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LE PAYSAN PARVENU
PARCOURS DU PERSONNAGE, PARCOURS DU ROMAN :
UN PARCOURS EN LIBERTE
LE LIBRE PARCOURS DU PERSONNAGE
Un trajet géographique et social
Le titre du roman de Marivaux annonce d’emblée un parcours et une ascension : le jeu des sonorités met en
évidence les syllabes initiales de chaque mot dont l’un représente un point de départ, et l’autre une arrivée ;
du jeune paysan de dix huit ans, personnage éponyme, au narrateur plus âgé et installé qui, en écrivant ses
Mémoires, rend le lecteur témoin de son ascension. Ascension en quelque sorte annoncée dès le trajet
initial : Jacob se rend chez le seigneur de son village, qui est lui-même un parvenu dont le trajet préfigure
celui du héros : « Mon père était le fermier de son seigneur, homme extrêmement riche (je parle de ce
seigneur), et à qui il ne manquait que d’être noble pour être gentilhomme.
Il avait gagné son bien dans les affaires ; s’était allié à d’illustres maisons par le mariage de deux de ses fils,
dont l’un avait pris le parti de la robe, et l’autre de l’épée. »(p 26)
Le titre, la situation du narrateur devenu le protecteur de sa famille, les nombreuses prolepses comme par
exemple ce passage où il recherche la protection de Monsieur de Fécour : « je suis devenu riche aussi, et
pour le moins autant qu’aucun de ces messieurs dont je parle ici ; » (p 188), l’organisation même des
Mémoires, situent le Jacob de dix huit ans au départ d’un parcours dont l’arrivée est déjà annoncée ; au
niveau de l’histoire, les futurs appréciatifs dont son entourage le comble - « ce paysan deviendra dangereux,
je vous en avertis » déclare la maîtresse à ses femmes (p 30), « Va, Jacob, tu feras fortune » lui prédit
Geneviève (p 31) -, semblent confirmer la certitude de cette ascension.
Du paysan au parvenu s’intercale un espace qui est le sujet même du roman : l’histoire d’un trajet. En effet
, avant de « parvenir », Jacob est d’abord celui qui va et vient sans cesse, il est sous le signe du déplacement
et ce sont ces déplacements qui structurent la composition et la chronologie du roman :
Jacob vient de son village à Paris avec sa charrette à vin, puis à la mort de son maître, tous ses trajets- à
l’exception d’un voyage à Versailles- restent parisiens : de l’auberge où il s’est réfugié après la mort de son
maître au logis des demoiselles Habert, de celui-ci au nouveau logis de Saint-Gervais où il emménage avec
mademoiselle Habert, sa future femme, tout se fait à pied.
Si un fiacre leur permet de déménager, c’est à pied que les « fiancés » se rendent à la paroisse pour
rencontrer – sans succès- l’ecclésiastique qui doit les marier ; le coup de théâtre qui suit- le prêtre n’étant
autre que monsieur Doucin, leur « ennemi »- oblige Jacob à se rendre en fiacre à la convocation du Président
pour se justifier et le retour, à pied, le propulsera, à la suite d’un hasard malencontreux, en prison . Prison
d’où il reviendra chez lui dans le carrosse de madame de Ferval. Il retournera ensuite à pied chez madame de
Ferval puis sera emmené en carrosse chez madame de Fécour , et, de là, rentrera à pied chez lui.
L’aller-retour à Versailles (pour chercher une place auprès de monsieur de Fécour à qui il est recommandé)
puis le trajet chez madame Rémy(où il a rendez-vous en secret avec madame de Ferval) se feront en voiture.
Chassé par l’arrivée du chevalier qui les surprend, il se rendra ensuite à pied chez madame de Fécour et
reviendra chez lui , de même.
Enfin un fiacre l’emménera chez madame d’Orville, (rencontrée à Versailles) et, de là, il montera dans le
fiacre de d’Orsan puis dans son carrosse à la Comédie Française où « s’achève » l’histoire de Jacob.
Ce recensement des parcours de Jacob fait apparaître d’abord leur grand nombre (Jacob ne cesse de se
déplacer et très souvent à pied), leur diversité, mais aussi, leur absence de progression linéaire. En effet , ces
parcours forment une sorte d’ « étoile » autour de la maison de Saint-Gervais, qui sert de tremplin vers ses
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nombreuses rencontres . S’il y a une progression elle paraît plus sociale que géographique : progression
dans les moyens de transport utilisés, dans le statut social des personnages rencontrés, et dans la situation
même de Jacob.
Le premier de ces moyens de transport, lorsque Jacob remplace son frère dans son emploi, est cette
charrette à vin, qu’il conduit de la campagne vers paris, représentative de la condition sociale d’un héros qui
n’a rien d’aristocratique. Un rapport de métonymie s’établit entre la charrette et son conducteur, tous deux
associés d’emblée par un zeugme -« j’arrivai donc à paris avec ma voiture et ma bonne façon rustique. » (p
28)- qui montre à quel point le personnage est d’abord caractérisé par son origine sociale .
Lorsque Jacob, à la mort de son maître, décide de se recommander à un maître Jacques, cuisinier et ami de
son père, c’est à pied qu’il se met en route, désolidarisé de cet emblème de sa condition, que représentait la
charrette.
La marche à pied représente donc pour Jacob un nouvel espace de liberté qui lui permet de franchir une
étape : passer de la rive gauche à la rive droite (la rue de la Monnaie où se rendra Mademoiselle Habert est
située rive droite), en traversant le Pont-Neuf, véritable cœur de Paris, comme le dira Mercier dans son
Tableau de Paris « le Pont-Neuf est dans la ville ce que le cœur est dans le corps humain, le centre du
mouvement et de la circulation » (Tome 1 p 135) Franchir ce pont, le plus ancien de Paris, c’est pour Jacob,
le parisien tout neuf, une véritable étape initiatique.
Désormais, Jacob évoluera beaucoup à pied dans Paris. Cependant pour aller faire sa requête à Versailles, il
emprunte une voiture de remise - « Je me rendis donc à l’endroit où l’on prend les voitures ;j’en trouvai une
à quatre dont il y avait déjà trois places de remplies, et je pris la quatrième. » (p 176) - dans laquelle il est
confronté à des personnages de milieux différents : le jeune homme écrivain, le plaideur, l’officier, au milieu
desquels il tente de se faire oublier afin de poursuivre son apprentissage : « Comme je n’étais pas là avec des
madames d’Alain, ni avec des femmes qui m’aimassent, je m’observai beaucoup sur mon langage, et tâchai
de ne rien dire qui sentît le fils du fermier de campagne ; de sorte que je parlai sobrement, et me contentai de
prêter beaucoup d’attention à ce que l’on disait. » (p 177).
Mais c’est surtout en empruntant un fiacre ou plus exactement en étant interpellé par le cocher, comme s’il
faisait partie de cette sorte de gens auxquels les fiacres proposent leurs services, qu’il cède à une certaine
complaisance dans une illusion éphémère, pour le plaisir que procure un moyen de transport que l’on ne
prend pas par nécessité, mais pour l’image qu’il donne de soi : « Tout M. de la Vallée que j’étais, moi qui
n’avait jamais eu d’autre voiture que mes jambes, ou que ma charrette, quand j’avais mené à paris le vin du
seigneur de notre village, je n’avais pas assurément besoin de carrosse pour aller chez cette dame, et je ne
songeais pas non plus à en prendre ; mais un fiacre qui m’arrêta sur une place que je traversais me tenta :
Avez-vous affaire de moi, mon gentilhomme ? me dit-il.
Ma foi, mon gentilhomme me gagna ; et je lui dis : Approche. » (p 227)
Fiacre qui ressemble plus à monsieur de la Vallée qu’à Jacob et, comme à son nom, il n’y est pas encore
habitué puisqu’il n’y a « déjà goûté qu’une fois, en allant chez madame Rémy » (p 227), si l’on excepte
bien sûr les fiacres « obligatoires » empruntés pour le déménagement, pour répondre à la convocation du
Président, ou, pire encore, pour aller en prison.
Mais c’est en entrant dans les carrosses personnels des personnages qui le prennent sous leur protection que
Jacob jouit le plus de ce privilège de pénétrer provisoirement dans un milieu supérieur au sien ; phénomène
peu perceptible dans le carrosse de madame de Fécour ou dans celui de monsieur Bono (personnage aux
préoccupations concrètes et réalistes et qui prête son carrosse à Jacob et à ses compagnons parce que « les
voitures sont chères »), mais savouré à plaisir lorsque madame de Ferval imagine cette parade triomphale
dans son carrosse, parade qui a pour but de compenser les soupçons dont Jacob a été victime : « Mlle Habert
vint me prendre à onze heures du matin ; elle ne monta pas, elle me fit avertir, je descendis, un carrosse
m’attendait à la porte , et quel carrosse ? celui de Mme de Ferval, où Mme de Ferval était elle-même, et cela
pour donner plus d’éclat à ma sortie, et plus de célébrité à mon innocence » (p 149)
Parader en carrosse, c’est être « au-dessus », concrètement et socialement, de ceux que l’on veut humilier,
la sœur aînée des Habert et monsieur Doucin, en train de comploter contre Jacob à la porte de l’église, et la
« pompe triomphante » avec laquelle Jacob les toise du haut de son carrosse les stupéfie d’autant plus qu’ils
le croyaient en prison : « oh ! voyez quel rabat-joie de nous rencontrer subitement, en situation si brillante et
si prospère. »
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L’apogée de ce spectacle donné par les carrosses aux autres , mais surtout à lui-même, se situe à la fin de
la cinquième partie du roman, lorsque d’Orsan lui demande de monter dans un fiacre avec lui, puis dans son
carrosse . Le roman « s’achève » sur ce dernier moyen de transport, soulignant le chemin parcouru par
Jacob de la charrette à vin des débuts jusqu’au carrosse « glorieux » de d’Orsan, en passant par la marche à
pied, les fiacres et autres carrosses de louage, c’est à dire, comme si le trajet de Jacob n’avait pas été d’aller
d’un point à l’autre, mais d’un moyen de transport symbolique à un autre tout aussi symbolique, au cours
d’un itinéraire plus social que géographique qui lui a permis de rencontrer aide et protection.
En effet, la marche à pied qui devait l’amener chez maître Jacques, ne va pas à son terme. Elle le catapulte
en cours de route dans les bras de mademoiselle Habert, qui, à son tour l’emmène - « elle me prit sous le
bras »(p 79)- à la recherche d’une nouvelle maison. Les trajets sont déviés, ils aboutissent non au lieu
recherché mais à un personnage dont la rencontre modifie la vie du protagoniste.
Par la suite, embarqué de force chez le président pour justifier son projet de mariage, Jacob se retrouvera en
prison, non sans avoir fait la connaissance d’une nouvelle protectrice, madame de Ferval qui le recommande
à son tour à madame de Fécour : « Ah ça, il me reste à te parler d’une chose ; c’est d’une lettre que j’ai écrite
pour toi, et que j’adresse à Mme de Fécour, à qui tu la porteras. M. de Fécour, son beau-frère, est un homme
d’un très grand crédit dans les finances, il ne refuse rien à la recommandation de sa belle-sœur, et je la prie
ou de te présenter à lui, ou de lui écrire en ta faveur, afin qu’il te place à Paris, et te mette en chemin de
t’avancer ; il n’y a point pour toi de voie plus sûre que celle-là pour aller à la fortune. » (p 167) A son tour,
madame de Fécour « l’enlève » dans son carrosse et exécute la promesse annoncée : « je lui dis qu’il vous
place à Paris » (p 173). En se rendant à Versailles pour voir celui-ci - pour rien finalement puisqu’il refusera
son offre- ’il rencontre monsieur Bono qui prend le relais de Fécour « s’il ne vous donne pas un autre
emploi…j’aurai soin de vous , je vous le promets ; », ainsi que madame d’Orville qui est à l’origine de son
refus.. En rendant visite à cette dernière, il rencontrera d’Orsan qui deviendra son nouveau et dernier
protecteur.
Ainsi, les trajets de Jacob accomplissent rarement leur but initial, mais proposent à chaque fois un nouveau
relais, déviant le parcours géographique de Jacob et accélérant son parcours social.
L’itinéraire de Jacob dans le roman est alors ponctué par des étapes qui marquent un changement de
situation, et parfois l’une n’est pas achevée que l’autre se prépare.
Arrivé à Paris comme « conducteur de vin », Jacob se voit très vite offrir une promotion par sa maîtresse :
« demeure ici, je te mettrai auprès de mon neveu qui arrive de province, et qu’on va envoyer au collège, tu le
serviras » (p 29), et, devenu valet, se prend au jeu et se sent incapable de retourner dans son village comme
prévu. A ce paysan devenu domestique, l’on propose en quelques jours à peine, mariage et situation
nouvelle : Jacob a traversé le Pont-Neuf le mercredi matin et dès le vendredi matin mademoiselle Habert le
convoque en secret et ne peut s’empêcher de lui proposer le mariage : « je suis persuadé qu’elle n’avait pas
dessein de s’avancer tant qu’elle le fit, et qu’elle ne m’eût annoncé ma bonne fortune qu’à plusieurs
reprises ; mais elle ne fut pas maîtresse d’observer cette économie- là : son cœur s’épancha »(p 96)
Les choses vont vite puisqu’ils seront mariés une semaine après et que le matin suivant mademoiselle
Habert lui propose à la fois sa fortune et une situation ; Jacob choisit la finance à l’image du seigneur de son
village, semblant ainsi suivre le programme annoncé par le titre : « faisons nous financiers par
quelqu’emploi qui ne nous coûte guère et qui rende beaucoup, comme c’est la coutume du métier ; Le
seigneur de notre village qui est mort riche comme un coffre, était parvenu par ce moyen, parvenons de
même. » (p 155)
Cette ascension brutale, Jacob en a d’emblée le pressentiment et il exprime la conscience de cette chance
dans un raccourci très imagé, au moyen d’un langage concret qui ressemble au paysan qu’il est encore,
paysan « qui presque au sortir de la charrue pouvait sauter tout d’un coup au rang honorable de bon
bourgeois de Paris » (p 90)
Ce qui ne l’empêchera pas de défendre pied à pied son droit au mariage et à l’ascension sociale dans une
argumentation dont le ton bon enfant et même comique sert en fait une dénonciation lucide du mécanisme
social dont on veut l’empêcher de profiter :
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« Parlons de moi. Voilà, par exemple ,Mlle Habert l’aînée, monsieur le président ; si vous lui disiez
comme à moi, toi par ci, toi par là, qui es-tu ? qui n’es-tu pas ? elle ne manquerait pas de trouver cela bien
étrange ; elle dirait : Monsieur, vous me traitez mal ; et vous penseriez en vous-même : Elle a raison ; c’est
mademoiselle qu’il faut dire : aussi faîtes-vous ; mademoiselle ici, mademoiselle là, toujours honnêtement
mademoiselle et à moi toujours tu et toi. Ce n’est pas que je m’en plaigne, monsieur le président, il n’y a
rien à dire , c’est la coutume de vous autres grands messieurs ; toi, c’est ma part et celle-là du pauvre
monde ; voilà comme on le mène : pourquoi pauvre monde est-il ? ce n’est pas votre faute, et ce que j’en dis
n’est que pour faire une comparaison. C’est que mademoiselle, à qui ce serait mal fait de dire : Que veux-
tu ? n’est presque pourtant pas plus mademoiselle que je suis monsieur, c’est ma foi la même chose.
Comment donc, petit impertinent, la même chose ? s’écria-t-elle.
Eh ! pardi, oui, répondis-je ; mais je n’ai pas fait, laissez-moi me reprendre. Est-ce que M. Habert votre
père, et devant Dieu soit son âme, était un gredin, mademoiselle ? Il était fils d’un bon fermier de Beauce,
moi fils d’un bon fermier de Champagne ; c’est déjà ferme pour ferme ; nous voilà déjà, monsieur votre père
et moi, aussi gredins l’un que l’autre ; il se fit marchand, n’est-ce pas ? Je le serai peut-être ; ce sera encore
boutique pour boutique. Vous autres demoiselles qui êtes ses filles, ce n’est donc que d’une boutique que
vous valez mieux que moi ; mais cette boutique, si je la prends, mon fils dira :Mon père l’avait ; et par là
mon fils sera au niveau de vous. Aujourd’hui vous allez de la boutique à la ferme, et moi j’irai de la ferme à
la boutique ; il n’y a pas là grande différence ; ce n’est qu’un étage que vous avez de plus que moi ; est-ce
qu’on est misérable à cause d’un étage de moins ? Est-ce que les gens qui servent Dieu comme vous, qui
s’adonnent à l’humilité comme vous, comptent les étages, surtout quand il n’y en a qu’un à redire ? » (p
127)
L’argumentation de Jacob se déroule en deux temps : le premier, selon un procédé de généralisation, met
en évidence, aux yeux du Président, la hiérarchie des classes sociales et le formalisme qui s’ensuit.
Le second recourt à un argument individuel qui met en cause son adversaire, à qui il s’adresse directement
en utilisant un procédé de comparaison très réducteur cette fois quant aux différences de classes sociales.
Le pivot de cette argumentation en deux temps est la mise en accusation de mademoiselle Habert, l’aînée,
par un argument choc : « C’est que mademoiselle… n’est presque pourtant pas plus mademoiselle que je
suis monsieur ». Provocation efficace, puisque mademoiselle Habert tombe dans le piège et relance d’elle-
même le discours victorieux de Jacob.
Dans la première partie du discours, Jacob utilise un système hypothétique qui l’amène à renverser les
rôles : « si vous lui disiez comme à moi, toi par-ci, toi par-là … elle dirait : Monsieur, vous me traitez mal »,
procédé dont il s’était déjà servi avec son maître ( « prenez que je sois vous, et que vous soyez moi » p 43)
et qui lui avait permis de montrer sa lucidité. Ici, le jeu des pronoms et des titres - tu et toi d’un côté, vous,
monsieur et mademoiselle de l’autre- met en évidence les usages fondés sur la hiérarchie sociale. Or, cette
inégalité sociale fait l’objet d’une approbation apparente de la part de Jacob : « ce n’est pas que je m’en
plaigne… il n’y a rien à dire … et ce que j’en dis n’est que pour faire une comparaison » ; la fausse
ingénuité avec laquelle il s’adresse au Président ; « c’est la coutume de vous autres grands messieurs…ce
n’est pas votre faute », la généralisation de son cas à l’ensemble du peuple auquel il s’identifie « toi, c’est
ma part et celle-là du pauvre monde », la personnification de cette classe populaire par l’absence de
déterminant : « pourquoi pauvre monde est-il ? », l’interpellation du Président, représentent à la fois une
acceptation du système social tel qu’il est - et, en ce sens, le discours de Jacob n’a rien de révolutionnaire-
et un appel ironique à une certaine prise de conscience.
La bonne humeur de ce discours, le ton naïf emprunté (« vous autres grands messieurs »), la théâtralisation
du passage(succession de courts dialogues au cours desquels Jacob joue plusieurs rôles à la fois), sont les
instruments d’une véritable captatio benevolentiae de l’auditoire concerné (ici le Président), et font ressortir,
après tant de modestie apparente, le coup de théâtre constitué par l’argument –individuel cette fois- qui vise
mademoiselle Habert : si cette hiérarchie sociale est acceptable, mademoiselle Habert n’en est pas la
représentante.
Dès lors, la seconde partie de l’argumentation va s’employer à discréditer les prétentions de mademoiselle
Habert dont il reprend mot pour mot les accusations en renversant la situation : « votre père …. était un
gredin, mademoiselle ? », « nous voilà déjà, monsieur votre père et moi, aussi gredins l’un que l’autre ; » .
En bon stratège, Jacob remplace la défense par l’attaque et aboutit à l’établissement d’une équivalence
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sociale entre son adversaire et lui par un jeu serré de parallélismes : « Il était fils d’un bon fermier de
Beauce , moi fils d’un bon fermier de Champagne ; », « ce sera encore boutique pour boutique »
de comparaisons restrictives : « ce n’est donc que d’une boutique que vous valez mieux que moi »,
« ce n’est qu’un étage que vous avez de plus que moi »
et de chiasme : « Aujourd’hui vous allez de la boutique à la ferme, et moi j’irai de la ferme à la
boutique ; »
Ce retournement de situation, illustré par un langage imagé (la métaphore de l’étage, par exemple) et
familier (« Eh ! pardi, oui », langage familier qui atteste que Jacob, lui, assume sa classe sociale) lui permet
de dédramatiser la situation de façon efficace ; l’interrogation oratoire finale accule mademoiselle Habert
soit à l’incohérence (elle ne met pas ses principes religieux en pratique) , soit à lever le masque de la fausse
dévote.
Cette argumentation très structurée de Jacob fondée sur la réversibilité des rôles (mademoiselle
Habert/Jacob, Jacob/le père) montre un personnage déjà capable de mettre à profit ses dons d’observateur et
une lucidité dénonciatrice de tous les faux-semblants.
Non seulement Jacob aura gain de cause, mais encore, fort de son succès, lui qui n’a pas encore épousé
mademoiselle Habert la cadette , passe déjà à l’étape suivante en visant plus haut : madame de Ferval, elle,
a un équipage, ce qui la situe socialement bien plus haut qu’une mademoiselle Habert que Jacob considère
déjà comme son égale : « Je voyais une femme de condition d’un certain air, qui avait apparemment des
valets, un équipage, et qui me trouvait aimable ; qui me permettait de lui baiser la main, et qui ne voulait pas
qu’on le sût ; une femme enfin qui nous tirait , mon orgueil et moi, du néant où nous étions encore ; car
avant ce temps-là, m’étais-je estimé quelque chose ? avais-je senti ce qu’était qu’amour-propre ?
Il est vrai que j’allais épouser Mlle Habert ; mais c’était une petite bourgeoise qui avait débuté par me
dire que j’étais autant qu’elle, qui ne m’avait pas donné le temps de m’enorgueillir de sa conquête, et qu’à
son bien près, je regardais comme mon égale. » (p 135)
Les deux paragraphes établissent un parallèle entre les deux femmes au détriment de la future femme de
Jacob et c’est effectivement madame de Ferval qui tiendra les promesses annoncées par mademoiselle
Habert : en le recommandant aux Fécour, madame de Ferval, par une série de relais, le met en mesure
d’envisager concrètement l’avenir de financier projeté avec mademoiselle Habert. Même si Jacob ne profite
pas de l’aide de Fécour, c’est en allant le voir que, de fil en aiguille , il rencontrera d’Orsan qui le prendra
sous sa protection. Ici encore, à la fin de la cinquième partie, Jacob « visualise » son parcours en
superposant à sa situation nouvelle l’image de sa situation initiale : « Me voilà donc côte à côte de mon ami
de qualité, de pair à compagnon avec un homme à qui par hasard j’aurais fort bien pu cinq mois auparavant
tenir la portière ouverte de ce carrosse que j’occupais avec lui. » (p 237), même si c’est le narrateur plus que
le personnage qui s’attarde sur cette image, qui forme un raccourci saisissant et très concret du trajet
parcouru depuis cinq mois, c’est à dire depuis le début du roman.
Cependant, si ce parcours n’est pas linéaire géographiquement, il ne l’est pas non plus socialement. A
plusieurs reprises, Jacob se retrouve dans l’impasse, qu’elle soit provoquée par ses refus (refus d’épouser
Geneviève, refus d’accepter l’offre de monsieur de Fécour) ou par la malchance (l’arrivée inattendue de
monsieur Doucin, l’allée « fatale » qui le conduit en prison). Or le trajet interrompu est toujours relancé par
des relais extérieurs qui prennent le personnage en charge, qu’il s’agisse de présences féminines adjuvantes
ou de hasards favorables. C’est que la dynamique du parcours de Jacob se caractérise par la discontinuité.
Dynamique du parcours du personnage :
Ce sont d’abord les nombreuses confrontations avec les personnages féminins du roman qui infléchissent ce
parcours : qu’il s’agisse de la femme de son seigneur, de mademoiselle Habert, de madame d’Alain, de
madame de Ferval ou de madame de Fécour, toutes, madame d’Orville mise à part, présentent des
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caractéristiques communes quant à leur physique et au rôle qu’elles jouent auprès de Jacob : « la fraîcheur
et l’embonpoint » de sa maîtresse trouvent un écho dans la « mine ronde » de mademoiselle Habert, « la
rondeur de son visage, sa blancheur et son embonpoint », embonpoint supplanté par celui de madame
d’Alain « aussi fraîche et plus grasse qu’elle » de même que la gorge « bien faite », « fort blanche » et « fort
enveloppée de madame de Fécour, « une assez grosse femme, de taille médiocre, qui portait une des plus
furieuses gorges que j’aie jamais vues » (p 167) reprend en l’amplifiant la description de celle de madame de
Ferval ; cette progression semble être en rapport avec « l’appétit » de Jacob qui jette un regard appréciateur
à cette mine ronde « que j’ai toujours aimée » et « à cet article-là qui est presque aussi considérable que le
visage dans une femme » (p 136 à propos de la gorge de madame de Ferval), à cette chair « succulemment
nourrie », comme s’il s’agissait d’autant de repas sur la route de ce perpétuel affamé. Ces femmes
« appétissantes » donc, correspondent à la sensualité joyeuse et spontanée de Jacob, mais lui offrent aussi,
étant donné leur âge, leur physique et les bienfaits dont elles le comblent, une image maternelle.
Ainsi, à mademoiselle Habert qui lui offre un repas, un emploi de domestique, de « parent », puis de mari,
une bourse pleine d’or, quatre à cinq mille livres de rentes et une proposition de travail, il répond p 154 :
« je n’ai que faire de nourrice avec vous, cousine, vous ne me laisserez pas manquer de nourriture, mais
abondances de vivres ne nuit point, faisons nous financiers » Femmes nourricières donc, protectrices en tous
cas : ainsi madame de Ferval le réhabilite au sortir de la prison, lui donne de l’argent pour prendre les
carrosses qui lui permettront de se rendre à Versailles afin de se recommander auprès de monsieur de
Fécour, et madame de Fécour collabore à ce projet « il faut le pousser » (p 172)
Ces femmes sont elles-mêmes sensibles à la « bonne mine » de Jacob, ce « gros garçon », ce « gros
brunet », à sa jeunesse, à sa spontanéité divertissante, mais Jacob doit ses succès avant tout à ses capacités
d’observation et d’adaptation ; il est capable de comprendre ces femmes à demi-mot : ainsi le jeu des regards
échangés entre Jacob et sa maîtresse est un véritable dialogue muet et amoureux qui tourne à l’avantage de
Jacob qui a su faire parler ses yeux ni trop ni trop peu : « … mes yeux lorgnaient volontiers.
Elle s’en aperçut, et sourit de la distraction qu’elle me donnait ; moi, je vis qu’elle s’en apercevait, et je
me mis à rire aussi d’un air que la honte d’être pris sur le fait et le plaisir de voir rendaient moitié niais et
moitié tendre ; et la regardant avec des yeux mêlés de tout ce que je dis là, je ne lui disais rien.
De sorte qu’il se passa alors entre nous une petite scène muette qui fut la plus plaisante chose du
monde ; » (p 33)
De même, lorsque madame de Ferval le convoque dans un cabinet particulier pour écrire une lettre,
Jacob est capable de faire durer un entretien qui a un tout autre objet implicite, en utilisant le même procédé
indirect que son interlocutrice :
« Venez, me dit en se levant la nymphe de cinquante ans, je vais vous donner un petit billet pour Mlle
Habert ; c’est une fort bonne fille, je l’ai toujours mieux aimée que l’autre, et je suis bien aise de lui
apprendre comment ceci s’est passé ; Monsieur le président, permettez –moi de passer un moment dans
votre cabinet pour écrire ; et tout de suite elle part, et je la suis, très content de mon ambassade.
Quand nous fûmes dans ce cabinet : Franchement mon garçon, me dit-elle en prenant une feuille de
papier, et en essayant quelques plumes, j’ai d’abord été contre vous ; cette emportée qui sort nous avait si
fort parlé à votre désavantage, que votre mariage paraissait la chose du monde la plus extraordinaire ; mais
j’ai changé d’avis dès que je vous ai vu ; je vous ai trouvé une physionomie qui détruisait tout le mal qu’elle
avait dit ; et effectivement vous l’avez belle, et même heureuse ; Mlle Habert la cadette a raison.
Je suis bien obligé, madame, à la bonne opinion que vous avez de moi, lui répondis-je, et je tâcherai de
la mériter.
Oui, me dit-elle, je pense très bien de vous, extrêmement bien, je suis charmée de votre aventure ; et si
cette fâcheuse sœur vous faisait encore quelque chicane, vous pouvez compter que je vous servirai contre
elle.
C’était toujours en essayant différentes plumes qu’elle me tenait ces discours, et elle ne pouvait pas en
trouver de bonnes.
Voilà de mauvaises plumes, dit-elle, en tâchant d’en tailler, ou plutôt d’en raccommoder une ; quel âge
avez-vous ? Bientôt vingt ans, madame, lui dis-je en gros. C’est le véritable âge de faire fortune, reprit-elle ;
vous n’avez besoin que d’amis qui vous poussent, et je veux vous en donner ; car j’aime votre Mlle Habert,
et je lui sais bon gré de ce qu’elle fait pour vous ; elle a du discernement. Mais est-il vrai qu’il n’y a que
quatre ou cinq mois que vous arrivez de campagne ? on ne le croirait point à vous voir, vous n’êtes point
hâlé, vous n’avez point l’air campagnard ; il a le plus beau teint du monde.
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A ce compliment les roses du beau teint augmentèrent ; je rougis un peu par pudeur, mais bien plus par
je ne sais quel sentiment de plaisir qui me vint de me voir loué sur ce ton-là par une femme de cette
considération.
On se sent bien fort et bien à son aise, quand c’est par la figure qu’on plaît, car c’est un mérite qu’on n’a
point de peine à soutenir ni à faire durer ; cette figure ne change point, elle est toujours là, vos agréments y
tiennent ; et comme c’est à eux qu’on en veut, vous ne craignez point que les gens se détrompent sur votre
chapitre, et cela vous donne de la confiance.
Je crois que je plais par ma personne, disais-je donc en moi-même. Et je sentais en même temps
l’agréable et le commode de cette façon de plaire ; ce qui faisait que j’avais l’air assez aisé.
Cependant les plumes allaient toujours mal ; on essayait de les tailler, on ne pouvait en venir à bout, et
tout en se dépitant, on continuait la conversation.)
Je ne saurais écrire avec cela, me dit-elle ; ne pourriez-vous pas m’en tailler une ?
Oui-da, madame, lui dis-je, je vais tâcher. J’en prends donc une et je la taille ;
Vous mariez-vous cette nuit ? reprit-elle pendant que j’étais avec cette plume. Je crois qu’oui, madame.
Eh ! dites-moi, ajouta-t-elle en souriant, Mlle Habert vous aime beaucoup, mon garçon, je n’en doute pas,
et je n’en suis point surprise ; mais entre nous, l’aimez-vous un peu aussi ? avez-vous de l’amour pour elle ?
là, ce qu’on appelle de l’amour , ce n’est pas de l’amitié que j’entends, car de cela elle en mérite beaucoup
de votre part, et vous n’êtes pas obligé au reste ; mais a-t-elle quelques charmes à vos yeux, tout âgée qu’elle
est ?
Ces derniers mots furent prononcés d’un ton badin qui me dictait ma réponse, qui semblait m’exciter à dire
que non, et à plaisanter de ses charmes. Je sentis que je lui ferait plaisir de n’être pas impatient de les
posséder, et ma foi ! je n’eus pas la force de lui refuser ce qu’elle demandait. » (p 130 131)
Ce premier entretien particulier entre madame de Ferval et Jacob contient tous les éléments d’une scène
de comédie offerte au lecteur-spectateur.
C’est une scène de dialogue entre deux personnages, dont la progression est assurée par le contraste entre
le discours abondant de l’une et le silence actif de l’autre.
Le comique de la scène repose sur le non-dit : détournement des objets de leur fonction, détournement des
personnages de leur image : ainsi l’objet avoué de l’entretien, de la part de madame de Ferval, est d’assurer
mademoiselle Habert de son soutien , l’objet véritable étant une scène de séduction (qui s’achèvera par une
main tendue à baiser) et de déconsidération de la même mademoiselle Habert envers qui madame de Ferval
proteste de toute son amitié : « Mlle Habert la cadette a raison », « j’aime votre Mlle Habert » puis « « cette
vieille fille qui vous épouse ».
De même, la mise en scène sert de « couverture » :la répétition comique de l’essai sans fin des
plumes montre que l’objet réel de l’entretien n’est pas la lettre-écrite- mais la conversation –orale- et
particulièrement secrète que cette lettre permet.
Mise en scène qui met en valeur le comique de caractère d’un personnage récurrent dans le roman :la fausse
dévote coquette, d’où l’habileté réjouissante de la dévote âgée qui organise en tout bien tout honneur-avec
l’aval du président- un scène de séduction avec un jeune garçon sous le prétexte d’un bonne action à
accomplir.
Et cette lettre sert d’écran à une conversation orale qui elle même n’est qu’un prétexte à une contemplation
physique.
C’est pourquoi Jacob ne répond à ces questions que part un silence approbateur :il joue le rôle qu’on attend
de lui dans cette scène : être vu, homme objet et content de l’être, il fait progresser le dialogue par son
silence même. Au premier niveau, Jacob adopte un comportement instinctif, il est d’abord à l’écoute de ses
sensations : « je ne sais quel sentiment de plaisir » « Et je sentais en même temps l’agréable et le commode
de cette façon de plaire », « Je sentis que je lui ferais plaisir… ».
Les champs lexicaux du plaisir et du ressenti imprègnent les monologues intérieurs de Jacob. Il rentre avec
plaisir dans le jeu inavoué de son interlocutrice et c’est finalement lui qui donne le tempo à cette scène au
premier abord menée par madame de Ferval ;les plumes, objets symboliques de cette mise en scène lui
permettent par la suite d’allonger un entretien « qui m’amusait beaucoup » ou de l’interrompre « en lui
rendant la plume » :c’est que Jacob joue lui aussi un double rôle, acteur instinctif et épicurien, il est aussi un
observateur habile et capable de calcul et même d’hypocrisie puisqu’il sacrifie sa « fiancée » à sa nouvelle
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conquête. Spectateur, il l’est à plusieurs niveaux : de son interlocutrice, de la mise en scène détournée qu’il
utilise et enfin de lui même.
La reprise ironique des termes employés par la sœur aînée, appliqués par périphrases à madame de
Ferval « la nymphe de 50 ans », montre la lucidité de Jacob vis à vis des petites comédies que se joue cette
dernière à propos de son âge. Et lorsque celle ci a retourné la situation en faisant valoir la « vieillesse » de
mademoiselle Habert « tout âgée qu’elle est », Jacob comprend le langage implicite : « Ces derniers mots
furent prononcés d’un ton badin qui me dictait ma réponse » et y répond en trahissant mademoiselle Habert
par un sourire, autre langage implicite fort bien compris.
Cette distance prise avec l’événement en train de se dérouler, assez remarquable pour un jeune garçon
inexpérimenté, se manifeste aussi vis à vis de la mise en scène employée par la répétition ironique de
l’indéfini « on », donnant à voir, comme une didascalie, les maladresses voulues de madame de Ferval et
leur objectif inavoué mais si visible aux yeux d’un observateur comme Jacob : « Cependant les plumes
allaient toujours mal ; on essayait de les tailler, on ne pouvait en venir à bout, et tout en se dépitant, on
continuait la conversation. ».
Enfin, Jacob conserve cette lucidité vis à vis de lui même, en exerçant à son égard le même procédé de
reprise ironique « les roses du beau teint » :il n’est pas dupe du rôle de soi-disant commissionnaire qu’on lui
fait jouer.
Il se voit, vu par madame de Ferval. Apparemment complaisant, il n’est jamais dupe d’une situation dont
il pressent bien les avantages.
Ce passage montre la dualité de Jacob, capable à la fois d’une attitude instinctive et épicurienne, et de la
distance ironique d’une observation lucide. En même temps acteur et spectateur en position d’ironie
dramatique, il offre au lecteur un spectacle à double niveau.
L’habileté de Jacob est d’être capable de juger d’un coup d’œil à qui il a affaire et de parler à chacune de
ses interlocutrices le langage qu’elle attend. Avec Catherine, il joue de sa ressemblance avec son mari
défunt, il repère en mademoiselle Habert le « femme à directeur » et utilise des termes empruntés à la
dévotion : « je m’humilie devant ce bienheureux don, ce béni mariage que je ne mérite point, sinon que c’est
Dieu qui vous l’ordonne et que vous êtes trop bonne chrétienne pour aller là contre » (p 100), il démêle en
madame de Ferval les apparences dévotes qui cachent la femme « intérieurement coquette » et la
médisante : «C’était de grands yeux noirs qu’on rendait sages et sérieux, malgré qu’ils en eussent, car
foncièrement ils étaient vifs, tendres et amoureux. » (p 137) Il est en revanche immédiatement conscient du
naturel de sa maîtresse « qui menait ce train de vie tout aussi franchement qu’on boit et qu’on mange » (p
28) ou de madame de Fécour « aimant à vue de pays le plaisir et la joie » (p 167).
C’est pourquoi il ne s’adresse pas à elles de la même façon, consolant mademoiselle Habert de son âge
par des appréciations enthousiastes et très concrètes sur son physique (toujours des métaphores nourricières,
p 81 son visage est comparé à « du miel qui fera venir les mouches »), distribuant des regards flatteurs à
madame de Ferval, mais très respectueux envers la Présidente : « Je n’avais pas négligé non plus de regarder
la Présidente, mais celle-là d’une manière humble et suppliante » (p 126)
Le paradoxe est que l’habileté de Jacob est fondée sur son naturel, ainsi avec sa maîtresse : « l’hommage
que je rendais à ses appas venait du pur plaisir qu’ils me faisaient » (p 33) ; s’il y a calcul, il se fait en
saisissant l’occasion, jamais par avance ; sa rencontre avec mademoiselle Habert lui paraît pouvoir « tourner
à bien » sans qu’il envisage pour autant « rien de positif » ; il en profite néanmoins pour raconter le refus
vertueux qu’il a opposé à la proposition de Geneviève, afin de gagner l’estime de son interlocutrice.
Cette absence de calcul préétabli, cette capacité à saisir les occasions au vol conduisent Jacob à être
entouré au même moment de plusieurs femmes qui lui veulent du bien ; cette concomitance joue à son
avantage en lui permettant de susciter l’inquiétude de mademoiselle Habert devant les avances de madame
d’Alain et de sa fille qui le mettent « comme à l’enchère ».
Mais au moment où ce mariage inespéré va s’accomplir, il vise déjà plus haut, puisque l’occasion se
présente avec les avances de madame de Ferval.
Le parcours de Jacob qui ne suit aucun calcul préétabli, connaît des à coups et des rebonds en fonction
des femmes qu’il rencontre, et ces personnages féminins s’effacent dés lors qu’elles ne lui sont plus
d’aucune utilité : la maîtresse qui lui a permis de devenir valet et de rester à Paris disparaît dans un couvent,
Geneviève « s’évanouit » à tous les sens du terme après lui avoir prêté de l’argent , la mort de mademoiselle
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Habert est annoncée à deux reprises : « autre nom… que je ne pris qu’après la mort de Mlle Habert » (p
89) « le moment qui doit me l’enlever n’est pas loin » (p 225), juste au moment où sa présence risque de
devenir gênante, quant à madame de Ferval et madame de Fécour, il les perd toutes les deux, l’une à cause
d’un rival, l’autre à cause de la maladie (même si la réapparition de madame de Fécour est annoncée pour
plus tard)
Mais le hasard lui proposera d’autres opportunités qui lui permettront de rebondir. Le parcours de Jacob
n’est donc pas continu, mais avance en pointillé en fonction des circonstances que son opportunisme plus
que ses calculs lui permettent de saisir.
En effet, le hasard est le principal moteur du parcours aléatoire de Jacob : parti à la recherche de maître
Jacques et « n’ayant dans l’esprit que mon homme », Jacob rencontre sur son chemin une inconnue,
mademoiselle Habert , dont le rôle protecteur compensera largement le refus de Jacob de devenir un mari
complaisant : en n’épousant pas Geneviève, il n’a rien perdu, au contraire, puisque le maître qui devait
« protéger » celle-ci est mort ; en fermant cette issue, il a laissé la voie libre à d’autres opportunités, qui,
effectivement, le servent au mieux.
L’arrivée inopportune de Doucin provoque un véritable coup de théâtre : « Il entre. Figurez-vous notre
étonnement, quand, au lieu d’un homme que nous pensions ne pas connaître, nous vîmes ce directeur qui,
chez Mlles Habert avait décidé pour ma sortie de chez elles » (p 106) : le présent de narration,
l’interpellation au lecteur, le point d’exclamation, tout souligne l’effet de surprise dû à ce hasard
malencontreux. Et cependant cet obstacle imprévu à son mariage l’amènera chez le Président où il connaîtra
madame de Ferval qui lui apportera une protection très efficace contre les gêneurs : la sœur aînée et l’abbé
Doucin. Autre hasard malheureux que Jacob déplore, celui de la rue « fatale » dans laquelle il a eu « le
guignon d’être fourré » et qui le conduira en prison : « Ah la maudite rue avec ses embarras ! Q ’avais-je
affaire dans cette misérable allée ? C’est bien le diable qui m’y a poussé quand j’y suis entré. » (p 141) . Ce
monologue intérieur n’est pas sans rappeler Les Fourberies de Scapin et empêche que le lecteur ne prenne la
situation de Jacob trop au tragique. Il a raison : non seulement Jacob sortira de prison avec les honneurs
d’une réhabilitation publique, mais encore les protections en chaîne de madame de Ferval et de madame de
Fécour l’amèneront à une proposition d’emploi chez le beau-frère de celle-ci .
Et là encore, son refus généreux, loin de lui fermer la voie, lui ouvrira une issue plus glorieuse puisqu’il
rencontrera à Versailles monsieur Bono et madame d’Orville ce qui l’amènera à ce hasard final qu’est la
rencontre avec d’Orsan.
Bref, refus ou hasard malheureux, tout se transforme pour Jacob en événement providentiel, comme le
souligne mademoiselle Habert : « c’est le ciel apparemment qui a permis que je vous rencontrasse » (p 56),
« Dieu soit loué d’avoir adressé mon chemin sur le Pont-Neuf ! » (p 80), « Mon Dieu !, disais-je, qui avez
mené Jacob sur ce Pont-Neuf … » ( p 99)
Cependant, cette accumulation de hasards qui donne au parcours de Jacob sa dynamique propre, semble
contredire l’assertion initiale du narrateur selon laquelle il ne s’agit pas d’ « une histoire forgée à plaisir » à
la façon d’un récit romanesque. En effet , l’itinéraire du paysan semble un peu trop tributaire de
coïncidences pas toujours vraisemblables pour relever de simples Mémoires dont les faits « sont vrais » (p
26).
Et pourtant, si le parcours de Jacob avance à coups de hasards (plus que d’apprentissage réel et
progressif), c’est aussi que Jacob a le don de saisir les opportunités que ces hasards lui offrent. Cette
capacité à utiliser ce qu’il rencontre sur sa route, vient de ses qualités d’observateur, de sa curiosité et de ses
sens toujours en éveil. Le hasard est son complice parce qu’il lui ressemble : ainsi, sur le Pont-Neuf, ses
préoccupations ne l’empêchent pas d’apercevoir et d’entendre mademoiselle Habert et d’agir, sans savoir à
quoi cela le mènera , de même son attirance pour madame d’Orville ne l’empêche pas d’être attentif aux
bruits de la rue et d’intervenir là aussi sur l’impulsion du moment ;
Cette philosophie du hasard en accord avec ses dons d’improvisation, Jacob en fait état avant même sa
principale manifestation, c’est- à dire la traversée du Pont-Neuf, au moment où, après la mort de son maître,
il hésite à rentrer dans son village :
« En attendant mon départ de Paris, dont je n’avais pas encore fixé le jour, je me mis dans une de ces
petites auberges à qui le mépris de la pauvreté a fait donner le nom de gargotes.
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Je vécus là deux jours avec des voituriers qui me parurent très grossiers ; et c’est que je ne l’étais plus
tant, moi.
Ils me dégoûtèrent du village. Pourquoi m’en retourner, me disais-je quelquefois. Tout est plein ici de
gens à leur aise, qui, aussi bien que moi, n’avaient pour tout bien que la Providence. Ma foi ! restons encore
quelques jours ici pour voir ce qui en sera ; il y a tant d’aventures dans la vie, il peut m’en échoir quelque
bonne ; ma dépense n’est pas ruineuse ; je puis encore la soutenir deux ou trois semaines ; à ce qu’il m’en
coûte par repas, j’irai loin ; car j’étais sobre, et je l’étais sans peine ; Quand je trouvais bonne chère, elle me
faisait plaisir ; je ne l’avais regrettais pas quand je l’avais mauvaise, tout m’accommodait.
Et ce sont là d’assez bonnes qualités dans un garçon qui cherche fortune. Avec cette humeur-là,
ordinairement il ne la cherche pas en vain ; le hasard est volontiers pour lui, ses soins lui réussissent ; et j’ai
remarqué que les gourmands perdent la moitié de leur temps à être en peine de ce qu’il mangeront ; ils ont
là-dessus un souci machinal qui dissipe une grande partie de leur attention pour le reste.
Voilà donc mon parti pris de séjourner à Paris plus que je n’avais résolu d’abord. » ( p 53)
Ce passage réflexif sur le hasard représente un bilan après une première étape de l’histoire de Jacob qui a
duré quelques mois au cours desquels il a changé ; ce constat est en même temps une préparation à l’avenir :
il s’agit de se mettre dans la disposition nécessaire pour susciter un hasard heureux et infléchir son propre
destin .
Ce passage-pivot dans l’économie du roman présente des réflexions dont il est difficile de démêler si
elles sont à mettre au compte du personnage ou du narrateur. En effet, le jeu des temps semble proposer une
alternance entre les deux ; les passés-simples « Je vécus », « ils me dégoûtèrent » représente le récit des
actions du personnage, tandis que l’imparfait « c’est que je ne l’étais plus tant, moi » indique le jugement de
Jacob-narrateur à propos de Jacob-personnage, comme si Jacob n’était pas encore capable de prendre
conscience de son évolution.
Le monologue intérieur au présent du discours semble être le fait du personnage, la reprise à l’imparfait
à valeur itérative précédée du connecteur logique « car » pourrait indiquer la reprise de parole par le
narrateur qui présente au lecteur, en prenant du recul, un portrait global de son personnage « car j’étais sobre
et je l’étais sans peine »
Le paragraphe suivant au présent de vérité générale montre à nouveau les réflexions générales et
empreintes d’expérience du narrateur plus âgé .
Bref, ce passage présente une certaine osmose entre narrateur et personnage, qui met en évidence
l’importance de la réflexion avant l’action. Ce bilan laisse apparaître une certaine philosophie du désir et du
hasard qui sera mise en œuvre par la suite.
Le champ lexical du hasard : « providence, quelque bonne aventure, le hasard est pour lui » est connoté
positivement et montre l’optimisme d’un Jacob qui pourtant n’a plus rien devant lui. D’abord Jacob
s’identifie à ceux qui ont réussi, il ne s’exclut pas d’emblée du jeu social, mais au contraire pose une
égalité : « Tout est plein ici de gens à leur aise, qui, aussi bien que moi, n’avaient pour tout bien que la
Providence ». Cette équivalence sociale fondée sur le temps, Jacob en fera état lors de son discours au
président en montrant qu’une génération suffit à combler la différence entre un paysan et un petit bourgeois ;
Mais surtout il appuie des prévisions optimistes (« il peut m’en échoir quelque bonne ») sur un calcul
profondément réaliste : « ma dépense n’est pas ruineuse ;je puis encore la soutenir deux ou trois semaines à
ce qu’il m’en coûte par repas, j’irai loin ; », calcul qui rappelle ceux de la Perrette de La Fontaine, à la
différence près que les prévisions de Jacob sont fondées sur le réel et non sur l’imaginaire. De plus, le
chiasme qui suit montre que Jacob oppose aux aléas de la vie une identité de comportement : « Quand je
trouvais bonne chère, elle me faisait plaisir ; je ne la regrettais pas quand je l’avais mauvaise », c’est à dire
qu’il régule ses désirs en fonction du réel . Son refus de se projeter dans un avenir imaginaire lui permet
d’éviter toute déception. Il prend ce que le hasard lui propose en évitant tout désir préconçu.
Encor faut-il être capable de reconnaître la « bonne fortune » qui passe, pour cela, celui qui veut être
acteur de son destin doit vivre au présent :c’est ce que montre l’exemple des gourmands ; en se projetant
sans cesse dans le futur, ils perdent toute capacité à saisir ce que leur offre le présent.
En effet, une philosophie active du hasard, celle de Jacob, demande avant tout - outre l’adaptation au
réel- un éveil constant à « l’attention pour le reste ».
Ce passage propose non pas une définition du hasard, mais une attitude de l’homme devant celui-ci ; le
triple parallélisme du début du quatrième paragraphe au présent de vérité générale montre qu’il n’y a pas de
hasard total mais des destins qui se forgent : chaque phrase établit un lien entre l’attitude du personnage et la
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notion de hasard : les « bonnes qualités », « l’humeur » et les « soins » provoquent la »fortune » qu’on ne
« cherche pas en vain », et un « hasard » qui « est volontiers pour lui ».
La philosophie du narrateur-personnage est ici à l’opposé de la notion de fatalité : le hasard s’exploite-
ou non-, chacun est acteur de son destin à condition d’exercer sa liberté .
Le hasard est pour Jacob un indicateur : il lui offre un tremplin pour exercer ses capacités et par là-même
les découvrir ; Il lui tient lieu d’apprentissage, apprentissage irrégulier, discontinu mais révélateur de sa
propre liberté. En fait, Jacob recrée, à partir des occasions que lui offre la rue, un hasard qui lui ressemble,
qui est « pour lui ». Car le destin de Jacob se joue dans la rue :qu’il entre au cœur de Paris par le Pont-Neuf
pour voir un maître Jacques et qu’il en revienne avec une mademoiselle Habert, que ses trajets soient déviés
par des embarras de carrosses, ou qu’il pénètre dans ces mêmes carrosses à la rencontre de nouveaux
personnages et de nouvelles règles sociales.
A de nombreuses reprises, des « embarras » jouent le rôle de déclencheur de l’action, et créent des
rebondissements inattendus : « un embarras de rue » met Jacob et mademoiselle Habert en face d’une
maison à louer dans le quartier de Saint- Gervais, alors qu’ils étaient en train d’oublier leur projet, « un
grand embarras de carrosses et de charrettes » pousse Jacob à attendre dans l’allée « fatale » « que
l’embarras fût fini » (p 138), mais, en compensation, « un carrosse qui retarda la course du nôtre » (p 151)
permet à Jacob, dans le carrosse de madame de Ferval , d’écraser ; de toute sa « pompe triomphante » ceux
qui ont voulu lui nuire.
De nouveaux « embarras » dans la rue de madame d’Orville l’obligent à descendre de fiacre juste à
l’endroit et au moment où d’Orsan se fait attaquer, ce qui constituera le hasard final.
Le carrosse, emblème du milieu auquel Jacob est encore loin d’appartenir, se fait donc l’instrument des
hasards qui lui permettront d’y pénétrer de temps à autre .
Cependant, on peut se demander si ces coups de pouce donnés par le hasard et avantageusement
exploités par le héros sont le signe d’un véritable apprentissage de Jacob et d’une évolution progressive
justifiant son ascension sociale.
Evolution du personnage
Il est vrai que Jacob se compose par étapes un personnage de plus en plus éloigné du petit paysan qu’il
était initialement ; il s’en distingue progressivement par son physique, ses habits, son comportement et son
langage.
S’il demeure un beau garçon « de bonne mine », le signe distinctif de son origine paysanne, le teint hâlé,
s’efface peu à peu : à son arrivée à Paris, il se trouve « beau comme peut l’être un paysan dont le visage est à
la merci du hâle de l’air et du travail des champs. » (p 28), à peine une semaine après, il remarque que déjà
« mon séjour à Paris m’avait un peu éclairci le teint » (p 32), quelques mois après, madame de Ferval ne
reconnaît plus en lui le paysan :Mais est-il vrai qu’il n’y a que quatre ou cinq mois que vous arrivez de
campagne ? on ne le croirait point à vous voir, vous n’êtes point hâlé, vous n’avez point l’air campagnard ; il
a le plus beau teint du monde. » (p 130) Mais si madame de Ferval ne s’attend pas à le voir « ni si bien fait
ni de si bonne mine », c’est que mademoiselle Habert l’a équipé juste avant.
En effet, c’est d’abord l’habit qui transforme Jacob aux yeux de la société et particulièrement des
femmes qui sont à la fois les artisans et les destinataires de ces métamorphoses successives , car « qu’est-ce
que c’est qu’un beau garçon sous des habits grossiers ? (p 157)
La maîtresse de Jacob lui fournit un premier équipage : un habit, du linge et un chapeau afin de faire du
paysan un domestique ; le résultat ne se fait pas attendre « Ton habit te sied bien ; tu n’as plus l’air
villageois » (p 32)
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Plus important encore, Jacob se transforme à ses propres yeux : « La joie de me voir en si bonne
posture me rendit la physionomie plus vive et y jeta comme un rayon de bonheur à venir » (p 32) Par la
suite, équipé par sa femme, il se fait avec complaisance le spectateur de sa propre métamorphose : j’eus la
joie de voir Jacob métamorphosé en cavalier » (p 157) ; La Vallée regarde Jacob le paysan se pavaner en
habit « doublé de soie rouge », et lui présenter, l’épée au côté, une image de lui-même qui le ravit, car c’est
d’abord de plaisir qu’il s’agit .
Plus tard, malgré ses mésaventures successives avec mesdames de Ferval et de Fécour, rien n’empêche
Jacob de rentrer chez lui pour savourer sa nouvelle condition :
« Je restai le lendemain toute la matinée chez moi ; je ne m’y ennuyai pas ; je m’y délectai dans le plaisir
de me trouver tout à coup un maître de maison ; j’y savourai ma fortune, j’y goûtai mes aises, je me regardai
dans mon appartement ; j’y marchai, je m’y assis, j’y souris à mes meubles, j’y rêvai à ma cuisinière, qu’il
ne tenait qu’à moi de faire venir, et que je crois que j’appelai pour la voir ; enfin j’y contemplai ma robe de
chambre et mes pantoufles ; et je vous assure que ce ne furent pas là les deux articles qui me touchèrent le
moins ; de combien de petits bonheurs l’homme du monde est-il entouré et qu’il ne sent point, parce qu’il est
né avec eux ?
Comment donc, des pantoufles et une robe de chambre à Jacob ! Car c’était en me regardant comme
Jacob que j’étais si délicieusement étonné de me voir dans cet équipage ; c’était de Jacob que M. de la
Vallée empruntait toute sa joie. Ce moment- là n’était si doux qu’à cause du petit paysan.
Je vous dirai, au reste, que, tout enthousiasmé que j’étais de cette agréable métamorphose, elle ne me
donna que du plaisir et point de vanité. Je m’en estimai plus heureux et voilà tout, je n’allai pas plus loin.
Attendez pourtant, il faut conter les choses exactement ; il est vrai que je ne me sentis point plus
glorieux, que je n’eus point cette vanité qui fait qu’un homme va se donner des airs ; mais j’en eus une autre
et la voici.
C’est que je songeai en moi-même qu’il ne fallait pas paraître aux autres ni si joyeux, ni si surpris de
mon bonheur, qu’il était bon qu’on ne remarquât pas combien j’y étais sensible, et que si je ne me contenais
pas, on dirait : Ah ! le pauvre petit garçon, qu’il est aise ! il ne sait à qui le dire.
Et j’aurais été honteux qu’on fît cette réflexion-là ; je ne l’aurais pas même aimé dans ma femme ; je
voulais bien qu’elle sût que j’étais charmé, et je le lui répétais cent fois par jour, mais je voulais le lui dire
moi-même, et non pas qu’elle y prît garde en son particulier : j’y faisais une grande différence, sans démêler
que confusément pourquoi ; et la vérité est qu’en pénétrant par elle-même toute ma joie, elle eût bien vu que
c’était ce petit valet, ce petit paysan, ce petit misérable qui se trouvait si heureux d’avoir changé d’état, et il
m’aurait été déplaisant qu’elle m’eût envisagé sous ces faces-là : c’était assez qu’elle me crût heureux, sans
songer à ma bassesse passée. Cette idée-là n’était bonne que chez moi, qui en faisais intérieurement la
source de ma joie ; mais il n’était pas nécessaire que les autres entrassent si avant dans le secret de mes
plaisirs, ni sussent de quoi je les composais. »(p 225-226)
Jacob met en pratique la philosophie épicurienne qu’il avait développée lors de son séjour avec les
voituriers. Loin de s’attarder à ses récentes mésaventures et de se projeter dans un avenir incertain, il se
tourne vers le présent, vers la certitude de ce qu’il possède déjà : une maison, un habit, bref une place.
Conscient de la rapidité de cette « métamorphose » arrivée « tout d’un coup », il marque un temps d’arrêt,
caractérisé par la récurrence du lexique de la jouissance, particulièrement illustré par des verbes comme se
délecter, savourer, goûter, contempler, mais aussi par des noms comme plaisir, joie ou bonheur qui
reviennent à de nombreuses reprises, ou encore des adjectifs comme heureux, charmé, joyeux …Les verbes
d’action débordent mais ne désignent aucune action utile : il s ‘agit juste de se sentir exister.
Jacob pratique une véritable philosophie du divertissement en exerçant une certaine maîtrise sur le
temps : vivre intensément le présent heureux pour ne pas le laisser échapper. Dès lors tout lui devient source
de plaisir, plaisir intensifié par la mise en scène qu’opère le personnage en se dédoublant : « c’était en me
regardant comme Jacob que j’étais si délicieusement étonné de me voir dans cet équipage ; ». La Vallée se
veut le spectateur de Jacob acteur : l’accumulation des pronoms de la première personne montre que Jacob
occupe le devant de la scène en jouant les maîtres de maison dans un décor tout neuf, « mon appartement »,
à l’aide d’objets symboliques comme la robe de chambre et les pantoufles.
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Les verbes d’action soulignent les déplacement du personnage comme autant de didascalies à
l’usage d’un personnage qui se met lui-même en scène.
Mais la pièce de théâtre est double, la première, à usage privé, a pour but la jouissance d’un bonheur
tout intérieur qui provient du spectacle que le personnage se donne à lui-même en contemplant la distance
qui sépare son passé récent de « petit paysan » de son présent si différent .Le narrateur rend le lecteur
spectateur de cet ancien lui-même, en pleine métamorphose, qu’il contemple par le souvenir. A ces
différents niveaux d’observation –le lecteur regardant le narrateur se souvenant de La Vallée contemplant
Jacob – se superpose une deuxième théâtralisation à usage public cette fois : il y a une seconde pièce à jouer
devant le monde pour cacher la vérité, c’est à dire le naturel de cette jouissance ; les déïctiques à l’imparfait
« Il ne fallait pas », « Il n’était pas nécessaire », dictent au personnage la conduite à tenir devant d’autres
spectateurs que lui-même, en particulier mademoiselle Habert.
Cette deuxième représentation imaginaire correspond au monologue intérieur du personnage au passé-
simple et doit présenter de ce personnage une image unifiée limitée à monsieur de La Vallée : d’où la
nécessité de ne pas paraître si joyeux, de séparer la réalité de l’apparence. Cependant, si le personnage de
Jacob refuse d’être démasqué devant son entourage, le narrateur, lui, n’hésite pas à le démasquer aux yeux
du lecteur , à qui il doit la vérité du récit. L’alternance entre le passé-simple du récit fait par le personnage –
« j’y savourai, j’y goûtai, je me regardai »- et le présent du discours employé par le narrateur au bénéfice du
lecteur - « je vous assure, Attendez, il faut conter, il est vrai … »- , montre que le narrateur prend le relais
du personnage pour analyser les origines de cette jouissance instinctive. Le narrateur donne ainsi de
l’épaisseur au personnage en développant ce qu’il ignore sur lui-même, et surtout fait preuve d’une véritable
éthique de la narration qui est celle de la vérité due au lecteur ; en effet, chacune des reprises explicatives
commence en montrant un souci de vérité. : « il faut conter les choses exactement », « il est vrai », « la
vérité est »…
Ce passage montre de la part du narrateur le souci de respecter un pacte de vérité avec le lecteur, au
delà de l’attitude du personnage, et de la part de Jacob une certaine méfiance du monde qui lui a appris à
quel point il était vulnérable ; son attitude atteste d’une prise de conscience : celle de la différence entre le
bonheur intérieur d’une jouissance instinctive et le bonheur extérieur de la vanité, c’est à dire du paraître.
Le comportement de Jacob tente de s’adapter à l’habit et le narrateur se dissocie du personnage pour
mesurer du haut de son ascension de « parvenu » la validité de ce comportement Ainsi, le « coup de
chapeau qui avait plus de zèle que de bonne grâce » (p 31) fait place à un Jacob courtois et galant auprès
des dames d’Orville : « je présentais la main à la fille pour l’aider à descendre (car j’avais déjà appris cette
petite politesse, et on se fait honneur de ce qu’on sait ) » (p 191) .. L’adverbe de temps présent dans la
parenthèse fait état de la conscience que le personnage éprouve de la rapidité de cette adaptation.
Cependant, Jacob se rend compte que cette adaptation doit aussi passer par le langage : au moment où il
va épouser mademoiselle Habert, il lui reste encore « un petit accent et même quelques expressions de
village » (p 89). Il utilise en effet de nombreux jurons familiers comme « mardi, si j’étais roi » (p 31),
« Vertubleu » (p 86), « par la mardi » (p 205), « oh pardi » (p 230), des expressions imagées et très concrètes
comme « émerillonnée » (p 34), « mais pour de mari, néant ; il en pleuvrait, qu’il n’en tomberait pas un
pour elle ; » (p 44), « que j’ai de joie qui me trotte dans le cœur » (p 86), « Il n’y a rien de si friand que ce
joli corset-là » (p, 205), des jeux de mots populaires comme celui sur le « bois » dont on fait les maris .. ou
les cocus (p 39), des pléonasmes : « né natif » (p 30) qui rappellent les valets des comédies de Marivaux : l’
Arlequin du Jeu de l’Amour et du Hasard qui s’adresse à Lisette en employant des expressions similaires :
« mardi, si j’étais roi », « ma reine » ou en imitant maladroitement le langage métaphorique des maîtres
« demandez-le à votre mérite » comme le fait aussi l’Arlequin de L’Ile des Esclaves « Eh palsambleu ! le
moyen de n’être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos grâces ? » (scène 6)
Bref, Jacob est plus proche des valets qui jouent la comédie des maîtres (Le Jeu de l’Amour et du Hasard
acte I scène IV)que du maître Blaise de l’Epreuve dont il n’emploie pas les déformations grammaticales
« stapendant j’ons mes prétentions itou, mais je ne me cache pas, je dis mon nom, je me montre, en publiant
que je suis amoureux de vous, vous le savez bian » (Epreuve scène IV) Et déjà cette différence de langage
avec les voituriers rencontrés à l’auberge avait fait prendre conscience à Jacob de l’impossibilité pour lui de
rentrer au village.
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Certes, le langage de Jacob s’adapte d’emblée au monde parisien des domestiques, mais il aura
davantage d’efforts à fournir pour s’intégrer au monde petit-bourgeois dans lequel il entre par son mariage
avec mademoiselle Habert .
C’est pourquoi, lorsqu’il s’adresse au président ses paroles sont dénuées de toute outrance, juron, ou
même image trop concrète : Jacob a compris qu’il s’agit de gommer et non d’ajouter s’il souhaite que son
personnage s’efface au bénéfice de son discours : « C’est donc toi, me dit-il, que la sœur de mademoiselle
veut épouser ?
Oui, monsieur, du moins me dit-elle, et assurément, je ne l’en empêcherait pas ; car cela me fait
beaucoup d’honneur et de plaisir , lui répondis-je d’un air simple, mais ferme et tranquille. Je m’observai un
peu sur le langage, soit-dit en passant. » (p 123)
Au besoin, son discours s’efface jusqu’à un quasi-silence qui lui permet de jouer son rôle d’observateur
dans le carrosse qui l’emmène à Versailles : « On ne s’aperçoit presque pas qu’un homme ne dit mot, quand
il écoute attentivement, du moins s’imagine-t-on toujours qu’il va parler : et bien écouter c’est presque
répondre . » (p 177)
Enfin, lors de son entretien avec les d’Orville, le comportement et le langage de Jacob semblent être en
accord : à son geste généreux, il joint un langage soutenu et retenu qui laisse percer l’émotion sans en faire
trop : « Ce discours, quoique fort simple, n’était plus d’un paysan, comme vous voyez ; on n’y sentait plus le
jeune homme de village, mais seulement le jeune homme naïf et bon » (p 193)
Il semble là atteindre une sorte d ‘aisance qui lui fera défaut dans le carrosse où l’emmène d’Orsan, car il
se défie de lui-même : « Il faut prendre garde à vous, monsieur de la Vallée, et tâcher de parler bon
français ; vous êtes vêtu en enfant de famille, soutenez l’honneur du justaucorps, et que votre entretien
réponde à votre figure qui est passable » (p 236) . Il est conscient de ce que cette concordance entre habit,
allure et langage n’est justement pas quelque chose qui va de soi. Pour un jeune homme propulsé de son
village vers plus hautes sphères de la société, le langage est le principal critère de valeur, et toute la
difficulté consiste à l’acquérir alors qu’il est tout acquis pour son entourage.
Certes, le langage de Jacob évolue vers une plus grande sobriété, mais il se caractérise surtout par sa
capacité à s’adapter au langage de l’interlocuteur et donc à percer à jour les enjeux du discours. Il lui suffit
pour cela d’inverser les rôles lors de sa confrontation avec son maître et tout est dit : « Tenez, parlons en
conscience ; prenez que je sois vous, et que vous soyez moi. Vous voilà un pauvre homme. » (p 43) Mieux
encore, ayant assisté en cachette au premier discours de Dorsin (« J’avais fermé la porte de la chambre, et
j’en approchai mon oreille le plus près qu’il me fut possible » p 69), il peut déchiffrer la véritable portée du
second : « vous faîtes le discret, mais je sais bien votre pensée » (p 77), et, reprenant en écho chacun des
propos hypocrites de l’ecclésiastique, l’amener à rougir, c’est-à-dire à se trahir.
Lorsque Dorsin prétend que Jacob est « l’instrument du démon » qui se sert de lui pour désunir les
deux sœurs et « leur enlever la paix dans laquelle elles vivaient » (p 76), Jacob répond en le prenant au mot :
« à propos de conscience, sans la bonté de la votre, la paix de Dieu serait encore ici » (p 77) Jacob dénonce
chez Dorsin la discordance entre explicite et implicite : « Vous faîtes le discret ; mais je sais bien votre
pensée » (p 77)
Jacob se caractérise donc par sa lucidité vis-à-vis du langage et de ses implications, lucidité qu’il
s’applique à lui-même lorsqu’il préfère garder le silence. Le langage représente un code social qu’il est
difficile d’acquérir à qui le découvre «en cours de route ».
Jacob exclu du « monde des carrosses »
Jacob applique cette lucidité à sa propre ascension sociale. Certes, il en repère les étapes accélérées ;
ainsi, il fait le point après sa rencontre avec mademoiselle Habert : « j’apercevais un avenir très riant et très
prochain ; ce qui devait réjouir l’âme d’un paysan de mon âge, qui presqu’au sortir de la charrue pouvait
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sauter tout d’un coup au rang honorable de bon bourgeois de Paris ; » (p 90),puis après ses succès avec
mesdames de Ferval et de Fécour : « Figurez-vous ce que c’est qu’un jeune rustre comme moi, qui, dans le
seul espace de deux jours, est devenu le mari d’une femme riche, et l’amant de deux femmes de condition »
(p 174), enfin, il mesure le chemin parcouru en partageant le même carrosse que d’Orsan : « Me voilà donc
côte à côte de mon ami de qualité, et de pair à compagnon avec un homme à qui par hasard j’aurais fort bien
pu cinq mois auparavant tenir la portière ouverte de ce carrosse que j’occupais avec lui. » (p 237)
Mais cette accélération procède par soubresauts, se traduisant par des hauts et des bas très violents ;
Jacob connaît des phases de glorification qui compensent les aléas de son parcours : humilié par la justice -
l’archer qui l’emmène en prison le rudoie et le tutoie, le geôlier l’amène à traiter avec lui « humblement »-,
accablé par la prison qu’il subit injustement, Jacob est réhabilité glorieusement devant le peuple assemblé, et
écrase ses ennemis de toute la « pompe triomphante » qu’il doit à madame de Ferval. Un embarras de
carrosse lui a fait connaître le pire, un autre lui fait connaître le meilleur : « Un carrosse qui retarda la course
du nôtre, leur donna tout le temps de nous apercevoir » (p 151). En mettant son carrosse à sa disposition
pour donner « plus d’éclat à sa sortie », madame de Ferval lui rend plus sensible le privilège que constitue
pour lui la protection d’une femme comme elle.
Par deux fois, des embarras de carrosse donnent à Jacob l’occasion d’être pris dans un contexte héroïque. La
première fois, Jacob est accusé de meurtre en ramassant l’épée teinte du sang de ses victimes. Sa maladresse,
son incapacité à se défendre, le rendent tout à fait étranger à ce monde aristocratique dont il est la victime.
On peut rapprocher ce passage du « Mariage de Vengeance » dans Gil Blas : ici, le connétable est tué par
Enrique et tue Blanche en mourant, là, l’amant jaloux tue sa maîtresse et son ami ; mais la posture des
personnages est bien différente : si le jeune homme et le connétable ont « l’épée à la main » et s’en servent,
Jacob, lui, la ramasse par inadvertance et s’en trouve très embarrassé ; c’est justement son « air effaré » qui
le rend suspect.
S’il y a ici une sorte de catapultage entre le roman héroïque et le roman réaliste, c’est justement pour
marquer la différence : Jacob est un élément disparate dans le tableau, car il n’appartient pas à ce monde ;
cependant ces personnages « romanesques » disparaissent de l’histoire qui suit, elle, le trajet de Jacob ; C’est
donc ce monde héroïque qui est ici déplacé et exclu du roman et non Jacob dont le trajet représente aussi
celui du roman de Marivaux.
Cependant la deuxième fois, de nouveaux embarras de carrosses lui permettent de se conduire en héros : il
sauve d’Orsan de ceux qui l’assaillent, mais, cette fois, il se sert de son épée, il s’intègre au tableau, il est
partie prenante de l’action, il fait figure de héros et non plus d’ahuri ; et c’est l’occasion d’un autre retour sur
lui-même : « je me considérais », « je me regardais moi-même », il se fait le spectateur de sa brusque
ascension, due à son propre mérite ; il savoure sa « noble posture » et « son air de héros tranquille »,
sentiment de gloriole qui annonce la « vapeur de joie, de gloire, de fortune, de mondanité » qui l’envahit à
l’idée d’être mené à la Comédie Française dans le carrosse de d’Orsan (p 237)
Et pourtant, dans les deux cas, son ascension sociale apparente est démentie et même trahie par ces
carrosses qui l’ont hissé si haut : le carrosse de madame de Ferval qui lui a rendu son honneur après son
passage en prison, le déshonore cette fois par sa simple présence : en effet un chevalier, croyant découvrir le
carrosse de sa maîtresse dans une rue près de chez madame Rémy, surprend en fait madame de Ferval dans
une situation compromettante avec Jacob dont il connaît les origines : « Eh ! c’est Jacob, s’écria-t-il alors, je
le reconnais, c’est lui-même » (p 207). Reconnu, tutoyé, humilié, rougissant devant un e femme dont la
conquête le flattait tant, Jacob est anéanti : non seulement il perd définitivement madame de Ferval, mais il
se perd lui-même. Réduit à l’état d’automate, il réagit mécaniquement : le rappel du passé de Jacob a effacé
le présent de monsieur de la Vallée ,et, littéralement, Jacob ne sait plus qui il est.
Plus tard, le magnifique carrosse de d’Orsan, après l’avoir amené au cœur de l’élite parisienne, le perd,
sans quiproquo cette fois, pour l’avoir hissé trop haut. L’effet est le même : plus de « contenance » et de
nouvelles « courbettes de corps courtes et fréquentes » (p 240) qui suscitent un rire moqueur. A nouveau
ridiculisé, devenu un pantin désarticulé, il sent que, comme monsieur d’Orville, mais dans le sens inverse,
« il n’est pas à sa place » L’ascension de Jacob ne serait-elle que la mascarade qu’il suggère : « Et en effet,
ces choses-là se sentent ; il en est de ce que je dis là-dessus comme d’un homme d’une certaine condition à
qui vous donneriez un habit de paysan ; en faîtes-vous un paysan pour cela ? Non, vous voyez qu’il n’en
porte que l’habit ; sa figure en est vêtue, et point habillée, pour ainsi dire ; il y a des attitudes, et des
mouvements, et des gestes dans cette personne, qui font qu’elle est étrangère au vêtement qui la couvre » (p
231) Jacob ne serait-il, à la fin du livre, qu’un paysan à qui on aurait donné un habit d’homme de condition ?
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Ce passage semble anticiper la fin de ce roman inachevé, ou du moins lui donner un éclairage cru celui de
la lucidité que Jacob ne perd que rarement, par bouffées d’enthousiasme, pourrait-on dire.
En effet, tout au long du roman, Jacob mesure les étapes de cette trop rapide ascension sans se perdre de
vue : évoquant les espérances qu’il met en mademoiselle Habert, il parle de lui-même comme d’un paysan
« presqu’au sortir de la charrue », est conscient d’avoir une posture « risible » devant monsieur de Fécour
qui ne le regarde même pas, se rend compte de l’impression désastreuse qu’il fait à madame de Ferval en
étant appelé mons Jacob devant elle, prend un fiacre pour le plaisir d’être appelé « mon gentilhomme » sans
perdre de vue ses origines « moi qui n’avait jamais eu que d’autre voiture que mes jambes, ou que ma
charrette, quand j’avais mené à Paris le vin du seigneur de notre village » (p 227), et enfin, à la Comédie
Française, se voit « si gauche, si dérouté au milieu de ce monde qui avait quelque chose de si aisé et de si
leste ! » (p 239) qu’il réalise à quel point il est peu à sa place dans ce milieu avec son « hétéroclite » figure.
Cette lucidité de Jacob prend une forme concrète, visuelle : il se met à la place de ceux qui le regardent, et
discerne, comme eux, le Jacob apparent sous les habits de monsieur de la Vallée : « et je tremblais qu’on ne
connût à ma mine que ce monsieur-là avait été Jacob » (p 240).
Cette lucidité en images, lui permet aussi de remonter aux causes, d’expliquer l’échec d’une ascension qui
lui paraît remarquable après son premier entretien avec madame de Fécour « et depuis ce jour-là je devins
méconnaissable, tant j’acquis d’éducation et d’expérience » (p 174) et dont il réalise finalement qu’elle n’a
pas été intériorisée : « J’y avais sauté trop vite ; » (p 240) Et même l’apparent optimisme du premier passage
était déjà démenti par la perception que Jacob avait de la trop grande rapidité de cette ascension : « Voilà des
aventures bien rapides, j’en étais étourdi moi-même » (p 174)
A la fin du roman, Jacob est conscient de ce que les hasards heureux, les protections séduisantes n’ont pu
remplacer l’éducation qui lui manque :« Il est vrai aussi que je n’avais pas passé par assez de degrés
d’instruction et d’accroissements de fortune pour pouvoir me tenir au milieu de ce monde avec la hardiesse
requise. » (p 240)
Sans doute la prise de conscience de ce manque constitue-t-elle cette fois le véritable premier « début » de
sa fortune – à venir - perpétuellement annoncé tout au long du roman : « c’est au vin de mon pays que je
dois le commencement de ma fortune » (p 26), évoquant l’argent qu’il a accepté de Geneviève « il me
profita beaucoup : j’en appris à écrire et l’arithmétique, avec quoi, en partie, je suis parvenu dans la suite »
(p 39), ou le déménagement de mademoiselle Habert « c’est ici où ma fortune commence » (p 89).
En effet, contrairement à Marianne, Jacob sait qu’il n’appartient pas au monde des carrosses. Le trajet de
Marianne a été originellement dévié par un accident de carrosse, et elle s’est bâtie, à partir de ses origines
énigmatiques, son propre univers auquel elle se « sent » appartenir et vers lequel elle tente sans cesse de
retourner. Jacob, lui, sait d’où il vient : il n’y a pas de carrosse derrière lui ni de trajet prédéterminé à
reconstituer et c’est pourquoi il est l’homme de la marche et du présent. Certes, il emprunte des carrosses :
carrosse public pour aller à Versailles, et dans lequel il se garde d’ouvrir la bouche sachant qu’il n’y est pas
à sa place, pas plus que dans le fiacre qu’il emprunte pour aller chez madame d’Orville et qu’il ne prend que
par « gaillardise », carrosses privés de madame de Ferval, de madame de Fécour ou de d’Orsan dans lequel
il est incapable de savoir comment se comporter ; « et puis je montai en carrosse, incertain si je devais y
monter le premier, et n’osant en même temps faire des compliments là-dessus. Le savoir-vivre veut-il que
j’aille en avant, ou bien veut-il que je recule ? me disais-je en l’air, c’est à dire en montant » (p 237)
Le carrosse est bien un mètre-étalon qui permet de mesurer précisément la place tenue dans la société
comme le montre la méfiance réciproque des personnages dans le récit des conquêtes de
d’Orsan : « J’observai seulement que celle que je tenais jetait un coup d’œil sur l’équipage, et l’examinait ;
et nous arrivâmes au leur qui, par parenthèse, n’appartenait à aucune d’elles, et n’était qu’un carrosse de
remise qu’on leur avait prêté » (p 234). Or Jacob ne s’y trouve que de passage et souvent sans qu’on lui ait
demandé son avis (madame de Fécour), ou comme un objet que l’on exhibe (madame de Ferval), ou, plus
encore, pour passer une sorte de « test ».
Un parcours en liberté
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En fait, Jacob, le futur « parvenu », ne se soucie pas tant de parvenir que de jouir. Il n’a pas de projet
préétabli, il lui arrive bien de calculer, mais c’est toujours dans l’instant, selon ce que l’occasion lui procure,
jamais par avance : ainsi, à propos de ses rapports futurs avec madame de Ferval « Est-ce que vous aviez
dessein de l’aimer ? me direz-vous. Je n’avais aucun dessein déterminé ; j’étais seulement charmé de me
trouver au gré d’une grande dame, j’en pétillais d’avance, sans savoir à quoi cela aboutirait, sans songer à la
conduite que je devais tenir » (p 135). Jacob présente le paradoxe d’être annoncé comme un futur parvenu
sans en avoir pour autant l’ambition, car il préfère le plaisir de l’instinct à tout programme anticipé : son
trajet est ponctué d’étapes consacrées à « savourer » ce qui lui arrive : plaisir de posséder des habits neufs,
de goûter un bon repas, de monter dans un superbe équipage, ou d’apercevoir un pied ou une main dont il
est « friand ». Jacob manifeste un grand appétit de tout, une capacité à jouir au présent de tous les bonheurs
sensuels qui passent à sa portée. Son destin se définit au fur et à mesure qu’il avance, et son parcours sans
cesse relancé par le hasard, ne suit aucun itinéraire prévu d’avance. Tout en retournant à chaque fois à son
point d’ancrage, la maison de Saint-Gervais, il rebondit sans cesse d’une occasion à l’autre : chez madame
de Ferval, chez madame de Fécour, chez le beau-frère de celle-ci, chez madame d’Orville, à la Comédie
Française, son trajet est varié et discontinu, sans quête préétablie, au contraire de Marianne dont les lieux
fréquentés se resserrent de plus en plus (principalement couvents et hôtel de madame de Miran), jusqu’à
l’obtention de ce qu’elle désire : retrouver une mère de substitution. Le parcours de Marianne est guidé par
son passé qui lui a inspiré un projet primordial : retrouver une place sociale, morale, affective, telle qu’elle
imagine l’avoir eue au départ. Jacob n’a aucun projet de ce type à accomplir, aucune contrainte intérieure,
aucun mystère non plus dans ses origines ; il vit dans l’instant, marche et bouge beaucoup sans aller très
loin, à l’affût des occasions de plaisir avant tout, la première étant la marche en soi.
A cause de ce goût du plaisir et de l’improvisation, le personnage de Jacob dégage une extraordinaire
impression de joie de vivre et, malgré sa lucidité, de naïveté, qui séduisent tant ses interlocutrices et en font
un personnage divertissant et conscient de l’être : aux yeux de sa maîtresse : « Ce discours la divertit
beaucoup »(p 29), « Ce garçon-là est plaisant » (p 30), de son entourage et de lui-même : « Cet entretien que
je venais d’avoir avec Geneviève me mit dans une situation si gaillarde, que j’en devins encore plus
divertissant que je ne l’avais été jusque-là. » (p 31), il commence par faire rire son entourage avant son
entretien avec le président : « Ma réponse réussit, ce fut un éclat de rire général » (p 122)
Bref, Jacob s’amuse et amuse son entourage, comme le narrateur qui annonce dès le début du roman : « je
cherche aussi à m’amuser moi-même » (p 26) ; le narrateur semble avoir suivi le même principe de liberté
que le personnage, liberté d’instruire peut-être, mais surtout de divertir, liberté de style, liberté même du
roman « inachevé ».
LE LIBRE PARCOURS DU ROMAN
Les réflexions du narrateur :
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A ce parcours en liberté du personnage se superpose la liberté d’écrire du narrateur ; en effet, le projet
de rédiger ses Mémoires est d’abord pour le narrateur un acte de divertissement. Retiré dans une campagne
plus proche de la maison des champs d’un riche bourgeois que de la ferme du paysan Jacob, le paysan
maintenant « parvenu » peut utiliser son temps en toute liberté : « je cherche à m’amuser moi-même » ;
l’amusement auquel le narrateur occupe son »loisir » consiste à revivre à distance son itinéraire passé en le
méditant, en l’interprétant : « Mon loisir m’inspire un esprit de réflexion que je vais exercer sur les
évènements de ma vie » (p 36) . Ce nouvel itinéraire - celui du narrateur dont le point de vue se superpose (à
l’imparfait ou au présent de vérité générale) à celui de Jacob (au passé-simple)- se fait donc au fil des
réflexions qui se confondent souvent avec celles du personnage au point que les rôles ne sont pas toujours
dissociables. Au parcours moral et social de Jacob se superpose donc un parcours temporel du narrateur
répondant à une double fonction d’instruction et de divertissement : »Le récit de mes aventures ne sera pas
inutile à ceux qui aiment à s’instruire. Voilà en partie ce qui fait que je les donne ; « je cherche aussi à
m’amuser moi-même. » (p 25).
Au premier abord, les trois pages du préambule du narrateur âgé annoncent par leur ton didactique
une instruction de type moral : les nombreux présents de vérité générale (« cet artifice ne réussit presque
jamais », « c’est une erreur de penser qu’une naissance obscure vous avilisse, quand c’est vous-même qui
l’avouez », « Les hommes ont des mœurs, malgré qu’ils en aient », p 25), une anecdote en forme de leçon,
celle des neveux trop « glorieux » semblent révéler la sagesse acquise par l’expérience et par les années.
Or, la profession de foi de l’incipit : « Le titre que je donne à mes Mémoires annonce ma naissance ; »,
et le satisfecit que le narrateur s’accorde « et il semble qu’en tout temps Dieu ait récompensé ma franchise
là-dessus ; », sont contredits par l’attitude de son personnage.
Certes, le titre du roman est fondé sur la reconnaissance des origines et le préambule commence par une
déclaration de franchise du narrateur : « je ne l’ai jamais dissimulée à qui me l’a demandée ». Celui-ci tient
à se démarquer de tout ce qui relève de l’artifice de la conduite, qu’il s’agisse du seigneur du village : « le
père et les fils vivaient magnifiquement ; ils avaient pris des noms de terre ; et du véritable, je crois qu’ils ne
s’en souvenaient plus eux-même » (p 26), ou des neveux du narrateur qui « ont quitté leur nom » ; le
personnage de Jacob tient lui aussi, tout au long de son parcours à rendre compte de l’évolution justifiée de
son nom : mademoiselle Habert s’adresse d’abord à lui en l’appelant Jacob « c’était le nom que j’avais pris »
(p 79). Lorsque mademoiselle Habert commence à le traiter d’égal à égal, il ajoute à son prénom le nom de
son père et le fait précéder d’un « monsieur » dans lequel le « bonhomme La Vallée » ne se reconnaîtrait
pas. Première prétention qui fait sourire mademoiselle Habert « tu as raison, monsieur de la Vallée, appelle-
toi ainsi », dont le tutoiement juxtaposé au nouveau titre fait à son tour sourire le lecteur.
Ce nouveau nom d’usage qui désormais devrait remplacer Jacob « serviteur au nom de Jacob, il ne sera
plus question que de mr de la Vallée » (p 89), sera à son tour remplacé par un autre que le lecteur ignore
« nom que j’ai porté pendant quelque temps, et qui était effectivement celui de mon père ; mais à celui-là on
en joignait un autre qui servait à le distinguer d’un de ses frères, et c’est sous cet autre nom qu’on me
connaît dans le monde ; (p 89), nom qui intervient dans l’intervalle compris entre la fin du roman et le début
de la narration.
Certes, tous ces noms sont issus du père de Jacob et non pas inventés. Nulle trahison donc. Cependant, le
silence en est une dont le narrateur semble s’excuser :
retenue dans le langage afin de ne pas trahir ses origines, dans le carrosse qui l’emmène à Versailles : « je
m’observai beaucoup sur mon langage, et tâchai de ne rien dire qui sentît le fils du fermier de campagne ; »
(p 177)
périphrase évasive devant les d’Orville : « Et qui êtes-vous ? Le fils d’un honnête homme qui demeure à
la campagne, répondis-je. » (p 199)
euphémismes devant d’Orsan : « Mon nom est la Vallée, lui dis-je ; vous êtes un homme de qualité, et
moi je ne suis pas un grand monsieur ; mon père demeure à la campagne où est tout son bien, et d’où je ne
fais presque que d’arriver dans l’intention de me pousser et de devenir quelque chose, comme font tous les
jeunes gens de province de ma sorte» (p 239)
A chaque fois, l’imparfait du narrateur se superpose au présent du personnage pour justifier sa conduite et
la rendre cohérente avec la déclaration préliminaire selon laquelle il n’a jamais dissimulé sa
naissance : « C’était dire vrai et pourtant esquiver le mot de paysan qui me paraissait dur ; » (p 199). Et, p
239 : « et dans ce que je disais là, on voit que je n’étais que discret et point menteur ».Cette esquive et cette
discrétion font de Jacob le frère de ces gens qui « avaient la faiblesse de rougir eux-mêmes de leur
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naissance » (p 25), d’autant plus qu’être privé de son titre de monsieur et rappelé à son origine paysanne
par le chevalier qui l’a surpris avec madame de Ferval le rend furieux : « Adieu donc, mons Jacob, jusqu’au
revoir, me cria-t-il comme je me retirais. Oh ! pour lors, cela me déplut, je perdis patience, et devenu plus
courageux parce que je m’en allais: bon, bon! Criai-je à mon tour en hochant la tête, adieu, mons Jacob ! Eh
bien ! adieu, mons Pierre, serviteur à mons Nicolas ; voilà bien du bruit pour un nom de baptême. Il fit un
grand éclat de rire à ma réponse, et je sortis en fermant la porte sur eux de pure colère. » (p 209)
Au fur et à mesure de ses Mémoires, appellation d’ailleurs qui ennoblit le parcours du paysan, le narrateur
s’écarte donc de son projet initial, ou du moins semble oublier l’importance qu’il y attachait « Voilà bien du
bruit pour un nom de baptême ». Inconséquences qui montrent un narrateur pas plus rigide dans ses
principes que son personnage.
En effet, la sincérité des sentiments amoureux de Jacob semble bien souvent sujette à caution. Très vite,
Jacob mesure clairement ce que mademoiselle Habert représente financièrement pour lui « elle était riche
pour moi ; elle jouissait bien de quatre mille livres de rente et au-delà » (p 90)et après l’avoir comparée à
madame d’Alain et à Agathe, il en parle en termes de parieur qui aurait fait une bonne mise « Mademoiselle
Habert était plus sûre que tout cela » (p 85).
Ce qui ne l’empêche pas de protester de son désintéressement et de la pureté de ses sentiments :
« Comment ! repris-je en faisant un pas en arrière, vous doutez de moi, mademoiselle ? Pendant que je
mettrais ma vie en gage, et une centaine avec, si je les avais, pour acheter la santé de la vôtre et sa
continuation, vous doutez de moi ? » (p 95), en assurant un peu plus loin « mon cœur n’est pas une
marchandise » . Ni, lorsque madame de Ferval le pousse dans ses retranchements, d’avouer par un sourire
qu’il n’éprouve envers mademoiselle Habert que de la reconnaissance, reniant ainsi « l’affection » et
« l’amitié » qu’il avait déclaré éprouver à son égard.
Délaissant mademoiselle Habert pour madame de Ferval, puis cette dernière pour madame d’Orville,
acceptant de Geneviève un argent dont il lui reproche l’origine, Jacob laisse le lecteur sceptique quant à ses
capacités morales, sans pourtant lui devenir odieux. En fait, le narrateur tente de justifier la conduite de son
personnage par des réflexions mettant en évidence l’ambiguïté de la nature humaine ; d’une certaine façon,
comme Jean-Jacques le fera dans les Confessions, Jacob semble considérer que la sincérité de l’aveu
compense l’amoralité : « J’eus donc la faiblesse de manquer d’honneur » ; mais surtout, il donne de l’amour
une image complexe : pas de grands sentiments romanesques, mais un ensemble de motivations qui
s’accumulent « ivresse de vanité », attirance physique pour les « appas de cette dame (madame de Ferval),
en ce qui concerne mademoiselle Habert « une reconnaissance qui ressemblait si bien à de l’amour, que je
ne m’embarrassais pas d’en examiner la différence .» (p 90), et, jalousie à l’égard du chevalier qui l’a exclu
de son entretien avec madame de Ferval, même s’il prétend finalement n’avoir jamais éprouvé de tendresse
pour cette dernière.
Toute la difficulté consiste à démêler l’apparence de la réalité, et le narrateur intervient pour montrer de
nombreuses années après, à quel point le recul manque à Jacob pour se connaître lui-même ;Ainsi, après
avoir stigmatisé le déshonneur de sa conduite avec Geneviève, particulièrement pour quelqu’un qui
prétendait avoir « naturellement de l’honneur », le narrateur se dissocie du personnage en rappelant son
inexpérience : « mais je ne savais pas encore faire des réflexions si délicates » (p 38), car la morale demande
une connaissance qu’il dénie alors à son personnage.
En réalité, c’est surtout « l’instantanéité » de Jacob qui expliquerait ses fluctuations et ses contradictions :
Jacob agit dans l’instant sans « dessein déterminé » et, c’est en agissant qu’il ressent sincèrement mais de
façon éphémère ce qu’il ne pensait pas ressentir une seconde auparavant et qu’il cessera de ressentir peu
après, du moins si l’occasion lui permet de s’en rendre compte « j’en fus la dupe moi-même » : où est la
réalité, ou est l’apparence si chaque instant est source de métamorphose ? Qui est Jacob si ce n’est celui qui
évolue sans cesse dans la durée, d’où la difficulté du narrateur à donner justification et cohérence à un
comportement qui échappe au personnage lui-même.
Deux gestes « nobles » vont à l’encontre de la facilité dans laquelle Jacob se complaît habituellement :
refuser la place offerte par Fécour au bénéfice de d’Orville, et sauver héroïquement d’Orsan de ses
agresseurs ; dans les deux cas, son amour naissant pour madame d’Orville semble faire naître un nouveau
Jacob à peine suggéré qui s’interroge alors à propos du rapport entre le comportement et la naissance :
qu’est-ce que le mérite ?, y a-t-il corrélation entre l’apparence « la noble posture » et la reconnaissance
sociale ?: « j’étais un homme de mérite ». La fin du roman pose la question du rapport entre ascension
morale et ascension sociale.
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Cependant, dans l’ensemble du livre, le parcours de Jacob se caractérise par la discontinuité,
l’instantanéité et la contradiction : en prenant en charge la distance réflexive nécessaire à son personnage
pour fonder une morale, le narrateur lui conserve toute son ambiguïté et sa mobilité et laisse au lecteur la
liberté d’apprécier et d’achever ce parcours. Jacob désamorce la critique par l’humour et l’autodérision, il
offre au regard un personnage qui bouge, qui change et se laisse prendre à son propre jeu tout en dénonçant
lucidement les faux-semblants qui dirigent la société à laquelle il risque de s’adapter : « voyez quelle école
de mollesse, de , de corruption, et par conséquent de sentiment ; car l’âme se raffine à mesure qu’elle se
gâte » (p 174)
Au niveau moral, Jacob reste un personnage beaucoup plus libre et amoral que Marianne dans la mesure
où il n’est pas tendu vers un but, et où il se promène sans à priori dans une société qu’il a conscience de
refléter.
Au niveau social, ses déambulations et son regard libre donnent un aperçu concret de la société qu’il
découvre, un aperçu lucide et non un modèle.
La confrontation de Jacob, personnage issu de la nature, avec la société va permettre au narrateur d’offrir
en spectacle au lecteur, la vérité d’une société fondée sur le paraître. Une série de portraits critiques ponctue
la traversée que Jacob fait de divers milieux sociaux : parvenus comme son maître, magistrats, financiers,
nobles provinciaux ruinés ou riches parisiens.
Ce parcours dans la société parisienne est à la fois celui de Jacob et celui du narrateur : le premier de ces
portraits est celui de la maîtresse de Jacob, une coquette, moins calculatrice cependant qu’Euphrosine dans
L’Ile des Esclaves, aussi Jacob ne lui est-il pas cruel : elle est le personnage central d’un tableau de mœurs
et non pas une caricature, la satire vise les mœurs parisiennes mondaines plus que le personnage : « Du
reste, je n’ai jamais vu une meilleure femme ; ses manières ressemblaient à sa physionomie qui était toute
ronde » (p 29), rondeur qui ne peut que lui gagner la sympathie de Jacob : rondeur physique, rondeur des
manières, la rondeur est ici la marque distinctive du naturel, comme madame de Fécour ou monsieur Bono
qui sont comme Jacob, enfants de la nature, tant leurs actes sont en accord avec leur pensée.
La maîtresse de Jacob joue le jeu de la coquetterie en quelque sorte à son insu : « Madame, chez elle ne
passait pas pour coquette ; elle ne l’était point non plus, car elle l’était sans réflexion, sans le savoir ; et une
femme ne se dit point qu’elle est coquette quand elle ne sait point qu’elle l’est » (p 28) Même si
l’appellation Madame montre que c’est un valet qui parle, la valeur itérative de l’imparfait ne peur être mise
au compte de Jacob qui vient à peine d’arriver et ne peut encore émettre une telle assertion.
Quant aux portraits de faux-dévots, récurrents dans le roman, ils sont annoncés par une description
générale au présent atemporel dans laquelle s’exprime la voix de Marivaux : « Les dévots fâchent le
monde, et les gens pieux l’édifient ; les premiers n’ont que les lèvres de dévotes, c’est le cœur qui l’est dans
les autres ; […] Les uns sont de vrais serviteurs de Dieu, les autres n’en ont que la contenance . Faire oraison
pour se dire : Je la fais ;porter à l’église des livres de dévotion pour les manier, les ouvrir et les lire ; se
retirer dans un coin, s’y tapir pour y jouir superbement d’une posture de méditatifs, s’exciter à des transports
pieux, afin de croire qu’on a une âme bien distinguée, si on en attrape ; … » (p 58) ; le portrait est construit
sur une série d’antithèses concises opposant de façon incisive vrais et faux dévots, suivies d’une
accumulation d’infinitifs démontant le mécanisme de l’hypocrisie : importance donnée à la « posture » et
écrasement de l’être par le paraître, rôle de l’imagination (cette « maîtresse d’erreur et de fausseté ») et de la
vanité qui entretient la confusion des sentiments. C’est un portrait de moraliste –rappelant non seulement
Pascal, mais aussi l’auteur des Maximes- qui fustige la propension de ce type d’homme à se tromper
délibérément sur lui-même. Cette introduction au monde des faux-dévots sera ensuite concrétisée par
nombre de portraits à charge : le personnage du directeur de conscience des sœurs Habert est campé par
Jacob au début de la deuxième partie et le narrateur prend le lecteur à témoin de l’apparence dévote de ce
moderne Tartuffe : « N’avez-vous jamais vu de ces visages qui annoncent dans ceux qui les ont je ne sais
quoi d’accommodant, d’indulgent et de consolant pour les autres, et qui sont comme les garants d’une âme
remplie de douceur et de charité ? »(p 68) En se cachant derrière la porte, Jacob pourra démasquer le double
langage de ce directeur intéressé . Si Jacob épie monsieur Doucin, c’est que « songeant aux regards que ce
directeur avait jetés sur moi », il a immédiatement décelé en lui l’hypocrite. Tout au long du roman, Jacob se
révèle un observateur lucide du théâtre social qu’il contemple avec la liberté d’esprit que lui confère un
regard pur ; pur, au sens « chimique » du terme, sans alliage, utilisant ses capacités naturelles pour démêler
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les faux- semblants et les rôles que les gens s’astreignent à jouer au détriment de leur liberté intérieure et
de leur unité .Comment concilier le désir et l’interdiction d’assouvir ce désir ?Seul le masque peut faire
coexister chez madame de Ferval le désir sexuel avec le rôle social qu’elle s’est donné ; double jeu qui
aboutit à la rendre d’autant plus désirable et donc alimente encore plus la nécessité de trahir sa nature : « elle
était fausse-dévote, et ces femmes-là, en fait d’amour, ont quelque chose de plus piquant que les autres ; il y
a dans leurs façons je ne sais quel mélange indéfinissable de mystère, de fourberie, d’avidité libertine et
solitaire, et en même temps de retenue, qui tente extrêmement » (p 223)
Ainsi le personnage de « voyeur » de Jacob joue le rôle de révélateur social avec un humour
particulièrement divertissant pour le lecteur lorsqu’il décrit le repas des sœurs Habert
« je ne sais pas au reste comment nos deux sœurs faisaient en mangeant, mais assurément c’était jouer des
gobelets que de manger ainsi.
Jamais elles n’avaient d’appétit ; du moins on ne voyait point celui qu’elles avaient ; il escamotait les
morceaux ; ils disparaissaient sans qu’il parût presque y toucher.
On voyait ces dames se servir négligemment de leurs fourchettes, à peine avaient-elles la force d’ouvrir la
bouche ; elles jetaient des regards indifférents sur ce bon vivre : Je n’ai point de goût aujourd’hui ; Ni moi
non plus. Je trouve tout fade ; Et moi tout trop salé .
Ces discours-là me jetaient de la poudre aux yeux, de manière que je croyais voir les créatures les plus
dégoûtées du monde, et cependant le résultat de tout cela était que les plats se trouvaient si
considérablement diminués quand on desservait, que je ne savais pas les premiers jours comment ajuster tout
cela.
Mais je vis à la fin de quoi j’avais été les premiers jours dupe. C’était de ces airs de dégoût, que
marquaient nos maîtresses, et qui m’avaient caché la sourde activité de leurs dents.
Le plus plaisant, c’est qu’elles s’imaginaient elles-mêmes être de très petites et de très sobres mangeuses ;
et comme il n’était pas décent que des dévotes fussent gourmandes, qu’il faut se nourrir pour vivre, et non
pas vivre pour manger ; que malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait
rien perdre, elles avaient trouvé le secret de le laisser faire, sans tremper dans sa gloutonnerie ; et c’était par
le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes, c’était par l’indolence avec laquelle elles y
touchaient, qu’elles se persuadaient d’être sobres en se conservant le plaisir de ne pas l’être ; c’était à la
faveur de cette singerie, que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l’intempérance. » (p 63)
Jacob rend le lecteur co-spectateur de la scène qui se joue sous ses yeux en utilisant un adjectif à fonction
phatique et à la tonalité familière « nos deux sœurs ». « Ces dames » sont les personnages d’une petite pièce
dont l’enjeu est un repas qu’il s’agit d’avaler sans le montrer ; les dialogues « Je n’ai point de goût
aujourd’hui. Ni moi non plus », les gestes comme autant de didascalies « négligemment, à peine avaient-
elles la force », les regards indifférents, tout leur comportement montre d’excellentes comédiennes .
Et leur jeu est efficace puisque le repas s’efface comme par magie ;ce sont en effet des termes de
magicien- escamoter, disparaître- qui sont employés comme s’il s’agissait du tour d’un illusionniste ; cette
« poudre aux yeux » montre que Jacob est victime d’une illusion qui consiste à voir l’apparence (« On
voyait ces dames se servir négligemment de leurs fourchettes »), et à négliger la réalité (l’acte de manger) ;
Les locutions familières « jouer des gobelets, sans qu’il parût presque y toucher », insistent sur le tour de
passe-passe, sur, le désarroi que suscite chez le spectateur ce théâtre d’ombres, puisqu’il s’agit d’apparences,
de « ces airs de dégoût », de « cette singerie ».
Il s’agit de « voir » ce qu’on ne voit pas, c’est à dire de comprendre le rapport logique, concret, inévitable
qui permet « d’ajuster tout cela » ; Lorsque le narrateur dit « je vis », c’est qu’il a en fait compris ce qu’il ne
voyait pas et il est alors en situation d’ironie dramatique puisqu’il en sait plus que les deux sœurs sur leur
propre comportement : elles ont confondu rôle et réalité et sont, elles, incapables d’être leurs propres
spectatrices, ; Jacob est donc deux fois spectateur : spectateur de la petite comédie qu’elles se jouent l’une à
l’autre et de celle qu’elles se jouent à elles-même (« elles se persuadaient être sobres en se conservant le
plaisir de ne pas l’être »). Elles sont devenues victimes de l’illusion qu’elles ont elles-même créée, afin de
concilier l’image dévote qu’elles veulent donner d’elles-mêmes (« il n’était pas décent que des dévotes
fussent gourmandes ») et « leur appétit glouton » (qui rappelle avec humour le lion de La Fontaine dans Les
Animaux malades de la Peste).
Seul le théâtre permet de concilier l’inconciliable ; ici, le lexique de la gourmandise est bien plus fourni
que celui de la sobriété, illustrant ainsi à l’envers la devise du Maître Jacques de Molière– « il faut se nourrir
pour vivre, et non pas vivre pour manger » - qu’elles s’imaginaient suivre. La phrase paradoxale « leur
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appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de le laisser faire, sans tremper dans sa
gloutonnerie ; », réunit en les dissociant l’être et le paraître, montrant la capacité des dévotes à vivre
étrangères à elle-mêmes en toute bonne foi.
Le narrateur, en mettant Jacob en situation de détecteur de vérité précoce, donne à voir an lecteur ce jeu
social au prix d’une incohérence ; en effet Jacob ne peut à la fois être dupe et clairvoyant, puisqu’il
n’assistera en fait qu’une fois à ce repas et non pas de nombreuses fois comme semblerait l’indiquer la
notation temporelle « les premiers jours ».
Cette anecdote est un exemple parmi d’autres qui montre un narrateur à l’affût de la vérité, grâce au regard
libre de son personnage quoi cherche à « démêler ce que sont les hommes, à travers ce qu’ils paraissent »,
comme l’indiquait déjà Le Voyage au Monde vrai. Vérité qui se traduit aussi par la nécessité de représenter
le réel dans sa totalité y compris dans ses implications concrètes , comme le détail d’un repas dans ce
passage qui pourrait presque inspirer une scène de genre à la Chardin : « Les débris du déjeuner étaient là
sur une petite table ; il avait été composé d’une demi-bouteille de vin de Bourgogne presque toute bue, de
deux œufs frais, et d’un petit pain au lait. »
Ces tableaux critiques de la société apportent bien instruction et divertissement comme le proposait le
narrateur au début du roman, mais surtout ils procèdent d’un regard neuf sur la société et d’un ton nouveau
qui est celui de la démystification à laquelle correspond aussi une certaine désidéalisation du roman.
Un style naturel
Ni retenu, ni soutenu, ni burlesque ni héroïque, le style dont se réclame le narrateur du Paysan Parvenu doit
être avant tout naturel, c’est à dire tendre vers une adéquation de l’expression avec le ressenti du
personnage ;Le style doit donc être le reflet du personnage et du moment : « chacun a sa façon de s’exprimer
qui vient de sa façon de sentir » prévient d’emblée le narrateur et dès lors aucune convention, aucune mode
artificielle ne peuvent brider l’épanouissement libre de l’expression : « je n’ignore pas qu’il y a des lecteurs
fâcheux quoiqu’estimables, avec qui il vaut mieux laisser là ce qu’on sent que de le dire, quand on ne peut
l’exprimer que d’une manière qui paraîtrait singulière ; » (p 237) Le narrateur revendique pour « l’âme » de
Jacob « la liberté de se servir des expressions du mieux qu’elle pourrait, pourvu qu’on entendît clairement ce
qu’elle voudrait dire » (id)
En fait, la revendication du narrateur du Paysan Parvenu est triple : clarté, simplicité, liberté.
La clarté du style vient de la nécessité de se faire comprendre du lecteur et c’est le principal conseil que
donne l’officier au jeune apprenti écrivain (celui qui représente sans doute Crébillon fils) : « A l’égard de
votre style, je ne le trouve point mauvais, à l’exception qu’il y a quelquefois des phrases allongées, lâches, et
par là confuses, embarrassées ; ce qui vient apparemment de ce que vous n’avez pas assez débrouillé vos
idées, ou que vous ne les avez pas mises dans un certain ordre. » (p 187)
La simplicité du langage est la première leçon que donne le narrateur âgé à ses neveux : ceux-ci refusent
d’employer le langage de la nature. La parole est dévoyée puisque le nom ne s’applique plus à l’objet qu’il
désigne : c’est ce qu’explique ironiquement le narrateur au père des deux jeunes gens, décontenancés de voir
leurs artifices démasqués : « C’est, lui dis-je, que le terme de mon père est trop ignoble, trop grossier ; il n’y
a que les petites gens qui s’en servent , mais chez les personnes aussi distinguées que messieurs vos fils, on
supprime dans le discours toutes ces qualités triviales que donne la nature ; et au lieu de dire rustiquement
mon père, comme le menu peuple, on dit monsieur, cela a plus de dignité » (p 27).
Quant à la liberté du style, elle passe, chez le narrateur par le droit à la digression qui suit les méandres de
l’esprit et exprime donc au plus près les mouvements de l’âme, « cette âme qui se tourne en bien plus de
façons que nous n’avons de moyens pour les dire » (p 237), dont le narrateur parle dans sa parenthèse finale.
Il impose au lecteur ces détours d’une pensée qui suit son cours naturel ; à lui de s’adapter à l’allure sinueuse
d’un récit qui comprend «cet « esprit de réflexion que je vais exercer sur les événements de ma vie » (p 26),
et donc ces digressions qui sont la marque distinctive de la distance réflexive qu’entraîne le roman-mémoire,
et que l’on retrouve si présentes dans La Vie de Marianne. Le narrateur revendique cette liberté d’écrire
avant même de commencer le récit proprement dit de ses aventures : « Laissons là mes neveux, qui m’ont un
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peu détourné de mon histoire, et tant mieux, car il faut qu’on s’accoutume de bonne heure à mes
digressions ; je ne sais pas pourtant si j’en ferai de fréquentes, peut-être que oui, peut-être que non ; je ne
réponds de rien ; je ne me gênerai point ; je conterai toute ma vie, et si j’y mêle autre chose, c’est que cela se
présentera sans que je le cherche. » (p 27)
Ces hésitations représentent l’expression d’un parcours narratif personnel, aussi libre que le trajet de son
personnage qui évolue au gré des occasions qu’il rencontre.
Cette préoccupation d’un style naturel, clair, proche du réel, exprimant exactement ce qui est ressenti,
traduit une recherche de la vérité qui a lieu à plusieurs reprises dans l’espace intime du carrosse ; d’Orsan
attend d’avoir fait monter Jacob dans le fiacre pour lui raconter la véritable cause de son agression,
contredisant le premier récit qu’il a fait aux d’Orville « je vais vous dire la vérité de mon histoire à vous » (p
233).De même le voyage de Jacob à Versailles est l’occasion d’un récit véridique : celui du plaideur qui
raconte ses démêlés avec sa propre femme, et d’une critique elle aussi fondée sur la vérité : celle de l’officier
qui juge le livre écrit par le jeune homme .
L’intérieur d’un carrosse est par nature un endroit propice à la narration : lieu clos, discret, il confronte
deux ou plusieurs personnages pour un temps limité qui, tout naturellement, sera meublé par leur
conversation ; le carrosse est un lieu de récit mais aussi de remise en question du récit : l’officier, qui
conseille au jeune homme d’éviter la facilité en flattant les goûts libertins du lecteur, l’oblige à se poser la
question du « bon » livre ; ainsi, ce qui se passe à l’intérieur du carrosse oblige le lecteur à s’interroger sur
ce qui se passe à l’intérieur du roman .
Alors que l’extérieur du carrosse offre avant tout une image brillante (cf le si « leste » équipage de d’Orsan
ou la « pompe triomphante » du carrosse de madame de Ferval), l’intérieur du carrosse est un espace où
l’être l’emporte sur le paraître, la vérité sur l’artifice : en devenant le lieu d’un débat sur l’art d’écrire, le
carrosse constitue une sorte de mise en abyme du roman , il est l’occasion d’un parcours plus romanesque
que géographique car il propose au lecteur de réfléchir au rôle de la vérité et du naturel dans le nouveau
roman qu’on lui propose.
D’ailleurs, on peut même se demander si le narrateur âgé qui raconte ses Mémoires en s’autorisant des
digressions à propos du style s’inspire des conseils donnés au jeune homme dans le fiacre par l’officier, et
entendus par le jeune Jacob.
Un roman inachevé
Et ce goût pour le naturel va jusqu’à l’inachèvement, jusqu’à laisser le personnage en route. Le lecteur a
suivi Jacob tout au long de son itinéraire, de la marche à pied au carrosse de d’Orsan, : carrosse où l’on
raconte des histoires, où l’on s’interroge sur la nature du roman, où l’auteur abandonne son personnage en
route. Certes, Jacob en est descendu pour se retrouver dans le « chauffoir » de la Comédie Française où , en
plein désarroi, il ne peut que constater l’échec d’un apprentissage qui a brûlé les étapes. Le paysan n’a pas
encore rejoint le titre annoncé. Roman inachevé donc, à cause de l’impuissance de Marivaux à concevoir un
personnage dans sa durée et à mener son évolution à son terme selon Proust ou Coulet ; inachevé par volonté
d’occulter la réalité d’une ascension sociale, selon Roelens : les refus de Jacob d’accepter une ascension qui
lui paraît amorale sont heureusement relayés par le hasard, ce qui montrerait que l’idée d’une ascension
sociale « honnête » est une aporie.
Cependant, paradoxalement, ce roman inachevé commence par la fin : « une campagne où je me suis
retiré », cette maison de campagne acquise par la suite par Jacob devenu narrateur, ces secours qui ont mis
ses neveux « en posture d’honnêtes gens , montrent l’enrichissement du personnage qui a bien accompli ce
que le titre annonçait. Le préambule achève d’avance le roman inachevé – et montre, en même temps, que le
parcours à Paris n’est qu’un détour avant le retour aux sources ; ici, Paris n’est pas comme pour Marianne, le
lieu où tout se joue, le point d’aboutissement de la quête du personnage.
Un roman inachevé dont on connaît la fin, donc, et qui propose au lecteur suffisamment de pistes pour qu’il
puisse reconstituer l’ellipse d’une trentaine d’années laissée à son imagination. Ces pistes sont d’abord
constituées par une série de prolepses qui annoncent tantôt la mort de certains personnages (pp 89 et 225 la
mort de mademoiselle d’Habert, p 231 celle de monsieur d’Orville), tantôt le devenir de Jacob (p 89 un
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deuxième changement de nom est indiqué d’avance, p 233 au moment où il est méprisé par Fécour sa
richesse future est annoncée).
Ensuite, malgré l’humiliation finale de Jacob, on voit se dessiner une certaine évolution dans ses rapports
avec son entourage : Bono et d’Orsan sont les premiers protecteurs masculins avec lesquels il n’entretient
pas de rapports de rivalité ou d’hostilité (comme avec son maître, Doucin ou Fécour) ; madame d’Orville est
la première femme pour qui il éprouve plus qu’une simple attirance physique, la première aussi à être jeune
et pauvre, c’est à dire la première à ne pouvoir jouer un rôle de protectrice avec Jacob.
Bref, Jacob a réalisé un relatif apprentissage affectif ; quant à l’apprentissage social, s’il n’est pas au point,
du moins a-t-il donné lieu à un certain nombre de prises de conscience : prise de conscience de son manque
d’éducation, de l’insuffisance du mérite pour pallier le manque de naissance, de la nécessité d’une
assimilation progressive.
En même temps, son langage a maintenant rejoint celui du narrateur comme on le voit à Versailles
lorsqu’il s’adresse à la mère de madame d’Orville : « Eh ! mon Dieu, madame, lui répondis-je, qui est-ce
qui n’en aurait pas fait autant que moi, en voyant madame dans la douleur où elle était ? Qui est-ce qui ne
voudrait pas la tirer de peine ? Il est bien triste de ne pouvoir rien, quand on rencontre des personnes dans
l’affliction, et surtout des personnes aussi estimable qu’elle l’est. Je n’ai de ma vie été si touché que ce
matin, j’aurais pleuré de bon cœur si je ne m’en étais pas empêché. » (p 193) Un niveau de langue soutenu,
pas d’interjections familières, un vocabulaire affectif fourni et varié, montrent que Jacob a tiré parti de ses
fréquentations et qu’il s’est démarqué de son milieu d’origine comme le fait remarquer le narrateur : « Ce
discours, quoique fort simple, n’était plus d’un paysan, comme vous voyez ; on n’y sentait plus le jeune
homme de village, mais seulement le jeune homme naïf et bon » (p 193)
Le livre inachevé s’achève donc sur la vision de Jacob montant dans le carrosse magnifique et se dirigeant
vers la fortune qui l’attend, et même si cette avancée commence par une humiliation, tous les éléments sont
en place pour que Jacob cette fois « parvienne » jusqu’au but annoncé dès le début. Il a définitivement quitté
sa charrette à vin et, comme le roman, est en route dans un carrosse qui figure l’avenir du personnage, et
aussi le parcours du roman qui se fait avec la participation libre du lecteur.
Le roman s’arrête au moment où son parcours devient plus lisse, plus évident, moins accidenté, au moment
où, peut-être, il perd de son intérêt pour l’auteur lui-même : alors peut-être y a-t-il un problème de cohérence
morale et sociale, peut-être y a- t-il un problème de suivi dans la durée, mais il y a aussi et surtout l’idée
d’un roman qui ne se réfère pas à un modèle, qui n’a pas de parcours obligé, et dont la dynamique est
déterminée par la liberté du personnage et par celle de l’auteur ; les itinéraires du personnage, du carrosse et
du narrateur restent ouverts.
Et ce roman moderne qui s’appuie sur des réalités concrètes (l’évocation des habits, de la nourriture, des
transports) et contemporaines du lecteur, ce roman qui ne propose pas un héros modèle ni un trajet glorieux
renvoie toutes les questions posées par le récit au lecteur qui s’intéresse au « dessein » du livre, à ce « à quoi
il tend » et à « son but » (p 185) : l’ascension sociale est-elle possible sans corruption, un homme peut-il se
transformer en profondeur ou reste-il lui-même quelles que soient les métamorphoses de sa vie, la noblesse
vient-elle de la naissance ou du comportement ?……
Les limites et les manques du roman font partie de son charme : ce dernier met en évidence une réalité
parfois contradictoire, une avancée sociale problématique (excepté quant au rôle des femmes), un héros
lucide mais qui s’analyse peu, dont le comportement opportuniste n’a rien d’exemplaire. On retrouve la
même liberté dans le parcours du personnage et dans celui du roman qui n’a rien d’idéalisé, mais reflète au
contraire une certaine vérité, celle d’un monde dans lequel le lecteur –sans cesse interpellé- peut se
reconnaître. L’inachèvement du roman provient peut-être de la difficulté de mener à bien ce type nouveau
d’entreprise romanesque, mais confirme surtout la liberté d’un roman qui avance en se démarquant des
modèles traditionnels.
25
BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE
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masculin à travers Paris, Revue d’histoire littéraire, 1982, n° 3.
DEMORIS René, Le Roman à la première personne, Droz, coll. Titres courants, 2002, p. 397 et
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KEMPF Roger, Sur le Corps romanesque, Le Paysan de Marivaux, Seuil, 1968.
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LEVIN Lubbe, Masque et identité dans Le Paysan Parvenu, Studies on Voltaire and the XVIIIth century,
1971, n° 79,
LINGOIS, La Place du Paysan Parvenu dans le roman de Marivaux et dans le roman du XVIIIème, Les
Belles Lettres, Humanisme contemporain.
26
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ROELENS, Le Réel et le texte, Les Silences et les détours de Marivaux dans Le Paysan Parvenu, Colin,
1974.