.Prévenez-moi dès qu'elle vous rappellera. Elle le fera, j'en suis sûr. Et, comme

Page 143: À Pauline et à Louis

convenu,débrouillez-vousmaintenantpourêtre injoignable.Demain, jevouscommuniqueraiunnouveaunumérooùmecontacter.Bonnenuit,Max.

***

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Londres

Noussommespartisàlapremièreheure.Keiratitubaitdesommeil.ElleserendormitdansletaxietjeduslasecouerenarrivantàHeathrow.

– J'aime de moins en moins l'avion, dit-elle tandis que l'appareilprenaitsonenvol.

–C'est fâcheuxpouruneexploratrice, tuas l'intentiondegagner leGrandNordàpied?

–Ilyalebateau...–Enhiver?–Laisse-moidormir.Nousavionstroisheuresd'escaleàGlasgow.J'auraisvouluemmener

Keira visiter la ville, mais le temps ne s'y prêtait vraiment pas. Keiras'inquiétait du décollage dans des conditions météorologiques quis'annonçaientdemoinsenmoinsfavorables.Lecielviraitaunoir,degrosnuages obscurcissaient l'horizon.D'heure en heure, une voix annonçaitles retards et invitait les passagers à prendre leurmal en patience.Unorageimpressionnantvintdétremperlapiste,laplupartdesvolsétaientannulés,maislenôtrefaisaitpartiedesraresencoreaccrochésautableaudesdéparts.

–Àcombientuévaluesleschancesquecevieilhommenousreçoive?demandai-jealorsquelabuvettefermait.

–Àcombientuévaluesnoschancesd'arriversainsetsaufsdanslesShetland?demandaKeira.

–Jenepensepasqu'ilsnousferontcourirdesrisquesinutiles.–Taconfianceenl'hommemefascine,réponditKeira.L'averse s'éloignait ; profitant d'une courte accalmie, une hôtesse

nous enjoignit de gagner la porte d'embarquement au plus vite. Keiras'engageasurlapasserelleàcontrecœur.

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–Regarde, luidis-jeenpointantundoigtparunhublot, il yauneéclaircie,nousallonspasserdedansetéviterlacrasse.

– Et ton éclaircie nous suivra jusqu'à l'endroit où il faudraredescendresurterre?

Le côté positif des turbulences qui nous secouèrent pendant lescinquante-cinqminutesquedurèrent ce vol futqueKeiranequittapasmonbras.

Noussommesarrivéssur l'archipeldesShetlandenmilieud'après-midi, sous une pluie battante. L'agence m'avait conseillé de louer unevoitureàl'aéroport.Nousparcourûmessoixantemilesderouteàtraversdesplainesoùpaissaientdestroupeauxdemoutons.Lesanimauxvivantenliberté,leséleveursontpourhabitudedeteindrelalainedeleurbétailafindeledistinguerdesélevagesvoisins.Celadonneàcettecampagnedebien jolies couleurs qui contrastent avec le gris du ciel. À Toft, nousembarquâmesàbordduferryquinaviguaitversUlsta,unpetitvillagesurlacôteorientaledeYell;lerestedel'îlen'estpratiquementpeupléquedehameaux.

J'avaispréparénotrevoyageetunechambrenousattendaitdansunBedandBreakfastàBurravoe,leseuldel'île,jecrois.

LeBedandBreakfastenquestionétaitunefermeavecunechambremiseàdispositiondesraresvisiteursquivenaientseperdreici.

Yellestl'unedecesîlesduboutdumonde,unelandedeterrelonguedetrente-cinqkilomètreset larged'àpeinedouze.Neufcentcinquante-septpersonnesyvivent,lecompteestprécis,chaquenaissanceoudécèsaffectesensiblementladémographiedeslieux.Loutres,phoquesgrisousternesarctiquessonticilargementmajoritaires.

Le couple d'éleveurs qui nous reçut paraissait au demeurantcharmant,àceciprèsqueleuraccentnemepermettaitpasdesaisirtouteleurconversation.Ledînerétait servià6heuresetà7heures,Keiraetmoinousretrouvâmesdansnotrechambre,avecdeuxbougiespourtoutéclairage.Leventsoufflaitenrafalesau-dehors,lesvoletsclaquaient,lespalesd'uneéoliennerouilléegrinçaientdanslanuitetlapluievintbattreles carreaux.Keira se blottit contremoi,mais aucune chance que nousfassionsl'amourcesoir-là.

J'eus moins de regrets que nous nous soyons endormis tôt car leréveil fut rudement matinal. Bêlements de moutons, grognements decochons,caquètementsdevolaillesentoutgenre,nemanquaitautableau

Page 146: À Pauline et à Louis

que le mugissement d'une vache, mais les œufs, le bacon et le lait debrebisquinousfurentservisaupetitdéjeuneravaientungoûtquejen'aihélas jamais retrouvé depuis. La fermière nous demanda ce qui nousamenaitici.

–Noussommesvenusrendrevisiteàunanthropologuequiaprissaretraite sur l'île, un certain Yann Thornsten, vous le connaissez ?demandaKeira.

Lafermièrehaussalesépaulesetquittalacuisine.Keiraetmoinousregardâmes,interloqués.

–Tum'asdemandéhierquellesétaientleschancesquecetypenousreçoive?Jeviensderévisermesprévisionsàlabaisse,luisoufflai-je.

Unefoislepetitdéjeuneravalé,jemedirigeaiversl'étableafind'allerrendre visite aumari de notre fermière. Lorsque je l'interrogeai sur ledénomméYannThornsten,l'éleveurfitunegrimace.

–Ilvousattend?–Pasexactement,non.– Alors il vous recevra à coups de fusil. LeHollandais est un sale

type,nibonjour,niaurevoir,c'estunsolitaire.Lorsqu'ilvientauvillageunefoisparsemainepourfairesescourses,ilneparleàpersonne.Ilyadeux ans, la famille qui habite la ferme à côté de chez lui a eu unproblème.La femmeaaccouchéenpleinenuit et celane s'estpasbienpassé. Il fallait aller chercher le docteur et la voiture de son mari nevoulaitpasdémarrer.Legarsatraversélalandepourallerluidemanderde l'aide,unkilomètre sous lapluie, leHollandais lui a tirédessusà lacarabine.Lebébén'apassurvécu.Jevousledis,c'estunsalebonhomme.Il n'y aura que le curé et le menuisier le jour où on l'emmènera aucimetière.

–Pourquoilemenuisier?demandai-je.–Parcequec'estluilepropriétaireducorbillard,etc'estsoncheval

quiletracte.JerelataimaconversationàKeiraetnousdécidâmesd'allerfaireune

balade le long de la côte, le temps de mettre au point une stratégied'approche.

–Jevaisyallerseule,déclaraKeira.–Etpuisquoiencore,pasquestion!– Il ne tirera pas sur une femme, il n'a aucune raisonde se sentir

menacé. Écoute, les histoires de mauvais voisinage sont légion sur lesîles, cethommen'est certainementpas lemonstreque l'onnousdécrit.

Page 147: À Pauline et à Louis

J'enconnaisplusd'unqui tireraitsurunesilhouettes'approchantdesamaisonaubeaumilieudelanuit.

–Tuasd'étrangesfréquentations!–Tumedéposesdevantsapropriétéetjefaisleresteàpied.–Sûrementpas!–Ilnetirerapassurmoi,crois-moi,j'aipluspeurduvolretourque

derencontrercethomme.

L'échanged'argumentssepoursuivitletempsdelapromenade.Nousmarchions le longdes falaises,découvrantdespetites criques sauvages.Keira s'enticha d'une loutre, l'animal n'était pas farouche et semblaitmême s'amuser de notre présence, nous suivant à quelques mètres dedistance.Àforcedejouer,ilnousentraînapendantplusd'uneheure;leventétaitglacial,mais ilnepleuvaitpaset lamarcheétaitagréable.Enroute,nousavonsrencontréunhommequirevenaitdelapêche.Nousluiavonsdemandénotrechemin.

Sonaccentétaitencorepirequeceluidenoshôtes.–Oùallez-vous?grommela-t-ildanssabarbe.–ÀBurravoe.–C'estàuneheuredemarche,derrièrevous,dit-ilens'éloignant.Keiramelaissasurplaceetluiemboîtalepas.–C'estunebellerégion,dit-elleenlerejoignant.–Sionveut,réponditl'homme.–Leshiversdoiventêtrerudes,j'imagine,poursuivit-elle.–Vousavezbeaucoupd'autresconneriesdecegenreàmedire?Je

doisallerpréparermonrepas.–MonsieurThornsten?–Jeconnaispersonnedecenom,ditl'hommeenaccélérantlepas.–Iln'yapasgrandmondesurl'île,j'aidumalàvouscroire.–Croyezcequevousvoulezetfoutez-moilapaix.Vousvouliezqueje

vousindiquevotrechemin,vousêtesentraindeluitournerledos,alorsfaitesdemi-touretvousserezdanslabonnedirection.

– Je suis archéologue. Nous sommes venus de loin pour vousrencontrer.

–Archéologueoupas,çam'esttotalementégal,jevousaiditquejeneconnaissaispasvotreThornsten.

–Jevousdemandejustedemeconsacrerquelquesheures,j'ailuvostravauxsur lesgrandesmigrationsdupaléolithiqueet j'aibesoindevoslumières.

Page 148: À Pauline et à Louis

L'hommes'immobilisaettoisaKeira.– Vous avez la tête d'une emmerdeuse et j'ai pas envie qu'on

m'emmerde.–Etvous,vousavezlatêted'untypeaigrietdétestable.–Jesuisbiend'accord,réponditl'hommeensouriant,raisondeplus

pour que ni vous nimoi ne fassions connaissance. En quelle langue jedoisvousdiredemelaissertranquille?

–Essayezlehollandais!J'imaginequepeudegensdanslecoinontunaccentcommelevôtre.

L'hommetournaledosàKeiraets'enalla.Ellelesuivitetlerattrapaaussitôt.

–Faitesvotretêtedemule,çam'estbienégal,jevoussuivraijusquechezvouss'illefaut.Vousferezquoilorsquenousarriveronsdevantvotreporte,vousmechasserezàcoupsdefusil?

–C'estlesfermiersdeBurravoequivousontracontéça?Necroyezpas toutes les saloperies que vous entendrez sur l'île, les genss'emmerdentici,ilsnesaventplusquoiinventer.

– La seule chose quim'intéresse, continua-t-elle, c'est ce que vousavezàmedire,etriend'autre.

Pour lapremière fois, l'hommesembla s'intéresseràmoi. Il ignoramomentanémentKeiraetfitunpasdansmadirection.

– Elle est toujours aussi chiante ou j'ai droit à un traitement defaveur?

Je n'aurais pas formulé la chose ainsi, mais je me contentai d'unsourireetluiconfirmaiqueKeiraétaitd'unenatureassezdéterminée.

–Etvous,vousfaitesquoidanslavieàpartlasuivre?–Jesuisastrophysicien.Sonregardchangeasoudain,sesyeuxd'unbleuprofonds'ouvrirent

unpeuplusgrands.–J'aimebiença,lesétoiles,souffla-t-il,ellesm'ontguidéautrefois...Thornsten regarda le bout de ses chaussures et envoya un caillou

valdinguerenl'air.– J'imagine que vous devez les aimer vous aussi, si vous faites ce

métier?reprit-il.–Jel'imagine,répondis-je.–Suivez-moi,j'habiteauboutduchemin.Jevousoffredequoivous

désaltérer, vous me parlez un peu du ciel et ensuite vous me laisseztranquille,marchéconclu?

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Nous avons échangé une poignée de main qui valait bien unepromesse.

Untapisusésurlesolenbois,unvieuxfauteuildevantlacheminée,le long d'un mur deux bibliothèques croulant sous les livres et lapoussière, dans un coin un lit en fer forgé recouvert d'un vieuxpatchwork,unelampeetunetabledenuit,voilàdequoiétaitcomposéela pièce principale de cette humble demeure. Notre hôte nous installaautourdesatabledecuisine;ilnousoffrituncafénoir,dontl'amertumen'avaitrienàenvieràlacouleur.Ilallumaunecigaretteenpapiermaïsetnousregardafixementtouslesdeux.

– Qu'est-ce que vous êtes venus chercher exactement ? dit-il ensoufflantl'allumette.

–Des informations sur lespremièresmigrationshumainesquionttransitéparleGrandNordpourarriverjusqu'enAmérique.

– Ces flux migratoires sont très controversés, le peuplement ducontinent américain est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Maistoutcelaestdansleslivres,vousn'aviezpasbesoindevousdéplacer.

–Croyez-vouspossible, repritKeira, qu'ungroupeaitpuquitter lebassin méditerranéen pour gagner le détroit de Béring et la mer deBeaufortenpassantparlePôle?

– Sacrée balade, ricana Thornsten. Selon vous, ils auraient fait levoyageenavion?

–Cen'estpaslapeinedeleprendredehaut,jevousdemandejustederépondreàmaquestion.

–Etàquelleépoqueauraiteulieucetteépopée,d'aprèsvous?–Entrequatreetcinqmilleansavantnotreère.– Jamais entenduparler d'une telle chose, pourquoi cemoment-là

enparticulier?–Parcequec'estceluiquim'intéresse.–Lesglacesétaientbienplusforméesqu'ellesnelesontaujourd'hui

et l'océanpluspetit ;ensedéplaçantaugrédessaisonsfavorables,oui,cela aurait été possible.Maintenant, jouons cartes sur table, vous ditesavoirlumestravaux,jenesaispascommentvousavezréussiceprodigecar j'ai trèspeupublié et vous êtesbien trop jeunepouravoir assisté àl'unedesraresconférencesquej'aidonnéessurcesujet.Sivousvousêtesvraimentpenchée surmes écrits, vous venezdemeposerunequestiondont vous connaissiez la réponse avant de venir, puisque ce sontprécisément les théories que j'ai défendues. Elles m'ont valu d'êtrereléguéaubandelaSociétédesarchéologues;alorsàmontourdevous

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poser deux questions.Qu'est-ce que vous êtes vraiment venus chercherchezmoietdansquelbut?

Keiraavalasatassedecaféculsec.–D'accord,dit-elle,jouonscartessurtable.Jen'aijamaisrienlude

vous, j'ignorais encore l'existence de vos travaux la semaine dernière.C'est un ami professeur qui m'a recommandé de venir vous voir, medisantquevouspourriezmerenseignersurcesgrandesmigrationsquinefontpasl'unanimitécheznosconfrères.Mais j'aitoujourscherchélàoùles autres avaient renoncé. Et, aujourd'hui, je cherche un passage parlequel des hommes auraient pu traverser le Grand Nord au IVe ouVemillénaire.

– Pourquoi auraient-ils entrepris ce voyage ? demanda Thornsten.Qu'est-cequilesauraitpoussésàrisquerleurvie?C'estlaquestionclé,jeune fille, lorsqu'on prétend s'intéresser aux migrations. L'homme nemigre que par nécessité, parce qu'il a faim ou soif, parce qu'il estpersécuté,c'estsoninstinctdesurviequilepousseàsedéplacer.Prenezvotreexemple, vousavezquittévotreniddouilletpourvenirdans cettevieillebaraqueparcequevousaviezbesoindequelquechose,non?

Keira me regarda, cherchant dans mes yeux la réponse à unequestionquejedevinais.Fallait-ilounonaccordernotreconfianceàcethomme, prendre le risque de lui montrer nos fragments, les réunir ànouveaupourqu'ilassisteauphénomène?J'avaisremarquéque,chaquefoisquenouslefaisions,l'intensitédiminuait.Jepréféraienéconomiserl'énergie,etfaireensortequelemoinsdemondepossiblesoitaucourantde cequenous tentionsdedécouvrir. Je lui fis un signede tête qu'ellecomprit,elleseretournaversThornsten.

–Alors?insista-t-il.–Pourallerporterunmessage,réponditKeira.–Quelgenredemessage?–Uneinformationimportante.–Etàqui?– Aux magistères des civilisations établies sur chacun des grands

continents.– Et comment auraient-ils pu deviner qu'à de pareilles distances

d'autrescivilisationsquelaleurexistaient?– Ils ne pouvaient en avoir la certitude, mais je ne connais pas

d'explorateurquisacheaumomentdudépartcequ'iltrouveraàl'arrivée.Cependant, ceux auxquels je pense avaient croisé suffisamment de

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peuplesdifférentsduleurpoursupposerqu'ilenexistaitd'autresvivantsurdesterreslointaines.J'aidéjàlapreuvequetroisvoyagesdecegenrefurent entrepris à la même époque et sur des distances considérables.L'un vers le sud, l'autre vers l'est jusqu'en Chine, un troisième versl'ouest.Nerestequelenordpourconfirmermathéorie.

– Vous avez vraiment la preuve que de tels voyages ont eu lieu ?interrogeaThornsten,méfiant.

Savoixavaitchangé.IlrapprochasachaisedeKeiraetposasamainsurlatable,raclantleboisduboutdesongles.

–Jenevousmentiraispas,affirmaKeira.–Vousvoulezdire,pasdeuxfoisdesuite?–Toutà l'heure, jevoulaisvousapprivoiser,onditquevousn'êtes

pasd'unabordfacile.–Jevisreclusmaisjenesuispasunanimal!ThornstenfixaKeira.Sesyeuxétaientcernésderidesetsonregardsi

profondqu'ilétaitdifficiledelesoutenir;ilselevaetnouslaissaseulsuninstant.

– Nous parlerons ensuite de vos étoiles, je n'ai pas oublié notremarché,cria-t-ildepuislesalon.

Ilrevintavecunlongtubedontilsortitunecartequ'ildépliasurlatable. Il en cala les angles récalcitrants avec nos tasses de café et uncendrier.

– Voilà, dit-il en désignant le nord de la Russie sur le grandplanisphère.Sicevoyagearéellementexisté,plusieursvoiess'offraientàvosmessagers. L'une, en remontant par laMongolie et la Russie pouratteindreledétroitdeBéring,commevouslesuggériez.Àcetteépoque,lespeuplessumériensavaientdéjàmisaupointdesembarcationsassezrobustespourpouvoirlongerlaroutedesicebergsetatteindrelamerdeBeaufort,mêmesirienneprouvequ'ilsysoientjamaisallés.Autreroutepossible, en passant par la Norvège, les îles Féroé, l'Islande, puis entraversant ou en longeant la côte du Groenland, la baie de Baffin, ilsauraientpuarriverenmerdeBeaufort.Àconditiontoutefoisd'avoirpusurvivreàdestempératurespolaires,des'êtrenourrisdepêcheenroute,sanss'êtreeux-mêmesfaitdévorerparlesours,maistoutestpossible.

–Possibleouplausible?insistaKeira.–J'aidéfendulathèsequedetelsvoyagesavaientétéentreprispar

deshommesd'originecaucasienneplusdevingtmilleansavantnotreère;j'aiaussiprétenduquelacivilisationdesSumériensn'étaitpasapparue

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sur les rives de l'Euphrate et du Tigre simplement parce qu'ils avaientapprisàentreposerl'épeautreetpersonnenem'acru.

–Pourquoimeparlez-vousdesSumériens?demandaKeira.– Parce que cette civilisation est l'une des premières, sinon la

première,àavoirélaborél'écriture,l'unedespremièresàs'êtredotéed'unoutil permettant aux hommes de noter leur langue. Avec l'écriture, lesSumériensont inventé l'architectureetmisaupointdesbateauxdignesdecenom.Vouscherchezlespreuvesd'ungrandvoyageayanteulieuilya des millénaires, et vous espérez tomber dessus comme si, parenchantement, lepetitPoucetavaitsemédescailloux?Vousêtesd'unenaïvetéaffligeante.Quelquesoitcequevouscherchezréellement,sicelaaexisté,c'estdanslestextesquevousentrouverezlestraces.Vousvoulezmaintenant que je vous en dise un peu plus ou vous avez encorel'intentiondem'interromprepourneriendire?

JeprislamaindeKeiraetlaserraidanslamienne,unefaçonàmoidelasupplierdelelaisserpoursuivresonrécit.

– Certains soutiennent que les Sumériens se sont sédentarisés surl'Euphrate et le Tigre, parce que l'épeautre y poussait en abondance etqu'ils avaient appris à stocker cette céréale. Ils pouvaient conserver lesrécoltes qui les nourriraient pendant les saisons froides et infertiles etn'avaient plus besoin de vivre en nomades pour se procurer leurnourriturequotidienne.C'estcequejevousexpliquais,lasédentarisationtémoignequel'hommepassedel'étatdesurvieàl'étatdevie.Et,dèsqu'ilse sédentarise, il entreprend d'améliorer son quotidien, c'est là etseulementlàquecommencentàévoluerlescivilisations.Qu'unincidentgéographique ou climatique vienne détruire cet ordre, que l'homme netrouveplus sonpainquotidienet le voilà aussitôtqui reprend la route.Exodesoumigrations,mêmescombats,mêmemotif,celuide l'éternellesurviedel'espèce.MaislesconnaissancesdesSumériensétaientdéjàbientropdéveloppéespourqu'ilsesoitagidesimplesfermierssoudainementsédentarisés. J'ai avancé la théorie selon laquelle leur civilisationremarquablement évoluée était néede la réuniondeplusieurs groupes,chacunporteurde sapropre culture.Lesuns venantdu sous-continentindien,d'autresarrivésparlamerenlongeantlelittoraliranienetenfinun troisième groupe venu de l'Asie Mineure. Azov, Noire, Égée etMéditerranée, ces mers n'étaient guère éloignées les unes des autres,quandellesn'étaientpascommunicantes.Cesonttouscesmigrantsquisesontunispourfondercetteextraordinairecivilisation.Siunpeupleapuentreprendrelevoyagedontvousmeparlez,cenepeutêtrequ'eux!

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Et,sitelestlecas,alorsilsl'aurontraconté.Retrouvezlestablettesdecesécrituresetvousaurezlapreuvequecequevouscherchezexiste.

–J'aidissociélatabledesmémoires...,soufflaKeiraàvoixbasse.–Qu'est-cequevousdites?interrogeaThornsten.–Nousavonsretrouvéuntextequicommenceparcettephrase:J'ai

dissociélatabledesmémoires.–Queltexte?–C'estunelonguehistoire,maisilfutrédigéenlangageguèzeetnon

ensumérien.–Maisquevousêtessotte!tempêtaThornstenentapantdupoing.

Celaneveutpasdirepourautantqu'ilaitétéretranscritàl'époquemêmedu périple dont vousme parlez. Vous avez étudié, oui oumerde ? Leshistoiressetransmettentdegénérationengénération,elles franchissentlesfrontières,lespeupleslestransformentetselesapproprient.Ignorez-vouslenombredecesempruntsretrouvésdansl'AnciencommedansleNouveau Testament ? Des morceaux d'histoires, volés à d'autrescivilisationsbienplusanciennesquelejudaïsmeoulechristianismequiles ont accommodées. L'archevêque anglican James Ussher, primatd'Irlande, publia entre 1625 et 1656 une chronologie qui situait lanaissancedel'Universaudimanche23octobredel'an4004avantJésus-Christ, quelle belle foutaise ! Dieu avait créé le temps, l'espace, lesgalaxies, les étoiles, le Soleil, la Terre et les animaux, l'homme et lafemme, l'enfer et le paradis. La femme créée à partir d'une côte del'homme!

Thornstenéclataderire.Ilselevapourallerchercherunebouteilledevin,illadéboucha,enservittroisverresetlesposasurlatable.Ilbutlesiend'untraitetseresservitaussitôt.

– Si vous saviez le nombre de crétins qui croient encore que leshommesontune côtedemoinsque les femmes, vous en ririez toute lanuit...etpourtant,cettefableest inspiréed'unpoèmesumérien,elleestnéed'unsimplejeudemots.LaBibleesttrufféedecesemprunts,dontlefameux déluge et son arche de Noé, un autre conte écrit par lesSumériens. Alors, oubliez vos peuples desHypogées, vous faites fausseroute.Ilsn'aurontétéaumieuxquedesrelais,desrapporteurs;seulslesSumériens auraient pu concevoir les embarcations capables du péripledontvousmeparlez, ilsont tout inventé !LesÉgyptiensont toutcopiéd'eux, l'écriture dont ils se sont inspirés pour leurs hiéroglyphes, l'artnavaletceluidebâtirdesvillesenbrique.Sivotrevoyageabieneulieu,c'estlàqu'ilacommencé!affirmaThornstenendésignantl'Euphrate.

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Ilselevaetsedirigeaverslesalon.–Restezlà,jevaisvouschercherquelquechoseetjereviens.Pendantlecourtinstantoùnousétionsseulsdanslacuisine,Keirase

penchasurlacarteetsuivitdudoigtleparcoursdufleuve.Ellesouritetmeconfiaàvoixbasse:

– Le Shamal, c'est là qu'il prend naissance, à l'endroit précis queThornstennousadésigné.C'estdrôled'imaginerqu'ilm'achasséedelavalléedel'Omopourquefinalementjerevienneàlui.

–Lebruissementd'ailesdupapillon..., répondis-je enhaussant lesépaules.SileShamaln'avaitpassoufflé,nousneserionseneffetpasici.

Thornstenreparutdanslacuisineavecuneautrecarte,détaillantdefaçonplusprécisel'hémisphèreNord.

–Quelle était la réellepositiondesglaces à cette époque?Quellesvoies s'étaient refermées, quelles autres s'étaient ouvertes ? Tout n'estquesupposition.Maislaseulechosequiconfirmeravotrethéorieseraderetrouverdespreuvesdecespassagessinonaupointd'arrivée,aumoinsà l'endroit où vos messagers se seront arrêtés. Rien ne dit qu'ils aientatteintleurbut.

– Laquelle de ces deux voies prendriez-vous si vous vouliez suivreleurstraces?

–Jecrainsqu'iln'enresteguère,detraces,àmoinsque...–Àmoinsquequoi?demandai-je.C'était la première fois que je m'autorisais à participer à cette

conversation ; Thornsten se retourna vers moi, comme s'il remarquaitenfinmaprésence.

– Vous avez parlé d'un premier voyage accompli jusqu'en Chine,ceux qui y sont arrivés auraient pu poursuivre leur route vers laMongolie,et,danscecas,lecheminlepluslogiqueauraitétéderemontervers le lac Baïkal. De là, il leur aurait suffi de se laisser porter par larivière Angara, jusqu'à ce qu'elle se jette dans le fleuve Ienisseï ; sonestuairesetrouveenmerdeKara.

–C'étaitdoncfaisable!s'enthousiasmaKeira.– Je vous conseille de vous rendre àMoscou. Présentez-vous à la

Société des archéologues et essayez d'obtenir l'adresse d'un certainVladenkoEgorov.C'estunvieilalcoolique,quivitrecluscommemoidansune bicoque, quelque part, je crois, autour du lac Baïkal. En vousrecommandantdemoi et en lui rendant les cent dollars que je lui doisdepuistrenteans...ildevraitvousrecevoir.

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Thornstenfouilladanslapochedesonpantalonetensortitunbilletdedixlivressterlingrouléenboule.

–Ilfaudraquevousm'avanciezlescentdollars...Egorovestl'undesraresarchéologuesrussesencoreenvie,dumoinsjel'espère,àavoirpumenerdes recherches sous couvert de son gouvernement à l'époqueoùtout était interdit. Il a dirigé pendant quelques années la Société desarchéologuesetensaitbeaucoupplusqu'iln'ajamaisvoulul'avouer.DutempsdeKhrouchtchev,iln'étaitpasbondetropbrilleretencoremoinsd'avoir ses propres théories sur les origines du peuplement de laMèrePatrie. Si des fouilles ont révélé des traces du passage de vosmigrantsprèsdelamerdeKara,auIVeouVemillénaire,ilenauraétéinformé.Jenevoisqueluipourvousdiresi,ouiounon,vousêtessurlabonnevoie.Bon,maintenantquelanuitesttombée,s'exclamaThornstenentapantànouveaudupoingsurlatable,jevaisvousprêterdequoinepasvouslesgeleretsortons.Lecielestclaircesoir;depuis letempsquejeregardeces fichues étoiles, il y en a quelques-unes sur lesquelles j'aimeraispouvoirenfinmettreunnom.

Ilpritdeuxparkasauportemanteauetnousleslança.–Enfilezça,dèsquenousenauronsfini,jenousouvriraidesbocaux

deharengsdontvousmedirezdesnouvelles!On ne se dédit pas d'une promesse, encore moins lorsque l'on se

trouveauboutdumondeetquelaseuleâmequiviveàdixkilomètresàlarondesepromèneàvoscôtés,avecunfusilchargé.

–Neme regardezpas commesi j'avais l'intentiondevous farcir lederrièrede chevrotine.Cette lande est sauvage, onne sait jamais quelsbestiauxonpeutycroiserlanuit.D'ailleurs,nevouséloignezpasdemoi.Allez, regardez donc celle-ci qui scintille là-haut et dites-moi commentelles'appelle!

Noussommesrestésunlongmomentànouspromenerdanslanuit.Detempsentemps,Thornstentendaitlamainetmedésignaituneétoile,uneconstellationouencoreunenébuleuse.Jelesluinommais,ycomprisquelques-unes invisibles à nos yeux. Il semblait vraiment heureux, cen'était plus tout à fait le même homme que celui que nous avionsrencontréenfind'après-midi.

Lesharengsnefurentpassimauvais, lachairdespommesdeterrequ'ilfitcuiredanslacendreapaisalabrûluredusel.Aucoursdudîner,ThornstennequittapasKeiradesyeux,ildevaityavoirbienlongtempsqu'uneaussijoliefemmen'étaitentréedanssamaison,sitantestqu'ilenaitaccueilliuneunsoir,danscetendroitloindetout.Unpeuplustard,

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devant la cheminée, tandis que nous goûtions une gnôle qui nousemportalepalaisetlagorge,Thornstensepenchaànouveausurlacartequ'il avait étalée sur le tapis et fit signe à Keira de venir s'asseoir parterre,àcôtédelui.

–Dites-moicequevouscherchezvraiment!Keiraneluiréponditpas.Thornstenluipritlesmainsetenregarda

lespaumes.–Laterreneleurapasfaitdecadeaux.IltournalessiennesetlesmontraàKeira.–Ellesaussiontcreusé,ilyalongtemps.–Dansquelcoindumondeavez-vousfouillé?demandaKeira.–Peuimporte,c'étaitilyavraimentlongtemps.

Tarddanslasoirée,ilnousconduisitjusqu'àsagrangeoùilnousfit

monteràborddesonpick-up.Ilnousdéposaàdeuxcentsmètresdelaferme où nous dormions. Nous avons regagné notre chambre à pas deloupetàlalueurd'unbriquetqu'ilnousavaitvendupourcentdollars...tout rond.UnvieuxZippoquienvalaitaumoins ledouble, jura-t-il ennoussouhaitantdefairebonneroute.

Jevenaisdesoufflerlabougieetjetentaisdemeréchaufferdanscesdrapsglacésethumides,quandKeiraseretournaversmoipourmeposerunedrôledequestion.

– Tu te souviens de m'avoir entendu lui parler des peuples desHypogées?

–Jenesaisplus,peut-être...pourquoi?–Parceque,avantdenousdemanderd'allerpayersesdettesàson

vieil ami russe, ilm'adit :«Laissez tombervospeuplesdesHypogées,vousfaitesfausseroute.»J'aibeauressassertoutenotreconversation,jesuispresquecertainedenejamaislesavoirmentionnés.

– Tu as dû le faire sans t'en rendre compte. Vous avez beaucoupbavardétouslesdeux.

–Tut'esennuyé?– Non, pas le moins du monde, c'est un drôle de type, plutôt

passionnant.Cequej'auraisaimésavoir,c'estpourquoiunHollandaisestvenus'exilersuruneîleaussiretranchéedunorddel'Écosse.

–Moiaussi.Nousaurionsdûluiposerlaquestion.–Jenesuispascertainqu'ilyauraitrépondu.Keira frissonna et vint se blottir contre moi. Je réfléchissais à sa

question. J'avais beau revisiter sa conversation avec Thornsten, je ne

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revoyais pas en effet à quel moment elle avait parlé des peuples desHypogées. Mais cette question ne semblait déjà plus la troubler, sarespirationétaitrégulière,elles'étaitendormie.

***

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Paris

Ivory sepromenait sur laberge. Il repéraunbancprèsd'ungrandsauleetallas'yasseoir.UnebriseglacialesoufflaitlelongdelaSeine.Levieuxprofesseurremontalecoldesonmanteauetsefrictionnalesbras.Son téléphone vibra dans sa poche, il avait guetté cet appel toute lasoirée.

–C'estfait!–Ilsvousonttrouvésanstropdedifficultés?–Votreamieestpeut-êtrelabrillantearchéologuedontvousm'avez

vantélesmérites,maisavantquecesdeux-làn'arriventjusqu'àchezmoi,onauraitpuvoirvenir la finde l'hiver.J'ai faitensortedecroiser leurroute...

–Commentleschosessesont-ellesdéroulées?–Exactementcommevousmel'aviezdemandé.–Etvouscroyez...–Quejelesaiconvaincus?Oui,jelepense.–Jevousremercie,Thornsten.–Pasdequoi,jeconsidèrequenoussommesquittesdésormais.–Jenevousaijamaisditquevousm'étiezredevabledequoiquece

soit.– Vous m'avez sauvé la vie, Ivory. Je rêvais depuis longtemps de

m'acquitter de cette dette envers vous.Mon existence n'a pas été drôletous les jours dans cet exil forcé, mais elle aura été moins ennuyeusequ'aucimetière.

–Allons,Thornsten,celanesertàriendereparlerdetoutcela.–Ohquesi,etjen'enaipasfini,vousallezm'écouterjusqu'aubout.

Vousm'aveztirédesgriffesdecestypesquivoulaientmapeauquandj'aitrouvécemauditcaillouenAmazonie.Vousm'avezsauvéd'unattentatà

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Genève,sivousnem'aviezpasprévenu,sivousnem'aviezpasdonnélesmoyensdedisparaître...

–Toutcela,c'estdelavieillehistoire,l'interrompitIvoryd'unevoixtriste.

– Pas si vieille que cela ; sinon, vous nem'auriez pas adressé vosdeuxbrebiségaréespourque je lesremettedans ledroitchemin;maisavez-vouspesélesrisquesquevousleurfaitescourir?Vouslesenvoyezàl'abattoiretvouslesaveztrèsbien.Ceuxquisesontdonnéautantdemalpouressayerdemetuerferontdemêmeaveceuxs'ilss'approchenttropprèsdubut.Vousavezfaitdemoivotrecompliceetdepuisquejelesailaissés,j'ailecœuràl'envers.

–Ilneleurarriverarien,jevousl'assure,lestempsontchangé.–Ahoui,alorspourquoijecroupisencoreici?Etquandvousaurez

obtenucequevousvoulez,euxaussivouslesaiderezàchangerd'identité?Euxaussidevrontallers'enterrerdansuntrouperdupourqu'onnelesretrouvejamais?C'estçavotreplan?Quoiquevousayezfaitpourmoidanslepassé,noussommesquittes,c'esttoutcequejevoulaisvousdire.Jenevousdoisplusrien.

Ivoryentenditundéclic,Thornstenavaitmisfinàleurconversation.IlsoupiraetjetasontéléphonedanslaSeine.

***

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Londres

De retour à Londres, il nous fallut patienter quelques jours avantd'obtenir nos visas pour la Russie. Le chèque que les administrateursm'avaient généreusement octroyé pour solde de tout compte avait leméritedemepermettredecontinueràfinancercevoyage.Keiraoccupaitl'essentieldesontempsàlagrandebibliothèquedel'Académie;grâceàWalter j'y avais conservé mes entrées. Mon travail consistantprincipalement à aller lui chercher dans les rayonnages les ouvragesqu'ellemeréclamaitetàallerlesrangeràleurplacequandellen'enavaitplus besoin, je commençais à sérieusement m'ennuyer. J'avais pris unaprès-midi de congé et m'étais installé devant mon ordinateur afin dereprendrecontactavecdeuxamischersauxquelsjen'avaispasdonnédenouvellesdepuislongtemps.J'envoyaiuncourrielsousformed'énigmeàErwan. Je savais que, lorsqu'il le découvrirait, la seule lecture demonadresse lui ferait prononcer une bordée d'injures. Il refuseraitprobablement de me lire, mais avant que vienne le soir, la curiositél'emporterait. Il rallumerait son écran, et serait forcé par sa nature àréfléchiràlaquestionquejeluiposais.

Aussitôt après avoir appuyé sur la touche « envoi » du clavier, jedécrochaimontéléphoneetappelaiMartynàl'observatoiredeJodrell.

Jefussurprisdelafroideurdesonaccueil,safaçondemeparlernelui ressemblait pas du tout. D'une voix à peine aimable, ilme dit qu'ilavait beaucoup de travail et il me raccrocha presque au nez. Cetteconversationavortéemelaissaunesaleimpression.Martynetmoiavionstoujours entretenu des rapports cordiaux, souvent complices, et je nepouvais comprendre son attitude. Peut-être avait-il des problèmespersonnelsqu'ilnevoulaitpaspartager.

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Vers 17 heures, j'avais traité mon courrier, payé mes factures enretard,déposéuneboîtedechocolatsàmavoisinepourlaremercierdesservicesqu'ellemerendaità longueurd'année,et jedécidaid'aller faireun tour à l'épicerie qui se trouvait au coin de ma rue pour remplir leréfrigérateur.

Jemepromenaisàtraverslesrayonsdelasupérettequandlegérants'approchademoi,sousprétextedevenirregarniruneétagèredeboîtesdeconserve.

–Nevousretournezpastoutdesuite,ilyauntypequivousobservedepuisletrottoird'enface.

–Pardon?–Cen'estpaslapremièrefois, je l'avaisdéjàremarquéquandvous

êtesvenuladernièrefois.Jenesaispasdansquelpétrinvousvousêtesfourré,maisfiez-vousàmonexpérience,celui-làc'estduCanadaDry.

–Cequisignifie?–Ila l'aird'unflic, lecomportementd'unflic,maiscen'enestpas

un,croyez-moi,cegenredetype,c'estdelaracaillepurjus.–Commentpouvez-vouslesavoir?– J'ai des cousins derrière les barreaux, riendeméchant, trafic de

marchandisesmalencontreusementtombéesducamion.– Je pense que vous devez faire erreur, dis-je en regardant par-

dessussonépaule.–Commevousvoulez,mais, si vous changezd'avis,ma remise, au

fonddumagasin,estouverte.Ilyauneportequidonnedanslacour.Delà, vouspouvezpasserpar l'immeublevoisinet ressortirdans la ruedederrière.

–C'esttrèsgentilàvous.–Depuis letempsquevousfaitesvoscoursesici...,çam'ennuierait

deperdreunclientfidèle.Le commerçant retourna derrière son comptoir. L'air de rien, je

m'approchaid'untourniquetprèsdelavitrine,ychoisisunjournaletenprofitaipour jeterunœil vers la rue.Lepatrondumagasinn'avaitpastort,auvolantd'unevoituregaréelelongdutrottoird'enface,unhommesemblaitbienmesurveiller.Jedécidaid'enavoirlecœurnet.Jesortisetavançaidroitverslui.Alorsquej'étaisentraindetraverserlachaussée,j'entendisrugirlemoteurdesaberlinequidémarraentrombe.

De l'autre côtéde la rue, le patronde la supéretteme regardait enhaussantlesépaules.Jeretournailuiréglermesachats.

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– Je dois avouer que c'est assez étrange, dis-je en lui tendantmacartedecrédit.

–Vousn'avezrienfaitd'illégalcesdernierstemps?medemanda-t-il.

La questionme parut assez incongrue,mais ellem'avait été poséeavecunetellebienveillancequejenem'ensentisnullementoffusqué.

–Pasquejesache,non,répondis-je.–Vousdevriezlaisservoscoursesicietfoncerchezvous.–Pourquoiça?– Ce lousticm'avait l'air d'être en planque, peut-être pour assurer

unecouverture.–Quellecouverture?– Pendant que vous êtes là, on est certain que vous n'êtes pas

ailleurs,sivousvoyezcequejeveuxdire.–Etoùneserais-jepas?–Chezvous,parexemple!–Vouscroyezque...?–Que si vous continuez à bavasser comme ça, vous arriverez trop

tard?Sansaucundoute!Jeprismonsacdeprovisionsetrentrairapidement.Lamaisonétait

tellequejel'avaislaissée,aucunetraced'effractionsurlaporteetrienàl'intérieurquine vienne corroborer les suppositionsdemon épicier. Jedéposaimes courses dans la cuisine et décidai d'aller chercher Keira àl'Académie.

***

Keira s'étirait en bâillant et se frottait les yeux, signe qu'elle avaitasseztravaillépourlajournée.Ellerefermalelivrequ'elleétudiaitetallale ranger en bonne place sur une étagère. Elle quitta la bibliothèque,passasaluerWalteràsonbureauets'engouffradanslemétro.

***

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Cielgris,crachin,trottoirsluisants,unvraisoird'hiveràLondres.Lacirculation était épouvantable. Quarante-cinqminutes d'embouteillagesavant d'arriver à destination et dix de plus pour trouver une place destationnement. Je verrouillais la portière de ma voiture, lorsque je visWaltersortirdel'Académie.Luiaussim'avaitaperçu,iltraversalarueetvintàmarencontre.

–Vousavezletempsd'allerprendreunverre?medemanda-t-il.– Laissez-moi aller chercher Keira à la bibliothèque et nous vous

rejoignonsaupub.–Ah, j'endoute, elle estpartie il y aunebonnedemi-heure,peut-

êtremêmeunpeuplus.–Vousenêtessûr?– Elle est venue me dire bonsoir, nous avons bavardé quelques

instantsdansmonbureau.Alors,cettebière?Je regardai ma montre, c'était la pire heure pour retraverser

Londres,j'appelleraisKeiradèsquenousserionsàl'abripourlaprévenirquejerentreraisunpeuplustard.

Le pub était bondé,Walter donna du coude pour arriver jusqu'aucomptoir ; il commanda deux pintes et m'en tendit une par-dessusl'épaule d'un homme qui avait réussi à se faufiler entre nous. Walterm'entraîna vers le fond de la salle, une table se libérait. Nous nous yinstallâmesaumilieud'unbrouhahadifficilementsupportable.

–Alors,c'étaitbien,cepetitvoyageenÉcosse?criaWalter.–Formidable...sivousaimezlesharengs.Jecroyaisqu'ilfaisaitfroid

àAtacama,maisl'atmosphèredeYellestencoreplusglacialeettellementhumide!

–Vousyaveztrouvécequevouscherchiez?–Keirasemblaitenthousiaste,c'estdéjàcela, jecrainsquenousne

devionsrepartirbientôt.–Cettehistoirevafinirparvousruiner,hurlaWalter.–C'estdéjàfait!Monportablevibraitaufonddemapoche,jeleprisetlecollaiàmon

oreille.–Tuas fouillédansmesaffaires?medemandaKeirad'unevoixà

peineaudible.–Non,évidemment,pourquoiaurais-jefaitunechosepareille?–Tun'aspasouvertmonsac,tuenessûr?chuchota-t-elle.–Tuviensdemeposerlaquestion,laréponseesttoujoursnon.–Tuavaislaisséunelumièrealluméedanslachambre?

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–Nonplus,jepeuxsavoircequ'ilsepasse?–Jecroisquejenesuispasseuledanslamaison...Monsangseglaçad'uncoup.– Sors de là, Keira ! hurlai-je. Fiche le camp tout de suite, cours

jusqu'àl'épicerieaucoind'OldBrompton,neteretournepasetattends-moilà-bas,tum'entends?Keira,tum'entends?

Lacommunicationavaitétécoupée ;avantqueWalterait le tempsdecomprendrequoiquecesoit, je traversai lasalledupub,bousculanttout surmon passage, etme précipitai au-dehors. Un taxi était coincédans les embouteillages, unemoto s'apprêtait à le dépasser, jeme jetaipresque sous ses roues et forçai le motocycliste à s'arrêter. Je luiexpliquaiqu'ils'agissaitd'unequestiondevieoudemortetpromisdeledédommager s'il me conduisait sur-le-champ au croisement d'OldBromptonetdeCresswellGarden; ilmefitgrimperenselle,enclenchaunevitesseetaccéléra.

Les rues défilaient à toute berzingue, Old Marylebone, EdgwareRoad,MarbleArch,lecarrefourgiratoireétaitnoirdemonde,autobusettaxissemblaientimbriquésdansunepartiededominosinextricable.Monpilotegrimpasurletrottoir;jen'avaispaseusouventl'occasiondefairedelamoto,maisj'essayaisdel'accompagnerdemonmieuxdèsquenousnousinclinionsdansunvirage.Dixminutesd'unecourseinterminable;latraverséedeHydeParksefitsousunepluiebattante,nousremontionsCarriage Drive entre deux files de voitures, nos genoux frôlant parfoisleurs carrosseries. Serpentine, Exhibition Road, le rond-point de lastationdemétrodeSouthKensington,enfin,OldBromptonseprofilait,plus encombrée encoreque lesprécédentes avenues.À l'intersectiondeQueens Gate Mews, le motard accéléra encore et franchit le carrefouralors que le feu virait de l'orange au rouge. Une camionnette avaitanticipé le vert, le choc semblait inévitable. La moto se coucha sur leflanc,sonpilotes'accrochaauguidon,jepartisentoupiesurledos,filantversletrottoir.Impressionfugace,jecrusvoirlesvisagesimmobilesdespassants, témoins horrifiés de la scène. Par chance,ma course s'arrêtasans tropdeheurtscontre lespneusd'uncamionà l'arrêt.Secouémaisintact, jemeredressai, lemotardsetenaitdéjàsursesjambesettentaitdereleversamoto.Justeletempsdeluifaireungestepourleremercier,ma ruelle se trouvait encore à une bonne centaine demètres. Je criaispourquelesgenss'écartent,bousculantuncoupleetmefaisantinsulter.Enfin,j'aperçusl'épicerieetpriaipourqueKeiram'yattende.

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Lepatronsursautaenmevoyantsurgirainsidanssaboutique,j'étaisennage,haletant,jedusm'yreprendreàdeuxfoispourqu'ilcomprennecequejeluidemandais.Inutiled'attendresaréponse,iln'yavaitqu'uneclienteetellesetrouvaitaufonddumagasin;jeremontail'alléeaupasdecourseetlapristendrementdansmesbras.Lajeunefemmepoussauncri et m'administra deux bonnes gifles, peut-être trois, je n'eus pas letempsdelescompter.Lepatrondécrochasontéléphoneet,tandisquejeressortais de chez lui, je lui demandai de prévenir la police, qu'elle serendeauplusviteau24CresswellPlace.

J'yretrouvaiKeira,assisesurleparapetdevantmaporte.–Qu'est-ce que tu as ? Tes joues sont écarlates, tu es tombé ?me

demanda-t-elle.–Surquelqu'unquiteressemblait...dedos,luirépondis-je.–Tavesteestcomplètementdéchirée,maisqu'est-cequit'estarrivé

?–J'allaisteposerlamêmequestion.–Jecrainsquenousayonseudelavisitependantnotreabsence,dit

Keira. J'ai trouvé mon sac ouvert dans le salon, le cambrioleur étaitencorelàquandjesuisentrée,j'aientendudespasàl'étage.

–Tul'asvupartir?Une voiture de police se rangea devant nous, deux officiers en

sortirent.Jeleurexpliquaiquenousavionsdebonnesraisonsdepenserqu'un cambrioleur se trouvait chezmoi. Ils nous ordonnèrent de nousteniràl'écartetentrèrentexplorerleslieux.

Lespoliciersressortirentquelquesminutesplustard,bredouilles.Sicambrioleur il y avait eu, ce dernier avait dû s'enfuir par le jardin. Lepremier étage n'est pas bien haut dans ces anciennes maisonnettes, àpeinedeuxmètres,etungazonépaissouslesfenêtresamortitlachute.Jerepensaiàcettepoignéequejen'avaistoujourspasfaitréparer.Levoleurétaitprobablemententréparl'arrière.

Ilfallaitdresserl'inventairedecequiavaitétédérobéetretourneraucommissariat signer une plainte. Les policiers promirent de faire unerondeetdemeteniraucourants'ilsarrêtaientquelqu'un.

Keira et moi inspectâmes chaque pièce. Ma collection d'appareilsphotographiquesétaitintacte,leportefeuillequejelaissaistoujoursdanslevide-pochede l'entréese trouvaitàsaplace, rienn'avaitétédérangé.Alors que j'examinais ma chambre, Keira m'appela depuis le rez-de-chaussée.

Page 166: À Pauline et à Louis

– La porte du jardin est verrouillée,me dit-elle. C'estmoi qui l'aiferméehiersoir.Alorscommentcetypeestentré?

–Tuessûrequ'ilyavaitquelqu'un?– À moins que ta maison ne soit hantée, j'en suis absolument

certaine.–Alorsparoùapénétrécemystérieuxvoleur?–Maisjen'ensaisriendutout,Adrian!Je promis à Keira que plus rien ne viendrait troubler le dîner en

amoureuxdontnousavionsétéprivéslaveille.L'importantétaitqu'ilnelui soit rien arrivé, mais j'étais inquiet. Réminiscence de mauvaissouvenirs de Chine. Je rappelai Walter pour partager mespréoccupations,saligneétaitoccupée.

***

Page 167: À Pauline et à Louis

Amsterdam

Chaque fois que Vackeers passait par la grande salle du palais deDam,ils'émerveillaitdelabeautédesplanisphèresgravésdanslesolenmarbre, même si sa préférence allait au troisième dessin, celui quireprésentait une gigantesque carte des étoiles. Il sortit dans la rue ettraversa la place. La nuit était déjà tombée, les réverbères venaient des'allumeretleseauxcalmesdescanauxdelavillereflétaientleurhalo.Ilremonta Hoogstraat pour rentrer chez lui. Une grosse cylindrée étaitgaréesuruntrottoiràlahauteurdunuméro22.Unefemmepoussaitunlandau,ellefitunsourireàVackeersquileluirenditenpoursuivantsonchemin.

Lemotardabaissa savisière, sonpassagerarrièreaussi.Lemoteurrugitetlamotos'élançadanslacontre-allée.

Deux jeunes amoureux s'enlaçaient, adossés contre un arbre. Unecamionnette en double file bloquait la circulation. Seuls les vélosréussissaientàsefaufiler.

Le passager arrière de la moto empoigna la matraque dissimuléedanslamanchedesonblouson.

Lajeunefemmequipoussaitlelandauseretourna,lecouplecessades'embrasser.

Vackeers traversait un pont quand soudain il sentit une terriblemorsureaumilieududos.Ileutlesoufflecoupé,l'airn'arrivaitplusàsespoumons. Vackeers tomba à genoux, tenta de se raccrocher à unréverbère,envain,ils'effondrafacecontreterre.Ilsentitlegoûtdusangdans sa bouche et pensa s'être mordu la langue en chutant. Jamais iln'avaitautantsouffert.Àchaqueinspiration,l'airluibrûlaitlespoumons.Ses reins déchirés saignaient abondamment, l'hémorragie internecompressaitlecœur,unpeuplusdesecondeenseconde.

Page 168: À Pauline et à Louis

Unétrangesilencel'entourait.Ilréussitàréunirlepeudeforcesquiluirestaientetrelevalatête.Despassantsseprécipitaientàsonsecours;ilentenditlehurlementd'unesirènedanslelointain.

La femme au landau n'était plus là. Le couple d'amoureux avaitdisparu, le passager arrière de la moto lui fit un bras d'honneur et lagrossecylindréetournalecoindelarue.

Vackeersagrippasonportableaufonddesapoche.Ilappuyasurunetouche, approcha péniblement l'appareil de son oreille et laissa unmessagesurlerépondeurd'Ivory.

«C'estmoi,chuchota-t-il,jecrainsquenotreamianglaisn'aitguèreappréciéletourquenousluiavonsjoué.»

Unequintedetouxl'empêchadepoursuivre;dusangcoulaitdesabouche, ilenressentit la tiédeuretcela lui fitdubien ; ilavait froid, ladouleursefaisaitdeplusenplusvive.Vackeersgrimaça.

«Nousnepourrons,hélas,plusjouerensemble,celavamemanquer,moncher,etj'espèrequ'àvousaussi.»

Nouvelle quinte, nouvelle brûlure insoutenable, le téléphone luiglissadesdoigts,illerattrapadejustesse.

«Jemeréjouisdupetitcadeauquejevousaioffertladernièrefoisquenousnoussommesvus,faites-enbonusage.Vousallezmemanquer,monvieilami,bienplusquenosparties.Soyezextrêmementprudentetprenezsoindevous...»

Vackeers sentit ses forces l'abandonner, il effaça le numéro qu'ilvenaitdecomposer.Samainsedesserralentement,ilnevitetn'entenditplusrien,satêteretombasurlebitume.

***

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Paris

Ivory rentrait dans son appartement parisien, après unereprésentationthéâtralequil'avaitprofondémentennuyé.Ilaccrochasonmanteau dans l'entrée et alla chercher dans le réfrigérateur ce qu'ilpourraitbiengrignoter.Ilsortituneassiettedefruits,seservitunverredevinet se renditdans le salon. Installédans le canapé, ildesserra leslacetsdeseschaussuresetallongeasesjambesquilefaisaientsouffrir.Ilcherchalatélécommandedelatélévisionetremarqualapetitediodequiclignotaitsursonrépondeur.Intrigué,ilselevaetappuyasurunetouche.Ilreconnutaussitôtlavoixd'unvieilami.

À la fin du message, Ivory sentit ses jambes se dérober. Il seraccrocha à la bibliothèque, entraînant quelques vieux livres quitombèrent sur le parquet ciré. Il reprit son équilibre et serra lesmâchoires,aussifortqu'illepouvait.Rienn'yfit,leslarmesroulaientsurses joues. Ileutbeau leschasserdureversde lamain, ilneputbientôtcontenirlessanglotsquilesecouaienttandisqu'ilseretenaittoujoursàlabibliothèque.

Ilattrapaunvieuxtraitéd'astronomie,entournalacouverturepourregarder lapagedegarde,oùétait reproduiteen filigraneunecartedesétoilesdatantduXVIIesiècle;ilrelutladédicacequiluiétaitadressée.

Jesaisquecetouvragevousplaira,iln'ymanquerienpuisquetouts'ytrouve,mêmeletémoignagedenotreamitié.

Votredévouépartenaired'échecs,Vackeers

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Aupetitmatin,Ivorybouclasavalise;ilrefermaderrièreluilaporte

desonappartementetserenditàlagareafindeprendrelepremiertrainenpartancepourAmsterdam.

***

Page 171: À Pauline et à Louis

Londres

L'agence m'avait appelé au début de la matinée, nos visas étaientenfin prêts, je pouvais venir récupérer nos passeports. Keira dormaitprofondément,jedécidaidem'yrendreetd'acheterenroutedulaitetdupain frais. Il faisait froid, lespavésdeCresswellPlace étaient glissants.En arrivant au coin de la rue, je fis un petit signe à l'épicier qui meretournamonbonjourd'unclind'œil,quandmontéléphonesonna.Keiran'avait pasdû lire le petitmot que je lui avais laissédans la cuisine.Àmongrandétonnement,j'entendislavoixdeMartyn.

–Jesuisdésolépourl'autrejour,dit-il.–Nelesoyezpas,jem'inquiétaisdecequivousétaitarrivépourque

voussoyezdesimauvaisehumeur.–J'aifailliperdremaplace,Adrian;àcausedevous,enfindecette

petite visite que vous m'avez rendue à l'observatoire et des quelquesrecherchesquej'aifaitespourvousaveclesmoyensdontnousdisposonsàJodrell.

–Maisenfin,qu'est-cequevousmeracontez?–Sousprétextequej'avaislaisséentrerquelqu'unquinefaisaitpas

partiedupersonnel,votreamiWalteren l'occurrence, ilsm'ontmenacédemelicenciereninvoquantunefauteprofessionnellegrave.

–Maisquiça«ils»?–Ceuxquifinancentl'observatoire,notregouvernement.– Enfin, Martyn, cette visite était parfaitement anodine, et puis

Walteretmoisommestousdeuxmembresdel'Académie,celan'aaucunsens!

– Si, Adrian, c'est pour cela que j'ai mis du temps avant de vousrappeler,etpourcelaaussiquejelefaiscematindepuisunecabine.Onm'a clairement fait comprendre qu'il m'était désormais interdit de

Page 172: À Pauline et à Louis

répondre à lamoindre de vos sollicitations et que l'accès à nos locauxvousétaitstrictementdéfendu.Jen'aiapprisvotrelicenciementqu'hier.Jene sais pas ce que vous avez trafiqué,mais bon sang,Adrian, onnepeutpasvireruntypecommevous,pascommeça,oualorsc'estquemacarrièrenetientqu'àunfil,vousêtesdixfoispluscompétentquemoi!

–C'esttrèsgentildevotrepart,Martyn,etbientropflatteur,maissicelapeutvousrassurer,vousêtesbienleseulàlepenser.Jenesaispascequisepasse,onnem'apasditquej'étaisviré,maisseulementquej'avaismomentanémentperdumatitularisation.

–Ouvrezlesyeux,Adrian,ilsvousonttoutbonnementfoutudehors.J'aireçudeuxappelsvousconcernant,jen'aimêmeplusl'autorisationdevousparlerautéléphone,nossupérieursontperdulatête.

–Àforcedemangerdurôtitouslesdimanchesetdesfishandchipsà longueur d'année, c'était inévitable, répondis-je d'un ton pince-sans-rire.

– Iln'ya riendedrôleà toutcela,Adrian,qu'est-cequevousallezdevenir?

–Nevousinquiétezpas,Martyn,jen'aiaucunepropositiondeposteenvue,etpresqueplusd'argentàlabanque,mais,depuisquelquetemps,jemeréveilleauprèsde la femmeque j'aime,ellemesurprend,me faitrire, me bouscule et me passionne, son enthousiasme me fascine àlongueur de journée et le soir quand elle se déshabille, elle me faitterriblement... commentdire... ellem'émeut ; vousvoyezque jene suispasàplaindreet,sansvouloirfanfaronner,jevousledissincèrement,jen'aijamaisétéaussiheureuxdemavie.

– J'en suis ravi pour vous, Adrian. Je suis votre ami, je me senscoupable d'avoir cédé aux pressions et coupé tout contact avec vous.Comprenez-moi,jenepeuxpasmepermettredeperdremaplace,jen'aipersonnedansmonlitlesoir,etjen'aiquelapassiondemonmétierpourm'accompagnerdanslavie.Sid'aventurevousaviezbesoindemeparler,laissez-moiunmessageaubureau sous lenomdeGilligan, et c'estmoiquivousrappelleraidèsquejelepourrai.

–QuiestceGilligan?–Monchien,unmerveilleuxbassetartésien ;hélas, j'aidû le faire

piquerl'andernier.Àbientôt,Adrian.Je venais de raccrocher après une conversation qui m'avait laissé

songeur,quandunevoixdansmondosmefitsursauteraumilieude larue.

–Tupensesvraimenttoutçademoi?

Page 173: À Pauline et à Louis

JemeretournaietvisKeira;elleavaitencoreempruntéundemespullsetpassémonmanteausursesépaules.

– J'ai trouvé ton petit mot dans la cuisine, j'ai eu envie de terejoindreàl'agencepourquetum'emmènesprendreunpetitdéjeuner;iln'yaquedeslégumesdanstonfrigo,etlescourgettesauréveil...Tuavaisl'airtellementprispartaconversation,jemesuisapprochéedoucementpourtesurprendreenpleinbavardageavectamaîtresse.

Jel'entraînaiversuncaféoùl'onservaitdedélicieuxcroissants,lespasseportsattendraient.

–Alorscommeçalesoir,quandjemedéshabille,jetefaisbander?– Tu n'as pas d'affaires à toi, ou mes vêtements ont un truc

particulierquit'attire?– Avec qui étais-tu au téléphone pour parler de moi de façon si

détaillée?–Unvieilami.Jesaisquetuvastrouverçaétrange,maisenfait il

s'inquiétaitquej'aieperdumontravail.

Nous sommes entrés dans le café, et tandis que Keira se goinfraitd'un deuxième croissant aux amandes, je me demandais s'il étaitjudicieuxdepartageravecellemesinquiétudes,etcesdernièresn'avaientaucunrapportavecmasituationprofessionnelle.

Après-demain, nous serions dans l'avion pour Moscou, l'idée des'éloignerdeLondresn'étaitpaspourmedéplaire.

***

Page 174: À Pauline et à Louis

Amsterdam

Il n'y avait pour ainsi dire presque personne ce matin-là dans cecimetière, presque personne pour suivre le fourgon funéraire quiconvoyaitunlongcercueilverni.Unhommeetunefemmemarchaientàpaslentsderrièrelecorbillard.Aucunprêtren'officiaitdevant latombe,quatre employés municipaux firent descendre le cercueil au bout delonguescordes.Quandiltouchalefond,lafemmelançauneroseblancheetunepoignéedeterre, l'hommequi l'accompagnait fitdemême.Ilssesaluèrentetchacunrepartitdansdesdirectionsopposées.

***

Page 175: À Pauline et à Louis

Londres

Sir Ashton regroupa la série de photographies alignées sur sonbureau.Illesrangeadansunepochetteetrefermalerabatdudossier.

– Vous êtes très belle sur ces photos, Isabel. Le deuil vous va àmerveille.

–Ivoryn'estpasdupe.–Jel'espèrebien,ils'agissaitdeluiadresserunmessage.–Jenesaispassivousavez...– Je vous ai demandéde choisir entreVackeers et les deux jeunes

scientifiques,vousavezchoisi levieillard!Nevenezpasmaintenantmefairedesreproches.

–Était-cebiennécessaire?– Je ne comprends même pas que vous vous posiez encore la

question!Suis-jeleseulàvéritablementmesurerlesconséquencesdesesactes ? Vous rendez-vous compte de ce qu'il adviendrait si ses deuxprotégésarrivaientàleursfins?Croyez-vousquel'enjeunevaillepasdesacrifierlesdernièresannéesd'unvieillard?

–Jesais,Ashton,vousmel'avezdéjàdit.– Isabel, je ne suis pas un vieux fou sanguinaire, mais quand la

raison d'État l'exige, je n'hésite pas. Aucun de nous, vous y compris,n'hésite.Ladécisionquenousavonsprisesauverapeut-êtrequantitédevies,àcommencerparcelledecesdeuxexplorateurs,sitoutefoisIvorysedécide enfin à renoncer. Neme regardez pas comme ça, Isabel, je n'aijamais agi autrement que dans l'intérêt du plus grand nombre, macarrièrenem'ouvrirapeut-êtrepaslesportesduparadis,mais...

–Jevousenprie,Ashton,nesoyezpassarcastique,pasaujourd'hui.J'aimaisvraimentbeaucoupVackeers.

Page 176: À Pauline et à Louis

–Jel'appréciaiségalement,mêmesinousavonseuparfoisnosmots.Je le respectais et je veux espérer que ce sacrifice quime coûte autantqu'àvousauralesrésultatsescomptés.

–Ivorysemblaitterrasséhiermatin,jenel'avaisjamaisvudansuntelétat,ilaprisdixansenunenuit.

–S'ilpouvaitenprendredixdeplusetpasserdevieà trépas, celanousarrangeraitbien.

–Alorspourquoinepasl'avoirsacrifié,lui,aulieudes'enêtreprisàVackeers?

–J'aimesraisons!–Nemeditespasqu'ilaréussiàseprotégerdevous,jevouscroyais

intouchable?–SiIvoryvenaitàdécéder,celaredoubleraitlesmotivationsdecette

archéologue.Elleestimpétueuseettropfutéepourcroireàunaccident.Non,jesuiscertainquevousavezfait lebonchoix,nousavonsretirélepionqu'il fallait ;maisjevouspréviens,si lasuitedesévénementsvousdonnait tort, si les recherches continuaient, je n'ai pas besoin de vousnommer les deux prochains qui se retrouveraient dans notre ligne demire.

–Jesuiscertainequ'Ivoryauracomprislemessage,soupiraIsabel.–Danslecascontraire,vousenseriezlapremièreavertie,vousêtes

laseuleàquiilaccordeencoresaconfiance.–NotrepetitnuméroàMadridétaitbienréglé.– Je vous ai permis d'accéder à la tête du conseil, vousme deviez

biencela.–Jen'agispasparreconnaissanceenversvous,Ashton,maisparce

quejepartagevotrepointdevue.Ilesttroptôtpourquelemondesache,bientroptôt.Nousnesommespasprêts.

Isabelpritsasacocheetsedirigeaverslaporte.– Devons-nous récupérer le fragment qui nous appartient ?

demanda-t-elleavantdesortir.– Non, il est parfaitement en sécurité là où il se trouve, peut-être

encore plus maintenant que Vackeers est mort. Et puis, personne nesaurait comment y accéder, c'est bien ce que nous souhaitions. Il aemportésonsecretdanslatombe,c'estparfaitainsi.

IsabelhochalatêteetquittaSirAshton.Pendantquelemajordomela raccompagnait à la porte de l'hôtel particulier, le secrétaire de SirAshton entra dans son bureau une enveloppe à la main. Ashton ladécachetaetrelevalatête.

Page 177: À Pauline et à Louis

–Quandont-ilsobtenucesvisas?–Avant-hier,monsieur,àl'heurequ'ilest,ilsdoiventsetrouverdans

l'avion, en fait non, rectifia le secrétaire en regardant samontre, ils sesontdéjàposésàSheremetyevo.

–Commentsefait-ilquenousn'ayonspasétéavertisplustôt?–Jen'ensais rien, jediligenteraiuneenquêtesivous lesouhaitez.

Voulez-vousquejerappellevotreinvitée,elleestencoredansnosmurs?–N'enfaitesrien.Enrevanche,préveneznoshommessurplace.Ces

deuxoiseauxnedoivent en aucun cas voler au-delàdeMoscou. J'en aiplus qu'assez. Qu'ils abattent la fille ; sans elle, l'astrophysicien estinoffensif.

– Après la fâcheuse expérience que nous avons connue en Chine,vousêtessûrdevouloiragirdelasorte?

– Si je pouvais me débarrasser d'Ivory, je n'hésiterais pas uneseconde,maisc'estimpossible,etjenesuispascertainquecelarégleraitdéfinitivementnotreproblème.Agissez comme je vous l'ai demandé, etditesànoshommesdenepaslésinersurlesmoyens,cettefoisjepréfèrel'efficacitéàladiscrétion.

–Danscecas,devons-nousprévenirnosamisrusses?–Jem'enchargerai.Lesecrétaireseretira.Isabelremercialemajordomequiluiouvraitlaportièredutaxi.Elle

se retourna pour regarder la majestueuse façade de la demeurelondoniennedeSirAshton.Elledemandaauchauffeurde laconduireàl'aéroportdelaCity.

Assissurunbancdanslepetitparcquisesituaitjusteenfacedelamaison victorienne, Ivory regarda la voiture s'éloigner. Une pluie fines'étaitmiseà tomber, il s'appuyasursonparapluiepourseredresserets'enallaàsontour.

***

Page 178: À Pauline et à Louis

Moscou

Lachambredel'hôtelIntercontinentalsentaitletabacfroid.Àpeinearrivée, et en dépit d'une température qui frisait le zéro, Keira avaitouvertlafenêtreengrand.

–Jesuisdésolé,c'estlaseuledelibre.–Çapuelecigare,c'estinfernal.– Et de mauvaise qualité, ajoutai-je. Veux-tu que nous changions

d'hôtel ? Sinon, je peux demander des couvertures supplémentaires oudesanoraks?

– Ne perdons pas de temps, allons tout de suite à la Société desarchéologues;plustôtnousauronsmislamainsurcetEgorovetplustôtnous seronspartisd'ici.Dieuque lesparfumsde lavalléede l'Omomemanquent.

–Jet'aipromisquenousyretournerionsunjour,dèsquetoutcelaseraterminé.

–Jemedemandeparfoissi toutcela,commetudis, finiraunjour,grommelaKeiraenrefermantlaporte.

– Tu as l'adresse de la Société des archéologues ? lui demandai-jedansl'ascenseur.

– Je ne sais pas pourquoi Thornsten continue à l'appeler ainsi, laSociétédesarchéologuesaétérebaptiséeAcadémiedessciencesà lafindesannéescinquante.

–Académiedes sciences?Quel jolinom, jepourraispeut-êtrem'ytrouverunjob,onnesaitjamais.

–ÀMoscou?Etpuisquoiencore!– Tu sais, à Atacama, j'aurais très bien pu travailler au sein d'une

délégationrusse,lesétoiless'enfoutentcomplètement.

Page 179: À Pauline et à Louis

–Biensûr,etpuisceseraitpratiquepourtesrapports,ilfaudraquetumemontrescommenttutapessurunclavierencyrillique.

–Avoirraison,c'estunbesoinouuneobsessioncheztoi?–Lesdeuxnesontpasincompatibles!Onyvamaintenant?Le vent était glacial, nous nous engouffrâmes dans un taxi. Keira

expliquatantbienquemalnotredestinationauchauffeuret,commeilnecomprenaitpasunmot,elledépliaunplandelavilleetpointal'adressesur la carte.Ceuxquiparlentdupeud'amabilitédes chauffeursde taxiparisiensn'ontjamaistentéleurchanceàMoscou.Legelhivernals'étaitdéjà formédans les rues.Celane semblaitpas gênerpourautantnotreconducteur,savieilleLadachassaitfréquemmentdel'arrière,maisd'unpetitcoupdevolantillaremettaitdansl'axe.

Keiraseprésentaàl'entréedel'Académie,elledéclinasonidentitéetsa fonction d'archéologue. Le gardien la dirigea vers le secrétariatadministratif.Unejeuneassistantederecherches,parlantunanglaistrèsconvenable, nous reçut fort aimablement. Keira lui expliqua que nouscherchions à entrer en contact avec un certain professeur Egorov quiavaitdirigélaSociétédesarchéologuesdanslesannéescinquante.

Lajeunefemmes'enétonna,ellen'avaitjamaisentenduparlerd'unetellesociété,etlesfichiersdel'Académiedessciencesneremontaientpasau-delàdesadatedecréation,en1958.Ellenousdemandadepatienteret revint une demi-heure plus tard en compagnie de l'un de sessupérieurs, l'hommedevait avoir une bonne soixantaine d'années. Il seprésentaetnousdemandadel'accompagnerjusqu'àsonbureau.Lajeunefemme, qui répondait au prénom de Svetlana, tout à fait ravissante audemeurant,nous saluaavantde s'éloigner.Keiramedonnauncoupdepieddans lemolletenmedemandantsi j'avaisbesoindesonaidepourobtenirsescoordonnées.

–Jenevoispasdequoituparles,soupirai-jeenmefrottantletibia.–Prends-moipouruneconne!Le bureau où nous entrâmes aurait fait pâlir d'envie Walter, une

grandefenêtrelaissaitentrerunebellelumière,degrosfloconstombaientderrièrelavitre.

– Ce n'est pas lameilleure saison pour nous rendre visite, déclaral'hommeennousinvitantànousasseoir.Ilsprévoientunebelletempêtedeneigepourcettenuit,demainmatinauplustard.

L'hommeouvritunThermosetnousservitunverredethéfumé.–J'aipeut-êtreretrouvélatracedevotreEgorov,nousdit-il,puis-je

savoirpourquellesraisonsvoussouhaitezlerencontrer?

Page 180: À Pauline et à Louis

–Je faisdes recherches sur lesmigrationshumaines enSibérie auIVemillénaire,onm'alaisséentendrequ'ilconnaissaitbienlesujet.

–C'estpossible,ditl'homme,mêmesij'émettraisquelquesréserves.–Pourquoicela?demandaKeira.–LaSociétédesarchéologuesétaitunnomd'empruntattribuéàune

branche très particulière des services secrets. Pendant la périodesoviétique,lesscientifiquesn'étaientpasmoinssurveillésquelesautres,bien au contraire. Sous couvert de cette charmante appellation, cettecelluleavaitmissionderecenserlestravauxentreprisdansledomainedel'archéologieetplusparticulièrementd'inventorieretdeconfisquertoutce qui pouvait sortir de terre, beaucoup de choses ont disparu... Lacorruptionet l'appâtdugain,ajoutaEgorovdevantnotreairétonné.Lavie était dure dans ce pays, elle l'est toujours aujourd'hui, maiscomprenez qu'à l'époque une pièce d'or retrouvée dans des fouillespouvait assurer desmois de survie à son propriétaire, et il en était demêmepourlesfossilesquipassaientplusfacilementlesfrontièresqueleshommes.DepuislerègnedePierreleGrandquifutlevéritableinitiateurdes recherches archéologiques en Russie, notre patrimoine n'a cesséd'êtrepillé.LabelleorganisationmiseenplaceparKhrouchtchevpourleprotégersesolda,hélas,parundesplusgrandstraficsd'antiquitésjamaisvus. À peine excavés, les trésors que renfermait notre terre étaientpartagés entre les apparatchiks et filaient alimenter les collections desriches musées occidentaux, quand ils n'étaient pas vendus à desparticuliers. Tout le monde se servait le long de la chaîne, del'archéologuedebaseauchefdemission,enpassantparlesagentsdelaSociétédesarchéologuesquiétaientcenséslessurveiller.VotreVladenkoEgorovauraprobablementétél'undesplusgrospoissonsdecessinistresréseaux où tous les coups étaient permis, y compris tuer, cela va sansdire. Si nous parlons bien du même homme, celui que vous comptezinterroger est un ancien criminel qui ne doit sa liberté qu'auxpersonnalités influentes encore au pouvoir, de très bons clients quidevaientsedésolerqu'ilprennesaretraite.Sivousvoulezvousmettreàdostouslesarchéologueshonnêtesdemagénération,ilsuffitdeleurcitersonnom.Aussi,avantdevousdonnersonadresse,jevoulaissavoirquelgenred'objetvousespériezfairesortirdeRussie.Jesuiscertainquecelaintéresseralapoliceauplushautpoint,àmoinsquevousnepréfériezleleurdirevous-même?questionnal'hommeendécrochantsontéléphone.

–Vousvoustrompez,ilnes'agitcertainementpasdenotreEgorov,c'est un homonyme ! cria Keira en posant sa main sur le cadran du

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téléphone.Mêmemoi,jen'arrivaispasàencroireunmot.Notrehôtesouritet

recomposalenuméroqu'ilétaitentraindefaire.– Arrêtez, bon sang, croyez-vous que si je m'adonnais au trafic

d'antiquités, je viendrais demander l'adresse de mon négociant àl'Académiedessciences?J'ail'airbêteàcepoint-là?

– Je dois avouer que cela manque de subtilité, dit l'homme enreposant le combiné.Qui vous a recommandée à lui et dansquel but ?reprit-il.

–Unvieilarchéologue,etpourlesmotifsquejevousaisincèrementexpliqués.

– Alors il s'est bien foutu de vous. Mais je peux peut-être vousrenseignerouvousmettreenrelationavec l'undenosspécialistesen lamatière. Plusieurs de nos collaborateurs s'intéressent aux migrationshumainesquipeuplèrent laSibérie.Nouspréparonsmêmeuncolloquesurcesujetquisetiendral'étéprochain.

– J'ai besoin de rencontrer cet homme, pas de retourner à la fac,réponditKeira. Je cherche des preuves et votre pseudo-trafiquant les apeut-êtreeuesdanssonescarcelle.

– Puis-je voir vos passeports ? Si je dois vous aider à entrer enrelationaveccegenred'individu,jeveuxaumoinssignalervotrenomauxdouanes,neleprenezpasmal,c'estunefaçondemeprotéger.Quoiquevous soyez venue chez nous, je ne veux en aucun cas y être associé etencore moins être accusé de complicité. Alors donnant-donnant, unephotocopie de vos pièces d'identité et je vous révèle l'adresse que vouscherchez.

–Jecrainsquenousnedevionsrevenir,ditKeira,nousavonsremisnospasseportsàl'hôtelenarrivanttoutàl'heureetnousnelesavonspasencorerécupérés.

–C'est la vérité, dis-je enmemêlant à la conversation, ils sont auMétropole, appelez la réception si vousnenous croyez pas, ils peuventpeut-êtrevousenfaxerlespremièrespages.

Onfrappaàlaporte,unjeunehommeéchangeaquelquesmotsavecnotreinterlocuteur.

– Excusez-moi, dit-il, je reviens dans un instant. En attendant,servez-vousdutéléphonesurlebureauetfaites-moifaxervosdocumentsàcenuméro.

Il griffonnaune série de chiffres sur une feuille depapier etme latenditavantdesortir.Keiraetmoirestâmesseuls.

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–Quelenfoiré,ceThornsten!–Enmêmetemps,plaidai-jeensafaveur,iln'avaitaucuneraisonde

nousbalancerlepassédesonamietpuisrienneditqu'ilaparticipéàsontrafic.

–Etlescentdollars,tucroisquec'étaitpouracheterdesbonbons?Tusaiscequeçareprésente,centdollarsdesannéessoixante-dix?Passecetappel,qu'ons'enailled'ici,cebureaumemetmalàl'aise.

Commejenebougeaispas,Keiradécrochaelle-mêmele téléphone,jeluireprislecombinédesmainspourlereposersursonsocle.

–Jen'aimepasçadutout,maisalorspasdutoutdutout,dis-je.Jemelevaietavançaiverslafenêtre.–Jepeuxsavoircequetufais?–Jerepensaisàcettecornichesur lemontHuaShan,àdeuxmille

cinq cents mètres, tu t'en souviens ? Tu te sentirais capable derecommenceravecseulementdeuxétagessoustespieds?

–Dequoimeparles-tu?–Jepensequenotrehôteestalléaccueillirlesflicssurleperronde

l'Académie, et je suppose qu'ils viendront nous arrêter dans quelquesminutes.Leurvoitureestgaréedanslarue,justeendessous,unmodèleFordavecunebellerampedegyropharessurletoit.Fermeleverroudelaporteetsuis-moi!

Je rapprochai une chaise du mur, ouvris la fenêtre et évaluai ladistance qui nous séparait de l'escalier de secours situé à l'angle dubâtiment.Laneigerendraitglissantelasurfacedelacorniche,maisnousaurionsplusdeprisesentre lespierresdetaillede la façadequesur lesparoislissesdumontHuaShan.J'aidaisKeiraàgrimpersurlerebordetla suivais. Alors que nous nous engagions sur le parapet, j'entendistambourineràlaportedubureau;jenedonnaispaslongtempsavantquel'onnedécouvrenotreescapade.

Keirasedéplaçaitlelongdumuravecuneagilitédéconcertante,ventet neige freinaient sa progression, mais elle tenait bon et moi aussi.Quelquesminutesplustard,nousnousaidâmesl'unl'autreàenjamberlegarde-corps de l'escalier de secours. Restait encore à descendre unecinquantaine de marches en fer forgé, recouvertes de verglas. Keiras'étala de tout son long sur la plate-forme du premier étage, elle serattrapa à la balustrade et jura en se relevant. L'employé du service denettoyagequiastiquaitlegrandcouloirdel'Académiefutsidéréennousvoyant passer de l'autre côté de la vitre, je lui adressai un petit signerassurantetrattrapaiKeira.Ladernièrepartiedel'escaliersecomposait

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d'uneéchelle,coulissantjusqu'autrottoir.Keiratirasurlachaînelibérantles crochets qui la retenaient, mais le mécanisme était grippé, et nouscoincésàtroismètresau-dessusdusol;bientrophautpourtenterquoique ce soit sans risquer de se briser les jambes. Jeme souvenais d'uncopaindecollègequi,sautantdupremierétagepourfairelemur,s'étaitretrouvéallongésurlemacadamaveclesdeuxtibiassortantàangledroitdesesmollets;cesouvenir,mêmefugace,mefitrenonceràlatentationdemeprendrepourJamesBondoupoursadoublure.Àforcedecoupsde poing, j'essayais de briser la glace qui retenait l'échelle, tandis queKeirasautaitdessusàpiedsjointsenhurlantdes«Tuvascéder,salope!»...jelaciteaumotprès!Celafitsoneffet,laglacecédad'uncoupetjevisKeira, accrochée auxbarreauxde l'échelle, dégringoler vers la rue àunevitessevertigineuse.

Elle se releva sur le trottoir en râlant. La tête denotre hôte venaitd'apparaître à la fenêtre de son bureau, lui aussi avait l'air furieux. JerejoignisKeiraetnousdétalâmescommedeuxvoleursversunebouchede métro à cent mètres de nous. Keira courut dans le souterrain etremontal'escalierquigrimpaitdel'autrecôtédel'avenue.ÀMoscou,bonnombre d'automobilistes s'improvisent taxis pour arrondir des fins demoisdifficiles.Ilsuffitdeleverlamainpourqu'unevoitures'arrêteet,sil'onarriveàs'accordersurleprix,lemarchéestconclu.Pourvingtdollarsleconducteurd'uneZilacceptadenousprendreàsonbord.

J'avaistestésonniveaud'anglaisenluidisantavecungrandsourireque sa voiture sentait très fort la chèvre, qu'il ressemblait commedeuxgouttes d'eau à mon arrière-grand-mère et enfin qu'avec des mainscommelessiennes,semettrelesdoigtsdansleneznedevaitpasêtreunemince affaire. Comme il m'avait répondu trois fois «Da », j'en avaisconcluquejepouvaisparleràKeiraentoutetranquillité.

–Qu'est-cequ'onfaitmaintenant?luidemandai-je.–Onrécupèrenosaffairesàl'hôteletonessaiedeprendreuntrain

avantquelapolicenousmettelamaindessus.Aprèslaprisonchinoise,jepréfèreencoretuerquelqu'unplutôtquederetournerentaule.

–Etoùallons-nous?–AulacBaïkal,Thornstenenaparlé.La voiture se rangea devant le Métropole-Intercontinental. Nous

nousprécipitâmesàlaréceptionoùunecharmantehôtessenousrestituanos passeports. Je la priai de préparer la note, m'excusant de devoirécourterainsinotreséjour,etenprofitaipourluidemanders'il luiétaitpossibledenousréserverdeuxcouchettesàbordduTranssibérien.Elle

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sepenchaversmoipourmedireàvoixbassequedeuxpoliciersvenaienttout juste de lui faire imprimer la liste des ressortissants anglaisdescendusàl'hôtel.Ilsétaientinstalléssurunebanquettedanslehall,entrain de consulter le listing. Elle ajouta que son petit ami étaitbritannique, qu'il l'emmenait vivre à Londres où ils se marieraient auprintemps.Jelafélicitaidecetteexcellentenouvelleetellemechuchota«GodSavetheQueen»enmefaisantungrandclind'œilcomplice.

J'entraînaiKeiraversl'ascenseur,luipromisdeuxfoisencheminquejen'avaispasflirtéaveclaréceptionniste,etluiexpliquaipourquoinousavionstrèspeudetempspourdéguerpird'ici.

Nos bagages pliés, nous allions quitter la chambre quand letéléphone sonna. La jeune femme de l'accueil me confirma que nousavions deux places en voiture 7 dans le Transsibérien qui partait de lagare centrale à 23 h 24. Elle me communiqua la référence de notreréservation, nous n'avions plus qu'à retirer les billets à la gare, elle lesavait facturés sur notre note et avait débité ma carte de crédit. Entraversant le bar, nous pourrions quitter l'hôtel sans avoir à passer lehall...

***

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Londres

Lejournaldelanuitdéfilaitsurl'écran,Ivoryéteignitlatélévisionets'approcha de la fenêtre. La pluie avait cessé, un couple sortait duDorchester, la femme monta dans un taxi, l'homme attendit que lavoiture s'éloigne avant de retourner vers l'hôtel. Une vieille damepromenaitsonchiensurParkLane,ellesalualevoiturierenledépassant.

Ivoryabandonnasonposted'observation,ouvrit leminibar,pritunballotindechocolats,endéfitl'emballageetlereposasurlatablebasse.Ilse rendit dans la salle de bains, fouilla sa troussede toilette, attrapa letubedesomnifères,fitglisseruncomprimédanslecreuxdesamainetseregardadanslemiroir.

« Vieil abruti, tu ignorais sans doute la nature de lamise ? Tu nesavaispasàqueljeutujouais?»

Il avala le cachet, se servit un verre d'eau au robinet du lavabo etretournadanslesalons'installerdevantl'échiquier.

Ildonnaunnomàchacundespionsadverses,ATHÈNES,ISTANBUL,LECAIRE, MOSCOU, PÉKIN, RIO, TEL-AVIV, BERLIN, BOSTON, PARIS, ROME etbaptisa le roi«LONDRES » et sa reine«MADRID » et envoya valdinguertouteslespiècesdesoncampsurletapis,hormiscellequ'ilavaitbaptisée« AMSTERDAM ». Celle-ci, il l'enroula dans son mouchoir et la rangeadélicatementaufonddesapoche.Leroinoirreculad'unecase,lecavalieretlepionnebougèrentpas,maisIvoryfitavancerlesdeuxfousjusqu'àlatroisième ligne. Il contempla l'échiquier, ôta ses chaussures, s'allongeasurlecanapéetéteignitlalumière.

***

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Madrid

Laréunionvenaitdes'achever, lesconvivesse regroupaientautourdubuffet.Lamaind'Isabel frôlasubrepticementcelledeSirAshtonquiavaitparticulièrementbrillécesoir-là.Si,lorsdudernierconseil,leplusgrand nombre de voix s'était prononcé en faveur de la poursuite desrecherches, le lord anglais avait cette fois réussi à faire basculer unemajorité de participants dans son camp et l'allié le plus précieux dumoment acceptait de coopérer pleinement : MOSCOU mettrait tous lesmoyensensonpouvoirpourlocaliseretinterpellerlesdeuxscientifiques.OnlesrenverraitàLondresparlepremieravionetaucunvisadeséjourneleurseraitdésormaisaccordé.Ashtonauraitpréférédesmesuresplusradicales,maissesconfrèresn'étaientpasencoreprêtsàvotercegenredemotion. Pour apaiser les consciences de chacun, Isabel avait émis uneidée qui fit l'unanimité. Si l'on n'avait pu jusque-là dissuader ces deuxchercheursparlaforce,alorspourquoinepaslesdétournerdeleurquêteenleurfaisantàchacundespropositionsqu'ilsnepourraientrefuser,despropositionsqui leséloigneraientdefacto l'unde l'autre?Lacoercitionn'était pas toujours lameilleureméthode à employer. La présidente deséance raccompagna ses invités jusqu'au pied de la tour.Un convoi delimousinesquittalaplacedel'Europeetpritladirectiondel'aéroportdeBarajas ;MOSCOU avaitoffertàSirAshtonde lui fairebénéficierde sonavion privé, mais le lord avait encore quelques affaires à régler enEspagne.

***

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Moscou

IlyavaitàmonsensbeaucouptropdepoliciersdanslagareIaroslavpouryconsidérerlasituationcommenormale.Quenousnousdirigionsverslesquais,verslesrangéesdepetitscommerçantsambulantsouverslaconsigne,ilsétaientlà,pargrappesdequatre,scrutantlafoule.Keirasentitmoninquiétudeetmerassura.

– Nous n'avons quand même pas dévalisé une banque ! dit-elle.Qu'un flicmène son enquête jusqu'à notre hôtel est une chose, de là àimaginerqu'ilsontbouclélesgaresetlesaéroportscommesinousétionsdeux grands criminels, merde, n'exagérons rien ! Et puis commentpourraient-ilssavoirquenoussommesici?

Je regrettais d'avoir réservé nos billets par l'intermédiaire del'Intercontinental.Sil'inspecteurquinousfilaitavaitmislamainsurundoubledenotrefacture,etj'avaisdebonnesraisonsdepenserquec'étaitle cas, je ne lui donnais pas dix minutes pour faire parler laréceptionniste. Je ne partageais donc pas l'optimisme de Keira etredoutais que les forces de l'ordre soient là pour nous. La rangée demachines où retirer les titres de transport ne se trouvait qu'à quelquesmètres.Je jetaiunrapidecoupd'œilvers lesguichets ;si j'avaisraison,les employés devaient déjà être sur le qui-vive et ils signaleraient lespremiersétrangersquiseprésenteraientàeux.

Un cireur de chaussures déambulait devant nous, portant sonmatériel en bandoulière, à la recherche d'un quidam à qui lustrer leschaussures. Cela faisait plusieurs fois qu'il passait devant moi enreluquantmesbottes, je lui fisunpetit signeet luiproposaiunmarchéd'unautregenre.

–Qu'est-cequetufais?medemandaKeira.–Jevérifiequelquechose.

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Le cireur empocha les dollars que je lui avais offerts à titred'acompte.Dès qu'il aurait retiré nos billets de train au distributeur etnouslesauraitremis,jeluipaieraislesoldepromis.

–C'estdégueulassedecompromettrecetypeenl'envoyantfairetescourses.

– Il ne court aucun risque puisque nous ne sommes pas dedangereuxcriminels!

Alors que notre cireur venait de taper la référence de notreréservation sur l'écran du distributeur, j'entendis grésiller les talkies-walkies de plusieurs policiers, une voix hurlait des instructions dont jepressentais hélas le sens. Keira comprit ce qui se passait et ne puts'empêcher de crier au cireur de chaussures de ficher le camp ; j'eus àpeine le temps de la prendre par le bras et de la repousser fermementvers un recoin. Quatre hommes en uniforme nous dépassèrent et semirent à courir en direction de la rangée des billetteries automatiques.Keira était tétanisée, nous ne pouvions plus grand-chose pour le cireurqui était déjà menotté, je la rassurai, la police le garderait quelquesheures au plus, mais d'ici quelques minutes, il donnerait notresignalement.

–Enlèvetonmanteau!ordonnai-jeàKeira,toutenôtantlemien.Je rangeai nos deux vêtements dans le sac, lui tendis un pull-over

épais et en passai un autre. Puis je l'entraînai vers la consigne en laprenant par la taille. Je l'embrassai et lui demandai de m'attendrederrièreunecolonne.Elleécarquillalesyeuxenmevoyantrepartirdroitvers les distributeurs. Mais c'était justement l'endroit où les policiersnous chercheraient lemoins. Jeme faufilai,m'excusai poliment auprèsd'unofficierpourqu'ilmelaissepasser,etmedirigeaiversunemachinequi heureusement pour moi offrait aux touristes des instructions enanglais.Jeréservaideuxplacesàbordd'untrain,réglaileprixenespècesetretournaichercherKeira.

Aupostecentraldesécuritédelagare,lesemployésquisurveillaientlestransactionsdesterminauxneprêteraientaucuneattentionàcellequejevenaisd'effectuer.

–Qu'est-cequenousallons faireenMongolie?s'inquiétaKeiraenregardantlebilletquejeluitendais.

–Nousallonsprendre leTranssibériencommeprévuet,une foisàbord,j'expliqueraiaucontrôleurquenousnoussommestrompésetjeluipaierailadifférences'illefaut.

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Lapartien'étaitpasgagnéepourautant,ilnousrestaitàaccéderauxwagons.Lespoliciersnedevaientdisposerqued'unsimplesignalement,aupisunephototiréed'unephotocopiedenospasseports,maisl'étaunetarderait pas à se resserrer dès que nous nous approcherions du train.Inutile d'attirer l'attention, les forces de l'ordre cherchaient un couple,Keiramarchacinquantemètresdevantmoi.LeTranssibériennuméro10enpartancepourIrkoutskquittait lagareà23h24,nousn'avionsplusbeaucoupdetempsdevantnous.L'agitationdonnaitaulieudesalluresdevillage de campagne par jour de marché. Caisses de volailles, étals defromagesetdeviandeséchée,victuaillesentousgenressemêlaientauxvalises,mallesetpaquetagesquiencombraientlequai.Lesvoyageursduvieuxtrainquitraverseraitlecontinentasiatiqueensixjourstentaientdese frayer un chemin à travers le capharnaüm des marchands installésdanslagare.Onsechamaillait,s'invectivaitentoutessortesdelangues,chinois, russe,mandchourien,mongol.Quelques gamins vendaient à lasauvette des lots d'articles de première nécessité. Bonnets, écharpes,rasoirs, brosses à dents et dentifrices. Un policier repéra Keira ets'approcha d'elle, j'accélérai le pas et le bousculai en m'excusantplatement. Le policierme sermonnamais, quand il se retourna vers lafoule, Keira avait disparu de son champ de vision, du mien aussid'ailleurs.

Unvoixannonçadansleshaut-parleursledépartimminentdutrain,lesvoyageursencoreàquaisebousculèrentunpeuplus.Lescontrôleursétaient débordés. Toujours aucune trace de Keira. Je m'étais laisséentraînerdansunequeuedevantlewagonnuméro7;j'apercevaisparlesfenêtres le couloir surpeuplé où chacun cherchait la place qui lui étaitattribuée,maisjeneretrouvaistoujourspaslevisagedeKeira.Montourétait venu de grimper sur lemarchepied, un dernier coup d'œil vers lequai,et jen'avaisplusd'autrechoixquedeme laisserporterpar le flothumainquisepressaitàl'intérieurduwagon.SiKeiran'étaitpasàbord,jeredescendraisaupremierarrêtettrouveraisbienunmoyendereveniràMoscou.Je regrettaiquenousnenoussoyonspasdonnéunpointderendez-vousaucasoùnousnousserionsperdusetjecommençaisdéjààréfléchiràl'endroitquiluiviendraitàl'esprit.Jeremontailacoursive,unpolicierarrivaitensens inverse.Jemeglissaidansuncompartiment, ilnemeprêtapasplusd'attentionquecela.Chacuns'installaitàbord, lesdeux employées de la compagnie responsables du wagon avaient biend'autres choses à faire pour l'instant que de vérifier les billets. Je prisplace à côté d'un couple d'Italiens, le compartiment voisin était occupé

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pardesFrançaisetjecroiseraisquantitédecompatriotesaucoursdecevoyage. Ce train attirait à longueur d'année nombre de touristesétrangers, la chose était tout à notre avantage. Le convoi s'ébranlalentement,quelquespoliciersparcouraientencorelequaidéserté,lagaredeMoscous'effaçabientôt,laissantplaceàunpaysagedebanlieue,grisetsinistre.

Mesvoisinsmepromirentdeveillersurmonsac,jelesquittaipourpartiràlarecherchedeKeira.Jenelatrouvainidanslavoituresuivante,nidanscelled'après.Àlabanlieuesuccédaitdéjàlaplaine.Letrainfilaità vive allure. Troisième voiture, toujours pas de Keira. Traverser lescouloirsencombrésdemandaitunecertainepatience.Ensecondeclassel'animationétaitdéjààsoncomble,lesRussesavaientdébouchébièresetbouteilles de vodka et l'on trinquait à grand renfort de chansons et decris.Lavoiture-restaurantétaittoutaussianimée.

Un groupe s'était formé, six Ukrainiens à la carrure imposantelevaient leur verre en criant : « Vive la France ! » Je m'approchai etdécouvrisKeira,passablementéméchée.

–Nemeregardepascommeça,dit-elle,ilssonttrèssympathiques!Elle se poussa pour me faire une place autour de la table et

m'expliqua que ses nouveaux compagnons de voyage l'avaient aidée àembarquer,faisantdeleurcorpsrempartàunpolicierquis'intéressaitunpeutropàsaphysionomie.Sanseux,ill'auraitinterpellée.Alors,difficiledenepaslesremercierenleurpayantàboire.Jen'avaisencorejamaisvuKeiradanscetétat, jeremerciaisesnouveauxcamaradeset tentaide laconvaincredemesuivre.

–J'aifaimetnoussommesdanslavoiture-restaurant,etpuisj'enaiassezdecourir,assieds-toietmange!

Ellenouscommandaunplatdepommesdeterreetdepoissonfumé,avaladeuxautresverresdevodkaets'écroulaunquartd'heureplustardsurmonépaule.

Aidé par l'un des six gaillards, je l'ai portée jusqu'à moncompartiment.Nosvoisinsitalienss'amusèrentdelasituation.Allongéesursacouchette,ellemaugréaquelquesmotsinaudiblesetserendormitaussitôt.

J'aipasséunepartiedecettepremièrenuitàbordduTranssibérienàregarderlecielparlavitre.Àchaqueextrémitéduwagonsetrouvaitunpetitlocaloùofficiaituneprovonitsas.L'employéeresponsableduwagonsetenaitàlongueurdejournéedevantunsamovar,offranteauchaudeetthé. J'allaime servir et en profitai pourme renseigner sur la durée du

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voyagejusqu'àIrkoutsk.Ilnousfaudraittroisjoursetquatrenuits,celle-ci comprise, pour parcourir les quatre mille cinq cents kilomètres quinousenséparaient.

***

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Madrid

Sir Ashton reposa son téléphone portable sur la table du salon ; ildesserralaceinturedesarobedechambreetretournaverslelit.

– Quelles sont les dernières nouvelles ? demanda Isabel enrefermantsonjournal.

–IlsontétérepérésàMoscou.–Dansquellescirconstances?– Ils se sont rendus à l'Académie des sciences pour y prendre des

renseignements sur un ancien trafiquant d'antiquités. Le directeur atrouvécelasuspectetenainformélapolice.

Isabelseredressadanslelitetallumaunecigarette.–Onlesaarrêtés?–Non. La police a remonté leur piste jusqu'à l'hôtel où ils étaient

descendusmaiselleestarrivéetroptard.–A-t-onperduleurtrace?–Àvraidire,jen'ensaisrien,ilsontessayéd'embarqueràborddu

Transsibérien.–Essayé?– Les Russes ont interpellé un type qui retirait des billets en leur

nom.–Alorsilssontàbord?–Lagaregrouillaitdepoliciers,maispersonnenelesavusmonter

dansletrain.– S'ils se sentent traqués, ils ont pu vouloir diriger leurs

poursuivants versune faussepiste. Il ne fautpasque lapolice russe semêledenosaffaires,celaneferaquenouscompliquerlatâche.

– Je doute que nos scientifiques soient aussi futés que vous lesupposez,jepensequ'ilssontàborddecetrain,letypequ'ilsrecherchent

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habitesurlelacBaïkal.–Pourquoiveulent-ilsrencontrercetrafiquantd'antiquités?Quelle

étrangeidée,vouscroyezqu'il...–...qu'ilestenpossessiond'undesfragments?Non,nousl'aurions

apprisdepuislongtemps,mais,s'ilssedonnentautantdemalpourallerle voir, c'est que ce type doit détenir des informations qui leur serontprécieuses.

– Eh bien, mon cher, il ne vous reste plus qu'à faire taire cebonhommeavantqu'ilsarriventàlui.

–Cen'estpasaussi simpleque cela ; l'individuenquestionestunancien duParti et, compte tenu de ses antécédents, s'il vit une retraitedoréedansunedatchaaubordd'unlacc'estqu'ilbénéficiedesérieusesprotections. À moins de dépêcher quelqu'un, nous ne trouveronspersonnesurplacepourserisqueràentreprendrequoiquecesoitcontrecethomme.

Isabelécrasasonmégotdanslecendrierdelatabledenuit,attrapalepaquetdecigarettesetenrallumaune.

–Avez-vousunautreplanpourempêchercetterencontre?– Vous fumez trop, ma chère, répondit Sir Ashton en ouvrant la

fenêtre. Vous connaissezmes projetsmieux que personne, Isabel,maisvous avez proposé au conseil une alternative qui nous fait perdre dutemps.

–Pouvons-nous,ouiounon,lesintercepter?– MOSCOU me l'a promis ; nous sommes convenus qu'il était

préférable que nos proies se sentent un peu moins sur leurs gardes.Interveniràbordd'un trainn'estpasaussi facilequ'il yparaît.Etpuis,quarante-huit heures de répit devraient leur donner l'impression d'êtrepassésautraversdesmaillesdufilet.MOSCOUdépêcherauneéquipequise chargera d'eux à leur arrivée à Irkoutsk. Mais compte tenu desrésolutions prises devant le conseil, ses hommes se contenteront de lesinterpelleretdelesremettreàbordd'unavionpourLondres.

–Cequej'aiproposéauconseilavaitpourméritedefairepencherlesvoix en faveur d'un arrêt des recherches, sans compter que cela vouslavaitdetoutsoupçonconcernantVackeers;celaétantdésormaisacquis,leschosesnesontpasobligéesdesedéroulertellesqueprévues...

–Dois-jecomprendrequevousneseriezpashostileàdesmesuresplusradicales?

–Comprenezcequebonvoussemblemaisarrêtezdefaire lescentpas,vousmedonnezletournis.

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Ashtonalla refermer la fenêtre,ôtasarobedechambreet seglissasouslesdraps.

–Vousnerappelezpasvosservices?–C'estinutile,lenécessaireestfait,j'enavaisdéjàprisladécision.–Dequelgenrededécisionparlez-vous?– Intervenir avant nos amis russes. L'affaire sera réglée demain

lorsque le train repartira de Iekaterinbourg. Je préviendrai ensuiteMOSCOU par courtoisie, pour qu'il ne dépêche pas inutilement seshommes.

– Le conseil sera furieux d'apprendre que vous avez ignoré lesrésolutionsvotéescesoir.

–Jevous laisse le soindecomposeràvotreguiseunpetitnuméropour l'occasion. Vous condamnerez mon sens de l'initiative ou monincapacitéàmeplierauxrègles;vousmeferezlamorale,jeprésenteraimes excuses en jurantquemeshommesont agide leurpropre chef et,croyez-moi, dans une quinzaine de jours, personne n'en parlera plus.Votre autorité sera sauve et nos problèmes résolus, que demander demieux?

Ashtonéteignitlalumière...

***

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Transsibérien

Keiraavaitpasséla journéeallongéesursacouchette,terrasséeparlamigraine.Jem'étaisbiengardédeluifairelemoindrereprochequantàses excèsde la veille, y comprisquand ellem'avait suppliéde l'acheverpourqueladouleurcesse.Touteslesdemi-heures,jemerendaisauboutdu wagon, où la responsable du samovar me remettait gentiment descompresses tièdes que je retournais aussitôt lui appliquer sur le front.Dèsqu'elleserendormait, jecollaismonvisageà la fenêtreetregardaisdéfiler la campagne.De temps à autre, le convoi longeait un village demaisonsconstruitesenrondinsdebouleau.Quandils'arrêtaitdansdespetitesgares, les fermiersducoinsepressaient sur lequaipourvendreauxvoyageursleursproduitslocaux,saladesdepommesdeterre,crêpesau tvarok, confitures, beignets de chou ou de viande. Ces arrêts neduraient jamais longtemps, puis le train repartait à travers les grandesplainesdésertiquesdel'Oural.Enfind'après-midi,Keiracommençaàsesentir un peumieux.Elle avala un thé et grignota quelques fruits secs.Nous nous rapprochions d'Iekaterinbourg où nos voisins italiens nousquitteraientpourprendreunautretrain,versOulan-Bator.

–J'auraistellementaimévisitercetteville,soupiraKeira,l'égliseduSangversé,ilparaîtqu'elleestmagnifique.

Étrange nompour une église,mais elle avait été construite sur lesruinesde la villa Ipatiev où l'empereurNicolas II, sa femmeAlexandraFederovaetleurscinqenfantsavaientétéexécutésenjuillet1918.

Nousn'aurionshélaspas le tempsde fairedu tourisme, le trainnes'arrêterait qu'une demi-heure, pour changer de locomotive, m'avaitconfiélaresponsabledenotrewagon.Nouspourrionstoujoursallernousdégourdir les jambes et acheter de quoi manger, cela ferait du bien àKeira.

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–Jen'aipasfaim,gémit-elle.La banlieue apparut, pareille à celle de toutes les grandes villes

industrielles,letrains'arrêtaengare.Keira acceptadequitter sa couchettepour aller fairequelquespas.

La nuit était tombée, sur le quai les babouchkas vendaient leursmarchandises à la criée. De nouvelles têtes montaient à bord, deuxpoliciers faisaientuneronde, leurattitudedécontractéemerassura,nosennuissemblaientêtrerestésàMoscou,nousenétionsdéjàéloignésdeplusdemillecinqcentskilomètres.

Aucunsiffletneprévenaitdudépart,seul lemouvementdelafoulefaisait comprendrequ'il était tempsde remonterdans lewagon.J'avaisacheté une caisse d'eauminérale et quelques pirojkis que je fus seul àdéguster. Keira était retournée s'allonger sur sa couchette et elle serendormit.Monrepasavalé,jemecouchaiàmontour,lebalancementdutrain, le bruit régulier de ses boggies m'entraînèrent dans unprofondsommeil.

Il était 2 heures dumatin, heure deMoscou, quand j'entendis undrôle de bruit à la porte, quelqu'un essayait d'entrer dans notrecompartiment.Jemelevaiettirailerideau,passailatêtemaisiln'yavaitpersonne, le couloir était désert, anormalement désert, même laprovonitsasavaitabandonnésonsamovar.

Je refermai le loquet et décidai de réveiller Keira, quelque choseclochait.Ellesursauta;jemismamainsursaboucheetluifissignedeselever.

–Qu'est-cequ'ilya?chuchota-t-elle.–Jen'ensaisencorerien,maishabille-toivite.–Pouralleroù?Laquestionn'étaitpasdénuéede sens.Nousétionsenfermésdans

uncompartimentdesixmètrescarrés,lewagon-restaurantsetrouvaitàsixvoituresdelanôtreetl'idéedenousyrendrenem'enchantaitguère.Jevidaimavalise,rembourrainosdeuxcouchettesdenosaffairesetlesrecouvris des draps. Puis j'aidai Keira à grimper sur le porte-bagages,éteignislalumièreetmeglissaiàsescôtés.

–Tupeuxmedireàquoionjoue?–Nefaispasdebruit,c'esttoutcequejetedemande.Dixminutes passèrent, j'entendis ànouveau cliqueter le loquet. La

porte de notre compartiment coulissa, quatre coups secs claquèrent etellesereferma.Nousrestâmesblottisl'uncontrel'autreunlongmoment,jusqu'à ce que Keira me prévienne qu'une crampe à la jambe la ferait

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bientôt hurler de douleur. Nous abandonnâmes notre cachette, Keiravoulut rallumer le plafonnier, je l'en empêchai et entrebâillai le rideaupour laisser entrer la lumière du clair de lune. Nous blêmîmes endécouvrant nos literies transpercées de deux trous, à l'endroit où noscorps endormis auraient dû se trouver. On s'était introduit dans notrecabinepournous tirerdessus.Keira s'agenouilladevant sa couchetteetpassasondoigtàtraversladéchiruredudrap.

–C'estterrifiant...,murmura-t-elle.–Eneffet,j'aibienpeurquelaliteriesoitfoutue!–Maismerde, enfin, pourquoi cet acharnement ?Nous ne savons

mêmepascequenouscherchons,etencoremoinssinousletrouveronsunjour,alors...

–Ilestprobablequeceuxquinousenveulentensachentplusquenous.Maintenant, il faut rester calmespour sortirde cepiège.Etnousavonsintérêtàréfléchirvite.

Notremeurtrierétaitdansletrain,etilyresteraitaumoinsjusqu'auprochainarrêt,àmoinsqu'ilnedécided'attendrequel'ondécouvrenoscorps pour s'assurer de la réussite de samission. Dans le premier casnousavionstoutintérêtàrestertapisdansnotrecabine,danslesecond,ilétait plus judicieux de descendre avant lui. Le convoi ralentissait, nousdevions approcher d'Omsk, l'escale suivante aurait lieu au petit matin,lorsqueletrainentreraitengaredeNovossibirsk.

Mon premier réflexe fut de chercher un moyen de condamner laporte,ceque je fisenpassant leceinturedemonpantalonautourde lapoignéeetenlareliantaumontantdel'échellequipermettaitd'accéderaux porte-bagages. Le cuir était assez solide pour empêcher désormaisquiconquedelafairecoulisser.Puisj'ordonnaiàKeiradesebaisserafinquenouspuissionstousdeuxsurveillerlequaisanssefairerepérer.

Leconvois'immobilisa.Denotreposition,ilétaitdifficiledevoirquiendescendait,etnousn'avonsrienvuquinouslaisseespérerqueletueuravaitquittélebord.

Pendant les heures qui suivirent, nous refîmes nos paquetages, àl'affûtdumoindrebruit.À6heuresdumatin,nousentendîmesdescris.Lesvoyageursdescompartimentsvoisinssortirentdanslecouloir.Keiraselevad'unbond.

–Jen'enpeuxplusd'êtrecloîtréeici!dit-elleenlibérantlapoignée.Elleouvritlaporteetmelançamaceinture.–Onsort!Ilyatropdemondedehorspourquenousrisquionsquoi

quecesoit.

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Un passager avait découvert la responsable du wagon, gisantinaniméeaupieddesonsamovar,avecuneméchanteplaieaufront.Sacollègue, qui assurait le service de jour, nous ordonna de regagner noscouchettes, la police monterait à Novossibirsk. En attendant, chacundevaits'enfermerdanssoncompartiment.

–Retouràlacasedépart!fulminaKeira.–Si lesflics inspectent lescabines,nousavonsintérêtàcachernos

draps,dis-jeenremettantmaceinture,cen'estpaslemomentd'éveillerl'attention.

–Tucroisquecetyperôdeencoredanslesparages?–Jen'ensaisrien,mais,maintenant,ilnepourrariententer.

EngaredeNovossibirsk, lespassagersfurent interrogéstouràtour

pardeuxinspecteurs,personnen'avaitrienvu.La jeuneprovonitsasfutemmenée en ambulance et remplacée par une autre employée delacompagnie.Ilyavaitsuffisammentd'étrangersdanscetrainpourquenotre présence n'attire aucune attention particulière de la part desautorités.RienquedansnotrewagonsetrouvaientdesNéerlandais,desItaliens, des Allemands etmême un couple de Japonais, nous n'étionsque deux Anglais parmi eux. On releva nos identités, les inspecteursredescendirentetleconvoirepartit.

Noustraversâmesunezonedemarécagesgelés,lereliefserehaussademontagnesenneigées,auxquellessuccédèrentànouveaulesplainesdela Sibérie. En milieu de journée, le train s'engagea sur un long pontmétallique enjambant la majestueuse rivière Ienisseï ; l'arrêt àNovossibirskduraunedemi-heure.J'auraispréféréquenousnequittionspasnotrecabine,maisKeiranetenaitplusenplace.Latempératuresurlequaidevaitavoisinerlesmoinsdixdegrés.Nousavonsprofitédenotrepetiteescapadepouracheterdequoinousrestaurer.

– Je ne vois rien de louche, dit Keira en croquant à pleines dentsdansunbeignetdelégumes.

–Pourvuqueceladurejusqu'àdemainmatin.Lespassagersregagnaientlesvoitures,jejetaiunderniercoupd'œil

autourdenousetaidaiKeiraàsehissersur lemarchepied.Lanouvelleprovonitsas me cria de nous presser et la portière se referma derrièremoi.

Je suggéraiàKeiraquenouspassionsnotredernière soiréeàbordduTranssibérienauwagon-restaurant.Russeset touristesy trinquaienttoute la nuit ; plus il y aurait demonde, plusnous serions en sécurité.

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Keira accueillitma proposition avec soulagement.Nous trouvâmes unetablequenouspartageâmesavecquatreHollandais.

–ÀIrkoutsk,commentva-t-onmettrelamainsurnotretype?LelacBaïkals'étendsurplusdesixcentskilomètres.

–Une fois là-bas, nous essaierons de dénicher un café Internet etnousferonsquelquesrecherches,avecunpeudechancenoustrouveronslatracedenotrehomme.

–Parcequetusaisfairedesrecherchesencyrillique,toi?Je regardaiKeira, son sourire narquoisme rappelait combien je la

trouvaisravissante.Nousaurionspeut-êtreeneffetbesoindefaireappelauxservicesd'uninterprète.

–À Irkoutsk, reprit-elle en semoquantdemoi,nous ironsvoirunchamane, il nous en apprendra bien plus sur la région et ses habitantsquetouslesmoteursderecherchedetonInternetdemalheur!

Etpendantquenousdînions,Keiram'expliquapourquoilelacBaïkalétaitdevenuunhautlieudelapaléontologie.LadécouverteaudébutduXXI e siècle de campements du paléolithique avait permis d'établir laprésence d'hommes de Transbaïkalie ayant peuplé la Sibérie vingt-cinqmille ans avant notre ère. Ils savaient utiliser un calendrier etaccomplissaientdéjàdesritesreligieux.

–L'Asieestleberceauduchamanisme.Danscesrégions,poursuivitKeira, le chamanisme est considéré comme la religion originelle del'homme. Selon la mythologie, le chamanisme est même né avec lacréationdel'Universetlepremierchamaneétait lefilsduCiel.Tuvois,nos deux métiers sont liés depuis la nuit des temps. Les mythescosmogoniques sibériens sont nombreux. On a retrouvé dans lanécropole de l'île auxRennes sur l'Onega une sculpture d'os datant duVemillénaire avant notre ère. Elle représente une coiffure chamaniquedécorée d'un museau d'élan. La coiffe était portée par un officiants'élevantverslemondecéleste,entourédedeuxfemmes.

–Pourquoimeracontes-tutoutcela?–Parceque, ici, commedans tous lesvillagesbouriates, si tuveux

apprendre quelque chose, il faut demander audience à un chamane.Maintenanttupeuxmedirepourquoitumetripotessouslatable?

–Jenetetripotepas!–Alorsqu'est-cequetufais?–Jechercheleguidetouristiquequetuasdûplanquerquelquepart.

Nemedispasquetuconnaissaisautantdechosessurleschamanes,jene

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tecroiraispas!–Nesoispasidiot,ritKeiraalorsquejeglissaismesmainsderrière

seshanches.Iln'yaaucunlivresousmesfesses!J'aidebonnesraisonsdeconnaîtremaleçonparcœur,etiln'yariennonplusentremesseins,çasuffit,Adrian!

–Quellesraisons?–J'aitraverséunephasetrèsmystiquequandj'étaisà lafac, j'étais

très...chamanisée.Encens,pierresmagnétiques,danses,extases,transes,enfin,unepériodedemavieassezNewAgesituvoiscequejeveuxdire,etjet'interdisdetemoquer.Adrian,arrête,tumechatouilles,personnen'iraitcacherunbouquinàcetendroit.

– Et comment allons-nous trouver un chamane ? dis-je en meredressant.

–Lepremiergamindans la rue tediraoùvit le chamanedu coin,fais-moiconfiance.Quandj'avaisvingtans,j'auraisadoréfairecevoyage.Pourcertains leparadis se trouvaitàKatmandou,moi, c'était icique jerêvaisdevenir.

–Vraiment?– Oui, vraiment ! Maintenant je n'ai rien contre le fait que tu

approfondissestesfouilles,maisalorsretournonsdanslacabine.Je ne me le fis pas répéter. Au petit matin, j'avais inspecté très

minutieusement le corps de Keira... je n'ai jamais trouvé la moindreantisèchesurelle!

***

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Londres

Sir Ashton était installé à la table de la salle à manger, il lisait lejournaldumatinenprenantsonthé.Sonsecrétaireparticulierentradanslapièce, luiprésentantun téléphoneportable surunplateauenargent.Ashtonprit l'appareil,écoutacequesoncorrespondant luiannonçaitetreposaletéléphonesurleplateau.Lesecrétaireauraitdû,selonl'usage,seretirersur-le-champ,maisilsemblaitvouloirajouterquelquechoseetattendaitqueSirAshtons'adresseàlui.

– Quoi encore ? Puis-je prendre mon petit déjeuner sans êtreimportuné?

–Lechefdelasécuritésouhaites'entreteniravecvousdanslesplusbrefsdélais,monsieur.

–Ehbien,qu'ilviennemevoircetaprès-midi.–Ilestdanslecouloir,monsieur,ilparaîtquec'esturgent.–Lechefdelasécuritéestchezmoià9heuresdumatin,qu'est-ce

quec'estquecettehistoire?–J'imagine,monsieur,qu'ilpréfèrevousenparler lui-même, iln'a

rienvoulumedire,hormisqu'ildevaitvousvoirauplusvite.–Alors faites-le entrerau lieudebavasser, ceque c'est agaçant, et

faites-nousservirunthéàbonnetempérature,etnoncettelavassetièdeàlaquellej'aieudroit.Allez,dépêchez-vouspuisquec'esturgent!

Lesecrétaireseretira,laissantlaplaceauchefdelasécurité.–Quemevoulez-vous?LechefdelasécuritéremituneenveloppescelléeàSirAshton.Illa

décacheta et découvrit une série de photographies. Il reconnut Ivory,assissurunbancdanslepetitparcenfacedesamaison.

– Qu'est-ce que cet imbécile fait là ? questionna Ashton en serendantàlafenêtre.

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–Ellesontétépriseshierenfind'après-midi,monsieur.Ashtonlaissatomberlerideauetsetournaverslechefdelasécurité.–Sicevieuxfouprendplaisirànourrirlespigeonsenfacedechez

moi,c'estsonproblème,j'espèrequevousnem'avezpasdérangéàcetteheurematinalepouruneraisonaussistupide.

– A priori, l'opération en Russie s'est achevée comme vous l'aviezdemandé.

– Eh bien, pourquoi ne pas avoir commencé par cette excellentenouvelle?Voulez-vousunetassedethé?

–Jevousremercie,monsieur,maisjedoismeretirer,j'aibeaucoupàfaire.

–Attendezuneseconde,pourquoiavez-vousdit«apriori»?– Notre émissaire a dû quitter le train plus tôt que prévu ; il est

cependantcertaind'avoirmortellementatteintsesdeuxcibles.–Alorsvouspouvezdisposer.

***

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Irkoutsk

Nous n'étions pas mécontents d'abandonner le Transsibérien.Hormis cette dernière nuit passée à bord, nous n'en garderions pas detrès bons souvenirs. En traversant la gare, je regardai attentivementautourdenous, rienne semblait suspect.Keira repéraun jeunegarçonqui vendait des cigarettes à la sauvette. Elle lui proposa dix dollars enéchanged'unpetitservice:nousconduirechezlechamane.Legarçonnecomprenait pas un mot de ce que Keira lui demandait, mais il nousamenajusqu'àsamaison.Sonpèrepossédaitunpetitatelierdetanneriedansuneruelledelavieilleville.

Jefusfrappéparladiversitéethniquedel'endroit.Unemultitudedecommunautés se côtoyaient dans la plus parfaite harmonie. Irkoutsk,villeaupassésingulieravecsesvieillesmaisonsdeboisquipenchentets'enfoncent dans la terre avant demourir faute d'entretien, Irkoutsk etsonvieuxtramsansstation,quis'arrêteaumilieudelarue,IrkoutsketsesvieillesBouriatesavecleuréternelfichudelainenouéaumenton,leurcabas autour du bras... Ici, chaque vallée et chaque montagne a sonesprit,onvénèrelecieletavantdeboiredel'alcoolonenversequelquegouttes sur la table pour trinquer avec les dieux. Le tanneur nousaccueillitdanssamodestedemeure.Dansunanglaisrudimentaireilnousexpliquaquesafamillevivaitlàdepuistroissiècles.Songrand-pèreétaitpelletier à l'époque où les Bouriates négociaient encore des fourruresdans les comptoirsmarchandsde laville,mais tout celaappartenait aupassé,unpassérévolu.Désormais,zibelines,hermines,loutresetrenardsavaient disparu, le petit atelier situé à quelques pas de la chapelle deSaint-Paraskeva ne produisait plus que des cartables en cuir qui sevendaientdifficilementaubazarvoisin.Keirademandaànotrehôtes'ilconnaissait unmoyend'obtenir une audience auprès d'un chamane. Le

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meilleurselonluisetrouvaitàListvianka,unepetitevilleauborddulacBaïkal.Unminibusnouspermettraitdenousyrendreàmoindresfrais.Les taxis étaient hors de prix, nous dit-il, et guère plus confortables. Ilnousoffritunrepas;iln'est,encesterressouventmeurtriesparlafolleoppression des uns, qu'une seule loi, celle de l'hospitalité. Une viandemaigre bouillie, quelques pommes de terre, un thé au beurre et unetranche de pain. Ce déjeuner d'hiver dans l'atelier d'un tanneur àIrkoutsk,jem'ensouviensencore.

Keira avait apprivoisé l'enfant, ensemble ils jouaient à répéter desmots qui leur étaient à chacun inconnus, en anglais ou en russe, et ilsriaient sous le regard attendri de l'artisan. Au début de l'après-midi, legarçon nous conduisit jusqu'à l'arrêt de l'autocar. Keira voulut luiremettre les dollars promis mais il les refusa. Alors elle dénoua sonécharpeetlaluioffrit.Ill'enroulaautourdesoncouetpartitencourant.Auboutde larue, ilseretournaetagita l'étoffeensigned'aurevoir.JesavaisbienàcemomentqueKeiraavaitlecœurlourd,combienHarryluimanquait, jedevinaisqu'ellerevoyaitsesyeuxdansleregarddechaqueenfantquenouscroisionsenroute.Jelaprisdansmesbras,mesgestesétaient maladroits mais elle posa sa tête sur mon épaule. Je sentis satristesseetluirappelaiàl'oreillelapromessequejeluiavaisfaite.Nousretournerionsdanslavalléedel'Omoet,quelquesoitletempsquecelanousprendrait,ellereverraitHarry.

Leminibuslongeaitlarivière,bordantdespaysagesdesteppes.Desfemmesmarchaientauborddelaroute,portant leursenfantsendormisdansleursbras.Aucoursduvoyage,Keiram'enappritunpeuplussurleschamanesetlavisitequinousattendait.

–Lechamaneestunguérisseur,unsorcier,unprêtre,unmagicien,undevin,voireunpossédé.Ilestchargédetraitercertainesmaladies,defairevenir legibierou faire tomber lapluie,parfoismêmederetrouverunobjetperdu.

–Dis-moi,tonchamane,ilnepourraitpasnousdirigerdirectementsurnotrefragment,celaéviteraitd'allervoircetEgorovetçanousferaitgagnerdutemps.

–Jevaisyallerseule!Lesujetétaitsensibleetlaplaisanterien'étaitpasdemise.J'écoutai

doncattentivementcequ'ellem'expliquait.– Pour entrer en contact avec les esprits, le chamane se met en

transe.Sesconvulsionstémoignentqu'unespritestentrédanssoncorps.

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Lorsque sa transe s'achève, il s'écroule et entre en catalepsie. C'est unmoment intense pour l'assemblée, il n'est jamais sûr que le chamaneretourneparmilesvivants.Lorsqu'ilrevientàlui, ilracontesonvoyage.Parmisesvoyages,ilyenaunquidevraitteplaire,celuiquelechamanefaitvers lecosmos.On l'appelle levolmagique.Lechamanecôtoie le«clouduciel»etpasseautraversdel'étoilePolaire.

–Tusaisquenousavons justebesoind'uneadresse,nouspouvonspeut-êtrenouscontenterdeluidemanderunserviceréduit.

Keirasetournaverslavitredubus,sansplusm'adresserlaparole.

***

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Listvianka...

...estunevilleentièrementbâtieenbois,commebiendesvillagesdeSibérie;mêmel'égliseorthodoxeestconstruiteenbouleau.Lamaisonduchamane ne dérogeait pas à la règle. Nous n'étions pas les seuls à luirendrevisitece jour-là.J'avaisespéréquenousn'aurionsqu'àéchangerquelquesmotsaveclui,unpeucommeonvientinterrogerlemaired'unpetit village sur une famille du coin dont on recherche la trace,mais ilnousfallutassisterd'abordàl'officequivenaitdecommencer.

Nousprîmesplacedansunepièceparmicinquanteautrespersonnesassises en rond sur des tapis. Le chamane entra, vêtu d'un costumedecérémonie. L'assemblée était silencieuse. Une jeune femme, elle devaitavoir à peine vingt ans, était allongée sur une natte. Elle souffraitvisiblement d'un mal qui lui donnait une terrible fièvre. Son frontruisselaitdesueuretellegémissait.Lechamaneprituntambour.Keira,qui m'en voulait encore, m'expliqua – bien que je ne lui eusse riendemandé – que l'accessoire était indispensable au rituel et que letambouravaitunedoubleidentitésexuelle,lapeauétaitmâleetlecadrefemelle.J'euslabêtisederireetreçusaussitôtuneclaquederrièrelatête.

Le chamane commença par chauffer la peau du tambour en lacaressantdelaflammed'unetorchère.

– Avoue que c'est quand même plus compliqué que d'appeler lesrenseignements,chuchotai-jeàl'oreilledeKeira.

Le chamane leva les mains, son corps commença à onduler aurythme des roulements du tambour. Son chant était envoûtant, j'avaisperdutouteenvied'êtreironique,Keiraétaitentièrementabsorbéeparlascène qui se déroulait sous nos yeux. Le chamane entra en transe, soncorps était secoué de spasmes violents. Au cours de la cérémonie, levisagedelajeunefemmesemétamorphosa,commesilafièvreretombait,

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lescouleursréapparaissaientsursesjoues.Keiraétaitfascinée,jel'étaistout autant. Le roulement de tambour cessa et le chamane s'écroula.Personne ne parlait, pas un bruit pour troubler le silence. Nos yeuxétaient rivés sur son corps inerte et il en fut ainsi pendant un longmoment.Quand l'homme revint à lui et se redressa, il s'approchade lajeunefemme,apposasesmainssursonvisageetluidemandadeselever.Debout, bienque vacillante, elle semblait être guérie dumal qui tout àl'heure encore la terrassait. L'assemblée acclama le chamane, la magieavaitopéré.

Jen'ai jamais sudequels réelspouvoirs jouissait cethommeet cedontjefustémoincejour-làdanslademeureduchamanedeListviankaresteraàjamaispourmoiunmystère.

La cérémonie terminée, les gens se dispersèrent, Keira aborda lechamaneetluidemandaaudience;ill'invitaàs'asseoiretàluiposerlesquestionspourlesquelleselleétaitvenueàsarencontre.

Ilnousappritquel'hommequenouscherchionsétaitunnotabledelarégion.Unbienfaiteurquidonnaitbeaucoupd'argentpourlespauvres,pour la construction des écoles, il avaitmême financé la réfection d'undispensaire qui depuis avait pris des airs de petit hôpital. Le chamanehésitaitànousconfiersonadresse,s'inquiétantdenosintentions.Keirapromit que nous voulions simplement obtenir quelques informations.Elle expliqua sonmétier et en quoi Egorov pouvait nous être utile. Saquêteétaitstrictementscientifique.

Le chamane regarda attentivement le pendentif de Keira etl'interrogeasursaprovenance.

–C'estunobjettrèsancien,luiconfia-t-ellesansaucuneretenue,unfragment d'une carte des étoiles dont nous cherchons les partiesmanquantes.

–Quel âge a cet objet ? interrogea le chamane en demandant à levoirdeplusprès.

–Desmillionsd'années,réponditKeiraenleluitendant.Lechamanecaressadélicatementlependentifet,aussitôt,sonvisage

seferma.–Vousnedevezpaspoursuivrevotrevoyage,dit-ild'unevoixgrave.Keira se retourna vers moi. Qu'est-ce qui inquiétait soudain cet

homme?–Ne le gardez pas auprès de vous, vous ne savez pas ce que vous

faites,reprit-il.–Vousavezdéjàvuuntelobjet?demandaKeira.

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–Vousnecomprenezpascequecelaimplique!ditlechamane.Sonregards'étaitencoreassombri.– J'ignorede quoi vous voulez parler, réponditKeira en reprenant

sonpendentif,noussommesdesscientifiques...–...designorants!Savez-vousseulementcommentlemondetourne

?Vousvoulezprendrelerisquederemettreseséquilibresencause?–Maisdequoiparlez-vous?s'insurgeaKeira.– Allez-vous-en d'ici ! L'homme que vous souhaitez rencontrer

habiteàdeuxkilomètresd'ici,dansunedatcharoseavectroistourelles,vousnepourrezpaslamanquer.

Des jeunes patinaient sur le lac Baïkal à l'écart du rivage où lesvaguessaisiesparl'hiveravaientgelé,formantdessculpturesauxallureseffrayantes.Prisonnierdesglaces,unvieuxcargoàlacoquerouilléegisaitsursonflanc.Keiraavaitenfouisesmainsdanssespoches.

–Quetentaitdenousdirecethomme?medemanda-t-elle.–Jen'enaipaslamoindreidée,c'esttoil'experteenchamanisme.Je

pensequelasciencel'inquiète,voilàtout.–Sapeurnemeparaissaitpas irrationnelleet ilsemblaitsavoirde

quoiilparlait...commes'ilvoulaitnousprévenird'undanger.–Keira,nousnesommespasdesapprentissorciers.Iln'yadeplace

nipourlamagienipourl'ésotérismedansnosdisciplines.Noussuivonstousdeuxunedémarchepurementscientifique.Nousdisposonsdedeuxfragmentsd'unecartequenouscherchonsàcompléter,riendeplus.

– D'une carte qui selon toi fut établie il y a quatre cents millionsd'années et nous ignorons tout de ce qu'elle nous révélerait si nous lacomplétions...

– Lorsque nous l'aurons complétée, nous pourrons alors envisagerde façon scientifique qu'une civilisation disposait d'un savoirastronomique en des temps où nous pensions qu'il n'était pas possiblequ'elleexistesurlaTerre.Unetelledécouverteremettrabiendeschosesen perspective sur l'histoire de l'humanité. N'est-ce pas ce qui tepassionnedepuistoujours?

–Ettoi,qu'est-cequetuespères?–Quecettecartememontreuneétoilequimesoitencoreinconnue,

ceseraitdéjàformidable.Pourquoifais-tucettetête?– J'ai la trouille, Adrian, jamais mes recherches ne m'avaient

confrontéeàlaviolencedeshommesetjenecomprendstoujourspaslesmotivationsdeceuxquinousenveulentautant.Cechamaneignoraittout

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de nous, la façon dont il a réagi au contact demon pendentif, c'était...effrayant.

–Maistuterendscomptedecequetuluiasrévéléetdecequecelaimplique pour lui ? Cet homme est un oracle, son pouvoir et son aurareposent sur son savoir et l'ignorance de ceux qui le vénèrent. Nousdébarquons chez lui, en lui brandissant sous le nez le témoin d'uneconnaissancequidépassedeloinlessiennes.Tulemetsendanger.Jenem'attendspasàmeilleure réactiondesmembresde l'Académie, sinousleurfaisionspareillerévélation.Qu'unmédecingagneunvillagereculédumonde où la modernité n'est jamais parvenue, qu'il soigne un maladeavecdesmédicaments,lesautresverraientenluiunsorcierauxpouvoirsinfinis.L'hommevénèreceluidontlesavoirledépasse.

–Mercide la leçon,Adrian,c'estnotre ignorancequime faitpeur,pascelledesautochtones.

Nousarrivionsdevantladatcharose,elleétaittellequelechamanel'avait décrite et il avait dit vrai, impossible de la confondre avec uneautremaison tant son architecture était ostentatoire.Celui qui vivait làn'avaitrienfaitpourcachersarichesse,aucontraire,ill'affichait,gagedesonpouvoiretdesaréussite.

Deuxhommes,Kalachnikovenbandoulière,gardaientl'entréedelapropriété.Jemeprésentaietdemandaiàêtrereçuparlemaîtredeslieux.NousvenionsdelapartdeThornsten,undesesanciensamis,quinousavait mandatés pour acquitter une dette. Le vigile nous ordonnad'attendredevant la porte.Keira sautillait surplacepour se réchauffer,sous le regard amusédu second gardequi la reluquait d'une façon fortdéplaisanteàmongoût.Jelaprisdansmesbrasetluifrictionnailedos.L'homme revint quelques instants plus tard, nous eûmes droit à unefouilleenrègleet,enfin,onnouslaissaentrerdanslafastueusedemeured'Egorov.

Les sols étaient en marbre de Carrare, les murs recouverts deboiseries importées d'Angleterre, nous expliqua notre hôte en nousaccueillant dans son salon.Quant aux tapis, ils provenaient d'Iran, despiècesdegrandevaleur,affirma-t-il.

– Je croyais ce salopard de Thornsten mort depuis longtemps,s'exclamaEgorov en nous servant de la vodka. Buvez ! dit-il, cela vousréchauffera.

–Désoléedevousdécevoir,répliquaKeira,mais ilseportecommeuncharme.

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– Tant mieux pour lui, répondit Egorov, alors vous êtes venusm'apporterl'argentqu'ilmedoit?

Jesortismonportefeuilleettendiscentdollarsànotrehôte.– Voilà, dis-je en posant l'unique billet sur la table, vous pouvez

vérifier,lecompteyest.Egorovregardalacoupureverteavecmépris.–C'estuneplaisanterie,j'espère!–C'estlasommeexactequ'ilnousademandédevousremettre.–C'est cequ'ilmedevait il ya trenteans !Enmonnaieconstante,

sanscompterlesintérêts,ilfaudraitlamultiplierparcentpourquenoussoyons quittes. Je vous donne deux minutes pour foutre le camp d'iciavantderegretterd'êtrevenusvousmoquerdemoi.

– Thornsten nous a dit que vous pourriez nous aider, je suisarchéologueetj'aibesoindevous.

– Désolé, je ne m'occupe plus d'antiquités depuis longtemps, lesmatièrespremièressontbienpluslucratives.Sivousavezfaitcevoyagedans l'espoir dem'acheter quelque chose, vous vous êtesdéplacéspourrien.Thornstens'estfoutuautantdevousquedemoi.Reprenezcebilletetallez-vous-en.

–Jenecomprendspasvotreanimositéàsonégard,ilparlaitdevousendestermestrèsrespectueuxetsemblaitmêmevousvouerunecertaineadmiration.

–Ahbon?demandaEgorov,flattéparleproposdeKeira.–Pourquoivousdevait-ildel'argent?Centdollars,celareprésentait

unecertainesommedanscetterégion,ilyatrenteans,ajoutaKeira.– Thornsten n'était qu'un intermédiaire, il agissait pour le compte

d'un acheteur à Paris. Un homme qui voulait acquérir un manuscritancien.

–Quelgenredemanuscrit?–UnepierregravéeretrouvéedansunetombegeléeenSibérie.Vous

devez savoir aussi bien que moi que nombre de ces sépultures furentmisesau jourdans lesannées cinquante, toutes regorgeaientde trésorsparfaitementconservésparlesglaces.

–Ettoutesfurentminutieusementpillées.–Hélas,oui,réponditEgorovensoupirant.Lacupiditédeshommes

est terrible, n'est-ce pas ? Dès qu'il est question d'argent, il n'y a plusaucunrespectpourlesbeautésdupassé.

–Et, bien sûr, vous occupiez votre temps à traquer ces pilleurs detombes,n'est-cepas?poursuivitKeira.

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– Vous avez un joli derrière, mademoiselle, et un charme certain,maisn'abusezpastropdemonhospitalité.

–VousavezvenducettepierreàThornsten?–Jeluiairefourguéunecopie!Soncommanditairen'yavuquedu

feu.Commejesavaisqu'ilnemepaieraitpas,jemesuiscontentédeluiremettre une reproduction, mais de fort bonne qualité. Reprenez cetargent,offrez-vousunbonrepasetditesàThornstenquenoussommesquittes.

–Etvousaveztoujoursl'originale?demandaKeiraensouriant.Egorovlaregardadebasenhaut,s'attardantsurlescourbesdeson

anatomie;ilsouritàsontouretseleva.–Puisquevousêtesvenusjusqu'ici,suivez-moi,jevaisvousmontrer

dequoiils'agissait.Ilserendit jusqu'à labibliothèquequiagrémentait lesmursdeson

salon. Il y prit une boîte recouverte de cuir fin, l'ouvrit et la remit enplace.

–Cen'estpasdanscelle-ci,maisoùai-jebienpulamettre?Ilexaminatroisautrescaissettesdumêmegenre,unequatrièmeet

unecinquièmedontilsortitunobjetempaquetédansunvoiledecoton.Ildénoua la ficelle qui l'entourait et nous présenta une pierre de vingtcentimètres sur vingt qu'il posa délicatement sur son bureau avant denous inviter à nous rapprocher. La surface patinée était incrustéed'écrituresressemblantàdeshiéroglyphes.

– C'est du sumérien, cette pierre a plus de six mille ans. LecommanditairedeThornstenauraitmieuxfaitdemelapayeràl'époque,sonprixétaitencoretoutàfaitabordable.Ilyatrenteans,j'auraisvendule cercueil de Sargon pour quelques centaines de dollars, aujourd'huicettepierreestinestimableetparadoxalementinvendabled'ailleurs,saufà un particulier qui la garderait secrètement. Ce genre d'objet ne peutplus circuler librement, les temps ont changé, le trafic d'antiquités estdevenu bien trop dangereux. Je vous l'ai dit, le commerce dematièrespremièresrapportebienplusavecbeaucoupmoinsderisques.

– Quelle est la signification de ces gravures ? demanda Keira,fascinéeparlabeautédelapierre.

– Pas grand-chose, il s'agit probablement d'un poème, ou d'uneanciennelégende,maisceluiquivoulaitl'achetersemblaityaccorderunegrande importance.Jedoisavoirune traduction.Voilà, je l'ai !dit-ilenfouillantlacaissette.

IlremitàKeiraunefeuilledepapierqu'ellemelutàvoixhaute.

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Ilestunelégendequiracontequel'enfantdansleventredesamèreconnaîttoutdumystèredelaCréation,del'originedumondejusqu'àlafin des temps. À sa naissance, un messager passe au-dessus de sonberceauetposeundoigtsurses lèvrespourque jamais ilnedévoile lesecretquiluifutconfié,lesecretdelavie...

Comment cacher ma stupéfaction en entendant ces mots quirésonnaient dansma tête etme rappelaient les ultimes souvenirs d'unvoyage avorté. Ces derniers mots que j'avais lus à bord d'un avion enpartance pour la Chine, avant de perdre connaissance et qu'il ne fassedemi-tour. Keira avait interrompu sa lecture, inquiète de me voir sitroublé.Jeprismonportefeuilledansmapoche,ensortitunefeuilledepapierquejedépliaidevantelle.Jelusàmontouràvoixhautelafindecetexteétrange.

...Cedoigtposéquieffaceàjamaislamémoiredel'enfantlaisseunemarque. Cette marque, nous l'avons tous au-dessus de la lèvresupérieure,saufmoi.

Lejouroùjesuisné,lemessageraoubliédemerendrevisite,etjemesouviensdetout.

Keira et Egorov me regardèrent tour à tour, aussi étonnés que jel'étais.Je leurexpliquaidansquellescirconstancescedocumentm'étaitparvenu.

– C'est ton ami, le professeur Ivory, quime l'a fait remettre, justeavantquejepartetechercherenChine.

–Ivory?Qu'est-cequ'ilvientfairelà-dedans?demandaKeira.–Maisc'estlenomdecesalaudquinem'ajamaispayé!s'exclama

Egorov.Luiaussijelecroyaismortdepuislongtemps.– C'est une manie chez vous de vouloir enterrer tout le monde ?

réponditKeira.Etjedoutefortqu'ilaitquoiquecesoitàvoiravecvotrelamentablecommercedepillagesdetombes.

– Je vous dis que votre professeur, soi-disant insoupçonnable, estprécisément l'homme quime l'a achetée, et je vous prie de ne pasmecontredire, je n'ai pas l'habitude qu'une petite péronnelle mette maparoleendoute.J'attendsvosexcuses!

Keiracroisalesbrasetluitournaledos.Jel'attrapaiparl'épauleetlui ordonnai de s'exécuter sur-le-champ !Elleme fustigea du regard etgrommela un«Désolée » à notre hôte qui, heureusement, sembla s'encontenteretacceptadenousendireplus.

–Cettepierrefuttrouvéedanslenord-ouestdelaSibérie,aucoursd'unecampagned'excavationdetombesgelées.Larégionenregorge.Les

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sépultures protégées par le froid depuis des millénaires étaientremarquablementbien conservées. Il faut remettre les chosesdans leurcontexte,à l'époque tous lesprogrammesderecherchesdépendaientdel'autorité du comité central du Parti. Les archéologues touchaient dessalaires de misère pour travailler dans des conditions extrêmementdifficiles.

–NousnesommespasmieuxlotisenOccidentetonnepillepaslesterrainsdefouillespourautant!

J'auraispréféréqueKeiragardecegenrederemarquepourelle.– Tout le monde trafiquait pour subvenir à ses besoins, reprit-il.

Parce que j'occupais un poste un peu plus élevé dans la hiérarchie duParti, rapports, autorisations et allocations de ressources passaient parmoi,etj'étaischargédetrierparmilesdécouvertescequireprésentaitunintérêt suffisant pour être transféré à Moscou et ce qui pouvait resterdans la région. Le Parti était le premier à piller les républiques de laFédérationdestrésorsquileurrevenaientdedroit,nousnefaisionsqueprendre une sorte de petite commission au passage. Quelques objetsn'arrivaientpasjusqu'àMoscouetfinissaientparenrichirlescollectionsd'acheteursoccidentaux.C'estainsiqu'unjourj'aifaitlaconnaissancedevotre ami Thornsten. Il agissait pour le compte de ce professeur Ivory,passionné par tout ce qui touchait aux civilisations scythes etsumériennes. Je savais que je ne serais jamais payé, j'avais dans noséquipesunépigraphistetalentueux,jeluiaifaitfaireunereproductiondelapierresurunblocdegranit.Maintenant,sivousmedisiezcequivousamènechezmoi,jesupposequevousn'avezpastraversél'Ouralpourmerendrecentdollars?

– Je suis les traces de nomades qui auraient entrepris un longvoyage,quatremilleansavantnotreère.

–Pourallerd'oùàoù?– Partis d'Afrique, ils ont atteint la Chine, cela j'en ai la preuve ;

ensuite, toutn'est qu'hypothèses. Je supposequ'ils ont bifurqué vers laMongolie, traversé la Sibérie, en remontant le fleuve Ienisseï jusqu'à lamerdeKara.

–Sacrévoyage,etdansquelbutvosnomadesauraient-ilsparcourutousceskilomètres?

– Pour franchir la route des Pôles et atteindre le continentaméricain.

–Celanerépondpasvraimentàmaquestion.–Pourporterunmessage.

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–Etvouspensiezquejepourraisvousaideràdémontrerl'existenced'unetelleaventure?Quivousamiscetteidéeentête?

–Thornsten,ilprétendquevousétiezunspécialistedescivilisationssumériennes, je supposeque lapierreque vous venezdenousmontrerconfirmecequ'ilnousadit.

–Commentavez-vous rencontréThornsten?demandaEgorovd'unairmalicieux.

–Parl'intermédiaired'unamiquinousarecommandéd'allerlevoir.–C'estassezamusant.–Jenevoispascequ'ilyadesiamusantàcela?–EtvotreamineconnaîtpasIvory?–Pasquejesache,non!–Vousseriezprêteàjurerqu'ilsnesesontjamaisrencontrés?EgorovtenditsontéléphoneàKeira,ladéfiantduregard.– Soit vous êtes idiote, soit vous êtes l'un comme l'autre d'une

naïvetédéconcertante.Appelezcetamietposez-luilaquestion!Keira et moi regardions Egorov, sans comprendre où il voulait en

venir.Keiraprit l'appareil,composa lenumérodeMaxets'éloigna–cequi, jedoisl'avouer,m'agaçaauplushautpoint;etellerevintquelquesinstantsplustard,laminedéfaite.

–Tuconnaisdoncsonnuméroparcœur...,dis-je.–Cen'estpasdutoutlemoment.–Ilt'ademandédemesnouvelles?– Ilm'amenti. Je lui aiposé laquestion sansdétouret ilm'a juré

qu'ilneconnaissaitpasIvory,maisjesensqu'ilm'amenti.Egorovserenditverssabibliothèque,parcourutlesrayonnageseten

sortitungrandlivre.–Sijecomprendsbien,reprit-il,votrevieuxprofesseurvousenvoie

dans les pattes d'un ami qui vous adresse à Thornsten, qui, lui-même,vousrenvoieversmoi.Et,commeparhasard,ilyatrenteans,cemêmeIvory cherchait à acquérir cette pierre que je possède sur laquelle estincrusté un texte en sumérien, texte dont il vous avait déjà remis uneretranscription.Toutcela,biensûr,n'estquepurecoïncidence...

–Qu'est-cequevoussous-entendez?demandai-je.–VousêtesdeuxmarionnettesdontIvorytirelesficellesàsaguise,il

vousfaitallerdunordausudetd'estenouest,selonsonbonvouloir.Sivousn'avezpasencorecomprisqu'ilvousainstrumentalisés,alors,vousêtesencoreplusbêtesquejenelesupposais.

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–Jepensequenousavonsbiencomprisquevousnouspreniezpourdeux imbéciles, sifflaKeira, sur cepoint vous avez été assez clair,maispourquoiferait-ilunechosepareille?Qu'est-cequ'ilauraitàygagner?

–Jenesaispascequevouscherchezexactement,mais je supposequelerésultatdoit l'intéresserauplushautpoint.Vousêtesentraindepoursuivreuneœuvrequ'ilalaisséeinachevée.Enfin,ilnefautpasêtretrèsintelligentpourcomprendrequevoustravaillezpourluisansmêmevousenrendrecompte.

Egorovouvritlegrandlivreetdépliaunecarteanciennedel'Asie.–Cettepreuvequevousespérieztrouver,reprit-il,elleestsousvos

yeux,c'estlapierresurlaquellefigurecetexteensumérien.VotreIvoryespérait que je l'avais encore, et il s'est arrangé pour vous faire arriverjusqu'àmoi.

Egorov s'assit derrière son bureau et nous invita à prendre placedansdeuxgrosfauteuilsenvis-à-vis.

– Les recherches archéologiques en Sibérie débutèrent au XVIIIe siècle, à l'initiativedePierre leGrand. Jusque-là, lesRussesn'avaientaccordé aucun intérêt à leur passé. Lorsque je dirigeais la branchesibériennedel'Académie,jem'arrachaislescheveuxpourconvaincrelesautorités de sauvegarder des trésors inestimables ; je ne suis pas levulgaire trafiquantquevous imaginez.Certes, j'avaismesréseaux,maisgrâceà eux j'ai sauvédesmilliersdepièces et j'enai fait restaurer toutautant qui, sansmoi, auraient été vouées à la destruction. Croyez-vousque cettepierre sumérienne existerait toujours si jen'avaispas été là ?Elleauraitprobablementservi,aumilieudecentautres,àétayerlemurd'une caserne ou à remblayer un chemin. Je ne dis pas ne pas avoirtrouvéquelquesavantagesàcepetitcommerce,maisj'aitoujoursagiensachantcequejefaisais.JenevendaispaslesvestigesdenotreSibérieàn'importequi.Bon,entoutcas,ceprofesseurnevousaurapasfaitperdrevotre temps. Plus que quiconque en Russie, j'ai en effet étudié lescivilisations sumériennes et j'ai toujours été convaincu qu'ils avaientvoyagé bien au-delà des distances supposées. Personne n'accordait lemoindre crédit à mes théories, on m'a traité d'illuminé et d'incapable.L'artefactquevouscherchez,attestantquevosnomadesontbienatteintleGrandNord,estsousvosyeux.Etsavez-vousàquandremonteletextequiyestgravé?Àl'an4004avantnotreère.Constatezparvous-mêmes,dit-il en désignant une ligne plus petite que les autres en haut de lapierre, c'est une datation formelle. Maintenant, pourriez-vous partageravec moi les raisons pour lesquelles ils auraient, selon vous, tenté

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d'atteindre le continent américain ? Car j'imagine que, si vous êtes ici,c'estquevouslesconnaissez.

–Jevousl'aidit,répétaKeira,pourporterunmessage.–Merci,jenesuispassourd,maisquelmessage?– Je n'en sais rien, il était destiné aux magistères de civilisations

anciennes.–Etvouscroyezquevosmessagersontatteintleurbut?Keirasepenchasurlacarte,ellepointadudoigtlemincepassagedu

détroitdeBéring,puissonindexglissalelongdelacôtesibérienne.–Jen'ensaisrien,dit-elleàvoixbasse,c'estbienpourcelaquej'ai

tantbesoindesuivreleurstraces.EgorovattrapalamaindeKeiraetladéplaçalentementsurlacarte.–Man-Pupu-Nyor,dit-ilenlareposantàl'estdelachaînedel'Oural,

surunpointsituéaunordde larépubliquedesKomis.LesitedesSeptGéantsdel'Oural,c'estlàquevosmessagersdesmagistèresontfaitleurdernièrehalte.

–Commentlesavez-vous?demandaKeira.–Parcequec'estàcetendroitprécis,enSibérieoccidentale,quela

pierre a été trouvée. Ce n'est pas le fleuve Ienisseï que vos nomadesdescendaient, mais l'Ob, et ce n'est pas vers la mer de Kara qu'ils sedirigeaient,mais vers lamer Blanche. Pour gagner leur destination, laroutedelaNorvègeétaitpluscourte,plusaccessible.

–Pourquoiavez-vousdit«leurdernièrehalte»?– Parce que j'ai de bonnes raisons de croire que leur voyage s'est

arrêtélà.Cequejevaisvousconfier,nousnel'avonsjamaisrévélé.Ilyatrenteans,nousmenionsunecampagnedefouillesdanscetterégion.ÀMan-Pupu-Nyor,surunvasteplateausituéausommetd'unemontagnebattueparlesvents,s'élèventseptpiliersdepierredetrenteàquarante-deuxmètresdehauteurchacun.Ilsontl'apparenced'immensesmenhirs.Six forment un demi-cercle, le septième semble regarder les six autres.LesSeptGéantsdel'Ouralreprésententunmystèrequin'atoujourspaslivrésonsecret.Personnenesaitpourquoiilssontlà,etl'érosionnepeutêtre seule responsable d'une telle architecture. Ce site est l'équivalentrussedevotreStonehenge,à ceciprèsque les rocsy sontde taille sanscommunemesure.

–Pourquoin'avoirriendévoilé?– Aussi étrange que cela puisse vous paraître, nous avons tout

recouvertetremislesitedansl'étatoùnousl'avionstrouvé.Nousavonsvolontairement effacé toute trace de notre passage. À cette époque, le

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Partisefichaitdenostravaux.Cequenousavionsmisaujourauraitétéignoré par les fonctionnaires incompétents de Moscou. Au mieux, nosextraordinairesdécouvertes auraient été archivées sansaucuneanalyse,sansaucunsoinpourlespréserver.Ellesauraientfiniparpourrirdansdesimplescaisses,oubliéesdanslessous-solsd'unquelconquebâtiment.

–Etqu'aviez-voustrouvé?demandaKeira.– Quantité de restes humains datant du IVe millénaire, une

cinquantainedecorpsparfaitementconservésparlesglaces.C'estparmieuxquesetrouvaitlapierresumérienne,enfouiedansleurtombeau.Leshommesdontvoussuivezlatracesesontlaisséemprisonnerparl'hiveretlaneige,ilssonttousmortsdefaim.

Keiraseretournaversmoi,aucombledel'excitation.– Mais c'est une découverte majeure ! Personne n'a jamais pu

prouverquelesSumériensavaientvoyagéaussiloin;sivousaviezpubliévostravauxavecdetellespreuvesà l'appui, lacommunautéscientifiqueinternationalevousauraitacclamé.

–Vousêtescharmantemaisbientropjeunepoursavoirdequoivousparlez. À supposer que la portée de cette découverte ait eu lamoindrerésonance auprèsdenos supérieurs,nous aurions été aussitôtdéportésdansungoulagetnos travauxauraientétéattribuésàdesapparatchiksduParti.Lemot«international»n'existaitpasenUnionsoviétique.

–C'estpourcelaquevousaveztoutréenfoui?–Qu'auriez-vousfaitànotreplace?– Presque tout réenfoui... si je peux me permettre, lançai-je.

J'imaginequecettepierren'estpas leseulobjetquevousavezrapportédansvosbagages...

Egorovmelançaunsaleregard.– Il y avait aussi quelques effets personnels ayant appartenu à ces

voyageurs, nous en avons très peu gardé, il était vital pour chacun denousderesterleplusdiscretpossible.

–Adrian,meditKeira,silepéripledesSumérienss'estachevédansces conditions, alors il est probable que le fragment se trouve quelquepartsurleplateaudeMa-Pupu-Nyor.

– Man-Pupu-Nyor, rectifia Egorov, mais vous pouvez aussi direManpupuner, c'est ainsi que les Occidentaux le prononcent. De quelfragmentparlez-vous?

Keira me regarda, puis, sans attendre de réponse à une questionqu'ellenem'avaitpasposée,elleôtasoncollier,montrasonpendentifà

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Egorov et lui raconta à peu près tout de la quête que nous avionsentreprise.

Passionné par ce que nous lui expliquions, Egorov nous garda àdîner,et,commelasoiréeseprolongeait,ilmitaussiunechambreànotredisposition,cequitombaitbien,nousavionstotalementoubliédepenserànousloger.

Au cours du repas qui nous fut servi dans une pièce dont la taillefaisait plus penser à un terrain de badminton qu'à une salle àmanger,Egorovnousassaillitdequestions.Lorsquejefinisparluirévélercequiseproduisaitquandonréunissait lesobjets, ilnoussuppliadelelaisserassister au phénomène. Il était difficile de lui refuser quoi que ce soit.Keira etmoi rapprochâmesnosdeux fragments et ils reprirent aussitôtleur couleur bleutée, même si celle-ci était encore plus pâle que ladernière fois. Egorov écarquilla les yeux, son visage semblait avoirrajeuni,etlui,sicalmejusque-là,étaitexcitécommeungaminàlaveilledeNoël.

–Quesepasserait-il,selonvous,sitouslesfragmentsétaientréunis?

–Jen'enaipaslamoindreidée,répondis-jeavantKeira.–Etvousêtestouslesdeuxcertainsquecespierresontquatrecents

millionsd'années?–Cenesontpasdespierres,réponditKeira,maisoui,noussommes

certainsdeleurancienneté.– Leur surface est poreuse, elle est incrustée de millions de

microperforations. Lorsque les fragments sont soumis à une très fortesource de lumière, ils projettent une carte des étoiles dont lepositionnementcorrespondexactementàceluique l'on trouvaitdans lecielàcettepériode,poursuivis-je.Sinousavionsunlaserassezpuissantànotredisposition,jepourraisvousenfaireladémonstration.

–J'auraisbeaucoupaimévoircela,mais,désolé,jen'aipascegenred'appareilchezmoi.

–Lecontrairem'auraitinquiété,luiconfiai-je.Ledessertconsommé–ungâteauspongieuxfortementalcoolisé–,

Egorovquittalatableetsemitàarpenterlapièce.– Et vous pensez, poursuivit-il aussitôt, que l'un des fragments

manquants pourrait se trouver sur le site des Sept Géants de l'Oural ?Oui,biensûrquevouslepensez,quellequestion!

–J'aimeraistantpouvoirvousrépondre!repritKeira.

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–Naïveetoptimiste!Vousêtesvraimentcharmante.–Etvous...Jeluiadministraiunlégercoupdegenousouslatable,avantqu'elle

terminesaphrase.– Nous sommes en hiver, reprit Egorov, le plateau deMan-Pupu-

Nyorestbalayépardesventssifroidsetsecsquelaneigearriveàpeineàrester au sol. La terre est gelée, vous comptezmener vos fouilles avecdeuxpetitespellesetunepoêleàmétaux?

–Arrêtezaveccetoncondescendant,c'estexaspérant.Etpuispourvotregouverne,lesfragmentsnesontpasenmétal,rétorqua-t-elle.

–Ce n'est pas un détecteur demétaux pour amateurs en quête depiècesperduessouslaplagequejevouspropose,rétorquaEgorov,maisunprojetbienplusambitieux...

Egorovnousfitpasserausalon,lapiècen'avaitrienàenvieràlasalleàmanger.Lesolenmarbreavait laisséplaceàunparquetdechêne, lemobilier venait d'Italie et de France. Nous nous installâmes dans deconfortables canapés en faced'une cheminéemonumentaleoù crépitaitunfeutropnourri.Lesflammesléchaientlefonddel'âtre,s'élevantàdebelleshauteurs.

Egorov proposa de mettre à notre disposition une vingtained'hommesettoutlematérieldontKeiraauraitbesoinpoursesfouilles.Illuipromitplusdemoyensquecedontelleavaitjamaisdisposéjusque-là.Laseulecontrepartieàcetteaideinespéréeétaitqu'ilsoitassociéàtoutessesdécouvertes.

Keira luiprécisaqu'iln'yavaitaucungain financierenperspective.Ce que nous rêvions de trouver n'avait pas de valeurmarchande,maisseulementunintérêtscientifique.Egorovs'offusqua.

–Quivousparled'argent?dit-ilencolère.C'estvousquin'avezquecemotàlabouche.Vousai-jeparléd'argent,moi?

–Non,réponditKeiraconfuse–etjelacroyaissincère–,maisnoussavons tous lesdeuxque lesmoyensquevousm'offrez représententunénormeinvestissementet jusqu'ici j'aicroisépeudephilanthropesdansmacarrière,dit-elleens'enexcusantpresque.

Egorov ouvrit une boîte à cigares et nous la présenta. Je faillismelaissertenter,maisleregardnoirdeKeiram'endissuada.

– J'ai consacré la plus grande partie de ma vie à des travauxd'archéologie,repritEgorov,etce,dansdesconditionsbienpluspéniblesque celles que vous connaîtrez jamais. J'ai risqué ma peau, tantphysiquementquepolitiquement, j'ai sauvéquantitéde trésors, je vous

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enaidéjàexpliqué les circonstances,et la seule reconnaissancequecessalopardsde l'Académiedes sciencesm'accordent est deme considérercommeunvulgairetrafiquant.Commesi leschosesavaienttantchangéaujourd'hui!Quelshypocrites!Voilàbientôttroisdécenniesquel'onmesalit. Si votre projet aboutit, j'y gagnerai bien plus que de l'argent. Letemps où l'on enterrait les morts avec leurs biens est révolu, jen'emmèneraidansmatombenicestapispersansnilespeinturesduXIXe

qui ornent les murs de ma maison. Je vous parle de me rendre unecertainerespectabilité.Ilyatrenteans,sinousn'avionspaseupeurdenos supérieurs, la publication de nos travaux, comme vous le disiez àjuste titre, aurait fait demoi un scientifique reconnu et respecté. Je nepasseraipasdeuxfoisàcôtédelachancequim'estofferte.Aussi,sivousêtes d'accord, nous mènerons cette campagne ensemble, et si noustrouvonsdequoicorroborervosthéories,silabonnefortunenoussourit,alorsnousprésenteronsà lacommunautéscientifique leproduitdenosdécouvertes.Cepetitmarchévousconvient,ouiounon?

Keirahésita.Ilétaitdifficiledanslasituationoùnousnoustrouvionsde tourner le dos à un allié de ce genre. J'estimais à sa juste valeur laprotection que nous offrirait cette association. Si Egorov voulait bienemmeneraussilesdeuxgorillesenarmesquinousavaientaccueillischezlui,nousaurionsdurépondantlaprochainefoisquequelqu'unvoudraitattenter à nos vies. Keira échangea de nombreux regards avecmoi. Ladécisionnousappartenaitàtousdeux,mais,galanterieoblige,jevoulaisqu'elleseprononceenpremier.

EgorovfitungrandsourireàKeira.–Redonnez-moicescentdollars,luidit-ilsuruntontrèssérieux.Keirasortitlebillet,Egorovl'empochaaussitôt.– Voilà, vous avez contribué au financement du voyage, nous

sommesdésormaisassociés ;maintenantque lesquestionsd'argentquisemblaient tant vous préoccuper sont réglées, pouvons-nous, entrescientifiques,nousconcentrersurlesdétailsdenotreorganisationafinderéussircetteprodigieusecampagnedefouilles?

Ils s'installèrent autour de la table basse. Une heure durant, ilsétablirentune listede tous leséquipementsdont ilsauraientbesoin.Jedis « ils » car je me sentais exclu de leur conversation. Je profitaid'ailleursqu'ilsm'ignorentpourallerétudierdeplusprèslesrayonnagesde la bibliothèque. J'y trouvai de nombreux ouvrages d'archéologie, unancienmanueld'alchimieduXVIIesiècle,unautred'anatomietoutaussi

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ancien, l'œuvre complète d'Alexandre Dumas, une édition originale duRougeetleNoir.Lacollectiondelivresquejebalayaisduregarddevaitvaloir une véritable fortune. Un étonnant traité d'astronomie du XIVesièclem'occupapendantqueKeiraetEgorovfaisaientleursdevoirs.

Remarquant enfin mon absence, il était tout de même près de1 heure du matin, Keira vint me chercher ; elle eut le toupet de medemandercequejefaisais.J'endéduisisquelaquestionavaitvaleurdereprocheetjelarejoignisdevantlacheminée.

– C'est fabuleux, Adrian, nous aurons tout le matériel nécessaire,nousallonspouvoirprocéderàdesfouillesdegrandeampleur.Jenesaispascombiendetempscelanousprendra,maisavecunteléquipement,sile fragment se trouve vraiment quelque part entre ces menhirs, nousavonsdegrandeschancesdeletrouver.

Je parcourus la liste qu'elle avait établie avec Egorov, truelles,spatules, fils à plomb, pinceaux, GPS, mètres, piquets de carroyage,grilles de relevés, tamis, balances, appareils de mesuresanthropométriques, compresseurs, aspirateurs, groupes électrogènes ettorchères pour travailler de nuit, tentes, marqueurs, appareilsphotographiques, rien ne semblait manquer à ce fastueux inventairedigned'unmagasinspécialisé.Egorovdécrochaletéléphoneposésurunguéridon.Quelquesinstantsplustard,deuxhommesentrèrentdanssonsalon,illeurremitlalisteetilsseretirèrentsur-le-champ.

–Toutseraprêtdemainavantmidi,ditEgorovens'étirant.–Commentallez-vousacheminertoutcela?osai-jedemander.KeiraseretournaversEgorovquimeregarda,l'airtriomphal.–C'estunesurprise.Enattendant,ilesttardetnousavonsbesoinde

sommeil, je vous retrouverai au petit déjeuner ; soyez prêts, nouspartironsenfindematinée.

Un garde du corps nous conduisit jusqu'à nos appartements. Lachambred'amisavaitdesalluresdepalace.Jen'enavaisjamaisfréquentémais je doutais que l'on puisse faire plus vaste que celle où nousdormirionscesoir.Lelitétaitsigrandquel'onpouvaits'yallongerdanslalongueuraussibienquedanslalargeur.Keirabonditsurl'épaisduvetetm'invitaàl'yrejoindre.Jenel'avaispasvueaussiheureusedepuis...àbien y penser, je ne l'avais jamais vue aussi heureuse. J'avais risquéplusieurs fois ma vie, parcouru des milliers de kilomètres pour laretrouver.Sij'avaissu,jemeseraiscontentédeluioffrirunepelleetuntamis!Aprèstout,ilnetenaitqu'àmoid'apprécierlachancequej'avais,il suffisaitdepeudechosepourcomblerde joie la femmeque j'aimais.

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Elles'étiradetoutsonlong,ôtasonpull,défitsonsoutien-gorgeetmefitsigned'unairaguicheurdenepastraîner.Jen'enavaispasl'intention.

***

Page 223: À Pauline et à Louis

Kent

La Jaguar roulait à vive allure sur la petite route qui menait aumanoir. Assis à l'arrière, à la lumière de la veilleuse du plafonnier, SirAshtonparcouraitundossier. Il le refermaenbâillant.Le téléphonedebordsonna,sonchauffeurannonçaunappelenprovenancedeMoscouetleluipassa.

–Nousn'avonspasréussiàinterceptervosamisengared'Irkoutsk,jenesaispascommentilsontfait,maisilsontéchappéàlavigilancedenoshommes,expliquaMoscou.

–Fâcheusenouvelle!s'agaçaAshton.– Ils sont sur le lac Baïkal dans la demeure d'un trafiquant

d'antiquités,repritMOSCOU.–Alorsqu'attendez-vouspourlesinterpeller?–Qu'ilsenressortent.Egorovasesappuisdanslarégion,sadatcha

est protégée par une petite armée, je ne souhaite pas qu'une simplearrestationtourneaubaindesang.

–Jevousaiconnumoinsprécautionneux.–Jesaisquevousavezdumalàvousyfaire,maisnousavonstout

demêmedesloisdansnotrepays.Simeshommesinterviennentetqueceux d'Egorov ripostent, il sera difficile d'expliquer aux autoritésfédérales les raisons d'un tel assaut au milieu de la nuit, surtout sansavoir demandé demandat au préalable. Après tout, d'un point de vuelégal,nousn'avonsrienàreprocheràcesdeuxscientifiques.

–Leurprésencedanslamaisond'untrafiquantd'antiquitésn'estpassuffisante?

–Non, ce n'est pas un délit. Soyez patient. Dès qu'ils sortiront deleurtanière,nouslescueilleronssansquecelafasselemoindrebruit.Jevousprometsdevouslesexpédierparaviondemainsoir.

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LaJaguarfitunesérieuseembardée,Ashtonglissasurlabanquetteet failliten lâcher lecombiné.Ilserattrapaà l'accoudoir,seredressaetcognaàlavitredeséparationpourmanifestersonmécontentementàsonchauffeur.

–Unequestion,poursuivitMOSCOU:vousn'auriezpastentéquelquechosesansmeprévenir,parhasard?

–Àquoifaites-vousallusion?– À un petit incident qui s'est produit dans le Transsibérien. Une

employée de la compagnie a été violemment frappée à la tête. Elle setrouveencoreàl'hôpital,avecunsérieuxtraumatismecrânien.

–Jesuisdésolédel'apprendre,moncher.Frapperunefemmeestunacteindigne.

– Si votre archéologue et son ami ne s'y étaient pas trouvés, je nedouterais pas de votre sincérité, mais il s'avère que cette agressioninqualifiables'estproduitedanslewagonqu'ilsoccupaient.J'imaginequejedoisvoirlàunecoïncidenceetriend'autre?Vousnevousseriezjamaisautoriséàagirdansmondosetencoremoinssurmonterritoire,n'est-cepas?

– Bien sûr que non, répondit Ashton, le seul fait que vous lesuggériezm'offense.

La voiture se balança à nouveau violemment. Ashton ajusta sonnœud papillon et cogna une nouvelle fois sur la vitre en face de lui.Quandilrepritletéléphoneenmain,MOSCOUavaitraccroché.

Ashtonappuyasurunbouton, lacloisonvitrées'abaissaderrière lefauteuildesonchauffeur.

–Vousavez finidemesecouerainsi?Etpuispourquoiconduisez-vousaussivite?Nousnesommespassuruncircuitautomobile,que jesache!

–Non,monsieur,maisnousdescendonsunecôtedontlapenten'estpasnégligeableetlesfreinsontlâché!Jefaisdemonmieux,maisjevousinvite à boucler votre ceinture, je crains de devoir nous faire avaler unfossédèsquecelaserapossible,sijeveuxarrêtercettesatanéeberline.

Ashton leva les yeux au ciel et fit ce que son chauffeur lui avaitdemandé.Cedernierréussitàaborderconvenablementleviragesuivantmaisiln'eutd'autrechoixquedequitterlarouteetdes'enfoncerdansunchampafind'éviterlecamionquiarrivaitenface.

Laberlineimmobilisée,lechauffeurouvritlaportièredeSirAshtonet s'excusadudésagrément. Iln'y comprenait rien, lavoiture sortaitderévision,ilétaitallélachercheraugaragejusteavantdeprendrelaroute.

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Ashtonluidemandas'ilyavaitunelampedepocheàbord,lechauffeurouvritlatroussedesecoursetluienprésentauneaussitôt.

– Eh bien, allez voir sous le châssis ce qui s'est passé, bon sang !ordonnaAshton.

Le chauffeur enleva sa veste et s'exécuta. Il n'était pas aisé de sefaufiler sous le véhicule mais il y parvint en passant par l'arrière. Ilreparutquelquesinstantsplustard,crottédespiedsàlatête,etannonça,fortembarrassé,quelecarterducircuitdefreinageavaitétéperforé.

Ashtoneutunmomentdedoute, ilétait impensablequequelqu'uns'enprenneàluidefaçonaussidélibéréeetgrossière.Puisilrepensaàlaphotographiequeluiavaitmontréesonchefdelasécurité.Assissursonbanc,Ivorysemblaitfixerl'objectifet,desurcroît,ilsouriait.

***

Page 226: À Pauline et à Louis

Paris

Ivory compulsait pour la énième fois le livre offert par son défuntpartenaired'échecs.Ilrevintàlapagedegardeetrelutencoreetencoreladédicace:

Jesaisquecetouvragevousplaira,iln'ymanquerienpuisquetouts'ytrouve,mêmeletémoignagedenotreamitié.

Votredévouépartenaired'échecs,Vackeers

Il n'y comprenait rien. Il regarda l'heure à sa montre et sourit. Il

enfila sonpardessus, nouaune écharpe autour de son cou et descenditfairesapromenadenocturnelelongdesbergesdelaSeine.

QuandilatteignitlepontMarie,ilappelaWalter.–Vousavezessayédemejoindre?– Plusieurs fois, mais sans succès, je désespérais de vous parler.

Adrian m'a appelé d'Irkoutsk, il semble qu'ils aient eu des ennuis enroute.

–Quelgenred'ennuis?–Plutôtfâcheuxpuisqu'onatentédelesassassiner.Ivory regarda vers le fleuve, essayant dumieux qu'il le pouvait de

conserversoncalme.– Il faut les faire rentrer, repritWalter. Il va finir par leur arriver

quelquechoseetjenemelepardonneraipas.

Page 227: À Pauline et à Louis

–Moinonplus,Walter,jenemelepardonneraipas.Savez-vouss'ilsontrencontréEgorov?

– Je le suppose, ils partaient à sa recherche lorsque nous avonsraccroché.Adriansemblaitterriblementinquiet.SiKeiran'étaitpasaussidécidée,ilauraitsûrementrebrousséchemin.

–Ilvousaditenavoirl'intention?–Oui,ilaévoquécesouhaitplusieursfois,etj'aieubiendumalàne

pasl'encouragerencesens.– Walter, ce n'est plus qu'une question de jours, de quelques

semainesauplus,nousnepouvonspasreculer,pasmaintenant.–Vousn'avezaucunmoyendelesprotéger?– Je contacterai MADRID dès demain, elle seule peut avoir une

influencesurAshton.Jenedoutepasunesecondequ'il soitderrièrecenouvel acte barbare. Je me suis arrangé pour lui faire passer un petitmessagecesoir,maisjenepensepasquecelasuffise.

– Alors laissez-moi dire à Adrian de revenir en Angleterre,n'attendonspasqu'ilsoittroptard.

–Ilestdéjàtroptard,Walter,jevousl'aidéjàdit,nousnepouvonspasreculer.

Ivory raccrocha. Perdu dans ses pensées, il rangea son téléphonedanslapochedesonmanteauetrentrachezlui.

***

Page 228: À Pauline et à Louis

Russie

Unmajordomeentradansnotrechambreettiralesrideaux,ilfaisaitbeau,lalumièrevivedujournouséblouit.

Keiraenfouitsatêtesous lesdraps.Lemajordomeposaunplateaude petit déjeuner au pied du lit, nous indiquant qu'il était presque11heures;nousétionsattendusàmididanslehall,bagagesfaits.Puisilseretira.

Je vis réapparaître le front de Keira et ses yeux qui lorgnèrent lacorbeille de viennoiseries ; elle tendit le bras, attrapa un croissant etl'engloutitentroisbouchées.

– On ne pourrait pas rester ici un ou deux jours ? gémit-elle enavalantlethéquejevenaisdeluiservir.

– Rentrons à Londres, je t'invite une semaine dans un palace... etnousnesortironspasdelachambre.

– Tu n'as pas envie de continuer, n'est-ce pas ? Nous sommes ensécuritéavecEgorov,dit-elleens'attaquantàunmorceaudebrioche.

– Je trouve que tu accordes bien vite ta confiance à ce type.Hier,nousneleconnaissionspas,etnousvoilàaujourd'huisesassociés,jenesaisnioùnousallons,nicequinousattend.

–Moinonplus,maisjesensquenousapprochonsdubut.–Dequelbut,Keira,lestombessumériennesoulesnôtres?–OK,dit-elleenchassantlesdraps,selevantd'unbond.Rentrons!

JevaisexpliqueràEgorovquenousrenonçonset,sisesgardesducorpsnouslaissentsortir,onsauteradansuntaxidirectionl'aéroport,puisonprendralepremieravionpourLondres.JeferaiunpetitcrochetparParispourallerpointerauchômage.Au fait... vousavezdroitauxallocationschômageenAngleterre?

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–Cen'est pas la peined'être cynique !D'accord, continuons,maisfais-moi d'abord une promesse : si le moindre danger se présente ànouveau,nousarrêtonstout.

–Définis-moicequetuappellesdanger,dit-elleenserasseyantsurlelit.

Jeprissonvisageentremesmainsetluirépondit:–Lorsquequelqu'unessaiedevousassassiner,onestendanger!Je

saisquetonappétitdedécouverteestplusfortquetout,maisilfaudraitque tu prennes conscience des risques que nous encourons avant qu'ilsoittroptard.

Egorovnousattendaitdanslehalldelamaison.Ilportaitunelonguepèlerineenfourrureblancheetunechapkasurlatête.Si j'avaisrêvéderencontrerMichelStrogoff,monvœuétaitexaucé.Ilnousremitbonnets,gants et chapeaux et deux parkas fourrées sans comparaison avec nosmanteaux.

–Il faitvraimenttrès froid làoùnousnousrendons,équipez-vous,nous partons dans dix minutes, mes hommes s'occuperont de vosbagages.Suivez-moietdescendonsauparking.

L'ascenseur s'arrêtaau secondniveauoùunecollectiondevoituresallant du coupé sport à la limousine présidentielle était rangée en bonordre.

–Jevoisquevousnefaitespasquedanslecommercedevieilleries,dis-jeàEgorov.

–Non,eneffet,merépondit-ilenouvrantlaportière.Deux berlines nous précédaient, deux autres fermaient la marche.

Noussortîmesentrombedanslarueetlecortègeempruntalaroutequilongeaitlelac.

–Sijenem'abuse,dis-jeunpeuplustard,laSibérieoccidentaleestàtroismillekilomètresd'ici,vousavezprévuunarrêtpourpisserounousyallonsd'unetraite?

Egorovfitsigneàsonchauffeur,lavoiturefreinabrusquement.Ilseretournaversmoi.

–Vous avezdécidédem'emmerder longtemps ?Si ce voyage vousennuie,vouspouvezencoredescendre.

Keiramelançaunregardplusnoirqueleseauxdulac,jeprésentaimes excuses à Egorov qui me tendit la main. Comment refuser unepoignée de main quand on est entre gentlemen ? La voiture repartit,personneneditmotpendantlademi-heurequisuivit.Laroutes'enfonça

Page 230: À Pauline et à Louis

dans une forêt enneigée. Nous arrivâmes un peu plus tard à Koty, uncharmant petit village. Le convoi ralentit et emprunta un chemin detraverse au bout duquel nous découvrîmes deux hangars, invisiblesdepuis la route. Les voitures garées, Egorov nous invita à le suivre. Àl'intérieurdesbâtimentsstationnaientdeuxhélicoptères,decestrèsgrosmodèles que l'armée russe utilise pour transporter troupes etmatériel.J'en avais déjà vu de semblables dans des reportages sur la guerre quel'URSSavaitmenéeenAfghanistan,maisjamaisd'aussiprès.

–Vousn'allezencorepasmecroire,ditEgorovenavançantvers lepremierappareil,maisjelesaigagnésaujeu.

Keira me regarda, amusée, et s'engagea sur l'échelle qui grimpaitverslacabine.

–Quelgenredetypeêtes-vousvraiment?demandai-jeàEgorov.–Unallié,medit-ilenmetapantdansledos,etjenedésespèrepas

definirparvousenconvaincre.Vousmontezouvouspréférezresterdanscehangar?

L'habitaclefaisaitpenseràceluid'unaviondelignetantilétaitvaste.Des chariots élévateurs grimpaient par le hayon arrière, déposant degrandes caisses dans la soute où les hommes d'Egorov les arrimaientsolidement. Le compartiment équipé de sièges pouvait accueillir vingt-cinqpassagers.LeMilMi-26étaitéquipéd'unmoteurdeonzemilledeuxcent quarante chevaux et cela semblait enorgueillir son propriétaireautant que s'il s'était agi d'un élevage d'alezans. Nous ferions quatreescales pour nous ravitailler en carburant.Avec notre charge d'emport,l'appareilavaitunrayond'actiondesixcentskilomètres,troismillenousséparaient de Man-Pupu-Nyor que nous atteindrions onze heures plustard. Les élévateurs rebroussèrent chemin, les hommes d'Egorovvérifièrent une dernière fois les sangles qui retenaient les caisses dematériel, puis la porte de la soute remonta et l'appareil fut tracté àl'extérieurduhangar.

La turbine se mit à siffler, dans l'habitacle le bruit devintassourdissantlorsqueleshuitpalesdurotorsemirentàtourner.

– On s'y habitue, cria Egorov, profitez du spectacle, vous allezdécouvrirlaRussiecommepeudegensl'ontvue.

Lepiloteseretournapournousfaireunsignedelamainetlalourdemachine s'éleva.À cinquantemètresdu sol, l'avant s'inclina etKeira secollaauhublot.

Page 231: À Pauline et à Louis

Aprèsuneheuredevol,Egorovnousmontralavilled'Ilanski,auloinsur notre gauche, puis ce serait Kansk et Krasnoïarsk dont nousresterions éloignés pour éviter d'entrer dans la couverture radar descontrôleursaériens.Notrepiloteparaissaitconnaîtresonaffaire,nousnesurvolionsquedesétenduesblanchesquisemblaientinfinies.Detempsàautre, une rivière gelée sillonnait la terre d'un filet argenté comme uncoupdefusaintracésurunefeuilledepapier.

PremierravitaillementlelongdelarivièreUda;lavilled'Atagaysetrouvaitàquelqueskilomètresde l'endroitoùnotrehélicoptèreseposa.C'estde làqu'étaientpartis lesdeuxcamions-citernesqui remplissaientnosréservoirs.

–Toutestquestiond'organisation,nousditEgorovenregardantseshommes s'agiter autour de l'hélicoptère. Il n'y a pas de place pourl'improvisationquand il faitmoins vingt au-dehors. Si le ravitaillementn'était pas au rendez-vous et que nous restions cloués au sol, nouscrèverionsicienquelquesheures.

Nous profitâmes de l'escale pour aller nous dégourdir les jambes,Egorovavaitraison,lefroidétaitintenable.

Onnousfitremonteràbord, lescamionss'éloignaientdéjàsurunepistequifilaitverslaforêt.Laturbineseremitàsiffleretnousreprîmesdel'altitude,laissantsouslacarlinguelestracesdenotrepassagequeleventeffaceraitbientôt.

J'avais connu des turbulences en avion, mais encore jamais enhélicoptère.Cen'étaitpasmonbaptêmedel'airdanscegenredemachine;àAtacama,ilm'étaitarrivéplusieursfoisd'enprendreunpourregagnerlavallée,maispasdansdetellesconditions.Unetempêtedeneigevenaitvers nous. Nous fûmes secoués pendant un bonmoment, l'appareil sebalançait dans tous les sens,mais je ne lisais aucune inquiétude sur levisaged'Egorovetj'enconclusquenousnerisquionsrien.Etpuis,unpeuplus tard, alors que l'appareil était secoué plus fort encore, je medemandai si face à la mort, Egorov accepterait de montrer sa peur.Lorsquelecalmerevint,aprèsledeuxièmeravitaillement,Keirapiquaunsomme,appuyéecontremonépaule.

Je la pris dans mes bras pour qu'elle soit dans une position plusconfortableetjesurprisdansleregardd'Egorovunesortedetendresseànotre égard, une bienveillance quim'étonna. Je lui adressai un souriremaisilsedétournaverslehublotetfeignitdenepasm'avoirvu.

Troisième atterrissage. Cette fois, pas question de descendre, latempêteavaitreprisetl'onn'yvoyaitrien.Ilétaittroprisquédes'éloigner

Page 232: À Pauline et à Louis

del'hélicoptère,neserait-cequedequelquesmètres.Egorovétaitinquiet,ilselevaetserenditdanslacabinedepilotage.Ilsepenchaverslavitreducockpitets'adressaaupiloteenrusse.Échangesdeparolesdontjenecomprenaispaslesens.Ilrevintquelquesinstantsplustardets'assitenfacedenous.

–Ilyaunproblème?s'inquiétaKeira.– Si les camions n'arrivent pas à nous dénicher dans cette soupe

blanche,nousauronseneffetunsérieuxproblème.Jemepenchaiàmontourauhublot,lavisibilitéétaitauplusbas.Le

vent soufflait en rafales, chaque nouvelle bourrasque soulevait sespaquetsdeneige.

–L'hélicoptèrenerisquepasdegivrer?demandai-je.–Non,réponditEgorov,lesentréesd'airdesmoteurssontéquipées

de réchauffeurs pour assurer le dégivrage lors des missions à de trèsbassestempératures.

Un rayon jaunebalaya la cabine,Egorov se releva et constata avecsoulagement qu'il s'agissait des puissants phares des camions deravitaillement.Lepleindecarburantdemandalamobilisationdetousleshommes.Dèsquelesréservoirsfurentremplis,lepiloteremitsamachineenroute,ilfallutattendrequelatempératures'élèveavantdedécoller.Latempête dura deux heures encore. Keira ne se sentait pas bien, je larassurais du mieux que je le pouvais, mais nous étions prisonniers decetteboîtedesardines,etplussecouésqu'àbordd'unchalutierparjourdegrossemer.Enfin,leciels'éclaircit.

– C'est souvent comme ça lorsque l'on survole la Sibérie en cettesaison,nousditEgorov.Lepireestderrièrenous.Reposez-vous,ilresteencorequatreheuresde vol et, une fois arrivés, nous auronsbesoindetouteslesbonnesvolontéspourinstallerlecampement.

Onnousavaitproposéunrepas,maisnosestomacsavaientététropmalmenés pour accepter la moindre nourriture. Keira posa sa tête surmesgenouxetserendormit.C'étaitcequ'ilyavaitdemieuxàfairepourtuerletemps.Jemerepenchaiverslehublot.

–Nousnesommesqu'àsixcentskilomètresdelamerdeKara,nousditEgorovendésignantlenord.Mais,croyez-moi,nosSumériensontmisplusdetempsquenouspourarriverjusque-là!

Keira se redressa et tenta à son tour d'apercevoir quelque chose.Egorovl'invitaàserendredanslacabinedepilotage.Lecopiloteluicédasa place et l'installa dans son fauteuil. Je la rejoignis et me tins justederrière elle. Elle était fascinée, éblouie et heureuse, et de la voir ainsi

Page 233: À Pauline et à Louis

effaçaittoutesmesréticencesàpoursuivrecevoyage.Cetteaventurequenousvivionsensemblenouslaisseraitdessouvenirsfabuleuxetjemedisquefinalement,pourcela,lesrisquesenvalaientbienlapeine.

– Si un jour tu racontes cela à tes enfants, ils ne te croiront pas !criai-jeàKeira.

Elleneseretournapasmaismeréponditaveccettepetitevoixquejeluiconnaissaisbien.

–C'esttafaçondemedirequetuvoudraisdesenfants?

***

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HôtelBaltschugKempinski

De l'autre côté du pont qui enjambait la Moscova et rejoignait laplaceRouge,MOSCOU prenait un thé en compagnie d'une jeune femmequi n'était pourtant pas la sienne. Le hall du palace était bondé. Lesserveursenuniformeslalomaiententrelesfauteuils,portantthéetpetitsgâteauxaux touristesouhommesd'affairesqui se côtoyaient en ce lieuélégantetconvoitédelaville.

Unhommes'installaaucomptoir;ilfixaMOSCOU,attendantquesonregardcroise le sien.En l'apercevant,cederniers'excusaauprèsdesoninvitéeetlerejoignitaubar.

–Qu'est-cequevousfichezlà?demanda-t-ilenprenantplacesurletabouretvoisin.

– Je suis désolé de vous déranger, monsieur. Il a été impossibled'intervenircematin.

–Vousêtesdesincapables,j'aipromisàLONDRESquel'affaireseraitréglée ce soir, je pensais que vous veniez m'apprendre qu'ils étaient àbordd'unavionenroutepourl'Angleterre.

–Nousn'avonspaspuagircarilssontsortisdelapropriétéd'Egorovsousbonneescorte,avantdes'envoleravecluienhélicoptère.

MOSCOU était furieux de se sentir à ce point impuissant. Tantqu'Egorov et ses hommes nous protégeaient, il lui était impossibled'intervenirsansprovoqueruneeffusiondesang.

–Oùvont-ilsaveccethélicoptère?– Egorov a déposé un plan de vol ce matin, il devait se poser à

Lesosibirsk,maisl'appareiladéviédesarouteetadisparupeuaprèsdesécransradars.

–Siseulementilavaitpus'écraser!

Page 235: À Pauline et à Louis

–Cen'estpasimpossible,monsieur,ilyaeuunetrèsfortetempêtedeneige.

–Ilsontpuseposerletempsquevotretempêtes'éloigne.–Elles'estéloignéeetl'appareiln'apasréapparusurlesécrans.–Alorscelaveutdirequelepilotes'estdébrouillépourvolersousla

couverturedesradarsetquenouslesavonsperdus.– Pas tout à fait, monsieur, j'ai envisagé cette possibilité, deux

camions-citernes emportant douze mille litres de carburant ont quittéPyt-Lakh en début d'après-midi et n'ont regagné leur base que quatreheures après. S'ils ont procédé au ravitaillement de l'hélicoptèred'Egorov, cela a dû s'effectuer àmi-chemin avec Khanty-Mansïïsk, soitprécisémentàdeuxheuresderoutedePyt-Lakh.

–Celanenousditpasversquelledestinationvolaitcethélicoptère.– Non, mais j'ai poursuivi mes calculs, le Mil Mi-26 a un rayon

d'action de six cents kilomètres, et c'est un maximum avec les ventscontrairesrencontrésenchemin.Depuisleurdépart,ilsontdûtirerunelignedroitepourarriverà l'endroitoù ils se sontposésdanscesdélais.S'ils continuent sur la même radiale, et compte tenu de leur rayond'action, ils arriveront juste avant la nuit en république des Komis,quelquepartautourdeVouktyl.

–Avez-vouslamoindreidéedecequilespousseàserendrelà-bas?–Pasencore,monsieur,maispouravoirparcouruprèsdetroismille

kilomètres et fait onze heures de vol, ils doivent avoir de sérieusesraisons.EnfaisantdécollerunSikorskydeIekaterinbourgdemainmatin,nous pourrons commencer des rotations à partir de midi pour leslocaliser.

– Non, procédons autrement, il ne faut surtout pas qu'ils nousrepèrent,ilsnouséchapperaientaussitôt.Cherchezoùilsontpuseposer.Faites interroger les gensde la régionpar les servicesdepolice locaux,quel'onsachesiquelqu'unavuouentenducethélicoptère.Lorsquevousensaurezplus,appelez-moisurmonportable,mêmeaumilieudelanuit.Faitesaussiprépareruneéquiped'intervention, si ces imbécilessesontcachésdansun coin suffisamment isolé, alorsnouspourrons intervenirsansaucuneretenue.

***

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SitedeMan-Pupu-Nyor

Le pilote annonça que nous étions en approche.Nous regagnâmesnossiègesetlecopilotesonpostedepilotage,maisEgorovnousinvitaànousreleverpourdécouvriràtraverslecockpitcequiseprofilaitauloin.

Aunorddel'Oural,surunhautplateauquiseconfondaveclaligned'horizon, se dressent sept colosses de pierre. Ils ont l'apparence degéantsfigésdansleurmarche.Lanature,dit-on,lesafaçonnéspendantdeuxcentsmillionsd'années,nousoffrantl'undesplusimpressionnantshéritages géologiques de la planète. Les sept colosses n'impressionnentpas seulement par leur taille, mais aussi par leur positionnement. Sixtotemstournésendemi-cercleversleseptièmequileurfaitface.Encettesaison, ils portent un épais manteau blanc qui semble les protéger dufroid.

JemeretournaiversEgorov,ilétaitvisiblementému.–Jenepensaispasrevenirunjourici,souffla-t-il.J'yaibeaucoupde

souvenirs.L'hélicoptère perdait de l'altitude. De grosses volutes de neige se

soulevaientaufuretàmesurequenousnousrapprochionsdusol.–Enmansi,Man-Pupu-Nyorsignifie«lapetitemontagnedesdieux

», reprit Egorov. Dans le temps, l'accès à ce site était exclusivementréservéauxchamanesdupeuplemansi. Il yabeaucoupde légendesausujetdesSeptGéantsdel'Oural.Laplusrépandueracontequ'unedisputeaurait éclatée entre un chamane et six colosses surgis de l'enfer pourtraverserlachaînedemontagnes.Lechamanelesauraittransformésencesmonstresdepierre,maissonsortl'auraitégalementaffecté;ilseraitprisonnieràl'intérieurduseptièmeblocdepierre,celuiquifaitfaceauxautres.Enhiver,leplateauestinaccessiblesansunentraînementdehautniveau,àmoinsd'arriverparlesairs.

Page 237: À Pauline et à Louis

L'hélicoptère se posa, le pilote coupa les turbines et nousn'entendions plus que le sifflement du vent qui venait frapper lacarlingue.

–Allons-y,ordonnaEgorov,nousn'avonspasdetempsàperdre.Seshommesdéfirentlessanglesautourdesgrandescaissesarrimées

dans la soute et commencèrent à en dévisser les panneaux. Les deuxpremièrescontenaientsixmotoneiges,chacunepouvanttransportertroispassagers. D'autres caissons contenaient des attelages recouvertsd'épaisses toiles imperméables.Quand lehayonde l'hélicoptèrebasculavers l'arrière, un vent glacial pénétra dans l'habitacle. Egorov nous fitsignedenouspresser,chacundevaitêtreàsonpostesil'onvoulaitavoirinstallélecampementavantlanuit.

–Voussavezconduirecesengins?medemanda-t-il.J'avais traverséLondres àmoto, certes... à l'arrière.Avec un ski et

unechenillelastabiliténepouvaitqu'êtrerenforcée.Jerépondisouid'unsignedetête.Egorovdevaitdouterdemesaptitudes, il leva lesyeuxaucielalorsquejecherchaissurlecôtélekickpourlancerlemoteuretilmemontraoùsetrouvaitledémarreurélectrique.

–Iln'yapasdepositionneutresurcesmachinesnid'embrayage,etl'on n'accélère pas en tournant la poignée mais en appuyant sur lagâchette qui se trouve sous le frein. Vous êtes certain que vous savezconduire?

JehochailatêteetinvitaiKeiraàgrimpersurlaselle.Pendantquejepatinaissurlaneige–letempsdemefamiliariseraveccenouvelengin–,leséquipesd'Egorovinstallaientdéjàlesrampesd'éclairage,délimitantlepérimètre de notre campement. Lorsqu'ils lancèrent les deux groupesélectrogènes,unegrandepartieduplateauseretrouvaéclairéecommeenpleinjour.Troishommesemportaientsurleurdosdesbonbonnesreliéesà des perches qui pulvérisaient de grandes gerbes de feu. En temps deguerre, j'auraisvu làdes lance-flammes,maisEgorov lesappelaitdes«chauffeuses ». Les hommes balayèrent le sol à l'aide de ces puissantestorchères. Une fois la glace ramollie, une dizaine de baraquements entoilefurentdressésdansunparfaitalignement.Leurrevêtementétaitfaitd'unmatériauisothermegrisâtreetl'ensembleprittrèsvitel'aspectd'unebase lunaire. Dans un environnement qui lui était pourtant totalementétranger,Keira avait retrouvé ses reflexesd'archéologue.L'undes abrisservirait de laboratoire. Elle y organisait déjà l'agencement de sonoutillage,tandisquelesdeuxhommesquiluiavaientétéadjointsvidaientdescaissesquicontenaientplusdematérielqu'ellen'enavaitjamaisvu.

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Je fusassignéau tri, les inscriptionsétaientencaractèrescyrilliques, jeme débrouillais comme je pouvais, et ne tenais aucun compte desreprochesquim'étaientadressés lorsque je rangeaisune truelledans letiroirréservéauxspatules.

À21heures,Egorovapparutdansnotrebaraquementetnousconviaà lacantine.Monamour-propreenprituncoupquandjeconstataiquependantque j'avais rangé le contenud'unepetitedizainede cartons, lecuisinier avait réussi à monter une cuisine de campagne, digne d'uneinstallationmilitaire.

Unrepaschaudnousfutservi.Leshommesd'Egorovparlaiententreeux, ne nous prêtant aucune attention. Nous dînâmes à la table dupatron,laseuleoùlabièreavaitétéremplacéeparunvinrougedegrandequalité.À 22heures, le travail reprit. Suivant les instructions deKeira,unedizained'hommesinstallaientlecarroyagesurleterraindefouilles.Àminuit,uneclochetinta;findespremièresopérations, lecampementétaitopérationnel,toutlemondeallasecoucher.

Keiraetmoibénéficiionsdedeuxlitsdecampsituésàl'écartaufondd'un cantonnementqui en abritait dix autres. SeulEgorov avait droit àunetenteindividuelle.

Le silence se fit, interrompu par les ronflements des hommes quis'endormirentaussitôt.JevisKeiraseleveretvenirversmoi.

– Pousse-toi, murmura-t-elle en se faufilant dans mon sac decouchage,onvasetenirchaud.

Elles'assoupit,épuiséeparlasoiréequenousvenionsdepasser.Le vent soufflait de plus en plus fort, par intermittence la toile de

notretentesegonflait.

***

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HôtelBaltschugKempinski

Une lueurbleueclignotait sur la tabledenuit.MOSCOU attrapa sontéléphoneportableetenfitcoulisserlerabat.

–Nouslesavonslocalisés.Lajeunefemmequidormaitàcôtédeluiseretournadanslelit,sa

mainseposasurlevisagedeMOSCOU,illarepoussa,selevaetserenditdanslepetitsalondelasuitequ'iloccupaitavecsamaîtresse.

–Commentsouhaitez-vousprocéder?repritsoninterlocuteur.MOSCOUattrapaunpaquetdecigarettesabandonnésurlecanapé,en

allumauneets'approchadelafenêtre;leseauxdelarivièreauraientdûêtregelées,maisl'hivern'avaitpasencoreemprisonnélaMoscova.

– Organisez une opération de sauvetage, répondit MOSCOU. VousdirezàvoshommesquelesdeuxOccidentauxqu'ilsdoiventlibérersontdes scientifiques de grande valeur et qu'ils ont pour mission de lesrécupérer sains et saufs. Qu'ils soient sans pitié pour les preneursd'otages.

–Malin.EtencequiconcerneEgorov?– S'il survit à l'assaut, tant mieux pour lui, dans le cas contraire,

qu'onl'enterreavecsescomparses.Nelaissezaucunetracederrièrevous.Dèsquenossujetsserontensécurité,jevousrejoindrai.Traitez-lesavecconsidération,mais que personne ne s'entretienne avec eux avantmonarrivée,etj'aibienditpersonne.

– Le territoire où nous devrons intervenir est particulièrementhostile. J'ai besoin de temps pour préparer une opération d'une telleenvergure.

–Divisezcetempspardeuxetrappelez-moiquandtoutserafini.

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***

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Man-Pupu-Nyor

Premierleverdesoleil,latempêteavaitcesséaumilieudelanuit.Lesolétaitrecouvertdeneige,Keiraetmoisortîmesdenotretente,habilléscommedeuxEsquimauxenvadrouille.Quelquesmètresseulementnousséparaientde lacantine,mais,enyarrivant, j'avais l'impressiond'avoirdéjà brûlé toutes les calories accumulées pendant la nuit. Il faisait unetempératurepolaire.Egorovnousassuraqued'iciquelquesheures, l'airdeviendraitplussecetlabrûluredufroidseferaitmoinssentir.Lepetitdéjeuneravalé,Keirasemitautravail,jel'accompagnaidanssestravaux.Il lui fallait s'adapter à ces conditions. Un des hommes d'Egorov luiservait de chef de camp et de traducteur. Il parlait un anglaisrelativementcorrect.Leterraindesfouillesavaitétédélimité.Keirafituntourd'horizonetregardaattentivementlescolossesdepierre.Ilétaitvraiquecesgéantsétaientimpressionnants.Jemedemandaisilanatureétaitseule responsable des formes qu'ils avaient prises. Deux centsmillionsd'annéespendantlesquellespluiesetventsn'avaientcessédelessculpter.

–Tucroisvraimentqu'unchamaneestprisonnieràl'intérieur?medemandaKeiraens'approchantdutotemsolitaire.

–Quisait...?luirépondis-je.Onignoretoujoursquelleestlapartdevéritédansleslégendes.

–J'ail'impressionqu'ilsnousobservent.–Lesgéants?–Non,leshommesd'Egorov!Ilsontl'aircommeçadenepasnous

prêterattention,mais jevoisbienqu'ilsnoussurveillentà tourde rôle.C'eststupide,oùveulent-ilsquenousallions?

– C'est bien ce qui m'inquiète, nous sommes en libertéconditionnelleaumilieudecepaysagehostile,ettotalementdépendants

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de ton nouveau copain. Si nous trouvons notre fragment, qu'est-ce quinousgarantitqu'ilnevapass'enempareretnousabandonnerici?

– Il n'aurait aucun intérêt à faire cela, il a besoindenotre cautionscientifique.

–Àconditionquesesmotivationssoientvraimentcellesqu'ilnousaexposées.

Nouschangeâmesdeconversation,Egorovvenaitànotrerencontre.– J'ai relu mes carnets de l'époque, nous devrions retrouver les

premières tombes dans cette zone, dit-il en désignant l'espace comprisentrelesdeuxderniersgéantsdepierre.Commençonsàcreuser,letempspresse.

Lamémoire d'Egorov était sacrément vive, ou, tout dumoins, sesanciennes notes remarquablement bien tenues. Dès midi, les fouillesaboutirentàunepremièredécouvertequilaissaKeirasansvoix.

Nousavionspassélamatinéeàretourneretàdéblayerleterrainsurune profondeur de quatre-vingts centimètres environ, quand soudainapparurentaugrandjourlesvestigesd'unesépulture.Keiraraclalesol,révélant un pan de tissu noir. Elle en préleva quelques fibres à l'aided'unepetitepinceetlesdisposadanstroistubesenverrequ'ellerebouchaaussitôt.Puis elle poursuivit son travail, écartant la glace avecminutie.Un peu plus loin, les hommes d'Egorov répétaient les mêmes gestesqu'elle.

– Si ce sont bien des Sumériens, c'est tout simplement fabuleux !s'exclama-t-elle en se redressant. Un groupe entier de Sumériens aunord-ouestde l'Oural, tu te rendscompte,Adrian,de laportéedecettedécouverte ? Et leur état de conservation est exceptionnel.Nous allonspouvoirétudierlafaçondontilss'habillaient,cequ'ilsmangeaient.

–Jecroyaisqu'ilsétaientmortsdefaim!– Leurs organes desséchés nous révéleront les traces des bactéries

liées à leur alimentation, leurs os, les stigmates des maladies dont ilsétaientaffectés.

J'avaisfuisesexplicationspeuappétissantes,enallantnouschercherunThermosdecafé.Keiraréchauffasesdoigtscontrelatasse,voilàdéjàdeuxheuresqu'elletravaillaitsurlaglace.Sondoslafaisaitsouffrirmaiselles'agenouillaànouveauetseremitàlatâche.

Enfindejournée,onzetombeauxavaientétédégagés.Lescorpsquis'y trouvaient étaient momifiés par le froid et la question de leurpréservation se posa aussitôt. Keira en parla à l'heure du repas avecEgorov.

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–Commentcomptez-vousfairepourlesprotéger?–Aveclatempératurequirègne,ilsnecraignentrienpourl'instant.

Nousallonslesentreposersousunetentenonchauffée.D'icideuxjours,je ferai héliporter des containers étanches et nous acheminerons deuxcorps jusqu'à Petchora. Je pense qu'il est important qu'ils restent enrépublique des Komis. Il n'y a aucune raison que les membres del'académiedeMoscoumettent lamaindessus ; s'ils veulent les voir, ilsn'aurontqu'àfairelevoyage.

– Et que ferons-nous des autres ? Vous aviez parlé de cinquantetombes,maisrienneprouvequeceplateaun'encomptepasplus.

–Nousfilmeronscellesquenousauronsouvertesetlesrefermeronsjusqu'à ce que nous ayons annoncé à la communauté scientifique,preuvesà l'appui, les résultats spectaculairesdenosdécouvertes.Alors,nous régulariserons les fouilles auprès des autorités compétentes etprendronsavecelleslesdispositionsnécessaires.Jeneveuxpasquel'onmesoupçonned'êtrevenupillerquoique ce soit.Mais je vous rappellequecen'estpas laseulechosequenoussommesvenuschercher ici.Cen'estpas lenombredes sépulturesdeglacequinous intéresse,maisdetrouvercellequirenfermevotrefragment.Ilfautpassermoinsdetempssur chaque corps, c'est ce qu'il y a autour qui doit mobiliser votreattention.

Je vis Keira songeuse, elle repoussa son assiette, le regard perdudanslevide.

–Qu'est-cequ'ilya?luidemandai-je.–Ceshommessontmortsdefroidetdefaim,c'estlanaturequilesa

ensevelis. Ilsnedevaientcertainementplusavoir la forcedecreuser lestombesdeceuxmortsavanteux.Etpuis,hormis lesenfantset lesplusvieux,ilsonttousdûdécéderàpeudetempsd'écart.

–Oùvoulez-vousenvenir?interrogeaEgorov.–Réfléchissez...Vousavezparcourudesmilliersdekilomètrespour

allerporterunmessage–unvoyageeffectué surplusieursgénérations.Maintenant, imaginez que vous êtes les derniers survivants de cetteincroyableaventure...Vousprenezconsciencequevousêtesprisaupiègeetn'arriverezpasautermeduvoyage.Quefaites-vous?

Egorovmeregardacommesijedétenaislaréponse...C'étaitbienlapremièrefoisquejel'intéressais!Jemeresservisuneportionderagoût,assezdégueulassed'ailleurs,maiscelamefaisaitgagnerdutemps.

–Ehbien,dis-jelabouchepleine,réfléchissantencore,entoutcas...

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–Si vous aviez parcouru cesmilliers de kilomètres pour porter unmessage, m'interrompit Keira, si vous aviez sacrifié votre vie, vous neferiezpastoutvotrepossiblepourqu'ilarriveàsesdestinataires?

–Danscecas,l'idéedel'enterrerneseraitpastrèsjudicieuse,dis-jeenregardanttriomphalementEgorov.

– Exactement ! s'exclama Keira, et donc, vous utiliseriez vosdernières forces pour l'exposer dans un endroit où il puisse êtredécouvert.

EgorovetKeiraselevèrentd'unbond,ilsenfilèrentleursparkasetseprécipitèrentau-dehors;dansledoute,jeleuremboîtailepas.

Leséquipess'étaientdéjàremisesàl'ouvrage.–Maisoù?demandaEgorovenbalayantduregardlepaysage.–Jenesuispasspécialisteenarchéologie,commevousdeux,dis-je

en toutehumilité,mais si j'étais en traindemourir de froid, ce qui estd'ailleurs le cas, et si je voulais empêcher un objet d'être enseveli... Leseulendroitpossibles'imposedevantnousdefaçonplutôtévidente.

–Lesgéantsdepierre,ditKeira.Lefragmentdoitsetrouverincrustésurl'undestotems!

– Je ne voudrais surtout pas jouer les rabat-joie, mais la hauteurmoyennedecesblocsdepierreétantd'environcinquantemètresetleurdiamètrededix, soitp× 10×50, cela faitune surfacede 1 571mètrescarréspartotemàexplorer,sanscompterlesanfractuositésetàconditiond'avoir réussi aupréalableà faire fondre laneigequi les recouvreetdetrouver unmoyen de s'y hisser pourmettre enœuvre ce projet que jequalifieraisdefaramineux.

Keirameregardaétrangement.–Quoi,qu'est-cequej'aidit?–Tuesrabat-joie!– Il n'a pas tort, reprit Egorov. Nous n'avons pas les moyens de

libérer les géants de leur manteau de glace, il faudrait monter degigantesques échafaudages et nous aurions besoin de dix fois plusd'hommes.C'estimpossible.

–Attendez,intervintKeira.Réfléchissonsencore.Ellesemitàmarcherlelongducarroyage.– Je suis celui qui porte le fragment, dit-elle à voix haute. Mes

compagnons et moi sommes bloqués sur ce plateau où nous avons eul'imprudence de grimper pour voir au loin la direction à prendre. Lesparoisdelamontagneontgeléetnousnepouvonsplusredescendre.Pasdegibier,pasdevégétation, aucunenourriture, je comprendsquenous

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allonsmourir de faim.Ceuxqui se sont éteints sont déjà recouverts deneige. J'ai conscience que mon tour viendra bientôt, alors je décided'utiliserlepeudeforcequ'ilmerestepourescaladerl'undecescolosseset y incruster dans la pierre le fragment dont je suis responsable. J'ail'espoirqu'unjourquelqu'unletrouveraetpoursuivralevoyage.

– C'est très vivant comme description, dis-je à Keira, je suis déjàpleind'empathiepourcehérosquiasacrifiésavie,maiscelanenousditpaslequeldecesgéantsilachoisi,nidequelcôtéilagrimpé.

– Il faut arrêter les fouilles aumilieu du plateau et consacrer tousnoseffortsàcreuseraupieddescolosses ;sinousytrouvonsuncorps,c'estquenoustouchonsaubut.

–Qu'est-cequivousfaitpensercela?demandaEgorov.–Moiaussi,jesuispleined'empathiepourcethomme,ditKeira,et

si j'avaismenémamissionjusqu'auxlimitesdemarésistancephysique,unefoislefragmentincrustédanslapierre,voyantmesamismorts,jemeseraislaisséetomberdanslevidepourabrégermessouffrances.

Egorov se fia à l'instinct de Keira, il ordonna à ses hommesd'abandonner leurs recherches et de se regrouper, il avait de nouvellesinstructionsàleurdonner.

– Où souhaitez-vous que nous commencions ? demanda Egorov àKeira.

– Connaissez-vous le mythe des Sept Sages ? répondit Keira àEgorov.

– Les Abgals ? Ces Sept Sages sont des êtres mi-hommes mi-poissons que l'on retrouve dans plusieurs civilisations antiques sous laformededieuxcivilisateurs.L'heptadedesgardiensduCieletdelaTerrequi apportent le savoir aux êtres humains. Vous souhaitiez mettre àl'épreuvemesconnaissancessumériennes?

– Non, mais selon vous, si les Sumériens avaient cru reconnaîtredanscescolosseslesseptAbgals...

– Alors, interrompit-il, ils auraient forcément choisi le premierd'entreeux,celuiquiguidaitleurmarche.

–C'estlecolossequifaitfaceauxsixautres?demandai-je.–Oui,ilsl'appelaientAdapa,réponditEgorov.Egorov ordonna à ses hommes de se regrouper au pied du totem

géant et de commencer à creuser. Jeme pris à espérer que l'héroïqueSumérien qui avait escaladé le colosse se soit cassé la figure et soitretombé avec le fragment en main. Cette hypothèse n'avait rien descientifique,maissielleétaitavérée,nousgagnerionsbeaucoupdetemps

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et puis, on n'est jamais à l'abri d'un coup de chance ! Je soupçonnaisKeira d'avoir eu la même idée que moi, car elle supplia les hommesd'Egorov de ne pas se hâter et d'explorer le sol avec la plus grandeminutie.

Ilnous faudraitencorepatienter, il tombaitplusdeneigequenousnepouvionsendéblayeretlesconditionsmétéorologiquessedégradaientd'heure enheure.Unenouvelle tempête se leva, plus redoutable que laprécédente, elle nous contraignit à interrompre les recherches. J'étaisfourbu,épuiséetnerêvaisqued'unbainchaudetd'unmatelasdouillet.Egorov autorisa chacun à prendre du repos ; dès que le temps secalmerait,ilsonneraitlerappel,mêmesiceladevaitêtreaumilieudelanuit. Keira était dans un état d'excitation rare et fulminait contre cettetempête qui l'empêchait de poursuivre ses travaux. Elle voulut quitternotre tente pour rejoindre le laboratoire et commencer à y étudier lespremiersprélèvements.Ilmefallutuserdebeaucoupdepsychologiepourl'endissuader.Onnevoyaitpasàcinqmètres,s'aventurerdehors,dansces conditions, relevait de l'inconscience. Elle finit par m'écouter etacceptadevenirs'allongeràmescôtés.

–Jecroisquejesuismaudite,dit-elle.–Cen'estqu'unetempêtedeneige,enpleinhiveretaumilieudela

Sibérie,jenecroispasquel'onpuisseparlerdemalédiction.Jesuissûrquelamétéos'améliorerademain.

–Egorovm'alaisséentendrequecelapourraitdurerplusieursjours,râlaKeira.

–Tuasuneminedepapiermâché,tudevraistereposer,etmêmesiceladevaitdurerquarante-huitheures,ceneseraitpaslafindumonde.Lesdécouvertesquetuasfaitescematinsontinestimables.

–Pourquoitoujourst'exclure?Sanstoi,nousneserionsjamaisicietriendecequenousavonsvécuneseraitarrivé.

Je repensai aux événements de ces dernières semaines et cetteremarque, audemeurant généreuse,me laissaperplexe.Keira seblottitcontremoi.Jerestailongtempséveilléàl'écouterrespirer.Au-dehors,lesassauts du vent redoublaient, je bénissais secrètement cette mauvaisemétéo, pour le répit qu'elle nous accordait et ces quelques instantsd'intimité.

Le joursuivant futpresqueaussinoirque lanuit.La tempêteavaitgagnéenintensité.Iln'étaitplusquestiondequittersatentesanss'êtreencordé.Pour rejoindre la cantine, il fallaitmarcheren seguidantavec

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une puissante lampe torche, luttant contre des bourrasques d'uneviolence inouïe. En fin d'après-midi, Egorov nous informa que le pireétaitpassé.Ladépressionnes'étendaitpasau-delàdelarégionoùnousnous trouvions, et les ventsdunordne tarderaientplusà la chasser. Ilespérait reprendre les travaux dès le lendemain. Keira et moi tentionsd'évaluer les quantités de neige qu'il nous faudrait déblayer avant deprogresserànouveau.Iln'yavaitriend'autreàfairepourtuer letempsque de jouer aux cartes. Keira abandonna plusieurs fois la partie pourallervérifierl'évolutiondelatempêteetchaquefoisjelavoyaisrevenir,peurassurée.

À6heuresdumatin,jefusréveillépardesbruitsdepasfrôlantnotretente. Je me levai doucement, descendis délicatement la doublefermetureÉclairde la toileetpassai la têteà travers le sas.La tempêteavait laissé place à une neige fine qui tombait sous un ciel gris ; monregardseportaverslescolossesdepierrequiréapparaissaientenfindansl'aube. Mais quelque chose d'autre attira mon attention, dont j'auraispréféréne jamaisêtre témoin.Aupieddugéantdepierreesseulécensérenfermer le corps d'un antique chamane gisait celui d'un de mescontemporains,aumilieud'unemaredesangquisouillaitlaneige.

Surgissantde laparoimontagneuseavecuneagilitédéconcertante,unetrentained'individusencombinaisonblancheavançaientversnous,enencerclantlecampement.L'undenosgardesducorpssortit,jeleviss'immobiliser, stoppé net par une balle qui l'avait atteint en pleinepoitrine.Ileutjusteletempsdetireruncoupdefeuavantdes'écrouler.

L'alerte était donnée. Les hommes d'Egorov qui bondirent hors deleur tente furent fauchéspardes tirsd'uneprécisionquasimilitaire.Cefutunehécatombe.Ceuxrestésàl'abriavaientprispositionetripostaientavecdesfusilsàpompedontlaportéesemblaitpeuefficace.Lecombatsepoursuivait,nosassaillantsgagnaientduterrain,serapprochantdenousenrampant.Deuxd'entreeuxfurenttouchés.

LescoupsdefeuavaientréveilléKeira,elleseredressad'unbondsursonlitetvitmamineblafarde.Jeluiordonnaides'habillersur-le-champ.Pendantqu'elle enfilait ses chaussures, j'évaluainotre situation : aucunespoir de fuite, impossible de se faufiler par l'arrière, la toile de notretenteétaittropsolidementancrée.Cédantàlapanique,jeprisunepelleetcommençaiàcreuser.Keiras'approchadusasquej'avaislaisséouvert,jemeretournaietlaramenaiviolemmentàl'intérieur.

– Ils tirentàboutportantsur toutcequibouge, resteéloignéedesparoisetaide-moi!

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–Adrian,laglaceestdurecommedubois,tuperdstontemps.Quisontcestypes?

– Je n'en sais rien, ils n'ont pas eu la courtoisie de décliner leuridentitéavantdenousmitrailler!

Nouvelle sériede tirs, en rafales cette fois. Jen'enpouvaisplusderesterimpuissantetjefiscequejevenaisprécisémentd'interdireàKeira.Passant à nouveau la tête au-dehors, je fus témoin d'une véritableboucherie.Leshommesenblancs'approchèrentd'unetente,glissèrentauras du sol un câble leur permettant de voir à l'intérieur ; quelquessecondesplustard,ilsvidaientleurschargeurssurlatoileetpassaientàl'habitationsuivante.

Je refermai la fermeture Éclair, me rapprochai de Keira et merecroquevillaisurellepourlaprotégerdumieuxquejelepouvais.

Elle redressa la tête, sourit tristement et posa un baiser sur meslèvres.

–C'est terriblement chevaleresque de ta part,mon amour,mais jecrainsquecelaneservepasàgrand-chose.Jet'aimeetjeneregretterien,medit-elleenm'embrassantànouveau.

Iln'yavaitplus riend'autreà fairequed'attendrenotre tour.Je laserraidansmesbrasetluimurmuraique,moinonplus,jeneregrettaisrien. Nos confidences amoureuses furent interrompues par l'intrusionbrutale de deux hommes armés de fusils d'assaut. Je resserrai monétreinteautourdeKeiraetfermailesyeux.

***

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PontdeLuzhkov

Le canal Vodootvodny était gelé. Une dizaine de patineurs leremontaient, glissant à bonne allure sur l'épaisse couche de glace.MOSCOU se rendait à pied jusqu'à son bureau. Une Mercedes noire lesuivaitàdistance.IlpritsontéléphoneportableetappelaLONDRES.

–L'interventionestterminée,dit-il.– Vous avez une voix étrange, les choses se sont-elles déroulées

commenousl'espérions?–Pasvraiment,lesconditionsétaientdifficiles.Ashtonretintsonsouffle,attendantquesoninterlocuteurluilivrela

suitedesévénements.–Jecrains,repritMOSCOU,dedevoirrendredescomptesplustôtque

prévu.Leséquipesd'Egorovsesontvaillammentdéfendues,nousavonsperdudeshommes.

–Jemefichedevoshommes,rétorquaAshton,dites-moicequ'ilestadvenudenosscientifiques!

MOSCOU raccrocha et héla son chauffeur, la voiture arriva à sahauteur, le garde du corps descendit lui ouvrir la portière. MOSCOU

s'installaàl'arrièreduvéhiculequirepartitàviveallure.Letéléphonedebordsonnaàplusieursreprisesmaisilrefusadeprendrel'appel.

Après une courte halte à son bureau, MOSCOU se fit conduire àl'aéroport de Sheremetyevo, où un appareil privé l'attendait devant leterminald'aviationd'affaires;lavoituretraversalaville,sirènehurlante,se faufilantdans les embouteillages. Il soupiraet consulta samontre, iln'arriveraitàIekaterinbourgquedanstroisheures.

***

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Man-Pupu-Nyor

Leshommesquiavaientfaitintrusiondansnotretentenousavaiententraînés précipitamment à l'extérieur. Le plateau des Sept Géants del'Oural était jonché de corps ensanglantés. Seul Egorov semblait avoirsurvécuàl'attaque,ilgisaitventreàterre,poignetsetchevillesmenottés.Six hommes équipés de fusils en bandoulière assuraient sa garde. Ilrelevalatêtepournousadresserunultimeregard,maisilreçutaussitôtun violent coup de pied sur la nuque. Nous entendîmes le bruit sourdd'un rotor, la neige se souleva devant nous, et nous vîmes apparaître àflancdemontagnelacarlingued'unpuissanthélicoptèrequis'élevaitàlaverticale de la paroi. Il se posa à quelques mètres de nous. Les deuxassaillantsquinousescortaientnoustapèrentcordialementdansledosetnousguidèrentversl'appareilaupasdecourse.Alorsqu'onnoushissaitàbord, l'und'entre euxnous fit un signe, pouce levé vers le ciel, commepournous féliciter.Laporteserefermaet l'hélicoptèrepritaussitôtsonenvol.Lepiloteeffectuaunerotationau-dessusducampement,Keirasepenchaauhublotpouryjeterunderniercoupd'œil.

–Ilssontentraindetoutdétruire,dit-elleenserasseyant, laminedécomposée.

Jeregardaiàmontouretconstataileterriblespectacle.Unedizained'hommesencombinaisonblancherefermaientlestombessumériennes,yglissantlescorpsinertesdeshommesd'Egorov,d'autrescommençaientdéjààdémonterlestentes.AucunmotnepouvaitconsolerKeira.

Ilyavaitsixmembresd'équipageàborddel'appareil,aucund'entreeuxnenousadressalaparole.Onnousoffritdesboissonschaudesetdessandwichs,maisnousn'avionsnifaimnisoif.JeprislamaindeKeiraetlaretinsfermementdanslamienne.

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–Jenesaispasoùilsnousconduisent,medit-elle,maisjecroisbienque,cettefois,c'estlafindenosrecherches.

Jelaprisparl'épauleetlaserraicontremoi,luirappelantquenousétionsenvie.

Aprèsdeuxheuresde vol, l'hommeassisdevantnousnouspriaderemettrenosceinturesdesécurité.L'appareilamorçaitunedescente.Dèsquelesrouestouchèrentlesol,laportières'ouvrit.Nousétionsdevantunhangarà l'écartd'unaéroportdetaillemoyenne;unbiréacteurportantdrapeau russe sur la dérive et dépourvu de toute immatriculation ystationnait.Alorsquenousnousenapprochions,unepasserelles'abaissa.À l'intérieur de la cabine, deux hommes en costume bleumarine nousattendaient.Lemoinscorpulentse levaetnousaccueillitavecungrandsourire.

–Heureuxdevoustrouversainsetsaufs,nousdit-ildansunparfaitanglais.Vousdevezêtreépuisés,nousallonsdécollerimmédiatement.

Les réacteurs se mirent en route. Quelques instants plus tard,l'appareilsepositionnaitsurlapisteetdécollait.

– Iekaterinbourg, une bien jolie ville, nous dit l'homme alors quel'avionprenaitdel'altitude.Dansuneheuretrente,nousnousposeronsàMoscou.Delà,nousvousmettronsdansunaviondelignepourLondres.Vousavezdeuxplacesréservéesenclasseaffaires.Nemeremerciezpas,avec les épreuves que vous avez endurées ces derniers jours, c'était lamoindre des choses. Deux scientifiques de votre rang méritent lesmeilleurs égards.En attendant, je vousdemanderai debien vouloirmeconfiervospasseports.

L'homme les rangea dans la poche de son veston et ouvrit uncompartiment qui renfermait un minibar. Il nous servit de la vodka ;Keirabutsonverreculsecet le tenditànouveaupourqu'il laresserve.Elleavalalaseconderasadedelamêmemanière,sansdireunmot.

–Pourriez-vousnousdonnerquelquesexplications?demandai-jeànotrehôte.

Ilremplitnosverresetlevalesienpourtrinquer.–Nousnous réjouissonsd'avoirpuvousdélivrerdesmainsdevos

ravisseurs.Keirarecrachalavodkaqu'elles'apprêtaitàavaler.–Nosravisseurs?Quelsravisseurs?–Vousavezeudelachance,repritnotrehôte,leshommesquivous

retenaient avaient la réputation d'être extrêmement dangereux ; noussommesintervenusàtemps,vousdevezunefièrechandelleànoséquipes

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quiontprisbeaucoupderisquespourvous.Nousregrettonsde lourdespertesdansnosrangs.Deuxdenosmeilleursagentsontsacrifiéleurviepoursauverlesvôtres.

–Maispersonnenenousretenait!s'emportaKeira,nousétionslà-basdenotrepleingréetentreprenionsdesfouillesprodigieusesquevoshommes ont ruinées. Nous avons assisté à un véritable carnage, unebarbariesansnom,commentosez-vous...?

– Nous savons que vous participiez à des fouilles illégales,entreprisespardesmalfaiteursauxseulesfinsd'unpillagesansvergognedes trésors de la Sibérie. Egorov appartient à la mafia russe,mademoiselle, vous l'ignoriez ? Deux scientifiques jouissant deréputations aussi honorables ne pouvaient être associés à de tels actescriminelssansyavoirétécontraintsparlaforce,sansavoirétémenacésparleursravisseursd'êtreexécutéssommairementàlapremièretentativederébellion.Vosvisasattestentd'ailleursquevousêtesentrésenRussieen qualité exclusive de touristes et nous sommes flattés que vous ayezchoisinotrepayspourvousdivertir.Jesuiscertainquesivousaviezeulamoindre intention de travailler sur notre sol, vous auriez certainementagi dans un cadre légal, cela s'entend, n'est-ce pas ? Vous connaissezmieux que quiconque les risques encourus par les pilleurs qui s'enprennentànotrepatrimoinenational.Lespeinesvarientdedix à vingtansdeprison,selonlagravitédesfaits.Sommes-nousdésormaisd'accordsurlaversionquejevousaiexposée?

Sans attendre, je lui confirmai que nous n'avions rien à objecter.Keirarestasilencieuse,untempsseulement,puiselleneputs'empêcherdes'inquiéterdusortquiattendaitEgorov,cequifitsourirenotrehôte.

–Cela,mademoiselle,dépendraentièrementdesavolontéounondecollaboreràl'enquêtequiseramenée.Maisn'ayezpasderemordsàsonsujet,jepeuxvousassurerquelepersonnageétaitpeurecommandable.

L'homme s'excusa de ne pas pouvoir discuter plus longtemps avecnous,ilavaitdutravail.Ilpritundossierdanssasacocheets'yplongeajusqu'ànotrearrivée.

L'appareil amorça sa descente vers la capitale. Une fois au sol,l'homme nous conduisit à bord d'une voiture jusqu'au pied d'unepasserellearriméeàunaviondelaBritishAirways.

– Deux choses avant que vous partiez. Ne revenez pas en Russie,nous ne pourrions plus assurer votre sécurité. Et maintenant, écoutezbiencequej'aiàvousdire,carcefaisantj'enfreinsunerègle,maisvousm'êtessympathiquesetceluiquejetrahismel'estbeaucoupmoins.Vous

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êtesattendusàLondres,etjecrainsquelegenredepromenadequivousseraproposéenesoitenriencomparableaveclevoyagetrèsagréablequenousvenonsdefaireensemble.Aussi,sij'étaisvous,jem'abstiendraisdetraîneràHeathrow;unefoisladouanepassée,jefileraisauplusvite.Sivoustrouviezd'ailleurslemoyendenepaspasserparladouane,ceseraitencoremieux.

L'hommenous renditnospasseports etnous invitaà emprunter lapasserelle.Unehôtessenousinstallaànosplacesrespectives.Sonparfaitaccent anglais était divin et je la remerciai pour la gentillesse de sonaccueil.

–Tuveuxsonnumérodetéléphone?medemandaKeiraenbouclantsaceinture.

–Non,maissitupouvaisconvaincreletypeassisdel'autrecôtédelatravéedeteprêtersonportable,ceseraitformidable.

Keirameregarda,étonnée,puisseretournaverssonvoisinquitapaitun message sur le clavier de son téléphone. Elle lui fit un numéro decharmetoutàfaitindécentetmetenditdeuxminutesaprèsl'appareilenquestion.

***

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Londres

LeBoeing767seposaàHeathrowquatreheuresaprèsnotredépartdeMoscou. Il était 22 h 30 heure locale, la nuit serait peut-être notrealliée.L'avionserangeasuruneairedeparkingàl'écartduterminal.Jevisparlehublotdeuxautobusquiattendaientaupieddelapasserelle,jepriai Keira de prendre son temps, nous descendrions avec la secondevaguedepassagers.

Nousgrimpâmesàborddel'autobus,j'invitaiKeiraàresterprèsdelaporte,j'avaisglissémachaussureentrelessouffletspourempêcherleverrouillageducrandesécurité.Lebusroulaitsurletarmac,ils'engageadansun tunnelpassant sous lespistes, le chauffeurdutmarquer l'arrêtpour laisser passer un engin qui tractait des chariots à bagages. C'étaitmaintenantou jamais.Jerepoussaibrusquement laporteenaccordéonet tirai Keira par la main. Une fois dehors, nous courûmes dans lapénombredutunnelversleconvoiquis'éloignaitetsautâmessurl'undescontainers.Keiraseretrouvaplaquéecontredeuxgrossesvalises,etmoiallongésurdessacs.Àborddel'autobus,lespassagerstémoinsdenotreescapade restèrent bouche bée, je suppose qu'ils tentèrent d'avertir lechauffeur,maisnotrepetittrains'éloignaitdéjàdansladirectionopposéeet entra quelques instants plus tard dans les sous-sols du terminal. Àcette heure tardive, il n'y avait plus grand monde dans la zone dedéchargement;seulesdeuxéquipestravaillaient,maisellessetrouvaientloindenous et nepouvaientnous voir. Le tracteur serpentait entre lesrampesdechargementdesbagages.

J'aperçusunmonte-chargeàquelquesmètresdenousetchoisiscemoment pour abandonner notre cachette. Hélas, en arrivant devantl'élévateur, je constatai que le bouton d'appel était verrouillé par uneserrure;sansclé,ilétaitimpossibledelemanœuvrer.

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–Tuasuneidéepoursortird'ici?demandaKeira.Jeregardaiauxalentoursetnevisqu'unentrelacsdetapisroulants

dontlaplupartétaientàl'arrêt.–Là-bas!s'exclamaKeiraendésignantuneporte.C'estunesortiede

secours.Jecraignaisqu'ellesoitcondamnée,maislachanceétaitavecnouset

nousnousretrouvâmesaubasd'unescalier.–Necoursplus,dis-jeàKeira.Sortonsd'icienfaisantcommesitout

étaitnormal.–Nousn'avonspasdebadge,mefit-elleremarquer,sinouscroisons

quelqu'un,nousn'auronspasdutoutl'airnormal.Jeregardaimamontre,lebusavaitsansdouteatteintleterminal.À

23 heures, il n'y aurait pas grand monde à la douane et le dernierpassagerdenotrevolnetarderaitpasàseprésenterdevantlecontrôledel'immigration. Je nous donnais peu de temps avant que ceux qui nousattendaientcomprennentquenousleuravionséchappé.

Enhautdesmarches,uneautreportenousbarrait la route ;Keirarepoussalabarretransversale,unesirènehurla.

Nousdébouchonsdans le terminalentredeux tapisde livraisondebagages,dont l'un tourneàvide.Unmanutentionnairenousaperçoitetresteinterdit.Letempsqu'ildonnel'alerte,jeprendsKeiraparlamainetnous courons à toutes jambes. Un coup de sifflet. Surtout ne pas seretourner,continuerdecourir.Ilfautatteindrelesportescoulissantesquidonnent sur le trottoir. Keira trébuche et pousse un cri, je l'aide à serelever et l'entraîne. Encore plus vite. Derrière nous, les pas d'unecavalcade,descoupsdesiffletdeplusenplusproches.Nepass'arrêter,nepascéderàlapeur,lalibertén'estplusqu'àquelquesmètres.Keiraestàboutdesouffle.Sortieduterminal,untaxiàl'arrêt,nousygrimponsetsupplionslechauffeurdedémarrer.

–Oùallez-vous?demande-t-ilenseretournant.–Foncez!Noussommesenretard,supplieKeira,haletante.Lechauffeurdémarra.Jem'interdisdemeretourner,imaginantnos

poursuivantsragersurletrottoirenvoyantnotre«blackcab»s'éloigner.–Nousnesommespasauboutdenospeines,soufflai-jeàKeira.–Allezversleterminal2,dis-jeauchauffeur.Keirameregarda,stupéfaite.–Fais-moiconfiance,jesaiscequejefais.Ausecondrond-point,jedemandaiautaxidebienvouloirs'arrêter.

Jeprétextaiquemafemmeétaitenceinteetavaituneterriblenausée.Il

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freina aussitôt. Je lui remis un billet de vingt livres et lui dis quenousallions prendre l'air sur le bas-côté. Inutile de nous attendre, j'avaisl'habitudedecegenredemalaise,çapouvaitdurer,nousfinirionsàpied.

–C'estdangereuxdesepromenerparici,nousdit-il,faitesattentionauxcamions,ilenarrivedepartout.

Ils'éloignaennousfaisantunpetitsignedelamain,ravidumontantqu'ilavaitempochépourlacourse.

–Etmaintenantque j'ai accouché,me lançaKeira, qu'est-cequ'onfait?

–Onattend!luirépondis-je.–Qu'est-cequ'onattend?–Tuverras!

***

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Kent

–Commentça,ilsvousontéchappé?Voshommesn'étaientpasàlasortiedecetavion?

–Si,monsieur, ce sontvosdeux scientifiquesquine s'y trouvaientpas.

–Qu'est-cequevousmeracontez,moncontactm'aassurélesavoirlui-mêmefaitembarqueràborddecevol.

–Jen'avaisnullementl'intentiondemettresaparoleendoute,maislesdeuxsujetsquenousdevions interpellernesesontpasprésentésaucontrôle de la police de l'air. Nous étions six à les guetter, il leur étaitimpossibledepasserautraversdesmaillesdufilet.

–Vousallezpeut-êtrem'expliquerqu'ilsontsautéenparachuteau-dessusdelaManche?hurlaSirAshtondanslecombiné.

–Non,monsieur.L'aviondevait êtrearriméàunepasserellemais,auderniermoment,l'appareilaétédirigéversuneairedeparking;nousn'avionspasétéprévenus.Lesdeuxindividussesontéchappésdubusquiassurait la liaison vers le terminal où nous les attendions. Nous n'ysommesvraimentpourrien,ilsontfuiparlessous-sols.

–Vouspouvezd'oresetdéjàavertir les responsablesde la sécuritéd'Heathrowquedestêtesvonttomber!

–Jen'endoutepas,monsieur.– Pathétiques crétins ! Foncez immédiatement à leur domicile au

lieudebavasser,ratissez-moilaville,vérifieztousleshôtels,débrouillez-vous comme vous le voulez, mais arrêtez-les cette nuit si vous tenezencoreuntantsoitpeuàvotreemploi.Jevouslaissejusqu'aumatinpourmelesretrouver,vousm'entendez?

L'interlocuteur de Sir Ashton renouvela ses excuses et promit deremédieraucuisantéchecdel'opérationdontilavaitlacharge,etcedans

Page 258: À Pauline et à Louis

lesplusbrefsdélais.

***

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Rond-pointduConcorde,Heathrow

LaFiat500serangealelongdutrottoir.Leconducteursepenchaetouvritlaportière.

–Ça fait une heure que je tourne, rouspétaWalter en rabattant lesiègepourquejepuissemeglisseràl'arrière.

–Vousn'aviezpaspluspetitcommevoiture?– Dites donc, vous ne manquez pas d'air. Vous me demandez de

venir vous chercher sur un rond-point au milieu de nulle part, à uneheureincongrue,etenplusvousrâlez?

– Je disais juste qu'il est heureux que nous n'ayons pas eu desbagages.

– J'imagine que si vous en aviez eu, vousm'auriez donné rendez-vous devant le terminal comme tous les gens normaux au lieu dem'obligeràenfairedixfoisletourenvousattendant!

–Vousallezvouschamaillerlongtemps?interrompitKeira.–Jesuisenchantédevousrevoir,luiréponditWalterenluitendant

lamain.Comments'estpassévotrepetitvoyage?–Mal!répondit-elle.Onyva?–Volontiers,maisoù?Jem'apprêtaisàdemanderàWalterdenousramenerchezmoi,mais

deux voitures de police nous dépassèrent toutes sirènes hurlantes et jejugeai finalement l'idée peu judicieuse. Quels que soient nos ennemis,j'avaisdebonnesraisonsdepenserqu'ilsconnaissaientl'adressedemondomicile.

–Alors,oùallons-nous?s'enquitWalter.–Jen'enaipaslamoindreidée.Walterempruntal'autoroute.

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–Jeveuxbienroulertoutelanuit,nousdit-il,maisilfaudrapenseràrefaireleplein.

– C'est à vous cette petite voiture ? demanda Keira. Elle estcharmante.

–Jesuisbiencontentqu'ellevousplaise,jeviensdel'acheter.–Àquelleoccasion?demandai-jeàWalter,jecroyaisquevousétiez

fauché.–C'estprécisémentuneoccasion,etpuisvotredélicieusetantearrive

vendredi, alors j'ai sacrifié mes dernières économies pour pouvoir lapromenerdanslavillecommeilsedoit.

–Elenavientvousrendrevisiteceweek-end?–Oui,jevousenavaisparlé,vousl'aviezoublié?–Nous avons eu une semaine un peu chargée, lui répondis-je, ne

m'enveuillezpassij'avaisl'espritailleurs.–Je saisoùnouspouvonsaller,ditKeira.Walter, il serait eneffet

préférable que vous vous arrêtiez à une station-service pour refaire leplein.

–Puis-jevousdemanderquelledirectionjedoisprendre?demanda-t-il.Jevouspréviens,jeveuxêtrerentrédemainauplustard,j'airendez-vouschezlecoiffeur!

Keirajetauncoupd'œilaucrânedégarnideWalter.–Oui,jesais,dit-ilenlevantlesyeuxauciel.Maisilfautquejeme

débarrassedecettemècheridicule,etpuisj'ailuunarticledansleTimescematin,onyditque les chauvesontunpouvoir sexuel supérieurà lanorme!

– Si vous avez une paire de ciseaux, je peuxm'en occuper tout desuite,proposaKeira.

–Horsdequestion,jenesacrifieraimesdernierscheveuxquedanslesmainsd'unprofessionnel.Allez-vousmedireoùjedoisvousconduire?

–ÀSt.Mawes,enCornouailles,réponditKeira.Là-bas,nousseronsensécurité.

–Auprèsdequi?demandaWalter.Keirarestasilencieuse.Jedevinailaréponseàlaquestionqu'ilavait

poséeetjeluidemandais'ilaccepteraitdemelaisserlevolant.Profitantdessixheuresde trajet, je fis lerécitdenosaventuresen

RussieàWalter.Ilfutatterréd'apprendrecequinousétaitarrivédansleTranssibérien et sur le plateau de Man-Pupu-Nyor. Il m'interrogeaplusieursfoissurl'identitédeceuxquiavaientvoulunoustuer,maisjene

Page 261: À Pauline et à Louis

pouvaispasluiapprendregrand-choseàcesujet,jen'ensavaisrien.Maseule certitude était que leur volonté de nous nuire trouvait sa raisondansl'objetquenouscherchions.

Keiraneditmotduvoyage.LorsquenousarrivâmesàSt.Mawesaulever du jour, elle nous fit arrêter dans une ruelle qui grimpait vers lecimetière,devantunepetiteauberge.

–C'estlà,dit-elle.EllesaluaWalter,descenditdelavoitureets'éloigna.–Quandnousreverrons-nous?medemandaWalter.– Profitez de votre week-end avec Elena, et ne vous inquiétez pas

pournous.Jecroisquequelquesjoursdereposnousferontleplusgrandbien.

–C'est un endroit tranquille, ditWalter en regardant la façade duVictory.Vousyserezbien,j'ensuissûr.

–Jel'espère.–Elleenaprisunsacrécoup...,meditWalterendésignantKeiraqui

remontaitlaruelleàpied.–Oui, ces derniers jours ont été particulièrement pénibles, et puis

elle est très marquée par l'arrêt brutal des recherches. Nous étionsvraimentprèsdubut.

–Maisvousêtesvivants,etc'estl'essentiel.Audiablecesfragments,ilfautarrêtertoutcela,vousavezprisbeaucouptropderisques.C'estunmiraclequevousvousensoyezsortis.

– Si ce n'était qu'une chasse au trésor,Walter, les choses seraientbien plus faciles, mais il ne s'agissait pas d'un jeu d'adolescents. Enréunissant tous les fragments nous aurions probablement fait unedécouvertesansprécédent.

–Vousallezme reparlerdevotrepremièreétoile ?Ehbienqu'ellerestelà-hautdanslecieletvoussurlaTerre,enbonnesanté,c'esttoutcequejesouhaite.

–C'esttrèsgénéreuxdevotrepart,Walter,maisnousaurionspeut-être trouvé lemoyend'entrevoir les toutpremiers instantsde l'Univers,apprisenfind'oùnousvenons,quiétaientlespremiershommesàpeuplernotre planète. Keira s'est nourrie de cet espoir toute sa vie. Et,aujourd'hui,sadéceptionestimmense.

–Alorsfoncezlarejoindreaulieuderesterlààdiscuteravecmoi.Siles choses sont telles que vous me les décrivez, elle a besoin de vous.Occupez-vousd'elleetoubliezvosrecherchesinsensées.

WaltermeserradanssesbrasetrelançalemoteurdesaFiat500.

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– Vous n'êtes pas trop fatigué pour reprendre la route ? luidemandai-je,penchéàlaportière.

–Fatiguédequoi?J'aidormiàl'aller.Jeregardai lavoitures'éloignersur lacornichequi longeait lebord

demer,sesfeuxarrièredisparurentderrièreunemaisonàl'autreboutduvillage.

Keiran'étaitplus là, je la cherchai etmontai la côte.Enhautde laruelle, la grille d'un cimetière était entrouverte, j'entrai et parcourusl'alléecentrale.L'endroitn'étaitpasbiengrand,unecentained'âmestoutauplusreposaientdanslecimetièredeSt.Mawes.Keiraétaitagenouilléeau bout d'une travée, près d'un mur où grimpaient les bois entrelacésd'uneglycine.

– Au printemps, elle donne de belle fleursmauves, dit Keira sansreleverlatête.

Je regardai la tombe, la peinture à la feuille d'or était presqueeffacée,maislenomdeWilliamPerkinsapparaissaitencore.

–Jeannem'envoudradet'avoiramenéicisansluienavoirparlé.Jepassaimonbrasautourd'elleetrestaisilencieux.–J'aiparcourulemondepourluiprouverdequoij'étaiscapable,et

jenesuisarrivéequ'àrevenirici,lesmainsvidesetlecœurlourd.Jecroisquec'estluiquejecherchedepuistoujours.

–Jesuiscertainqu'ilestfierdetoi.–Ilnemel'ajamaisdit.Keiraépoussetalapierreetpritmamain.–J'auraisvouluquetuleconnaisses,c'étaitunhommesipudique,si

solitaireà la findesavie.Quand j'étaispetite fille, je lebombardaisdequestions auxquelles il s'efforçait toujours de répondre. Quand leproblèmeétaittropdifficile,ilsecontentaitdesourireetm'emmenaitmepromenersurlagrève.Lesoir,jemerelevaissurlapointedespiedsetjeletrouvaisassisàlatabledelacuisine,plongédanssonencyclopédie.Lelendemain, au petit déjeuner, il revenait versmoi, etme disait l'air derien : Tu m'as posé une question hier, nous avons dû changer deconversationetj'aioubliédetedonnerlaréponse,lavoici...

Keirafrissonna.J'enlevaimonmanteauetl'enrevêtis.–Tunem'asjamaisrienditdetonenfance,Adrian.–Parcequejesuisaussipudiquequetonpère,etpuisjen'aimepas

beaucoupparlerdemoi.

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–Ilfaudraquetufassesuneffort,meditKeira.Sinousdevonsfaireunboutdecheminensemble, jeneveuxpasqu'ilyaitdesilencesentrenous.

Keirameguidajusqu'àl'auberge.LasalleàmangerduVictoryétaitencoredéserte,lepatrondel'établissementnousinstallaàunetableprèsdelabaievitréeetnousservituncopieuxpetitdéjeuner.JecrusdevinerunecertainecomplicitéentreKeiraetlui.Puisilnousaccompagnaàunechambreàl'étage,elledonnaitsurlepetitportdeSt.Mawes.Nousétionsles seuls clientsde son établissement,mêmeenhiver l'endroit avaituncharmefou.Jem'avançaiàlafenêtre,lamaréeétaitbasse,lesbateauxdepêcheursreposaientsurleflanc.Unhommemarchaitsurlagrève,tenantsonpetitgarçonparlamain.Keiravints'accouderàlabalustrade,justeàcôtédemoi.

–Mon père memanque aussi, lui dis-je, il m'a toujours manqué,mêmelorsqu'ilétaitenvie.Nousn'arrivionspasàcommuniquer,c'étaitun homme de grande qualité, mais qui travaillait trop pour se rendrecomptequ'ilavaitunfils.Lejouroùils'enestaperçu,jevenaisdequitterla maison. Nous sommes passés tout près l'un de l'autre, sans jamaisréussiràvraimentsevoir.Maisjenepeuxpasmeplaindre,mamèrem'adonnétoutelatendresseetl'amourdumonde.

Keirameregarda longuement,etellemedemandapourquoi j'avaisvouludevenirastrophysicien.

–Dansmonenfance, lorsquenousétionsàHydra,mamèreetmoiavions un rituel avant l'heure du coucher.Nous nous installions côte àcôteà la fenêtre, commenousdeuxencemoment,et regardions lecielensemble. Maman inventait des noms aux étoiles. Un soir, je lui aidemandécomment lemondeétaitné,pourquoi le jour se levait chaquematin,silanuitviendraittoujours.Mamanm'aregardéetm'adit:Ilyaautantdemondesdifférentsqu'ilyadeviesdansl'univers;monmondeàmoiacommencé le jouroù tuesné,aumomentoù je t'ai tenudansmesbras.Depuisl'enfance,jerêvedesavoiroùcommencel'aube.

Keiraseretournaversmoietposasesbrasautourdemoncou.–Tuserasunmerveilleuxpapa.

***

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Londres

– Je revendrai ma voiture dès lundi, je vous rembourserai et jem'achèterai une paire de bottes, au diable la toiture demonbureau, jen'irai pas plus loin. Je ne ferai rien de plus pour les convaincre decontinuer. Ne comptez plus sur moi pour vous aider. Chaque matin,quandjemeregardedanslaglace,jemesenssaledetrahirlaconfianced'Adrian.Cen'estpaslapeined'insister,riendecequevouspourrezmedireneme ferachangerd'avis.J'auraisdûvousenvoyerbaladerdepuislongtemps. Et si vous entreprenez quoi que ce soit pour les inciter àreprendre la route, je leur dirai tout, même si finalement je ne saispresqueriendevous.

–Vousparleztoutseul,Walter?demandatanteElena.–Non,pourquoi?–Jevousassure,voussembliezmurmurerquelquechose,voslèvres

bougeaienttoutesseules.Lefeupassaaurouge.WalterfreinaetsetournaversElena.–Jedoispasserunappelimportantcesoiretjerépétaismontexte.–Riendegrave?–Non,non,jevousassure,bienaucontraire.–Vousnemecachezrien?Sivousavezquelqu'und'autredansvotre

vie,quelqu'undeplusjeune,jeveuxdire,jepeuxlecomprendre,maisjepréféreraislesavoir,voilàtout.

Walterserapprochad'Elena.– Je ne vous cache absolument rien, je neme permettrais pas de

faireunechosepareille.Et iln'estaucunefemmeque je trouveraisplusdésirablequevous.

Aussitôt après cet aveu, les joues de Walter s'empourprèrent, ildevintrougepivoineetsemitàbégayer.

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–J'aime beaucoup votre nouvelle coiffure, répondit tanteElena. Ilme semble que le feu est vert et que l'on klaxonne derrière nous, vousdevriez démarrer. Je suis tellement heureuse d'aller visiter le palais deBuckingham. Vous croyez que nous aurons la chance d'y apercevoir lareine?

– Peut-être, répondit Walter, si elle sort de chez elle, on ne saitjamais...

***

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St.Mawes

Nous avions dormi une grande partie de la journée. Lorsque jerouvrislesrideaux,lecielprenaitdéjàdescouleurscrépusculaires.

Nous étions affamés. Keira connaissait un salon de thé à quelquesrues de l'auberge, elle en profita pourme faire découvrir le village. Enregardantlespetitesmaisonsblanchesaccrochéesàlacollinejemeprisàrêver d'en habiter une un jour.Moi qui avais passéma vie à courir laplanète,sepouvait-ilquecesoitdanscepetitvillagedeCornouaillesqueje finisseparmeposer?Je regrettais cettedistancequi s'était installéeavecMartyn,ilauraitcertainementappréciédevenirmerendrevisitedetemps à autre. Nous serions allés prendre une bière sur le port, nousrappelantquelquesbonssouvenirs.

–Àquoipenses-tu?medemandaKeira.–Àriendeparticulier,répondis-je.–Tuavaisl'airbienloin,onadit«pasdesilencesentrenous».–Si tuveuxtoutsavoir, jem'interrogeaissurcequenousferons la

semaineprochaine,etcellesquisuivront.– Parce que tu as une idée de ce que nous ferons la semaine

prochaine?–Aucune!–Moisi!Keirame fit face. Elle pencha la tête de côté ; quand elle fait cela,

c'estqu'elleaquelquechosed'importantàmedire.Certainespersonnesprennent un ton solennel pour vous annoncer de grandes nouvelles,Keira,elle,penchelatêtedecôté.

– Je veux avoir une explication avec Ivory.Mais j'ai besoin que tusoiscompliced'unpetitmensonge...

–Quelgenre?

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–Je veux lui faire croirequenous avons réussi à quitter laRussieavecletroisièmefragment.

–Dansquelbut?Àquoicelanousservirait?–ÀluifaireavoueroùsetrouveceluiquifutdécouvertenAmazonie.–Ilnousaditl'ignorer.– Il nous a dit pas mal de choses, et il nous en a surtout caché

beaucoupd'autres,cevieuxbonhomme.Egorovn'avaitpastoutàfaittortquand il accusait Ivory de nous avoir manipulés comme deuxmarionnettes.Sinous lui faisons croirequenousavons trois fragmentsennotrepossession,ilnerésisterapasàl'enviedecompléterlepuzzle.Jesuiscertainequ'ilensaitplusquecequ'ilveutbienavouer.

–J'enviensàmedemandersitun'espasencoreplusmanipulatricequelui.

–Ilestbienplusdouéquemoietjeneseraispasfâchéedeprendremapetiterevanche.

– Soit, imaginons que nous réussissions à le convaincre de cemensonge, et supposons qu'il nous dise où se trouve le quatrièmemorceau, il manquerait toujours celui qui repose quelque part sur leplateau de Man-Pupu-Nyor, la carte des étoiles resterait incomplète.Alorsàquoibonsedonnertoutcemal?

–Cen'estpasparcequ'ilmanqueunepièceàunpuzzlequel'onnepeut pas se représenter l'image entière. Lorsque nous découvrons desrestes fossilisés, ils sont rarement au complet, pournepasdire jamais.Mais, à partir d'un nombre suffisant d'ossements, nous devinons quelssontlesélémentsabsentsetréussissonsàreconstituerlesquelette,voirel'ensembleducorps.Alors,ajoutelefragmentd'Ivoryauxdeuxquenouspossédons, et peut-être pourras-tu comprendre ce que cette carte estcensée nous révéler. De toute façon, à moins que tu ne m'annoncesvouloir passer le restant de ta vie dans ce petit village et consacrer tesjournéesàlapêche,jenevoispasd'autressolutions.

–Quelledrôled'idée!De retour à l'hôtel, Keira commença par appeler sa sœur. Elles

passèrent un long moment au téléphone. Keira ne lui raconta rien denotreaventureenRussie,ellesecontentadeluidirequenousétionstousles deux à St. Mawes et qu'elle viendrait peut-être bientôt à Paris. Jepréférai les laisserdiscuterseules.Jeredescendisaubarde l'aubergeetcommandai une bière en l'attendant. Elle me retrouva une heure plustard.JeposaimonjournaletluidemandaisielleavaitpuparleràIvory.

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–Ilnieenblocavoireulamoindreinfluencesurnosrecherches, ils'est presque offusqué lorsque je lui ai suggéré qu'il se jouait de moidepuis le premier jour où je l'avais rencontré au musée. Il avait l'airsincèremaisjenesuispasconvaincuepourautant.

–Tu lui asdit quenous avions rapportéun troisième fragmentdeRussie?

Keirapritmonverredebièreethochalatêteenlebuvantd'untrait.–Ilt'acrue?–Ilaaussitôtcessédemefairedesreproches,etilétaitimpatientde

nousvoir.– Comment feras-tu pour entretenir le mensonge lorsque nous le

rencontrerons?–Jeluiaiditquenousavionsmisl'objetenlieusûretquejenelelui

montreraisquelorsqu'ilnousenauraitapprisdavantagesurlefragmentdécouvertenAmazonie.

–Etqu'est-cequ'ilt'arépondu?– Qu'il avait une idée de l'endroit où il se trouvait, mais qu'il ne

savait pas comment y accéder. Il m'a proposé que nous l'aidions àrésoudreuneénigme.

–Quelgenred'énigme?–Ilnevoulaitpasenparlerpartéléphone.–Ilvavenirici?– Non, il nous a donné rendez-vous dans quarante-huit heures à

Amsterdam.–Comment veux-tuquenousnous rendions àAmsterdam? Jene

suispaspresséde retourneràHeathrow, sinous repassons la frontièrenousavonstoutesleschancesdenousfairearrêter.

–Jesais,jeluiairacontécequinousétaitarrivé,ilnousconseilledeprendreunferrypourlaHollande.Ilprétendqueparbateau,envenantd'Angleterre,lescontrôlessontmoinsrisqués.

–Etoùprend-onunferrypourAmsterdam?–ÀPlymouth,c'estàuneheureetdemied'icienvoiture.–Maisnousn'avonspasdevoiture.–Ilyauneliaisonenautocar.Pourquoies-tuaussiréticent?–Combiendetempsdurelatraversée?–Douzeheures.–C'estbiencequejecraignais.Keirapritunaircontritetmetapotatendrementlamain.–Qu'est-cequ'ilya?luidemandai-je.

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–Enfait,dit-elle,embarrassée,cenesontpastoutàfaitdesferries,mais plutôt des cargos. La plupart acceptent de prendre des passagers,maiscargoouferry,ons'enfiche,non?

–Dumomentqu'ilyaunpontàl'avantoùjepourraimourirdemaldemerpendantlesdouzeheuresdetraversée,eneffet,ons'enfiche!

L'autocarpartaitàseptheuresdumatin.Lepropriétairedel'aubergenousavaitpréparédessandwichspourlaroute.Avantdenousquitterilpromit à Keira d'aller nettoyer la tombe de son père dès le retour duprintemps.Ilespéraitnousrevoiretnousgarderaitlamêmechambresinousleprévenionssuffisammentàl'avance.

AuportdePlymouth,nousnousrendîmesàlacapitainerie.L'officierdeportnousindiquaqu'unvraquierbattantpavillonanglaisappareillaitdans une heure pour Amsterdam. Son chargement était en train de seterminer.Ilnousenvoyasurlequai5.

Le commandant nous réclama cent livres sterling chacun, à luiremettre en espèces. La somme acquittée, il nous invita à suivre lacoursive extérieure jusqu'au carré. Une cabine était à notre dispositiondans les quartiers de l'équipage. Je lui expliquai que je préféraism'installer sur le pont, à l'avant ou à l'arrière, là où je dérangerais lemoins.

–Commevousvoudrez,maisilvafairesacrémentfroidlorsquenousauronsprislamer,etlatraverséedurevingtheures.

JemeretournaiversKeira.–Tum'avaisparlédedouzeheuresauplus?– Sur un navire ultrarapide, peut-être, reprit le commandant dans

un grand éclat de rire, mais sur ce genre de vieux rafiot, on dépasserarement lesvingtnœuds,etencore,parvent favorable.Sivousavez lemal de mer, restez dehors ! Pas question de saloper mon bateau ! Etcouvrez-vous.

–Jetejurequejen'ensavaisrien,meditKeiraencroisantlesdoigtsdanssondos.

Le vraquier appareilla. Peu de houle sur laManche, mais la pluieétaitduvoyage.Keiram'avaittenucompagniependantplusd'uneheureavantderetourneràl'intérieurdunavire,ilfaisaitvraimenttropfroid.Lesecondcapitaineeutpitiédemoi, ilenvoyason lieutenantdepasserelleme porter un ciré et des gants. L'homme en profita pour griller unecigarette sur le pont et, pour me changer les idées, il engagea laconversation.

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Trente hommes œuvraient à bord, officiers, mécaniciens, maîtred'équipage,cuisiniers,matelotsdepont.Lelieutenantm'expliquaquelechargement des vraquiers était une opération très complexe dontdépendait la sécurité du voyage. Dans les années quatre-vingt, centnavires comme celui-ci avaient coulé si rapidement qu'aucunmarin neputenréchapper.Sixcentcinquantehommesavaientainsipérienmer.Leplus granddangerquinous guettait était que la cargaisonglisse.Lebateauprenait alorsde la gîte, se couchait sur le flanc et chavirait. Lespelleteuses que je voyais brasser le grain dans les calesmanœuvraientpour empêcher que cela se produise. Ce n'était pas le seul danger quinousguettait,ajouta-t-ilentirantuneboufféedecigarette.Sil'eauentraitparlesgrandesécoutillesàcaused'unevagueunpeutrophaute,lepoidsajouté dans les cales pouvait briser la coque en deux. Même topo, lenaviresombreraitenquelquesinstants.Cettenuit,laMancheétaitcalme,àmoinsd'uncoupdeventimprévunousnerisquionsriendecegenre.Lelieutenantdepasserellejetasonmégotpar-dessusbordetretournaàsontravail,melaissanttoutseul,songeur.

Keira vint me rendre plusieurs fois visite, me suppliant de larejoindredanssacabine.Ellem'apportadessandwichsquejerefusaietunThermosdethé.Versminuit,elleallasecoucher,aprèsm'avoirrépétéquej'étaisridiculederestericietquej'allaisylaissermapeau.Serrédansmon ciré, recroquevillé au pied du mât où scintillait le feu de tête, jem'assoupis,bercéparlebruitdel'étravequifendaitlamer.

Keira me réveilla au début de la matinée. J'étais allongé, bras encroix sur le pont avant. J'avais tout de même un peu faim mais monappétits'envoladèsquej'entraidanslacambuse.Uneodeurdepoissonetdefriturerancesemêlaitàcelleducafé.J'eusunhaut-le-cœuretmeprécipitaiau-dehors.

–Cesontlescôteshollandaisesquetuvoisauloin,meditKeiraenmerejoignant,toncalvairetireàsafin.

Cette appréciation était toute relative, il fallut encore patienterquatreheuresavantquelacornedebrumeretentisseetquejesentelesmachinesralentirl'allure.Lenaviremitcapverslaterreetentrapeudetempsaprèsdanslechenalquiremontaitjusqu'auportd'Amsterdam.

Dèsquelebateaufutàquai,nousquittâmeslebord.Unofficierdesdouanesnousattendait aupiedde lapasserelle, il examina rapidementnos passeports, fouilla nos sacs qui ne contenaient que les quelquesaffaires achetées dans une boutique de St. Mawes, et nous autorisa àpasser.

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–Oùva-t-on?demandai-jeàKeira.–Prendreunedouche!–Etensuite?Elleregardasamontre.–Nousavonsrendez-vousà18heuresavecIvorydansuncafé...Ellesortitunpapierdesapoche.–...surlaplacedupalaisdeDam,dit-elle.

***

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Amsterdam

Nous avions pris une chambre au Grand Hôtel Krasnapolsky. Cen'étaitpas l'établissement lemeilleurmarchéde laville,mais ilavait leméritedesesitueràcinquantemètresdel'endroitoùnousdevionsnousrencontrer.Enfind'après-midi,Keiram'entraînasurlagrandeplace,oùnousnousmêlâmesàlafoule.Unelonguefiled'attentes'étiraitdevantlemusée de Madame Tussaud, quelques touristes se restauraient à laterrassedel'Europubsousdeschaufferettesàgaz,maisIvoryn'étaitpasparmieux.Jefuslepremieràl'apercevoir.Ilnousrejoignitàlatableoùnousnousétionsinstallés,justederrièrelavitrine.

–Jesuissiheureuxdevousvoir,dit-ilens'asseyant.Quelvoyage!Keira le battait froid, et le vieux professeur sentit aussitôt qu'il

n'arrivaitpasenterrainconquis.–Vousm'envoulez?luidit-ilavecunpetitairgoguenard.–Pourquoivousenvoudrais-je?Nousavons failli tomberdansun

ravin, je me suis presque noyée dans une rivière, j'ai passé quelquessemainesaux fraisde laprincessedansuneprisonenChine,onnousatiré dessus dans un train et nous avons été délogés de Russie par uncommandomilitairequiaabattuunevingtained'hommessousnosyeux.Je vous fais grâce des conditions extrêmes dans lesquelles nous avonsvoyagé ces derniersmois, avions pourris, voitures déglinguées, autobusbringuebalants, sans oublier le petit tracteur à bagages où je me suisretrouvée coincée entre deux Samsonite. Et pendant que vous nouspromeniez à votre guise, je suppose que vous attendiez tranquillementdansvotreappartementdouilletquenousnoussoyonschargésdetouteslessalesbesognes?Vousavezcommencéàvousfoutredemoilejouroùvousm'avezaccueilliedansvotrebureauaumuséeouc'estvenuunpeuplustard?

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–Keira,dit Ivory surun ton sentencieux,nousavonsdéjà eu cetteconversationautéléphoneavant-hier.Vousvousméprenez,jen'aipeut-être pas encore eu l'occasion de tout vous expliquer,mais jamais je nevousaimanipulée.Aucontraire,jen'aipascessédevousprotéger.C'estvousquiavezdécidéd'entreprendrecesrecherches.Jen'aipaseuàvousconvaincre,jemesuiscontentédevoussignalercertainsfaits.Quantauxrisques que vous avez encourus tous deux... Sachez que pour rapatrierAdrian de Chine comme pour vous faire sortir de prison, j'en ai moi-mêmepris beaucoup.Et j'y ai perdu un ami très cher qui a payé votrelibérationdesavie.

–Quelami?demandaKeira.– Son bureau se situait dans le palais qui est en face de nous,

réponditIvoryd'unevoixtriste.C'estpourcelaquejevousaidemandédemeretrouverici...VousavezvraimentrapportéuntroisièmefragmentdeRussie?

– Donnant-donnant, reprit Keira. Je vous ai dit que je vous lemontrerais lorsque vous nous auriez tout dit de celui qui fut trouvé enAmazonie.Jesaisquevoussavezoù ilse trouveetn'essayezpasdemeconvaincreducontraire!

–Ilestdevantvous,soupiraIvory.–Arrêtezavecvosdevinettes,professeur,j'aiassezjouéetvous,vous

avezassezjouéavecmoi.Jenevoisaucunfragmentsurlatable.–Nesoyezpasidiote,relevezlesyeuxetregardezenfacedevous.Nosregardsse tournèrentvers lepalaisqui s'élevaitde l'autrecôté

delaplace.–Ilestdanscebâtiment?demandaKeira.– Oui, j'ai toutes les raisons de le croire, mais je ne sais pas où

précisément. Cet ami qui estmort en avait la garde,mais il a emmenédans la tombe les clés de l'énigmequi nous permettraient demettre lamaindessus.

–Commentenêtes-voussisûr?demandai-jeàmontour.Ivory sepenchavers la sacochequi était à sespieds, il enouvrit le

rabat et sortit un gros livre qu'il posa sur la table. La couverture attiratout de suite mon attention, il s'agissait d'un très vieux manueld'astronomie.Jeleprisentrelesmainsetenfeuilletailespages.

–C'estunmagnifiqueouvrage.–Oui,réponditIvory,etc'estuneéditionoriginale.C'estuncadeau

decetami,j'ytiensbeaucoup,maisregardezsurtoutladédicacequ'ilm'alaissée.

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Jerevinsaudébutdu livreet lusàvoixhaute lemessageécrità laplumesurlapagedegarde.

Jesaisquecetouvragevousplaira,iln'ymanquerienpuisquetouts'ytrouve,mêmeletémoignagedenotreamitié.

Votredévouépartenaired'échecs,Vackeers

– La résolution de l'énigme est cachée dans ces quelquesmots. Je

saisqueVackeersessayaitdemedirequelquechose.Ilnes'agitenaucuncasd'unephraseanodine.Maisquelestlesensdetoutcela,jel'ignore.

– Comment pourrions-nous vous aider, nous n'avons jamaisrencontréceVackeers.

–Etcroyezbienquejeleregrette,vousl'auriezbeaucoupapprécié,c'était un homme d'une intelligence rare. Ce livre étant un traitéd'astronomie, je me suis dit que vous, Adrian, pourriez peut-être ycomprendrequelquechose.

–Ilcomporteprèsdesixcentspages, fis-jeremarquer.Si jedoisytrouver quelque chose, ce ne sera pas l'affaire de quelquesheures.Unepremièreétudeapprofondiemedemanderaplusieurs jours.Vousn'avezaucunautreindice,rienquipuissenousguider?Nousnesavonsmêmepasquoichercherdanscelivre.

–Suivez-moi,ditIvoryenselevant,jevaisvousconduireenunlieuauquel personne n'a accès, enfin presque personne. Seul Vackeers, sonsecrétaireparticulieretmoi-mêmeenconnaissionsl'existence.Vackeerssavaitquej'avaisdécouvertsacachette,maisilfeignaitdel'ignorer,cettedélicatesseétaituntémoignaged'amitiédesapart,jesuppose.

– N'est-ce pas précisément ce qu'il vous dit dans cette dédicace ?demandaKeira.

–Si,soupiraIvory,c'estbienpourcelaquenoussommesici.Il régla l'addition, nous le suivîmes sur la grande place, Keira ne

prêtaitaucuneattentionàlacirculation,ellefaillitsefairerenverserparun tramwayquiavaitpourtant faitmaintes fois retentir sacloche.Je larattrapaidejustesse.

Ivory nous fit entrer dans l'église par la porte latérale, noustraversâmeslasomptueusenefjusqu'autransept.J'admiraisletombeau

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de l'amiral De Ruyter lorsqu'un homme en costume sombre nousrejoignitdansl'absidiole.

– Merci d'être venu au rendez-vous, chuchota Ivory, pour ne pasdérangerlesquelquespersonnesquiserecueillaient.

–Vousétiezsonseulami,jesaisqueM.Vackeersauraitvouluquejeréponde à votre demande. Je compte sur votre discrétion, j'irais au-devantdesérieuxproblèmessij'étaisdécouvert.

–Soyez sans crainte, répondit Ivoryen lui tapantamicalement surl'épaule.Vackeersavaitbeaucoupd'estimepourvous, il vousappréciaiténormément. Lorsqu'il me parlait de vous, je sentais dans sa voix...comment dire... de l'amitié, oui, c'est exactement cela, Vackeers vousavaitaccordésonamitié.

–Vraiment?demandal'hommesuruntontouchantdesincérité.Ilsortituneclédesapoche, fit tourner le loquetd'unepetiteporte

située au fond de la chapelle et nous descendîmes un escalier qui setrouvait juste derrière. Cinquante marches plus bas, nous pénétrâmesdansunlongcouloir.

–Cesouterrainpassesouslagrandeplaceetrejointdirectement lepalais de Dam, nous dit l'homme. L'endroit est assez sombre et celaempireàmesurequel'onavance,nevouséloignezpasdemoi.

Nous n'entendions que l'écho de nos pas et plus nous marchions,plus la lumièrese raréfiait ;bientôtnous fûmesdans l'obscurité laplustotale.

–Cinquantepasetnousreverronslalumière,nousditnotreguide,suivez le caniveau centralpournepas trébucher. Je sais, l'endroitn'estpastrèsagréable,j'aihorreurdel'emprunter.

Unnouvelescalierapparutdevantnous.–Faites attention, lesmarches sont glissantes, accrochez-vous à la

cordedechanvrequilongelemur.En haut de la volée, nous nous retrouvâmes devant une porte en

bois, armée de lourdes barres de fer. L'assistant de Vackeersmanipuladeuxgrossespoignéesetunmécanisme libéra lepêne.Nousaboutîmesdans une antichambre au rez-de-chaussée du palais. Trois cartesimmensesétaientgravéesdanslemarbreblancdelagrandesalle.L'unereprésentait l'hémisphère occidental, une deuxième, l'hémisphèreorientaletlatroisième,unecartedesétoilesd'uneprécisionstupéfiante.Jem'avançaipour la regarderdeplusprès.Jen'avaisencore jamaiseul'occasiondepasserenuneseuleenjambéedeCassiopéeàAndromède,et

Page 276: À Pauline et à Louis

sautillerdegalaxieengalaxieétaitassezamusant.Keiratoussotapourmerappeleràl'ordre.Ivoryetsonguidemeregardaient,consternés.

–C'estparlà,nousditl'hommeencostumesombre.Il ouvrit une autre porte et nous redescendîmes un escalier qui

conduisait vers les sous-sols du palais. Il nous fallut quelques instantspour nous accommoder de nouveau à la pénombre. Devant nous, unréseaudepasserellessurplombaitl'eaud'uncanalsouterrain.

–Nous sommes à la verticale de la grande salle, indiqua l'homme,faitesattentionoùvousposezlespieds,l'eauducanalestglacialeetj'enignorelaprofondeur.

Ils'approchad'unmadrieretappuyasuruneclédesoutènementenferforgé.Deuxplanchespivotèrent,ouvrantuncheminquipermettaitderejoindrelemurdufond.Cen'estqu'ens'enapprochantauplusprèsquel'on pouvait alors apercevoir une porte dissimulée dans la pierre etinvisible dans l'obscurité. L'homme nous fit entrer dans une pièce. Ilalluma la lumière. Une table en métal et un fauteuil composaient lemobilier. Un écran plat était accroché au mur, un clavier d'ordinateurétaitposésurlatable.

– Voilà, je ne peux vous aider davantage, dit le secrétaire deVackeers.Commevouspouvezleconstater,iln'yapasgrand-choseici.

Keiraallumal'ordinateur,l'écrans'illumina.–L'accèsestprotégé,ditKeira.Ivorysortitunpapierdesapocheetleluitendit.–Essayezcecode.J'avaisprofitéd'unepartied'échecsàsondomicile

pourleluisubtiliser.Keira pianota sur le clavier, elle tapa sur la touche de validation,

l'accèsàl'ordinateurdeVackeersnousfutaccordé.–Etmaintenant?dit-elle.– Maintenant, je n'en sais rien, répondit Ivory. Regardez ce que

contientledisquedur,peut-êtretrouverons-nousquelquechosequinousdirigeraverslefragment.

– Le disque dur est vide, je ne vois qu'un programme decommunication.Cet ordinateur devait servir exclusivement de poste devidéoconférence.Ilyaunepetitecaméraau-dessusdel'écran.

– Non, c'est impossible, dit Ivory, cherchez encore, je suis certainquelaclédel'énigmes'ytrouve.

–Désoléedevouscontredire,maisiln'yarien,aucunedonnée!– Remontez sur la racine et recopiez la dédicace : Je sais que cet

ouvragevousplaira,iln'ymanquerienpuisquetouts'ytrouve,mêmele

Page 277: À Pauline et à Louis

témoignage de notre amitié. Votre dévoué partenaire d'échecs,Vackeers.

L'écranafficha«commandeinconnue».– Il y aquelque chosequi cloche,ditKeira, regardez, ledisqueest

videetpourtantlevolumeestàmoitiéplein.Ilyaunepartitioncachée.Avez-vouslamoindreidéed'unautremotdepasse?

–Non,rienquimevienneàl'esprit,réponditIvory.Keiraregardalevieuxprofesseur,ellesepenchasurleclavierettapa

«Ivory».Unenouvellefenêtres'ouvritsurl'écran.–Jecroisquej'aitrouvéletémoignaged'amitiédontilvousparlait,

maisilnousmanqueencoreuncode.–Jenelepossèdepas,soupiraIvory.–Réfléchissez,pensezàquelquechosequivousliaitl'unàl'autre.–Jenevoispas,nousavionstantdechosesencommun,comment

faireletridanstouscessouvenirs.Jenesaispas,essayez«Échecs».Laligne«commandeinconnue»s'inscrivitànouveausurl'écran.– Essayez encore, dit Keira, pensez à quelque chose de plus

sophistiqué,unechoseàlaquelleseulsvousdeuxpouviezpenser.Ivorysemitàparcourir lapièce,mainsdansledos,marmonnantà

voixbasse.–Ilyavaitbiencettepartiequenousavonsrejouéecentfois...–Quellepartie?demandai-je.–UnejoutecélèbrequiopposadeuxgrandsjoueursauXVIIIesiècle,

FrançoisAndréDanicanPhilidorcontrelecapitaineSmith.Philidorétaitun très grand maître des échecs, probablement le plus grand de sontemps. Il publia un livre, Analyse du jeu d'échecs, qui fut longtempsconsidérécommeuneréférenceenlamatière.Essayezdetapersonnom.

L'accèsàl'ordinateurdeVackeersnousrestaitinterdit.–Parlez-moideceDanicanPhilidor,demandaKeira.–Avant de venir s'installer enAngleterre, reprit Ivory, il jouait en

FranceaucafédelaRégence,lelieuétaitl'endroitoùl'onrencontraitlesplusimportantsjoueursd'échecs.

Keira tapa « Régence » et « café de la Régence »... rien ne seproduisit.

–Ilétaitl'élèvedeM.deKermeur,poursuivitIvory.Keiratapa«Kermeur»,sanssuccès.Une fois encore, l'écran nous dénia l'accès. Ivory releva soudain la

tête.–PhilidordevintcélèbreenbattantleSyrienPhilippeStamma,non,

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attendez, sa notoriété fut définitivement acquise lorsqu'il remporta untournoioùiljoualesyeuxbandéssurtroisplateauxsimultanés,etcontretrois adversaires différents. Il réalisa cet exploit au Club des échecs deSt.JamesStreet,àLondres.

Keiratapa«St.JamesStreet».Nouveléchec...sansvouloirfairedejeudemots.

– Peut-être que nous ne suivons pas la bonne piste, peut-êtredevrions-nousnousintéresseràcecapitaineSmith?Oualors,jenesaispas...QuellessontlesdatesdenaissanceetdedécèsdevotrePhilidor?

–Jen'ensuisplusbiensûr,seulesacarrièredejoueurd'échecsnousintéressait,Vackeersetmoi.

–QuandeutlieuexactementcettepartieentrelecapitaineSmithetsoncopainPhilidor?demandai-je.

–Le13mars1790.Keira tapa la séquence de chiffres « 13031790 ». Nous fûmes

stupéfaits.Uneanciennecartecélesteapparutsurl'écran.Àjugerdesondegrédeprécisionetdeserreursquej'yvoyais,elledevaitdaterduXVIIe

ouduXVIIIesiècle.–C'esttoutàfaitincroyable,s'exclamaIvory.–C'estunesublimegravure,repritKeira,maisellenenousindique

toujourspasoùsetrouvecequenouscherchons.L'hommeencostumesombrerelevalatête.– C'est la carte qui est incrustée dans le hall du palais, au rez-de-

chaussée,dit-ilens'approchantdel'écran.Enfin,àquelquesdétailsprès,elleluiressemblebeaucoup.

–Vousenêtescertain?demandai-je.–J'aidûpasserdessusunbonmillierdefois,celafaitdixansqueje

suis au service de M. Vackeers, et il me donnait toujours rendez-vousdanssonbureauaupremierétage.

–Enquoicelle-ciest-elledifférente?demandaKeira.–Cenesontpastoutàfaitlesmêmesdessins,nousdit-il,leslignes

qui relient les étoiles entre elles ne sont pas positionnées de la mêmefaçon.

–Quandfutconstruitcepalais?demandai-je.–Ilaétéachevéen1655,réponditl'hommeencostumesombre.Keiratapaaussitôtlesquatrechiffres.Lacarteaffichéesurl'écranse

mit à tourner etnous entendîmesunbruit sourdqui semblait venirduplafond.

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–Qu'est-cequ'ilyaau-dessusdenous?demandaKeira.–LaBurgerzaal, lagrandesalleoùsetrouvent lescartes incrustées

dansladalleenmarbre,réponditl'homme.Nousnous précipitâmes tous les quatre vers la porte. L'homme en

costumesombrenousinvitaàlaprudencealorsquenouscourionssurledédale de poutres posées à quelques centimètres du canal souterrain.Cinqminutes plus tard, nous arrivions dans le hall du palais de Dam.Keira se rua vers la carte gravée dans le sol qui représentait la voûtecéleste.Elleeffectuaitunelenterotationdanslesensinversedesaiguillesd'une montre. Après avoir accompli un demi-cercle, elle s'immobilisa.Soudain,sapartiecentralesesoulevadequelquescentimètresau-dessusdeladalle.Keiraplongealamaindansl'intersticequiétaitapparuetensortit triomphalement le troisième fragment, semblable aux deux quenouspossédions.

– Je vous en supplie, dit l'homme en costume sombre, il fautremettre tout cela commec'était. Sidemain, à l'ouverturedupalais, ondécouvrelehalldanscetétat,ceseraittragiquepourmoi!

Maisnotreguiden'eutpasàs'inquiéter longtemps.Àpeineavait-ilparlé que le couvercle de cette cavité secrète redescendit dans sonenclave, la carte se mit à tourner en sens inverse et reprit sa positionoriginelle.

–Etmaintenant, dit Ivory, où est le quatrième fragment que vousavezrapportédeRussie?

Keiraetmoiéchangeâmesunregard,nousétionsaussiembarrassésl'unquel'autre.

– Jene veux surtout pas jouer les trouble-fête, insista l'homme encostumesombre,maissivouspouviezdiscuterdetoutcelaendehorsdel'enceinte du palais, cela m'arrangerait beaucoup. Je dois encore allerfermerlebureaudeM.Vackeers.Larondedesgardiensvacommencer,ilfautvraimentquevouspartiez.

IvorypritKeiraparlebras.–Ilaraison,dit-il,sortonsd'ici,nousavonslanuitdevantnouspour

discuter.

***

Page 280: À Pauline et à Louis

De retour à l'hôtelKrasnapolsky, Ivory nous demanda de le suivrejusqu'àsachambre.

–Vousm'avezmenti,n'est-cepas?dit-ilenrefermantlaporte.Oh,jevousenprie,nemeprenezpaspourunimbécile,j'aibienvuvosdeuxmines déconfites tout à l'heure. Vous n'avez pas pu rapporter cequatrièmefragmentdeRussie.

–Non, eneffet, répondis-je, en colère.Pourtantnous savionsoù ilétait,nousenétionsmêmeàquelquesmètres,maiscommepersonnenenousavaitprévenusdecequinousattendait,commevousvousétiezbiengardédenousmettreengardecontre l'acharnementdeceuxquisontànos trousses depuis que vous nous avez lancés sur la piste de cesfragments,nousavonsfaillisêtretués,vousnevoulezpasenplusquejevousprésentenosexcuses!

–Vousêtestouslesdeuxirresponsables!Ennousrendantici,vousm'avez faitbougerunpion,quinedevaitavancerqu'endernierressort.Croyez-vous que notre visite sera passée inaperçue ? L'ordinateur danslequelnousavonspénétréappartientàunréseaudesplussophistiqués.Àl'heure qu'il est, des dizaines d'informaticiens ont dû avertir leursresponsablesdesectionqueleterminaldeVackeerss'estallumétoutseulau milieu de la nuit, et je doute que quiconque veuille croire à sonfantôme!

–Maisquisontcesgens,bonsang?criai-jeàlafaced'Ivory.–Calmez-vous tous les deux, ce n'est pas lemoment de régler vos

comptes, intervint Keira. Vous hurler dessus ne nous fera pas avancer.Nousnevousavonspascomplètementmenti,c'estmoiquiaiconvaincuAdrian de vous jouer ce tour. J'ai l'espoir que trois fragments nousrévèlent suffisamment de choses pour progresser dans nos recherches,alorsaulieudevouschamaillerquediriez-vousdelesréunir?

Keiraôtasonpendentif, jepris lefragmentquisetrouvaitdansmapoche, dépliai le mouchoir dans lequel je l'avais protégé et nous lesréunîmesavecceluiquenousavionsdécouvertsousladalledupalaisdeDam.

Cefutpournoustroisuneimmensedéception,rienneseproduisit.La lumière bleutée que nous espérions tant voir n'apparut pas. Pisencore, l'attraction magnétique qui jusque-là rapprochait les deuxpremiers éléments semblait avoir disparu. Ils ne restèrent même passoudéslesunsauxautres.Lesobjetsétaientinertes.

–Nousvoilàbienavancés!râlaIvory.–Commentest-cepossible?demandaKeira.

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– Je suppose qu'à force de les manipuler, nous avons fini par enépuiserl'énergie,répondis-je.

Ivory se retiradans sa chambreen claquant laporte,nous laissanttouslesdeuxseulsdanslepetitsalon.

Keiraramassalesfragmentsetm'entraînahorsdelasuite.–J'aifaim,medit-elledanslecouloir,restaurantouroomservice?–Roomservice,répondis-jesanshésiter.

Keirasedélassaitdansunbain.J'avaisdisposélesfragmentssur le

petitbureaudenotrechambreetlesobservais,meposantdixquestionsàla seconde.Fallait-il les exposerà la sourced'une lumièrevivepour lesrecharger ? Quelle énergie pourrait recréer la force qui les attirait l'unvers l'autre ? Je sentais bien que quelque chose échappait à monraisonnement.J'étudiaideplusprèsceluiquenousvenionsdedécouvrir.Lefragmenttriangulaireétaitsemblableauxdeuxautres, leurépaisseurstrictementidentique.Jetournais l'objetdansmamainquandundétailsurlatrancheattiramonattention.Ilyavaitunerainureàlapériphérie,comme un sillon tracé, une encoche horizontale et circulaire. Larégulariténepouvaitêtreaccidentelle.Jerapprochai lestroisfragmentssurlatableetenétudiaideplusprèslasection,larainuresepoursuivaitde façon parfaite. Une idée me traversa l'esprit, j'ouvris le tiroir dubureau et trouvai ce que je cherchais, un crayon noir et un bloc-notes.J'arrachaiunefeuilledepapier,posaidessusmesfragmentsetlesréunis.Je commençai à longer la bordure extérieure avec la mine du crayon.Lorsque j'ôtai les fragments et regardai le dessin tracé sur la feuille, jedécouvrislestroisquartsdelapériphéried'uncercleparfait.

Jemeprécipitaidanslasalledebains.–Enfileunpeignoiretrejoins-moi.–Qu'est-cequ'ilya?demandaKeira.–Dépêche-toi!Ellearrivaquelquesinstantsplustard,uneserviettenouéeautourde

lataille,uneautreenveloppantsescheveux.–Regarde!luidis-jeenluitendantmondessin.–Tuarrivespresqueàdessinerunrond,c'estépatant,etc'estpour

çaquetum'asfaitsortirdemonbain?Jeprislesfragmentsetlesposaiàleurplacesurlafeuille.–Tunevoisrien?–Si,ilenmanquetoujoursun!

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–Cequiestdéjàuneinformationd'unesacréeimportance!Jusque-là nous n'avons jamais su de combien de fragments cette carte étaitcomposée,maisenregardantcette feuille, tu l'asdit toi-même, lachosedevient évidente, il n'en manque qu'un seul et non deux comme nousl'avonslongtempssupposé.

–Mais il enmanque tout demême un, Adrian, et ceux que nouspossédons n'ont plus aucunpouvoir, alors est-ce que je peux retournerdansmonbainavantquel'eausoitglacée?

–Tunevoisriend'autre?–Tuvasjouerlongtempsauxdevinettes?Non,jenevoisqu'untrait

decrayon,alorsdis-moicequiéchappeàmon intelligence,visiblementinférieureàlatienne!

–Cequiestintéressantdansunesphèrearmillaire,cen'estpastantce qu'elle nousmontre que ce qu'elle ne nousmontre pas, et que nousdevinons!

–Cequisignifie,enfrançais?– Si les objets ne réagissent plus, c'est qu'il leur manque un

conducteur, la cinquième pièce manquante du puzzle ! Ces fragmentsétaientsertisd'unanneau,unfilquidevaitvéhiculeruncourant.

–Alorspourquoilesdeuxpremierss'illuminaientavant?–Parcequ'ilsavaientaccumulédel'énergiegrâceàlafoudre.Àforce

delesréunir,nousavonsépuiséleursréserves.Leurfonctionnementestélémentaire, il répond au principe qui s'applique à toute formedecourant,parunéchanged'ionspositifsetd'ionsnégatifsquidoiventpouvoircirculer.

–Ilvafalloirquetum'éclairesunpeuplus,ditKeiraens'asseyantàmescôtés,jenesaismêmepaschangeruneampoule.

–Uncourantélectriqueestundéplacementd'électronsauseind'unmatériauconducteur.Ducourantlepluspuissantauplusinfime,commecelui qui parcourt ton système nerveux, tout n'est que transfertd'électrons. Si nos objets ne réagissent plus, c'est parce que ce fameuxconducteur est absent. Et ce conducteur est précisément la cinquièmepiècemanquante dont je te parlais, un anneau qui devait certainemententourer l'objet lorsqu'il était dans sa forme entière. Ceux qui en ontdissocié les fragments ont dû le briser. Il faut trouver un moyen d'enfabriquer un nouveau, de façon qu'il vienne s'ajuster parfaitement à lapériphérie des fragments, alors je suis certain qu'ils retrouveront leurpouvoirluminescent.

–Etoùfairefabriquertonanneau?

Page 283: À Pauline et à Louis

–Chezunrestaurateurdesphèresarmillaires!C'estàAnversquelesplusbelles furentconstruiteset jeconnaisquelqu'unàParisquipourranousrenseigner.

–OnenparleàIvory?medemandaKeira.–Sanshésiter.Ilnefautsurtoutpasperdredevuecetypequinousa

accompagnésaupalaisdeDam,ilpourranousrendredegrandsservices,jeneparlepasunmotdehollandais!

JedusconvaincreKeiradefairelepremierpas.ElleappelaIvoryetluidéclaraquenousavionsunerévélationimportanteàluifaire.Levieuxprofesseurétaitdéjàcouché,maisilacceptadesereleveretnouspriadelerejoindredanssasuite.

Jeluiexposaimonraisonnement,cequieutaumoinspoureffetdedissipersamauvaisehumeur.Ilpréféraitquej'évited'appelerl'antiquaireduMaraisauquelj'avaispenséplustôt.Letempspressaitetilredoutaitquenosennuisnerecommencenttrèsvite.Ilaccueillitpositivementl'idéedeserendreàAnvers;plusnousbougions,plusnousserionsensécurité.IlappelalesecrétairedeVackeersaumilieudelanuitetluidemandadenous trouver l'artisan susceptible de restaurer un instrumentd'astronomietrèsancien.LesecrétairedeVackeerspromitd'effectuerdesrecherchesetproposadenouscontacterlelendemain.

–Jenevoudraispasêtreindiscrète,demandaKeira,maisest-cequece type a un nom, ou aumoins un prénom ? Si nous devons le revoirdemain,j'aimeraisbiensavoiràquijem'adresse.

– Pour l'instant contentez-vous de Wim. Dans quelques jours, ils'appellera probablement « AMSTERDAM », et nous ne pourrons pluscomptersurlui.

Lelendemainnousretrouvâmesceluiqu'ilfallaitdoncappelerWim.Il portait lemême costume et lamême cravate que la veille. Alors quenousprenionsuncaféà l'hôtel, ilnous informaquenousn'aurionspasbesoin de nous rendre àAnvers. ÀAmsterdam se trouvait un très vieilatelier d'horlogerie et son propriétaire passait pour être un descendantdirectd'ErasmusHabermel.

–QuiestcetErasmusHabermel?demandaKeira.–Lepluscélèbrefabricantd'instrumentsscientifiquesduXVIesiècle,

réponditIvory.–Commentsavez-vouscela?demandai-jeàmontour.–Jesuisprofesseur,aucasoùcelavousauraitéchappé,pardonnez-

moid'êtreinstruit.– Je suis ravie que vous abordiez ce sujet, reprit Keira, vous étiez

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professeurdequoiaujuste?Nousnoussommesposélaquestion,Adrianetmoi.

– Je suisheureuxd'apprendrequema carrière vous intéresse touslesdeux,maisdites-moi,sommes-nousà larecherched'unrestaurateurd'anciens instrumentsastronomiquesoupréférez-vousque l'onpasse lajournéesurmoncurriculumvitae?Bien...Alors,quedisions-nousdéjàausujetd'ErasmusHabermel?PuisqueAdriansembles'étonnerdemonérudition,laissons-leparler,nousverronsbiens'ilconnaîtsaleçon!

– Les instruments sortis des ateliers d'Habermel restent inégaléstant pour leur qualité d'exécution que pour leur beauté, repris-je enlançantunregardincendiaireàIvory.Laseulesphèrearmillairequel'onaitretrouvéeetquiluisoitattribuéesetrouveàParis,danslescollectionsdel'Assembléenationalesijenem'abuse.Habermeldevaitêtreenétroiterelationaveclesplusgrandsastronomesdesonépoque,TychoBrahéetson assistant Johannes Kepler, ainsi que le grand horloger suisse JostBürgi. Il aurait aussi travaillé avec Gualterus Arsenius dont l'atelier setrouvaitàLouvain.Ilsontfuiensemblelavilleaumomentdelagrandeépidémiedepestenoirede1580.Lesressemblancesstylistiquesentrelesinstrumentsd'Habermeletceuxd'Arseniussontsiévidentesque...

–Bien,l'élèveAdriannousafaitunsans-faute,ditsèchementIvory,maisnousnesommespaslànonpluspourl'écouterétalersonsavoir.CequinousintéresseestjustementcetteétroiteconnexionentreHabermelet Arsenius. J'ai donc pu apprendre, grâce à Wim, que l'un de sesdescendantsdirectssetrouvejustementhabiterAmsterdam,alorssivousn'yvoyezpasd'inconvénient,jevousproposedefermerlasalledeclasseet d'aller au plus vite lui rendre visite. Allez chercher vosmanteaux etretrouvons-nousdanslehalld'icidixminutes!

KeiraetmoiquittâmesIvorypourrejoindrenotrechambre.–Commentsavais-tutoutçaausujetdeceHabermel?medemanda

Keiradansl'ascenseur.–J'aipotasséunlivreachetéchezunantiquaireduMarais.–Quandcela?– Le jour où tu m'as si élégamment abandonné pour passer une

soirée avec tonMax et que j'ai dormi à l'hôtel, tu te souviens ? J'ai eutoutelanuitpourlelire!

Untaxinousdéposatouslesquatredansuneruelledelavieilleville.Aufondd'uneimpassesetrouvaitunmagasind'horlogerie...Unegrandeverrièreentouraitl'atelier.Delacour,nouspouvionsvoirunvieilhomme

Page 285: À Pauline et à Louis

penché sur son établi, travaillant à la réparation d'une pendule. Lemécanismequ'ilassemblaitavecuneextrêmeminutiesecomposaitd'unequantitéimpressionnantedepiècesminuscules,parfaitementordonnéesdevant lui. Lorsque nous poussâmes la porte une clochette tinta.L'homme releva la tête. Il portait de surprenantes lunettes qui luigrossissaientlesyeuxetluidonnaientl'aird'unétrangeanimal.L'endroitsentaitlevieuxboisetlapoussière.

–Quepuis-jefairepourvous?nousdemanda-t-il.Wimexpliquaquenouscherchionsàfairefabriquerunepiècepour

compléterunappareiltrèsancien.– Quel genre de pièce ? demanda l'homme en ôtant ses drôles de

lunettes.–Uncercle,enlaitonouencuivre,répondis-je.L'homme se retourna et s'adressa à moi dans un anglais teinté

d'accentgermanique.–Queldiamètre?–Jenepeuxpasvousrépondreavecprécision.– Pouvez-vousmemontrer cet appareil ancien que vous souhaitez

réparer?Keira s'avança près de l'établi, l'homme leva les bras au ciel en

s'exclamant:–Pasparlà,malheureuse,vousalleztoutdéranger.Suivez-moiprès

decettetable,parici,dit-ilendésignantlecentredel'atelier.Je n'avais jamais vu autant d'instruments d'astronomie. Mon

antiquaire du Marais en aurait blêmi de jalousie. Astrolabes, sphères,théodolites,sextantsreposaientsurdesétagères,attendantderetrouverleurjeunessed'antan.

Keira posa les trois fragments sur la table désignée par le vieilartisan,ellelesassemblaetreculad'unpas.

–Quelétrangeappareil,ditlevieilhomme.Àquoisert-il?–C'estungenred'astrolabe,dis-jeenm'avançant.–De cette couleur et dans cettematière ? Je n'en ai jamais vu de

semblable.Ondiraitpresquedel'onyx,maiscen'enestvisiblementpas.Quil'auraitfabriqué?

–Nousn'ensavonsrien.–Vousêtesdedrôlesdeclients,vousnesavezpasqui l'a fabriqué,

vousnesavezpasdequoiilestfait,vousignorezmêmeàquoiilsertmaisvousvoulezleréparer...commentréparerquelquechosesionnesaitpascommentcelamarche?

Page 286: À Pauline et à Louis

–Nousvoulonslecompléter,ditKeira.Sivousleregardezdeprès,vous constaterez qu'il y a une rainure sur la tranche de chacun desmorceaux, nous sommes certains qu'un cerclage s'y insérait,probablementunalliageconducteurquisertissaitl'ensemble.

– Peut-être, dit l'homme, dont la curiosité semblait être piquée.Voyons,voyons,dit-ilenrelevantlatête.

Une multitude d'outils se balançaient au bout de longues ficellespenduesdepuisleplafond.

–Jenesaisplusoùmettreleschosesici,alorsil fautbieninnover,tiens,voilàjustementcequejecherchais!

L'artisan s'empara d'un long compas aux branches télescopiquesreliéesparunarcgradué.Ilremitseslunettesetsepenchaànouveausurnosfragments.

–Commec'estamusant,dit-il.–Quoidonc?demandaKeira.–Lediamètreestde31,4115centimètres.–Qu'ya-t-ildesiamusantàcela?demanda-t-elle.–C'estexactementlavaleurdunombrep,multipliépardix.Piestun

nombretranscendant,vousnel'ignoriezpas?demandalevieilhorloger.Ilestlerapportconstantentrel'aired'undisqueetlecarrédesonrayonou,sivouspréférez,entrelacirconférenced'uncercleetsonrayon.

– J'ai dû sécher les cours le jour où l'on nous a appris ça, avouaKeira.

–Cen'estpastrèsgrave,ditl'horloger,maisjen'avaisencorejamaisvu d'instrument qui fasse si précisément ce diamètre. C'est trèsingénieux.Vousn'avezpaslamoindreidéedesonutilité?

– Non ! répondis-je pour réfréner les élans de sincérité auxquelsKeiram'avaithabitué.

–Fabriqueruncerclagen'estpastrèscompliqué,jedevraispouvoirréalisercetravailpourdisonsdeuxcentsflorins,cequireprésente...

L'hommeouvrituntiroiretensortitunecalculette.–...quatre-vingt-dixeuros,pardonnez-moi,jen'arrivetoujourspas

àm'habitueràcettenouvellemonnaie.–Quandsera-t-ilprêt?demandai-je.– Il faut que je termine de remonter l'horloge sur laquelle je

travaillais quand vous êtes arrivés. Elle doit retrouver sa place sur lefrontispiced'une église et le curém'appellepresque tous les jourspoursavoir où j'en suis. J'ai aussi trois montres anciennes à réparer, jepourraismepenchersurvotreobjetàlafindumois,celavousirait-il?

Page 287: À Pauline et à Louis

–Milleflorinssivousvousymetteztoutdesuite!ditIvory.–Vousêtessipresséquecela?demandal'artisan.–Plusencore, répondit Ivory, jedouble lasommesi lecerclageest

prêtcesoir!–Non,réponditl'horloger,milleflorinssuffisentamplement,etpuis

j'aitantderetardsurlerestequ'unjourdeplusoudemoins...Revenezvers18heures.

–Nouspréférerionsattendreici,vousn'yvoyezpasd'inconvénient?–Mafoi,sivousnemedérangezpasdansmontravail,pourquoipas.

Aprèstout,unpeudecompagnienepeutpasmefairedemal.Le vieil artisan semit aussitôt à l'ouvrage. Il ouvrit ses tiroirs l'un

après l'autre et choisit une tige de laiton qui sembla lui convenir. Ill'étudiaattentivement,comparasalargeuràl'épaisseurdelatranchedesfragmentsetnousannonçaqu'elledevraitfairel'affaire.Ilposalatigesursonétablietcommençaàlafaçonner.Àl'aided'unerouletteilcreusaunsillonsurunefaceet,lorsqu'ilretournalatige,ilnousprésentalanervurequis'étaitforméedel'autrecôté.Nousétionstouslestroisfascinésparsadextérité. L'artisan vérifia qu'elle s'ajustait bien dans la rainure desfragments, repassa la roulette, allant et venant pour approfondir sontrait, et décrocha un gabarit qui pendait au bout d'une chaîne. À l'aided'untoutpetitmarteau,ilcommençaàcourberlatigedelaitonautourdugalbe.

–Vousêtesvraimentledescendantd'Habermel?demandaKeira.L'hommerelevalatêteetsouritàKeira.–Celachange-t-ilquelquechose?questionna-t-il.–Non,maistouscesanciensappareilsdansvotreatelier...– Vous devriez me laisser travailler si vous voulez que je termine

votrecerclage.Nousauronstout le loisirdeparlerdemesancêtresplustard.

Nous restâmes dans un coin, sans dire un mot, nous contentantd'observer cet artisan dont l'habileté nous émerveillait. Il resta penchédeux heures durant sur son établi, les outils s'agitaient dans sesmainsavec autant de précision que s'il s'était agi d'instruments de chirurgie.Soudain,l'artisanfitpivotersontabouretetsetournaversnous.

–Jecroisquenousysommes,dit-il.Voulez-vousvousrapprocher?Nousnouspenchâmessursonétabli;lecercleétaitparfait,illepolit

surunebrossemétalliquequ'entraînaituntourpourvud'unpetitmoteuretl'essuyaensuiteavecunchiffondoux.

Page 288: À Pauline et à Louis

–Voyons sinosobjets s'y conforment,dit-il enprenant lepremierfragment.

Ilpositionnaledeuxième,puisletroisième.–Detouteévidence,ilenmanqueun,maisj'aidonnésuffisamment

de tensionaucerclagepourqueces troismorceauxrestent solidaires,àconditiondenepaslesbrutaliser,biensûr.

–Oui, il enmanque un, répondis-je en ayant dumal à cachermadéception.

Contrairementàceque j'avaisespéré,aucunphénomèneélectriquenes'étaitproduit.

– Quel dommage, reprit l'artisan, j'aurais vraiment aimé voir cetappareilaucomplet,ils'agitbiend'ungenred'astrolabe,n'est-cepas?

–Toutàfait,réponditIvoryenmentantdefaçonéhontée.Levieuxprofesseurdéposacinqcentseurossurl'établietremercia.–Qui l'a fabriqué, selon vous ? questionna l'artisan. Je n'ai pas le

souvenird'enavoirvudepareil.–Vousavezfaituntravailprodigieux,réponditIvory,vousavezdes

mainsenor, jenemanqueraipasdevousrecommanderàceuxdemesamisquiauraientquelqueobjetprécieuxàfairerestaurer.

–Dumomentqu'ilsnesontpasaussiimpatientsquevous,ilsserontlesbienvenus,réponditl'artisanennousraccompagnantàlaportedesonatelier.

–Etmaintenant,nous lança Ivory lorsquenous fûmesdans la rue,vousavezuneautreidéepourmefairedépensermonargent?Jen'airienvudebientranscendantjusque-là!

–Ilnousfautunlaser,annonçai-je.Unlaserassezpuissantpourraitapporter une énergie suffisante à recharger l'ensemble et puis nousobtiendrons une nouvelle projection de la carte. Qui sait si ce quiapparaîtraautraversdutroisièmefragmentnenousrévélerapasquelquechosed'important.

–Un laser de forte puissance... rien que ça, et où voulez-vous quenousletrouvions?demandaIvory,exaspéré.

Wim,quin'avaitpasditunmotdel'après-midi,fitunpasenavant.–Ilyenaunàl'universitédeVirje,auLCVU,lesdépartementsde

physique,d'astronomieetdechimieselepartagent.–LeLCVU?interrogeaIvory.–LaserCenterofVirjeUniversity,réponditWim,c'estleprofesseur

Hogervorst qui l'a créé. J'ai fait mes études dans cette fac et j'ai bienconnu Hogervorst ; il a pris sa retraite, mais je peux le joindre et lui

Page 289: À Pauline et à Louis

demander d'intervenir en notre faveur pour que nous ayons accès auxinstallationsducampus.

–Ehbien,qu'attendez-vous?demandaIvory.Wimpritunpetit carnetdanssapocheeten tournanerveusement

lespages.– Je n'ai pas son numéro,mais je vais appeler l'université, je suis

certainqu'ilssaventcommentlecontacter.Wimrestaunedemi-heureautéléphone,passantmaintsappelsàla

rechercheduprofesseurHogervorst.Ilrevintversnouslaminedéfaite.–J'airéussiàobtenirlenumérodesondomicile,cenefutpasune

minceaffaire.Hélas,sonassistantn'apumelepasser,HogervorstestenArgentine, il a été invité à un congrès et ne rentrera qu'en début desemaineprochaine.

Cequiafonctionnéunefoisatouteslesraisonsdefonctionnerunedeuxième fois. Jeme souvinsde la rusedeWalter lorsquenous avionsvoulu accéder à des équipements du même genre en Crète. Il s'étaitrecommandé de l'Académie. Je pris le portable d'Ivory et appelaimonamisur-le-champ.Ilmesaluad'unevoixlugubre.

–Qu'est-cequ'ilsepasse?demandai-je.–Rien!– Si, j'entends bien qu'il y a quelque chose qui cloche,Walter, de

quois'agit-il?–Derien,vousdis-je.–Jemepermetsd'insister,vousn'avezpasl'airdansvotreassiette.–Vousm'appelezpourmeparlervaisselle?– Walter, ne faites pas l'enfant, vous n'êtes pas dans votre état

normal.Vousavezbu?–Etalors,j'ailedroitdefairecequejeveux,non?–Iln'estque19heures,oùêtes-vous?–Àmonbureau!–Vousvousêtesbourrélagueuleaubureau?– Je ne suis pas bourré, juste un peu pompette, oh ! et puis ne

commencezpasavecvos leçonsdemorale, jene suispasenétatde lesentendre.

– Je n'avais pas l'intention de vous faire la morale, mais je neraccrocheraipasavantquevousm'ayezexpliquécequinevapas.

Un silence s'installa, j'entendis la respiration de Walter dans lecombinéetdevinaisoudainunsanglotétouffé.

–Walter,vouspleurez?

Page 290: À Pauline et à Louis

–Qu'est-cequeçapeutbienvous faire?J'auraispréféréne jamaisvousrencontrer.

J'ignorais cequimettaitWalterdansun tel état,mais sa remarquem'affecta profondément. Nouveau silence, nouveau sanglot. Cette fois,Waltersemouchabruyamment.

–Jesuisdésolé,cen'estpascequejevoulaisdire.–Mais vous l'avez dit. Qu'est-ce que je vous ai fait pour que vous

m'envouliezàcepoint?–Vous,vous,vous,iln'yenajamaisquepourvous!Walterpar-ci,

Walterpar-là,carjesuiscertainquesivousmetéléphonezc'estquevousavezbesoind'unservice.Nemeditespasquevousvouliezjusteprendredemesnouvelles?

– C'est pourtant ce que j'essaie de faire, en vain, depuis que cetteconversationacommencé.

Troisièmesilence,Walterréfléchissait.–C'estvrai,soupira-t-il.–Allez-vousenfinmedirecequivousaffecteàcepoint?Ivorys'impatientait,mefaisantdegrandsgestes.Jem'éloignaietle

laissaiencompagniedeKeiraetdeWim.–VotretanteestrepartiepourHydra,et jenemesuis jamaissenti

aussiseuldemavie,meconfiaWalterdansunnouveausanglot.–Votreweek-ends'estbienpassé?demandai-jeenpriantpourque

celasoitlecas.–Mieux que cela encore, chaquemoment fut idyllique, un accord

parfait.–Alorsvousdevriezêtrefoudebonheur,jenecomprendspas.– Elle me manque, Adrian, vous n'imaginez pas combien elle me

manque. Je n'avais jamais rien vécu de semblable. Jusqu'à ce que jerencontre Elena, ma vie sentimentale était un désert, clairsemé dequelquesoasisquiserévélaientêtredesmirages,maisavecelletoutestvrai,toutexiste.

–JevousprometsdenepasrépéteràElenaquevouslacomparezàunepalmeraie,celaresteraentrenous.

Cette boutade avait dû faire sourire mon ami, je sentais que sonhumeuravaitdéjàchangé.

–Quanddevez-vousvousrevoir?– Nous n'avons rien fixé, votre tante était terriblement troublée

lorsque je l'ai reconduite à l'aéroport. Je crois qu'elle pleurait sur

Page 291: À Pauline et à Louis

l'autoroute,vousconnaissezsapudeur,ellearegardélepaysagependanttoutletrajet.Quandmême,jevoyaisbienqu'elleavaitlecœurgros.

–Etvousn'avezpasfixéunedatepourvousretrouver?–Non, avant de prendre son avion, ellem'a dit que notre histoire

n'étaitpasraisonnable.SavieestàHydraauprèsdevotremère,a-t-elleajouté,elleyasoncommerce,etmoi,maviesetrouveàLondres,danscebureau sinistre à l'Académie. Deux mille cinq cents kilomètres nousséparent.

– Voyons, Walter, et vous me traitiez de maladroit ! Vous n'avezdoncpascompriscequesesparolessignifient?

–Qu'ellepréfèremettreuntermeànotrehistoireetneplusjamaismerevoir,ditWalterdansunsanglot.

Jelaissaipasserl'orageetattendisqu'ilsecalmepourluiparler.– Pas du tout ! dus-je presque crier dans le combiné pour qu'il

m'entende.–Commentça,pasdutout?– C'est même exactement le contraire. Ces mots voulaient dire «

dépêchez-vous de me rejoindre sur mon île, je vous guetterai chaquematinàl'arrivéedupremierbateausurleport».

Quatrièmesilence,simescomptesétaientbons.–Vousenêtessûr?demandaWalter.–Certain.–Commentcela?–C'estmatante,paslavôtre,àcequejesache!–Dieumerci!Mêmefoud'amour,jenepourraisjamaisflirteravec

matante,ceseraittoutàfaitindécent.–Celavadesoi!–Adrian,quedois-jefaire?–Revendrevotrevoitureetprendreunbilletd'avionpourHydra.–Mais quelle idée géniale ! s'exclamaWalter qui avait retrouvé la

voixquejeluiconnaissais.–Merci,Walter.–Jeraccroche,jerentrechezmoi,jemecouche,jemetsmonréveilà

7heuresetdemain jeme rendschez legaragiste et aussitôtaprèsdansuneagencedevoyages.

–Avantcela,j'auraisunepetitefaveuràvousdemander,Walter.–Toutcequevousvoudrez.–VousvoussouvenezdenotrepetiteescapadeenCrète?

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–Tuparlessijem'ensouviens,quellejoliecourse,quandj'yrepensej'en rigole encore, si vous aviez vu votre tête lorsque j'ai assommé cegardien...

– Je suis à Amsterdam et j'ai besoin d'avoir accès aumême genred'installations qu'en Crète, celles qui m'intéressent se trouvent sur lecampusdel'universitédeVirje.Croyez-vouspouvoirm'aideràyaccéder?

Derniersilence...Walterréfléchissaitencore.– Rappelez-moi dans une demi-heure, je vais voir ce que je peux

faire.Je retournai auprès de Keira. Ivory nous proposa d'aller dîner à

l'hôtel.IlremerciaWimdesonaideetlelibérapourlasoirée.Keiramedemanda des nouvelles deWalter, je lui répondis qu'il allait bien, trèsbien. Au cours du repas, je les abandonnai pour monter dans notrechambre.LalignedeWalterétaitoccupée,jerecomposaiplusieursfoislenuméro;enfin,ildécrocha.

–Demain,à9h30,vousavezrendez-vousau1081DeBoelelaan,àAmsterdam. Soyez précis. Vous pourrez utiliser le laser pendant uneheure,pasuneminutedeplus.

–Commentavez-vousréussiceprodige?–Vousnemecroirezpas!–Ditestoujours!– J'ai contacté l'université de Virje, j'ai demandé à parler au

responsabledepermanence, jeme suis fait passerpour le présidentdenotreAcadémie.Jeluiaiditquej'avaisbesoindeparlerdetouteurgenceàleurdirecteurgénéral,qu'illedérangeàsondomicileetquecedernierme rappelle auplus tôt. Je lui ai donné lenumérode l'Académie,pourqu'ilvérifiequecen'étaitpasuneplaisanterie,etceluidemonpostepourqu'iltombedirectementsurmoi.Puiscefutunjeud'enfant.Ledirecteurdelafacultéd'Amsterdam,uncertainprofesseurUbach,m'acontactéunquartd'heureplustard.Jel'aichaleureusementremerciédem'appeleràcette heure tardive et lui ai appris que deux de nos plus distinguésscientifiquessetrouvaientactuellementenHollande,qu'ilsétaientsurlepointd'acheverdestravauxnobélisablesetqu'ilsavaientbesoind'utilisersonlaserpourvérifierquelquesparamètres.

–Etilaacceptédenousaccueillir?– Oui, j'ai ajouté qu'en échange de ce petit service, l'Académie

doubleraitsonquotad'admissiond'étudiantsnéerlandaisetilaaccepté.

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N'oubliezpasqu'il s'adressait toutdemêmeauprésidentde l'Académieroyaledessciences!Jemesuisbeaucoupamusé.

–Commentvousremercier,Walter?–Remerciez surtout la bouteille de bourbon que j'ai descendue ce

soir,sansellejen'auraisjamaisétécapabledeteniraussibienmonrôle!Adrian, faites attention à vous et revenez vite, vous aussi vous memanquezbeaucoup.

–C'esttoutàfaitréciproque,Walter.Detoutefaçon,jejouedemainmadernièrecarte, simon idéene fonctionnepasnousn'auronsd'autrechoixquedetoutabandonner.

–Cen'estpascequejevoussouhaite,mêmesijenevouscachepasqu'ilm'arriveparfoisdel'espérer.

Après avoir raccroché, je retournai annoncer la bonne nouvelle àKeiraetàIvory.

***

Page 294: À Pauline et à Louis

Londres

Ashton sortit de table pour prendre la communication que sonmajordomeétaitvenuluiannoncer.Ils'excusaauprèsdesesinvitésetseretiradanssonbureau.

–Oùensommes-nous?demanda-t-il.–Ilspassentlasoiréetouslestroisensembleàleurhôtel.J'aiposté

unhommedansunevoiture,aucasoùilsressortiraientcettenuit,maisj'endoute.Je lesrejoindraidemainmatinet jevousrappelleraidèsquej'ensauraiplus.

–Nelesperdezsurtoutpasdevue.–Vouspouvezcomptersurmoi.–Jeneregrettepasd'avoirfavorisévotrecandidature,vousavezfait

dubontravailpourunepremièrejournéedansvosnouvellesattributions.–Merci,SirAshton.–Jevousenprie,AMSTERDAM,passezunebonnesoirée.Ashton reposa le combiné sur son socle, referma la porte de son

bureauetretournaauprèsdesesconvives.

***

Page 295: À Pauline et à Louis

UniversitédeVirje,Amsterdam

WimnousavaitretrouvésdevantlaporteduLCVUà9h25.Mêmesitout le monde ici parlait couramment l'anglais, il nous serviraitd'interprète, si besoin était. Le directeur de l'université de recherchesnousaccueillitenpersonne.Jefussurprisparl'âgeduprofesseurUbach,ildevaitavoiràpeineunequarantained'années.Sa franchepoignéedemain et sa simplicité me mirent tout de suite en confiance. Depuis ledébutdecetteaventure,jen'avaispassouventeul'occasionderencontrerquelqu'un de bienveillant, et je décidai de lui confier le but desexpérimentations que j'espérais pouvoir conduire grâce à sesinstallations.Sansdétourjeluiexpliquaicommentjesouhaitaisprocéderetlerésultatquej'escomptaisobtenir.

–Vousêtessérieux?medemanda-t-il,stupéfait.Sivousn'étiezpasrecommandé par le président de votre Académie en personne, je doisvousavouerquejevousauraisprispourunilluminé.Sicequevousditesestavéré,alorsjecomprendsmieuxpourquoiilm'aparlédeprixNobel!Suivez-moi,notrelasersetrouveaufonddubâtiment.

Keirame regarda d'un air intrigué, je lui fis signe de ne rien dire.Nous empruntâmes un long couloir, le directeur se déplaçait dans sonuniversité sans attirer d'attention particulière parmi les chercheurs etétudiantsquicroisaientsonchemin.

–C'estici,nousdit-il,entapantuncoded'accèssurunclaviersituéprès d'une double porte. Compte tenu de ce que vous venez de meraconter, je préfère que nous travaillions en équipe restreinte, jemanipuleraimoi-mêmelelaser.

Le laboratoire était d'une modernité à faire pâlir d'envie tous lescentres de recherches européens et l'appareil mis à notre dispositiongigantesque.J'imaginaissapuissance,impatientdelevoiràl'œuvre.

Page 296: À Pauline et à Louis

Unrails'étiraitdansl'axeducanondulaser.Keiram'aidaàinstallersurunsabotlecerclequienserraitlesfragments.

–Quelleestlalargeurdufaisceaudontvousavezbesoin?demandaUbach.

–ppardix,répondis-je.Le professeur se pencha sur son pupitre et entra la valeur que je

venaisdeluicommuniquer.Ivorysetenaitprèsdelui.Lelasersemitàtournerlentement.

–Quelleintensité?–Laplusfortepossible!–Votreobjetvafondreenuninstant,jeneconnaispasdematériau

capablederésisteràunechargemaximale.–Faites-moiconfiance!–Tusaiscequetufais?mechuchotaKeira.–Jel'espère.– Je vous demanderai de venir vous placer derrière les vitres de

protection,ordonnaUbach.Le laser se mit à grésiller, l'énergie fournie par les électrons

stimulaientlesatomesdegazcontenusdansletubeenverre.Lesphotonsentrèrentenrésonanceentre lesdeuxmiroirssituésàchaqueextrémitédu tube. Le processus s'amplifia, ce n'était plus qu'une question desecondesavantquelefaisceausoitassezpuissantpourtraverserlaparoisemi-transparentedumiroiretquejesacheenfinsijem'étaistrompé.

–Vousêtesprêts?demandaUbach,aussiimpatientquenous.– Oui, répondit Ivory, nous sommes plus prêts que jamais, vous

n'avez pas idée du temps que nous avons attendu pour assister à cemoment.

–Attendez!criai-je.Avez-vousunappareilphoto?–Nousavonsbeaucoupmieuxqueça,réponditUbach,sixcaméras

enregistrentsurcentquatre-vingtsdegréscequiseproduitau-devantdulaseraussitôtqu'ilestmisenaction.Pouvons-nousprocéder?

Ubach poussa un levier, un faisceau d'une intensité exceptionnellejaillitdel'appareil,frappantlestroisfragmentsdepleinfouet.Lecerclageentraenfusion,lesfragmentsprirentunecouleurbleue,unbleuplusvifencorequecequeKeiraetmoiavionsvujusqu'alors.Leursurfacesemità scintiller, de seconde en seconde leur luminescence augmentait etsoudaindesmilliardsdepointsvinrents'imprimersurlemurenfacedulaser.Chacundanslelaboratoirereconnutl'immensitédelavoûtecélestequinouséblouissait.

Page 297: À Pauline et à Louis

À la différence de la première projection dont nous avions ététémoins, l'Universqui s'affichait semità tourneren spirale, se repliantlentementsurlui-même.Surleursocle,lesfragmentstournaientàtoutevitesseàl'intérieurdel'anneau.

–C'estprodigieux!soufflaUbach.–C'estencorebienplusquecela, luiréponditIvory, les larmesaux

yeux.–Qu'est-cequec'est?demandaledirecteurdel'université.–Ledéroulédestoutpremiersinstantsdel'Univers,répondis-je.

Nousn'étionspasauboutdenossurprises.L'intensitélumineusedes

fragments redoubla, la vitesse de rotation ne cessait d'augmenter. Lavoûtecélestecontinuaitdes'enroulersurelle-même,elles'immobilisauncourtinstant.J'avaisespéréqu'elleiraitauboutdesacourse,nouslivrantl'image du premier éclat d'étoile, du temps zéro que j'avais tant espérédécouvrir, mais ce que je vis était d'une tout autre nature. L'imageprojetée grossissait maintenant à vue d'œil. Certaines étoilesdisparaissaient,commechasséessurlescôtésdumuraufuretàmesureque nous avancions. L'effet visuel était saisissant, nous avionsl'impressiondevoyageràtraverslesgalaxiesetnousnousrapprochionsdel'uned'entreelles,quejereconnus.

–NoussommesentrésdansnotreVoielactée,dis-jeàmesvoisins,etlevoyagesepoursuit.

–Versoù?demandaKeirastupéfaite.–Jen'ensaisencorerien.Surleursocle,lesfragmentstournaienttoujoursplusvite,émettant

un sifflement strident. L'étoile vers laquelle la projection se recentraitgrossissaitencoreetencore.NotreSoleilapparutaucentre,Mercureluisuccéda.

La rapidité à laquelle évoluaient maintenant les fragments étaitimpressionnante, lecerclequi lesretenaitavait fondudepuis longtempsmaisplusriennesemblaitpouvoirlesdissocier.Leurcouleurchangea,dubleuilsvirèrentàl'indigo.Monregardrevintverslemur.NousavancionsrésolumentverslaTerredontnouspouvionsdéjàreconnaîtrelesocéanset trois des continents. La projection se centra sur l'Afrique quigrossissait à vued'œil.Ladescente vers l'estdu continent africain étaitvertigineuse. Le bruit strident émis par le tournoiement des fragmentsdevenait à peine supportable, Ivory seboucha les oreilles.Ubach gardalesmains sur la console, prêt à tout arrêter. Kenya, Ouganda, Soudan,

Page 298: À Pauline et à Louis

Érythrée et Somaliedisparurentdu champalorsquenousprogressionsvers l'Éthiopie. La rotation des fragments ralentit et l'image gagna ennetteté.

– Je ne peux pas laisser fonctionner le laser à cette puissance,suppliaUbach,ilfautarrêter!

–Non!hurlaKeira.Regardez!Uninfimepointrougeapparutaucentredel'image.Plusnousnous

enapprochions,plusilgagnaitenintensité.–Toutcequenousvoyonsestfilmé?demandai-je.–Tout,réponditUbach,jepeuxcoupermaintenant?–Attendezencore,suppliaKeira.Le sifflement cessa, les fragments s'immobilisèrent ; sur lemur, le

pointd'unerougeuréclatanteétaitdevenufixe.Lecadredel'images'étaitstabilisé.Ubachnenousdemandapasnotreavis,ilabaissalelevieretlefaisceau du laser s'éteignit. La projection persista sur le mur quelquessecondesetdisparut.

Nousétionsébahis,Ubachlepremier,Ivorynedisaitplusunmot.Àleregarderainsi,j'avaisl'impressionqu'ilavaitsoudainementvieilli,nonque le visage auquel j'étaishabitué fûtparticulièrement jeune,mais sestraitsavaientchangé.

– Cela fait trente ans que je rêve de ce moment, me dit-il, vousrendez-vouscompte?Sivoussavieztouslessacrificesquej'aifaitspourcesobjets,jeleuraimêmesacrifiémonseulami.C'estétrange,jedevraisêtresoulagé,commelibéréd'unpoidsénorme,etpourtantcen'estpaslecas.Jevoudraistantavoirquelquesannéesdemoins,vivreencoreassezlongtempspourallerauboutdecetteaventure,savoircequereprésentece point rouge que nous avons vu, ce qu'il nous révèle. C'est bien lapremièrefoisdemaviequej'aipeurdemourir,vousmecomprenez?

Il alla s'asseoir et soupira, sans attendrema réponse. Je retournaiversKeira,ellesetenaitdeboutfaceaumur,fixantlasurfaceredevenueblanche.

–Qu'est-cequetufais?luidemandai-je.– J'essaie de me souvenir, dit-elle, j'essaie de me remémorer ces

instantsquenousvenonsdevivre.C'estbienl'Éthiopiequiestapparue.Jen'aipasretrouvélesreliefsdecetterégionquejeconnaissibienmaisjen'aipasrêvé,c'étaitl'Éthiopie.Tuasbienvulamêmechosequemoi,non?

–Oui,ladernièreimageétaitcentréesurlacornedel'Afrique.As-tupuidentifierl'endroitquedésignaitcepoint?

Page 299: À Pauline et à Louis

–Pasdefaçoncertaine,j'aibienuneidéeentêtemaisjenesaispassicesontmesdésirsquis'exprimentousic'estlaréalité.

–Nousallonspouvoirledécouvrirtrèsvite,dis-jeenmeretournantversUbach.

–OùestWim?demandai-jeàKeira.–Jecroisquel'émotionaététropfortepourlui,ilnesesentaitpas

bien,ilestsortiprendrel'air.– Pouvez-vous nous projeter les dernières images enregistrées par

voscaméras?demandai-jeàUbach.–Oui,biensûr,réponditcedernierenserelevant, il faut justeque

j'allumeleprojecteuretcefichuappareilsemetenroutequandilleveut.

***

Page 300: À Pauline et à Louis

Londres

–Oùensommes-nous?– Ce à quoi je viens d'assister ici est tout simplement incroyable,

réponditWim.AMSTERDAM fit une description exhaustive à Sir Ashton des

événementsquis'étaientdéroulésdanslasalledulaserdel'universitédeVirje.Ilracontatoutelascènedansledétail.

–Jevousenvoiedeshommes,repritAshton,ilesturgentdemettreuntermeàcelaavantqu'ilsoittroptard.

–Non,jesuisdésolé,tantqu'ilssontenterritoirehollandais,ilssontsousmaseuleresponsabilité.C'estmoiquiinterviendrailemomentvenu.

–Vousêtesunpeunovicedansvos fonctionspourvousadresseràmoisurceton,AMSTERDAM!

– Je vous en prie, SirAshton, je compte assumer pleinementmonrôleetce,sansaucuneingérencede lapartd'unpaysamioude l'undeses représentants. Vous connaissez la règle, unis mais indépendants !Chacunmènesesaffaireschezluicommeill'entend.

–Jevouspréviens,qu'ilsquittentvosfrontièresetjeprendraitouteslesmesuresquisontenmonpouvoirpourlesstopper.

– J'imagine que vous vous garderez bien d'en aviser le conseil. Jevoussuisredevable,jenevousdénonceraipas,maisjenevouscouvriraipas non plus. Comme vousme l'avez fait remarquer, je suis trop jeunedansmesnouvellesfonctionspourrisquerdemecompromettre.

–Jenevousendemandaispastant,réponditsèchementAshton.Nejouezpasàl'apprentisorcieraveccesscientifiques,AMSTERDAM,vousnemesurezpas les conséquences s'ils arrivaientà leurbut, et ils sontdéjàallésbientroploin.Quecomptez-vousfaired'euxpuisquevous lesavezsouslamain?

Page 301: À Pauline et à Louis

– Je leur confisquerai leurmatériel et les ferai expulser vers leurspaysrespectifs.

–EtIvory,ilestaveceux,n'est-cepas?– Oui, je vous l'ai déjà dit, et que voulez-vous que je fasse, nous

n'avonsrienàluireprocher,ilestlibredecirculercommebonluisemble.– J'ai une petite faveur à vous demander, prenez cela comme une

façon de me remercier pour ce poste que vous semblez si heureuxd'occuper.

***

Page 302: À Pauline et à Louis

UniversitédeVirje

Ubach avait allumé le projecteur suspendu au plafond. Les imagesfilmées en haute définition par les caméras avaient été stockées sur leserveur de l'université, il nous faudrait attendre plusieurs heures avantque le logiciel de décompression finisse de les traiter. Keira et moidemandâmesquelescalculateursconcentrentleurseffortssurladernièreséquenceàlaquellenousavionsassisté.Ubachpianotasursonclavieretenvoya une série d'instructions à l'ordinateur central. Les processeursgraphiqueseffectuaientleursalgorithmestandisquenousattendions.

–Soyezpatients,nousditUbach,celanevaplustarder.Lesystèmeestunpeulentlematin,nousnesommespaslesseulsàlesolliciter.

Enfinlalentilleduprojecteurcommençaàs'animer,elleprojetasurle mur les sept dernières secondes du déroulement que nous avaientdévoilélesfragments.

–Arrêtez-vouslà,s'ilvousplaît,demandaKeiraàUbach.La projection se figea sur le mur, je m'attendais qu'elle perde en

netteté,commechaquefoisquel'onfaitunarrêtsurimage,maisiln'enfut rien. Je compris mieux pourquoi il nous avait fallu patienter silongtempspourvisionnerlesseptdernièressecondes.Larésolutionétaittelle que la quantité d'informations à traiter pour chaque image devaitêtre colossale. Loin de partager mes préoccupations techniques, Keiras'approchadelaprojectionetl'observaattentivement.

– Je reconnais ces circonvolutions, dit-elle, ce trait qui serpente,cette formequi faitpenseràunetête,cette lignedroite,puiscesquatreboucles, c'est une partie de la rivière Omo, j'en suis presque certaine,maisilyaquelquechosequicloche,là,dit-elleendésignantl'endroitoùbrillaitlepointrouge.

–Qu'est-cequinevapas?questionnaUbach.

Page 303: À Pauline et à Louis

–Sic'estbienlapartiedel'Omoàlaquellejepense,ondevraityvoirunlac,àdroitesurcetteimage.

–Tureconnaiscelieu?demandai-jeàKeira.–Évidemmentquejelereconnais, j'yaipassétroisansdemavie!

L'endroit que ce point désigne correspond à une minuscule plaine,encercléed'unsous-boisenlisièredelarivièreOmo.Nousavionsmêmefailliyentreprendredesfouilles,maislapositionétaittropaunord,tropéloignéedutriangled'Ilemi.Cequejetedisn'aaucunsens,sic'étaitbienl'endroitauqueljepense,lelacDipadevraitapparaître.

– Keira, les fragments que nous avons trouvés ne composent passeulement une carte. Ensemble, ils forment un disque qui contientprobablement desmilliards d'informations,même si,malheureusementpournous,lemorceaumanquantcontenaitlaséquencequim'intéressaitleplus,maisqu'importepourl'instant.Cedisquemémoirenousaprojetéune représentation de l'évolution du cosmos depuis ses tout premiersinstants,jusqu'àl'époqueoùilfutenregistré.Encestempsreculés,lelacDipan'existaitpeut-êtrepasencore.

Ivory nous rejoignit et s'approcha du mur, examinant l'imageattentivement.

– Adrian a raison, il faut que nous obtenions maintenant descoordonnéesprécises.Avez-vousdansvosserveursunecartedétailléedel'Éthiopie?demanda-t-ilàUbach.

– Je suppose que je dois pouvoir trouver cela sur Internet et latélécharger.

–Alors faites-les'ilvousplaîtetessayezdevoirsivouspourriez lasuperposeràcetteimage.

Ubachretournaderrièresonpupitre.Ilchargealacartedelacornedel'Afriqueetfitcequ'Ivoryluiavaitdemandé.

–Àpartunelégèredéviationdulitdelarivière, lacorrespondanceestquasimentparfaite!dit-il.Quellessontlescoordonnéesdecepoint?

–5°10'2''67delatitudenord,36°10'1''74delongitudeest.Ivoryseretournaversnous.–Voussavezcequ'ilvousresteàfaire...,nousdit-il.–Ilfautquejelibèrecelaboratoire,nousditUbach,j'aidéjàdécalé

lestravauxdedeuxchercheurspourvoussatisfaire.Jeneleregrettepas,maisjenepeuxpasmobilisercettesallepluslongtemps.

WimentradanslapièceaumomentmêmeoùUbachvenaitdetoutéteindre.

–J'airatéquelquechose?

Page 304: À Pauline et à Louis

–Non,réponditIvory,nousnousapprêtionsàpartir.Alors qu'Ubach nous amenait à son bureau, Ivory ne se sentit pas

bien.Unesortedevertigel'avaitsaisi.Ubachvoulutappelerunmédecinmais Ivory le supplia de n'en rien faire, il n'y avait pas de raison des'inquiéter,c'étaitjusteuncoupdefatigue,assura-t-il.Ilnousdemandasinous aurions la gentillesse de le raccompagner à son hôtel, il s'yreposeraitettoutiraitmieux.Wimproposaaussitôtdenousyconduire.

De retour au Krasnapolsky, Ivory le remercia et l'invita à nousretrouverautourd'unthéenfind'après-midi.Wimacceptal'invitationetnous laissa. Nous soutînmes Ivory jusqu'à sa chambre, Keira déplia lecouvre-lit et je l'aidai à s'allonger. Ivory croisa ses deux mains sur sapoitrineetsoupira.

–Merci,dit-il.–Laissez-moiappelerunmédecin,c'estridicule.– Non, mais pourriez-vous me rendre un autre petit service ?

demandaIvory.–Oui,biensûr,réponditKeira.–Allezregarderàlafenêtre,écartezdiscrètementlerideauetdites-

moisicetimbéciledeWimestbienparti.Keirameregarda,intriguée,ets'exécuta.–Oui,enfin,iln'yapersonnedevantl'hôtel.–EtlaMercedesnoireaveclesdeuxabrutisàl'intérieur,garéejuste

enface,elleesttoujourslà?–Je vois en effetune voiturenoire,maisd'ici jenepeuxpas vous

diresielleestoccupée.–Ellel'est,croyez-moi!répliquaIvoryenselevantd'unbond.–Vousdevriezresterallongé...–Jen'aipascruunesecondeaupetitmalaisedeWimtoutàl'heure

etjedoutequ'ilaitcruaumien,celanouslaissepeudetemps.–MaisjepensaisqueWimétaitnotreallié?dis-je,surpris.–Ill'étaitjusqu'àcequ'ilsoitpromu.Cematin,vousneparliezplus

àl'ancienassistantdeVackeers,maisàl'hommequileremplace,WimestleurnouvelAMSTERDAM.Jen'aipasletempsdevousexpliquertoutcela.Filez dans votre chambre et préparez vos bagages pendant que jem'occupe de vos billets. Retrouvez-moi ici dès que vous serez prêts, etdépêchez-vous, il fautquevousayezquitté lavilleavantque lepiègesereferme,s'iln'estpasdéjàtroptard.

–Etnousallonsoù?demandai-je.–Oùvoulez-vousaller?EnÉthiopiebiensûr!

Page 305: À Pauline et à Louis

–Horsdequestion!C'esttropdangereux.Siceshommes,dontvousnevouleztoujoursriennousdire,sontànostrousses,jeneremettraipaslaviedeKeiraendanger,etnecherchezpasàmeconvaincreducontraire!

–Àquelleheurepartcetavion?demandaKeiraàIvory.–Nousn'ironspaslà-bas!insistai-je.–Unepromesse estunepromesse, si tu espéraisque j'avaisoublié

celle-là,tut'estrompé.Allez,dépêchons-nous!

Une demi-heure plus tard, Ivory nous fit sortir par les cuisines del'hôtel.

– Ne traînez pas à l'aéroport, aussitôt le contrôle des passeportsfranchi,promenez-vousdanslesboutiques,séparément.JenepensepasqueWimsoitassez intelligentpourdeviner letourquenous lui jouons,maisonnesaitjamais.Etpromettez-moidemedonnerdevosnouvellesaussitôtquepossible.

Ivorymeremituneenveloppeetmefitjurerdenepasl'ouvriravantle décollage ; il nous adressa un petit geste amical alors que le taxis'éloignait.

L'embarquementàl'aéroportdeSchipholsedéroulasansencombre.Nousn'avionspas suivi les conseils d'Ivory etnous étions installés à latabled'unecafétériapourpasserunmomententêteàtête.J'avaisprofitéde ce moment pour informer Keira de ma petite conversation avec leprofesseurUbach.Aumomentdenotredépart,jeluiavaisdemandéunedernière faveur : en échange de la promesse de l'informer del'avancementdenosrecherches, ilavaitacceptédegarder leplusgrandsilence jusqu'à ce que nous publiions un rapport sur nos travaux. Ilconserverait les enregistrements effectués dans son laboratoire et enadresserait une copie sur disque à Walter. Avant que nous nousenvolions, j'avaisprévenucedernierdegardersouscléuncolisexpédiéd'Amsterdam,qu'ilrecevraitsouspeu,etdenesurtoutpasl'ouvriravantnotre retour d'Éthiopie. J'avais ajouté que, s'il nous arrivait quelquechose, il aurait carte blanche et pourrait endisposer à sa guise.Walteravaitrefuséd'entendremesdernièresrecommandations, ilétaithorsdequestionqu'ilnousarrivequoiquecesoit,avait-ilditenmeraccrochantaunez.

Durantlevol,Keirafutprised'unremords,ellen'avaitpasdonnédesesnouvellesàsasœur; je luipromisquenousl'appellerionsensemble

Page 306: À Pauline et à Louis

dèsquenousserionsposés.

***

Page 307: À Pauline et à Louis

Addis-Abeba

L'aéroport d'Addis-Abeba fourmillait de monde. Une fois lesformalités de douane passées, je cherchai la guérite de la petitecompagnieprivéedont j'avaisdéjàutilisé lesservices.UnpiloteacceptadenousconduireàJinkamoyennantsixcentsdollars.Keirameregarda,effarée.

–C'estunefolie,allons-yparlaroute,tuesfauché,Adrian.–Alorsqu'ilexpiraitsonderniersouffledanslachambred'unhôtel

parisien,OscarWildeadéclaré:«Jemeursau-dessusdemesmoyens.»Puisquenousallonsau-devantdespiresemmerdements,laisse-moiêtreaussidignequelui!

Jesortisdemapocheuneenveloppequicontenaitunepetiteliassedebilletsverts.

–D'oùvientcetargent?demandaKeira.– Un cadeau d'Ivory, il m'a remis cette enveloppe juste avant que

nouslequittions.–Ettul'asacceptée?–Ilm'avaitfaitpromettredeneladécacheterqu'aprèsavoirdécollé;

àdixmillemètresd'altitude,jen'allaispaslajeterparlafenêtre...

NousquittâmesAddis-Abeba,àbordd'unPiper.L'appareilnevolaitpas très haut. Le pilote nous signala un troupeau d'éléphants quimigraient vers le nord, un peu plus loin des girafes gambadaient aumilieu d'une vaste prairie. Une heure plus tard l'avion amorça sadescente. La courte piste du terrain de Jinka apparut devant nous. Lesroues sortirent de la carlingue et rebondirent sur le sol, l'avions'immobilisa et fit demi-tour en bout de piste. À travers le hublotj'aperçusuneribambelledegaminsseprécipiterversnous.Assissurun

Page 308: À Pauline et à Louis

vieux fût, un jeune garçon, plus âgé que les autres, regardait l'appareilroulerverslacaseenpaillequifaisaitofficedeterminalaéroportuaire.

–J'ail'impressiondereconnaîtrecepetitbonhomme,dis-jeàKeiraenledésignantdudoigt.C'estluiquim'aaidéàteretrouverlejouroùjesuisvenutechercherici.

Keirasepenchaverslehublot.Enuninstant,jevissesyeuxs'emplirdelarmes.

–Moi,jesuiscertainedelereconnaître,dit-elle.Lepilotecoupaleshélices.Keiradescenditlapremière.Ellesefraya

uncheminà travers lanuéed'enfantsqui criaientet sautillaientautourd'elle,l'empêchantd'avancer.Lejeunegarçonabandonnasontonneauets'enalla.

–Harry!hurlaKeira,Harry,c'estmoi.Harry se retourna et se figea. Keira se précipita vers lui, passa la

maindanssachevelureébouriffée,etleserracontreelle.–Tuvois,dit-elleensanglotant,j'aitenumapromesse.Harrylevalatête.–Tuenasmisdutemps!–J'aifaitdemonmieux,répondit-elle,maisjesuislàmaintenant.–Tesamisont toutreconstruit,c'estencoreplusgrandqu'avant la

tempête,tuvasrestercettefois?–Jenesaispas,Harry,jen'ensaisrien.–Alorstureparsquand?–Jeviensjusted'arriverettuveuxdéjàquejem'enaille?Lejeunegarçonselibéradel'étreintedeKeiraets'éloigna.J'hésitai

uninstant,courusderrièreluietlerattrapai.–Écoute-moi,bonhomme, ilnes'estpaspasséun joursansqu'elle

parledetoi,pasunenuitellenes'estendormiesanspenseràtoi, tunecroispasquecelamériteraitquetul'accueillesplusgentiment?

–Elleestavectoimaintenant,alorspourquoielleestrevenue?Pourmoi ou pour fouiller encore dans la terre ? Rentrez chez vous, j'ai deschosesàfaire.

–Harry,tupeuxrefuserdelecroiremaisKeirat'aime,c'estcommeça.Elle t'aime,si tusavaisàquelpoint tu luiasmanqué.Ne lui tournepasledos.Jeteledemande,d'hommeàhomme,nelarepoussepas.

– Laisse-le tranquille,murmura Keira en nous rejoignant ; fais ceque tu veux, Harry, je comprends. Que tu m'en veuilles ou non nechangerarienàl'amourquejeteporte.

Page 309: À Pauline et à Louis

Keira ramassa son sac et avança vers la case en paille, sans seretourner.Harryhésitauninstantetseprécipitaau-devantd'elle.

–Tuvasoù?–Jen'ensaisrien,monvieux,jedoisessayerderejoindreÉricetles

autres,j'aibesoindeleuraide.Lejeunegarçonenfonçasesmainsdanssespochesetdonnauncoup

depieddansuncaillou.–Ouais,jevois,dit-il.–Qu'est-cequetuvois?–Quetunepeuxpastepasserdemoi.–Ça,mongrand,jelesaisdepuislejouroùjet'airencontré.–Tuveuxquejet'aideàallerlà-bas,c'estça?Keiras'agenouillaetleregardadroitdanslesyeux.– Je voudrais d'abord que nous fassions la paix, dit-elle en lui

ouvrantlesbras.Harryhésitauninstantettenditlamain,maisKeiracachalasienne

danssondos.–Non,jeveuxquetum'embrasses.– Je suis trop vieux pour ça maintenant, dit-il sur un ton très

sérieux.–Oui,maispasmoi.Tuvasmeprendredanstesbras,ouiounon?–Jevaisréfléchir.Enattendant,suis-moi, il fautquevousdormiez

quelquepart,etpuisdemain,jetedonneraimaréponse.–D'accord,ditKeira.Harrymelançaunregarddedéfi,etouvritlamarche.Nousprîmes

nossacsetlesuivîmessurlecheminquimenaitauvillage.Un homme en maillot de corps effiloché se tenait devant son

cabanon,ilsesouvenaitdemoietmefitdegrandssignes.– Je ne te savais pas si populaire dans le coin,me ditKeira en se

moquantdemoi.–C'estpeut-êtreparceque lapremière foisque jesuisvenu, jeme

suisprésentécommel'undetesamis...L'hommequinousavaitaccueillischezluinousoffritdeuxnattesoù

dormir et de quoi nous restaurer. Pendant le repas,Harry resta face ànous,sansquitterKeiradesyeux,puissoudainilselevaetsedirigeaverslaporte.

–Jereviendraidemain,dit-ilensortantdelamaison.Keiraseprécipitadehors,jelasuivis,maislejeunegarçons'éloignait

déjàsurlapiste.

Page 310: À Pauline et à Louis

–Laisse-luiunpeudetemps,dis-jeàKeira.–Nousn'enavonspasbeaucoup,merépondit-elleenrentrantdans

lacase,lecœurlourd.

Jefusréveilléàl'aubeparlebruitd'unmoteurquiserapprochait.Jesortissurlepasdelaporte,unetraînéedepoussièreprécédaitun4×4.Le tout-terrain freina à ma hauteur et je reconnus aussitôt les deuxItaliensquim'avaientaidélorsdemonpremierséjour.

– Quelle surprise, qu'est-ce qui vous ramène ici ?me demanda lepluscostauddesdeuxendescendantdelavoiture.

Sontonfaussementamicaléveillaenmoiunecertaineméfiance.– Comme vous, lui répondis-je, l'amour du pays. Lorsqu'on y est

venuunefois,ilestdifficilederésisteràl'envied'yrevenir.Keira me rejoignit sur le porche de la maison et passa son bras

autourdemoi.–Jevoisquevousavezretrouvévotreamie,ditlesecondItalienen

avançant vers nous. Jolie comme elle est, je comprends que vous voussoyezdonnéautantdemal.

–Quisontcestypes,mechuchotaKeira,tulesconnais?– Je n'irais pas jusque-là, je les ai croisés quand je cherchais ton

campementetilsm'ontdonnéuncoupdemain.–Est-cequ'ilyaquelqu'undans larégionquine t'apasaidéàme

retrouver?–Nelesagressepas,c'esttoutcequejetedemande.LesdeuxItalienss'approchèrent.–Vousnenousinvitezpasàentrer?demandalepluscostaud,ilest

tôtmaisilfaitdéjàdrôlementchaud.–Nousnesommespascheznousetvousnevousêtespasprésentés,

réponditKeira.–Luic'estGiovannietmoiMarco,nouspouvonsentrermaintenant

?–Jevousl'aidit,cen'estpascheznous,insistaKeirasuruntonpeu

affable.– Allons, allons, reprit celui qui se faisait appeler Giovanni, et

l'hospitalité africaine, qu'en faites-vous ? Vous pourriez nous offrir unpeud'ombreetquelquechoseàboire,jemeursdesoif.

L'hommequinousavaitaccueillisdanssacabaneseprésentasurlepasdesaporteetnousinvitatousàentrerchezlui.Ilposaquatreverressurunecaisse,nousservitducaféetseretira,ilpartaitpourleschamps.

Page 311: À Pauline et à Louis

Le dénomméMarco reluquait Keira d'une façon quime déplaisaitgrandement.

– Vous êtes archéologue, si je me souviens bien ? demanda-t-il àKeira.

–Vousêtesbieninformé,répondit-elle,et,d'ailleurs,nousavonsdutravail,nousdevonsyaller.

–Décidément, vousn'êtespas trèsaccueillante.Vouspourriezêtreplus aimable ; après tout, c'est nous qui avons aidé votre ami à vousretrouverilyaquelquesmois,ilnevousl'apasdit?

–Si,toutlemondedanslecoinl'aaidéàmeretrouver,etpourtantjen'étaispasperdue.Maintenant,excusez-moid'êtreaussidirecte,mais ilfautvraimentquenousyallions,dit-ellesèchementenselevant.

Giovanni se leva d'un bond et lui barra la route, je m'interposaiaussitôt.

–Qu'est-cequevousnousvoulez,enfin?–Maisrien,discuteravecvous,c'esttout,nousn'avonspassouvent

l'occasiondecroiserdesEuropéensparici.–Maintenant que nous avons échangé quelquesmots, laissez-moi

passer,insistaKeira.–Rasseyez-vous!ordonnaMarco.– Je n'ai pas l'habitude que l'on me donne des ordres, répondit

Keira.– Je crains que vous ne deviez changer vos habitudes. Vous allez

vousrasseoiretvoustaire.Cette fois, la grossièreté de ce type dépassait les bornes, je

m'apprêtaisàendécoudreavecluiquandilsortitunpistoletdesapocheetlebraquasurKeira.

–Nejouezpasaupetithéros,dit-ilenôtantlasûretédesonarme.Restez tranquilles et tout se passera bien. Dans trois heures, un avionarrivera. Nous sortirons tous les quatre de cette case et vous nousaccompagnerezjusqu'àl'appareilsansfairedebêtises.Vousembarquerezgentiment,Giovannivousescortera.Vousvoyez, riende trèscompliquélà-dedans.

–Etoùiracetavion?demandai-je.–Vousleverrezentempsvoulu.Maintenant,puisquenousavonsdu

tempsàtuer,sivousnousracontiezcequevousêtesvenusfaireici.–Rencontrerdeuxemmerdeursquinousmenacentavecunrevolver

!réponditKeira.–Elleasoncaractère,ricanaGiovanni.

Page 312: À Pauline et à Louis

– « Elle » s'appelle Keira, lui répondis-je, vous n'avez pas besoind'êtregrossier.

Nous restâmes deux heures durant à nous regarder. Giovanni securait les dents avec une allumette,Marco, impassible, fixaitKeira.Unbruitdemoteursefitentendredanslelointain,Marcoselevaetallavoirsurleperron.

– Deux 4 × 4 viennent par ici, dit-il en revenant. On reste biensagementàl'intérieur,onattendquelacaravanepasseetlechienn'aboiepas,c'estclair?

La tentationd'agirétait forte,maisMarco tenaitKeiraen joue.Lesvoitures se rapprochaient, on entendit des freins crisser à quelquesmètresde lamaisonnette.Lesmoteurs s'arrêtèrent, s'ensuivit une sériedeclaquementsdeportières.Giovannis'approchadelafenêtre.

–Merde,ilyaunedizainedetypesquisedirigentversnous.MarcoselevaetrejoignitGiovanni,sanspourautantcesserdeviser

Keira.Laportedelacases'ouvritbrusquement.–Éric?soufflaKeira.Jen'aijamaisétéaussicontentedetevoir!–Ilyaunproblème?demandasoncollègue.Dansmes souvenirs,Éricn'étaitpasaussibaraquémais j'étais ravi

demetromper.JeprofitaiqueMarcosesoitretournépourluienvoyerunsérieuxcoupdepiedàl'entrejambe.Jenesuispasviolent,maislorsquejeperdsmon calme, jene le fais pas àmoitié. Le souffle coupé,Marcolâchasonpistolet,Keiral'envoyaàl'autreboutdelapièce.Giovannin'eutpasletempsderéagir,jeluiretournaiuncoupdepoingenpleinefigure,ce qui fut aussi douloureux pour mon poignet que pour sa mâchoire.Marcoseredressaitdéjà,maisÉricl'attrapaàlagorgeetleplaquacontrelemur.

–Àquoivousjouezici?Etc'estquoicettearmeàfeu?criaÉric.Tant qu'Éric n'aurait pas desserré l'étreinte autour de sa gorge,

Marcoauraitdumalà luirépondre; ildevenaitdeplusenpluspâle, jesuggéraiàÉricdecesserdelesecouerviolemmentetdelelaisserrespireruntoutpetitpeupourqu'ilreprennedescouleurs.

–Arrêtez,jevaisvousexpliquer,suppliaGiovanni.Noustravaillonspourlegouvernementitalien,nousavionspourmissiondereconduirecesdeuxénergumènesàlafrontière.Nousn'allionspasleurfairedemal.

– Qu'est-ce que nous avons à voir avec le gouvernement italien ?demandaKeira,stupéfaite.

–Çajen'enaiaucuneidée,mademoiselle,etçanemeregardepas,nousavonsreçudesinstructionshiersoiretnousnesavonsriend'autre

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quecequejeviensdevousdire.–Vousavez faitdesconneriesenItalie?nousdemandaÉricense

tournantversnous.– Mais nous n'avons même pas mis les pieds en Italie, ces types

disent n'importe quoi ! Et qu'est-ce qui prouve qu'ils sont vraiment cequ'ilsprétendentêtre?

– Est-ce que nous vous avons malmenés ? Vous croyez que nousserionsrestéslààattendresinousavionsvouluvousdescendre?repritMarcoentredeuxquintesdetoux.

– Comme vous l'avez fait avec le chef de village au lac Turkana ?demandai-je.

Éric nous regarda tour à tour, Giovanni, Marco, Keira et moi. Ils'adressa à l'un des membres de son équipe et lui ordonna d'allerchercher des cordages dans la voiture. Le jeune homme s'exécuta etrevintavecdessangles.

–Attachezcesdeuxtypes,etonsetired'ici,ordonnaÉric.– Écoute, Éric, s'opposa l'un de ses collègues, nous sommes des

archéologues, pas des flics. Si ces hommes sont vraiment des officielsitaliens,pourquoinousattirerdesennuis?

–Nevousinquiétezpas,dis-je,jevaism'encharger.Marco voulut s'opposer au sort qui l'attendaitmais Keira ramassa

sonarmeetlaluipointasurleventre.–Jesuistrèsmaladroiteaveccegenredetruc,lui-dit-elle.Ainsique

moncamaradel'afaitremarquer,nousnesommesquedesarchéologuesetlemaniementdesarmesàfeun'estpasnotrefort.

Pendant que Keira les tenait en joue, Éric et moi attachâmes nosdeuxagresseurs.Ilsseretrouvèrentdosàdos,piedsetmainsliés.Keirarangealerevolversoussaceinture,s'agenouillaets'approchadeMarco.

– Je sais que c'estmoche, vous avezmême le droit deme trouverlâche, je ne pourrais pas vous en faire le reproche,mais « elle » a underniertrucàvousdire...

EtKeiraluiretournaunegiflequifitroulerMarcoausol.–Voilà,maintenantnouspouvonsyaller.Alorsquenousquittions lapièce, jepensaiàcepauvrehommequi

nous avait accueillis ; en rentrant chez lui, il trouverait deux invitésd'assezmauvaisehumeur...

Nousgrimpâmesàborddel'undesdeux4×4.Harrynousattendaitsurlabanquettearrière.

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–Tuvoisquetuasbesoindemoi,dit-ilàKeira.–Vouspouvezleremercier,c'estluiquiestvenunousprévenirque

vousaviezdesennuis.–Maiscommentas-tusu?demandaKeiraàHarry.–J'aireconnulavoiture,personnen'aimeceshommesauvillage.Je

mesuisapprochédelafenêtreetj'aivucequisepassait,alorsjesuisallécherchertesamis.

–Etcommentas-tufaitpouraller jusqu'auterraindefouillesensipeudetemps?

–Lecampementn'estpastrèsloind'ici,Keira,réponditÉric.Aprèston départ nous avons déplacé le périmètre des fouilles. Nous n'étionsplusvraimentlesbienvenusdanslavalléedel'Omoaprèslamortduchefdu village, si tu vois ce que je veux dire. Et puis, de toute façon, nousn'avonsrientrouvéàl'endroitoùtucreusais.Entrel'insécuritéambianteetleras-le-bolgénéral,noussommesallésplusaunord.

– Ah, dit Keira, je vois que tu as vraiment repris le contrôle desopérations.

– Tu sais combien de temps tu es restée sans nous donner denouvelles?Tunevaspasmefairelaleçon.

–Jet'enprie,Éric,nemeprendspaspouruneconne;endéplaçantles fouilles tu effaçais toute trace de mes travaux et t'attribuais lapaternitédesdécouvertesquevouspouviezfaire.

–Cetteidéenem'avaitpaseffleurél'esprit,jecroisquec'esttoiquiasunproblèmed'ego,Keira,pasmoi.Maintenant,tuvasnousexpliquerpourquoicesItaliensenavaientaprèsvous?

Enroute,KeirafitlerécitàÉricdenosaventuresdepuissondépartd'Éthiopie. Elle lui raconta notre périple en Chine, ce que nous avionsdécouvertsurl'îledeNarcondam,fitl'impassesursonséjouràlaprisonde Garther, lui parla des recherches que nous avions menées sur leplateau de Man-Pupu-Nyor et des conclusions auxquelles elle étaitarrivéequantàl'épopéeentrepriseparlesSumériens.Ellenes'attardanisur l'épisode douloureux de notre départ de Russie, ni sur lesdésagrémentsdenotredernièrenuit àbordduTranssibérien,mais elleluidécrivitdanslesmoindresdétailslesurprenantspectacleauquelnousavionsassistédanslasalledulaserdel'universitédeVirje.

ÉricarrêtalavoitureetseretournaversKeira.–Maisqu'est-cequeturacontes?Unenregistrementdespremiers

instantsdel'Universquiseraitvieuxdequatrecentsmillionsd'années?Et puis quoi encore ! Comment quelqu'un d'aussi instruit que toi peut

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avancerdetellesabsurdités?CesontlestétrapodesduDévonienquiontenregistrétondisque?C'estgrotesque.

Keira n'essaya pas d'argumenter avec Éric ; du regard elle medissuadad'intervenir,nousarrivionsaucampement.

Je m'attendais qu'elle soit fêtée par ses équipiers, heureux de laretrouver, iln'enfutrien;commes'ils luienvoulaientencoredecequiétait arrivé lors de notre voyage au lac Turkana. Mais Keira avait lecommandement dans le sang. Elle attendit patiemment que la journées'achève.Quandlesarchéologuesabandonnèrentleurtravail,elleselevaet demanda à son ancienne équipe de se réunir, elle souhaitait leurannoncerquelquechosed'important.Éricétaitmanifestementfurieuxdesoninitiative,jeluirappelaiàl'oreillequeladotationquileurpermettaitàtousd'effectuercesfouillesdanslavalléedel'OmoavaitétéattribuéeàKeiraetnonàlui.QuelafondationWalshapprennequ'elleavaitétémiseà l'écart de ses recherches et les généreux bienfaiteurs du comitépourraientreconsidérerleversementdessoldesàlafindumois.Ériclalaissas'exprimer.

Keira avait attendu que le soleil disparaisse derrière la ligned'horizon.Dèsqu'ilfitassezsombre,ellepritlestroisfragmentsennotrepossession et les rapprocha. Aussitôt réunis, ils reprirent la couleurbleutée qui nous avait tant émerveillés. L'effet produit sur lesarchéologues valait de loin toutes les explications qu'elle aurait pu leurdonner. Même Éric fut troublé. Alors qu'un murmure parcouraitl'assemblée,ilfutlepremieràapplaudir.

–C'estun trèsbelobjet,dit-il,bravopource joli tourdemagie, etvotrecollèguenevousapas toutdit, ellevoudraitvous fairecroirequecesjoujouxlumineuxontquatrecentsmillionsd'années,rienqueça!

Certainsricanèrent,d'autrespas.Keiragrimpasurunecaisse.– Est-ce que quelqu'un parmi vous a pu déceler en moi, dans le

passé, le moindre signe d'un comportement fantaisiste ? Lorsque vousavez accepté cette mission au cœur de la vallée de l'Omo, de quitterfamille et amis durant de longs mois, aviez-vous vérifié avec qui vousvous engagiez ?Y en a-t-il unparmi vousqui doutait dema crédibilitéavantdeprendrel'avion?Croyez-vousquejesoisrevenuepourvousfaireperdrevotretempsetmeridiculiserdevantvous?Quivousachoisis,quivousasollicités,sinonmoi?

–Qu'attendez-vousdenousexactement?demandaWolfmayer,l'undesarchéologues.

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–Cetobjetauxparticularitésstupéfiantesestaussiunecarte,repritKeira. Je sais que cela paraît difficile à croire, mais si vous aviez ététémoinsdecequenousavonsvu,vousn'enreviendriezpas.Enquelquesmois,j'aiapprisàremettreencausetoutesmescertitudes,etquelleleçond'humilité!5°10'2''67delatitudenord,36°10'1''74delongitudeest,c'estlepointqu'ellenousindique.Jevousdemandedem'accordervotreconfianceunesemainetoutauplus.Jevousproposedechargertousleséquipementsnécessairesàborddecesdeux4×4etdepartiravecmoidèsdemainpouralleryentreprendredesfouilles.

–Etpourtrouverquoi?protestaÉric.–Jen'ensaisencorerien,avouaKeira.–Etvoilà!Noncontentedenousavoirtousfaitchasserdelavallée

del'Omo,notregrandearchéologuenousdemandedefoutreenl'airhuitjoursdetravail,etDieusaitcombiennotretempsestcompté,pournousrendrejenesaisoùafind'allerchercherjenesaisquoi!Maisdequisemoque-t-on?

–Attendsunpeu,Éric,repritWolfmayer.Qu'avons-nousàperdreaujuste ? Nous creusons depuis des mois et n'avons rien trouvé de bienconcluant jusque-là. Et puis, Keira a raison sur un point, c'est auprèsd'ellequenousnoussommesengagés,jesupposequ'elleneprendraitpasle risque de se ridiculiser en nous entraînant avec elle, sans bonnesraisons.

– Soit, mais tu les connais, ses raisons ? s'insurgea Éric. Elle estincapable de nous dire ce qu'elle espère trouver. Savez-vous combiencoûteunesemainedetravailpournotreéquipe?

–Situfaisallusionànossalaires,repritKarvelis,unautreconfrère,cela ne devrait ruiner personne ; et puis, à ce que je sache, cet argent,c'est elle qui en est responsable.Depuis qu'elle est partie, nous faisonstous comme si de rien n'était, mais Keira est l'initiatrice de cettecampagnede fouilles.Jenevoispaspourquoionne luiaccorderaitpasquelquesjours.

Normand,l'undesFrançaisdel'équipe,demandalaparole.–LescoordonnéesqueKeiranouscommuniquesontplutôtprécises

;mêmeendéployantlecarroyagesurunecinquantainedemètrescarrés,nous n'avons pas besoin de démonter nos installations ici. Peu dematériel devrait suffire, ce qui limite considérablement l'impact d'unepetitesemained'absencesurnostravauxencours.

ÉricsepenchaversKeiraetluidemandades'entreteniravecelleenaparté.Ilsfirentquelquespasensemble.

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–Bravo, jevoisquetuasconservétonsensde l'à-propos, tu lesaspresqueconvaincusdetesuivre.Aprèstout,pourquoipas?Maisjen'aipasditmonderniermot,jepeuxmettremadémissionenjeu,lesobligeràchoisirentrenousdeuxouaucontrairetesoutenir.

–Dis-moi ce que tu veux,Éric, j'ai fait une longue route et je suisfatiguée.

–Quoi quenous trouvions, si tant est quenous trouvions quelquechose,jeveuxpartageravectoil'attributiondeladécouverte.Jen'aipasépargnéma sueur pendant ces longsmois où tu te la coulais douce envoyage,et jen'aipas fait toutcelapourmevoir reléguéausimple rangd'assistant.J'aipristarelèvequandtunousaslâchés;depuistondépartc'estmoi qui ai tout assumé ici. Si tu retrouves cette équipe soudée etopérationnelle,c'estàmoiquetuledois,jenetelaisseraipasdébarquersur un terrain dont j'ai désormais la responsabilité, pour que tu merelèguesausecondrang.

–Tumeparlais d'ego tout à l'heure ? Tu es épatant, Éric. Si nousfaisons une découverte majeure, c'est l'équipe au complet qui enpartagera lemérite, tuyserasassocié, je te lepromets,etAdrianaussi,car, crois-moi, il y aura contribué bienplus que quiconque ici. Je peuxcomptersurtonsoutienmaintenantquetuesrassuré?

–Huit jours, Keira, je te donne huit jours et si nous faisons choublanc,tuprendstonsacettoncopainetvousvoustirezd'ici.

– Je te laisse le soin de répéter ça à Adrian, je suis sûre qu'il vaadorer...

Keirarevintversnousetgrimpaànouveausurlacaisse.–L'endroitdontjevousparlesesitueàtroiskilomètresàl'ouestdu

lacDipa. En prenant la piste demain au lever du jour, nous pouvons yêtre avantmidi etnousmettre aussitôt au travail.Ceuxqui veulentmesuivresontlesbienvenus.

Un nouveau murmure parcourut l'assemblée. Karvelis sortit lepremierdurangetsepostadevantKeira.Alvaro,NormandetWolfmayerlerejoignirent.Keiraavaitréussisonpari,bientôtcefuttoutel'équipequisegroupaautourd'elleetd'Éric,quinelaquittaitplusd'unesemelle.

Nous avions chargé lematériel juste avant le lever du soleil ; auxpremièresheuresdumatin,lesdeux4×4quittèrentlecampement.Keiraenconduisaitun,Éricl'autre.Aprèsavoirroulétroisheuressurlapiste,nous abandonnâmes les véhicules en lisière d'un sous-bois que nousdûmestraverserenportantnoséquipementsàl'épaule.Harryouvraitla

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marche,taillantàgrandscoupsdemachettelesbranchagesquigênaientnotreprogression.Jevoulusl'aidermaisilmeditdelelaisserfaire,sousprétextequejerisquaisdemeblesser!

Unpeuplusloins'ouvritdevantnouslaclairièredontKeiram'avaitparlé.Uncercledeterredehuitcentsmètresdediamètre,situéaucreuxd'uneboucledelarivièreOmoetquiprenaitétrangementlaformed'uncrânehumain.

KarvelistenaitsonGPSàlamain.Ilnousguidajusqu'aucentredelaclairière.

–5°10'2''67delatitudenord,36°10'1''74delongitudeest,nousysommes,dit-il.

Keiras'agenouillaetcaressalaterre.–Quelvoyageincroyablepourfinalementrevenirjusqu'ici!medit-

elle.Situsavaiscequej'ailetrac.–Moiaussi,luiconfiai-je.AlvaroetNormandcommençaientàtracerlepérimètredesfouilles,

tandisquelesautresmontaientlestentesàl'ombredesbruyèresgéantes.Keiras'adressaàAlvaro.

– Inutile d'étendre le carroyage, concentrez-vous sur une zone devingt mètres carrés tout au plus, c'est en profondeur que nous allonscreuser.

Alvarorembobinasonfiletsuivit les instructionsdeKeira.À la findel'après-midi,trentemètrescubesdeterreavaientétéextraits.Aufuretàmesureque les travauxprogressaient, je voyais sedessinerune fosse.Alors que le soleil déclinait, nous n'avions encore rien trouvé. Lesrecherches s'interrompirent faute de lumière. Elles reprirent tôt lelendemain.

À11heures,Keiracommençaàmanifesterdessignesdenervosité.Jem'approchaid'elle.

–Nousavonsencoreunesemainedevantnous.– Je ne crois pas que ce soit une question de jours, Adrian, nous

avonsdescoordonnéestrèsprécises,ellessontjustesoufausses,iln'yapasdedemi-mesure.Etpuisnousnesommespaséquipéspourcreuserau-delàdedixmètres.

–Àcombiensommes-nous?–Àmi-chemin.– Alors rien n'est encore perdu et je suis certain que plus nous

creusons,plusnoschancesaugmentent.–Sijemesuistrompée,soupiraKeira,nousauronstoutperdu.

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–C'est le jouroùnotrevoitureaplongédansleseauxdelaRivièreJaunequej'aicruavoirtoutperdu,dis-jeenm'éloignant.

L'après-midi passa sans plus de résultats. Keira était allée prendreun peu de repos à l'ombre des bruyères. À 16 heures, Alvaro, qui avaitdisparudepuislongtempsdanslesprofondeursdutrouqu'ilcreusaitsansrelâche, poussa un hurlement qui retentit dans tout le campement.Quelques instants plus tard, Karvelis cria à son tour. Keira se leva ets'immobilisa,commetétanisée.

Je la vis avancer lentement à travers la clairière, la tête d'Alvaroapparut, il souriait comme jamais je n'ai vu un homme sourire, Keiraaccéléralepasetsemitàcourirjusqu'àcequ'unepetitevoixlarappelleàl'ordre.

–Combiendefoisa-t-onditdenepascourirsurleterraindefouilles?ditHarryenlarejoignant.

Illapritparlamainetl'entraînaverslereborddelafosseoùl'équipese regroupait. Au fond du trou, Alvaro et Karvelis avaient trouvé desossements. Les os fossilisés avaient forme humaine, l'équipe avaitdécouvertunsquelettepresqueintact.

Keira y rejoignit ses deux collègues et s'agenouilla. Les ossementsapparaissaientà fleurdeterre. Il faudraitencoredenombreusesheuresavantdelibérerceluiquigisaitlàdelaganguequil'emprisonnait.

– Tum'as donné du fil à retordremais j'ai fini par te trouver, ditKeira en caressant délicatement le crâne qui émergeait. Il faudra tebaptiser, plus tard, d'abord tu nous raconteras qui tu étais et, surtout,l'âgequetuas.

– Il y a quelque chosedepasnet, ditAlvaro, je n'ai jamais vudesossements humains fossilisés à ce point. Sans faire de mauvais jeu demots,cesqueletteesttropévoluépoursonâge...

JemepenchaiversKeiraetl'entraînaiàl'écartdesautres.–Crois-tuquecettepromessequejet'avaisfaiteaitpuseréaliseret

quecesossementssoientaussivieuxquenouslepensons?– Je n'en sais encore rien, cela paraît tellement improbable, et

pourtant...Seulesdesanalysespousséesnouspermettrontdesavoirsiuntelrêveestdevenuréalité.Maisjepeuxt'assurerque,sitelestlecas,c'estlaplusgrandedécouvertejamaisfaitesurl'histoiredel'humanité.

Keira retourna dans la fosse auprès de ses confrères. Les fouilless'arrêtèrentaucoucherdusoleiletreprirentaumatinsuivant,maispluspersonneicinepensaitàcompterlesjours.

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Nous n'étions pas au bout de nos peines, le troisième jour nousrévélaunesurpriseencoreplusgrande.Depuis lematin, jevoyaisKeiraœuvrer avec une minutie qui dépassait l'entendement. Millimètre parmillimètre, maniant le pinceau telle une pointilliste, elle libérait lesossements de leur écrin terreux. Soudain, son geste s'arrêta net. Keiraconnaissait cette légère résistance au bout de son outil, il ne fallait pasforcer,m'expliqua-t-elle,maiscontournerlereliefquis'imposaitpourenappréhenderlesformes.Cettefois,ellen'arrivaitpasàidentifiercequisedessinaitsouslafinebrosse.

– C'est très étrange, me dit-elle, on dirait quelque chose desphérique,peut-êtreunerotule?Mais,aumilieuduthorax,c'estpourlemoinsétonnant...

La chaleur était intenable, de temps à autre une goutte de sueurruisselant de son front venaitmouiller la poussière, alors je l'entendaisvitupérer.

Alvaroavaitfinisapause,ilproposadeprendrelarelève.Keiraétaitépuisée, elle lui céda la place en le suppliant d'agir avec la plus grandeprécaution.

–Viens,medit-elle,larivièren'estpasloin,traversonslesous-bois,j'aibesoind'unbain.

Labergedel'Omoétaitsableuse,Keirasedéshabillaetplongeasansm'attendre ; le temps d'enlever ma chemise et mon pantalon, je larejoignisetlaprisdansmesbras.

–Lepaysageestassezromantiqueetseprêteidéalementàdesébatsamoureux,medit-elle,necroispasquel'enviem'enmanque,maissi tucontinuesàt'agitercommeça,nousnetarderonspasàavoirdelavisite.

–Quelgenredevisite?–Dugenrecrocodilesaffamés.Viens,ilnefautpastraînerdansces

eaux,jevoulaisjustemerafraîchir.Allonsnousséchersurlaterrefermeetretournonsauxfouilles.

Je n'ai jamais su si son histoire d'alligators était véridique, ou s'ils'agissait d'un prétexte délicatement inventé pour lui permettre deretourner à ce travail qui l'obsédait plus que tout. Lorsque nousretournâmesprèsdelafosse,Alvaronousattendait,ouplutôt,ilattendaitKeira.

–Qu'est-cequenousdéterrons?dit-ilàvoixbasseàKeira,pourquelesautresn'entendentpas.Est-cequetuenaslamoindreidée?

–Pourquoifais-tucettetête?Tuasl'airinquiet.

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–Àcausedecela,réponditAlvaroenluitendantcequiressemblaitàuncalot,ouunegrossebilled'agate.

– C'est bien ce sur quoi je travaillais avant d'aller me baigner ?demandaKeira.

–Jel'aitrouvéeàdixcentimètresdespremièresvertèbresdorsales.Keirapritlabilleentresesdoigtsetl'épousseta.–Donne-moidel'eau,dit-elle,intriguée.Alvaroôtalebouchondesagourde.–Attends,pasici,sortonsdelafosse.–Toutlemondevanousvoir...,chuchotaAlvaro.Keira sauta hors du trou, cachant la bille au creux de ses mains.

Alvarolasuivit.–Versedoucement,dit-elle.Personnene leurprêtaitattention.De loin, ilsavaient l'airdedeux

collèguesselavantlesmains.Keira frottait délicatement la bille, décollant les sédiments qui la

recouvraient.–Encoreunpeu,dit-elleàAlvaro.– Qu'est-ce que c'est que ce truc ? demanda l'archéologue, aussi

troubléqueKeira.–Redescendons.Àl'abridesregards,Keiranettoyalasurfacedelabille.Ellel'observa

deplusprès.–Elleesttranslucide,dit-elle,ilyaquelquechoseàl'intérieur.–Montre!suppliaAlvaro.Ilpritlabilledanssesdoigtsetlaplaçadansl'axedusoleil.–Là,onvoitbeaucoupmieux,dit-il,ondiraitunesortederésine.Tu

crois que c'était un genre de pendentif ? Je suis complètementdésarçonné, jen'ai jamaisrienvudepareil.Bonsang,Keira,quelâgeanotresquelette?

Keirarécupéral'objetetfitlemêmegestequ'Alvaro.– Je crois que cet objet va peut-êtrenous apporter la réponse à ta

question,dit-elleensouriantàsonconfrère.TutesouviensdusanctuairedeSanGennaro?

–Rafraîchismamémoire,s'ilteplaît,demandaAlvaro.–Saint Janvier était évêquedeBénévent, il estmort enmartyr en

300 et quelques, près de Pouzzoles, pendant la grande persécution deDioclétien. Je te fais grâce des détails qui nourrissent la légende de cesaint. Gennaro fut condamné à mort par Timothée, proconsul de

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Campanie.Aprèsêtresorti indemnedubûcheretavoirrésistéauxlionsquirefusèrentdeledévorer,Gennarofutdécapité.Lebourreauluicoupala tête et un doigt. Comme l'usage le voulait à l'époque, une parenterecueillitsonsangetenremplitlesdeuxburettesaveclesquellesilavaitcélébré sadernièremesse.Le corpsde ce saint fut souventdéplacé.Audébutdu IVe siècle, lorsque lareliquede l'évêquepassaàAntignano, laparente qui avait conservé les fioles les approcha de la dépouille del'évêque.Lesangséchéqu'ellescontenaientseliquéfia.Lephénomènesereproduisit en 1492 lorsque le corps fut ramené dans le Duomo SanGennaro,lachapellequiluiestdédiée.Depuis,laliquéfactiondusangdeGennaro fait l'objet, chaque année, d'une cérémonie en présence del'archevêquedeNaples.LesNapolitainscélèbrentlejouranniversairedeson exécution dans lemonde entier. Le sang séché préservé dans deuxampoules hermétiques est présenté devant desmilliers de fidèles, il seliquéfieetentreparfoismêmeenébullition.

–Commentsais-tucela?demandai-jeàKeira.–PendantquetulisaisShakespeare,moijelisaisAlexandreDumas.–EtcommepourSanGennaro,cettebilletranslucidequevousavez

trouvéedanslafossecontiendraitlesangdeceluiquiyrepose?– Il est possible que lamatière rouge solidifiée que nous voyons à

l'intérieurdecettebillesoitdusanget, sic'est lecas,ceseraitaussiunmiracle.Nouspourrionspresquetoutapprendredelaviedecethomme,sonâge, sesparticularitésbiologiques.Sinouspouvons faireparler sonADN, il n'aura plus de secrets pour nous. Maintenant nous devonsemmener cet objet en lieu sûr et faire analyser son contenu par unlaboratoirespécialisé.

–Quicomptes-tuchargerd'unetellemission?demandai-je.Keira me fixa avec une intensité dans le regard qui trahissait ses

intentions.–Passanstoi !répondis-jeavantmêmequ'elleparle.C'esthorsde

question.–Adrian,jenepeuxpasleconfieràÉric,etsijequittemonéquipe

unesecondefois,onnemelepardonnerapas.–Jemefichede tescollègues,de tesrecherches,decesqueletteet

mêmedecettebille!S'ilt'arrivaitquelquechose,jenetelepardonneraispasnonplus!Mêmepourlaplusimportantedécouvertescientifiquequisoit,jenepartiraipasd'icisanstoi.

–Adrian,jet'enprie!–Écoute-moibien,Keira, ceque j'ai àdiremedemandebeaucoup

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d'effortsetjenemerépéteraipas.J'aiconsacrélaplusgrandepartiedemavieà scruter lesgalaxies,àchercher les traces infimesdespremiersinstantsde l'Univers. Jepensais être lemeilleurdansmondomaine, leplusavant-gardiste,leplusculotté,jemecroyaisincollableetj'étaisfierdel'être.Quandj'aipensét'avoirperdue,j'aipassémesnuits,latêtelevéevers le ciel, incapabledemesouvenirdunomd'uneseuleétoile.Jememoquedel'âgedecesquelette,jemefichedecequ'ilnousapprendrasurl'espèce humaine ; qu'il ait cent ans ou quatre centsmillions d'annéesm'esttotalementégalsitun'espluslà.

J'avais totalementoublié laprésenced'Alvaroqui toussota, unpeuembarrassé.

– Je ne veux pas me mêler de vos histoires, dit-il, mais avec ladécouverteque tuviensdenousoffrir, tupeuxrevenirdanssixmoisetnousdemanderdefaireunecourseensacdepommesdeterreautourduMachuPicchu,jeseraisprêtàparierquetoutlemondetesuivrait,moilepremier.

JesentisKeirahésiter,elleregardalesossementsdanslesol.–Madre de Dios ! cria Alvaro, après ce que vient de te dire cet

homme,tupréfèrespassertesnuitsàcôtéd'unsquelette?Fichelecampd'icietreviensvitemedirecequecontientcettebillederésine!

Keirametendit lamainpourque je l'aideàsortirdesontrou.ElleremerciaAlvaro.

–File,jetedis!DemandeàNormanddeterameneràJinka,tupeuxlui faire confiance, il est discret. J'expliquerai tout aux autres quand tuseraspartie.

Pendantquejeregroupaisnosaffaires,KeiraallaparleràNormand.Parchance,lerestedugroupeavaitdélaissélecampementpourallerserafraîchir à la rivière.Nous retraversâmes tous les trois le sous-bois etlorsquenousarrivâmesdevantle4×4,Harrynousyattendait,lesbrascroisés.

–Tuallaisencorerepartirsansmedireaurevoir?dit-ilentoisantKeira.

–Non, cette fois, cene sera l'affaire quedequelques semaines. Jeseraibientôtderetour.

–Cettefois,jen'iraiplust'attendreàJinka,tunereviendraspas,jelesais,réponditHarry.

–Jeteprometslecontraire,Harry,jenet'abandonneraijamais;laprochainefois,jet'emmèneraiavecmoi.

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– Je n'ai rien à faire dans ton pays. Toi qui passes ton temps àchercher lesmorts, tu devrais savoir quema place est là oùmes vraisparentssontenterrés,c'estmaterreici.Va-t'enmaintenant.

Keiras'approchad'Harry.–Tumedétestes?–Non,jesuistristeetjeneveuxpasquetumevoiestriste,alorsva-

t'en.– Moi aussi je suis triste, Harry, il faut que tu me croies, je suis

revenueunefois,jereviendraiànouveau.– Alors peut-être que j'irai à Jinka, mais de temps en temps

seulement.–Tum'embrasses?–Surlabouche?–Non,passurlabouche,Harry,réponditKeiradansunéclatderire.–Alors je suis tropvieuxmaintenant,mais jeveuxbienque tume

serresdanstesbras.KeirapritHarrydanssesbras,elledéposaunbaisersursonfrontet

legarçonfilaverslaforêtsansseretourner.– Si tout va bien, dit Normand, nous arriverons à Jinka avant la

navette postale, vous pourrez repartir à son bord, je connais le pilote.VousdevriezvousposeràtempsàAddis-Abebapourattraperl'aviondeParis,sinonilyatoujourslevoldeFrancfortquipartledernier,celui-làvousêtessûrsdel'avoir.

Alors quenous roulions sur la piste, jeme tournai versKeira, unequestionmetrottaitdanslatête.

– Qu'est-ce que tu aurais fait si Alvaro n'avait pas plaidé en mafaveur?

–Pourquoimedemandes-tucela?–Parcequequandj'aivutonregardallerdecesqueletteàmoi,jeme

suisdemandélequeldenousdeuxteplaisaitleplus.–Jesuisdanscettevoiture,celadevraitrépondreàtaquestion.–Mouais,grommelai-jeenmeretournantverslaroute.–C'estquoice«mouais»...tuendoutais?–Non,non.–SiAlvaronem'avaitpasparlé,j'auraispeut-êtrefaitmafièreetje

serais restée, mais, dix minutes après ton départ, j'aurais suppliéquelqu'undem'emmeneràborddusecond4×4pourterattraper.Tuescontentmaintenant?

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***

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Paris

Cefutunecourse follepourréussiràmonterdans l'aviondeParis.Lorsque nous nous présentâmes au comptoir d'Air France,l'embarquement du vol était presque terminé. Heureusement il restaitunedizainedeplaceslibresetunehôtessebienveillanteacceptadenousfaire traverser les filtres de sécurité en coupant la longue file despassagers qui attendaient leur tour. Avant que l'avion ait quitté leterminal, j'avais réussi à passer deux brefs appels téléphoniques, l'un àWalter que j'avais réveillé au milieu de sa nuit, l'autre à Ivory qui nedormait pas. Annonçant notre retour en Europe, je leur avais posé lamême question : où pouvions-nous trouver le laboratoire le pluscompétentpourprocéderàdestestscomplexessurdel'ADN?

Ivorynous pria de le rejoindre à sondomicile dès notre arrivée.À6heuresdumatinuntaxinousconduisitdel'aéroportCharles-de-Gaulleàl'îleSaint-Louis.Ivorynousouvritlaporteenrobedechambre.

–Jenesavaispasexactementquandvousarriveriez,nousdit-il, jemesuislaissésurprendretardivementparlesommeil.

Il se retiradans la cuisinepournous fairedu café et nous invita àl'attendredanslesalon.Ilrevintavecunplateaudanslesmainsets'assitdansunfauteuilenfacedenous.

–Alors,qu'avez-voustrouvéenAfrique?C'estàcausedevoussijen'aipasdormi,impossibledefermerl'œilaprèsvotreappel.

Keira sortit la bille de sa poche et la présenta au vieux professeur.Ivoryajustaseslunettesetexaminaattentivementl'objet.

–C'estdel'ambre?–Jen'en sais encore rien,mais les taches rougesà l'intérieur sont

probablementdusang.–Quellemerveille!Oùavez-voustrouvécela?

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–Àl'endroitprécisindiquéparlesfragments,répondis-je.–Surlethoraxd'unsquelettequenousavonsexhumé,repritKeira.–Maisc'estunedécouvertemajeure!s'exclamaIvory.Ilsedirigeaverssonsecrétaire,ouvrituntiroiretensortitunefeuille

depapier.–Voicil'ultimetraductionquej'aifaitedutexteenguèze,lisez.Je pris le document qu'Ivory agitait sousmon nez et le lus à voix

haute:

J'aidissocié ledisquedesmémoires,confiéauxmaîtresdescolonies lespartiesqu'ilconjugue.Souslestrigonesétoilés,querestentceléeslesombresdel'infinité.Qu'aucunnesacheoù l'hypogéesetrouve.Lanuitde l'unestgardiennede l'origine.Quepersonnenel'éveille,àlaréuniondestempsimaginaires,sedessineralafindel'aire.

–Jecroisquecetteénigmeprenddésormaistoutsonsens,n'est-ce

pas ? dit le vieux professeur. Grâce au bricolage d'Adrian à Virje nousavonsfaitparlerledisquequinousaindiquélapositiond'unetombe.LefameuxhypogéeoùilfutprobablementdécouvertauIVemillénaire.Ceuxquiencomprirent l'importanceendissocièrent les fragmentsetallèrentlesporterauxquatrecoinsdumonde.

–Dansquelbut?demandai-je,pourquoiuntelvoyage?–Maispourquepersonneneretrouvelecorpsquevousavezmisau

jour,celuisurlequelilsontprécisémenttrouvéledisquedesmémoires.Lanuitdel'unestgardiennedel'origine,soufflaIvoryengrimaçant.

Le visage du vieux professeur était devenu pâle, une fine sueurperlaitsursonfront.

–Çanevapas?demandaKeira.–Jeluiaiconsacrétoutemonexistence,etvousl'avezenfintrouvé,

personnene voulaitme croire, je vais trèsbien, jen'ai jamais été aussibiendemavie,dit-ilavecunrictusauxlèvres.

Maislevieuxprofesseurposasamainsursapoitrineetserassitdanssonfauteuil,ilétaitblanccommeunlinge.

–Cen'estrien,dit-il,uncoupdefatigue.Alors,commentest-il?–Qui?demandai-je.–Maiscesquelette,bonsang!

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–Complètement fossilisé et étrangement intact, réponditKeiraquis'inquiétaitdel'étatd'Ivory.

Leprofesseurgémitetsepliaendeux.–J'appellelessecours,ditKeira.–N'appelezpersonne,ordonna leprofesseur, je vousdisqueçava

passer. Écoutez-moi, nous avons peu de temps devant nous. Lelaboratoire que vous cherchez se trouve àLondres, je vous ai griffonnél'adressesurlebloc-notesquiestàl'entrée.Redoublezdeprudence,s'ilsapprennent ce que vous avez découvert, ils ne vous laisseront pas allerjusqu'aubout,ilsnereculerontdevantrien.Jesuisdésolédevousavoirmisendanger,maisilesttroptardmaintenant.

–Quisontcesgens?demandai-je.–Jen'aiplusletempsdevousexpliquer,ilyaplusurgent.Dansle

petittiroirdemonsecrétaire,prenezl'autretexte,jevousenprie.Ivorys'effondrasurletapis.Keira saisit le combiné du téléphone posé sur la table basse et

composalenuméroduSamu,maisIvorytirasurlefiletl'arracha.–Partezd'ici,jevousenprie!Keiras'agenouillaauprèsdeluietpassauncoussinsoussatête.–Iln'estpasquestionquenousvouslaissions,vousm'entendez?–Jevousadore,vousêtesencoreplustêtuequemoi.Vousn'aurez

qu'àlaisserlaporteouverte,appelezlessecoursquandvousserezpartis.MonDieu que cela faitmal, dit-il en se serrant la poitrine. Je vous enprie,continuezcequejenepeuxplusfaire,voustouchezaubut.

–Quelbut,Ivory?–Ma chère, vous avez fait la découverte la plus sensationnelle qui

soit, celle que tous vos confrères vous jalouseront. Vous avez trouvél'homme zéro, le premier d'entre nous, et cette bille de sang que vouspossédezenapportera lapreuve.Maisvousverrez, si jenemesuispastrompé,vousn'êtespasauboutdevossurprises.Lesecond texte,dansmonsecrétaire,Adrianleconnaîtdéjà,nel'oubliezpas,vousfinireztouslesdeuxparcomprendre.

Ivory perdit connaissance. Keira n'écouta pas ses dernièresrecommandations, pendant que je fouillais le secrétaire, elle appela lessecoursavecmonportable.

Ensortantdel'immeuble,nousfûmesprisd'unremords.–Nousn'aurionspasdûlelaisserseullà-haut.–Ilnousafichusàlaporte...–Pournousprotéger.Viens,onremonte.

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Unesirèneretentitdanslelointain,elleserapprochaitdesecondeenseconde.

–Pourunefoisécoutons-le,dis-jeàKeira,netraînonspas.Un taxi remontait le quai d'Orléans, je l'arrêtai et lui demandai de

nousconduiregareduNord.Keirameregarda,étonnée,jeluimontrailafeuille que j'avais arrachée sur le bloc-notes dans l'entrée del'appartement d'Ivory, juste avant que nous en partions. L'adresse qu'ilavait griffonnée se trouvait à Londres, British Society for GeneticResearch,10HammersmithGrove.

***

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Londres

J'avais prévenuWalter de notre arrivée. Il vint nous chercher à lagare de St. Pancras ; il nous attendait à la descente des escalators, lesmainsderrièresagabardine.

–Vousn'avezpasl'airdebonnehumeur?luidis-jeenlevoyant.–Figurez-vousquej'aimaldormi,etonsedemandeàquilafaute!–Jesuisdésolédevousavoirréveillé.–Vousn'avezpasbonneminetouslesdeux,dit-ilennousregardant

attentivement.–Nous avons passé la nuit dans l'avion et ces dernières semaines

n'étaient pas particulièrement reposantes. Bien, si nous y allions ?demandaKeira.

– J'ai trouvé l'adresse que vous m'aviez demandée, dit Walter ennousguidantverslafiledestaxis.Aumoins,monsommeiln'aurapasétégâchépourrien,j'espèrequecelaenvalaitlapeine.

–Vousn'avezplusvotrepetitevoiture?luidemandai-jeengrimpantàborddublackcab.

–Àladifférencedecertainsquejenenommeraispas,merépondit-il, j'écoute les conseilsquemedonnentmesamis.Je l'ai revendueet jevousréserveunesurprise,maisplustard.10HammersmithGrove,dit-ilauchauffeur.NousallonsàlaSociétéanglaisederecherchesgénétiques,c'estl'endroitquevouscherchiez.

Jedécidaidegarderlepapierd'IvoryaufonddemapocheetdenepasenfaireétatàWalter...

–Alors?demanda-t-il,puis-jesavoircequenousallonsfairelà-bas,untestdepaternitépeut-être?

Keiraluimontralabille,Walterlaregardaattentivement.

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– Bel objet, dit-il, et qu'est-ce que c'est que cette chose rouge aucentre?

–Dusang,réponditKeira.–Beurk!Walter avait réussi à nous obtenir un rendez-vous avec le docteur

Poincarno, responsable de l'unité de paléo-ADN. L'Académie royaleouvraitbiendesportes,alorspourquois'enpriver,nousdit-ilgoguenard.

–Jemesuispermisdedéclinervosqualités respectives.Rassurez-vous, jenemesuispasétendusur lanaturedevos travaux,mais,pourobtenirunentretiendansdesdélaisaussicourts,ilm'afallurévélerquevousarriviezd'Éthiopieavecdeschosesextraordinairesàfaireanalyser.Je ne pouvais pas en dire plus puisque Adrian s'est bien gardé demeraconterquoiquecesoit!

–Lesportesdenotreavionsefermaient,j'avaistrèspeudetemps,etpuisj'aieul'impressiondevousavoirréveillé...

Waltermelançaunregardincendiaire.–VousallezmedirecequevousavezdécouvertenAfrique,ouvous

allezmelaissermouriridiot?Aveclemalquejemedonnepourvous,j'aiquandmêmeledroitd'êtreunpeuinformé.Jenesuispasquecoursier,chauffeur,facteur...

– Nous avons trouvé un incroyable squelette, lui dit Keira en luitapotantaffectueusementlegenou.

– Et c'est ce qui vousmet dans un état pareil tous les deux ?Desossements ? Vous avez dû être incarnés en chiens dans une vieantérieure.D'ailleursvousavezunpeuunetêted'épagneul,Adrian.Vousnetrouvezpas,Keira?

–Etmoij'auraisunetêtedecocker,selonvous?luidemanda-t-elleenlemenaçantavecsonjournal.

–Nemefaitespasdirecequejen'aipasdit!LetaxiserangeadevantlaSociétéanglaisederecherchesgénétiques.

Le bâtiment était de facture moderne et les locaux d'un luxe assezremarquable. De longs couloirs donnaient accès à des salles d'examensuréquipées. Pipettes, centrifugeuses, microscopes électroniques,chambres froides, la liste semblait sans fin.Autourdecesappareillagesmodernes, une fourmilière de chercheurs en blouse rouge travaillaientdansuncalmeimpressionnant.Poincarnonousfitvisiterleslocaux,nousexpliquantlefonctionnementdulaboratoire.

– Nos travaux ont de multiples débouchés scientifiques. Aristotedisait:«Estvivantcequisenourrit,croitetdépéritdelui-même»,on

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pourraitdire :«Estvivant toutcequienfermeen luidesprogrammes,une sorte de logiciel. » Un organisme doit pouvoir se développer enévitant le désordre et l'anarchie, et pour construire quelque chose decohérent il faut un plan. Où la vie cache-t-elle le sien ? Dans l'ADN.Ouvrez n'importe quel noyau de cellule, vous trouverez des filamentsd'ADN qui portent toute l'information génétique d'une espèce en unimmensemessagecodé.L'ADNestlesupportdel'hérédité.Enlançantdevastescampagnesdeprélèvementscellulairessurdiversespopulationsduglobe,nousavonsétablides liensdeparenté insoupçonnéset retracé,àtravers les âges, les grandesmigrations de l'humanité. L'étudeADNdemilliersd'individusnousaaidésàdécrypterleprocessusdel'évolutionaufur et àmesurede cesmigrations.L'ADN transmetune informationdegénérationengénération,leprogrammeévolueetnousfaitévoluer.Nousdescendons tous d'un être unique, n'est-ce pas ? Remonter jusqu'à luirevientàdécouvrir lessourcesdelavie.OnretrouvechezlesInuitsdeslienshéréditairesavec lespeuplesdunordde laSibérie.C'estainsiquenous apprenons aux uns et aux autres d'où sont partis leurs arrière-arrière-arrière-grands-parents... Mais nous étudions aussi l'ADN desinsectes oudes végétaux.Nous avons récemment fait parler les feuillesd'unmagnoliavieuxdevingtmillionsd'années.Noussavonsaujourd'huiextraire de l'ADN là où on n'imaginerait pas qu'il en reste le moindrepicogramme.

KeirasortitlabilledesapocheetlatenditàPoincarno.–C'estdel'ambre?questionna-t-il.–Jenepensepas,plutôtunerésineartificielle.–Commentça,artificielle?– C'est une longue histoire, pouvez-vous étudier ce qui est à

l'intérieur?–Àconditionquenousarrivionsàpénétrerlamatièrequil'entoure.

Suivez-moi!ditPoincarno,quiregardaitlabille,deplusenplusintrigué.Le laboratoire baignait dans une pénombre rougeâtre. Poincarno

alluma la lumière, les néons grésillèrent au plafond. Il s'installa sur untabouretetplaçalabilleentrelesmâchoiresd'unminusculeétau.Aveclalame d'un bistouri, il essaya d'en entailler la surface, sans résultat, ilrangeasonoutiletleremplaçaparunepointediamantquinefutmêmepas capable de rayer la bille. Changement de salle et deméthodologie,cettefoiscefutaulaserqueledocteurs'attaquaàlabille,maislerésultatnefutguèreplusconcluant.

–Bon,dit-il.Auxgrandsmauxlesgrandsremèdes,suivez-moi!

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Nousentrâmesdansunsasoùledocteurnousfitpasserd'étrangescombinaisons.Nousétionsrhabillésdelatêteauxpieds,lunettes,gants,calotte,riennedépassait.

– Nous allons opérer quelqu'un ? demandai-je derrière le masquecollésurmabouche.

–Non,maisnousdevonséviterdecontaminerleprélèvementaveclemoindre ADN étranger, le vôtre par exemple. Nous allons entrer dansunechambrestérile.

Poincarno s'assit surun tabouretdevantune cuvehermétiquementclose.Ilplaçalabilledansunpremiercompartimentqu'ilreferma.Puisilplongea sesmainsdansdeuxmanchons en caoutchouc et opéradepuisl'intérieurpourlafairepasserdanslasecondechambredelacuve,aprèsqu'elle eut été nettoyée. Il posa la bille sur un socle et fit tourner unepetitevalve.Unliquidetransparentenvahitlecompartiment.

–Qu'est-cequec'est?demandai-je.–Del'azoteliquide,réponditKeira.– Moins 195,79 ° Celsius, ajouta Poincarno. La très basse

températurede l'azote liquide empêche le fonctionnementdes enzymessusceptibles de dégrader l'ADN, l'ARN ou les protéines que l'on désireextraire.Lesgantsquej'utilisesontdesisolantsspécifiquespourprévenirdesbrûlures.L'enveloppedelabillenedevraitpastarderàsefissurer.

Iln'enfutrien,hélas.MaisPoincarno,deplusenplusintriguéparlachose,n'étaitpasprêtàrenoncer.

– Je vais abaisser radicalement la température en utilisant del'hélium3.Cegazpermetdeserapprocherduzéroabsolu.Sivotreobjetrésisteàun telchoc thermique, jebaisse lesbras, jen'auraipasd'autresolution.

Poincarno fit tourner un petit robinet, rien d'apparent ne seproduisit.

–Legazestinvisible,nousdit-il.Attendonsquelquessecondes.Walter,Keira etmoi avions les yeux rivés sur la vitrede la cuve et

retenions notre respiration. Nous ne pouvions accepter l'idée de resterainsi impuissants, après tantd'efforts,devant l'écorce inviolabled'un sipetitrécipient.Mais,soudain,unminusculeimpactseformasurlaparoitranslucide.Une infimefracturestriait labille.Poincarnocollasesyeuxsur les œilletons de sonmicroscope électronique et manipula une fineaiguille.

–J'aivotreprélèvement!s'exclama-t-ilenseretournantversnous.Nous allons pouvoir procéder aux analyses. Cela demandera quelques

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heures,jevousappelleraidèsquenousauronsquelquechose.Nous le laissâmes dans son laboratoire et ressortîmes par le sas

stérileaprèsavoirabandonnénoscombinaisons.Je proposai à Keira de rentrer à la maison. Elle me rappela les

avertissementsd'Ivoryetmedemandasicelaétaitbienprudent.Walteroffritdenoushéberger,maisj'avaisenvied'unedoucheetdevêtementspropres.Nousnousquittâmes sur le trottoir,Walterprit lemétropourrejoindre l'Académie,KeiraetmoigrimpâmesdansuntaxiendirectiondeCresswellPlace.

Lamaisonétaitpoussiéreuse,leréfrigérateuraussividequepossibleet lesdrapsde la chambre telsquenous les avions laissés.Nousétionsépuisés et, après avoir tenté de remettre un peu d'ordre, nous noussommesendormisdanslesbrasl'undel'autre.

Lasonneriedutéléphonenousréveilla,jecherchail'appareilàtâtonsetdécrochai,Waltersemblaitsurexcité.

–Maisenfinqu'est-cequevousfabriquez?– Figurez-vous que nous nous reposions, vous nous avez réveillés.

Noussommesquittes.–Vousavezvul'heure?Celafaitquarante-cinqminutesquejevous

attendsaulaboratoire,cen'estpasfautedevousavoirappelés.–Jen'aipasdûentendremonportable,qu'ya-t-ildesipressé?–Justement,ledocteurPoincarnorefusedemeledirehorsdevotre

présence,maisilm'acontactéàl'Académieenmedemandantdeveniraulaboratoiredetouteurgence,alorshabillez-vousetrejoignez-moi.

Waltermeraccrochaaunez.JeréveillaiKeiraetl'informaiquenousétionsvivementattendusaulabo.Ellesautadanssonpantalon,enfilaunpulletm'attendaitdéjàdanslaruealorsquejerefermaislesfenêtresdela maison. Il était 19 heures environ lorsque nous arrivâmes àHammersmithGrove.Poincarnofaisaitlescentpasdanslehalldésertdulaboratoire.

–Vousenavezmisdu temps,grommela-t-il, suivez-moidansmonbureau,ilfautquenousparlions.

Il nous fit asseoir face à unmur blanc, tira les rideaux, éteignit lalumièreetallumaunprojecteur.

Lapremièrediapositivequ'ilnousprésentaressemblaitàunecolonied'araignéesagglutinéessurleurtoile.

–Ceque j'ai vu relèvede l'absurdité laplus totale et j'aibesoindesavoir si tout cela est une gigantesque supercherie ou un canular de

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mauvais goût. J'ai accepté de vous recevoir ce matin en raison de vosqualitésrespectivesetdesrecommandationsde l'Académieroyale,maiscela dépasse les bornes et je nemettrai pasma réputation en jeu pourdonnerunquelconquecréditàdeuximposteursquimefontperdremontemps.

Keira et moi avions du mal à comprendre la véhémence dePoincarno.

–Qu'avez-vousdécouvert?demandaKeira.– Avant que je vous réponde, dites-moi où vous avez trouvé cette

billederésineetdansquellescirconstances.–Aufondd'unesépulturesituéeaunorddelavalléedel'Omo.Elle

reposaitsurlesternumd'unsquelettehumainfossilisé.–Impossible,vousmentez!–Écoutez,docteur, jen'aipasplusde tempsàperdrequevous, si

vouspensezquenoussommesdes imposteurs, libreàvous!Adrianestunastrophysiciendont la réputationn'estplusà faire,quantàmoi, j'aiaussi quelquesmérites à faire valoir, alors si vous nous disiez de quoivousnousaccusez!

–Mademoiselle,vouspourriez tapisser lesmursdemonbureaudevosdiplômesquecelanechangeraitrien.Quevoyez-voussurcetteimage?dit-ilenfaisantapparaîtreunedeuxièmediapositive.

–Desmitochondriesetdesfilamentsd'ADN.–Oui,eneffet,c'estexactementcela.–Etcelavousposeunproblème?demandai-je.– Ilyavingtans,nousavonsréussiàpréleveretàanalyser l'ADN

d'un charançon conservé dans de l'ambre. L'insecte venait du Liban, ilavaitétédécouvertentreJezzineetDarel-Beidaoùils'étaitfaitengluerdansdelarésine.Lapâtedevenuepierreavaitpréservésonintégrité.Cetinsecte avait cent trente millions d'années. Vous imaginez tout ce quenous avons pu apprendre de cette découverte qui constitue, à ce jourencore,leplusancientémoignaged'unorganismecomplexevivant.

–J'ensuisravipourvous,dis-je,maisenquoicelanousconcerne?–Adrianaraison,intervintWalter,jenevoistoujourspasoùestle

problème.– Le problème, messieurs, reprit sèchement Poincarno, c'est que

l'ADN que vousm'avez demandé d'étudier serait trois fois plus ancien,c'est en tout cas ce que nous indique la spectroscopie. Il aurait mêmequatrecentsmillionsd'années!

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– Mais c'est une découverte fantastique, dis-je, pleind'enthousiasme.

–C'estaussi cequenouspensionsendébutd'après-midi,mêmesicertainsdemesconfrèresque j'avaisaussitôtappelésétaientdubitatifs.Lesmitochondriesquevousvoyezsurcettetroisièmeimagesontdansunétat si parfait que cela a suscité quelques interrogations. Mais soit,admettonsquecetterésineparticulière,quenousn'avonstoujourspaspuidentifier, les ait protégées durant tout ce temps, ce dont je doute fort.Maintenant, regardez bien cette diapositive, c'est un grossissement aumicroscopeélectroniquedelaprécédentephotographie.Approchez-vousdumur,jevousenprie,jevoudraisqueneratiezcespectaclesousaucunprétexte.

Keira, Walter et moi nous rapprochâmes, comme nous l'avaitdemandéPoincarno.

–Alors,quevoyez-vous?– C'est un chromosome X, le premier homme était une femme !

annonçaKeiravisiblementbouleversée.–Oui,detouteévidence, lesquelettequevousaveztrouvéestbien

celuid'unefemmeetnond'unhomme;maisnecroyezpasquejesoisencolèreàcausedecela,jenesuispasmisogyne.

– Je ne comprends toujours pas, me chuchota Keira, c'estfantastique, te rends-tu compte, Ève est née avant Adam, dit-elle ensouriant.

–L'egodeshommesvaenprendreunsacrécoup,ajoutai-je.–Vousavez raisonde fairede l'humour, repritPoincarno, et il y a

encore plus drôle ! Regardez de plus près et dites-moi ce que vousobservez.

–Jen'aipasenviedejouerauxdevinettes,docteur,cettedécouverteest bouleversante, elle est pourmoi l'aboutissement d'une décennie detravail et de sacrifices, alors dites-nous ce qui vous fâche, nousgagnerions tous du temps et j'ai cru comprendre que le vôtre étaitprécieux.

–Mademoiselle,votredécouverteseraitextraordinairesil'évolutionacceptaitleprinciped'unretourenarrière,mais,vouslesavezaussibienquemoi,lanatureveutquenousprogressions...etnerégressionspas.Orces chromosomes que nous voyons ici sont bien plus élaborés que lesvôtresetlesmiens!

–Etquelesmiensaussi?demandaWalter.–Plusévoluésqueceuxdetousleshumainsvivantsaujourd'hui.

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–Ah!qu'est-cequivousfaitdirecela?poursuivitWalter.– Cette petite partie ici, que nous appelons un allèle, des gènes

localisés sur chaquemembred'unepairede chromosomeshomologues.Ceux-ciontétégénétiquementmodifiés,etjedoutequ'unetellechosefûtenvisageable il y a quatre centsmillions d'années. Si vousm'expliquiezmaintenant la façondont vousavezprocédépourmettre aupoint cettefarce,àmoinsquevousnepréfériezquej'enréfèredirectementauconseild'administrationdel'Académie?

Abasourdie,Keiras'assitsurunechaise.–Dansquelbutceschromosomesont-ilsétémodifiés?demandai-

je.–Lamanipulationgénétiquen'estpas lesujetdu jour,mais jevais

répondre à votrequestion.Nous expérimentons ce genred'interventionsur les chromosomes aux fins de prévenir lesmaladies héréditaires oucertains cancers, de provoquer des mutations et de nous permettre defaire face à des conditions de vie qui évoluent plus vite que nous.Intervenirsurlesgènesc'estenquelquesorterectifierl'algorithmedelavie,réparercertainsdésordres,dontceuxquenousprovoquons;bref,lesintérêtsmédicauxsontinfinis,maiscen'estpascequinouspréoccupecesoir.Cettefemmequevousavezdécouvertedansvotrevalléedel'OmonepeutàlafoisapparteniràunlointainpasséetcontenirdanssonADNlestraces du futur.Maintenant dites-moi pourquoi une telle supercherie ?VousrêvieztousdeuxauNobeletespériezmacautionenmebernantdefaçonsigrossière?

– Il n'y a aucune supercherie, protesta Keira. Je comprends vossuspicions,maisnousn'avonsrieninventé,jevouslejure.Cettebillequevousavezanalysée,nousl'avonssortiedeterreavant-hieret,croyez-moi,l'étatdefossilisationdesossementsquil'accompagnaientnepouvaitêtrecontrefait.Sivoussaviezcequ'ilnousenacoûtédetrouvercesquelette,vousnedouteriezpasunesecondedenotresincérité.

– Vous rendez-vous compte de ce que cela impliquerait si je vouscroyais?questionnaledocteur.

Poincarno avait changéde ton et semblait soudainementdisposé ànousécouter.Ilserassitderrièresonbureauetrallumalalumière.

–Celasignifie,réponditKeira,qu'ÈveestnéeavantAdametsurtoutque lamèrede l'humanitéestbienplusvieillequenousne l'imaginionstous.

–Non,mademoiselle,passeulementcela.Sicesmitochondriesquej'aiétudiéessontréellementâgéesdequatrecentsmillionsd'années,cela

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présupposebiend'autreschosesquevotrecompliceastrophysicienvousacertainement déjà expliquées, car j'imagine qu'avant de venir ici vousaviezrodévotrenuméroàlaperfection.

– Nous n'avons rien fait de tel, dis-je en me levant. Et de quellethéorieparlez-vous?

–Allons,nemeprenezpaspourplusignorantquejenelesuis.Lesétudesquenousfaisonsdansnosmétiersrespectifsserejoignentparfois,vouslesaveztrèsbien.Denombreuxscientifiquess'accordentsurlefaitquel'originedelaviesurlaTerrepourraitêtrelefruitdebombardementsdemétéorites, n'est-ce pas,monsieur l'astrophysicien ?Et cette théories'est trouvée renforcée depuis que des traces de glycine ont étédécouvertesdanslaqueued'unecomète,vousn'êtespassanslesavoir?

– On a trouvé une plante dans la queue d'une comète ? demandaWaltereffaré.

–Non,pascetteglycine-là,Walter, laglycineest leplussimpledesacidesaminés,unemoléculeessentielleàl'apparitiondelavie.LasondeStardust en a prélevé dans la queue de la comèteWild 2 alors qu'ellepassaitàtroiscentquatre-ving-dixmillionsdekilomètresdelaTerre.Lesprotéines qui forment l'intégralité des organes, cellules et enzymes desorganismesvivantssontforméesdechaînesd'acidesaminés.

– Et au grand bonheur des astrophysiciens, cette découverte estvenue renforcer l'idée que la vie sur la Terre pouvait avoir trouvé sonorigine dans l'espace où elle serait plus répandue que l'on veut bienl'entendre, je n'exagère rien en disant cela ? reprit Poincarno en mecoupant laparole.Maisde lààvouloirnousfairecroirepardesinistresmanipulationsquelaTerreaitétépeupléepardesêtresaussicomplexesquenous,celarelèvedelafolie.

–Qu'est-cequevoussuggérez?demandaKeira.–Jevousl'aidéjàdit,votreÈvenepeutapparteniraupasséetêtre

porteuse de cellules génétiquementmodifiées, sauf si vous voulez nousfaire avaler que le premier des humains, la première en l'occurrence,seraitarrivédanslavalléedel'Omoenprovenanced'uneautreplanète!

– Je ne veux pasmemêler de ce qui neme regarde pas, intervintWalter, mais si vous aviez raconté à mon arrière-grand-mère que l'onvoyageraitdeLondresàSingapourenquelquesheures,volantàdixmillemètresd'altitudedansuneboîtedeconservequipèsecinqcentsoixantetonnes,ellevousauraitdénoncéillicoaumédecindesonvillageetvousauriezétébonpourl'asileenmoinsdetempsqu'iln'enfautpourledire!Jenevousparlelànidevolssupersoniques,nideseposersurlaLune,et

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encoremoinsdecettesondequiasurepêchervosacidesaminésdanslaqueued'unecomèteà troiscentquatre-vingt-dixmillionsdekilomètresde laTerre !Pourquoi faut-il toujoursque lesplussavantsd'entrenousmanquentautantd'imagination?

Walter s'était mis en colère, il arpentait la pièce de long en large,personneàcemomentn'auraitrisquédel'interrompre.Ils'arrêtanetetpointaundoigtrageurversPoincarno.

–Vous, les scientifiques, passez votre temps à vous tromper.Vousreconsidérez en permanence les erreurs de vos pairs, quand ce ne sontpas lesvôtres, etnemeditespas le contraire, j'aiperdumescheveuxàtenterd'équilibrerdesbudgetspourquevousayez l'argentnécessaireàtout réinventer. Et pourtant, chaque fois qu'une idée novatrice seprésente, c'est lamême litanie : impossible, impossible et impossible !C'est tout de même incroyable ! Parce que modifier des chromosomesétaitenvisageableilyacentans?Aurait-onaccordélemoindrecréditàvos recherches ne serait-ce qu'au début du XX e siècle ? Pas mesadministrateursentoutcas...Vousserieztoutbonnementpassépourunilluminé et rien d'autre. Monsieur le docteur en génie génétique, jeconnaisAdriandepuisdesmois,etjevousinterdis,vousm'entendez,delesoupçonnerdelamoindreforfaiture.Cethommeassisdevantvousestd'unehonnêteté...quifriseparfoislabêtise!

Poincarnonousregardatouràtour.–Vousêtespasséàcôtédevotrecarrière,monsieurlegestionnaire

de l'Académiedessciences,vousauriezdûêtreavocat !Trèsbien, jenedirai rien à votre conseil d'administration, nous allons poursuivre plusavant nos études sur ce sang. Je confirmerai ce que nous auronsdécouvertetstrictementcela.Monrapportferamentiondesanomaliesetincohérences que nous aurons révélées et se gardera bien d'émettre lamoindrehypothèse,d'appuyer lamoindre théorie. Ilvousappartientdepublier cequebonvoussemble,maisvousenassumerezseuls l'entièreresponsabilité.Sijelisdanslarédactiondevostravauxlamoindrelignememettantencauseoumeprenantàtémoin,jevousassigneraiaussitôt,est-ceclair?

–Jenevousairiendemandédetel,réponditKeira.Sivousacceptezdecertifier l'âgedecescellules,d'attesterscientifiquementqu'ellessontvieillesdequatre centsmillionsd'années, ce seradéjàune contributionénorme. Rassurez-vous, il est bien trop tôt pour que nous pensions àpublier quoi que ce soit, et sachez que nous sommes, tout autant que

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vous,stupéfaitsdecequevousnousavezapprisetencoreincapablesd'entirerdesconclusions.

Poincarno nous raccompagna jusqu'à la porte du laboratoire etpromitdenousrecontacterd'iciquelquesjours.

Il pleuvait sur Londres ce soir-là, nous nous retrouvâmes,Walter,Keira et moi sur le trottoir détrempé d'Hammersmith Grove. Il faisaitnuit et froid, nous étions tous épuisés par cette journée. Walter nousproposad'allerdînerdansunpubvoisin,ilétaitdifficiledelelaisserseul.

Assisàune tableprèsde labaievitrée, ilnousposacentquestionssur notre voyage en Éthiopie et Keira le lui raconta dans lesmoindresdétails.Walter,captivé,sursautaquandelleluifitlerécitdeladécouvertedu squelette. Face à un si bon public, elle neménageait pas ses effets,mon camarade frissonna plusieurs fois. Il y avait un côté grand enfantchez lui qu'elle appréciait beaucoup. De les regarder rire ainsi tous lesdeux me fit oublier tous les désagréments que nous avions vécus cesderniersmois.

Je demandai à Walter ce qu'il avait voulu dire tout à l'heure àPoincarno,laphraseexacte,sijem'ensouvenaisbien,était:«Adrianestd'unehonnêtetéquifriseparfoislabêtise...»

– Que vous alliez encore payer l'addition ce soir ! répondit-il encommandantunemousseauchocolat.Etnemontezpassurvosgrandschevaux,c'étaituneffetdemanches,pourlabonnecause.

JepriaiKeirademe remettre sonpendentif, sortis les deux autresfragmentsdemapocheetlesconfiaiàWalter.

–Pourquoimedonnez-vouscela?Ilsvousappartiennent,medit-il,gêné.

– Parce que je suis d'une honnêteté qui frise parfois la bêtise, luirépondis-je. Si nos travaux aboutissent à une publicationmajeure, elleserapourmapartfaiteaunomdel'Académieàlaquellej'appartiens,etjetiensàcequevousysoyezassocié.Celavouspermettrapeut-êtreenfindefaire réparer cette toiture au-dessus de votre bureau. En attendant,gardez-lesenlieusûr.

Walter les rangea dans sa poche, je vis dans son regard qu'il étaitému.

De cette incroyable aventure étaient nés un amour que je nesoupçonnais pas et une vraie amitié. Après avoir passé la plus grandepartie de mon existence exilé dans les contrées les plus reculées dumonde,àscruterl'Universàlarecherched'unelointaineétoile,j'écoutais,

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dansunvieuxpubd'Hammersmith,lafemmequej'aimeconverseretrireavecmonmeilleurami.Cesoir-là,jeréalisaiquecesdeuxêtres,siprèsdemoi,avaientchangémavie.

ChacundenousaenluiunpeudeRobinsonavecunnouveaumondeàdécouvriret,finalement,unVendrediàrencontrer.

Le pub fermait, nous partîmes les derniers.Un taxi passait par là,nouslelaissâmesàWalter,Keiraavaitenviedefairequelquespas.

L'enseigne s'éteignit derrière nous. Hammersmith Grove étaitsilencieuse,plusunchatàl'horizondanscetteimpasse.Lagaredumêmenom était à quelques rues d'ici, nous trouverions certainement un taxiauxalentours.

Lemoteurd'unecamionnettevintbriserlesilence,levéhiculesortitdesaplacedestationnement.Lorsqu'ilarrivaànotrehauteur,laportièrelatérale s'ouvrit et quatre hommes encagoulés en surgirent.NiKeiranimoi n'eûmes le temps de comprendre ce qui nous arrivait. On nousempoignaviolemment,Keirapoussaun cri,mais il étaitdéjà trop tard,nousfûmesprojetésàl'intérieurduvanalorsquecelui-ciredémarraitàtoutevitesse.

Nousavionseubeaunousdébattre–j'avaisréussiàrenverserl'undemesassaillants,Keiraavaitpresquecrevé l'œildeceluiqui tentaitde lamaintenir plaquée au sol –, nous fûmes ligotés et bâillonnés. On nousbandalesyeuxetfitinhalerungazsoporifique.Cefut,pournousdeux,lederniersouvenird'unesoiréequiavaitpourtantbiencommencé.

***

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Lieuinconnu

Lorsquejereprisconscience,Keiraétaitpenchéeau-dessusdemoi.Sonsourireétaitpâle.

–Oùsommes-nous?luidemandai-je.–Jen'enaipaslamoindreidée,merépondit-elle.Je regardai tout autour, quatre murs bétonnés, sans aucune

ouverture hormis une porte blindée. Un néon au plafond diffusait unelumièreblafarde.

–Qu'est-cequis'estpassé?questionnaKeira.–Nousn'avonspasécoutélesrecommandationsd'Ivory.–Nousavonsdûdormirunlongmoment.–Qu'est-cequitelaissecroireça?–Tabarbe,Adrian.Tuétaisrasédeprèsquandnousavonsdînéavec

Walter.– Tu as raison, nous devons être là depuis longtemps, j'ai faim et

soif.–Moiaussi,jesuisassoiffée,réponditKeira.Elleselevaetallatambourineràlaporte.–Donnez-nousaumoinsàboire!cria-t-elle.Nousn'entendîmesaucunbruit.–Net'épuisepas.Ilsviendrontbienàunmomentdonné.–Oupas!–Nedispasdebêtises,ilsnevontpasnouslaissercreverdesoifet

defaimdanscecachot.–Jenevoudraispast'inquiéter,maisjen'aipaseul'impressionque

lesballesquinousvisaientdansleTranssibérienétaientencaoutchouc.Mais pourquoi, pourquoi nous en veut-on à ce point ? gémit-elle ens'asseyantparterre.

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–Àcausedecequetuastrouvé,Keira.–Enquoidesossements, aussi vieux soient-ils, justifient-ilsun tel

acharnement?–Cen'estpasn'importequel squelette.Jenecroispasque tuaies

biencomprislaraisondutroubledePoincarno.– Cet imbécile qui nous accuse d'avoir falsifié l'ADN que nous lui

avonsfaitétudier.– C'est ce que je pensais, tu n'as pas tout saisi de la portée de ta

découverte.–Cen'estpasmadécouverte,maislanôtre!– Poincarno tentait de t'expliquer le dilemme auquel les analyses

l'ontconfronté.Touslesorganismesvivantscontiennentdescellules,uneseulepourlesplussimples,l'hommeenpossèdeplusdedixmilliards,ettoutescescellulesseconstruisentsur lemêmemodèle,àpartirdedeuxmatériauxdebase,lesacidesnucléiquesetlesprotéines.Cesbriquesduvivantsontelles-mêmesissuesdelacombinaisonchimiquedansl'eaudequelques éléments, le carbone, l'azote, l'hydrogène et l'oxygène. Voilàpour les certitudes sur le pourquoi de la vie, mais comment tout acommencé?Là,lesscientifiquesenvisagentdeuxscénarios.Soitlavieestapparue sur la Terre après une série de réactions complexes, soit desmatériauxprovenantdel'espaceontdéclenchéleprocessusdelaviesurlaTerre.Touslesêtresvivantsévoluent,ilsnerégressentpas.Sil'ADNdeton Ève éthiopienne contient des allèles génétiquement modifiés, soncorps est pour ainsi dire plus évolué que le nôtre, ce qui est doncimpossible,saufsi...

–Saufsiquoi?–SaufsitonÈveestmortesurlaTerresanspourautantyêtrenée...–C'estimpensable!–SiWalterétaitlà,tulemettraisencolère.–Adrian, jen'aipaspassédixansdemavieàchercher lechaînon

manquant pour expliquer àmes pairs que le premier des humains estvenud'unautremonde.

– À l'heure où je te parle, six astronautes sont enfermés dans uncaisson quelque part près deMoscou, en préparation d'un voyage versMars.Jen'inventerien.Aucunefuséeàl'horizon,ilnes'agitaujourd'huiqued'uneexpérimentationorganiséeparl'Agencespatialeeuropéenneetl'Institutrussedesproblèmesbiomédicaux,afindetesterlescapacitésdel'homme à voyager dans l'espace sur de longues distances.L'aboutissementdeceprojetbaptiséMars500estprévudansquarante

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ans. Mais qu'est-ce qu'une quarantaine d'années dans l'histoire del'humanité?SixastronautespartirontversMarsen2050commelefirentmoinsdecentansplustôtceuxquiposèrentlespremierspasdel'hommesur la Lune. Maintenant, imagine le scénario suivant : si l'un d'euxdécédaitsurMars,queferaientlesautresàtonavis?

–Ilsmangeraientsongoûter!–Keira,jet'enprie,soissérieusedeuxsecondes!–Désolée,lefaitdemeretrouverencellulemerendnerveuse.–Raisondepluspourquetumelaissestechangerlesidées.– Je ne sais pas ce que feraient les autres. Ils l'enterreraient je

suppose.–Exactement !Jedoutequ'ilsaientenviede faire levoyageretour

avecuncorpsendécompositionàbord.Donc,ils l'inhument.MaissouslapoussièredeMars, ils trouventde laglace,commedans lecasdecestombessumériennessurleplateaudeMan-Pupu-Nyor.

–Pas exactement, corrigeaKeira, euxont été ensevelis,mais il y abeaucoupdecestombesdeglaceenSibérie.

– Alors comme en Sibérie..., dans l'espoir qu'une autre missionreviendra, nos astronautes enterrent avec le corps de leur compagnonunebaliseetunéchantillondesonsang.

–Pourquoi?–Pour deux raisons distinctes. Permettre de localiser la sépulture,

en dépit des tempêtes qui peuvent bouleverser le paysage, et pouvoiridentifier de façon certaine celui ou celle qui y repose... ainsi que nousl'avons fait. L'équipage repart, comme les astronautes qui firent lespremiers pas de l'homme sur la Lune. Rien de scientifiquementextravagantà ceque jeviensde tedire,nousn'avons finalementenunsiècleapprisqu'àvoyagerplus loindans l'espace.Maisentre lepremiervol d'Ader qui avait parcouru quelques mètres au-dessus du sol et lepremierpasd'ArmstrongsurlaLune,ilnes'estécouléquequatre-vingtsans.Lesprogrèstechniques,laconnaissancequ'ilaurafalluacquérirpourpasser de ce petit vol à la possibilité d'arracher une fusée de plusieurstonnesàl'attractionterrestresontinimaginables.Bien,jepoursuis,notreéquipageestrevenusurlaTerreetleurcompagnonreposesouslaglacedeMars.L'Universsemoquebiendetoutcelaetsonexpansioncontinue,lesplanètesdenotresystèmesolaire tournentautourde leurétoile,quilesréchauffeetlesréchauffeencore.Dansquelquesmillionsd'années,cequin'estpasbeaucoupdans l'histoirede l'Univers,Marsseréchauffera,les glaces souterraines semettront à fondre. Alors, le corps congelé de

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notre astronaute commencera à se décomposer. On dit que quelquesgraines suffisent à faire naître une forêt. Que des fragments d'ADNappartenantaucorpsde tonÈveéthiopiennesesoientmélangésà l'eaulorsque notre planète sortait de sa période glaciaire et le processus defertilisation de la vie commençait sur la Terre. Le programme quecontenaitchacunedesescellulessuffiraitàfaireleresteetilnefaudraitplusquequelques centainesdemillionsd'années supplémentairespourquel'évolutionaboutisseàdesêtresvivantsaussicomplexesquel'Èvequifutàleurorigine...«Lanuitdel'unestgardiennedel'origine.»D'autresavantnousavaientcompriscequejeviensdetedire...

Lenéonau-dessusdenouss'éteignit.Nousétionsdanslenoirabsolu.JeprislamaindeKeira.–Jesuislà,n'aiepaspeur,noussommesensemble.–Tucroisàcequetuviensdemeraconter,Adrian?– Je ne sais pas, Keira, si tu me demandes si un tel scénario est

possible, ma réponse est oui. Tu me demandes s'il est probable ? Auregarddespreuvesquenousavonstrouvées,laréponseestpourquoipas.Commedanstouteenquêteoudanstoutprojetderecherches,ilfautbiencommencerparunehypothèse.Depuisl'Antiquité,ceuxquifirentlesplusgrandes découvertes sont ceux qui eurent l'humilité de regarder leschosesautrement.Aucollège,notreprofesseurdesciencesnousdisait :Pourdécouvrir,ilfautsortirdesonpropresystème.Del'intérieur,onnevoitpasgrand-chose, en tout casriendecequi sepasseau-dehors. Sinousétionslibresetpubliionsdetellesconclusionsàl'appuidespreuvesdontnousdisposons,noussusciterionsdifférentesréactions,del'intérêtcomme de l'incrédulité ; sans compter la jalousie qui ferait crier àl'hérésienombredeconfrères.Etpourtant,tantdegensontlafoi,Keira,tantd'hommescroientenunDieu,sansaucunepreuvedesonexistence.Entre cequenousontappris les fragments, lesossementsdécouvertsàDipa,etlesextraordinairesrévélationsdecesanalysesADN,nousavonsledroitdenousposertoutesortesdequestionssurlafaçondontlavieestapparuesurlaTerre.

–J'aisoif,Adrian.–Moiaussi,j'aisoif.–Tucroisqu'ilsvontnouslaissermourircommeça?–Jen'ensaisrien,celacommenceàfairelong.–Ilparaîtquec'est terribledemourirdesoif,auboutd'uncertain

temps,lalanguesemetàgonfleretonétouffe.

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–Nepensepasàça.–Turegrettes?–D'êtreenferméici,oui,maispaslemoindredesinstantsquenous

avonspassésensemble.– Je l'aurai quand même trouvée, ma grand-mère de l'humanité,

soupiraKeira.– Tu peux même dire que tu as trouvé son arrière-arrière-grand-

mère,jen'aipasencoreeul'occasiondeteféliciter.–Jet'aime,Adrian.Je serrai Keira dans mes bras, cherchai ses lèvres dans le noir et

l'embrassai.D'heureenheure,nosforcess'amenuisaient.–Walterdoits'inquiéter.–Ilaprisl'habitudedenousvoirdisparaître.–Nousnesommesjamaispartissansleprévenir.–Cettefois,ils'inquiéterapeut-êtredenotresort.–Ilneserapasleseul,nosrecherchesneserontpasvaines,jelesais,

soufflaKeira.Poincarnopoursuivrasesanalysessur l'ADN,monéquiperamèneralesqueletted'Ève.

–Tuveuxvraimentlabaptiserainsi?–Non,jevoulaisl'appelerJeanne.Walteramislesfragmentsenlieu

sûr, l'équipedeVirjeétudiera l'enregistrement. Ivoryaouvertunevoie,nous l'avons suivie, d'autres continueront sans nous. Tôt ou tard,ensemble,ilsrecollerontlespiècesdupuzzle.

Keirasetut.–Tunedisplusrien?–Jesuissifatiguée,Adrian.–Net'endorspas,résiste.–Àquoibon?Ellen'avaitpastort,mourirens'endormantseraitplusdoux.

***

Lenéons'alluma, jen'avaisaucuneidéedutempsquis'étaitécoulédepuisquenous avionsperdu connaissance.Mes yeux eurentdumal às'accommoderàlalumière.

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Devantlaporte,deuxbouteillesd'eau,desbarresdechocolatetdesbiscuits.

JesecouaiKeira, luihumectai les lèvreset laberçaien lasuppliantd'ouvrirlesyeux.

–Tuaspréparélepetitdéjeuner?murmura-t-elle.–Quelquechosecommeça,oui,maisneboispastropvite.Désaltérée, Keira se jeta sur le chocolat, nous partageâmes les

biscuits. Nos avions recouvré quelques forces et elle reprenait descouleurs.

–Tucroisqu'ilsontchangéd'avis?medemanda-t-elle.–Jen'ensaispasplusquetoi,attendons.La porte s'ouvrit. Deux hommes portant des cagoules entrèrent en

premier, un troisième, tête nue, vêtu d'un costume en tweed fort biencoupéseprésentaànous.

–Deboutetsuivez-nous,dit-il.Noussortîmesdenotrecelluleetempruntâmesunlongcouloir.–Là,nousditl'homme,cesontlesdouchesdupersonnel,allezfaire

votretoilette,vousenavezbesoin.Meshommesvousescorterontjusqu'àmonbureaulorsquevousserezprêts.

–Puis-jesavoiràquinousavonsl'honneur?demandai-je.– Vous êtes arrogant, j'aime bien cela, répondit l'homme. Je

m'appelleEdwardAshton.Àtoutàl'heure.

***

Nousétionsredevenuspresqueprésentables.Leshommesd'Ashtonnousescortèrentàtraversunesomptueusedemeureenpleinecampagneanglaise.Lacaveoùnousavionsétéenferméssesituaitdanslessous-solsd'unbâtimenttoutprèsd'unegrandeserre.Nousparcourûmesunjardinremarquablement entretenu, gravîmes les marches d'un perron et l'onnousfitentrerdansunimmensesalonauxmursrecouvertsdeboiseries.

SirAshtonnousyattendait,assisderrièreunbureau.–Vousm'aurezdonnébiendufilàretordre.–Laréciproqueesttoutaussivraie,réponditKeira.–Jevoisquevousnonplusnemanquezpasd'humour.–Jenetrouveriendedrôleàcequevousnousavezfaitsubir.

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–Ne vous en prenez qu'à vous-mêmes, ce n'est pas faute de vousavoiradressémaintsavertissements,maisriennesemblaitpouvoirvousdécideràarrêtervosrecherches.

–Maispourquoiaurions-nousdûrenoncer?demandai-je.–S'ilne tenaitqu'àmoi,vousn'auriezplus le loisirdemeposer la

question,maisjenesuispasseuldécisionnaire.SirAshtonselevaetretournaderrièresonbureau.Ilappuyasurun

commutateur,lespanneauxboisésornantlesmurscirculairesdelapiècese rétractèrent, dévoilant une quinzaine d'écrans qui s'allumèrentsimultanément. Sur chacun d'eux apparut le visage d'un individu. Jereconnus aussitôt notre contact d'Amsterdam. Hommes et femme seprésentèrentsouslenomd'empruntd'uneville.ATHÈNES,BERLIN,BOSTON,ISTANBUL, LE CAIRE, MADRID, MOSCOU, NEW DELHI, PARIS, PÉKIN, ROME,RIO,TEL-AVIV,TOKYO.

–Maisquiêtes-vous?interrogeaKeira.–Desreprésentantsofficielsdechacundenospays,noussommesen

chargedudossierquivousconcerne.–Queldossier?demandai-jeàmontour.La seule femme de cette assemblée fut la première à s'adresser à

nous, elle se présenta sous le nom d'Isabel et nous posa une étrangequestion:

– Si vous aviez la preuve queDieun'existait pas, êtes-vous certainque les hommes voudraient la voir ? Et avez-vous bien mesuré lesconséquencesdeladiffusiond'unetellenouvelle?Deuxmilliardsd'êtreshumains vivent sur cette planète en dessous du seuil de pauvreté. Lamoitié de la population mondiale subsiste en se privant de tout. Vousêtes-vous demandé ce qui fait tenir debout ce monde si bancal, sidéséquilibré?C'estl'espoir!L'espoirqu'ilexisteuneforcesupérieureetbienveillante, l'espoir d'une vie meilleure après la mort. Appelez cetespoirDieuoufoi,commevousvoudrez.

– Pardonnez-moi, madame, mais les hommes n'ont cessé des'entretueraunomdeDieu.Leurapporterlapreuvequ'iln'existepasleslibéreraitune foispour toutesde lahainede l'autre.Regardez combiend'entrenouslesguerresdeReligionontfaitmourir,combiendevictimeselles provoquent encore chaque année, combien de dictatures reposentsurunsoclereligieux.

– L'homme n'a pas eu besoin de croire en Dieu pour s'entretuer,rétorqua Isabel, mais pour survivre, pour faire ce que la nature luicommandeetassurerlacontinuitédesonespèce.

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–LesanimauxlefontsanscroireenDieu,rétorquaKeira.– Mais l'homme est le seul être vivant sur cette terre à avoir

consciencedesapropremort,mademoiselle, ilest leseulà laredouter.Savez-vousàquandremontentlespremierssignesdereligiosité?

–Ilyacentmilleans,prèsdeNazareth,réponditKeira,desHomosapiens inhumèrent,probablementpour lapremière foisdans l'histoiredel'humanité, ladépouilled'unefemmed'unevingtained'années.Àsespieds reposait aussi celle d'un enfantde six ans.Ceuxqui découvrirentleur sépulture trouvèrent également autourde leurs squelettes quantitéd'ocrerougeetd'objetsrituels.Lesdeuxcorpsétaientdanslapositiondel'orant.À lapeinequiaccompagnait laperted'unprocheétaitvenuesegreffer l'impérieuse nécessité d'honorer la mort..., conclut-elle enrépétantmotàmotlaleçond'Ivory.

–Centmille ans, reprit Isabel,mille sièclesde croyances... Si vousapportiezaumondelapreuvescientifiquequeDieun'apascréélaviesurla Terre, ce monde se détruirait. Un milliard et demi d'êtres humainsvivent dans une misère intolérable, inacceptable, insupportable. Quelhomme, quelle femme et quel enfant dans la souffrance accepterait saconditions'ilétaitprivéd'espoir?Quileretiendraitdetuersonprochain,de s'emparer de ce dont il manque si sa conscience était libre de toutordre transcendant ?La religiona tué,mais la foi a sauvé tantde vies,donné tant de forces aux plus démunis. Vous ne pouvez pas éteindrepareille lumière. Pour vous, scientifiques, la mort est nécessaire, noscellules meurent afin que d'autres vivent, nous mourons pour laisserplace à ceux qui doivent nous succéder. Naître, se développer et puismourir est dans l'ordre des choses, mais pour le plus grand nombre,mourirn'estqu'uneétapeversunailleurs,unmondemeilleuroùtoutcequin'estpassera,oùtousceuxquiontdisparulesattendent.Vousn'avezconnu ni la faim ni la soif, pas plus que le dénuement, et vous avezpoursuivi vos rêves, quels que soient vos mérites, vous avez eu cettechance.Maisavez-vouspenséàceuxquin'ontpaseuunetellechance?Seriez-vousassezcruelspourleurdirequeleurssouffrancessurlaTerren'avaitd'autrefinquel'évolution?

J'avançaiverslesécranspourfairefaceànosjuges.– Cette triste séance, dis-je, me fait penser à celle qu'a dû subir

Galilée. L'humanité a fini par apprendre ce que ses censeurs voulaientcacher, et pourtant le monde ne s'est pas arrêté de tourner ! Bien aucontraire.Lorsque l'hommelibérédesespeurssedécidaàavancerversl'horizon, c'est l'horizon qui a reculé devant lui. Que serions-nous

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aujourd'hui,silescroyantsd'hieravaientréussiàinterdirelavérité?Laconnaissancefaitpartiedel'évolutiondel'homme.

– Si vous révélez vos découvertes, le premier jour comptera descentainesdemilliersdemortsdanslequart-monde,lapremièresemainedes millions dans le tiers-monde. La suivante débutera la plus grandemigration de l'humanité. Un milliard d'êtres affamés traverseront lescontinentsetprendrontlamerpourallers'emparerdetoutcequ'ilsn'ontpas. Chacun tentera de vivre au présent ce qu'il réservait au futur. Lacinquièmesemainemarqueralecommencementdelapremièrenuit.

–Sinosrévélationssontsiredoutables,pourquoinousavoirlibérés?

– Nous n'avions pas l'intention de le faire, jusqu'à ce que votreconversation,dansvotrecellule,nousapprennequevousn'êtesplusseulsàsavoir.Votredisparitionsoudainepousserait lesscientifiquesquivousont côtoyés à achever vos travaux. Vous seuls désormais pouvez lesarrêter. Vous êtes libres de partir et seuls face à la décision que vousprendrez.Depuisladécouvertedelafissionnucléaire,jamaisunhommeetunefemmen'aurontportéunetelleresponsabilitésurleursépaules.

Les écrans s'éteignirent l'un après l'autre. Sir Ashton se leva etavançaversnous.

–Mavoitureestàvotredisposition,monchauffeurvousreconduiraàLondres.

***

Page 351: À Pauline et à Louis

Londres

Nous passâmes quelques jours à la maison. Jamais Keira et moin'étionsrestésaussisilencieux.Lorsquel'unouvraitlabouchepourdirequelquesmots,desbanalités, ilsetaisaitaussitôt.Walteravait laisséunmessage sur mon répondeur, furieux que nous ayons disparu sans luiavoirdonnédenosnouvelles.IlnousimaginaitàAmsterdamourepartisenÉthiopie.J'essayaidelecontactermaisilrestaitinjoignable.

L'atmosphère à Cresswell Place était pesante. J'avais surpris unecommunicationtéléphoniqueentreJeanneetKeira;mêmeavecsasœur,ellen'arrivaitpasàparler.Jedécidaidechangerd'airetdel'emmeneràHydra.Unpeudesoleilnousferaitleplusgrandbien.

***

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Grèce

Lanavetted'Athènesnousdéposasurleportà10heuresdumatin.Depuis le quai, je pouvais voir tante Elena, elle portait un tablier etredonnaitdubleuàlafaçadedesonmagasinàgrandscoupsdepinceau.

Jeposainosvalisesetavançaiversellepour lui faireunesurprise,quand...Walter sortit de sa boutique, affublé de son short à carreaux,d'unchapeauridiculeetdelunettesdesoleildeuxfoistropgrandespourlui. Truelle à la main, il grattait le bois en chantant à tue-tête etterriblementfauxl'airdeZorbaleGrec.Ilnousvitetsetournaversnous.

–Mais où étiez-vous donc passés ? dit-il en se précipitant à notrerencontre.

–Nousétionsenfermésà lacave ! lui réponditKeiraen leprenantdanssesbras.Vousnousavezmanqué,Walter.

– Qu'est-ce que vous fichez à Hydra en pleine semaine ? Vous nedevriezpasêtreàl'Académie?luidemandai-je.

–LorsquenousnoussommesvusàLondres,jevousaiditquej'avaisrevendumavoitureetque jevous réservaisunesurprise.Maisvousnem'écoutezjamais!

–Jem'ensouvienstrèsbien,protestai-je.Maisvousnem'avezpasditquelleétaitcettesurprise.

–Ehbien,j'aidécidédechangerdetravail.J'aiconfiélerestedemespetites économies à Elena et, comme vous pouvez le constater, nousretapons le magasin. Nous allons augmenter la surface des étals etj'espère bien lui faire doubler son chiffre d'affaires dès la saisonprochaine.Vousn'yvoyezpasd'inconvénient?

–Jesuisraviquematanteaitenfintrouvéungestionnairehorspairpourl'aider,dis-jeentapantsurl'épauledemonami.

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–Vousdevriezmontervoirvotremère,elledoitdéjàêtreaucourantdevotrearrivée,jevoisElenaautéléphone...

Kalibanosnousprêtadeuxânes,des«rapides»,nousdit-ilennouslesconfiant.Mamannousaccueillitcommeilsedoitsurl'île.Lesoir,sansnous demander notre avis, elle organisa une grande fête à la maison.Walter et Elena étaient assis côte à côte, ce qui à la table demamèresignifiaitbienplusqu'êtresimplesvoisins.

Àlafindurepas,Walternousconvoqua,Keiraetmoi,surlaterrasse.Il prit un petit paquet dans sa poche – un mouchoir entouré d'uneficelle–etnousleremit.

– Ces fragments sont à vous. J'ai tourné la page. L'Académie dessciences appartient désormais au passé etmon avenir est devant vous,dit-ilenouvrantlesbrasverslamer.Faites-encequebonvoussemble.Ah,unedernièrechose!ajouta-t-ilenmeregardant.J'ailaisséunelettredansvotre chambre.Elle estpourvous,Adrian,mais jepréféreraisquevousattendiezpourlalire.Disonsunesemaineoudeux...

PuisiltournalestalonsetrejoignitElena.Keirapritlepaquetetallalerangerdanssatabledenuit.

Lematinsuivant,ellemedemandadel'accompagneràlacriqueoù

nous nous étions baignés lors de son premier séjour. Nous nousinstallâmes au bout de la longue jetée en pierre qui avance sur lamer.Keirametenditlepaquetetmeregardafixement.Sesyeuxétaientemplisdetristesse.

– Ils sont à toi, je sais ce que représente pour nous deux cettedécouverte,j'ignoresicesgensdisentvrai,sileurspeurssontfondées,jen'aipasl'intelligencepourenjuger.Cequejesais,c'estquejet'aime.Siladécisionderévélercequenoussavonsdevaitentraînerlamortd'unseulenfant,jenepourraisplusnousregarderenface,nivivreàtescôtés,alorsmême que tumemanquerais à en crever. Tu l'as dit plusieurs fois aucoursde cet incroyable voyage, lesdécisionsnousappartiennent à touslesdeux.Alorsprendscesfragments,etfais-encequetuveux.Quoiquetudécides,jerespecteraitoujoursl'hommequetues.

Ellemeremitlepetitpaquetetseretira,melaissantseul.

AprèsledépartdeKeira,jem'approchaidelabarquequireposaitsurlesabledelacrique,larepoussaiversl'eauetramaiverslelarge.

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Àunmiledescôtes, jedéfis lacordelettequientourait lemouchoirde Walter et regardai longuement les fragments. Des milliers dekilomètres défilèrent devantmes yeux. Je revis le lac Turkana, l'île ducentre,letempleausommetdumontHuaShan,lemonastèredeXi'anetle lama qui nous avait sauvé la vie ; j'entendis le vrombissement del'avion survolant laBirmanie, la rizièreoùnousnousétionsposéspourrefaire un plein, le clin d'œil du pilote lorsque nous arrivâmes à PortBlair,l'escapadeenbateauversl'îledeNarcondam;jerevisitaiPékin,laprison de Garther, Paris, Londres et Amsterdam, la Russie et le hautplateau de Man-Pupu-Nyor, les merveilleuses couleurs de la vallée del'Omooùlevisaged'Harrym'apparut.Etdanschacundecessouvenirs,leplusbeaupaysageétaittoujourslevisagedeKeira.

Jedépliailemouchoir...

***

Alorsquejeregagnaislaberge,monportablesonna.Jereconnuslavoixdel'hommequis'adressaitàmoi.

– Vous avez pris une sage décision et nous vous en remercions,déclaraSirAshton.

–Maiscommentlesavez-vous,jeviensseulement...–Depuisvotredépart,vousn'avezjamaisquittélamiredenosfusils.

Un jourpeut-être...mais, croyez-moi, il est trop tôt,nousavonsencoretantdeprogrèsàaccomplir.

Jeraccrochaiaunezd'Ashton,lançairageusementmonportableverslelargeetretournaiàlamaison,àdosd'âne.

Keiram'yattendaitsurlaterrasse.JeluiconfiailemouchoirvidedeWalter.

–Jecroisqu'ilapprécieraquecesoittoiquileluirendes.Keiraplialemouchoiretm'entraînaversnotrechambre.

***

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Lapremièrenuit

La maison dormait, Keira et moi prîmes mille précautions poursortirsansfairelemoindrebruit.Àpasdeloup,nousavancionsverslesânespourlesdétacher.Mamèresortitsurleperronetvintversnous.

–Sivousallezsurlaplage,cequiestunepurefolieencettesaison,prenezaumoinscesserviettes,lesableesthumideetvousallezattraperfroid.

Ellenoustenditaussideuxlampesdepocheetseretira.Unpeuplustard,nousnousassîmesauborddel'eau.Laluneétait

pleine,Keiraposasatêtesurmonépaule.–Tun'asaucunregret?medemanda-t-elle.JeregardailecieletrepensaiàAtacama.– Chaque être humain est composé de milliards de cellules, nous

sommesdesmilliardsd'humainsàhabitercetteplanète,ettoujoursplusnombreux; l'Universestpeuplédemilliardsdemilliardsd'étoiles.EtsicetUniversdontjecroyaisconnaître les limitesn'était lui-mêmequ'uneinfime partie d'un ensemble encore plus grand ? Si notre Terre n'étaitqu'unecelluledans leventred'unemère?Lanaissancede l'Universestsemblable à celle de chaque vie, le même miracle se reproduit, del'infiniment grand à l'infiniment petit. Imagines-tu l'incroyable voyagequiconsisteraitàremonter jusqu'à l'œildecettemèreetvoirautraversdel'iriscequeseraitsonmonde?Lavieestunincroyableprogramme.

–Maisquiaélaboréceprogrammeaussiparfait,Adrian?

***

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Épilogue

Irisestnéeneufmoisplustard.Nousnel'avonspasbaptisée,maislejourdesesunan,alorsquenousl'emmenionspourlapremièrefoisdanslavalléedel'OmooùellerencontraHarry,samèreetmoiluiavonsoffertunpendentif...

Jenesaispascequ'ellechoisirade fairedesavie,mais lorsqu'elleseragrande,siellevenaitàmedemandercequereprésentecetétrangeobjetqu'elleporteautourducou, je lui lirai les lignesd'un texteancienqu'unvieuxprofesseurm'avaitconfié.

Ilestunelégendequiracontequel'enfantdansleventredesamèreconnaîttoutdumystèredelaCréation,del'originedumondejusqu'àlafin des temps. À sa naissance, un messager passe au-dessus de sonberceauetposeundoigtsurses lèvrespourque jamais ilnedévoile lesecret qui lui fut confié, le secret de la vie. Ce doigt posé qui efface àjamais lamémoire de l'enfant laisse unemarque. Cettemarque, nousl'avonstousau-dessusdelalèvresupérieure,saufmoi.

Lejouroùjesuisné,lemessageraoubliédemerendrevisite,etjemesouviensdetout...

ÀIvory,avectoutenotrereconnaissance,Keira,Iris,HarryetAdrian.

Page 357: À Pauline et à Louis

Mercià

Pauline.Louis.

SusannaLeaetAntoineAudouard.

EmmanuelleHardouin.Raymond,DanièleetLorraineLevy.

Nicole Lattès, Leonello Brandolini, Antoine Caro, Élisabeth

Villeneuve, Anne-Marie Lenfant, Arié Sberro, Sylvie Bardeau, TineGerber, Lydie Leroy, Joël Renaudat, et toutes les équipes des ÉditionsRobertLaffont.

PaulineNormand,Marie-ÈveProvost.

Léonard Anthony, Romain Ruetsch, Danielle Melconian, KatrinHodapp, Marie Garnero, Mark Kessler, Laura Mamelok, LaurenWendelken,KerryGlencorse,MoïnaMacé.

BrigitteetSarahForissier.

Kamel,CarmenVarela.

IgorBogdanov.

Page 358: À Pauline et à Louis

Retrouveztoutel'actualitédeMarcLevy

www.marclevy.info

www.facebook.com/marc.levy.fanpagePourensavoirplussurLaPremièreNuitwww.lapremierenuit-lelivre.com

Page 359: À Pauline et à Louis

DUMÊMEAUTEURchezlemêmeéditeur

Etsic'étaitvrai...,2000Oùes-tu?,2001

Septjourspouruneéternité...,2003LaProchaineFois,2004

Vousrevoir,2005Mesamis,mesamours,2006LesEnfantsdelaliberté,2007

Toutesceschosesqu'onnes'estpasdites,2008LePremierJour,2009

Couverture:©MichaelHanson/AuroraPhotos/Corbis

Cartes:AlainBrion

©Versilio,2009

ISBN978-2-361-32000-3