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PLATON, LEGYPTE ET LA QUESTION
DE LME
FRDRIC MATHIEU
2013
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Au Pr. J.-L. Prilli, pour ses prcieux conseils
4
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Avant-Propos
Un esprit efficace est sourd ce quil sait
Papyrus Ramssum II, vers 1800 avant J.-C.
Linterprtation des monuments de lgypte mettra
encore mieux en vidence lorigine gyptienne des sciences
et des principales doctrines philosophiques de la Grce .
Cest en ces termes que J.-Fr. Champollion, pionnier de lgyptologie franaise, ouvre son matre-livre. Par ces
propos, programmatiques et prophtiques, quil introduit sa Grammaire gyptienne (1836)1, premier codex moderne de
1 J.-Fr. Champollion, Grammaire gyptienne ou principes gnraux de lcriture sacre gyptienne, Paris, d. Didot frres, 1836, p. 22. Et Champollion de rcidiver dans sa
correspondance : Je le rpte encore : lart gyptien ne doit
qu lui-mme tout ce quil a produit de grand, de pur et de
beau; et nen dplaise aux savants qui se font une religion de
croire fermement la gnration spontane des arts en
Grce, il est vident pour moi, comme pour tous ceux qui
ont bien vu lgypte, ou qui ont une connaissance relle des
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langue hiroglyphique. Des paroles audacieuses pour qui
entend percer les secrets dune civilisation de plus de 5000
ans, et dans laube de cette dcouverte, rendre lgypte ce
qui lui appartient. Lgypte, berceau de lOccident ?
Tmrit dun liminaire qui rsonnait comme une
provocation. Et nirait pas sans polmique. On sait combien
ardue fut pour les chercheurs darwiniens contemporains de
lauteur la remonte aux origines, eux qui frayaient leur
discipline avec pour seul mot dordre tout sauf lAfrique 2 !
monuments gyptiens existants en Europe, que les arts ont
commenc en Grce par une imitation servile des arts de
lgypte, beaucoup plus avancs quon ne le croit
vulgairement, lpoque o les premires colonies
gyptiennes furent en contact avec les sauvages habitants de
lAttique ou du Pelopnse. La vieille gypte enseigna les
arts la Grce, celle-ci leur donna le dveloppement le plus
sublime: mais sans lgypte, la Grce ne serait probablement
point devenue la terre classique des beaux-arts. Voil ma
profession de foi tout entire sur cette grande question. Je
trace ces lignes presquen face des bas-reliefs que les
gyptiens ont excuts, avec la plus lgante, finesse de
travail, 1700 ans avant lre chrtienne... Que faisaient les
Grecs alors ! (idem, Quinzime lettre , Lettres crites dgypte et de Nubie en 1828 et 1829, Paris, d. Firmin Didot Frres, 1833, p. 302). 2 Cf. P. Picq, Nouvelle histoire de lhomme, Paris, Perrin, Tempus, 2005. Tout sauf lAfrique est un prcepte encore
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Et lAfrique simposa. Volens nolens, elle triompha des rticences par la force des choses. Fallait-il, de la mme
manire, reconduire lessentiel des sciences de la pense
grecque des racines trangres la Grce ? Et sinfliger,
encore, une blessure narcissique ? Perptuelle dialectique des
sciences et de lidologie. De quel ct fallait-il mettre
Champollion, chercheur qui ne laissait pas dcrire : je suis
tout lgypte, elle est tout pour moi 3 ? Quelle part pour
le fantasme, et comment tendre lobjectivit ?
Champollion, pour tmraires soient ses allgations, tait
pourtant bien loin dtre le seul vouloir restituer la terre
noire des pharaons ce qui, songeait-il, tait son d. Les Grecs
bien indur. S. Bessis, historienne spcialise dans les
rapports Nord-Sud, souponne quen effet, l une des
civilisations les plus anciennes et les plus brillantes nes du
gnie humain [] dont linfluence sur le monde Grec na pu
tre totalement nie [...], ne pouvait dcemment tre situe
sur un continent la fois primitif, barbare et dpourvu
dhistoire . A telle enseigne qu aujourdhui encore, la
plupart des coliers europens ou amricains seraient bien en
peine de dire sur quel continent se trouve lgypte des
pharaons (S. Bessis, LOccident et les autres : Histoire dune suprmatie, Paris, d. La Dcouverte, 2003, p. 41). 3 J.-F. Champollion, H. Hartleben, R. Lebeau, Lettres et journaux crits pendant le voyage dgypte, C. Bourgois, Paris, 1986
8
du VIe sicle av. J.-C. jusquaux Romains de lAntiquit
tardive en passant par les philosophes de la priode
alexandrine nont eu de cesse que de revendiquer cette
filiation. Platon est de ceux-l. Arch, un terme double emploi : lancien fait loi. Plus ancienne la parole (orale, de
prfrence), plus hiratique sa vrit. La rupture fut brutale.
Pour des raisons multiples et dont beaucoup restent
identifier, lEurope va peu peu renier cette tradition.
Lorientalisme nest plus la norme lorsquErnst Renan, en
plein XIXe sicle, introduit lexpression de miracle grec .
La pense grecque na plus de comptes rendre une
quelconque sagesse venue dOrient. Les nations se
construisent par diffrenciation et dveloppent pour ce faire
des mythes qui se veulent fondateurs. Qui scotomisent
linterpntration des peuples et des ides. Occultent les
porosits. Dsavouent tout change ; bien plus encore sil
sagit dhritage, ds lors que toute oeuvre de don engendre
obligation4. Une mme logique simpose lchelle de
4 Voir les travaux de Marcel Mauss sur le potlatch et sa
valeur de paradigme. Aux antipodes de Lvi-Strauss qui,
donc, fait du don du premier type don non-comptitif
le cur de son tude, le type de don qui retient lattention de
Mauss relve du second type, lorsque les prestations de don
et contre-don contractent un caractre agonistique.
lorigine crmonie usant du don comptitif et de
lobligation de rendre comme dune instance de lgitimation
des hirarchies sociales, la pratique du potlatch devient
9
lEurope qui marque ses distances vis--vis de lgypte. On
prend contre-pied le discours des Anciens. La science et la
philosophie seront grecques, ou bien ne seront pas.
Cest dans un tel contexte que sont venus sancrer des
travaux salutaires tels ceux de Dodds5 et de Froidefond6.
chez Mauss un concept anthropologique. Il y a potlatch
chaque fois quun donataire offre tellement au receveur que
ledit receveur est incapable de lui rendre ; ou bien chaque
fois quun receveur restitue plus au donataire que le don
initial. Si le rapport dissymtrique de soumission induit par
le potlatch peut exister entre deux individus, que nen
serait-il de mme entre deux castes, tribus, ethnies, et plus
gnralement entre deux civilisations ? Cf. M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de lchange dans les socits archaques (1925), Paris, Quadrige, Presses universitaires de France, 2007. 5 E. R. Dodds, Les Grecs et lirrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997. Une oeuvre originale et audacieuse qui
permet lauteur de dvelopper la thse dinfluences
hyperborennes ou Scythes sur la pense de Platon. Platon
aurait, en quelque sorte, ralis lhybridation de la tradition
du rationalisme grec et des conceptions mystiques, magiques
et religieuses dont lorigine remonte, via les orphiques (ple
dionysiaque), via Pythagore (ple apollinien), la culture
chamanique septentrionale. Le titre peut tre lu comme une
habile provocation, lassociation des Grecs et de la
10
Travaux qui rtablissent une part de doute l o stait
encalmin laxiome dautonomie. Les plus rcentes tudes
ont entam les certitudes les mieux ancres, refroidissant
dans la foule quelques ardeurs mais ouvrant dautres
apptits. Nous ne croyons plus lheure actuelle en une
gnration spontane de la science et de la philosophie aux
entours de lAttique. Plus dexclusivit, mais des vagues
dacculturation. Ni deuil ni cration : adaptations,
rinventions. Ce qui ne saurait, pour rien au monde, rduire
en une quelconque manire lincontestable gnie grec qui a
su repenser ces diffrents apports pour aboutir de nouvelles
manires de concevoir le monde. La Grce lcole de
lgypte nest pas, pour ainsi dire, quun lve psittacin.
Renvoyant dos dos Renan et Champollion, nous voudrions
faire voir que les extrmes se touchent. Le tout ou rien ne
fonde pas une vritable alternative. Il ne sagit pas de tirer la
couverture soi ou de faire voeu de pauvret, mais, dans un
rationalit, longtemps conu comme allant de soi, favorisant
une certaine distorsion dans linterprtation de ce que
pouvait tre la science ou la sagesse des Grecs cette poque.
Cette projection rtrospective nest pas sans faire songer
celle qui svit tout aussi violemment propos des architectes
de la rvolution scientifique de la modernit (on ne relvera
jamais assez combien lalchimie fut dterminante dans les
travaux de Newton). 6 C. Froidefond, Le mirage gyptien, Montpellier, Ophrys, 1971.
11
entre-deux, de souligner ce quont de vrai et donc de faux
ces deux exclusivismes. Au travers linfluence de doctrines
gyptiennes sur le vivier de la philosophie grecque, nous
voudrions faire cas de la rupture autant que de la continuit.
Le cas platonicien nous a sembl, bien des titres,
emblmatique de cette ambivalence.
Platon est un passeur, mais il est plus encore. Platon peut
tre un filtre dans lhistoire des ides, tout en fondant sur un
terreau dj fertile, ses propres intuitions. Prcisons : notre
propos nest pas de minorer linfluence de Platon sur la
philosophie occidentale. Aristocls de son vrai nom ne
faillit pas sa rputation. Et son Socrate, son porte-voix,
nusurpe en rien son renom d inventeur de la philosophie
(encore que Pythagore en ait inaugur le terme), au point
que lon dcline les physiologues et les prsocratiques
comme on dcompte les annes avant J.-C. Cest assez dire la
valeur fondatrice que revtent les Dialogues aux yeux des
historiens de la philosophie. Un statut sminal quauthentifie
Whitehead de la manire sans doute la plus concise et la plus
percutante, en affirmant que la philosophie occidentale
nest quune suite de notes de bas de page aux Dialogues de
Platon 7 (Nietzsche en aurait pleur). Personne, cela tant,
ne savancerait dire que tout Platon nest quune suite de
7 A. N. Whitehead, Procs et ralit. Essai sur la cosmologie (1929), Paris, Gallimard, Bibliothque de Philosophie, 1995,
p. 63.
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notes au bas des papyrus gyptiens. Ceci pos, Platon lui-
mme est bien loin dincarner larolithe quon simagine
parfois.
Nous supposerons que sa pense na pas jailli toute en
armure, telle Pallas Athna, hors de sa propre tte, ni de
celle de Socrate. Nous supposerons quelle ntait pas ce bloc
achev, monolithique, fig dans lcrin dune doctrine
constante et immuable. Cest une chose organique , pour
recourir lexpression de Dodds, le fruit dun bricolage
volutif pour recourir celle de feu Franois Jacob. Un
organisme, donc, qui croit volue dune part selon sa propre
loi interne, de lautre en raction et en interaction avec des
facteurs extrieurs : les stimuli dautres penses. Et il eut
bien dautres penses desquelles Platon aurait pu sinspirer,
lui qui vcut depuis la mort de Pricls jusqu la reddition
face lhgmonie macdonienne. Assez pour disposer
lclosion dune uvre. De nombreuses influences ont fait
germer cette uvre, dont la nature exacte autant que
ltendue sont assez mal dtermines8. Pas plus en
philosophie quen biologie, pour filer notre analogie, ne se
peut soutenir lide de gnration spontane . Ex nihilo nihil. Rien ne nat de rien, crivait Dmocrite, et tout senchane ncessairement . Et Platon dajouter, dans son
8 Se reporter ce sujet lintroduction de L. Brisson dans L.
Brisson, Fr. Fronterotta (dir.), Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2006.
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pinomis (sil est effectivement de lui), que tout ce que les Grecs reoivent des barbares, ils lembellissent et le portent
sa perfection 9.
Certaines parmi ces influences celles dHraclite, de
Parmnide et surtout de Socrate , ne sont pas ngociables.
Leur sort est arrt. Dautres, plus insidieuses, suscitent
lheure actuelle des dbats passionns. Cest notamment le
cas des sectes orphiques et pythagoriciennes10. La Lettre VII, certains passages du Phdre et de la Rpublique 11 renforcent lhypothse selon laquelle, comme latteste Aristote12 (son
9 Platon (?), pinomis, 987d. 10 Cf. C. Mallan, Ch. No, O. Lahbib, La parabole de la
pangyrie : Platonisme ou pythagorisme ancien ? , article en
ligne dans LEnseignement philosophique, 2002, vol. 52, n 4, p. 20-34 ; P. Boyanc, Platon et les cathartes orphiques ,
article en ligne dans Revue des tudes Grecques, t. 55, fasc. 261-263, juillet-dcembre, 1942, pp. 217-235. 11 Platon, Lettre VII, l. 340-345 ; Phdre, 276e et Rpublique, 501e. 12 Au sujet de lenseignement oral, sotrique platonicien,
se reporter la rdition de louvrage de M.-D. Richard, qui
propose un aperu synthtique, revu et corrig des travaux
de lcole de Tbingen : M.-D. Richard (dir.),
LEnseignement oral de Platon. Une nouvelle interprtation du platonisme (1986), pref. de P. Hadot, Paris, Cerf, 2006. Citons, de mme, la proverbiale contribution de L. Robin, La
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indisciplin disciple) et, sa suite, lEcole de Tubingen,
Platon aurait t tenant dune doctrine rserve au premier
cercle ; dune sagesse tributaire, prcisment, des courants
pythagoriciens. Passes les illusions du mirage grec , des
chercheurs plus entreprenants ont ouvert dautres pistes en
direction de la priphrie. Ils ont ras les marges de
lkoumne ; tent, toute prcaution garde, de dfinir le
cadre gographique et conceptuel au sein duquel se seraient
effectus ces changes culturels. Puis tudi la rception de
ces apports, souvent teints de religion, dans le biotope
intellectuel des Grecs. telle enseigne que lhypothse
dinspirations externes la philosophie proprement grecque
sur la pense de Platon se prsente aujourdhui comme
davantage quune extrapolation gratuite. Lide a fait son
chemin. Elle a ses dfenseurs, et non des moindres. Nous y
reviendrons.
thorie platonicienne des Ides et des nombres daprs Aristote. Etude historique et critique (1908), Paris, F. Alcan, Georg Olms, 1998, o ce dernier entreprend de reconstituer
les lments de la doctrine sotrique platonicienne partir
non plus des Dialogues, mais des allusions aristotliciennes
la question des Nombres et des Ides. Enfin, larticle
compendium de S. J. E. Strycker, Lenseignement oral et
luvre crite de Platon , article en ligne dans Revue belge de philologie et dhistoire, t. 45 fasc. 1, 1967. Antiquit Oudheid, pp. 116-123.
15
Les Barbares (Barbaroi) sont par ailleurs loin dtre absents des Dialogues de Platon : lauteur mentionne le
terme raison denviron 83 reprises daprs le dcompte
tabli par L. Brandwood13, contre environ 135 occurrences se
rfrant aux Grecs (Hellns). La statistique est loquente, bien quelle ne prjuge rien du traitement rserv
lun et lautre membre de cette combinaison.
Combinaison ; car toute dichotomie suppose une mise en
relation : lon ne parle jamais de Grecs quautant quil y
reste des non-Grecs pour en conscrire lidentit14. La
question se pose incidemment de savoir quels Barbares
Platon fait rfrence et desquels notre auteur aurait pu
sinspirer . Barbares de quelles contres ? Ce ne sont pas l
les choix qui manquent. Les grands triomphes ne manquent
pas dartisans. On a parl tantt de la Perse, tantt de lInde,
tantt de la Syrie, tantt de lAsie Mineure, de la Chalde ou
de lHyperbore. On a parl de migration et d
acculturation , de transmission de systme de pense des
quatre coins du monde, et dont les Grecs, opportunistes,
auraient fait la synthse. La coupe est pleine. On ne compte
13 L. Brandwood, A Word Index to Plato, Leeds, W. S. Maney and Sons, Maney Publishing, 1976. 14 Cest la valeur diffrentielle des systmes smantiques,
mise en valeur par F. de Saussure, avec toutes les
implications philosophiques que cette valeur comporte. Cf.
F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale (1916), Paris, Payot, 1979.
16
plus les candidats la fcondation . Mais aucun, semble-t-
il, ne fut si peu et si ngligemment analys que lgypte dont
cependant, les rfrences abondent dans les dialogues
platoniciens. Hormis la Perse, lgypte est en effet le pays
foyer de Barbares le plus souvent cit dans luvre de
Platon15. Il nest qu prendre la mesure de la rcurrence
dans les Dialogues des allusions directes ou indirectes ce
don du Nil , terre dlection des sciences astronomiques16 et
de la mdecine (hippocratique, entre autres). Daucuns sont
alls bien plus loin, accusant sans dtour Platon davoir
traduit sa Rpublique de fragments gyptiens ; telle
15 C. Froidefond, Le mirage gyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971. 16 Car cest une ancienne contre qui produisit les premiers
qui sadonnrent cette tude, favoriss par la beaut de la
saison dt, telle quelle est en gypte et en Syrie, et
contemplant toujours, pour ainsi dire, tous les astres
dcouvert, parce quils habitaient toujours une rgion du
monde bien loin des pluies et des nuages. Leurs observations,
vrifies pendant une suite presque infinie dannes, ont t
rpandues en tous lieux et en particulier dans la Grce. Cest
pourquoi nous pouvons les prendre avec confiance pour
autant de lois (Platon (?), pinomis, 987a).
17
enseigne que son commentateur Crantor dut monter au
crneau et prendre sa dfense17.
Dautant plus tonnante apparat, par contraste, la raret
des travaux consacrs aux rapport entre le Logos grec et la
pense de lgypte antique. Certains dentre eux, de manire
significative, font prvaloir les influences des Grecs de
lAntiquit tardive sur la production culturelle et artistique
de lgypte ptolmaque18 ; peu sintressent aux priodes
antrieures ou aux influences de lgypte pharaonique sur la
production grecque. Question philosophique et historique
qui connut nanmoins un certain renouveau avec la parution
rcente de loeuvre afrocentriste de Martin Bernal19. La
somme est apprciable, mais non dnue dexclusivisme ; et
lauteur verse assez loisiblement dans les travers dun
kmtisme qui sexposeront aux mmes reproches quon
pouvait faire Champollion. Une certaine hellnophilie
17 F. W. A. Mullach, Fragmenta philosophorum graecorum. Collegit, recensuit, vertit annotationibus et prolegomenis illustravit indicibus (1875), t. III., D. 139, Paris, Didot, 1879. 18 Citons ltude emblmatique de Ph. Derchain, Les impondrables de lhellnisation. Littrature dhirogrammates, Paris, Brepols, Monographies Reine Elisabeth, 2003. 19 M. Bernal, Black Athena. Les racines afro-asiatiques de la civilisation classique, 3 vol., Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
18
indo-europenne tardive aurait fait oublier, selon lauteur, ce
que la Grce doit lgypte. Cest--dire tout. Cest--dire
trop pour tre honnte
Mentionnons galement louvrage plus nuanc de J.
Albert Faure, LEgypte et les Prsocratiques 20. Faure, il est vrai, ne lisait pas lgyptien dans le texte, ainsi quune
mthode appointe let immanquablement prescrit. Sans
doute fut-ce sa limite ; sans doute est-ce galement la ntre ;
sans doute, enfin, est-ce lune des raisons au manque de
recherche affrentes aux reprises hellniques de la veine
gyptienne21. Nest pas Georges Dumzil qui veut. Il avait
20 J. A. Faure, LEgypte et les Prsocratiques, Paris, Librairie Stock, 1923. 21 Un autre obstacle cette recherche serait la difficult du
nophyte faire la part, au sein dun fonds de publication
toujours plus abondant ayant trait lgypte, entre les
ouvrages fiables et la littrature plus folklorique. Pour ce qui
concerne la question de la matrise conjointe du grec et de
lgyptien ancien, deux langues teintes, celle-ci est aussi
rare que peu encourage. On pourrait aisment en dire
autant de la double connaissance de lgyptien et de lhbreu
ancien, qui permettrait davoir une meilleure comprhension
de linfluence des motifs gyptiens sur llaboration des
textes vtro- et, dans une moindre mesure,
notestamentaires : monothisme, Trinit, Dieu ressuscit,
Cration par le verbe, culte marial, etc. Le livre des
19
nanmoins pris connaissance de la plupart des traductions
disponibles lpoque. Toute traduction transposition de
signifiants dun univers lautre implique dformation.
Traduttore, traditore, clame ladage cisalpin. Les impairs de la traduction nempchrent pas toutefois la rvlation de
nombre danalogies ; assez pour jeter une lumire nouvelle
sur ce que la Grce doit lgypte. Et susciter, peut-tre,
un regain dintrt pour ces doctrines plusieurs fois
millnaires et partout diffuses qui prirent naissance et corps
en terre des pharaons. Toujours est-il que son appoint ne
contribue pas peu notre tentative denvisager ce que Platon
a pu trouver et retenir pour sa chapelle dune si ancienne et
prestigieuse culture. Hormis ces deux auteurs Bernal et
Faure , nous ne pouvons gure citer que quelques noms la
priphrie, engags pour leur compte dans cette prilleuse
enqute ; essentiellement Franois Daumas, Roger Godel,
Franois Hartog, Christian Froidefond dj cit et Youri
Proverbes reprend ainsi expressment (de 22:17 23:11) les Maximes dAmnmop (-1200 avant J.-C.). Lgypte ne fut pas sans raison le premier pays stre christianis. Cf. ce
sujet G. Posener, P. Humbert, Recherches sur les sources gyptiennes de la littrature sapientiale dIsral, dans Mmoires de lUniversit de Neuchtel, vol. 10, n 2, Syria, 1929, p. 166-167 ; J. Assman, Mose lEgyptien, 1997, Paris, Aubier 2001, et idem, Le Prix du monothisme, Paris, Aubier, 2007.
20
Volokhine. Ce modeste mmoire sen voudrait un hommage
autant quun prolongement.
Plusieurs facteurs motivent ce dsinvestissement. Nous
invoquions tantt la barrire de la langue. Nous invoquions
encore lembarrassement du nophyte aux prises avec une
somme considrable douvrages consacrs lgypte, mais
dont la prodigalit na bien souvent dgal que labsence de
valeur scientifique. Comment faire le dpart entre ce qui
relve de la spculation, sinon du pur fantasme, et ltat
vritable de nos connaissances ? Lhistoire pharaonique
stend au reste sur une priode suffisamment vaste pour
nous faire perdre pied : ce qui est vrai une poque et en tel
lieu ne le sera pas ncessairement lpoque ultrieure ou en
tel autre lieu. ces causes objectives se pourrait ajouter la
rticence des hellnistes saborder leur monopole. Do, en
partie, une certaine forme dhypercriticisme luvre dans
les milieux de la recherche intresss aux matriaux
antiques, peu dsireux de voir le tout-venant marcher sur
leurs plates-bandes. La science normale , comme la dfinit
Kuhn22, aime camper sur ses acquis et protge ses
investissements. Le cas de Dumzil, encore une fois, a fait
jurisprudence.
22 T. S. Kuhn, La Structure des rvolutions scientifiques, en
part. Chap. III : La science normale. Rsolution des
nigmes , Paris, Flammarion, Champs, 1983.
21
Ici nest pas le lieu de mettre en branle une polmique.
Nous laisserons la question des ferments subjectifs et
objectifs des rticences qui se constatent la sociologie des
sciences, nous contentant, pour ce qui nous concerne, de
faire valoir combien une lecture de Platon nourrie par
lhypothse dun rinvestissement de notions gyptiennes
peut savrer enrichissante pour la comprhension de son
uvre. Pour peu, il va sans dire, que lon adhre au postulat
que l implicite peut tre au moins aussi crucial que l
explicite pour travailler cette comprhension. Un postulat
que nous partageons avec W. Jaeger, introducteur en la
matire de la notion d sotrisme platonicien , et, sa
suite avec lcole de Tbingen, laquelle sest illustre via ses reprsentants dont K. Gaiser, H. J. Krmer et T. A. Szlezak
par sa tentative de reconstitution du contenu
achroamatique de la doctrine platonicienne. On ne peut,
notre sens, arraisonner Platon dans toute son paisseur
quune fois admise la pertinence du suggr et du non-dit.
Toute thorie, incluse la ntre, fait fonds sur une trame de
prsupposs23. Lerreur ou la malhonntet serait de les
23 Kurt Gdel a fait valoir dans un article de 1931 intitul
Sur indcidabilit formelle des Principia mathematica et des systmes apparents , quaucun systme nest
dmontrable exhaustivement. Aucun systme ne se soutient
lui-mme. Le cur de sa dmonstration consiste ainsi
dvoiler au sein de chaque appareil thorique la prsence
invitable dune proposition indcidable sans sortir du
22
dissimuler. Dautant quil se pourrait qu terme, les rsultats
de notre enqute entrinent in fine le bien-fond de ces partis-pris. Les partisans de l sotrisme platonicien ne
sen sont pas cachs ; et bien leur en a pris.
Lucides, nous escomptons notre tour et dans une mme
optique tirer parti dune lecture mthodique de luvre de
Platon pour colliger toutes les indications, tous les
marqueurs, tous les indices passibles dtayer la thse
dinvestissements ou dincorporations dlments gyptiens
la chair des Dialogues. Notre projet consisterait ds lors
proposer un recensement de diffrentes options de recherche
pouvant conduire postuler de putatives reprises de motifs
gyptianisants tant par la forme que par le fond au sein
des loci aegyptii. Il sagirait dinstruire une lecture de Platon
systme. Tout systme dductif est incomplet au sens o lui
chappe toujours une vrit. Il pose des assertions gratuites
ou alors fait faillite, lorsquil atteste des noncs faux. Gdel
a dmontr ceci que lon ne pouvait jamais tre certain de
rien en matire de mathmatiques, dernier bastion de
lvidence ni donc en aucune science. On saperoit ainsi et
paradoxalement que le thorme dincompltude, moins que
tout autre, ne peut sexonrer des consquences du thorme
dincompltude. Il nchappe pas la proposition
indcidable, rendant le thorme lui-mme indcidable.
Toujours est-il quil ne peut y avoir de thorie sans postulats,
de systme sans prsupposs.
23
guide par le fil rouge dune gypte inspirante ; gypte
prsente dans les silences autant que dans les rfrences ;
gypte comme ppinire dides, source dimaginaire et
matrice dintuitions. Cela en vitant, autant que faire se peut,
ces trois cueils que sont la ptition de principe, le
rapprochement tous azimuts (syndrome de lanalogie sans
frein) et lexcs de conjectures dont lempilement nuirait la
viabilit. Rasoir dOccam oblige, nous aurons soin de ne
pas multiplier les hypothses ad hoc.
Lesprit de cette tude se veut acadmique dans la
mthode et respectueux sinon du style tout le moins
des formes. Il ne sagit pas de battre la campagne, de spculer
sur du sable destran, mais bien dancrer notre propos dans
une doxographie prcise ; incessamment, den revenir au
texte. Cest dans le texte mme que nous puiserons la
substance ncessaire notre dveloppement. Le contexte
galement peut clairer notre dmarche ; nous ne laisserons
pas den tenir compte. Dterminer et dvelopper les
convergences entre les textes de Platon et les textes
gyptiens ne peut se faire sans faire appel, enfin, lexgse
instruite dun certain nombre de commentateurs, mme de
pallier nos insuffisances. Nous procdons moins par
dmonstration (more geometrico) que par thsaurisation dindices. Aucun nest dirimant en soi, mais tous,
saccumulant, se superposent et se renforcent mutuellement
pour composer un millefeuille argumentatif robuste. Un
ftu de paille cde vite la tension ; mille ftus de paille
24
enchevtrs tissent une botte solide. Les occurrences
sagglomrant comme des gouttes de rose viennent grossir
le ruisseau puis finissent en torrent. Du pur quantitatif, on
glisse vers le qualitatif. Les conclusions de notre enqute
nous rendront ainsi apte jauger a posteriori de la pertinence a priori de ses prmisses. Lenjeu de ce mmoire est donc tout la fois philosophique, historique et
mthodologique.
Que lon fasse ntre une ide directrice : lgypte est,
chez Platon, bien davantage quun recours rhtorique, une
source dinspiration. Celle-ci nest ce stade quune
hypothse de travail. Une bquille de lecture valeur
heuristique. Notre projet consiste transformer cette
hypothse en thse argumente et viable. Ce nest qualors,
alors seulement que nous aurons acquis les matriaux et les
outils mme de nous faire comprendre un peu mieux ce
que Platon, ergo la Grce, ergo notre Occident philosophique, doit lgypte ; de nous instruire de ce qui,
plus particulirement, au sein dune civilisation que lon se
reprsente lheure actuelle si loigne des systmes de
pense qui sont les ntres, a pu intresser Platon et enrichir
sa rflexion. Sa rflexion et via cette rflexion, lesprit prenne de toute une tradition dont nous sommes hritiers.
Libre au lecteur de se rallier ou pas nos propositions ; au
moins sera-t-il juge en connaissance de cause.
25
Options dapproche
Se pourraient distinguer tout le moins deux stratgies
dapproche visant prendre en main les extraits gyptiens
rebaptiss aiguptiaka ou loci aegyptii dans luvre de Platon : il sagirait ou bien de penser lgypte partir de
Platon, ou bien de penser Platon partir de lgypte. Les
deux options peuvent tre rapportes lalternative suivante.
Soit dmontrer comment Platon mobilise les
aiguptiaka pour tayer ses propres thses, tout en reconnaissant les limites du modle gyptien . Cest--dire
dgager la fonction argumentative et le ressort critique des
passages gyptiens dans lconomie rhtorique des Dialogues.
Ce qui signifie considrer lusage et la porte tant du logos que du muthos gyptien ; les apprcier dabord comme une bote outils , comme instruments ; soit, par exemple,
comme une preuve de lincarnation possible de la
Rpublique sur le plan historique (la mmoire de
lexpdition de Sas vhicule par Critias le jeune24 valide
historiquement la construction dialectique de la kallipolis dans la Rpublique). Ou bien tantt comme un modle, tantt comme anti-modle lgislatif, ducatif, morale,
artistique, etc. Une telle approche aurait le mrite de mieux
nous faire entendre la pense de Platon, ainsi que, sur le plan
formel, de nous faire voir par quel ensemble de procds
24 Platon, Time 21c seq. ; Critias, passim.
26
lauteur parvient traduire cette pense ce qui, du moins,
peut en tre traduit25. Elle conduirait surtout reconstruire
lgypte de Platon, en dautres termes, lgypte telle que la
concevait Platon. Sans rien ter de son intrt, une telle
approche ne nous apprendra rien toutefois sur ce que Platon
aurait pu retirer thoriquement parlant de son
expdition.
Soit entreprendre une remonte aux sources .
Prendre lhistoire rebrousse-temps. Faire le dpart entre le
rhtorique, lemprunt, limprgnation, la falsification. Mettre
en valeur les bouturages et les transpositions. Tenter de
retrouver ce quaurait t la richesse des rapports culturels
25 Lcrit, de fait, est impuissant rendre compte de la
science vritable : Cette science ne senseigne pas comme
les autres avec des mots ; mais, aprs un long commerce, une
vie passe ensemble dans la mditation de ces mmes choses,
elle jaillit tout--coup comme une tincelle, et devient pour
lme un aliment qui la soutient lui seul, sans autre secours
[] Je crois que de tels enseignements ne conviennent quau
petit nombre dhommes qui, sur de premires indications,
savent eux-mmes dcouvrir la vrit (Platon, Lettre VII, 341d seq.). Ce qui se conoit bien ne snonce pas du tout :
Concluons que tout homme srieusement occup de choses
aussi srieuses doit se garder de les traiter dans des crits
destins au public, pour exciter lenvie et se jeter dans
lembarras (ibidem).
27
entre deux civilisations, leurs influences mutuelles ; ainsi,
mettre en valeur une dialectique fructueuse entre la pense
grecque et gyptienne. Une dialectique au sens o
lentendait prcisment Platon26, et dont Platon aurait t
lun des acteurs de premier plan. Une manire incidente de
rappeler, contre une opinion encore courante, que la
pense logique 27 ni la raison ni la mtaphysique ne
sont closes ex nihilo sur les bords de lAttique. Lobjet dune analyse serait moins dans cette perspective denvisager
lgypte telle que la concevait Platon, que douvrir des
chemins, dexciper des indices, des faisceaux convergents
dindices rendant raison de ce que lauteur pourrait avoir
reu dune pense trois fois millnaire ; pense dune
civilisation qui, de longue date, avait commerce avec la
Grce28. Les passages gyptiens serviraient ds lors
26 Sur les diffrents stades, usage et acceptions de la
dialectique dans les Dialogues de Platon, voir P. Janet, Essai sur la Dialectique de Platon, Paris, Joubert diteur, 2009. 27 Sil ne fallait prendre quun exemple, songeons au
syllogisme thmatis par Aristote. Ce mode de raisonnement
par concatnation, comprenant majeure, mineure et
conclusion, se trouve dj mise en valeur dans les Textes des
pyramides. Les gyptiens avaient identifi les diffrents
paralogismes et les sophismes que dnonce le Stagirite dans
lOrganon. 28 Cf. C. Paparrigopoulos, Grce et gypte aux temps pr-
homriques , article en ligne dans Bulletin de
28
linstruction dune analyse comparative des textes de Platon
la lumire dauthentiques textes gyptiens. Une analyse
qui, sous un clairage diffusionniste, permettrait peu ou prou
une relecture de Platon partir de lgypte. Cest dans cet
horizon que nous voulons inscrire notre recherche.
Mthodologie
Comment procderons-nous ? Question prliminaire,
assurment fondamentale que celle de la mthode. La
mthode la plus adapte ce type de recherche nous semble
consister comparer minutieusement une collection
dlments bien dtermins des dialogues de Platon avec les
documents originaux qui nous sont parvenus de lgypte
antique traitant de sujets analogues. Il sagirait, en somme, de
prlever certaines des ides phares dont lhistoire des ides
fait de Platon lintroducteur dans la philosophie
hellnistique de son poque, puis dans un second temps, de
spcifier dans quelle mesure de tels apports pourraient tre comptables de ferments gyptiens. Frayer cette lecture
parallle suppose, lvidence, davoir dj relev dans les
dialogues des lments typiques de la pense platonicienne
typique au sens o napparaissant pas chez ses
correspondance hellnique, vol. 5, 1881. pp. 241-250 et Y. Garlan, Guerre et conomie en Grce ancienne, Paris, La Dcouverte, 1999.
29
contemporains et prdcesseurs grecs. Pourquoi sinon aller
jusquen gypte recueillir pro domo des conceptions prsentes domicile ? Notre recherche na dintrt
quautant quelle fait valoir une migration de thmes et de
concepts. Les voyages forgent la jeunesse et les ides.
Ce qui nous introduit immdiatement la question
suivante : quels lments de comparaison extraire des
dialogues de Platon ? Quels passages retenir ? Au premier
chef, ceux qui tmoignent dune originalit particulire
relativement aux diffrents courants et systmes de pense
qui avaient cours en Grce. Ceux des aiguptiaka qui paraissent tmoigner dune extranit. Cest ce pourquoi il
incombera aussi, pour les discriminer, pour dgager ces
lments premire vue typiques, de mobiliser un corpus
grec. Et de comprendre quelles doctrines, mme et surtout
minoritaires, pouvaient se rencontrer en Grce qui ne
seraient pas par consquent reverser au dossier gyptien.
Une premire grande tape requise pour justifier le
rapprochement de lgypte et de Platon consiste donc
oprer au pralable une mise en perspective des conceptions
platoniciennes telles quexprimes dans les aiguptiaka avec les traditions philosophiques luvre dans le bassin grec.
Nous obtiendrons par soustraction tout ce qui nest pas
soluble dans la pense grecque, donc susceptible de racines
trangres. Faute de pouvoir traiter pour lheure lensemble
de ces lments, nous avons fait le choix de nous en tenir
essentiellement deux principaux thmes : savoir la
30
tripartition de lme et le jugement des morts. Bien dautres
pistes de recherche toutes aussi passionnantes pourraient
tre abordes, quil faudra rserver pour un prochain voyage.
Nous en dirons deux mots en guise de conclusion.
Une fois men bien ce premier tamisage, nous
procderons la comparaison du noyau exogne mis en
exergue dans les aiguptiaka avec une documentation tmoignant de traditions gyptiennes. La mise en regard du
corpus gyptien et du corpus platonicien sera loccasion den
dgager les divergences et les points contigus. Sil se trouve
bien des rapports dcelables entre ces lments typiques des
Dialogues de Platon et les doctrines suggres par la
littrature pharaonique, une influence peut tre admise, sous
condition que notre auteur ait bel et bien t en terre
dgypte ou en contact dune manire ou dune autre avec
des gyptiens. Cette condition (non suffisante, mais
ncessaire) doit galement se justifier. Or, cest prcisment
lobjet de notre premier chapitre que de la justifier. Le
chamanisme de Platon29 ne lallouait pas dun corps astral :
29 La premire rencontre entre Platon et Archytas aurait eu
lieu au cours du voyage en Sicile de - 390-389. Elle se trouve
atteste par Cicron au premier Livre de sa Rpublique (10, 16) et par Valre Maxime au huitime Livre de ses Faits et dits mmorables (7, ext. 1). Si lon se range effectivement au tmoignage de lArpinate, Platon a dabord fait en gypte
un voyage dtudes. Puis il est all en Italie et en Sicile pour
31
lhomme devait voyager, in corporaliter (comme lcrivait Leibnitz), se rendre de lui-mme la rencontre des prtres.
Quant aux modalits de lemprunt, nous parlons
d influences dfaut dautres termes plus appropris ; il
et t plus rigoureux de parler dacculturation, ou
sinformer de faon complte sur les dcouvertes de
Pythagore. L il a beaucoup frquent Archytas de Tarente
et Time de Locres . Daprs E. R. Dodds, daccord avec M.-
L. Freyburger-Galland (cf. M.-L. Freyburger-Galland,
Archytas de Tarente : Un mcanicien homme dtat , dans
L.De Poli, Y. Lehmann (d.), Naissance de la science dans lItalie antique et moderne, Actes du colloque franco-italien des 1er et 2 dcembre 2000 tenu lUniversit de Haute-
Alsace, Bern, 2004), Archytas de Tarente reprsentait selon
Platon un modle du philosophe-roi. Il sensuivit quauprs
de lui Platon effectua une hybridation de la tradition du
rationalisme grec avec des ides magico-religieuses dont les
origines les plus lointaines remontent la culture
chamanique septentrionale (E.R. Dodds, Les Grecs et lirrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997, p. 207). Sur les contacts et les inspirations relles ou supposes
dArchytas sur Platon, signalons notamment larticle de L.
Brisson, Archytas de Tarente , dans J.-L. Prilli (dir.),
Platon et les pythagoriciens, Cah. de philosophie Ancienne n20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008 et celui de B. Mathieu,
Archytas de Tarente , dans la revue BAGB, 1987, p. 246-254.
32
dappropriation, ou dutilisation de documents consults de visu ou rapports par akou auprs des initis (officiants, drogman, etc.). Toute la difficult consiste finalement en cela
que nous ne savons pas, et ne saurons probablement jamais,
de quelle manire Platon a pu entrer en connaissance de ces
doctrines.
Plan de recherche
Ne diffrons pas plus lexposition de notre plan. Lenjeu
lucid, la mthode prcise, reste convenir de la manire
selon laquelle sarticuleront les diffrentes parties de cette
tude. Il est un fait, nous le disions, que lide mme dun
rapprochement possible entre certaines ides prsentes dans
les Dialogues et des doctrines de factures gyptiennes
naurait de sens que si Platon a rellement subi des influences venant dgypte ; ce qui suppose que notre auteur
se soit trouv un moment donn en contact avec de telles
doctrines. Un voyage en gypte et t cette fin loccasion
idale. Do limportance dasseoir la lgitimit de notre
enqute sur des donnes de nature historique et
historiographique. Cest l pourquoi notre premier chapitre
sapplique estimer si oui ou non la conjoncture des
relations entre les populations grecques et gyptiennes aurait
permis quait lieu une telle expdition. Puis considrer les
allusions qui sy rfrent chez un panel dauteurs et des
compilateurs slectionns au prorata de leur anciennet et de
33
leur crdibilit. Lexamen minutieux des gousses
dindications relatives lgypte figurant chez Platon nous
fournira un autre angle dattaque mme dattester
lauthenticit de ce voyage. Le dernier pan de ce chapitre
sintressera enfin la nature des sources que Platon aurait
pu consulter une fois rendu sur place. Ce propos liminaire
na rien de superflu : il conditionne lacceptabilit de toute
notre dmarche. Cest son aune que sont rendues plausibles
et donc pensables les emprunts suggrs dans les chapitres
attenants.
Les chapitres en question nous font entrer dans le vif du
sujet. Leur propos gnral est dtablir de la manire la plus
argumente possible des rapprochements entre les dialogues
de Platon et les doctrines traditionnelles de lgypte
ancienne. Faute de pouvoir traiter intgralement lensemble
des domaines qui seraient susceptibles dintresser une telle
problmatique, nous avons fait le choix de nous restreindre
de grandes thmatiques en quoi consistent la tripartition de
lme (chapitre II) dune part, et dautre part son jugement
eschatologique dans le royaume des morts (chapitre III). Ces
deux chapitres pousent la construction en deux priodes de
la mthode prcdemment dcrite. Dgageant tout dabord la
valeur ajoute de la pense de Platon vis--vis de ses
contemporains grecs, nous confronterons ensuite ces
lments des sources gyptiennes. Il va de soi, sil se
constate entre ces textes suffisamment de concidences, que
lantriorit du corpus gyptien ici mobilis plaide en faveur
34
dune diffusion de lgypte vers la Grce, de lgypte vers
Platon, plutt que le contraire30. Ce qui rsout demble
lnigme immmoriale de la poule et de luf. Plus mais de
conflit de paternit : les Grecs en la matire, comme le fait
dire Platon au prtre de Sas, sont toujours des enfants 31
Corpus et documents
Enjeu, mthode et plan ayant t fixs, nous reste enfin
circonscrire un cadre de recherche adapt nos ambitions.
Ce cadre fait principalement droit au corpus des Dialogues, concerne spcifiquement les passages gyptiens (aiguptiaka),
30 La Grce influencera par suite profondment lgypte.
Lavnement en -323 de Ptolme Ier, ancien gnral
dAlexandre devenu empereur satrape (parfois considr
comme fondateur de la XXXIIe dynastie pharaonique),
favorise linterpntration des cultures nord- et sud-
mditerranenne. Cf. B. Lanon, C.-G. Schwentzel, LEgypte hellnistique et romaine, Paris, Nathan, 2003. 31 Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous tes toujours
des enfants, et il ny a point de vieillard en Grce. A ces
mots : Que veux-tu dire par l ? demanda Solon. Vous
tes tous jeunes desprit, rpondit le prtre ; car vous navez
dans lesprit aucune opinion ancienne fonde sur une vieille
tradition et aucune science blanchie par le temps (Platon,
Time 21e-22a).
35
et plus spcifiquement encore les aspects scientifiques,
philosophiques et religieux des influences possibles de
lgypte sur la pense de Platon. Nous laisserons donc en
friche les influences des autres civilisations barbares
(gymnosophistes de lInde, mages perses, dAsie Mineure,
dIran ou de Chalde, les chamans scythes ou saces ou
hyperborens), ainsi que les aspects pratiques, ducatifs et
politiques de la pense de Platon. Nous recourrons
plusieurs fonds documentaires pour conduire notre tude.
Les passages gyptiens des dialogues de Platon seront mis en
regard avec un corpus grec afin den exciper loriginalit. Il
conviendra alors de comparer ces novations avec une
troisime source documentaire, proprement gyptienne,
pour dcider dans quelle mesure celle-ci pourrait avoir
aliment celles-l. Les trois corpus auxquels nous devront
faire appel se dclineraient ainsi de la manire suivante :
36
Corpus platonicien
Seront convis pour notre tude lensemble des
Dialogues se rfrant de manire explicite ou implicite la
valle du Nil. Pour ce qui concerne lordre gnalogique de
ces dialogues, nous nous en rfrons la chronologie et la
partition propose par Luc Brisson32.
En dehors du Phdon qui peut fournir un contrepoint intressant pour jauger la rupture de la pense de Platon
avec les dialogues ultrieurs son possible voyage en gypte,
la priode de jeunesse ne nous offre que relativement peu de
matire exploitable et pertinente pour notre propos.
Ressortissant la priode de transition (-390/-385), le
Gorgias, en revanche, va savrer particulirement prodigue en piste, tout comme lApologie de Socrate, et, dans une moindre mesure, le Mnexne et le Cratyle. Si lon estime que le Gorgias a bien t crit durant ou aprs les grandes prgrinations de Platon33, tout aussi pertinents pour ce qui
32 Chronologie liminaire ses traductions des Lettres, de Phdre, et du Time/Critias, publies dans la collection Garnier-Flammarion. 33 Marcel Dtienne, entre autres auteurs, situe la priode de
composition du Gorgias au retour des premires grandes prgrinations de Platon. Cf. M. Dtienne, Les matres de
vrit dans la Grce archaque (1967), Paris, La dcouverte,
2006.
37
concerne notre problmatique sont les dialogues rdigs
durant la priode de maturit (-385/-370) : le Phdre, le Parmnide, la Rpublique, et, ultimement, le Thtte. Le Phdre, plus particulirement, marque un tournant, bien relev par Froidefond34, concernant la frquence et lemploi
par Platon de lexemple gyptien. Dpars et subsidiaire quil
tait jusqualors, il devient pice matresse de
largumentation. Les dtails prolifrent, ils saccumulent et se
prcisent. Ils perdent en approximation ce quils gagnent en
importance. Lgypte est, compter du Phdre, un thme recrudescent, croissant, exponentiel. Tout se passe comme si
quelque vnement, qui ntait pas que le caprice de lge,
avait dtermin Platon marquer cette rupture. Rupture que
son uvre ultrieure ne fera quaccentuer.
Tmoins les dialogues de vieillesse (-370/-346) qui
apparaissent galement dune importance cruciale dans la
mesure o cest leur faveur que la pense de Platon
saffirme de la manire la plus autonome. Le Socrate 1 de
Luc Brisson cde place au Socrate 2 , plus proche des
proccupations de lauteur. La dialectique samende, se
reformule. Platon, sans pour autant couper les ponts, prend
ses distances vis--vis de son matre. Platon smancipant,
trace son propre chemin. Il nest qu constater dans son
dernier dialogue, les Lois, labsence criante et plus que
34 C. Froidefond, Le mirage gyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
38
significative du personnage Socrate. Socrate est vinc.
Socrate nest plus de la partie : il sest vu remplac, pour ainsi
dire mis en disponibilit, par la figure mtonymique de
ltranger. Quest-ce comprendre ? Peut-tre mais ce
nest l quune hypothse que la rfrence prioritaire de
notre auteur nest plus alors Socrate, mais son savoir acquis
ltranger. Il nest plus par ailleurs question dans ce dialogue
de ou-dire (akou) propos de lgypte, mais bel et bien de choses vues 35. Il va de soi que la multiplication des
rfrences ce pays tout comme lespace que lui consacrent
les dialogues de vieillesse ne peuvent tre considrs
lexclusion de lintrt croissant que manifeste le Platon de la
dernire priode pour ltranger en gnral. K. I. Vourvris
relve ainsi pas moins de vingt-deux passages mietts dans
les Lois se rfrant expressment des coutumes et des peuples barbares, suivies de trs loin par la Rpublique qui en compte six, et le Mnxne cinq36. Toujours est-il qualors Platon sloigne de son premier Socrate (censment le plus
socratique des trois) qui, lui, na jamais voyag que contraint
par lobligation de ses devoirs civiques et prtendait dans le
Criton ne pas en prouver le besoin37.
35 Platon, Lois, L. II, 656e. 36 K. I. Vourvris, Platon und die Barbaren, Athnes, O. Verlag, 1938. 37 Lallgorie de la Loi athnienne qui intervient dans le
Criton (en 52b-c), ne cle rien de ce caractre casanier : ce qui te distingue, Socrate, [du citoyen ordinaire] cest
39
Dans les essarts des dialogues de vieillesse, les derniers
fragments significatifs quil conviendrait dexaminer figurent
dans le Philbe et dans le Politique ; surtout, dans le Time et dans les pages introductives du Critias. Le Politique a cela dintressant quil va jusqu faire cas de traditions orales
(Politique, 264 b) se transmettant la sagesse de lgypte ; et le Time de mentionner une documentation crite conserve dans les temples gyptiens, engravant dans la pierre la vrit
tout la fois mythique et historique du rcit de Critias.
Dtail notable, dans la mesure o Platon saffirmait dans le
Phdre moins intress par les contingences des datations que par lintemporalit des vrits extratemporelles, celles
sinscrivant dans lternit des ides, envisages dans le non-
laffection particulire que tu me portes, moi, la Loi
athnienne, et la cit que je gouverne. Comment expliquer
autrement le fait que tu sois rest sous ma gouverne
pratiquement tous les jours de ta longue vie ? Tu nas jamais
franchi nos murs, que je sache, sauf pour une fte dans
lIsthme et pour quelques expditions militaires. Il ne test
jamais venu la curiosit de visiter un pays tranger, den
observer les habitants et les coutumes. Cest Athnes que tu
as fond ta famille, conu et lev tes fils, marquant ainsi ta
prfrence pour quils sy tablissent. Bien plus, au cours de
ton procs, tu nas pas voulu proposer lexil comme peine de
substitution. Tu laurais pourtant obtenu avec mon accord,
alors que je rprouve lexil de lvad .
40
temps du mythe. Cette vaste documentation se devra dtre
complte par les Lettres VII (-354) et VIII (-353)38, susceptibles dapporter son contingent dindications
psychologiques et biographiques sur lexprience
platonicienne de ltranger. Prcieux indices nous
renseignant autant sur les grandes prgrinations, les
intentions et les checs de notre auteur que sur sa
conception de ce qui pouvait ou ne pouvait (et ne devait) pas
tre divulgu.
Toujours est-il que la rpartition autant que la
multiplication exponentielle des passages gyptiens dans les
dialogues conduit naturellement poser le problme si
controvers du voyage de Platon en gypte. Comment
sexplique une telle volution ? Pourquoi une telle
recrudescence ? Il peut tre opportun de signaler cet gard
que le moment de cette inflexion que marquent le Gorgias et le Phdre par rapport aux uvres de jeunesse semble concider prcisment avec la date que lon suppose avoir t
celle de ses prgrinations en terre des pharaons.
Corpus grec
Le corpus grec proprement dit rassemble les uvres
et les fragments des autres auteurs grecs contemporains ou
antrieurs Platon. Nous ferons part essentiellement deux
38 Platon, Lettre VII (-354) et VIII (-353).
41
bibliothques. La premire a pour fonction principale de
confrer au voyage de Platon (chapitre I) une assise
historiographique. Elle fait valoir une solide tradition
dauteurs se rfrant ce voyage dtudes comme une chose
acquise ce qui ne signifie pas quelle le soit en effet. Quelle
part pour la lgende et quelle part pour lhistoire ? Laffaire
est trouble. Les biographes de Platon ne le savent que trop
bien. La prudence nous enjoint par consquent nous
montrer spcifiquement critiques envers ces rfrences.
Nombre dauteurs fondent en effet leur tmoignage sur le sol
meuble du tmoignage dauteurs qui les ont prcds. Or,
dtrompons Goebbels, un mensonge rpt mille fois nen
fera pas une vrit. Dautres auteurs prennent got la
lgende et sapproprient, et romantisent, et rpercutent ces
tmoignages par mode ou pour soutenir des causes de
facture plus philosophiques . Ainsi en irait-il des penseurs
concordistes de lcole dAlexandrie39. Lombre du
Trismgiste a suscit plus de rencontres initiatiques et plus
dcumnisme que jamais dans lhistoire, et que jamais
lhistoire nen eut autoris.
39 Sur la conception syncrtique ou concordiste de lcole
dAlexandrie, voir notamment le recueil Alexandrina. Hellnisme, judasme et christianisme Alexandrie, mlanges offerts au P. Claude Mondsert, Paris, Cerf, 1987,
ainsi que A.-J. Festugire, tudes de religion grecque et hellnistique, Paris, J. Vrin, Bibliothque dhistoire de la philosophie, 1972.
42
Prendre conscience de ces biais rhtoriques est une tape
indispensable lexamen de ces tmoignages. Mais cette
conscience ne doit pas nous faire sombrer dans les abmes
dun scepticisme hyperbolique. Quil y ait des intrts, cest
l chose vidente ; quils invalident ab ovo toute attestation, do quelle mane, du voyage de Platon nest pas chose
consquente. De lintrt ne sensuit pas ncessairement la
falsification. Aussi conviendra-t-il de bien discriminer
dentre toutes ces dclarations celles recevables de celles qui
le sont moins ; de ne rien prendre pour argent comptant,
mais de ne pas non plus expdier le bb avec leau du bain.
Cest dans cette perspective que seront dcortiqus les
tmoignages respectivement livrs par Apule (De la doctrine de Platon), Aristophane (Assemble des femmes, Ploutos, Thesmophories), Cicron (De Respublica, De Platone, De Finibus, Tusculanes), Clment dAlexandrie (Stromates), Diodore de Sicile (Bibliothque historique), Diogne Larce (Vies et doctrines des philosophes illustres), Lucain (Pharsale), Olympiodore le Jeune (Commentaire sur le Gorgias de Platon, Vie de Platon), Pausanias (Prigse), Philostrate (Vie dApollonios de Tyane), Pline lAncien (LHistoire naturelle), Plutarque (Isis et Osiris, Vie de Solon, Le dmon de Socrate), Quintilien (Institution oratoire), Saint Jrme (Lettre V), Strabon (Gographie), Valre Maxime (Faits et dits mmorables), et diverses autres biographies et fragments anonymes. Chacune de ces dpositions, en tant
quelles supplent aux indices directement extraits des
43
Dialogues de Platon, sont susceptibles de raffermir la thse
dun fructueux plerinage en terre gyptienne.
Le second choix de textes constitutifs du corpus grec se
focalise autour des thmatiques de la tripartition de lme
(chapitre II) et du jugement des morts (chapitre III). La
bibliothque grecque a nanmoins son lot de rayons vides.
Les textes dont nous disposons ne sont jamais que
fragmentaires. Les limites de notre examen seront par
consquent pleinement comptables de lincompltude dune
documentation qui devait tre assurment beaucoup plus
vaste lpoque de Platon. Nous ne saurons jamais quels
ouvrages sur lgypte Platon a consult, ni sil a jamais
recueilli le tmoignage dun autre voyageur qui laurait
renseign sur ces sujets. Sujets qui mobilisent prcisment les
Lamelles dor et les Hymnes Orphiques, lIliade et lOdysse dHomre, le Livre II de lEnqute dHrodote, les Olympiques de Pindare ainsi que diverses tragdies, dont celles dEschyle (Agamemnon, Suppliantes, Eumnides), dEuripide (Hlne), sans omettre le Busiris dIsocrate. Autant de sources non gyptiennes ventuellement
inspiratrices de certains thmes prsents dans les aiguptiaka.
Cette collection semploie distinguer des sources
dinspiration possible quun Platon qui serait demeur en
Grce, en Italie et en Sicile qui naurait donc pas emprunt
les chemins de lgypte aurait pu consulter. Des sources
locales qui rendraient compte des lments les plus originaux
44
des aiguptiaka, tout en faisant lconomie de la thse du voyage. Il sagirait, en dautres termes, de prendre appui sur
cette bibliothque pour tenter dinfirmer la ncessit pour
Platon davoir recours aux doctrines gyptiennes. Cest alors,
paradoxalement, en constatant ce qui dans les aiguptiaka savre soluble dans la pense grecque, quapparatront avec
le plus dclat les lments rtifs cette rduction. Cest--
dire ceux, rcalcitrants, typiques et atypiques, des lments
quun Platon sdentaire naurait pu recueillir en Grce.
Toute la difficult consistera ds lors dcider sil sagit
dinventions ou bien dinspirations (plus ou moins libres) de
textes gyptiens ; et tout lenjeu du corpus gyptien, notre
troisime bibliothque, de procurer de quoi prter la main
la seconde option. Platon crit en grec et pour des Grecs ;
Platon est Grec, mais tout Platon nest pas de substrat grec.
Corpus gyptien
Mettre en exergue limpossibilit de rapporter
intgralement Platon des doctrines locales, cest dj
suggrer quil a fallu que notre auteur (sauf miser sur l
clair de gnie , tant lexgse philosophique ce que le
Dieu bouche-trou est la science) simprgne dune pense
trangre celles qui florissaient dans lcosystme grec.
Dautres que lui auraient pu y pourvoir. Dautres que lui
auraient pu sinitier, puis rendre compte au futur matre de
lAcadmie : hypothse suppltive (qui nonobstant ?
pourquoi ? O sont les preuves ?). Sans oublier les indices du
45
voyage ; et lon nest jamais mieux servi que par soi-mme.
Admettons donc que Platon soit all en gypte et quil ait
pu, l-bas, bnficier de lentretien des prtres. Quy aurait-il
appris ? Quels documents aurait-il consults ? Nous touchons
l la question des sources.
Le corpus gyptien que nous tudierons pour tenter dy
rpondre met en correspondance deux ensembles de textes.
Le premier, transversal, servira dclairage pour lensemble
de notre tude, autant pour ce qui concerne la tripartition de
lme (chapitre II) que le jugement des morts (chapitre III). Il
se compose des Textes des Pyramides (Ancien Empire, -2 500 ans), des Textes des Sarcophages (Moyen Empire, -2 000 ans), du Livre de sortir au jour, dit galement Livre des Morts (Nouvel Empire, -1 550). ces textes gyptiens se pourraient ajouter les Hiroglyphica dHorapollon (2e moitie du Ve sicle), dont lintrt consiste en ce que
lauteur, la frontire entre les cultures grecques et
gyptiennes, est lun des seuls proposer une interprtation
hllnisante de notions gyptiennes. Ce premier fonds
documentaire rendra possible un point de vue gnral sur ce
que pouvaient tre les principales doctrines, la pense
religieuse et la mtaphysique de lgypte pharaonique
lpoque de Platon. Il noffre cependant quun aperu trop
vaste pour tre mis en perspective avec des lments textuels
prcis emprunts aux Dialogues. Raison pourquoi il se doit
dtre complt par un second ensemble plus dtaill, et
susceptible de se prter au jeu de lanalyse comparative.
46
Un second lot de textes ressortissants au corpus gyptien
collige divers Enseignements relevant principalement du
genre littraire des Sagesses . Ces documents vocation
pdagogique taient fort rpandus parmi la caste des scribes
gyptiens. Ils taient disponibles et consultables prs des
temples. Des maisons de vie associes ces temples
avaient charge de les reproduire et de les diffuser aux
quatre coins de lgypte. Elabores sur une dure de
plusieurs sicles sous le contrle dune lite culturelle proche
du pouvoir, les Sagesses gyptiennes ntaient pas
uniquement porteuses de la doctrine morale et politique
dtat : elles tmoignaient encore de conceptions
mtaphysiques et de gloses funraires, de mythes
tiologiques et eschatologiques de haute vole40. Motifs,
notions et mises en scne rappelant trangement certains
passages existant chez Platon. Platon, quil ait ou non
consult de lui-mme ce corpus de Sagesses, ne pouvait
ignorer, supposer quil se rendit en terre des pharaons, sa
teneur doctrinaire. Lme et son sort aprs la mort nauraient
pas pu laisser de marbre un Platon endeuill par la mort de
son matre. Et il nest pas un prtre, un officiant qui ne fut
mme de len instruire.
40 Cf. R. B. Parkinson, Teachings, Discourses and Tales
from the Middle Kingdom , dans S. Quirke (d.) Middle Kingdom Studies, New Malden, 1991, pp. 106-107 (iii).
47
Les textes relatifs la tripartition de lme, dont nous
allons traiter dans le chapitre II, comprennent
lEnseignement de Ptahhotep (XI-XIIe dynasties41),
41 Le premier recensement chronologique des dynasties
pharaoniques fut propos par le prtre gyptien Manthon
la demande de Ptolme deuxime du nom. Le document
original na pas pass lpreuve du temps, mais sa teneur a pu
en grande partie tre reconstitue partir dabrgs utiliss
par les chronographes romains et byzantins. Il se prsente
sous la forme dune liste faisant valoir une litanie de rois,
lesquels se rpartissent en trente dynasties couvrant toute
lhistoire de lgypte, savoir 3000 ans, depuis lpoque
thinite (-3150) jusqu la Basse poque (-332 : conscration
des empereurs Lagides). La difficult rencontre par les
gyptologues dans leurs tentatives pour tablir un catalogue
plus rigoureux des pharaons dgypte tient pour partie au
caractre lacunaire et contradictoire des informations qui
nous sont parvenues. Il existe en effet des divergences entre
les sources ; en sorte que certains rgnes se chevauchent
plutt que de se succder. Autres raisons mettant mal ces
tentatives : les martelages, les omissions dlibres, les points
aveugles de la chronologie, comptables des priodes de
troubles et daggiornamento. Nen dplaise Platon,
lhistoire politique de lgypte na pas t quun long fleuve
tranquille Latteste avec brio P. A. Clayton dans son
ouvrage Chronique des Pharaons, Paris, Casterman, 1995.
48
lEnseignement dAni (XIXe dynastie), ainsi que lEnseignement dAmnmop (XXe dynastie, poque ramesside). Pour ceux qui ressortissent au jugement
eschatologique, objet du troisime axe de notre tude, nous
voquerons principalement le Conte du Paysan loquent (ou Conte de lOasien), lEnseignement pour le roi Mrykar et lEnseignement dAni. Seront enfin considres la stle de Baki, contemporain dAmenhotep III (-1392-1355) et les
inscriptions du tombeau de Ptosiris, grand prtre du dieu
Thot dans la cit dHermopolis (XXXe dynastie). Cette
seconde partition du corpus gyptien nous procurera un
socle de comparaison daprs lequel tisser des jeux
correspondances entre les Dialogues de Platon et leurs
possibles inspirations. Inspirations qui, de possibles, tendront
vers le probable. tout le moins, si les textes sy prtent
49
I. Le voyage de Platon
Tandis que leurs stles sont recouvertes de poussire, leurs chambres funraires ont t oublies.
Si on prononce parfois leur nom, cest cause de leurs livres
Quils avaient fait du temps de leur existence. Il est bon davoir cela lesprit :
Cest pour les confins de lternit quils ont agi
Papyrus Chester Beatty IV, vers 1200 av. J.-C.
Introduction
Il conviendrait, plutt que daborder de front la dlicate
question de lhistoricit du voyage de Platon, de resituer au
pralable la controverse dans son contexte et ses volutions.
Nous sommes effectivement loin dtre les premiers nous
ltre pose. Cette interrogation a fait lobjet de prises de
position plus ou moins affirmes (et plus ou moins fondes),
50
de la part de nombre dauteurs depuis lAntiquit ; elle
continue aujourdhui mme de diviser les historiens et les
commentateurs de Platon. Cest quelle nest pas seulement
bien quelle le soit aussi une question de fait, mais
galement une question politique. La pice matresse dune
argumentation philosophique plus gnrale. Daucuns, en
sappuyant sur ce voyage, voudraient faire de la Grce une
spoliatrice dides, et du miracle grec une imposture que
lOccident moderne et colonial naurait fait que prolonger.
Dautres ont cur de rattacher leurs propres options
philosophiques des traditions plus anciennes, leur
confrant ainsi le prestige de lanciennet et de lantriorit.
Certains se prononcent linverse contre la thse du voyage
de Platon ; et conoivent dans ses tmoignages une mme
erreur ritre, reproduite lenvi. Quil sagisse de dfendre
lautonomie de la philosophie grecque ou de tenir une
position critique, pour lors, tout fait respectable, ils
rejettent sans scrupule mais non pas sans quelques raisons
toute rfrence cette expdition. Ces rfrences,
argumentent-ils, sont par trop postrieures au suppos
voyage de Platon pour ne pas relever de la reconstruction.
Nous constaterons cet gard quil nen est rien. Mais
nanticipons pas. Dressons, pour lheure, un bref tat des
lieux de la situation.
Platon sest-il rendu lui-mme en terre des pharaons ?
De manire surprenante au vu de la prtendue
condescendance que lAntiquit grco-latine tait cense
51
nourrir pour les peuples barbares , pour ce qui concerne
les commentateurs anciens, la chose semble peu dispute.
Limportance des rfrences que Platon fait lgypte autant
que lgyptophilie des Grecs lpoque hellnistique
pourraient possiblement suffire rendre compte du fait que
la tradition antique postrieure Aristote se soit,
lexception de Philodme, en grande majorit range dans le
camp de ceux qui tiennent pour vridique ce sjour en
gypte. Les rfrences respectivement releves par
Geffcken42 et par K. Svoboda43 laissent peu de doute sur cette
situation de quasi-unanimisme. Prudence, toutefois, ne
cdons pas largument de la foule. Ce plbiscite ntait pas
neutre. Des motifs rhtoriques et philosophiques se mlaient
bien souvent aux donnes brutes de lhistoriographie. Aussi
nous faudra-t-il toujours considrer ces tmoignages avec
circonspection. La frontire est tnue qui spare le souvenir
de laffabulation.
Tout autre est le cas des commentateurs modernes. Les
avis semblent cet gard beaucoup plus mitigs. Plus
nuancs aussi. Prise globalement, la critique se rpartit en
deux camps opposs dimportance peu ou prou quivalente.
Les partisans du voyage de Platon peuvent notamment
42 J. Geffcken, Griechische Literaturgeschichte, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1926, p. 55. 43 K. Svoboda, Platon et lEgypte , dans Archiv Orientalni n20, Prague, 1952, p. 28-38.
52
compter sur le concours de Bidez, Huit, Picard, Robin,
Svoboda, Vogt, Wilamovitz et Zucker. Leurs adversaires ne
comptent pas moins dillustres signatures, parmi lesquelles
celle de Festugire, von Bissing, Ast, Kerschensteiner,
Prachter, von Stein, Viedmann, Zeller et quelques autres
encore. Nous ne prtendrons pas trancher dfinitivement
entre ces deux positions. Notre contribution, modeste,
prtend avant toute chose actualiser la controverse. Nous
disposons dornavant dindices encore peu divulgus qui
seraient susceptibles de susciter quelque retournement de
situation. Si bien que lexamen que nous prtendons faire de
ces nouveaux indices pourraient ventuellement faire
pencher la balance en la faveur de ceux qui veulent voir
davantage dans le sjour de Platon en gypte quune fiction
rhtorique.
Problmatique
Nous ne saurions prtendre faire limpasse sur une
remarque, peut-tre la plus importante, des adversaires de la
thse du voyage. On ne peut vacuer dun revers de main cet
argument faisant valoir que bien dautres auteurs avant
Platon ont visit lgypte ; que donc Platon naurait pas eu
ncessairement lusage, pour nourrir ses dialogues dlments
gyptiens, dune excursion in personem en terre des pharaons. Il aurait pu reprendre des motifs dj prsents
chez ses contemporains. Cette objection est-elle recevable ?
Sans doute ; mais jusqu quel point ? Il nest dautre
53
mthode pour en juger que de considrer minutieusement
les tmoignages dautres auteurs ayant mis par crit leur
exprience de la valle du Nil. cet gard, les candidats ne
manquent pas.
La tradition contemporaine et ultrieure aux Dialogues mentionne toute une srie de noms illustres de grands
personnages grecs ayant voyag en gypte : Anaximne,
Anaximandre, Thals, Pythagore, Solon, Hrodote, Eudoxe,
Dmocrite, Hraclite, Archytas de Tarente, Oenopide44 et
bien videmment Platon, tous sont de la partie ; Aristote lui-
mme devait poursuivre dans cette voie. Il ny a gure de
philosophes importants auxquels on nait attribu un voyage
dtudes en gypte. Faits vridiques ou affabulations ?
Reconstruction ou tmoignage ? Les avis restent partags.
Mais au-del des controverses, lon ne peut nier que toutes
ces traditions doxographiques tmoignent dune mentalit
largement rpandue, qui na pas attendu lpoque
alexandrine pour se manifester. Une certaine gyptomanie
stait effectivement diffuse parmi les Grecs, qui prparait
44 Pour un recensement plus dtaill des Grecs illustres
rputs tort ou raison avoir effectu un voyage en
gypte, et sur lvolution de la perception par de lempire
des pharaons le monde hellnique, cf. S. Wackenier Les
Grecs la conqute de lgypte. De la fascination pour le
lointain lapprhension du quotidien , dans Hypothses n1, 2007, article en ligne, p. 27-35.
54
lapparition cette poque du personnage du thros. Voyageur libral, sans objet lucratif, ce personnage sadonne
des voyages dtudes des fins thoriques. Son rle est par
ailleurs thoris dans les Lois de Platon, qui le rapproche de lethnologue comparatiste. mergent dans son sillage de
nouvelles disciplines telles que lhistoire, la gographie,
lethnologie, la politologie ainsi quune forme embryonnaire
dgyptologie antique45. Lesprit ionien et ses mthodes
denqute le cdent peu peu de nouvelles approches, un
nouvel esprit denqute.
Au IVe s. av. J.-C., le terme thros est largi la philosophie naissante : on qualifie alors le philosophe de
thros par mtaphore, parce quil voyage dans le monde des ides. Platon le philosophe a-t-il t, en pratique comme en
ide, un thros ? Ses grandes expditions qui suivent immdiatement la mort de Socrate incitent le penser.
Platon avait-il vu de ses yeux vu lgypte ? Ce nest
encore rien dire que daffirmer que la question divise. Peut-
tre, au reste, parce que cette interrogation en dissimule une
autre. Avant de nous demander si Platon a rellement t en
terre des pharaons, il conviendrait dinterroger les sources
disponibles en Grce afin de pouvoir estimer ce quun tel
voyage lui aurait apport. Ses connaissances pour prcises
45 H. Joly, Platon gyptologue , dans Etudes platoniciennes : La question des trangers, Librairie philosophique, Paris, Vrin, 2000.
55
quelles puissent tre ; son savoir de lgypte dont
tmoignent les dialogues, que ne laurait-il puis des
sources hellniques ? Ses connaissances auraient-elles pu lui
tre relayes par dautres, sans quil lui soit besoin de
consulter lui-mme les corpus gyptiens ? En somme, un
voyage de Platon tait-il ncessaire ?
Rpondre cette question ne se peut faire que de
manire passablement prudente. La pauvret des sources
nous interdit, peut-tre pour jamais, den rien savoir
dirrfragable. Il se pourrait, effectivement, que seule une
part infime de la doxographie dpoque ne nous soit
parvenue, le reste ayant t perdu dans les dcombres des
grandes invasions, ou dans les cendres de la bibliothque
dAlexandrie. Il se pourrait que la littrature dont
aujourdhui nous disposons soit par trop parcellaire, trop
fragmentaire pour nous permettre denvisager une
reconstitution de ce quaurait pu tre le paysage transculturel
du pourtour mditerranen46. Aussi ne peut-on que
regretter, aprs von Gutschmid47, la destruction presque
46 Une analyse concise et synthtique de la diversit et des
modalits dchange entre la Grce et lgypte lpoque de
Platon peut tre consulte dans un article de D. Mallet, Les
rapports des Grecs avec lgypte (521 331), dans Mmoire franais darchologie orientale, n48, Le Caire, 1922. 47 A. F. von Gutschmid, Shriften zur Aegyptologie und zur Geschichte der Griechischen, Teubner, BG, 1888.
56
totale des fragments gyptiens dAristagoras qui aurait visit
lgypte sous Nectanbo Ier, au moment mme o Platon
composait le Phdre. Il se pourrait, enfin, que les voyageurs grecs naient rapport que sous une forme orale leur priple
gyptien. Le livre tait bien loin, dans le contexte de
lpoque, dtre un mdium si populaire, si accessible, quil
peut ltre aujourdhui. Raison pourquoi nous ne prjugerons
de rien. Nous ne clerons rien de nos rserves. Et cest avec
humilit que nous entreprendrons, dans ce premier chapitre,
darpenter les vestiges de ces rcits de voyages, en qute de
quelques lments qui auraient pu ventuellement
dinspiration notre penseur.
Mthode et corpus
Il sagirait, pour procder avec rigueur, de faire la part
entre dun ct ce qui savre dj prsent chez des
auteurs contemporains ou antrieurs ses Dialogues, et de l autre , sil y a matire, ce que Platon ajoute ce foyer de
reprsentation. Ainsi, envisager ce que Platon aurait pu
retirer de ses lectures, et exciper en creux ce qui ny figure
pas. De discerner lemprunt et lauthentique. Une telle
mthode serait mme de prciser quels lments doivent
nous intresser. De mieux faire ressortir les lments qui
pourraient tre de son cru tout en gardant prsent notre
esprit quil aurait pu glaner dautres ressources et dautres
sources. Il y aura lieu alors, alors seulement, de se demander
si ces apports spcifiquement platoniciens la peinture que
57
les aiguptiaka dressent de lgypte ne serait pas le fruit dun authentique voyage. En dautres termes, sil est plus
opportun de faire tat, pour reconduire la distinction de Luc
Brisson48, dune gypte de Platon ou dune gypte selon Platon.
A) Sources et tmoignages contemporains
Tout voyage commence par un premier pas. Ce premier
pas nous entrane de plain-pied dans les essarts de la
littrature disponible lpoque. Nous ne ferons pas
lconomie des grands classiques antrieurs Platon. La
bonne dmarche exige que nous nous adonnions une
lecture cursive des diffrents auteurs rfrant lgypte.
Parmi ceux-ci, les historiens , dont Hrodote et
Thucydide, pour nvoquer que les plus illustres dentre eux.
Homre bien sr, compilateur de mythes ; quil sagisse dun
ade trangement prolifique ou dun prte-nom savre ici
sans importance. De mme encore, les dramaturges :
Aristophane, Euripide. Plus encore, lorateur Isocrate. Sans
48 Lauteur ne se cache pas dopter pour la premire solution :
Platon ne peroit pas lgypte en elle-mme, mais travers
limage, plus ou moins inverse [] quelle lui renvoie (L.
Brisson, Lgypte de Platon , dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, Bibliothque dHistoire de la Philosophie, 2000.
58
oublier les physiologues (tels que les nomme le Stagirite),
les lumires grecques, ioniennes, prsocratiques, telles que
Thals, Anaximne, Anaximandre ou Hraclite. Il faut enfin
compter avec le vecteur de lorphisme et du pythagorisme
auquel Platon pourrait avoir t initi. Daucuns prtendent
Pythagore dtroites affinits avec les sagesses gyptiennes.
Platon est encore susceptible de contact avec Archytas de
Tarente, et de rapports certains avec Eudoxe de Cnide.
Voyons ce qui ressort des influences possibles de cette
pliade antique sur la vision platonicienne du royaume
nilotique.
Les potes, historiens et chroniqueurs
a. Homre
DHomre (VIIIe s. avant notre re), nous apprenons de
lgypte quelle est le lieu o les mdecins sont les plus
savants du monde 49. Un homme comme Hippocrate ne le
dnirait pas50. Homre fait de lgypte le pays des confins,
49 Homre, Odysse, IV, 231. 50 Concernant lventualit dune influence des papyrus
mdicaux et de la science pratique des chirurgiens gyptiens
sur la mdecine hippocratique, cf. entre autres P.C.G.
Lefbvre, Essai sur la mdecine gyptienne de lpoque
pharaonique , dans Revue belge de philologie et dhistoire,
59
des simples et des mdecins ; des magiciens aussi, lorsque
lon songe que cest dgypte encore quHlne de Troie
(Hlne de Sparte) rapporte lopiace surnaturelle qui
soulage lme mortelle des afflictions qui lalourdissent51.
Diodore de Sicile en fait dailleurs longuement tat dans le
premier livre de sa Bibliothque historique, affirmant au
passage la ralit du voyage dHomre en gypte : On
apporte divers tmoignages du sjour dHomre en gypte,
et particulirement le breuvage donn par Hlne
Tlmaque visitant Mnlas, et qui devait lui procurer loubli
des maux passs. Ce breuvage est le npenths dont Hlne avait, selon le pote, appris le secret Thbes par
Polydamna, femme de Thonis. En effet, les femmes de
Thbes connaissent encore aujourdhui la puissance de ce
remde, et les Diospolitaines sont les seules qui sen servent
depuis un temps immmorial pour dissiper la colre et la
vol. 35, n 11957, Bruxelles, p. 159-161 ; P.C.G. Lefbvre, N.
Riad. La mdecine gyptienne, Revue dhistoire des sciences et de leurs applications, 1955, vol. 8, n 3, pp. 278-280 ; R.-A. Jean, Pour une histoire de la mdecine gyptienne, tome I, Paris, 1995 ; ou encore idem, La Mdecine en gypte ancienne , La mdecine , et La mdecine pharaonique
dans . Drye, Le Muse des Sciences de la Bibliothque dAlexandrie. Rapport prliminaire, Paris, 1998-1999, p. 17, 97-142. 51 C. Froidefond, Le mirage gyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
60
tristesse. Or, Diospolis est la mme ville que Thbes 52.
Lgypte appert alors la frontire entre le rationnel et le
surnaturel. Ses arcanes jalousement gards fascinent autant
que ses prouesses et sa longvit.
b. Hrodote
DHrodote (vers 484-420 avant notre re), nous
hritons dun livre entirement consacr lgypte, le
volume II de son Enqute (Histoire)53. Nous savons notamment que luvre, rdige une gnration avant la
naissance de Platon, connut son heure de gloire en Grce
antique. J.A.S. Evans et R.P. Lister54 dcrivent
52 Diodore de Sicile, Bibliothque historique, L. I, 97. Les citations de Diodore de Sicile sont empruntes ldition de
la Bibliothque traduite et annote par F. Hoefer (1851), Paris, Adolphe Delahays, 1851. 53 Hrodote, LEnqute (Histoire), Livre II. Nous empruntons nos citations la traduction donne dans ldition de LEnqute dHrodote, labore par A. Barguet, publie chez Folio (Paris) en 1985. 54 Le fondement historique du voyage dHrodote en terre
des pharaons a fait lobjet de nombreux travaux, et
notamment ceux de R. P. Lister, The Travels of Herodotus, Londres, Gordon and Cremonesi, 1979. Signalons par ailleurs
la contribution de J.A.S. Evans, Herodotus, Twayne
61
respectivement lauteur comme un fin gographe, un
voyageur infatigable et prcurseur de lanthropologie
moderne autant de traits qui se retrouvent dans ses
descriptions. De son voyage quil effectua vers 44955, il
Publishers, Boston, 1982, o lon trouvera un chapitre
consacr lgypte ; celle de J. Hart, Herodotus and Greek History, Londres, Croom Helm, 1982; enfin, celle dA. B. Lloyd, qui sempare galement de la question dans sa propre
dition de LEnqute, L. II, Leyde, Brill, 1975. 55 Fruit de la confrontation des points de vue de spcialistes
issus dhorizons varis, ont paru cette anne les actes dun
colloque organis la Maison de lOrient et de la
Mditerrane de Lyon, le 10 mai 2010, et consacr au livre II
de LEnqute dHrodote. De la mme manire que nous entendons procder pour lanalyse des loci Aegypti dans luvre de Platon, ce recueil collectif sattache mieux
cerner les spcificits de louvrage la lumire de disciplines
telles que la philologie, lgyptologie, larchologie et
lhistoire de lAntiquit. Des rapprochements envisags entre
le corpus hrodoten et des sources gyptiennes permettent
ainsi de mieux apprhender, dune part, la dimension
littraire de luvre en tant que telle et dautre part, et plus
encore, la dimension documentaire de son objet, lgypte
pharaonique. Les diffrentes contributions font la part belle
aux particularits de composition et de mise en forme du
Livre II, tout en envisageant les sources possibles de
lhistorien dans la documentation gyptienne. La reprise de
62
rapporte ainsi un luxe de dtails, dplorant maintes reprises
que le thma le merveilleux excde toujours le dire. Une fresque foisonnante, maille dexposs en tout genre, de
scnes de vie, certaines probables, dautres plus incertaines.
Hrodote suit en cela lexemple des lumires ioniennes
qui, ds le VIe s. av. J.-C., laborent grce leurs mthodes
denqute (histori) une reprsentation du monde56 ; surtout,
ces sources laisse apparatre, entre autres, un remodelage du
contenu et de la formulation venant sinscrire dans les essarts
de la langue et de la culture grecque. Ce recueil nous aura
donc t dune aide prcieuse en ceci que nombre de
chapitres mettent laccent sur les modalits et les limites
selon lesquelles un Grec (en loccurrence Hrodote, mais la
rgle sapplique Platon) pouvait sapproprier des doctrines
trangres et rendre compte dautres ralits culturelles. Cf.
L. Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, F. KimmelClauzet et
alii, Hrodote et lgypte. Regards croiss sur le Livre II de lEnqute dHrodote, Actes de la journe dtude du 10 mai 2010, Lyon, Jean Pouilloux, 2013. Voir galement J.
Lacarrire, Lgypte. Au pays dHrodote, Paris, Ramsay, 1997. Sur la question plus gnrale des trangers faisant
escale en terre des pharaons, cf. Dominique Valbelle, Les neuf arcs. Lgyptien et les trangers de la prhistoire la conqut
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