Les Cahiers de la recherche architecturale eturbaine
29 | 2014Scènes en chantier
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/crau/441DOI : 10.4000/crau.441ISSN : 2547-5746
ÉditeurÉditions du patrimoine
Édition impriméeDate de publication : 1 mars 2014ISBN : 978-2-7577-0359-5ISSN : 1296-4077
Référence électroniqueLes Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014, « Scènes en chantier » [En ligne], mis enligne le 02 novembre 2017, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/crau/441 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crau.441
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Cahiers de la recherche architecturale et urbaine
Le regard critique sur quelques périodes historiques empreintes de denses échanges
ayant comme objet l’architecture, la ville et le territoire, reconstruit souvent ex post
des scènes d’acteurs sur fond d’effervescence technique, sociale et culturelle. Le
présent dossier des Cahiers de la recherche architecturale et urbaine ouvre quatre scènes
d’acteurs durant la période de Reconstruction européenne et les années qui l’ont suivie.
L’historien et architecte français Jean Castex revient sur le milieu italien marqué par
les idées et les projets de Saverio Muratori, figure incontournable de la typo-
morphologie urbaine agissant avec « la ville comme seul modèle ». Nicolas Nogue,
docteur en histoire de l’art et spécialiste de l’histoire des techniques, développe un
versant moins étudié de l’historiographie de la Reconstruction en France, celui des
ingénieurs. L’historien espagnol Jorge Fernández-Santos Ortiz-Iribas analyse à travers
une étude approfondie du Manifeste de l’Alhambra (1953), la reconstitution de la scène
architecturale espagnole des années 1950, dans le contexte des débats sur la modernité
et la synthèse des arts. Maria Tancredi, doctorante en histoire de l’architecture, soulève
la question des références à l’univers musical des années 1960 et 1970, et se focalise sur
l’influence des appareils sonores électroniques dans l’imaginaire du groupe d’avant-
garde architecturale britannique Archigram. Scènes d’acteurs en chantier dans une
Europe qui croyait encore au futur, à mettre en perspective avec le projet actuel autour
des métropoles françaises. Allusion encore à ce « futur grand chantier » au travers de la
rubrique « Héritage », où Steven Melemis présente une courte sélection de l’œuvre de
Marcel Poëte (1866-1950) « militant de l’histoire urbaine », l’une des figures majeures
de l’invention de l’urbanisme en tant que discipline théorique dans la première moitié
du XXe siècle.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
1
SOMMAIRE
Avant-Propos
Avant-proposPanos Mantziaras
Dossier : Scènes en chantier
Saverio Muratori (1910-1973)La ville comme seul modèleJean Castex
La reconstruction des ingénieurs 1942-1958Nicolas Nogue
Un plaidoyer pour la modernité de la traditionLe Manifeste de l’Alhambra dans le contexte des débats sur la synthèse des artsJorge Fernández-Santos Ortiz-Iribas
Les appareils sonores dans l’imaginaire d’ArchigramMaria Tancredi
Héritage
La cité et ses imagesLa collection iconographique de Marcel Poëte : extraitsSteven Melemis
Lectures
Florian Hertweck et Sébastien Marot (dir.), La ville dans la ville/Berlin : un archipelvert. Un manifeste (1977) d’Oswald Mathias Ungers et Rem Koolhaas avec PeterRiemann, Hans Kollhoff et Arthur OvaskaZürich, Lars Müller Publishers Cologne, UAA Archives Ungers pour la science architecturale, 2013Pierre Chabard
Georges Teyssot, Walter Benjamin. Les maisons oniriquesParis, Éditions Hermann, 2013.Françoise Very
Antonio Becchi, Hélène Rousteau-Chambon et Joël Sakarovitch (dir.), Philippe de La Hire(1640-1718). Entre architecture et sciencesParis, Picard, 2013.Robert Carvais
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2
Antoine Picon, Ornament. The Politics of Architecture and SubjectivityAntoine Picon, Ornament. The Politics of Architecture and Subjectivity, Hoboken, New Jersey, Wiley, 2013.Pierre Caye
Lectures
Thèses 2013
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
3
Avant-proposPanos Mantziaras
1 La recherche architecturale, urbaine et paysagère n’a de cesse de repérer les
conjonctures qui conduisent la société civile, les acteurs du territoire et les
professionnels de l’environnement construit à réfléchir et à agir conjointement sur le
cadre de vie des citoyens. Elle nous apprend aussi à quel point tel ou tel collectif trame
des croquis conceptuels, les transformant en dessein ; ou encore taille des pierres
angulaires d’édifices technocratiques et institutionnels complexes ; ou enfin, vient
apposer la clé de voûte idéologique parmi des voussoirs pragmatiques patiemment
maçonnés. Malgré leur caractère dynamique, interactif, parfois bouillonnant, ces
chantiers ne s’installent pas sans un protocole de procédures, sans une certaine
représentation codée quelque peu « surjouée » des intéressés. Tout au contraire.
Comme si l’objet en construction se réduisait en fond scénique de l’évolution
intellectuelle et socioprofessionnelle propre au casting. Or malgré ou grâce aux jeux de
rôles, l’histoire ne manque pas de fournir les exemples de quelques scènes mises en
chantier d’une extraordinaire qualité, d’une grande richesse des arguments, ou encore
d’une inventivité formelle et d’une abondance d’interférences.
2 Ainsi pourrait-on apprécier les plans scéniques de quatre cas relativement rapprochés
du milieu du XXe siècle que livre au lecteur le présent dossier des Cahiers de la recherche
architecturale et urbaine, illustrant des acteurs de l’espace en train d’improviser des
éléments constitutifs de la pièce qui fut la leur. Des personnages clés, comme celui de
Saverio Muratori, dont les projets dessinent un fil conducteur dans la présentation par
Jean Castex de toute une communauté architecturale et intellectuelle italienne dans le
cadre de son investigation d’une « histoire urbaine opérante ». Des fonctions
programmatiques, à l’instar des ingénieurs français dont l’échafaudage technocratique
de la Reconstruction anticipa une « armature urbaine nationale » en devançant
l’influence des architectes, comme le soulève Nicolas Nogue. Des nuances
complémentaires sur la fresque des architectes signataires du peu connu Manifeste de
l’Alhambra, dévoilé au public français par Jorge Fernández-Santos Ortiz-Iribas. Enfin,
des notes stimulant la créativité du groupe britannique Archigram par l’observation
attentive des technologies de diffusion sonore, en parallèle avec la démocratisation de
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la musique et les pratiques sociales alternatives des années 1960, déchiffrées par Maria
Tancredi.
3 Italie, France, Espagne, Royaume-Uni – quatre scènes voisines parmi tant d’autres –
donnant le pouls d’une époque durant laquelle les formes matérielles ou
philosophiques, les contenus figuratifs ou sociaux, contribuaient tour à tour au ciment,
à la dilution ou à l’armature de la Reconstruction européenne. Le lecteur attentif ne
manquera pas de noter la densité d’idées donnant du relief aux contextes nationaux.
Saverio Muratori et son usage du type reste sans doute encore aujourd’hui le cas le plus
discuté et sans doute aussi le plus caricaturé. Tant la typologie a marqué l’essor de la
recherche collective italienne sur les formes susceptibles de garantir une certaine
pérennité de « la ville comme seul modèle ». Mais, si recourir ou pas aux types
d’édifices forgés par l’histoire reste en Italie un débat interne au milieu des architectes,
en France deux castings disciplinaires jouent leur pièce en parallèle en se réservant
quelques rares moments d’interaction, sur fond d’une France en reconstruction : d’une
part les architectes, maîtres d’œuvre surtout dans les villes en reconstruction et d’autre
part, les ingénieurs, principalement fonctionnaires de l’administration centrale et des
collectivités locales. Fondé sur un suivi critique de cette cohabitation discrète, le
verdict de Nicolas Nogue tombe sans équivoque : les ingénieurs ayant optimisé leurs
postes décisionnels parviennent à établir une politique d’aménagement territorial à
long terme, là où le milieu architectural arrive tout juste à rétablir les villes sinistrées,
sans « aucune géographie volontaire ». Dans un versant tout à fait opposé, le Manifeste
de l’Alhambra, texte encore inédit en français1, condense une complexité de réflexions
sur la nécessaire relation entre tradition et modernité, prophétiques de la richesse
architecturale espagnole que nous avons connue après la fin du franquisme, aussi bien
dans sa version castillane que dans sa version catalane. Enfin, l’Angleterre des années
pop, terreau d’Archigram, était celle qui alimentait les jeunes étudiants dans des écoles
telles que l’Architectural Association dont sont issus nombre de protagonistes de
l’architecture mondiale.
4 L’on ne pourra pas ignorer davantage leur cohésion qualitative malgré les oppositions
souvent fulgurantes de leurs porteurs. À chaque fois, ce qui semble unir la controverse
formelle, idéologique, professionnelle, c’est un sentiment commun que le futur arrive,
qu’il est déjà là et qu’il faut s’en préoccuper. Densité conceptuelle et qualité
argumentative esquissaient remarquablement les conditions d’un futur que la
conscience européenne de l’après-guerre ne pouvait que désirer positif.
5 À la lecture de ces pages déclinant quelques versions de l’optimisme qui a éclairé la
modernité architecturale et urbaine, la tentation de la comparaison aux potentialités
du présent se fait sentir. En effet, une nouvelle conjoncture politique, sociale,
environnementale est en train de se configurer actuellement à l’échelle nationale avec
la transformation « automatique » en métropoles de neuf EPCI (établissements publics
de coopération intercommunale) de quatre cent mille habitants contenus dans une aire
urbaine de six cent cinquante mille habitants : Bordeaux, Grenoble, Lille, Nantes, Nice,
Rennes, Rouen, Strasbourg et Toulouse. Cependant, il convient de rappeler que par la
répartition géographique de ces nouveaux « moteurs territoriaux », de nouvelles scènes
d’action sont en programmation. Ainsi s’établit un véritable champ de recherche
prospective pour les disciplines de la transformation de l’espace, tout à fait comparable
aux cas que le présent dossier des Cahiers met au jour. Dans leurs innombrables plis
institutionnels, leurs dédales administratifs, leurs sommets hiérarchiques et leurs
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fondements politiques, les nouvelles métropoles s’attèlent comme arrière-fonds
scéniques dynamiques qu’il revient aux acteurs d’aujourd’hui et de demain de négocier.
Sur la même scène, architectes praticiens, chercheurs, critiques, théoriciens devront
inventer leur propre rôle dans ce jeu de négociation novatrice. À travers leur action
devrait surgir la quatrième dimension, celle de la culture, pour compléter cette scène
multidimensionnelle (économique, environnementale et sociétale) énoncée dans le
désormais bien connu rapport de la commission Brundtland publié en 1987 et intitulé
Notre avenir à tous (Our Common Future).
6 Non pas que jusqu’ici les milieux urbains et leurs systèmes d’acteurs n’aient fait l’objet
d’études. Au cours des quarante dernières années, nombreuses sont les pages des
Cahiers qui confirment la capacité de l’écosystème de la recherche à développer des
antennes d’observation, des théories d’interprétation et des dispositifs destinés au
projet architectural, urbain et paysager. À l’instar de la présente livraison de la revue,
ce travail de fourmis vient interroger, relativiser, réorienter cette ferveur propre à la
première phase de développement urbain de la période de l’après-guerre. Ce n’est sans
doute pas un hasard si la recherche architecturale dans ses dimensions intellectuelles
et critiques, nourrie par l’ébullition intellectuelle de mai 1968 naît, essentiellement,
avec la crise du pétrole de 1973.
7 Mais il faut avouer que nos chantiers hyper métropolitains, conçus et nés en pleine
crise économique, sociale et environnementale, n’auront sans doute pas à afficher la
même insouciance créatrice, la même ferveur souriante que les quatre histoires contées
dans les pages de ce numéro. L’analyse critique et la recherche prospective auront très
probablement à revoir leurs méthodes mais aussi, et surtout, leurs problématiques.
L’objet n’est pas de savoir si les grandes métropoles vont se réaliser ou pas. Elles sont
déjà en construction et la loi ne fait que cadrer l’énergie vitale du territoire social. En
revanche, reste toujours à savoir comment articuler le principe d’un développement
alternatif, économique, social et culturel comme un seul horizon d’attentes ? L’agenda
d’une recherche notamment spatiale s’articulera autour de la prospective de visions
nouvelles, alternatives, radicalement avancées par rapport à celles qui ont donné
naissance aux temps urbains modernes. Le défi reste inédit, si on le projette sur
l’architecture telle que nous l’avons connue jusqu’à présent en tant qu’indicateur d’une
croissance certaine, forme symbolique de l’expansion des puissants, cri triomphant des
hommes, des groupes et des classes au pouvoir. Face à cet héritage, ce qui est
communément décrit dorénavant comme « changement de paradigme » invite au fond
à imaginer d’autres concepts d’architecture, de projet urbain et de paysages, qui ne
soient pas la glorification de (et ne soient pas fondés sur) une croissance infinie,
inconditionnelle. La recherche aura justement son rôle irremplaçable dans la
production des connaissances nécessaires à l’invention de formes symboliques, de
structures expressives et de programmes d’usage contenant un autre projet de société
grâce à une gestion radicalement différente des ressources.
8 Toutefois, l’analyse critique de l’actualité et sa transformation en objets de recherche
architecturale doit être renforcée. Captif d’un protocole d’échanges fortement politisé
voire partisan, l’univers conceptuel nécessaire à la configuration de systèmes urbains
du XXIe siècle – à l’instar des quatre histoires présentées dans ces Cahiers – attend
encore son big bang. C’est tout juste si des concepts comme « la ville sensuelle »,
appliqués aux nouvelles stations du futur réseau du Grand Paris Express, ont été invités
au centre d’un quelconque débat critique. La recherche prospective de l’Atelier
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international du Grand Paris (AIGP) sur l’habitat et sur les systèmes métropolitains ne
semble pas non plus agiter les foules de spécialistes qui s’agrègent autour de cette
future scène en chantier. Les milieux experts restent chacun cantonné dans sa propre
discipline : architectes, ingénieurs, sociologues, économistes. L’inertie positiviste des
scènes intellectuelles semble en ceci dépassée par la complexité et l’urgence de la
situation à résoudre. Une hypothèse commence à être avancée ainsi, qui ne pourra pas
être abordée dans le cadre de cet avant-propos : les métropoles françaises seraient en
elles-mêmes le signal le plus clair d’un besoin pressant, mais aussi le levier le plus
puissant pour faire évoluer en leur sein les structures de l’enseignement supérieur et
de la recherche afin de soutenir, intellectuellement et scientifiquement, le saut
d’échelle qualitatif dorénavant en état de projet.
9 Or même les postulats et les termes d’un tel projet – de son analyse à son élaboration –
ne sont toujours pas en place, à commencer par le concept même de métropole. On
cherche non seulement les notions mais aussi et surtout les perspectives lointaines de
cette nouvelle métropolisation. C’est donc en partie justifié qu’aujourd’hui nombre
d’approches analytiques soient calquées sur la naissance, l’histoire et l’évolution de la
vision du Grand Paris. Comme le remarque très justement l’historien Hans Christian
Röhl : « Quand les termes clairs manquent, l’Histoire des idées et des termes vient
comme substitut2. » Rappelons que la construction d’un regard critique ne relève pas
nécessairement d’une posture de recherche scientifique. Elle peut être de caractère
essayiste, journalistique, politique ou même ludique ou tragi-comique. En revanche,
une posture de recherche scientifique s’appuie sans ambiguïté sur un regard critique.
Et même si cette double affirmation ne fait qu’enfoncer des portes ouvertes, elle certifie
un certain sens vectoriel des méthodes qui depuis quelque temps naissent dans la
recherche architecturale, urbaine et paysagère. Jeter un regard critique sur un objet
semble être un premier acte de reconnaissance de l’objet, afin qu’il soit par la suite
décortiqué et recomposé, pour enfin donner à la recherche son plein sens critique
contemporain3. La leçon méthodologique que nous donnent les quatre auteurs du
présent dossier s’avère ainsi solide : une scène d’action passionnante et dense,
enthousiasmante ou décevante ; une transcription dans les chroniques de l’époque qui
s’estompent avec la distance temporelle ; enfin un regard contemporain plus éclectique
à travers le prisme des préoccupations du chercheur, qui sont celles de notre temps.
Dans tous les cas, relire signifie re-codifier, re-colorer, ré-interpréter et donner sens à
ce qui semble parfois banal avec la distance temporelle et la perte des détails.
10 Le cadre « métropolitain », à commencer par la métropole du Grand Paris, se présente
comme le terrain indiscutable pour le développement de ces outils critiques par la
communauté des chercheurs en architecture. Cela donnera l’occasion à ce milieu déjà
quadragénaire mais encore jeune et fragile de « monter sur scène » – scène également
de l’enseignement supérieur et de la recherche. Les Cahiers de la recherche architecturale
et urbaine ambitionnent d’accompagner cette montée sur scène. Il convient également
de rappeler que le rapport Feltesse remis à Aurélie Filippetti, ministre la Culture et de
la Communication le 8 avril 20134 s’inscrit précisément dans cet objectif de création des
conditions favorables à la consolidation de la recherche architecturale. De nouvelles
orientations réglementaires, statutaires et budgétaires sont actuellement mises en
œuvre visant à placer les écoles d’architecture et de paysage au cœur de la
recomposition du paysage de l’enseignement supérieur et de la recherche en cours
dans notre pays. La forte mobilisation et les nombreux débats de cette vaste
concertation ont promu une vision large de l’architecture comme « domaine
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irremplaçable d’excellence créative et discipline de recherche au carrefour des sciences
humaines, des sciences de l’ingénieur et des savoir-faire techniques de haut niveau ».
11 Soucieux de constituer plus que jamais un laboratoire d’idées, un espace critique et de
valoriser le renforcement stratégique des liens avec les communautés universitaires,
les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine ont récemment renouvelé et élargi le
comité de lecture de façon à ce que tous les directeurs de laboratoires des écoles
nationales supérieures d’architecture et habilités à diriger des recherches puissent
participer activement aux évaluations scientifiques des articles proposés à la rédaction.
Une nouvelle étape vient d’être franchie avec la mise en place d’un nouveau comité
d’orientation. Celui-ci a pour vocation, grâce à l’engagement intellectuel de ses
membres, d’assurer la qualité scientifique de la revue, son positionnement et son
rayonnement et de contribuer à l’avancée des connaissances dans les domaines traités.
Le comité d’orientation est composé de personnalités éminentes de la recherche dans le
milieu scientifique français et international. Il s’agit de : Jean-Louis Cohen, architecte,
historien, professeur à l’Institute of Fine Arts (New York University) ; Philippe Descola,
philosophe, anthropologue, professeur au Collège de France ; Franz Graf, architecte,
professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne ; Nathalie Heinich, sociologue,
directrice de recherche au CNRS ; Hilde Heynen, architecte, directrice du département
d’architecture, d’urbanisme et d’aménagement à la Katholieke Universiteit Leuven ;
Marie-Christine Jaillet, sociologue, directrice de recherche au CNRS ; Liane Lefaivre,
historienne, théoricienne de l’architecture, professeur à l’University of Applied Arts
(Vienne, Autriche) ; Michel Lussault, géographe, professeur des universités, directeur
de l’Institut français de l’éducation ; Yann Moulier-Boutang, économiste, professeur de
sciences économiques à l’université de Technologie de Compiègne ; Antoine Picon,
architecte et ingénieur des Ponts et Chaussées, professeur à la Graduate School of
Design (Harvard) ; Paola Viganò, architecte-urbaniste, professeure à l’université IUAV
de Venise et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, grand prix de l’Urbanisme
2013. La séance d’installation du comité d’orientation a eu lieu le 17 décembre 2013 au
ministère de la Culture et de la Communication. Elle a été ouverte par Maryline Laplace,
sous-directrice de l’enseignement supérieur et de la recherche en architecture.
12 Forts de l’ambition traduite par le périmètre de compétences de ce « comité de sages »,
les Cahiers contribueront à l’appel qui clôt utilement l’article de Jean Castex : « L’époque
actuelle reste toujours menaçante, se dresse contre le banal, évite la ville, flatte les
vedettes de l’architecture, mène toujours la guerre contre la typologie au nom de la
liberté créatrice des architectes : la lutte de Muratori contre ses adversaires de 1960 est
toujours au programme. Le savoir scientifique y perd ses critères d’analyse qui, dans un
monde aujourd’hui en voie de métropolisation, renforceraient ses capacités
d’interprétation et de conviction. »
NOTES
1. Les Cahiers proposeront prochainement une première traduction en français du Manifeste de
l’Alhambra.
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9
2. Klaus F. Röhl, Hans Christian Röhl, Allgmeine Rechtslehre, Cologne, C. Heymanns, 2008, p. 10. («
Wo klare Begriffe fehlen, dient die Geschichte der Begriffe und Ideen als Ersatz »).
3. Ce regard critique prend tout son sens à partir du moment où on lui reconnaît son rapport de
parenté avec la crise. Crise-critique constitue, en effet, un binôme inséparable, propre à la
modernité.
4. Voir le numéro 28 des Cahiers, p. 105 et 106.
AUTEUR
PANOS MANTZIARAS
Directeur de la rédaction des Cahiers de la recherche architecturale et urbaine ; chef du Bureau de la
recherche architecturale, urbaine et paysagère, sous-direction de l’Enseignement supérieur et de
la Recherche en architecture, service de l’Architecture, Direction générale des patrimoines.
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Saverio Muratori (1910-1973)La ville comme seul modèle
Saverio Muratori (1910-1973), The City as a Model
Jean Castex
1 Comprendre la morphologie urbaine selon Saverio Muratori caractérise une méthode
où l’analyse s’articule indissoluble ment au projet qui la met à l’épreuve. Ce travail
postule la continuité historique du passé et du présent. Nous évoquerons plus
particulièrement Muratori1 autour de deux périodes : les constructions de l’INA-Casa à
Rome entre 1949 et 1954, puis le concours des Barene di San Giuliano face à Venise de
1959, qui a provoqué un drame par le refus des architectes « modernes » de tenir
compte de la science de la ville – la « vraie ville2 » – que défendait Muratori. Son côté
« innovant et d’avant-garde », pour reprendre les propos de Giancarlo Cataldi3, a secoué
la culture de l’architecture en Italie par l’opposition des « grands maîtres » de
l’architecture et passe « comme un événement ignoble » qui entache cette culture (la
phrase est encore de Cataldi). Toutefois, j’aurai à déborder la période de 1949-1959,
pour en couvrir une plus large, de 1932 à 1989, seize ans après sa mort.
L’imprégnation de l’après-guerre à Rome
Les chantiers de l’INA-Casa
2 La situation de l’Italie, après le fascisme, provoque la renaissance d’un débat un long
moment repoussé : l’incapacité de Mussolini à résorber les poches de pauvreté oblige le
président Fanfani à proposer la construction de logements populaires, pour la durée de
deux septennats, de 1949 à 1963, sous le nom d’INA-Casa (Institut national de
l’assurance pour la maison). Créer des quartiers neufs infléchit les positions doctrinales
et ouvre aux notions de type, de ville et de territoire. Muratori est impliqué dans les
réalisations d’INA-Casa à Rome4, il coordonne avec Mario de Renzi (1897-1967) deux
opérations : Valco San Paolo (juin-septembre 1949-1950) pour 440 logements et 2 600
habitants, et Tuscolano II (1950-1952), 3 150 logements, 11 500 habitants. Ludovico
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Quaroni et Mario Ridolfi de leur côté travaillent sur Tiburtino IV (août 1950-1954), 684
logements, 4 000 habitants.
3 Trois ensembles d’idées sont communs aux opérations d’INA-Casa. Il s’agit surtout de
refuser la répétitivité et le caractère mécaniciste marqué par le Mouvement moderne.
Le retour du vocable « spontanéité », repris de la « spontaneitet » des jeunes
scandinaves, se charge d’une réévaluation du projet technique au profit d’une culture
héritée et admise : elle renverse les buts du fonctionnalisme et a l’ambition de traiter
d’un habitant réel et concrètement situé. Mais c’est vers une culture populaire que
tendent les efforts. L’Italie fait le choix de la décentralisation, du local, des techniques
traditionnelles. Bien que contrôlée par l’État, la politique de l’INA-Casa laisse leur
autonomie aux chantiers : elle se base sur la diminution du chômage qui touche de
larges secteurs de la population5. Elle a pour but de développer une culture populaire.
Utilisant des ouvriers de faible formation professionnelle, elle connaît une réaction
anti-technologique dont les conséquences sont essentielles. Elle doit rassembler les
cultures locales du bâtiment, avec l’objectif avoué de « définir un langage directement
accessible aux classes populaires6 ».
Mario Ridolfi a marqué son influence sur les opérations INA-Casa en 1950 en modernisant lestechniques populaires de la construction. Il s‘affranchissait du dogme de l‘industrie et avait facilitél‘interprétation de « la vraie ville » préconisée par Muratori.
4 Ce retour à des technologies et des motifs traditionnels et populaires7 demandait une
mise à plat complète. Elle s’accomplit en 1946 avec le Manuale dell’architetto dans lequel
Mario Ridolfi8 contrôle dessins et texte. Ce manuel a connu une diffusion
exceptionnelle9. Basé sur les techniques de construction et non sur la distribution
comme le Neufert, l’ouvrage s’ouvre à une mise à plat et à un début de théorie. Il
respecte la dissémination régionale, limite les généralisations, montre l’enracinement
local des métiers mais le modernise et finit par toucher même les types de bâtiment.
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Dans un lieu donné il met en valeur la continuité du travail : Muratori y sera sensible
dans le chantier de Tuscolano II, au point de faire droit aux « phénomènes de
construction spontanés » qui prendront place dans sa théorie.
Saverio Muratori au début des années 1970.
Marina Montuori, Lezioni di progettazione : 10 maestri dell’architettura italiana, Milan, Electa, 1988, p. 130.
5 Quaroni et Ridolfi conscients de la présence de la culture artisanale comprennent que
la position de l’architecte doit se modifier. Elle lui imprime, malgré ses compétences,
une modestie visible sur le chantier. Muratori bataillera contre l’individualisme en
l’accusant de faire sortir le projet de « la convention » qui doit le discipliner : il finira
par développer un « magistère austère », à force des retraits qu’elle exigeait. Ridolfi se
transforme en « maître maçon » du projet, donnant l’impression de retourner au
Moyen Âge en refusant la division entre l’architecte et les gens du chantier. Il milite
pour la sobriété, se passionne pour la mise en œuvre, fait reconnaître sa position
« éminente » par Quaroni. Muratori suivra ce repositionnement. La politique de l’INA-
Casa avait fait le choix de s’opposer aux grandes réalisations de machines à habiter du
Mouvement moderne. La norme urbanistique de 1950 prévoyait « des compositions
urbaines variées, articulées, capables de créer des milieux accueillants et reposants,
avec des vues variées dans toutes les directions » pour procurer une « physionomie
propre10 ». Muratori a participé à sa rédaction, refusant la rigidité des projets
rectilignes, il connaissait les sources scandinaves si l’on situe en 1938 sa période
« asplundienne » : c’était sans doute un moyen de ne pas se couper de la culture
européenne en plein fascisme en lui offrant une solution brillante pour réintroduire la
modernité sous les traits d’Asplund dans le projet du quartier de l’Eur.
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À Tuscolano II à Rome, Muratori travaille avec Mario De Renzi, Lucio Cambellotti, GiuseppePerugini, Dante Tassotti et Luigi Vagnetti de 1951 à 1955. Le bâtiment plié face à l‘église del‘Assomption de Marie échappe aux critiques de Caniggia qui ne voit dans le plan qu‘une approchesentimentale de la ville :il définit le côté d‘une place et s‘insère dans le concept du tissu.
6 Gianfranco Caniggia (1933-1987), dont le rôle est essentiel pour développer la pensée de
Muratori après sa mort en 1973, s’est senti obligé de critiquer les chantiers d’INA-
Casa11. Cet essai de ville n’est pas la ville. L’usage de types divers n’est pour Caniggia
qu’« une contrefaçon12 », un souci de composition basé sur la différence, un souci de
créer la variété. Il touche le fond du problème : le vide entre les bâtiments n’a pas
encore trouvé son sens, il reste vacant, il suit la leçon du Mouvement moderne de ne
bâtir que des objets isolés dans un espace indéterminé. Il fait appel à « l’area di
pertinenza13 » pour bien faire comprendre que tout élément bâti s’associe à un lieu
ouvert qu’il détermine : cette notion est la base du concept de ville. En l’absence d’une
division en parcelles qu’on ne trouve qu’à Tiburtino IV, l’appropriation par les
habitants des espaces extérieurs est pauvre et ne fournit aucun sens. L’intérêt pour la
ville reste sentimental14 ; la prendre comme modèle exige d’abord d’en démonter la
structure. Travailler sur un quartier ne dit rien sur la croissance de la ville et sur les
moyens de la diriger.
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Texture du bâtiment plié de Muratori à Tuscolano II.
Muratori suit Mario Ridolfi en modernisant les techniques traditionnelles.
Photographie de l’auteur.
7 Le plan de Tuscolano II reprend la forme « organique » d’un squelette. Muratori n’y
réalise que le bâtiment plié sur la via Spartaco, long de 170 mètres, haut de cinq étages,
soit 20 mètres. Ce n’est qu’une barre mais elle délimite une place, avec des boutiques et
un cinéma, et fait face à une église « baroquisante ». L’Assunzione di Maria Santissima
n’a vu que sa crypte érigée de 1954 à 1970. Trois tendances s’affrontent chez Muratori.
Il ne redoute pas, malgré l’usage du béton, d’être appelé barocchetto15, par une référence
commune des années 1920 chez De Renzi et Ridolfi. Cet exercice de retour au passé
ancre le projet dans le temps écoulé et questionne l’histoire en la mobilisant : le dôme
de l’église inverse la perspective borrominienne. Surtout, il a déjà développé des
analyses précises sur le découpage urbain. Francesco Dal Co16 apporte une appréciation
élogieuse sur la texture de la façade de la via Spartaco : l’ossature saillante contredit la
planéité du bâtiment où les logements se découpent en biais, elle suscite de
l’irrégularité couplée d’« une puissante tension figurative ». Il donne une réponse
valable aux « rapports entre modularité, série et types » : le bâtiment par sa dimension
historique a la capacité « de devenir urbain ». Dal Co sait déceler l’annonce des deux
ouvrages de Muratori sur Venise et sur Rome17, intitulés de la même manière, Studi per
una operante storia urbana de Venise en 1960 et de Rome en 1963 qui en fourniront la clé.
Muratori s’emploie désormais à bousculer ses réticences. Il remporte le concours pour
la chaire universitaire de Venise en 1950. Il y restera jusqu’en 1954. Il s’apprête à
développer ses intuitions pour comprendre le devenir de cette ville fascinante.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
16
Le concours des Barene di San Giuliano
8 En 1959, le Comité de coordination des constructions populaires (CEP) lance un
concours non plus pour Venise, mais pour la terre ferme sur l’autre rive de la lagune :
le quartier lacustre des Barene di San Giuliano. Il faut créer un quartier résidentiel de
38,50 hectares, en l’entourant d’une zone de circulation, de commerces, de bureaux, de
parties récréatives. Le but est de le relier à Mestre et au port de Marghera pour former
une unité. Résidentiel ne veut pas dire quartier dortoir. L’entrée de Muratori dans la
compétition révèle les particularités de son caractère. Il fait preuve de « nonchalance »
(Caniggia18), prend du retard, et au moment où ses collaborateurs croient qu’il a
abandonné, il apparaît à l’agence « avec une enveloppe couverte de dessins, qui
propose trois plans » (Cataldi19). Chaque plan est rapidement mis à l’étude par les
assistants, et rendu non pas comme trois projets, mais comme un seul divisé en trois
phases, avec un titre unique, « Estuario » et des chiffres romains de I à III. « Estuario
III » remporte le premier prix. « Estuario I » reçoit une mention honorable.
« Le Campo S Marina, comment le relevé actuel permet de découvrir la structure d’origine ». Studi peruna operante storia urbana di Venezia, 1960.
Collection de Philippe Panerai.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
17
L’ouvrage de Muratori, Studi per una operante storia urbana di Venezia, 1959 et 1960 est le modèled’une étude sur la forme de la ville.
Collection de Philippe Panerai.
La ville comme seul modèle
9 De l’autre côté de la lagune envasée, les Barene di San Giuliano regardent Venise, à un
peu plus de 3 kilomètres. Venise apparaît comme l’exemple à suivre20 : « Son histoire
concrète et sa culture favorable à l’homme ont donné à Venise, dans le champ de la
construction publique, la même excellence qu’elle procure à l’urbanisme. » Les raisons
données ne sont pas formelles mais politiques – balance entre le collectif et
l’individuel –, sociales – ne pas bouleverser ce qui marche –, et économiques – trouver
des solutions contemporaines aux désordres graves qui menacent notre culture. Mais,
comme le projet est aussi un plan de ville, il faut se garder de ne pas commettre trois
types d’erreurs : sur la quantité, ne pas atteindre les limites de l’intolérable dans la
dimension bâtie et la distribution ; sur la série, bien voir à la fois son contenu
économique et culturel ; sur le style, « chasser la monotonie, le désordre, l’éphémère ».
Et comme l’exigence d’un concours demande de synthétiser des règles, Muratori en
propose quatre, « organisme, agrégation, types, expérimentation ». Elles sont fondées
sur le passé même de Venise : un sens « sûr » de l’organisme qui contrôle la forme ; un
sens « vif » du groupement qui assure la solidarité et la distinction ; un sens « résolu »
du type ; et surtout, la volonté « tenace » d’« expérimenter sur les types21 » qui a fait de
Venise un lieu « toujours créateur ». Cette habile rhétorique introduit trois plans :
Estuario I est formé d’une série d’îles « de forme, dimensions et de structures typiques, qui
regroupent des grappes de quatre ou cinq éléments, liées entre elles et à la terre ferme par
des ponts et des digues », pour former des quartiers autosuffisants qui se regroupent sur la
berge opposée au réseau routier. « Ce plan présente la réinterprétation par la technique et le
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Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
18
goût moderne du schéma de la Venise de l’an mille. » Habiter sur une île accroît le contact
avec le paysage, la lagune, et permet l’isolement des habitants.
Estuario II propose autant de péninsules pour former des quartiers autonomes selon une
structure caractéristique ; des canaux les séparent, mais elles sont irriguées par une voie
terrestre qui gagne, au bord de la lagune, une place munie d’un équipement. Le schéma
présente la forme d’un éventail, et dessine un peigne dont les dents sont parallèles au
rivage. « Ce plan présente dans le goût moderne la version de la Venise gothique. »
Estuario III se divise en deux parties appuyées aux quais (fondamenta) qui bordent l’estuaire
et offrent la vue de Venise. Des îlots allongés sont délimités par deux séries de canaux,
perpendiculaires et parallèles au rivage. Il faut les comprendre comme l’addition des deux
propositions précédentes, avec le choix de mieux marquer la ville comme une totalité grâce
à une ligne transversale d’équipements et de services parallèle au rivage. « Ce plan s’inspire
de l’urbanisme vénitien le plus récent (XVIe-XVIIe siècles), déjà moderne en sa substance. »
Muratori, dans son livre Studi per una operante storia urbana di Roma, 1963, donne un relevé ducentre de la ville, où l’on reconnaît la place Navone, la trace du théâtre de Pompée, le palais deVenise et le Corso, du haut à gauche suivant les aiguilles d’une montre.
Muratori, Studi per una operante storia urbana di Roma, 1963.
10 La ville comme elle est devient le seul modèle, toujours actif, capable de modeler son
avenir. Le projet de Muratori ne fait que prendre son développe- ment dans le passé
pour l’actualiser dans le présent. La pensée subit une accélération redoutable : il ne faut
plus chercher dehors des modèles abstraits entachés de simplification et grossièrement
mensongers. La ville, toujours actuelle et contemporaine, est un processus historique
qui s’accomplit dans le présent. Dans ce processus, connu par le vécu, les origines sont
proches et s’enchaînent pour fournir une forme et des types à travers lesquels la ville
d’aujourd’hui saura s’accomplir. Muratori a observé Venise, il a réuni un répertoire de
solutions et il propose « une pure et simple reconduction du passé » (Caniggia). Le
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Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
19
projet s’est aussitôt heurté à un barrage redoutable qui a empêché sa réalisation.
Caniggia qui, en 1959, devient l’assistant de Muratori, était convaincu des qualités
« impensables pour les architectes d’alors ». Il nous revient d’en faire le procès :
donnons la parole aux critiques, puis laissons passer 25 ans, l’hostilité n’a pas disparu,
bien que d’intelligentes réalisations aient appliqué la méthode de Muratori au tissu
vénitien en 1981-1989.
Trois plans pour les Barene di San Giuliano à Mestre (1959).
Ces plans présentent trois temps de la formation du tissu : autour de l’an mille (Estuario I, mentionhonorable), période gothique (Estuario II) et, basée sur le XVIIIe siècle, celle « qui paraît moderne »(Estuario III, primée).
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
20
Ludovico Quaroni exprime pour les Barene di San Giuliano l’acceptation totale d’un plan rationnel,opposé à Venise sur l’horizon.
L’impossible compréhension du projet de Muratori
11 Le concours des Barene di San Giuliano, rendu en août 1959 par 200 équipes, est le seul
proposé par le ministère des Travaux publics. Il dépasse la taille d’un quartier
autonome, avec ses 50 000 habitants. Le concours est fait pour séduire : en plus des
38,50 hectares du quartier résidentiel, les candidats se voient offrir une surface le long
de la côte, d’une « ample » respiration pour assurer les liaisons entre la terre ferme et
la lagune. Le vainqueur sera chargé de la rédaction du plan d’urbanisme et sera flanqué
des sept autres mentionnés qui se partageront la réalisation. Sauront-ils s’entendre ?
Giovanni Astengo (Urbanistica no 31, juillet 1960) en doute. Il vient de montrer que les
sept mentionnés présentent des solutions « riches d’intérêt […] animées d’une forte
idée motrice », mais « seules les solutions de Muratori s’en séparent, et le concours
risque d’être un combat intime et irréductible entre les conceptions du coordinateur
d’un côté et des coordonnés de l’autre » (p. 95).
12 La querelle relayée par la revue L’Architettura de juillet 1960 oppose Bruno Zevi et
Leonardo Benevolo dans le numéro 242 de Casabella à une recherche plus savante sur la
notion de type montrée peu avant par l’historien Giulio Carlo Argan dans le Bollettino
del Centro Internazionale de Studi di Architettura Andrea Palladio, vol. I, 1959. Quelle que soit
l’admiration que l’on prête à Bruno Zevi, son éditorial « Viatique pour les
psychopathies lagunaires » le révèle prêt à trancher avec brutalité : il manie la plume
comme un instrument de guerre. Le résumé écrit en français, en marge, aligne les
motifs de condamnation22 : « position absurde », « copier les monuments majeurs est
immoral, copier les dialectes est à la fois ridicule et impossible », « la rhétorique de
« l’architecture mineure » est délétère et artificieuse comme le plus mauvais éclectisme
au XXe siècle. »
13 La fureur du débat révèle autre chose qu’un vague assentiment. Bâtir une « ville
satellite de type rationnel, flanquée d’un vaste parc sur la lagune », voilà comment
suivre la lignée de l’urbanisme moderne. Il applaudit au projet de Quaroni,
« plastiquement éloquent », parce qu’il dresse sur la lagune, face à Venise,
« l’enveloppe de hauts cylindres ouverts jusqu’à la mer ». Il condamne Muratori parce
qu’« une copie du Parthénon engendre l’obscénité, mais décalquer une maison en
bande de Burano est simplement ridicule ». Il ne lui trouve « aucune idée, aucune
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
21
méthode, aucun principe », sinon la suprématie de l’esthétique vernaculaire qui
prévaut sur l’économie et sur les mœurs contemporaines.
14 Poussant une « guerre sainte sans merci », Benevolo23 qui a la charge de quatre pages
dans le numéro 242 de Casabella24, « dépasse les limites de la polémique culturelle25 ». Il
rejette le vainqueur, Muratori, accusé de s’enfermer dans la pureté de sa solution, de
refuser de négocier, de faire, par sa position extrême, vaciller tout espoir d’entente. Il
est inadmissible, dans les années 1960, de maintenir un « concept aussi archaïque et
conventionnel de milieu habité » en le vidant de tous « les systèmes complémentaires »
qui, en plus de l’habitation, permet- traient « sa vie et son développement
harmonieux ». La faiblesse de Muratori vient de ce qu’il croit être sa force : le milieu
habité sur lequel repose son discours est absent. Rien ne vaut de dresser aux Barene un
tissu reproduisant la Venise ancienne, « avec ordre et régularité, face au chaos de
Mestre ». Benevolo laisse soudain sourdre sa rupture d’avec Muratori, il ne lui accorde
rien, il l’accuse d’être « comme Dracula, un vampire, qui ne peut circuler seul que
jusqu’à l’aube, et autrement se désintègre ».
15 La position d’Argan manifeste à l’inverse une vision positive de la typologie. La fin de
l’été 1959 avait permis de mettre face à face des architectes, des historiens de
l’architecture et des historiens de l’art, à la villa Cordelina-Lombardi, à Montecchio
Maggiore, à 12 kilomètres de Vicence, du 27 août au 16 septembre26. Sans omettre la
définition de Quatremère de Quincy, Argan donne quatre leçons essentielles. Le type est
« vague et générique », et pour mieux comprendre, il faut penser à la superposition
d’une série d’éléments qui fait disparaître les caractères spécifiques pour ne conserver
que ce qui fait l’unité de la série : un schéma où se révèle « la réduction d’une série de
variantes formelles pour exprimer leur structure commune ». La typologie ne se réduit
pas aux nécessités du classement, elle a un but « esthétique » et donc inventif. Quant
aux fonctions, on ne doit pas commettre l’erreur de croire qu’elles sont reflétées par la
forme, mais qu’elles traduisent leur configuration, par une souplesse que l’histoire
démontre par des phénomènes de substitution. Argan connaît bien la menace qui pèse
sur le XIXe siècle, qui « rigidifie » la typologie, au risque de la « typification »,
appauvrissant la richesse de l’art, par types d’hôpitaux, d’hôtels, de banques, etc. Il voit
le danger de « déhistoriciser » l’architecture par cette conception étroite du type, par la
« suspension du jugement historique » qui rend incapable de décréter la mort d’un type
ancien, refusant alors de le remplacer par un type nouveau.
Vingt-cinq ans après, toujours la guerre de tranchéessur le type
16 Comparer le projet de la Giudecca de Gino Valle (1981-1984) et celui de l’ex-Saffa de
Vittorio Gregotti (1984-1989) avec l’îlot type de Muratori pour les Barene (1959), révèle
que la pratique a donné raison à Muratori. Le projet de Valle, qui complète sur la rive
sud la reconversion de la brasserie Dreher, est la transcription d’un tissu de rues
rapprochées qui découpent des îlots filiformes, fréquents à Venise. Il en reprend même
le retournement en fin d’îlots, qui laisse place à des palais « les pieds dans l’eau »,
changés ici en belles demeures urbaines. L’ensemble résidentiel de Gregotti27 propose le
même type d’îlots. La reconnaissance de la ville à l’entour est complète, elle fait droit
aux campi, campielli, aux portiques qui abritent la vie sociale. Le type « à cour » permet
de donner aux habitants une hiérarchie de lieux offerts à la pratique, avec jardins, loges
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
22
ou toits-terrasses poétiquement entremêlés, et d’évoquer l’identité vénitienne par
l’emprunt à un langage facilement compréhensible. Les toits de tuile, les corniches, les
terrasses protégées par des cages de bois, les escaliers saillants reprennent l’idée d’une
culture populaire, avancée 30 ans auparavant, en 1954 pour le quartier INA-Casa de
Tiburtino. Certaines esquisses préliminaires ne se cachent pas d’évoquer la bourgade
rurale tancée par Aldo Rossi28.
17 Gregotti, intéressé par le territoire, comme l’était avant lui Muratori, était persuadé
que l’analyse typologique devait y apporter sa preuve. En 1966, il avait donné sa propre
définition du type : « Le concept de type vise à ordonner l’expérience selon des schémas
qui la rendent opératoire (sur le plan de la connaissance et de la construction), en
réduisant à un nombre fini de cas l’infinité des phénomènes possibles29. »
18 Le type est un ensemble de traits caractéristiques, susceptibles d’être imités. Il n’est
plus besoin de le remettre en cause : on peut le reproduire globalement, avec des
réarrangements occasionnels. Le type fonctionne dans le projet comme une « boîte
noire ». Boîte noire de Gregotti ou « type à priori » de Muratori, cherchons les
différences. Muratori, impressionné par le débat philosophique, revient à
l’épistémologie kantienne : la connaissance procède par a priori, pour le temps, l’espace
et pour le « type ». Vite dit par S. Malfroy : « On a toujours le type avec soi30 » comme
objet de connaissance et de repérage acquis par l’apprentissage. Le type, alors, n’est
plus un produit de l’analyse, mais devient-il proche de la « boîte noire » qui s’impose au
projet, par un processus d’héritage ?
Positions tranchées sur le type
Werner Oechslin, l’intelligence du type centré sur la société
19 Le débat sur le type, volontairement réduit ici, met face à face Werner Oechslin et
Bruno Reichlin, devant Benevolo toujours hostile, Giancarlo De Carlo et Aldo Van Eyck
effarouchés. Oechslin31 nous convainc qu’« un effort intellectuel minime » nous
garantira d’opinions « voilées d’arrogance » que l’on trouve chez Zevi : « L’art est
antitypologique, toute création architecturale est inévitablement l’interprétation
individuelle de l’artiste, et c’est le style qui définit le type. » Oechslin s’étonne de
l’importance que le débat italien donne au concept de type défini par Quatremère de
Quincy et surtout de sa reprise par Giulio Carlo Argan32 en 1962. Il se fait l’écho de
malentendus dans la position d’Argan qui préfaçait un recueil de textes en l’honneur de
Hans Seldmayer, sujet lui-même difficile. Oechslin préférerait qu’on fasse appel « à la
distinction philosophique entre forme et matière, en proposant ainsi une
correspondance conceptuelle entre type et figure ». Heinrich Wölfflin33 reprenait le
schème kantien en distinguant le schème producteur et l’image produite : le schème est
« une règle qui sert à déterminer notre intuition conformément à un certain concept
général ». Caché dans la pensée, il est indispensable pour donner sens à l’intuition, et
fait passer de l’a priori au monde sensible et contingent.
Mutations du type de base à Florence, Rome et Gênes.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
23
Gianfranco Caniggia, Gian Luigi Maffei, Lettura dell’edilizia di base, Venise, Marsilio, 1979. Planche 12,p. 101.
20 C’est dans cet esprit que Werner Oechslin modifie l’analyse de la notion de type chez
Quatremère de Quincy : elle sera moins positive, parce qu’elle doit reconnaître le
problème de l’application. Le type devient alors indispensable au projet. Il faut revenir
sur une lecture plus fine des vocables « architecture », « caractère » et « convention »
de l’Encyclopédie méthodique de 1825, sans oublier les Considérations morales sur la
destination des œuvres d’art de 1815 de Quatremère. Bien sûr, « il faut un précédent à
tout ».
21 Le type s’ouvre à l’imitation. Par l’entremise de la géométrie, base vitruvienne de
l’architecture ou par la médiation des sens, le type peut être représenté par un dessin,
le dessin « architectonique », être transposé et utilisé. La conclusion de W. Oechslin
mérite d’être citée en entier : « Il est évident qu’on ne peut plus traiter la typologie
d’être un modèle simplificateur, qui standardise ou réduit l’architecture, si bien que
nous devons y reconnaître une construction conduite avec intelligence, qui garantit la
liaison des conditions à la fois systématiques autant qu’historiques et conventionnelles
(et pour cela toujours centrées sur la société) qui tiennent l’architecture sous leur
interdépendance réciproque. »
Bruno Reichlin, la typologie du Moderne.
22 Leonardo Benevolo, Giancarlo De Carlo et Aldo Van Eyck34, effarouchés par la typologie
Bruno Reichlin se donne, de son côté, le droit de montrer les bienfaits que l’étude
typologique a introduit dans la pratique du projet moderne. Mais la typologie révèle
quatre attitudes neuves : l’intelligibilité, la compréhension de l’architecture, la genèse
de l’engendrement des types, surtout, l’innovation. Quatremère de Quincy, il fallait s’y
attendre, approuvait par sa maxime : « Le type (permet à chacun) de concevoir une
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
24
œuvre qui ne ressemble à aucune autre. » Alors, Reichlin fait face à la production des
Modernes, depuis les années 1920. Sa vision optimiste propose une intelligence
meilleure de la typologie de la production moderne, il fait œuvre d’ouverture, n’a rien à
reprocher à Quatremère sur les degrés de transformations qui assurent la modernité du
type.
Comprendre le territoire doit venir avant la ville.
Les parcours de crête descendent à mi-pente et achèvent leur ramification. Gianfranco Caniggia, GianLuigi Maffei, Lettura dell’edilizia di base, Venise, Marsilio, 1979. Planches 52 et 53, p. 208-209.
Dessins de Martinelli.
23 Pour Leonardo Benevolo, la cause du type est entendue. Pour consommer la fin du
classicisme, « il faut abandonner pour un temps toutes les références à la typologie » :
la rhétorique classique est morte, la dialectique la remplace en cherchant « des règles,
des méthodologies disciplinaires, des types », il refuse de manipuler d’anciennes
traditions détachées de toute réalité historique. Le vieux type est mort. Benevolo ne
croit qu’en la recherche patiente. Giancarlo De Carlo se donne pour effarouché par la
typologie dans un message aux étudiants du laboratoire international d’architecture et
de design urbain, ILAUD35 publié dans Casabella en août 1979, sous le titre « Notes sur
l’ascèse débauchée de la typologie ». Il reprend la conception frileuse de Gregotti, que
le type n’est qu’un stéréotype, un type rigide, confondant typologie et typification36.
Van Eyck, s’effraie de la dispute sur la typologie, la querelle des définitions, se
retranche derrière un refus de comprendre. Son message à Gregotti le raidit : « Mon
cher Vittorio, je n’ai jamais mis d’aussi sales mots sur du papier – et je n’ai jamais
consenti à ce genre d’“ologie” ou “ologique”, si bien que je ne peux pas faire partie de
ta chambre d’horreurs intellectuelles. »
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
25
La synthèse muratorienne
24 Ces résistances, douze ans après la mort de Muratori, nous obligent à un retour en
arrière, jusqu’aux années 1949-1973. Le champ européen est encombré par la remise en
cause des dogmes des CIAM : le discours dominant est tenu par les membres de Team X,
la situation en Italie n’échappe pas à des moments de contestation, l’assurance que
prend Muratori sur l’analyse de la forme urbaine le conduit à livrer ses deux ouvrages
sur Venise et sur Rome. L’école muratorienne se renforce, avec notamment Paolo
Maretto, Gianfranco Caniggia, Gian Luigi Maffei et Giancarlo Cataldi. Il convient donc
d’affirmer les convictions accrues de l’école muratorienne pour faire valoir les
solutions nouvelles de la pensée de la ville et de l’histoire « active » inspirées par
Muratori.
Le type comme concept actif ou l’adaptation graduelle de la ville
25 Les assistants de Muratori font siennes ses hypothèses, les adaptent progressivement
pour développer la théorie morphologique et en accroître l’efficacité. Ce qui exige de
revenir sur les bases de sa pensée. Il fallait préciser la notion de type. Muratori s’était
contenté « d’en donner des aperçus contextuels, tout au long de ses ouvrages37 ».
Gerosa résume la définition réarrangée par Maretto après son travail sur Venise38. Le
type ne résulte pas d’une analyse mais est connu de manière intuitive à priori : « Le
type est donc une synthèse a priori, préexistante à l’acte de bâtir, une expression
catégorielle totale, synthétique des aspects moraux, économiques, structuraux,
technologiques, plastiques-figuratifs. Cette catégorie universelle qu’est le type n’est pas
une entité statique mais elle est ouverte à un développement directionnel continu
caractéristique d’une certaine civilisation39. »
26 Mais si le type est un concept actif, encore faut-il indiquer comment il se modifie.
Caniggia40 a inventé le terme de processus typologique (en italien typologia
processuale41). Il était gêné par l’emploi du mot de morphologie, car pour lui la forme est
un leurre qui renvoie au type, structure cachée déterminante. C’est donc aux caractères
typiques de se modifier, c’est eux qui portent sens. Quel est le rythme de ses
transformations ? Il est fort lent et ne se voit que dans la longue durée. Caniggia
observe que la ville ne progresse que par des adaptations graduelles qu’il pare du joli
nom de « capillaires », faites de légères transformations dans des édifices stables. Leurs
stabilités portent la trace d’un substrat culturel, par l’emploi d’un terme emprunté à la
géographie et à la philosophie. Si le type se modifie par de modestes adaptations, il
devient « type porteur » (typo portante en italien) en usant d’un terme où on voit bien
que l’on a besoin de l’ancien pour trouver du nouveau. Ce type peut se révéler par force
obsolète, mais son substrat servira « de support à l’innovation d’un nouveau type
porteur ».
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
26
Schéma du monde romain et mésopotamien antique.
Études faites entre 1969 et 1973.
Giorgio Pigafetta, Saverio Muratori architetto. Teoria e progetti, Venise, Marsilio, 1990. Planche 30.
27 Tout le travail mené aux Barene di San Giuliano s’éclaire précisément. Mais aussi la
crise de la culture qui obsède Muratori et qui justifie les critiques lancées contre lui. Le
besoin d’assurer la permanence des modes de construction heurtait les critiques, mais
plus encore leur incompréhension de la lente transformation des « modèles culturels42
». Elle s’oppose à l’inverse à l’idée trop commune de la mutation43 brutale que dément
l’analyse sociologique44 surtout en France. Si l’habitat est une expérience formatrice
d’habitudes, il s’agit moins de malmener les habitus des populations à traiter, mais de
leur fournir de légères possibilités d’adaptation à une nouvelle situation dans le temps.
La continuité du passé argumente pour le présent et pour l’avenir. Les positions
françaises des années 1970-1980 prouvaient une grande compréhension de la théorie
muratorienne, malgré la gêne due à la faiblesse des échanges qui dressaient une
muraille entre l’Italie et la France. Mais empruntant fréquemment à Carlo Aymonino et
à Aldo Rossi, certains se coupaient de l’orthodoxie muratorienne, en dissociant le projet
de l’analyse, présentant de Muratori une version entachée de « moderne ».
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
27
Le siège de l’ENPAS à Bologne regarde du côté du gothique mais réalise une architecture« moderne- antique ».
Archives Bollati-Marinucci.
La série des échelles
28 De la parcelle au territoire, la synthèse muratorienne touche la série des échelles,
appelée en italien gradi scalari ou traduite par Gerosa par « progression d’échelons ».
Paolo Maretto a formalisé les échelles en 197345. Le parler courant préfère dire maisons,
rues, villes, régions. Elles s’ancrent dans la culture locale de ceux qui « parlent et
habitent des maisons non projetées construites sans l’aide du dessin, proches d’eux et
de leur milieu » qui avaient la faveur de Caniggia46. Nos façons savantes poussent à
adapter les noms : parcellaire, îlot, territoire, et à trouver pour chaque niveau une
typologie correspondante. La même démarche a été reprise par des anthropologues,
sociologues, historiens modernes et géographes qui ont coordonné L’Aventure des mots
de la ville (2010)47 : « Les mots de tous les jours » étaient choisis à la différence « de ceux
qui appartiennent aux langages techniques, administratifs ou savants. » Ils excluent
« les concepts abstraits », cherchant à montrer que « les mots de la ville ne font pas que
décrire le monde urbain, ils contribuent à le constituer » (Depaule, Topalov, 1996). Pour
Maretto, en 1973, qui refuse de nommer la forme urbaine, il dira « types de ville » et
pensera à l’articulation des niveaux du bâti de l’élément au territoire, traversant le
tissu et la ville. Dépendant toujours de Benedetto Croce, il divise la globalité en quatre
séries d’échelle et montre comment passer de l’une à l’autre. Typologie parcellaire,
éléments de liaison, d’association, le tracé parcellaire et sa pratique fournissent une
typologie de cours, de rues qui deviennent la base de l’analyse de la ville, formes de
tissus urbains, types de ville.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
28
Le siège de la Démocratie chrétienne à Rome (1955-1958) montre quelle créativité est donnée aupassage du passé au présent : voûtes, porte-à-faux des façades.
Giorgio Pigafetta, Saverio Muratori architetto. Teoria e progetti, Venise, Marsilio, 1990. Planche 24.
29 Rappelons-nous de la leçon de Muratori, tirée de Studi per un operante storia urbana di
Venezia (1960) : « Le type ne se caractérise pas en dehors de son application concrète,
c’est-à-dire en dehors du tissu. » « Le tissu urbain à son tour ne se caractérise pas en
dehors de son cadre, c’est-à-dire en dehors de l’étude de l’ensemble de la structure
urbaine. » La fin de la vie de Muratori été consacrée à généraliser ses observations pour
atteindre l’objectif de traverser les continents pour y dégager « de grands organismes
unitaires, typiquement différenciés entre eux48 » où s’identifient les caractères propres
des diverses cultures. Les planches des tabellone couvraient toutes les échelles, depuis
les meubles, la distribution des appartements, les « schémas spatiaux » des édifices, les
agrégations tissulaires, la forme des villes, les parcours qui structurent le territoire, par
crêtes et vallées, l’étendue des mondes culturels, comme le monde romain, l’Inde ou la
Chine.
30 Muratori faisait œuvre de structuraliste en reliant les structures « typiques » des
établissements avec l’organisation « typique » des sociétés civiles. L’essentiel, pour lui,
n’était pas de « tout réduire à un “concept”, à un “lexique” ni à une “méthode” », mais
d’expliciter « la structure du réel49 » par un système qui apportait ses lois pour relier
tous les éléments. L’intérêt porté au territoire lui permettait de « relier le tissu, les
parcours et les structures orographiques », dans une logique reconnue par Manfredo
Tafuri50. Surtout elle lui donnait la possibilité de projeter les expansions urbaines, sans
que sa mort (en 1973) ne lui ait donné le temps de les réaliser ni même de publier ses
résultats, qui restent sous forme d’enregistrements et de liasses de documents.
Travailler l’histoire. La storia operante
31 La réalité profonde de la pensée de Muratori était de solidariser le projet et l’analyse
par une série de raisonnements qui actualisaient l’histoire : l’histoire c’est aujourd’hui,
il n’y a pas de distance entre le jour d’aujourd’hui et le passé qu’elle accomplit. Si l’on a
compris les trois étapes du projet des Barene di San Giuliano, c’est là que se fabrique le
tissu actuel. Mais il s’agit du tissu anonyme de base qui renoue avec l’habitat spontané,
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29
faisant usage des techniques locales. La position de l’architecte doit être renversée.
Cependant Muratori n’a pas craint, dans sa carrière d’architecte, d’édifier des
« émergences » comme des églises, sièges sociaux d’un parti politique, la Démocratie
chrétienne. Produire cette architecture demande finesse et complexité. Muratori
désigne ce travail d’investigation typologique par le concept de « travailler l’histoire ».
32 Pour respecter les types, il faut limiter les ajouts successifs et refuser l’outrance
individuelle. La position est éthique, elle se fonde sur la modestie de l’architecte qui n’a
pas à faire œuvre individuelle, bien que, chaque fois, sa manière ne fasse que
progresser. Le concept de storia operante vient de la pensée de Benedetto Croce en
postulant non plus la force des oppositions mais la nécessité d’accorder les distinctions.
Elle s’oppose aux excès de l’abstraction, postulant une « intuition transfigurée » par la
posture de l’esprit qui relie les éléments distincts. Peut-être pourrait-on rendre storia
operante par l’histoire à l’œuvre dans le présent, avec l’identité de l’analyse (appelée
« lecture ») et du projet. Muratori est d’un historicisme absolu, il pense à l’histoire
« comme pensée et comme action » comme le voulait Croce51.
33 Giorgio Pigafetta indique bien dans son Saverio Muratori architetto, le besoin d’éclairer
une position claire dans la détresse de la production de l‘architecture des années
1952-1958. Il fallait refuser a la fois le passéisme et la prétendue avant-garde. Le siège
de l’ENPAS, à Bologne (1952-1957), sur une artère élargie et fréquentée, voie centrale,
refaite au xixe siècle, mais sur une partie détruite par la guerre, s’inspire des valeurs du
gothique du centre de Bologne et réalise avec lui des transferts démonstratifs. Bâtiment
de peu d’épaisseur, sur huit niveaux, il modernise le gothique, invente une modénature
actuelle pour dénoncer la banalité de l’architecture du XIXe siècle. Différent des projets
anciens, il est la première expression de la ténacité avec laquelle Muratori tient à la
storia operante. Le siège de la Démocratie chrétienne (1955-1957) est fondé sur la volonté
de continuer l’architecture typique de Rome. Il réutilise le schéma du palais de la
Renaissance du début du XVIe siècle, il comprime au-dessous l’atrium, fait œuvre en
respectant la distribution renaissante, invente des porte-à-faux pour placer le plan
noble et faire déborder la toiture. Si la continuité du XVIe siècle pouvait être convoquée
en passant par-dessus le temps du Moderne, le palais a été jugé caricatural par Paolo
Portoghesi avec l’excuse de l’intensité de la crise de l’architecture des nnées 195052.
34 D’autres, comme Giannini53 le mettaient au niveau de « la meilleure architecture du
siècle », mais une remarque de Franco Purini doit éveiller notre attention : « Les
architectures de Muratori sont faites à travers lui », à la différence de Libera où elle est
« faite par lui », comme si le fossé de l’histoire venait d’être effacé. Muratori se dresse
contre un faux historicisme54, refuse la coupure entre le passé – le temps où la ville s’est
faite – et l’action de construire au présent. L’histoire disparaît dans l’actualité du
présent qui la poursuit : simplement, l’histoire est au présent, « à l’œuvre », sans
rupture, capable de négocier l’aujourd’hui dans la reconnaissance d’un passé toujours
actif. Il ne peut y avoir qu’une vision unitaire qui crée, par-dessus les oppositions, les
vecteurs efficaces de la continuité visible pour la vie des sociétés traduite dans les
établissements urbains qu’il faut lire comme le lieu d’apprentissage des mœurs et de la
vie quotidienne. Le souci de traiter des « émergences » poussait à l’extrême les
convictions de Muratori. Il faut regarder avec soin le Palazzo Sturzo, siège de la
Démocratie chrétienne. Il faut comprendre le mélange d’une ossature moderne et ses
capacités d’expression classique, voir le rythme des fenestrages amplifié par des
travées à la Serlio, tout en respectant les fenêtres en longueur d’inspiration
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corbuséenne. Surtout, les salles refusent les plafonds anonymes pour être voûtées par
des réseaux de pénétrations qui dénoncent la misère de bien des bâtiments
contemporains. Les porte-à-faux débordants sont réalisés en brique, portés par des
arceaux qui prennent au-dessus des poutres en béton une lisibilité manifeste et incitent
à un processus créatif qui rend l’histoire actuelle.
Anne Vernez Moudon suit les enseignements de Caniggia.
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31
Les maisons victoriennes, basées sur la ventilation des pièces centrales, influencent Mac Donald dansson immeuble de 18 mètres de façade marqué par la tradition de la côte Pacifique (1979) : le« processus typologique » prend sa source dans les types anciens par de « graduelles adaptations ».
Anne Vernez Moudon. Built for Change. Neighborhood Architecture in San Francisco, Cambridge (MA),The MIT Press, 1986. Planches 3.13, p. 61 et E.11, p. 212.
Le tissu banal de la ville
35 Si les « émergences » se comprennent comme des exceptions, bien qu’elles naissent du
tissu de la ville, le tissu banal devait exciter les muratoriens. Je n’en prendrai qu’un
exemple. Sous la direction de Giuseppe Strappa, les articles de Tradizione e Innovazione
nell’architettura di Roma Capitale, 1870-193055 couvraient les moments de crise de la fin
du XIXe siècle et de l’émergence du « moderne » avant 1930. Caniggia y posait le
problème de « la ville réelle », celle qui a été construite, et voulait en restituer l’histoire
en refusant les critères de sélection des historiens « modernes ». Il la révèle avec Giulio
Magni (1859-1930), architecte important mais auquel on refuse sa place au premier
rang56. Il se spécialise dans l’architecture domestique, ses commandes abondent en
immeubles urbains, bureaux, maisons à loyer, villas, et il dessine également des
lotissements. Il ne s’agit pas d’opposer ceux qui connaissent le mouvement européen et
ceux qui l’ignorent. Mais de mettre le doigt sur un choix critique fait plutôt
d’expériences autochtones, qui s’inscrit dans le lieu et qui demande d’exclure certains
comportements pour n’accepter que « les valeurs déclarées sans opposition au bâti
romain ». Tout son intérêt est d’approfondir l’architecture de Rome pour en tirer des
solutions capables de résoudre le dramatique problème de l’extension urbaine née
après l’unité de l’Italie.
36 L’article de Caniggia « Permanenze e mutazioni nel tipo edilizio e nei tessuti di Roma,
1880-193057 » prend garde de ne pas suivre l’accusation « odieuse et rituelle » que cette
architecture ne fait qu’obéir aux dogmes de l’Académie. Faire un retour au XVIe siècle
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marque la différence entre les monuments (ou « émergences », églises, couvents,
palais) qui constituent le discours « lettré » des architectes et la construction du bâti
courant qui « parle » le langage simple utilisé par « d’humbles exécutants » non
architectes. Cette juxtaposition donne sa consistance au tissu de Rome : elle tient
compte des lotissements du Champ de Mars, du Borgo, des axes de Sixte-Quint. La
maison banale construite en bandes, sur deux ou trois étages, associée aux
« émergences » suffit à faire la ville. Une relative fixité se poursuit jusqu’aux années
1880.
37 Rome capitale, après 1870, connaît de vastes lotissements en grille, souvent coupés de
diagonales, avec des îlots de 100 mètres par 60 ou 80 mètres que l’on trouve sur
l’Esquilin, contre la gare Termini, ou de l’autre côté du Tibre, face au Champ de Mars,
quartier des Prati ou de la place Mazzini. Critiqués comme monotones, ils sont dessinés
par des architectes qui ne font que reprendre ce que les architectes du XVIe au XVIIIe
siècle faisaient : ils copient des palais, pour abriter la bourgeoisie arrivante à Rome ou
même pour loger des ouvriers.
38 Que les styles varient est de peu d’importance, palais du XVIe siècle, pittoresque
médiévisant ensuite, faveur ré-accordée au Baroque des années 1920, nommée
barocchetto. Mais les types d’habitation varient peu, se référant toujours à la maison en
bandes vieille de trois siècles que l’on incorpore au schéma du palais : la seule
nouveauté se trouve dans le groupement non plus de maisons familiales mais des
appartements qui les remplacent, « qui ouvrent à une vaste gamme de solutions ».
L’importance due aux revenus et la distance entre les classes étirent les solutions
depuis les intensivi les plus denses jusqu’à des versions simplifiées des villas, appelées
villini ou à la solution imaginative de la palazzina qui regroupe autour d’une ou de deux
cages d’escaliers des piles d’appartements au contour diversifié. Villini et palazzine
perdent ce que Caniggia nomme « l’aire de pertinence », l’espace externe associé à la
maison, pour former « une sorte de vert semi-public unifié » commun à l’îlot qui se
trouve ouvert de tous côtés. On trouvera bien sûr des variantes mixtes qui permettront
de créer autour des villini des espaces communs de service et de passage, appelés du joli
nom de chiostrina. La densité des intensivi (où le logement se limite à une salle et une
cuisine) et l’aisance des palazzine (où la bourgeoisie profite de la division entre les
pièces de jour et celles de nuit, avec entre les deux, cuisine et salle de bains) donnent
un nouveau caractère à la ville de Rome au début du XXe siècle. Caniggia ne refuse pas
d’évoquer les chantiers d’INA-Casa de l’après-guerre et de s’employer à rétablir la
continuité du bâti romain en dessinant des solutions de maisons en bandes, à la place
de l’hôpital de la Trinità dei Pellegrini.
39 Cette remise en place du « tissu courant » à l’exclusion des ruptures qu’introduisent la
modernité et l’histoire « moderne », offre une vision réaliste de l’édification de la ville
et prouve, avec Caniggia, le succès de l’école de Muratori. En étroite relation avec les
quatre parties du texte sur l’école muratorienne, vient à l’esprit un livre savant sur
l’histoire architecturale d’une ville : la Rome de la Renaissance. Paolo Portoghesi58 sent
le besoin de faire comprendre la formation du tissu du Borgo et du Champ de Mars à
Rome, avec des éléments d’archives qui fournissent l’idée du tissu de la ville. Anne
Vernez Moudon l’a superbement montré dans son Built for Change. Neighborhood
Architecture in San Francisco59, où elle maîtrise la permanence et le processus des
modifications des maisons prises dans le tissu banal de la ville. À l’école de Versailles et
à l’université de Versailles-Saint-Quentin, Alexis Markovics a réalisé une thèse sur La
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fortune critique d’une production ordinaire : les immeubles parisiens d’Albert Joseph Sélonier,
1858-192660. Profondément ancrée dans le tissu de Bordeaux, la rue Eugène-Ténot,
évoquée par Chantal Callais conte « L’Histoire d’une rue ordinaire61 ». Lotir et
construire des maisons mitoyennes en rez-de-chaussée et des « échoppes » fait voir,
derrière « l’apparence de l’individuel » la présence du collectif. Mais la variation locale
des types – changement de l’escalier, passage de porte cochère, ajout du garage –
montre la souplesse et les capacités de renouvellement qu’illustrent les vastes
lotissements de Bordeaux. Pensons ici, à Delft même, aux travaux de Susanne Komossa,
de Han Meyer, de Max Risselada, de Sabien Thomaes et de Nynke Jutten sur l’Atlas of
the Dutch Urban Block62, qui révèle les continuités entre le passé du XVIIe siècle et la
production du tissu de la ville actuelle aux Pays-Bas.
40 L’étonnant succès de Muratori est dans cette ouverture disciplinaire. Mais si grande
que soit cette réussite, si heureuse qu’ait été la postérité de Muratori, il reste deux
exigences à accomplir. Savoir correctement affirmer les points précis de sa méthode.
D’autre part, puisque ces résultats sont peu connus et que des morceaux essentiels qui
permettaient à Muratori de généraliser ses observations en les poussant à la dimension
du monde sont devenus inaccessibles, il faut en accélérer la connaissance. La faute en
revient sans doute à l’absence de traductions. L’époque actuelle reste toujours
menaçante, se dresse contre le banal, évite la ville, flatte les vedettes de l’architecture,
mène toujours la guerre contre la typologie au nom de la liberté créatrice des
architectes : la lutte de Muratori contre ses adversaires de 1960 est toujours au
programme. Le savoir scientifique y perd ses critères d’analyse qui, dans un monde
aujourd’hui en voie de métropolisation, renforceraient ses capacités d’interprétation et
de conviction.
NOTES
1. Marina Montuori avait rédigé une note biographique dans Lezioni di progettazione, Milan, Electa,
1988, p. 130-131. L’ouvrage, dont les pages 130 à 161 sont consacrées à Muratori, comprend une
introduction de Francesco Tandori, p. 7-13, qui souligne les convictions abstraites de Muratori
d’avant la guerre, laissant espérer un brillant avenir quand l’Italie fut libérée du fascisme. Franco
Purini (« La scuola romana dagli anni sessanta agli anni ottanta », p. 272-295) révèle sa rigueur qui
conduisit à une sorte d’anti-historicisme : elle lui permit de comprendre la ville en donnant des
modèles. Son arrivée à Venise est due à la volonté de Guiseppe Samonà (1898-1983) de
réorganiser le corps enseignant de la faculté d’architecture, désorienté, pour en faire le lieu
d’oppositions entre adversaires souvent acharnés. Mais c’est bien Venise qui lui permit de
développer la connaissance du processus de croissance de la ville.
À Rome, après l’échec de son projet pour les Barene en 1960, il devint une sorte de « banni ». Il
s’en releva. En 1963, après des mouvements de contestation à la faculté d’architecture, il
prononça le discours de Roxi, un champ de désespoir, dirigé non contre les étudiants mais contre
les fausses abstractions qui gouvernaient le Moderne et s’opposaient au sens commun des
habitants. Les étudiants l’acclamèrent et il put commencer un cours nouveau en 1964-1965 en
développant ses méthodes. Après l’exposition de mai à juin 1991 tenue à Modène, « Saverio
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Muratori, Architetto, Modena 1910, Roma, 1973 », une bibliographie (Bibliografia a cura della
Biblioteca Civica di Storia dell’Arte « Luigi Poletti » di Modena) précise ses écrits, ceux, de caractères
généraux autour de lui, ceux liés à son activité de projet, relatifs à son cours de composition
architectonique, ceux de l’école muratorienne.
Cet article est en lien avec mon habilitation à diriger des recherches, Une typologie à usages
multiples, classer, comprendre, projeter (sous le tutorat de François Loyer, Ensa de Versailles,
Ladrhaus, novembre 2001), comprenant 52 pages sur Muratori, avec trois volumes d’articles.
Consulter Jean-Louis Cohen, « La coupure entre architectes et intellectuels, ou les enseignements
de l’italophilie », In Extenso, no 1, 1984. Parmi de nombreux textes sur Muratori, plusieurs
références ont été faites à Giorgio Pigafetta, Saverio Muratori, architetto. Teoria e projetti, Venise,
Marsilio, 1990. Le texte reprend la conférence dédiée à Muratori peu de temps après le centenaire
de sa naissance, faite à l’université de Delft, pour un colloque de l’ISUF (International Seminar on
Urban Form), donnée le 17 octobre 2012. La faculté d’architecture de l’université de Delft avaient
traduit le texte en anglais, légèrement différent du texte en français, avec la compétence (et les
critiques) de Kevin Cook et de Susanna Komossa. R. Cavallo, S. Komossa, J. Kuyper, M. Marzot
(dir.), New Urban Configurations. Conference Proceedings, Amsterdam, EAAE / ISUF, 2014.
2. Comprendre la structure et les modes de croissance de la « vraie ville » s’oppose à
l’« abstraction » des tenants de Team X et à la fabrication de termes artificiels d’analyse et de
projet. Je dois à Philippe Panerai ces certitudes qu’il a brillamment exposées dans de nombreuses
recherches sur les Formes Urbaines : de l’îlot à la barre, Paris, 1977 (réédité en 1997, Marseille,
Éditions Parenthèses) en les poursuivant sur le Moyen-Orient et le Brésil.
3. Giancarlo Cataldi, « Design in Stages. Theory and Design in the Typological Concept of the
Italian School of Saverio Muratori », dans Attilio Petruciolli, Typological Process and Design Theory,
Cambridge (MA), Akpia, Harvard University, Massachussets Institute of Technology, 1998,
p. 35-55.
4. Une analyse de trois quartiers INA-Casa a été faite à l’Ensa de Versailles, sous la direction
d’Anne-Marie Châtelet, par A.-S. Auburtin, M. Dana, A. Hallé, Trois Quartiers réalisés par l’INA-Casa
après la Seconde Guerre mondiale, Valco San Paolo, Tuscolano, Tiburtino, Versailles, Ensa de Versailles,
1999.
5. Voir « INA-Casa al IV Congreso nazionale di Urbanistica », Venise, octobre 1952.
6. Manfredo Tafuri, Francesco Dal Co, Architecture contemporaine, Paris, Berget-Levrault, 1982.
7. Les budgets étaient limités, mais Leonardo Benevolo dans L’architettura delle città nell’Italia
contemporanea, Bari, Laterza, 1972, p. 150, devra reconnaître que INA-Casa voulait bien dire « faire
vite et bien » et que le niveau de construction publique venait d’être mené « au maximum absolu
de ce que l’architecture italienne [était] capable d’atteindre ».
8. Voir Cesare de Seta, L’Architettura del Novecento, Turin, Garzanti, 1981 et 1992, « Il Manuale
dell’architetto, e le prime opere del dopoguerra », p. 102-107.
9. Jean-Louis Cohen (« La coupure entre architectes et intellectuels, ou les enseignements de
l’italophilie », In Extenso, no 1, Paris, 1984) a consacré une étude à Quaroni et à Ridolfi. Mario
Ridolfi, C. Calpranica, A. Cardelli, M. Fiorentino éditent le Manuale dell’architetto, Rome, Consiglio
Nationale delle Ricerche, USIS, 1946.
10. Cette norme s’appelle Suggerimenti, esempli e norme per la projettazione urbanistica.
11. Gianfranco Caniggia, « Saverio Muratori, La dittatica e il pensiero » dans M. Montuori (dir.),
Lezioni di progettazione, op. cit. note 1, p. 160-161.
12. Ibid. Caniggia précise page 160 : « La varietà tipologica è una contraffazione ».
13. Sylvain Malfroy, dans le commentaire de Lecture de Florence de Caniggia, précise cette
notion : « Elle attire simplement l’attention sur la complémentarité structurelle qui unit la partie
construite et la partie non construite d’une disposition typologique à l’intérieur du cadre bâti de
la parcelle. »
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14. G. Caniggia, « Saverio Muratori, La didattica e il pensiero » dans M. Montuori (dir.), Lezioni di
progettazione, op. cit. note 1.
15. Le Barocchetto désigne un mouvement de l’architecture à Rome qui se développe pendant les
années 1920. Ce terme de dépréciation est commenté avec un sens de l’ironie le grand baroque du
XVIIe et du XVIIIe siècle, en le laïcisant. Il joue avec la masse qu’il oppose au jeu savant de la
lumière. Il fait des clins d’œil aux exemples antiques. Voir Giuseppe Strappa, « La continuità con
la tradizione dell’edilizie romana del’900 », dans G. Strappa (dir.), Tradizione e innovazione
nell’architettura di Roma Capitale, 1870-1930, Rome, Kappa, 1989, p. 45-62.
16. Francesco Dal Co, Storia dell’architettura italiana. Il Secondo Novecento, Milan, Mondadori Electa,
1997, p. 191.
17. Saverio Muratori, « Studi per una operante storia urbana di Venezia », Rome, Instituto
Poligrafico dello Stato, 1960, déjà publié dans Palladio 3-4, juillet-décembre 1959, p. 97-209 . Et
Studi per una operante storia urbana di Roma (en collaboration avec S. Bollati, R. Bollati et G.
Marinucci), Rome, Consiglio nazionale delle ricerche, 1963.
18. G. Caniggia, « Saverio Muratori, la didattica e il pensiero », in M. Montuori (dir.), Lezioni di
progettazione, op. cit. note 1, p. 148-161.
19. G. Cataldi, « Designing in Stages. Theory and Design in the Typological Concept of the Italian
School of Saverio Muratori », dans Attilio Petruccioli (dir.), Typological Process and Design Theory,
Harvard et MIT, 1988, p. 35-55.
20. Dans le no 242 de la revue Casabella de juillet 1960, figure la défense des architectes gagnants
autour de Muratori, p. 49. Les références sont explicites : l’analyse du texte a dû être ici
raccourcie.
21. Texte italien, ibid. p. 49, « La tenace sperimentazione dei tipi », plus loin « l’unità sempre creativa
[…] di Venezia ».
22. Dans son « Viatico alle psicopatie lagunari », Bruno Zevi, L’Architettura, no 57, juillet 1960,
donne un résumé en français d’où sont extraites les citations.
23. Leonardo Benevolo mériterait une longue étude par sa position d’architecte et d’historien.
Convaincu de la nécessité d’expliquer le Mouvement moderne dans une Italie qui l’avait rejeté, il
livre des ouvrages essentiels sur l’architecture de la Renaissance, de l’époque moderne, sur
l’histoire de la ville entre 1968 et 1974. Il pratique une architecture « moderne » et la défend avec
une arrogance étonnante, dans des affrontements sans merci.
24. Casabella, no 242, juillet 1960, comprend une partie intitulée « Il concorso per il quartiere
residenziale alle Barene di San Giuliano, Venezia-Mestre », p. 32-52 qui inclut l’article de
Benevolo « Un consuntivo delle recente esperienze urbanistiche italiane », p. 33-36. Les citations
sont extraites de son texte.
25. Franco Purini, « La scuola romana dagli anni sessanta agli anni ottanta. Un’educazione
sentimentale all’architetttura », dans M. Montuori (dir.), Lezioni di progettazione, op. cit. note 1. La
remarque s’adresse aux adversaires de Muratori, je l’applique ici à Benevolo.
26. Giulio Carlo Argan, « Typologia, Simbologia, allegorismo delle forme architettoniche »,
p. 13-16 et Bruno Zevi, « Problemi di interpretazione critica dell’architettura veneta » et
« Attualità culturale di Michele Sanmicheli », p. 70-74, dans Bollettino del Centro Internationale di
studdi Architettura Andrea Palladio, vol. I, 1959.
27. Voir Ermanno Ranzani, « Gregotti Associati : Quartiere residenziale ex Saffa, Venezia »,
Domus, no 704, avril 1989.
28. Aldo Rossi, avec Gian-Ugo Polesello et Francesco Tandori, dans Casabella, no 241, 1960,
traitent de la périphérie des villes modernes, p. 29-41. L’opinion qu’ils donnent du quartier de
Tiburtino (de Quaroni et Ridolfi) surprend par sa dureté : ils n’y voient page 40 qu’« une bourgade
du latium du Moyen Âge » ou « un gigantesque trompe-l’œil » par son caractère rural. Leur
opposition à Muratori est totale, surtout pour la forme de la ville.
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29. Vittorio Gregotti, Il territorio dell’architettura, Milan, 1966, trad. fr., Le Territoire de l’architecture,
Paris, L’Équerre, 1982, p. 95.
30. Interview de S. Malfroy par Martin Brière, 27 avril 1996, DEA, Henri Bresler (dir.), Depuis
Muratori, diversité et divergences à propos de la morphologie urbaine, Projet architectural et urbain,
université Paris VIII et école de Paris-Belleville, 1996.
31. Werner Oechslin, « Per una ripresa della discussione tipologica », Casabella, nos 509-510,
p. 66-73, en italien, avec un résumé en anglais.
32. Giulio Carlo Argan, « Sul concetto di tipologia architettonica », Progetto e destino, Milan, Il
Saggiatore, 1962.
33. Heinrich Wölfflin, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, Paris, Éditions Carré, 1996,
avec une introduction de Bruno Queysanne [éd. originale allemande, Prolegomena zu einer
Psychologie der Architektur, Munich, 1886].
34. Qu’on ne cherche pas ici une critique de deux grands architectes, dont les travaux ont été
célébrés à Urbino et aux Pays-Bas. Le choc des mots les renvoie du côté de Zevi ou de Benevolo
sur la typologie. Tous deux membres de Team X m’avaient posé des difficultés à cause de ma
pratique de la typologie et de son usage dans le projet.
35. Le séminaire du Laboratoire international d’architecture et de design urbain, l’ILAUD, avait
reçu une communication de Giancarlo De Carlo en août 1979. L’analyse de la polémique a été ici
fortement réduite. Voir Casabella, nos 509-510, op. cit. note 30, p. 46-51.
36. L’analyse typologique et la « typification » font passer du « type consacré » au « plan type »
avec l’avènement de la Révolution industrielle. Philippe Panerai s’en explique clairement dans
Philippe Panerai, Jean-Charles Depaule, Marcelle Demorgon, Analyse urbaine, Marseille, Éditions
Parenthèses, 1999, p. 109-114. La revue Casabella, nos 509-510, 1985, publie une contribution de
Vittorio Magnago Lampugnani, « Typologia e tipizzazione. Typology and typification », p. 84-87.
37. Pier Giorgio Gerosa dans « Éléments pour une histoire des théories de la ville comme artefact
et forme spatiale, XVIIIe siècle-XIXe siècle », La ville comme artefact : la question typologique et la
morphologie, Strasbourg, Bf Éditions, 1990, donne un condensé sur l’école muratorienne,
p. 178-194.
38. Paolo Maretto, L’edilizia gotica veneziana, Istituto Poligrafico Dello Stato, Libreria Dello Stato,
1960, repris dans P. Maretto, La casa veneziana nella storia della città, Venise, Marsilio Editori, 1986.
39. P. G. Gerosa, La Ville comme artefact, op. cit. note 36, p. 186.
40. Je réutilise le travail de DEA de Martin Brière, Depuis Muratori, diversité et divergences à
propos de la morphologie urbaine, dirigé par Henri Bressler, Paris, école d’architecture de Paris-
Belleville, 1996.
41. Gianfranco Caniggia, Ragionamenti di tipologia : operatività della tipologia processuale in
architettura, Florence, Alinea, 1997, avec une introduction de Gian Luigi Maffei et un résumé en
anglais de Nicola Marzot.
42. Henri Raymond, « Habitat, modèles culturels et architecture », dans L’Architecture
d’aujourd’hui, no 174, 1974 et dans L’Architecture, les aventures spatiales de la raison, Paris, Éditions
du Centre Pompidou, 1993, p. 59, précise : « L’ensemble des modèles culturels […] apparaît
effectivement à la population comme ce qui reste stable, face à ce qui change […], conditions
conjoncturelles, économiques et sociales. » Raymond affirme que l’on vend « aujourd’hui sous les
espèces de valorisation de classe [des maisons Phénix] qui diffèrent peu des lotissements d’Athis-
Mons d’entre les deux guerres ».
43. Mutation veut dire « brusque et spontanée » et non graduelle.
44. Voir Jean-Charles Depaule, « Situation de l’analyse typo-morphologique en France, l’acquis de
l’anthropologie », dans J. Castex, J.-C. Depaule, J.-L. Cohen, Histoire urbaine, anthropologie de
l’espace, Paris, CNRS éditions, 1995.
45. Paolo Maretto, Realtà naturale e realtà costruita, Florence, Uniedit, 1980.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
37
46. J. F. Caniggia, « Permanenze e mutationi nel typo edilizio e nei tessuti di Roma, 1880-1930 »,
dans G. Giuseppe Strappa, Tradizione e innovazione nell’architettura di Roma Capitale, 1870-1930, Rome,
Kappa, 1989, p. 15.
47. Christian Topalov, Laurent Coudroy de Lille, Jean-Charles Depaule, Brigitte Marin, L’Aventure
des mots de la ville, à travers le temps, les langues, les sociétés, Paris, Robert Laffont, 2010.
48. Giorgio Pigafetta indique bien dans son Saverio Muratori architetto, le besoin d’éclairer une
position claire dans la détresse de la production de l’architecture des années 1952-1958. Il fallait
refuser à la fois le passéisme et la prétendue avant-garde. Le siège de Giorgio Pigafetta, Saverio
Muratori architetto, Venise, Marsilio, 1990, p. 151.
49. Ibid., p. 152.
50. M. Tafuri, Storia dell’architettura italiana, op. cit. note 29, p. 80.
51. La phrase est tirée de G. Pigafetta, Saverio Muratori architetto, op. cit. note 48.
52. Paolo Portoghesi, Dopo l’architettura moderna, Rome, Laterza, 1980, p. 83.
53. Me basant sur G. Pigafetta, Saverio Muratori architetto, op. cit. note 48. Pigafetta cite Giannini,
L’ambiente, p. 48 et Franco Purini, « Un’educazione sentimentale all’architettura », dans Lezioni di
progettazione, op. cit. note 1, p. 288.
54. Ibid., discussion p. 89-90.
55. Giuseppe Strappa (dir.), Tradizione e Innovazione nell’architettura di Roma Capitale, 1870-1930,
Rome, Kappa, 1989 : textes de G. Caniggia, P. Marconi, G. Strappa, L. Toschi.
56. Giulio Magni a beaucoup construit à Bucarest de 1894 à 1904, a été membre de l’Académie de
Saint-Luc et a occupé le premier poste de professeur d’éléments constructifs quand il fut créé à
l’école d’architecture de Rome de 1921 à 1930.
57. G. Caniggia : l’article figure p. 13 à 25 dans l’ouvrage de G. Strappa (dir.), Tradizione e
innovazione, cité note 55.
58. P. Portoghesi, Roma del Rinascimiento, vol. 2, Milan, Electa, s.d. (avant 1973). « Documenti
catastali » et « Analisi tipologica », p. 535- 590.
59. Anne Vernez Moudon, Built for Change. Neighborhood Architecture in San Francisco,
Cambridge (MA), MIT Press, 1986.
60. Alexis Markovics, « La fortune critique d’une production ordinaire : les immeubles parisiens
d’Albert Joseph Sélonier, 1858-1926 » dans fabricA, no 2, Versailles, Ladrhaus, 2008, p. 6-25.
61. Chantal Callais, « Histoire d’une rue ordinaire, la rue Eugène-Ténot à Bordeaux », dans
fabricA, no 3, Versailles, Ladrhaus, 2009, p. 156-213.
62. Suzanne Komossa, Han Meyer, Max Risselada, Sabien Thomaes, Nynke Jutten, Atlas of the
Dutch Urban Block, Bussum, Thoth Uitgeverij, 2005.
RÉSUMÉS
Le centenaire de la naissance de Muratori (1910-1973) a été l’occasion de mieux comprendre
comment l’un des initiateurs de la morphologie urbaine concevait la ville. Revenant aux sources
qui ont guidés ses propres recherches sur « la ville comme seul modèle », en liaison avec Philippe
Panerai, l’auteur fait un double point sur la carrière de Muratori. Il montre sa participation aux
chantiers INA-Casa à Rome et son échec pour le quartier neuf des Barene di San Giuliano, face à
Venise, qui sert de modèle (1949-1959). Puis il généralise ses conceptions en faisant appel à un
demi-siècle pendant lequel l’école muratorienne a prouvé ses capacités d’intelligence de la ville
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
38
et du territoire. Quatre éléments fondateurs charpentent les objectifs de Muratori : le type
comme concept actif ou l’adaptation graduelle de la ville ; la série des échelles ; la storia operante ;
le tissu banal de la ville.
Starting from two periods in Muratori’s work, the INA-Casa social housing in Rome (1949-1954)
and the dramatic refusal of his project for the Barene di San Giorgio in Mestre in front of Venice
(1959-1960) one can point out how was conceived his vision of the city. The “City as the only
Model” can be understood by his two research books Storia per un’ operante storia urbana of Venice
(1959- 1960) and Rome (1963). To explain Muratori’s synthesis, four elements have been selected.
The a priori “type” was theactive concept for the gradual adaptation of the city. From the plot to
the territory, four scales built the interconnected structure of the city and the surrounding
territory. Muratori’s fascination for history, based on Benedetto Croce, means an immediate
connection between the analysis and the project. “Working with History” as a continuous force
called “La storia operante” (the operating story) explains his building projects. The study of the
basic urban fabric itself remains the base of Muratori’s followers in Muratori’s School. A large
approach coming from different fields connected with scientific research explains the success of
Muratori’s ideals.
AUTEUR
JEAN CASTEX
Il est architecte (réalisations à Grande-Synthe, Paris, Versailles), docteur en urbanisme et
aménagement (université Paris VIII, 1997), habilité à encadrer des recherches (2001). Il a
enseigné depuis 1969 à l’Ensa de Versailles, où il a été titularisé professeur d’histoire de
l’architecture (1992-2007) dont il a présidé le conseil d’administration de 1982 à 1989 puis de 2001
à 2007. Il a été directeur scientifique du laboratoire de recherche Ladrhaus de 1993 à 2007. Il a
également été chargé de cours à l’ESSEC (2007-2012). Il assure des conférences à Versailles et à
Chaville, et avec les facultés d’architecture des universités de Delft, Lisbonne et avec l’université
fédérale de Rio de Janeiro. Il est l’auteur d’une thèse sur François Mansart centrée sur les
questions de typologie. Ses publications touchent la ville, l’histoire de l’architecture classique et
les États-Unis. Il a notamment publié : Formes urbaines : de l’îlot à la barre, Paris, Dunod, coll.
« Aspects de l’urbanisme », 1977 (avec Philippe Panerai et Jean-Charles Depaule) ; Lecture d’une
ville : Versailles, Paris, Éditions du Moniteur, 1980 (avec Patrick Céleste et Philippe Panerai) ;
Histoire urbaine, anthropologie de l’espace, Paris, CNRS Éditions, 1995 (avec Jean-Charles Depaule et
Jean-Louis Cohen) ; Frank Lloyd Wright : le printemps de la Prairie House, Liège, Mardaga, coll.
« Architecture + Documents », 1987; Architecture of Italy, Westport (CT), Greenwood Press, 2008;
Chicago 1910- 1930. Le chantier de la ville moderne, Paris, Éditions de la Villette, 2009 (prix « La Ville à
lire » 2010) ; Renaissance, Baroque et Classicisme : histoire de l’architecture 1420-1720, Paris, Éditions de
la Villette, nouvelle édition 2014 [Paris, Hazan, 1990].
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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La reconstruction des ingénieurs1942-1958Engineers’ Reconstruction (1942-1958)
Nicolas Nogue
L’aménagement de la productivité du territoire
1 Quel rôle jouèrent les ingénieurs dans la reconstruction du pays dévasté ? Répondre
précisément à ces questions relève de la gageure dans la mesure où les principales
recherches historiques publiées à ce jour n’ont pas étudié spécifiquement l’ensemble de
la contribution des acteurs de l’ingénierie après le conflit mondial1. Elles se sont
surtout centrées sur la reconstruction urbaine où domina, en grande partie dans le
discours mais aussi dans la pratique, l’intervention des architectes qui s’en trouve du
même coup valorisée.
2 Il est vrai qu’une vision globale de l’activité des ingénieurs s’avère particulièrement
difficile à préciser en raison, principalement, de leur statut et de leur exercice
professionnel. Alors que les architectes exercent, dans leur immense majorité, en tant
que maîtres d’œuvre libéraux, les ingénieurs offrent une palette d’activités beaucoup
plus large. Ils sont fonctionnaires – notamment pour les ingénieurs des Ponts et
Chaussées –, en administration centrale et dans les collectivités territoriales ; et comme
les architectes, il exercent également en tant que libéraux au titre d’ingénieurs-
conseils ou encore en tant que salariés d’entreprises, à l’instar de l’une des grandes
figures de l’ingénierie française du moment : Nicolas Esquillan (1902-1989), directeur
technique des établissements Boussiron. Les ingénieurs ont la possibilité d’exercer leur
activité dans le cadre de la maîtrise d’œuvre mais aussi de la maîtrise d’ouvrage (voire
en cumulant les deux fonctions). C’est le cas en particulier des ingénieurs des Ponts et
Chaussées, des hauts fonctionnaires des administrations centrales parisiennes ou des
dirigeants des grandes entreprises publiques – en particulier la SNCF, EDF, GDF et les
Charbonnages de France – qui ont joué un rôle prépondérant dans la Reconstruction.
Citons : Paul Peirani et Roger Vallette, respectivement chefs des divisions bâtiments et
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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ouvrages d’art de la SNCF, Pierre Simon, premier P-DG d’Électricité de France ou encore
Pierre Massé et Raymond Giguet qui se sont succédé à la direction de l’équipement
d’EDF après 19452. Sous la conduite de Massé qui s’inspire des méthodes des
planificateurs, l’ensemble du programme de production électrique – hydraulique et
thermique – a été conçu et suivi à l’aune de modélisations économétriques les plus
sophistiquées du moment en France. Il s’agit d’optimiser sur l’ensemble du territoire
national le choix du type d’électricité à produire, les montants et la localisation des
investissements à opérer, les coûts d’entretien, de production et de transport afin de
répondre, sans rupture d’approvisionnement, aux besoins extrême- ment fluctuants de
l’industrie privée et du secteur public. Cette méthode économétrique a été adoptée plus
tard, en 1969, à l’heure de la rationalisation des choix budgétaires par l’administration
centrale3.
3 Soulignons enfin le rôle des ingénieurs dans l’organisation générale du redressement
du pays, que ce soit dans les principaux ministères reconstructeurs comme dans
certains organismes parapublics qui, à l’instar de l’Afnor ou du CSTB, ont constitué des
pièces maîtresses dans la politique d’industrialisation du bâtiment conduite par les
pouvoirs publics4. Ainsi, même si l’on ne dispose pas d’études pointues à ce sujet, il est
clair que les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont occupé la totalité (ou presque) des
postes de direction du ministère des Transports et des Travaux publics. La question
mériterait par ailleurs d’être étudiée en ce qui concerne le ministère de la Production
industrielle.
4 Au ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), en collaboration avec les
architectes, la contribution des ingénieurs s’avère essentielle, avec les figures de Raoul
Dautry, premier dirigeant du MRU, de Jean Kérisel, directeur du Plan, d’Adrien
Spinetta, directeur de la Construction qui a donné, à partir de 1950, une impulsion
décisive à la politique des « grands ensembles5 ». Dans le cadre des instances de
l’urbanisme, les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont également occupé nombre de
postes de commande. Dans l’ouvrage sur l’histoire du corps, André Brunot et Roger
Coquand soulignent à ce propos que beaucoup de chefs des services des Ponts et
Chaussées ont cumulé leur fonction avec celle de délégué départemental du MRU (on en
comptait dix-huit en 1949 sur une soixantaine de délégations) ; en outre, Daniel Boutet,
vice-président du conseil général Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme
1944-1954, Paris, Institut français des Ponts et Chaussées a présidé le Comité national
d’urbanisme, chargé de l’examen au plus haut niveau des plans des cités à rebâtir6.
Intervenant à des postes clés de l’administration, de la conception et de la construction
des grands équipements et de l’économie, œuvrant en tant que maîtres d’œuvre et
maîtres d’ouvrage selon des fonctions et des statuts divers, les ingénieurs ont contribué
à la Reconstruction selon des modalités à la fois aussi essentielles mais plus complexes
et difficiles à saisir que celles empruntées par les architectes dont l’activité s’est surtout
limitée au projet architectural et urbain.
5 On tentera d’en rendre compte, à grands traits, en concentrant surtout notre propos
sur leurs activités de maître d’œuvre et par le biais de trois approches croisées :
l’intervention du corps des Ponts et Chaussées tout d’abord, dans le domaine de
l’urbanisme et des infrastructures ; puis l’œuvre des grandes figures de l’ingénierie
d’entreprise, leurs principales innovations techniques qui ont ouvert la voie au
renouveau de l’art de bâtir des années 1950 ; enfin, leur contribution à l’un des
mouvements majeurs de la période : l’industrialisation du bâtiment.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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L’urbanisme et les infrastructures
L’implication du corps des Ponts et Chaussées
6 Comme l’ont indiqué les spécialistes de la période, l’urbanisme des villes à reconstruire
résulta d’une collaboration, plus ou moins heureuse selon les cas, entre architectes et
ingénieurs des Ponts et Chaussées. Toutefois, l’implication de ces derniers, bien
qu’omniprésente, demeura relativement obscure tant ils occupèrent peu le champ
médiatique et n’intervinrent pas dans les débats théoriques et doctrinaux où
s’imposèrent en revanche les architectes7.
7 Dans la pratique, la domination apparente des architectes est à nuancer. Le corps des
Ponts et Chaussées avait en effet obtenu depuis la fin du XIXe siècle une place accrue
dans le domaine de l’urbanisme par le biais de la programmation des voiries et réseaux
divers et, dès 1940, c’est-à-dire dès les premières destructions, ses services techniques
avaient été sollicités sous l’autorité d’un Commissaire technique à la reconstruction
immobilière qui était ingénieur des Ponts et Chaussées8. À la Libération ces
prérogatives furent menacées par la politique du MRU, globalement favorable aux
architectes en matière d’urbanisme : l’État avait non seulement opté pour le maintien
de l’Ordre mais s’était aussi appuyé sur la nouvelle institution dans la procédure de
recrutement des cadres opérationnels de la reconstruction urbaine, ce qui revenait à
privilégier les architectes pour ces missions. C’est ainsi par l’intermédiaire du Conseil
supérieur de l’Ordre que furent déposées au MRU, selon le vœu de Raoul Dautry, les
candidatures aux postes d’urbanistes et d’architectes de la Reconstruction.
8 S’ils n’occupaient pas le terrain médiatique, les ingénieurs s’efforcèrent en revanche de
préserver leurs prérogatives. Leur administration de tutelle, le ministère des Travaux
publics, parvint ainsi le 30 avril 1947 à un accord avec le MRU leur garantissant une
relative autonomie : ils conservaient la responsabilité des plans de voirie élaborés par
l’urbaniste en chef et, en cas de modification de ce dernier et de désaccord, pouvaient
passer outre l’avis des délégations départementales du MRU pour en référer
directement à l’administration centrale qui, soucieuse de ne pas ralentir les opérations,
leur donna souvent raison. Mais, en général, les ingénieurs des Ponts et Chaussées
surent collaborer sans trop de heurts avec les architectes qui dirigeaient l’élaboration
des plans afin de définir rapidement la nouvelle implantation des logements, des
voiries et des autres infrastructures de transport9.
9 Cela étant, une innovation majeure dans le domaine de l’urbanisme d’après-guerre fut
introduite suivant les idées en matière de décongestion industrielle que l’ingénieur G.
Dessus avait exprimées dès 1941 au sein de la délégation générale à l’Équipement
national. L’intérêt donné progressivement aux initiatives des acteurs locaux et
régionaux, la création – au sein du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme –
d’une direction de l’Aménagement du territoire prônant la politique élaborée par
l’ingénieur P. Randet et, enfin, la fondation d’un Fonds national d’aménagement du
territoire (FNAT) explique la naissance des nouvelles « zones industrielles » bâties en
marge des cités10 Au-delà, cette politique s’est développée à partir de 1951 pour
permettre la réalisation de grands aménagements régionaux (réseaux d’eau, de routes,
construction de barrage, de réseaux de distribution de l’électricité, construction de
canaux) en liaison avec les bassins de main-d’œuvre urbaine. Comme le soulignent
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Marc Desportes et Antoine Picon qui se réfèrent aux propos de Claudius-Petit : « Le plan
d’aménagement tente d’obtenir une meilleure localisation des activités et des hommes
qui produisent11. »
10 Outre l’urbanisme, le rôle principal que jouèrent les ingénieurs des Ponts et Chaussées
après 1945 s’illustra d’abord par la prise en charge, sur l’ensemble du territoire, des
travaux de déblaiement et des constructions provisoires et, surtout, par la
reconstruction des ouvrages d’art et grandes infrastructures de transport : ports
maritimes et fluviaux, voies navigables intérieures, routes et ponts, aéroports civils et
militaires. Il s’agissait là d’un chantier gigantesque, organisé sous la houlette du
ministère des Travaux publics et des Transports, pour lequel l’ingénierie civile et
privée, intégrée aux entreprises ou indépendante (sous la forme des bureaux d’études
techniques) fut largement sollicitée, ainsi que quelquefois les architectes12.
11 Ce champ d’intervention, avec ceux de l’industrie lourde (sidérurgie) et de l’énergie,
étaient considérés comme prioritaires par les pouvoirs publics et, plus précisément, par
le plan Monnet (1946-1952) qui favorisa particulièrement le BTP : parmi les six secteurs
économiques à redresser d’urgence, le premier plan quinquennal de « modernisation et
d’équipement de la France » en avait sélectionné cinq concernant directe- ment la
construction13 : le charbon, l’électricité, l’acier, les transports et le ciment. Ils furent
ainsi les premiers bénéficiaires de l’aide américaine du plan Marshall. Comme le
souligne Danièle Voldman14 : « Pour les modernisateurs, les villes étaient des réservoirs
de main-d’œuvre et la Reconstruction passait par un équipement général où les
problèmes d’urbanisme ne jouaient qu’un rôle secondaire. Il leur semblait évident
qu’on ne construirait pas de logements sans ciment et que celui-ci ne serait lui-même
produit sans charbon ni électricité. » Les ordres de priorités ainsi définis se
répercutaient directement sur les budgets des ministères concernés : entre 1946 et
1952, les crédits engagés par le MRU n’atteignaient que 10 % de ceux du ministère des
Travaux publics.
12 L’intervention majeure des ingénieurs des Ponts et Chaussées s’inscrivait donc dans le
cadre prioritaire du redressement économique du pays. Intervenant dans le domaine de
la construction, un autre groupe d’acteurs partageait le même objectif : les entreprises
nationalisées comme la SNCF, EDF, GDF, la Compagnie nationale du Rhône et les
Charbonnages de France où les ingénieurs (en particulier polytechniciens et ingénieurs
des Ponts) occupaient également les principaux postes de direction15. Ces entreprises,
on le verra, présidèrent à l’exécution des ouvrages aux technologies les plus avancées
du moment, comme les barrages et les centrales électriques. À l’instar des programmes
dirigés par le corps des Ponts et Chaussées, les grandes sociétés publiques de transport
et d’énergie firent aussi souvent appel, pour la conception de leurs ouvrages, à
l’ingénierie des bureaux d’études techniques (BET) et entreprises de construction (et à
des architectes). Car, si les ingénieurs civils ne bénéficièrent pas de champs
d’intervention privilégiés, comme ce fut schématiquement le cas pour les architectes et
les ingénieurs d’État, ils figurèrent en revanche parmi les principaux acteurs de
l’innovation technique.
Ingénieurs, ouvrages et innovations techniques
13 En raison de l’ampleur des chantiers ouverts, de la diversité des programme abordés,
de la pénurie de main-d’œuvre et de matériaux à prendre en compte ainsi que des
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
43
contraintes drastiques à respecter en termes de coût et de délai, la Reconstruction
constitua un vaste laboratoire d’expérimentation technique, économique et esthétique
qui influença profondément l’architecture contemporaine et où s’illustrèrent les
grandes figures de l’ingénierie française du moment, en particulier dans le domaine des
travaux publics16.
14 À cet égard, les ouvrages d’art donnèrent lieu à des innovations particulièrement
fécondes, en termes d’organisation de la mise en œuvre, de préfabrication, et de
nombreux records mondiaux de portée furent alors atteints17. Parmi les exemples
innombrables, citons notamment la mise au point par les établissements Boussiron
d’une nouvelle technique promise à un bel avenir, la construction en encorbellement à
partir de chaque pile, pour le chantier du pont Raymond-Poincaré à Lyon, et, surtout, la
diffusion, grâce aux travaux pionniers d’Eugène Freyssinet (1879-1962), de la
précontrainte du béton, révolution technologique améliorant la performance des
structures (portée, résistance, vieillissement…) tout en réduisant le coût de leur mise
en œuvre18.
Extraits d’une brochure de publicité « Opération éclair », de l’entreprise Coignet, 1958. Constructionde 50 logements en 12 jours à Rouen à l’aide des procédés de préfabrication et du mode deproduction industrialisé de l’entreprise.
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D.R.
15 Ayant mûri ses conceptions depuis le début du siècle, l’ancien ingénieur des Ponts et
Chaussées avait breveté l’invention en 1928 et commencé son application, dès le début
des années 1930, par la construction de poteaux électriques préfabriqués puis d’autres
ouvrages en France, en Allemagne et en Afrique du Nord19. En 1943, grâce à l’appui
d’Edmé Campenon, il fondait son bureau d’études, la Société technique d’utilisation de
la précontrainte (STUP), filiale de l’entreprise Campenon-Bernard, et marqua la
Reconstruction française par l’exécution de nombreux ouvrage d’art. Le premier
d’entre eux, achevé en 1945 à Luzancy sur la Marne, s’imposa d’emblée comme une
œuvre fondatrice non seulement en raison de son mode innovant de mise en œuvre,
par précontrainte de voussoirs préfabriqués, mais également du fait de la nouvelle
esthétique aux lignes tendues qu’elle inaugurait. Comme les principaux ouvrages
techniques marquants de la Reconstruction, les ponts en béton précontraint de
Freyssinet allaient connaître un profond retentissement sur l’architecture
contemporaine : leur principe structurel inspira par exemple directement celui de la
basilique souterraine Saint-Pie-X de Lourdes (1954-1958 ; André Le Donné, Pierre
Pinsard et Pierre Vago, architectes20).
16 Mode de mise en œuvre universel, la précontrainte ne fut pas seulement exploitée par
Freyssinet pour la construction de ponts mais également pour l’exécution d’édifices21.
Et si, grâce à la STUP, les établissements Campenon-Bernard s’étaient imposés comme
le leader international de la nouvelle technique, nombre d’ingénieurs et d’entreprises
s’y étaient ralliés dès l’entre-deux-guerres, en France comme à l’étranger, notamment
en Allemagne. Ainsi, par exemple, Henry Lossier (1878-1962) et Nicolas Esquillan
mirent-ils au point de nouveaux procédés, le premier pour la reconstruction d’un pont
sur la Seine à Villeneuve-Saint- Georges (1948-1950) et le second, pour celle du viaduc
de la Voulte (1952-1954), enjambant le Rhône.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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17 La précontrainte, et ses divers procédés, se développa ainsi d’autant plus rapidement
que deux importantes organisations se chargèrent de sa diffusion22. Dès 1949 fut fondée
l’Association française de la précontrainte qui initia, en 1952, la création de la
Fédération internationale de la précontrainte. Dès lors, tous les domaines de la
construction intégrèrent les principes fondamentaux de la nouvelle technologie, en
particulier celui des voiles minces et des couvertures.
18 Dans ce domaine, Bernard Laffaille (1900-1955) puis René Sarger (1917-1988) jouèrent
un rôle prépondérant qui s’illustra notamment avec la conception de la toiture
suspendue de Notre-Dame de Royan et la coque ondulée du marché couvert de la cité
balnéaire. Laffaille avait pu auparavant mûrir ses conceptions novatrices dans le cadre
de la reconstruction de la SNCF qui l’avait sollicité dès octobre 1944 pour élaborer, en
collaboration avec ses services techniques, de nouvelles rotondes pour locomotives à
vapeur et de vastes halles aménagées pour le « trafic accéléré » des marchandises. Ces
projets s’inscrivirent directement à l’origine de ceux qu’il développa à Royan avec les
architectes, dans la mesure où ils mettaient en œuvre les techniques d’avant-garde
dont l’ingénieur s’était fait l’un des principaux pionniers depuis les années 1920 : voiles
minces à courbures, coques plissées et couvertures suspendues et prétendues23.
19 Dans ce domaine des voiles minces, l’ingénieur Nicolas Esquillan (1902-1989), directeur
technique des établissements Boussiron, construisit pour un hangar d’aviation sur
l’aéroport de Marignane (1942-1951) les plus vastes couvertures du moment en fines
coques de béton armé sous la forme d’ondes toriques, raidies de part en part par des
tympans verticaux, atteignant la portée record de 100 mètres24. C’est à partir de
l’expérience acquise à l’occasion de ce remarquable projet que le directeur technique
de l’entreprise Boussiron conçut quelques années plus tard les voûtes du CNIT à Paris
qui exploitaient, sous la configuration d’une double coque, des structures apparentées à
celles mises en œuvre à Marignane, mais à une échelle double, puisqu’elles couvrent un
plan triangulaire de 206 mètres de longueur en façade et 240 mètres sous les arêtes de
noues.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Centre national des industries et des techniques (CNIT) à Paris-La Défense. Vue aérienne àl’achèvement du chantier, 1958-1959.
Nicolas Esquillan, directeur technique des établissements Boussiron ; Robert Camelot, BernardZehrfuss et Jean de Mailly, architectes.
DR.
20 Parmi les ouvrages emblématiques de la « Reconstruction des ingénieurs », il convient
enfin de mentionner les opérations menées dans le domaine de la production
d’électricité, barrages et centrales thermiques, dont l’exécution revenait notamment à
la Compagnie nationale du Rhône, aux Charbonnages de France et, surtout, à Électricité
de France, nouvellement nationalisée. Priorité du plan Monnet, le programme
hydroélectrique donna lieu à de nombreux ouvrages hydroélectriques (pas moins de 70
chantiers sont lancés dans les années 1940 et 1950), parmi lesquels figurent des
réalisations exceptionnelles où s’illustra André Coyne (1891-1960), spécialiste
mondialement reconnu, ancien ingénieur des Ponts et Chaussées qui avait fondé en
1947 son bureau d’études Coyne & Bellier. Proche de Freyssinet, Coyne employait dès
1928 de nouveaux procédés de précontrainte et développa en particulier la technique
des barrages-voûtes à double courbure (permettant des économies de l’ordre de 40 % à
50 % par rapport aux barrages-poids équivalents25).
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Remise à locomotives à vapeur SNCF.
Dépôt de Châlons-en-Champagne. 1949. Albert Caquot, ingénieur-conseil.
Doc. Sciences et Industries.
21 Pour les aménagements de l’Aigle sur la Dordogne, achevés en 1946, il mit au point une
nouvelle typologie d’ouvrage intégrant la centrale électrique dans le corps du barrage,
imposant ainsi la construction d’un déversoir « en saut de ski », selon sa propre
expression, configuration qu’il allait employer pour de nombreux autres projets et qui
connut un retentissement considérable. Ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître,
Le Corbusier s’en inspira pour déterminer la forme de la toiture de l’église de
Ronchamp non seulement en raison de sa saisissante plasticité mais aussi pour la
fonctionnalité de sa forme : l’architecte reprit la coupe de ce barrage pour trouver un
galbe qui favorise l’écoulement des eaux du toit de la chapelle26.
22 Il est vrai que par leurs dimensions, les barrages figuraient parmi les plus importantes
réalisations du moment nécessitant des installations de chantier hors normes27 : le
magnifique barrage à voûtes multiples de la Girotte, réalisé en 1948 par l’entreprise
EMC sur les plans d’Albert Caquot (1881-1976), élève ses puissants voiles en béton
massif à 48 mètres de hauteur pour ménager une ligne de crête de 500 mètres de long.
Celui de l’Aigle atteint 95 mètres de hauteur pour une longueur de couronnement de
290 mètres. L’importance des travaux, combinée à la pénurie de main-d’œuvre
spécialisée ainsi qu’à l’augmentation des salaires et des charges, avait conduit à une
rationalisation de l’organisation des chantiers et surtout à leur mécanisation poussée
qui préfiguraient celle des futurs « grands ensembles » de logements. C’est notamment
pour l’aménagement des barrages qu’apparaissent les premières grues hydrauliques
Poclain et les premiers « bulldozers ».
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49
Barrage de La Girotte, 1948-1950.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
50
Albert Caquot, ingénieur- conseil ; EMC, entrepreneur ; EDF, maître d’ouvrage.
D.R.
23 Outre les barrages, les centrales thermiques constituaient le second volet du
programme électrique impulsé par le plan Monnet. Il devint d’ailleurs rapide- ment
prioritaire en raison de sa rentabilité supérieure sur celui des aménagements
hydroélectriques28. Dans ce domaine également, les réalisations les plus marquantes
furent sans conteste les centrales développées par les Houillères du bassin de Lorraine,
entre 1947 et 1953, à Carling et à Grosbliederstroff en raison des réfrigérants qu’elles
érigèrent sous forme d’hyperboloïdes de révolution en coque de béton armé, hauts de
85 mètres pour un diamètre au sol de 60 mètres29 : avec les voiles en paraboloïdes
hyperboliques, cette forme-structure nouvelle allait devenir emblématique de la
modernité architecturale des années 1950 et 1960.
24 Frappés par les nouvelles possibilités architecturales que ces techniques offraient, tant
fonctionnelles qu’esthétiques, les architectes les exploitèrent ensuite pour les
programmes les plus divers : à Royan, Simon et Morisseau les utilisèrent pour le
marché couvert ainsi que Guillaume Gillet pour l’église Notre-Dame, les châteaux d’eau
de Belmont et Saint-Pierre, Le Corbusier aussi pour couvrir la salle de l’Assemblée du
Parlement de Chandigarh (1951-1961) et dans ses premières esquisses pour l’église de
Firminy (1955). C’est encore un hyperboloïde de révolution qui constitue la tour-
lanterne de la basilique d’Alger (1956-1962 ; Herbé et Le Couteur, architectes ; Sarger,
ingénieur) et dont s’inspire Oscar Niemeyer pour composer, à l’aide de poutres
élancées, l’élégante structure de la cathédrale de Brasilia (1959-1970). Le plus souvent,
ces édifices empruntèrent aux projets industriels leur nouveau mode économique de
mise en œuvre par coffrage grimpant.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
51
Le cas des installations aéronautiques
25 Dans le domaine de l’aéronautique, la reconstruction des installations civiles et
militaires s’effectue sous la tutelle du ministère des Travaux publics et des Transports
dans le cadre du « Plan quinquennal (1946-1951) de remise en état des aérodromes et
d’amélioration des aéroports », établi par René Lemaire, inspecteur général des bases et
routes aériennes30. En 1945, 450 aérodromes sont en effet détruits ou endommagés et
plus de 2 millions de mètres carrés d’installations rasés. À part la reconstruction de
l’aérogare du Bourget et l’aménagement d’un nouvel aérodrome à Nice, le plan prévoit
principalement une remise en état des aérogares31. Pour ce faire, a été fondé, en 1946, le
Service technique des bases aériennes (STBA). Dirigé par le corps des ingénieurs des
Ponts et Chaussées, le STBA est un bureau d’études à compétence nationale. Il assure
des missions centralisées de maîtrise d’ouvrage et de maîtrise d’œuvre en développant
notamment une normalisation stricte des projets pour chaque type d’équipement bâti.
Cette politique normative préfigure celle qui a été mise en place plus tard dans le
domaine des établissements scolaires et du logement collectif.
26 Sur le plan local, apparaissent conjointement les premières entités administratives et
opérationnelles dont l’autorité ne se limite plus uniquement à un seul aérodrome ou
aéroport mais s’étend sur un territoire départemental. Dans le Sud-Est de l’Hexagone,
l’arrêté du 26 avril 1946 signé par Jules Moch, ministre des Travaux publics et des
Transports, fonde le premier Service spécial des bases aériennes (SSBA) dont l’activité
couvre l’ensemble des aménagements du département des Bouches-du-Rhône32. En
collaboration avec le STBA, le nouveau SSBA dresse le bilan des destructions, établit la
cartographie des aérodromes et conçoit les plans de masse des bases aériennes, des
aéroports et de leurs installations (bâtiments, hangars, pistes et aires de
stationnement).
27 Parmi ses plus importants chantiers figurent l’aéroport principal de Marseille-
Marignane, l’aérodrome militaire d’Istres, la base-école de Salon-de-Provence,
l’aérodrome militaire d’Aix-Les-Milles et la base aéronavale de Berre33. En raison de
l’implantation d’industries aéronautiques en bordure des terrains aménagés par le
SSBA, ce dernier est également chargé de la reconstruction de leurs usines, en
particulier celles de la Société nationale de construction aéronautique du sud-est
(SNCASE). Dès sa création, le SSBA des Bouches-du-Rhône est placé sous la direction de
l’ingénieur des Ponts et Chaussées Henri Mazen, qui fut par ailleurs chargé de mettre
en place le cours sur l’aménagement des bases aériennes à l’École nationale des ponts et
chaussées.
28 Sur le modèle des Bouches-du-Rhône, un second Service spécial des bases aériennes a
été créé en Gironde (arrêté du 1er juillet 1946), en raison de la densité et de
l’importance des installations aéroportuaires existant autour de Bordeaux. En Île-de-
France, la Reconstruction fut gérée différemment. Le 24 octobre 1945, le gouvernement
crée par ordonnance l’établissement public Aéroport de Paris (ADP) qui reçoit pour
mission de « concevoir et aménager l’ensemble des aérodromes ouverts à la navigation
civile dans un rayon de 50 kilomètres autour de la capitale ». Sa direction des Études et
Travaux est placée sous à la houlette de Pierre D. Cot, ingénieur en chef des Ponts et
Chaussées34. Dès 1946, ADP rebâtit en béton armé et à l’identique l’aérogare du Bourget
en collabora- tion avec l’architecte du projet initial, le premier grand prix de Rome
Georges Labro. Toute l’organisation des fonctions et circulations de l’ouvrage ont été
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
52
repensées à cette occasion qui représente alors la seule reconstruction d’envergure
d’un projet monumental parmi les installations aéronautiques.
29 En 1947, l’établissement public termine la construction de l’aérogare provisoire (en
bois) et de la première piste bétonnée à l’aéroport d’Orly35. La même année, l’architecte
et ingénieur des Ponts et Chaussées Henri Vicariot intègre le service d’études et de
travaux d’ADP. Avec l’ingénieur des Ponts et Chaussées E. Becker, il mène dès lors la
conception des ouvrages majeurs des aérodromes civils d’Île-de-France et, surtout, tous
les nouveaux édifices de l’aéroport d’Orly, en particulier : la première tour de contrôle,
l’aérogare de fret, les bureaux et les hangars dont les ossatures en porte-à- faux,
réalisées en poutrelles d’acier tridimensionnelles, représentent les structures
métalliques les plus hardies du moment36. Parallèlement, Vicariot entame en 1947 la
conception de la nouvelle aérogare d’Orly-Sud dont les études ont duré dix années.
L’ouvrage est achevé en 1961 en même temps que la nouvelle aérogare de Marseille-
Marignane due à Henri Mazen et Fernand Pouillon. Après la reconstruction du Bourget,
les deux projets constituent les premiers ouvrages modernes et monumentaux de
l’architecture aéronautique d’après-guerre.
Viaduc de la Voulte (1952-1954).
Nicolas Esquillan, ingénieur ; Boussiron, entreprise ; SNCF, maître d’ouvrage.
D.R.
L’industrialisation du bâtiment
30 Parallèlement à la reconstruction des grandes infrastructures de transport et d’énergie,
la contribution des ingénieurs à la reconstruction du pays se manifesta enfin avec éclat
dans le domaine de l’industrialisation du bâtiment. L’État, et en particulier le MRU,
l’encouragea au point d’en faire l’un des axes majeurs de sa politique technique. Les
carences de l’entre-deux-guerres auxquelles s’ajoutaient les destructions du conflit
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
53
mondial, l’exode rural et la croissance démographique, rendaient en effet urgent de
construire plus rapidement et à moindre coût un nombre accru de logements et
d’équipements publics (établissements scolaires, sanitaires et sociaux notamment).
Chantier de reconstruction des berges de la Seine et des ponts à Rouen (Seine-Maritime).
Document Drac Normandie, 1955.
31 L’administration récolta dans un premier temps les fruits de réflexions et
d’expérimentations sur la normalisation et la préfabrication conduites au sortir de la
Première Guerre mondiale. Elles furent relancées sous Vichy par l’Afnor et le COBTP qui
primèrent certains procédés (composants de plancher, de bloc-eau et de bloc-croisée...)
appliqués au lendemain de la guerre, notamment par l’atelier Perret au Havre et par
l’architecte Pol Abraham à Noisy-le-Sec où, dès 1946, un chantier expérimental permit
également l’exécution, par préfabrication totale, de maisons individuelles. S’appuyant
sur ces expériences, le MRU stimula par la suite l’industrialisation par une politique de
« chantiers d’expérience » ouverts sur concours, de « conception-construction » dirait-
on aujourd’hui, qui imposaient la constitution d’équipes intégrant architectes, bureaux
d’études et entreprises et qui favorisaient l’expérimentation à grande échelle des
normes, matériaux et nouveaux procédés, dans le cadre de programmes de plus en plus
importants.
32 En 1947, le « concours pour l’édification de maisons nouvelles » porta sur des groupes
de 50 logements (en individuel ou en collectif) sur l’ensemble du territoire. En 1949, la
même politique est poursuivie pour la réalisation d’ensembles de 200 logements
répartis sur quatre sites (Compiègne, Chartres, Creil et Villeneuve-Saint- Georges).
Enfin, en 1951, le concours de Strasbourg, remporté par le prix de Rome Eugène
Beaudouin associé à l’entreprise Boussiron, marquait avec son programme de 800
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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logements l’apogée et la fin de ces « chantiers d’expérience » pour entrer dans l’ère du
logement de masse et des « grands ensembles ».
33 Toutefois, malgré ces programmes phares mais ponctuels, l’industrialisation de la mise
en œuvre ne touchait encore, en 1950, qu’une part marginale de la construction37. Les
pouvoirs publics décidèrent alors de la développer considérablement dans le cadre du
« secteur industrialisé » visant l’édification de 12 000 logements par an. Mise au point
et appliquée de 1952 à 1957 par le directeur de la Construction du MRU, l’ingénieur des
Ponts et Chaussées Adrien Spinetta, cette nouvelle politique organisa le lancement de
grandes opérations, de l’ordre de 1 000 logements, favorisant l’emploi de procédés de
préfabrication sélectionnés et l’intervention en amont des bureaux d’études et des
entreprises pour la conception de projets d’exécution très précis, donc plus
économiques38.
34 Le « secteur industrialisé » amplifiait ainsi la politique précédente des chantiers
d’expérience en permet- tant la généralisation de modèles architecturaux et
techniques. Il intervenait ce faisant sur les structures de production en faveur des BET
et des entreprises mais au détriment des architectes dont la créativité s’en trouva
brimée. En 1953, Pierre Courant, ministre de la Reconstruction, mettait en place un
plan d’ensemble pour le logement économique qui allait dans le même sens, en
s’appuyant davantage sur les organismes HLM et en apportant d’indispensables
réformes foncières.
35 Dans le cadre de cette politique publique, les ingénieurs ont occupé une place
essentielle et croissante au point de devenir dominante. Qu’ils aient œuvré au sein de
bureaux d’études ou d’entreprises, ce sont eux les inventeurs des principales méthodes
de préfabrication alors employées dans la construction de logements et dont les
procédés Camus, Coignet, Balency & Schuhl, Barets ou ceux de Jean Prouvé sont
devenus emblématiques39.
36 Cela étant, au début de la Reconstruction, les nouveaux procédés étaient généralement
appliqués à des projets maîtrisés par les architectes, comme ceux de Camus, à Shape
Village à Saint-Germain- en-Laye (1951-1952 ; Jean Dubuisson, architecte) ou au Havre.
À partir du début des années 1950, en raison de la croissance considérable de la taille
des opérations industrialisées et de la nécessité qui en découlait de renforcer en amont
les études techniques et économiques, les architectes perdirent progressivement au
profit des bureaux d’études et des entreprises une part importante du contrôle de la
conception de ces projets dans la mesure où leur formation (et peut-être aussi la
structure de leurs agences) n’était pas adaptée aux nouvelles exigences sociales de
l’industrialisation du bâtiment40.
37 Il s’agit également de montrer que cette « reconstruction des ingénieurs » s’opère à la
fois sous l’égide d’une économie planifiée mais « économiquement concertée » et dans
le cadre de la mise en place d’une politique d’aménagement inédite en France visant
« une répartition harmonieuse des hommes et des activités sur le territoire41 ». À ce
titre, les principales interventions des ingénieurs semblent s’être davantage inscrites
dans une politique générale d’aménagement territorial où s’articulent de manières plus
ou moins cohérentes des actions d’ampleur nationale, décidées au sommet de l’État, et
des dynamiques régionales déléguées aux acteurs économiques et politiques locaux, le
tout financé par le premier plan, le « plan Monnet » (1947-1951), clairement
volontariste voire dirigiste, envisageant comme autant d’occasions propices à une
projection en avant, autant d’opportunité de modernisation les reconstructions des
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
55
grands équipements de transports, de production d’énergie, d’industrie lourde et de
l’agriculture à l’aune de l’efficacité économique42. En comparaison, la politique de
reconstruction urbaine largement confiée aux architectes n’a pas donné lieu à
l’élaboration d’une politique urbaine globale, à la mise en place d’éléments de doctrine
imposés nationalement, d’autant que le processus de remembrement, de choix des
architectes et les décisions en termes de financement des travaux devaient tenir
compte des prérogatives locales des Associations syndicales de reconstruction (ASR),
défendant les intérêts des propriétaires sinistrés43. C’est à leur initiative que les projets
de Le Corbusier à La Rochelle puis à Saint-Dié n’ont pu voir le jour. Cette différence
majeure dans le processus de prise de décision explique que la reconstruction de la
grande majorité des villes françaises par les architectes a essentiellement représenté
un chantier de rattrapage ou de mise à niveau qui ne laissa place à aucune géographie
volontaire. Elle n’a pu être l’occasion ni de repenser l’édification des cités détruites
comme un projet ouvert de modernisation globale ni de repenser la rénovation de
l’armature urbaine nationale comme ce fut le cas, sous la houlette des ingénieurs, dans
le domaine des équipements et de l’industrie.
NOTES
1. On pense en particulier aux travaux d’Anatole Kopp, de Danièle Voldman et de Bruno
Vayssière. Voir Anatole Kopp, Frédérique Boucher, Danièle Pauly, L’Architecture de la
Reconstruction en France, 1945-1953, Paris, Le Moniteur, 1982 ; Bruno Vayssière, Reconstruction-
déconstruction. Le « hard French » ou l’architecture française des Trente Glorieuses, Paris, Picard, 1988 ;
Reconstructions et modernisations. La France après les ruines 1918-1945, Paris, Archives nationales,
1991 ; Danièle Voldman, La Reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique,
Paris, L’Harmattan, 1997.
2. Pierre Massé occupa le poste de directeur de l’Équipement d’EDF de 1946 à 1948, Raymond
Giguet de 1948 à 1955. Voir à ce propos, Dominique Barjot, Travaux Publics de France, un siècle
d’entrepreneurs et d’entreprises (1883-1992), Paris, Presses de l’École nationale des ponts et
chaussées, 1993, p. 145-163.
3. Voir Marc Desportes et Antoine Picon, De l’espace au territoire, L’aménagement en France XVIe-XXe
siècles, Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 1997, p. 139.
4. Citons en particulier Albert Caquot, ancien ingénieur des Ponts et Chaussées, qui fut le
président de l’Afnor à partir de 1943, et André Marini, directeur du CSTB à sa création, en 1947.
5. Ingénieur des Ponts et Chaussées, Adrien Spinetta (né en 1908) occupa au MRU le poste de
directeur de la Construction de 1951 à 1956. Il mit en place le « secteur industrialisé » qui,
favorisant le lancement de grandes opérations de l’ordre de 1 000 logements, est considéré
comme l’une des étapes clés dans l’essor de la politique des grands ensembles. Voir Manuel
Candré, Bruno Vayssière, Danièle Voldman, Une politique du logement. d’architecture/Plan
construction architecture, 1995, p. 96 et p. 139.
6. André Brunot, Roger Coquand, Le Corps des Ponts et Chaussées, Paris, Éditions du CNRS, 1982,
p. 576-577. Sur l’organisation et les missions du Comité national d’urbanisme, CNU, voir plus
particulièrement D. Voldman, op. cit. note 1, p. 287-292.
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56
7. Voir Gilles Jeannot, « Les ingénieurs dans la Reconstruction : images et stratégies », dans D.
Voldman (dir.), Images, discours et enjeux de la reconstruction des villes françaises après 1945, Les
Cahiers de l’IHTP, no 5, Paris, CNRS, juin 1987, p. 69-82.
8. À propos du poids considérable du corps des Ponts et Chaussées dans les instances de
l’urbanisme sous Vichy, voir Pierre Randet, « 1941-1951. Panorama de la Reconstruction
française », dans B. Vayssière, Reconstructions et modernisations, op. cit. note 1, p. 95.
9. Selon André Brunot et Roger Coquant, « la collaboration des ingénieurs et des architectes
s’imposait : elle fut généralement fructueuse, non seulement sur le terrain, mais par
l’établissement, dans de nombreux cas, de relations professionnelles enrichissantes pour les deux
parties (op. cit. note 6, p. 577). Plus circonspecte, Danièle Voldman précise qu’à part le cas
exemplaire de collaboration étroite à Brest entre l’ingénieur Piquemal et l’urbaniste Mathon,
« des difficultés entre urbanistes et ingénieurs n’ont pas manqué : les ingénieurs récusaient les
arguments esthétiques des urbanistes au profit de solutions plus simples et moins coûteuses.
Elles corroborent le cas général : au mieux une répartition sourcilleuse des tâches, au pire une
collaboration méfiante » (op. cit. note 1, p. 263).
10. Le rapport qu’a rédigé Pierre Randet et qui fonde les principaux éléments de la politique
d’aménagement du territoire présentés par Claudius-Petit en 1949 au Conseil des ministres est
intitulé : Pour un Plan d’aménagement du territoire. Voir P. Randet, L’Aménagement du territoire.
Genèse et étapes d’un grand dessein, Paris, La Documentation française, 1994.
11. Op. cit. note 3, p. 146.
12. Pour les gares (maritimes, ferroviaires ou aériennes), il était le plus souvent fait appel aux
architectes. Ils intervenaient aussi parfois aux côtés des ingénieurs, en collaboration plus ou
moins étroite, pour la conception d’ouvrages d’art, de barrages, de centrales électriques et autres
grands équipement industriels et techniques, à l’instar de Théo Sardnal, un élève de Perret, pour
la construction de l’usine André-Blondel à Bollène à partir de 1949. À ce titre, l’activité de
l’architecte Jean Démaret est également exemplaire : il collabore avec Esquillan et Lossier pour la
réalisation des ponts de Conflans-Fin-d’Oise (1947-1949) et de Villeneuve-Saint- Georges
(1948-1950). On le retrouve aux côtés de l’architecte Jean Fayeton et de l’ingénieur Robert Gibrat
pour l’élaboration de la centrale thermique Émile-Huchet de Carling (1947-1953). Il est vrai que
Démaret, comme Fayeton d’ailleurs, était également ingénieur centralien ce qui facilitait sans
doute son intervention sur des ouvrages très techniques.
13. Voir D. Barjot « Les entreprises du bâtiment et des travaux publics et la Reconstruction
(1918-1945), dans B. Vayssière, Reconstructions et modernisations, op. cit. note 1, p. 234.
14. Op. cit. note 1, p. 9.
15. A. Brunot et R. Coquand, op. cit. note 6, chapitre IV, « L’essaimage des ingénieurs des Ponts et
Chaussées », p. 605-611.
16. Globalement, l’ingénierie des travaux publics s’avéra en effet plus innovante durant la
Reconstruction que celle du bâtiment, malgré les premières expérimentations en matière
d’industrialisation du logement. Voir D. Barjot, « Les entreprises du bâtiment et des travaux
publics et la Reconstruction (1918-1945), dans B. Vayssière, Reconstructions et modernisations,
op. cit. note 1, p. 234.
17. Citons, entre autres, deux ouvrages emblématiques de la période, conçus par Nicolas
Esquillan et réalisés par l’entreprise Boussiron : le viaduc de la Méditerranée (1948-1950), record
mondial de portée des ponts-rails à double voie ferrée suspendue et le magnifique viaduc de la
Voulte (1952-1954), premier grand pont de chemin de fer français en béton précontraint (cinq
travées de 56 mètres) et le plus long du monde sous voie ferrée normale. Voir Bernard Marrey,
Nicolas Esquillan, un ingénieur d’entreprise, Paris, Picard, 1992, p. 54-67.
18. Voir notamment Eugène Freyssinet, « Une révolution dans l’art de bâtir : les constructions
précontraintes », Travaux, novembre 1941.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
57
19. Voir José A. Fernandez-Ordonez, Eugène Freyssinet, Barcelone, Grupo 2 C Éditeurs, 1979,
p. 173-224. Sur l’invention de la précontrainte et ses premières applications, voir en particulier
Jupp Grote et Bernard Marrey, Freyssinet, la précontrainte et l’Europe, 1930-1945, Paris, Éditions du
Linteau, 2000.
20. Voir à ce propos l’article du directeur des études des entreprises Campenon- Bernard, J.
Chaudesaigues : « La basilique Saint-Pie-X à Lourdes, Travaux, no 291, janvier 1959, p. 9-22, ainsi
que le dossier publié dans L’Architecture d’aujourd’hui, no 81, décembre 1958, p. 46-55.
21. Par exemple : des réservoirs d’eau de 7 000 mètres cubes à Orléans en 1948, le phare de Berck
en 1950 ; et des ouvrages d’infrastructures considérables en collaboration avec les services des
Ponts et Chaussées : la galerie couverte de Rouen de 1 800 mètres de longueur sur la rive gauche
de la Seine (1948) ou la reconstruction du quai de France dans le port de Cherbourg, achevée en
1951.
22. Sur l’essor et la diffusion de la précontrainte, voir D. Barjot, op. cit. note 2, p. 131-143.
23. Voir Nicolas Nogue, « Le temps de l’ingénieur et le temps de l’architecte ou construction
industrialisée et architecture monumentale pendant la Reconstruction » dans Gérard Monnier
(dir.), Le Temps de l’œuvre. Approches chronologiques de l’édification des bâtiments, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2000, p. 13-29.
24. Outre la performance des structures, l’opération innove également en raison du mode de
mise en œuvre adopté par coulage au sol des couvertures puis levage à l’aide de vérins. Voir
Nicolas Esquillan, « Le hangar en béton armé à deux nefs de 101,50 m de portée de l’aéroport de
Marignane », dans Mémoires de la Société des ingénieurs civils de France, 16 avril 1952.
25. Voir D. Barjot, op. cit. note 2.
26. Voir Danièle Pauly, Le Corbusier : La chapelle de Ronchamp, Paris, Fondation Le Corbusier, Bâle,
Boston, Berlin, Birkhäuser, 1997, p. 90-92. L’historienne précise : « Si l’on compare cette coupe
[du barrage de l’Aigle] à la courbe formée par la déclivité du toit depuis l’angle sud-est jusqu’au
côté ouest où l’eau s’écoule par la gargouille, l’analogie formelle est évidente. »
27. Voir Jean-Louis Bordes, Les Barrages- réservoirs en France, du milieu du XVIIIe au début du XXe
siècle, Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 2005.
28. En 1950, les centrales thermiques produisaient déjà 52 % de l’électricité en France.
29. Voir L’Architecture d’aujourd’hui, no 27, décembre 1949, p. 22-23.
30. Denise Brimeur, Vital Ferry, Bernard Pelissier et Marc Suel, Regards sur l’aviation civile. Histoire
d’une administration, Paris, Cépaduès Éditions, 1992, p. 57-100.
31. René Lemaire, « Plan d’équipement aéronautique », Techniques et Architecture, nos 9-12, 1947,
p. 453-462.
32. 50 ans au Service Spécial des Bases Aériennes 1946-1996. Histoire du SSBA Sud-Est, brochure éditée
par le SSBA Sud-Est, Marseille, 1996.
33. Henri Mazen, « L’Equipement aéronautique de la région marseillaise », Techniques et
Architecture, n° s 9-12, 1947, p. 488-493.
34. L’armée de l’air a tenu à conserver sa souveraineté sur les terrains militaires, notamment à
Villacoublay.
35. Bob Hawkins, Gabriele Lechner et Paul Smith (dir.), Historic Airports: proceedings of the
international « L’Europe de l’air » Conferences on Aviation Architecture: Liverpool (1999), Berlin (2000),
Paris (2001), Londres, English Heritage, 2005.
36. Voir Techniques et Architecture no 4, 17e série, 1958, p. 76 et « Bâtiment du parc central à
Orly », Acier Stahl Steel, no 1, janvier 1956, p. 35-36.
37. Guy Lambert, Valérie Nègre, « Les chantiers de l’innovation constructive », dans Les Grands
Ensembles. Une architecture du XXe siècle, Paris, Dominique Carré Éditeur, 2011, p. 189-206.
38. La première tranche du « secteur industrialisé » fut lancée sur six projets totalisant plus de
7 000 logements à Saint-Étienne, Angers, Bron-Parilly, Le Havre, Boulogne-sur-Mer et Pantin
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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(voir ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme 1944-1954. Une politique du logement, op. cit. note
5, p. 96).
39. À cet égard, il faut souligner le rôle fondamental joué dans ce vaste processus d’innovation
par les divers centres de recherche, d’expérimentation et de diffusion de l’information, qu’ils
soient publics, comme le CSTB ou le Laboratoire central des ponts et chaussées créé en 1949, ou
surtout privés, à l’instar du Centre expérimental de recherche et d’études du BTP, fondé dès 1933,
du Laboratoire des liants hydrauliques et de la céramique, et du Centre d’études du bâtiment et
des travaux publics (CEBTP), établi en 1953. Sans que l’on puisse s’appuyer sur des recherches
historiques rigoureuses, il ne fait guère de doute que les ingénieurs occupaient la plupart des
postes de commande de ces organismes.
40. Voir Christel Palant-Frapier, « L’émergence des bureaux d’études techniques en France
autour de 1950 », Entreprises et Histoire, no 71, « Les entreprises françaises d’ingénierie face à la
compétition internationale », numéro dirigé par Dominique Barjot, 2013, p. 100-110.
41. Jean-François Gravier, Paris et le désert français. Décentralisation, équipement, population, Paris, Le
Portulan, 1947.
42. M. Desportes, A. Picon, op. cit. note 3.
43. Voir D. Voldman, op. cit. note 1, p. 194.
RÉSUMÉS
La période de la Reconstruction a produit une historiographie surtout axée sur l’intervention des
architectes dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, alors que les ingénieurs ont aussi
joué un rôle déterminant. Est ici soulignée la diversité des statuts professionnels et des modes
d’exercice L’article montre ensuite que l’œuvre des ingénieurs est directement déterminée par
les lignes de force qui régissent l’ensemble de l’économie française : la planification, le modèle de
l’économie concertée, les priorités de la Reconstruction liées aux aides financières du plan
Marshall. Les ingénieurs se sont engagés dans l’édification et la modernisation des équipements
productifs fondamentaux pour la reprise économique du pays. Inscrits dans la problématique de
l’aménagement du territoire, ces équipements se composent des grandes infrastructures liées au
transport et à la production d’énergie.
This paper stresses that the period of the “French Reconstruction” after World War II carried out
a historiography that in majority studied the work of the architects in the fields of architecture
and town planning. But engineers also played an important part during this time, even if it
remains less known. The author first emphasizes the diversity of the professional status of the
engineers. He also shows that their work is directly shaped by the priorities leading the whole
French economy of that time, that is to say: planning regulation, model of the “économie
concertée”, reconstruction priorities linked with the financial aid of the Marshall Plan. Thus
engineers carried out a national level reconstruction policy aiming at the edification and
modernization of the production facilities that were essential to boost the French economy. Part
of the new land-use planning policy, this equipment is, on one hand, composed of major facilities
in the sector of transport. On the second hand, they also are made of facilities in the fields of
energy production, which are nationalized firms as EDF or Charbonnage de France.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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AUTEUR
NICOLAS NOGUE
Nicolas Nogue est diplômé d’HEC, docteur en histoire de l’art et spécialiste de l’histoire de la
construction et des techniques, du XIXe siècle à nos jours. Il a consacré sa thèse à l’étude de
l’oeuvre de l’ingénieur Bernard Laffaille (1900-1955), qu’il a soutenue en 2001 sous la direction de
Gérard Monnier, Paris I-Panthéon-Sorbonne. Il a participé, sous la direction de Gilles Ragot, à
l’ouvrage L’Invention d’une ville. Royan 1950, Paris, Monum/Éditions du Patrimoine, 2003 (prix du
Livre d’architecture décerné par l’Académie d’architecture). Afin d’apporter des arguments
historiques en faveur de la sauvegarde de la « halle Freyssinet », il a publié Eugène Freyssinet. La
halle des Messageries de la gare d’Austerlitz 1927-1929 (Paris, Éditions Jean-Michel Place, 2009). Il est
membre du laboratoire de recherche Géométrie Structure Architecture (GSA) de l’Ensa de Paris-
Malaquais. Il a été maître-assistant à l’Ensa de Normandie puis chargé de mission au ministère de
la Culture et de la Communication.
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Un plaidoyer pour la modernité dela traditionLe Manifeste de l’Alhambra dans le contexte des débats sur la synthèsedes arts
A Plea for the Modernity of Tradition The “Manifesto of the Alhambra” in the
Context of Debates on Synthesis of the Arts
Jorge Fernández-Santos Ortiz-Iribas
1 Le rôle de l’architecture vis-à-vis des arts plastiques fut l’occasion d’un questionnement
intensif en Europe méditerranéenne et en Amérique latine au cours des années 1940 et
1950. On commence à peine à entrevoir l’intensité des échanges et leur apport à des
dialogues transatlantiques qu’une historiographie trop fixée sur la « modernité »
canonique ou mainstream aurait contribué à marginaliser1. Bien sûr, l’intérêt croissant
pour les « modernités » périphériques, que l’on est en train de réécrire, vient d’une
globalisation qui, elle aussi, fait question. Dans l’Espagne de cette époque, une élite
d’architectes, européens cette-fois-ci, ne se résignait pas au statut « périphérique »
auquel les condamnait le régime dictatorial du général Franco, vainqueur en 1939 d’une
sanglante guerre civile. La situation, telle qu’elle se développa à la fin des années 1940,
se jouait sur la conjonction d’un affaiblissement du repli identitaire franquiste et des
débuts d’un discours timidement internationaliste. La particularité du cas espagnol
était marquée aussi par le recours à un « manifeste » qui préconisait, contrairement
aux précédents ayant jalonné l’histoire du Mouvement moderne, une nouvelle
modernité architecturale enracinée dans la tradition.
2 En réalité, la mise en question actuelle du modèle vertical du centre-périphérie au
profit d’une horizontalité multipolaire est susceptible de contribuer à attirer
l’attention sur une pluralité de possibles rapports entre « modernités » et « traditions »
dans des cadres nationaux, régionaux ou locaux. Or il resterait à approfondir le
caractère souvent paradoxal du substratum idéologique, sous-entendu ou
soigneusement caché selon les cas, capable d’articuler au gré des aléas politico-
culturels des discours faisant appel à une « tradition » quelconque tout en se voulant
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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« modernes ». En cela le Manifeste de l’Alhambra n’a peut-être pas perdu de son
actualité.
Un manifeste « spontané » pour renouer avec la« vraie » tradition
3 Les années qui ont suivi la guerre civile espagnole ont été marquées par l’exil de
nombreux architectes et l’épuration professionnelle subie par d’autres2, tout cela se
poursuivant dans l’ambiance raréfiée d’un fascisme militant qui privilégiait l’Escurial
(El Escorial) comme symbole de la gloire « impériale » de l’Espagne sous Philippe II. Les
assises idéologiques et esthétiques de l’architecture officielle prônée par le général
Franco étaient donc celles d’un goût classiciste néolatin inspiré en partie des théories
d’Eugenio d’Ors, et qui se voulait le digne héritier du style dépouillé et solennel de Juan
de Herrera3.
Joaquín Vaquero Turcios : vue du ministère de l’Air.
Revista Nacional de Arquitectura, 1951.
4 Durant l’année 1952, quelques événements contribuèrent à libéraliser la réflexion
architecturale dans les milieux officiels du franquisme. Le 3 février mourut à Madrid
l’architecte Pedro Muguruza Otaño, conseiller aulique du général Franco qui avait
dirigé avec une main de fer la direction générale de l’Architecture depuis sa création au
lendemain de la défaite républicaine en 1939 jusqu’en 1946, avec pour objectif principal
la définition de la nouvelle architecture « triomphale » du régime. C’est aussi en 1952
que l’architecte exilé Bernardo Giner de los Ríos publia à Mexico un bilan provisoire sur
l’architecture espagnole de la première moitié du siècle. Il y reproduisait les mots
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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prononcés en 1949 par Juan de Zavala, lors de la 5e Assemblée nationale d’architecture
signalant que les architectes espagnols se trompaient en cherchant dans le passé la
vigueur et l’originalité qui leur manquaient dans le présent. Cela prouvait l’existence de
liens étroits entre les professionnels en exil et leurs collègues restés en Espagne. Giner
soulignait les affinités entre le passéisme architectural franquiste et des stylisations
totalitaristes passées (hitlérienne et mussolinienne) ou présentes (stalinienne). Mettant
à l’abri les compétences d’anciens camarades qui étaient nombreux à avoir partagé les
principes modernes avant 1939, il s’agissait de son point de vue d’une « erreur »
d’approche. En revanche, l’œuvre bâtie par les résidents à l’étranger s’avérait
innovatrice4. Toujours en 1952, Fernando Chueca Goitia, jeune architecte faisant partie
de la liste d’épurés en juillet 1942, retourna à Madrid après un séjour d’études aux
États-Unis d’environ une année5. Peu après, bénéficiant d’un contexte d’ouverture qui
préparait les accords bilatéraux entre l’Espagne et les États-Unis signés le 26 septembre
1953, il proposa à ses collègues de faire un voyage à Grenade. L’expérience directe de
l’architecture américaine l’amenait à constater que, pour autant que le passéisme
monumental espagnol des années 1940 n’eût plus d’avenir, les conséquences du langage
des curtain walls new-yorkais n’en étaient pas moins redoutables dans une Espagne
arriérée mais prête à se « moderniser ». Ses admonitions contre l’architecture
brésilienne et nord-américaine s’expliquent notamment par la crainte, très forte chez
lui, d’une architecture internationaliste, voire déracinée ou, pis encore, foncièrement
déracinable6. Invités par Chueca, les 14 et 15 octobre 1952, 24 architectes madrilènes se
réunirent à l’Alhambra pour participer à deux journées d’étude. La rencontre s’insérait
dans les sessions périodiques de critique architecturale convoquées à Madrid depuis
octobre 1950, sous l’égide de la direction générale de l’Architecture. Dans l’esprit du
plus grand nombre des participants il s’agis- sait de tourner la page sur une décennie
que l’un des principaux inspirateurs de la rencontre de Grenade, l’architecte Carlos de
Miguel7, devait appeler par la suite de façon ironique, « la période des flèches »,
couronnée par l’achèvement du ministère de l’Air à Madrid8.
5 De retour à Madrid les réunions se poursuivirent afin de trouver un accord sur la
rédaction d’un texte conclusif qui allait s’appeler le Manifeste de l’Alhambra, paru au
deuxième trimestre de 1953 dans le bulletin de la direction générale de l’Architecture9.
Compte tenu de la vague récente de petits « escuriaux » – escorialitos selon les propos du
poète architecte Luis Felipe Vivanco –, il était à craindre qu’une nouvelle vague de
petites « alhambras » ou alhambritas inondât à son tour l’Espagne10. L’intention avouée
des signataires du Manifeste était au contraire d’exorciser les pastiches historicistes qui
retardaient l’inévitable confrontation de l’architecture espagnole avec les défis de
l’architecture internationale d’après-guerre. Les mots étaient assez révélateurs. Peu
avant la rencontre grenadine, l’architecte et historien Fernando Chueca, fin écrivain à
qui ses collègues allaient confier la rédaction finale du Manifeste, rédigeait un texte
préparatoire dans lequel il plaidait pour la nécessité d’une catharsis qui permet- trait
de jeter les « bases spirituelles d’une nouvelle architecture authentiquement
espagnole11 ».
6 Dans le texte du Manifeste, le même Chueca décrivait les journées passées à l’Alhambra,
les discussions qui y eurent lieu et les sessions convoquées ensuite à Madrid comme
faisant partie d’un mouvement spontané vers l’Alhambra, sorte de « nouvelle
Thébaïde » où les architectes espagnols allaient chercher leur salut12. Il prisait tout
spécialement la légèreté matérielle aussi bien que la délicatesse spirituelle du
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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monument hispano-musulman. Au lieu d’étouffer les facultés créatrices des architectes,
la fragilité pourtant si paradoxalement endurante de l’Alhambra était, semble-t-il,
seule apte à donner ce nouvel élan, à susciter cette « catharsis » que Chueca jugeait si
nécessaire13.
7 L’architecte José Luis Picardo Castellón illustrait avec un dessin non moins révélateur
les propos de son collègue14. On y aperçoit quatre figures agenouillées devant la Cour
des Arrayanes (patio de los Arrayanes) d’où échappent des admiratifs « ah ! et oh ! »
Malgré son ton badin, l’image montre les pouvoirs quasiment thaumaturgiques dont on
cherchait à revêtir la forteresse mauresque. L’Alhambra séduisait alors parce qu’elle
était perçue comme « légère », et en tant que telle on pouvait justement l’opposer
comme une sorte de nouveau paradigme à l’Escurial qui avait écrasé de son énorme
masse de granit l’architecture espagnole depuis 1939. Ce n’était pas pour rien que
Chueca choisit de clore le Manifeste avec l’une des inscriptions du Mirador de la
Lindaraja louant l’Alhambra comme un « orbe de cristal qui manifeste ses merveilles15
». Le palais cristallin des Nasrides, tout en subtilité et délicate géométrie, allait-il donc
succéder aux imposantes formes classiques du palais-monastère des Habsbourg comme
pierre angulaire de l’architecture espagnole ?
José Luis Picardo Castellón : l’Escurial.
Boletín de Información de la Dirección General de Arquitectura, 1952.
8 Ce qui doit attirer notre attention, en tant qu’historiens, dans la curieuse fascination
exercée par l’Alhambra au milieu du XXe siècle sur un groupe d’architectes espagnols
aux prises avec la modernité, c’est l’emphase avec laquelle leur principal porte-parole,
Fernando Chueca, voulut faire croire – ou, du moins, vraisemblablement le croyait-il en
toute sincérité – qu’il s’agissait d’un mouvement spontané. Rien, en effet, de moins
spontané : les sessions de critique architecturale qui étaient à la source du Manifeste de
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l’Alhambra avaient été en gestation durant une longue série de rencontres entre amis.
Les réunions initiales chez l’urbaniste Pedro Bidagor, pendant la guerre civile, eurent
une suite grâce au petit noyau de camarades rassemblés autour du jeune architecte
Alberto de Acha. Plus tard, Fernando Chueca, Carlos de Miguel, Luis Moya et Miguel
Fisac se chargèrent, après la mort prématurée de leur ami Acha en 1945, de doter ces
rencontres d’architectes en alerte d’une organisation stable et d’une périodicité
régulière16. Le plus jeune des quatre, Miguel Fisac, publiait en juin 1948 un bref article
dans la Revista Nacional de Arquitectura qui dès le numéro suivant allait être dirigée et
modernisée par son collègue Carlos de Miguel. Fisac déclinait comme fondements
architectoniques deux principes pratico-philosophiques : 1. Le classique représente la
permanence et 2. Il faut adhérer à une architecture vraiment espagnole. Mais, ajoutait-
il, si la toute dernière architecture espagnole n’avait pas démenti le bien-fondé de ces
deux principes, elle avait au moins jeté le doute sur le chemin à emprunter. D’ailleurs,
Fisac dénonçait comme douteux le prétendu hispanisme de l’Escurial qui ne
représentait à ses yeux que l’assemblage de deux manières étrangères, italienne et
flamande, en Espagne17. Autrement dit, il fallait sortir d’un pseudo-classicisme frappé
de superficialité et d’inanité qui empêchait de bâtir l’architecture d’aujourd’hui dont
l’Espagne avait besoin. Fisac avait bien posé les termes du problème : la reproduction
plus ou moins avertie du style de Juan de Herrera condamnait l’architecture espagnole
à une voie sans issue. Il était donc impératif de « diriger d’en haut » (ce sont les propos
de Chueca dans le Manifeste) l’acheminement progressif vers une modernité
internationale qui frappait aux portes d’un pays qui voulait laisser en arrière
l’isolationnisme des années 1940. Évidemment, ce transfert d’intérêt de l’Escurial à
l’Alhambra n’avait au fond rien de spontané18.
José Luis Picardo Castellón : la Cour des Arrayanes.
Boletín de Información de la Dirección General de Arquitectura, 1954.
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9 La même année où fut publié le Manifeste de l’Alhambra, un des membres fondateurs
du groupe d’Alberto de Acha, Luis Moya, tranchait lors d’une session de critique
architecturale consacrée à l’architecture contemporaine espagnole en affirmant :
« Nous, les architectes, nous sommes en train d’inventer la tradition parce que nous
l’avons perdue19. » Voilà le paradoxe fondamental sur lequel reposait le Manifeste. Fisac
souhaitait une architecture où devaient converger forcément le classicisme,
l’hispanisme et la modernité. Qui plus est, elle devait être profondément enracinée
dans un substratum collectif que Chueca alla jusqu’à appeler le « sous-sol racial »
espagnol20. L’Alhambra devenait alors un « formidable dépôt d’architecture
essentielle », une citadelle toute prête à être redécouverte cette fois-ci avec des « yeux
neufs d’architecte » non contaminés par des visions romantiques21. L’ancienne citadelle
mauresque était donc censée assurer rien moins que l’hispanisation du vocabulaire
international de l’architecture moderne.
Le géométrisme de l’art hispano-musulman, une« modernité » avant la lettre
10 À vrai dire, le Manifeste de l’Alhambra n’était point conçu pour exprimer la crise
référentielle à laquelle les architectes espagnols devaient faire face. Tout de même, la
structure aporétique de l’équation modernité- hispanisme-classicisme n’était pas facile
à déguiser, et l’appel à l’Alhambra ne pouvait pas résoudre les incertitudes d’une
modernité architecturale affranchie de la tradition par le biais de la technologie.
L’envergure du problème posé par la coupure entre tradition et modernité n’échappait
certes pas aux architectes espagnols les plus familiarisés avec les débats théoriques
contemporains.
11 En réalité, le seul moyen d’arriver à une lecture cohérente du Manifeste, c’est de mettre
en première ligne les réflexions de Fernando Chueca. Cela ne se borne pas au fait qu’il
en fut le rédacteur et pour ainsi dire, le chef de file du mouvement de revalorisation de
l’Alhambra parmi les architectes madrilènes. Il était d’abord le premier à avoir posé
préalablement le problème de la conciliation de la modernité et de la tradition à travers
l’exemple de l’Alhambra. Cela est déjà constatable dans Los invariantes castizos de la
arquitectura española, livre publié en 1947 qui recueillait les réflexions de l’auteur au
long des années 194022. La thèse fondamentale des « invariants » peut être résumée en
quelques mots comme celle de l’existence d’une série d’approches du phénomène
architectural qui, justement, seraient demeurées sans variation sensible malgré les
changements stylistiques se succédant au cours des siècles. Il s’agissait donc de
conceptions spatiales et tectoniques primaires, transmises d’une façon quasiment
instinctive génération après génération. Les espaces compartimentés ou discontinus,
les circulations brisées et parfois même labyrinthiques et les volumes extérieurs purs à
arêtes saillantes constitueraient donc une réalité opérative profondément enracinée
dans le sol espagnol, à laquelle les styles successifs – roman, gothique, renaissant,
baroque – auraient adhéré sans pourtant l’entamer. C’était, de l’aveu de Chueca, le
versant architectural de l’intrahistoire de Miguel de Unamuno.
12 En y réfléchissant, aucune autre théorie ne pouvait justifier avec autant d’à-propos
l’élévation de l’Alhambra au statut de paradigme d’élection qui allait permettre à
l’architecture espagnole de s’aventurer, encore une fois, après l’ostracisme
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international des années 1940, dans les courants turbulents de la modernité. Mais, de
l’avis de Chueca, il ne fallait surtout pas renouer avec le rationalisme militant des
années 1930 de façon inconsidérée. Cette fois-ci la tradition espagnole ne devait pas
être mise de côté. Dans le texte même du Manifeste on découvre facilement que le soi-
disant mouvement spontané vers l’Alhambra, nous l’avons déjà compris, était au
contraire tout à fait délibéré : « Si l’on veut, le monastère de l’Escurial, compte tenu de
son plan, peut parfaitement abriter un ministère. L’Alhambra est parfaitement inutile
pour n’importe quel emploi de notre vie moderne. C’est un avantage et non des
moindres pour ceux qui cherchent des stimuli pour la création. La réintroduction de
l’Escurial dans notre architecture répondait encore à des hypothèses d’utilité
immédiate. Nous cherchons maintenant des résonances plus subtiles, des filons plus
cachés qui vont justement nous garder de tomber à nouveau dans le pastiche. »
13 L’essentiel pour Chueca était de trouver le monument paradigmatique capable
d’assurer comme une sorte de charnière providentielle, le raccord entre tradition et
modernité. D’ailleurs, le travail intellectuel qui allait l’amener à fixer son regard sur
l’Alhambra datait très probablement des années 1930. À cette époque il se consacrait
avec Carlos de Miguel à l’étude de l’œuvre de l’architecte néoclassique Juan de
Villanueva23. Sous la direction de José de Hermosilla et avec Juan Pedro Arnal, le jeune
Villanueva participa entre septembre 1766 et avril 1767 à une expédition qui visait la
publication d’un ambitieux recueil illustré des Antiquités arabes d’Espagne. Chueca dut
s’apercevoir du fait que leurs dessins ne se bornaient pas au relevé minutieux de
l’Alhambra de Grenade et de la mosquée de Cordoue telles qu’elles étaient au XVIIIe
siècle. En effet, on y peut déceler la première relecture franchement architecturale de
l’Alhambra selon une optique diachronique qui privilégiait l’utilité pédagogique.
Hermosilla proposait de la sorte une reconstruction symétrique du plan du palais qui
l’assimilait aux principes opérationnels du classicisme24.
14 On peut dire à juste titre que Villanueva, Arnal et Hermosilla inaugurèrent les
appropriations modernes successives de l’Alhambra. Au fond Chueca, admirateur
fervent de l’architecture néoclassique de Villanueva, ne fit pas autrement environ deux
siècles plus tard, en écartant les études à vocation exclusivement archéologique afin de
redécouvrir la « modernité » architecturale du palais grenadin. En 1967 en effet, il se
souvenait des raisons qui le conduisirent à se consacrer à l’histoire de l’architecture
espagnole. Sa décision datait paradoxale- ment de sa lecture au début des années 1930
de Vers une architecture de Le Corbusier25. Cette lecture de jeunesse « alluma en [lui] le
désir de devenir historien de l’architecture mais d’une autre façon26 ». Chueca
entendait par là qu’il fallait s’écarter du modèle d’archéologue positiviste voué à classer
les œuvres d’art.
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José de Hermosilla et al. : plan de l’Alhambra de Grenade avec une hypothèse de reconstruction dupalais originel.
Antigüedades árabes de España, 1804.
15 Mais le lien avec Le Corbusier est hautement significatif. Si l’architecte suisse le
premier plaidait pour une architecture associée à la vérité de son époque, l’espagnol
allait développer au cours de sa longue vie une attitude de plus en plus distante si ce
n’est, par moments, franchement hostile envers les prétentions adamiques de la
modernité architecturale. Il dira plus tard, en 1972, que l’architecture moderne, malgré
les efforts d’un nombre plutôt restreint de vrais créateurs, n’avait pas été capable
d’enfanter un nouveau langage architectural : il y avait tout au plus « un ou plusieurs
credo, plus ou moins apodictiques, mais un langage, avec ce que cela comporte comme
système, signe, signification, moyens d’expression, outil de communication culturelle
et code lisible doté de syntaxe et déclinaisons, ce langage-ci n’avait pas été formé et on
ne savait même pas si on était en train de le former27. » Chez Chueca, la soixantaine
passée, ce genre de préoccupations n’était pas de fraîche date. Malgré des
contradictions quelquefois évidentes, il était sincère dans son parti pris pour une
histoire de l’architecture directement liée au présent. On dirait aujourd’hui une
histoire ou une critique « opérative » aux prises avec le monde contemporain. Certes, il
ne se voyait pas comme un archéologue reconstruisant des langues mortes. Ses
convictions philosophiques et, notamment, la théorie de l’intrahistoire le rassuraient
sur la transmissibilité foncière d’un fond de traditions vivantes. Mais on hésiterait à les
qualifier sans plus de traditions « vivantes ». S’agissait-il plutôt de traditions oubliées
ou négligées dont on pourrait éventuellement tirer des conséquences valables pour le
monde contemporain ?
16 À bon escient, Chueca structura le Manifeste de l’Alhambra comme un jeu de miroirs
entre modernité et tradition. Déjà dans les Invariantes castizos, il mit en rapport les
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formes prismatiques extérieures de l’Alhambra avec les principes rationalistes
modernes qui encourageaient l’expression extérieure des espaces intérieurs28.
17 L’espace discontinu et stratifié de l’art musulman que Louis Massignon avait déjà mis
en rapport avec l’atomisme physique29 entrerait ainsi en contradiction avec les
principes de continuité spatio-temporelle à la base de la physique cartésienne, et avec
le perspectivisme de la culture occidentale moderne, mais s’accorderait bien en
revanche avec les dernières découvertes scientifiques et notamment avec la physique
quantique. Or cette curieuse modernité ante litteram mettait en avant ce que la
modernité souhaitait reprendre d’époques refoulées, c’est-à-dire l’élan originel et
primitif d’un art sans divisions. Rémi Labrusse a bien démontré comment l’islamophilie
du XXe siècle se nourrissait d’une fascination préalable pour l’authenticité des formes
et des arts non mimétiques30. La rationalité des arts décoratifs musulmans était à la
base de leur unité, une unité qui recouvrait les techniques des arts dits majeurs et
mineurs, bouleversant ainsi les fondements sur lesquels la tradition académique
occidentale avait établi le statut privilégié de l’architecture, de la peinture et de la
sculpture.
18 Cette admiration sans bornes pour ce que les arts musulmans apportaient comme
principe avait été théorisée en 1854 par Owen Jones à propos de la minutieuse
reproduction de la cour des Lions de l’Alhambra qu’il avait lui-même érigée au Crystal
Palace de Londres. Jones avait situé l’Alhambra au sommet de l’art mauresque,
occupant un poste analogue à celui du Parthénon dans l’art grec. Chueca, sans pourtant
le citer, reprend dans le Manifeste de l’Alhambra des idées et des préoccupations
formulées par l’architecte londonien environ un siècle avant. Le madrilène voyait dans
la récupération des principes géométriques de l’art musulman un moyen d’assurer de
façon programmatique la subordination de toute décoration à l’architecture. Les
mêmes schémas géométriques abstraits qui sous-tendaient les plans et les élévations se
déployaient à travers les motifs décoratifs sur les diverses surfaces du bâti. L’Alhambra
était donc issue d’une aspiration à l’unité sans laquelle il n’y était pas question, selon
Chueca, de véritable œuvre d’art31. Jones avait noté que les Maures décoraient leurs
constructions et non l’inverse, ils ne construisaient point des décors32. Chueca observait
pareillement qu’à l’Alhambra le décor et la structure étaient conceptuellement
séparables : « On ne prend pas des éléments constructifs pour les changer en
décoration33. » Cela tombait bien dans le débat courant au milieu du XXe siècle sur la
synthèse des arts. On se situait loin de la revendication totalisatrice et apodictique de
l’architecture comme Führerin des arts plastiques, défendue en 1941 par Albert Speer
dans une édition bilingue hispano-allemande de la Neue deutsche Baukunst34. Chueca
insista, d’après Georges Marçais35, sur le caractère atectonique, appliqué, suspendu et
circonscrit de la décoration musulmane qui était conçue pour revêtir les surfaces
comme s’il s’agis- sait de tapis36. Cela rejoignait les ressemblances que Pierre Guéguen
avait signalées comme responsables de l’accord profond auquel l’art abstrait et
l’architecture moderne pouvaient à juste titre aspirer. À l’évidence, la géométrie plane
et la géométrie dans l’espace tridimensionnel étaient intrinsèquement vouées à
l’harmonie. Chueca ne manqua pas d’ajouter que les opinions de Guéguen étaient
susceptibles d’être appliquées mot à mot à l’Alhambra37. Le monument hispano-
musulman jouissait d’une rare temporalité transversale. Ainsi le caractère primitif et
oriental que l’on pouvait y déceler, dans ses murs nus ou décorés, était bien à l’opposé
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de la plasticité de l’art gréco-romain mais rappelait volontiers le « planisme » de la
peinture cubiste38.
19 Comme l’avait noté Owen Jones, toute décoration respectueuse des principes d’unité se
devait d’être de nature architecturale. De même que Jones hésita entre la force de
l’instinct et les règles de la raison comme causes principales de l’essor et de l’étonnante
finesse de la décoration musulmane39, Chueca fera plus tard appel à une « géométrie
vitalisée » inspirée des théories de Henri Focillon40. Mais dans un cas comme dans
l’autre, les arts musulmans, tout en répondant à des principes naturels et rationnels, se
voyaient coupés d’une façon plus ou moins nuancée de leurs sources théologiques dans
l’Islam. Ceci risquait de jeter le discrédit sur le caractère vital ou vitalisant de l’art
hispano-musulman.
20 Comment l’Alhambra pouvait-elle être censée représenter l’art castizo, c’est-à-dire l’art
de pure souche populaire, d’une Espagne qui se voulait chrétienne et occidentale ?
L’archéologue Henri Terrasse aurait facilité les choses pour Chueca en insistant sur les
emprunts de l’art hispano-musulman à l’art wisigothique41. Selon Terrasse, l’originalité
de l’art hispano-musulman serait en grande mesure redevable à des traditions
autochtones préislamiques. Le théoricien espagnol pouvait donc faire appel à un
substratum ibérique, à une intrahistoire qui remonterait en dernière analyse à des
sources préhelléniques méditerranéennes et qui en tout cas aurait pu fonctionner
comme un fond vivant d’orientalisme ou éventuellement de byzantinisme dans la
péninsule ibérique soit avant, soit après la conquête romaine42.
L’authenticité de la géométrie versus lesentimentalisme organiciste
21 À l’évidence, le Manifeste de l’Alhambra était conçu et rédigé comme un texte collectif
voué aux architectes espagnols, particulièrement aux plus jeunes : une sorte d’exposé
de doctrine étrangement poétique qui devait les aider à renouer avec la meilleure
tradition espagnole tout en s’exprimant dans un langage architectural moderne. Mais,
justement, cette notion de « tradition nationale » demandait quelques éclaircissements.
Le double appel de la part de Fernando Chueca à la géométrie cubiste et au sens inné de
la géométrie propre aux peuples de la Méditerranée orientale (dont bénéficiait
curieusement une péninsule ibérique extrême-occidentale) cherchait à associer les
valeurs formelles du cubisme – et, au premier rang, celles du cubisme analytique – aux
valeurs « essentielles » de l’architecture castiza espagnole. On n’hésita même pas à
mettre en avant l’origine espagnole de Juan Gris ou de Pablo Picasso43 : eux aussi
seraient à leur insu atteints de ce penchant inné vers la géométrie abstraite qui
distinguerait leur peuple d’appartenance et ses manifestations artistiques les plus
authentiques. Abstraction faite de l’origine parisienne du cubisme et de
l’internationalité de ses principaux représentants, le lien établi entre un art de
minorités tel que le cubisme et le supposé géométrisme de l’architecture castiza peut
bien illustrer les apories qui se font jour dans le manifeste grenadin, au milieu de
hautes visées d’ordre théorique et esthétique et leur déclinaison volontariste et
identitaire44. En 1950, deux ans avant la rencontre de Grenade qui fut l’acte de
naissance du Manifeste, l’architecte catalan Josep Maria Sostres faisait appel à
l’ancestrale « sensibilité géométrique de la race » sur une nouvelle scène internationale
marquée par le « nouveau dualisme entre l’architecture organique et le
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70
fonctionnalisme45 ». Cela permet de mieux comprendre le contexte hautement
polémique qui alimentait les retrouvailles, soigneusement mises en scène, d’une élite
d’architectes madrilènes avec l’Alhambra. Il a été remarqué que le seul architecte
vivant à être mentionné au long du manifeste est l’américain Frank Lloyd Wright alors
dans sa quatre-vingt-sixième année.
22 On a donc voulu lire les pages de Chueca et de ses collègues comme un plaidoyer
implicite pour cette architecture « organique » qui ne cessait de gagner des adeptes en
Espagne au début des années 195046. En décembre 1945, Piero Bargellini remarquait
déjà, dans la préface à son Libelle contre l’architecture organique, que ceux qui dix ans
auparavant applaudissaient l’architecture rationaliste alors triomphante « aujourd’hui
la détestent parce qu’elle est perdante47 ». Signe des temps, en 1954 Rodolfo Ucha se
donna la peine de dépister dans le plan néoherrérien du ministère de l’Air un « critère
vitaliste ou biologique48 ». Rien d’étonnant donc à ce que certains passages du
Manifeste de l’Alhambra sur l’harmonisation de l’architecture et du paysage
environnant soient susceptibles d’une lecture « organiciste49 ». Tout de même, Chueca
mettait en exergue combien la relation de l’Alhambra avec la nature était subtile,
délicatement allusive et d’une qualité « quasi philosophique », par opposition au
« naturalisme organique » de Wright50.
23 Encore faut-il lire un peu plus attentivement : le Manifeste nous rappelle que Wright fit
« un apprentissage sentimental en Orient infusant un japonisme marqué à
l’architecture nord-américaine et ceci sans tenir compte qu’en Amérique le japonisme
est quelque chose de tiré par les cheveux, issu de préférences personnelles ou de
groupe, tandis que l’arabisme en Espagne est une composante consubstantielle de notre
culture51 ». En d’autres termes, l’orientalisme de Wright était sentimental, voire
romantique, exogène et subjectif. Il n’était pas difficile de conclure que d’un tel
orientalisme « tiré par les cheveux », il fallait se méfier. Toujours dans un contexte de
forte polémique contre l’architecture organique, le 14 octobre 1952 Chueca lança la
réflexion suivante à l’Alhambra : « Un Arabe ne ferait jamais une de ces piscines
actuelles en forme de guitare sans raison précise52. » Luis Felipe Vivanco, qui ne fut pas
de l’assistance et qui ne signa pas le Manifeste, en fut tout de même un défenseur
enthousiaste. Connu pour sa proximité avec le théoricien du rationalisme, Alberto
Sartoris, Vivanco se réclama justement comme un précurseur de la relecture de
l’Alhambra d’après des critères fonctionnels modernes53. Déjà en 1951 il avait pris ses
distances envers l’architecture organique, alors en vogue, qu’il qualifiait d’ailleurs de
fille prodigue du fonctionnalisme, en soulignant sa subjectivité émotionnelle54. En
même temps, il louait la disposition des espaces de l’Alhambra, le rythme vital qui les
sous-tendait et la monumentalité libre d’emphase rhétorique qui en découlait. Bien que
pour des raisons différentes, Vivanco et Chueca surent tirer profit du prestige du palais
musulman pour polémiquer avec l’architecture organique, tous deux en redoutaient
l’ascendant sur les nouvelles générations d’architectes. Ce n’était pas un hasard si
l’italien Sartoris prit lui aussi la plume pour appuyer les conclusions du Manifeste de
l’Alhambra. Il se déclarait satisfait « de cette rénovation de la grandeur moderne qui va
naître de l’actualisation de l’Alhambra » et y voyait un moyen de contrecarrer le
servilisme, à ses yeux injustifiable, envers l’architecture mal nommée organique,
« signe évident d’un romanticisme et d’un expressionisme décadents55 ».
24 L’effort théorico-pratique mené par Chueca pour allier modernité et tradition exigeait
des précipités très purifiés soit de l’une, soit de l’autre. Vivanco, lui aussi, faisait appel
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aux « essences » architecturales. À vrai dire, la « tradition », soumise à des lectures
fortement polarisées, risquait de devenir une sorte de rempart défensif dressé contre
quelques manifestations de la modernité ou bien un plaidoyer plus ou moins explicite
pour d’autres.
25 Le Manifeste de l’Alhambra se situait à l’intersection de deux débats qui, compte tenu
de la coupure dramatique qu’entraîna la guerre civile de 1936-1939, se trouvaient
étrangement superposés. D’une part, Chueca, en tant qu’héritier intellectuel des
générations précédentes, partageait l’aspiration du philosophe José Ortega y Gasset
d’arriver à une déclinaison espagnole de la modernité européenne. Vivanco était
conscient du fait que la modernité architecturale qui se fit jour dans les années 1920 et
1930, brusquement interrompue à cause de la guerre, avait été suivie à partir de 1939
par « un légitime état collectif d’idéologie traditionaliste56 ». Il était donc question
d’une décade d’hibernation « traditionaliste », correspondant aux années 1940
d’autarcie (autarquía) et d’isolationnisme, que certains – parmi lesquels Chueca et
Vivanco – voulaient revendiquer comme une sorte d’antidote qui aurait barré
temporairement la route à l’acceptation acritique de la modernité en Espagne.
26 Certes, l’idéal d’européaniser l’Espagne sans porter atteinte à son identité avait été
largement partagé par l’intelligentsia madrilène avant l’instauration de la dictature du
général Franco. On ne pouvait pourtant pas le renouveler dans un pays profondément
changé où les dictats d’un nationalisme culturel borné demeuraient la doctrine
officielle. Mais dans le champ spécifique de l’architeture, alors que, vers la fin des
années 1940 et au début des années 1950, la voie « traditionaliste » se trouvait être une
impasse, des hommes tels que Chueca se rendirent compte que les réflexions sur la
régénération de l’Espagne de leurs aînés, les maîtres à penser de la génération dite de
1898, pouvaient être encore d’actualité.
27 On va donc assister – et le Manifeste de l’Alhambra en est la preuve – à une curieuse
réédition d’idées et de débats courants dans les années d’avant la guerre civile
espagnole sur l’harmonisation de la tradition nationale et la modernité internationale,
en contemporanéité avec un nouveau climat général européen qui mettait en cause
l’orthodoxie fonctionnaliste d’avant-guerre et prônait une architecture que l’on
voudrait nouvellement humanisée (ou spiritualisée) aspirant de ce fait à être le
catalyseur indispensable de la synthèse des arts plastiques57. Justement, la question de
savoir si et comment l’architecture pouvait aspirer à la prééminence parmi les arts
plastiques était devenu un des enjeux théoriques majeurs de l’après-guerre. Il est donc
important de constater que Chueca se disait à la rigueur plus proche du
fonctionnalisme moderne que des procédés retardataires d’un traditionalisme
outrancier58.
28 Au début des années 1950, l’éventail des possibilités pour conjuguer « tradition » et
« modernité » participait d’une ambiance, aux dires de Tafuri, riche de « ferments
néoromantiques59 ». Les « utopies régressives » aux accents nostalgiques ne trouvaient
pourtant pas un champ uniformément fertile après 194560. Au profit de formules
miésiennes délayées, la route était barrée en Allemagne à la monumentalité passéiste et
grandiloquente d’Albert Speer aussi bien qu’à l’artificieux régionalisme nazi du
Heimatstil61. Dans l’Union soviétique, quelques architectes éprouvèrent de la lassitude
envers le classicisme académique qui avait été décrété en 1937 correspondre à la
« forme nationale » russe62. Dix ans après et « à l’initiative du camarade Staline », la
construction d’une huitaine d’immeubles de grande hauteur pour Moscou fut décidée
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(dont sept effectivement érigés). Malgré le fait d’être manifestement inspirés des
gratte-ciel éclectiques américains des années 193063, ces édifices étaient censés
renouveler l’architecture russe « authentique » (samobytnaia), celle qui rappelait la
verticalité des clochers du Kremlin64. Qui plus est, et en dépit du caractère
stratégiquement planifié (on dirait même chorégraphié à l’échelle urbaine) des vissotnyi
zdanie avec ses flèches élancées, ces bâtiments devaient s’intégrer tout
« naturellement » dans un skyline moscovite qu’ils changèrent durablement65. On avait
envisagé quelque chose de semblable, bien que réalisé partiellement et à une échelle en
tout cas beaucoup plus modeste, pour un Madrid que Franco et Muguruza voulaient
peuplé de toitures d’ardoise et de flèches néoherrériennes66.
29 Les architectes italiens de l’immédiat après-guerre ne furent pas confrontés à une
rupture avec le passé aussi tranchée qu’en Allemagne. Nonobstant les plaidoyers de
Bruno Zevi pour une architecture organique qui devait incarner le nouvel esprit
démocratique, celle-ci ne prit pas corps67. Dans ce contexte, la question de la « tradition
du nouveau » n’était pas facilement isolable : l’organicisme philo-américain, le
néoréalisme national-populaire et la continuité lombarde avec la tradition
classicheggiante d’avant-guerre, tous rendaient hommage au « mythe des formes
spontanées68 ».
Fernando Chueca Goitia : entrée en brique et marbre du nouveau siège de la Fondation LázaroGaldiano à Madrid, 1958.
30 La référence dans le Manifeste de l’Alhambra au « plan libre » a fait croire à une
arrière-pensée organiciste69. Il est vrai que la présence parmi les signataires
d’architectes réceptifs aux postulats de l’architecture organique comme Miguel Fisac
contribua à glisser des termes qui, sous la plume de Chueca, acquirent néanmoins des
significations ambiguës. Les constantes dénonciations du romantisme de la part de ce
dernier laissent entrevoir le peu de sympathie qu’il nourrissait pour le néoréalisme
populiste romain ou pour Bruno Zevi et son Associazione per l’Architettura Organica.
Déjà en 1933, Moisei Ginzbourg avait classé trois possibles rapports avec la tradition : le
pastiche, l’opération chirurgicale sur un bon édifice du passé et l’imita- tion des règles
compositionnelles anciennes encadrée dans une recherche visant la compréhension
génétique de l’apparition des formes artistiques70. La préférence de Giuseppe Terragni
et ses collègues rationalistes du Gruppo 7 pour une architecture « classique » dans ses
essences rentrerait dans la troisième des catégories ginzbourgiennes. Parmi les options
théoriques et pratiques de l’Italie d’après-guerre, la ligne de continuité avec le « retour
à l’ordre » d’avant-guerre, représentée par Luigi Moretti71, était forcément la plus
proche des préoccupations d’un Chueca à la recherche des « essences » architecturales
de l’Alhambra. Le siège de la Fondation Lázaro Galdiano à Madrid, inauguré en 1958,
illustre bien sa poursuite de la « simplicité moderne » alliée à « un certain esprit
espagnol72 ».
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73
Traduction arabe du Manifeste de l’Alhambra.
Nayib Abulmalham. Tétouan, Haut Commissariat d’Espagne au Maroc, 1954.
31 Son parti pris pour la ligne droite ou pour les lignes courbes simples, dont le Manifeste
porte l’empreinte même dans le choix de photographies, laisse comprendre combien il
lui était difficile de se ranger inconditionnellement du côté de ceux qui, en Espagne et
ailleurs, s’extasiaient à propos du génie architectural d’Antoni Gaudí. Tout en
admettant les extraordinaires qualités du maître catalan, Chueca redoutait les leçons
concrètes que l’on pouvait en tirer. D’ailleurs, lorsqu’il louera l’architecture de Gaudí, il
en sélectionnera les exemples qui à son avis étaient les plus proches des traditions
« mudéjares » espagnoles. La synthèse des arts opérée par Gaudí avait pour l’auteur
madrilène un défaut fondamental : elle n’était pas de nature architecturale autant
qu’elle était de nature sculpturale73. La synthèse proprement architecturale se devait
d’être de nature abstraite, fondée sur une géométrie spatiale capable de sous-tendre
toutes les manifestations artistiques majeures ou mineures, en les subordonnant à un
schéma global dont elles tireraient leur unité. Pour Chueca cette géométrie était
normalement orthogonale. Aussi, le caractère élitiste de l’art abstrait ou du cubisme
analytique, on l’a déjà dit, était difficilement conciliable avec la couleur populaire ou
prétendue telle de l’architecture « traditionnelle » espagnole. À ce point, on peut mieux
apprécier le caractère prédéterminé de l’opération intellectuelle entreprise par Chueca.
32 L’Alhambra devait fonctionner pour ainsi dire comme le paradigme absolu d’une
prédisposition, profondément enracinée chez les peuples ibériques, vers l’abstraction.
Rabaisser l’importance relative de la composante islamique de l’art hispano-musulman
était assurément un moyen stratégique de le rendre plus acceptable dans un pays
encore sous l’emprise du « national-catholicisme » mais, plus encore, c’était un moyen
pour plaider sa nature endogène. Autrement dit, il fallait faire remonter le penchant
ibérique pour l’abstraction au temps préislamique ou bien risquer de le faire paraître
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comme le résultat d’un art d’importation, voire comme le produit d’une islamisation
profonde et ineffaçable des expressions artistiques espagnoles. Tout cela permet de
dévoiler une assise théorique indispensable, mais assez peu prise en compte, du
casticismo architectural défendu par Chueca. De même que le casticismo spirituel
d’Unamuno pouvait difficilement démentir sa dette envers la Völkerpsychologie74, le
casticismo architectural de Chueca trouvait une de ses assises théoriques fondamentales
(bien que non avouées) dans la Stilpsychologie viennoise.
Faire une volonté de style de la pulsion orientalisantevers l’abstraction
33 Lorsque le Manifeste de l’Alhambra fut publié en 1953, les théories de Wilhelm
Worringer n’étaient plus d’actualité. Deux ans auparavant, un ami proche de Chueca,
l’historien de l’art Enrique Lafuente Ferrari, dans son discours de réception à
l’Académie des beaux-arts, augurait peu d’avenir aux théories de Worringer dont
l’utilisation de la méthode psycho-historique misait trop sur les distinctions de race75.
Au courant des débats internationaux, Lafuente dut se rendre compte que l’ancien
topos « vie–abstraction » avait était entièrement coopté dans les années 1930 par des
idéologies réactionnaires76. Faute d’une étude globale sur la réception de Worringer en
Espagne, il a été remarqué que José Ortega y Gasset, maître à penser qui laissa une
empreinte considérable sur Chueca, aurait contribué à une lecture réductrice de la
pensée worringérienne en scindant le « thème » et le « style » dans l’œuvre d’art77. En
tout cas, il ne faut pas oublier que Worringer partageait avec Heinrich Wölfflin le rare
privilège d’avoir été traduit en espagnol dès les années 1920. Qui plus est, Worringer
eut l’avantage de voir deux de ses œuvres (Ägyptische Kunst et Formprobleme der Gotik)
traduites, contre une seulement de Wölfflin (Kunstgeschichtliche Grundbegriffe)78. Aloïs
Riegl et Max Dvorˇák ne furent pas traduits, ce qui réduisit sensiblement l’impact de
leur pensée dans l’Espagne d’avant-guerre. En 1953, l’année de la publication du
Manifeste de l’Alhambra, Abstraktion und Einfühlung fut traduit pour la première fois en
espagnol par Mariana Frenk-Westheim, intelle tuelle d’origine séfarade qui s’était
réfugiée au Mexique79. Fernando Chueca en conserva un exemplaire dans sa
bibliothèque privée à Madrid80. Or, si déjà en 1951, Lafuente Ferrari avait pris du recul
par rapport au penchant conceptualiste de l’histoire de l’art allemande, c’était parce
qu’il la voyait tiraillée à l’excès entre le formalisme et le psychologisme : fin écrivain et
historien attentif aux nuances, il se rendait compte que s’il valait sûrement la peine de
dépasser l’aveuglement érudit, ceci ne devait pourtant pas se réaliser au risque de
« sauter des concepts dangereux à la mythologie81 ».
34 Contrairement aux prudentes réserves de son ami Lafuente Ferrari, la pensée de
Chueca en 1952-1953 et le Manifeste de l’Alhambra se trouvaient encore sous la
suggestion des concepts de Worringer. Si l’on y réfléchit bien, qui mieux que le
théoricien aixois, auteur du controversé Abstraktion und Einfühlung82, pouvait fournir le
cadre conceptuel nécessaire pour doter la syntaxe abstraite de l’architecture
(Abstraktion) d’une certaine empathie (Einfühlung) associée au devenir historique d’un
peuple ? Notamment, la polarisation entre une pulsion empathique d’expression
figurative organique et une pulsion abstraite d’expression figurative inorganique
coïncidait avec des Grundtypen worringeriens tels que l’homme classique et l’homme
oriental83. Chueca à son tour mettra l’accent sur la tendance innée du peuple ibérique
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aux expressions non classiques ou orientalisantes, en n’oubliant pas cette fois-ci de
mentionner explicitement la source worringerienne de la division psycho-stylistique
entre naturalisme (classique) et abstraction (orientale)84.
35 En fait, ce n’est pas dans le texte du Manifeste mais dans le compte rendu des séances
préalables de critique architecturale ayant eu lieu à l’Alhambra en octobre 1952 qu’il
faut chercher les traces les plus frappantes de la Stylpsychologie de Worringer. Là on y
affirme, face aux zigzags d’Alvar Aalto, que « la volonté de style de la géométrie
orthogonale » est le propre de la tradition espagnole, en profitant de l’occasion pour
ajouter de surcroît que « la volonté du Nord est encline aux zigzags85 ». En outre, dans
la décoration abstraite musulmane on ne trouve pas l’équilibre entre l’intuition et
l’intelligence qui caractérise l’homme classique. Au contraire, un « instinct animique »
guida les Hispano- musulmans qui bâtirent l’Alhambra vers l’abstraction86. Face au
climat culturel « néoromantique » des années 1950, caractérisé par la valorisation des
aspects psycho- logiques de l’architecture, du potentiel expressif des matériaux, des
traditions locales et de l’intégration à l’environnement, Chueca misa sur Worringer
pour associer l’abstraction architecturale à laquelle il tenait tout particulièrement à la
« redécouverte de la nature » qui était alors le mot d’ordre d’une dialectique (quelque
part faussée) entre abstraction et organicisme. En fin de compte, le critique allemand
avait défendu que l’abstraction fût d’origine archaïque87 et de ce fait « naturelle » chez
les orientaux, permettant ainsi d’associer l’arabisme architectural avec une modernité
« essentielle » à l’écart du littéralisme « organique ». En voulant s’affranchir du
néoromantisme, Chueca s’y liait davantage par le biais d’une abstraction que seule la
Völkerpsychologie pouvait déclarer consubstantielle aux peuples ibériques.
36 Le compte rendu des séances de 1952 à Grenade fut publié en avril 1953 dans la Revista
Nacional de Arquitectura88. La couverture nous montre un guitariste habillé à l’andalouse
sur un fond de plâtres et d’azulejos mauresques, le tout biffé avec quelque violence par
cinq traits rouges.
37 On dirait une réédition de la célèbre affiche de Willi Baumeister pour l’exposition du
Deutscher Werkbund de 1927 à Weißenhof (Stuttgart) montrant un intérieur bourgeois
vigoureusement rayé par deux traits gras et rouges formant un X avec cette question :
« Comment vivre ? » (Wie wohnen ?).
38 L’image de Baumeister illustrait à merveille comment on ne devait plus vivre en 1927 :
dans des intérieurs mélangeant des styles pastichés. La couverture de la Revista Nacional
de Arquitectura était quelque peu moins explicite. Le guitariste personnifiait la tradition
faussée, réduite à des traits caricaturaux, que l’on voulait laisser de côté : une Espagne
de carte postale, créée au cours du XIXe siècle par des générations successives de
voyageurs romantiques. Or la clé pour comprendre le message de la couverture, comme
s’il s’agissait d’une devinette, se trouvait déplacée à l’intérieur de la revue. La dernière
des photographies qui illustraient le compte rendu, celle qui devait clore le discours,
montrait un danseur suspendu dans l’air, les jambes écartées, se profilant contre
l’imposante façade sud du monastère de l’Escurial.
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76
Willi Baumeister: Wie wohnen? Die Wohnung Werkbund Ausstellung, 1927.
39 Pour la commenter, on choisit de mettre en étroit rapport la géométrie du bâtiment et
celle de l’anatomie de l’homme dansant : « Chez l’un comme chez l’autre on découvre la
géométrie et la grâce ou, plutôt, chez les deux la grâce s’exprime suivant la plus rigide
et inflexible géométrie euclidienne, sans courbes ni mollesses sensuelles non
euclidiennes. Et le bâtiment et la danse sont reliés par un même fondement hispano-
arabe89. » La légende n’est pas signée mais elle dut sans doute être inspirée par Chueca
qui, dans ses Invariantes castizos (1947), s’était efforcé de repérer des traits de souche
proche-orientale dans le plan du monastère de l’Escurial tels que des axes de
circulation brisés ou des espaces d’accès labyrinthique90. Si l’on regarde bien, les lignes
de force définies par le torse, les jambes et les bras du danseur Antonio Ruiz Soler,
correspondent à peu près aux lignes rouges de la couverture. On peut en conclure que
la véritable tradition espagnole, par-delà et en deçà des visions folkloristes et
romantiques, doit être comprise comme une puissante et souterraine vis abstrahendi
prête à faire surface : l’Alhambra (XIIIe-XIVe siècles), l’Escurial (XVI e siècle) ou les
sonates du Padre Soler (XVIIIe siècle) chorégraphiées par Antonio Ruiz Soler (1952)
n’étant que des exemples particulièrement brillants.
Artiste non identifié. Couverture de la Revista Nacional de Arquitectura, 1953.
40 Bien sûr, la danse et le théâtre avec, entre autres, la participation de Juan Gris, Pablo
Picasso ou Federico García Lorca avaient été des milieux privilégiés pour l’accueil en
Espagne des mouvements d’avant-garde. Mais l’élégante silhouette du danseur
interprétant une sonate espagnole du xviiie siècle était beaucoup plus qu’une devinette
visuelle ou un souvenir du renouvellement des arts scéniques durant le règne
d’Alphonse XIII, avant l’avènement de la République en 1931.
41 C’était aussi une déclaration d’intention. Au début des années 1950, Chueca et un
nombre non négligeable de ses collègues croyaient qu’il était encore possible de se
frayer un chemin, précaire si l’on veut, entre le déracinement moderne et
l’enracinement dans la tradition. Pendant la IIe République espagnole, Juan de la
Encina, critique d’art lié d’amitié avec Ortega y Gasset et fort familiarisé avec les
théories du Cercle de Vienne (dont Riegl et Worringer), louait la capacité de l’architecte
Secundino de Zuazo – qui signera vingt ans après le Manifeste de l’Alhambra – de
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« faire moderne dans le sens d’une évidente tradition nationale », d’inventer même des
Siedlungen ayant la « saveur espagnole » des corrales populaires. D’après de la Encina,
un exemple incontestable d’une alliance parfaitement équilibrée de modernité
européenne et de tradition espagnole se trouvait être le programme d’aménagement et
d’embellissement de Madrid mené à bien par Charles III depuis son accession au trône
en 1759. De la Encina définit Zuazo comme un « traditionaliste moderne » ou bien un
« néotraditionaliste91 ».
Les Ballets russes jouant Shéhérazade à l’Alhambra en mai 1918.
Tiré de l’album de Stanislas Idzikowski. Londres, Victoria & Albert Museum.
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78
Antonio Ruiz Soler dansant à l‘Escurial en 1952.
Revista Nacional de Arquitectura, 1953.
42 En dernière analyse, on peut déceler une même structure aporétique dans les propos de
la Encina (1933) et dans le Manifeste de l’Alhambra (1953) : tout se passe comme s’il
fallait essayer un nouveau point de départ sans pourtant avouer que l’on partait d’un a
priori indémontrable, c’est-à-dire le penchant irréfléchi des Espagnols, en tant
qu’Espagnols, vers l’abstraction. Paradoxalement, on aspirait à la fois à renouveler par
voie de manifeste programmatique92 et à mettre en œuvre dans l’avenir ce qui était
censé couler de source. Malgré des contradictions éclatantes, issues d’un volontarisme
qui menait Chueca à prédéterminer la « tradition » populaire d’après des critères
paradoxalement intellectualistes sinon élitistes, le Manifeste de l’Alhambra faisait
preuve d’une sensibilité aiguë en ce qui concerne, entre autres, les rapports entre
paysage et architecture. En effet, un jeune architecte catalan attiré par l’organicisme,
Josep Antoni Coderch, n’hésita pas à tirer profit de tout ce qui, dans les pages rédigées
par Chueca, pouvait être interprété comme une défense de la « modernité » de
l’architecture vernaculaire et de ses procédés93. Malgré leur scepticisme sur l’utilité de
méthodes constructives révolues, les signataires approuvaient l’utilisation hautement
rationnelle des matériaux par les bâtisseurs de l’Alhambra. Du point de vue de leur
localisation, fonction, structure interne, performance mécanique et forme extérieure,
ils soulignaient la cohérence des choix sur lesquels reposait la logique constructive,
élémentaire et saine, du palais94. Il conviendrait peut-être de remettre en valeur une
initiative qui avait pour but d’étudier ensemble, se servant de quatre équipes
d’architectes devenus chercheurs sur le champ, les formes, les techniques
constructives, la décoration et les jardins de la forteresse hispano-musulmane.
43 Laissant de côté la hantise des origines qui est le propre de toute lecture « nationale »
et le risque de dérive fixiste chez ceux qui veulent mener des recherches sur la très
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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longue durée, le caractère analytique de la démarche (à peine ébauchée en 1952)
permettrait de repérer, à condition d’être appliquée systématique- ment, les aspects de
l’architecture ancienne – avec, en premier lieu, l’adaptation au terrain et au climat –
qui pourront contribuer à donner de l’épaisseur historique aux débats présents sur la
durabilité (sustainability) de l’architecture95.
NOTES
1. Voir les toutes récentes « Rencontres transatlantiques » qui ont eu lieu au musée national
Reina Sofía à Madrid du 11 au 13 juillet 2013 : Encuentros Transatlánticos : discursos
vanguardistas en España y Latinoamérica (1920-1970).
2. Oriol Bohigas, Arquitectura española de la segunda República, Barcelone, Tusquets, 1973,
p. 123-129.
3. Pour une vue d’ensemble, voir Gabriel Ureña, Arquitectura y urbanística civil y militar en el periodo
de la autarquía (1936-1945), Madrid, Istmo, 1979, p. 108, 117 et passim. Les activités de d’Ors à
Madrid ont été analysées par G. Ureña, Las vanguardias artísticas en la postguerra española 1940-1959,
Madrid, Istmo, 1982, p. 37-51.
4. Bernardo Giner de los Ríos y García, 50 años de arquitectura española (1900-1950), Mexico, Editorial
Patria, 1952, p. 101-103, 120-129. Juan de Zavala, « Tendencias actuales de la arquitectura »,
Revista Nacional de Arquitectura, 9/90, juin 1949, p. 264-268 (266).
5. Javier Martínez González, « De Madrid a Granada pasando por Nueva York. La experiencia
americana de Fernando Chueca y el Manifiesto de la Alhambra » dans La arquitectura
norteamericana, motor y espejo de la arquitectura española en el arranque de la modernidad (1940-1965),
Pampelune, ETSA, Université de Navarre, 2006, p. 175-184.
6. Fernando Chueca Goitia, « Arquitectura en Brasil », Boletín de Información de la Dirección General
de Arquitectura, no 8, 2e trimestre 1954, p. 13-15.
7. On a justement souligné le rôle de Carlos de Miguel comme grand animateur de l’architecture
madrilène dans les années 1950 et 1960. Gabriel Ruiz Cabrero, El moderno en España : arquitectura
1948-2000, Séville, Tanais, 2001, p. 43.
8. Carlos de Miguel se servit de l’expression « épocas del chapitel ». José A. Domínguez Salazar et al.,
« Sesión de Crítica de Arquitectura : Ideas generales sobre la ’Interbau Berlín 1957’« , Revista
Nacional de Arquitectura, 18/193, janvier 1958, p. 26-40 (37). Déjà en 1950, lorsqu’on bâtissait « la
plus grande flèche », c’est-à-dire le ministère de l’Air, de Miguel et ses collègues s’avouaient
désabusés « des flèches » qui étaient pour eux le symptôme éclatant d’une architecture dépassée.
Carlos de Miguel González et al., « Crítica de las Sesiones de Crítica de Arquitectura », Revista
Nacional de Arquitectura, 16/176-177, août-septembre 1956, p. 71-83 (71). L’architecte du ministère
de l’Air, Luis Gutiérrez Soto, passa du style Art déco (1923-1928) au rationalisme d’avant-garde
(1928-1936) avant de jeter un « regard nostalgique » sur le passé (1939-1948). Voir Miguel Ángel
Baldellou Santolaria, Luis Gutiérrez Soto, Madrid, Electa España/ Fundación COAM, 1997, p. 49-96.
9. Rafael Aburto Renobales et al., « Manifiesto de la Alhambra », Boletín de Información de la
Dirección General de Arquitectura, no 7, 2e trimestre 1953, p. 1-50.
10. Luis Felipe Vivanco Bergamín, « El “Manifiesto de la Alhambra” de los arquitectos
españoles », Boletín de Información de la Dirección General de Arquitectura, no 7, 4e trimestre 1953,
p. 13-14 (13). Quatre années auparavant Miguel Fisac se prononçait contre la construction d’«
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escorialitos » et d’« escorialazos » dans l’Espagne du XXe siècle. Miguel Fisac, « Orientaciones y
desorientaciones de la arquitectura religiosa actual », Arbor : Revista General de Investigación y
Cultura, 12/39, 1949, p. 379-390 (382). L’œuvre de Fisac a été étudiée par Francisco Arques Soler,
Miguel Fisac, Madrid, Ediciones Pronaos, 1996.
11. F. Chueca Goitia, « La Alhambra y nosotros », Boletín de Información de la Dirección General de
Arquitectura, no 6, 4e trimestre 1952, p. 10-13 (10).
12. « Il y a quelque chose de spontané, comme si nous avions agi sous l’emprise d’une inspiration
supérieure. Qui sait si c’était l’inspiration de l’Histoire ! » R. Aburto Renobales et al., 1953, op. cit.
note 9, p. 12.
13. F. Chueca Goitia, 1952, op. cit. note 11, p. 10.
14. José Luis Picardo Castellón, Dibujos de José Luis Picardo, Madrid, Dirección General de
Arquitectura, s.d.
15. « Un orbe de cristal qui manifeste ses merveilles. La beauté est empreinte sur toute sa surface
qui déborde d’opulence. » Emilio Lafuente Alcántara, Inscripciones árabes de Granada, Madrid,
Imprenta Nacional, 1859, p. 141. L’arabiste E. García Gómez traduit ces deux vers bien
différemment : « Aspic vitreux montrant des merveilles qui restent longtemps empreintes sur
des feuilles de jolie écriture. » Emilio García Gómez, Poemas árabe en los muros y fuentes de la
Alhambra, Madrid, Publicaciones del Instituto de Estudios Islámicos, 1996, p. 126.
16. C. de Miguel González et al., 1956, op. cit. note 8, p. 71-72.
17. Miguel Fisac, « Lo clásico y lo español », Revista Nacional de Arquitectura, 8/78, juin 1948,
p. 197-198. En effet, Fisac prenait ses distances vis-à-vis d’une ligne de pensée qui avait divisé
dans l’Escurial le paradigme de la « vernacularisation du classique ». Voir Jean-François Lejeune
et Michelangelo Sabatino (dir.), Modern Architecture and the Mediterranean : Vernacular Dialogues and
Contested Identities, New York, Routledge, 2010, p. 77-85.
18. 1951 est généralement identifiée comme l’année charnière entre la période d’autarcie et une
libéralisation progressive de l’architecture soigneusement orchestrée par la Dirección General de
Arquitectura. Lluís Domènech Girbau, Arquitectura española contemporánea, Barcelone et Madrid,
Editorial Blume, 1968, p. 17.
19. Ramón Aníbal Álvarez et al., « La arquitectura contemporánea en España », Revista Nacional de
Arquitectura, 13/143, novembre 1953, p. 19-33 (33). Sur les contours précis de l’évolution de la
pensée de Moya du traditionalisme à l’organicisme, voir José Manuel Prieto González,
« Aproximación a la obra teórica del arquitecto Luis Moya Blanco », Academia. Boletín de la Real
Academia de Bellas Artes de San Fernando, 80/1, 1995, p. 155-204.
20. R. Aburto Renobales et al., 1953, op. cit. note 9, p. 25.
21. Ibid., p. 11.
22. F. Chueca Goitia, Invariantes castizos de la arquitectura española, Madrid et Buenos Aires,
Editorial Dossat, 1947. Sur le lien étroit qui unissait son livre de 1947 au Manifeste de l’Alhambra
de 1953, Chueca lui-même s’est exprimé sans équivoque, tout en décelant dans le deuxième un
nationalisme plus affirmatif. F. Chueca Goitia, « Palabras preliminares a la nueva edición del
“Manifiesto de la Alhambra” », dans Ángel Isac Martínez de Carvajal (dir.), Manifiesto de la
Alhambra, Grenade, Fundación Rodríguez- Acosta et COA de Andalucía Oriental, Delegación en
Granada, 1993, p. 9-13.
23. C. de Miguel González et F. Chueca Goitia, La vida y las obras del arquitecto Juan de Villanueva.
Estudio biográfico-artístico, Madrid, Gráficas Carlos-Jaime, 1949. Ce travail avait été initialement
présenté au concours convoqué lors du deuxième centenaire de la naissance de Juan de
Villanueva (1739-1811) mais ne fut publié qu’une dizaine d’années plus tard dans une version
corrigée et élargie.
24. Delfín Rodríguez Ruiz, La memoria frágil. José de Hermosilla y Las Antiguedades Árabes de España,
Madrid, Fundación Cultural COAM, 1992, p. XIII (prologue de Víctor Nieto Alcaide), p. 100-102,
162-163.
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25. La renommée de Le Corbusier en Espagne doit beaucoup aux deux conférences qu’il donna le
9 et 11 mai 1928 à la Residencia de Estudiantes à Madrid. Salvador Guerrero (dir.), Le Corbusier
Madrid 1928. Una casa – un palacio, catalogue de l’exposition (Residencia de estudiantes, Madrid, mai-
juillet, 2010), Madrid, Publicaciones de la Residencia de Estudiantes, 2010.
26. F. Chueca Goitia, « Le Corbusier es ya historia », dans id., Ensayos críticos sobre arquitectura,
Barcelone et Buenos Aires, EDHASA, 1967, p. 234-239 (242).
27. F. Chueca Goitia, La crisis del lenguaje arquitectónico, Santander, UIMP, 1972, p. 8.
28. F. Chueca Goitia, 1947, op. cit. note 22, p. 44.
29. Louis Massignon, « Los métodos de realización artística de los pueblos del Islam », Revista de
Occidente, 10/114, décembre 1932, p. 257-284. Emilio García Gómez avait traduit, à la demande de
José Ortega y Gasset, l’article originel : « Les méthodes de réalisation artistique des peuples de
l’Islam », Syria, no 2, 1921, p. 47-53, 149-160.
30. Rémi Labrusse, « Cómo el Islam vino a Matisse : una historia occidental », dans María del Mar
Villafranca Jiménez et Francisco Jarauta Marión (dir.), Matisse y la Alhambra, 1910-2010, catalogue
de l’exposition (Palacio de Carlos V, Grenade, 2010-2011), Grenade et Madrid, Patronato de la
Alhambra y Generalife et Sociedad Estatal de Conmemoraciones Culturales, 2010, p. 53-67.
31. F. Chueca Goitia, « La importancia de la Historia del Arte para la formación del Arquitecto »,
dans id., 1967, op. cit. note 26, p. 15-40 (28).
32. Owen Jones, The Alhambra Court in the Crystal Palace erected and described by [...], Londres,
Crystal Palace Library and Bradbury & Evans, 1854, p. 34. Id., The Grammar of Ornament,
Londres, Day and Son, 1856, p. 5.
33. F. Chueca Goitia et al., « Sesiones celebradas en la Alhambra durante los días 14 y 15 de
octubre de 1952 », Revista Nacional de Arquitectura, 13/136, avril 1953, p. 12-50 (21).
34. Albert Speer, La nueva arquitectura alemana. Neue Deutsche Baukunst, Berlin, Volk und Reich
Verlag, 1941.
35. Georges Marçais, « Remarques sur l’esthétique musulmane », Annales de l’Institut d’Études
orientales, no 4, 1938, p. 55-71.
36. F. Chueca Goitia, 1947, op. cit. note 22, p. 47-50. R. Aburto Renobales et al., 1953, op. cit. note 9,
p. 20, 39-44. F. Chueca Goitia et al., 1953, op. cit. note 33, p. 32-34, 41-42.
37. F. Chueca Goitia, « La integración de las artes dentro de la arquitectura », dans id., 1967,
op. cit. note 26, p. 167-185 (183-184).
38. F. Chueca Goitia, 1952, op. cit. note 11, p. 11. R. Aburto Renobales et al., 1953, op. cit. note 33,
p. 16-20, 40-42.
39. O. Jones, 1854, op. cit. note 32, p. 46.
40. F. Chueca Goitia, 1967, op. cit. note 26, p. 36.
41. Henri Terrasse, L’Art hispano-mauresque des origines au XIIIe siècle, Paris, Éditions G. Van Oest,
1932, p. 45, 63-64.
42. L’historien de l’art Enrique Lafuente Ferrari, grand ami de Chueca, remarqua la tendance
espagnole vers le compartimentage de l’espace architectural, la décrivant comme de vieille
tradition orientale ou méditerranéenne sinon byzantine. E. Lafuente Ferrari, « Indagación del
compás y el paramento. Ante la fachada de la Universidad de Salamanca », Arte y hogar, 176-177,
décembre 1959, [s.p.].
43. F. Chueca Goitia, « Cubismo y arquitectura », dans id., 1967, op. cit. note 26, p. 187-198 (195).
44. D’Ors avait déjà avancé une interprétation ultraconservatrice et circulaire du cubisme. Juan
José Lahuerta Alsina, Decir anti es decir pro. Escenas de la vanguardia en España, Teruel, Museo de
Teruel, 1999, p. 90.
45. Josep Maria Sostres Moluquer, « El funcionalismo y la nueva plástica », Boletín de Información
de la Dirección General de Arquitectura, 4/15, juillet 1950, p. 10-14. Voir aussi id., Opiniones sobre
arquitectura, Murcie, Consejería de Cultura y Educación, COAAT de Murcia et Galería-Librería
Yebra, 1983, p. 23-33.
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46. Á. Isac Martínez de Carvajal, « La visión arquitectónica de la Alhambra : el Manifiesto de
1953 », dans id., Manifiesto de la Alhambra, 1993, op. cit. note 22, p. 15-43.
47. Piero Bargellini, Libello contro l’architettura organica, Florence, Vallecchi Editore, 1946, p. 8.
48. Rodolfo Ucha Donate, Cincuenta años de arquitectura española, I (1900-1950), Madrid, Adir
Editores, 1980, p. 205.
49. Fisac admirait chez Wright une architecture qui, il lui semblait, surgissait spontanément du
désert de l’Arizona. Voir la conférence prononcée à l’Athénée madrilène le 30 mars 1951 : Miguel
Fisac, La arquitectura popular española y su valor ante la del futuro, Madrid, Ateneo, 1952.
50. F. Chueca Goitia et al., 1953, op. cit. note 33, p. 13, 35. Voir aussi J. Martínez González, 2006,
op. cit. note 5, p. 181.
51. R. Aburto Renobales et al., 1953, op. cit. note 9, p. 17.
52. F. Chueca Goitia et al., 1953, op. cit. note 33, p. 22.
53. L. F. Vivanco Bergamín, Alberto Sartoris, Santander, Escuela de Altamira et Taller de Artes Gráficas
de los Hermanos Bedia, 1951, p. 25-26. Id. et al., « Funcionalismo y ladrillismo. Sesiones de Crítica de
Arquitectura », Revista Nacional de Arquitectura, 11/119, novembre 1951, p. 34-48 (39). L. F. Vivanco
Bergamín, 1953, op. cit. note 10, p. 13-14.
54. L. F. Vivanco Bergamín et al., 1951, op. cit. note 53, p. 41.
55. Alberto Sartoris, « La actualidad de la Alhambra », Boletín de Información de la Dirección General
de Arquitectura, no 7, 3e trimestre 1953, p. 15-16.
56. L. F. Vivanco Bergamín, 1951, op. cit. note 53, p. 44.
57. Paul Damaz, Art in European Architecture / Synthèse des Arts, New York, Reinhold Publishing
Corporation, 1956, p. 68, 149.
58. F. Chueca Goitia et al., « El Ministerio del Aire. Sesiones de Crítica de Arquitectura », Revista
Nacional de Arquitectura, 11/112, avril 1951, p. 28-43 (36).
59. Manfredo Tafuri et Francesco Dal Co, Architecture contemporaine, Paris, Berger-Levrault, 1982,
p. 372.
60. Ibid., p. 366.
61. William J. R. Curtis, Modern Architecture since 1900, Londres, Phaidon Press, 1996, p. 357, 472.
62. Anatole Kopp, L’Architecture de la période stalinienne, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 1985, p. 10, 224.
63. Le discours officiel cherchait à ancrer dans les esprits combien les nouveaux immeubles
étaient solidement « russes ». Jean-Louis Cohen, Scenes of the World to Come : European Architecture
and the American Challenge 1893-1960, Paris et Montréal, Flammarion et CCA, 1995, p. 177-181.
64. A. Kopp, 1985, op. cit. note 62, p. 341-353.
65. Alexei Tarkhanov et Sergei Kavtaradze, Stalinist Architecture, Londres, Laurence King, 1992,
p. 120-144. Andreï Ikonnikov, L’Architecture russe de la période soviétique, Bruxelles, Pierre Margada
Éditeur, 1990, p. 247-256.
66. Carlos Sambricio Rivera-Echegaray, « Madrid, 1941 : tercer año de la victoria », dans
Arquitectura en regiones devastadas, Madrid, MOPU, 1987, p. 79-100.
67. Manfredo Tafuri, Storia dell’architettura italiana 1944-1985, Turin, Einaudi, 1986, p. 29.
68. Ibid., p. 41. M. Tafuri et F. Dal Co, op. cit. note 59, 1982, p. 366.
69. Juan A. Calatrava Escobar, « El Manifiesto de la Alhambra », Arquitectos, 154, 2000, p. 128-131
(130).
70. A. Kopp, 1985, op. cit. note 62, p. 225.
71. M. Tafuri, 1985, op. cit. note 67, p. 37. W. J. R. Curtis, 1996, op. cit. note 61, p. 477.
72. F. Chueca Goitia, « La Fundación Lázaro Galdiano », Revista Nacional de Arquitectura, 18/202,
octobre 1958, p. 15-20. Il faut avouer que dans l’œuvre architecturale de Chueca, souvent
déroutante, ne manquent pas les concessions à l’éclectisme historiciste tant décrié dans ses
écrits.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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73. F. Chueca Goitia, « Gaudí. Más acá y más allá de la arquitectura », Revista Nacional de
Arquitectura, 18/204, décembre 1958, p. 29-34.
74. Ciriaco Morón Arroyo, « “En torno al casticismo” y el ideario del primer Unamuno », dans
Jean-Claude Rabaté (dir.), Crise intellectuelle et politique en Espagne à la fin du XIXe siècle : « En torno al
casticismo », Miguel de Unamuno. « Idearium Español », Ángel Ganivet, Paris, Éditions du Temps,
1999, p. 114-135.
75. Enrique Lafuente Ferrari, La fundamentación y los problemas de la historia del arte, Madrid,
Editorial Tecnos, 1951 p. 117.
76. Mark Jarzombek, The Psychologizing of Modernity: Art, Architecture and History, Cambridge,
Cambridge University Press, 2000, p. 31-36.
77. J.-J. Lahuerta Alsina, 1999, op. cit. note 44, p. 14-17.
78. Wilhelm Worringer, La esencia del estilo gótico, Madrid, Revista de Occidente, 1925. Id., El arte
egipcio : problemas de su valoración, Madrid, G. Hernández y Galo Sáez, 1927. Heinrich Wölfflin,
Conceptos fundamentales en la historia del arte, Madrid, Calpe, 1924.
79. Wilhelm Worringer, Abstracción y naturaleza, Mexico et Buenos Aires, Fondo de Cultura
Económica, 1953.
80. L’auteur et Carlos Chocarro (projet Mineco HAR 2010-16277) étudient en ce moment les
bibliothèques privées de feu Fernando Chueca Goitia à Madrid et à Tolède, appartenant à son fils
Fernando Chueca Aguinaga. Nous y avons repéré, entre autres, des œuvres de Wölfflin et de
Worringer.
81. E. Lafuente Ferrari, 1951, op. cit. note 75, p. 99, 102.
82. Wilhelm Worringer, Abstraktion und Einfuhlung. Ein Beitrag zur Stilpsychologie, Munich, R. Piper
& Co, 1908.
83. Worringer postulait l’existence de trois types fondamentaux d’homme (die Grundtypen der
Menschheit) : primitif, classique et oriental. Margaret Iversen, Alois Riegl : Art History and Theory,
Cambridge (MA) / Londres, The MIT Press, 1993, p. 14.
84. F. Chueca Goitia, 1967, op. cit. note 26, p. 195.
85. F. Chueca Goitia et al., 1953, op. cit. note 33, p. 34.
86. Ibid., p. 41.
87. M. Tafuri, La sfera e il labirinto. Avanguardie e architettura da Piranesi agli anni ’70, Turin, Einaudi,
1980, p. 368.
88. F. Chueca Goitia et al., 1953, op. cit. note 33, p. 41.
89. Ibid., p. 50
90. F. Chueca Goitia, 1947, op. cit. note 22, p. 62-65.
91. Juan de la Encina, « Prólogo », dans Arquitectura contemporánea en España, tome I : El arquitecto
Zuazo Ugalde, Madrid, Ediciones de Arquitectura y de Urbanizacion Edarba, 1933, p. 5-14.
92. Je ne partage pas l’opinion de Javier Martínez González (voir note 5) dans le sens que le mot
« manifeste » n’ait pas un contenu programmatique.
93. Á. I. Martínez de Carvajal, 1993, op. cit. note 22, p. 32. Il semble pourtant que ce fut Carlos de
Miguel qui proposa une lecture curieusement anticipative de la Casa Ugalde à Caldes d’Estrach
(1951), œuvre de Coderch, d’après les principes du Manifeste de l’Alhambra (1953). Josep Maria
Rovira Gimeno, « El Manifiesto de la Alhambra y su periferia : personajes, cultura y saberes
colaterales » dans Á. I. Martínez de Carvajal (dir.), El Manifiesto de la Alhambra 50 años después. El
monumento y la arquitectura contemporánea, Grenade, Junta de Andalucía, 2006, p. 129-181
(129-134).
94. R. Aburto Renobales et al., 1953, op. cit. note 9, p. 35.
95. Ce travail a été rendu possible grâce au soutien du Ministère de l’Économie et de la
Compétitivité d’Espagne (projet RYC-2009-05346). L’auteur remercie Carlos Chocarro Bujanda,
Fernando Chueca Aguinaga, Jeanne et Francisco Fernández-Santos, Hélène Jannière, Julie Ramos,
Maria Stavrinaki et un lecteur anonyme.
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RÉSUMÉS
Le début des années 1950 marque un tournant dans l’architecture espagnole. Après la longue
décennie d’isolationnisme diplomatique et d’autarcie culturelle qui suivit la fin de la guerre civile
en 1939, un accord s’était fait jour sur la nécessité de renouer les liens fragilisés avec la
« modernité » architecturale. Or les discours théoriques et les modèles concrets dont on
s’inspirait alors ne suscitaient point l’unanimité. Les sessions préparatoires à Madrid et à
Grenade qui précédèrent, en 1952, la rédaction du Manifeste de l’Alhambra (1953), montrent la
complexité des enjeux. Une relecture de ce texte se doit de prendre en compte les arrière-
pensées de son principal inspirateur, Fernando Chueca Goitia, vis-à-vis de l’architecture
« organique » alors en vogue. Conçu dans l’espoir de canaliser les rapports des architectes
espagnols avec l’internationalisme de l’après-guerre, le Manifeste s’avère un texte paradoxal qui
aide à mieux comprendre la fragmentation de la scène architecturale espagnole au milieu du XXe
siècle.
The early 1950’s are widely understood as a watershed in the development of modern Spanish
architecture. After the decade of cultural hibernation and diplomatic isolationism that followed
the end of the Spanish Civil War in 1939, the general consensus was that the time had come to
step up and embrace architectural modernity. But there was disagreement as to the theoretical
and practical models to follow. Records of the study sessions in Madrid and Granada that
preceded the drawing up of the Manifiesto de la Alhambra (1953) prove just how high the stakes
were. A careful reading of the manifesto, published under the aegis of the Dirección General de
Arquitectura, should take into account the anti-organicist bias of its chief inspirator, the
architect, historian and heoretician Fernando Chueca Goitia (b. 1911 † 2004). A paradoxical text,
the Alhambra Manifesto was written in the hope of steering the course of the increasingly
fragmented architectural scene of Spain away from the perceived risks of a nondistinct
internationalism.
AUTEUR
JORGE FERNÁNDEZ-SANTOS ORTIZ-IRIBAS
Jorge Fernández-Santos Ortiz-Iribas est architecte et historien de l’architecture. Il a obtenu son
diplôme d’architecte à l’université Cornell en 1992, et a été boursier prédoctoral de la Real
Academia de España à Rome (2002-2004). Docteur en histoire et philosophie de l’architecture
(université de Cambridge, 2005), il a été postdoktorales Forschungsstipendiat de la Gerda Henkel
Stiftung (2005-2007). Depuis 2009, il est chercheur dans le cadre du programme « Ramón y Cajal »
du ministère de la Science et de l’Innovation, universitat Jaume I. Il vient de terminer une
monographie sur le polymathe et théoricien de l’architecture Juan Caramuel y obkowitz, Juan
Caramuel y la probable arquitectura, Madrid, CEEH, 2013. Ses recherches actuelles portent sur les
rapports artistiques et culturels entre l’Italie, l’Espagne et la France entre 1670 et 1715. Avec
Carlos Chocarro Bujanda (université de Navarre), il étudie l’importance de l’historiographie du
Baroque dans le développement de nouvelles catégories critiques et discursives « modernes ».
Parmi ses publications plus récentes : « Il bel lido luminoso : The Planning of Strada Medinaceli in
Naples (1697) », dans Julia Burbulla, Ana-Stanca Tabarasi- Hoffmann (dir.), Gartenkunst und
Wissenschaft. Diskurs, Repräsentation, Transformation seit dem Beginn der Frühmoderne, Berne, Peter
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Lang, 2011, p. 49-88. Ses travaux ont été publiés dans Annali di architettura, Reales Sitios, The
Burlington Magazine, Archivo Español de Arte et Goya.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Les appareils sonores dansl’imaginaire d’ArchigramAcoustic Appliances in the Imagination of Archigram
Maria Tancredi
1 Depuis les premières tentatives d’enregistrement et de traduction des phénomènes
sonores, les influences et interférences entre arts et musique ont ouvert la voie à de
nouvelles formes de création. Des approches synesthésiques du dernier quart du XIXe
siècle aux arts cosmiques dans les années 1950, l’interaction entre les arts du son et de
l’image n’a cessé de regarder vers un avenir perfectionné par un heureux machinisme.
Dans cette lignée s’inscrit le travail d’Archigram composé de Warren Chalk, Peter Cook,
Dennis Crompton, David Greene, Ron Herron et Michael Webb, groupe de l’avant-garde
architecturale britannique, éditeur de la revue éponyme entre 1961 et 1970, récemment
récompensé de la Riba’s Gold Medal.
2 Alessandro Rigolli a récemment mis en évidence le basculement du rapport entre
performance musicale et musique enregistrée en faveur de cette dernière dans la
seconde moitié du XXe siècle1. Au milieu du siècle dernier, l’émergence de la culture du
disque, liée à la diffusion des technologies d’enregistrement et de reproduction du son,
se traduisit de fait par le passage d’une écoute sociale et partagée de la musique à une
écoute domestique, individuelle et isolée.
3 Les structures mobiles et les projets urbains d’Archigram annonçaient une révolution
similaire dans les pratiques sociales liées au logement et à la manière d’habiter la ville.
La dimension industrielle et personnelle des appareils de reproduction du son était
d’ailleurs présente dans l’idée d’architecture comme objet de consommation2 . D’autre
part, nul n’ignore l’engouement d’Archigram pour la musique contemporaine et son
intérêt pour les appareils sonores, largement représentés dans ses projets. Peut-on
tracer des parallèles entre l’architecture de demain et la technologie musicale
contemporaine dans l’œuvre du groupe ?
4 En prenant comme modèle « la capacité de la pop-music à suivre le changement des
goûts du consommateur3 », Archigram faisait explicitement référence à l’industrie du
disque et à l’évolution des systèmes domestiques de diffusion du son. Cet intérêt pour
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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les appareils électroniques de production et de reproduction du son avait
probablement ses racines dans la période de formation des membres du groupe, qui
avait vu apparaître une technologie musicale révolutionnaire : casques stéréo,
synthétiseurs, magnétophones et les premiers systèmes domestiques de reproduction
du son en haute-fidélité.
Casque stéréo, hi-fi et synthétiseur
5 Cet article explore un aspect peu connu, parfois discret ou implicite, de la production
d’Archigram, c’est-à- dire le rapport du projet urbain et architectural avec ceux qui
émergent au cours des années 1950 comme de nouveaux instruments de musique : les
appareils électroniques de production et de reproduction du son. L’influence de cette
technologie sur l’œuvre d’Archigram sera étudiée via trois modèles, le casque stéréo, la
hi-fi et le synthétiseur. La dernière partie de cet article propose enfin un
rapprochement entre la réception des nouvelles technologies musicales par Archigram
et par les futuristes.
L’expérience de la musique au casque
6 À la fin du XIXe siècle les premiers lecteurs de disques, les phonographes, étaient
équipés d’écouteurs rudimentaires, composés essentiellement de deux conducteurs
acoustiques se terminant par des pointes métalliques que l’auditeur pouvait glisser
dans ses canaux auditifs4. Un nouveau pas vers l’écoute isolée de la musique a été
franchi en 1937, quand la firme allemande Beyerdynamic a commercialisé le premier
casque dynamique : le Dynamic Telephone (DT-48). Quelques années plus tard, la stéréo
FM a amélioré considérablement la qualité du son reproduit, notamment via
l’adaptation du système d’amplification à l’anatomie de l’appareil auditif. Enfin, dans
les années 1950, la Beyerdynamic perfectionnait son invention et le casque
stéréophonique rentrait dans le paysage domestique.
7 Ces avancées technologiques bouleversèrent les pratiques liées à l’écoute de la
musique. La diffusion du casque et du disque entraîna de fait un changement dans
l’écoute collective de la musique et dans la manière d’appréhender les appareils
sonores. Le casque permet- tait d’apprécier une performance musicale enregistrée à
l’abri des interférences de l’environnement. Cette caractéristique de générateur
d’environnement était très présente dans le travail d’Archigram. On la retrouve par
exemple dans les Infogonks de Peter Cook (1968), des écrans de télévision de 1,5 pouce
avec des stéréo-verres (stereo glasses). Le slogan qui accompagnait le projet était
éloquent : « À chacun son environnement devant les yeux et dans les oreilles (on-the-eye
and in-the-ear)5. »
8 Au-delà de la proximité symbolique et fonctionnelle avec le casque, les Infogonks en
mimaient aussi l’architecture. Légères et reliées à une calotte, les lunettes stéréo
étaient portatives et adaptées à la vision binoculaire. Le principe des Infogonks fut
repris plus tard par Ron Herron, dans le Holographic Scene Setter (1969). La continuité
entre le corps de l’usager et le casque était aussi une source d’inspiration pour
Archigram. L’expérience sensorielle de la musique au casque était à la fois auditive et
tactile, puisque les amplificateurs étaient au contact direct des oreilles de l’utilisateur.
Le fil du casque limitait enfin la liberté de mouvement de l’utilisateur, en lui imposant
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une posture et une écoute statiques. « Une voiture peut être une extension du pied, qui
devient une extension de la tête », déclara le manifeste de l’exposition « Beyond
Architecture » de 19676. La notion de continuité du corps avec les véhicules, mais aussi
avec les lieux, les bâtiments et tout autre type de structure était au centre de différents
projets conçus par les membres du groupe, notamment les capsules
environnementales.
9 En 1969, Warren Chalk et Ron Herron dessinèrent un robot radiocommandé, Manzak,
surnommé « la tomate électronique ». Il s’agissait d’un automaton à batteries conçu
pour exécuter une série de tâches quotidiennes. Manzak répondait aux commandes
vocales et pouvait évoluer dans l’espace grâce à un système de locomotion associé à un
détecteur d’obstacles. Il était aussi équipé d’une caméra, ce qui faisait de lui un
explorateur parfait et discret. Manzak pouvait en outre se transformer en tente de
camping gonflable et en fauteuil interactif doté d’une série de dispositifs audiovisuels.
Un dessin de Ron Herron de janvier 1969 montre les différentes options du robot7,
notamment le fauteuil multimédia, constitué d’une structure de tiges télescopiques.
Dans le fauteuil Manzak, la dimension individuelle de l’expérience synthétique était
soulignée par l’ajout du casque.
10 L’année suivante, Warren Chalk développa l’idée du fauteuil multimédia dans la
deuxième version du Bathamatic8. Dans Bathamatic 2 (1970) l’usager, assis ou allongé
confortablement, expérimentait une situation de relaxation physique. Avec une
cigarette aux lèvres, il commandait depuis les accoudoirs de son fauteuil un
magnétophone (ou lecteur de cassettes), un micro-ordinateur et une télévision
holographique avec casque stéréo intégré.
11 Tout en n’étant pas enfermé dans une coque, l’usager du Bathamatic 2 était coupé de
son environnement et presque immobile. Une attention particulière était portée à
l’ergonomie. Les extrémités du corps de l’utilisateur étaient positionnées dans des
emplacements disposés à cet effet : accoudoirs et fixations pour les pieds. Cette
immobilisation était enfin contrebalancée par les dimensions relativement réduites de
la machine qui faisaient du Bathamatic 2 une unité domestique potentiellement mobile,
sans doute plus proche du mobilier que de l’immobilier.
La hi-fi : un paradigme aux multiples facettes
12 La hi-fi a été, tant d’un point de vue formel que technologique, une source d’inspiration
pour Archigram. Il a été à la fois un modèle constructif et formel, notamment pour sa
volumétrie et pour sa mobilité. La chaîne hi-fi pouvait intéresser les architectes pour
deux raisons. Premièrement, elle était le résultat d’un processus constructif ;
deuxièmement, elle était certes mobile, mais, une fois installée, elle modifiait l’espace
de la pièce qu’elle occupait.
13 Dans les années 1950, les audiophiles construisaient le plus souvent eux-mêmes les
caisses de résonance de leurs haut-parleurs, en les intégrant ou en les accordant au
mobilier du salon. « Même le mobilier de la pièce conditionne l’image sonore – je ne
devrais probablement pas dire “même”, mais plutôt “sans aucun doute”. Effectivement,
ce n’est pas seulement l’emplacement des haut-parleurs qui affecte le rayonnement du
son, notamment des hautes fréquences ; mais aussi les rideaux et l’ameublement. La
différence entre le jour et la nuit peut également bouleverser un système homogène de
reproduction du son. Cela vous paraît délirant ? Ça ne l’est pas9. » Cet extrait, tiré du
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Dell Service Book, un magazine de bricolage américain célèbre à cette époque, présente
avec enthousiasme la dimension architecturale de la hi-fi.
14 La hi-fi ajoutait une dimension sonore à l’espace architectural. On retrouve la notion
d’ambiance sonore dans les architectures de loisir du groupe britannique, comme
l’Environmental Jukebox, une structure de divertissement destinée à l’Expo 1970
d’Osaka, formée de trois capsules à deux postes, complétement fermées et dotées d’un
système de sonorisation stéréophonique. Au-delà de sa fonction de générateur
d’ambiance, la hi-fi fascinait Archigram pour sa structure électronique. Les chaînes
domestiques se composaient d’un lecteur, d’un préamplificateur, d’un amplificateur et
de deux haut-parleurs. L’amplificateur dans le système hi-fi était fondamentalement un
synthétiseur simplifié, capable d’élaborer (filtrer, amplifier) les signaux qu’il pouvait
recevoir d’un lecteur de disques, d’un magnétophone ou d’une télévision, de les diviser
en deux pistes audio et de les renvoyer aux haut-parleurs.
15 Le Soft-Scene Monitor MK1 est un bel exemple de circuit audiovisuel qui imite le
principe de fonctionnement de la hi-fi. La machine était redevable des recherches sur la
gestion synchronique d’informations audiovisuelles menées par Dennis Crompton au
département « Interior Design » du Royal College of Arts de Londres10 entre novembre
1967 et juin 1968. Le prototype, conçu pour la Oslo Architectfornung en 1968, a été
présenté à la Kunstnernes Hus d’Oslo comme une « combinaison d’appareil didactique,
de juke-box audio-visuel et de stimulateur environnemental11 ». En réalité,
l’architecture du circuit était beaucoup plus proche de la hi-fi que du juke-box. Très
proche du schéma hi-fi, le Soft-Scene Monitor MK1 était formé de deux appareils-
sources, d’une télévision et d’une caméra TV, d’un centre d’élaboration, et d’une série
d’écrans. Les signaux audiovisuels capturés par la télévision et la caméra étaient
transmis à un enregistreur vidéo activé par l’usager, pour ensuite être envoyés à un
dispositif qui en assurait la synchronisation (synk box) avant d’être relayés vers les
écrans. L’élément central, permettant de sélectionner et de « multiplier » les signaux
provenant de différentes sources, jouait le rôle de l’amplificateur, tandis que les écrans,
tels des haut-parleurs, diffusaient les images « amplifiées ». Il est par ailleurs
intéressant d’observer que les écrans étaient assortis par couples et orientés de façon
tout à fait analogue aux diffuseurs audio et qu’ils n’étaient pas systématiquement situés
dans le champ de vision du spectateur.
16 L’analogie avec le juke-box et, par là, avec l’activité du disc-jockey, n’était naturellement
pas absente, mais elle concernait le principe de fonctionnement du Soft-Scene Monitor
et non pas son architecture. Encore faut-il observer qu’en 1967 l’intérêt de Crompton
pour le juke-box montrait que l’architecte suivait attentive- ment l’évolution des
usages sociaux liés à l’écoute du son reproduit. Le sélecteur de disques allait effective-
ment s’affranchir de la performance musicale au cours de la décennie suivante,
notamment grâce à la diffusion des discothèques12.
Penser l’informatique de demain à partir du synthétiseur
17 En 1978, l’Ircam demanda l’avis de Max Mathews, inventeur du prototype Music V13, sur
l’acquisition d’un synthétiseur numérique. Mathews conseilla à l’Ircam de lancer un
programme expérimental, visant l’invention d’un système de contrôle souple et
puissant, permettant de lire un ensemble complexe de signaux de contrôle. Un
synthétiseur numérique, capable de traduire des signaux standard, n’aurait pas en effet
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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eu le même intérêt de recherche14. Cette anecdote permet de comprendre à quel
moment et de quelle manière le synthétiseur intervient dans la synthèse des
fréquences sonores. Il permet de produire des oscillations à partir d’un signal lu et
capté par un système de contrôle. Dans les années 1950 et 1960, les synthétiseurs
trouvaient leur place non seulement dans les ateliers des amateurs de musique
électronique, mais aussi dans les laboratoires de servomécanique, où ils étaient utilisés
pour gérer les chaînes d’asservissement15.
18 En raison de ses applications en servomécanique, le synthétiseur inspira de nombreux
projets architecturaux d’avant-garde. Les « mouvements » du Fun Palace (1962-1966) de
Cédric Price étaient très probablement redevables des recherches sur les synthétiseurs
appliquées aux systèmes dynamiques. Le Fun Palace combinait une structure
d’éléments mobiles (services et cloisons) avec un système cybernétique one-way reactive
interaction model (ORIM), essentiellement basé sur une interface permettant d’activer
une série de fonctions électromécaniques de l’édifice16.
19 De manière tout à fait analogue, mais avec des moyens technologiques plus faible, la
Living City d’Archigram (1963) était animée par une machine appelée « le
synthétiseur ». L’éclairage de l’exposition était relié à un dispositif centralisé à bas
voltage constitué d’une rangée de bobines commandées par dix micro-interrupteurs17.
Les micro-interrupteurs permettaient en particulier l’asservissement des mouvements
de certains éléments aux cycles du moteur central. Les salles de la Living City furent
rebaptisées g/oops par les membres du groupe, un néologisme tiré du mot /oop censé
évoquer l’enveloppement sonore et lumineux de l’espace18, mais également évocateur
des mouvements oscillatoires engendrés par le moteur. Computer City (1964) était une
autre ville idéale marquée par la technologie du synthétiseur.
20 Il s’agissait d’une ville capable de s’adapter aux modes d’activités détectés à partir de
l’énergie dégagée par les interactions urbaines19. La Computer City ne faisait pas
uniquement de l’ordinateur un dispositif d’écoute, de réception et d’échange entre les
habitants et la ville. Le projet de Dennis Crampton évoque aussi, de par son maillage de
fils, la configuration de ses rails et la forme de ses nœuds, un synthétiseur. La notion
d’asservissement au cœur de la technologie du synthétiseur était en outre présente
dans le fonctionnement de la Computer City.
21 Il est enfin intéressant d’observer que les écrits d’Archigram ne renvoyaient pas
explicitement aux recherches dans le domaine de la servomécanique ou de la synthèse
sonore numérique. Aucune référence au fonctionnement du synthétiseur n’apparut,
par exemple, dans l’article de Dennis Crampton consacré au City Synthesizer, qui
décrivait une machine idéale « à la fois numérique et biologique, capable de produire
des actions rationnelles ou aléatoires et d’engendrer des réactions et des contre-
réactions20 ». Du fait du flou qui entourait les références textuelles, les machines
inspirées du synthétiseur pouvaient être uniquement associées – et cela est d’autant
plus vrai pour le lecteur contemporain – à la technologie informatique naissante.
Percept et concept de l’espace
Quelques observations sur la reproduction du son
22 Dans un article publié sur Architectura/Design en janvier 197021, Warren Chalk
rapprocha l’écoute participative de la musique d’une série d’expérimentations
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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scientifiques sur les ondes cérébrales. Les nouvelles expériences musicales étaient ainsi
implicitement associées à l’élargissement de la réceptivité et de la créativité du système
nerveux. Dans cette perspective, Chalk citait le festival de Woodstock comme un
exemple d’environnement sonore hyperstimulant qui aurait préfiguré l’avènement
d’un nouveau design urbain basé sur le percept. « Un champ transformé en ville
pendant trois jours, 500 000 jeunes, coude à coude, dans la plus pénible des situations,
dont les seuls hardwares étaient leurs sacs de couchage et une amplification
hallucinante (mind-blowing). »
23 D’autre part, l’amplification éblouissante de Woodstock avait été critiquée par les
adeptes des nouvelles sonorités électriques, à cause notamment de la mauvaise
performance du système. Le critique musical Rolf-Ulrich Kaiser dénonça par exemple la
« catastrophe organisationnelle, technique et musicale » : trois jours de mauvais son,
faim et pluie, supportés par les fans, obnubilés par la "légende de Woodstock"22 ». Ainsi
l’appréciation du rôle de l’amplification dans la création de la « ville » de Woodstock
laissait place à l’interprétation. En lisant Warren Chalk on était de fait encouragé à voir
Woodstock comme la démonstration de l’effectivité d’une « situation » produite par un
système d’amplification, un système qui, étant donné ses dimensions, pouvait être
rapproché d’un équipement urbain.
24 Comment le son amplifié parvenait-il à engendrer une telle ambiance ? L’excitation
provoquée par le son amplifié avait jadis nourri l’imaginaire des futuristes23. Chalk
comme Marinetti idéalisèrent une technologie de la musique encore balbutiante dont la
« basse-fidélité » était synonyme de nouveaux horizons perceptifs. De fait, si Warren
Chalk avait fait allusion de façon ambiguë à la puissance du son amplifié de Woodstock,
Marinetti avait célébré dès les années 1910 les premières émissions radiophoniques
amplifiées. On retrouve dans les deux cas la même indulgence vis-à-vis du son amplifié.
En 1913, Marinetti écrivait : « Le futurisme se fonde sur le renouveau total de la
sensibilité humaine entraîné par les grandes découvertes scientifiques. […] Allongé
dans son lit, le bourgeois peut profiter de la voix très coûteuse et très lointaine d’un
Caruso ou d’un Burzio. » Marinetti soulignait en particulier l’élargissement du champ
auditif humain rendu possible par la radiodiffusion. Parallèlement, un article du New
York Times, publié en 1910, donnait une toute autre image de la réception de la radio
amplifiée. Selon le chroniqueur, à l’occasion de la première émission amplifiée d’un
concert d’Enrico Caruso au Metropolitan Opera House les homeless song waves
semblaient perdre la route constamment. Cependant au dire des auditeurs, il était
quand même possible d’en saisir l’extase24.
25 Nous pouvons enfin formuler l’hypothèse suivante : les nouveaux générateurs de son
n’ont pas, chez Archigram comme chez les futuristes, été appréciés uniquement en
raison des possibilités qu’ils ouvraient ou de la qualité esthétique des sons qu’ils
produisaient. La fascination des artistes a également été stimulée par le décalage entre
la qualité de l’environnement sonore créé par les machines et la réaction extatique du
public. Ce constat a alimenté les réflexions d’Archigram sur l’hyperstimulation et
l’élargissement des capacités perceptives humaines.
Conclusion
26 Si l’on admet avec Dominique Rouillard que dans les années 1960, « la fabrication la
plus artisanale a présidé aux projets [architecturaux] les plus ouverts aux nouvelles
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technologies25 », il est alors légitime de se demander quelles technologies étaient
accessibles aux architectes.
27 Le casque, la hi-fi et le synthétiseur étaient des systèmes cybernétiques de traitement
du son simples, mais extrêmement accessibles et performants. Ces machines musicales
ne pouvaient pas seulement être achetées ou construites, mais elles avaient aussi des
formes suggestives et ouvraient la voie à des pratiques sociales révolutionnaires. Les
appareils de production et reproduction du son étaient souvent cités par Archigram. De
plus, ils ont nourri son iconographie, en s’imposant comme motifs et modèles formels.
De fait, nombre de projets du groupe mettaient en scène des machines sonores ou
essayaient d’en émuler la structure.
28 Le décalage entre les projets de l’avant-garde architecturale des années 1960 et ses
moyens technologiques soulève un paradoxe. Comme le fait justement remarquer
Gianni Pettena, les architectes radicaux étaient conscients de « vivre en explorant les
paramètres et les conditions de demain26 ». En suivant le fil rouge de l’évolution des
technologies musicales, on voit qu’en réalité les années 1950 et 1960 ont été témoins
d’une révolution technologique remarquable. Encore loin d’être parfaites, les nouvelles
technologies commençaient à étonner le grand public et à changer les habitudes de vie
des gens. L’observation de ce changement, unie à la foi dans le progrès, permettait aux
architectes d’imaginer une technologie qui dépassait leurs moyens actuels.
29 Les parallèles qui existent entre les pratiques sociales, les structures et les formes des
appareils sonores, d’une part, et la production d’Archigram, d’autre part, sont
suffisamment nombreux et significatifs pour suggérer une influence de la technologie
du son sur l’imaginaire du groupe. À partir de ce constat, il serait intéressant de savoir
dans quelle mesure Archigram utilisait les nouvelles technologies musicales dans
l’élaboration de ses projets.
NOTES
1. Alessandro Rigolli, Paolo Russo (dir.), Il suono riprodotto. Storia, tecnica e cultura di una rivoluzione
nel Novecento. Atti del convegno annuale del Laboratorio per la Divulgazione Musicale, Parme, Quaderni
Ladimus, 2007.
2. « [Notre] attitude est plus proche du design industriel que de l’architecture – écrivait Warren
Chalk en 1965 – [avec la Capsule Housing], l’unité d’habitation est traitée comme un objet de
design industriel, chaque capsule […] est fabriquée avec des composantes, un appareillage, des
finitions, couleurs et dimensions choisies sur un catalogue, de la même manière qu’on pourrait
choisir une voiture ou un frigo. » Extrait de : Warren Chalk, « Architecture as consumer
product », dans Arena, Architectural Association Journal, no 81, mars 1966, p. 228-230.
3. Ibid.
4. Les illustrations relayées par la publicité et les catalogues de phonographes montrent que
l’écoute isolée se signalait par la présence de longs écouteurs blancs, par lesquels les usagers
apparaissent littéralement « branchés » à la machine. Pour les illustrations, voir Cynthia Hoover
(dir.), Music Machines – American Style (cat. exp.), textes de Erik Barnouw et Irvin Kolodin,
Washington DC, Smithsonian Institution Press, 1971
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5. Peter Cook, Warren Chalk, Dennis Crompton, David Greene, Ron Herron, Mike Webb (dir.),
Archigram, 1972 [réédition New York, Princeton Architectural Press, 1999].
6. « A car may be a house or an extension of the foot that becomes an extension of the head. »
7. Manzak contenait deux options : un fauteuil multimédia et une tente (enclosure option).
8. La première version du Bathamatic fut publiée dans l’avant dernier numéro du magazine
d’Archigram, Fruitest Yet, no 9, en 1970.
9. « An expert survey: Hi-Fi, the search for perfect sound reproduction », Dell Service Book.
Electronics and Hi-Fi home workshop, no 1, 1956, p. 100-110.
10. Dennis Crompton, John Bowstond, Light/Sound Research. Report to the Research and Development
Committee, Londres, Royal College of Arts, School of Interior Design, 6 novembre 1968
11. P. Cook, W. Chalk, D. Crompton, D. Greene, R. Herron, M. Webb, Archigram, op. cit. note 5.
12. Carlotta Darò, « Night-clubs et discothèques : visions d’architecture », Érudit, no 14, automne
2009, p. 85-103.
13. Jean-Paul Verpeaux, Technique complète des synthétiseurs, vol. 2, Musicom Publications, 1986.
14. Max Mathews, Gerald Bennet, Real Time Synthesizer Control, Paris, Centre Georges-Pompidou/
Ircam, mai 1978.
15. Charles Palumbo, Étude et réalisation d’un synthétiseur analogique de fonction de transfert pulsée,
thèse présentée à la faculté des sciences de l’université de Grenoble pour obtenir le titre de docteur en
servomécanismes, Grenoble, juillet 1963.
16. Stanley Mathews, « The Fun Palace as Virtual Architecture. Cedric Price and the Practices of
Indeterminacy », Journal of Architectural Education, février 2006, p. 39-48.
17. Courriel de Dennis Crompton à Steiner du 3 décembre 1998, cité dans Hadas A. Steiner, Mark
Jarzombek (superviseur), Bathrooms, Bubbles and Systems: Archigram and the Landscapes of
Transience, Boston (MA), MIT, Department of Architecture (PhD thesis), août 2001.
18. Peter Cook, « The Living City », Living Arts Magazine, n° 2, 1963, p. 65-114.
19. D. Crampton,« Computer City , Metropolis" Archigram Magazine, no 5, 1964.
20. D. Crampton, « City Synthesizer° Project », Living Art Magazine, n 2, 1963, p. 65-114.
21. W. Chalk, « Trying to find out is one of my constant doings », Architectural Design. janvier
1970.
22. Rolf-Ulrich Kaiser, Ursula Olmini Soergel (trad.), Guida alla musica pop, Milan, Mondadori,
1971.
23. Filippo Tommaso Marinetti, L’immaginazione senza fili e le parole in libertà, Manifesto futurista, 11
mai 1913.
24. Reporté dans A. Rigolli, op.cit. note 1.
25. Dominique Rouillard, « L’invention de l’interactivité urbaine ». Interview avec Dominique
Rouillard dans Valérie Chatelet (dir.), Interactive Cities, Anomalie digital arts, no 6, février 2007.
26. Gianni Pettena, Supertudio 1966-1982 : storie, figure, architettura (cat. exp), Florence, Electa, 1982.
RÉSUMÉS
L’oeuvre d’Archigram regorge de références à l’univers musical des années 1960 et 1970.
L’influence de la musique contemporaine sur le travail d’Archigram s’arrêterait-elle à
l’iconographie pop et aux scénographies ? Cet article soulève la question de l’influence des
appareils sonores électroniques sur l’oeuvre du groupe. La publication sur le Net d’environ 10 000
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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images tirées des archives d’Archigram a permis à l’auteur d’étudier et de comparer des
documents inédits ou peu commentés, et de montrer que différents projets du groupe émulent
l’architecture des machines sonores et leurs caractéristiques formelles. L’article fait ressortir
l’importance de la révolution culturelle entraînée par les nouvelles technologies du son et son
impact sur l’imaginaire d’Archigram dans les années 1960. Est ici proposée une lecture
interdisciplinaire de l’histoire de l’architecture et des techniques, à l’heure où le développement
des systèmes d’information géographiques (SIG) et des nouvelles technologies de l’information et
de la communication (NTIC) ouvre de nouvelles possibilités pour l’architecture et l’urbanisme.
Archigram’s mind’s eye fed on music culture of the 1960’s and 1970’s. Would pop music influence
the group’s work beyond its softy and flashy iconography? This paper focuses on the influence of
electronic sound devices on Archigram’s work. Since 2010, Archigram’s studies take advantage of
the publication online of around 10 000 images from the group’s archives. Through original and
largely unknown documents’ analysis, we revealed that some of Archigram’s projects emulate
the shape and architecture of electronic sound devices. During the 1950s and 1960s,
revolutionary sound technology had changed daily habits and social practices. This revolution
contrived to shape Archigram’s view of interactivity and perception. At a time where GIS and IT
provide new opportunities to architecture and urban design, our cross disciplinary approach
aims a better understanding of architecture and technology interactions in history.
AUTEUR
MARIA TANCREDI
Maria Tancredi est diplômée de la Sorbonne en histoire de l’architecture et de l’urbanisme, sous
la direction de Jean-Yves Andrieux. Ses recherches portent sur la perception et la modélisation
de l’espace urbain et architectural à l’époque contemporaine. Elle s’intéresse plus
particulièrement aux représentations spatiales à grande et moyenne échelle qui ont modifié la
manière de voir et de prévoir l’espace urbain au XXe siècle et aux liens entre arts, espaces et
technologies. Ses recherches sont marquées par une approche interdisciplinaire. Son dernier
article (« Shoebox vs Whitecube ». Volume, no 6, mai-novembre 2013) aborde notamment les
recherches contemporaines sur le Soundscape, dans les domaines des arts plastiques et de
l’architecture.
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La cité et ses imagesLa collection iconographique de Marcel Poëte : extraits
Steven Melemis
Exposition « La vie populaire à travers l’image et l’illustration » de 1907. Photographie 1907.
Collection photographique de la BHVP. D.R.
Présentation par Steven Melemis
1 Derrière le personnage se cachait un objet, d’un grand intérêt. Le personnage en
question, Marcel Poëte – archiviste, historien, urbaniste, éducateur et vulgarisateur de
première heure dans le champ de l’urbanisme en France, est une figure connue de
l’histoire d’urbanisme, grâce à des travaux biographiques récents1 mais aussi par
certains de ses ouvrages : l’Introduction à l’urbanisme (1929) 2, Une vie de cité. Paris de sa
naissance à nos jours (1924-1931)3, Aperçu historique, tome I. Rapports de la Commission
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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d’extension de Paris de 19134. Quant à l’objet, il évolue au sein d’une configuration de
forces vives à l’œuvre dans la vie publique à Paris pendant les trente premières années
du siècle dernier, c’est-à-dire à l’époque des premières réflexions sur la capitale à
l’échelle de ce que nous appelons aujourd’hui le Grand Paris. Il ouvre d’intéressantes
perspectives de réflexion (notamment) pour l’histoire intellectuelle et culturelle de
l’urbanisme. L’objet en question est une archive photographique d’iconographie
urbaine comprenant pour l’essentiel des vues de Paris, archive qui a été entamée
pendant l’année 1907 et dont les dernières pièces datent d’un moment indéterminé
dans les années 19205. Depuis au moins une cinquantaine d’années, elle est restée
enfermée dans les réserves de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), le
lieu où cette collection a été créée à l’instigation de Marcel Poëte alors bibliothécaire en
chef de l’institution6. À ses débuts, la collection se constitue grâce à un travail de
dépouillement (commencé en 19067) diversifié, exhaustif et aux proportions colossales
de sources de l’histoire de Paris repérées dans tous les dépôts publics de Paris,
notamment aux Archives nationales, à la Bibliothèque nationale, à l’hôtel Carnavalet et
à la BHVP, Le recueil iconographique s’amplifiera dès 1908, en intégrant de nombreuses
contributions de collectionneurs privés. La collection impressionne d’abord
simplement par son ampleur : un peu plus de 18 000 clichés de projection présentant
des vues reproduites photographiquement selon un processus d’impression de gélatine
sur verre. Photographiées avec soin, d’une grande précision, elles sont encadrées de
métal noir en format 8 x 10 cm, rognées avec un film adhésif noir, numérotées,
marquées d’un titre et rangées dans à peu près une centaine de tiroirs. Un certain
nombre d’entre elles sont coloriées au pinceau. Un fichier de cartes, comprenant 24
tiroirs, contient un système de classification topographique et thématique ; la plupart
de ces cartes comportent une reproduction photographique d’un ou de plusieurs
clichés ainsi que des annotations diverses faites à la main. Par ailleurs, grâce aux deux
premiers volumes d’une Liste de projections pour la collection retrouvés récemment à
la BHVP (un troisième aurait été détruit accidentellement), nous possédons un
inventaire d’un peu moins de deux tiers des projections, numérotées par ordre d’entrée
et couvrant la période de 1907 à 1918. Ces deux volumes comprennent des indications
sur les vues conservées, leurs intitulés et souvent également leurs sources, les dates
d’acquisition et des indications concernant leur usage au moment d’être intégré à la
collection. Enfin, dans les Papiers Poëte conservés à la BHVP, on trouve de nombreuses
listes de projections faites à l’occasion de cours et de conférences. Bien plus que par son
importance ou son organisation finalement assez conventionnelle, le regroupement de
vues étonne par la richesse et la diversité des représentations visuelles qu’il recèle des
espaces urbains parisiens, ainsi que de la population parisienne, essentiellement depuis
le XVe siècle et jusqu’au moment de sa création. En effet, au moins 15 000 de ces clichés
reproduisent des estampes et imprimés de toutes sortes, dessins, pièces typographiées
et photographies, en entier ou en détail. À partir de 1919 environ, la collection
intégrera également des cartes et plans d’autres villes de France, d’Europe et d’autres
continents, du passé ou de l’époque en question, correspondant à l’ouverture, dans les
travaux de Poëte, vers une approche générale de l’urbanisme8.
2 La pluralité des sources mobilisées par Poëte en tant qu’historien a déjà été analysée9.
Cependant, la rencontre avec la collection iconographique semble confirmer l’idée que
les images ont une place dominante dans le dispositif d’observation de l’auteur, autour
de laquelle toutes les autres sources se déploient, et que ces images sont la source d’une
singularité d’approche.
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98
Liste de projections, vol. 1 (extrait de la première page).
Document non classé.
Une vie de collection
3 En soi, l’existence à cette époque d’une collection de clichés, ne saurait surprendre.
Depuis presque 30 ans déjà, les cours d’histoire de l’art en Europe et en Amérique du
nord avaient été illustrés dans les écoles des Beaux-Arts et les universités par des
projections. Il s’agissait d’un moyen permettant de visionner ou de faire voir des
œuvres, d’en présenter des détails comme « à la loupe ». Bien que visibles sous une
forme « dégradée », il est possible ainsi d’en faire une connaissance indirecte, à défaut
de pouvoir être devant les œuvres elles-mêmes.
4 On peut se poser la question de la perte – ou peut-être de la transformation ? – subie
par ces œuvres graphiques dessinées au trait noir, constitutives de l’essentiel de la
collection. En effet, en étant photographiées, elles perdent en qualité de trait, et les
qualités des fonds de papier s’effacent en faveur de ce qui, lors d’une projection, ne sera
plus qu’un environnement de lumière blanche. Toutefois, bien plus que pour elles-
mêmes, les images en question sont rassemblées et reproduites pour donner à voir la
ville de Paris ainsi que sa population à travers l’histoire. On pourrait dire qu’il s’agit
d’un outil de visualisation, voire d’un dispositif de visite : Poëte aurait tendance à dire
de promenade, qui confronte la mémoire du spectateur des espaces à l’étrangeté de ces
vues historiques de lieux, qu’il a l’habitude de traverser quotidiennement. De toute
évidence, l’historien est sensible à la multiplicité de « spectacles vivants » du passé que
la collection offre, et semble convaincu du fait que les expériences proposées peuvent
affecter la perception des parisiens, quant à leur cadre de vie commun. Par ailleurs, on
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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peut concevoir le trouble salutaire qu’un tel dispositif risque de présenter pour
l’historien de Paris lorsqu’il éprouve la capacité propre de ses vues à narrer l’histoire de
la ville. Même si pour lui ce ne serait que grâce à l’examen critique des documents, soit
l’une des compétences fondatrices de ce que certains en ce début de siècle appellent la
« science historique », que ces vues rendaient véritablement leurs richesses de « faits »
précis et concrets. Il y a plus. En effet, bon nombre des œuvres en question proviennent
d’albums ou de collections qui avaient précisément pour but de donner à voir la ville,
que ce soit à un souverain, au touriste, à l’amateur d’histoire locale, à l’érudit ou aux
acteurs d’une de ces transformations. Ainsi, l’archive de la BHVP est une sorte de
collection de collections dans laquelle se rencontrent différentes associations de
valeurs documentaires et esthétiques, permet- tant de suivre l’évolution des visibilités
urbaines, voire d’envisager une archéologie du regard sur la ville. À travers sa carrière
et à des degrés et des manières différents, chacun de ces registres sera exploré par
l’instigateur de la collection iconographique de la BHVP.
5 Bien que connue grâce aux usages publics qui en avaient été faits, la collection n’a
jamais été mise à la disposition du public. Comme Poëte l’indique discrètement en 1924,
la collection aurait dû être disponible, dans les années ayant précédé la Grande Guerre,
sous forme de catalogue imprimé10. Or finalement, sa seule réelle présentation
imprimée – partielle et techniquement peu aboutie – sera le volume intitulé Album
d’Une vie de cité, publié un an plus tard11.
6 Quoi qu’il en soit, au vu (notamment) de tous les aspects de son histoire évoqués plus
haut, il convient de considérer une telle collection en tant qu’agent social possédant
une capacité à configurer autour d’elle un réseau étendu de relations sociales et de
produire, au sein de ce réseau, un certain nombre d’effets. Ce qui revient à considérer
cette archive comme un protagoniste à part entière pouvant être le sujet d’une
approche biographique, au même titre et au prix des mêmes risques que le personnage
qui en est à l’origine12. Dans le présent contexte, il s’agit d’une part de présenter le
"protagoniste encore inconnu" de façon à en offrir une première approche, et d’autre
part, de reconsidérer le personnage avec qui il est étroitement associé. Face à la
multiplicité propre à l’un comme à l’autre, on se limitera dans le présent contexte à la
narration d’une série d’événements à travers lesquels leur relation s’est développée
dans un premier temps : à savoir sept expositions annuelles d’histoire de Paris, toutes
concernées à des degrés et de manière différente par les transformations urbanistiques
à venir, qui ont eu lieu à la Bibliothèque historique entre 1907 et 1913. En effet, faute de
pouvoir les recréer de toutes pièces, en croisant des annotations dans la Liste de
projections et de rares documents photographiques, les renseignements offerts par les
livrets de présentation préparés chaque année pour les visiteurs des expositions, par
les notes de conférences et articles et, enfin, par les notes de préparation trouvées dans
les papiers personnels de Poëte13, il est possible de se faire une bonne idée de la forme
et des contenus de ces événements.
7 Suit une sélection de clichés de la collection présentant des documents ayant fait partie
de ces expositions. Cette sélection sera associée à des extraits des livrets et des articles
de présentation des expositions, ainsi que des cours publics, intégrant des projections
proposées pendant ces mêmes années par Poëte. L’approche des expositions sera faite
par ordre chronologique, ce qui permet de révéler quelques aspects saillants de chacun
des deux « protagonistes » sous l’influence de l’autre. Cela ouvrira quelques pistes pour
mieux comprendre la profonde idiosyncrasie qui caractérise les modes d’action et les
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productions de Marcel Poëte : entre plusieurs disciplines, entre cultures savantes et
culture populaire, entre des styles d’écriture scientifiques et littéraires, entre réflexion
sur le passé urbain et la préparation de transformations futures de l’agglomération
parisienne. En même temps, présenter et raconter les expositions revient à montrer
quelque chose de la densité de relations d’ordre technique, matériel, social, culturel,
politique qui se configurent autour de la création et des usages faits de la collection
iconographique : on pourrait dire qu’elle en est l’indice14.
Vitrine horizontale, exposition de 1913, « Promenades et jardins de Paris » au sujet du Jardin desPlantes au XVIIe siècle.
Photographie découpée en forme trapézoïdale suivant un effet de perspective.
Pièce non classée, BHVP.
Un format d’exposition particulier
8 La photographie de l’exposition de 1907, installée dans une salle de l’hôtel Le Peletier
de Saint-Fargeau15, une esquisse en plan de l’exposition de 1910 et une photographie de
vitrine de l’exposition de 1913 (les trois étant reproduites ici), offrent un aperçu de ce
qui était probablement le format général de l’ensemble des sept expositions, ainsi que
d’autres initialement prévues par la Bibliothèque historique. Dans une série de vitrines
à l’horizontale et derrière des portes vitrées d’armoires, sont présentés des
regroupements thématiques d’images, estampes originales, livres illustrés ou
reproductions photographiques d’œuvres graphiques, de tailles différentes, placées
côte à côte, parfois posées l’une sur l’autre, agencées de façon à inviter les spectateurs à
les parcourir de l’œil et à opérer des rapprochements. Des feuillets de papier portant
des légendes sont parfois posés directement sur les agencements d’images pour
présenter des titres ou des noms d’auteurs, ou bien pour désigner un rapprochement à
faire entre plusieurs vues qui se côtoient. Quelques grands documents occupent les
rares surfaces de murs qui ne sont pas recouverts par le mobilier. Si les déplacements
du regard d’une image dans une vitrine vers les autres peuvent et doivent se
démultiplier, partant librement dans des sens différents, le passage d’une vitrine à
l’autre suit un ordre prédéterminé, correspondant aux chapitres des livrets qui
accompagnent chaque exposition.
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Exposition de 1910, « La transformation de Paris sous le Second Empire ».
Plan annoté au crayon par M. Poëte (1909 ou 1910).
Papiers Poëte, BHVP, MS 144, fol. 326.
« La vie populaire à Paris par le livre et l’illustration(XVe à XXe siècle) »
Extrait du livret de l’exposition, 1907
9 Exposition se déroulant dans un cadre d’anciens plans et aspects de Paris, et ouverte à
l’Hôtel Le Pelletier de Saint-Fargeau, 29, rue de Sévigné, tous les jours, le dimanche
compris, de 10 heures du matin à 5 heures du soir, depuis le 4 juin jusqu’au 1er octobre
1907.
10 Le vendredi, à 4 heures, présentation des pièces exposées, avec conférences sur la Rue
parisienne, les Cris de Paris, la Chanson à Paris, les Fêtes parisiennes, les Sports et
l’Aérostation à Paris, les Anciens plans de Paris, la Littérature populaire, l’Exercice des
métiers.
11 Cette Exposition, installée dans la grande salle du Cours d’histoire de Paris, inaugure la
série d’expositions annuelles prévues dans la nouvelle organisation du Service de la
Bibliothèque et des Travaux historiques de la Ville de Paris. Elle est exclusivement
formée de pièces appartenant aux diverses collections de ce Service, et est destinée à
servir en quelque sorte de leçon de choses sur l’objet auquel elle se rapporte. Le Service
a essayé, par des rapprochements entre le livre et l’image et par une notice explicative
jointe à chaque pièce, de faire œuvre instructive dans le domaine de l’histoire
parisienne. Il s’est proposé, en outre, d’établir une sorte de chaîne, pour un même
genre de pièces entre les époques anciennes et le temps présent. […].
12 Marcel Poëte.
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Vitrine 12
Le Pont-Neuf
Vue du Pont-Neuf vers 1650. Gabriel Perelle (eau forte).
Vue, « Le Pont-Neuf vue du côté de la rue Dauphine. L’embarras de Paris ». Nicolas Guerard (eauforte) 1660.
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« Autre vue particulière de Paris prise du Pont-Neuf… ». Eau-forte faisant partie d’un album de vues,milieu du XVIIIe siècle.
13 Pendant tout le XVIIe siècle et une partie du XVIIIe, on peut dire que le Pont-Neuf a
incarné la vie populaire à Paris. Ses larges trottoirs, les premiers et de beaucoup, qui
aient été ménagés sur la voie parisienne, attirèrent naturellement les oisifs et les
promeneurs trop à l’étroit dans les autres rues où rien ne leur offrait un refuge contre
les carrosses. Les petits commerçants, les étalagistes suivirent le courant et vinrent
exposer leur marchandise autour du « Cheval de bronze » d’Henri IV ou le long des
bâtiments de la pompe de la Samaritaine. Une estampe coloriée de Perelle, une
photographie d’un tableau de Ragunet permettent de se faire une idée de ces boutiques
en plein vent qui ont survécu en cet endroit au moins jusqu’au second empire. […]
14 Marcel Poëte.
"Vie populaire", "vie urbaine »
15 Dès 1907, les expositions s’adressent à un public hétérogène comprenant de simples
curieux, des historiens et collectionneurs amateurs, mais aussi des universitaires
curieux de connaître un corpus de sources et une nouvelle méthode de travail16.
S’appuyant sur des sélections représentatives de vues, l’exposition précise trois notions
qui fonderont durablement l’approche de l’historien. Il s’agit d’abord, classiquement,
de la topographie historique : soit des mises en relation de cartes anciennes de Paris et
de ses quartiers, de vues et parfois de textes permettant de suivre le développement
historique du « cadre » physique parisien. L’association étroite de ces cartes à des
photographies17 datant des dernières décennies du XIX e siècle et du début du XX e
permettent de mesurer l’importance des transformations ayant eu lieu depuis 1850. Il
s’agit ensuite de ce que Poëte désigne ici comme la vie populaire et qui, sous une forme
élargie, deviendra plus tard la vie urbaine18 : autrement dit des configurations de
relations dynamiques et changeantes qui animent les rues et les lieux publics en
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associant des personnes entre elles mais aussi avec des objets et parfois des animaux.
Elle est figurée depuis le XVe siècle à travers une diversité de genres d’images : des
paysages (ou « vues ») remplis de personnages voire de foules, de scènes d’individus
connus et de personnages « typiques ». Les pièces présentées offrent une
démonstration concise de la capacité de restitution de l’épaisseur de cette « vie »,
qu’une accumulation conséquente d’images permettrait de réaliser, époque par époque.
Cette restitution se déploie non seulement dans l’espace mais aussi à travers des
temporalités – quotidiennes, saisonnières – qui rythment les existences, et englobe les
situations de travail, de loisirs ou de fêtes, ainsi que les expériences liées aux
déplacements (« les moyens de transport »). Sont présentés quelques exemples d’objets,
d’activités ou d’événements (les cabarets et cafés, les sports, les montgolfières etc.).
Sont également présentés des moyens par lesquels circulent les informations et les
images (l’affiche, la pièce volante, le canard, la chanson etc.). En effet, ce point fait écho
aux demandes réitérées par Marcel Poëte auprès des « amis » de la bibliothèque de
recueillir des pièces d’actualité afin de les déposer à la BHVP. Il est difficile de ne pas
faire le lien entre cette initiative de collecte et l’enthousiasme, largement répandu,
pour les images imprimées, notamment les photographies coloriées diffusées surtout
grâce à des magazines illustrés, d’invention récente. Il convient aussi d’évoquer ici la
mode toute récente à l’époque de l’usage domestique de la lanterne magique à ampoule
électrique, invention qui avait rendu plus simple et plus sûr l’usage de tels instruments,
et que l’historien utilisera lors de ses conférences19. Il convient par ailleurs de rappeler
le succès, toujours vif en 1907, du diorama ainsi que le cinéma, encore à ses débuts. Et
enfin, il faut citer la carte postale illustrée qui, dès son introduction en France en 1906
connaît un succès fulgurant20. Pour l’historien, topographie et vie urbaines se renvoient
l’une à l’autre, se définissent mutuellement. Il désigne la globalité qu’elles constituent
par le terme physionomie. L’exposition insistera sur le Pont-Neuf en tant que lieu
central de vie populaire, d’une certaine manière fondatrice pour la « grande ville » de
Paris dès la fin du XVIe siècle. Le lieu gardera ce caractère pendant presque 200 ans
(comme en témoignent de nombreuses vues dont celles présentées plus haut) jusqu’à ce
que, lors des rénovations haussmanniennes, cette partie centrale de la physionomie de
la ville « meurt » au profit de la « naissance » d’autres, situation que l’historien
rapporte sans la moindre nostalgie ou regret. Du reste, de tels changements feraient
partie, selon ses termes, d’un lent processus marqué de résistances, de changements
lents et de transformations puissantes, désigné dès 1907, dans des ouvrages qu’il publie
indépendamment de l’exposition, par le terme d’évolution urbaine. Le sens de
l’évolution urbaine, écrit Poëte cette même année dans son livre, Enfance de Paris21, est
nécessaire en vue de « préparer l’avenir ».
« Au Temps des Romantiques. L’image de Paris »,(1907)
Extrait
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« Javelle ».
Première de trois lithographies faisant partie de l’album Promenades pittoresques et lithographiquesdans Paris et ses environs.
Louis Bacler-d’Albe, 1822.
« L’allée du bord de l’eau » [vue vers le Pont-Royal et le Louvre].
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« Le Pont des arts » [vue depuis le Pont-Neuf].
16 C’est proche et pourtant déjà lointain, comme un paysage qu’à distance on regarde,
après l’avoir traversé : les détails se noient indistincts dans l’ensemble qui varie suivant
le point de vue ou au gré de la lumière capricieuse. Essayez de saisir cette image de
Paris à travers les écrits de l’époque, les gravures ou dessins, les souvenirs des
contemporains subsistants. Vous ne parviendrez qu’à tracer les lignes fugitives de
formes qui changent. Artistes ou auteurs nous montrent la ville telle qu’en eux ils l’ont
vue : c’est dans la diversité et la mobilité de leurs impressions qu’elle se dessine.
17 À l’aurore du Romantisme, les lithographies de Marlet, de 1821, la série de Chalon, de
1822, expressive dans sa grâce naïve, représentent plutôt les mœurs que les aspects
topographiques. Ce sont au contraire des vues que retracent, en 1818, le recueil du
peintre-graveur Damame- Démartrais, élève de David, et, en 1822, celui du général
Louis Bacler-d’Albe. Il y a plaisir à se laisser conduire par ces deux guides dans le Paris
de la Restauration.
18 En des planches qui sont, pour ainsi dire, des aquarelles gravées, Damame-Démartrais
nous permet de suivre notamment la Seine, depuis le pont d’Austerlitz jusqu’à Passy. La
voici qui miroite au soleil, offrant aux voyageurs du coche d’Auxerre, que tirent
péniblement quatre robustes chevaux, le spectacle du port et du quai Saint-Bernard,
avec la masse des frondaisons du Jardin du Roi, et là-haut, en plein ciel, le dôme de
l’église Sainte-Geneviève ; au nord, l’île Louvier défile, dressant ses chantiers de bois à
brûler qui servent à l’approvisionnement des habitants du Marais. « Les bords en sont
très agréables et très pittoresques. Ils invitent les curieux et les solitaires à s’y
promener ». Un petit pont de bois – le pont Grammont – qu’on a soin de fermer à la
chute du jour, unit au quai, où s’élève l’Arsenal cet îlot, qui, d’autre part, se prolonge, à
ses extrémités, par deux « garres » ou estacades « en énorme charpente ». Ces jetées,
qui livrent passage aux barques sont destinées « à parer aux nombreux accidents des
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107
glaces ». Celle de l’est aboutit en face des Greniers de réserves ou d’abondance, dont les
cinq pavillons se profilent au long du nouveau boulevard Bourdon et de ces anciens
fossés de la Bastille qui ne tarderont pas à recevoir le canal de l’Ourcq. L’estacade
occidentale rejoint l’île Saint-Louis et forme, en quelque sorte, l’entrée du port Saint-
Paul, d’où partent les coches de Corbeil, Nogent, Briare. L’archipel se termine par l’île
de la Cité, que lie à la précédente le pont de la Cité, réservé aux piétons, qui payent cinq
centimes de péage. L’ancien cloître Notre-Dame regarde le Port-au-Blé et la Grève où,
devant l’Hôtel de Ville que borde au sud la rue de la Mortellerie, ont lieu les
réjouissances nationales et les exécutions. Au midi, la cathédrale, à laquelle s’attache le
palais de l’Archevêché, domine le Port-aux-Tuiles, dont l’horizon est borné, à l’ouest,
par le pont couvert de l’Hôtel-Dieu. De ce côté, l’île finit, avec la terrasse de
l’archevêque, en une tache verdoyante. À son autre extrémité, c’est, au pied de la
nouvelle statue de Henry IV, une langue de terre déserte, toute frêle sous la caresse de
l’eau…
19 Marcel Poëte.
« Lecture des journaux aux Tuilleries ».
Première de deux lithographies faisant partie de l’album Tableaux de Paris.
Jean Henry Marlet, 1821.
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« La petite poste une lettre ».
« Vue de la barrière Saint-Martin ».
Aquatinte faisant partie de l’album Paris et ses alentours, à plus de trente lieues à la ronde.
Michel François Damame-Démartrais, 1818.
« Peindre » et narrer
20 Cette première d’une série de trois expositions constituant une séquence
chronologique présentera non pas une époque de l’histoire de la ville ou de l’histoire
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politique du pays, mais une période allant grosso modo de 1800 à 1840 correspondant à
une ère de la production et de la diffusion de genres artistiques. Ce tournant du siècle
qui correspond à l’essor du romantisme dans l’art, sera ainsi présent dans l’exposition à
travers des estampes tirées d’albums commandés le plus souvent par des galeristes, à
l’attention d’un public de collectionneurs. Selon Poëte, il s’agit d’une phase qui se
termine avec la mort du romantisme, attribuable à la fascination générale pour le
daguerréotype. Aux gravures vont se rajouter, à partir de 1818, des lithographies
destinées également à un marché d’amateurs. Ces images sont souvent coloriées,
délicatement mais librement, à l’aquarelle. Il s’agit, semblerait-il, d’œuvres ne pouvant
pas toujours être considérées comme pertinentes pour les collections publiques, car
étant d’origine récente et destinées avant tout au commerce et au divertissement22. En
effet, pour monter l’exposition, il aura fallu s’appuyer sur l’enthousiasme et sur les
moyens financiers de collectionneurs amateurs, membres d’une toute nouvelle Société
d’iconographie parisienne fondée en 1907. Ce sont eux qui ont fourni une majorité des
pièces originales qui seront présentées, aux côtés de quelques imprimés de la BHVP23.
Les œuvres romantiques dont il est question tendent plutôt vers une figuration
« vraisemblante » (selon le terme repris par Stephen Bann24), visant à susciter des effets
de réel. Elle se caractérise par une narrativité descriptive constituée d’effets fuyants,
d’ensembles pittoresques et de captations de détails ou d’incidents anecdotiques
destinés à apporter des touches de « couleur locale ». Quant aux sujets abordés, ils sont
souvent historiques : l’art pictural comme le roman, s’emploient à « faire revivre » des
scènes d’histoire. Ce n’est pas le cas dans la présente exposition : cependant, les « lieux
de la vie romantiques » qui s’y trouvent figurés sont souvent caractérisés par des
irrégularités pittoresques évocatrices des couches d’histoire. Quoi qu’il en soit, c’est la
promenade à travers Paris promise par le titre de l’exposition qui est – ceci à double
titre – le fil conducteur à travers lequel le spectacle « vivant » présenté par les œuvres
se déroule. Il s’agit d’abord d’une pratique sociale de l’époque, que donnent à voir de
nombreuses vues présentées le plus souvent sur les boulevards (qui, à cette époque,
commencent à se transformer en véritable « espace urbain ») ou sur les quais de la
Seine. Il est également question de « se promener », avec les yeux, le long des chemins
ou des routes (de terre ou d’eau) ; de « traverser » avec imagination une image pour
arriver au point depuis lequel une autre vue sera proposée (voir par exemple la
séquence des trois vues de Bacler-d’Albe). Ainsi, se déroule, à travers la promenade
imaginée, une séquence d’emplacements dans le cadre urbain d’où on perçoit des
scènes pittoresques de vie, renforcées par des évocations tirées de textes d’époque
évoquant ce que les vues donnent à voir. Le long de ces promenades de plaisirs
imaginaires, des renseignements documentaires sur les complexités de la physionomie
urbaine se dévoilent. C’est sans doute la première manifestation chez l’historien de ce
qui sera désormais une approche récurrente visant une description dense et
résolument empirique des espaces urbains. Par la suite, non seulement ses expositions
mais aussi nombre de ses conférences, de ses textes d’histoire, de ses guides et même de
ses scénarios de films regorgeront de descriptions recueillies comme en avançant in
situ, souvent avec des indications précises de trajectoires à suivre, voire des indications
sur l’orientation du regard à adopter par rapport à des points particuliers.
21 Par ailleurs, Poëte ne se prive pas de l’usage de moyens « littéraires ». En effet, les
observations le long des promenades virtuelles à travers les images seront livrées
parfois sous forme de fictions – toutefois très précisément construites sur le plan de la
véracité historique – autour d’un protagoniste historique. En effet, il serait difficile de
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ne pas voir de similarité entre le mode d’écriture « littéraire » que Poëte adopte dans
ses premiers ouvrages et articles datant de 1907 et 1909, et certaines manières d’écrire
l’histoire des années 1820, d’autant plus qu’il s’agit, dans beaucoup de cas, des tous
premiers textes d’un genre nouveau d’histoire locale. Comme l’a montré Stephen Bann
à travers ses écrits sur les genres de peinture historique de l’époque, des relations
complexes lient l’art visuel avec l’historiographie dans la première moitié du XIXe
siècle. En ce qui concerne Poëte, son affection pour Augustin Thierry, historien des
villes et du tiers état4, est bien connue et souvent rappelée – paraît-il – à son entourage.
À y regarder de plus près, on remarque des similarités d’intention et de style d’écriture
entre l’historien- conservateur en chef de la BHVP et l’historien de la monarchie de
Juillet, prônant une historiographie susceptible de participer à la construction de la
connaissance d’une population par elle-même25. Chez Poëte, comme c’est le cas sous
une forme différente chez Augustin Thierry dans les années qui précèdent 1830,
l’écriture de l’histoire locale se positionne entre la narration destinée à faire sentir un
lien avec le passé d’une population urbaine dont on fait partie, et une volonté de prise
de distance réflexive.
22 En effet, malgré le sérieux reconnu de ses travaux d’archiviste et la profondeur de sa
connaissance de l’histoire de Paris, la tentation littéraire à laquelle Poëte cèdera
souvent – en témoigne son refus de citer des sources sous forme de notes en bas de
page – lui porte préjudice auprès d’une communauté scientifique soucieuse d’assurer,
et ceci au prix de quelques difficultés réelles, la qualité désintéressée de ses recherches.
Cette communauté est également soucieuse de la nature des rapports qu’elle entretient
avec ses aînés du XIXe siècle : or si Thierry peut être considéré comme un père
fondateur de la « science historique », il ne saurait plus être question pour un historien
sérieux de suivre son exemple26. Les raisons de la transgression de Poëte sont difficiles à
cerner de près. Cependant, il est certain qu’elles sont liées à sa volonté, en tant que
conservateur en chef de la BHVP, d’agiter, d’une manière qui fait penser à la notion
bergsonienne d’« image- souvenir », une sorte de mémoire vive parisienne au moyen
du texte imagé et de l’image, jusqu’à ce qu’elle dévoile des possibilités de vie nouvelle.
Livret de l’exposition « La transformation de Parissous le Second Empire » (1910)
Extrait
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Trois sections d’un panorama datant de 1860.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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23 Qu’est-ce que l’art de la ville ? C’est l’ensemble des règles applicables aux conditions
d’existence et de développe- ment d’un centre urbain. Ces règles, si elles trouvent leur
application immédiate dans le cas d’une de ces villes modernes bâties de toutes pièces
et dont les États-Unis nous offrent maints exemples, ne sont, pour les vieilles cités, que
le résultat d’une lente évolution des siècles. Elles commencent à se dégager au XVIe
siècle, en ce qui touche Paris. Et c’est sous l’influence du classicisme de la Renaissance
qu’apparaissent, avec le « droict allignement » des nouvelles voies, la régularité, la
symétrie des constructions, « l’ordre […] rare et beau de ces grands bâtiments » qui font
la parure du Paris de Louis XIV. Sous le règne de ce dernier naît cette grâce urbaine : la
ligne sinueuse de la promenade des boulevards à laquelle se rattache une grande part
des « embellissements » du XVIIIe siècle […] Loin de mettre un terme à ces projets, le
mouvement révolutionnaire leur donna corps […].
24 Du réseau des voies créées il est permis de dégager des unités topologiques comme la
gare, la Croisée, la Halle auxquelles s’ajoutent ces points de rattachements de voies : la
place carrefour, tels la Bastille et le Château d’Eau (République), confluents de courants
de circulations intenses ; la place rayonnante, comme l’Étoile et le Trône (Nation),
artificielles créations d’embellissements ; le carrefour de luxe qui, en matière urbaine,
caractérise l’époque en faisant du théâtre de luxe par excellence : l’Opéra, un centre
topologique. Et ce luxe va à l’ouest où l’entraîne encore la naissance de toute une ville
au long des somptueux boulevards et avenues qui transforment les quartiers de
Monceau, de l’Étoile, de Chaillot. En ce dernier lieu, le baron Haussmann qui s’est peut-
on dire, fait la main dès le début de son administration, par le nivellement des abords
de la Tour St-Jacques, n’hésite pas à supprimer le vieux « mont de Chaillot ». Sa main
dévastatrice autant que créatrice transforme, dans un autre endroit, la fourmilière
humaine de la cité en une solitude que peuplent de mélancoliques bâtisses
administratives […].
25 Le Paris nivelé, régularisé, sous le passage dominant de « voies romaines », c’est à tous
égards un Paris transformé. On n’a peut-être pas suffisamment déduit toutes les
conséquences sociales d’une pareille œuvre édilitaire. Ainsi transplantée, la mentalité
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des habitants ne doit-elle pas finir par subir des modifications ? Ajoutez à cela le
développement des chemins de fer et vous entreverrez tout ce qu’« un plus grand
Paris » devait entraîner. La ville, moins chérie des Parisiens qui se sentent plus distants
les uns des autres et la quittent durant une partie de l’année, devient un lieu
cosmopolite qui a sa saison. Et si vous considérez qu’il s’agit de la capitale du pays le
plus centralisé qui soit, l’horizon des conséquences s’élargira devant vous.
26 Relevons, en outre, le déplacement de population que les boulevards d’Haussmann ont
amené dans la ville : si les gens riches s’en vont alors peupler les somptueux quartiers
de l’ouest, la classe pauvre, les ouvriers, qui se voient chassés du centre de Paris par la
maison bourgeoise qu’on y élève, se dirigent au nord, à l’est et au sud de la ville.
27 Comme tout tient à tout, c’est le temps où naissent les hôtels caravansérails, les grands
magasins, les « cafés aux vingt-quatre billards ». De cette transformation générale, la
présente Exposition essaye de donner une idée, avec l’aide d’artistes consciencieux qui
nous ont laissé des vues diverses du Paris de ce temps, avec aussi la précieuse ressource
de photographies de cette époque (Marville, Richebourg, etc.). Plusieurs photographies
ont été rapprochées, pour la même vue, de gravures et montrent la fidélité
documentaire des eaux fortes de Martial par exemple, ou de bois d’illustrations.
L’abondance de ces derniers se justifie par le rôle de renseignements qu’ils jouaient
auprès du public en un temps où la photographie n’était pas encore entrée dans les
procédés du journal. Des dessins originaux, œuvres de Thorigny, Fichot, Trimolet, etc.,
voisinent avec ces pièces variées.
28 Telle qu’elle se présente à ses bienveillants visiteurs, cette Exposition ne s’adresse pas
moins à ceux qui sont soucieux de l’avenir qu’aux curieux du passé. Il n’est certes pas
possible de bien connaître l’historie topographique de Paris au cours des siècles
écoulés, si l’on ne s’est point familiarisé avec les bouleversements d’Haussmann. Mais il
n’est pas davantage possible d’envisager, en toute connaissance de cause, les conditions
actuelles et futures d’existence de la ville, sans avoir présent à l’esprit, le grand
mouvement de transformation, sujet de cette Exposition. Il est dès lors permis de
s’étonner de l’insuffisance absolue des moyens d’informations historiques dont on
dispose sur le Paris contemporain. Si bon nombre de documents ont péri dans
l’incendie de l’Hôtel de Ville en 1871, combien n’en reste-il pas en divers lieux ou
dépôts, qui devraient faire l’objet de dépouillements systématiques, puis de répertoires
à l’usage des administrateurs autant que des historiens ! […] De semblables œuvres
permettraient d’assurer au travail municipal la base historique qui lui fait
présentement défaut. Puisse cette modeste Exposition y aider !
29 Marcel Poëte.
« Vue de la Seine prise du Louvre ».
Lithographie faite d’après une photographie faisant partie de l’album (divers artistes) Paris dans sasplendeur, 1860.
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Photographie de rue lors des démolitions de la période des rénovations haussmanniennes.
Photographe des Travaux historiques de la Ville.
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Immeuble, rue Tixandier.
Lithographie.
Adolphe Martial (autour de 1867).
Visualiser la transformation
30 Au cours de l’année 1910, un changement net de perspective affecte l’ensemble de
l’activité de la Bibliothèque historique.
31 Par décret du préfet27 et d’après une idée de Poëte, est créé un « Office de la vie
municipale » dont la mission principale est le recueil et la publication, sous forme de
catalogue raisonné annuel, des décisions de l’Hôtel de Ville28, rajoutant ainsi à la
mémoire des temps présents voulue par Poëte une dimension supplémentaire.
32 Alors que la séquence chronologique des expositions qui était arrivée précédemment
aux événements de 184829, dans l’exposition intitulée « La Transformation de Paris sous
le Second Empire », l’évocation imagée de la vie urbaine cède quelque peu sa place
centrale à un effort de construction de la notion de « l’art de la ville ».
33 Dans cette année 1910 qui précède celle de la création de la Société française des
architectes urbanistes30, ce que l’on semble viser c’est l’identification de quelques
fondements des futures pratiques de cette profession, notamment. Chez Poëte, il
semblerait être avant tout question d’apporter une épaisseur proprement historique
aux discussions de ce milieu (notamment dans le secteur du Musée social31) qui, selon
lui, avait jusque-là fait défaut. Une longue introduction dans le livret de 1910
présentant la première partie de l’exposition retracera les origines de l’« art de la
ville » à la fin du XVIe siècle, basée sur l’application de ligne droite et le dégagement de
grands « espaces libres » à travers lesquels on circule mais où, également, on « prend de
l’air ». Ce moment de rationalisation de la forme urbaine serait, selon l’historien, le
moment de l’apparition du « sens de la beauté » urbaine qui, du reste, serait incarnée
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dans les vues et les plans gravés de l’époque. L’exposition de 1910 évoque ensuite la
« naissance sur le papier », dans le Plan des artistes, du « Paris nouveau » puis déroule
une histoire topographiquement précise des rénovations haussmanniennes, inscrite
dans la perspective générale de la vie urbaine en état de transformation.
34 La perspective physionomique des expositions précédentes est reformulée ici sous
forme d’une approche qui présente, un par un, des ensembles complexes de
constructions et de configurations de vie urbaine appelés « unités topologiques ». Ces
unités incarnent des dimensions structurales à l’échelle de l’ensemble du Paris nouveau
(« les gares », « les carrefours », « les foyers de luxe »). En effet, c’est à travers la
création, la modification ou la destruction de ces « unités topologiques » que l’essentiel
du tableau de la transformation urbaine se dessine. Il est complété par l’évocation de
certaines nouvelles infrastructures ainsi que des systèmes de services. Aux
transformations intérieures de Paris, se rajoutent les extensions vers l’ouest et
l’annexion des communes avoisinantes. L’exposition s’achève sur une évocation du
problème du logement subi par les classes populaires, ainsi que les transformations
qualitatives liées au saut d’échelle et à la modernisation qui ont touché des
établissements publics et privés aussi bien que les rues de la ville. Ce qui permet de
poser la question des conséquences sur les « mentalités » du changement convulsif
dans une période de profonde transformation urbaine. L’apparition fortuite du terme
surprend dans la mesure où il apparaît dix ans avant que la notion de mentalité ne soit
approfondie par l’anthropologue Lévy-Bruhl pour être ensuite appliqué dans le champ
de l’histoire, notamment par Lucien Febvre et Marc Bloch. Le rapproche- ment n’est pas
gratuit en ce sens que, dans le livret, le terme est utilisé pour désigner des dispositions
psychologiques pesant sur une situation historique, soit sensiblement la définition
durable qui lui sera attribuée plus tard32. Par ailleurs, certaines questions posées dans
une note synthétique d’exposition rappelle aussi des idées de l’économiste et
sociologue Maurice Halbwachs, concernant les déplacements de populations lors de la
période des rénovations qui avaient été présentées deux ans plus tôt dans Les
Expropriations et le prix des terrains à Paris. À partir de 1913, Marcel Poëte entretiendra,
du moins par textes interposés, un véritable dialogue avec l’économiste et sociologue33.
C’est donc dans la séquence de 1910 qui se termine en 1913 que Poëte se trouve comme
rarement « dans le vrai » de sa profession d’historien et, plus généralement des
sciences sociales et humaines de l’époque. On dispose de peu de renseignements précis
concernant le choix de pièces exposées en 1910. Mais on trouve plusieurs types de vues
conservées dans la collection iconographique datant du Second Empire. Les pièces en
question témoignent d’une transformation du champ de la représentation urbaine.
Désormais, il semble qu’une série d’écarts, voire d’oppositions s’expriment à travers
une diversité de contenus et de modes d’expression. Des caricatures porteuses de
critiques sociales et politiques des rénovations en cours (dont un grand nombre de
Daumier) contrastent avec des vues spectaculaires tirées des albums présentant des
ensembles monumentaux de la ville (dont Paris dans sa splendeur, album de 1861) ; ou
encore des vues photographiques de Marville ou sous forme de lithographies de Marlet,
entre lesquelles Poëte invitera à la comparaison en termes de valeur documentaire ; ou
des vues de constructions et de rues du Paris nouveau versus des œuvres graphiques ou
photographiques conservant des traces du vieux Paris, qui disparaît davantage jour
après jour. Enfin, les statistiques graphiques font leur apparition au cours de cette
exposition dans le livret de présentation34 et avec elles, des modalités de raisonnement
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abstrait atypiques pour l’historien-promeneur, prônant des modélisations statistiques
des aspects économiques et sociaux.
Plan de Paris (extrait).
Eau-forte, Matthäus Merian, vers 1615.
Vue de Paris en surplomb.
Eau-forte, Matthäus Mérian, vers 1615.
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« Profil de Paris ».
Eau-forte, Israël Sylvestre.
Livret de présentation de l’exposition « Paris durant laGrande Époque Classique » (1911)
Extrait 1 : « L’exposition »
35 Qu’était Paris durant la Grande Époque Classique formée du XVIIe siècle ? Telle est la
question à laquelle la présente Exposition essaye, dans son cadre limité de répondre. Le
visiteur voudra bien suivre, autant que possible, l’ordre des vitrines. Il verra ainsi plus
commodément se dérouler ce modeste essai de synthèse ou de leçon de choses. Après
avoir pris contact avec la ville à vol d’oiseau, tel un voyageur, qui, se rendant à Paris,
peut en embrasser à quelque distance le panorama – il parcourra les approches de cette
grande cité envisagée dans les limites du tracé des boulevards ou du cours de Louis XIV,
tant sur la rive gauche que sur la rive droite. Il reconnaîtra les voies principales servant
d’accès à la capitale ou par lesquelles elle s’alimente ; il observera les lignes essentielles
de son sol. La grande artère de vie de Paris, la Seine, le fera pénétrer dans cette ville
dont toute la partie bordant le fleuve pourra lui devenir familière. Il lui sera loisible du
Pont-Neuf et le centre de vie populaire que constituent ce pont et ses abords. À ce
centre s’opposera le centre de vie mondaine du Marais. Puis le Louvre et les Tuileries ne
lui feront pas quitter cette vie élégante, tout en lui permettant de rattacher
particulièrement à ces lieux une part essentielle de la gloire du XVIIe siècle parisien. Le
voici dans ces parages de l’ouest de la rive droite jalonnés de ces monuments : le Palais-
Royal, la place des Victoires, la place Vendôme. Il n’abandonnera point toute cette
partie de Paris sans assister au fameux carrousel de 1662. De la Cour et de ce qui s’y
rattache, il passera à la Ville, personnifiée par l’Hôtel de Ville. Une promenade à travers
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la rive gauche lui laisse encore à visiter l’île de la Cité, pleine d’une animation diverse et
qui marque un point urbain à peu près central par rapport à la promenade des
boulevards ou du cours terminant les vitrines topographiques ou de pourtour. Le
centre de la salle sert à présenter la vie parisienne dans ce cadre topographique : De la
naissance à la mort, l’Exercice des métiers, la Rue, l’Eau, les Heures du jour, Paris la
nuit, la Cour des Miracles, la Vie des Halles, la Fronde, Hôtels et Jardins, le Théâtre,
Port-Royal, tels sont les principaux ensembles soumis à son bienveillant examen, sans
parler de pièces encadrées ou groupées à part dans deux grandes vitrines plates.
36 Des imprimés jugés significatifs voisinent avec des gravures pour un mutuel
éclaircissement. Des plans sont présentés, en vertu du même principe de méthode, dans
l’escorte d’estampes susceptibles d’en devenir ainsi comme le commentaire figuré. Les
gravures elles-mêmes se trouvent conjointes pour permettre, indépendamment de la
simple vision des lieux figurés, des rapprochements de critique iconographique.
37 Quant aux vieux artistes qui ont laissé l’image du grand Paris classique qu’ils ont connu,
ils se livrent à vous avec leur manière d’art et leur valeur documentaire. Vous les
présenter successivement et à ce double point de vue serait dépasser les proportions de
cette Notice.
38 Marcel Poëte.
« Paris ».
Eau-forte, Matthäus Mérian, vers 1615.
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« L’atelier du graveur ».
Eau-forte, Abraham Bosse, 1624.
Extrait 2 de la section : « En route pour Paris. La ville à vol d’oiseau »
39 Dans ces vitrines se succèdent des gravures comme celles que regardent avec attention
le gentilhomme et les deux capucins qu’Abraham Bosse, en une estampe datée de 1643,
nous montre en visite dans un atelier de graveurs. De même que le voyageur que cet
artiste nous représente […] dirigez-vous vers la « grand’ ville » que semble vous
désigner du doigt un personnage accompagné d’une grande dame ou que vous montre
un groupe de cavaliers à la romaine. Arrivé à un endroit d’où l’on peut embrasser du
regard le panorama de Paris, arrêtez-vous, à la manière de cet autre groupe que nous
présente (1649) le graveur florentin Stefano della Bella. Et même il vous sera loisible de
faire comme ce dernier, de vous asseoir et de dessiner un croquis du paysage qui se
déroule devant vous, au temps où s’ouvre le règne de Louis XIV. Ou bien, avec Matthaüs
Merian, de Bâle, vous remonterez de quelques années et considérerez, sous le double
aspect d’un plan cavalier et d’une vue panoramique, le Paris de la fin du règne de Henri
IV et des premières années du règne de Louis XIII.
40 Sur la rive droite, en avancée au-delà de la ligne du rempart, l’Hôpital Saint-Louis,
création de Henri IV, prend les proportions d’une petite cité isolée. Il est séparé du
rempart par des cultures maraîchères, « les marets du Temple », qu’un ruisseau d’égout
traverse, se dirigeant vers « la grande Batellière », pour, de là, se déverser dans la
Seine, à l’endroit de notre place de l’Alma. Puis, voici le rempart, précédé d’un fossé et
où se succèdent des bastions que surmontent des groupes de moulins à vent. Ce
rempart, qui fut commencé au XVIe siècle et poursuivi sous Louis XIII, a étendu vers
l’ouest, par rapport à la précédente enceinte encore visible de ce côté, le Paris de la rive
droite, englobant notamment dans la ville la butte Saint-Roch coiffée de moulins. Il a
ainsi réalisé à peu près le tracé de nos grands boulevards actuels, tandis que la rive
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gauche reste avec sa vieille enceinte de Philippe- Auguste comprise approximativement
entre ces trois points du Paris de nos jours : l’Institut, le Panthéon, la rue du Cardinal-
Lemoine.
41 De la fin environ du XVIIe siècle date la vue panoramique située au-dessous de celle de
Mérian. Elle est prise de la rive droite, dont la succession des faubourgs se déroule
depuis l’abbaye de Saint-Antoine et le « Thrône » jusqu’au faubourg Saint-Denis.
L’animation du premier plan nous montre des cavaliers, des chasseurs, des voitures
diverses, des ânes pesamment chargés, voire même un pèlerin. Des terres de culture,
des jardins coupés de murs, avec des maisons égrenées çà et là, occupent le sol jusqu’au
pied du rempart que surmontent les lignes d’arbres des nouveaux boulevards datant de
1670. Dans les fonds, les villages de la banlieue laissent apparaître leurs humbles
clochers, et le paysage se complète par de nombreux moulins à vent. Au-dessus de la
ville entassée, tours et flèches émergent à côté des dômes, l’une des caractéristiques de
l’architecture du siècle et qui marquent l’emplacement d’édifices tels que le Val de
Grâce, la Sorbonne, les Jésuites de la rue Saint-Antoine, les Invalides, les Filles de
l’Assomption. Autre note nouvelle dans le paysage parisien : c’est l’Observatoire.
42 De la fin également du règne de Louis XIV est cette « Vue de Paris du côté du nord »,
comprise, au premier plan, entre la hauteur de Belleville et celle de Montmartre, avec
le vaste enclos de Saint-Lazare, « la Guinguette », les Porcherons. Vous y observerez,
ces grandes constructions du XVIIe siècle : la Salpétrière et l’Arc de triomphe du
faubourg Saint-Antoine.
43 C’est au contraire une vue de Seine inspirée d’un « profil de la ville de Paris » d’Israël
Silvestre et nous laissant voir la ville de la rive gauche en aval des Tuileries, que
semblent nous présenter deux personnages contemporains de Louis XIV, tandis qu’à
côté, Aveline nous montre Paris pris du faubourg Saint-Marcel.
44 À cheval, en coche ou en carrosse, vous êtes donc parvenu près de Paris, dont la porte
de la Conférence, à l’extrémité sud-ouest du jardin des Tuileries, s’offre devant vous,
par exemple, comme elle apparaît au bœuf des fables de La Motte s’acheminant vers la
ville. Sans doute rencontrez-vous tel ou tel Lombard ou Savoyard venant à Paris pour y
être ramoneur, tel ou tel Limousin désireux d’y exercer le métier de maçon, à moins
que ce ne soit un de ces Espagnols qui, durant la première moitié environ du XVIIe
siècle, se trouvaient nombreux dans la capitale.
45 Marcel Poëte.
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Plan de Gomboust.
Eau-forte, Jacques Gomboust, milieu du XVIIe siècle.
Place royale.
Eau-forte, Gabriel Perelle, milieu du XVIIe siècle.
46 Marcel Poëte.
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Conférence à la BHVP (1910)
Extrait
47 Dans une première conférence sur la Place Royale, j’ai essayé de vous montrer
comment cette place a été formée ; dans la conférence suivante, c’est l’utilisation de la
place, une fois formée, qui nous a retenus. Aujourd’hui, je voudrais vous parler de la vie
à la Place Royale. Les espaces libres qui existent dans la ville, sous la forme de place ou
de promenoir (comme on disait alors) ont en effet le privilège de refléter certains
aspects de la vie de cette ville : ils peuvent constituer, à cet égard, comme un miroir.
Enfin, et c’est également un point de vue qui nous occupera aujourd’hui à propos de la
Place Royale, l’espace libre constitué, autrement dit la place et la promenade, agit
comme élément de peuplement ou de transformation urbain dans la partie de la ville
où il se trouve : cet espace libre, place ou promenade, se trouve exercer une sorte
d’action réflexe, destructrice de l’espace libre environnant.
48 C’est ce qui s’est produit pour la Place Royale. Une fois créée, elle a attiré de son côté
une part de la vie parisienne et, du même coup, a contribué au développement urbain
et au peuplement des lieux voisins jusque-là dépourvu d’habitations et utilisés surtout
comme cultures maraîchères.
49 La place royale a engendré la vie urbaine de ce qu’on appelle le Marais...
50 Marcel Poëte.
L’« art de ville » à sa racine
51 Ce serait, affirme Poëte, dès la fin du XVe siècle qu’apparaissent quelques premières
figurations gravées dans lesquelles le spectateur du XXe siècle reconnaît les lieux de
Paris dans lesquels il évolue. Une centaine d’années plus tard, à la suite d’une
modernisation des méthodes d’impression, il y aura une intensification de la
production et de la distribution de vues gravées présentant l’image d’une ville qui se
transforme. Réunies sous forme d’albums (ou parfois d’atlas), elles seraient, encore
selon Poëte, à la fois le véhicule et l’indice d’une forme de prise de conscience de la ville
dans sa totalité, et, dit-il, dans sa nouvelle beauté qui s’incarne à travers le dégagement
des grandes espaces de mouvement et des jardins aux tracés en ligne droite. En effet,
pratiquement l’intégralité des premières 600 images acquises sous forme de projections
photographiées (ceci au moment de l’exposition sur la vie populaire, qui n’a présentée
que des documents originaux) datent de cette époque. De plus, dans les années qui
suivront et jusqu’en 1913, la collection n’arrêtera pas d’en intégrer d’autres : ayant
épuisé, semble-t-il, les réserves de telles vues dans les collections publiques, l’historien
continuera à en acquérir en faisant appel aux collectionneurs qui, auparavant, avaient
nourri de pièces originales les deux expositions précédentes de la BHVP.
52 Dans un sens, le fait que le Paris de l’époque classique soit la mieux représentée dans la
collection iconographique ne saurait surprendre. C’est la période sur laquelle
l’historien reviendra le plus souvent par la suite et, on serait tenté de dire, que c’est
celle dans laquelle l’archive iconographique trouve son origine, voire sa raison d’être.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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53 L’idée même d’un moyen de représentation et de connaissance « objectif35 » du réel
apparaît, nous rappelle-t-il, avec de telles vues gravées : en même temps, et comme par
la même impulsion, apparaît, toujours selon lui, l’« art de la ville ».
54 Il est plus que probable que l’idée même d’une collection iconographique vient de là. En
effet, le regroupement effectué sous la direction du bibliothécaire en chef de la
Bibliothèque historique dès 1907 ne serait presque qu’une reprise de la partie
parisienne des collections d’estampes qui se trouvaient dans les collections royales de
Versailles sous Louis XIV. Et il se trouve qu’Israël Sylvestre (artiste dont l’intégralité ou
presque des 200 vues de Paris se trouve dans la Collection iconographique de la BHVP),
a été « Dessinateur ordinaire du roi » en plus d’être collectionneur de vues gravées des
villes et des édifices. Par ailleurs, Gabriel Perelle, conservateur des cartes et plans du
Cabinet du roi, est également auteur de nombre de vues parisiennes figurant aussi dans
la collection.
55 Aux vues gravées ou dessinées de Perelle et de Sylvestre se rajoutent, entre autres,
celles de Bosse, de Mérian, de Braun, de Callot et de Bella (dont on voit ici des
exemples). Logiquement, leurs représentations de Paris reflètent, de façon différente,
une stricte codification des conventions qui, dans l’art classique régissent l’imitation du
réel : à commencer par celle de la représentation du sujet ou groupes de sujets qu’ils
montrent36.
56 Or ce sujet est, très souvent, promeneur ou promeneuse. La promenade serait alors une
pratique qui se répand dans les nouveaux espaces dégagés de la ville, et dans ses
environs : elle se pratique sous une diversité de formes, plus ou moins luxueuses ou
populaires, toujours suivant des codes sociaux définis. Cependant, en ce qui concerne
les vues qui nous intéressent, le promeneur est également le personnage qui représente
le parcours spatial que le spectateur est invité à retracer, de l’œil, à travers chaque vue
et d’une vue à une autre. Son positionnement est variable d’image en image. Il peut être
situé devant un espace à parcourir, être montré en train de traverser une vue en
perspective, assis au repos pour parcourir de l’œil le « profil » d’une ville ou une vue
d’ensemble en surplomb. Il est à noter que le promeneur en question est souvent
l’artiste lui-même (voir la vue panoramique de Braun).
57 Ainsi, de vue en vue, par la promenade imaginée, se construit l’image de l’ensemble de
la ville, à travers différents genres de vues qui se relaient pour construire une
représentation totale de la ville : le plan « cavalier », les « profils » (ancêtres des
panoramas du XIXe siècle) ou des vues depuis des hauteurs dans les environs de la ville ;
des vues de promeneurs dans les champs entourent la ville, souvent sur des routes qui
conduisent à ses portes ; des vues en perspective des cours, rues, ponts ou autres pièces
urbaines ; des scènes présentant des paysages urbains proches ou lointains à vue d’œil
ou en surplomb et remplis de personnages et d’objets ; des vues en perspective,
« cavalières », ou en plan et en façade d’architectures ; des représentations plus ou
moins réalistes ou allégoriques des métiers de rue, des saisons, des vertus etc. ; des
scènes présentant des conditions de vie, dont par exemple la vue (reproduite ici)
illustrant « Les embarras de Paris » de Nicolas Boileau ; enfin, des portraits de
promeneurs vus de près, entourés des quelques détails du cadre dans lequel ils se
trouvent.
58 Avec les cours de 1910-1911 sur l’époque classique (dont un court extrait est publié ici)
et l’exposition de 1911, se fixent les prémisses d’une conception de l’art de ville, du
moins tel qu’il peut en exister à Paris, que l’historien ne fera que développer ou redire
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par la suite. Dès 1919, l’année où Poëte et ses proches créent l’Institut d’histoire, de
géographie et d’économie urbaines, il commencera une nouvelle collection – cette fois
de pièces originales – d’estampes et d’imprimés de villes autres que Paris. Bon nombre
des quelques 1 500 pièces acquises à terme37 seront des cartes et des plans d’autres
villes européennes datant de l’époque classique, offrant des conditions de visualisation
similaires à celles de Paris qui se trouvaient déjà dans sa collection photographiée.
Sur les boulevards. Madeleine-Bastille. (Depuis leXVIIe siècle jusqu’à la fin du Second Empire.)
Extrait
59 Omnibus, coucous, citadines, tilburys, véhicules divers encombrent la chaussée. Les
trottoirs, envahis par les cafés, deviennent trop étroits. La traversée des boulevards est
un difficile et périlleux exercice, auquel ne se hasardent qu’avec crainte le bourgeois
timide et la promeneuse effarouchée. Pour obvier à ce sérieux inconvénient, des projets
divers voient le jour : passerelle légère jetée d’un côté à l’autre (1857) ; passage
souterrain « à l’instar de ceux de Londres » (1862). En 1865, le premier « refuge » est
créé sur le boulevard des Capucines, au carrefour des rues de Sèze et Caumartin, et
cette innovation montre bien le mouvement de circulation qui s’est, depuis la création
de l’Opéra, porté vers cette partie du boulevard. Il n’est pas sans intérêt de relever en
outre l’existence d’un projet de chemin de fer souterrain, dont des pièces figurent deux
coupes aux boulevards Bonne-Nouvelle et des Capucines.
60 Le Second Empire a vu le triomphe du macadam, dont on avait, sous Louis-Philippe,
commencé à doter les boulevards. Le public cependant ne s’était pas fait faute de railler
tout d’abord l’invention nouvelle…
61 Marcel Poëte.
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Cours Saint-Antoine.
Lithographie, Celestin Deshaye, autour de 1835.
« Vue plan coupé et élévation des nouveaux omnibus du boulevard ».
Lithographie, Honoré Daumier, 1853.
© Steven Melemis.
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Promenades et transformations urbaines
62 Revenant sur des éléments déjà présentés dans l’ensemble des expositions précédentes,
celles de 1912, « Sur les boulevards38 », comme celle de 1913, « Promenades et jardins de
Paris39 » proposent des évocations particulièrement denses de la « physionomie » de ces
deux composants à partir desquels des approches de l’extension urbaine pourront être
conçues. Ensemble, elles résument la formation et les évolutions à travers le temps des
formes urbaines jusqu’à ce qu’elles assument l’état dans lequel elles seront au début du
XXe siècle. Dans l’une comme dans l’autre, la polysémie associée à la promenade est
manifeste. Revisitant l’ensemble des thématiques des expositions précédentes, elles
« généralisent40 » le thème de la promenade de façon à ce qu’elle puisse informer les
réflexions sur les transformations urbaines à venir. S’il n’y a pas de grande surprise au
niveau des types de pièces graphiques, photographiques ou textuelles déjà exposées,
grâce à de nombreuses contributions nouvelles des collectionneurs de la Société
d’iconographie parisienne, elles rajoutent une épaisseur supplémentaire à l’évocation
du quotidien des lieux de vie en question. Les temporalités qui rythment la journée
ressortent de manière plus nette. Une abondance de détails de modifications mineures
et parfois éphémères révèlent des réseaux de relations qui ne cessent de mettre en
correspondance active la « vie urbaine » avec « son » cadre : la taille des arbres de façon
à dégager une vue de la rue ; l’implantation d’éclairages ; l’édification de kiosques et
autres petites constructions ; le fonctionne- ment au quotidien des omnibus ; les
modifications temporaires au niveau des circulations et les effets globaux qu’elles
provoquent, etc. Parfois insignifiantes ou peu importantes en soi, ces observations de
détail offrent une sorte de « leçon de choses » par rapport à cette écologie que l’auteur
appelle la « vie urbaine ».
63 L’« Aperçu historique », premier volume du Rapport à la Commission d’extension de
Paris, opère, autour des projets d’extensions du passé parisien, un troisième retour
thématique sur les expositions des années précédentes. Cependant, dans sa version
définitive, les évocations « vivantes » que son auteur affectionne disparaissent41.
Copieuses, les illustrations intégrées au rapport ne servent qu’à illustrer le texte de
plans et de projets. Les pressions exercées par les populations urbaines n’y sont
évoquées que par leurs effets sur la conception ou la réalisation des projets. D’une
remarquable précision et clarté, cet « Aperçu » historique faisant partie d’un rapport
d’urbanisme est l’une des rares publications de Marcel Poëte à être bien reçue par ses
collègues historiens42.
Dans la polysémie de la « leçon de choses »
64 Les expositions de la période de 1907 à 1913 de la BHVP seraient autant de « leçons de
choses » ; c’est le terme que Marcel Poëte emploie dans plusieurs livrets. Il signifie,
entre autres, une forme d’enseignement qui part d’un objet concret, ou bien d’une
image d’un tel objet, pour accéder à une compréhension d’un phénomène ou une idée
plus abstraite, en s’appuyant sur la connaissance pratique du monde de l’apprenant. La
notion avait servi comme fondement de l’éducation publique en France depuis 1870, à
commencer par les enseignements de l’école primaire pour atteindre, vers la fin du
siècle, le niveau du lycée et de l’université43. Dans les expositions qui nous intéressent,
on pourrait dire qu’elles évoquent une mobilisation de la connaissance pratique du
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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spectateur – à priori un habitant ou habitué de Paris – dans la reconstitution du passé
de la ville voire dans l’imagination de possibles futurs pour elle. Les « choses » en
question, dans le cadre des expositions, ce sont les vues dessinées : ces documents,
grâce au regard critique et au prix d’un effort d’imagination, qui permettront au
spectateur de saisir des renseignements sur les états « historiques » d’un espace urbain
donné, en mobilisant son expérience personnelle de l’espace en question. Pour opérer
au mieux cette saisie, l’œil du spectateur est invité à parcourir non pas une image, mais
plusieurs.
65 Le « parcours » de plusieurs vues l’amènera à s’imaginer parcourir réellement l’espace
représenté par les images. En effet, c’est grâce au mouvement, à l’action pratique et à la
perception, ou plutôt à l’imagination de ces trois éléments, qu’il pourra construire de la
connaissance à travers l’image, faisant écho à l’acquisition de connaissance acquises
grâce à ses « promenades » à travers des lieux réels. En effet, c’est dans l’effort de
comparaison d’une série d’états historiques des espaces de la ville avec sa connaissance
des espaces réels dans le présent que le spectateur pourra entr’apercevoir ce que
l’historien appelle, dans ces années à cheval entre une époque passée de
transformation et une autre imminente : la « vie urbaine ».
Remerciements
66 Nous tenons à remercier mesdames Emmanuelle Toulet, directrice de la Bibliothèque
historique de la Ville de Paris, Juliette Jestaz, adjointe à la directrice, Carole Gascard,
responsable des collections photographiques, pour leur aide indispensable lors des
explorations des archives non communiquées, qui ont rendu possible cette recherche.
Nous remercions également et chaleureusement, monsieur Francis Perey, petit-fils de
Marcel Poëte, de nous avoir accordé le droit de publier des extraits de textes et de notes
figurant dans les Papiers Poëte.
NOTES
1. Voir Donatella Calabi, Marcel Poëte et le Paris des années vingt : aux origines de l’histoire des villes.
Paris, L’Harmattan, 1997 (trad.fr. Pierre Savy). Voir également les éléments biographiques
présentés par Hubert Tonka pour la réédition de l’Introduction à l’urbanisme, Paris, Sens et Tonka,
2000.
2. Marcel Poëte, Introduction à l’urbanisme, Paris, Boivin, 1929. Les origines de la cité moderne ; Album.
3. M. Poëte, Une vie de cité. Paris de sa naissance à nos jours, 4 volumes, Paris, Picard, 1924-1931 : La
jeunesse. Des origines aux temps modernes ; La cité de la Renaissance ; La spiritualité de la cité classique.
4. M. Poëte, Louis Bonnier, Rapports de la Commission d’extension de Paris : Aperçu historique ; II.
Considérations préliminaires. La circulation et les espaces libres, Paris, Imprimerie Chaix, 1913.
5. En effet rien n’indique les dates d’acquisition des derniers clichés de la collection et nous ne
disposons pas de liste de projections pour la période après 1913.
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6. Dès cette date, il dirige également les Travaux historiques de la Ville de Paris et il est secrétaire
la Commission du Vieux Paris.
7. La collection de notices descriptives écrites de l’Office de bibliographie parisienne qui est issue
de cette collecte se retrouve à l’Institut de topographie parisienne des Archives nationales. Le
recueil a également donné lieu à un volume imprimé de sources de l’histoire de Paris. Quant à la
collection iconographique, sa classification n’a jamais été publiée ou rendue publique.
8. En 1917 et 1920, Poëte sera l’un des acteurs principaux, notamment auprès de l’homme
politique Henri Sellier, dans la création de l’École des hautes études urbaines ainsi que de
l’Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaines.
9. D. Calabi, op. cit. note 1.
10. En effet, Poëte évoque « un catalogue de l’iconographie parisienne, dressé par cet
établissement [la Bibliothèque historique de la Ville de Paris] dans les années ayant précédé la
guerre de 1914 et qui allait être imprimé lorsque celle-ci survint », p. 9, Une vie de cité. Paris de sa
naissance à nos jours, vol. 1, 1924.
11. Op. cit. note 3, 1925.
12. . À titre d’exemple, voir les différentes pratiques de l’object biography, dans Lorraine Daston,
Things That Talk. Object Lessons in Art and Science, New York, Zone Books, 2004. Nous avons
également étudié de nombreuses pratiques de la biographie d’objet chez les anthropologues de la
culture des quinze dernières années.
13. Les Papiers Poëte : archive de 108 volumes, répertoriés dans le Catalogue des manuscrits de la
BHVP. Don de Françoise Bardet, 1954. Ils se composent de notes de travail préparatoire à ses
livres, articles, cours et conférences, de textes sur l’histoire urbaine et l’histoire de Paris.
14. Voir – par rapport à la notion d’indice – Alfred Gell, L’Art et ses agents. Une théorie
anthropologique [1998], tr. fr., Bruxelles, Les Presses du Réel, 2009.
15. Il s’agit de l’hôtel particulier où se trouve le musée Carnavalet et où était logée, encore en
1907, la BTHVP.
16. Les résumés de certaines conférences conservés dans la collection des Papiers Poëte à la
BHVP, s’accompagnent de listes d’historiens et de chartistes qui étaient présents. On y trouve les
noms de certains historiens connus dont Georges Espinas et Georges Huisman. Le nombre total
d’auditeurs aurait été, en moyenne, de l’ordre d’une centaine de personnes.
17. Parmi celles-ci figurent des photographies sélectionnées de l’œuvre complète de Charles
Marville qui avaient été acquises par la Ville de Paris.
18. Ce terme sera notamment utilisé pour nommer la revue de l’Institut d’histoire, de géographie
et d’économie urbaine dont le premier numéro date de 1920.
19. La société Molteni, à qui la BHVP commande la photographie et la fabrication des projections,
fait à l’époque le gros de sa fortune considérable grâce à la vente de clichés aux sujets divers ainsi
que de lanternes magiques destinés à l’usage au foyer.
20. Comme le raconte un article de 1907 de la Revue politique et littéraire, l’apparition de cette
invention avait déclenché une crise de fonctionnement sans précédent du système postal
français pendant l’été 1906.
21. Voir page 2, Enfance de Paris. Formation et croissance de la ville, des origines jusqu’au temps
de Philippe Auguste, Paris, Colin, 1908
22. C’est le cas notamment d’un artiste comme Shotter Boys, dont les aquarelles plairont à Poëte
grâce au naturel avec lequel il saisit des pratiques ordinaires de la rue. Par contre, les vues de
Damame-Démartrais ou de Charlet qui sont dans l’exposition figuraient déjà à l’époque dans des
collections publiques.
23. La société se réunit régulièrement à l’Union des arts décoratifs pour discuter des pièces de
diverses époques acquises par les uns et les autres, et pour préparer annuellement la publication
d’un recueil de reproductions de documents graphiques (à l’origine des estampes, des
lithographies, ou des dessins). Présent fréquemment ces réunions (comme l’indique le Bulletin de
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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la Société d’iconographie parisienne dès 1907), Poëte profitera de leurs collections pour
découvrir des pièces nouvelles et en échange, il mettra à disposition de la société ses
connaissances spécialisées.
24. Voir Stephen Bann, The Clothing of Clio. A Study of the Representation of History in 19th Century
England and France, New York, Cambridge University Press, 1984.
25. Augustin Thierry, Lettres sur l’histoire de France, Paris, Sautelet, 1827.
26. Voir Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en
France, Paris, Gallimard, 1998 ; Marcel Gauchet, « Les Lettres sur l’histoire de France d’Augustin
Thierry » dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. II, « La Nation », vol. 1, p. 217-316, Paris,
Gallimard, 1986, Bibliothèque illustrée des histoires ; Rulon Nephi. Smithson, Augustin Thierry :
Social and Political Consciousness in the Evolution of a Historical Method, Genève, Droz, 1973.
27. Voir les commentaires de Camille Julian au sujet d’Augustin Thierry dans son ouvrage de
référence : Extraits des historiens du XIXe siècle, publiés, annotés et précédés d’une introduction sur
l’histoire de France, Paris, Hachette [1897].
28. Il s’agit de Justin de Selves qui occupera le poste de préfet de 1896 à 1911.
29. Voir le Bulletin de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris de 1907.
30. L’exposition de 1848, est, pour des raisons d’espace, omise de la présente présentation.
31. Voir Jean-Pierre Gaudin, L’Avenir en plan, technique et politique dans la prévision urbaine
1900-1930, Seyssel, Champ Vallon, 1985.
32. Voir Janet Horne, Le Musée social. Aux origines de l’État providence, préface de Pierre
Rosanvallon, Paris, Belin, 2004.
33. En effet la notion de mentalité recevra sa première formulation approfondie en 1922 dans un
livre célèbre de Henri Lucien Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive, qui sera suivi deux ans plus tard
par l’apparition de la notion d’ « histoire des mentalités » associée chez Marc Bloch et Lucien
Febvre.
34. Comme des remarques écrites dans les Papiers Poëte le démontrent, l’historien prend
connaissance de l’ouvrage peu de temps après sa publication, et y attribue une importance réelle.
Dès 1920, Maurice Halbwachs appartiendra à l’Institut d’histoire, de géographie et d’économie
urbaines. Dans son article de 1921 dans La Vie urbaine le sociologue revient sur l’aperçu historique
de Poëte pour le mettre en relation avec les hypothèses de son ouvrage de 1908.
35. Il s’agit de statistiques d’usage des lignes d’omnibus.
36. Le terme « objectif » est utilisé ici selon le sens que Philippe Descola lui attribue dans
l’ouvrage qu’il a dirigé, La Fabrique des images : visions du monde et formes de la représentation, Paris,
Somogy, 2010. Voir en particulier le chapitre intitulé « Un monde objectif ». L’anthropologue
évoque l’apparition « d’un point de vue naturaliste qui commence à émerger en Europe au XVIIe
siècle » (p. 73), menant à la représentation des « contiguïtés matérielles [des personnes figurées]
au sein du monde physique qui gagne son indépendance ». Descola évoque également la façon
dont « l’autonomisation et la sécularisation de l’espace conduisent.à la naissance d’un autre
genre [picturale], le paysage », (p. 80).
37. Nous devons notre approche de ces œuvres à Louis Marin. Voir « La ville dans sa carte et dans
son portrait », De la représentation, Paris, Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes études », 1994.
38. L’intitulé complet est : « Sur les boulevards Madeleine-Bastille (Depuis le XVIIe siècle jusqu’à
la fin du Second Empire ».
39. L’intitulé complet est : « Promenades et jardins de Paris (Depuis le XVe siècle jusqu’en
1830) ».
40. Comme la présentation de 1907 l’avait fait pour la notion de vie populaire.
41. Il existe une étape du manuscrit dans les Papiers Poëte qui présente quelques différences
intéressantes avec la version finale du texte de l’Apogée historique, BHVP, MS, 191.
42. Lucien Febvre en parlera très favorablement dans son compte rendu pour la « Revue
historique » de 1930 (assez peu enthousiaste) de l’Introduction à l’urbanisme.
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43. Voir Ferdinand Buisson, « Leçon de choses », entrée dans le Nouveau Dictionnaire de pédagogie
et d’instruction primaire, Hachette, 1911, du même auteur, 1911.
AUTEUR
STEVEN MELEMIS
Architecte, enseignant à l’Ensa de Paris-Malaquais (responsable du département « Architecture,
villes, territoires »), membre associé au laboratoire IPRAUS (UMR AUSser 3329), membre du
collectif pluridisciplinaire « Bazar urbain ». Il prépare une thèse sur Marcel Poëte et sa collection
iconographique, sous la direction de Jean-Louis Cohen et Yannis Tsiomis.
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Florian Hertweck et SébastienMarot (dir.), La ville dans la ville/Berlin : un archipel vert. Un manifeste(1977) d’Oswald Mathias Ungers et RemKoolhaas avec Peter Riemann, HansKollhoff et Arthur OvaskaZürich, Lars Müller Publishers Cologne, UAA Archives Ungers pour lascience architecturale, 2013
Pierre Chabard
RÉFÉRENCE
La ville dans la ville/Berlin : un archipel vert. Un manifeste (1977) d’Oswald Mathias
Ungers et Rem Koolhaas avec Peter Riemann, Hans Kollhoff et Arthur Ovaska, Zürich,
Lars Müller Publishers Cologne, UAA Archives Ungers pour la science architecturale,
2013.
1 « La ville dans la ville/Berlin : un archipel vert » est un des objets à la fois les plus
intrigants, les plus stimulants et les plus méconnus que l’urbanisme postmoderne ait
produit. Hésitant entre plusieurs genres (manifeste urbanistique, fiction théorique,
conte utopique, vision stratégique, etc.), il était jusqu’à présent essentiellement
disponible sous la forme d’un long essai découpé en onze « thèses », illustré de 56
petites vignettes et publié dans le numéro de juin 1978 de la revue Lotus International1.
Présenté alors comme une production collective issue de la Sommer Akademie for
Berlin organisée par l’architecte allemand Oswald Mathias Ungers (1926-2007) pour ses
étudiants de l’université Cornell à l’été 1977, il était coattribué à quatre autres
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personnages, cités dans l’ordre suivant : Rem Koolhaas, Peter Riemann, Hans Kollhoff et
Arthur Ovaska.
Un manifeste rétroactif
2 Postulant que Berlin, comme d’autres villes européennes et américaines à l’époque,
connaît un double phénomène de dépeuplement des quartiers centraux et de
dispersion suburbaine, le texte propose un scénario pour planifier non plus le
développement de la ville – ce qui fut la problématique centrale de l’urbanisme depuis
le début du XXe siècle – mais bien au contraire sa décroissance. « Plus important que le
dessin des villes sera celui de leur décomposition2 » reprendra, bien plus tard, Koolhaas.
Selon les termes de ce scénario, Berlin ne pourrait se survivre à lui-même qu’en
devenant un « archipel vert ». Il ne resterait de la ville ancienne que des fragments, des
« aires d’identité » drastiquement sélectionnées, préservées et intensifiées sous la
forme insulaire de « villes dans la ville ». Les quartiers vides, inadaptés ou superflus, les
« secteurs qui ne sont plus satisfaisants sur les plans technique, social et structurel »
(thèse 4, p. 93) devraient quant à eux disparaître. Leur effacement se ferait au profit
d’une lagune de « nature modifiée » (thèse 7, p. 106) qui baignerait les îles urbaines
survivantes d’une substance territoriale typiquement suburbaine où se déploieraient
librement, et sans souci de composition, des éléments hétéroclites et mutables : fermes,
jardins ouvriers, forêts, autoroutes, supermarchés, parcs à thème, campings ou
« quartiers de maisons individuelles à faible densité correspondant aux préconisations
de Hilberseimer pour Chicago » (p. 108). Figure à la fois descriptive et prospective,
mêlant les aspects les plus autoritaires de la tradition utopique aux accents subversifs
et critiques de la contre-utopie, cet étrange archipel urbain a la vertu de tenir non
seulement ensemble les morceaux les plus divers voire hétérogènes de l’histoire de
Berlin (des ordonnancements néoclassiques de Charlottenburg aux grands ensembles
de Märkisches Viertel en passant par les îlots réguliers de Kreuzberg-Görlitzer ou la
« ville linéaire » le long de Unter den Eichen) mais également de faire coexister en
continuité l’urbain et sa propre antithèse suburbaine. La figure de l’archipel, comme
être commun de ces faits urbains contradictoires, comme principe d’unité dans la
diversité, vient non seule- ment servir une critique de la doctrine urbanistique
dominante à l’époque de « reconstruction de la ville européenne » qui prônait une
homogénéité continue du tissu urbain dense mais aussi une revendication de
pluralisme, idéal ambiant, conforme tant au scepticisme postmoderne qu’à l’idéologie
sociodémocrate (à laquelle Ungers voulait associer cette vision pour Berlin).
Un archipel de documents
3 La transparence apparente de ce « manifeste », sa radicalité affichée, sa manière
saisissante de résoudre les contraires, ne sont pas sans projeter rétrospectivement
quelques zones d’ombre sur lesquelles le présent ouvrage entend apporter des éléments
d’élucidation, tout en le rendant à nouveau disponible aux lecteurs. Mais comment
rééditer « Berlin comme archipel vert » en 2013 ? Le choix éditorial du philosophe
Sébastien Marot et de l’architecte et historien Florian Hertweck, pour cette triple
édition critique (en allemand, en anglais et en français), fut de dresser le « dossier
d’instruction » (p. 8) de ce qu’ils considèrent comme une affaire suffisamment
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énigmatique pour requérir toutes les pièces nécessaires à sa reconstitution. La vocation
première » de ce livre semble donc – à l’instar de la revue Marnes, que le premier
codirige – « de rendre disponibles et de présenter, en les traduisant au besoin, des
documents, textes, projets ou essais qui nous paraissent constituer d’utiles références
ou de stimulantes contributions à la réflexion sur l’architecture3 » et d’éclairer, par
cette méthode, la complexité générique et génétique de cette œuvre collective restée
étrange- ment méconnue et que Marot présente comme « une sorte de bâtard ou
d’orphe- lin […] fruit de cette affinité élective » (p. 25) qui lia intensément Ungers et
Koolhaas entre 1972 et 1977.
4 Publié luxueusement par Lars Müller, l’ouvrage s’apparente lui-même à une sorte
d’archipel éditorial où chaque étape de la genèse du texte est isolée et livrée au lecteur
comme un document auto- nome, reproduit en fac-similé dans son format et sa langue
d’origine mais aussi retranscrit, traduit et annoté : d’abord, une version (corrigée par
Ungers) d’un premier tapuscrit intitulé « Berlin : A Green Archipelago » tapé par
Koolhaas au début de l’été 1977 et dont la première page, avec l’efficacité lapidaire d’un
synopsis cinématographique, condense déjà l’essentiel de l’argument ; puis, les
planches (cartes analytiques, images de références, séquences morphologiques) que
Peter Riemann a élaborées pendant le séminaire d’été berlinois, qui furent exposées à la
fin de celui-ci et dont certaines illustreront notamment, en tout petit format, l’article
dans Lotus International ; ensuite, le carnet manuscrit où Ungers a re-développé, en
allemand, l’argumentaire d’origine en vue d’une publication destinée au congrès du
SPD du 23 septembre 1977 et à la programmation du nouvel IBA ; et enfin, la maquette
originale de cet opuscule de 48 pages, baptisé « Die Stadt in der Stadt » (thème du
séminaire d’été) signé et édité par Ungers, imprimé à quelques centaines d’exemplaires.
Publiée quelques mois plus tard en anglais et en italien dans Lotus mais dans une
version diminuée, c’est donc cette brochure en allemand que Marot et Hertweck
présentent comme la version la plus achevée du manifeste.
5 Le montage chronologique de tous ces documents, pour la plupart inédits et exhumés
des archives, produit un ensemble paradoxal : il clarifie les termes de cette histoire
autant qu’il les complexifie. Il opère à la fois une mise au point sur l’objet et le
démultiplie par l’effet de « bougé » que produit la répétition du même texte dans ses
avatars successifs.
Une exégèse koolhaasienne
6 Comme tout archipel, cet agencement discontinu de documents a quelque chose d’un
labyrinthe à travers lequel les essais historiques de Marot et de Hertweck guident le
lecteur. Ce dernier interprète « Berlin : un archipel vert » comme une antithèse de la
« reconstruction critique » promue finalement par l’IBA de 1984 à 1987 et le resitue
dans une série de projets qui, des aménagements de Schinkel à Glienicke au plan de
Peter Smithson de 1964, en passant par le GroßBerlin de Hermann Jansen en 1910 ou le
Berlin décentralisé de Ludwig Hilberseimer en 1932, l’ont tous envisagé comme une
ville-paysage multipolaire et dédensifiée plutôt que comme une substance urbaine
continue. Même si cette généalogie alternative de l’urbanisme berlinois que propose
Hertweck resterait à étayer historiquement, il n’en demeure pas moins qu’Ungers
concevait son « archipel vert » comme une interprétation de l’histoire longue d’une
ville faite d’entités urbaines distinctes, une ville « formée simultanément à partir de
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plusieurs idées divergentes » et le Havellandschaft schinkelien comme « la clé de l’idée
de Berlin comme archipel de lieux et de sites multiples » (thèse 9, p. 121).
7 Marot, quant à lui, envisage essentiellement le manifeste de 1977 comme un hopeful
monster (p. 25), produit tératologique de l’hybridation de deux visions, « Berlin : a green
archipelago » et « Die Stadt in der Stadt », qui lui permet d’observer les relations entre les
deux personnages qui semblent les porter : Koolhaas et Ungers, dont il renverse au
passage la hiérarchie mutuelle. Plutôt qu’un rapport de maître à disciple qui se serait
instauré pendant l’année scolaire 1972-1973 alors que le jeune architecte néerlandais
suivait les enseignements de son aîné à l’université Cornell et commençait à collaborer
à ses projets, il dépeint une relation plus complexe, de complicité intellectuelle, de
convergence d’intérêt, d’instrumentalisation réciproque où « l’autre » apparaît
« comme véhicule de soi » (p. 35). S’appuyant notamment sur un long entretien avec le
fondateur de l’OMA et sur un court texte que ce dernier a écrit en 2006 pour le 80e
anniversaire de l’architecte allemand, ce récit dévalue même singulièrement le rôle de
ce dernier.
8 Évoluant d’Exodus à New York Délire, Koolhaas est présenté comme le moteur principal
de ce projet intellectuel, à la fois coach, sparring-partner et ghostwriter d’un Ungers en
pleine crise. Marqué par la contestation estudiantine de 1967- 1968 à la Technische
Universität Berlin qu’il vit comme un désaveu et qui précipite son exil à Cornell, celui-
ci apparaît temporairement déprimé, désorienté dans sa réflexion théorique comme
dans sa pratique architecturale et urbaine. Si Marot recueille le témoignage des autres
protagonistes de cette histoire – Riemann, Kollhoff et Ovaska – il laisse leur professeur
de Cornell étrangement muet (alors qu’il mentionne, page 136, s’être entretenu avec
lui) et termine son texte en décrétant que l’apport ultérieur d’Ungers au script initial
de Koolhaas lui a fait perdre sa « dimension conceptuelle-métaphorique, ou
contemplative » (p. 42). Seul Hans Kollhoff, dans son entretien, relativise cette
interprétation légèrement complaisante envers le starchitecte de Rotter- dam. Il
reproche à Koolhaas sa stratégie avant tout fictionnelle et rend hommage au réalisme
d’Ungers qui voulait traduire celle-ci en termes opérationnels et urbanistiques. Mais
son point de vue reste très isolé dans un ouvrage qui, s’il restitue remarquablement la
complexité archipélagique de cette œuvre collective, tend parfois à écrire l’histoire
dans la version des vivants et des vainqueurs.
NOTES
1. « Le città nella città », Lotus International, no 19, juin 1978, p. 82-93.
2. Rem Koolhaas, « Imagining Nothingness » (1985), S,M,L,XL, New York, The Monacelli Press,
1995.
3. Sébastien Marot, « éditorial », Marnes : documents d’architecture, vol. 1, p. 9.
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AUTEURS
PIERRE CHABARD
Architecte, historien de l’architecture, maître-assistant à l’Ensa de Paris-La Villette, membre de
l’unité de recherche AHTTEP UMR AUSSER no 3326.
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Georges Teyssot, Walter Benjamin.Les maisons oniriquesParis, Éditions Hermann, 2013.
Françoise Very
RÉFÉRENCE
Georges Teyssot, Walter Benjamin. Les maisons oniriques, Paris, Éditions Hermann, coll.
« Hermann philosophie », 2013, 174 pages, 20 euros.
1 Adorno nous prévient : la philosophie ne se résume pas1. Il ne s’agit donc pas de tenter
de résumer l’ouvrage, Walter Benjamin. Les maisons oniriques de Georges Teyssot que
l’éditeur Hermann présente dans sa collection « Hermann philosophie ». Il ne faut pas
en faire un objet clos, fini, mais en comprendre l’enjeu, le moteur. Que se passe-t-il
dans ce livre ? La question de l’intérieur, intérieur des villes, intérieur des maisons,
intérieur du corps ou profondeurs de l’être, est le premier axe qui vient à l’esprit après
la première lecture. Première lecture qui en entraîne une deuxième. En effet la
troisième et dernière partie qui nous replonge vingt-cinq ans en arrière, dans la lecture
du Pli. Leibniz et le baroque de Gilles Deleuze2, est peut-être celle qui va permettre de
comprendre comment les trois parties3 peuvent devenir une unité, un livre. Ou plutôt,
comment un architecte peut construire un travail critique philosophique en
architecture. La diffusion du Pli de Deleuze dans le monde architectural fut étonnante.
Pendant longtemps les étudiants en architecture ne virent plus le monde que « plissé ».
Certes, l’importance de l’architecture pour la réflexion du philosophe Gilles Deleuze est
explicitement mise en avant avec les renvois au travail de l’architecte Bernard Cache.
Cela eut sûrement comme conséquence que beaucoup de lecteurs de philosophie
découvrirent que l’architecture appartenait aussi au monde de la pensée, même en
France. Mais d’autres apports furent déterminants pour le philosophe comme celui de
la musicienne Pascale Criton4. Les dernières lignes du Pli le confirment en précisant
l’importance de la construction du monde aussi par la musique et ainsi de la métaphore
musicale pour la pensée du monde : « La question est toujours d’habiter le monde, mais
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l’habitat musical de Stockhausen, l’habitat plastique de Dubuffet ne laissent pas
subsister la différence de l’intérieur et de l’extérieur, du privé et du public : ils
identifient la variation et la trajectoire, et doublent la monadologie d’une
“nomadologie”. La musique est restée la maison, mais ce qui a changé, c’est
l’organisation de la maison et sa nature. Nous restons leibniziens, bien que ce ne soit
plus les accords qui expriment notre monde ou notre texte. Nous découvrons de
nouvelles manières de plier comme de nouvelles enveloppes, mais nous restons
leibniziens parce qu’il s’agit toujours de plier, déplier, replier5. » Cela précisé, tout doit
pouvoir s’expliquer.
Que signifie leibnizien pour Deleuze ?
2 « La musique est restée la maison, mais ce qui a changé, c’est l’organisation de la
maison et sa nature. Nous restons leibniziens, bien que ce ne soit plus les accords qui
expriment notre monde ou notre texte. » Autrement dit, être leibnizien c’est être
intelligent, dans une forme souhaitée à la fin du XXe siècle 6 et encore active
aujourd’hui. Si Benjamin. Les maisons oniriques se termine par Deleuze qui nous
introduit à Leibniz, ce n’est donc pas pour clore le propos du livre mais pour l’ouvrir. Il
est construit circulairement de plusieurs manières et à plusieurs échelles. Et le fil
conducteur que nous indique le sous-titre, Les maisons oniriques, peut-être une facilité
d’édition dont on pourrait comprendre l’origine7, mais qui risque de ne pas être la
meilleure introduction aux intentions de l’ouvrage.
3 L’auteur nous propose des glissements incessants d’un texte à un autre, d’un regard à
un autre, d’un moment historique à un autre. Il construit un milieu, un environnement
intellectuel, à partir duquel doit pouvoir se déployer une culture architecturale pour sa
nécessaire incessante reconstruction. Pour ce faire revenons au Pli. Le dernier chapitre
s’intitule « La nouvelle harmonie ». Quelle est la question posée ? Dernière page : « La
question est toujours d’habiter le monde, mais l’habitat musical…, l’habitat plastique…
ne laissent pas subsister la différence de l’intérieur et de l’extérieur, du privé et du
public… » Depuis l’écriture de ce livre, architectes et philosophes ont conforté ces
remarques au sujet de la disparition, ou du souhait de disparition, de limites tranchées
ou tranchantes, entre intérieur et extérieur, public et privé. Lisons donc le Benjamin
proposé aujourd’hui, sans chercher de fil conducteur pour la lecture ni même un
faisceau de voies, orientons-nous dans ce que ce livre construit qui ressemble plus au
nuage de Diller et Scofidio à Yverdon, dont on ressortait mouillé et refroidi, mais
heureux, parce qu’il s’agissait d’un événement architectural nouveau faisant partie des
« œuvres exemplaires » qui nous sont proposées à la fin du livre8 dans son dernier
paragraphe, « Topologie de la forme ». Dernier paragraphe qui revient encore sur les
écrits de Sloterdijk convoqué dès la page 159.
4 Le titre de la première partie ou chapitre du livre « Une sorte d’intérieur à l’air libre »
emprunté à Hannah Arendt, a une force étrange. Il nous entraîne à reconsidérer le mot
même de « maison » et le sens de ce mot pour Walter Benjamin. Et de là, d’aller voir ce
que Benjamin nous dit de l’architecture dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction
mécanisée : « L’architecture est un exemple des plus saisissants. De tout temps elle offrit
le prototype d’un art dont la réception réservée à la collectivité s’effectuait dans la
distraction. Les lois de cette réception sont des plus révélatrices. Les architectures ont
accompagné l’humanité depuis ses origines. Nombre de genres d’art se sont élaborés
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
140
pour s’évanouir. La tragédie naît avec les Grecs pour s’éteindre avec eux ; seules les
règles en ressuscitèrent des siècles plus tard… Par contre le besoin humain de se loger
demeure constant. L’architecture n’a jamais chômé. Son histoire est plus ancienne que
celle de n’importe quel art, et il est utile de tenir compte toujours de son influence
quand on veut comprendre le rapport des masses avec l’art. Les constructions
architecturales sont l’objet d’un double mode de réception : l’usage et la perception, ou
mieux encore le toucher et la vue10. » La matérialité du monde est ce qui va être
exprimé, interprété par Benjamin. La traduction française « architectures » correspond
au terme allemand « Bauten » – édifices – et « architecture » à « Baukunst » – l’art
d’édifier –, le mot moderne pour désigner l’architecture. Si Berlin et Paris représentent
les deux pôles essentiels de la vie de Benjamin11, il ne faut pas oublier l’importance
culturelle, intellectuelle de Vienne. Loos est cité par Benjamin12 et est donné par
Adorno comme un « théoricien(s) révolutionnaire(s) de l’esthétique13 ». Loos est
présent à Vienne, Berlin et Paris. Son acuité d’analyse est exemplaire. Il faut toujours se
souvenir qu’il aurait souhaité que fût écrit sur sa tombe « l’homme qui délivra
l’humanité du travail superflu », c’est en ce sens que la suppression de l’ornement était
pour lui un progrès de la civilisation14. Loos et Benjamin ont une lecture philosophique
du monde matériel et une perception de l’humanité dans toutes les formes de vie. L’un
et l’autre s’attachent aux différences – aux qualités – du monde humain pour en penser
les modes d’habiter, ouvrier et bourgeois, féminin et masculin. Peut-être ce que nous
dit cette première partie, « une sorte d’intérieur à l’air libre », de façon érudite et
littéraire, est ce qui sera explicité théoriquement à la fin du livre par le recours à
Leibniz-Deleuze. Il ne s’agit plus d’un monde structuré par des sous-ensembles
emboîtés aux limites simples, avec des coupures nettes, privé- public, dedans-dehors,
mais par des successions de différences. Un monde différentiel en quelque sorte15.
5 Benjamin introduit une critique architecturale fondée sur la question du rapport Art-
Technique à propos de l’Art nouveau – Jugendstil – Modern Style. Après le premier
chapitre qui nous a plongés dans la culture de la fin du XIXe siècle et dans ce que l’on
appelle souvent le tournant du XXe siècle, pour indiquer que la coupure est la Première
Guerre mondiale et non « 1900 », que nous propose le deuxième chapitre
« Fantasmagories du mobilier » ? Une leçon d’histoire par Walter Benjamin. Comment
faire de l’histoire, comment écrire l’histoire ? C’est le changement dans les modes
d’habiter qui en est le vecteur mais toute l’histoire se construit et s’écrit à travers de
petites choses qui ne s’expriment et ne montrent leur importance que grâce aux forces
du rêve. Il faut peut-être aller jusqu’aux pages 95-96 pour vraiment comprendre. Page
95 : « Il [Benjamin] introduit un procédé efficace de correspondance entre rêve et
architecture, une idée (plus une “astuce” qu’une “méthode”, écrit-il) qu’il tenait du
surréalisme. […] On a pu parler d’oniromancie à l’envers, car son point de départ est
bien celui des choses, des objets, des fragments […] En pratiquant le montage des
morceaux, les phénomènes fragmentaires deviennent de véritables constructions. » Le
dernier chapitre « Les fenêtres de la monade » nous ramène encore en arrière dans le
temps – doublement avec Deleuze et Leibniz réunis – pour nous projeter dans le futur.
Deleuze entraîne Simondon, ce qui nous met vraiment face au problème des objets, art
et technique. Pour finir, si l’« Avertissement » nous donne l’origine de l’élaboration des
trois chapitres, ce qui les relie et en fait un livre n’est pas clairement déterminé, me
semble-t-il, par le titre. Il s’agit d’« onirisme » mais comme méthode de travail, et de
« maisons » pour différents énoncés conceptuels, mais s’agit-il de « maisons
oniriques » ? Titrer seulement Walter Benjamin, n’eût pas été suffisant, mais compléter
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par le sous-titre Les maisons oniriques est déroutant. Mettre en couverture une maison
privée extraite des Habitations modernes, recueillies par Eugène Viollet-le-Duc, dont
l’interprétation de la pensée est souvent erronée en France, risque d’être aussi un
piège16. Mais ce qui change peut-être radicalement la donne aujourd’hui, c’est que la
terre entière est devenue un espace clos à traiter comme un intérieur, et c’est peut-être
à partir de là qu’il faut suivre la leçon de Benjamin, sa leçon d’histoire critique pour
penser le futur du monde et suivre la piste que nous indique ce Benjamin avec Gilles
Deleuze, Gilbert Simondon…
NOTES
1. Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003. Titre original, Negative Dialektik,
Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp, 1966, p. 48 : « Elle [la philosophie] doit au cours de sa
progression se renouveler constamment, de par sa propre force aussi bien qu’en se frottant à ce à
quoi elle se mesure ; c’est ce qui se passe en elle qui décide et non la thèse ou la position ; le tissu
et non, déductive ou inductive, la marche à sens unique de la pensée. C’est pourquoi la
philosophie est essentiellement irrésumable. »
2. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
3. I. « Une sorte d’intérieur à l’air libre », « Fantasmagories du mobilier », III. « Les fenêtres de la
monade », élaborées de façon séparée pour des instances différentes, programme de doctorat de
philosophie ou écoles d’architecture de différents pays (ainsi que le précise l’« Avertissement »),
p. 7.
4. G. Deleuze, op. cit., p. 185.
5. Ibid., p. 189.
6. C’est ce que l’on peut encore conclure en écoutant les leçons enregistrées de Gilles Deleuze sur
Leibniz.
7. Les renvois aux travaux de Rita Bischof, et Elisabeth Lenk « L’intrication surréelle du rêve et de
l’histoire dans les passages de Benjamin », dans Heinz Wismann, Walter Benjamin et Paris, Paris,
Éditions du Cerf, 1986, p. 75, no 205, p. 78, n o 213, p. 95, no 264.
8. p. 158.
9. p. 159, voir p. 15 no 15. Lire Peter Sloterdijk, « Air/ condition » dans Sphères Écumes. Sphérologie
plurielle, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni [trad. de, Sphären III, Schäume], Paris,
Éditions Maren Sell, 2005, p. 136-170.
10. Traduit par Pierre Klossowski, p. 735-736, Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Band I-2,
Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp, 1980. Publié en 1936 dans « Zeischrift für
Sozialforschung », p. 40-68 (Heft 1). On peut se souvenir du tactile/ optique d’Aloïs Riegl dont le
Kunstwollen est bien sûr rappelé ici, voir p. 12.
11. « Walter Benjamin caressait l’idée d’“organiser graphiquement sur une carte l’espace d’une
vie”. De la sienne on peut dire qu’elle oscille entre deux pôles : Berlin, où il naît en 1892, étudie,
puis écrit et travaille jusqu’en 1933 malgré ses fréquents séjours à l’étranger, et qui reste au cœur
de son travail de remémoration pendant l’exil, comme l’atteste Enfance berlinoise ; et Paris, cette
« capitale du XIXe siècle » qu’il découvre en 1913 et qui exercera toujours sur lui une immense
fascination… » Quatrième de couverture de Voyager avec Walter Benjamin. Les chemins du labyrinthe,
textes choisis et présentés par Jean Lacoste, La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton, 2005.
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12. Jacobus Johannes Pieter Oud et Le Corbusier aussi, mais d’une autre manière.
13. T. W. Adorno, op. cit., note 1, p. 119.
14. Il y aurait tout un travail de relecture de la réalité de ce qui a été appelé Art nouveau-
Jugendstil-Modern Style. Personnellement, dans mes analyses de Peter Behrens ou d’Otto
Wagner, je ne renvoyais jamais à ces étiquettes stylistiques, car cela me semblait entraîner la
disparition de la vraie question de ce moment historique : le rapport Art-Technique que Behrens
expose dans ses écrits de façon magistrale. Quant à Loos, on lit beaucoup de stupidités sur son
texte Ornement et crime, comme s’il avait écrit que l’« ornement est un crime ». Il ne serait alors
pas capable de comprendre le plaisir de son bottier de décorer, avec des petits trous, les souliers
qu’il lui confectionnait s’il pensait que l’ornement était un crime.
15. Pour retrouver l’extraordinaire « astuce » du calcul différentiel du Leibniz mathématicien, le
chapitre « La mathématique comme cosmos » d’Egmont Colerus, De Pythagore à Hilbert. Les époques
de la mathématique et leurs maîtres, publié en français aux Éditions Flammarion en 1943, traduit par
Joachim Du Plessis de Grenédan, semble toujours le plus pertinent. Ouvrage écrit après une
conférence prononcée à l’Urania à Vienne ainsi que Colerus le précise dans sa préface écrite à
Vienne le 21 février 1937.
16. Malgré la publication d’Hubert Damisch, Viollet-le-Duc. L’architecture raisonnée, Paris, Éditions
Hermann, coll. « Miroirs de l’art », 1964, il y a eu l’excellente présentation par Damisch et la
recherche de Philippe Boudon, Hubert Damisch, Philippe Deshayes, Analyse du « Dictionnaire
raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle », par E. Viollet-Le-Duc architecte, Paris,
AREA, 1978.
AUTEURS
FRANÇOISE VERY
Architecte, ancienne professeur des écoles nationales supérieures d’architecture.
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Antonio Becchi, Hélène Rousteau-Chambon et Joël Sakarovitch (dir.), Philippe de La Hire (1640-1718). Entrearchitecture et sciencesParis, Picard, 2013.
Robert Carvais
RÉFÉRENCE
Antonio Becchi, Hélène Rousteau-Chambon et Joël Sakarovitch (dir.), Philippe de La Hire
(16401718). Entre architecture et sciences, Paris, Picard, 2013, 329 p., 39 euros.
1 L’intention des directeurs de cet ouvrage collectif et collaboratif, fruit d’un colloque
international1, était d’étudier la vie et d’analyser l’œuvre de Philippe de La Hire,
personnage énigmatique à plus d’un titre. À regarder les travaux qui lui ont été
consacrés2, nous trouvons principalement des notices biographiques de dictionnaires
généraux ou spécialisés, quelques renvois dans des ouvrages scientifiques et quelques
rares articles. En revanche, la propre bibliographie de cet auteur couvre près de dix
pages dans l’ouvrage3 entre ses travaux imprimés ou manuscrits, ses traités de cours,
ses notices académiques sous les formes des plus variées de réflexions, remarques,
observations, explications, descriptions, mémoires, exposés, études, etc. Le contraste
apparaît trop important pour ne pas initier une telle recherche, d’autant que ses
fonctions académiques sont multiples : membre de l’Académie royale des sciences dès
1678 (il en deviendra sous-directeur, voire directeur), professeur au Collège royal et
astronome attaché à l’Observatoire de Paris dès 1682, professeur à l’Académie royale
d’architecture dès 1687. Mais, au cœur de cet ouvrage se trouve la recherche unique
chez tous les participants de retrouver pas à pas ce qui constitue le savoir essentiel de
l’architecte moderne dans le foisonnement des sciences. Et l’on sera surpris d’y lire
bien de lumineuses découvertes inédites, comme d’y constater des propositions de
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réponses à des interrogations posées aujourd’hui dans le champ de l’enseignement de
l’architecture.
2 Joël Sakarovitch souligne dans un article introductif les deux intérêts à étudier Philippe
de La Hire : d’une part ses capacités à travailler dans des domaines scientifiques des
plus variés : cartographie, géométrie, botanique, hydraulique, gnomonique, mécanique,
astronomie, physiologie, architecture, coupe des pierres : « une académie à lui tout
seul », selon l’expression de Fontenelle dans l’éloge qu’il publia au décès de celui-ci
(reproduite en annexe i de l’ouvrage). D’autre part, à travers ses prises de positions
scientifiques, qu’elles fussent théoriques ou pratiques en réponse à une requête royale,
Philippe de La Hire fait figure de « passeur entre deux mondes », en ce XVIIe siècle qui
voit la transformation de la société des Anciens en celle des Modernes. Au cœur de
l’effervescence de l’activité scientifique européenne, dans la suite des travaux des
Desargues, Roberval, Frénicle, concurremment à ceux de Newton, Leibniz, Varignon,
Bernoulli, Huygens, Cassini, Picard, Philippe de La Hire a le mérite par la simplicité de
ses écrits de former le point de départ de la nouvelle science. Il se positionne sans le
savoir comme un « homme de transition ». Ainsi l’ouvrage se divise tout naturellement
en deux parties : la première analyse la complexité de l’homme touche-à-tout dans ses
habits multiples lors de son voyage à Rome, selon ses fonctions occupées à l’Académie
des sciences, à l’Observatoire ainsi qu’à l’Académie d’architecture et dans sa fidèle
amitié avec son collègue Jean Picard. On aurait pu y joindre la convaincante analyse de
son portrait présumé en savant (attribué à Gabriel Revel, ca. 1683) écrite par Thierry
Verdier et rejetée à la fin de l’ouvrage. La comparaison des pages du livre représenté
par le peintre avec le contenu des travaux géométriques de La Hire permet de
reconnaître ce dernier avec une quasi-certitude. La seconde partie, quant à elle, est
réservée à l’étude de son œuvre qui, replacée dans un contexte savant très riche,
souligne la convergence de ses pratiques scientifiques vers de nouveaux fondements de
l’architecture.
Les multiples facettes de l’homme de science ou lesréseaux intellectuels de La Hire
3 Thierry Verdier replace avec subtilité Philippe de La Hire dans le cénacle des savants
lors de son voyage initiatique à Rome entre 1660 et 1664, malgré le peu de preuves qui
nous soient parvenues. Arrivé comme peintre, il en repart conquis par l’esprit
scientifique. Il est intéressant de noter que sa mère le pousse à la géométrie et lui
ordonne de rentrer en France4. Il s’intéresse à la création d’un cadran solaire réalisé
pour le couvent de La Trinité-des-Monts par les pères minimes, à un projet d’escalier
monumental pour ce même couvent qui avait suscité des propositions du Bernin, de
François d’Orbay ou d’Elpidio Benedetti. Mais il fréquente surtout la « nation » des
artistes français, pour la plupart architectes « constructeurs » ou peintres qui
n’omettent pas d’échanger avec le collège romain constitué d’intellectuels isolés, de
savants enseignant dans les grandes congrégations religieuses réputées comme les
Chartreux ou surtout les Jésuites.
4 Annie Chassagne analyse les 40 années d’activité de La Hire à l’Académie des sciences.
Replaçant sa nomination dans son contexte politique, elle détaille le réseau scientifique
acquis à sa cause. À l’origine, il apparaît comme mathématicien plutôt que comme
physicien et consacre ses premiers travaux à l’astronomie mais aussi à diverses autres
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sciences. Bien sûr il répond aux ordres du roi concernant l’hydraulique de Versailles et
à ceux de l’Académie désirant publier les ouvrages inédits de ses savants. À l’extrême
fin du siècle, l’institution subit une profonde transformation qui interagit sur son
travail : les travaux collectifs sont abandonnés au profit d’activités individuelles.
Philippe de La Hire devient l’astronome de l’Académie et reste très actif. Le nombre de
ses mémoires connaît une moyenne de sept à huit par an contre trois à quatre pour ses
collègues. Il devient expert en mécanique, participe au fonctionnement de l’institution
et accède ainsi aux plus hautes responsabilités académiques. L’auteur décrit plutôt un
être solitaire n’ayant jamais profité des avantages de la cour, ne s’étant jamais
conformé à l’idéal de la République des lettres. Assidu, dévoué et polyvalent, il demeure
un savant au service de la science et du roi.
5 Guy Picolet, dans un long article passionnant et exemplaire à plus d’un titre,
remarquablement bien documenté, retrace les relations savantes et énigmatiques entre
Philippe de La Hire et son ami, « maître » et collègue Jean Picard durant leur vie et au-
delà, après la mort de ce dernier. Grâce à une analyse fine des sources, l’auteur dresse
un parallèle entre les deux hommes : socialement opposés, ils se retrouvent sur le plan
intellectuel par leur approche empirique de la géométrie pratique via l’astronomie, la
cartographie des côtes de la France, l’optique et la gnomonique. Héritier des travaux de
son aîné, La Hire adapte son œuvre, en publie une grande partie et devient son suiveur.
L’auteur, ayant renvoyé d’emblée la question du début de leur relation à la fin de sa
démonstration, parvient habilement à nous convaincre de l’emprise de Picard sur La
Hire au point d’en faire son « maître » à penser.
6 Jean Souchay traque le travail de Philippe de La Hire à l’Observatoire de Paris. Bien que
commencé dès 1678 près de la porte Montmartre, les observations du héros sont
régulières et fiables. Grâce au quart de cercle mural de Jean Picard, il mesure
précisément la position des astres, des constellations, les thèmes astronomiques
particuliers, les éclipses de lune et de soleil, voire les phénomènes exceptionnels. Ses
tables de relevé sont publiées et servent souvent de sources par la suite, bien que
Philippe de La Hire ait déjà conscience de ne pas disposer des outils newtoniens et des
équations différentielles pour résoudre avec finesse le mouvement de notre satellite.
Son analyse des plus de 8 000 taches solaires a été vérifiée et corroborée de nos jours.
De plus, le suivi régulier de la pluviométrie comme de la barométrie sert les intentions
royales de remplir les réservoirs de Versailles. Cette surveillance du ciel donne
l’occasion à La Hire de démontrer ses talents de « géomètres de l’espace » mais aussi de
réaliser des expériences dans des domaines les plus éclectiques.
7 Hélène Rousteau-Chambon s’intéresse à Philippe de La Hire comme professeur à
l’Académie royale d’architecture, dont son prédécesseur François Blondel est aussi
homme de sciences. La Hire entretient non seulement un lien entre les deux académies
mais développe un enseignement scientifique pour les deux publics. Déjà à l’Académie
des sciences, nous relevons des travaux en rapport direct avec l’architecture. À
l’Académie d’architecture ces champs d’intervention s’élargissent. Si les thèmes
abordés devant les deux académies sont souvent identiques, les contenus en sont
différents tant dans la forme que dans l’argumentaire. Le professeur adapte son
discours en fonction du public auquel il s’adresse, souvent d’abord devant les
architectes auxquels il expose ses inventions scientifiques, puis devant les scientifiques
auxquels il explique l’architecture. Il apporte ainsi un plus grand rayonnement à
l’architecture savante. Comme professeur pour les futurs architectes du roi, il diversifie
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ses cours de géométrie appliquée à l’architecture aux principes, mais aussi à l’optique,
la mécanique, l’hydrostatique, ou encore la perspective. Il vise ainsi les ingénieurs. Et
pour ces derniers comme pour les architectes, il délivre des cours d’hydraulique et
d’architecture pour lesquels pragmatisme et expérimentation demeurent les maîtres
mots, et inscrit par conséquent l’architecture au cœur de la science.
Les œuvres de Philippe de La Hire au cœur de lascience architecturale moderne
8 Werner Oechslin5 introduit cette partie en démontrant comment Philippe de La Hire
parvient à rejoindre l’architecture par le biais des mathématiques traditionnelles et
précisément de la géométrie. Au fur et à mesure que l’édification passe au premier
plan, les sciences deviennent indispensables à l’architecte. Déjà Vitruve inclut
l’ingéniosité de l’architecte (capacité de démonter et d’expliquer) dans la ratiocinatio. La
sciencia vitruvienne évolue en une discipline cartésienne. En effet, toute l’ingéniosité de
l’ingénieur est de rendre visible les figures, d’où la nécessité impérieuse de la géométrie
pour l’imagination dans le recours aux dessins. Pour Descartes, cette science est une
œuvre épistémologique décisive, une méthode simple et facile. L’enseignement
scientifique de La Hire s’inscrit dans cette longue tradition de réflexion entre ratio et
architecture, héritée de ses amis Descartes, Desargues et Bosse. La géométrie se trouve
au cœur de leurs œuvres car ils veulent étendre les outils d’Euclide et d’Apollonius,
perfectionner la représentation graphique et la mettre à la disposition de la mécanique
et de la technique. Elle gère la maîtrise des questions constructives. Desargues n’écrit-il
pas en 1647 que les maçons vont à l’école des géomètres et non l’inverse ? Descartes lui-
même réduit la géométrie à la pratique, comme Pierre Bullet, l’architecture au toisé. La
géométrie permet de saisir les corps et leur représentation à travers des figures
simples. La Hire l’utilise dès le début de ses travaux d’astronomie. Cependant il se
montre réticent à l’égard du calculus car il appartient à la génération précédente de
celle des Leibniz et Newton et car cette nouvelle préoccupation est avant tout
théorique, contrairement aux besoins de l’Académie et de l’architecture. La question de
la prééminence des Modernes sur les Anciens ne serait qu’un faux problème : le passage
d’un monde à un autre sans pour autant dire que l’un est meilleur que l’autre. Le mérite
de La Hire est d’avoir orienté la question des méthodes géométriques vers les besoins
de l’architecture et d’avoir introduit la mécanique comme science calculable.
9 Jean-Pierre Le Goff en vient à considérer savamment les différents travaux de La Hire
sur les coniques tout en les reliant à leur usage en architecture de son époque. Son
étude chronologique et méticuleuse permet de démontrer en quoi La Hire emprunte
dans ce domaine à ses contemporains et amis. Il prouve en effet que son ignorance
affichée de certaines publications antérieures sur le sujet semble mensongère. L’auteur
montre également en quoi le héros a pu influencer certaines théories de Newton. Même
s’il n’utilise le calcul infinitésimal qu’en dernier recours, il aurait voulu exposer que les
Modernes (cartésiens) avaient surpassé les Anciens dans leurs méthodes pré-
projectives. On pourra seulement regretter ici que l’auteur estime que le recensement
des travaux de La Hire à l’Académie reste à faire alors que celui-ci a été admirablement
réalisé par Guy Picolet dans l’annexe iv de l’ouvrage. Enfin, dans le passage sur le
mémoire de 1702 (Remarques sur la forme de quelques Arcs dont on se sert dans
l’Architecture), il est regrettable que La Hire soit maladroitement présenté comme un
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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architecte qu’il n’a jamais été. Eut-il fallu préciser qu’il écrivait comme s’il avait été
architecte !
10 Patricia Radelet présente ensuite le « traité de mécanique » (1695) de Philippe de La
Hire dans le contexte des Principia de Newton (1687) et des travaux de Varignon (son
traité de 1687 et son « projet de nouvelle mécanique » de 1695). Alors que Newton
étudie le mouvement grâce au calcul infinitésimal et intégral, La Hire traite de la
statique et de son influence sur l’architecture qu’il enseigne à l’Académie depuis 1687.
L’auteure dévoile ce qu’il doit à Borelli (De motu animalium, 1680, 1694, 1710). Cependant
La Hire n’oublie pas de travailler sur le mouvement et par conséquent avec les
infiniment petits et le calcul intégral. Mais s’il présente la vieille loi du levier, il est
troublé par les travaux de Varignon qui promeut la loi des parallélogrammes des forces
que La Hire redécouvre. L’auteure analyse enfin les deux propositions de La Hire qui
sont remarquées par Jean Bernoulli en 1698 (CXXIII et CXXV) comme étant une
découverte sans explication à défaut de l’usage du « calcul Leibnizien ». C’est ainsi que
l’équilibre des voûtes demeure un enjeu principal dans le cadre de son enseignement à
travers les questions de la caténaire et de la chaînette.
11 Antonio Becchi analyse, avec astuce et finesse, les allers et retours entre les manuscrits
et les publications de Philippe de La Hire sur la question de la mécanique des voûtes.
L’auteur remarque que même si La Hire se réfère à l’Antiquité, il ne cite que peu
d’auteurs dont il s’inspire à l’exception d’Archimède, de Galilée et de ses amis
contemporains comme Desargues. L’auteur montre bien que La Hire s’intéresse à la
mécanique uniquement grâce à la géométrie pour laquelle l’architecture serait un
cadre parfait d’application. En effet, quelle règle garantit la solidité des voûtes,
archétype constructif ? Passant par la lecture d’Alberti et de Derand, le piédroit doit
avoir une largeur égale au quart du diamètre de la voûte. Cependant pour arriver à
cette fin, il utilise la méthode artisanale « monolithique » qui idéalement projette
l’ensemble de l’appareil comme s’il n’était qu’une seule et même pierre, l’objectif étant
de définir une structure sans poussée latérale ou avec une poussée très limitée. Les
écrits et manuscrits de l’Académie6 nous montrent l’évolution de La Hire sur la
question. Insatisfait de sa première proposition, il suggère en 1712 une nouvelle règle
générale afin de déterminer la largeur de la face des piédroits des arcs, c’est-à-dire
l’effort de poussée sur la hauteur donnée des piédroits, ce qui manquait à Derand. Et
cela grâce à deux machines simples pour examiner le point de rupture : le coin et le
levier.
12 Luc Tamborero présente l’originalité du « traité de la coupe des pierres » de Philippe de
La Hire. Il montre comment il généralise la production antérieure sur un tel sujet, de De
L’Orme à Derand, en passant par Jousse, Desargues et de Beaune, avec sa doctrine de
l’angle solide. L’auteur retrace l’histoire des quatre manuscrits retrouvés de ce cours et
qualifie de maître celui des Ponts et Chaussées, le plus complet en deux tomes
(1688-1690), celui de la bibliothèque de l’Institut ayant servi de brouillon. La Hire
reprend indéniablement Desargues en le simplifiant. La surprise vient du second tome
qui consiste en un cahier de travaux pratiques pour élèves. Ce fait est étayé par la
correspondance qui figure dans le manuscrit et les propos d’autres de ses élèves des
plus réputés, comme Frézier ou Lambert. Les épures préparées par ceux-ci sont
intégrées au propre par La Hire dans son traité. Ainsi ce cours n’aurait pas entièrement
été dicté comme habituellement à l’Académie, mais aussi « enrichi par ses élèves »,
comme si ceux-ci réalisaient leur chef-d’œuvre. De plus le texte de La Hire est d’une
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telle précision, usant un grand nombre de symboles, qu’il peut se passer du tracé. Enfin,
il coupe le trait lui-même sans faire appel à un tailleur de pierre. Sans l’Académie
royale d’architecture, les architectes n’auraient sans doute pas concurrencé le
monopole des maçons protégés par la Chambre royale des bâtiments.
13 Hélène Rousteau-Chambon étudie le « cours d’architecture » de Philippe de La Hire qui
nous est parvenu sous forme de deux manuscrits. Bien que n’étant pas architecte, La
Hire connaît l’architecture, ses objets et ses auteurs. Par le biais des mathématiques et
plus précisément de la géométrie, il maîtrise cette science au point de proposer de
traduire un des auteurs les plus complexes, tel Vicenzo Scamozzi7. Son traité doit être
considéré comme « un manuel d’architecture général », encyclopédique, aussi bien
théorique que pratique. Alors que la théorie occupe le devant de la scène, il essaie
d’être aussi pragmatique que le furent De L’Orme, Savot ou Bullet. Son cours est
néanmoins atypique, la forme de son texte innovant et son discours inhabituel.
Archaïque, il ne présente pas la comparaison des proportions des éléments de chaque
ordre promue par Serlio et Fréart. Fougueux, il n’hésite pas à polémiquer avec ses
collègues Desgodets et Bullet, à propos de l’attique qu’il réprouve sans toutefois
incriminer directement le surintendant à ce sujet. Il prône avec beaucoup de rigueur le
dessin qu’il connaît par son père et insiste sur le fait que l’architecte doit avoir du recul
par rapport à son projet, usant ainsi d’autocritique.
14 Madeleine Pinault Sørensen décrit ensuite le « traité de la pratique de la peinture » de
La Hire. Elle rappelle fort heureusement qu’il avait contribué à « un art de la peinture »
dans la Description des arts et métiers sous la direction de l’abbé Bignon, publié
tardivement. Son traité de la pratique de la peinture, lui, sera publié posthume, mais
plus tôt, en 1730. Ses sources, en dehors de sa pratique personnelle, se trouvent
principalement dans l’écrit que consacre André Félibien à cet art publié en 1676. Il
s’inspire du plan et du contenu, sauf que La Hire ne cite aucun artiste, ni œuvre
particulière, à l’exception de Bernard Palissy qui pourtant est encore en disgrâce à
l’époque. L’auteure s’interroge pour savoir si référence est faite au peintre ou au
protestant banni. La Hire rédige méthodiquement un traité pratique, sur les données
techniques et les outils utilisés pour peindre. Son regard d’excellent dessinateur se
penche d’abord sur le dessin dont il livre les outils et méthodes, puis aux sept
techniques de la peinture.
La naissance de la science constructive : du savoir-faire à la compétence
15 Pascal Dubourg Glatigny termine l’ouvrage en s’interrogeant sur les fondements
académiques de la science de la construction. Cette question constitue en réalité le
ciment de cet ouvrage collectif. D’autres personnages que La Hire, comme Claude
Perrault et François Blondel, ont déjà situé leur parcours entre science et architecture.
Quelle est la particularité de La Hire sur ce point ? Avec ce personnage nous nous
trouvons face à une figure intellectuelle en pleine contradiction. Comment un non-
praticien s’intéresse-t-il à la technique architecturale ? Le statut de l’architecture
comme discipline professionnelle au cours du XVIIIe siècle permet alors de dresser trois
postulats afin de mieux comprendre ce paradoxe :
16 Écrire sur l’architecture n’est pas réservé uniquement aux architectes, et cela serait
valable pour toutes les sciences. La preuve en est que les premiers à écrire et à
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
149
appliquer le droit en matière de construction ne sont rien d’autres que des maçons et /
ou des architectes8.
17 Enseigner une discipline n’oblige pas à l’exercer ni même à l’avoir un jour pratiquée. Si
La Hire est professeur d’architecture, il n’a pas enseigné le projet mais les outils
permettant aux élèves une réflexion aussi bien sur la conception que sur le chantier,
sans pour autant que cet enseignement soit pratique, mais concerne la théorie d’une
pratique. Les enseignants de projet aujourd’hui dans les écoles d’architecture n’ont
parfois jamais pratiqué l’architecture. Est-ce pour autant acceptable ? Avec La Hire
nous assistons au passage du savoir-faire à la compétence. Il professe un savoir qu’il
maîtrise mais qu’il n’exerce pas.
18 La théorie peut ne pas être si éloignée de la pratique. L’opposition vitruvienne classique
entre les deux concepts de ratiocinatio et de fabrica mériterait d’être alors remise en
cause et en œuvre. Ainsi il n’est pas si bizarre de penser une théorie de la pratique
comme avec La Hire. La transmission du savoir selon l’auteur s’opère dans l’interface
entre le processus « intellectuel » et la « procédure matérielle ».
19 Finalement Philippe de La Hire emprunte une part différente aux deux figures
fondamentales du moment. Il est institutionnel comme François Blondel, à l’inverse de
Claude Perrault. Il n’exerce pas, presque comme Perrault, à la différence de Blondel. Il
s’en différencie aussi car moins organique et moins politique. La Hire n’apparaît ni
totalement homme universel, ni totalement humaniste, ni totalement néovitruvien. Il
est une des dernières figures maîtrisant à la fois les sciences de l’ingénieur et celles de
l’architecture. Ce ne sera plus valable ni chez Newton, ni chez Leibniz. La Hire
adopterait la posture sans qu’il l’ait choisie d’un Giovanni Poleni, précurseur du
néovitruvianisme. L’auteur émet l’hypothèse selon laquelle La Hire ne serait pas à
cheval entre deux mondes ancien et nouveau mais une figure exemplaire prenant une
posture particulière à un moment de la redéfinition des champs disciplinaires,
parvenant à « théoriser des pratiques normatives par le moyen de la géométrie ». Il
serait le premier à poser les fondations d’un art de bâtir ancré à une science de la
construction qui se peaufinera tout au long du XVIIIe siècle chez ses successeurs (de
Desgodets à Blondel) pour aboutir finalement au cœur de l’œuvre de Rondelet.
20 Cet ouvrage constitue donc une réussite sur deux plans : d’abord, en apportant un
éclairage neuf sur un personnage et une œuvre clé pour comprendre la constitution de
l’architecture moderne et ensuite, en ouvrant d’inévitables pistes de recherches. En
effet, une de ses particularités est sa modestie et les ouvertures auxquelles elle invite le
lecteur.
21 Annie Chassage évoque les conflits entre La Hire et ses collègues qui pourtant ne
filtrent pas en dehors de l’institution. Il apparaît difficile d’apprécier sa position lors de
controverses savantes. Est-il resté neutre ? A-t-il pris position en faveur des uns ou des
autres ? La question reste ouverte faute de sources claires sur la question. La véritable
posture adoptée par La Hire face à la situation scientifique de son temps, en particulier
entre les Anciens et les Modernes, demeure une énigme et partage les auteurs. Antonio
Becchi oppose un La Hire, plutôt « ancien » usant de géométrie, face à un Varignon,
plutôt moderne usant du calcul infinitésimal. Refusant de choisir un camp, Joël
Sakarovitch penche en faveur d’une attitude de compromis, Werner Oechslin et Pascal
Dubourg Glatigny refusent la dichotomie pour positionner La Hire dans une tout autre
dimension.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
150
22 Guy Picolet suggère par ailleurs de poursuivre l’étude des relations entre Picard et La
Hire à partir de l’analyse de leur correspondance, pour déterminer le plus précisément
possible la part d’influence de Picard sur La Hire. Il resterait encore à comprendre les
ressorts et les fonctionnements des membres de la compagnie, surtout avant et après la
réforme de 1699. Antonio Becchi souligne enfin d’autres questions méritant de
nouveaux développements : la grande originalité du modèle mécanique de La Hire dans
ses rapports mécanique / architecture, comme dans le fait d’avoir fait appel à la
géométrie dans l’explication de la coupe des pierres ; l’appel à la mécanique des
animaux, selon une grande tradition antique de Borelli à Perrault dans laquelle le calcul
ne sert à rien. Nous aurions aimé lire deux contributions supplémentaires à cet
ouvrage : une sur les fils de Philippe de La Hire, Augustin (1688-1744), ingénieur des
Ponts et Chaussées, Jean Nicolas (1685-1727), botaniste et surtout l’aîné, Gabriel
Philippe (1677-1719) qui a occupé les mêmes fonctions que son père mais sur un temps
très court et avec lequel il a beaucoup travaillé ; et une autre sur la diffusion de son
œuvre tant chez les architectes français qu’à l’étranger9. Enfin nous ne saurions que
trop inciter les éditeurs à envisager une édition numérique des travaux de La Hire, ou
au moins ceux n’existant que sous forme manuscrite, permettant ainsi l’établissement
de textes maîtres, la diffusion de l’œuvre dans son intégralité et des comparaisons
fructueuses avec les bases scientifiques du savoir architectural passé, contemporain et
futur10 .
23 Si les outils biobibliographiques et les chronologies de l’ouvrage se révèlent fort utiles
au lecteur, nous regretterons quelques répétitions entre les différentes contributions
qui auraient pu être esquivées par des renvois mutuels. Enfin, l’éditeur aurait pu éviter
de reproduire des documents dans le sens contraire de la lecture courante, en
particulier pour les annexes.
24 Cet ouvrage marquera, sans nul doute, l’historiographie d’histoire de la construction et
de l’architecture comme apportant une pierre neuve à l’édifice complexe de la
naissance de la science constructive dans l’environnement architectural.
NOTES
1. Organisé à Paris du 24 au 26 juin 2010, par le laboratoire Géométrie-Structure- Architecture
(GSA) de l’Ensa Paris-Malaquais, le département d’histoire et d’archéologie de l’université de
Nantes et le Max-Planck- Institut für Wissenschaftsgeschichte de Berlin, représentés par les trois
directeurs de publication.
2. Voir les pages 310-311 de l’ouvrage.
3. Se référer aux pages 297-309.
4. Information donnée plus loin par Jean-Pierre Le Goff.
5. On pourra lire une version plus complète de cet article en allemand sous le titre « Ratio und
Vorstellungsvermögen, Geometrie ! Philippe de La Hire, die wissenschaftliche Grunlage des
Architektur in ihrer Ausrichtung auf die Praxis », Scholion, Bulletin 7/2012, p. 73-132.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
151
6. L’auteur précise que certains mémoires n’ont pas été publiés par Henry Lemonnier lors de la
publication des procès-verbaux de l’Académie au début du XXe siècle, ce qui plaiderait en faveur
d’une révision de cette édition.
7. Voir à ce sujet Olga Medvedkova, « Scamozzi en français : histoire d’un échec », dans Robert
Carvais (dir.) et al., Traduire l’architecture, à paraître.
8. Nous renvoyons sur ce point à nos travaux. Voir par exemple, « La littérature juridique du
bâtiment. L’invention et le succès d’un genre doublement technique. 1748-1950 » dans Jean-
Philippe Garric, Valérie Nègre, Alice Thomine-Berrada (dir.), La Construction savante. Les avatars de
la littérature technique, Paris, Picard, 2008, p. 89-102 ; « Quand les architectes jugeaient leurs pairs,
les juristes représentaient-ils encore le droit des bâtiments ? L’histoire des relations pratiques
entre droit et architecture », Droit et Ville, no 76, décembre 2013 ; « L’élaboration d’un nouveau
champ juridique à travers ses manuels : Des loix des bastimens au droit de la construction » dans
Anne-Sophie Chambost et al. (dir.), Des traités aux manuels de droit. Une histoire de la littérature
juridique comme forme du discours universitaire, colloque de l’université Paris-Descartes, en
collaboration avec le Centre de théorie et analyse du droit et l’École de droit de Sciences Po,
Paris, Dalloz, à paraître.
9. Dans une étude que nous menons actuellement avec Philippe Bernardi et Joël Sakarovitch sur
« la controverse de Bédoin », si l’entrepreneur-architecte Pierre Thibault possède dans sa
bibliothèque le traité de coupe de pierres resté manuscrit, son contradicteur l’ingénieur-
architecte Antoine d’Alleman invoque, lui, directement le traité de mécanique de La Hire dans le
mémoire de la dispute (1732). Par ailleurs, une copie du mémoire de La Hire sur les grosseurs des
bois (Académie royale d’architecture, 1688) se retrouve dans la collection des livres, des desseins
et des estampes de Carl Hårleman, architecte, puis surintendant à la cour, à Stockholm
(Bibliothèque royale, Manuscrit S33, pièce 12).
10. À l’instar de ce que nous avons entrepris pour les cours d’Antoine Desgodets à l’Académie
dans le cadre d’un projet ANR, réalisé entre 2007 et 2013 [à paraître en ligne].
AUTEURS
ROBERT CARVAIS
Directeur de recherche CNRS / UMR 7074, Centre de théorie et analyse du droit, équipe Théorhis.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Antoine Picon, Ornament. The Politicsof Architecture and SubjectivityAntoine Picon, Ornament. The Politics of Architecture and Subjectivity,Hoboken, New Jersey, Wiley, 2013.
Pierre Caye
RÉFÉRENCE
Antoine Picon, Ornament. The Politics of Architecture and Subjectivity, Hoboken, New
Jersey, Wiley, 2013, 168 p., 33,60 euros.
1 L’ornement est trop longtemps apparu aux yeux de la critique d’art comme un art
mineur, coquet, frivole, sans grande portée symbolique, étranger aux grands enjeux
intellectuels de la culture et en particulier de la culture moderne ; pire encore
l’ornement est souvent assimilé aux arts mécaniques, sans grandeur ni génie, un art
d’artisans, les ornemanistes disait-on autrefois, au service des industries du luxe. Un
art donc étranger à la grande esthétique, à l’esthétique de la grande émotion, mais
aussi étranger à la grande politique émancipatrice des avant-gardes. Pour- tant, il n’est
guère de pratique artistique aussi universelle dans toute l’histoire de l’art. De tout
temps, aujourd’hui comme aux origines, dans tous les peuples, en Orient comme en
Occident, il y a eu et il y a encore de l’ornement. Mieux encore, l’ornement est présent
dans tous les arts, en musique comme en architecture, dans les arts décoratifs
évidemment, mais aussi dans les arts religieux et sacrés. Il n’est en réalité aucune
activité artistique qui en soit exempte. Cela mérite assurément d’être noté et médité.
Quelles que soient les différences dans les conceptions et dans les modèles
ornementaux propres à chaque situation artistique, historique, géographique ou
disciplinaire, on ne peut qu’être frappés par les invariants qui relient et rapprochent
ces différentes expressions ornementales.
2 Le livre d’Antoine Picon, Ornament. The Politics of Architecture and Subjectivity, prend
pleinement la mesure de cette omniprésence de l’ornement dans l’esthétique
contemporaine, en particulier dans l’esthétique architecturale, et lui donne toute sa
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
153
profondeur à la fois aitiologique et historique. Antoine Picon ne se contente pas de
dresser un panorama extrêmement large et suggestif de ce singulier retour de
l’ornement et de sa problématique dans l’architecture contemporaine ; il le réinscrit
dans un dialogue riche et complexe aussi bien avec sa tradition historique qu’avec le
système productif dans lequel s’inscrivent la conception et la réalisation
architecturales contemporaines. C’est dire l’importance de cet ouvrage et des enjeux
qu’il met en lumière.
3 Antoine Picon note la singularité de ce retour de l’ornement, totalement étranger –
l’auteur a tout à fait raison de le souligner – à l’esprit du postmodernisme de la
génération précédente. L’ornement architectural contemporain n’est pas le fruit d’une
interprétation, plus ou moins bien comprise, de la tradition classique comme l’était le
postmodernisme, mais apparaît comme la conséquence quasiment nécessaire d’une
évolution, encore insoupçonnable il y a 30 ans, du dispositif productif et du système des
arts.
4 L’analyse d’Antoine Picon est à cet égard magistrale. Nous sommes à la confluence d’un
grand nombre d’évolutions tech- niques, sociales, artistiques qui expliquent en quoi
l’ornement est redevenu un élément incontournable de l’architecture. L’auteur note au
premier chef l’influence de l’outil numérique de conception qui ouvre de manière
inouïe la palette décorative de l’architecte et favorise le retour de la pratique
ornementale dans l’architecture d’aujourd’hui. Cette inventivité ornementale que
stimule l’outil numérique est à son tour servie de façon concrète par l’évolution
technologique des matériaux et de l’éclairage. Mais la dimension technologique n’est
pas seule en cause. L’orne- ment actuel est très fortement lié au primat de l’enveloppe
sur les espaces, primat que favorise au demeurant, note Picon, le développement des
architectures en blanc (Blank Architecture), réclamées par le Marché. L’évolution des
programmes renforce le rôle de l’enveloppe souvent déconnectée d’avec les espaces
intérieurs, aussi flexibles que possible. Or, l’approche écologique de la construction, qui
insiste beaucoup sur les échanges extérieur / intérieur, correspond aussi à cette
valorisation de la façade et de l’enveloppe qui à son tour appelle l’ornement. On assiste
donc à une singulière conjonction technique (le numérique, la diversification des
matériaux), économique (la flexibilité) et politique (l’écologie) dont la résultante se
traduit par le développement de l’art ornemental. L’ornement architectural correspond
non seulement à la situation productive actuelle, mais aussi à la situation des arts
contemporains à la fois dans son éclectisme et dans sa transgression des frontières
disciplinaires, comme en témoigne par exemple le Nid d’oiseau (Beijing National
Stadium) d’Herzog et de De Meuron que Picon réfère au travail de joaillerie. Il est ainsi
démontré que l’orne- ment architectural est à l’articulation du système productif et du
système des arts. C’est une véritable leçon d’histoire de l’art contemporain que nous est
ainsi donnée. À partir de cette première mise au point particulièrement suggestive, qui
éclaire le mouvement de l’architecture contemporaine, Picon propose une approche
historique comparative particulièrement riche et informée qui replace ce retour de
l’ornement dans le long terme de l’histoire de l’architecture, de Vitruve au
vitruvianisme jusqu’au mouvement moderne voire au postmodernisme. Antoine Picon
fait à juste titre du XIXe siècle l’âge d’or de l’ornement par l’extension à la fois de sa
production, de ses thèmes, de ses objets et de sa dimension sociale. Plus encore,
Antoine Picon explique de façon convaincante en quoi la question orne- mentale, telle
que la pose le XIXe siècle, annonce des problématiques que le mouvement moderne
traitera en dehors de l’ornement : l’architecture comme art total, ainsi que la prise en
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
154
compte de la dimension industrielle du système constructif. Il montre aussi que, malgré
le crime ornemental que dénonce le fameux manifeste d’Adolf Loos, la question de
l’ornement n’est pas totalement absente du mouvement moderne, mais prend une
autre forme, à travers la couleur, la lumière, la recherche de l’effet spatial et plastique,
ou encore ce qu’on appellera « le meuble d’architecte », formes qui se retrouvent au
demeurant dans le revival ornemental actuel.
5 Je voudrais conclure ce trop court compte rendu, – trop court si l’on tient compte de la
richesse et de l’intérêt des thèses rassemblées et nouées dans ce texte concis mais aussi
extrêmement nerveux, dense et précis –, par l’explication du sous-titre de cet essai qui
relie l’architecture à la subjectivité et, par la médiation de l’architecture, la subjectivité
à la poli- tique. Ce nouage au moyen de l’ornement de l’architecture, de la subjectivité
et de la politique forme certainement le cœur de la démonstration que nous propose
Antoine Picon.
6 Notre cadre bâti est sous la constante menace de l’anonymat du dispositif constructif. Il
revient à l’architecture de créer de la différence signifiante au sein même de la
construction et de son indus- trie. Telle est certainement la fonction, aujourd’hui
comme hier, de l’ornement. Si l’auteur s’intéresse tant à Vitruve et à la tradition
classique, et lui réserve une place de choix dans sa démonstration, c’est qu’à ses yeux ce
type d’architecture a réussi, au moyen précisément de sa dimension ornementale, à
conjoindre le plaisir et l’agrément à l’institution et à la communication sociales à
travers ce qu’il définit comme une subjectivité de l’œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre
d’art clairement singularisée et identifiable qui, en tant que telle, contribue à la
symbolique sociale et favorise la médiation entre les hommes. La question essentielle
de cet essai est de comprendre dans quelle mesure, alors que les notions
d’identification, d’institution, de communication, de même que les conditions et les
modalités de la production ornementale, ont été radicalement transformées par
rapport à la tradition classique, l’architecture contemporaine réussit néanmoins à
maintenir une articulation entre le plaisir, la subjectivité et la politique, sous une forme
certes profondément renouvelée, mais qui maintient la fonction hominisatrice et
civilisatrice de l’architecture.
7 C’est dire l’importance d’Ornament, appelé à devenir certainement une référence des
études sur l’architecture contemporaine grâce à une démonstration à la fois savante et
limpide qui allie à la richesse de la documentation et à une illustration très suggestive
l’acuité des raisons de notre temps.
AUTEUR
PIERRE CAYE
Directeur de recherche au CNRS, directeur du Centre Jean-Pépin (unité propre no 76 du CNRS),
coordinateur du groupement de recherche international du CNRS « Savoirs artistiques et traités
d’art », membre du conseil éditorial de la revue Le Visiteur.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
155
Thèses 2013
Laboratoire ABC, Architecture Bioclimatique etConstructions exposées aux risques naturels
Département de recherche Ensa-Marseille (DREAM). École doctorale
« Espaces, cultures, société », université d’Aix-Marseille
Lizeth RODRIGUEZ-POTES, Milieux urbains et ambiances thermiques : influence
des arbres sur le microclimat urbain selon des paramètres de plantation et leur
impact sur le confort thermique. Cas des villes d’Aix-en-Provence et de Marseille
Dir : Stéphane Hanrot, professeur, Énsa Marseille
9 décembre
Le rôle microclimatique des arbres urbains et leur contribution à l’atténuation des
problèmes microclimatiques liés à l’îlot de chaleur urbain est une thématique abordée
dans de nombreux travaux de recherche. Cependant, on estime que l’application de ces
recherches est nécessaire pour l’élaboration des outils de conception urbaine qui
apportent des réponses concrètes aux questions opérationnelles qui se posent dans nos
villes. Par exemple, à Aix-en-Provence, en France, on trouve des problèmes liés au
réchauffement de la température de l’air pendant l’été, des tailles sévères des branches
aux plus mauvais moments de l’année et la présence d’essences qui restent peu variées.
C’est pourquoi le thème abordé dans cette thèse concerne principale ment la
microclimatologie urbaine et vise à mesurer et à analyser l’effet des arbres sur les
conditions thermiques, en espaces extérieurs, à l’échelle de la rue en climat
méditerranéen et en été. Ce travail se base sur l’analyse des mesures microclimatiques
en différents cas de voies urbaines aménagées avec des arbres en alignement dans la
ville d’Aix-en-Provence, d’une part, et de mesures faites sur différentes espèces
d’arbres dans le Jardin botanique de Marseille, d’autre part. Les résultats montrent que
l’orientation, la proximité des arbres aux façades, la couverture végétale et le
pourcentage de feuillage agissent sur les conditions thermiques en bloquant le
rayonnement par l’ombre projetée sur les piétons, le sol et les murs pendant l’été et
aussi en réduisant ou en augmentant la température de l’air principalement. Enfin, ce
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
157
sont non seulement les arbres qui contribuent à modifier les conditions
microclimatiques, mais également les formes urbaines.
ACS, Architecture, Culture, Société XIXe-XXIe siècles,
Ensa Paris-Malaquais, UMR 3329 CNRS / MCC AUSser. École
doctorale « Ville, transports et territoires », PRES université Paris
Est
Nadège MARNEFFE-FONTANELLA, Le musée des Civilisations de l’Europe et de la
Méditerranée (MuCEM) à Marseille. Fabrique d’images pour un nouvel espace
public à vocation méditerranéenne
Dir. : Jean Attali, Ensa Paris-Malaquais
11 avril
Le MuCEM (musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), musée national
issu de l’ancien musée des Arts et Traditions populaires, désormais dédié aux cultures
de la Méditerranée et construit près du fort Saint-Jean, participe au changement
d’image de Marseille. Le musée devient créateur d’un « espace d’images », qui façonne
un nouvel espace public. Ces images attachées au site mettent en lumière la
permanence de l’usage des « Pierres plates » du XIXe siècle. Le MuCEM entre en
résonance avec sa localisation emblématique, sur l’ancien môle J4, face au bassin de la
Joliette et à l’entrée du Vieux-Port. Il devient le lieu d’un travail de la mémoire qui est
en réalité un travail des images qui traversent le projet et participent à la future
animation du lieu. La philosophie de l’image permet de construire une théorie de la
transformation du lieu et de montrer que le projet architectural est le moment critique
d’une authentique lisibilité du site et de sa vocation méditerranéenne. Le site du
MuCEM se présente comme un « espace survivant » dans lequel l’économie de l’image
rétablit l’espace public dans sa pleine dignité. Les images persistantes, dans la mémoire
collective, complètent la compréhension du processus actuel de rénovation. Le bâti
ment du MuCEM, construit selon les plans de l’architecte Rudy Ricciotti, révèle une
mutation dans l’architecture muséale et dans la conception d’un espace public : la mise
en partage de la culture et la production du lieu symbolique y sont traversés des enjeux
contemporains liés aux nouvelles migrations. Son architecture est un témoin de
l’évolution des espaces culturels dans le contexte de la mondialisation, en phase avec
une nouvelle anthropologie de la culture. Le musée devient un lieu de manifestation
culturelle, porté par les individus davantage que par les collections d’objets, dans un
contexte de migration mondiale des hommes et des images. Il promet d’être un espace
d’urbanité reconquise, confirmant le rivage urbain comme espace symbolique.
Gunsoo SHIN, Entre panoptique de J. Bentham et panoptisme de M. Foucault :
Architecture pénitentiaire en France 1791-1875
Dir. : Monique Eleb, professeur honoraire, ACS, Énsa Paris-Malaquais
18 avril
Ce travail a pour point de départ l’analyse du panoptique, tel qu’il fut conçu par Jeremy
Bentham dans le cadre d’un projet architectural pénitentiaire et ensuite analysé par
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
158
Michel Foucault. D’une part, ce projet témoigne de l’émergence d’un type
d’architecture conforme à une nouvelle stratégie politique, à savoir la prison moderne,
mais aussi, d’autre part, de la genèse d’une technique optique, nommée panoptisme,
directement liée à la discipline – en tant que modalité d’application du « pouvoir » – et
qui se dévoile peu à peu à travers l’histoire carcérale. Pour Bentham, le panoptique est
une technique destinée à être appliquée universellement : Foucault croit en effet à la
possible généralisation de ce principe. Néanmoins, les faits viennent, dans un premier
temps, contredire cette vocation universelle, puisque le panoptique de Bentham n’a été
réalisé en tant que tel. Cependant, au xixe siècle, deux éléments du panoptique se
retrouvent au cœur de la plupart des projets de prison et des débats l’entourant : il
s’agit de la cellule et du point central d’inspection. La question se transmet de l’absence
du schéma originel de Bentham à la réalité du panoptique. Dans cette perspective, cette
recherche prend l’étude des causes de l’échec du panoptique en France, par l’analyse
des évolutions qu’y connaît la prison cellulaire, des premiers pas de la peine
d’emprisonnement à la fin XVIIIe à l’institutionnalisation définitive du système à la fin
xixe, conformément au cadre théorique du panoptisme de Michel Foucault et non pas
du panop tique stricto sensu.
Marie BELS, Les grands projets de la justice française. Stratégies et réalisations
architecturales du ministère de la Justice (1991-2001)
Dir. : Yannis Tsiomis, professeur honoraire Ensa Paris-la-Villette, directeur de
recherche CNRS
14 mai
En 1991, le ministère de la Justice français engage un vaste programme de construction
de nouveaux palais de justice et d’agrandissements de bâtiments historiques. Plus de
vingt-cinq opérations seront mises en œuvre en l’espace de dix ans, ce qui représente,
en surface, la moitié de ce qui a été construit durant tout le XIXe siècle. À la
modernisation indispensable des conditions de travail de ses fonctionnaires, la
Chancellerie ajoute une forte demande de monumentalité, afin de renouveler l’image
de l’institution que les cités judiciaires de la période précédente auraient contribué à
banaliser. La logique de l’équipement caractéristique de l’organisation et du
déroulement des concours se combine alors avec une logique de grands projets, dans
laquelle la capacité de création des architectes est sollicitée directe ment. Après avoir
examiné les conditions programmatiques et symboliques de la commande, nous
analysons dans le détail les rendus de concours de la dizaine d’opé rations neuves
importantes et, plus rapide ment, les petites opérations neuves et les agrandissements
de bâtiments historiques significatifs. Nous verrons alors comment les nouveaux
dispositifs qui se mettent en place, en termes d’espace et de composition
architecturale, contribuent à faire évoluer la typologie, à modifier les repères
symboliques, et à promouvoir d’autres formes d’organisation et de représentation de
l’institution judiciaire.
Stéphanie DADOUR, Des pensées du décentrage au pragmatisme : la question de
l’identité dans l’espace domestique (Amérique du Nord, 1988-2008)
Dir. : Monique Eleb, professeur honoraire, ACS, Énsa Paris-Malaquais.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Aux États-Unis et au Canada, depuis le retour des vétérans de la Seconde Guerre
mondiale, le domaine de l’habitation se privatise de plus en plus. L’accession à la
propriété est à la base du Rêve américain et se matérialise à travers la maison
individuelle. Petit à petit, l’architecture domestique est délaissée. Durant les années
1980, elle disparaît de nombreux cursus universitaires, de plusieurs revues, des débats
et globalement des intérêts des architectes. L’importance accordée aux maisons privées
est secondaire et les commandes de projets d’habitations publiques sont peu
nombreuses sous le mandat de Ronald Reagan. En revanche, à partir des années 1990
les architectes s’intéressent aux espaces domestiques et ce, à deux périodes. De 1988 à
1998, l’espace domestique est un sujet omniprésent dans les recueils d’articles, très
répandus à cette période, et dans le cadre d’expositions, notamment à travers les
notions de genre, sexualité et race. Puis, au lendemain du 11 Septembre où les
architectes praticiens sont sollicités à nouveau pour concevoir des projets d’habitations
dans le cadre de partenariats privés-publics, principalement des groupes composés de
minorités ethniques, les communities. Bien plus qu’un intérêt pour les espaces
domestiques, ces deux périodes rendent compte de l’émergence de la question de
l’identité comme le référentiel et l’enjeu à travers lesquels les architectes pensent
l’architecture domestique. Ce travail de thèse cherche dès lors à répondre à la question
suivante : « À partir des années 1990, dans quelle mesure la question de l’identité
donne-t-elle à lire et actualise-t-elle un état du champ architectural nord-américain ? »
AE&CC (Labex), Architecture, Environnement etCultures Constructives
Ensa Grenoble. École doctorale « Science de l’homme du politique et
du territoire », université de Grenoble
Laetitia ARANTES, L’intégration des données énergétiques dans la conception
architecturale située
Dir : Olivier Baverel, Énsa Grenoble
Ce travail est une réflexion prospective sur la densification verticale de la ville par la
tour d’habitation. Trois échelles sont considérées : le bâtiment seul (objet), la
composition de sa façade et son insertion urbaine (bâtiment situé). Le parti pris est de
n’examiner que le seul critère énergétique. Sont réalisées trois séries d’études
« morpho-énergétiques ». Une étude sur l’influence énergétique de la morphologie d’un
bâtiment « objet ». L’objectif est de développer un outil d’évaluation simplifiée de la
performance énergétique totale des bâtiments résidentiels. Une extension du
précédent modèle en insérant le bâtiment dans un morceau de ville : l’objectif est
d’identifier l’influence des configurations urbaines sur leurs performances
énergétiques, à l’aide d’un outil d’optimisation par algorithmes génétiques. L’étude
d’une nouvelle démarche de conception et de rénovation des bâtiments à travers le
concept Core-Skin Shell. L’objectif est d’évaluer l’intérêt énergétique d’une
décomposition fonctionnelle du bâtiment.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
160
Mathilde CHAMODOT, Pour un habitat écoresponsable de qualité et
financièrement accessible en Saône-et-Loire
Dir. : Hubert Guillaud, professeur, Ensa Grenoble ; Co-dir. : Anne-Monique Bardagot,
Énsa Grenoble
Ce travail de recherche doctorale interroge l’accessibilité sociale et économique au
logement. Il est centré sur une recherche prospective de nouvelles formes et de
nouveaux modes de production d’habitat écoresponsable, qui privilégient un
développement local. La question de l’habitat est centrale dans une société où l’accès de
tous à un logement de qualité devient de plus en plus difficile et où le secteur de la
construction doit évoluer pour réduire son empreinte écologique. À l’instar de la
France, la Saône-et-Loire est confrontée à des enjeux sociaux, économiques, culturels et
environnementaux complexes et en évolution, auxquels elle doit s’adapter pour
garantir un développement durable sur son territoire. Dans le domaine de l’habitat,
ceci oblige à explorer de nouvelles solutions en termes de formes et de modes de
production. Dans un premier temps, une analyse des enjeux, potentiels et freins du
territoire a été menée, basée sur des enquêtes de terrain croisées avec des références
extérieures. Au regard de cette phase exploratoire s’est fondée une réflexion
prospective pour comprendre et éclairer les possibles, faire émerger des pistes
stratégiques, urbanistiques, architecturales ou constructives. Cette recherche a saisi
l’opportunité d’une demande de réflexion de la part d’élus du département. Elle vise à
constituer une aide à la décision pour l’orientation des politiques territoriales locales
avec un regard d’architecte sur les nouvelles pensées du logement accessible. Elle
contribue également à mettre en place une démarche pour mieux se saisir de la
question de l’habitat et du développement d’un territoire, qui pourrait être applicable à
d’autres situations.
Basile CLOQUET, Vers un habitat écoresponsable en Saône-et-Loire, qui privilégie
les ressources locales
Dir. : Hubert Guillaud, professeur, Ensa Grenoble ; Co-dir. : Anne-Monique Bardagot,
Énsa Grenoble
1er mars
Ce travail de recherche doctorale interroge les modes de construction et l’accessibilité
financière à l’habitat. Il est centré sur une recherche prospective de nouveaux modes
de production d’un habitat économique, qui valorisent les ressources du territoire, en
l’occurrence celui de la Saône-et-Loire, et privilégient un développement local. À une
époque où les enjeux d’attractivité d’un territoire sont autant liés à l’emploi qu’à la
qualité de vie que l’on peut y trouver, la question de l’habitat est majeure. Le
développement d’un habitat attractif, économiquement accessible et qui favorise les
filières locales, en plus de réduire l’empreinte écologique du secteur de la construction,
participerait au développement économique du territoire. Cela oblige à explorer de
nouvelles solutions, notamment en termes de modes de production et d’utilisation des
ressources locales. Dans un premier temps, l’analyse des enjeux, potentiels et freins du
territoire s’est fondée sur des enquêtes de terrain menées auprès d’acteurs et
d’entreprises locales, croisées avec des références extérieures. Au regard de cette phase
exploratoire, la deuxième étape s’est fondée sur une réflexion prospective. Il s’agissait
de comprendre et d’éclairer les possibles, de faire émerger des pistes pour d’autres
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
161
formes et d’autres modes de production de l’habitat. Ces pistes se traduisent en
propositions de principes organisationnels, architecturaux et constructifs. En termes
de valorisation, plusieurs étapes de ce travail ont fait l’objet d’expositions et de
conférences dont l’objectif était double. Il s’agissait, d’une part, de communiquer avec
les acteurs locaux sur l’avancement de la recherche et de diffuser auprès du grand
public des exemples de réalisations architecturales remettant en question la conception
traditionnelle de l’habitat, tout en valorisant les ressources locales, et, d’autre part,
d’amorcer une discussion, un débat avec les acteurs locaux afin d’affiner l’analyse et les
propositions avancées en intégrant leurs apports à la réflexion, dans une démarche
itérative.
Dominique PUTZ, La figure architecturale, le projet comme dispositif
Dir. : Anne Coste, professeur, Ensa Grenoble
À la base de cette étude, il y a le thème de la figure, entrevu comme le fondement
possible d’une théorie de l’architecture. Il s’agit de démontrer que toute architecture
peut être décrite en termes de figure, dans laquelle résident ses propres règles, et que
ces règles découlent du sens qu’elle s’assigne ou dont elle est porteuse. On construit
pour cela un modèle où les figures s’organisent entre elles au sein de structures
appelées dispositifs. Comme dans tout modèle d’analyse morphologique, on effectue un
découpage du champ de l’architecture en éléments premiers, qui s’organisent entre eux
suivant des types de relations. Ce modèle théorique va être confronté à la description
de tout type d’édifice (en fait une série définie dans un corpus) afin de pourvoir en
retracer le sens et les principes. Après avoir examiné un certain nombre de figures, on
va tenter d’en comprendre la logique, d’essayer de retracer le système dont elles
relèvent. On va ensuite chercher à inventorier les relations structurelles, c’est-à-dire
les rapports entre caractéristiques géométriques, éléments architectoniques,
dispositions et configurations spatiales, et les significations qu’elles recouvrent. Après
avoir reconnu les thèmes que déclinent ces rapports, on va analyser la nature profonde
de ces rapports. Les catégories résultant des modes de composition observables dans
l’architecture moderne du XXe siècle peuvent être envisagées selon les modalités
décrites, c’est-à-dire d’un art de la composition signifiante parallèle à la simple
rhétorique formelle ; différente en cela de la composition « classique » à l’image du
calcul des nombres complexes qui comporte une partie imaginaire. Il s’agit d’analyser
les modes de composition dans leurs potentialités à produire du sens en générant des
structures architecturales pouvant être réutilisées et réinterprétées dans toute une
série d’œuvres possibles. Après avoir examiné la notion de figure à l’échelle de l’édifice,
on va s’interroger sur la valeur de ce concept à l’échelle de la ville, et ce qu’il nous
révèle. Sans faire l’inventaire historique de la forme urbaine, on va tenter de
développer trois aspects particuliers de la figure appliquée à la ville, par rapport à la
manière dont elle se présente dans des contextes donnés : la forme globale dans ce
qu’elle reflète, soit la figure symbolique ; la ville comme programme, c’est-à-dire la
propriété qu’a la figure de véhiculer l’information, de transcrire une description dans
une forme mentale ; et la ville comme récit, soit la figure utopique qui s’attache à une
fiction, dont la non concurrence spatiale devient la modalité de composition. Nous
avons ici les deux instances que nous allons envisager et illustrer par les figures qu’elles
mettent en jeu dans les villes de fondation d’une part, et les villes idéales d’autre part.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Amir SEIFI, Ispahan : enjeux et stratégies autour du patrimoine
Dir. : Anne Coste, professeur, Ensa Grenoble
Ce travail de recherche doctorale interroge les enjeux et les stratégies culturelles,
économiques, politiques et sociales liées au patrimoine pour la ville d’Ispahan. Il est
centré sur la mise en place des grands plans iraniens et des initiatives récentes en
faveur du secteur du patrimoine culturel et du tourisme, notamment après la
révolution islamique d’Iran en 1979. À une époque où la croissance incontrôlée urbaine
a engendré une détérioration progressive du tissu historique des villes iraniennes et la
perte de leur identité urbaine, Ispahan, la capitale islamique brillante et safavide, prend
une importance particulière après la révolution islamique dans le pays. Dans une
première étape, par une approche théorique et historique de la notion de patrimoine,
nous mettons en évidence les spécificités du concept dans le monde islamique et
iranien, et nous évoquons des visions différentes (occidentales-orientales). Également,
nous abordons les défis principaux face au patrimoine iranien et d’Ispahan. Par la suite,
nous analysons les grandes stratégies et des initiatives récentes en faveur du secteur du
patrimoine culturel et du tourisme d’Ispahan, après la révolution islamique et
notamment par le plan Outlook iranien. Il s’agit de quatre programmes quinquennaux
planifiés pour la perspective de développement du pays à l’horizon 2005-2025, en tant
que puissance régionale. Enfin, nous abordons les projets de mise en valeur, achevés ou
en cours de réalisation dans la ville d’Ispahan, tous en faveur de son secteur du
patrimoine culturel et du tourisme. Nous discutons également des projets impactant
(négativement) les biens historiques et inscrits au Patrimoine mondial. Les sources
utilisées (documents d’archives et originaux), sont des dispositifs de protection des
patrimoines d’Ispahan, en particulier de la RROI (Organisation de rénovation et de
restauration d’Ispahan) et de l’ICHHTO d’Ispahan (Organisation de patrimoine culturel,
d’artisanat et du tourisme), ainsi que des entretiens, des enquêtes, des conférences, des
ouvrages, et des photographies personnelles (récoltées lors de notre étude de terrain à
Ispahan, du 1er juin 2012 au 1er septembre 2012). Afin de bien éclairer les concepts et
les plans abordés dans cette recherche, nous confrontons ces cas spécifiques iraniens à
d’autres exemples par une étude comparative dans toutes les parties de la thèse.
AMUP, Architecture, Morphologie / MorphogenèseUrbaine, Projet
Ensa Strasbourg et Insa Strasbourg. École doctorale « Sciences de
l’homme et de la société. perspectives européennes », université de
Strasbourg
Luna D’EMILIO, La ville durable dans le débat français. Entre réflexion et praxis :
figures de projet à l’œuvre à Strasbourg
Dir. : Cristiana Mazzoni, AMUP, Ensa Strasbourg
Co-dir. : Maurizio Morandi, DUPT, université de Florence
Cette thèse veut enquêter sur la diffusion du discours sur la durabilité urbaine en
France et sur son rôle dans le projet de ville et de territoire : l’émergence du
développement durable a été abordée comme une problématique ouverte, plutôt
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
163
qu’une série de solutions fermées. Notre posture critique nous permet d’enquêter la
notion de durabilité d’un point de vue qui est profondément lié à la réflexion et à la
praxis du projet de territoire ; nous nous sommes donc centrés sur les cultures
disciplinaires, en nous penchant en particulier sur les acteurs de la conception. La
question de la consistance et de l’utilité de la notion de figure nous a permis d’effectuer
une mise en perspective des questions actuelles, notamment par rapport au débat
italien sur les outils critiques du projet. La recherche que nous avons menée semble
nous indiquer que la question de la « métropole durable » est en train de modifier les
équilibres et le sens des différentes figures à l’œuvre dans des situations déjà en cours.
Architecture capable d’intégrer la perspective et d’ac cueillir, au cours du temps, ses
propres transformations et évolutions.
CERMA, Centre de Recherche Méthodologiqued’Architecture
Ensa Nantes, UMR 1563 CNRS / MCC Ambiances Architecturale et
Urbaines (avec le CRESSON, Ensa Grenoble). École doctorale
« Sciences pour l’ingénieur, géosciences, architecture », École
centrale et université de Nantes
Rachid HAMAINA, Enrichissement des référentiels géographiques pour la
caractérisation morphologique des tissus urbains
Dir. : Guillaume Moreau, professeur, CERMA Ensa Nantes
Co-dir. : Thomas Leduc, ingénieur de recherche, CERMA Ensa Nantes
La disponibilité accrue des bases de données géographiques en a fait un produit grand
public dont les usages se sont multipliés et diversifiés pour recouvrir la plupart des
problématiques à compo sante spatiale. Ces données ont un caractère générique et ne
sont pas toujours adaptées à tous les usages qu’on peut en faire. En effet, elles peuvent
être qualifiées de pauvres puisqu’elles sont très peu informées d’un point de vue
sémantique ou thématique. L’enrichissement sémantique et l’extraction de
connaissances à partir de ces bases de données est extrêmement utile pour les
applications urbaines. Nous nous intéressons ici à l’exploration et à l’analyse des
données géographiques de base pour en extraire des connaissances utiles à la
caractérisation de la morphologie urbaine. Un modèle de ville très simple pour
représenter l’environnement urbain peut être extrait des bases de données
géographiques. Il est constitué d’une couche de réseaux viaires sous forme
unidimensionnelle (1D) et d’une couche de bâtiments bi ou tridimensionnelle (2D ou
2.5D). La caractérisation de la morphologie consiste en l’analyse de la macrostructure
spatiale urbaine à partir du réseau de rues et l’ana lyse de la microstructure spatiale
urbaine à partir de la couche des empreintes du bâti. Des méthodes de caractérisation
de la morphologie urbaine sont développées dans un environnement SIG. Elles sont
applicables sur de larges volumes de données. Elles sont reproductibles
indépendamment du contexte urbain et permettent de dépasser les caractérisations
classiques qui sont essentiellement descriptives et difficilement objectivables
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
164
CRAI, Centre de Recherche en Architecture etIngénierie
Ensa Nancy, UMR 3495 CNRS/MCC MAP (Modèles et Simulations
pour l’Architecture et le Patrimoine). École doctorale IAEM,
université de Lorraine
Conrad BOTON, Conception de vues métiers dans les collecticiels orientés
services. Application à la simulation 4D de la construction
Dir. : Gilles Halin, MAP-CRAI, Ensa Nancy
Co-dir. : Sylvain Kubicki, Centre de recherche public Henri-Tudor
La planification est essentielle pour la réussite des projets d’Architecture, Ingénierie et
Construction (AIC). La simulation 4D de la construction est une approche innovante qui
s’inscrit dans le développement de la maquette numérique BIM. Elle associe un modèle
3D de l’ouvrage au planning des activités de manière à en simuler la réalisation à
travers le temps. Plusieurs travaux ont montré que la simulation 4D est
particulièrement intéressante pour la comparaison de la constructibilité des ouvrages
et des méthodes de travail, pour l’identification des conflits et des chevauchements,
mais aussi comme un outil de collaboration pour les différents acteurs afin de discuter
et planifier l’avancement du projet. La planification de la construction est aujourd’hui
une activité nécessairement collaborative. Pourtant, l’usage collaboratif de la
simulation 4D reste limité, notamment à cause du manque d’adaptation des vues
manipulées. En effet, la plupart des outils 4D actuels, même s’ils proposent cette
« simulation collaborative » comme argument commercial, se contentent de proposer
les mêmes vues standards » à tous les acteurs (3D associé au GANTT). Pourtant les
méthodes de travail traditionnelles dans le secteur s’appuient sur différentes
représentations visuelles (ex. : plans 2D, modèle 3D « blanc », modèle 3D
« photoréaliste », tableaux de quantités) que les professionnels ont l’habitude de choisir
en fonction de leurs besoins particuliers. L’hypothèse de cette recherche doctorale
considère que les vues proposées dans les outils de simulation collaborative 4D
devraient être adaptées aux besoins de chacun des acteurs impliqués. L’objectif est de
proposer une méthode de conception de vues multiples adaptées aux réels besoins
métiers des participants à une simulation collaborative 4D. À cet effet, la recherche
étudie les pratiques de planification dans le secteur de la construction, les théories de
visualisation de l’information et de conception de vues, ainsi que le travail collaboratif
assisté par ordinateur. La proposition définit d’abord une conceptualisation originale
de la simulation collaborative 4D de la construction. Elle se traduit ensuite par une
structuration des besoins pour l’adaptation des vues, et une méthode structurée pour la
composition de vues multiples 4D adaptées aux besoins de différents acteurs impliqués
dans une simulation collaborative. Des métamodèles sont également conçus et
fournissent aux utilisateurs de la méthode un langage structuré pour la conception
progressive des multivues 4D.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Daniel ZIGNALE, Concevoir des services collaboratifs adaptés à des pratiques
métiers : vers une méthode centrée usages. Application au domaine AIC
Dir. : Gilles Halin, MAP-CRAI, Énsa Nancy
Co-dir. : Sylvain Kubicki, CRP Henri-Tudor
17 juillet
Dans les projets de conception/construction architecturale, la gestion de la
collaboration entre les différents acteurs d’un projet est un enjeu important. D’une
situation à une autre, en fonction du projet mais aussi des acteurs eux-mêmes, les
pratiques collectives de travail varient. Parallèlement, les professionnels disposent de
plusieurs types de services pour assister leurs pratiques. Il existe différentes approches
pour la conception de services informatiques.
Dans le génie logiciel, on cherche à identifier des cas d’utilisation typiques et à
améliorer l’interaction homme-machine. Mais en appliquant ces approches de
conception, il apparaît que l’identification précise du besoin professionnel justifiant la
conception n’est pas évidente. A l’inverse, les concepteurs de systèmes d’information
décrivent de manière détaillée l’organisation d’une entreprise. La rigidité des processus
limite alors la variation et l’adaptation des solutions à l’individu ou au contexte
collectif lorsque celui-ci varie. À partir de l’analyse des avantages et limites de ces
approches, nous proposons un cadre d’analyse supporté par la modélisation du
comportement et du contexte des personnes sous plusieurs points de vue. Les
« pratiques métier » les caractérisent en tant qu’acteurs d’un projet collectif et « les
usages » en tant qu’utilisateurs d’une technologie parti culière. Ce cadre sert alors de
point de départ à la modélisation de services adaptés. Dans la modélisation des
pratiques, nous définissons les pratiques collectives mises en œuvre par les groupes
d’acteurs impliqués dans le projet puis les pratiques individuelles, à savoir les
responsabilités de chacun en fonction de son rôle dans le groupe. Cette étape étant
fortement ancrée dans la réalité des pratiques professionnelles, notre travail définit
onze familles pratiques collectives habituellement observées dans les projets de
conception/construction en architecture. La modélisation des usages permet la
représentation des interactions entre l’utilisateur et le système ainsi que ses contextes :
le contexte technique (maté riel, logiciel...), le contexte spatial (localisation,
environnement...), le contexte temporel (fréquence, régularité, synchro nisation...). Le
modèle de service décrit le comportement non plus de l’utilisateur mais du système qui
répond à son besoin. Ces modèles sont l’instanciation de trois métamodèles liés entre
eux. Conceptuellement « les pratiques métier » sont médiatisées par des « usages » eux-
mêmes supportés par des « services ». La méthode PUSH (Practices and Usages based
Services enHancement) est une méthode de conception basée sur ce lien conceptuel. Par
la modélisation guidée des pratiques métiers, puis des usages qui les médiatisent et
enfin des services correspondants, elle permet de générer un ensemble d’exigences
pour le développement de solutions dites « adaptées ». Le choix de formalismes simples
et compréhensibles par tous favorise la communication et la traçabilité des choix
pendant tout le processus de conception. La proposition et la validation des concepts
qui composent ces modèles a suivi un cycle itératif appuyé par trois cas d’études.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
166
Mohamed-Anis GALLAS, De l’intention à la solution architecturale. Proposition
d’une méthode d’assistance à la prise en compte de la lumière naturelle durant les
phases amont de conception
Dir. : Gilles Halin, maître de conférence, université de Lorraine
Co-dir. : Jean-Claude Bignon, architecte, professeur, Ensa Nancy
La lumière naturelle éclaire l’espace architectural créant les conditions nécessaires
pour accueillir des activités humaines. La fonction d’éclairage de la lumière naturelle
est associée à une autre dimension plus sensible attribuant une identité et une
singularité à l’espace conçu. La maîtrise du comportement de la lumière naturelle dans
le milieu architectural fait appel à un ensemble de caractéristiques détaillées et
précises en rapport avec les ouvertures, leurs positions ainsi que les propriétés des
surfaces composant l’es pace. Cette multiplicité de facteurs est confrontée à
l’incertitude et l’imprécision des informations disponibles durant les phases
conceptuelles du projet d’architecture. Il existe plusieurs méthodes et outils qui
proposent une assistance à la maîtrise des phénomènes d’éclairage naturel dans le
cadre du processus de conception architectural. L’évaluation de ces méthodes et outils
montre que ceux-ci ne sont pas adaptés à un accompagne ment des activités de
conception durant les phases initiales du projet d’architecture. L’objectif de notre
recherche est de proposer une méthode d’assistance qui prend en considération les
propriétés de cette phase de conception pour aider le concepteur à intégrer ses
intentions d’ambiance de lumière naturelle et à l’accompagner dans le développement
de son projet. Nous proposons une méthode d’assistance structurée selon un processus
déclaratif permettant au concepteur d’expliciter ses intentions d’effet de lumière
naturelle et de les traduire en solutions architecturales potentielles qu’il peut intégrer
dans son projet. Cette méthode considère les intentions d’ambiance de lumière
naturelle comme une information source à utiliser pour proposer une aide à la
conception pendant les phases préliminaires du projet où elles constituent les seules
informations disponibles. Cette méthode offre des fonctionnalités capables de gérer l’in
certitude qui caractérise les phases de recherche et de formalisation d’idées. Notre
méthode d’assistance a été implémentée dans le prototype d’outil d’assistance
DaylightGen faisant appel à trois composants logiciels. Le premier composant
Day@mbiance est un outil de navigation dans une base d’images référencées qui
permet à l’utilisateur de sélectionner d’une manière interactive les images
correspondant à ses intentions. Le deuxième composant DaylightBox identifie et
caractérise les intentions du concepteur issues de la navigation dans la base d’images
pour lancer le processus de génération des solutions. Ces solutions sont visualisées en
utilisant le composant DaylightViewer qui offre la possibilité de parcourir et de
sélectionner celles qui sont pertinentes pour le concepteur. Ce composant permet aussi
d’évaluer le comportement des effets lumineux générés par ces solutions et de modifier
leur configuration. L’apport cognitif de cette méthode et la capa cité
d’accompagnement des activités de conception de l’outil d’assistance développé ont été
évalués et analysés dans un cadre expérimental de conception de projet.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
167
CRESSON, Centre de recherche sur l’espace sonore etl’environnement urbain
Ensa Grenoble, UMR 1563 CNRS / MCC Ambiances architecturales
et urbaines (avec le CERMA, Ensa Nantes). École doctorale
« Sciences de l’homme, du politique et du territoire », université de
Grenoble
Aurore BONNET, Qualification des espaces publics urbains par les rythmes de
marche. Approche à travers la danse contemporaine
Dir. : Jean-Paul Thibaud, directeur de recherche CNRS, CRESSON, Ensa Grenoble
En quoi et comment l’étude des rythmes de marche rejoint-elle une approche de la ville
par le corps ? Cette question qui traverse ce travail, est aussi celle que nous formulons
en direction de la conception architecturale et urbaine des espaces publics
contemporains. En choisissant de contribuer aux recherches sur la marche en ville et
en nous consacrant à l’étude des rythmes de marche, nous avons choisi de nous
intéresser particulièrement à la définition de l’espace du mouvement, c’est-à-dire à
l’importance, au niveau de la perception, de l’établissement d’une relation à
l’environnement qui n’en appelle pas à une expérience finalisée de la réalisation d’un
parcours d’un point de départ à un point d’arrivée, mais à celle de l’avènement d’une
présence. De quelle manière s’établit cette relation à l’environnement qui nous ouvre à
cette expérience de parcourir la sur le mode des variations présentielles ? Comment
peut-on envisager concevoir l’espace public urbain selon ce mode du mouvement des
corps et de l’espace ? En explorant cette problématique, nous inscrivons notre travail
dans le champ des ambiances architecturales et urbaines, en revendiquant pour la
marche à la fois sa dimension d’expérience sensible de la ville par le corps mais aussi,
par l’engage ment du corps qu’elle permet, la disposition à une posture pouvant
enclencher le processus de conception. Notre étude a porté sur deux terrains :
l’esplanade de la Bibliothèque nationale de France et la passerelle Simone-de-Beauvoir
à Paris. Entre immersion, recueil de paroles en marche et travail vidéographique, au
détour de la post modern dance et de la danse contemporaine, notre recherche croise
les dimensions sensibles, spatiales du mouvement et des émotions de la marche. Les
analyses menées s’attachent à découvrir et à restituer les mouvements de l’expérience
présentielle de ces terrains d’étude. Ces observations pourront intéresser le milieu de la
conception en l’amenant à une réflexion sur la composition des espaces publics en
termes de conditions d’appuis des corps en marche permettant d’établir une relation à
l’environnement dans le mouvement. Cette recherche ouvre aussi à un questionne
ment sur la façon dont une approche par l’esthétique de l’ambiance peut s’instaurer en
critique de la conception architecturale et urbaine par le mouvement.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
168
CRH, Centre de Recherche sur l’Habitat
UMR 7218 CNRS / MCC LAVUE, Ensa Paris-Val de Seine. Écoles
doctorales « Milieux, cultures et sociétés du passé et du présent »,
université Paris Ouest Nanterre-La Défense et « Sciences sociales »,
université Paris 8 Saint-Denis
Sandrine HILDERAL-JURAD, Traces et politiques urbaines actuelles dans les
quartiers populaires hérités des années 1950 à Fort-de-France (Martinique)
Dir. : Yankel Fijalkow, professeur, Ensa Paris-Val de Seine
Co-dir. : Denis Martouzet, professeur, université François-Rabelais, Tours.
Fondée au XVIIe siècle, Fort-de-France a connu une longue phase d’évolution
géographique et morphologique. Depuis une soixantaine d’années, les politiques
nationales de l’habitat et du logement ont eu un fort retentissement sur les projets
urbains locaux. Des opérations de rénovation urbaine d’envergure ont été décidées et
entreprises au sein des quartiers populaires de la ville. Compte tenu des différentes
formes du renouvellement urbain, une série d’études de cas a permis une analyse des
transformations de cinq quartiers remarquables, à partir de la notion de « trace
urbaine » qu’il s’est agi de décrypter. En tant que vestiges des pratiques sociales et
repère spatio-identitaire, les traces permettent de réinterroger la mise en œuvre des
projets locaux dans leur imbrication avec les politiques nationales et recomposent les
modalités de réappropriation de l’espace par les différents acteurs – ordinaires ou
institutionnels – en présence. Notre démonstration met en évidence deux logiques
principales de mise en mémoire et de réinvestissement des traces, l’un directif et
l’autre négocié. L’intérêt de cette investigation est de rendre compte des enjeux
associés à l’effacement et au maintien des traces dans le cadre de la patrimonialisation
puisque ce processus contribue à définir l’identité culturelle, la valeur et la richesse de
ces quartiers. C’est donc dans une dimension à la fois sociale, spatiale et symbolique
que se place notre recherche.
GRECAU, Groupe de Recherche Environnement,Conception Architecturale et Urbaine
Ensap Bordeaux. École doctorale 209 « Sciences physiques et de
l’ingénieur », université Bordeaux 1
Belal ABDELATIA, Contribution à l’étude du confort visuel en lumière naturelle
dans les établissements scolaires en Libye : évaluation qualitative et
préconisations
Dir. : Catherine Sémidor, professeur, GRECAU, Ensap Bordeaux
La recherche propose de faire la démonstration qu’il existe une certaine relation de
cause à effet entre l’inclusion des paramètres du confort visuel dans la conception des
établissements scolaires et la performance scolaire des utilisateurs. Dans ce sens, nous
essaierons de montrer comment la façon dont age naturel sera introduit dans une salle
de classe sera un facteur déterminant du confort visuel. En termes de méthodologie,
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
169
nous avons retenu une approche qualitative qui permet d’identifier, de manière simple
et rapide, le contexte de cette recherche. Ensuite, nous proposons une méthode
d’analyse et d’évaluation de la qualité environnementale des établissements scolaires
en Libye. Enfin, à la lumière de l’ensemble des constatations, nous discutons les
conséquences de nos résultats obtenus pour la conception architecturale des futurs
établissements scolaires en Libye, et nous proposons ensuite d’établir une liste des
recommandations appropriées.
Héloise PAGNAC BAUDRY, L’intégration de la prévention de la malveillance aux
démarches de qualité environnementale de l’espace public
Dir. : Catherine Sémidor, professeur, GRECAU, Ensap Bordeaux
La prévention de la malveillance par l’urbanisme et la construction permet de prendre
en compte plus particulièrement le sentiment d’insécurité et participe donc activement
au confort des usagers de l’espace public. Au-delà, c’est la qualité de l’espace public et
sa durabilité qui sont ainsi prises en compte. Aujourd’hui, avec le développement des
écoquartiers et la mise en place de différentes démarches de qualité environnementale,
il apparaît particulièrement nécessaire de prendre en compte la malveillance à travers
ces démarches, afin d’optimiser la qualité des espaces publics. Ainsi, le sujet de la thèse
est d’intégrer la prévention de la malveillance par l’urbanisme aux démarches de
qualité environnementale de l’espace public.
GSA, Géométrie, Structure et Architecture
Ensa Paris-Malaquais. École doctorale « Ville, transports et
territoires », PRES université Paris Est
Chloé GENEVAUX, Structures modulaires de bandes pliées
Dir. : J. Sakarovitch, Ensa Paris-Malaquais
Ces dernières décennies sont marquées par les progrès dans le domaine de la
modélisation numérique, ce qui facilite l’application des principes du pliage à
l’architecture. Cette thèse aborde le domaine du pli sous un angle original, celui des
structures réticulaires composées d’assemblages de bandes rectilignes pliées. Les outils
de base pour la conception à partir de bandes rectilignes pliées sont présentés et une
approche modulaire est développée, exploitant la mobilité du pli pour faire varier la
courbure des surfaces approchées. L’étude se concentre sur les propriétés géométriques
des surfaces dites papillonaires, constituées de bandes pliées identiques mais mobiles, à
un ou deux degrés de liberté. Selon une approche « bottom-up », partant de la cellule
pliée, les propriétés décrites permettent la maîtrise géométrique des formes obtenues
par assemblage. Ce travail contribue au développement de stratégies pour la
rationalisation géométrique de surfaces architecturales courbes, selon une logique
modulaire
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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InsARTis, Interdisciplinarité et innovationstechnologiques pour l’art, l’architecture et l’ingénierie
Département de recherche Ensa-Marseille (DREAM). École doctorale
« Espaces, cultures, sociétés », université d’Aix-Marseille
David MIET, Une épistémologie de la modélisation architecturale. Contribution à
l’étude des fondements, à la définition des enjeux et à l’éclaircissement du rôle
des modèles en architecture et en urbanisme. Dix expériences de modélisation
architecturale
Dir. : Stéphane Hanrot, professeur, Ensa Marseille
Qu’est-ce qu’un « modèle architectural » ? En quoi les modèles architecturaux se
distinguent-ils des modèles thermiques, des modèles de mécanique des fluides, de
biologie mais également des modèles de la sociologie, de l’anthropologie ou encore de
l’histoire de l’architecture ? Peut-on définir, fonder et mettre en œuvre une forme
spécifique de « modélisation architecturale » ? Dans quels buts ? La « modélisation
architecturale » telle qu’elle est formulée, étudiée et expérimentée dans le cadre de
cette thèse est une forme de production de connaissances qui assume ses finalités :
structurer, déployer et rendre viable la fourniture d’un service de conception
architecturale dans le cadre de la fabrication d’artefacts qui sont à la fois « immenses »
et aujourd’hui largement dénués d’architecture : la rue, l’espace public et, en
perspective, l’ensemble des tissus pavillonnaires de nos villes.
IPRAUS, Institut Parisien de Recherche ArchitectureUrbanistique Société
Ensa Paris-Belleville, UMR 3329 CNRS / MCC AUSser. École
doctorale « Ville, transports et territoires », PRES université Paris
Est
Wang YU, La fabrication des quartiers à la lumière des préoccupations
environnementales : étude comparée France-Chine
Dir. : Pierre Clément, professeur honoraire, Ensa Paris-Belleville
Co-dir. : Nathalie Lancret, UMR AUSser
À partir d’une observation de la normalisation des écoquartiers dans divers pays du
monde, cette thèse a pour l’objectif d’analyser la prise en compte des conditions locales
dans les projets urbains écologiques. À travers une comparai son entre le projet de
Clichy-Batignolles à Paris et celui du Nouveau Jiangwan à Shanghai, la recherche tente
à trouver des caractéristiques de la forme urbaine locale (en France et en Chine) qui
perdurent dans les expérimentations écologiques aujourd’hui. Ensuite, d’un point de
vue architectural, les atouts et les limites de ces caractéristiques en matière de
développement durable sont analysés.
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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Malik CHEBAHI, L’enseignement de l’architecture à l’École des beaux-arts d’Alger
et le modèle métropolitain. Réceptions et appropriations. 1909-1962
Dir. : Yannis Tsiomis, directeur d’études, EHESS
En 1881, un atelier d’architecture est fondé à l’École nationale des beaux-arts d’Alger.
Jusqu’en 1940, les programmes, les concours, ainsi que les jugements et les
récompenses dépendent de patrons et de jurys locaux. À partir de 1940, l’atelier devient
régional et intègre le giron de l’École des beaux-arts de Paris. C’est la seule structure
appartenant à l’empire colonial français à s’être vu accorder ce statut. Alors que
l’évolution des pensées architecturales et urbaines d’Alger durant la période française a
fait l’objet de nombreuses recherches, l’histoire de la formation des architectes dans
cette ville est quant à elle demeurée inexplorée. Cette thèse vient donc lever le voile
existant autour du modèle pédagogique développé en Algérie. Elle examine en
particulier la période entre 1909 et 1962. Ces limites chronologiques correspondent à la
fois à une période mieux documentée et à deux moments importants pour l’institution
architecturale. En effet, l’année 1909, marque nomination du premier architecte
français natif d’Algérie à la tête de l’atelier d’architecture. Cet avènement est le point
de départ d’un enseignement de l’architecture plus structuré et mieux organisé. Quant
à l’année 1962, elle signe la fin de la présence française en Algérie et la naissance de
l’école algérienne. Cette recherche, qui fait confluer histoire de l’enseignement en
France et histoire de la colonisation, s’est notamment construite sur les interrogations
suivantes : quelle forme l’enseignement de l’architecture en Algérie a-t-il revêtu durant
la période coloniale ? Transplantation à l’identique du modèle pédagogique instauré
par les Beaux-Arts de Paris, adaptation ou refondation ? Quelle part a pris la dimension
régionale dans l’éducation architecturale diffusée en Algérie ? L’intérêt de cette thèse
est de situer l’enseignement prodigué à l’atelier d’architecture d’Alger par rapport au
modèle pédagogique des Beaux-Arts de Paris, et de le replacer dans le contexte général
de l’émergence d’une identité architecturale propre à la colonie. Au travers d’une
analyse compa rée entre la pédagogie diffusée à Paris et à Alger, cette recherche
démontre qu’une structure formant à l’art de bâtir est indissociable du territoire qui
l’abrite, de la population qui la fréquente, ainsi que de l’environnement politique et
culturel qui l’entoure. Par ailleurs, cette thèse contribue à mettre au jour les transferts
culturels et professionnels qui s’opèrent entre la métropole et sa « périphérie ».
Clément MUSIL, La coopération urbaine et l’aide publique au développement à
Hanoi : un appui à la fabrication de la ville par la structuration du réseau de
transport métropolitain
Dir. : Charles Goldblum, professeur émérite, université Paris 8
Cette recherche questionne le rôle des acteurs de la coopération urbaine et des
politiques d’aide publique au développement dans la production des villes
vietnamiennes et, de façon privilégiée, dans l’aménagement de la capitale du pays,
Hanoi. Depuis l’adoption des réformes économiques au milieu des années 1980, les
villes vietnamiennes traversent une période de transition marquée par le
développement d’une économie de marché et l’accroissement rapide de leur
population. Alors que Hanoi est entré dans un processus de métropolisation, les
autorités semblent dépassées par certaines dynamiques d’urbanisation non contrôlées.
Dans ce contexte de transition, les acteurs de la coopération internationale participent
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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également à cette transformation urbaine. Ils apportent une aide technique et
financière dans la préparation, la construction et la gestion des infrastructures
urbaines de demain. À partir de l’étude de la constitution du réseau de transport
métropolitain de la capitale vietnamienne, l’objectif de cette thèse est d’éclairer
l’influence des acteurs de l’aide au développement sur les formes d’urbanisation. Dans
notre approche, nous interrogeons l’objet de la coopération urbaine, sa composition,
ses motivations, ses intérêts, ses effets et ses modalités d’intervention. La thèse
défendue dans ce travail est que les acteurs de l’aide étrangère œuvrent pleinement à la
transition que connaît le Vietnam dans son développement, en général, et dans son
développement urbain, en particulier. Sous couvert d’une logique d’action consensuelle
visant à lutter contre la pauvreté, l’action des acteurs de la coopé ration urbaine est en
fait instauratrice de nouveaux modèles d’infrastructures et de gestion des services
urbains, et répond également à un objectif plus large visant à renforcer la dimension
motrice de l’économie urbaine.
Naouel BCHIR JABER, Le « paysage urbain », généalogie et pratiques actuelles
Dir. : Christian Pedelahore, professeur, Ensa Paris-La Villette
La notion de paysage urbain, très en vogue aujourd’hui, continue cependant à être objet
de réticences importantes de la part d’un certain nombre de professionnels et de
théoriciens de l’architecture et du paysage. D’autres, en revanche, se situent dans une
démarche opposée et tentent, déjà depuis les années 1970, de construire une extensive
théorie du paysage urbain. Dans le cadre de ce débat scientifique, nous avons choisi
comme objectif, pour notre travail de thèse, l’étude des conditions d’apparition et
d’existence de cette notion. Ainsi, afin de répondre à l’interrogation centrale « Quand
et sous quelles conditions y a-t-il des paysages urbains ? », nous nous sommes
intéressés aux approches de trois catégories d’acteurs : les artistes, les théoriciens et
professionnels et enfin les usagers ou habitants des villes. Outre leur rôle central dans
la formation de cette notion, c’est la multiplicité et la complexité de leurs interactions –
tant au niveau des représentations que dans celui des pratiques – qui a motivé notre
choix. La première partie de la thèse se développe selon une approche généalogique qui
a pour objet un corpus d’œuvres picturales. Cela nous permet de dégager les moments
clés de l’histoire de la représentation du paysage urbain et d’en préciser les figures.
Nous interrogeons, dans un deuxième temps, le paysage urbain en tant que concept,
par le recours à l’examen d’un ensemble de discours de théoriciens et de praticiens. Se
dégagent, ce faisant, un certain nombre de spécificités théoriques et pratiques liées à
cette notion. La perception du paysage urbain vécu et habité, cœur de notre recherche,
est abordée, quant à elle, par le biais de trois enquêtes menées selon des méthodes
distinctes, et portant deux interrogations principales : Où en est la société
contemporaine par rapport au paysage urbain ? Quelles concordances entre le dessein
des concepteurs et le vécu des habitants ? Ces enquêtes permettent, notamment, de
porter à la lumière une familiarisation importante du sens commun avec la notion de
paysage urbain et de dégager, dans les discours des interviewés, un ensemble de
caractères liés à l’évocation du paysage, du paysage en ville et du paysage urbain.
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Cam DUONG LY NGUYEN, Outils d’urbanisme et investissements immobiliers
privés. Fabrication de l’espace central de Hô Chi Minh-Ville
Dir. : Charles Goldblum, professeur émérite, université Paris 8
Depuis la Réforme économique en 1986, Hô Chi Minh-Ville (HCMV) et particulièrement
son centre (correspondant à l’ancienne Saigon) connaissent un boom de la
construction, dans lequel les interventions du secteur privé jouent un rôle primordial.
Or, Saigon, désormais partie de la métropole du sud du Vietnam, possède un cadre bâti
riche, formé par les modes de construction résultant d’une accumulation de cultures
urbaines variées qui ont chacune laissé dans la ville leurs traces matérielles ; mais cet
espace urbain complexe se trouve aujourd’hui mis en question par l’intense
mouvement de construction que les institutions d’urbanisme vietnamiennes avec leurs
outils (plans et projets d’urbanisme, documents législatifs et administratifs,
programmes urbains) semblent avoir peine à maîtriser. L’étude des mutations urbaines
de cet espace à partir de leurs acteurs et vecteurs conduit cette recherche à une
confrontation des outils d’urbanisme à leurs effets sur les transformations typo
morphologiques introduites par les initiatives privées dans le centre de HCMV, à
travers l’histoire de sa construction urbaine depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours.
LACTH, Laboratoire Conception, Territoire, Histoire
Ensap Lille. Écoles doctorales Sciences de l’homme et de la
société » et « Sciences économiques, sociales, de l’aménagement et
du management », université Lille Nord de France
Ana Bela DE ARAUJO, Le Centre d’études nucléaires à Saclay. L’architecture-
système d’Auguste Perret à l’épreuve de la science, 1948-1951
Dir. : Gérard Monnier, professeur émérite, université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
En 1948, l’architecte Auguste Perret est nommé conseiller pour les questions
d’architecture auprès du Commissariat à l’énergie atomique français (CEA). Ce nouvel
organisme d’État met immédiatement le savoir-faire du Maître de l’architecture du
béton armé à contribution pour un projet d’envergure et de priorité nationale : la
construction d’un grand Centre d’études nucléaires à Saclay. Ce « palais de l’Atome »
est la dernière grande œuvre d’urbanisme et d’architecture d’Auguste Perret. La
composition monumentale mise en œuvre par l’architecte a traduit la volonté des
fondateurs du CEA de faire du Centre une institution digne de cette science nouvelle.
L’enjeu était de taille et le défi quasi insurmontable pour l’architecte, car, si aujourd’hui
les solutions architecturales et urbaines semblent cohérentes et évidentes, elles
répondaient pourtant à une commande des plus paradoxales. L’architecte devait
projeter un centre nucléaire avant même que ce dernier ne soit clairement défini, le
programme scientifique étant en construction en même temps que la fabrication du
projet. Il devait concevoir des édifices-outils qu’il savait porteurs d’une obsolescence
précoce. Il devait surtout concevoir une ville capable de se régénérer et de se
développer. Après une première partie consacrée à l’élaboration du programme
scientifique complexe, nous évaluons l’apport de la doctrine architecturale éprouvée de
Perret, tant du point de vue de la conception que du chantier. La troisième partie porte
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sur l’usage et le destin de cette architecture monumentale et ordonnancée dont a
hérité le CEA.
Clotilde FROMENTIN-FÉLIX, Entre habit et habitacle, design de l’habiter. Penser
l’enveloppe, vers un paradigme de la textilité
Dir. : Anne Boissière, professeur, université Lille 3 (CEAC)
Co-dir. : Philippe Louguet, professeur, Ensap Lille (LACTH)
L’homme est-il capable de rendre le monde habitable ? Le design est-il capable de
concevoir un monde habitable ? Si l’habiter est par définition le terrain des architectes
et des designers, est-ce qu’une posture de design appropriée permettrait de répondre
positivement à cette question ? La singularité de cette recherche tient au fait que
l’habiter concerne ici les différentes enveloppes artificielles de l’homme dans un jeu
d’échelle à partir de l’habit et croise en cela la question des enveloppes naturelles voire
biologiques. Le projet propose de rechercher dans la transversalité avec la chimie du
vivant un système de pensée pour le design de l’habiter qui puise son inspiration et sa
logique dans cette hybridation ; et qui explore en quoi ce glissement de territoire
permet la création de nouveaux. Cette recherche action a pour substance la rencontre
entre trois métiers qui chacun nourrira le sujet de son approche respective : arts
plastiques, architecture / design et sciences dures. Cette pensée dont cette démarche
est l’objet est appelée le système abi : abi comme essence à la fois de habit, habitus,
habitacle, habitat. le système abi remet à plat la notion d’habiter en questionnant ses
entités élémentaires, ses peaux successives et les interactions dont elles sont le lieu. À
cheval entre démarche scientifique des sciences de la vie et approche par projet du
designer, ce système propose un nouveau regard sur nos différentes enveloppes de vie
et par là même renouvelle notre conception de l’habiter. Le design selon le système abi
doit produire un monde habitable.
LAUA, Langages, Actions Urbaines, Altérités
Ensa Nantes. École doctorale DEGEST, université de Nantes
Gilles BIENVENU, De l’architecte voyer à l’ingénieur en chef des services
techniques : les services d’architecture et d’urbanisme de la ville de Nantes du
xviiie siècle au XXe siècle
Dir. : Gérard Monnier, professeur émérite, université Paris1 Panthéon-Sorbonne
Production collective, la ville est notamment construite par des professionnels
identifiés qui élaborent des outils et mettent en œuvre des processus. Sur un temps
long – du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle – et sur un territoire d ‘étude singulier –
la ville de Nantes, exemplaire par la richesse des situations expérimentées au cours de
la période – le questionnement sur la fabrique de la ville parcourt deux axes : d’une
part l’étude de l’organisation des services municipaux char gés de l’élaboration des
projets et de la conduite des transformations urbaines, en termes de voirie,
d’architecture, de réseaux et d’urbanisme, et d’autre part celle des personnalités qui
constituent ces services, notamment les chefs de service, architectes, ingénieurs,
urbanistes, et leurs collaborateurs immédiats. L’échelle de Nantes, une ville en
croissance et en mutation, d’une dimension encore modérée en superficie et en
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 29 | 2014
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population dans la période considérée, permet de saisir des enjeux globaux dans
l’exploration des outils qui ont accompagné les transformations urbaines, les ont
rendues possibles ou en ont rendu compte, en termes de réglementation, de
planification, de projetation, d’exécution, de contrôle, à l’articulation du technique et
du politique.
LIAT, Laboratoire Infrastructure, Architecture, Territoire
Ensa Paris-Malaquais. École doctorale « Ville, transports et
territoires », PRES université Paris Est
Marie BERNARD, Roadtown : la genèse d’une forme d’urbanisation du territoire.
États-Unis 1914-1955
Dir. : Dominique Rouillard, professeur, Ensa Paris-Malaquais
Roadtown est le produit d’une forme d’urbanisation le long de la route, une conquête de
la nature par l’urbain, un mouvement sauvage qui ne semble avoir été ni planifié par
les urbanistes, ni dessiné par les architectes. Intertown, Interurbia, Suburbia, Subtopia,
Sprawl, Strip City sont autant de thèmes et de termes qui renvoient à ce paysage urbain
de bord de route qui tend à recouvrir le territoire américain. En tant que phénomène
urbain, ayant produit des objets architecturaux, la Roadtown tangente l’histoire de
l’architecture sans en être un sujet parlant. Elle est un paysage vu, un espace traversé,
un lieu fréquenté, une expérience vécue. Ses caractéristiques formelles et
fonctionnelles, sur lesquelles influent les dynamiques économiques, sociales ou
culturelles, demandent à être examinées. En s’appuyant sur l’abondante iconographie
produite par la critique architecturale dans les années 1950, et en explorant les revues
commerciales depuis les années 1910, la thèse propose au travers de l’urbanisation
routière – l’infrastructure structurant le territoire – et de ses manifestations
commerciales – autant d’objets architecturaux – de retracer l’histoire de la Roadtown
depuis son origine.
Samer TOUBAL, Urban Design et projet urbain entre spécialisation et
multidisciplinarité : l’identité professionnelle des concepteurs et leurs marges de
manœuvre dans le projet
Dir. : Jac Fol, professeur, Ensa Paris-Malaquais
Co-dir. : Denis Marthouzet, professeur, École polytechnique, université de Tours
À travers une approche historico épistémologique et une analyse de la réalité des
pratiques urbanistiques, ce travail s’intéresse à la dimension temporelle de la
spécialisation professionnelle. Il s’agit de deux démarches de recherche sur la
spécialisation en conception archi urbaine à long terme et à court terme. Dans un
premier temps et en faisant un aller-retour entre l’Urban Design étatsunien (1937-1970)
et le projet urbain à la française (1959-2013), nous nous interrogeons sur les origines de
l’émergence et de l’évolution des groupes de concepteurs spécialisés dans la conception
du « projet de morceau de ville ». Dans un second temps, nous étudions quatre
opérations urbaines réalisées en France depuis l’introduction du concept du projet
urbain. L’objectif est de comprendre l’impact de la multidisciplinarité sur la place et le
rôle de l’architecte-urbaniste dans le projet urbain. Les deux démarches se complètent.
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Elles montrent que les marges de manœuvre d’un concepteur au sein des processus de
conception ne dépendent pas seulement de son identité professionnelle mais aussi du
moment et de la durée de son intervention dans ces processus. Or ce moment et cette
durée peuvent être contrôlables, en partie, à travers la gestion du projet et de sa
temporalité. Ainsi, la naissance de nouvelles spécialités – en tant que concrétisation de
la spécialisation temporaire – ne s’explique pas seulement par la nature et le contexte
de la commande architecturale et urbaine mais aussi par les stratégies mises en place
pour répondre à cette commande.
LRA, Laboratoire de Recherche en Architecture
Ensa Toulouse. Écoles doctorales « Temps, espaces, sociétés,
cultures » et « Mécanique, énergétique, génie civil, procédés »,
université de Toulouse
Hind KAROUI, Caractérisation des qualités ambiantales des édifices à atrium et
leur vécu : bilan d’une approche interdisciplinaire appliquée aux cas des
immeubles de rapport coloniaux d’Alger
Dir. : Luc Adolphe, professeur, LRA, Ensa Toulouse
La thèse que nous nous proposons de développer s’inscrit dans le contexte général des
recherches portant sur la caractérisation des ambiances climatiques de certaines
formes architecturales et de leur rapport à l’usager en termes de confort. Notre étude
s’intéresse aux constructions à atrium en climat méditerranéen, cas d’étude de
l’immeuble de rapport colonial algérois. Les recherches déjà développées dans le
domaine portent essentiellement sur des édifices à atrium abritant des immeubles de
bureaux localisés dans des climats froids et tempérés. Basées sur la métrologie, ou la
simulation, elles ont souvent occulté le rapport à l’usager en termes de confort et de
satisfaction.
L’objectif principal concerne l’élaboration d’un bilan sur l’intérêt d’une approche
interdisciplinaire appliquée traitant d’une métrologie in situ confrontée à une
évaluation des perceptions, représentations et usages. Les objectifs secondaires traitent
de la caractérisation des qualités ambiantales et des niveaux de confort et de
satisfaction des usagers dans une typologie architecturale donnée ainsi que de
l’identification des paramètres les plus influents, morphologiques, physiques ou
psycho-sociologiques. La problématique générale démontre qu’il est reconnu que les
édifices à atrium présentent des disfonctionnements environnementaux surtout en
confort d’été. Pourtant nous ne pouvons dissocier les ambiances générées du degré de
satis faction et du confort vécu par les usagers ainsi que de leurs pratiques sociales. Ce
qui introduit la problématique spécifique se situant à l’interface entre « problématique
et méthodologie » et concerne le dilemme que pose la proéminence d’un champ
disciplinaire sur un autre lors du développement méthodologique. Cette situation
intervient quand on vient à identifier l’importance du rapport qui existe entre
environnement physique / ambiances / espace social vécu / satis faction des usagers.
Ainsi, différents champs disciplinaires sont concernés. Mais le champ d’investigation
devient complexe avec l’intervention d’un acteur clé et qui est l’usager. Devant le
dilemme de l’importance d’un champ disciplinaire sur un autre, nous pouvons nous
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demander si nous devons développer : 1. Une approche pluridisciplinaire restrictive qui
n’expliquerait que les phénomènes inhérents dans chaque discipline et de ce fait
n’identifierait que des résultats partiels ; 2. Une approche interdisciplinaire appliquée
avec une vérification in situ, qui élaborerait un paradigme cognitif et exploiterait des
champs paramétriques diverses et complémentaires. Seulement le champ
d’investigation est complexifié par un acteur influent : l’usager. Les résultats
« prévisibles » calqués sur les conclusions trouvées dans l’état de l’art relatif aux
comportements objectifs des paramètres morphologiques et physiques influants sur la
caractérisation des ambiances sont complètement remis en cause par l’introduction de
paramètres subjectifs en termes d’usages et de mode de vie. Les attendus scientifiques
concernant les ambiances sont de ce fait confrontés à l’étude de l’ajustement
comportemental et de l’adaptation environnementale.
Sylvie BROSSARD-LOTTIGIER, Rites et lieux de l’enfance, reconstruire l’idée de la
nature. Éléments pour une pensée sauvage de l’architecture et des paysages
Dir. : Christine Alexandre-Dounet, LRA, Ensa Toulouse
Cette thèse procède de la genèse chez l’enfant de l’idée de nature qui induit les
politiques d’aménagement du territoire, de l’espace et de protection de la nature. La
première partie s’attache à rendre compte de la dimension culturelle de l’idée de
nature, par une histoire de l’enseignement de la nature à l’école, par les travaux des
anthropologues de la nature et par une histoire de l’émergence de la prise en compte
du contexte et du paysage dans les politiques publiques de la recherche urbaine en
France depuis 50 ans. Elle se conclut par l’identification de la demande sociale de
nature. La deuxième partie trace la genèse de l’idée de nature chez l’enfant, totémiste à
sa naissance puis immédiatement naturaliste dès qu’il est aimé, et animiste lorsqu’il
pense le monde comme finalisé à la satis faction de ses désirs. Elle souligne
l’importance de l’éducation et du cadre de vie sur la transformation du naturalisme
enfantin en une représentation moins finaliste et anthropocentrée de l’idée de nature.
L’observation depuis dix-huit ans en France et en Allemagne d’enfants fréquentant des
établissements de pédagogies actives suggère l’intérêt d’accompagner les fondements
affectifs de la représentation du monde de l’enfant pour le conduire par une pratique
concrète et sensorielle de l’espace vers une représentation du monde plus responsable,
pour le construire en être conscient de lui-même et de sa mission de transmission
durable d’un territoire vivant. En conclusion, nous invitons dans la troisième partie les
concepteurs, à parcourir ce chemin et l’offrir à leurs affectataires en adoptant en
interprètes une pensée sauvage de l’architecture et des paysages pour contribuer à la
reconstruction nécessaire d’une idée de nature reterritorialisée, concrète, et
affectivement responsable. Celle-ci, destinée à consolider l’attachement affectif des
êtres humains à leur environnement, exige de construire une culture du paysage sur de
nouvelles bases culturelles, en particulier esthétiques, que la seule opposition de
l’intérêt général aux intérêts particuliers ne permet plus de fonder pour transmettre
aux générations futures un territoire vivant. Cette perspective se traduit par la
proposition de structuration d’un Plan national du paysage.
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Marion BONHOME, Contribution à la génération de bases de données
multiscalaires et évolutives pour une approche pluridisciplinaire de l’énergétique
urbaine
Dir. : Luc Adolphe, professeur, LRA, Ensa Toulouse
Depuis plusieurs années, la recherche tente de considérer les questions de la ville, du
climat et de l’énergie dans toute leur complexité : consommations des ressources,
pollution, microclimat, production et consommation d’énergie, usage, etc. Cependant,
rares sont les travaux qui convoquent suffisamment de disciplines pour rendre compte
des interactions complexes entre systèmes urbains. L’une des raisons à cela réside dans
le manque de bases de données adaptées à ces multiples domaines. Dans cette thèse,
nous nous proposons de développer une méthode et un outil générant des bases de
données urbaines multiscalaires. Le modèle que nous avons conçu a été baptisé GENIUS,
pour GENérateur d’Ilots UrbainS. Le premier objectif de GENIUS est de produire des
données adaptées aux différentes échelles spatiales de l’énergétique urbaine. Pour cela,
nous choisissons une représentation typologique de la ville permettant de couvrir un
large territoire tout en fournissant un niveau de détail élevé. Une analyse statistique
des bâtiments sur deux cas d’études, Paris et Toulouse, nous permet d’identifier, de
localiser et de caractériser sept types de quartiers. Nous attribuons ensuite des
caractéristiques techniques aux bâtiments de ces villes en fonction de leur date de
construction et du type de quartier dans lequel ils se situent. Le deuxième objectif de
GENIUS est de faire évoluer ces données dans le temps afin de tenir compte des
différentes échelles temporelles impliquées dans toute étude pluridisciplinaire. Nous
avons pour cela fait le choix de coupler notre modèle à un modèle prospectif existant
afin d’y apporter de la précision en termes de forme urbaine. Notre travail consiste
ainsi en une descente d’échelle à partir, d’une part, des données produites par ce
modèle prospectif et, d’autre part, de mécanismes d’évolutions des morphologies
urbaines. Finalement, nous présenterons des applications de GENIUS et en particulier,
deux projets de recherche, MUSCADE et ACCLIMAT, ayant pour objet les interactions
entre change ment climatique et développement urbain. Dans le cadre de ces projets
prospectifs et pluridisciplinaires, GENIUS a permis de faire communiquer des modèles
travaillant sur des échelles de temps et d’espaces différentes, et de simuler les
évolutions possibles des formes urbaines et leur impact sur l’énergétique urbaine.
OCS, Observatoire de la Condition Suburbaine
École nationale supérieure d’architecture de la ville et des territoires
Marne-la-Vallée, UMR 3329 CNRS / MCC AUSser. École doctorale
« Ville, transports et territoires », PRES université Paris Est
Éric ALONSO, L’Architecture de la voie : histoire et théories
Dir. : Antoine Picon, professeur, École des ponts Paris-Tech, Harvard University ; Co-
dir. : Sébastien Marot, École d’architecture de la ville et des territoires Marne-la-Vallée
À partir de la fin des années 1980, la multiplication de projets de rues, de routes,
d’autoroutes et de parkways confiés à des architectes ou des paysagistes est souvent
interprétée comme la "renaissance » d’une tradition qui aurait perduré jusqu’au XIXe
siècle, avant que la voie ne soit plus régie que par des préoccupations techniques. Il
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s’agit ici de vérifier et d’approfondir cette hypothèse, en étudiant comment, de
l’Antiquité à nos jours, s’est expérimentée, inventée ou théorisée une manière de
concevoir la voie, dans sa dimension concrète et tangible, comme objet de
l’architecture (considérée dans son acception large, incluant en grande partie le
paysagisme et l’urbanisme). Les trois premières parties traitent successivement de la
manière dont l’architecture de la voie a été conçue jusqu’au début du XXe siècle,
suivant trois paradigmes : l’édifié, le jardin et le flux. La quatrième et dernière partie
s’intéresse à l’abandon, aux permanences et aux recompositions que provoque l’irrup
est à l’origine d’un changement radical de paradigme. La conclusion ouvre enfin
quelques pistes de réflexions sur la manière de penser aujourd’hui la voie, à l’inverse
des doctrines de l’hybridation, au sein du champ inclusif de l’architecture.
PAVE, Profession, Architecture, Ville et Environnement
Ensap Bordeaux. École doctorale « Sciences sociales : société,
santé, décision », université Victor-Segalen Bordeaux II
Lilian CIRNU (Bucarest), Les formes de territorialisation de l’exode urbain dans
l’espace métropolitain bucarestois
Dir. : Liliana Dumitrache, professeur, faculté de géographie, université de Bucarest
Co-dir. : Guy Tapie, professeur, PAVE, Ensap Bordeaux
L’objet de la thèse est d’analyser les formes de territorialisation de l’exode urbain dans
l’espace urbain métropolitain bucarestois en le passant au prisme d’un regard
pluridisciplinaire, celui du géographe pour caractériser les formes de distribution
territoriales et ses raisons, du sociologue pour analyser les motivations des habitants
ou du politologue pour comprendre les dispositifs d’acteurs en œuvre, du
prospectiviste enfin au travers de son analyse fractale.
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