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Remerciements
Je tiens à remercier tous ceux et toutes celles qui, de près ou de loin, m'ont encouragé,
soutenu, aidé dans cet effort solitaire. Sans eux, cette thèse n'aurait probablement
jamais vu le jour. J'espère qu'ils et elles mesurent toute la gratitude que je leur
témoigne.
Je ferai trois exceptions à cette formulation générale.
Je remercie tout particulièrement les dirigeants, les cadres, les employés, les ouvriers
et les délégués syndicaux de l'entreprise dans laquelle l'analyse empirique de cette
recherche s'est déroulée. Les rencontres qu'elle a occasionnées, les informations qui
m'ont été fournies, les réflexions qui m'ont été confiées ont certes nourri cette thèse,
mais, en outre, elles ne sont pas restées sans influence sur un plan personnel.
Je tiens aussi à remercier Madame Mia Da Cruz pour sa disponibilité et pour lesquelques mots d'encouragement qu'elle m'a un jour laissés sur le plus petit des post-
it.
Enfin, je remercie Messieurs les professeurs Marcel Bolle de Bal et Alain Eraly pour
avoir accepté d'assumer la direction de cette thèse ainsi que Mesdames Thérèse
Beaupain et Nadine Lemaitre et Messieurs Renaud Sainsaulieu et Luc Wilkin pour
avoir accepté de faire partie du jury.
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Introduction générale
Depuis le début des années 80, le management est incontestablement entré dans unephase intense de remise en cause et de recherche d'une nouvelle rationalité, d'un
nouveau modèle d'action collective.
Signe des temps, dès le début de la décennie, le discours managérial se fait
particulièrement critique à l'égard de principes et de pratiques qui constituaient
pourtant le socle du management moderne. Plus précisément, celui-ci se focalise sur
une forme particulière d'organisation : la bureaucratie mécaniste (Mintzberg : 1982),
telle qu'elle a été conceptualisée au début de ce siècle mais aussi et surtout tellequ'elle a été mise en pratique, plus ou moins fidèlement, par plusieurs générations de
managers et marquée en profondeur par près de 30 années de croissance
économique.
Pour les managers modernistes, face à un environnement décrit comme étant de plus
en plus instable, voire même chaotique, cette forme d'organisation cumule tous les
défauts. A leurs yeux, elle est beaucoup trop cloisonnée, hiérarchisée et, à l'image des
dinosaures – pour reprendre une de leurs métaphores préférées –, elle éprouve
d'importantes difficultés à se mouvoir. Présentée comme vivant recroquevillée sur
elle-même et sur ses succès antérieurs, ils lui reprochent aussi une trop grande
insensibilité au monde extérieur et à son évolution. Enfin, sans épuiser la liste des
griefs qu'ils lui adressent, ils l'accusent également de favoriser une culture du retrait
et du conflit. En bref, la bureaucratie mécaniste est devenue pour eux l'antithèse de
l'entreprise performante et, comme l'a notamment souligné avec force Antoine
Riboud (1987), sa modernisation s'impose comme une nécessité.
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Forts de cette conviction, pour une frange importante des managers, la question
centrale devient celle de la voie à suivre, des concepts et des outils à utiliser afin de
rompre avec le passé, de transformer la bureaucratie mécaniste en une "entreprise du
troisième type", selon la formule de Georges Archier et Hervé Serieyx (1984).
De façon très pragmatique, leurs regards se tournent vers les entreprises et les
économies qui marchent. Dès la fin des années 70, le Japon et ses entreprises voient
se succéder les missions et les voyages d'études. Fascinés par "le miracle japonais",
les managers occidentaux en reviennent avec des idées et des techniques nouvelles.
En pleine explosion, la littérature managériale constitue une autre source
d'inspiration. Dévoilant les secrets de la réussite des autres, certains livres s'affirment
comme les bibles du renouveau managérial et leurs auteurs s'imposent comme les
nouveaux "gourous" (Kennedy, 1991) d'un management qui se veut postindustriel. Ilen est ainsi tout particulièrement de Tomas J. Peters et Robert H. Waterman qui, en
écrivant In Search of Excellence (1982), vont exercer une influence décisive sur le
management des années 80. Plus globalement, c'est toute l'industrie du management,
comme la nomme Luc Boltanski (1982), qui tourne à plein régime. Les séminaires et
les formations ayant pour objet la débureaucratisation des organisations mais aussi –
soulignons-le – des esprits foisonnent et connaissent une audience apparemment
sans précédent. Appelés au chevet des bureaucraties mécanistes, l'imagination des
cabinets-conseils et des consultants semble également être sans limite.
En fait, la soif managériale de nouveauté semble tout sauf insatiable. Selon un
recensement établi par Richard Pascale (1990), sur près de 40 ans, un peu plus de la
moitié des nouvelles techniques de management sont apparues entre 1985 et 1990.
Même si une telle quantification doit être prise avec prudence, elle donne néanmoins
une idée de l'ampleur de la frénésie qui touche le monde de l'entreprise. Une frénésie
qui, comme n'ont pas manqué de le relever certains observateurs, tourne à l'effet de
mode, "au prêt-à-manager".
Dans les entreprises engagées dans la course à la modernisation, le personnel voit se
succéder les innovations. Devenu une ressource humaine, au début des années 80, il
est sollicité pour faire partie des cercles de qualité et de progrès. Presque
simultanément, il est invité à prendre connaissance des valeurs de son entreprise et à
les traduire en comportements appropriés. Un peu plus tard, il entend parler de la
qualité totale et de ses zéros défauts comme étant la démarche à suivre pour tendre
vers l'excellence. Avec elle, la "révolution culturelle" atteint son apogée. Entre
d'autres choses, les managers modernistes inversent les pyramides, font du client le
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seul patron et transforment le travailleur en un client-fournisseur. Sur le terrain, la
qualité totale se traduit aussi par l'apparition de nouveaux outils dont les normes ISO
9000. Par ailleurs, le nombre de niveaux hiérarchiques est revu à la baisse, une partie
de la technostructure est décentralisée vers les centres de production et le recours à la
sous-traitance tend à se généraliser.
Facteur clé du processus de modernisation de la grande entreprise, l'innovation
managériale constitue l’objet central de cette recherche.
Première partie : le projet managérial
Dans une première partie, partant de la littérature managériale1, nous nousattacherons à dégager les lignes de force du projet managérial actuel de
modernisation de la grande entreprise. De même, nous nous intéresserons aux
principales innovations conceptuelles et techniques symbolisant le renouveau de la
pensée et de l'action managériales.
Précisons d'emblée qu'il n'existe pas à proprement parler de projet unique.
Cependant, au delà des divergences et des nuances, le consensus régnant autour d'un
noyau dur de principes et de concepts est tel qu'il autorise, selon nous, l'usage dusingulier. En outre, et ceci explique en partie cela, ce projet n'est pas né du jour au
lendemain. Il n'a pas non plus été conçu par un penseur unique. Au contraire, il s'est
construit dans la durée et a constamment évolué en fonction des événements, des
essoufflements et des apports doctrinaux. Du début des années 80 au milieu des
années 90, comme l'a récemment souligné Bernard Galambaud (1994), le chemin
parcouru a été énorme. C'est d'ailleurs pour rendre compte de cette réalité que nous
avons privilégié la dimension temporelle par rapport à l'analyse d'un concept ou
d'une technique particulière.
Par ailleurs, dans cette première partie, il nous a paru important d'inscrire ce projet
dans l'histoire longue des idées et des techniques qui ont marqué l'évolution du
management. Plusieurs raisons nous ont poussés à adopter une telle perspective.
Parmi celles-ci, il y a d'une part la place centrale que réserve le discours managérial
contemporain à la critique du taylorisme et, à travers lui, à la manière dont, à ses
origines, le management a pensé l'efficacité socio-organisationnelle. A le lire ou à
1Par littérature managériale, nous entendons les écrits qui ont pour principale caractéristique deprivilégier l'action, le comment faire sur la compréhension du fait organisationnel.
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l'écouter, l'entreprise moderne, c'est-à-dire efficace et efficiente, ne peut être que post-
taylorienne. Dans un tel contexte, les écrits de F. W. Taylor et des autres grands
penseurs du management classique constituaient en quelque sorte un point de
passage obligé pour s'interroger sur le sens et la portée réelle du changement
actuellement proposé dans la littérature managériale.
En outre, lorsqu'on se prend à remonter le temps, on s'aperçoit rapidement que, sur
le plan doctrinal, l'histoire du management est en fait constituée d'une succession de
remises en cause, d'appels plus ou moins forts au dépassement du taylorisme.
Autrement dit, les années 80 et 90 n'ont ni le monopole du discours antitaylorien ni
celui des concepts et des techniques destinés à rompre avec lui. En conséquence, à
moins de se voiler la face, il devenait difficile de les séparer, de les isoler des
tentatives précédentes de rénovation.
Deuxième partie : Du discours aux faits, l'histoire d'une modernisation
Quittant le champ d'une littérature managériale normative et, par là même, souvent
outrancièrement simplificatrice et partiale, la deuxième partie de cette recherche est
constituée par l'analyse clinique d'une modernisation : celle d'une grande entreprise
sidérurgique.
Le choix de cette entreprise s'explique bien sûr par la politique volontariste de
modernisation socio-organisationnelle menée par sa direction. Depuis de longues
années, elle multiplie en fait les initiatives, les innovations. Ainsi, fin des années 70,
elle fait figure de pionnière en lançant la formule des comités de crise, première
ébauche de ce qui deviendra par la suite les cercles de qualité. Quelques années plus
tard, en 1987-88, elle adopte la qualité totale comme philosophie générale de gestion.
Comme le montrent ces deux exemples, cette entreprise constituait donc un terrain
particulièrement propice à l'analyse de l'innovation managériale, de ses enjeux et de
ses effets en milieu industriel.
Mais elle permettait aussi de porter un regard plus large sur la modernisation. D'une
part, à partir des années 80, comme de nombreuses autres entreprises, elle a fait
massivement appel à la micro-électronique et à l'informatique pour accroître ses
performances. Or, comme l'a très bien montré Benjamin Coriat (1990), avec
l'innovation managériale, l'introduction de ces nouvelles technologies a joué un rôle
majeur dans le processus de modernisation des organisations, industrielles ou non,
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et, sans y voir de déterminisme strict, elle n'a pas été sans effets socio-
organisationnels. D'autre part, cette entreprise est aussi révélatrice de l'ambiguïté de
la notion de modernisation. Essentiellement faite, selon la littérature managériale,
d'appels à la mobilisation des "collaborateurs", elle a aussi souvent pris la forme de
fermetures de sites, de restructurations en cascade, de réductions massivesd'effectifs,... avec à la clé l'émergence d'une nouvelle question sociale (Castel, 1995).
Même si cette question sort du champ de cette recherche, nous avons cherché à ne
pas l'éluder en choisissant une entreprise qui a été durement touchée par la crise.
Très concrètement, deux établissements de cette entreprise ont fait l'objet d'une
enquête approfondie. Il s'agit de deux trains à large bande. Dans chacun d'eux,
suivant la méthode semi-directive, nous avons donné la parole à des cadres
opérationnels et fonctionnels, des contremaîtres, à des ouvriers de fabrication etd'entretien ainsi qu'à des responsables syndicaux2. Selon les nécessités, des
interviews semi-directives ont également été menées aux échelons supérieurs – le
bassin et la direction générale – et à l'extérieur de l'entreprise. En outre, de
nombreuses sources écrites ont été consultées3.
Parti sur le terrain sans cadre théorique préétabli, à la manière des inductivistes,
l'analyse des données recueillies nous a rapidement conduits à adopter le paradigme
politique comme grille de lecture de l'entreprise et de sa modernisation. Ceparadigme était d'ailleurs explicitement présent dans de nombreuses interviews.
Autrement dit, du cadre à l'ouvrier en passant par le délégué syndical, il
correspondait à une vision largement partagée de la vie organisationnelle.
Contrairement à d'autres recherches, son usage n'apparaît donc pas ici comme le
dévoilement d'une réalité volontairement ou non ignorée. En d'autres termes, il ne
fait pas violence aux propos tenus par bon nombre de personnes rencontrées.
Par ailleurs, dès le début des recherches, l'histoire nous est apparue comme une
variable décisive. D'une part, sa mobilisation permet de retracer la modernisation de
cette entreprise comme étant de l'ordre du passage d'un "bloc sociotechnologique"
(Bouvier, 1989) à un autre, c'est-à-dire d'un croisement plus ou moins spécifique,
cohérent et durable de procédures organisationnelles et techniques à un autre. Dans
le cas du laminage à chaud, l'ancien bloc trouve l'essentiel de ses origines
technologique et organisationnelle à la fin des années 50 et au début des années 60
2 L'annexe 1 décrit brièvement la méthodologie d'enquête3
En interne, il s’agit principalement des rapports annuels de l’entreprise, de son journal, et desdocuments accompagnant les formations. En outre, de nombreuses publications externes ont étémobilisées allant d'ouvrages à des articles de journaux consacrés à cette entreprise.
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avec son entrée dans l'ère de l'automatisation rigide et de la production de masse.
Cette période coïncidant avec la mise en service d'un des deux trains observés et avec
l'entrée dans la vie active des travailleurs les plus âgés, dans la mesure du possible,
nous sommes partis de la réalité de ce bloc pour rendre compte des changements
intervenus. D'autre part, le présent de l'entreprise, les cultures et les logiques d'actionde ses acteurs étant puissamment conditionnés par le passé, l'histoire s'est aussi
imposée comme un principe explicatif. Autrement dit, au paradigme politique, nous
avons joint celui de l'historicité (Eraly, 1988).
Troisième partie : Les prolongements théoriques
Dans le champ de la sociologie francophone, les travaux de Michel Crozier et ErhardFriedberg (Crozier, 1971; Crozier et Friedberg , 1977 et Friedberg, 1988 et 1993)
constituent les principales références du paradigme politique appliqué à
l'organisation. Leurs écrits nous serviront d'ossature au prolongement théorique des
deux premières parties.
Dans un premier temps, nous présenterons les principaux concepts de l'analyse
stratégique ainsi que leurs articulations et nous les mobiliserons dans une grille de
lecture de l'innovation managériale. Dans le chef de l'acteur managérial, celle-ciprend tout son sens en tant que stratégie de réduction des zones d'incertitude
soumise partiellement à l'indétermination des jeux qu'elle fait naître.
Mais l'analyse stratégique présente aussi ses limites. Une de celles-ci concerne le rejet
de la dimension historique de l'organisation et de ses acteurs. Même si le passé
n'exerce pas de déterminisme strict sur le présent, force est de constater qu'il
conditionne puissamment les marges de manoeuvre. Au travers de la dimension
historique, c'est donc aussi toute la question de la liberté des acteurs qui se voit
posée.
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PREMIERE PARTIE
Le management,
une construction sociale et historique
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Introduction générale
Classiquement, l'histoire doctrinale du management se présente sous la forme d'unesuite chronologique de penseurs souvent regroupés en écoles, mouvements ou
courants. En soi, une telle approche n'est évidemment pas sans fondement ni intérêt.
Toutefois, elle s'avère généralement fort réductrice4. Il y est en effet rarement
question du contexte dans lequel les différentes doctrines ont été énoncées et surtout
se sont imposées comme des références quasiment incontournables en matière de
gestion. Or, à plus d'un titre, le contexte constitue une variable explicative décisive.
Comme le mentionne Philippe Bernoux (1990), l'évolution de la pensée managériale
n'a rien d'aléatoire. Au plus profond d'elle-même, une doctrine est toujours leproduit d'un contexte particulier et son succès est lui-même très largement
contingent.
Inscrite dans son contexte, vue d'Europe, l'histoire des doctrines managériales se
laisse alors décomposer en trois grandes périodes :
- s'enracinant dans le contexte de la fin du siècle passé et du début ce siècle, la
première période est celle de la fondation du management comme une
discipline codifiée. Au niveau doctrinal, cette fondation a été façonnée par trois
grands auteurs : F.W. Taylor (1856-1915), H. Ford (1863 -1947) et H. Fayol (1841-
1925). A une époque où la grande entreprise s'affirme comme la forme
d'organisation hégémonique de la production de biens et de services, ces trois
ingénieurs définissent les principes sociaux et organisationnels de base de la
pensée managériale classique;
- la deuxième période couvre les années de croissance économique et de plein
emploi qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale. Marquée par ladiffusion à grande échelle de l'organisation "scientifique" du travail, cette
période le sera aussi par les premières remises en cause managériales de
l’entreprise classique. Elles seront le fait de trois écoles au succès divers : celle
des relations humaines avec E. Mayo (1880 -1949) comme figure dominante,
celle des besoins et des motivations – aussi appelée l'école des néo-relations
humaines – avec A. Maslow (1908-1970), D. Mc Gregor (1906-1964) et F.
4
Elle l'est d'autant plus que certains auteurs ont pour unique préoccupation de permettre à un publicpressé – généralement, celui des professionnels du management – d'acquérir un "vernis" de culturemanagériale en un minimum de temps.
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Herzberg (1923-) comme principaux représentants, et enfin l'école socio-
technique trouvant ses fondements théoriques dans les travaux du Tavistock
Institute de Londres et ses principales réalisations dans les pays scandinaves;
- enfin, la troisième et dernière période a, à l'exception de l'embellie économiquede la fin des années 80 et du début des années 90, la crise pour toile de fond.
D'abord perçue comme conjoncturelle, donc passagère, les directions y font face
sans remettre en question les mécanismes de base du fonctionnement de la
grande entreprise. Ce n'est en effet qu'au début des années 80 que la question
de sa réforme refait véritablement surface. A partir de cette date, trois concepts
symbolisent l'action managériale de modernisation : la culture d'entreprise, le
management participatif, et les ressources humaines. Ensuite, vers le milieu des
années 80, la qualité totale prend le relais. Aujourd’hui encore, la plupart desmanagers des grandes entreprises s'accordent à y voir les principes et les règles
de base du "management du XXI siècle". Cependant, au début des années 90, le
discours managérial se durcit autour de la notion reengineering.
Concernant cette première partie, soulignons encore que, bien qu'ayant un caractère
international très prononcé, l'histoire doctrinale du management est loin d'être
universelle et donc unique, comme le prouve avec force le cheminement suivi par
l'école japonaise de management. Le lieu d'où elle est écrite n'est donc pas sansincidence sur la manière dont elle est écrite. Il l'est d'autant plus ici dans le sens où,
dans la mesure du possible, nous avons privilégié la dimension nationale dans la
collecte et le traitement de l'information5.
5 La rédaction de cette partie s'appuie notamment sur le dépouillement de revues ou de bulletinsédités par des fédérations patronales – par exemple, la revue “Industrie” publiée par la Fédération desIndustries de Belges (1945-1973) – ou des associations telles que le Comité National Belge de
l'Organisation Scientifique et, plus récemment, l'Association pour la pratique de la Qualité Totale etdu Management Participatif – le PRACQ. Elle doit également beaucoup à des livres, articles etrapports de recherche rédigés par des chercheurs belges.
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Chapitre 1
Le management classique
Introduction
En parcourant la littérature managériale, il n'est pas rare de trouver des auteurs qui
font remonter l'origine du management à celle de l'humanité.
Dans son manuel de formation au management, G.H. Labovitz6 explique que "depuis
des siècles, des gens commandent à d'autres, et par conséquent ceux (...) qui
s'adonnent – aujourd'hui – à cette activité ne font que pratiquer le métier le plus
vieux, ou presque, du monde" (s. d. : 8). Parlant des "tribus primitives", il souligne
qu'elles "étaient organisées d'une façon qui semble très moderne. A mesure que les
chasseurs et pêcheurs sont tués ou blessés, ils doivent être remplacés par d'autres de
moindre niveau, ce qui à la longue peut conduire une tribu à en réduire une autre en
esclavage. On peut donc imaginer que très vite, cette activité de base se trouve être
confiée à des gens qui n'ont aucun désir de l'accomplir; et donc, en bonne logique, le
"management" de cette époque partait de l'idée que les gens se livrant à cette activité
6
G.H. Labovitz est Professeur à l'Université de Boston, membre de l'American PsychologicalAssociation et de l'American Society for Training and Development, et il dirige une société deformation en management.
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subalterne (...) devaient être très étroitement surveillés et traités "à la dure" s'ils
essayaient de se soustraire à leurs obligations" (ibid.).
Dans l'ensemble, la référence aux tribus "primitives" reste cependant assez
exceptionnelle. En règle générale, l'ascendance des managers actuels est moinsancienne et surtout plus "prestigieuse". A des titres divers, ses membres ont en effet
tous marqué de leur empreinte l'histoire de l'humanité. Il en est ainsi des
responsables de la construction des pyramides que Peter Drucker – récemment
présenté par son éditeur français comme "le pape du management" – considère
comme "les meilleurs managers n'ayant jamais existé" (cité par Duncan, 1990 : 3).
Selon lui, disposant de très peu de temps, de moyens de manutention rudimentaires
et de ressources scientifiques limitées, ils ont néanmoins réussi à ériger "l'une des
merveilles du monde" (ibid.).
Cette volonté d'inscrire le management dans le temps long de l'humanité pose
évidemment problème. Elle le fait d'autant plus que, comme le souligne très
justement Omar Aktouf, elle n'est généralement "ni gratuite ni dépourvue de
conséquences : elle est, en particulier, favorable à la perpétuation d'une croyance
voulant que l'entreprise actuelle, la gestion et le gestionnaire moderne, ne sont que le
fruit d'une longue évolution historique (...), donc "naturelle" et conforme à la "nature
humaine". Cela peut légitimer bien des pratiques actuelles que de croire et laissercroire que l'homme de Cro-Magnon travaillait déjà selon des principes quasi
tayloriens de division du travail et de surveillance du travail" (1989: 17-18).
Si, comme c'est le cas chez Labovitz, la volonté de légitimation l'emporte
incontestablement sur toute autre considération, l'inscription du management dans le
temps long de l'histoire de l'humanité n'est cependant pas toujours sans fondement.
Sous certains aspects, tel que nous le connaissons aujourd'hui, le management est en
effet le fruit d'héritages largement multi-séculaires. Cependant, pour l'essentiel, il
faudra attendre la fin du siècle passé et le début de ce siècle pour qu'il prenne
véritablement corps en tant que fonctions et pratiques codifiées. Une prise de forme
qui, comme on va le voir, doit tout ou presque à l'émergence de la grande entreprise
capitaliste comme forme d'organisation dominante de la production et de la
distribution des biens et des services.
1. De la petite à la grande entreprise
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Avec la révolution industrielle, écrit Bernard Doray, "le capital se fixe, il devient
murs, toits, outils, matières premières, têtes et bras" (1981 : 8). Progressivement, la
manufacture, puis, avec l'essor du machinisme, la fabrique s'imposent comme les
lieux principaux de la production. Nécessitant à ses débuts peu de capitaux et de
main-d'oeuvre, l'industrialisation a été le fait d'une forme particulière d'organisation: la petite entreprise financée et gérée de façon personnelle ou familiale.
Single-unit, comme le souligne Alfred D. Chandler – historien du capitalisme
américain –, elle ne remplit "qu'une fonction économique, pour une seule catégorie
de produits et dans une seule région géographique" (1989 : 3). Sa gestion est donc
relativement simple et ne dépasse généralement pas les capacités de son patron-
propriétaire.
Plus globalement, dans le cadre de l'industrialisation naissante, la gestion n'apparaît
que comme un ensemble de pratiques très disparates et surtout très empiriques, et
cela tant au niveau de "l'utilisation des forces humaines et naturelles" que de
"l'administration" (Aubert-Krier, 1962 : 123). Par ailleurs, les contremaîtres et les
facteurs7, c'est-à-dire les véritables ancêtres des managers, sont peu nombreux et, à
l'exception notable de ces derniers, la délégation de pouvoir dont ils bénéficient est
fort limitée. Ils sont là pour organiser le travail et surtout pour discipliner et
surveiller les premiers prolétaires de l'histoire, comme l'a mis en évidence PaulMantoux :
"Le personnel des fabriques fut au début composé des éléments les plus
disparates : paysans chassés de leur village par l'extension des grandes
propriétés, soldats licenciés, indigents à la charge des paroisses, le rebut de
toutes les classes et de tous les métiers. Ce personnel inexpérimenté, peu
préparé au travail en commun, le manufacturier avait à l'instruire, à l'entraîner,
à le discipliner surtout : il avait à le transformer pour ainsi dire en un
mécanisme humain, aussi régulier dans sa marche, aussi précis dans ses
7 Anciennement, le facteur désignait "celui qui fait le commerce pour le compte d'un autre". Au 17èmesiècle, cette fonction existait dans la métallurgie liégeoise et, selon J. Yernaux (1939), elle est apparue"soit par la multiplicité des exploitations appartenant à un même propriétaire, soit par l'impéritie decelui-ci dans les questions techniques : c'est le cas notamment pour les femmes, les jurisconsultes, lesecclésiastiques. Le facteur a généralement pour première mission l'approvisionnement de l'usine enmatières premières, minerai et charbon de bois. Il se rend compte sur place de la valeur de ces denréeset des conditions de leur exploitation. Il engage des ouvriers mineurs et charbonniers. Le fourneau oula forge approvisionnés, il règle la marche de la fabrication confiée aux maîtres fondeurs, maîtres
affineurs, maîtres martilleurs aidés de leurs "valets", tous engagés par lui. Le facteur est en outrechargé de la comptabilité de l'usine, des contrats d'achat et de vente et des affaires contentieuses danslesquelles il représente son maître par procuration" (1939 : 66-67).
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mouvements, aussi exactement combiné en vue d'une oeuvre unique que le
mécanisme de bois et de métal dont il devenait l'auxiliaire. Au laisser-aller qui
régnait dans les petits ateliers se substitue la règle la plus inflexible : l'entrée des
ouvriers, leur repas, leur sortie ont lieu au son de la cloche. A l'intérieur de la
fabrique, chacun à sa place marquée, sa tâche étroitement délimitée et toujoursla même; chacun doit travailler régulièrement et sans arrêt, sous l'oeil du
contremaître qui le force à l'obéissance par la menace de l'amende ou du renvoi,
parfois même par une contrainte plus brutale" (cité par Beaud, 1981 : 96)8.
A la discipline, ajoutons que l'industrialisation s'est traduite par des conditions de
travail – et donc des conditions de vie – particulièrement désastreuses pour le
prolétariat naissant : salaire de misère, journée de travail allant jusqu'à 14 heures tant
pour les adultes que pour les enfants, mise au travail dès l'âge 7 ans, etc. En matièreéconomique et sociale, l'idéologie dominante, qui est celle des patrons et des Etats,
prône le laisser-faire qui voit dans le marché le seul mécanisme légitime de
régulation. En Belgique, il faudra attendre les émeutes sanglantes de 1886 pour que
l'Etat commence à intervenir timidement dans la "question sociale". En outre, sur les
plans politique et juridique, soulignons que le prolétariat est resté jusqu'au début de
siècle dans un "état d'infériorité patent", pour reprendre la formule utilisée par
Chlepner (1972 : 17). Ainsi, jusqu'au début de ce siècle, il lui est pratiquement
impossible d'agir collectivement en faveur de l'amélioration de ses conditions.
Selon Jean-Pierre Rioux (1971), les premières grandes entreprises apparaissent en
Angleterre dans le secteur de la métallurgie dès la fin du 18ème siècle. En Belgique,
pays très tôt industrialisé, "dès 1823, John Cockerill crée un vaste complexe industriel
8 Au début de l'industrialisation, l'absence de discipline industrielle constitue une difficulté de taillepour les entrepreneurs. Parlant de l'inventeur de la water frame – une des trois inventions qui a marquél'entrée du filage dans l'ère mécanique –, en 1835, Andrew Ure écrit d'ailleurs que "la difficulté
principale n'était pas tant, j'en ai peur, d'inventer un mécanisme automatique pour étirer et tordre lecoton en fil continu, que d'apprendre aux hommes à se défaire des habitudes de travail désordonnéeset à s'identifier avec la régularité invariable de l'automate complexe. Edicter et mettre en vigueur uncode efficace de discipline industrielle, approprié aux nécessités de la grande production, telle futl'entreprise herculéenne, l'oeuvre grandiose d'Arkwright. Même de nos jours, alors que le système estparfaitement organisé, et bien que le travail y soit allégé au maximum, il est pratiquement impossiblede transformer après l'âge de la puberté, des gens venus d'occupations rurales ou artisanales en bonsouvriers d'usine. Après qu'on a lutté un moment pour vaincre leurs habitudes de nonchalance oud'indocilité, ou bien ils renoncent spontanément à leur emploi, ou bien ils sont congédiés par lescontremaîtres pour fait d'inattention. (...). Il fallait, au vrai, un homme ayant l'audace et l'ambitiond'un Napoléon pour venir à bout de l'attitude récalcitrante d'ouvriers habitués à ne s'appliquer que defaçon irrégulière et sporadique... Tel était Arkwright" (cité par Marglin, 1973, pp. 63-64). Pour Marglin,
la raison du succès de la fabrique tient d'ailleurs au fait que, en organisant le transfert du contrôle duprocessus de production vers le capitaliste, "la discipline et la surveillance pouvaient réduire les coûtsen l'absence d'une technologie supérieure" (ibid. : 63).
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qui intègre progressivement tous les stades de la fabrication depuis l'extraction du
charbon jusqu'à la fabrication de machines à vapeur en passant par la fonte de
minerai" (Quévit, 1978 : 43-44). Archétype de l'entrepreneur schumpéterien
(Schumpeter, 1935 [1912])9, "dévoré – selon un de ses biographes – d'un feu intérieur
qui le pousse à investir ses profits" (cité par Neuville, 1976 : 93), Cockerill acquiertégalement des usines en France, en Allemagne, en Pologne et en Espagne. A sa mort
en 1840, il dirige une des premières organisations multi-unit (Chandler, 1989) de
l'histoire industrielle.
Dans le paysage économique du début du 19ème siècle, la grande entreprise reste
cependant une exception. Statistiquement parlant, dans tous les pays industrialisés,
l'entreprise continue à se confondre très largement avec son patron-propriétaire. En
Belgique, par exemple, le recensement industriel de 1846 mentionne l'existence deprès de 115.000 établissements occupant 315.000 ouvriers environ, soit en moyenne
2,7 ouvriers par établissement.
Ce n'est que vers la fin du siècle passé que, de manière variable selon les pays et les
secteurs d'activité, la grande entreprise prend son essor et s'impose comme la forme
dominante d'organisation. Sous sa forme entrepreneuriale, elle connaît alors
probablement "son âge d'or à l'ère des grands trusts américains de la fin du 19ème
siècle, lorsque des entrepreneurs investis de tous les pouvoirs contrôlaientpersonnellement des empires immenses" (Mintzberg, 1990 : 195).
2. La grande entreprise et ses conséquences sur le management
Comme l'écrit P. Léon, dans son Histoire économique et sociale, "entre la petite et la
grande entreprise, la différence n'est pas seulement de degré, mais aussi de nature"
(1978 : 624) et, dans de nombreux domaines, la grande entreprise exercera une
influence décisive sur le devenir de nos sociétés. Concernant la gestion, elle va avoir
quatre grandes conséquences.
2.1. La multiplication des cadres et leur ascension aux postes de direction
9
Pour Schumpeter, l'entrepreneur, véritable moteur de l'évolution économique, se distingue del'exploitant par la réalisation de "combinaisons nouvelles" : fabrication de biens nouveaux,introduction de nouvelles méthodes de production, ouverture de nouveaux marchés...
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Premièrement, en développant et en diversifiant leurs affaires, les entrepreneurs se
trouvent rapidement dans l'obligation de s'entourer d'un personnel intermédiaire de
plus en plus nombreux afin d'exercer des responsabilités de commandement mais
aussi des responsabilités techniques et stratégiques, pour la partie formant "l'état-
major du patron" (Humblet, 1966).
Structurellement, entre l'ouvrier et le patron-propriétaire, le passage de la petite à la
grande entreprise se traduit donc par l'apparition d'un personnel venant former les
premières technostructures (Galbraith, 1967) de l'ère industrielle10. La gestion de
l'entreprise fait ainsi l'objet d'une division du travail qui ira en s'accentuant avec tout
ce que cela impliquera en termes notamment de coordination du travail et de prise
de décision. D'individuelle, celle-ci devient une réalité de plus en plus collective.
En se développant, l'entreprise va aussi avoir tendance à dénouer les liens étroits qui
l'unissait traditionnellement à la famille. Comme le note Louis Bergeron, "exposée à
l'arbitraire ou à l'incertitude de la génétique, aux modifications engendrées par
l'éducation, elle n'est nécessairement pas en mesure de faire face à toutes les
demandes d'une technologie ou d'une gestion dont la complexité croissante multiplie
les postes de responsabilité" (1978 : 132). En conséquence, souvent à contrecoeur, si
l'on en croît certaines biographies, l'entrepreneur se voit contraint d'élargir sa sphère
de recrutement et de confier des postes de responsabilité à des personnes qui lui sontfamilialement étrangères, quitte ensuite, par le jeu des alliances matrimoniales, à en
faire des gendres.
Toujours selon Bergeron, "exposée au contraste des générations, elle – la famille – ne
peut – non plus – garantir à l'entreprise que les héritiers auront le même courage, les
mêmes vertus ou le même coup d'oeil que les fondateurs" (1978 : 132). Très tôt dans
l'histoire industrielle, nombreux sont les héritiers qui préféreront gérer leur fortune
ou en jouir paisiblement que de s'occuper de gestion industrielle. Cette attitude de
retrait va évidemment contribuer à une autre transformation fondamentale : celle de
la redéfinition, au sommet, des liens entre la propriété du capital et la gestion de
l'entreprise. Peu à peu la gestion de la grande entreprise devient en effet l'oeuvre de
gestionnaires et non plus de propriétaires.
10 Constatant, dans son essai sur Le nouvel état industriel, qu'il n'existe pas de nom pour qualifier
"l'ensemble de ceux qui participent aux prises de décision de groupe ni pour l'organisation qu'ilsconstituent" il avance le terme de technostructure et en fait une des caractéristiques de base de lagrande entreprise moderne.
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Parmi tous les facteurs qui ont contribué à l'arrivée de gestionnaires aux faîtes des
hiérarchies, la limite financière du capitalisme entrepreneurial et familial a sans
aucun doute joué un rôle prépondérant. A la fin du 19ème siècle, l'évolution des
technologies et le mouvement de concentration de l'activité industrielle vont en effet
réclamer des capitaux de plus en plus considérables que, "très rarement,l'"entrepreneur" – et par extension sa famille – est capable de fournir" (Touraine, 1964
: 15). Pour y faire face, la grande entreprise s'est souvent vue transformée en société
anonyme. Aux Etats-Unis, par exemple, dès le début de ce siècle, la plupart des
grandes entreprises sont devenues des sociétés anonymes11. En favorisant la
dispersion du capital mais aussi son ouverture aux institutions financières, l'adoption
de ce statut va véritablement servir de tremplin à l'ascension des cadres vers les
postes de responsabilité les plus élevés.
Par rapport aux figures traditionnelles du capitalisme – le patron-propriétaire,
l'entrepreneur, l'héritier... –, le cadre-dirigeant présente un profil tout à fait inédit.
Contrairement aux premiers, sa qualité de gestionnaire ne doit en effet rien à la
possession du capital. Pour lui, elle est souvent une conséquence de son entrée en
fonction et non plus une cause. Sa carrière, il la doit surtout à son savoir, sa
compétence, son dynamisme et, si l'on sort quelque peu de l'image d'épinal, à ses
relations et aux jeux d'influence qui entourent la lutte pour le pouvoir.
La montée en puissance de la grande entreprise correspond donc à celle d'une forme
d'organisation qui, pour fonctionner, nécessite la présence d'un personnel
intermédiaire de plus en plus nombreux et spécialisé. Un personnel auquel elle
commence à offrir des perspectives de carrières pouvant aller jusqu'à l'exercice de la
direction générale et la présence dans des conseils d'administration. Globalement,
tant la gestion courante que stratégique de la grande entreprise s'affirme comme
l'affaire de professionnels, de managers.
2.2. L'innovation et la rationalisation
11 Pour donner une idée de l'ampleur du phénomène, soulignons qu'aux Etats-Unis, quasiment toutesles grandes entreprises sont des sociétés anonymes. En 1904, ne représentant que 23 % de l'ensemble
des entreprises américaines, les sociétés anonymes occupent 70 % des salariés actifs dans les industriesde transformation et totalisent près de 74 % de la valeur de production de ces industries (chiffresavancés par Touraine, 1964).
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Deuxièmement, au fur et à mesure de son développement, la grande entreprise va
exercer une pression en faveur de l'apparition de nouvelles méthodes de gestion et
de la rationalisation de son fonctionnement.
Sous de nombreux aspects, les modes de gestion de la petite entreprise vont en effets'avérer peu à peu inadaptés à la réalité de la grande entreprise. L'histoire des
compagnies américaines de chemins de fer est, à cet égard, très illustrative. Au début,
le fonctionnement des premières lignes repose quasi exclusivement sur les épaules
de leur directeur. Ainsi, note l'un d'eux, "le directeur d'une ligne de 80 kilomètres
peut prêter toute son attention personnelle à sa tâche et peut être constamment
occupé sur la ligne à régler les détails; il connaît personnellement chaque employé et,
toutes les questions relatives à son travail lui étant immédiatement présentées, il
prend les mesures qui s'imposent; tout système, aussi imparfait soit-il, peutfonctionner relativement bien dans de telles conditions" (cité par Chandler, 1989).
Dans un premier temps, l'allongement des lignes ne changera rien à ce schéma et les
lignes atteignant plusieurs centaines de kilomètres seront gérées exactement de la
même manière que celles n'en totalisant que quelques dizaines. Selon Chandler, il
faudra attendre la collision tragique de 1841 pour que les grandes compagnies
commencent à prendre conscience des lacunes d'une organisation trop sommaire et
surtout trop centralisée. A partir de là, elles vont en effet adopter un mode
d'organisation tout à la fois plus décentralisé et plus formalisé. Autrement dit, jusque-là considérée comme peu importante, l'organisation prend le relais du
directeur omniprésent et omnipotent.
Pour "sortir d'une impasse, franchir un obstacle... pour continuer" (Saussois, 1990), la
grande entreprise se voit fréquemment dans l'obligation d'innover. Inventant la
production de masse, elle éprouve souvent des difficultés à vendre ses produits.
Ainsi, à l'image de Singer fabriquant à la fin du 19ème siècle 11.000 machines à
coudre par semaine, elle crée son propre réseau de distribution, pense le marketing,
imagine le crédit à la consommation et les services après-vente... Sur le plan
organisationnel, afin de clarifier les rôles des uns et des autres, la grande entreprise
commence à distinguer les fonctionnels des opérationnels. Inutile tant que
l'entreprise était petite, la structure en staff and line vient ainsi répondre aux
exigences de mise en ordre de la technostructure des grandes entreprises.
Par ailleurs, à la fin du 19ème siècle, explique Chandler dans Stratégies et structures de
l'entreprise (1972), afin de maintenir les bénéfices, les managers se trouvent souvent
dans l'obligation de rationaliser les surplus de ressources accumulées par les
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bâtisseurs d'empire. A la même époque, cette nécessité se fait également sentir dans
les nombreuses entreprises nées par fusion12. Dans son rapport annuel de 1901, la
National Biscuit insiste sur l'importance de cette rationalisation :
"La présente société a quatre ans. Il peut être intéressant de se pencherbrièvement sur son passé. (...). Quand la société fut formée elle consistait en un
regroupement d'usines. C'est aujourd'hui une entreprise dotée de sa propre
organisation. Si nous portons nos regards en arrière, nous pouvons voir qu'un
changement radical s'est produit dans nos affaires. Dans le passé, les dirigeants
des grandes entreprises industrielles estimaient nécessaire, pour atteindre la
réussite, de contrôler ou de limiter la concurrence. Quand la présente société fut
constituée, on pensait par conséquent qu'il fallait contrôler la concurrence et,
pour ce faire, soit la combattre soit la racheter. La première attitude conduisait àune guerre des prix ruineuse et à une diminution considérable des bénéfices; la
seconde conduisait à une augmentation continue du capital. L'expérience nous
a montré qu'au lieu d'attirer le succès, ces deux politiques menaient au désastre.
Cela nous a poussés à nous demander s'il était vraiment nécessaire de juguler la
concurrence (...). Nous en sommes vite arrivés à la conclusion que c'est au sein
de l'entreprise elle-même qu'il fallait rechercher le succès.
Nous avons donc tourné notre attention vers l'amélioration de la gestion interne
de notre entreprise, vers les avantages découlant de l'achat de nos matièrespremières en grandes quantités, vers les économies réalisables sur les frais de
production, vers la systématisation et l'accroissement de l'efficacité de notre
département des ventes, et, avant tout et par-dessus tout, vers l'amélioration de
la qualité de nos produits et des conditions dans lesquelles ils parviennent au
consommateur" (cité par Chandler, 1989 : 373).
L'accent mis sur la recherche interne des conditions du succès n'est pas spécifique
aux dirigeants de la National Biscuit. Leur discours est en effet très révélateur de
l'état d'esprit régnant à l'époque, d'un côté comme de l'autre de l'Atlantique, dans les
milieux gestionnaires.
Avec le taylorisme et le fordisme, cette recherche se focalise principalement sur la
rationalisation du travail ouvrier. Toutefois, elle est loin de s'y arrêter. Outre le
travail ouvrier, elle porte en effet aussi sur "l'analyse précise de tous les coûts, sur
l'économie de l'espace, du temps, du matériel, sur la réduction des stocks, le calcul
12 Soulignons que, entre 1897 et 1904, c'est-à-dire en l'espace de seulement 7 ans, 4.227 entreprisesaméricaines fusionnent et donnent naissance à 275 entreprises (Saussois, 1990).
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précis des approvisionnements" (Doray, 1981 : 63). En fait, à l'époque, aucun aspect
du fonctionnement de la grande entreprise ne semble échapper au mouvement de
rationalisation, c'est-à-dire d'adaptation des moyens aux fins particulières de la
grande entreprise.
Correspondant à l'émergence d'une nouvelle forme d'organisation, en exerçant une
pression décisive en faveur de l'innovation et de la rationalisation, la grande
entreprise est donc aussi, à la fin du siècle passé et au début de ce siècle, à l'origine de
techniques de gestion dont certaines viendront former le coeur du management
classique.
2.3. La mise en place d'une infrastructure
Troisièmement, à l'extérieur, la grande entreprise va peu à peu créer les conditions
nécessaires à la mise en place d'une infrastructure de plus en plus dense et pointue
en matière de gestion.
Dans les pays de la première industrialisation, très tôt, des écoles spécialisées sont
créées afin de répondre aux besoins croissants de l'industrie en personnel
d'encadrement formé. En Belgique, par exemple, dès sa fondation en 1816,l'Université de Liège possède une chaire de métallurgie. En 1825, elle fonde son Ecole
des mines. Fruit de ces enseignements, l'ingénieur fait progressivement son entrée
dans le monde de l'industrie. Dans les charbonnages belges du 19ème siècle, il
remplace "lentement des hommes peu instruits, intelligents et laborieux, que la
pratique seule avait placés (...) à des postes de commandement" (Génicot, 1973 : 376).
Par la suite, l'influence des ingénieurs ira grandissante. Occupant des fonctions de
plus en plus déterminantes pour le succès de l'entreprise, certains d'entre eux verront
s'ouvrir "l'accès au conseil d'administration, l'association au capital, et même
l'appropriation pure et simple des affaires" (Bergeron, 1978 : 66). Les premiers
managers de l'ère industrielle seront d'ailleurs souvent des ingénieurs. D'autre part,
ils contribueront à insuffler un "esprit de rationalité" (Braudel et Labrousse, 1976)
dans la gestion des entreprises. Limités d'abord à la sphère technique, ils seront
ensuite à la base de l'édification du management comme discipline codifiée. Ainsi,
note Duncan, aux Etats-Unis, "les ingénieurs ont été les premiers à appliquer leur art,
leur science et leur métier aux affaires" (1990 : 40). Ils le seront également en Europe.
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Avec l'hégémonie naissante de la grande entreprise, la gestion va faire l'objet d'un
enseignement de plus en plus spécialisé. Vers la fin du siècle passé et le début de ce
siècle, les universités américaines ouvrent les premières business schools dont, en
1908, la Graduate School of Business Administration d'Harvard, qui deviendra le
"temple" que l'on sait. En Belgique, en 1903, l'industriel Ernest Solvay finance lafondation d'une Ecole de Commerce ayant pour objectif de former des gestionnaires
de haut niveau.
En dehors de l'enseignement, via l'effet de nombre, la grande entreprise permet
également l'apparition d'associations et de revues spécialisées qui, avec
l'enseignement, vont jouer un rôle majeur dans l'évolution, la diffusion et
l'homogénéisation des pratiques gestionnaires. Ainsi, fin du siècle passé, la toute
jeune American Society of Mechanical Engineers fut un lieu où, à chacune de sessessions, les ingénieurs américains débattaient "de la question de savoir qu'elle était
la "meilleure" organisation du travail, et comment modifier celles qui existent pour
faire davantage produire les ouvriers" (Coriat, 1977 : 11). C'est d'ailleurs dans ce
cadre que Taylor rend publiques ses premières réflexions sur le management
"scientifique". C'est aussi cette association qui élargira son audience en publiant ses
premiers écrits. En Europe, ce sont aussi des associations qui contribueront à la
diffusion du taylorisme.
En bref, à la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle, toute l'infrastructure
entourant aujourd'hui l'entreprise se met peu à peu en place. Signe des temps, c'est
aussi à cette époque qu'apparaît la fonction de consultant et que paraissent les
premiers livres à succès de l'histoire de la gestion.
Outre ses effets sur l'élaboration, la diffusion et l'homogénéisation des pratiques
gestionnaires, la mise en place de cette infrastructure va aussi favoriser, comme le
note Chandler, l'émergence chez les cadres d'un sentiment d'appartenance à une
catégorie sociale distincte : "en participant aux mêmes colloques, en lisant les mêmes
revues et en y écrivant des articles, en ayant suivi les mêmes écoles dans les mêmes
établissements, les cadres commencèrent à avoir un profil commun et à partager les
mêmes intérêts et préoccupations" (1989 : 519-520).
2.4. Les débuts de l'hégémonie américaine sur la gestion
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Quatrièmement, si la grande entreprise voit le jour en Europe, son hégémonie va de
pair avec celle de l'économie américaine. Plus exactement, la grande entreprise joue
un rôle moteur dans le processus qui hisse les Etats-Unis au rang de première
puissance économique.
Fin du siècle passé, la grande entreprise trouve aux Etats-Unis, plus qu'en Europe, un
terrain particulièrement propice à son développement. Par rapport à leurs
homologues européens, les industriels américains ont notamment l'avantage de
disposer d'un marché intérieur beaucoup plus vaste et plus urbain. Sa croissance est
également plus rapide. En outre, ils disposent d'un réseau de communication
particulièrement performant pour l'époque. Bien que la réalité soit beaucoup plus
complexe, "presque mécaniquement" (Saussois, 1990), l'existence de ce marché
appelle la production de masse et, avec elle, la grande entreprise et ses méthodes degestion.
A l'aube de ce siècle, les Etats-Unis ayant, en quelques décennies à peine, rattrapé et
dépassé les économies du vieux continent, les méthodes de gestion en vigueur dans
les grandes entreprises américaines commencent à retenir l'attention des européens.
A la fin du siècle passé, de retour des Etats-Unis, le belge Emile Waxweiler,
enthousiaste, écrit que "la division des fonctions et des responsabilités sociales est la
cause première de la supériorité des américains" et qu'"une des manifestations – decette division – y aide puissamment : je veux parler du développement du
machinisme et de l'automatisme" (cité par Bieber, 1989-1990 : 19). Plus tard, vers la
fin de la première guerre mondiale, le gouvernement belge confie à une mission
d'enquête le soin d'étudier in situ "le mouvement connu en Europe sous le nom de
"Taylorisme" et en Amérique sous celui de "Scientific Management"" et, lui demande,
d'évaluer "les moyens propres à introduire en Belgique les méthodes de travail les
mieux appropriées et l'outillage le plus perfectionné en vue d'une reconstruction
immédiate de la Belgique et de sa rénovation dans le domaine industriel" (ibid. : 40).
Au début de ce siècle, avec la première vague de transposition sur le vieux continent
des méthodes américaines de gestion, le management commence à devenir
synonyme de gestion et d'administration.
Historiquement daté, comme on le voit, le management classique l'est donc aussi
géographiquement. C'est de là que, via ses entreprises, ses penseurs et ses business
schools,, les Etats-Unis vont exercer une domination quasi-constante sur la gestion.
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3. Les doctrines de base du management classique
Les grandes lignes du contexte ayant donné naissance au management classique
étant retracé, venons en maintenant aux apports particuliers de Taylor, de Ford et deFayol.
Américains et ingénieurs, les deux premiers vont surtout attacher leurs noms à la
rationalisation du travail ouvrier. Français, mais aussi ingénieur, Fayol va s'en
distinguer en pensant l'entreprise comme "un tout" (Segrestin, 1992 : 62) qu'il
convient de gérer en fonction de principes rationnels et impersonnels.
3.1. Taylor et le taylorisme
Pour comprendre l'oeuvre de Taylor, il faut partir de son obsession de l'efficacité
optimale. Il la cherche partout, en ce y compris dans sa vie privée. En promenade,
par exemple, il calibre la longueur de ses pas afin de dépenser le moins d'énergie
possible tout en couvrant les distances les plus longues possibles. Sur le plan
industriel, cette obsession se traduit par la recherche de la productivité maximum,
qui est, pour lui, "la meilleure mesure de civilisation d'un peuple"13
. Dans son esprit,l'accroissement de la productivité est une condition indispensable à la généralisation
du bien-être. Selon lui, elle ne peut que générer de meilleurs salaires, des bénéfices
plus importants et, pour le consommateur, une baisse des prix. Bref, tout le monde y
gagne. Baignant dans le mythe productiviste, il conçoit le management "scientifique"
pour, en chassant les temps morts, amener l'ouvrier à prester ce qu'il appelle une
"journée loyale" de travail.
a. La lutte contre la flânerie systématique
Ayant été successivement apprenti, manoeuvre et contremaître, Taylor connaît
particulièrement bien le monde des ateliers. Or, pour lui, l'organisation du travail et
les modes de direction en vigueur à l'époque rendent possible la flânerie, le freinage
de la production par les ouvriers.
13 Sauf mention spéciale toutes les citations de Taylor sont extraites de La direction scientifique dutravail, (1967 [1911]).
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Telle qu'il l'analyse, systématique, la flânerie a trois causes :
La première résulte de la conception qu'ont les ouvriers et leurs organisations
syndicales des conséquences de l'accroissement de la productivité. Pour eux, elle est
responsable du chômage et, en l'absence de toute sécurité sociale, de la misère. Danscette optique, Taylor analyse la flânerie comme un mécanisme de défense ouvrière,
comme la manifestation quotidienne d'une solidarité de classe. Se considérant
impuissant sur ce point, il s'en remet à une meilleure éducation du monde du travail
pour faire disparaître cette "opinion fallacieuse".
La deuxième cause a trait aux politiques salariales. Selon Taylor, pour les patrons
américains, le salaire constitue un coût qu'il faut à tout prix minimiser. Cette logique
les anime même en cas d'application du salaire aux pièces : aussitôt l'augmentationde la productivité obtenue, ils s'empressent de recalculer les salaires à la baisse. Dans
ces conditions, note Taylor, l'ouvrier "serait vraiment un être extraordinaire s'il
n'adoptait pas une attitude de flânerie systématique (...) afin d'éviter que son
employeur ne lui fasse accélérer son rythme de travail et, par la suite, ne lui diminue
son taux de salaire aux pièces". A ses yeux, cette pratique patronale légitime la
flânerie. Plus grave, il considère qu'elle est à la base de "la méfiance", de
"l'antagonisme" qui caractérisent les relations entre le monde du travail et celui du
capital. Afin de dépasser ce stade, mais aussi pour faire accepter sa nouvelleorganisation du travail par les ouvriers, il fera de l'augmentation des salaires un des
axes forts du management "scientifique".
Enfin, la troisième cause résulte de l'usage de méthodes empiriques. Pour Taylor, ce
sont ces méthodes, caractéristiques de la phase professionnelle (Touraine, 1955), qui
rendent possible la flânerie. Pour lui, en laissant trop d'autonomie aux ouvriers dans
la conception et l'organisation du travail, ceux-ci sont en mesure d'imposer leurs
propres normes de production. En outre, selon Taylor, l'empirisme leur permet d'être
les seuls dépositaires de savoirs et de savoir-faire liés à l'exécution du travail.
Conscients du pouvoir qui en découle, le jeu des ouvriers consiste à laisser les
directions dans l'ignorance de ces savoirs. Dès lors, pour Taylor, le contenu d'une
journée de travail dépend soit du bon vouloir des ouvriers soit de la négociation avec
les directions. Pour lui, cette situation ne permet pas d'atteindre l'idéal de la "journée
loyale" de travail. Les méthodes empiriques rendant possible la flânerie, ce sont donc
elles que Taylor se propose de changer.
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b. La one best way et le recours à la science
Comme contremaître, Taylor utilise d'abord ses propres performances pour
déterminer le contenu d'une "journée loyale" de travail14. Ce n'est que par la suite
qu'il cherche à substituer une méthode "scientifique" de travail aux méthodesempiriques.
Pour Taylor, l'usage des méthodes empiriques conduit aussi à l'existence d'une très
grande variété de méthodes et d'outils utilisés pour réaliser une seule et même
opération. Or, si l'on suit Taylor, l'ouvrier n'a aucune raison de choisir spontanément
la méthode et l'outil les plus efficaces. Au contraire, il aurait plutôt tendance à utiliser
la marge de manoeuvre qui lui est laissée pour camoufler sa flânerie en laissant
croire qu'il est impossible de faire mieux.
C'est pour faire sauter ce verrou que Taylor imagine de recourir à la "science". Plus
exactement, il la sollicite pour déterminer la one best way, c'est-à-dire pour mettre en
évidence la manière la plus efficace de réaliser une opération. Le management
"scientifique" est né.
Pour déterminer la one best way , Taylor s'inspire des sciences expérimentales et
adopte une démarche cartésienne. Dans un premier temps, il décompose lesopérations en des gestes les plus simples possibles et, à chacun d'eux, il associe un
temps. Pour Georges Friedmann, c'est précisément là que Taylor innove : plutôt que
de se contenter, comme ses prédécesseurs, du temps global d'une opération, sa
démarche le conduit "à mesurer les temps partiels du travail" (1946 : 45). Dans un
14 Comme ouvrier, Taylor affirme avoir respecté les normes informelles de production. Commecontremaître, il change son fusil d'épaule et affiche son souci d'obtenir la plus grande productivitépossible. A peine nommé, des ouvriers viennent le trouver pour connaître ses intentions. Il relate la
conversation de la manière suivante : "Si vous voulez dire que vous vous demandez si je vais essayerd'obtenir de ces tours-là le meilleur rendement, je vous réponds oui, car je me propose de leur rendredavantage. Vous devez vous souvenir que j'ai été loyal à votre égard (...) alors que je travaillais avecvous. Je n'ai gâché aucun prix, j'ai toujours été du même côté de la barricade que vous. Maismaintenant j'ai accepté un emploi de commandement et je me trouve de l'autre côté" (cité parDubreuil, 1956 : 51-52). En réponse, les ouvriers le traitèrent de "damné cochon" et lui prédirent qu'ilne resterait "pas ici plus de six semaines". En fait, Taylor mit 3 ans avant de faire passer ses vues et dututiliser tous les pouvoirs attachés à sa fonction de contremaître. Ainsi, alors que les bris de machinesse multiplient, il tient le discours suivant : "A partir de maintenant, pour tout accident qui arriveradans cet atelier, et à chaque fois que vous casserez une pièce quelconque de votre machine, vous aurezà payer une partie des dépenses occasionnées par la réparation, à moins que vous ne préfériez quitterl'établissement. Je me moque si le toit tombe et brise votre machine, vous paierez quand même. (...).
Finalement – écrit-il –, (...) ils se lassèrent de ces amendes, leur opposition cessa, et ils promirent detravailler" (cité par Dubreuil, idem : 57-58). Notons que cet épisode de la vie professionnelle de Taylorn'est sans doute pas étranger à sa volonté de transformer le travail en une "science".
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deuxième temps, il procède à l'analyse des informations recueillies. Enfin, dans un
dernier temps, il recompose le travail en retenant la combinaison de gestes qui lui
paraît la plus performante, la plus efficace.
Au terme de cette opération, Taylor – et avec lui les directions – maîtrise laconception du travail mais aussi le temps nécessaire à son exécution. Il peut donc
déterminer en toute indépendance le contenu de la "journée loyale" de travail et, en
théorie du moins, rendre la flânerie systématique impraticable. En conséquence,
l'ouvrier se voit réduit à un rôle de pur exécutant soumis à la logique du temps
alloué (Coriat, 1977). Là où il était qualifié, il se voit "dépossédé du pouvoir de
négociation que lui procurait le "métier"" (Castel, 1995 : 332).
Selon les chiffres avancés par Taylor lui-même, l'application de sa méthode s'avèreparticulièrement efficace. Dans le cas de la manutention des gueuses15, elle permet de
faire passer le rendement moyen de 12 tonnes par jour et par homme à 48 tonnes, soit
une augmentation de 75 %. Dans celui du pelletage, l'accroissement du rendement
journalier moyen du pelleteur atteint 83 %. De 10 tonnes, il passe à 59 tonnes et le
coût moyen de manutention baisse de 54 %. Dans le cas de la fabrication des billes de
bicyclette, la production passe de 5 à 17 millions de billes "avec le même personnel, le
même matériel, et la même durée de travail" (Dubreuil, 1956 : 95).
Pour Taylor, l'augmentation du rythme de travail qu'implique la méthode
"scientifique" reste dans des limites humainement acceptables. Certes l'ouvrier
travaille plus mais il le fait sous le contrôle de la "science" du travail. Soucieux de ne
pas mettre la machine humaine en péril, il a en effet dégagé une loi lui permettant de
calculer la fatigue physique consécutive à l'accomplissement d'un travail soutenu par
un ouvrier en bonne condition.
Si l'efficacité productive du management "scientifique" ne peut être mise en question,
il convient de s'arrêter sur l'usage pour le moins abusif que fait Taylor de la science.
Sa "science" du travail n'a en effet rien de scientifique. Certes, il utilise la méthode en
vigueur dans les sciences expérimentales – l'observation systématique,
l'enregistrement des données, leur classement, etc. – mais cela ne suffit évidemment
pas pour rendre scientifiques les résultats qu'il obtient. Sa loi sur la fatigue physique
en est un bon exemple. Apparemment, il l'établit sans aucune connaissance médicale.
Ainsi, il juge le manutentionnaire Schmidt en bonne condition physique uniquement
parce qu'il arrive et part du travail d'un "bon pas". On pourrait multiplier les
15La gueuse est un lingot de fonte.
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exemples sans rien changer au fond : la "science" de Taylor n'est jamais qu'une fiction
et son usage par Taylor constitue sans aucun doute l'une des plus grandes tentatives
de mystification de l'histoire du management16.
Ceci est d'autant plus important à souligner que la référence à la science permet àTaylor de présenter son organisation du travail comme neutre et objective. A le
croire, c'est en effet la "science" qui dicte la bonne méthode, le bon outil et le temps
nécessaire à la réalisation d'une tâche. Autrement dit, la méthode, l'outil et le temps
ne résultent pas de décisions discrétionnaires ou arbitraires prises par les directions.
Fruit de la "science", donc au-dessus des hommes – comme si ce n'était pas les
hommes qui faisaient la science, avec tout ce que cela peut impliquer (Stengers, 1994)
– et de leurs conflits, la one best way ne pouvait être soupçonnée d'être partisane, de
privilégier les intérêts des uns par rapport aux intérêts des autres.
A sa décharge, notons qu'il était parfaitement en phase avec l'esprit scientiste qui
régnait dans certains milieux à l'époque. Manipulateur dans les faits, il était sans
doute d'abord et avant tout un "rêveur". Grâce à la science, il caressait en effet le rêve
de transformer la gestion en une administration des choses.
c. La conception taylorienne du travailleur
Bien que se parant de toutes les vertus de la science, Taylor a une conception du
travailleur très typée et celle-ci n'est pas sans conséquence sur la manière dont il a
conçu le management "scientifique". Trois postulats dominent la conception
taylorienne de l'ouvrier.
Selon le premier, l'homme moyen est d'un naturel paresseux17. Au travail, il a
toujours tendance à "se la couler douce", à "en faire le moins possible". Dans l'esprit
de Taylor, la suppression des causes de la flânerie systématique – d'origine sociale,
comme on l'a vu – n'est donc pas suffisante pour amener l'ouvrier moyen à prester la
"journée loyale". Pour y arriver, il faut continuer à user de la contrainte et du
16 Sur ce sujet, le lecteur peut notamment se référer à Wrege C. D. et Perroni A. G., "Taylor's Pig Tale :A historical analysis of F.W. Taylor's pig iron experiment", Academy of management journal, 1974, n° 17.17Cette conception de l'ouvrier comme un être paresseux et oisif n'est évidemment pas propre à
Taylor. Au contraire, comme l'ont montré Michel Foucault dans le cas de la France (1976) et JeanNeuville (1977) dans celui de la Belgique, elle est profondément ancrée dans l'idéologie bourgeoise dusiècle passé.
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contrôle. Par rapport au passé, la one best way est d'ailleurs un moyen de contrainte
et de contrôle particulièrement raffiné.
Selon le deuxième postulat, en groupe, "l'homme le meilleur prend progressivement,
mais sûrement, l'allure de l'ouvrier le moins qualifié et le moins efficace". Autrementdit, le travail en équipe a une influence négative sur le rendement : il le tire vers le
bas. Il s'en explique en soulignant notamment que, par le jeu des pressions
interindividuelles, les ouvriers travaillant en groupe parviennent plus aisément à
faire respecter leurs propres normes de production. Dès que faire se peut, ce postulat
le conduit à individualiser le travail. Ainsi, à la Bethlehem Steel Company, il fera
interdire les équipes de plus de 4 ouvriers.
Enfin, Taylor est convaincu que la prospérité matérielle est l'unique but, la seulesource de motivation du travailleur. Il le réduit ainsi au rang d'homo-economicus. Dans
toutes ses expériences, il se sert du salaire pour amener les ouvriers à abandonner les
méthodes empiriques. "Scientifiquement", il calcule même que l'augmentation de
salaire qui correspond à la psychologie du manutentionnaire de gueuse est de 60 %.
Notons que cette réduction des motivations du travailleur à la dimension
économique du travail arrange d'autant mieux Taylor qu'elle légitime la séparation
entre l'exécution et la conception du travail. Par ailleurs, il se rend très bien compteque, non couplé à une politique de hauts salaires, sa méthode ne serait qu'une
machine à produire des bénéfices, c'est-à-dire exactement ce qu'il ne veut pas même
si – c'est le moins que l'on puisse dire – il n'a pas une haute opinion de l'ouvrier18.
d. Le taylorisme tel que Taylor le préconise
Dans le chef de Taylor, le management "scientifique" est le fruit d'une lente
construction qui s'étale sur plusieurs décennies. Synthétisant sa pensée, il
conditionne sa mise en oeuvre à l'adhésion à un nouvel état d'esprit.
Très concrètement, pour Taylor, ce nouvel état d'esprit implique d'abord une
transformation radicale de l'état des relations entre le monde du capital et celui du
travail. De "l'antagonisme", celles-ci doivent évoluer vers "une coopération amicale et
18 A cet égard, soulignons que Taylor n'hésite pas à comparer l'ouvrier à un "boeuf" ou à un "cheval de
seconde catégorie" : "je veux dire qu'il y a des hommes forts et solides qui sont adaptés aux travaux deforce, exactement comme il y a de gros chevaux qui conviennent aux transports lourds" (cité parHeron, 1975 : 230).
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une aide mutuelle". En bref, la lutte pour le partage de la valeur ajoutée doit faire
place à un combat commun pour son accroissement. On retrouve ici l'idée de départ
de Taylor selon laquelle les directions comme les ouvriers ont tout intérêt à accroître
la productivité, véritable clé de voûte d'un bien-être généralisé. Le second volet de
cette "révolution" concerne le moyen à utiliser pour augmenter la productivité. Auxyeux de Taylor, les directions et les ouvriers doivent évidemment s'en remettre à la
science et à ses experts. Il faut, écrit-il, "substituer la recherche scientifique exacte à la
connaissance empirique, que ce soit celle de l'ouvrier ou celle du patron, dans tous
les domaines intéressant le travail exécuté dans l'entreprise". Notons que, dans la
logique de Taylor, l'adhésion à la "science" a pour conséquence de priver les
organisations syndicales de leur raison d'être au profit de l'instauration d'une
relation personnelle entre le travailleur et son employeur (Taylor, 1967 [1911] : 187-
189).
Ces deux préalables étant posés, la mise en oeuvre du management "scientifique"
devient une affaire de principes. Il en met quatre en évidence qui correspondent à
autant de responsabilités nouvelles que doivent assumer les directions.
Premièrement, elles doivent mettre "au point la science de l'exécution de chaque
élément du travail". Ce principe sanctionne le transfert de la conception du travail, et
du pouvoir qui y est attaché, des ouvriers vers les directions et, plus singulièrement,vers ce qui deviendra les bureaux des méthodes et leurs experts en organisation
(Durand, 1972). Pour Taylor, il va de soi que seuls des experts, gages d'objectivité et
de neutralité, peuvent déterminer la one best way. Si, comme le souligne Marcelle
Stroobants, "les avis et objections des exécutants sont entendus" (Stroobants, 1993 :
40), insistons sur le fait que, telle que pratiquée par Taylor, la "science" du travail est
d'abord et avant tout une "science de la non discussion" (Bernoux, 1985 : 61)19.
Deuxièmement, les directions doivent choisir "d'une façon scientifique leurs
ouvriers", les instruire et les entraîner "de façon à leur permettre d'atteindre leur
plein développement". En d'autres termes, il ne suffit pas de dégager la one best way,
il faut encore ne retenir que des ouvriers aptes à soutenir les cadences "scientifiques".
Dans le cas de la manutention des gueuses, Taylor relate que seul un ouvrier sur les
19 L'exemple suivant en est une bonne illustration : "Vous connaissez cet homme, n'est ce pas ? (...). Ehbien, si vous êtes un ouvrier bien apprécié, vous ferez exactement ce qu'il vous demandera demain,tout au long de la journée. Quand il vous dira de prendre une gueuse et de la transporter, vous laprendrez et la transporterez; quand il vous dira de vous asseoir et de vous reposer, vous vous
assoirez. Vous agirez exactement ainsi pendant toute la journée. Et, de plus, vous ne discuterez pas.Un ouvrier bien apprécié fait exactement ce qu'on lui dit de faire et il ne discute pas les ordres"(Taylor, 1967 [1911] : 99).
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huit qui composaient l'ancienne équipe a été capable de passer de 12 à 48 tonnes
comme le réclamait la "science" du travail. On comprend ainsi mieux l'intérêt d'un
recrutement plus rigoureux sur le plan physique20. Même si Taylor souligne
l'importance de l'instruction et de l'entraînement, en séparant le conception de
l'exécution du travail, il en réduit considérablement la portée. Ceci facilitera d'ailleursla mise au travail d'ouvriers sans expérience.
Troisièmement, les directions doivent collaborer "cordialement avec leurs ouvriers de
façon à avoir la certitude que le travail s'exécute conformément aux principes de la
science". Par là, Taylor met l'accent sur l'importance du contrôle afin de s'assurer que
l'ouvrier ne s'écarte pas de la méthode scientifique et qu'il réalise effectivement le
travail qui lui est demandé.
Quatrièmement, "le travail et la responsabilité du travail se divisent d'une façon
presque égale entre les membres de la direction et les ouvriers". Selon ce principe, les
experts en organisation doivent prévoir le travail ouvrier dans ses moindres détails.
A ce sujet, il souligne que : "le travail de chaque ouvrier est prévu dans son entier par
la direction au moins un jour à l'avance et chaque ouvrier reçoit, dans la plupart des
cas, des instructions écrites complètes". Cette préparation méticuleuse conduit
évidemment à un gonflement des effectifs de direction. Appliquant son système dans
une entreprise mécanique, Taylor arrive au rapport d'un membre de direction pourtrois ouvriers, justifiant ainsi le terme de "presque égale". En outre, il est partisan
d'une hiérarchie fonctionnelle. Au niveau des ateliers, ce parti pris se traduit par
l'éclatement de la fonction de contremaître en des fonctions spécialisées. Dans le cas
évoqué ci-dessus, au terme de sa reconversion "scientifique", l'atelier était dirigé par
huit contremaîtres s'occupant d'autant d'aspects particuliers et disposant tous d'une
même autorité.
e. Le taylorisme et le management classique
Très vite, Taylor et le taylorisme vont acquérir une stature internationale. En France,
Le Chatelier assure la traduction et la diffusion des écrits de Taylor presque aussi
rapidement qu'il les rédige. Avec de Fréminville, ingénieur comme lui, Le Chatelier
figure parmi les plus ardents prosélytes français du taylorisme et, avant que la
première guerre mondiale n'éclate, certains industriels français, dont Renault, vont
20 Notons que c'est à l'époque où Taylor publie son livre sur le management "scientifique" que lespremiers tests psychologiques et psychotechniques sont utilisés dans la sélection du personnel.
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utiliser les idées de Taylor pour rationaliser le travail ouvrier. En Belgique, comme
on l'a vu, la renommée du taylorisme conduit le gouvernement à financer l'envoi, en
1918, d'une mission d'étude aux Etats-Unis afin d'analyser les conditions de sa
transposition à l'industrie belge. Plus à l'Est, Lénine verra dans le taylorisme un
puissant levier à l'industrialisation de l'URSS et à la généralisation du bien-être.
Tout aussi vite, le taylorisme va donner naissance au mouvement dit de
l'organisation "scientifique" du travail, véritable pilier du management classique.
Aux Etats-Unis, à ses débuts, ce mouvement est alimenté par les travaux et les
réflexions d'Henry L. Gantt et des époux Gilbreth21. Par la suite, la mise en évidence
de la one best way fait l'objet de méthodes de plus en plus précises dont la Methods
Time Measurement, plus connue sous ses initiales de MTM. Expérimentée aux Etats-
Unis à la fin des années 40, comme l'a fait Taylor, elle décompose le travail en gestessimples – atteindre, mouvoir, tourner... – et, à chaque geste, elle associe un temps
calculé... en centièmes de minute. Elle prévoit, par exemple, un standard de 0,78
centièmes de minute pour atteindre un objet toujours placé au même endroit et à une
distance de 50 centimètres.
Outre la précision apportée au calcul des temps, cette méthode permet de supprimer
le chronométrage en atelier, jugé souvent trop imprécis et constituant donc une
source de tensions et de conflits22
. Utilisant des films – technique initiée par FrankGilbreth –, avec la MTM, la fixation des temps devient l'oeuvre des laboratoires.
Présentée sous la forme de table, elle permet aux experts en organisation de réfléchir
le travail ouvrier sans devoir passer par les ateliers.
Encadré 1 : Un exemple d'utilisation de la MTM
Cet exemple porte sur la précouture des deux bonnets du soutien-gorge. Suite à
l'application de la méthode MTM, chez Playtex, ce travail de précouture est
décomposé en 17 opérations distinctes et clairement identifiées : "1 : prendre le
paquet de 48 et le placer sur la table; 2 : ouvrir le paquet, défaire le noeud; 3 :
arranger le travail; 4 : prendre la gorge gauche, et la positionner sur le pied de
biche; 5 : prendre la gorge droite, et la faire chevaucher légèrement; 6 :
21 On doit notamment à Gantt H. L., Organizing for Work, New York, Ed. Harcourt Brace & World,1916, et à Frank Gilbreth, Primer of Scientific Management, New York, Ed. Harper & Row, 1912. 22 Dans Le travail enchaîné Claude Durand relate sur base d'une enquête que "les trois quarts desagents techniques et de maîtrise interrogés estiment que le chronométrage est une méthode imprécise.
Ils la jugent incapable de prendre en compte la totalité des facteurs qui interviennent dans le travail : ilne peut maîtriser les aléas et les incidents; il néglige la variabilité de l'habilité ouvrière; il ignore lescombines de métier par lesquelles les ouvriers se préservent une autonomie" (1972 : 58-59).
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positionner l'ensemble; 7 : coudre les deux gorges; 8 : évacuer l'ensemble sous le
pied de biche; 9 : prendre les ciseaux; 10 : couper la chaîne, soutien-gorge par
soutien-gorge; 11 : empiler les 48 soutiens-gorge; 12 : découper le ticket sur la
fiche, la coller sur la feuille de travail; 13 : écrire le numéro de matricule sur la
fiche, dans la case correspondant au ticket (au cas où il y a des défauts); 14 :saisir le noeud élastique; 15 : placer l'élastique; 16 : attacher le paquet de 48
soutiens-gorge; 17 : évacuer le paquet.
Chaque opération est affectée d'une valeur de temps, et ces 17 valeurs
additionnées, donnent un temps de base pour 1 pièce, soit 306/100.000ème
heure" (extrait de Doray, 1981 : 90). Ce temps de base constitue le temps
standard de ce poste de travail. Pour répondre aux différents aléas – changer les
fils, changer les canettes, aller à la toilette, etc. –, le temps standard, qui est untemps théorique, est majoré de 21 %. Au bout du compte, la norme s'élève à la
précouture de 50 à 67 paquets pour une journée de travail de 9 heures.
Finalement, de Taylor, le management classique retiendra surtout l'importance de
séparer la conception du travail de son exécution et de confier la première à des
spécialistes ad hoc. En conséquence, là où le management classique se diffuse,
l'ouvrier se voit réduit à l'état de pur exécutant, de "paires de bras et de pieds".
3.2 Ford et le fordisme
A l'inverse de Taylor dont le système peut s'appliquer à une vaste gamme d'activités,
Henry Ford va faire entrer l'industrie automobile dans l'ère de la production de
masse. Au début du siècle, toute jeune, l'industrie automobile fonctionne sur le mode
artisanal. Sa production est limitée. En 1903, le plus grand constructeur de l'époque –
la Olds Company – ne sort que 3.000 voitures. La fabrication de ces voitures est
essentiellement le fait d'ouvriers qualifiés. En 1909, l'usine Daimler, située en
Allemagne, occupe 1.700 ouvriers dont 1.175 professionnels, 200 spécialisés et 325
manoeuvres. En quelques années, Ford révolutionne cette industrie et transforme ses
ateliers en une vitrine de la nouvelle efficacité industrielle.
Ses premières voitures, Ford les construit de manière artisanale. Mais rapidement ce
système entre en contradiction avec son projet industriel : la production d'un modèle
unique de voiture – la célèbre Ford T – en grande série, de manière à rendre possible
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son achat par le plus grand nombre. La mise en oeuvre de ce projet entraîne Ford et
ses collaborateurs à améliorer "constamment les méthodes de production et
l'outillage pour produire plus économiquement" (Laux, 1977 : 83). Cette recherche les
conduit notamment à imaginer une nouvelle forme de mise au travail des ouvriers :
le travail à la chaîne. S'inscrivant dans la lignée du taylorisme, comme nous allons levoir, elle en constitue également un important dépassement.
a. L'introduction du convoyeur et le travail à la chaîne
C'est en 1912 que Ford introduit un premier convoyeur dans sa fonderie de Highland
Park. Dans les années suivantes, il généralise progressivement son usage aux
activités de montage. Le principe du convoyeur est simple : il consiste à reliermécaniquement les postes de travail entre eux. A la base du travail à la chaîne,
l'introduction du convoyeur bouleverse véritablement la vie des ateliers.
L'évolution du montage des volants en constitue une bonne illustration. Avec les
méthodes ordinaires, "un ouvrier faisait toutes les opérations de ce montage et
assurait ainsi une production de 35 à 40 appareils par journée de 9 heures. Ce que cet
ouvrier faisait seul fut alors réparti en 29 ouvriers, ce qui réduisit le montage à 13'10''.
La hauteur du convoyeur ayant été élevée de 8 pouces, le délai unitaire passa à 7minutes. Enfin, la vitesse du convoyeur ayant été légèrement augmentée, la chaîne
fut à même de sortir un volant magnétique toutes les 5 minutes. En quelques mois, la
productivité par homme avait quadruplé" (Lorenzi et al., 1980 : 111).
Comme on le voit, par rapport au taylorisme, la chaîne correspond d'abord à une
intensification importante de la division horizontale du travail. Avec elle, le travail
ouvrier devient de plus en plus spécialisé, répétitif et monotone. Comme l'observe
Georges Friedmann (1956), il est "émietté". En conséquence, l'ouvrier spécialisé est
amené à remplacer l'ouvrier professionnel. En 1915, selon l'estimation de James Laux,
environ 70 % des ouvriers occupés chez Ford "exécutent des tâches qui n'exigent ni
habilité ni compétence particulières" (1977 : 83).
De manière moins forte, notons que la standardisation des pièces a également joué en
faveur de la marginalisation des ouvriers professionnels. Souvent passée sous
silence, celle-ci constitue en effet un élément fondamental du dispositif fordien. Pour
certaines pièces, Ford fait passé la tolérance admise du millième au dix millième de
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pouce, ce qui lui permet de réaliser "une économie simplement inouïe sur l'ajustage à
la main" (Ford, 1930 : 154).
Deuxième grande différence par rapport au taylorisme, le convoyeur fixe l'ouvrier à
son poste. Auparavant, l'ouvrier devait se déplacer pour usiner ses pièces. Toujoursselon Laux, d'ordinaire, les premières usines se composaient de "plusieurs bâtiments
– plus de 12 dans certains cas – qui avaient souvent plusieurs étages. Les machines-
outils de même type y étaient rassemblées dans un même lieu : tous les tours, par
exemple, dans un atelier, toutes les fraiseuses dans un autre. On ne tenait pas compte
de leur fonction réelle dans le processus de production" (1977 : 87). A l'inverse,
l'enchaînement des ouvriers permet d'intégrer les postes de travail et les ateliers en
un "ensemble rationnel unifié et interdépendant" (Sainsaulieu, 1987 : 38). Dans un
document du Sénat américain datant de 1929, l'usine de Ford est comparée à "unerivière, les divers éléments constitutifs s'écoulaient à partir des différents ateliers,
comme des affluents et venaient se confondre dans le courant de la production finie
au moment de l'assemblage" (cité par Bobb, 1963 : 381).
Enfin, alors que le taylorisme est basé sur la logique des temps alloués, la chaîne
correspond à celle des temps imposés (Coriat, 1979) ou, plus exactement, incorporés
(Stroobants, 1993). Ainsi, "une grande part des consignes et des directives,
précédemment transmises d'homme à homme, vont (...) être matérialisées,incorporées aux installations. Plus besoin de dire : "vous allez réaliser autant de
pièces, de telle manière, en autant de temps". L'ouvrier enchaîné est soumis au
rythme automatique" (Stroobants, 1993 : 44). Grâce à cette incorporation, Ford n'a eu
qu'à augmenter la vitesse du convoyeur pour que le temps de montage des volants
passent de 7 à 5 minutes.
Au total, les changements apportés par Ford permettent d'augmenter de manière
spectaculaire la productivité. De 1912 à 1914, le nombre de Ford T produites passe de
168.220 à 308.213 unités, soit une augmentation de 45 %. Quant à l'effectif moyen, de
1913 à 1915, il passe de 14.366 à 18.892 personnes, soit une augmentation de 23 %23
Tout en réalisant d'importants bénéfices, la haute productivité de ses usines lui a
permis de réduire régulièrement ses prix de vente : 900 dollars la Ford T en 1910, 590
en 1911, 500 en 1914. Combinée au travail à la chaîne, cette politique des bas prix
23
Malgré nos recherches, nous n'avons pas trouvé de statistiques portant sur les mêmes années. Cecidit, même si les années ne correspondent pas, les chiffres avancés donnent une idée des gains deproductivité obtenus.
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permettra à Ford d'être, pour un temps, le premier constructeur mondial
d'automobiles24.
b. La journée des huit heures à cinq dollars
Connu pour le travail à la chaîne, Ford l'est également pour avoir instauré, en janvier
1914, la journée des huit heures à cinq dollars25.
Suite à cette décision, il est souvent présenté comme un visionnaire ayant anticipé
l'avènement d'un nouvel ordre industriel basé sur la production et la consommation
de masse. Dans ses écrits, à grand renfort de phrases-chocs, il se plaît d'ailleurs à se
présenter comme tel : "les employés d'une industrie doivent être ses meilleurs clients"(1928 : 16), le dirigeant qui paie "des salaires bas (...) est une menace publique, une
entrave indiscutable au progrès économique" (1930 : 63) ou encore que "c'est un bon
principe industriel que d'élever toujours les salaires et ne jamais les réduire" (1928 :
198).
Si Ford a incontestablement pesé de tout son poids de grand industriel sur
l'évolution de la pensée macro-économique, au départ, ce sont des raisons micro-
sociales qui l'ont poussé à adopter la journée des huit heures à cinq dollars. Enpassant de la production artisanale à la chaîne, il est arrivé au paradoxe de "posséder
une grande usine sans assez d'ouvriers pour la faire fonctionner" (Sward cité par
Foster, 1988 : 3). A l'époque, il éprouve en effet d'importantes difficultés à recruter et
à stabiliser des ouvriers acceptant de travailler à la chaîne. En 1913, en moyenne, il
doit renouveler chaque mois près de 32 % de son personnel et, selon Sward (cité par
Foster), pour s'attacher 100 personnes, il était obligé d'en engager 963. En outre,
l'Industrial Wokers of the World, préconisant le syndicalisme de masse et la
transformation de la société américaine en société socialiste, gagne en influence au
24 Par la suite, cette place lui sera ravie par la Général Motors. Deux raisons sont souvent avancéespour expliquer le succès de GM. La première est liée à la politique de diversification de la production.Plutôt que de produire uniquement le même modèle, à l'inverse de Ford, la GM développa unegamme de voitures lui permettant de toucher une clientèle à la fois plus spécifique et plus vaste. De cepoint de vue, le succès de GM peut être interprété comme celui du marketing sur la production pure(Bordenave G., 1992, "Le modèle fordien et son espace : l'ingérence Ford en Europe", Paris, Actes duGerpisa, n° 5). La seconde tient à l'adoption d'une structure divisionnalisée basée sur une largeautonomie de gestion. A l'inverse, Ford gérait son entreprise de manière très centralisée et surtout trèsautoritaire. Notons que l'histoire de la constitution de ces deux entreprises a considérablement pesésur leurs orientations : alors que Ford s'est développé par croissance interne, GM s'est constituée par
des acquisitions diverses.25 A l'époque, aux Etats-Unis, le salaire journalier moyen pratiqué par l'industrie automobile varieentre 2 et 3 dollars selon la qualification de l'ouvrier et son rendement.
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sein des ouvriers américains. De façon très pragmatique, en instaurant la journée des
huit heures à cinq dollars, Ford n'a plus eu de difficultés à trouver les ouvriers dont il
avait besoin tout en s'offrant une paix sociale.
Pour conclure sur ce point, il convient aussi de ne pas perdre de vue l'existence duSociological department. créé pour gérer la composante variable de la politique des
cinq dollars. En réalité, il ne suffisait pas à l'ouvrier de travailler huit heures pour
gagner cinq dollars. Son salaire se composait de deux parties : un taux de base
horaire de 34 cents et une participation dite aux bénéfices de 28,5 cents. L'attribution
de cette dernière dépendait du travail réalisé mais aussi de critères d'hygiène et de
moralité : "être un bon citoyen", "ne pas boire ni fumer de manière excessive", "avoir
une bonne hygiène", "être de bonnes moeurs", etc. Aidé par des enquêteurs, le
département de sociologie était chargé de vérifier si les ouvriers respectaient le profilsouhaité et méritaient donc, en tout ou en partie, les 28,5 cents.
c. Le fordisme et le management classique
Avec le fordisme, le management classique va faire de l'intensification de la division
horizontale un des axes majeurs de sa recherche d'une plus grande efficacité.
Incontestablement, le travail à la chaîne en constitue la forme la plus spectaculaire, la
plus extrême. A ce titre, elle deviendra très justement le symbole de l'entrée du
travail dans Les Temps modernes , selon le titre du film produit et joué en 1936 par
Charlie Chaplin. Désormais soumis à la cadence des machines, l'ouvrier spécialisé
devient la figure ouvrière de la modernité industrielle. Du point de vue du capital,
cet ouvrier présente de nombreux avantages : contrairement à l'ouvrier qualifié, il est
interchangeable, il coûte moins cher, il est moins syndicalisé, etc. Aux Etats-Unis,
tout comme le taylorisme, le fordisme permet de mettre plus facilement et plus
efficacement au travail les vagues d'immigrants sans tradition ouvrière. Il en est de
même en Europe vis-à-vis des ouvriers aux origines rurales.
Chaîne ou non, soulignons que, même si Taylor n'en fait pas un axe fort de son
système, l'organisation "scientifique" du travail fait de la spécialisation et de la
simplification du travail deux des paramètres fondamentaux de la conception des
postes de travail. Ainsi, dans les années 50, une enquête réalisée auprès de 500
grandes sociétés industrielles montre que les critères utilisés par les experts en
organisation sont, en ordre d'importance : la limitation du nombre de tâches par
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poste et de la variation de ces tâches, la recherche de la spécialisation et de la
répétitivité maximale, la minimalisation des capacités requises, et enfin la recherche
du temps minimum de formation (cité par Ortsman, 1978 : 19).
3.3. Fayol et le Fayolisme
Ingénieur des mines, diplômé en 1860, Fayol (1841-1925) travaille durant plusieurs
années dans les mines de Commenty, situées dans le sud de la France. Il y occupe les
fonctions de directeur et de directeur général de la S.A. Comambault. Au moment de
cette dernière nomination, l'entreprise est au bord de la faillite et son mandat prévoit
son démantèlement. Fayol parvient cependant à redresser la situation et attribue son
succès à "l'application d'une méthode administrative positive" (cité par Reid, 1986 :76).
En 1916, âgé de 75 ans, soucieux de faire partager son expérience, il publie
l' Administration industrielle et générale (1920 [1916]). Cette publication lui vaudra
d'être considéré comme le premier auteur à avoir défini le management et mis en
évidence les grands principes sur lesquels il repose.
Pour situer la pensée de l'auteur, il est important de souligner qu'il fait partie destoutes premières générations de cadres dirigeants de l'industrie française. De peur de
compromettre son indépendance, il refuse de devenir actionnaire de l'entreprise qu'il
dirige. Par ailleurs, il critique très vivement l'entreprise familiale. Pour lui, celle-ci
"finit par être incapable de bien se diriger; les dirigeants capables manquent dans la
famille... Ainsi, ce n'est pas seulement le besoin de capitaux qui conduit à la société
anonyme, mais aussi le besoin d'avoir un chef" (cité par Reid, 1986 : 76). Sous cet
angle, il est donc aussi un des premiers à mettre l'accent sur la différence entre un
patron et un manager, entre celui qui gère parce qu'il possède et celui qui gère du fait
de ses compétences.
a. La fonction administrative
Pour Fayol, toute organisation doit faire face à six types d'opérations qu'il regroupe
en autant de fonctions : technique, commerciale, financière, sécurité, comptabilité et
administration.
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Seule la fonction administrative, qui "n'a pour organe et pour instrument que le corps
social"26 , retient toute son attention. Pour lui, plus on s'élève dans la hiérarchie et
plus cette fonction gagne en importance. Elle occupe 50 % du temps d'un directeur
général d'une grande entreprise contre seulement 5 % du temps d'un ouvrier. Dans le
même ordre d'idée, il constate aussi que plus une entreprise est grande, plus lafonction administrative prend du temps – 25 % dans le cas du dirigeant d'une petite
entreprise contre 60 % dans celui du dirigeant d'une très grande entreprise – et
devient cruciale. Observant le mouvement de concentration de l'activité industrielle,
il en conclut que la fonction administrative occupera une place de plus en plus
fondamentale. Or, dans la France du début de ce siècle, elle ne fait, selon lui, l'objet
d'aucun enseignement particulier27. Il attribue cette situation à l'absence d'une
doctrine administrative consacrée, c'est-à-dire d'un "ensemble de principes, de règles,
de méthodes, de procédés éprouvés et contrôlés par l'expérience publique". Partantde son expérience, son livre a pour but de combler cette lacune.
Dans son esprit, la fonction administrative consiste à :
- "prévoir", c'est-à-dire "scruter l'avenir et dresser le programme d'action";
- "organiser", c'est-à-dire "constituer le double organisme, matériel et social, de
l'entreprise;
- "commander", c'est-à-dire "faire fonctionner le personnel";- "coordonner", c'est-à-dire "relier, unir, harmoniser tous les actes et tous les
efforts";
- "contrôler", c'est-à-dire "veiller à ce que tout se passe conformément aux règles
établies et aux ordres donnés".
C'est à ces cinq infinitifs que Fayol doit sa célébrité. A ces yeux, ils représentent les
cinq facettes auquel tout dirigeant doit être attentif.
"Prévoir" est sans aucun doute l'infinitif le plus révélateur de la pensée fayolienne. A
travers lui, Fayol veut sortir l'entreprise d'une gestion au jour le jour dans laquelle la
confinait souvent la logique patrimoniale. "En insistant sur le temps – note Saussois –
, Henri Fayol fait entrer le temps dans la réflexion du directeur général" (1994 : 49).
En agissant de la sorte, il tend en fait à détacher le temps de l'entreprise de celui de
ses propriétaires. En quelque sorte, l'entreprise doit pouvoir survivre à ses
26 Sauf indication contraire, toutes les citations ci-dessous proviennent de l' Administration industrielle et
générale. (1920 [1916]).27 A plusieurs reprises, Fayol dénonce la place excessive des mathématiques dans la formation desingénieurs de l'époque.
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propriétaires. De manière sous-entendue, manager et non patron-propriétaire, Fayol
considère que l'horizon temporel et les intérêts de l'entreprise ne coïncident pas
forcement et systématiquement avec ceux des propriétaires. Pensant l'entreprise
comme "un tout", il la pense donc également comme une instance relativement
autonome.
b. Les principes d'administration
A ces cinq infinitifs, il joint quatorze principes qui sont, selon lui, autant de
conditions dont dépendent la "santé et le bon fonctionnement du corps social" de
l'entreprise.
Pour Fayol, ces principes ne forment pas un carcan. Au contraire, en introduction à
ceux-ci, il souligne qu'"il n'y a rien de rigide ni d'absolu en matière administrative;
tout est une question de mesure. (...). Aussi les principes sont-ils souples et
susceptibles de s'adapter à tous les besoins. Il s'agit de savoir s'en servir. C'est un art
difficile qui exige de l'intelligence, de l'expérience, de la décision et de la mesure".
Pareillement, le nombre de principes n'a, pour lui, pas beaucoup d'importance. S'il en
présente quatorze, selon les circonstances, il estime que des principes peuvent
disparaître et d'autres apparaître.
Les principes qu'il met en avant sont les suivants :
1) La division du travail. Relevant de l'ordre naturel des choses, en réduisant "le
nombre d'objets sur lesquels l'attention et l'effort doivent porter", elle est à
l'origine d'une plus grande efficacité. Depuis Adam Smith (1976 [1776]), cet
argument est un grand classique des partisans de la division du travail28. C'est
d'ailleurs la recherche d'une plus grande efficacité qui poussent Taylor et Ford à
intensifier la division verticale et horizontale du travail. Toutefois, pour Fayol,
elle n'est pas sans limite. Ainsi, en tant que directeur d'une mine, il s'opposa à la
parcellisation du travail des mineurs au profit d'une organisation par brigades
constituées selon les voeux des ouvriers. Il met aussi l'accent sur deux des
28 Dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Smith explique l'augmentation de laproduction liée à la division du travail par l'accroissement de l'habilité des ouvriers qu'elle entraîne, et
l'absence de perte de temps résultant du déplacement d'un ouvrage à l'autre. En outre, souligne-t-il,elle contribue "à l'invention d'un grand nombre de machines qui facilitent et abrègent le travail, et quipermettent à un homme de remplir la tâche de plusieurs" (1976 [1776], 42).
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droit à l'initiative n'a rien d'absolu. Il ne peut en effet s'exercer que dans "les
limites imposées par le respect de l'autorité et de la discipline".
14) L'union du personnel. Aux yeux de Fayol, c'est elle qui fait la force d'une
entreprise.
c. Le fayolisme et le management classique
Comme le souligne très justement Aktouf (1989), la pensée de Fayol a sans doute été
la plus caricaturée, la plus tronquée. Ainsi, les principes les plus souvent retenus sont
ceux qui donnent l'impression d'une très grande rigidité : la discipline, l'ordre et
l'unité de commandement. Si on peut considérer que ces principes forment l'ossaturede l'organisation fayolienne, elle ne s'y limite pas pour autant. A côté de ces principes
figurent en effet des principes tels que l'initiative, l'équité ou encore l'intérêt général
de l'entreprise. Par ailleurs, autant Fayol attache de l'importance à l'organisation
pyramidale et militaire, autant il essaie de prévenir des dérives d'un trop grand
"formalisme bureaucratique". Homme de l'organigramme, il est aussi, on l'oublie
trop souvent, celui de la passerelle, de la communication verbale plutôt qu'écrite.
A la lecture de son livre, il est également excessif de parler de Fayol comme du pèrefondateur d'une "science" administrative. D'une part, dans son livre, il n'utilise jamais
cette expression. Au contraire, il parle de doctrine ou de code. D'autre part, selon lui,
le dirigeant efficace est d'abord un homme de "bon sens", "d'expérience", "de
mesure", "de tact", etc. Bref, autant d'aspects par rapport auxquels la "science" ne
peut rien.
En fait, en définissant et en formalisant la fonction administrative, Fayol est à
l'origine du mouvement de la "théorie administrative" – et non de la "science
administrative", comme on peut parfois le lire –, qui, avec l'organisation
"scientifique" du travail, constitue le second pilier sur lequel le management
classique va prospérer.
Dans les années 40, ce mouvement aura pour principaux représentants l'américain
Luther H. Gulick et l'anglais Lyndall F. Urwick (1937). Tout en diffusant la pensée
fayolienne dans le monde anglo-saxon, ils vont s'en inspirer pour développer leurs
propres conceptions. Ainsi, ils procèdent à la transformation de l'acronyme fayolien
de P.O.C.C.C. en P.O.S.D.C.O.R.B., c'est-à-dire planning, organizing, staffing,
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directing, coordinating, reporting, budgeting. En bref, ils la modernisent la pensée
fayolienne en ouvrant la fonction de dirigeants à de nouvelles dimensions.
Notons que parmi les principes mis en avant par Urwick (1943) – 10 en lieu et place
des 14 énoncés par Fayol –, on trouve celui de la spécialisation, en fonction duquel ilfaut, tant que faire se peut, limiter les activités à l'exécution d'une fonction simple. A
lui seul, ce principe témoigne de la convergence à l'oeuvre entre l'organisation
"scientifique" du travail et la théorie administrative. Une convergence que Fayol avait
d'ailleurs lui même esquissé lors du congrès international de l'Organisation
"scientifique" du travail qui s'est tenu à Bruxelles en 1925 (Bieber, 1989-1990).
4. La bureaucratie mécaniste comme modèle d'efficacité
A ses origines, sur le plan des doctrines, le management classique est donc loin de
présenter un visage unique. Les différences observées ont de nombreuses
explications : la trajectoire de ces auteurs, leurs convictions, leurs centres d'intérêts,
les raisons pour lesquelles ils ont écrit, etc. Toutefois, ces différences vont peu à peu
s'estomper pour donner naissance à un modèle unique d'efficacité socio-
organisationnelle : la bureaucratie mécaniste.
Globalement, sous l'influence des ingénieurs, au niveau des ateliers et des bureaux,
ce modèle est conçu pour fonctionner à la manière d'un automate répétant
inlassablement les mêmes gestes ou d'une horloge égrenant invariablement les
secondes, les minutes et les heures. Au même titre que la machine, le facteur humain
est considéré comme un rouage s'intégrant dans un tout. Simplifié et spécialisé à
l'extrême, via la technologie, les règles et les procédures, le travail ouvrier et
employé, dans le cas des bureaucraties mécanistes administratives, consiste à
appliquer des standards d'exécution, qui sont pensés par des experts. Autrement dit,
via la standardisation du travail (Mintzberg, 1982), le comportement de la base de
l'organisation est rendu le plus prévisible possible. Il est "routinisé" au maximum30.
30 Notons que Mintzberg fait la distinction entre deux types de bureaucratie : la mécaniste et laprofessionnelle. A l'inverse de la première, la seconde se caractérise par la présence de professionnels– "dûment formés et socialisés (1982 : 310) – dans le centre opérationnel. Toutefois, comme dans le cas
de la bureaucratie mécaniste, ils ne sont pas là pour innover mais pour appliquer des programmesstandards. Comme on le voit, la bureaucratie n'est donc pas forcément synonyme de taylorisation dutravail.
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Outre la recherche d'une plus grande efficacité, le management classique tend à
légitimer l'assimilation de l'homme à un rouage en s'appuyant, implicitement ou
non, sur une conception de l'être humain. D'une part, dans la tradition ouverte par
des psychotechniciens, il est souvent assimilé à un "moteur" qu'il convient de
perfectionner comme le sont les machines. Comme le mentionnent Herbert A. Simonet James G. March, "les caractéristiques de l'organisme humain qui sont prises en
considération dans la théorie de la gestion scientifique peuvent être déduites du
genre de tâche dont s'occupe la théorie" (1991 [1958] : 15). Dès lors, seules quelques
variables physiologiques sont réellement prises en compte, telles que la vitesse et
l'endurance. D'autre part, les tenants du management classique partent du principe
que l'ouvrier ou l'employé n'attache pas d'importance au contenu de son travail.
Mieux même, ils le pensent comme préférant "la sécurité d'une tâche précise aux
risques qui accompagnent toute liberté" (Lévy-Leboyer, 1974 : 17). Dans cetteoptique, la parcellisation et la routinisation du travail ne font en quelque sorte que
répondre à un souhait – pour ne pas dire un besoin – du travailleur. Ainsi, en 1915,
Le Chatelier écrit :
"l'ouvrier, si son travail bien préparé est facile à exécuter, s'il se trouve dans un
atelier propre et bien chauffé,.... accomplit alors son travail sans y penser,
songeant tranquillement à ses petites affaires, à ses projets du lendemain, à sa
grande distraction des jours de liberté : la pêche à la ligne, occupation cent fois
plus monotone cependant que tous les travaux d'ateliers" (cité par Alaluf, 1977 :
77).
Dans le meilleur des cas, comme l'ont fait Taylor et Ford, le travailleur est considéré
comme un homo-economicus. En forçant à peine le trait, il n'obéit qu'à des stimuli
économiques. Dans cette perspective, le salaire lié au rendement ou aux pièces
apparaît logiquement comme le mode rémunération le plus approprié pour amener
la "machine physiologique" à son meilleur rendement.
Si la standardisation du travail constitue le mécanisme de coordination principal du
travail réalisé dans les ateliers et les bureaux, le fonctionnement de ceux-ci s'appuie
également, comme le souhaitait Fayol, sur une définition claire de la ligne
hiérarchique et une conception très autoritaire des relations hiérarchiques : le chef
commande et ses subordonnés lui doivent respect et obéissance. Le span of control,
c'est-à-dire la définition du nombre optimal de subordonnés à réunir sous l'autorité
d'un même chef, constitue d'ailleurs une des préoccupations importantes de la
littérature managériale classique.
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Particulièrement lisible au niveau des ateliers et des bureaux, la métaphore de la
machine vaut pour l'ensemble de l'organisation. La construction de la structure est
pensée à la manière d'un mécano et, quelles que soit les responsabilités exercées, les
individus doivent se fondre dans les cases prévues par l'organigramme. Les
décisions elles-mêmes sont perçues comme le résultat d'un processus en tout pointrationnel, ce qui arrange évidemment très bien les décideurs (Sfez, 1984). Ayant des
objectifs clairs, disposant de toute l'information nécessaire et comparant toutes les
solutions possibles, ils ne font finalement que choisir celle qui s'impose de toute
évidence comme étant la plus optimale.
In fine, vaste mouvement de rationalisation basé sur la mise à l'oeuvre d'un certain
nombre de grands principes, le management classique réduit la réalité de l'entreprise
à ses seuls aspects formels et officiels.
Conclusion
Prenant forme, pour l'essentiel, à la fin du siècle passé et au début de ce siècle, ce
qu'on appelle aujourd'hui le management classique s'est constitué pour répondre aux
besoins posés par le fonctionnement d'une nouvelle forme d'organisation : la grande
entreprise privée.
S'il doit beaucoup à Taylor, Ford et Fayol, le management classique est aussi le fruit
de toute une époque avec ses moyens techniques, ses conceptions, ses croyances, ses
infrastructures, etc. A des titres divers, tous ces éléments sont intervenus pour faire
du management classique ce qu'il est devenu. En outre, si l'histoire n'a retenu que ces
trois noms, il doit aussi beaucoup à une foule d'anonymes qui, à l'ombre de la grande
entreprise, ont oeuvré à son édification.
Par ailleurs, le management classique est aussi le réceptacle d'histoires qui ont
commencé bien avant lui. La parcellisation du travail en est un exemple parmi
d'autres. Elle existait en effet bien avant que Ford n'invente le travail à la chaîne. Au
18ème siècle déjà, comme l'a rapporté Adam Smith dans ses Recherches sur la nature et
les causes de la richesse des nations (1976 [1776]), la fabrication d'une simple épingle
pouvait faire l'objet de 18 opérations différentes confiées à presque autant d'ouvriers.
Quant à l'idée du convoyeur, Ford semble l'avoir reprise aux industries de la viande.
Dès 1860, "le chariot aérien est utilisé dans les abattoirs de Cincinnati" et à Chicago,
en 1878, "des dispositifs de transfert relient toutes les étapes de l'industrie de la
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viande, depuis l'arrivage du bétail jusqu'à la conserverie" (Stroobants, 1993 : 45-46).
Finalement, sous cet angle, le trait de génie de Ford consistera à appliquer le principe
du convoyage à la fabrication des voitures, c'est-à-dire à un produit hautement
symbolique de la modernité.
Avec l'hégémonie de la grande organisation, sous couvert de rationalisation, le
management classique trouve progressivement des terrains d'application de plus en
plus variés. Se répandant dans les ateliers, le taylorisme gagne aussi l'univers des
bureaux, des grands magasins, des banques... Issu du secteur privé, il servira
également de modèle à la rationalisation du travail dans les administrations et les
entreprises publiques.
Toutefois, dans la réalité, les bureaucraties mécanistes ne deviendront jamais les"mécaniques bien huilées", dont rêvaient les organisateurs classiques. Au contraire,
elles vont peu à peu montrer les faiblesses, les limites de la pensée classique et, par là
même, contribuer à l'émergence de nouveaux modèles d'efficacité socio-
organisationnelle.
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Chapitre 2
Le temps de la croissance
et
des premières remises en cause
Introduction
Sur le plan du management, les trente années de croissance qui vont suivre la fin de
la seconde guerre mondiale sont pour le moins paradoxales. D'une part, durant cette
période, le management classique va continuer à étendre son emprise sur le tissu
industriel et administratif. Le taylorisme et le fordisme deviennent en effet une
réalité pour un nombre croissant d'ouvriers et d'employés. D'autre part, durant cette
même période, dévoilant peu à peu ses limites humaines, le management classique
fait aussi l'objet de ses premières grandes remises en cause.
Ces dernières seront portées par trois grandes écoles : l'école des relations humaines,
l'école des besoins et des motivations et, en toute fin de période, l'école socio-
technique.
Fruit de l'évolution de la psychologie et de la psychosociologie, chacune de ces écoles
mettra en évidence un nouveau modèle d'efficacité socio-organisationnelle basé,
dans un premier temps, sur la correction des insuffisances humaines du management
classique et, dans un second temps, sur son dépassement. S'appuyant sur des
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postulats différents, chacune d'elle propose au monde managérial de nouveaux
modèles de gestion, d'action, de rationalisation de l'entreprise.
Dans ce chapitre, nous nous attacherons à dégager les particularités de chacune de
ces écoles. Mais avant d'aborder cet aspect, retraçons brièvement les grandes lignesdu contexte dans lequel elles ont vu le jour et se sont diffusées.
1. Les grands éléments du contexte
Sur le plan économique, du moins pour ce qui concerne les pays développés, les 30
années qui vont suivre la fin de la seconde guerre mondiale vont être des années de
croissance particulièrement soutenue. Comme le soulignent Bernard Rosier et PierreDockès, "cette période a été marquée par des taux moyens de croissance inégalés
jusqu'alors – 5 % environ en moyenne sur l'ensemble des pays membres de l'O.C.D.E.
– et n'a connu que des récessions de modeste ampleur" (1983 : 197).
A la base de cette croissance, on trouve ce qu'il est aujourd'hui convenu d'appeler le
compromis fordiste, qui en organisant une demande soutenue de biens de
consommation a permis la croissance continue des pays capitalistes développés.
Autrement dit, selon des modalités variables de pays à pays, il met en place le coupleproduction-consommation de masse.
En Belgique, élaboré lors de l'occupation par les représentants des organisations
patronales et ouvrières, le projet d'accord de solidarité sociale ou pacte social a été à
la base de la constitution de la version nationale du compromis fordiste31. Selon les
termes de ce pacte :
"les représentants des employeurs et les représentants des travailleurs
reconnaissent que la bonne marche des entreprises, à laquelle est liée laprospérité générale du pays, exige leur collaboration loyale. Les travailleurs
respectent l'autorité légitime des chefs d'entreprise et mettent leur honneur à
exécuter consciencieusement leur travail. Les employeurs respectent la dignité
des travailleurs et mettent leur honneur à les traiter avec justice. Ils s'engagent à
ne porter, directement ou indirectement, aucune entrave à leur liberté
31 Plus tard, en 1954, les représentants des organisations patronales et ouvrières signeront laDéclaration commune de productivité.
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d'association ni au développement de leurs organisations" (in La revue du travail,
1945).
Par ailleurs, ce pacte suggère une série de dispositions dont l'établissement d'un
système de sécurité sociale, le rétablissement de la législation et des conventionsrelatives à la durée du travail, l'établissement dans les usines de délégations
syndicales et le renforcement du rôle des commissions paritaires.
Au lendemain de la guerre, bon nombre des suggestions comprises dans ce pacte
deviendront réalité. Il en a notamment été ainsi pour la sécurité sociale. En outre, il
donnera lieu à l'institutionnalisation progressive des relations collectives de travail.
Si, comme le souligne Chlepner, "il ne faut pas accorder une importance exagérée auxdéclarations de principe", il n'en demeure pas moins vrai que ce pacte "reflète un état
d'esprit inconnu 20 ou 30 ans plus tôt : non seulement les représentants des
employeurs et des travailleurs se rendent compte que l'autre partie est une force avec
laquelle il faut compter, mais en outre ils admettent qu'à côté et au-dessus des
intérêts opposés et des tendances divergeantes, il y a aussi des intérêts communs"
(1972 : 244 [1956]).
Signe de cet "état d'esprit", lors de l'assemblée constitutive de la Fédération desIndustries Belges, son administrateur-délégué insiste sur le fait qu'elle constitue un
groupement de chefs d'entreprises et non plus de patrons. Il s'en explique en
soulignant, d'une part, que le terme de patron "a pris, dans beaucoup de milieux, un
sens péjoratif. Le "patron" est souvent considéré comme celui qui abuse de ses
pouvoirs, défend ses intérêts particuliers opposés à ceux des travailleurs qu'il
exploite", et, d'autre part, que "de nos jours, un chef d'entreprise, qui aurait une telle
conception de son rôle, n'irait certes pas loin. Qu'il soit lui-même propriétaire de son
entreprise ou qu'il soit mandaté par les actionnaires, le patron actuel ne peut nier le
parallélisme des intérêts de tous ceux qui participent à la vie de l'entreprise qu'il
dirige" (Cornil, 1946 : 8).
Soulignons que la reconnaissance d'"intérêts communs" et l'institutionnalisation des
rapports sociaux ne mettront pas pour autant fin aux tensions et aux conflits entre le
monde du capital et celui du travail. Au contraire, comme par le passé, ils restent le
moteur principal de la dynamique sociale.
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Soulignons encore que les négociations et les accords entre interlocuteurs sociaux
porteront principalement sur le "partage équitable" des fruits de la croissance de
manière directe – augmentation des salaires et réduction du temps de travail – et
indirecte – financement de la couverture sociale. Contrairement à d'autres pays
comme l'Allemagne, par exemple, la gestion de l'entreprise et l'organisation dutravail sont donc restées dans le champ des compétences exclusives relevant de
"l'autorité légitime des chefs d'entreprise", pour reprendre la formule consacrée par le
pacte social.
En Belgique comme dans les autres pays industrialisés, c'est dans les années 60 que le
compromis fordiste va véritablement connaître son "âge d'or" en se traduisant
notamment par le plein emploi.
Durant cette décennie, le rapport de force est particulièrement favorable au monde
du travail et à ses organisations. Ainsi, sur le plan individuel, trouver ou changer
d'emploi ne constitue pas un problème. Sur le plan collectif, les relations de travail
sont centralisées et le "gâteau à partager" est tel que la concertation sociale peut
"tourner à plein régime".
Par rapport au management, les trois décennies de croissance ont deux grandes
conséquences qu'il convient de souligner. D'une part, elles constituent un terrainparticulièrement propice au développement de la grande entreprise et des modes
d'organisations du travail correspondant à la production de masse, c'est-à-dire le
taylorisme et le fordisme. Plus globalement, elles favorisent la bureaucratisation des
organisations et des sociétés. D'autre part, elles favorisent également sa contestation
en rendant notamment plus aisé le turn-over et l'absentéisme. En outre, du fait du
plein emploi et l'allongement de la scolarité, les entreprises tayloriennes et fordiennes
éprouvent de plus en plus de difficultés à trouver la main d'oeuvre indispensable à
leur fonctionnement.
2. L'école des relations humaines
Bien qu'il soit possible d'en "discerner des signes avant-coureurs" (Friedmann, 1950 :
119)32, sur le plan théorique, c'est dans les années 1920 que le mouvement des
32 Avant que le mouvement des relations humaines n'émerge, certaines études menées par les
physiologistes et les psychotechniciens ont déjà souligné l'importance du facteur humain et attirél'attention sur le peu de considération que lui accorde le management classique. En outre, selon Bollede Bal (1958), ceux-ci ont avancé certaines mesures destinées à palier les excès d'une division du
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relations humaines prend réellement naissance aux Etats-Unis. Ses origines
remontent en effet aux recherches menées par Elton Mayo (1880-1949) et ses
collaborateurs de Harvard dans les ateliers d'Hawthorne de la Western Electric.
2.1. Elton Mayo et les expériences de la Western Electric
Dans les années 1920, la Western Electric Company est le plus grand fabricant
américain de matériel de téléphonie. Rien que dans ses usines d’Hawthorne, situées
dans la banlieue de Chicago, elle emploie près de 30.000 personnes. Fidèle aux
principes d'efficacité du management classique, la division horizontale du travail y
est très poussée et la discipline stricte. Celle-ci se matérialise notamment par la
présence de cabines surplombant les tables de travail. Bénéficiant d'une vuepanoptique, les contremaîtres peuvent ainsi exercer une surveillance aussi discrète
que permanente. Par ailleurs, selon Michel Crozier, l'entreprise se caractérise par une
politique antisyndicale (1951). Toutefois, les travailleurs de la Western Electric
bénéficient de salaires supérieurs à la moyenne régionale et d'importants avantages
sociaux. Malgré cela, les signes d'un malaise sont nombreux : absentéisme, freinage,
mauvaise qualité...33.
a. Les expériences de la Western Electric
La première expérience débute en 1924. Menée par des ingénieurs, elle a pour but de
déterminer l'éclairage qui permet la meilleure productivité. A cette fin, deux groupes
d'ouvrières sont constitués. Le premier groupe, expérimental, est soumis à des
variations d’éclairage tandis que le groupe de contrôle continue à travailler dans des
conditions habituelles.
En fait les résultats de cette expérience, pourtant relativement classique pour
l'époque, vont surprendre les expérimentateurs. Le “mystère” (Desmarez, 1986) de la
Western Electric commence lorsque l’éclairage du groupe expérimental est diminué.
Alors, que les ingénieurs s’attendent à une chute de la productivité, elle continue de
croître. Par ailleurs, ne bénéficiant d’aucun stimulant, logiquement, la productivité
travail trop poussée : changement de poste, information sur le travail et l'entreprise, encouragementdes suggestions, automatisation accrue...33
A propos de la qualité, soulignons que la Western Electric et ses ateliers de Hawthorne serviront decadre aux travaux de W.A. Shewhart et de J.M. Juran sur les méthodes statistiques de contrôle dequalité.
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du groupe de contrôle aurait dû rester plus ou moins constante. Or, il n'en est rien.
Quasiment comme par enchantement, la productivité de ce groupe augmente
également.
Au terme de l'expérience, la seule certitude concerne finalement l'absence d'un lienlogique et cohérent entre les conditions d'éclairage et la productivité. En aucun cas,
celles-ci n'expliquent en effet le comportement "productiviste" des ouvrières.
Afin d'élucider ce "mystère", en 1927, une nouvelle expérience est tentée. Au cours de
celle-ci, la Western Electric fait appel à Elton Mayo, psychologue de formation et
auteur de recherches sur les tâches répétitives.
Attribuant les résultats de la première expérience “aux carences dans le contrôle desvariables manipulées” (Desmarez, 1986 : 32), le protocole de la seconde, connue sous
le nom de relay assembly test room, se veut beaucoup plus rigoureux. Après avoir
mesuré le rendement des ouvrières dans des conditions normales, elles sont isolées
dans une pièce spéciale. Durant 5 ans, de 1927 à 1932, les six ouvrières de la test room
vont alors être soumises à des modifications périodiques n'ayant cette fois plus rien à
voir avec l'environnement physique. Lors de cette expérience, les principales
variables manipulées par les chercheurs seront : le mode de rémunération,
l’organisation et la durée des pauses ainsi que la durée journalière et hebdomadairede travail34.
Durant cette expérience, quelle que soit la variable manipulée, la productivité va
augmenter. Globalement, la production passe de 2.400 relais à près de 3.000 relais par
semaine et par ouvrière, soit un gain de productivité de l’ordre de 25 %. Confrontées
à des dégradations objectives de leurs conditions de travail, les ouvrières de la test
room réagiront de la même manière que le groupe expérimental de la première
expérience. Ainsi, lors de la douzième phase, tous les avantages précédemment
accordés sont supprimés et les ouvrières retrouvent les conditions initiales de travail
: 48 heures en 6 jours, suppression des temps de repos, etc. Particulièrement violent
lorsque l’on sait que ces ouvrières ont pu bénéficier de la semaine de 5 jours, ce
retour à la case de départ ne se solde pas par une réduction des cadences. Au
contraire, durant cette période, la productivité augmente...
34 Pour une description plus complète de cette expérience et des phases suivantes de la recherche, lelecteur peut se référer à Roethlisberger et Dickson (1939).
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b. L'élucidation du "mystère"
Peu à peu, deux facteurs vont être retenus pour expliquer le comportement des
ouvrières : l’effet Hawthorne et l'amélioration des relations interpersonnelles.
Nommé ainsi par la suite, l’effet Hawthorne a consisté à attribuer les gains de
productivité à la valorisation que les “ouvrières-cobayes” retiraient de leur
participation aux expériences. Comme le note Claude Lévy-Leboyer, elles se
“sentaient investies d’une importance particulière parce qu’elles avaient été choisies
pour une expérience scientifique” (1974 : 19). Cependant, en elle-même, cette
explication n'est pas sans limite. En effet, l'expérience devenant le quotidien, avec le
temps, la valorisation ne pouvait que perdre son pouvoir stimulant.
Par ailleurs, lors de la seconde expérience, les expérimentateurs ont progressivement
pris conscience des modifications apportées aux relations horizontales et verticales
de travail. Ainsi, par rapport aux conditions habituelles de travail, les ouvrières de la
test room bénéficiaient d'une plus grande liberté. Elles pouvaient notamment discuter
entre elles et se répartir certaines tâches. En outre, elles pouvaient travailler selon un
rythme qui n'était plus imposé. Parallèlement, les relations hiérarchiques s'étaient
considérablement assouplies. En fait, les expérimentateurs s'étaient peu à peu
substitués à la maîtrise et, accordant beaucoup plus d'importance à l'écoute qu'àl'obéissance, ils avaient contribué à faire évoluer le style de commandement vers un
pôle plus participatif.
Pour Mayo et ses collègues, il devient dès lors évident que la clé du “mystère”
résidait dans l'état des relations interpersonnelles. Pour eux, sans le vouloir, ils
avaient contribué à améliorer le climat social et à doter ainsi les ouvrières d'un “bon
moral”. En retour, de manière presque mécanique, celles-ci avaient réagi en
augmentant la productivité. Dans cette perspective, le comportement des ouvrières
ne devait plus être interprété comme une réaction aux variables manipulées –
qu'elles soit physiques, financières ou temporelles – mais à des facteurs plus
subjectifs liés à la satisfaction sur le lieu de travail de leurs besoins sociaux.
La suite du programme de recherche viendra confirmer ce point de vue35. Ainsi,
l'observation minutieuse de la bank wiring observation room révélera l'existence,
malgré les contraintes techniques et disciplinaires, d'une véritable organisation
35
La suite du programme de recherche fut constitué par la Mica splitting test room, la Second relayassembly test room, une campagne d'interviews durant laquelle plus de 20.000 personnes furentinterrogées en l'espace de 2 ans, et la bank wiring observation room.
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parallèle, informelle, avec ses propres leaders, ses propres normes de production
ainsi que ses propres mécanismes de régulation, avec pour sanction suprême
l’exclusion du groupe.
c. L'homme social et son usage managérial
Comme on l'a vu, Taylor n'ignorait pas la réalité informelle, collective de la vie en
atelier. Toutefois, à ses yeux, elle constituait un obstacle à sa "journée loyale de
travail" et, en tant que telle, il a voulu la faire disparaître avec la one best way. A
l'inverse, les tenants des relations humaines y voit un puissant moyen d'accroître
l'efficacité industrielle. Pour eux, plutôt que de s'évertuer à combattre la vie
informelle des organisations, comme l'a fait Taylor, ou à l'ignorer, comme l'ont faitses successeurs de l'organisation "scientifique" du travail, les entreprises et leurs
managers doivent apprendre à la gérer.
Mayo, lui-même, s'engage dans cette voie. De ses recherches à la Western Electric, il
avance l'idée que l'entreprise doit faire face à deux fonctions : l'une économique et
l'autre sociale. Raison d'être de l'entreprise, la fonction économique consiste à
fabriquer et à vendre des biens et des services. Sa réalisation repose sur l'organisation
technique et formelle de l'entreprise. Elle correspond à une logique "rationnelle" ets'exprime en termes de coût, d'efficacité ou encore de profit. Selon Mayo, c'est la
logique et le langage des dirigeants. Quant à la fonction sociale, elle prend la forme
de l'organisation informelle et se structure au gré des sentiments et des émotions qui
animent les travailleurs. Son existence est donc sous-tendue par une logique non plus
"rationnelle" mais "irrationnelle". C'est la logique des ouvriers. Plus sensible à la
satisfaction des besoins sociaux qu'aux stimuli économiques, in fine, c'est cette
logique qui détermine leur comportement effectif. Dès lors, l'efficacité industrielle
allant de pair avec l'épanouissement social des individus, il est impératif, pour Mayo,
que les directions gèrent la dimension affective de l'entreprise aussi rationnellement
qu'elles gèrent les autres dimensions de l'action organisée.
En bref, selon les termes de W. F. Whyte, les managers doivent rendre le travailleur
"content de son travail" en créant les conditions qui lui permettent d'entretenir de
bonnes "relations avec ses camarades de travail et avec son contremaître" (1946 : 18).
Plus globalement, il doit pouvoir considérer son entreprise comme une grande
famille.
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d. L'ingénierie sociale ou comment gérer l'homme social
Pour gérer l'homme social, les tenants des relations humaines imaginent un certain
nombre d'outils et de techniques. Parallèlement, ils vont contribuer à légitimerl'usage d'outils et de techniques qui, sans leur être spécifiques, s'inscrivent dans la
logique de l'épanouissement de l'homme social. A l'époque, dans la mouvance des
relations humaines, toute une ingénierie sociale se met progressivement en place.
Aujourd'hui tombé dans l'oubli, le système du counseling est typiquement une
invention des relations humaines36. En application notamment à la Western Electric,
il avait pour objet de permettre au travailleur de "dire tout ce qu'il a sur le coeur et
cela sans bouleverser d'autres personnes, membres de l'entreprise, ni gâter sesrelations avec elle" (Friedmann, 1950 : 164). Placés en dehors de la ligne hiérarchique
et n'intervenant pas dans les décisions, les "conseillers" faisaient en quelque sorte
office de soupape de sécurité.
Partant du postulat que l'individu est un atome social, Jacob-Lévy Moreno (1965
[1953] et 1970 [1953]), principale figure de la sociométrie, imagine le sociogramme et
le psychodrame. A l'inverse de l'organigramme, représentation graphique de la
structure officielle, le sociogramme a pour objectif de tracer la carte des affinitéssélectives, de l'état des relations interpersonnelles. Dans le but d'élever le "moral"
individuel et collectif, cette technique sera notamment utilisée pour regrouper les
travailleurs en fonction de leurs affinités. Elle servira également à faire ressortir les
leaders naturels ou informels avec tout ce qui peut évidemment en découler. De son
côté, le psychodrame ou role playing, en faisant jouer à une personne son propre rôle
ou celui des autres, a pour objectif de permettre à l'encadrement de gérer le plus
efficacement possible les tensions et conflits interindividuels. Cette technique sera
d'ailleurs abondamment utilisée dans la formation aux relations humaines des cadres
et de la maîtrise.
Avec les relations humaines, la formation va connaître un essor considérable. Elle
sera en effet utilisée comme un vecteur majeur de diffusion de l'esprit des relations
humaines au sein des lignes hiérarchiques. Outre la connaissance de la "psychologie
ouvrière", les formations aux relations humaines auront pour grande ambition de
rendre le style de commandement plus participatif que par le passé. Comme on l'a
36 Pour en savoir plus sur ce système, le lecteur peut notamment se référer aux ouvrages de GeorgesFriedmann (1950) et de Marcel Bolle de Bal (1958).
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vu, les expériences de la Western Electric ont permis à Mayo de souligner la plus
grande efficacité de l'écoute par rapport à l'autorité. Assez rapidement, les
expériences menées par Kurt Lewin (1964 [1935]) viendront confirmer la pertinence
de ce constat. Du moins, les relations humaines en retiendront que le leadership
démocratique permet d'atteindre de meilleurs résultats que l'autocratie et le laisser-faire37. En outre, des travaux de Lewin sur la dynamique de groupe, elles retiendront
également que la participation du personnel à la prise de décision permet de réduire
sensiblement, voire même de supprimer, les attitudes de résistances face au
changement. Dans cette optique, les formations tenteront de transformer les
responsables hiérarchiques en "bons communicateurs", en "bons animateurs".
Si le thème de la participation est présent dans le vocabulaire des relations humaines,
soulignons qu'il y occupe une place relativement marginale et que sa portée est trèslimitée. L'histoire suivante, rapportée par Fraisse et Guibourg (1953), permet
aisément de s'en rendre compte : confronté à un brusque gonflement du carnet de
commandes, le dirigeant de l'entreprise se voit dans l'obligation de demander à deux
de ses ouvrières de renoncer à leur dimanche. Adepte des relations humaines, au lieu
de les désigner lui-même, il demande tout simplement aux ouvrières de lui proposer
deux "volontaires"...
Toutefois, sur le terrain de la participation, les relations humaines vont aussicontribuer à la normalisation des boîtes à suggestions afin de permettre au personnel
dont "ce n'est pas la fonction" d'émettre des idées, de proposer des améliorations.
Séduit par la formule, le directeur de la S.A. Phoenix Works souligne, en 1955, que :
"la rentabilité du système – de suggestion – (...) paraît toutefois beaucoup moins
importante que sa valeur comme "thermomètre" du désir de progrès du
personnel. Il est évident que celui qui observe avec intelligence ce qui se passe
autour de lui, qui est capable d'exposer clairement une nouvelle méthode ou un
perfectionnement qu'il a conçu, accomplit mieux, et avec plus d'intérêt, la tâche,peut-être routinière, à laquelle il est astreint" (in Revue de la F.I.B., 1957 : 237).
Afin d'intégrer au mieux l'homme social dans des entreprises qui ne cessent de
grandir et au sein desquelles ne cesse de croître la distance séparant la direction de
l'atelier, les relations humaines vont faire de l'information un outil de gestion
particulièrement important. Bien informés, déclare E. Dahlsröm, les travailleurs
37
Notons toutefois que ces expériences ont été menées sur des groupes d'enfants et non en milieuindustriel et que la supériorité du style démocratique n'est pas quantitative mais qualitative – travail jugé de meilleure qualité et meilleur climat au sein du groupe.
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devraient se montrer "positifs, conciliants, compréhensifs, confiants et satisfaits"
(1956 : 22). Pour atteindre cet idéal, dans l'esprit des relations humaines, les grandes
entreprises vont commencer à réaliser des films sur elles-mêmes et à éditer leurs
propres journaux. Par ailleurs, pour favoriser la circulation de l'information ainsi que
les contacts, elles vont encourager la tenue de réunions.
Parallèlement, afin de connaître l'état du "moral" de leurs travailleurs ou de tenter de
les motiver, les grandes entreprises développent la technique des "enquêtes" internes.
Ainsi, en 1947, la General Motors invite l'ensemble de son personnel à prendre la
plume pour s'exprimer sur le thème : "Mon travail et pourquoi je l'aime"38.
e. Les Etats-Unis et les relations humaines
Très vite, aux Etats-Unis, les managers des grandes entreprises voient dans les
relations humaines une solution efficace aux problèmes posés par la gestion classique
du facteur humain.
Il faut dire que dès le départ, aux Etats-Unis, comme en Europe d'ailleurs, la
diffusion des méthodes de travail préconisées par Taylor et Ford fait l'objet
d'importantes contestations individuelles et collectives de la part des ouvriers.Individuellement, le malaise ouvrier à l'égard de l'organisation "scientifique" du
travail se traduit notamment par un absentéisme et un turn-over particulièrement
élevé. "Au fur et à mesure que l'ouvrier se déqualifie et que sa tâche se parcellise –
note Y. Nicolas –, l'absentéisme et le turn-over s'accroissent dans des proportions
importantes. En 1915-1920, un taux de rotation de l'ordre 200 % est tout à fait
courant, et cette "mobilité" est surtout le fait de l'ouvrier de masse" (1992 : 19)39. Sur le
plan collectif, à partir de 1925, le mouvement syndical américain se montre
particulièrement hostile vis-à-vis de l'organisation "scientifique" du travail. En outre,
à l'époque de la "découverte" de l'homme social, il exerce une forte pression en
faveur de l'amélioration des conditions de travail (Friedmann, 1950). Durant les
années 30, avec pour toile de fond la grande crise et ses millions de chômeurs, le
malaise ouvrier se traduira aux Etats-Unis par des grèves et des occupations d'usines
qui culmineront en 1936-1937.
38 Au sujet de cette "enquête", précisons que la formulation des griefs était renvoyée à un post-scriptum et que, pour encourager ses travailleurs à disserter sur leur amour du travail, la General
Motors récompensait les 5.000 meilleures réponses par des prix constitués par des produits fabriquéspar... General Motors.39 A ce sujet, le lecteur peut également se référer à A. Cambrosio (1980).
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Traditionnellement, s'inspirant de la méthode fordienne, la grande entreprise
américaine a eu tendance à répondre à la faillite humaine de l'organisation
"scientifique" du travail par un mélange de satisfaction financière, de contrainte et de
répression.
Toutefois, à partir des années 30, le grand patronat américain semble
progressivement prendre conscience des limites de cette méthode. En outre, sur le
plan économique, la crise le pousse à revoir les modes de gestion interne en vigueur
dans la grande entreprise.
Dans ce contexte, la "découverte" de l'homme social arrive en quelque sorte au bon
moment. Premièrement, sans devoir toucher à l'organisation taylorienne et fordiennedu travail, c'est-à-dire sans grands investissements, elle fait entrevoir aux dirigeants
américains un nouveau gisement de productivité. Deuxièmement, en jouant les
relations humaines contre les relations industrielles, ils vont voir dans l'homme social
et ses méthodes de gestion un moyen efficace de calmer le jeu social. Enfin,
troisièmement, la grande entreprise américaine se montre de plus en plus sensible à
l'opinion publique, de plus en plus soucieuse de son image de marque. Afin de la
promouvoir, les grandes entreprises américaines se sont progressivement dotées de
services spécialisés dans les public relations. Dans cette perspective, outre l'espéranced'une plus grande efficacité, les humain relations sont stratégiquement perçues
comme un moyen permettant à la grande entreprise de construire une image plus
flatteuse d'elle-même. Au minimum, sur le plan du discours, les relations humaines
lui permettent de montrer sa sensibilité à la satisfaction de son personnel.
Dans les années 50, soit près de vingt ans après les expériences de la Western Electric,
les managers américains semblent entièrement acquis aux relations humaines. Ainsi,
en avril 1952, le Time souligne qu'une "seconde révolution industrielle, plus
silencieuse mais plus profonde, s'étend sur l'industrie américaine. Son nom : les
relations humaines dans l'industrie; son objet : donner au travailleur américain un
sentiment d'utilité et d'importance". Dans cet article, le président de General Foods
résume l'enjeu de la manière suivante :
"Vous pouvez acheter le temps d'un homme; vous pouvez acheter sa présence
physique à un endroit donné; vous pouvez acheter un certain nombre d'habiles
mouvements musculaires professionnels par heure et par jour. Mais vous ne
pouvez pas acheter l'enthousiasme; vous ne pouvez pas acheter l'initiative;vous ne pouvez pas acheter la loyauté; vous ne pouvez pas acheter le
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dévouement des coeurs, des esprits et des âmes. Vous devez conquérir ces
choses" (cité par le Time du 14 avril 1952).
Pour ce président, comme pour beaucoup d'autres managers américains, les relations
humaines constituent par excellence l'instrument de cette conquête, non plus descorps comme l'a fait l'organisation "scientifique" du travail, mais "des coeurs, des
esprits et des âmes".
C'est dans ce climat d'engouement que les européens vont découvrir de manière
"émerveillée" (Boltanski, 1981 et 1982) les bienfaits des relations humaines et, plus
largement, de la gestion à l'américaine, c'est-à-dire du management.
2.2. Les Etats-Unis et l'apologie du manager
Concernant le contexte dans lequel les européens découvrent les relations humaines,
il n'est pas sans intérêt de souligner la véritable apologie (Mason, 1958) dont le
manager, et à travers lui la grande entreprise, commence à faire l'objet outre-
Atlantique.
En l'espace de quelques décennies, les managers ont acquis une place fondamentaledans le fonctionnement de la grande entreprise et, par voie de conséquence, dans
celui de l'économie américaine en général. Selon les estimations de A. Berle et G.
Means (1967 [1932]), en 1930, 40 % des 200 plus grandes entreprises américaines sont
sous contrôle managérial. Vingt ans plus tard, au début des années 50, développant
une approche plus sociologique, S. I. Keller (citée par W. Mills, 1969 [1956]) constate
que 68 % des dirigeants de la grande industrie américaine sont des professionnels
contre seulement 6 % d'entrepreneurs et 11 % d'héritiers. Deux générations plus tôt,
ils représentaient respectivement 18 %, 36 % et 32 % de la même population. En
outre, par rapport au passé, les conseils d'administration eux-mêmes sont de plus en
plus souvent composés de managers et non de propriétaires40.
40 En 1960, J. R. Larner (1963) estime que le contrôle managérial est devenu une réalité dans 85 % des200 plus grandes entreprises américaines. Pour lui, en cours durant les années 30, la révolutionmanagériale est, au début des années 60, "presque complètement arrivée à son terme, au moins en cequi concerne les 200 plus grandes entreprises non-financières" (1963 : 781). Pour une lecture critique
des travaux menés par Berle et Means , de ceux qu'ils ont inspiré et des rebondissements auxquels laquestion de la séparation de la propriété et de la gestion a donné lieu, le lecteur peut se référer à DeVroey M. (1973).
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Dans un essai resté célèbre, James Burnham (1947 [1941]) voit dans cette évolution
l'ébauche d'une autre "révolution silencieuse" : celle des managers41. Mettant en
opposition les entrepreneurs du début de la grande entreprise américaine et les
managers de la grande entreprise des années 50, les apologistes de ces derniers, qui
sont aussi souvent des managers eux-mêmes ou des gens qui leur sont proches,alimentent deux grandes images.
La première est celle de la compétence. A titre d'exemple, dans ses publications, la
Bank of America auto-décrit ses dirigeants comme des "techniciens particulièrement
avertis, choisis en raison de leur connaissance et de leur expérience des choses
bancaires, sans considération pour leurs relations familiales ou pour leur portefeuille
d'actions" (cité par l'OBAP, 1962 : 116). En outre, il y est précisé que "leur présence à
la direction prouve qu'à la Bank of America les jeunes peuvent espérer un belavancement" et cela "grâce à un système de formation très développé" qui "donne à
tous les éléments doués l'occasion de se mettre en valeur" (ibid. : 116). Autrement dit,
vis-à-vis de son personnel et de l'opinion publique, elle se présente comme un espace
de promotion des meilleurs et, par effet de retour, elle renforce l'image de
compétence des managers arrivés au sommet.
Si la professionnalisation de la gestion correspond bel et bien à la réalité, il convient
de noter que la compétence dont il est question dépasse largement les qualitéstechniques de l'individu. A cet égard, dans The Functions of the Executive, Chester I.
Barnard (1968 [1938]). précise d'ailleurs que :
"Souvent des hommes ne peuvent pas être promus ou sélectionnés, ou même
doivent être remerciés, parce qu'ils ne sont pas adéquats sans qu'il soit question
de compétence technique. Le problème de cette adéquation inclut des données
comme les études, l'éducation, l'expérience, l'âge, le sexe, les distinctions
personnelles, le prestige, la race, la nationalité, la foi, les convictions politiques
ainsi que les traits de personnalité comme les manières, le parler, l'apparencepersonnelle, etc."
Pour sa part, s'en prenant à l'image de la compétence entourant le manager, le
sociologue américain Wright C. Mills souligne que, pour arriver au sommet, les
professionnels doivent surtout avoir :
41 Improprement intitulé en français L'ère des organisateurs (194)1, James Burnham y écrit que
"l'ancienne structure sociale est en train de s'écrouler, tandis qu'une structure nouvelle s'édifie; uneancienne classe est en voie de disparition; une nouvelle classe se forme" (p. 182). Pour lui, à terme,cette classe formée par les managers – les directeurs ou les organisateurs – devrait prendre le pouvoir.
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"le jugement solide, tel qu'il apparaît aux hommes de jugement solide qui les
choisissent. C'est la survie des plus aptes, et l'aptitude signifie ici non pas la
compétence formelle – elle n'existe probablement pas au niveau du dirigeant –
mais la conformité par rapport aux critères de ceux qui ont déjà réussi. Etrecompatible avec les hommes d'en haut, c'est agir comme eux, s'habiller comme
eux, penser comme eux : être parmi eux et pour eux, ou du moins se montrer tel
vis-à-vis d'eux que l'on crée cette impression" (1969 [1956] : 144).
Quant à la seconde image, elle consiste à faire du manager le moteur de la
transformation du capitalisme. Sous son emprise, le capitalisme serait en quelque
sorte passé de l'âge de la barbarie à celui de la civilisation. La démonstration qu'en
font les apologistes s'appuie essentiellement sur la différence de motivations animant"l'entrepreneur-propriétaire" et "l'entrepreneur-directeur moderne", pour reprendre
les termes de R. J. Monsen, B. 0. Saxberg et R. A. Sutermeister (1966). Pour eux,
contrairement au premier, ce dernier n'est plus animé par la recherche du profit
maximum :
"En fait – écrivent-ils –, dans la plupart des cas, elle – la direction
professionnelle – ne tentera pas de maximiser totalement les profits. Une telle
action serait susceptible, fréquemment, de l'amener à prendre des risques qui
pourraient mettre en danger sa position dans la firme. Si les profits
augmentaient substantiellement, les directeurs pourraient recevoir une prime,
mais en cas de pertes substantielles causées par des décisions trop audacieuses,
ils pourraient perdre leur place. Aussi sont-ils incapables de prendre des
décisions comportant de trop grands risques là où les pertes potentielles sont
pour eux supérieures aux gains en termes de revenu sur toute une vie entière"
(ibid. : 572)42.
Dans cette perspective, le "directeur moderne" devient une sorte d'arbitre mû par larecherche d'un équilibre entre des intérêts divers : ceux des actionnaires bien sûr
mais aussi ceux de l'entreprise, de son personnel, des consommateurs, des
communautés locales et nationales... En bref, de part ses propres intérêts, il est
l'homme de "l'intérêt général", du "bien être économique et social" :
42 Notons que, sans verser dans l'apologie, cette thèse sera également développée par J. K. Galbraithdans son essai sur le Nouvel Etat industriel. Ainsi, écrit-il, "le déficit peut ruiner la technostructure;
mais des bénéfices élevés ne rapportent qu'aux autres. Si, comme ce sera souvent le cas, une politiquede maximisation des bénéfices accroît les risques de pertes, la technostructure, par souci élémentairede son intérêt, s'en abstiendra" (1968 [1967] : 176).
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"La motivation du directeur moderne repose sur le fait que sa promotion dans
beaucoup de grandes entreprises dépend, parmi d'autres qualifications, de ses
"bonnes relations" avec le monde du travail. A mesure qu'on le considère
davantage comme un conciliateur entre les différents groupes qui s'opposent –actionnaires, syndicats, gouvernement, consommateurs – le directeur le plus
aimable et le plus conciliant, et dont les décisions ne rencontrent aucun veto de
la part de ces groupes, progresse souvent le plus rapidement dans la hiérarchie
de la firme moderne" (ibid. : 584-585).
Tout comme l'image de la compétence, celle de "l'intérêt général" procède
évidemment d'une simplification abusive de la réalité. Toutefois, ces images ne
resteront pas sans influence sur la manière dont les européens vont percevoirl'Amérique, ses entreprises, ses managers et ses méthodes de gestion. Elle ne restera
pas non plus sans influence sur la manière dont les dirigeants européens
d'entreprises se penseront et se présenteront au lendemain de la seconde guerre
mondiale :
"Le chef d'entreprise – déclare en 1959 M. Bekaert, président de la Fédération
des Industries Belges –, où qu'il se trouve, quel que soit son statut est
responsable du bien-être général. (...). L'économie ne peut réussir que dans la
mesure où elle contribue d'une manière tangible au bien-être des peuples. C'est
là, en effet, sa seule justification; c'est là la seule véritable mission du patronat"
(revue de la F.I.B).
Dans les années 60, de nombreux auteurs européens (Servan-Schreider, 1967;
Priouret, 1968) s'appuieront sur ces images pour dénoncer le "gap managérial"
(Servan-Schreider, 1967) séparant les Etats-Unis de l'Europe et s'en inspireront pour
promouvoir l'idéologie managériale – symbole de modernité, de rationalité,
d'efficacité, d'épanouissement personnel dans le travail et à l'extérieur... – face àl'idéologie patronale – symbolisant, au contraire, le passé, l'immobilisme, le profit
maximum, l'étouffement des énergies...
2. 3. L'Europe et les relations humaines
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, pour les pays d'Europe occidentale, les
Etats-Unis s'imposent comme le modèle à suivre. Entre le "péril rouge" et les excès etles limites du capitalisme d'antan, pour la frange "moderniste" du patronat et des
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cadres de l'industrie européenne, la grande entreprise américaine, ses managers et
leurs méthodes de gestion font en quelque sorte office de troisième voie43.
Dans le contexte de l'après guerre, la productivité s'affirme comme une notion
centrale. D'une part, comme l'avait déjà fait en son temps F. W. Taylor, elle estutilisée pour asseoir l'idée d'une "saine coopération", d'un dépassement de la lutte
des classes. Schématiquement, "équitablement partagés", les gains de productivité
devraient permettre aux européens de goûter aux joies de l'américan way of life.
D'autre part, en terme de productivité, l'industrie européenne présente un retard
considérable par rapport à son homologue américaine. En 1949, pour la Belgique, la
Fédération des Industries Belges l'évalue, en moyenne, à 300 %. Autrement dit, pour
reprendre la formule utilisée par Louis Armand (1961) dans le cas de la France, du
point de vue économique, un travailleur américain vaut en moyenne troistravailleurs belges.
Afin de permettre aux européens de résorber leur retard, dans le cadre du plan
Marshall, les Etats-Unis financent la création d'offices nationaux de productivité44. En
43 Dans la France de la fin des années 30, pour Boltanski, la reconnaissance des cadres s'inscrit dans larecherche de cette troisième voie. Ainsi, écrit-il, "dans l'évolution de la structure des classes et dutravail de représentation qui l'accompagne, les années 30-40 occupent certainement une place
privilégiée et l'apparition du terme de "cadre" et des "mouvements des cadres" liés aux "mouvementsde classes moyennes" n'est qu'un élément parmi d'autres de l'entreprise de redéfinition idéologiquequi travaille la bourgeoisie et la petite bourgeoisie et trouve son point culminant entre 1934 et 1938environ, lorsque, avec le renforcement du mouvement ouvrier, s'intensifie la lutte des classes. Elle apour enjeu l'imposition d'une représentation ternaire du monde social, centré sur la "classe moyenne",élément "sain" et "stable" de la "nation" (1982, 63). Conseiller scientifique au "Vervolmakingscentrumvoor Bedrijfsleiding" de l'Université Catholique de Louvain, Hubert Buntinx met clairement en scènecette idée de troisième voie lorsqu'il écrit que : "le manager s'interpose entre le Capital et le Travail ets'efforce d'harmoniser les relations entre les deux partenaires sociaux, non pas en assurant la primautéde l'un d'eux, mais en mettant surtout l'accent sur l'intérêt de l'entreprise et de ses travailleurs" (1959 :752).44 En Belgique, organisme paritaire, l'Office Belge pour l'Accroissement de la productivité (OBAP) voit
le jour en 1951 à la suite d'un accord entre la Fédération des Industries Belges et les organisationsreprésentatives des travailleurs. D'abord association de fait puis association sans but lucratif, en 1956,cet office deviendra un établissement d'utilité publique. Partant du constat "qu'un des obstacles lesplus nets à l'accroissement de la productivité, réside dans la difficulté qu'il y a à obtenir chez lesresponsables de l'industrie, une vision claire des conditions qui gouvernent le progrès technique,économique et social" (OBAP, rapport d'activité de 1953), cet office va rapidement développer unepolitique d'information et de formation à destination des dirigeants et des cadres supérieurs del'économie belge. En 1954, sous son égide, 4 centres de perfectionnement aux affaires sont créés dansles universités de Bruxelles, Gand, Liège et Louvain. En l'espace de 5 ans, de 1956 à 1961, 567 chefsd'entreprise et 1.035 cadres vont suivre les formations dispensées dans ces centres. Au planpédagogique, notons que ces formations intègrent des techniques qui ont fait leurs preuves dans lesbusiness schools américaines : les études de cas, les jeux de rôle et l'audiovisuel. En 1956, l'effort de
formation entrepris par l'OBAP s'étend aux délégués syndicaux avec pour objectif de "familiariser leplus grand nombre possible de techniciens syndicaux avec tous les aspects de la productivité, lacompréhension des problèmes étant le meilleur moyen de développer la confiance et la coopération
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favorisant les échanges bilatéraux, ces offices vont jouer un rôle majeur dans la
découverte et la diffusion des méthodes américaines de gestion. A l'époque, celles-ci
deviennent en quelque sorte un produit de grande exportation.
a. L'opinion américaine sur la gestion européenne
Abandonnant l'hypothèse d'un retard technologique, dans un rapport de
l'Organisation Européenne de Coopération Economique (1954), les experts
américains attribuent la faiblesse de l'industrie européenne à un ensemble de causes :
- dans le chef des dirigeants européens, le manque "d'optimisme",
"d'enthousiasme" et de "confiance" en "eux-mêmes, en leurs subordonnés et enl'avenir de leurs entreprises". Par ailleurs, notent les experts américains, ils
"s'opposent à tout changement constructif; ne comprennent pas que leur rôle
primordial est d'établir leurs plans en fonction de l'avenir; s'occupent trop
exclusivement du fonctionnement quotidien de l'entreprise; ne laissent pas une
responsabilité suffisante à leurs subordonnés; ou ne donnent pas à ces
subordonnés l'autorité suffisante";
- le peu de cas fait des méthodes et des techniques de sélection et de formationdes cadres;
- le peu d'importance accordé aux rapports humains. Pour ces experts, les
patrons européens ne semblent pas "conscients du rapport direct qui existe
entre un niveau élevé de productivité et l'application de saines méthodes en
matière de rapports humains". En d'autres termes, dans les entreprises
européennes, la communication, qu'elle soit ascendante ou descendante, n'est
pas suffisamment développée ainsi que l'information et la participation des
travailleurs;
qui doivent présider aux relations de productivité dans l'entreprise" (rapport d'activité, 1956). Par lasuite, elle s'adressera également aux dirigeants des petites entreprises (1957), aux ingénieurs (1957),aux professeurs de l'enseignement secondaire technique et général (1963). Par ailleurs, dès 1956, cetoffice met sur pied un service de conseil aux entreprises afin de parer au "déficit", à la "faiblessestructurelle" de ce secteur. En 1966, dans ce domaine, elle se limitera à "favoriser l'existence d'un corps
polyvalent et compétent de conseillers extérieurs". Enfin, soulignons également que cet officefinancera des recherches appliquées portant sur la satisfaction du personnel et des expériences-démonstrations portant sur l'amélioration des relations humaines.
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- la quasi-inexistence de statistiques "efficaces" permettant de contrôler et d'agir
sur les coûts de production ainsi que sur les prix de revient;
- le manque d'agressivité à l'égard du marché. Pour les experts américains, en
règle générale, le département des ventes fait figure de "parent pauvre". Ainsi,par exemple, "les sociétés européennes s'assurent souvent, dans les services de
production, la collaboration des ingénieurs les plus compétents, mais se
préoccupent fort peu des aptitudes et de la formation de leurs vendeurs";
- le manque de lieux d'échange entre dirigeants.
- la faiblesse des titres scolaires détenus par les dirigeants européens et le
manque de formation continuée. Pour eux, "la formation des cadres ne cessepas avec l'obtention (...) du diplôme. La complexité croissante de l'industrie
oblige l'industriel soucieux de progrès à poursuivre sa formation théorique
même en cours de carrière".
Peu flatteuse, l'opinion américaine ne fait évidemment pas l'unanimité dans les rangs
européens. Ainsi, dans le même rapport, ces derniers dénoncent les "généralisations
hâtives". Pour eux, il existe, des deux côtés de l'atlantique, des industriels "d'une
valeur exceptionnelle" mais aussi des industriels "moyens" voire même "incapables".Par ailleurs, ils mettent l'accent sur les difficultés rencontrées par les entreprises
européennes comme la pénurie de main-d'oeuvre qualifiée, qui oblige le dirigeant
européen "à s'occuper personnellement des questions les plus élémentaires et les plus
quotidiennes", ou encore "l'atmosphère troublée de l'après-guerre".
Convaincus que la "haute productivité" de leurs usines résulte de la mise en oeuvre
de politiques de relations humaines, les experts américains en gestion mettent
systématiquement l'accent sur elles lors de leurs voyages en Europe – voir encadré 1.
Pour eux, si les industriels européens veulent atteindre les performances américaines,
ils doivent développer les relations humaines.
Encadré 1 : "Quand des Américains regardent la Belgique..."
Sous ce titre, Jacques Henrard, directeur de la Fédération des Industries Belges, relate
la visite d'experts américains en Belgique. L'extrait, qui forme cet encadré, est
révélateur de la manière dont ces derniers vont promouvoir les relations humaines et
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accessoirement, de la manière dont les dirigeants belges vont percevoir "la leçon
américaine".
"Venons-en maintenant au problème principal, à ce qui, selon eux, serait le
noeud de la question : les relations humaines. Dans toutes les sessions, auxséances de chacun des groupes, ce point de vue revenait comme un leitmotiv.
Son évocation continue, quelle que fût la matière traitée, finissait par imposer
l'idée que l'on ne peut progresser dans aucun domaine sans avoir abordé au
préalable le problème humain du travail.
De l'avis des Américains, si notre productivité reste inférieure à celle de leurs
entreprises, c'est parce que nous n'avons pas accordé à cet aspect toute
l'attention qu'il requiert. Si la Belgique, disait l'un deux, avait consacré à cette
question vitale toutes les capacités qu'elle a mobilisées au profit duperfectionnement technique, elle se trouverait au moins à la hauteur de
l'industrie américaine. Pour bien travailler, il faut être intéressé à son "job".
Substituez-vous au travailleur, nous ont-ils dit, pensez à l'accueil que vous
aimeriez recevoir à l'usine, au système de paie qui vous conviendrait le mieux,
aux informations que vous souhaiteriez recevoir sur l'entreprise, à la façon
dont vous aimeriez être traité par vos chefs. A cette conception très humaine
du travail, s'ajoute une étude systématique de l'individu qui doit permettre de
l'affecter au poste qui convienne le mieux à ses qualifications. Les Américainsmènent très loin cette analyse, ils frisent même la violation de la personnalité,
mais toujours dans le but ultime d'installer chacun à sa vraie place, pour lui
assurer les meilleures chances d'avenir.
(...). Il est assez paradoxal, et même humiliant, que nous, Occidentaux,
héritiers d'une culture profondément humaniste, devions recevoir sur les
problèmes humains des leçons de nos amis américains, à première vue moins
bien préparés à cette tâche. Et pourtant la réalité est là. Le climat dans leurs
entreprises est incontestablement meilleur que dans les nôtres. Ce résultat n'a
pas été obtenu sans peine, il a demandé plus de vingt années d'effort
systématique".(in Revue de la Fédération des Industries Belges, 1952 : 454).
b. Les missions européennes de productivité
Traversant l'Atlantique dans l'autre sens, les membres des missions européennes de
productivité pourront constater sur place l'efficacité du dispositif mis en place par lesindustriels américains. Composées pour l'essentiel de dirigeants d'entreprise, de
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hauts fonctionnaires, d'universitaires et aussi de syndicalistes, plusieurs centaines de
missions européennes se succèdent aux Etats-Unis. Pour sa part, de 1952 à 1953,
l'Office Belge pour l'Accroissement de la Productivité en organisera 21 réunissant 230
"missionnaires".
Selon Bolle de Bal, "impressionnés par les réalisations des Américains, séduits par
leurs réussites, conquis par leurs méthodes", de retour en Europe, "toutes les
missions vont insister sur l'importance du facteur humain" (1958 : 52). Au niveau
européen, note l'Office Belge pour l'Accroissement de la Productivité, il existe une
"unanimité des participants pour reconnaître la place prépondérante qu'a prise, dans
l'industrie américaine, la recherche de solutions aux problèmes humains du travail"
(1953 : 7).
Encadré 2 : Un témoignage parmi d'autres
Ayant participé à une mission de productivité, à son retour en Belgique, Nobert
Bosseler, directeur général de l'Institut d'organisation industrielle et commerciale,
signe un article dans lequel il parle abondamment des relations humaines. Sans verser
dans un enthousiasme naïf, un des intérêts de cet article tient dans le parallèle établit
entre l'évolution des méthodes comptables et les relations humaines, c'est-à-dire finalement entre le contrôle et l'autonomie.
Reprenant les propos du délégué de la National Association of Cost
Accountants, Bosseler note que, la grande crise des années 30 "obligea les
industriels américains à réexaminer toutes les branches de leurs entreprises et
à déterminer leur importance et leur utilité. Les activités inutiles devaient
fatalement être supprimées. Au même titre que les autres activités de
l'entreprise, la comptabilité des frais et des prix de revient devait être jugée et
les méthodes analysées. Dans beaucoup de cas, ces dernières furent jugées
insuffisantes par les chefs responsables qui n'y trouvaient pas les
renseignements dont ils avaient besoin, et trop coûteuses pour leur utilité".
Dès lors, "il en résulta une application plus généralisée des méthodes de
contrôle budgétaire des frais et des prix de revient standards, un
perfectionnement parallèle de ces techniques".
Cependant, "il s'avéra très rapidement que pour atteindre les résultats visés, il
ne suffisait pas de disposer d'un instrument d'information et de contrôle, aussi
perfectionné qu'on l'imaginât mais qu'il était indispensable, pour réduireefficacement les coûts et les prix de revient, de faire participer directement et
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activement à leur réduction ceux-là qui étaient seuls à pouvoir agir sur eux;
par conséquent, on les rendait responsables de la réalisation des standards
fixés. Mais il s'avéra aussi que la responsabilité des écarts de frais était
inopérante si elle n'était pas accompagnée des pouvoirs et des moyens d'action
nécessaires pour agir sur ceux-ci et, dès cette époque, se dessina un grandmouvement de décentralisation des attributions et des pouvoirs, en vue de
faire partager aux cadres supérieurs les soucis de gestion économique de la
direction même et de les placer dans une situation comparable à celle d'un
chef d'entreprise.
L'expérience de la responsabilité budgétaire révéla bientôt que d'importantes
économies de temps et de matières, ainsi que de multiples possibilités
d'amélioration du rendement, dépendaient, en fait, exclusivement ou à peu
près, de l'attention, de l'imagination, et de l'esprit d'initiative des cadressubalternes, seuls la plupart du temps à pouvoir saisir les frais dès leur
origine, et exercer une action immédiate et directe sur ceux-ci. Il importait
donc d'amener également les cadres subalternes à prendre conscience des frais
dépendant de leur activité, d'engager leur responsabilité sur ceux-ci et, par
conséquent, d'étendre jusqu'à leur niveau le principe de la décentralisation des
attributions et des pouvoirs, et de leur faire partager, à leur tour, les soucis de
gestion économique en les plaçant dans une situation comparable à celle d'un
petit patron. C'est à nouveau le développement même du contrôle budgétairequi avait rendu cette évolution possible en permettant d'isoler le rendement
économique de chaque centre élémentaire d'activité et de maintenir l'unité
d'action".
Par rapport au passé, insiste l'auteur, les méthodes de contrôle budgétaire
permettaient "de fixer, à chaque chef responsable, des objectifs partiels et
précis à atteindre, en fonction du programme d'ensemble envisagé et, dans le
cadre de ces objectifs, de leur laisser toute liberté d'action et l'initiative en les
jugeant sur les résultats atteints".
Après l'encadrement supérieur et subalterne, note l'auteur, le "vaste
mouvement d'information et de formation" commence à toucher "les ouvriers
et les employés eux-mêmes, en vue de mieux leur faire comprendre à leur tour
leur rôle dans l'entreprise, de les amener à participer eux-mêmes à
l'amélioration des standards par la simplification de leurs propres travaux,
d'améliorer leur comportement et leurs qualités d'hommes autant que leur
valeur technique".
Pour l'auteur, "en faisant évoluer les méthodes tant dans leur esprit que dans
leur application sous la seule pression de l'économie, ils – les américains – ont
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réalisé, d'une manière toute pragmatique, des conditions de travail et de
"relations humaines" qui répondent aux conclusions des travaux les plus
récents des psychologues et des sociologues les plus autorisés".
En conclusion, selon l'auteur, la force des Américains tient dans "cette
différence de conception" du facteur humain. C'est là qu'il faut "rechercher lesraisons profondes pour lesquelles l'application des mêmes idées et des mêmes
méthodes sont loin d'avoir donné dans notre pays des résultats comparables à
ceux qui ont été obtenus aux Etats-Unis" (extrait de Bosseler N., 1952 : 777-
779).
Même si, comme le souligne Bolle de Bal (1958), l'emballement des "missionnaires"
vis-à-vis des relations humaines résulte souvent de constatations hâtives duesnotamment au manque de temps, il n'en demeure pas moins, qu'à leurs yeux, elles
constituent la variable explicative des hautes performances américaines.
Après le constat, l'étape suivante a naturellement consisté à importer les méthodes
américaines sur le vieux continent et, dès le début des années 50, bon nombre
d'entreprises européennes vont se mettre à l'heure des relations humaines.
En Europe, selon Paul Albou (1971), les relations humaines resteront à la mode jusqu'en 1956, c'est-à-dire jusqu'à la conférence internationale de Rome. Réunissant
des représentants patronaux, syndicaux, gouvernementaux et des chercheurs, cette
conférence avait pour objectif de définir les lignes de force d'une politique
coordonnée au niveau européen en matière de relations humaines. Les représentants
patronaux et syndicaux ne parvenant pas à s'entendre, cette conférence se solda par
un échec "relatif" avec pour principale conséquence de ramener les relations
humaines "à de plus justes proportions" (Bolle de Bal, 1958 : 57).
2.4. Bilan critique
Sur le plan des connaissances, les relations humaines ont incontestablement constitué
une étape fondamentale dans l'appréhension du phénomène organisationnel. On doit
en effet à ce mouvement la mise en évidence de la dimension informelle de l'action
organisée et des besoins sociaux.
Toutefois, sur le plan scientifique, elles vont rapidement faire l'objet de vivescritiques. Ainsi, dès la fin des années 40, une partie de la communauté scientifique
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reproche à Mayo et ses collègues d'avoir privilégié une approche trop orientée du
facteur humain en cherchant avant tout à donner une définition opérationnelle du
travailleur45. Comme les ouvrières de la test-room ont répondu aux attentes des
expérimentateurs, ils auraient en quelque sorte voulu répondre aux attentes du
management de l'entreprise. Très critique, au début des années 50, le sociologueaméricain Harold L. Sheppart parlera des relations humaines comme d'une
managerial sociology (cité par Bolle de Bal, 1958 : 61)46, c'est-à-dire d'une sociologie
mise au service des directions.
Ceci dit, dans le champ de la gestion, les relations humaines correspondent à
l'émergence d'un nouveau mode de représentation de l'efficacité socio-
organisationnelle s'appuyant sur une conception renouvelée du travailleur : l'homme
social. Par rapport au passé, il n'est donc plus un "automate économique atomisé",selon l'expression de David Silverman (1970 : 66).
Partant de cette représentation, pour les relations humaines, l'accroissement de
l'efficacité du travailleur passe par la satisfaction de ses besoins sociaux : socialement
heureux, il est particulièrement productif. Dans cette optique, les relations humaines
vont modifier le profil du manager efficace. D'autoritaire, il doit devenir un "human
engineer " (Fraisse et Guibourg, 1953 : 785). Autrement dit, il doit développer ses
capacités d'écoute, de communication, d'animation... Parallèlement, en insistant surl'importance d'une gestion de la dimension sociale, au niveau des grandes
entreprises, les relations humaines vont favoriser l'essor d'une fonction jusque-là
marginale : les services du personnel.
Cependant, telle que portée par cette école, la remise en question du management
classique reste très limitée. En ne touchant pas à l'organisation technique et formelle
du travail, les relations humaines apparaissent comme une tentative d'humanisation
du modèle classique. En d'autres termes, elles ont en quelque sorte voulu compléter
le modèle classique en rationalisant cette fois le facteur humain.
En outre, décrit comme un homme de bonne volonté profondément ouvert aux
impératifs de l'entreprise... pour peu que celle-ci prenne la peine de le satisfaire
45 Plus récemment, notons que les expériences de la Western Electric ont fait l'objet de relectures quidénoncent le manque de rigueur tant au niveau du protocole expérimental qu'au niveau del'observation des faits et de leurs analyses. Pour un aperçu global de ces relectures critiques, le lecteur
peut se référer à Bernard-Pierre Lecuyer (1994).46 Dans Relations humaines et relations industrielles (1958), Marcel Bolle de Bal offre une synthèse desprincipales critiques adressées par la communauté scientifique au mouvement des relations humaines.
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socialement, l'homme social des relations humaines est aussi un homme aisément
influençable, manipulable. "Persuader autrui !... c'est tout l'art des relations
humaines", écrira, en 1959, Emile Bernheim, président des Grands Magasins "A
l'innovation".
Dans les faits, l'ingénierie sociale visera souvent à "persuader" le travailleur. Cet
aspect est particulièrement visible au niveau de la participation. Ainsi, dans la
logique des relations humaines, l'association du personnel se réduit généralement à
faire accepter des décisions qui ont déjà été arrêtées par ailleurs. Comme le souligne
Amitai Etzioni, "ce qui est ainsi créé, c'est un faux sentiment de participation et
d'autonomie, délibérément produit pour obtenir la coopération des travailleurs et
leur engagement vis-à-vis de l'entreprise" (1971 : 87). Un tel raisonnement pourrait
évidemment être tenu vis-à-vis de bons nombres d'outils imaginés ou diffusés par lestenants des relations humaines dont bien sûr l'information qui, lorsqu'elle ne se fait
pas propagande, porte sur des sujets tout à fait mineurs par rapport au
fonctionnement de l'entreprise.
Très en vogue dans les milieux gestionnaires des années 50, tout en conservant par la
suite une influence certaine, les relations humaines vont cependant peu à peu faire
place à une nouvelle approche du travailleur, à une nouvelle conception de
l'efficacité socio-organisationnelle.
3. L'école des besoins et des motivations
Prenant forme dans les années 50, l'école des besoins et des motivations marquera la
décennie 60 de son empreinte. Comme l'école des relations humaines, elle est
l'oeuvre de psychologues ou de psychosociologues américains. Toutefois, pour eux,
l'homme social ne correspond pas à la réalité de la "nature humaine". Au contraire,
selon l'étude approfondie de celle-ci, l'homme serait "en quête de réalisation". Pour le
satisfaire, à l'inverse des relations humaines, l'école des besoins et des motivations va
postuler la nécessité de nouvelles formes d'organisation du travail.
Concernant plus particulièrement le début des années 60, soulignons que
l’automatisation gagne du terrain et qu'elle contribue à modifier le profil des
travailleurs dont l'entreprise à besoin. Observant les "usines modernes", c'est-à-dire
les usines hautement automatisées, Serge Mallet (1963) voit se préciser les contours
d'"une nouvelle classe ouvrière" composée de "surveillants, opérateurs, préparateurs,
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affectés aux unités de production automatisées" et d'"ouvriers d’entretien, chargés de
la réparation et de la surveillance des mécanismes de l’outillage". Au niveau de
l'ouvrier de fabrication, désormais appelé "opérateur", le fonctionnement de ces
installations sollicite surtout les "facultés d’attention, d’expérience visuelle et
d’initiative" et, non plus, des aptitudes physiques.
Par ailleurs, les travailleurs commencent à faire leur véritable entrée dans la société
de consommation de masse et la thèse de "l'embourgeoisement de la classe ouvrière"
fait du chemin. Fin des années 60, elle sera d'ailleurs au centre de l'enquête que
quatre sociologues anglais consacreront à L'ouvrier de l'abondance (Goldthorpe et alii,
1972 [1968-1969]).
Enfin, en Belgique, rappelons aussi que l'entrée les années 60 a été marquée par lagrande grève de l'hiver 60-61.
3.1. Les penseurs de l'école des besoins et des motivations
Sur le plan théorique, l'école des besoins et des motivations a été le fait de trois
grands penseurs : Abraham Maslow, Douglas Mac Gregor et Frédérick Herzberg.
Connu pour sa pyramide des besoins, Maslow a exercé une influence décisive sur lesautres représentants de cette école. La reprenant telle qu'elle, Mac Gregor se sert de la
pyramide des besoins pour formuler sa théorie Y. Quant à Herzberg, il la corrige en
faisant la distinction entre les facteurs d’ambiance et de motivation.
a. Maslow et la pyramide des besoins
Pour Maslow (1972 [1954]), il n'existe pas une catégorie mais des catégories de
besoins. Au total, il en distingue cinq : les besoins physiologiques, les besoins de
sécurité, les besoins sociaux, les besoins d'estime et les besoins de réalisation. Si les
trois premières catégories de besoins parlent d'elles-mêmes, précisons que les besoins
d'estime portent sur le fait d'être apprécié par autrui pour sa compétence ou ses
qualités et que les besoins de réalisation ont trait à la concrétisation du potentiel de
créativité, de talents et de connaissances que chaque individu possède en lui.
En outre, Maslow explique que ces catégories sont ordonnées, hiérarchisées avec, à la
base, les besoins physiologiques et, au sommet, les besoins de réalisation. Aux yeux
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politique et des pratiques de ses dirigeants" (1975 [1966] : 12). Si l'on suit son
raisonnement, les dirigeants américains confondent en fait "la cause et l'effet".
Autrement dit, le travailleur ne naît pas paresseux mais il le devient à la suite de ses
expériences professionnelles. De même, ce n’est pas la "nature humaine" qui pousse
le travailleur à fuir les responsabilités mais bien la manière dont les entreprises sontorganisées.
Pour Mac Gregor, la "nature humaine” – la vraie – est telle que la décrit Maslow. Les
besoins de base du travailleur américain étant largement satisfaits, ses sources de
motivation se sont en fait déplacées vers les catégories supérieures, vers les besoins
d'estime et de réalisation. Dans cette optique, l'erreur des dirigeants d'entreprise est
de ne pas percevoir cette évolution et de constituer à se comporter comme ils le
faisaient au début du siècle, lorsque les besoins primaires constituaient les seulessources de motivation du travailleur. Autrement dit, pour Mac Gregor, ils doivent
abandonner la théorie X pour la théorie Y, point de rencontre entre, d'une part, les
progrès de la psychologie et, d'autre part, la réalité socio-économique.
Selon la théorie Y, le travailleur n’est ni passif ni fuyant. Au contraire, il est un
potentiel :
“la motivation, la possibilité de progrès, la capacité d’assumer des
responsabilités, l’aptitude à orienter son comportement vers les finalités de
l’entreprise, tout cela existe, mais en tant que potentialité" (Mac Gregor, 1975
[1966] : 28).
Dès lors, le défi du dirigeant moderne est, d'une part, de faire prendre conscience au
travailleur de ses richesses cachées et, d'autre part, de lui offrir la possibilité de les
exprimer sur les lieux de travail. La boucle est ainsi refermée.
c. Herzberg : les facteurs d’ambiance et de motivation
Sur le plan conceptuel, l’apport principal d'Herzberg (1971 [1966]) tient dans la
séparation qu'il opère entre les déterminants de la satisfaction et de l’insatisfaction.
Chez Maslow et Mac Gregor, ces deux notions sont présentées comme des contraires.
Dans cette perspective, la disparition d’une source d’insatisfaction créée
automatiquement de la satisfaction. Pour Herzberg, il en va tout autrement. La
résorption d'une insatisfaction n'aboutit pas à la satisfaction mais, la nuance est de
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taille, à l'absence d’insatisfaction. Autrement dit, si l’individu est moins insatisfait, il
n’est pas pour autant satisfait :
"Par rapport à l’insatisfaction – écrit-il –, la satisfaction est de nature aussi
différente que le sont l’audition et la vision : le contraire de voir n’est pasentendre" (cité par Delvaux, 1977 : 97).
Cette idée forte, Herzberg la tire d’interviews réalisées, en 1959, auprès de 200
ingénieurs et comptables de la région de Pittsburgh. Lors de ces interviews, il leur
demande de décrire les circonstances professionnelles ayant eu pour effet d’accroître
leur satisfaction et celles qui l’ont fait décroître.
L'analyse des données lui permet, d'une part, de dégager cinq "puissantsdéterminants" ou "facteurs" de satisfaction au travail : l'accomplissement, la
reconnaissance de soi par autrui, le contenu du travail, les responsabilités, et les
perspectives d’avancement. Ces facteurs concernent en fait les relations que le
travailleur entretient "avec ce qu’il fait". Pour Herzberg, ils poussent, avec plus ou
moins de force, le travailleur à se dépasser, à améliorer ses performances. Ce sont
donc des facteurs de motivation ou des "valorisants" et, autre constatation
importante, ils ne sont presque jamais associés à des situations de mécontentement.
D'autre part, Herzberg identifie également cinq facteurs de mécontentement : la
politique et l’administration de l’entreprise, la qualité de l'encadrement, la
rémunération, les relations entre les personnes, et les conditions de travail. A
l'inverse des facteurs de motivation, liés à ce que le travailleur fait, les facteurs de
mécontentement ont trait aux relations "avec le milieu". En conséquence, Herzberg
les qualifie de facteurs d’ambiance. Pour lui, ils poussent le travailleur à échapper à
ce qui est désagréable tout en ne contribuant pas, ou alors très peu, à sa satisfaction.
Herzberg conclut que les facteurs de motivation et d'ambiance diffèrent par la durée
de leurs effets. Alors que les premiers ont un effet durable, l'effet des seconds est
éphémère. et le travailleur redevient ainsi rapidement mécontent.
Au total, plutôt que de penser les besoins de l'homme comme formant une
hiérarchie, Herzberg les conçoit sous la forme d'une structure bipolaire, selon
laquelle le travailleur tend, en même temps, à échapper à ce qui est désagréable tout
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en essayant de se réaliser47. Procédant par analogie à la Bible, le travailleur
d'Herzberg est tout à la fois Adam – symbolisant le "besoin animal d'éviter la
douleur" et Abraham – symbole du "besoin humain de se développer
psychologiquement"48. En conséquence, l'entreprise doit donc jouer tout à la fois sur
les facteurs de motivation pour permettre à l'homme de se réaliser et sur les facteursd'ambiance afin d'éviter qu'il ne soit insatisfait. En ce qui concerne ces derniers, il
s'agit là d'une "hygiène nécessaire", selon l'expression d'Herzberg.
Après avoir multiplié les enquêtes, l'auteur conclut à l’universalité de sa théorie.
Selon lui, elle est "applicable à tous les systèmes économiques et politiques comme
elle l’est à tous les emplois” (1975 [1966] : 139).
3.2. La gestion de l'homme en quête de réalisation
Afin de permettre l'épanouissement de l'homme en quête de réalisation, Mac Gregor
et Herzberg proposent de modifier l’organisation classique du travail. Selon eux,
celle-ci n’offre aucune possibilité de motivation du travailleur. A ce sujet, Herzberg
n’hésite d'ailleurs pas à écrire que, par rapport au travail taylorien et fordien,
“l’indolence, l’indifférence, l’irresponsabilité sont des attitudes correctes” (cité par
Delvaux, 1977 : 96).
Au niveau des ateliers et des bureaux, l'école des besoins et des motivations assure la
promotion de trois techniques de déspécialisation du travailleur : la rotation des
postes – job rotation –, l'élargissement du travail – job enlargment – et l'enrichissement
du travail – job enrichment. Cette dernière technique sera tout particulièrement portée
par Herzberg. En outre, au niveau de l'encadrement, s'appuyant sur les travaux de
47 Par rapport à la pyramide des besoins de Maslow, les facteurs de motivation – les satisfiers –d'Herzberg recouvrent les deux catégories supérieures de besoins tandis que les facteurs d'ambiance –les dissatisfiers – correspondent aux deux catégories inférieures. Les besoins sociaux étant en quelquesorte à cheval entre les deux.48 Dans Le travail et la nature de l'homme, Herzberg (1971 [1966]) se livre à un long développement surle sujet. Très schématiquement, il y explique que, en croquant la pomme, Adam a condamnél'humanité à la souffrance et, par voie de conséquence, à essayer constamment d'y échapper. Al'inverse, choisi par Dieu pour être son émissaire sur terre, Abraham permet de voir l'homme commeun être plein de ressources qu'il aspire à réaliser. Or, pour Herzberg, dans l'histoire de l'humanité unde ces mythes a toujours été dominant. Ainsi, le Moyen-âge s'est bâti sur le mythe d'Adam alors que larenaissance correspond au triomphe d'Abraham. Pour lui, l'hégémonie de l'un ou de l'autre de ces
deux mythes répond au besoin de légitimation de l'élite au pouvoir. Concernant les dirigeantsd'entreprise, Herzberg souligne qu'ils ont constamment cherché à modeler la "nature humaine" enfonction de leurs besoins sans se soucier de la définir réellement et de s'organiser en fonction d'elle.
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Peter F. Drucker (1957 [1954]), Mac Gregor mettra l'accent sur la direction par
objectifs – management by objectives.
a. La rotation, l'élargissement et l'enrichissement
Des trois techniques, la rotation des postes est la plus simple voire la plus simpliste.
De manière imposée ou déléguée, elle consiste à faire changer régulièrement le
travailleur de poste. Son objectif principal est de lutter contre la monotonie du travail
et ses effets. Elle n'implique donc pas une reconceptualisation des postes de travail.
En outre, elle porte généralement sur des postes de même nature. En conséquence,
elle n'entraîne pas une augmentation des qualifications du travailleur. En terme de
motivation, ses effets sont particulièrement limités : le travailleur ne fait que passerd'une tâche non motivante à une autre tâche aussi peu motivante. D'application
facile, aux yeux des organisateurs, elle présente également l'avantage d'offrir une
plus grande souplesse en matière de gestion du personnel. La polyvalence ouvrière
qui en résulte permet de faire face plus aisément à l'absentéisme et au turn-over . Par
ailleurs, d'après les observations de A. Wisner, certains dirigeants utiliseront
l'alternance comme "un moyen pour éviter des modifications devenues
indispensables pour des raisons d'hygiène et de sécurité" (Wisner, 1974 : 349).
Plus sophistiqué, l'élargissement des tâches consiste à regrouper sur un poste de
travail des tâches de même nature. Autrement dit, plutôt que de déspécialiser le
travailleur comme le fait la rotation des postes, l'élargissement déspécialise
horizontalement le travail et, à travers lui, le travailleur. Outre l'introduction d'une
plus grande diversité, cette technique a pour conséquence d'allonger les cycles
opératoires. Claude Durand (1974) en donne l'exemple suivant : auparavant monté
par une chaîne de 25 ouvriers, assumant chacun un travail répétitif de 30 à 60
centièmes de minutes, après regroupement des tâches, chaque ouvrier effectue
l'ensemble des opérations de montage du train avant et, de 30 à 60 centièmes de
minutes, son cycle de travail passe à 14 minutes. Parmi ses avantages, un tel
allongement laisse à l'ouvrier une certaine latitude dans la gestion de sa cadence de
travail. Autrement dit, il lui permet d'être moins soumis à la tyrannie de la chaîne.
Pour sa part, Herzberg se montre relativement critique à l'égard de l'élargissement
du travail. Pour lui, comme dans le cas de la rotation des postes, 0 + 0 est toujours
égal à 0. En d'autres termes, l'addition de tâches sans intérêt ne crée pas une tâche
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intéressante. Dans son optique, seul l'enrichissement du travail peut réellement
motiver et satisfaire le travailleur.
Avec l’enrichissement du travail49, d'horizontale, la déspécialisation devient
verticale. L’ouvrier se voit ainsi confier des tâches réputées plus "nobles" telles quel’entretien, le réglage et le contrôle de la qualité, c'est-à-dire des tâches qui, dans le
cadre de l'organisation classique du travail, avaient été confiées à des spécialistes ad
hoc.
Pour Herzberg, avec l'enrichissement, le contenu du travail se trouve
fondamentalement revalorisé. Selon Michel De Coster le travailleur retrouve ainsi "la
capacité de penser son ouvrage" (1987 : 328). Révélateurs des espoirs qui ont placé
dans cette technique, les propos de De Coster n'en sont pas moins excessifs dans lamesure où la conception du travail reste bel et bien une compétence d'expert. Ceci
dit, avec l'enrichissement, le travailleur bénéficie incontestablement d'une plage
d'initiative, d’autonomie et de responsabilité.
Encadré 3 : Herzberg et la promotion du Job enrichment
Les deux exemples de Job enrichment repris ci-dessous ont été mentionnés par
Herzberg lui-même lors d'un séminaire d'études consacré aux nouvelles formes
d'organisation du travail.
"La première concerne les secrétaires de la Bell Telephone, exécutant un travail
d'un niveau assez élevé, pour répondre aux questions des actionnaires de la
49
Notons que, dès le début des années 40, les lignes de montage d'IBM ont été réorganisées demanière à enrichir le travail des ouvriers. Pour ses dirigeants, cette réorganisation du travail visait à"créer un meilleur climat psychologique, un meilleur "moral" dans le personnel de leurs usines. Ilsattendaient aussi de cette transformation des progrès dans l'organisation et les techniques opératoiresde l'entreprise. Les commentaires suivants reflètent, de manière significative, l'état d'esprit des leadersde la Compagnie avant l'application du plan : "Si vous enlevez une partie d'une tâche à un homme, ilse dit à lui-même : "Pourquoi m'ont-ils fait cela ? Croient-ils donc que je ne puisse pas m'en tirer ?" Ilest irrité de cette perte et son intérêt pour la Compagnie décroît. Inversement, si vous confiez à unhomme une plus grande partie d'une tâche, il se dit à lui-même : "Ils doivent penser que j'ai descapacités" et il prend alors plus d'intérêt à la Compagnie". "Les hommes, déclare un autre dirigeant,souffrent d'ordinaire des tâches sans responsabilités et répétées... Tous les hommes normaux, mêmeceux dont les capacités sont médiocres, préfèrent, il me semble, les jobs auxquels est attachée une
certaine dose d'habilité et de signification" (Friedmann, 1956). Sous cet angle, l'école des besoins et desmotivations ne fait donc que donner un cadre théorique à des formules déjà testées, semblent-ils avecsuccès, par certaines entreprises.
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société. Après une formation très coûteuse, de six mois, elles étaient
sélectionnées. Leurs lettres étaient programmées selon des formules
préétablies, et vérifiées deux fois par des surveillants. Le moral était bas,
l'absentéisme élevé; la moitié des lettres contenaient des erreurs. Les diverses
mesures "d'ambiance" : augmentation du salaire, aménagement du lieu detravail, n'y changeaient rien.
On décida donc de changer les fonctions de ces secrétaires : selon sa capacité,
chacune d'entre elles devint experte dans une matière particulière, pour
laquelle elle conseillait les autres. Les lettres furent envoyées directement au
courrier, sans relecture. Chaque secrétaire rédigeait ses lettres
personnellement, les signait. Le travail de la journée était organisé par les
secrétaires elles-mêmes. Les résultats furent, dans les premières semaines qui
suivirent, une baisse sensible de la productivité. Puis la productivité remontatrès au-dessus de son niveau initial et permit à la compagnie d'économiser, en
vérifications et réécritures de lettres, 558.000 $. Les lettres ne contenaient
pratiquement plus d'erreurs".
La seconde expérience concerne "l'enrichissement des fonctions des
installateurs de téléphone, également à la Bell Telephone. La fonction
d'installation du téléphone était initialement répartie entre le service des
commandes, celui de la fonction des fils et celui de la vérification. L'ensemblefonctionnait mal, avec de multiples réclamations. On fusionna l'ensemble des
tâches, une seule personne étant responsable, pour un même client, de
l'inscription des commandes, du raccordement, de la vérification et des
contacts ultérieurs avec ce client. Résultat : le nombre des heures
supplémentaires baissa de 1.000 à 500, les erreurs de 13 à 3 %. La productivité
doubla. Au lieu de dire à leur femme en rentrant chez eux : Sais-tu ce qu'on
m'a fait faire ? Ces hommes pouvaient enfin dire : Sais-tu ce que j'ai fait ?" (cité
par Liaisons sociales, 1972).
Ajoutons que, dans la conception d'Herzberg, au fur et à mesure que le travail des
ouvriers et des employés est enrichi, il devient possible de revaloriser les premiers
niveaux de la ligne hiérarchique en décentralisant des tâches plus "nobles" que la
surveillance et le contrôle.
b. La direction par objectifs
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Dans La pratique de la direction des entreprises (1957 [1954]), Peter Drucker présente la
Direction Par Objectifs – D.P.O. – comme étant le mode de gestion moderne et
efficace des cadres. En Europe, dans les années 60 et 70, ce concept sera notamment
popularisé par l'anglais John W. Humble (1971) et le français Octave Gélinier (1968),
qui verra, dans sa version participative – la Direction Participative Par Objectifs ouD.P.P.O.–, "un style de direction ambitieux qui motive et perfectionne les hommes
pour accomplir la réussite commune".
A l'origine, la D.P.O. a été conçue comme un mode de gestion des relations entre le
siège social de la grande entreprise et ses différents départements considérés comme
des centres autonomes de gestion. Née par acquisitions successives, General Motors
est souvent considérée comme le lieu d'invention de cette technique et ce serait
notamment grâce à elle que la G.M. aurait ravi le titre de premier constructeur àFord. Par la suite, ce mécanisme de coordination se généralisera à l'ensemble de la
ligne hiérarchique.
Dans la version participative, les objectifs à atteindre ne sont pas imposés du haut,
mais "discutés", "négociés" entre les niveaux hiérarchiques. Gélinier a tout
particulièrement insisté sur l'importance d'une "participation efficace". A ses yeux,
elle seule permet réellement d'aligner les "buts personnels de développement des
hommes" sur "les objectifs qui expriment les besoins de l'entreprise" et, à travers"cette conjonction des buts", "d'accéder à la plus haute forme de motivations" :
"l'engagement personnel" (1968 : 23).
Dans l'optique de l'école des besoins et des motivations, en faisant une large place à
la délégation de l'autorité et à l'autonomie, la D.P.O. ou la D.P.P.O. répondait
parfaitement aux besoins du cadre moderne en quête, lui aussi, de réalisation,
d'accomplissement.
3. 3. Bilan critique
S'appuyant sur une nouvelle définition du travailleur – l'homme en quête de
réalisation –, à l'inverse des relations humaines, l'école des besoins et des motivations
a été réellement porteuse d'un dépassement de l'organisation "scientifique" du
travail. Elle s'est en tout cas attaquée à un de ces principes fondamentaux : la
spécialisation du travail. Grâce à elle, le monde du management a en effet
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redécouvert les vertus productives de l'ouvrier ou de l'employé polyvalent capable
de prendre des initiatives et d'assumer des responsabilités.
Pour l'entreprise, l'homme en quête de réalisation présente trois grands avantages.
Premièrement, il répond parfaitement aux exigences posées par l'évolution destechnologies. Comme le note Jean-Claude Rabier, avec l'automatisation, "les
nouvelles fonctions des travailleurs requièrent polyvalence, autonomie et initiative et
les principes de l'organisation taylorienne deviennent une limite apparente au
développement efficace des nouvelles techniques de production" (1989 : 156).
Deuxièmement, dans le chef des organisateurs, la satisfaction de l'homme en quête
de réalisation va de pair avec une plus grande souplesse organisationnelle. Tout en
créant de la satisfaction, ils augmentent leur capacité de réponse vis-à-vis de
l'absentéisme et du turn-over . Enfin, troisièmement, pour ses partisans, les nouvellesformes d'organisation du travail s'accompagnent d'une augmentation de la
productivité.
Concernant ce dernier point, soulignons que l'augmentation de la productivité n'a
parfois rien à voir avec la satisfaction du travailleur. Ainsi, dans certaines
expériences d'élargissement du travail, les gains de productivité résultent surtout de
la suppression des temps d'enchaînement résultant du regroupement des tâches, de
la réduction du temps de repos et d'une meilleure organisation des postes de travail.
Par ailleurs, des enquêtes ont montré que les travailleurs n'étaient pas tous intéressés
par les nouvelles formes d'organisation du travail – N.F.O.T. Citant divers auteurs,
Mintzberg (1982) souligne que l'âge et l'origine interviennent dans la manière dont
un ouvrier peut se sentir aliéné ou non par un travail routinier et spécialisé.
S'alignant sur Maslow, il avance également l'hypothèse que le désintérêt pour les
N.F.O.T. peut résulter d'un manque de satisfaction des besoins primaires. A ces
raisons, on peut évidemment en ajouter d'autres comme, par exemple,
l'intensification du travail qui peut résulter de la mise en oeuvre des N.F.O.T.
Mais au-delà des raisons effectives, ce que démontre la diversité des opinions
manifestées à l'égard du travail routinier et des N.F.O.T., c'est l'impasse à laquelle
conduisent les conceptions universalisantes de l'homme, de ses besoins et de ses
motivations. En fait, comme le souligne Edgar H. Schein, dès le milieu des années 60,
"l'homme est autrement compliqué que l'ont décrit les théories qui lui attribuaient
comme motivation soit la "raison économique", soit des besoins sociaux, soit
l'aspiration à se réaliser. Non seulement l'homme est complexe "en soi" par la
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multiplicité de ses besoins et de ses potentialités, mais chacun est différent de son
voisin par les schèmes de sa propre complexité, et s'il a toujours été difficile de faire
des généralisations sur la nature humaine, cela le devient d'autant plus que la société
et les organisations deviennent elles-mêmes plus complexes et plus différenciées"
(1971 [1965]).
In fine, à la conception de l'homme économique, puis social, et enfin en quête de
réalisation, Schein oppose celle de l'homme complexe et en identifie les conséquences
sur la manière de le gérer. Toutefois, étant donné l'influence acquise par Mac Gregor
et Herzberg, cette conception passera relativement inaperçue à l'époque.
Concernant les ateliers et les bureaux, c'est évidemment l'enrichissement du travail
qui va le plus loin dans la remise en cause de l'organisation classique du travail. Aucontraire de la rotation et de l'élargissement, qui ne font que l'aménager,
l'enrichissement s'en prend en effet à la sacro-sainte division verticale du travail
même s'il ne la remet pas fondamentalement en question. Ce point permettra
notamment à Paul-F. Smets, auteur de L'entreprise en question et ancien directeur
général de la Fédération des Industries Chimiques de Belgique, d'y voir "un début de
cogestion au niveau de l'atelier" (1977 : 183). Une "cogestion" que l'école socio-
technique va considérablement approfondir.
4. L'école socio-technique
Contrairement aux écoles précédentes, l'école socio-technique n'est pas née aux Etats-
Unis mais en Europe. Sur le plan théorique, elle est en effet le produit des recherches
du Tavistock Institute of Human Relations de Londres. Parmi les chercheurs attachés à
cet institut, Eric L. Trist et Frederick E. Emery vont conceptualiser cette approche50.
Tous deux psychosociologues, ils se démarquent de leurs prédécesseurs en ne
proposant pas une nouvelle conception du travailleur. C'est en effet en partant de
l'organisation qu'ils mènent leurs réflexions sur l'épanouissement du travailleur.
Si l'histoire de ce courant commence au tout début des années 50, ce n'est que dans
les années 60 qu'il commence à exercer une influence dans le monde du
management. Au début, il sert de cadre de référence aux expériences norvégiennes
50 Parmi les autres chercheurs de cet institut, soulignons la présence d'Elliot Jaques qui, sur base de sa
longue intervention à la Glacier Metal Company dont il a rendu compte dans Intervention etchangement dans l'entreprise (1972 [1957]), développera une approche socioanalytique de l'entreprise etde l'intervention dans celle-ci.
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de réorganisation et de démocratisation du travail. Toutefois, c'est en Suède que
l'école socio-technique trouve son principal champ d'application ainsi que sa vitrine
la plus aboutie : Volvo–Kalmar. C'est aussi via ses réalisations suédoises que, vers la
fin des années 60, l'approche socio-technique gagne en notoriété dans le reste de
l'Europe et aux Etats-Unis.
A l'époque, dans le chef des managers, elle apparaît comme une tentative de réponse
face à la contestation de plus en plus vive de la société capitaliste et de sa forme
dominante de mise au travail : la bureaucratie mécaniste. La fin des années 60, c'est
en effet, comme le qualifie Octave Gélinier (1990), le "choc" de Mai 68 et la montée
"des minorités agissantes". Au niveau des entreprises, la fin des années 60 et le début
des années 70 sont marquées par la montée de la conflictualité qui, fait relativement
inédit, met en avant des populations jusque-là peu remuantes : ouvriers nonqualifiés, femmes et travailleurs immigrés. En outre, bon nombre de ces conflits sont
des grèves spontanées ou sauvages qui prennent de court les organisations
syndicales et mettent explicitement l'accent sur des revendications de type qualitatif.
En fait, à l'époque, les usines tayloriennes et fordiennes s'avèrent de plus en plus
difficilement gouvernables. Par ailleurs, les enquêtes menées auprès de la jeunesse
montrent l'existence d'un véritable rejet du travail émietté. Comme cela a été maintes
fois soulignés, à l'exception sans doute des managers, l'antitaylorisme atteint à
l'époque son apogée.
4. 1. Les idées clés de l'école socio-technique
Les recherches menées à partir du début des années 50 par Trist et ses collaborateurs
(1951 et 1963) dans les charbonnages anglais jouent un rôle décisif dans la
formulation de l'approche socio-technique.
Dans un premier temps, avec K. W. Bamforth, Trist analyse les conséquences
organisationnelles et psychosociologiques de la mécanisation de l'abattage et du
transport du charbon. Auparavant, le travail était réalisé par de petites équipes
bénéficiant d'une large autonomie. Avec la mécanisation, les équipes s'élargissent et
le travail se spécialise, entraînant une différenciation entre les mineurs. Si la
mécanisation rend le travail physiquement moins pénible, les mineurs vont
cependant réagir négativement aux changements intervenus. Alors que l'ancienne
organisation du travail s'accompagnait d'une forte cohésion sociale, la nouvelle se
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traduit par d'importantes tensions et l'absentéisme connaît une augmentation
spectaculaire.
Les performances réalisées ne répondant pas aux attentes du management de
l'entreprise, une nouvelle d'organisation du travail est expérimentée avec l'aide duTavistock Institute. Il s'agit du "système composite" (Trist et Emery, 1963). Dans celui-
ci, les mineurs retrouvent une large autonomie. La liberté de composer les groupes et
de se répartir le travail leur est laissée. Concrètement, ce nouveau système se traduit
par une amélioration substantielle du climat social due notamment au fait qu'il
favorise l'entraide ouvrière en cas de problème. Parallèlement, l'absentéisme régresse
et la productivité s'améliore dans de façon substantielle.
De la première observation, Trist tire l'idée du système socio-technique, c'est-à-direde l'interdépendance entre la dimension technique et sociale d'une organisation.
Pour lui, ces deux dimensions interagissent l'une sur l'autre. Dès lors, l'étude du
comportement ne peut se limiter au poste de travail ou aux caractéristiques
intrinsèques des individus, comme le font respectivement les tenants de
l'organisation "scientifique" du travail et ceux des relations humaines. Au contraire,
dans la perspective de Trist, elle implique la prise en compte conjointe des
composantes sociale et technique des organisations. Autrement dit, pour Trist, il est
impossible d'optimiser le fonctionnement d'une organisation sans optimiserconjointement ses dimensions sociale et technique51
En outre, les chercheurs du Tavistock utiliseront le cas des charbonnages pour
s'opposer au dogme du déterminisme technologique régnant chez les organisateurs
"scientifiques" du travail. Pour eux, si la technologie exerce une forte pression sur
l'organisation du travail, elle ne la détermine pas pour autant. La mécanisation des
mines s'est en effet accommodée de deux organisations du travail radicalement
différentes. Dès lors, pour l'approche socio-technique, il ne fait pas de doute que les
organisateurs du travail disposent d'une marge de manoeuvre qui peut être mise à
profit pour établir un compromis entre les impératifs sociaux et techniques.
Enfin, aux yeux de l'école socio-technique, l'histoire des charbonnages démontre la
capacité d'auto-régulation des groupes. Dans le système composite, comme on l'a vu,
l'autonomie laissée aux mineurs s'est avérée particulièrement payante. D'une part,
51Par la suite, Emery et Trist (1969) présentent le système socio-technique comme un système ouvert,
c'est-à-dire en relation étroite avec son environnement. En conséquence, le management d'uneentreprise ne doit donc pas uniquement s'intéresser à la régulation interne mais doit aussi veiller àadapter le système socio-technique aux caractéristiques de l'environnement dans lequel il évolue.
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elle s'est traduite par un accroissement de la satisfaction des mineurs. D'autre part, ils
ont répondu aux attentes managériales par une plus grande productivité. Pour l'école
socio-technique, le comportement adopté par les mineurs est la preuve que,
contrairement à ce que prétendait Taylor, l'autonomie des collectifs n'est pas une
entrave à l'efficacité. Mieux même, par rapport à la taylorisation du travail résultantde la mécanisation, les mineurs ont fait la démonstration de la supériorité des
groupes autonomes.
Concernant la conception des postes de travail, synthétisant la pensée socio-
technique, Emery et E. Thorsrud (1969 [1964]) souligneront que, pour atteindre un
équilibre psychologique satisfaisant, le travail doit répondre à sept besoins :
– le besoin d'un travail qui nécessite plus que l'endurance physique et quiprésente un minimum de variété;
– le besoin de connaître la nature du travail effectué et la façon dont il convient
de l'accomplir;
– le besoin d'apprendre en travaillant et de ne pas cesser d'apprendre;
– le besoin d'une aire minimale de décision et d'initiative;
– le besoin de reconnaissance sociale;
– le besoin de situer son travail par rapport aux objectifs de l'entreprise et par
rapport à l'extérieur;
– le besoin de sentir l'existence d'un futur désirable, qui n'implique pas
forcément la promotion.
Et, pour y répondre, l'organisation du travail doit respecter les règles suivantes :
1) tout poste de travail doit comprendre des tâches de nature différentes –
préparation, fabrication, entretien – et favoriser l'alternance de tâches
absorbantes avec des tâches plus reposantes;
2) les tâches qui forment un poste doivent constituer une unité afin depermettre à l'ouvrier de mieux comprendre son travail, de lui donner un sens.
En outre, elle doit favoriser la responsabilité et l'initiative;
3) le cycle de travail ne doit pas être ni trop court ni trop long de manière à
éviter l'abrutissement du travailleur tout en conservant un certain rythme;
4) à partir de normes minimales à respecter, les travailleurs doivent bénéficier
d'une latitude leur permettant d'agir sur la quantité produite ainsi que sur la
qualité;
5) les résultats obtenus doivent leur être communiqués;
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6) les tâches doivent faire appel à des facultés diverses : attention, habilité,
connaissance...;
7) lorsque les tâches ne peuvent être reconfigurées en fonction des
caractéristiques précédentes, les organisateurs doivent alors privilégier la
rotation des postes.
Comme on le voit, l'école socio-technique s'inscrit pleinement dans la logique de
l'élargissement et de l'enrichissement du travail. Toutefois, elle se distingue de l'école
des besoins et des motivations en mettant l'accent sur la dimension collective de la
réorganisation du travail. Dans ses expérimentations, elle privilégie
systématiquement la formule des équipes semi-autonomes. En outre, à travers les
expériences norvégiennes et suédoises, le courant socio-technique va associer son
nom au concept de démocratie industrielle.
4.2. Les expériences norvégiennes et suédoises
a. De la Norvège à la Suède
A partir de 1962, par l'intermédiaire d'Emery, le Tavistock Institute est associé auxexpériences norvégiennes de réorganisation et de démocratisation du travail. Ces
expériences sont nées d'une volonté commune aux organisations représentatives du
patronat et des travailleurs norvégiens de trouver de nouvelles formes d'organisation
du travail répondant à trois grands impératifs : 1) l'accroissement de la productivité,
2) l'amélioration de la démocratie industrielle, 3) l'amélioration des conditions de
travail.
Après une première phase d'enquête, de laquelle émerge l'idée d'assurer l'essor de la
démocratie industrielle à partir des ateliers et non plus des sommets, quatre
expériences pilotes sont menées, de 1964 à 1968, dans des sites appartenant à autant
de grandes entreprises.
Ces expériences ne seront pas toutes des succès. Ainsi, à la suite d’une demande
ouvrière de révision de la grille salariale, argumentée par la modification de
l'organisation du travail et les gains de productivité, la première expérience est
arrêtée avant son terme.
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Si cette réaction ouvrière est en soi riche d'enseignement, les trois autres expériences
se révèlent beaucoup plus positives par rapport à la problématique de la démocratie
industrielle. Ainsi, à la NOBO, la réorganisation du travail est le fruit d'une
négociation quasi permanente entre le management de l'entreprise, les syndicats et
les ouvriers. En outre, elle débouche sur l'élection d'un représentant par groupe semi-autonome chargé de discuter, au sein d'un comité d'usine, des problèmes touchant la
gestion de la production. Selon les chercheurs, placés dans une dynamique
d'apprentissage, les ouvriers de cette entreprise cherchent à étendre leur sphère
d'autonomie. Preuve que la démocratie industrielle peut être efficace, cette
expérience se solde par une amélioration de la productivité et du climat social.
En 1968, ces expériences sont discutées au sein d'un comité national chargé de piloter
l'ensemble du projet. Malgré les réussites enregistrées, les groupes semi-autonomeset la démocratie industrielle ne se diffuseront pas en Norvège. Par contre, les patrons
et les syndicats suédois s'en inspireront pour sortir de la logique taylorienne et
fordienne. Selon Dominique Martin (1994), en 1975, près de 1.000 entreprises
suédoises se sont engagées sur la voie de la réorganisation du travail, dont Volvo qui
fait de son usine de Kalmar une véritable vitrine de la démarche suédoise.
b. Volvo-Kalmar
Au début des années 70, le président de Volvo déclare que :
"l'homme moderne exige une signification et une satisfaction dans le travail
quotidien. Il désire ressentir une appartenance de groupe, il veut pouvoir
communiquer librement avec son entourage, sentir une identification avec le
produit qu'il fabrique et, surtout, avoir la preuve que le travail qu'il effectue est
apprécié" (cité par Auger, 1977).
Pour lui, il est donc plus que temps d'adapter le travail industriel à l'homme et non
plus l'inverse. En fait, à la fin des années 60 et au début des années 70, la main-
d'oeuvre constitue, selon le président de Volvo, "le maillon le plus ténu de la
production". En 1969, dans certaines de ses usines suédoises, le turn-over atteint 52 %
et le taux d'absentéisme s'élève à 30 %. Pour fonctionner, l'usine classique nécessite
donc la présence d'une importante réserve de main-d'oeuvre, ce qui présente un
surcoût non négligeable pour l'entreprise. En outre, constate le président de Volvo,
"les gens posent actuellement de moins en moins leur candidature à des emplois
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dans l'industrie" car ces emplois sont souvent "extrêmement ennuyeux et mortels du
point de vue intellectuel".
Selon les projections de l'entreprise, la situation, déjà critique, risque encore de
s'aggraver du fait de l'élévation du niveau de scolarisation. Vers la fin des années 70,Volvo estime en effet que 90 % des jeunes suédois recevront une formation
secondaire et que 70 % d'entre eux poursuivront leurs études. Or c'est au sein de cette
jeunesse, et non dans l'immigration, que l'entreprise souhaite trouver sa future main-
d'oeuvre. Dans cette perspective, pour la direction, il va de soi que, sans un
changement significatif de l'organisation et des conditions de travail, l'insatisfaction
du personnel et la difficulté de le gérer ne feront que croître.
C'est pour faire face aux problèmes posés par la main-d'oeuvre que, parallèlement àun vaste programme d'amélioration du travail dans ses installations existantes,
Volvo conçoit, en collaboration étroite avec les syndicats et les ouvriers, son usine de
Kalmar.
Mise en service en 1974, cette usine a été entièrement pensée pour séduire le
"travailleur moderne". Ainsi, son architecture en trèfle a été choisie pour favoriser la
création d'un sentiment d'appartenance et d'autonomie des groupes. Afin de rendre
l'atmosphère de travail la plus agréable possible, le vitrage a été spécialement étudiépour permettre l'éclairage naturel optimum des postes de travail et faire entrer au
mieux "la nature dans l'usine". Un soin particulier a aussi été apporté à
l'insonorisation et des haut-parleurs diffusent de la musique. Par ailleurs, des plantes
vertes ont été placées dans les ateliers dont chacun dispose de son entrée, de son
vestiaire, de son aire de repos, de sa cafétéria, et, Suède oblige, de son sauna. Au
total, par rapport à une usine classique de même capacité, Volvo a investi près de 10
millions de couronnes de plus dans la construction de Kalmar, soit 10 % de plus par
rapport à une usine classique de même capacité.
Par rapport aux autres usines du groupe, Kalmar se distingue également par
d'importantes innovations socio-techniques. Le chariot "filoguidé" en est une.
Assurant le transport des voitures, il sert également de plate-forme de travail et, en
liaison constante avec l'ordinateur central du site, de centre d'informations. En terme
d'organisation du travail, son usage permet une certaine flexibilité de la production.
Son fonctionnement est en effet commandé par le personnel qui, grâce à des stocks-
tampons, peut faire varier, à l'intérieur de normes préétablies, sa cadence de travail.
A cette innovation majeure, Volvo a ajouté le démontage des portes en début de cycle
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et le basculement des caisses à 90° pour améliorer les conditions de travail. Cette
dernière innovation permet aux ouvriers "de ne plus avoir à travailler les mains au-
dessus de la tête pour fixer les éléments sous le véhicule" (Durant J.P., 1994 : 117).
Quant à l'organisation du travail proprement dit, elle repose sur des groupes semi-autonomes. Composés d'une vingtaine de personnes, ces groupes peuvent
s'organiser comme ils l'entendent à l'intérieur de leur aire de responsabilité. Intégrant
un élargissement horizontal et vertical des postes de travail, chaque ouvrier peut
changer d'activité une ou plusieurs fois par jour. Afin de faciliter la polyvalence
ouvrière, Volvo a également consenti un effort particulier dans le domaine de la
formation.
Encadré 4 : Sur la fermeture de Kalmar
"Au début des années 90 – note Jean-Pierre Durand –, Kalmar était devenue
une unité particulièrement performante par rapport à Torslanda – autre usine
suédoise de Volvo –, autant du point de vue de la productivité (+ 25 %) que de
la qualité. (...). Tous les outils de gestion du travail (orientation-client,orientation flux...) y étaient à l'oeuvre avec pour base le "groupe de travail" (et
son représentant élu) et une forte réduction de la ligne hiérarchique. Les
problèmes de productivité et de qualité étaient résolus dans le groupe. On
arrêtait la production une demi-heure toutes les deux ou trois semaines pour
rechercher les moyens d'améliorer la qualité, la productivité, et de réduire les
délais de livraison. La direction de l'établissement proposait régulièrement des
outils d'amélioration des résultats qui étaient testés jusqu'aux représentants
des groupes avant d'être mis en oeuvre" (1994 : 118).
Dans les années 90, ce qui n'a pas toujours été le cas précédemment, le syndicat
ouvrier – Metall – adhérait pleinement à la démarche. Son action privilégiait
un travail de meilleure qualité et "il s'attachait à ce que les ouvriers obtiennent
plus de responsabilité, qu'ils effectuent ce que faisaient les cols blancs"
(Durand, ibid.)
Malgré les résultats obtenus et l'engagement syndical, pour des raisons de
surcapacité du groupe, Volvo-Kalmar, qui n'était pas une usine intégrée, a étéfermée en juin 1994, c'est-à-dire juste 20 ans après sa mise en service.
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Auparavant, Volvo avait déjà mis fin à l'existence de son usine d'Uddevalla
qui, mise en service en 1989, allait en de nombreux points plus loin que
Kalmar. En l'espace de quelques mois, le "modèle suédois" et le courant socio-
technique ont ainsi perdu deux de leurs principaux symboles.
4.3. Bilan critique
Par rapport au passé, l'école socio-technique franchit un pas supplémentaire dans la
critique de l'organisation "scientifique" du travail. Pour elle, même si la technologie a
un pouvoir contraignant, elle ne détermine pas l'organisation du travail. Par la même
occasion, elle rejette également l'approche des relations humaines dont la seuleambition consistait à vouloir aider le travailleur à supporter l'organisation classique
du travail. Pour l'école socio-technique, il faut au contraire privilégier l'ajustement, le
compromis entre la variable technique et la variable sociale des organisations.
Le groupe semi-autonome se trouve à la base du modèle d'efficacité socio-
organisationnelle tel qu'il a été conceptualisé et testé par l'école socio-technique.
Nouvelle forme d'organisation du travail, le groupe semi-autonome intègre la
rotation des tâches ainsi que l'élargissement horizontal et vertical du travail tout enleur donnant une dimension collective et en mettant l'accent sur les capacités
d'autorégulation des collectifs. Pour les socio-techniciens, le groupe semi-autonome
apparaît en quelque sorte comme la seule formule qui permet de concilier la
satisfaction du travailleur et la performance économique.
A propos de ces groupes, soulignons qu'ils sont semi-autonomes et non autonomes
comme on peut parfois le lire. Comme le souligne François Petit, si le pouvoir s'en
trouve modifié, la maîtrise perdant une partie de ses prérogatives traditionnelles, "les
contraintes de production exercées par l'organisation demeurent les mêmes;
simplement, c'est au groupe, et non plus aux responsables hiérarchiques, d'ajuster ses
objectifs par rapport à elles" (1979 : 209).
Par rapport aux approches antérieures, une des spécificités de la démarche socio-
technique réside dans son caractère participatif. Comme on la vu, la méthodologie
socio-technique accorde une place fondamentale à la négociation entre les différents
acteurs : direction, encadrement, syndicat, ouvrier et expert. Elle témoigne ainsi
d'une "confiance" (Petit, 1979) dans les capacités d'analyse et de compromis entre lesintéressés. De toutes les approches abordées ici, de ce point de vue, l'approche socio-
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technique est sans aucun doute la moins technocratique. Par ailleurs, dans l'optique
socio-technique, la mise en place des groupes semi-autonomes s'accompagne de
l'élection d'un représentant.
Enfin, sur le plan théorique, soulignons que l'approche socio-technique se démarquede l'approche traditionnelle de la psychologie organisationnelle en ne partant pas
d'une conception simple et universelle du travailleur. En ce sens, cette approche
rejoint Schein dans sa critique des théoriciens traditionnels de l'organisation.
5. Les nouvelles formes d'organisation du travail en Belgique
Dès la fin des années 60, les nouvelles formes d'organisation du travail trouvent unécho en Belgique.
Porte-parole du groupe Entreprise et Société, réunissant des dirigeants de grandes
entreprises, Paul-F. Smets écrit, dans L'entreprise en question (1977), que :
"un des grands défis que le dernier quart de ce siècle lance à notre société est
assurément celui de réconcilier l'homme et son travail (...). On peut espérer que
qu'appartiendra bientôt à l'archéologie industrielle le travail parcellaire "dont
on découvre aujourd'hui les limites et les inconvénients, mais dont on découvrit
d'abord les avantages (...). Les données du problème ont évolué : la scolarité n'a
cessé de s'allonger; vaincre la misère n'est plus l'obsession des sociétés
occidentales; la technologie permet une conception plus souple de machines
mieux adaptées à l'homme" (1977 : 181).
Pour lui, les N.F.O.T. constituent incontestablement des remèdes "contre la pauvreté
du travail morcelé". Toutefois, il reste très sceptique sur les possibilités d'application.
Ainsi, il souligne les problèmes de cadence que pose le job enlargment , et conclut à lanécessité d'"accroître l'automatisation pour diminuer valablement le nombre de
tâches répétitives". Par rapport à l'enrichissement, il insiste sur le fait qu'une "telle
réforme ne peut réussir que si le personnel, convaincu d'être en présence d'une
amélioration profonde de sa situation de travail, est décidé à lui accorder un soutien
actif". En conclusion, il souligne que l'innovation ne s'improvise pas et que la marge
de manoeuvre technologique et financière des entreprises est tout sauf illimitée :
"l'équipement a ses contraintes. C'est ainsi que la célèbre expérience d'équipessemi-autonomes réalisée par Volvo à Kalmar, en Suède, n'a pu se faire qu'avec
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un nouveau type de matériel de montage et dans de nouveaux bâtiments. Le
renouvellement de l'appareil industriel étant assez lent, l'expérience ne peut
donc se généraliser que progressivement, même s'il s'avère avec certitude que le
bilan est positif" (1977 : 184).
Alors que son livre est publié en 1977, il est significatif que les trois ou quatre
expériences mentionnées par Smets concernent l'étranger. En fait, pour le peu que
l'on puisse en juger52, les N.F.O.T. ne semblent pas l'objet d'une diffusion importante
en Belgique, Ainsi, dans son rapport annuel de 1974, la Fédération des Entreprises de
Belgique ne mentionne qu'une dizaine d'expériences qui, selon Marcel Pierre (1977),
sont principalement le fait de filiales belges de grands groupes étrangers dont Volvo
et Philips.
Si, dans les années 70, la réforme de l'entreprise est un sujet abondamment débattu
dans les milieux patronaux belges et qu'une préférence se manifeste en faveur de la
shop floor democracy, les instances patronales ne parviendront pas, selon Jacques
Moden et Jean Sloover (1980), à adopter une position commune en la matière. En
outre, toujours ces auteurs, la majorité silencieuse que constitue "la base patronale
reste fondamentalement hostile à toute novation" (1980 : 128).
Contrairement au patronat italien et allemand, par exemple, il est à souligner que lepatronat belge ne fera pas l'objet d'une forte pression extérieure en faveur de la
réorganisation du travail.
Enfin, avec l'accentuation de la crise, les problèmes qualitatifs du travail vont peu à
peu perdre de l'importance par rapport au problème de l'emploi qui s'affirme comme
la première des priorités pour le travailleur et ses organisations syndicales.
Parallèlement, dans un premier temps, la crise va entraîner un repli patronal "sur les
méthodes de rentabilité depuis longtemps éprouvées, c'est-à-dire un regain de la
rationalisation et de l'intensification du travail" (Dubois et Durand, 1983 : 57).
52 En Belgique, l'implantation des nouvelles formes d'organisation du travail n'a fait l'objet d'aucunbilan général. En outre, dans les années 70, on y parle surtout d'humanisation du travail sansforcément préciser le contenu qu'elle devrait prendre. Or celle-ci peut aussi bien recouvrir des actionsd'amélioration des conditions de travail – hygiène, sécurité, ambiance physique, conception du posteindividuel – que des actions dans le domaine de l'organisation du travail. Dans cet état d'esprit, en1978, un Fonds d'humanisation des conditions de travail verra le jour. Sous l'égide du Ministère de
l'Emploi et du Travail, via l'octroi de primes, ce fonds a pour vocation d'encourager des actionsnovatrices qui, en accord avec les représentants syndicaux, sont destinées à améliorer la "qualité devie" des travailleurs en agissant sur les conditions, le contenu ou l'organisation du travail.
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Conclusion
Alors que, sur le plan conceptuel, le management classique a été le fait d'ingénieurs,
ses premières remises en cause sont l'oeuvre de psychologues et depsychosociologues, ce qui est indicatif des problèmes sur le plan humain rencontrés
par l'entreprise classique.
Durant la période prise en compte, la remise en cause du modèle classique s'est faite
de manière très graduelle. Dans un premier temps, partant de l'homme social, les
relations humaines se contentent d'humaniser l'organisation scientifique du travail
sans toutefois remettre en question les principes sur lesquels elles s'appuient pour
concevoir le travail. Pour les tenants de cette approche, le développement d'uneingénierie sociale est en soi suffisante pour rendre le travailleur socialement
"heureux" et le transformer ainsi en producteur efficace. Dans un second temps,
voyant dans le travailleur un homme en quête de réalisation, l'école des besoins et
des motivations insiste sur la nécessité de changer le travail. Pour elle, la satisfaction
du personnel implique de nouvelles formes d'organisation du travail. Dans cette
perspective, elle promeut, au niveau de l'encadrement, la direction par objectifs et, au
niveau des ouvriers et des employés, la rotation, l'élargissement ainsi que
l'enrichissement du travail. Enfin, dans un troisième et dernier temps, théorisantl'organisation comme un système dont l'efficacité dépend d'un compromis
satisfaisant entre sa dimension technique et sa dimension sociale, l'école socio-
technique pose la formule des équipes semi-autonomes comme une alternative
crédible et plus radicale à l'organisation classique du travail. Outre la restructuration
des tâches, elle confère en effet au groupe l'autonomie nécessaire à la gestion
quotidienne de son travail.
Concernant les nouvelles formes d'organisation du travail, il est intéressant de
relever le décalage existant entre le moment où elles ont été testées et le moment où il
a été réellement question d'y recourir massivement. Ainsi, par exemple, dès 1943,
I.B.M. se lance dans l'enrichissement du travail. En 1956, la revue de la Fédération
des Industries Belges publie un article de Friedmann consacré aux expériences
américaines de réorganisation du travail, dont celle d'I.B.M. A son propos, il souligne
même le lancement d'un programme de job enlargement dans ses usines françaises.
Toutefois, en France comme en Belgique, il faudra attendre les années 60 pour que le
discours managérial commence à faire une place à l'enrichissement du travail et la fin
des années 60 pour qu'il fasse réellement l'objet d'une mise en oeuvre.
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Chapitre 3
Le temps de la crise
et
du renouveau managérial
Introduction
Si, au regard de l'histoire du management, la décennie 70 apparaît largement comme
une prolongation des perspectives ouvertes durant les années de croissance, il n'en
va pas de même pour les années 80.
Dès le début de celles-ci, les plaidoyers managériaux en faveur du changement se
multiplient. En soi, l'appel au changement n'a rien de nouveau. Depuis la fondation
du management classique, il constitue en effet le moteur de toute l'évolution de la
pensée managériale. Par rapport au passé, la nouveauté tient essentiellement dansl'ampleur du changement proposé. A partir des années 80, il ne s'agit plus de
retoucher certains aspects de l'entreprise classique mais, notamment au nom de la
compétitivité, de la repenser de fond en comble, d'en finir avec elle. Considérée
comme l’héritage de la pensée classique et des trente années de croissance, affublée
de tous les maux, elle fait figure de véritable antithèse de l'entreprise performante
dans un environnement décrit comme de plus en plus “instable” ou “turbulent”. De
même, le management classique est totalement déconsidéré : "il ne fonctionne plus".
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Par ailleurs, à partir des années 80, les innovations conceptuelles et techniques se
multiplient à une cadence vertigineuse. Un concept commence à peine à faire parler
de lui qu'un nouveau se présente déjà. En quelques années, le vocabulaire
managérial s'est enrichi d'une quantité invraisemblable de nouveaux termes :
ressources humaines, compétence, culture d'entreprise, projet d'entreprise, juste àtemps, structure ad hoc, cercle de qualité, qualité totale, normes ISO 9000,
certification, reengineering, etc.
Joignant les actes aux paroles, nombreuses sont les entreprises qui innovent,
développent de nouvelles politiques, expérimentent de nouvelles pratiques au point
de se transformer parfois en de véritables laboratoires de la modernisation socio-
organisationnelle.
Dans l'optique longitudinale qui est la nôtre, du début des années 80 au milieu des
années 90, l'innovation managériale peut être comparée à trois grandes vagues se
structurant chacune autour de penseurs, de concepts et de techniques spécifiques.
Cette analogie doit beaucoup au travail de F. Chevalier (1991) sur les cercles de
qualité. S'inspirant du concept de cycle de vie des produits, elle souligne que ceux-ci
sont passés par quatre phases : le démarrage, le développement, l'essoufflement et,
enfin, la disparition, le déclin ou l'intégration. En généralisant le propos de Chevalier,
l'image de la vague a pour but de rendre compte de cette dynamique.
Prenant forme au début des années 80, la première vague est celle de la culture
d'entreprise, du management participatif et des ressources humaines. C'est celle du
Prix de l'excellence de Peters et Waterman, des projets et chartes d'entreprises, des
cercles de qualité et de la transformation du chef du personnel en directeur des
ressources humaines. Synthèse et dépassement de la première, la deuxième vague
s'affirme comme celle de la qualité totale. Elle pousse sur le devant de la scène des
penseurs jusque-là peu connus en Occident, comme Deming, Juran et Ishikawa. Par
ailleurs, elle se traduit par la montée en puissance de nouveaux outils de gestion
dont les normes ISO 9000. Bien qu'elle ne semble pas encore avoir atteint le stade de
la maturité, la qualité totale est souvent présentée aujourd’hui encore comme le
mode de management de l'entreprise du 21ème siècle. Plus radicale, une troisième
vague laisse déjà entrevoir le concept de reengineering de James Champy et Michael
Hammer (1993 et 1995).
Mais avant de les aborder, nous nous intéresserons d'abord au modèle japonais.
Celui-ci a en effet joué un rôle fondamental dans le processus de renouveau de la
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pensée managériale occidentale. Dès la fin des années 70, l'entreprise japonaise est
présentée comme un modèle d'excellence et, servant de guide, elle a fourni bon
nombre de concepts qui ont marqué en profondeur le processus de modernisation de
l'entreprise classique.
Avant de présenter ces différents courants, évoquons le contexte dans lequel le
renouveau managérial a pris place.
1. Les éléments du contexte
1.1 Le contexte économique
Brutalement, en 1973-74, la conjoncture économique se renverse et, à l'exception de
l'embellie de la fin des années 80 et du début des années 90, la crise, avec ses
fermetures, ses restructurations et ses chômeurs, va constituer la toile de fond des
trois dernières décennies.
Crise d'abord perçue comme conjoncturelle, progressivement son caractère structurel
se fait jour. Après s'être montré très rassurant, le dirigeant de Fabrimétal – puissante
fédération patronale regroupant les entreprises de la fabrication métallique,mécanique et électrique – déclare, en 1976, que :
"Croire que la crise qui se développe et que l'inflation qui s'installe n'effleurent
qu'en surface notre société, nos traditions les mieux établies, est, je crois une
illusion dangereuse" (Jacques De Staercke, cité par Moden et Sloover, 1980 :
152).
Un an plus tard, en décembre 1977, il souligne que :
"Nous savons aujourd'hui que cette crise est la plus profonde que nous avons
dû affronter depuis les années 30 et que nous n'en sommes pas sortis, malgré le
bref répit de l'an dernier. Nous commençons à peine à percevoir ce qu'elle met
réellement en cause et les révisions déchirantes qu'elle exige de chacun de nous
au niveau de nos mentalités, de nos attitudes, de nos actes" (Jacques De
Staercke, cité par Moden et Sloover, 1980 : 152-153).
En conséquence, les représentants patronaux se font de plus en plus insistants sur lanécessité de s'adapter au nouvel environnement économique. En fait, le discours
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patronal se radicalise; il est de plus en plus ouvertement néo-libéral. Au niveau
macro-économique, la sortie de crise passe invariablement par un allégement des
coûts de l'entreprise – modération salariale, réduction des charges sociales et de la
fiscalité...–, l'assainissement des finances publiques, la flexibilisation du marché du
travail – travail à temps partiel, intérim...–, la réduction des contraintesadministratives, etc. En bref, des pans entiers du compromis fordiste à la belge sont
remis en cause par les fédérations patronales.
Parallèlement, le rapport de force évolue défavorablement pour le monde du travail
et les organisations syndicales. Individuellement, trouver ou retrouver un emploi
devient, surtout pour les travailleurs les moins qualifiés, un véritable tour de force et,
pour ceux qui en ont un, l'essentiel revient souvent à ne pas le perdre.
Collectivement, les syndicats belges, moins affectés qu'ailleurs par le mouvement dedésyndicalisation, n'en perdent pas moins en capacité d'influence, au fur et à mesure
de l'approfondissement de la crise et de l'effondrement de leurs "bastions", de leurs
"forteresses" traditionnelles.
Face à un acteur patronal de plus en plus offensif, les syndicats adoptent un profil de
plus en plus défensif. Pour l'essentiel, ils se replient sur la défense des "acquis
sociaux" et, face au scénario néo-libéral, ils tentent – timidement – d'opposer la
réduction du temps de travail et la relance par la demande. Parallèlement, faute deconsensus et de "grains à moudre", la concertation sociale commence, à partir du
milieu des années 70, à tourner dans le vide au niveau interprofessionnel et à se
recentrer sur les secteurs et sur les entreprises.
Cette évolution des rapports de force est loin d'être une caractéristique belgo-belge.
Sans entrer dans le détails des comparaisons internationales, bien que traversée par
les spécificités nationales, elle est observable dans quasiment tous les pays
industrialisés.
Depuis le début des années 80, dans l'argumentaire managérial en faveur du
changement socio-organisationnel, le contexte de crise ou de croissance faible occupe
une place de choix. Selon cet argumentaire, autant l'entreprise classique pouvait être
pertinente dans l'environnement de forte croissance antérieure à la crise, autant elle
est considérée comme inadaptée dans la nouvelle donne économique. S'appuyant
explicitement ou non sur les recherches de Burns et Stalker (1961), la littérature
managériale contemporaine, toute pétrie de l'idée de contingence, fait de la structure
organique la seule capable d'évoluer efficacement dans un environnement décrit
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comme fondamentalement instable, turbulent, voire même chaotique. Autrement dit,
pour faire face aux exigences de l'environnement, la structure mécaniste, à l'oeuvre
dans la plupart des grandes entreprises, doit muer vers le pôle organique se
caractérisant notamment par une faible division du travail et une forte
décentralisation des décisions opérationnelles.
Outre le passage de la croissance à la crise et ses conséquences, il convient encore,
pour rendre compte du contexte, de relever les évolutions significatives intervenues
dans trois domaines : le politique, les opinions et les technologies.
1.2. Le contexte politique
Au niveau politique, les années 80 correspondent au triomphe du néo-libéralisme
incarné par Thatcher en Angleterre et Reagan aux Etats-Unis. En Europe, qu'ils soient
ou non au pouvoir, les partis socialistes se convertissent à l'économie de marché au
point d'en devenir parfois d'ardents défenseurs. Après l'échec des tentatives de
relance keynésienne des années 70, les politiques gouvernementales versent de plus
en plus dans l'austérité. Par ailleurs, un consensus politique se dégage en faveur de la
création d'un "marché unique" à l'échelle européenne. En misant sur la concurrence,
l'objectif poursuivi par les responsables européens est explicitement de peser sur lescoûts de production afin de rendre les entreprises européennes plus compétitives. En
bref, justifiant de l'intérêt supérieur du consommateur, le projet européen vient
répondre aux attentes des grandes entreprises et de leur stratégie internationale.
Par ailleurs, en 1989, le mur de Berlin s'effondre et, avec lui, les régimes communistes
de l'Est. Le monde perd ainsi une de ses bipolarités les plus criantes et l'économie de
marché voit disparaître la principale entrave à son hégémonie mondiale. Un pas
important est ainsi franchi dans le sens de la mondialisation et de la globalisation de
l'économie. Par la suite, la signature en 1993 des accords du GATT viendront en
quelque sorte sanctionner la victoire des partisans du libre échange, de l'économie-
monde.
Ardemment encouragé par les grandes entreprises, c'est-à-dire par leurs actionnaires
et leurs dirigeants, ce glissement à l'économie-monde vient renforcer l'idée de la
turbulence de l'environnement et donc la nécessité du changement. Aujourd'hui,
note Jacques Apter, l'environnement " se caractérise par le fait qu'une perturbation
survenant en un endroit quelconque du globe se répercute en s'amplifiant sur le reste
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du monde" (1986 : 100). S'inscrivant dans la même logique, Rosabeth Moss Kanter
souligne que le monde de l'entreprise doit se restructurer "pour entrer dans l'arène
d'une immense compétition généralisée" (1992 : 400). En bref, l'alternative proclamée
est simple : l'entreprise s'adapte ou périt.
Concernant la logique de construction de ce discours, il est important d’insister sur le
fait que l'environnement apparaît systématiquement comme une donnée exogène. A
aucun moment, il ne fait l'objet d'une réflexion approfondie et, encore moins,
critique. Au contraire, il est tout simplement là et il dicte sa loi à l'entreprise et à ses
dirigeants. Or, cet environnement n'a rien de naturel. Il fait partie d'une vision
politique du monde et d'une stratégie de mise en oeuvre particulièrement visible au
niveau des grandes instances internationales telles le G 7, le Fonds Monétaire
International ou encore la Banque mondiale.
1.3. Les opinions
Durant les années 80, les opinions à l'égard de l'entreprise et de ce qu'elle représente
ont témoigné d'une profonde évolution.
Dans la France des années 80, note R. Sainsaulieu, "l'entreprise, ses dirigeants et sesacteurs sont quasiment adulés par les médias" (1990 : 14). En Belgique, hier encore
dénoncée par le patronat comme étant la "tribune privilégiée de ceux qui veulent
dénigrer systématiquement l'entreprise" (Moden et Sloover, 1980 : 25), la télévision se
met à diffuser, à une heure de grande écoute, "Business, business", une émission
entièrement dédicacée à la réussite économique.
Sondant en 1985 un échantillon "représentatif de la population belge", l'Institut de
l'Entreprise, créé dans le but de défendre et de revaloriser l'entreprise au sein de
l'opinion publique, conclut que l’entreprise :
""sort de son ghetto" (...). Après tant d'années d'ignorance ou d'ostracisme, il
faut saluer cette réhabilitation. L'entreprise et les hommes qui y travaillent ne
sont plus à l'index de notre société. Les patrons ne sont plus des exploiteurs du
peuple, mais au contraire, ils sont un outil nécessaire au bon fonctionnement de
notre société. (...). Entreprises, patrons, cadres, votre rôle, méconnu pendant
quelques années, est aujourd'hui de nouveau compris" (Institut de l'Entreprise,
1985).
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Parlant de la transformation du paysage imaginaire des français, A. Ehrenberg
souligne que :
"en une dizaine d'années, la société française s'est convertie au culte de la
performance. Le nouveau credo s'est installé dans les moeurs et a notablementmodifié les images que l'Hexagone se donne de lui-même : les mouvements
sociaux semblent avoir fait place aux gagneurs, le confort à la suractivité et les
passions politiques aux charmes rudes de la concurrence. L'action individuelle
devient partout la valeur de référence (...). Battants, leaders, aventuriers et
autres figures conquérantes ont envahi l'imagination française. Ils symbolisent
une version entrepreneuriale et athlétique de la vie en société. Version
entrepreneuriale puisque dans le marché des grandes valeurs, la valeur du
marché fait l'objet d'un accord croissant. Sans doute est-il l'espace qui produitl'exclusion, détruit les formes assistancielles instituées et favorise les inégalités.
Mais, simultanément, pas de compétitivité de l'entreprise, pas d'efficacité de la
protection sociale ou de stratégies de réinsertion crédibles et pas de liberté
politique sans marché. Le discours économique est aujourd'hui moteur en
politique et le chef d'entreprise est érigé en personnage d'avant-garde d'une
attitude de masse. (...). Le chef d'entreprise est aujourd'hui davantage
l'emblème de l'efficacité et de la réussite sociale que celui de l'exploitation de
l'homme par l'homme, du "gros" ou du rentier" (1991 : 13-14).
Pour leur part, Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac insistent sur le fait que,
dépassant les clivages traditionnels, le management s'est imposé comme une
"idéologie du "troisième type"" (1991 : 30).
Depuis Mai 68, sur le plan des opinions, le chemin parcouru semble donc immense.
Hier encore objet de toutes les contestations, l'entreprise est devenue un objet de
"culte" (Autrement, 1988) avec pour fidèles servants les yuppies, les Young Urban
Upwardly Mobile Professionals . Comme le souligne Jean-Pierre Le Goff, "la critique estreléguée au second plan" (1992 : 8). L'heure est au repli sur soi et à "la pensée
unique".
Notons toutefois que les années 90 vont voir se ternir l'image à peine restaurée de
l'entreprise. Outre le retour de la crise à partir de 1992-93, parmi les événements
marquants de ces dernières années, soulignons notamment, en Belgique, les
délocalisations "sauvages" – par exemple, Boston Scientific fermant son usine de
Verviers pour s'installer en Irlande afin de bénéficier de coûts salariaux plus bas etd'aides européennes – et la fermeture pour le moins "brutale" de Renault-Vilvoorde.
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Plus généralement, durant les années 90, à l'image de Bernard Tapie, bon nombre de
figures de proue de la réussite entrepreneuriale de la fin des années 80 vont connaître
d'importants ennuis.
Enfin, le succès récent de l’ouvrage de Viviane Forrester, l'Horreur économique (1996),témoigne à sa manière du profond malaise, voire de la "colère réelle" (Le Monde,
janvier 97) traversant l'opinion publique en France mais aussi en Belgique. Rappelons
que pour cet auteur, disant tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, le pire reste à
venir.
Quant au discours managérial des trois dernières décennies, si l'épanouissement de
l'homme au travail reste un des arguments forts utilisés en faveur du changement, il
n'est plus aussi exclusif. A lui seul, il ne justifie plus le changement. Mieux même, ilapparaît surtout comme une conséquence – heureuse – résultant de la nécessité
d'adapter l'entreprise classique au nouvel environnement économique. Parallèlement
à l'évolution de l'opinion, le raisonnement managérial s'est donc inversé. Plutôt que
de postuler que la satisfaction du travailleur débouche sur une plus grande
productivité, le raisonnement part du principe que l'accroissement de la
compétitivité implique la transformation du rôle dévolu aux exécutants et, partant
de-là, leur épanouissement au travail. Les deux chemins conduisant finalement au
même résultat, cette inversion peut paraître somme toute relativement mineure. Ellel'est cependant moins lorsque, dans les faits, l'amélioration de la compétitivité de
l'entreprise entre en contradiction avec l'épanouissement du travailleur.
1.4. Les technologies
A partir de la fin des années 70, les nouvelles technologies de l'information
transforment profondément les conditions et les contraintes de production. Elles
contribuent, en particulier, à rendre l'atelier technologiquement flexible, à modifier
les termes du contrôle, à permettre la circulation en temps réel de l'information entre
des services géographiquement éloignés.
Dans les secteurs traditionnels, l'optimalisation des opportunités offertes par les
nouvelles technologies exerce une pression très forte en faveur de l'innovation socio-
organisationnelle. Avec elles, bon nombre de dirigeants d'entreprise en viennent à
penser, comme Antoine Riboud, que :
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"Si on se contente de viser le rattrapage technologique des concurrents, sans
concevoir une organisation qui soit adaptée aux progrès futurs, on est dépassé
le jour même où les nouvelles machines commencent de produire. La panacée
n'est pas l'investissement pour l'investissement ou la nouvelle technologie
comme une fin en soi. L'objectif, c'est la bonne organisation du travail dessalariés, en cohérence avec les meilleurs outils disponibles" (1987 : 25).
Pour sa part, sociologue du travail, Pierre Veltz défend la thèse selon laquelle il ne
s'agit pas :
"d'un changement technologique prolongeant plus ou moins les changements
précédents – comme c'était le cas pour l'automatisation rigide des années 50-70,
qui en réalité marquait plutôt l'apogée de l'usine classique que l'émergence del'usine nouvelle. Il y a bien changement de concept, discontinuité, mutation.
Cette discontinuité ne découle pas de la seule technologie, et ne se mesure pas
avec un simple critère technologique. Elle se marque par le fait que le couple
technologie-organisation, jusqu'ici à peu près cohérent (...) est aujourd'hui en
train de s'effriter, et de se reconstruire" (1986 : 11).
Si, vu la diversité des évolutions observables (Linhart, 1994), cette thèse est loin de
faire l'unanimité, elle a au moins le mérite d'attirer l'attention sur les perspectives
ouvertes par le développement de la micro-informatique, de la micro-électronique et
des technologies de la communication.
Il est cependant étonnant de constater que les penseurs du renouveau managérial
font rarement allusion aux nouvelles technologies et à leur impact. Pour eux, le
système technique semble être une variable relativement secondaire. Ce constat est
d’autant plus paradoxal que ces technologies sont largement présentées comme
porteuses d’une transformation radicale des modes d’organisation et de
communication au sein des entreprises
2. A la recherche de l'entreprise idéale : l'exemple japonais
Dès la fin des années 70, le "miracle" japonais commence à retenir l'attention des
dirigeants occidentaux confrontés à la crise. Près de trente ans après avoir été
littéralement dévasté par la guerre, le Japon se profile comme une grande puissance
économique et industrielle. Sa réussite est d'autant plus remarquée que, ne disposantquasiment pas de ressources naturelles, l'économie japonaise s'est rapidement
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ressaisie après le premier choc pétrolier et que ses produits ont continué à gagner des
parts de marché au détriment des grandes entreprises américaines et européennes.
Il n'en fallait évidemment pas plus pour que, comme aux Etats-Unis dans les années
50, les missions se bousculent au pays du soleil levant dans l'intention d'y percer les"secrets" de sa haute performance. Autrement dit, comment les Japonais font-ils ?
Contrairement aux années 50, cette question ne fera jamais réellement l'objet d'une
réponse unanime. De l'avance technologique à l'influence déterminante de la culture
japonaise, en passant par l'innovation organisationnelle, de nombreuses explications
sont avancées et défendues.
Pour parler de la performance japonaise, le choix des sources s'avère donc
particulièrement important. En l'occurrence, dans un premier temps, nous nousappuierons ici sur le livre que Taiichi Ohno a consacré à L'esprit Toyota (1989
[1978])53). Ingénieur de formation, Ohno a été le principal artisan du système mis en
place par Toyota. Selon Benjamin Coriat (1991), il est à l'école japonaise de
management ce que Taylor est au management classique.
2.1. Trois remarques préalables
Si on suit Ohno, trois remarques s'imposent concernant la constitution du système
Toyota.
Premièrement, pour l'essentiel, c'est au lendemain de la seconde guerre mondiale
que le système Toyota prend forme. Tant sur le plan organisationnel que social,
Ohno le présente comme un mode de rationalisation étroitement lié aux difficultés
rencontrées par l'entreprise dans l'immédiat après-guerre. A aucun moment il ne fait
intervenir la variable culturelle pour expliquer l'originalité du cheminement suivi par
Toyota. Au contraire, il considère que ce qui a été fait dans cette entreprise peut être
transposé dans n'importe quelle entreprise dans le monde.
Deuxièmement, il présente le système Toyota comme le fruit d'une construction
s'étalant sur plusieurs décennies. D'une part, sa conception s'est faite
progressivement au gré des contraintes et des intuitions. D'autre part, la mise en
oeuvre des innovations a également pris du temps, en raison notamment des
53 Sauf mention spéciale, toutes les citations figurant dans les sections 2.2, 2.3 et 2.4 sont extraites dulivre que Ohno a consacré à L'esprit Toyota.
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résistances manifestées par les ouvriers japonais. Ce n'est finalement que vers le
début des années 70 que le système forme un tout particulièrement cohérent et
efficace.
Enfin, selon Ohno, sur le plan organisationnel, le système Toyota n'a commencé à"sérieusement intéresser" les organisateurs japonais qu'à la suite du premier choc
pétrolier. Jusque-là, pour répondre à la croissance rapide de l'économie, les
entreprises japonaises avaient invariablement privilégié "le style de production de
masse américain". De ce point de vue, sous certains de ses aspects les plus décisifs,
Toyota a donc été au modèle japonais, ce que Ford a été au travail à la chaîne et
Volvo à l'enrichissement du travail.
2.2. Le système Toyota
Mis en place durant la période de croissance, le système Toyota s'est avéré, dans le
contexte de la crise, particulièrement efficace, ou, pour le dire comme Ohno, "moins
vulnérable" que le système classique de production de masse. Il souligne que :
"de nombreuses entreprises souffrirent considérablement de la récession.
Toyota souffrit aussi... Ses profits déclinèrent, mais demeurèrent cependant
supérieurs à ceux des autres entreprises. Cela attira l'attention sur notre
compagnie. (...). Cet intérêt se renforça lorsqu'il apparut qu'à partir de 1975, les
profits de Toyota recommençaient à croître et que son écart avec les autres
entreprises se creusait".
Pour Ohno, ce succès repose sur la philosophie générale du système Toyota ainsi que
sur les innovations piliers et périphériques qui le singularisent par rapport à
l'entreprise classique.
a. La philosophie générale
Alors que le management classique a surtout cherché à tirer parti des économies
d'échelle résultant de la production de masse d'un produit hautement standardisé, à
l'inverse, Toyota s'est focalisé sur la production "à bon compte de petites séries de
nombreux modèles différents". A l'origine, pour Ohno, cette orientation a été dictée
par l'état du marché :
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"le système Toyota a eu son origine dans la nécessité particulière où s'est trouvé
le Japon de produire de petites quantités de nombreux modèles de produits;
par la suite, il a évolué pour devenir un véritable système de production. Du
fait de son origine, ce système est donc fondamentalement performant dans la
diversification. Alors que le système classique de production de masse planifiéest relativement réfractaire au changement, le système Toyota se révèle au
contraire très plastique; il s'adapte bien aux conditions de diversification les
plus difficiles. C'est parce qu'il a été conçu pour cela" (cité par Coriat, 1991 : 19).
Si le point de départ du système Toyota est radicalement différent de celui qui a
donné naissance à l'entreprise classique, le toyotisme ne rejette pas pour autant la
grande série. Au contraire, arrivé à maturité, sa particularité essentielle tient dans la
combinaison originale qu'il est parvenu à réaliser entre la production de masse et laproduction de séries restreintes. Pour ce faire, plutôt que de spécialiser les machines,
les ouvriers et les chaînes de montage, Toyota a systématiquement privilégié la
polyvalence de manière à pouvoir produire différents modèles sur une même chaîne.
Par rapport à l'usine classique, l'usine ohienne s'affirme avant tout comme une usine
fondamentalement flexible, une usine capable de faire face rapidement aux
changements de la demande.
Deuxièmement, Ohno va pousser à l'extrême la logique de la fluidité. Selon lui, laplus grande efficacité ne doit pas uniquement être cherchée au niveau du poste de
travail. Au contraire, il faut impérativement et systématiquement :
"viser l'efficacité des parties mais aussi celle du tout".
En "inventant" le travail à la chaîne, Ford a été le premier à fluidifier le travail de
montage des voitures. Pour rappel, en 1929, son usine a d'ailleurs été comparée à
"une rivière". Mais plutôt que de se contenter de la fluidité fordienne, Ohno va
l'approfondir en traquant et éliminant systématiquement le gaspillage, c'est-à-dire 1)les productions excessives, 2) les attentes "intempestives", 3) les transports et les
manutentions inutiles, 4) les mouvements inutiles 54, 5) les usinages "inopportuns", 6)
les stocks en tout genre, 7) les pièces défectueuses, et... 8) les sureffectifs. En fait,
comme Taylor avait fait de la lutte contre la flânerie sa priorité absolue, Ohno en a
fait de même avec le gaspillage :
54 Sur ce point Ohno s'inscrit pleinement dans la logique taylorienne et, plus globalement, dansl'organisation scientifique du travail.
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"si – écrit-il – l'on dénomme travail, le travail qui est rigoureusement nécessaire
pour produire et le reste gaspillage, on peut considérer que l'équation suivante
s'applique à chaque opérateur comme à l'ensemble de la ligne : Capacité =
Travail + Gaspillage".
Partant de cette équation, l'ambition de Ohno a consisté à faire disparaître de celle-ci
le terme de gaspillage et donc d'"élever jusqu'à 100 % la part du travail". Dans cette
perspective, par rapport à l'usine classique, l'usine ohienne apparaît comme une
usine sans gaspillage. Parallèlement, elle prend aussi les traits d'une usine "maigre",
c'est-à-dire d'une usine fonctionnant avec un minimum de stock et d'effectif. A
travers la lutte contre le gaspillage, c'est une usine entièrement tendue vers les
désormais célèbres "cinq zéros" : "zéro défaut", "zéro stock", "zéro panne", "zéro
papier", "zéro délai".
Enfin, toujours au niveau de la philosophie générale, le toyotisme se caractérise aussi
par une inversion de la fluidité classique. Dans l'usine fordienne, note Ohno, la
production est poussée de l'amont vers l'aval; elle obéit à la logique : "ce que vous
pouvez fabriquer, vous pouvez le vendre". A l'inverse, chez Toyota, c'est le poste-
aval qui commande le poste-amont. Dans ce système :
"chaque station s'adresse à la précédente pour exiger d'elle les pièces dont elle a
besoin, dans les quantités et au moment strictement nécessaires, la station
précédente ne devant produire que les quantités qui lui auraient été
demandées, ou auraient été prélevées chez elles".
En conséquence, plutôt que de vendre ce qu'elle a produit, l'usine ohienne tend à ne
produire que ce qu'elle a vendu. A l'extrême, chez elle, c'est l'acte d'achat qui
conditionne la mise en fabrication. Selon Jacques Apter (1986), cette inversion de
logique a permis à Toyota de réduire son stock de production à trois jours.
Comme on peut l'imaginer, la mise en place de cette philosophie s'est traduite par
d'importantes innovations technico-organisationnelles, voire purement
organisationnelle. Ohno établit une distinction entre les innovations piliers et les
autres.
b. Les innovations piliers
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Pour Ohno, les innovations piliers sont au nombre de deux. Il s'agit de
l'autonomation qui, par extension, est devenue l'auto-activation, et le “juste à temps”.
Fruit de la contraction d'autonomie et d'automation, l'autonomation a consisté à
introduire dans la machine un mécanisme d'arrêt automatique en cas d'anomalie.Elle s'est ainsi vue dotée d'une capacité de jugement, de distinction entre "le bien et le
mal", le normal et l'anormal. Par la suite, de purement technique, sous l'appellation
d'auto-activation, cette innovation deviendra un principe de base du toyotisme :
"Par extension – écrit Ohno –, nous avons pris comme règle chez Toyota que
dans les processus manuels comme le sont généralement les processus
d'assemblage, les opérateurs doivent – et non seulement peuvent – pousser sur
un bouton et arrêter la ligne de production si une anomalie apparaît".
Apparemment bénigne en soi, cette innovation n'en a pas moins de considérables
conséquences. Parmi celles-ci, impliquant un arrêt de la production, elle met
ostensiblement l'accent sur les défectuosités. Cet aspect des choses a encore été
renforcé par l'adoption de l'andon. Formé de tableaux lumineux suspendus au-dessus
des postes de travail, l’andon est décrit par Ohno de la manière suivante :
"tant que les choses sont normales, la lumière verte est allumée; quand un
opérateur a un réglage à faire sur la ligne et demande de l'aide, la lumière
orange est allumée; s'il faut arrêter la ligne pour résoudre un problème, la rouge
est allumée. Les travailleurs sont encouragés à ne pas hésiter à arrêter la ligne;
c'est – ajoute-t-il et soulignons-le – le meilleur moyen de s'assurer que tout sera
mis en oeuvre pour éliminer promptement les anomalies".
Outre les économies liées à la réduction des temps morts pour cause de pannes,
l'apport fondamental de l'autonomation et l'auto-activation par rapport à l'usine
classique est de rendre l'organisation plus réactive face à la non-qualité.
Le “juste à temps” constitue la seconde innovation pilier. Elle implique que :
"chaque phase du processus reçoive les pièces qui lui sont nécessaires, dans la
qualité voulue, en temps voulu et dans les quantités voulues".
Cette idée, Ohno la tire de l'observation des méthodes de vente et
d'approvisionnement en vigueur dans les supermarchés. Si, comme il l'explique, satransposition au montage des voitures n'a pas été sans poser de nombreux problèmes
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vu le nombre de pièces nécessaires, en bout de parcours, la généralisation
progressive de cette innovation à l'ensemble de l'entreprise ainsi qu'aux relations
avec ses sous-traitants a permis de transformer Toyota en une usine sans stock.
c. Les innovations périphériques
Parmi les innovations périphériques, constituant selon l'expression de Coriat (1991)
"l'ingénierie locale du ohisme", les plus significatives sont indéniablement le kanban
et les méthodes SMED –Single Minute Exchange of Die .
Innovation purement organisationnelle, le kanban vient concrétiser le passage de la
logique amont-aval à la logique aval-amont. A contresens du flux de production, lekanban , littéralement des fiches, organise un flux d'information en partance de l'aval.
A l'aide de celles-ci, le poste-aval passe commande au poste-amont en spécifiant le
"quoi-faire", "le juste quand" et "le juste combien". En conséquence, le poste-amont ne
produit plus que les quantités demandées ou prélevées.
Plus techniques, les méthodes SMED –Single Minute Exchange of Die – ou
"changement rapide d'outillage" (Shingo, 1987 [1983]) mises en place par Toyota
recouvrent l'ensemble des dispositifs d'adaptation rapide des machines. Cesméthodes ont été développées pour rendre économiquement tenable la production
par lot, en réduisant au strict minimum les temps morts causés par le passage d'une
production à l'autre. Parmi les résultats les plus spectaculaires obtenus, Toyota a pu
réduire le temps de changement d'une presse de 4 heures à 3 minutes.
d. L'atelier et l'ouvrier polyvalent
Arrivé à maturité, le toyotisme se caractérise également par la polyvalence des
ateliers et celle des ouvriers, la première ayant entraîné la seconde.
Concernant les ateliers, Ohno les a déspécialisés en regroupant "des machines
différentes au même endroit", de manière à ce qu'une suite logique d'opérations
puisse être réalisée dans un même atelier. Outre l'élimination des stockages
intermédiaires résultant de la spécialisation des ateliers, l'objectif de cette
réorganisation était, aux yeux de Ohno, de créer les conditions matérielles du
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passage de l'ouvrier spécialisé dans une opération ou un métier à l'ouvrier
polyvalent impliqué dans "plusieurs phases du processus" :
"Dans le système américain – écrit Ohno –, un tourneur est toujours un
tourneur et un soudeur reste un soudeur jusqu'à la fin de sa carrière. Dans lesystème japonais, l'opérateur bénéficie d'une large palette de compétences. Il
peut travailler sur un tour, manier une perceuse, comme il peut aussi bien
effectuer une soudure".
De l'aveu même de Ohno, ce passage ne s'est pas fait sans résistance des ouvriers
qualifiés qui "avaient, à l'époque, un solide tempérament de compagnon-artisan".
Plus globalement, le Japon du début des années 50 sera d'ailleurs marqué par
d'importants conflits visant "le mouvement intense de rationalisation de laproduction" (Coriat, 1991 : 36), en ce y compris chez Toyota où les longues grèves de
1950 et de 1952 se soldèrent par autant de défaites syndicales, dont la dernière
entraîna la disparition du syndicat d'industrie au profit d'un syndicat maison,
étroitement contrôlé par la direction de l'entreprise.
Si la figure de l'ouvrier polyvalent n'est pas nouvelle – en Occident, elle a été au
coeur des nouvelles formes d'organisation du travail –, dans le cas Toyota, il est
important de souligner qu'elle ne se limite pas à un atelier particulier. Au contraire,
dès que la nécessité s'en fait sentir, l'agencement des ateliers conduit l'ouvrier de
Toyota à constamment remodeler sa zone d'intervention. Selon Ohno, il lui
appartient de "passer le bâton" dans de bonnes conditions, c'est-à-dire de venir prêter
main forte aux ateliers situés en amont ou en aval55.
e. La sous-traitance
Bien que ce trait ne lui soit pas spécifique, il convient de souligner le recours massifde Toyota à la sous-traitance. Selon les chiffres fréquemment avancés par la
littérature managériale, Toyota sous-traite 70 % de la valeur de ses voitures contre
seulement 30 % dans le cas de General Motors. Comme le souligne Coriat, elle se
déleste "de tout ce qui n'est pas considéré comme strictement indispensable" (1991 :
117) renforçant ainsi son caractère d'usine maigre.
55 Ceci est évidement valable au sein même d'un atelier.
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Les relations entre Toyota et ses sous-traitants sont particulièrement élaborées, pour
ne pas dire complexes56. Ces derniers font notamment l'objet d'une hiérarchie
comprenant, de bas en haut, quatre niveaux : le fournisseur général, le sous-traitant
ordinaire, le sous-traitant de 1er rang et la compagnie associée, dans laquelle la
maison-mère détient une participation financière. Regroupés en association de diversrangs, les sous-traitants font régulièrement l'objet d'évaluation de la part de la
maison-mère.
Comme le note Hidéo Inohara (1991), le recours à la sous-traitance accroît
considérablement la flexibilité de l'entreprise japonaise, sa capacité d'adaptation à la
conjoncture. En période de basse conjoncture, la société mère peut ainsi transférer,
"prêter" une partie de son personnel à ses sous-traitants. En bref, en cas de nécessité,
elle peut toujours "dégraisser" en douceur57. Par ailleurs, la société-mère peut jouersur la sous-traitance pour réduire le coût d'achat des composants et donc maintenir
ainsi le rapport qualité/prix des produits finaux. De manière imagée, les sous-
traitants sont en fait les amortisseurs de la grande entreprise japonaise.
f. En guise de conclusion sur le toyotisme
Comparé au taylorisme et, surtout, au fordisme, le toyotisme s'avère un mode derationalisation tout à fait particulier.
Il est cependant à noter que tout n'est pas forcément différent. Comme dans le cas de
Taylor et de Ford, le travail ouvrier est conçu selon les principes de la simplicité et de
la répétitivité. Par ailleurs, si on compare le toyotisme à des formes d'organisation du
travail plus évoluées, sur certains points, les différences n'apparaissent plus aussi
tranchées. Il en est ainsi de la polyvalence ouvrière dont il est largement question en
Occident à partir des années 50, afin de briser la monotonie du travail et, dans les casles plus avancés, de revaloriser le contenu d'un travail jugé trop émietté. Seule sa
raison d'être change : nécessité psychosociologique pour les promoteurs Occidentaux
56 Pour plus de détails, le lecteur peut se référer au chapitre IV du livre de Coriat.57 A ce sujet, il est important de souligner que, sur le plan social, entre les maisons-mères et les sous-traitants, les conditions de travail et de rémunération varient considérablement. Par exemple, la duréehebdomadaire de travail est, en moyenne, de 40 heures dans les grandes entreprises contre 45 heuresdans celles occupant entre 30 et 99 personnes. Alors que, tout compris, les salariés des grandes
entreprises bénéficient de 100 jours de congé par an, ceux travaillant dans des entreprises de moins de100 personnes ne totalisent que 78 jours par an. Par ailleurs, il est à noter que la pratique de l'emploi àvie ne concerne que les grandes entreprises.
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des nouvelles formes d'organisation du travail, la polyvalence devient une nécessité
économique pour Ohno.
En fait, par rapport aux formes d'organisation en vigueur en Occident, la grande
originalité et force du toyotisme tient dans la combinaison qu'il réalise entre laproduction de masse et la production en série restreinte. Auparavant considérée
comme peu pertinente dans le contexte occidental, cette combinaison s'est imposée
avec force comme un idéal à atteindre pour faire face à l'incertitude des marchés.
En outre, dans le contexte de crise et de recherche d'économie, le système Toyota va
également prendre valeur de standard universel en matière de maîtrise des coûts de
production – le zéro stock et la sous-traitance – et de gestion de la qualité – le zéro
défaut.
2.3. De l'entreprise japonaise à l'entreprise idéale
Centré sur l'usine, Ohno ne dit quasiment rien sur le fonctionnement général de
l'entreprise japonaise. Or, souvent dans une perspective comparative, celle-ci va faire
l'objet de nombreuses observations.
Sans entrer dans les détails, relevons que, comparée à l'entreprise occidentale
classique, l'entreprise japonaise apparaît systématiquement comme l'archétype de
l'entreprise organique alliant la souplesse structurelle – Apter, par exemple, souligne
qu'elle se comporte comme si elle était "composée de n petites entreprises" (1986 :
108) –, à une forte cohésion sociale – l'entreprise-famille, les décisions consensuelles,
le fonctionnement transversal... – et à une forte capacité d'innovation. De copieurs,
peut-on souvent lire, les japonais sont fondamentalement devenus des innovateurs.
En bref, cette mise en comparaison fait ressortir la supériorité de la structure
organique par rapport à la structure mécaniste. Ce point de vue sera encore renforcé
par les comparaisons des meilleures entreprises japonaises et américaines. De son
voyage dans les entreprises performantes du Japon et de la Californie, Hervé Serieyx
tire la conclusion que, des deux côtés du Pacifique, au-delà des spécificités
socioculturelles, "le succès industriel repose sur quelques comportements identiques"
(1982 : 39). Sur ces deux rives du Pacifique, les entreprises performantes insistent sur
les mêmes thèmes : "la ressource humaine considérée comme la ressource la plus
pertinente, la plus motrice, la plus féconde de l'entreprise"; "la productivité – seule –
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ne peut garantir la compétitivité : la qualité constitue également un facteur
stratégique; et la qualité – via l'innovation dans les ateliers ou les bureaux – c'est
l'affaire de tous : la survie passe ainsi par la mobilisation de l'imagination de chacun";
et, enfin, le rejet "de l'héritage taylorien et du modèle bureaucratique".
A travers les propos de Serieyx, on voit transparaître l'image de l'entreprise
performante telle qu'elle dominera la littérature managériale des décennies 80 et 90.
Dans ses grandes lignes, cette image n'évoluera pas. Seul les moyens d'y aboutir
changeront réellement.
2.4. Bilan critique
Si le Japon sert de guide au renouveau de la pensée managériale occidentale, il est
important de souligner que le discours managérial de la fin des années 70 et du
début des années 80 est bien loin de refléter la complexité de la réalité japonaise.
N'ayant souvent "passé qu’une quinzaine de jours dans les grands hôtels, dans les
grandes entreprises sélectionnées pour les besoins de la cause, au seul contact des
interprètes et des managers occidentalisés" (1982 : 10-11), les "missionnaires"
occidentaux vont en effet rapporter une image fortement idéalisée du Japon.
Pour s'en convaincre, relevons deux exemples. Le premier porte sur l'implication du
travailleur japonais. A l'inverse du travailleur occidental, il est décrit comme
intimement attaché à son entreprise, qu'il considère d'ailleurs comme une famille
dont "le sort affecte tous ses membres et est partagé par eux" (Inohara, 1991 : 27).
Chaque matin, le personnel d'Hitachi chante en choeur que: "infatigablement, nous
nous battons. Par des chemins épineux, nous surmontons les difficultés. L'esprit
Hitachi nous pousse en avant. Conscients que nous sommes l'honneur de notre race,
déjà nous, Hitachi, sommes renommés dans le monde...". Par ailleurs, soucieux du
développement de son entreprise, l'ouvrier japonais n'est jamais absent et, quand il
est malade, il préfère se mettre en congé. Impliqué, l'ouvrier japonais participe aux
progrès de son entreprise en remplissant inlassablement les "boîtes à suggestion".
Tout en travaillant au minimum 40 heures par semaine, il n'hésite pas à faire des
heures supplémentaires – pas toujours rémunérées – lorsque l'entreprise le lui
demande.
Tout ceci n'est évidemment pas faux. L'ouvrier d'Hitachi chante effectivement tous
les matins et les statistiques japonaises font apparaître un taux d'absentéisme très
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bas. Toutefois, concernant ces dernières, avant d'y voir la preuve d'une grande
implication, il est important de préciser que, lorsque l'ouvrier japonais se déclare
malade, il ne perçoit aucune indemnité de maladie durant les trois premiers jours. A
partir du quatrième jour, elle s'élève à 80 % de son salaire de base qui, ne comprenant
pas les primes, les heures supplémentaires et les bonus divers, représente finalementmoins de la moitié du salaire réel moyen d'un ouvrier. Dès lors, dans ces conditions,
il est financièrement beaucoup plus avantageux pour le travailleur japonais de
prendre congé que de se déclarer malade. Sous cet angle, le travailleur apparaît bien
sûr beaucoup plus rationnel qu'impliqué : il ne fait que s’adapter - à quel coût ? - aux
conditions et contraintes de la couverture sociale en vigueur au Japon.
Par ailleurs le Japon a été systématiquement décrit comme le pays du wa, c'est-à-dire
du consensus social. Toutefois, les statistiques japonaises sont loin d'être vierges degrèves et de lock-out. Selon elles, en 1975, année sociale particulièrement chaude,
près de 3 millions de travailleurs japonais ont fait grève entraînant la perte de 8
millions de journées de travail. En outre, les débrayages de courte durée – moins
d'une demi-journée – ont impliqué plus de 5 millions de travailleurs. Cette année-là,
le Ministère de l'emploi a également recensé 25 cas de lock-out. Pays du zéro stock et
du zéro défaut, le Japon n'est donc pas celui du zéro grève et du zéro lock-out.
On pourrait ainsi multiplier les exemples démontrant le caractère superficiel dudiscours managérial sur le Japon. En fait, les "missionnaires" occidentaux se
montreront d'autant moins critique que l'image qu'ils présentent du Japon leur
convient et que, de retour chez eux, ils peuvent l'utiliser afin de promouvoir la
nécessité du changement. En fait, le Japon a sans aucun doute souvent été utilisé
comme un électrochoc.
Encadré 1 : L’entreprise japonaise telle qu’il faut la voir
Le texte qui suit a largement circulé dans les entreprises belges dans les
années 80. Attribué à l’un des membres “les plus prestigieux” du patronat
japonais, il reflète l’usage qui a été fait en Occident du modèle japonais : à la
fois épouvantail et exemple à suivre.
“Nous allons gagner et l’Occident industriel va perdre : vous n’y
pouvez plus grand-chose parce que c’est en vous-mêmes que vous
portez votre défaite. Vos organisations sont tayloriennes; mais le pire,
c’est que vos têtes le sont aussi. Vous êtes totalement persuadés de
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faire bien fonctionner vos entreprises en distinguant d’un côté les
chefs, de l’autre les exécutants, d’un côté ceux qui pensent, de l’autre,
ceux qui vissent. Pour vous, le management, c’est l’art de faire passer
convenablement les idées des patrons dans les mains des manoeuvres.
Nous, nous sommes post-tayloriens : nous savons que le business est
devenu si compliqué, si difficile et la survie d’une firme si
problématique dans un environnement de plus en plus dangereux,
inattendu et compétitif, qu’une entreprise doit chaque jour mobiliser
toute l’intelligence de tous pour avoir une chance de s’en tirer. Pour
nous, le management, c’est précisément l’art de mobiliser et
d’engerber toute cette intelligence de tous, au service du projet de
l’entreprise. Parce que nous avons pris, mieux que vous, la mesure desnouveaux défis technologiques et économiques, nous savons que
l’intelligence de quelques technocrates, si brillants soient ils, est
dorénavant totalement insuffisante pour les relever. Seule
l’intelligence de tous les membres peut permettre à une entreprise
d’affronter les turbulences et les exigences de son nouvel
environnement.
Et c’est pour cela que nos grandes sociétés donnent trois ou quatre foisplus de formation à tout leur personnel que ne le font les vôtres; c’est
pour cela qu’elles entretiennent en leur sein un dialogue et une
communication si denses, qu’elles sollicitent sans cesse des
suggestions de tous et surtout qu’elles demandent, en amont, au
système éducatif national de leur préparer toujours plus de bacheliers,
de généralistes éclairés, cultivés, indispensable terreau pour une
industrie nourrie d’intelligence permanente.
Vos “patrons sociaux”, souvent gens de bonnes volontés, croient qu’il
faut défendre l’homme dans l’entreprise. Réaliste, nous pensons à
l’inverse qu’il faut défendre l’entreprise par les hommes et que celle-ci
leur rendra au centuple ce qu’ils lui auront donné. Ce faisant, nous
finissons par être plus “sociaux” qu’eux.”
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Ceci dit, par rapport à la fin des années 70 et au début des années 80, le Japon perdra
progressivement son statut de modèle. Signe de cette évolution, en 1987, le président
de la Fédérations des Entreprises de Belgique déclare que :
“en ce qui concerne les Japonais, il y a peu, nous étions encore tellementremplis d’admiration que nous n’avions pas le recul nécessaire pour formuler
des critiques. Mais depuis peu les Japonais eux-mêmes parlent de leurs
faiblesses. Pour le Nikkei Business, le système de l’emploi à vie dans les grandes
entreprises, avec comme contrepartie, l’existence d’une deuxième classe
d’individus, les sous-traitants soumis, eux, aux rigueurs de la vie économique,
pourrait aussi, dans le futur, susciter des revendications qui secoueraient le
système japonais (Philippe Bodson, 1987).
Dans le même ordre d’idée, en 1990, on pouvait lire en conclusion d’un article sur le
Japon publié dans une revue française que :
“L’importation globale du système de management japonais est heureusement
impossible, car il implique un prix exorbitant et inconcevable à payer : "la perte
de toute liberté sociale et intellectuelle"" (Birien, 1990).
En outre, dans les entreprises, la référence au Japon est souvent devenue contre-productive. Plutôt que de créer de l'enthousiasme, en milieu ouvrier notamment, sa
simple évocation a fini par éveiller la méfiance, voire le rejet. Dès lors, il est parfois
devenu plus sage de faire comme les Japonais sans plus les citer en exemple.
Dans l'ensemble, depuis le début des années 80, le Japon et ses méthodes de gestion
ont profondément marqué le mouvement de modernisation de l'industrie
occidentale. Si, comme nous le verrons, la transplantation de certaines pratiques
japonaises s’est soldée par des échecs, toutes n'ont pas connu le même sort. Il en est
ainsi notamment du just-in-time qui est aujourd'hui une pratique courante dans
l'industrie occidentale.
3. La vague du début des années 80
Au début des années 80, le renouveau managérial se structure à partir de trois
grands concepts : la corporate culture ou culture d'entreprise, le management
participatif et les ressources humaines.
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3.1. La corporate culture
Au début des années 50, Elliott Jaques (1972 [1951])58, membre du Tavistock Institute,
a été le premier à utiliser le terme de culture à propos de l'entreprise. Parlant de laGlacier Metal, il souligne que son caractère unique résulte de l'interaction entre sa
structure, sa culture, et la personnalité de ses membres. Par culture, il entend :
"son mode de pensée et d'action habituel et traditionnel, plus ou moins partagé
par tous ses membres, qui doit être appris et accepté, au moins en partie, par les
nouveaux membres pour être acceptés dans l'entreprise (...). Chez ceux qui font
partie de l'entreprise, depuis un certain temps déjà, la culture constitue une
partie de leur seconde nature. Les nouveaux se reconnaissent au fait qu'ilsignorent la culture de l'entreprise; les inadaptés, au fait qu'ils la rejettent ou
qu'ils sont incapables de l'utiliser" (1972 [1951] : 216-217).
Toutefois, ce n'est qu'au début des années 80 que le concept de culture s'impose dans
le champ de la gestion59. A l'époque, aux yeux de l'école américaine de la corporate
culture, ce concept apparaît comme le mode de gestion privilégié par les meilleures
entreprises, en tant que fondement de la réussite et de la performance économique
d'une entreprise.
Quatre livres, tous parus aux États-Unis en 1981 et 1982, marquent la naissance de la
corporate culture. : Théorie Z. Faire face au défi japonais, de William G. Ouchi, Le
Management est-il un art japonais ?, de Richard T. Pascale et Anthony G Athos, Le Prix
de l'excellence. Les secrets des meilleures entreprises, de Tom J. Peters et Robert H.
Waterman, et de Corporate Culture : The Rites and Rituals of Corporate Life, de Terrence.
E. Deal et Allen. A. Kennedy.
Au hit parade des ventes et de l'audience, c'est Le Prix de l'excellence de Peters etWaterman triomphe et devient "la bible" du renouveau managérial. Traduit dans
quinze langues, il est vendu à près cinq millions d'exemplaires. Outre les managers,
il influencera la plupart des ouvrages managériaux à succès dont L'entreprise du
58 A ce propos de ce livre, soulignons que le titre original est The Changing Culture of a factory qui enfrançais sera traduit par Intervention et changement dans l'entreprise .59 En fait, comme le souligne Beauchamp et Pépin, durant cette période, l'intérêt des théoriciens del'organisation "s'est déplacé vers la culture en tant que variable externe aux organisations" plutôt que
comme variable interne, et cela du fait des "problèmes soulevés par "la multinationalisation desactivités industrielles et la confrontation avec et entre des cultures différentes à travers le monde""(1994 : 98).
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troisième type (1984) des français Georges Archier et Hervé Serieyx. Parallèlement,
dans de nombreux pays, des recherches seront menées dans les meilleurs entreprises
afin de cerner les déclinaisons nationales de l'excellence.
a. Le prix de l'excellence de Peters et Waterman
Avant toute chose, le livre de Peters et Waterman est une réaction vis-à-vis de la
fascination exercée par le management japonais. Pour Peters et Waterman, les
meilleures entreprises américaines restent des modèles d'efficacité, d'excellence.
Ainsi, écrivent-ils :
"finalement, il nous parut soudain évident que ce n'était pas la peine d'aller au Japon pour trouver des modèles qui permettent de s'attaquer à ce malaise de
l’entreprise qui nous enserre comme un étau. Une foule de grosses firmes
américaines s'en tirent très bien du point de vue des différentes parties en jeu –
clients, actionnaires, employés ou grand public – et cela depuis des années"
(1983 [1982] : 13).
Pour l'Amérique en proie au doute, le livre de Peters et Waterman est donc rassurant,
réconfortant. Elle reste la patrie du "management" et ses meilleures entreprises
peuvent encore servir d'exemples au reste du monde. Comme le suggère le sous-titre
de l’ouvrage, ces dernières sont encore en mesure de donner des "leçons" de
management60.
Si cette dimension méritait d'être mentionnée, elle n'explique cependant pas les
raisons du succès reporté par cet ouvrage. Parmi les plus importantes, on peut sans
aucun doute relever l’influence d'une des plus grandes sociétés mondiales de
consultance : McKinsey. En effet, les deux auteurs y étaient consultants. Outre l'aura
de McKinsey, ils bénéficiaient donc d'un réseau international de promotion. Dansune grande mesure, la corporate culture est d'ailleurs indirectement l'oeuvre de
McKinsey puisque Pascale et Athos y travaillaient également et que, pour écrire leur
livre, Deal et Kennedy ont utilisé les résultats d'une enquête financée par...
McKinsey. Cela dit, le succès du livre de Peters et Waterman tient aussi à ses qualités
60 Cette idée-force est également défendue par Ouchi ainsi que par Pascale et Athos. Pour Ouchi, parexemple, à côté de l'entreprise américaine classique – de type A –, il existe l'entreprise de type Z – par
référence aux théories X et Y de Mc Gregor – qui développe une gestion relativement similaire à cellede l'entreprise japonaise de type J. Très performantes, les entreprises de type Z et J se différencient enintégrant chacune les particularités de l'environnement culturel dans lequel elles évoluent.
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intrinsèques dont la moindre n'est pas de caractériser les "secrets" de l'excellence
américaine et, par là, de la réussite.
Pour ces auteurs, l'excellence américaine tient en huit attributs :
1) "le parti pris de l'action". Face à la complexité, les meilleures entreprises
privilégient "le faire, l'aménager et le tester". Elles agissent pendant que les
moins bonnes réfléchissent. A cette fin, elles morcellent les problèmes et
multiplient les groupes de projet et autres structures ad hoc.
2) "l'écoute des clients". Les meilleures entreprises témoignent d'une "véritable
obsession du client" qui se manifeste par "un attachement inconditionnel, et
apparemment injustifié, à une certaine qualité, fiabilité, ou service". Quel quesoit leur domaine d'activité, elles se pensent comme des entreprises de services
et se servent du client pour motiver leur personnel. Pour Peters et Waterman,
"la qualité, la fiabilité et le service" sont d'ailleurs "les seuls domaines où il est
facile de faire naître l'enthousiasme chez l'employé moyen. Ils permettent au
personnel d'être fier de ce qu'il fait et d'aimer le produit".
3) "l'autonomie et l'esprit novateur". Les meilleures entreprises pratiquent "une
décentralisation et une autonomie radicale". Elles acceptent "le chevauchement,
le désordre, le manque de coordination, la concurrence interne, et les conditions
quelque peu anarchiques qui en découlent inévitablement". Bref, elles sacrifient
"un peu d'ordre" et elles "tolèrent l'échec" pour favoriser l'innovation.
4) "la productivité par la motivation du personnel". Alors que les autres
entreprises partent du principe que "l'ouvrier ou l'employé moyen est un bon à
rien", les meilleures pensent que "les gens réagiront bien si on les traite en
adulte". En conséquence, à travers "une pléthore de dispositifs structurels, de
systèmes, de styles et de valeurs qui se renforcent mutuellement", ellesréussissent à "obtenir des résultats extraordinaires de gens ordinaires"; elles
parviennent à transformer "Paul et Jeanne en gagnants". Aux yeux de ces
derniers, l'entreprise est une "grande famille"; elle a pris "valeur de
communauté".
5) "Les valeurs partagées". Pour Peters et Waterman, les entreprises qui se
focalisent le plus sur l'aspect financier, qui ne motivent que le sommet,
réussissent moins bien que celles qui ont des "intentions plus larges, moinsprécises et plus qualitatives". Ces dernières parviennent en fait à mobiliser "le
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gros de la troupe" grâce à un ensemble cohérent de "valeurs" ou de "croyances
fondamentales".
6) "S'en tenir à ce que l'on sait faire". Contrairement aux autres, les meilleures
entreprises s'en tiennent à leur métier de base, à leur domaine d'excellence.Elles se développent par croissance interne et limitent les acquisitions à "de
petites entreprises faciles à assimiler sans qu'il soit nécessaire de modifier le
caractère de l'entreprise acheteuse".
7) "une structure simple et légère". Alors que la plupart des entreprises ont
tendance à "répondre à la complexité par la complexité", les meilleures
entreprises ont une structure "d'une élégante simplicité", une structure
fonctionnelle et non matricielle61. En outre, les équipes dirigeantes y sontrestées légères : "il n'est pas rare de trouver une équipe de moins d'une centaine
de personnes à la tête de sociétés qui font un chiffre d'affaires de plusieurs
milliards de dollars".
8) "de la souplesse et de la rigueur". Selon cet attribut, les meilleures entreprises
sont tout à la fois décentralisées et centralisées. D'une part, elles n'hésitent pas à
déléguer, à accorder une très grande autonomie aux personnes qui y travaillent.
D'autre part, elles se montrent "fanatiques de la centralisation en ce quiconcerne les quelques valeurs fondamentales qui leur tiennent à coeur".
Parmi ces huit attributs, Peters et Waterman accordent une place toute particulière
"aux valeurs partagées”. Ces “valeurs partagées” remplacent au centre de la
molécule de McKinsey les superordinate goals, c'est-à-dire les objectifs généraux62.
Elles font en quelque sorte office de ciment liant entre elles les différentes parties
d'une entreprise tout en leur donnant une cohérence. In fine, c'est la culture qui fait la
différence, qui explique les performances réalisées.
Selon Peters et Waterman, les fondateurs et les dirigeants des meilleures entreprises
américaines ont compris toute l'importance d'une gestion culturelle. Ils ont ainsi fait
de la création et de l'entretien du "système de valeurs" leur "principale
61 Pour Peters et Waterman, la structure matricielle, très en vogue à l'époque, rend en fait "toutcomplexe et confus".62 Mise au point par Pascale pour "mesurer" l'excellence des entreprises, cette molécule se compose de
sept éléments commençant tous en anglais par un S. Il s'agit, en français, d’une part, de la stratégie, dela structure et des systèmes qui forment le côté dur de la molécule et, d’autre part, du style, du savoir-faire – skills –, du personnel – staff – et des objectifs supérieurs, pour le côté doux.
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préoccupation". D'une part, ils sélectionnent les valeurs pertinentes pour leur
entreprise. Sous la plume de Peters et Waterman, le leader efficace prend donc les
traits d'un "façonneur de valeurs", d'un porteur de "visions élevées et ambitieuses qui
donneront de l'enthousiasme et de l'ardeur à des dizaines ou des centaines de
milliers d'individus". D'autre part, ils consacrent une part importante de leur tempset de leur énergie à diffuser, à créer de l'adhésion au système de valeurs. "Façonneur
de valeurs", le leader efficace est donc aussi un "transmetteur de valeurs". A cette fin,
à l'univers confiné d'un bureau de direction, il privilégie le management by wandering
around, c'est-à-dire les déplacements dans l'entreprise.
b. Les composantes de la corporate culture
Globalement, la corporate culture fait entrer dans le champ de la gestion les notions
de valeurs, de mythes, de symboles, de rites, de héros, de tabous... tout en leur
attribuant les mêmes "fonctions" – intégration, interprétation de la réalité... – que
celles "observées par les anthropologues structuro-fonctionnalistes au sein des
sociétés primitives" (Jacob, 1990 : 139).
Pour Deal et Kennedy (1982), il n'y a pas de culture d'entreprise sans valeurs. En
règle générale, la littérature managériale entend par là un ensemble d'idées, decroyances ou encore d'hypothèses propres qui agissent comme "des guides, des
mécanismes d'orientation dans l'action" (Delcourt, 1990 : 32). Selon le bulletin
d'information d'une grande banque belge, les valeurs "dictent les comportements".
Grâce à elles, les employés des meilleures entreprises savent exactement ce qui est
attendu d'eux; ils ne perdent donc pas de temps à réagir dans une situation donnée.
Toutefois, pour Peter et Waterman, l'existence d'une culture ne détermine pas en soi
la réussite économique : toutes les entreprises ont en effet une culture et parfois
même plusieurs. Dès lors, pour être un facteur d'efficacité, la culture d'entreprise doit
remplir deux conditions. Elle doit être "bonne" et "forte".
Une "bonne" culture est une culture en adéquation avec les conditions de
performance de l'entreprise. Dans l'optique de Peters et Waterman, elle valorise
systématiquement "la concentration sur l'extérieur, le service, la qualité, les gens, le
non-formalisme" (Bosche, 1984 : 35-36). Par contraste, elle se situe à l'opposé de la
culture bureaucratique. Si, dans la perspective de Peters et Waterman, elle prend les
traits d'un modèle quasiment unique et universel, notons qu'il n'en va pas de même
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chez Deal et Kennedy. Pour ces derniers, il n'existe en effet pas une culture mais des
cultures efficaces selon les caractéristiques de l'environnement. En fonction de celui-
ci, une entreprise peut avoir intérêt à avoir une culture "parieuse", "macho",
"laborieuse/joueuse" ou encore orientée vers les "processus". En outre, pour ces
auteurs, la variable culturelle ne vaut pas uniquement pour l'entreprise maiségalement pour ses services. Ainsi, la comptabilité gagne à avoir une culture
"processus" alors qu'une culture "parieuse" convient mieux à la recherche et
développement.
Indispensable, cette première condition n'est cependant pas suffisante. Pour être
efficace, une culture doit aussi être "forte", c'est-à-dire partagée par le plus grand
nombre. Ainsi, observent Deal et Kennedy, l'existence de sous-cultures peut conduire
au conflit, à la guerre intestine entre services. Pour éviter de tels dérapages, il fautqu'elles soient en quelque sorte chapeautées par une supra-culture permettant d'unir
les efforts vers un "même but, clair et identifiable".
Dans les écrits des pionniers de la corporate culture, les mythes, les symboles, les rites
et les héros constituent autant d'outils dont les dirigeants des meilleures entreprises
se servent pour diffuser les valeurs qu'ils considèrent comme essentielles63. A ces
vecteurs, Deal et Kennedy ajoutent la notion de réseau culturel formant une
hiérarchie informelle. Présente dans toutes les entreprises, elle constitue, à leursyeux, le moyen le plus puissant dont disposent les dirigeants pour agir sur la culture,
pour assurer la cohérence culturelle d'une entreprise.
Enfin, certains pointent l'existence de tabous. Il s'agit, selon le journal d'une grande
banque belge, "des choses ou des faits dont on ne parle pas, que l'on veut en fait
bannir de la mémoire collective, par exemple : une campagne publicitaire coûteuse
qui s'est révélée être un échec". Comme toute culture, la culture d'entreprise a donc
aussi ses zones d’ombre et ses non-dits.
Si, au départ, la gestion culturelle relève essentiellement du domaine de l'informel,
l'engouement provoqué par ce discours managérial débouchera rapidement sur
l'apparition de produits formalisés, standardisés. Avec eux, les mythes, les symboles,
les rites et les héros seront remplacés par les projets et les chartes d'entreprise.
63 Pour un aperçu exhaustif de ces différentes notions, le lecteur peut se référer à : Bosch (1984),Lemaître (1984), Stratégor (1988).
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social, détermination des "alliés" et des éventuels "opposants", campagne préalable
de communication interne pour éviter les risques de rejet...
Il est aussi à noter que l'élaboration du projet et/ou de la charte est dans la très
grande majorité des cas le fait exclusif du sommet. Même s'il existe desméthodologies plus participatives, celles-ci sont peu pratiquées. Par contre, le
lancement de ces projets et/ou chartes a souvent fait l'objet de cérémonies
particulièrement fastueuses réunissant l'ensemble du personnel "au siège de
l'entreprise ou dans un lieu qui revêt un caractère plus ou moins prestigieux" (Le
Goff, 1992 : 66).
d. Bilan critique
Soulignons d'abord que, parmi les entreprises citées en exemple par Peters et
Waterman, bon nombre de celles-ci ont connu de sérieux problèmes quelques années
après la parution de leur ouvrage. Malgré les attributs de l'excellence, elles ont
sombré. Ceci revient évidemment à s'interroger sur la pertinence de la méthodologie
utilisée et surtout sur les propos tenus par Peters et Waterman. Ainsi, constatant que
People express est passé, en l'espace de deux ans, de la "société new look à l'exemple
même de l'échec", Peters soulignera simplement, dans le Chaos management (1989),que, dans un univers devenu chaotique, "l'excellence ne marche plus" et qu'il faut y
tendre en faisant du changement la norme, en vivant dans un état d'urgence
permanent. Souffler revient en quelque sorte à périr. "Au style idéaliste et moral du
Prix de l'excellence se substitue un style impératif et guerrier" (Aubert et de Gaulejac,
1991 : 102). L'exigence de l'entreprise vis-à-vis de l'individu ne fait donc que croître.
Si, dans l'aventure, la culture a perdu une partie de son pouvoir "magique" (Jennings,
1984) aux yeux de nombreux managers, elle n'en est pas moins restée un des termes
clés du discours managérial de l'après-Prix de l'excellence. Aujourd'hui, par exemple,
elle figure dans tous les index des livres de management de référence. Elle s'est
imposée comme un des modes de gouvernement correspondant à l'entreprise
organique. Gérer par les valeurs, c'est, affirme Crozier, "élaborer la forme de
gouvernement non hiérarchique, qui permet d'échapper aux pesanteurs
réglementaires de l'ordre bureaucratique" (1989 : 62).
Avec Omar Aktouf (1990), soulignons que le raisonnement managérial sur la culture
est tout à la fois simpliste et déterministe : valeur = comportement. Il postule
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également que les individus sont "vides de culture et tout prêts à recevoir celle qu'on
voudra bien leur proposer" (Aktouf, 1990 : 74). Dans cette perspective, le travailleur
apparaît essentiellement comme un être passif, entièrement perméable et contrôlable.
Pour prendre une image moderne, il prend les traits d'un ordinateur que l'on peut
programmer et reprogrammer à souhait. On retrouve ici une idée aussi vieille que lemanagement. Or, comme par le passé, les choses ne sont pas aussi triviales. Hier
comme aujourd'hui, le travailleur est en effet toujours "sollicité par des allégeances
multiples" (Pierre, 1990 : 135).
Symbolisant "l’ingénierie culturelle", les projets et/ou les chartes sont souvent
apparus, pour les directions, comme un moyen rapide et efficace de doter leur
entreprise d'une "culture gagnante" (Chanlat, 1989). Comme l'organigramme, la
culture couchée sur le papier est souvent très loin de refléter la réalité culturelled'une entreprise. Ceci est d’autant plus vrai que l'entreprise est grande et diversifiée.
Et, comme le note Hervé Laroche, "les actions sur la culture sont toujours des actions
difficiles, coûteuses et de longue haleine. Le management par la culture n'est pas plus
facile que le management par les chiffres" (1991 : 588). Il est en tout cas parfaitement
illusoire de penser qu'un projet et/ou une charte sont susceptibles à eux seuls de
changer une "mauvaise" culture en une "bonne".
Si l'ingénierie culturelle se focalise sur la variable culturelle, le changement culturelpeut également résulter d'un travail sur d'autres variables. Telle a été une des
ambitions poursuivies par les managers au travers du management participatif.
3.2. Le management participatif
Avec la culture d’entreprise, la participation s’imposera, au début des années 80,
comme un thème fort du discours managérial sur la modernisation des entreprises.
Par rapport à la culture, la participation est loin d'être un thème aussi neuf. Depuis
les relations humaines, avec une visibilité et selon des formes très variables, il en a
toujours été plus ou moins question. En fait, au début des années 80, le regain
d'intérêt manifesté pour la participation tient surtout aux espoirs créés par les cercles
de qualité64. Cette technique a permis de donner un contenu ambitieux au discours
64 En France, ce thème gagnera en importance suite à l'instauration par le législateur, loi du 4 août
1982, d'un droit à l'expression des travailleurs salariés via la création de groupes – les groupesd'expression – au sein desquels ils pourront donner leur avis sur l'organisation de la production et dutravail.
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traditionnellement vague et timoré sur la participation des exécutants. Elle ouvrait en
effet la perspective de mobiliser l'intelligence de la base.
a. Les cercles de qualité
Inventés en 1962 par Ishikawa65, les cercles avaient pour principaux objectifs de
former rapidement les travailleurs japonais à l'usage des méthodes statistiques de
contrôle de la qualité et d'associer ainsi la base à la version japonaise du Total Quality
Control.
Très vite, les cercles gagnent du terrain. Selon la Japanese Union of Scientists and
Engineers, la JUSE, qui organise chaque année des congrès durant lesquels les cerclesviennent présenter leurs travaux, il existait plus de 200.000 cercles à la fin des années
80. En 1984, selon le Ministère japonais du travail, ils ont donné lieu, dans les
industries de fabrication, à 6.144 suggestions par entreprise. En moyenne, dans les
entreprises ayant des cercles de qualité, chaque salarié a ainsi proposé deux
suggestions. Selon Ishikawa, ils interviendraient à raison de 20 à 30 % dans le
processus d'amélioration des produits japonais.
Les percevant comme au coeur de l'efficacité japonaise, les Américains vont être lespremiers à s'intéresser aux cercles et à tenter de les transplanter. En 1973, l'entreprise
aéronautique Loockheed lance les premiers cercles américains. Trois ans après, elle
annonce avoir réalisé grâce à eux un bénéfice net de plus de 3 millions de dollars et
un return bénéfice/coût de l'ordre de huit pour un (Hutchins, 1985). L'expérience
s'avérant une succes story , la formule des cercles s'essaime rapidement aux États-Unis
et, dès la fin des années 70, la plupart des grandes entreprises américaines les ont
implantés.
Ce n'est que dans un second temps que les cercles feront leur apparition sur le
continent européen. En Belgique, il commence à en être réellement question au tout
début des années 80. A l'époque, quelques grandes entreprises les expérimentent
dont les ACEC – qui s'inspirera de l'expérience de son actionnaire principal
Westinghouse –, Solvay, Glaverbel, etc.
65 Il est à noter que la paternité des cercles est parfois attribuée aux américains. Ainsi, pour Michel DeCoster (1987), ils auraient vu le jour chez Ford dans les années 40.
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A l'image des pionniers américains et français réunis dans des associations
nationales, les belges fondent l'Association des Praticiens des Cercles de Qualité : le
PARCQ. Comme ses consoeurs, elle organise notamment des séances d'information
visant à sensibiliser les managers belges au "management participatif par les cercles
de qualité" et des activités d'assistance à l'implantation et au développement descercles. Signe du succès qu'elle rencontre, elle réunit, lors de son premier colloque en
1985, 325 participants autour du thème "Un nouveau climat pour une nouvelle
efficacité". Comme le soulignent Pol Costier et Marcel Van Lerberge, “l'enthousiasme
des pionniers est contagieux" (1987 : 455). Par extrapolation de la situation française –
entre 12 à 15.000 cercles en activité en 1985 pour une dizaine en 1980 –, Anne
Spruytte estime, en 1987, que "les cercles de qualité devraient quintupler d'ici deux
ou trois ans" (1987 : 454).
Au milieu des années 80, aux yeux de certains du moins, tout semble indiquer que
les cercles de qualité sont promis à un bel avenir; qu'il s'agit d'un "mouvement
profond" et "de grande ampleur" (Koch, 1985).
b. Une définition et un mode de fonctionnement
Selon la définition courante, un cercle de qualité est un petit groupe de volontaires –de 5 à 10 personnes provenant d'un même environnement et exécutant un travail
similaire - qui se réunit régulièrement – une ou deux heures par semaine ou
quinzaine –, pendant ou en-dehors des heures de travail, dans le but d'apporter des
solutions à des problèmes essentiellement techniques rencontrés dans leur travail
quotidien.
L'animation des cercles est le fait du responsable hiérarchique immédiat, formé pour
cela aux méthodes de gestion des groupes – techniques de conduite de réunions... –
et de résolution des problèmes – diagramme de Pareto, diagramme des causes/effets,
matrice de comptabilité...
Les cercles sont conçus pour être permanents66. Après avoir fait, à l'occasion d'un
brainstorming, l'inventaire des problèmes, le groupe en sélectionne un qui fait l'objet
d'une analyse approfondie principalement basée sur l'identification et le classement
des causes. Partant de là, il élabore une ou plusieurs solutions dont il évalue la
66 Notons que, parallèlement aux cercles de qualité, la littérature managériale met également l'accentsur l'importance du travail de groupes à travers des structures temporaires.
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faisabilité et la rentabilité économique. Ensuite, le cercle présente la solution retenue
à sa hiérarchie, qui décide de l'appliquer ou non. Cette dernière étape franchie, le
cercle se penche alors sur un nouveau problème et ainsi de suite.
Pour mener à bien son travail, le cercle peut aller chercher l'information dont il abesoin dans les différents services. En outre, pour l'aider dans ses démarches, on lui
attribue un facilitateur choisi au sein de la hiérarchie.
Comme on le voit, les cercles sont une technique relativement simple et adaptable à
des environnements très différents. Ceci a évidemment contribué à leur diffusion à
grande échelle. En outre, un des points forts de cette technique réside
incontestablement dans la rigueur des méthodes utilisées par les cercles (diagramme
de Pareto, diagramme des causes/effets...) et l'encadrement hiérarchique dont ils fontl'objet. Ils offrent donc la possibilité de canaliser et de contrôler étroitement
l'intelligence et la créativité de la base.
c. Les objectifs visés
Ardent prosélyte des cercles de qualité, Hervé Serieyx souligne que les objectifs visés
varient d'une entreprise à l'autre en fonction des besoins prioritaires :
"Telle entreprise, particulièrement menacée par la concurrence internationale,
aura sans doute intérêt à mettre en avant l'impératif d'amélioration de la qualité
technique; telle autre, handicapée par une grave crise de confiance de son
personnel ou par un manque d'engagement traduit par un absentéisme
grandissant, pourra préférer privilégier des objectifs moins techniques et plus
sociaux, tels qu'accentuer l'adhésion du personnel, le mobiliser" (1982 : 63).
Telle que mentionnée dans la littérature managériale, la gamme des objectifs et doncdes retombées possibles est relativement vaste. Parmi les objectifs qui reviennent le
plus fréquemment, on trouve invariablement :
1) l'amélioration de la qualité, prise au sens large : qualité du produit, des
conditions de travail, des communications...
2) l'amélioration de l'adhésion et de la motivation du personnel. Dépassant le
stade de "la consultation", le cercle "permet à chacun de se sentir concerné,
d'avoir un meilleur sentiment de considération, de dignité et la possibilité defaire reconnaître son vrai potentiel" (Serieyx, 1982 : 62).
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3) l'amélioration des relations hiérarchiques. En réunissant très régulièrement
les volontaires d'une équipe autour de leur supérieur hiérarchique, les cercles
contribuent "à renouer complètement les communications entre les échelons
d'exécution et la hiérarchie la plus proche" (Serieyx, 1982 : 62). Plus largement,
ils participent au décloisonnement de l'entreprise et à l'amélioration du climatsocial.
4) l'amélioration de la culture d'entreprise. Les cercles sont l'occasion de
nouveaux apprentissages. Ils s'inscrivent dans la perspective volontariste de
faire évoluer la culture en acte et non uniquement en parole.
5) la diminution des coûts de production. Pour Serieyx, l'expérience montre que
"les rapports entre l'investissement consenti (formation, assistance, temps
passé) et les gains obtenus vont habituellement de 1 à 4 et de 1 à 8 dans les
meilleurs cas" (1982 : 62).
Cette liste est évidemment non-exhaustive. A la suite d’une enquête de terrain,
Chevalier (1991) ajoutera l'objectif de "vitrine sociale" souvent implicitement
poursuivi par les directions. Pour ces dernières, les cercles deviennent un moyen de
promouvoir "l'image d'une entreprise dynamique et active", d'"arborer les signes de
l'entreprise innovante" (1991 : 43).
Quant aux syndicats, ils y ajouteront la volonté managériale de les marginaliser et decontourner les instances établies. Ils accusent les managers de vouloir jouer la carte
de la participation directe des travailleurs contre la participation représentative.
Au début des années 80, les cercles font largement figure de "solution miracle"
conciliant la performance économique et technique avec le progrès social. Cette
croyance a été d'autant plus forte que les exemples relatés, dans la presse, spécialisée
ou non, abondent systématiquement dans ce sens. Bien "packagés" (Chevalier, 1990
et 1991), les cercles ont aussi été bien "marketés".
d. Bilan critique
Tant aux États-Unis qu'en Europe, les cercles de qualité ont finalement fait long feu.
Très rares sont aujourd'hui les entreprises qui peuvent encore faire part de cercles en
activité. Les raisons de cet échec sont diverses : manque de soutien de la hiérarchie
intermédiaire, désinvestissement des directions, désintérêt de la base, désillusion des
pionniers, déception des participants...
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Outre ces raisons, la différence socioculturelle entre le Japon et l'Occident est parfois
avancée comme facteur explicatif. Bien adaptés à la mentalité du travailleur japonais,
les cercles ne le seraient finalement pas à celle du travailleur occidental. Ishikawa lui-
même pensait qu'il était impossible de les exporter en dehors des pays n'utilisant pasles caractères chinois ! Par rapport à ce type de justification, notons que le travailleur
japonais n'est pas aussi naturellement participatif qu'il y paraît. Au Japon, la
participation relève en effet de l'imposition et non du volontariat. Sondé en 1985 sur
les cercles de qualité, près d'un travailleur japonais sur quatre a déclaré que sa
participation aux activités des petits groupes était "plus contrainte qu'autonome"
(Inohara, 1991).
Quelles qu'en soient les raisons, l'échec des cercles de qualité n'est jamais que l'échecd'une méthode particulière. D'une part, à travers des dénominations diverses, l'idée
du travail en groupe est restée un des axes forts des stratégies de débureaucratisation
de l'entreprise. Toutefois, par rapport au début des années 80, elle s'est recentrée sur
les niveaux intermédiaires. D'autre part, sur un plan philosophique, le thème de la
participation paraît toujours une dimension clé du management postclassique.
3.3. La gestion des ressources humaines
Les ressources humaines constituent la troisième grande facette de la stratégie
managériale de modernisation de l'entreprise. Sous ce vocable, le travailleur est élevé
au rang de "capital", d'"actif" décisif. Le discours managérial est formel : dans la
course à la compétitivité, c'est l'homme qui fera toute la différence. S'inscrivant dans
cette perspective, Crozier souligne que :
"Dans un système haute technologie-service – qui prend progressivement la
place du système quantitativiste production-consommation de masse –, lesrelations se renversent, car la ressource humaine devient la ressource rare : la
possession des matières premières, des techniques et même du capital ne sont
intéressantes que dans la mesure où l'on peut les mettre en oeuvre, c'est-à-dire,
en fait, dans la mesure où l'on dispose des ressources humaines qui le
permettront" (1989 : 31).
Pour Serieyx, la montée en puissance de cette notion sanctionne l'abandon de "la
vision taylorienne de l'homme-instrument", le passage "d'une gestion juridico-comptable d'un personnel perçu comme une contrainte nécessaire à la dynamisation
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du potentiel de ses collaborateurs considérés comme son meilleur atout" (1991 : 11).
Alors que le chef du personnel symbolisait l'ancienne conception, le directeur des
ressources humaines apparaît comme le porteur d'un nouveau discours, d'une
logique de gestion des hommes.
Par ailleurs, signe des temps, la fonction de directeur des ressources humaines –
DRH – fait l'objet d'un profond processus de valorisation. Selon Françoise Piotet
(1991), les salaires des DRH s’alignent sur ceux des fonctions considérées
traditionnellement comme stratégiques. Les DRH font de plus en plus souvent partie
des comités de direction et participent à ce titre aux décisions stratégiques de
l’entreprise.
a. Le travailleur vu par la GRH
Explicitement désigné, le travailleur est qualifié d'homme complexe ou total. En clair,
il s'agit d'un homme aux "capacités insoupçonnées", qui constitue une "réserve
latente d'initiatives", de "créativité"... Pour Bergeron et Tourcotte, "ses besoins sont
nombreux et complexes : ils portent non seulement sur des choses matérielles, mais
aussi sur des facteurs tels que l'estime de soi, le sentiment de compétence et
d'importance, le développement personnel, l'intégration dans une équipe cohésive"(1984). En outre, toujours selon ces deux auteurs :
1) il recherche un travail "intéressant", c'est-à-dire comportant "une part
raisonnable de variété, de complexité, d'autonomie, d'échanges sociaux";
2) il désire participer activement aux décisions qui le touche de près;
3) il est intelligent : l'ouvrier comme l'employé possèdent "autant d'imagination,
de créativité et d'initiative que les cadres";
4) il peut, si les conditions le lui permettent, se motiver, se contrôler, et "agir en
adulte raisonnable et consciencieux".
Si les origines du terme sont confuses – sauf à souligner qu'il a pris forme aux États-
Unis, il est impossible de lui attribuer une quelconque paternité –, le discours de la
GRH sur l'individu entretient une filiation évidente avec l'école des besoins et des
motivations. L'homme tel que vu par les ressources humaines correspond trait pour
trait à l'homme en quête de réalisation. Les seules véritables différences résident dans
la tonalité du discours, et, d'un point de vue théorique, dans la complexité qui lui est
reconnue.
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b. La GRH en action
En pratique, la GRH couvre un vaste champ d'activité : recrutement, formation,
communication, gestion des carrières, négociation collective,... et très rares sont lesdomaines d'intervention de la GRH qui n'ont pas fait l'objet d'innovations tant sur le
plan conceptuel que technique. Nous nous limiterons à faire ressortir les principales
"idées-forces du management des ressources humaines" telles qu'elles sont apparues
au début des années 80 (Peretti, 1990 : 23).
Parmi celles-ci, il y a la recherche tous azimuts de la plus grande flexibilité possible.
Elle s'est manifestée dans des domaines aussi divers que les rémunérations,
l'organisation du travail, le temps de travail, les contrats de travail... et elle a pris desformes aussi diverses que : l'intéressement du personnel aux résultats financiers,
l'organisation en îlots, le travail intérimaire, la polyvalence du personnel...
Indispensable pour "répondre rapidement à toutes les évolutions de
l'environnement", elle répond également ", dans le discours de ses promoteurs, à un
souhait croissant des salariés" (Peretti, 1990 : 23).
Allant souvent de pair avec la flexibilité, l'individualisation de la gestion du
personnel a été une autre idée-force de la GRH. Elle s'est ainsi manifestée dans denombreux domaines : temps de travail, rémunération, carrière, formation... A travers
elle, les DRH ont surtout voulu passer d'une gestion bureaucratique du facteur
humain à une gestion méritocratique, considérée comme seule capable d’optimiser
l'utilisation de la ressource humaine. Au niveau des cadres, cette volonté s'est
principalement traduite par la généralisation des procédures d'appréciation et de
détection des potentiels. Notons qu'un des arguments souvent avancés en faveur de
ces techniques est de répondre à l’individualisme des cadres et à leur demande de
traitement différencié.
A ces deux idées forces, il convient d'ajouter le concept d'implication qui renvoie à la
nécessité de mobiliser les ressources humaines autour de l'entreprise.
Plus globalement, soulignons que l'entreprise performante est souvent décrite dans
ce courant comme une entreprise qui investit beaucoup dans l'immatériel. Pour Jean-
Pierre Pagé, par exemple, "la formation interne occupe une place importante dans
l'activité et le budget des entreprises "excellentes". Le budget de formation représente
en moyenne 3 à 4 % de la masse salariale et peut atteindre 5 à 6 %" (1990 : 36). En
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bref, sous le sceau de la GRH, l'intérêt de l'entreprise semble étroitement coïncider
avec celui du personnel.
c. La GRH avec ou sans les syndicats ?
Sur ce point, le discours et les pratiques de GRH sont beaucoup moins
monolithiques. En gros, deux scénarios coexistent : le rejet et le partenariat.
Le premier scénario est celui de l'entreprise californienne, souvent prise en exemple
par les penseurs du renouveau managérial. Basée sur l'individualisme et, son
complément indispensable, le sens de la communauté, elle est un haut lieu de
l'antisyndicalisme contemporain. Parlant des "californiens", Philippe Messinesouligne que, à leurs yeux, :
"le syndicalisme est (...) un obstacle, la synthèse diabolique des perversions à
éviter. Il est accusé de mille maux anticoncurrentiels : il agglutine ce qui ne doit
pas l'être; il rigidifie ce qui doit être flexible; il entrave le libre jeu des lois du
marché; il exerce un monopole artificiel de représentation et de négociation; il
refuse les nouvelles technologies..." (1987 : 91-92).
Bref, il n'y a pas de place pour les syndicats dans l'entreprise performante de la
Silicon Valley67. Pour les tenir à l'écart, certaines directions ont même développé des
"programmes de formation et d'information anti-syndicats" qui, sans être "purement
négatifs", précisent notamment "comment la hiérarchie doit et peut développer une
politique de communication avec le personnel" (Serieyx, 1982 : 23).
Quant au partenariat, il se retrouve sous des formes très diverses au Japon avec les
syndicats maisons, aux États-Unis avec le projet Saturn de la General Motors
(Messine, 1987) ou encore en Belgique chez Glaverbel, par exemple. Parlant de la"nouvelle politique de relations collectives" de l'entreprise, son directeur des relations
humaines et sociales déclare en 1986 qu'elle :
" (...) s'inspire d'une conception positive et constructive et non plus défensive
des relations industrielles. Nombre d'entreprises se contentent en effet de tenter
d'éviter les difficultés avec les syndicats ou simplement de les faire cesser.
67 Ceci ne veut évidemment pas dire que les syndicats ne sont pas présents dans certaines entreprises.
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Glaverbel, pour sa part, adopte sur ce plan une position radicalement
différente. Son ambition est d'obtenir l'adhésion de tous les partenaires de
l'entreprise aux objectifs fixés, par la mobilisation de leur intelligence et de leur
volonté ainsi que par la reconnaissance du syndicat comme partenaire
économique et non plus simplement comme partenaire social" (Wauters, 1986 :132).
Plus loin, il souligne que :
"On exige un client fort, un fournisseur fort, un banquier fort, mais on voudrait
un syndicat faible.
En matière de contrats avec nos partenaires habituels, nous recherchons le point
d'équilibre où les deux parties s'estiment gagnantes; dans le contrat de travail,qu'il soit collectif ou individuel, la notion "je gagne-tu gagnes" est trop
fréquemment absente. Les Golden Sixties ont fait fleurir des situations du type
"syndicat gagnant, entreprise perdante". Aujourd'hui, la tendance s'inverse
"entreprise gagnante, syndicat perdant". Dans les deux cas, la démarche est
vouée à l'échec à terme" (ibid.).
Dans cette entreprise, l'innovation sociale fera d'ailleurs l'objet d'une concertation
avec les organisations syndicales.
d. Bilan critique
En l'espace d'une décennie, le terme de ressources humaines a véritablement explosé,
entraînant l'idée d'une rupture avec le passé, d'une revalorisation du facteur humain
et de sa gestion. Certes dans l'intérêt bien compris de l'entreprise, l'homme allait
enfin être le centre des préoccupations. La GRH allait, à sa manière, faire rythmer le
progrès économique et le progrès social. Puisque la variable humaine faisait lacompétitivité, le premier ne pouvait aller sans le second. Le discours était on ne peut
plus clair.
Derrière la nouveauté du terme, le discours était loin d'être entièrement neuf.
Toutefois, à l'exception sans doute des relations humaines, la volonté de changement
avait rarement atteint une intensité aussi forte dans le chef des dirigeants. Les unes
après les autres, les grandes entreprises sont passées de la gestion du personnel à la
gestion des ressources humaines et entendaient par là "mettre l'accent sur la valeurhumaine".
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Triomphante dans les années 80, la GRH a réellement montré ses limites dans les
années 90. A l'époque, nombreuses sont en effet les entreprises qui, accumulant les
bénéfices et pratiquant le discours de la GRH, ont défrayé la chronique économico-
sociale du fait de licenciements massifs et brutaux. Considérées par les marchésfinanciers comme un gage de bonne gestion, les actions de ces entreprises ont pris de
la valeur ainsi que, par voie de conséquence, le patrimoine de leur dirigeant.
En avril 1996, sous le titre "Observez ce que nous avons fait... mais pas ce que nous
avons dit", Fortune s'est amusé à mettre en relief les propos tenus par les dirigeants
de quelques grandes entreprises américaines vis-à-vis de leur personnel et cela juste
avant qu'elles ne se restructurent. Dans le rapport d'activité de Cummins Engine, on
pouvait lire "des gens remarquables... Si nous avons une arme secrète, c'est ça " :2.000 licenciements. Dans celui de American Home Products, il était souligné "nos
salariés compétents, consciencieux et qui travaillent dur restent notre actif le plus
important. Je les remercie tous pour leur effort marquant de 1994" : 6.500
licenciements. Dans celui de la GTE, après avoir annoncé 17.000 licenciements, son
président mentionnait que "nos salariés talentueux et motivés restent engagés et
enthousiastes dans les télécommunications".
A ce jeu, la GRH a évidemment fini par perdre l'essentiel de son crédit. Du moins, levolet humaniste de son discours ne fait plus recette. Au fil du temps, la GRH s'est
d'ailleurs faite plus discrète sur ce point. Par contre, son discours n'a pas varié sur le
reste. Elle a en effet continué à parler de l'homme comme d'un potentiel à optimiser
et, sur le fond, la manière d'y tendre n'a pas changé.
4. La vague de la qualité totale
C'est vers le milieu des années 80 que la vague de la qualité totale commence à
s'affirmer avec force. D'une part, elle s'inscrit dans le prolongement de la vague du
début des années 80. Son objectif est en effet toujours la "rupture avec les schémas
traditionnels de l'entreprise dite taylorienne et de l'économie quantitative" (Gélinier
et Pumir, 1990 : 101). Pour ce faire, elle reprend l'essentiel du discours et des
méthodes liés à la première vague. Elle présente cependant des inflexions et des
particularités sur lesquelles nous porterons notre attention.
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4.1. La qualité comme dogme
En fait, à partir de la fin des années 70, la notion de qualité acquiert peu à peu "le
statut de dogme ou d'évidence pour toute entreprise soucieuse de maintenir ou de
gagner des parts de marché et de s'attacher la demande du client-consommateur quiest l'arbitre impitoyable" (Warnotte, 1991 : 4). A l'opposer du taylorisme et du
fordisme privilégiant la quantité et ses économies d'échelle, la qualité s'impose
comme un des piliers de la nouvelle compétition :
"Dans le climat hyper concurrentiel (...), la composante "qualité" devient
déterminante dans les stratégies marketing et commerciales définies par les
entreprises, petites et grandes. La différence sur le marché se fait désormais sur
la qualité des biens et des services proposés au public et non plus seulement surle prix ou le look de ceux-ci" (Rousseaux, 1990 : 28).
Parallèlement, dans de nombreux pays, la qualité fait l'objet d'un effort de promotion
particulièrement important. En Belgique, à la fin des années 80, le Pracq, devenu
l’Association pour la Pratique de la Gestion Participative et de la Qualité Totale68,
lance une campagne nationale sur le thème "Qualité totale et participation". Selon son
président, l'enjeu est de taille. Reprenant les résultats d'une enquête réalisée auprès
des 500 plus grosses entreprises européennes, il souligne que "150 d'entre elles ont
déclaré que la mise en oeuvre d'une bonne politique de Qualité Totale permettait, en
moyenne, d’augmenter les bénéfices avant impôts à concurrence de 17 % du chiffre
d'affaires et de 35 % de la valeur ajoutée" (Van Ossel, 1990). Par ailleurs, la qualité fait
l'objet d'articles, de séminaires et de formations de plus en plus nombreux, et
entraîne la création d’associations spécialisées dont, en 1988, l'Association Wallonne
pour la gestion de la Qualité, relais national du Centre Belge pour la Qualité, qui est
elle-même l'antenne nationale de l'European Organization for Quality.
4.2. De l'ombre à la lumière : un bref historique de la qualité totale
Les origines de la qualité totale remontent aux années 20 et elles ont pour décor la
Bell Telephone et sa filiale la plus importante : la Western Electric Company. Tout
part de l'impossibilité dans laquelle la Western Electric s'est trouvée de faire
fonctionner un nouveau type de centrale téléphonique, tant "la quantité de défauts
68 Rappelons que lors de sa constitution au début des années 80, le Pracq se désignait commel'Association des Praticiens des Cercles de Qualité.
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était grande" (Jouslin de Noray, 1990 : 5). Or, comme le note Frederik Mispelblom,
l'industrie du téléphone est à maints égards une industrie hautement stratégique :
"C'est un secteur dans lequel même les petits défauts peuvent avoir de très
graves conséquences, non seulement pour l'abonné particulier, qui n'avait pasun grand pouvoir de pression sur Bell, mais aussi sur des clients puissants,
comme les entreprises ou l'armée" (1995 : 33).
Cet incident poussera la Bell Telephone à créer un département chargé de s'occuper
de la qualité de la production. Parmi ses membres, figurent notamment G.D.
Edwards, W.A. Shewhart et J.M. Juran, c'est-à-dire trois des penseurs au fondement
de l'approche "qualiticienne".
Dans cette optique, la gestion de la qualité est essentiellement posée comme un
problème d'ordre statistique et donc d'experts. Elle va ainsi se formaliser à travers
l'apparition de méthodes statistiques, auxquelles Shewhart attachera son nom, ainsi
que de la notion d'assurance qualité et de la séparation de la fonction qualité de celle
de la fabrication. Ces deux derniers aspects seront l'oeuvre d'Edwards. Telle que
défendue par ce dernier, la séparation des fonctions va tout à fait dans le sens de la
spécialisation prônée par le management classique.
A l'ombre du management, des années 1920 à la fin de la seconde guerre mondiale, la
qualité va en fait se constituer comme un "terrain spécifique, autonomisé par rapport
au reste de la production, avec ses théories, ses méthodes et ses milliers de
spécialistes, ingénieurs pour la plupart" (Mispelblom, 1995 : 34). La seconde guerre
mondiale va d’ailleurs puissamment contribuer à la diffusion de la "qualité
statistique" (Hermel, 1989). Aux États-Unis, sous l'impulsion du ministère de la
guerre, les ingénieurs de la Bell Telephone forment ceux des industries de
l'armement. Et, pour garantir la qualité de son armement69, l'armée américaine
définit la norme standard de "niveau de qualité acceptable" (NQA).
En 1945, A. V. Feigenbaum publie un article intitulé : "Quality as a Management" et,
en 1951, un livre au nom de Total Quality Control, qu'il présente comme :
"un système destiné à intégrer efficacement les efforts des divers groupes d'une
organisation afin de développer, de maintenir et d'améliorer la qualité. Son but
est de permettre au marketing, aux études, à la production et aux services
69 Notons que les industries dites à risques – chimie, nucléaire... – joueront un rôle fondamental dansl'essor des standards en matière de qualité.
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d'atteindre une complète satisfaction du client de la façon la plus économique"
(cité par Gogue, 1990 : 111).
Pour l'auteur, bien que restant l'oeuvre d'experts, la qualité n'est donc plus l'apanage
exclusif d'un service. Au contraire, il fait de la mise en place du “Total QualityControl” (TQC) une responsabilité fondamentale du management et, plus
particulièrement, des directions générales. Systémiste, il tend à faire de la qualité un
mode de management orienté, en externe, vers la satisfaction du client et, en interne,
vers le démantèlement de "l'usine cachée", c'est-à-dire de l'usine nécessaire pour
réparer les pièces défectueuses et remplacer les produits revenant des clients. Selon
lui, celle-ci représente entre 15 à 40 % de la capacité de production d'une usine.
En 1960, sous la houlette P. Crosby, la qualité qualiticienne franchit une troisième etdernière grande étape : celle de la responsabilisation des ouvriers et des employés.
Avec son "Programme Zéro Défaut", la qualité devient "l'affaire de tous" et il est
demandé à chacun "de faire bien du premier coup ce qu'il faut de toute façon faire".
A cet égard, Crosby réalise la jonction entre les qualiticiens qui commencent à voir
dans l'employé un facteur fondamental de la maîtrise de la qualité et les
psychosociologues qui y voient un être capable d'assumer des responsabilités, de se
comporter en travailleur consciencieux.
Par ailleurs, Crosby témoigne d'une exigence beaucoup plus grande en matière de
qualité à obtenir. Dans sa conception, la norme de "niveau de qualité acceptable"
revient ni plus ni moins à :
"écrire dans un contrat que le fournisseur livrera x pour cent de pièces
défectueuses à son client et que tout le monde sera content" (cité par Gogue,
1990 : 156).
Or, le sens du "zéro défaut" de Crosby, c'est d'arriver à garantir à 100 % la qualité desproduits ou des services fournis.
Si les pionniers de l'approche qualiticienne sont américains, c'est au Japon que la
qualité totale mûrit comme mode de management. Au lendemain de la seconde
guerre mondiale, les produits japonais sont et ont la réputation d'être de piètre
qualité, de constituer un second choix. Confrontés à la nécessité d'exporter, les
gestionnaires japonais vont faire de la maîtrise de la qualité un axe prioritaire pour
renverser cette situation.
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Pour ce faire, la toute jeune Japanese Union of Scientists and Engineers s'appuie sur
Edwards Deming et Josepth Juran. Au début des années 50, cette association invite
ces deux américains pour initier plusieurs centaines de dirigeants de cadres japonais
aux méthodes de contrôle statistique de la qualité. Par ailleurs, élevée au rang de
priorité nationale, la qualité fait l'objet, à la fin des années 50, de cours diffusés par laradio japonaise. Les cadres, les employés et les travailleurs Japonais peuvent ainsi se
former tout "en prenant leur petit déjeuner" (Gogue, 1990 : 138).
Alors qu'aux États-Unis, malgré les apports de Feigenbaum et Crosby, la qualité est
essentiellement restée une affaire de spécialistes, les Japonais vont se singulariser en
impliquant concrètement les travailleurs. C'est d'ailleurs dans cette optique
qu'Ishikawa – tête pensante du Total Quality Control à la japonaise – conçoit en 1962
le cercle de qualité, qu'il baptise d'ailleurs Cercle de contrôle de la Qualité.
C'est finalement toute auréolée de son succès japonais que la qualité totale sortira de
l'ombre pour devenir le mode de management universel de l'entreprise performante.
4.3. Qu'est-ce que la qualité totale ?
Selon une société belge de consultance, il s'agit d'un :
"processus d'amélioration continue réalisé par toute l'organisation dans un
esprit client-fournisseur (interne)".
Bien qu'il existe des variantes, cette définition synthétise assez fidèlement la vision
managériale de la qualité totale.
En tant que "processus", la qualité totale est posée comme une démarche nécessitant
du temps. Selon Octave Gélinier et Philippe Pumir, en terme de compétitivité, seseffets ne se fait sentir qu'après deux ans et "l'assimilation complète peut exiger de
cinq à dix ans d'efforts soutenus" (1990 : 110). Cependant, ils considèrent que cette
dernière peut être réduite à deux ans "dans le cas où l'entreprise affronte un défi
externe, avec un leader qui sait communiquer un projet crédible et mobiliser les
énergies autour de sa mise en oeuvre participative" (ibid.).
Toutefois, cela ne doit pas faire illusion. Ce processus est en effet dit "d'amélioration
continue". Il est donc sans fin. Par voie de conséquence, si on va au bout duraisonnement, la qualité totale n'existe pas. Elle est un idéal vers lequel il faut
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constamment tendre. De ce point de vue, le discours de la qualité totale est celui du
dépassement permanent, du dépassement incessant. Avec elle, rien n'est jamais
excellent.
Par ailleurs, ce processus concerne "toute l'organisation". Sa mise en oeuvre est unedécision d'ordre stratégique. La qualité totale est une démarche de type top-down,
qui, partant du sommet, se diffuse dans le reste de l'organisation. Tous les manuels
s'accordent d'ailleurs pour faire de l'implication du top management une condition
décisive de succès. Outre la décision d'implantation, il doit soutenir le processus de
manière à obtenir l'adhésion du personnel. Le discours de la qualité totale est celui de
la mobilisation générale.
Mais "toute l'organisation" a une deuxième signification. Elle postule en effet que lanon-qualité n'est pas uniquement liée aux matières premières, aux machines et aux
hommes qui les utilisent ou les surveillent. Au contraire, sous cet angle, "l'usine
cachée" résulte tout autant si pas plus de la non-qualité de l'organisation : manque de
communication, manque de réactivité... Il n'est pas rare de lire que "80 % des erreurs
sont en fait provoquées par le système". La qualité des produits et des services va
donc de pair avec celle de l'organisation.
Enfin, la qualité totale se fait dans un "esprit client-fournisseur (interne)". Selon cetteexpression, chaque personne ou service doit se considérer et se conduire comme un
client, qui achète des biens ou des services, et un fournisseur, qui vend des biens ou
des services. En interne, la relation commerciale est ainsi instituée comme un
mécanisme de coordination. Selon Louis Napolitano, ingénieur à la Cegos, cette
transposition permet d'apporter :
"un éclairage nouveau et fructueux à de nombreux problèmes rencontrés dans
les activités de l'entreprise. Depuis la recherche des besoins effectifs des clients
jusqu’à la vérification de la satisfaction des multiples interlocuteurs. (...). Larègle du jeu est que chacun s'efforce d'obtenir le plus possible de l'autre. C'est
aussi un échange de bons procédés dans lequel, le client devant faire un choix,
le fournisseur le conseille et lui procure les fournitures conformes à ce qui est
promis. Le vendeur a, par ailleurs, l'obligation de garantir l'absence de vices
cachés" (1990 : 360-361).
Plus largement, dans le discours de la qualité totale, le client occupe une place
prépondérante. Par rapport au fonctionnement bureaucratique, la qualité totale viseà le "replacer au centre de l'organisation". Elle le fait en parlant du client interne
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qu'est le travailleur. Symboliquement, certains dirigeants iront jusqu'à inverser
l'image traditionnelle de la pyramide avec, en haut, le client externe et, juste en
dessous, les cellules, c'est-à-dire, dans le langage classique, les ateliers et les bureaux.
Ayant pour but d'attirer l'attention sur le rôle crucial joué par le travailleur-client-
fournisseur dans la satisfaction du client externe, cette représentation met égalementl'accent sur le poids déterminant des clients externes. Ces derniers dominent toute
l'organisation. Les travailleurs apprendront d'ailleurs que le véritable patron est le
client, interne et surtout externe.
Sur ce point, laissons les mots de la fin aux dirigeants d'un grand groupe chimique :
"1990 aura été le moment d'améliorer encore notre philosophie de gestion. En se
lançant dans une démarche de Maîtrise Totale de la Qualité, – l'entreprise –entend dépasser la notion de qualité des produits et des procédés, pour mettre
le client et ses souhaits au centre de toutes les préoccupations et gagner ainsi
encore en service et en compétitivité" (extrait d'un rapport d'activité).
4.4. Les outils de la qualité totale
La "boîte à outils" de la qualité totale est particulièrement riche et diversifiée. Parmi
les nouveautés les plus significatives, relevons notamment le Plan d'Amélioration de
la Qualité – PAQ –, le Statistical Process Control – SPC –, la Topomaintenance – TPM
– et, bien sûr, les normes ISO 9.000, qui vont connaître un essor foudroyant.
Oeuvre de l'International Standard Organisation, elles sont publiées en 1987. La
même année, elles sont adoptées par le Comité Européen de Normalisation et, par la
suite, par les différents instituts nationaux, dont l'Institut Belge de Normalisation.
Très rapidement, ces normes se sont imposées comme des références internationales
avec, pour principale conséquence, l'homogénéisation du discours et des pratiquesen matière de qualité70. Elles constituent un référentiel commun à tous les pays
industrialisés.
Dans les relations commerciales, elles font office de label garantissant la conformité
des produits et des services. C'est dans cette optique que les donneurs d'ordre les ont
imposées à leurs sous-traitants qui, dans un second temps, ont fait de même avec les
70 Notons toutefois que, tant au niveau international que national, des différences apparaissent dansl'interprétation et la rigueur d'application des normes.
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leurs. Sur certains marchés, il est même devenu impossible pour une entreprise de
prospérer sans être certifiée, c'est-à-dire sans pouvoir prouver sa mise en conformité
avec les exigences des normes de la série ISO 9000. Vues sous cet angle, de toutes les
innovations managériales, les normes ISO 9000 sont les seules dont la diffusion
relève plus de la contrainte que du volontarisme.
Dans l'histoire de la normalisation, elles forment une troisième génération (Courtier
et Vaucelle, 1990). Alors que la première génération de normes se limitait à spécifier
les caractéristiques d'un produit – la dimension des vis et des écrous, par exemple –
afin d'assurer l'interchangeabilité des pièces, et que la deuxième fixait des seuils de
performance à atteindre sans se préoccuper des moyens pour y parvenir, les normes
ISO 9000 franchissent un nouveau pas en portant sur la gestion même de la qualité
dans l’entreprise.
En réalité, il existe cinq normes ISO : ISO 9000, 9001, 9002, 9003 et 9004. La première
est un descriptif portant sur la sélection et l'utilisation des autres normes. Elle dit
également ce qu'il est convenu d'entendre par qualité, assurance qualité, système
qualité... Quant à la dernière, la 9004, elle définit les principes directeurs et les
éléments de base sur lesquels doivent reposer la conception et la mise à l'oeuvre d'un
système qualité. Seules les normes 9001, 9002 et 9003 sont réellement opérationnelles
et donnent lieu à une certification. Elles définissent des exigences à atteindre enmatière d'assurance qualité vis-à-vis de l'extérieur. Entre ces trois normes, la grande
différence tient dans ce qu'elles assurent : de la conception aux services après-vente
pour la 9001; uniquement la production et l'installation pour la 9002; uniquement le
contrôle final de la fabrication pour la 9003. Le degré d'exigence peut également
varier entre ces trois normes. Indispensable dans le cadre de la 9001, la tenue d'audit
interne, par exemple, est absente de la 9003.
Sans entrer dans les détails, notons que la mise en place d'un système qualité
conforme à la norme de référence est une procédure particulièrement lourde et
coûteuse, selon Mispelblom, "au minimum 500.000 francs français pour une
entreprise, qui doit affecter du personnel pour la préparer, faire venir des
consultants, introduire des modifications organisationnelles" (1995 : 162). Par ailleurs,
le certificat est délivré par un organisme accrédité – donc indépendant à l’entreprise
– et cela pour une période de trois ans, pour le peu que l'entreprise satisfasse aux
audits semestriels de suivi.
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Parmi les autres traits saillants de la démarche, relevons encore l'existence de la
"pyramide de la qualité" avec, à son sommet, le manuel qualité et, à sa base, la farde
Assurance qualité. Le manuel qualité présente la politique de l'entreprise en matière
de qualité et son organisation générale. Exigé pour la certification, il a pour objectif
d'informer le personnel et surtout les clients sur les mesures prises pour assurer laqualité des produits et services fournis. Quant à la farde A.Q., elle contient les
procédures que le salarié doit suivre pour répondre aux exigences de qualité des
produits et services. Autrement dit, dans cette farde, se trouvent les consignes qui
doivent être fidèlement exécutées.
Dès lors, si les normes ISO 9000 sont souvent l'occasion de repenser le
fonctionnement de l'entreprise, elles se traduisent aussi souvent par le grand retour
de la paperasserie, de la règle et de son respect. En bref, elles s’avèrentpotentiellement porteuses d'une dérive bureaucratique.
4.5. Bilan critique
Si la qualité totale absorbe la quasi totalité des idées forces de la première vague, la
place qu'elle accorde à l'assurance qualité est symptomatique de la recherche tous
azimuts de l'efficacité. Elle est aussi révélatrice des contradictions qui traversent lemanagement contemporain. A cet égard, la contradiction majeure de la qualité totale
est de solliciter l’intelligence des travailleurs tout en leur disant "arrête de te casser la
tête et fais ce qui est écrit" (Lebaube, 1993). Il s'agit en quelque sorte d'être en même
temps post-taylorien et taylorien.
Pour les entreprises, gérer cette contradiction n'est pas évident. Formellement, les
normes ISO recommandent l'association du personnel à la rédaction des fardes A.Q.
Dans la réalité, cette participation a pris des formes très variables. Dans certaines
entreprises, la base a effectivement contribué à l'énoncé des règles; dans la plupart
des cas étudiés, elles ont cependant été l'oeuvre de l'encadrement et de la maîtrise,
qui les ont ensuite purement et simplement imposées. Il va de soi que la manière
dont les procédures ont été produites et rédigées n'a pas été sans conséquences sur la
manière dont elles ont été perçues et utilisées par le personnel de base.
Par ailleurs, les normes ISO correspondent à une vaste formalisation de
l'organisation et du travail. A force de vouloir tout coucher noir sur blanc, à rendre
l'informel formel, elles réduisent les marges de manoeuvre de la base avec pour
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contrepartie négative de priver l'organisation de tout lubrifiant. Comme l'ont montré
de nombreux sociologues du travail, dont encore tout récemment Gilbert de Terssac
(1992), le travail réel est fait d'écarts, d’adaptations constantes à la réalité, et les
entreprises en tirent assurément une partie de leur efficacité. En outre, contrairement
à ce que l'on peut penser, la formalisation des savoirs-faire est loin d'être évidente.Dans la fabrication du papier, note Mispelblom, "la température et la consistance de
la pâte sont évaluées au jugé, à l'aide du toucher, de l'ouïe, de l'odorat et de la vue.
En été, quant il fait plus de 40° sous la voûte de l'usine, la pâte ne sèche pas de la
même façon qu'en hiver. Formaliser ce savoir-faire implique d'apprendre à l'écrire,
donc à expliciter aux fins de transmission des manières de faire qu'on ne connaît soi-
même qu'en partie" (1995 : 176). Coulé en procédure, ce savoir-faire ne peut que
s’avérer très imprécis, très approximatif et donc finalement peu pertinent et opérant.
Enfin, soulignons que l'assurance qualité est loin d'être toujours aussi rigoureuse
qu'il n'y paraît. Par exemple, Christian Doucet dénonce le manque d'analyse critique
de la part des auditeurs. Selon lui, "les audits qualité se transforment souvent en un
simple contrôle de l'application de procédures prédéfinies, ne donnant ainsi que de
faibles garanties" (1990 : 253). Dès lors, l'illusion de la qualité tient souvent lieu et
place d'assurance qualité.
5. La troisième vague : la radicalisation
Par rapport aux années 80, les années 90 témoignent d'une radicalisation du discours
managérial. En gros, le refrain n'a pas changé : "les bonnes vieilles méthodes de
gestion ne marchent plus", "la bureaucratie est dépassée", "il faut repenser
l'entreprise", "l’environnement est complexe"... et, comme dans les années 80, le
changement passe toujours par la culture, la mobilisation des ressources humaines...
Toutefois, aux yeux de certains, les moyens employés n'ont pas porté leurs fruits ou
pas suffisamment. Il faut donc aller plus loin et plus profondément. C'est dans cet
ordre d'idées que James Champy et Michael Hammer (1993), dernières grandes
figures de proue en date du management américain, ont proposé le reengineering.
Sous cet intitulé, Champy et Hammer proposent un changement "profond" et
"radical". Pour eux, leur approche est "révolutionnaire" et les objectifs visés pour le
moins ambitieux : réduction des délais de 70 % et des coûts de 40 %, augmentation
de la satisfaction des clients, de la qualité et du chiffre d'affaires de 40 % et expansion
de la part de marché de l'ordre de 25 %.
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En deux ans, leur ouvrage Reengineering se vend à près de 2 millions d'exemplaires.
En 1994, la mise en oeuvre de ce nouveau concept fait l'objet d'une première
évaluation71. 69 % des 497 entreprises américaines et 75 % des 124 entreprises
européennes interrogées l’avaient exploité et plus de la moitié des entreprisesrestantes déclaraient être tentées par la formule.
En 1995, constatant que, malgré des "résultats spectaculaires", le reengineering est
loin d'avoir réalisé tout "son potentiel", Champy publie un nouveau livre portant
cette fois sur le Reeingineering du management. Son objet : aider les entreprises à
achever la "révolution amorcée en 1993".
5.1 Qu'est-ce que le reengineering ?
Au niveau de sa philosophie, le reengineering prend en quelque sorte le contre-pied
de la qualité totale. Pour Champy et Hammer, il faut en effet aller vite et faire fort.
Ainsi, le premier écrit que :
"Désormais, tous nos efforts, quels qu'ils soient, ne suffisent plus. Le
changement progressif, en douceur, voilà ce dont nous avions l'habitude : celui
qui gère à l'aide d'une planification prudente, d'un consensus patiemment
construit et d'une exécution bien maîtrisée. Or, à l'heure actuelle, il faut non
seulement gérer le changement, aussi le provoquer, et ce sur une vaste échelle
et à toute vitesse. Dès que nous nous arrêtons un seul instant pour réfléchir
calmement à la situation, celle-ci se métamorphose sous nos yeux et, du coup,
ôte toute validité à nos jugements, y compris les mieux étayés" (1995 : 16).
L'angle d'attaque privilégié par Champy et Hammer est la reconfiguration des
processus de l'organisation. Schématiquement, il s'agit de supprimer tout ce quiapparaît comme superflu en recentrant le fonctionnement de l'organisation sur le
client, en décentralisant les responsabilités et en externalisant tant que faire se peut.
Pour eux, les questions essentielles que le manager moderne doit constamment – "en
pleine journée et en pleine nuit" – se poser sont : Comment faire telle opération plus
vite ? Comment la faire à moindres coûts ? A quoi sert telle opération ? Et si nous y
renoncions tout simplement ?
71 Soulignons que cette évaluation a été faite par CSC Index, une société américaine de conseil dont leprésident est... James Champy.
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5.2. Faire mieux avec moins
L'effet le plus immédiat et le plus palpable du reengineering est évident desupprimer des emplois par enrichissement de ceux qui sont préservés. Avant d'être
synonyme d'enrichissement du travail, dans de nombreuses entreprises, le
reengineering s'est imposé comme la manière actuelle de parler de restructuration.
Abordant cette question, Champy souligne que, partant des clients, la :
"refonte logique, précise et radicale – des processus – fait voler en éclats la
machine bureaucratique. En effet, à partir du moment où l'on définit leresponsable comme celui qui peut aider le client, on découvre que des niveaux
entiers de l'ancienne organigramme n'ont plus lieu d'exister. Toutes ces cases se
révèlent soudain sans objet et les individus qui les peuplent sans utilité.
Pourquoi ? Parce que le rôle qu'ils jouaient précédemment n'avait qu'un sens
interne, c'est-à-dire qui ne dépassait pas les besoins de fonctionnement de la
machine" (1995 : 30).
Dès lors, la compression des effectifs est inévitable. Pour Champy et Hammer, elle
est le passage obligé vers la plus grande efficacité, vers la responsabilisation des
effectifs restant. En l'occurrence, pour eux, il ne faut donc pas confondre le moyen et
l'objectif du reengineering.
Par ailleurs, dans son second ouvrage, parlant d'une "nouvelle alliance" entre les
individus et l'entreprise, Champy consacre quelques lignes à la gestion des
sureffectifs. Parmi celles-ci, on peut notamment lire qu'il n’y a pas de "bon
licenciement", que cela doit se passer "de la façon la plus humaine possible"... Entre
autres choses, par personne interposée, il mentionne le paradoxe du cadre qui,appliquant le reengineering à la lettre, en arrive à supprimer son propre poste. Pour
ce héros du management moderne, l'histoire se termine bien. L'entreprise ne peut en
effet lui dire "Désolé, mais vous n'avez plus de boulot". Au contraire, il faut lui offrir
un autre poste. Aux yeux de l'auteur, cette histoire est évidemment riche de sens. A
l'extrême, les lecteurs du Reengineering du Management peuvent notamment en
conclure que, dans le cheminement vers l'entreprise reconfigurée, la meilleure des
stratégies pour garder son emploi est encore de proposer de la suppression de son
propre poste. A cet égard, Champy brise incontestablement un des derniers tabousde la littérature managériale.
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6. L'entreprise flexible comme modèle d'efficacité
Si on adopte une lecture transversale des trois vagues qui ont successivement faitl’actualité du management depuis le début des années 80, indépendamment des
moyens mis en oeuvre, l'entreprise flexible, voire même "hyperflexible" (Choate et
Linger : 1987), apparaît comme l'idéal-typique de la nouvelle entreprise performante.
Cette configuration est entièrement dictée par l'extérieur. Elle est la seule qui soit
adaptée aux nouvelles conditions de la compétition internationale.
Au niveau structurel, il s'agit d'une structure plate, c'est-à-dire présentant peu deniveaux hiérarchiques. Elle se compose de cellules orientées, selon les cas, vers la
satisfaction du client interne ou externe. Dans les schémas les plus élaborés, les
services fonctionnels facturent leurs interventions à leurs clients internes et, dans
certains domaines, ces derniers peuvent les mettre en concurrence avec l'extérieur.
En interne, elle comprend le moins d'effectif possible. La gestion de ceux-ci répond à
la logique des ressources humaines et des efforts importants sont consentis dans la
formation – learning organization –, l'information, la communication... La supervisiondirecte n'est plus basée sur la relation d'obéissance. Par ailleurs, sans dédaigner les
règles – normes ISO 9000 –, l'entreprise performante compte beaucoup sur les valeurs
partagées pour orienter les comportements. Compétent, son personnel est polyvalent
et impliqué. La relation qui l'unit à l'entreprise dépasse le simple contrat de travail.
Son temps de travail et sa rémunération sont flexibles. Son temps travail est régulé
par la demande ou la réalisation de projets (Moss Kanter, 1992). Sa rémunération
comprend une partie fixe – "la plus faible possible", peut-on parfois lire – complétée
par des primes liées aux performances individuelles – principe de la méritocratie –,
de l'équipe et de l'entreprise. Il fait l'objet d'une gestion individualisée, en terme de
carrière notamment. Enfin, dans les ateliers, il travaille selon la formule de
l’"empowerment" (Moss Kanter), expression moderne des groupes semi-autonomes.
A côté de ce noyau dur, l'entreprise flexible fait abondamment appel à la sous-
traitance et à l'intérim. Ce recours témoigne d'une politique de gestion du personnel
à deux faces ou à "deux vitesses" (Lipovetsky, 1992). Entre "centre et exclus", comme
le relève Paul Bouffartigue (1993), cet appel contribue à l’émergence d’une zone de
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plus en plus large d'instabilité et de vulnérabilité. Mais de cela la littérature
managériale n’en parle pas...
Conclusion
Au regard de l'histoire du management, les décennies 80 et 90 apparaissent comme
des décennies de recherche et d'innovations intenses sur le plan socio-
organisationnel. D'une part, les managers ont dû se forger l'image de l'entreprise
efficace qui doit prendre le relais de la bureaucratie mécaniste. D'autre part, ils ont
dû trouver les outils permettant le passage de l'une à l'autre. Si les contours de
l'entreprise flexible ont rapidement pris forme, c'est la question du "comment faire"
qui a surtout posé problème.
A cet égard, comme on l'a vu, les managers ont multiplié les innovations en tous
genres. Adoptant un regard d'archéologue, Françoise Piotet souligne que les
organisations portent en elles les "traces des courants successifs qui ont traversé le
monde industriel" (1988 : 20). Ces deux dernières décennies, les strates sont
incontestablement de plus en plus ténues. En France, nombreux sont ceux qui ont fait
appel à la notion de mode pour parler de la frénésie managériale de nouveautés,
(Midler C., 1986; Thévenet M., 1985 et 1988). Selon celle-ci, à chaque fois poséecomme la "pierre philosophale du management", chaque innovation aurait
finalement été marquée du sceau de l'éphémère.
Heureuse sous certains aspects, la notion de mode est cependant fort réductrice. Elle
occulte notamment les grandes constantes qui traversent, depuis le début des années
80, le discours managérial. En outre, elle tend à faire de l'acteur managérial un acteur
frivole. Or, si la cohérence des innovations soulèvent un certain nombre de questions,
l'essentiel réside sans aucun doute dans l'existence d'un projet homogène de
modernisation : l’entreprise flexible.
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Conclusion générale
En près d’un siècle, les conceptions managériales du travailleur et de l’entreprise efficace ont
radicalement changé. D’un côté, d’homo-économicus, le travailleur est devenu un être
complexe, une ressource humaine. De l’autre, la bureaucratie mécaniste a fait place à
l’entreprise flexible.
Historiquement, ce passage a pris la forme d’un processus graduel.
Dans le contexte des décennies de croissance suivant la deuxième guerre mondiale, les
relations humaines, importées des Etats-Unis, constituent une première réponse aux limites dumanagement classique. Scientifiquement légitimées par les expériences menées à la Western
Electric et ayant fait ses preuves dans les entreprises américaines, les relations humaines
présentent l’avantage de ne pas remettre en question l’organisation du travail. Le travailleur
étant un homme social, pour le rendre plus efficace, il suffit en quelque sorte à l’entreprise de
satisfaire ses besoins sociaux, c’est-à-dire essentiellement de l’intégrer affectivement. Très
rapidement, l’école des besoins et des motivations fera rebondir le débat. Sans renier
l’existence de besoins sociaux, pour elle, l’homme doit être perçu comme un potentiel, un être
en quête de réalisation. Dès lors, pour le satisfaire, l’entreprise classique doit changer son
mode d’organisation. Au niveau des ateliers et des bureaux, elle doit élargir verticalement et
horizontalement le travail. Au niveau des cadres, elle doit adopter un nouveau style de
direction, plus épanouissant et efficace, la direction participative par objectifs. En fin de
période, face à la montée de la contestation sociale, le discours managérial se met à l’heure de
l’école socio-technique et des groupes semi-autonomes. Le “modèle suédois” vient ainsi faire
de l’ombre au “modèle américain”.
Au bilan de cette période, seul le courant des relations humaines a réellement connu un large
succès. Si le discours managérial fait une large place aux nouvelles formes d’organisation du
travail, dans les faits, à l’exception de la direction par objectif, les réalisations seront peu
nombreuses. Changer la bureaucratie mécaniste n’apparaît pas comme une priorité
managériale. Au contraire, la croissance lui a permis d’étendre son emprise à de nouveaux
secteurs d’activité.
Au début des années 80, il en va tout autrement. Le changement devient un impératif
managérial : il faut moderniser l’entreprise, c’est-à-dire l’adapter aux nouvelles exigences de
la compétition internationale.
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Depuis lors, le discours managérial accumule les innovations. Celles-ci prennent la forme de
trois grandes vagues. La première se forme autour du triptyque culture d’entreprise–ressource
humaine–participation. Avec elle, l’excellence existe. Elle est observable au Japon et aux
Etats-Unis. La seconde est celle du doute. L’excellence n’existe plus mais il faut
continuellement y tendre. C’est la vague de la qualité totale. La troisième est celle de la
radicalisation. Le changement passe alors par la mise à plat de l’organisation et sa
reconfiguration. La ressource humaine restant bien entendu la principale ressource de
l’entreprise reconfigurée.
Depuis le début des années 80, l’inflation de nouveautés a souvent conduit à parler des
innovations managériales comme d'autant d'effets de mode. Il est vrai que nombreux sont les
concepts et outils de gestion qui ont disparu presqu'aussi rapidement qu’ils n’étaient apparus.
Cependant, derrière l’éphémère, il existe une logique, une cohérence de construction. D’une
part, chaque vague pousse dans le même sens. Chacune à leur tour, elles sont en quelque sorte
venues éroder la bureaucratie mécaniste. D’autre part, si chaque vague présente des
nouveautés, elle s’alimente aussi de la vague précédente. A cet égard, les nouveautés ne sont
pas toujours aussi nouvelles qu’il n’y paraît; seuls, parfois, les termes changent.
De nombreux vecteurs ont contribué à diffuser les différentes vagues : les voyages au Japon
ou en Californie, les bureaux de consultance, les séminaires, la littérature managériale.
Parmi ceux-ci, la littérature managériale a sans aucun doute occupé une place privilégiée. Elle
a contribué à la diffusion massive du discours associé à l’innovation managériale. Certains
ouvrages de management ont atteint un tirage tout à fait impressionnant. Ces deux dernières
décennies, plusieurs d’entre eux ont franchi et parfois largement dépassé la barre du million
d’exemplaires vendus, s’imposant ainsi quasiment comme des phénomènes de société.
Ils sont l'illustration la plus aboutie de la nouvelle idéologie managériale : le ton est
mobilisateur, le changement est prôné comme une nécessité, les exemples de réussites sont
nombreux, l’environnement est présenté comme chaotique et imprévisible. Les "success
stories" sur lesquelles se fonde cette idéologie ne sont que des fragments de réalité, des
instantanés et tiennent lieu de démonstration. A travers elles, l'entreprise réelle n'existe plus,
elle devient universelle, voire mythique.
L'idéologie managériale impose ainsi une conception désincarnée et décontextualisée de
l'innovation, celle-ci se voyant imposée par la seule pression d'un environnement
monolithique et exogène, réduit à la dimension de compétitivité.
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Dans la réalité, la stratégie managériale doit composer avec un environnement endogène,
complexe et évolutif. L'application des nouveaux outils de management s'inscrit dans une
logique de changements cumulatifs, dont les leviers interagissent en permanence.
L'innovation managériale n'est jamais qu'une des facettes du processus actuel de
modernisation des entreprises.
Pour éclairer une telle dynamique, l'innovation managériale doit être recadrée par rapport aux
autres facteurs conditionnant l'histoire de l'entreprise dans laquelle elle est implantée. Ce
recadrage doit permettre de lui donner sa vraie dimension, au-delà de l'idéologie normative
qui la sous-tend. Elle en perdra peut-être en centralité et en visibilité; elle en gagnera
néanmoins en pertinence.
Cette tentative de recadrage fait l'objet de la deuxième partie de ce travail. En plongeant dans
la réalité complexe d'une grande entreprise industrielle, nous chercherons à caractériser
l'identité de l'innovation managériale au travers du creuset dans lequel elle a été mise en
oeuvre.
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DEUXIEME PARTIE
Du discours aux faits
l'histoire d'une modernisation
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Introduction générale
La deuxième partie de ce travail a pour objet d'analyser empiriquement le processus
de modernisation managériale d'une entreprise industrielle : Cockerill Sambre,
grande entreprise sidérurgique wallonne.
Cette entreprise n'appartient pas au club très restreint des entreprises qui ont servi,
ces dernières décennies, de références internationales en matière de management. De
fait, elle n'est ni une "entreprise de l'excellence", ni une "entreprise du troisième
type". En ce sens, elle ne fait pas partie de l'avant-garde managériale. Elle n'a rien à
voir avec "l'entreprise hypermoderne", dont la principale caractéristique est d'avoirréussi à "construire un système quasi parfait d'occultation des contradictions" (Pagès
et alii, 1992 [1979] : 13).
Cockerill Sambre, c'est de la sidérurgie, de la fonte et de l'acier. C'est une histoire
dont les racines les plus profondes remontent bien avant la première révolution
industrielle. C'est lors de celle-ci que les entreprises, qui en sont à l'origine, vont voir
le jour et contribuer au basculement de la Belgique dans l'ère industrielle. Le haut
fourneau, et les concentrations ouvrières auxquelles il donne lieu, s'imposent alorscomme les symboles forts d'une nouvelle société. Jusqu'il y a peu, le nombre de
millions de tonnes d'acier produites était un indice de puissance industrielle. Histoire
technique et économique, la sidérurgie, c'est aussi une histoire sociale et politique.
C'est un haut lieu de la "lutte des classes" et, à travers leurs organisations syndicales
et politiques, les ouvriers sidérurgistes ont puissamment marqué l'évolution sociale
et politique contemporaine.
Prenant du recul par rapport à l'événementiel, sur les trois ou quatre dernières
décennies, la trajectoire de l'entreprise peut être posée comme celle du passage d'un
"bloc sociotechnologique"72 (Bouvier, 1989) à un autre et, plus largement, d'un
système industriel à un autre, c'est-à-dire d'une " coagulation" liant entre eux des
"acteurs" aussi différents que les machines, l'environnement physique, la main
d'oeuvre, la clientèle, les conditions économiques et politiques de sa mise en oeuvre"
(Segrestin, 1992 : 138).
72 Pour rappel, le bloc sociotechnologique s'entend comme le croisement spécifique et durable entreorganisation et technologie, entre travail vivant et travail mort.
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Mises en perspective, la fin des années 60 et le début des années 70 apparaissent
comme l'apogée de l'ancien bloc, de l'ancien système. Durant cette période,
l'entreprise fait figure du prototype même de la bureaucratie mécaniste, de
l'entreprise taylorienne. Sa gestion est très traditionnelle. D'un côté, les ingénieurs et
la maîtrise qui ordonnent et, de l'autre, des exécutants. L'activité sidérurgique étant
très conjoncturelle, selon les années, les faiblesses du système sont plus ou moins
masquées ou apparentes. Sur le plan social, la conflictualité est plus ou moins vive
selon les outils et les bassins. En 1973, face à l'augmentation de l'inflation, les
sidérurgistes de Cockerill mènent la lutte pour obtenir une "prime à la vie chère"
(CRISP, 1974).
A partir de 1974, la cohésion de l'ancien système se voit brutalement remis en
question par la crise économique. De manière générale, celle-ci touche très durementla sidérurgie. Les fermetures d'outils se multiplient au point de faire disparaître de la
carte des sites entiers de production (par exemple, Athus en Belgique). Par ailleurs,
elle modifie les anciens rapports de force. Deuxièmement, face à la crise et à la
montée du modèle japonais, de nombreuses entreprises sidérurgiques commencent,
dès la fin des années 70, à revoir des pans entiers de leur ancien mode de
management. Pour elles, changer les anciennes cultures et modes de fonctionnement
devient un impératif majeur, un enjeu en terme d'efficacité. Enfin, dans les années 80,
les nouvelles technologies contribuent, à leur tour, à métamorphoser l'usinesidérurgique.
Cette mise en perspective nous conduit à mettre en évidence, au niveau de
l'entreprise, trois histoires connexes qui, tout en étant porteuses de dynamiques
spécifiques, convergent, au cours de notre période de référence – du milieu des
années 70 au milieu des années 90 –, pour faire "décoaguler" progressivement
l'ancienne cohérence, tout en créant, de façon chaotique, les conditions de
l'émergence d'une nouvelle configuration. Ces trois histoires s'inscrivent en quelque
sorte "en contrepoint" des deux autres, c'est-à-dire qu'elles évoluent de façon à la fois
simultanée, indépendante mais comme une sorte d'accompagnement, d'appui.
Elles portent d'abord sur la restructuration industrielle et le renversement des
rapports de force qui lui est associé, ensuite, sur la modernisation technologique et
ses impacts socio-organisationnels induits et, enfin, coeur de notre travail, sur la
modernisation managériale.
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Ce faisant, nous posons que l'innovation managériale doit être appréhendée que,
comme participant à un processus complexe constitué d'éléments qui interagissent
en permanence. L'analyse empirique de l'innovation managériale, en particulier dans
un contexte de mise en oeuvre qui lui est peu naturel – comme c'est le cas du secteur
sidérurgique –, impose de la poser, d'emblée, comme un processus imbriqué dans un
jeu de contraintes et d'opportunités qui la dépasse.
Par ailleurs, au niveau de sa logique propre, l'innovation managériale gagne aussi à
être posée comme un construit progressif, graduel, qui, tout en se fondant sur une
perspective à long terme, se développe au travers de phases itératives et s'adapte
ainsi dans le temps aux contraintes de sa mise en oeuvre tout en jouant sur les
opportunités.
Dans un premier chapitre, nous retraçons dans les grandes lignes les principales
étapes de la restructuration industrielle qu'a connu Cockerill Sambre au cours de la
période étudiée. Cette histoire économico-industrielle se décline sur fond d'une crise
profonde, tant au niveau de l'entreprise qu'au niveau de l'économie générale du
pays. Prenant appui sur ce récit événementiel, nous mettons en évidence le
renversement du rapport de force entre les acteurs, renversement qui sous-tend
l'évolution de l'entreprise depuis le milieu des années 80.
Le deuxième chapitre traite de la modernisation technologique qu'a connu
l'entreprise et de ses principaux effets socio-organisationnels. Dans les années 80, le
laminage à chaud entre dans l'ère de l'automatisation informatique. L'informatisation
change en profondeur le travail de l'opérateur tout en ayant d'importantes
conséquences sur les autres acteurs oeuvrant autour du lamineur. Elle bouleverse les
équilibres caractérisant l'automate pré-informatique.
Le troisième chapitre porte sur le processus d'innovation managériale impulsé par la
direction depuis le milieu des années 70. Ce processus se décline en trois moments
clés : l'ébauche du renouveau managérial au milieu des années 70, le management
participatif au milieu des années 80 et la qualité totale à partir de 1987-88. Au travers
de ces trois moments, l'innovation managériale se profile à la fois comme une
stratégie cohérente en terme d'objectifs et tout en se caractérisant par une démarche
très pragmatique dans sa mise en oeuvre, notamment dans la mobilisation et la
démobilisation des concepts et des nouveaux instruments des gestion.
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Chapitre 1
La restructuration industrielle
Introduction
Bien que marquée par une histoire pluri-séculaire, Cockerill Sambre, dans sa structure
actuelle, est une entreprise relativement jeune. Issue de la fusion en 1981 des activitéssidérurgiques des bassins liégeois et carolorégien, elle vient juste d'atteindre son premier quart
de siècle. Celui-ci fut pour le moins mouvementé, chahuté.
Sur fond de crise économique grave, son histoire récente est celle d'un brutal et douloureux
déclin marquée par des vagues successives de restructuration. Au début de la crise, les
différentes sociétés qui lui ont donné naissance occupaient 44.000 personnes en sidérurgie. En
1981, lors de la création de Cockerill Sambre, elles ne sont plus que 25.000. En 1995,
l'effectif de Cockerill Sambre passe sous la barre symbolique de 10.000 sidérurgistes.
Outre le déclin, derrière ces chiffres, nous allons retracer les profondes mutations qu'a connu
l'entreprise tant au niveau de son schéma industriel que des rapports de force entre les acteurs.
1. Les premières années de crise : de 1973 à 1980
Pour comprendre ces mutations, il convient de partir du début de la crise, car celle-ci va servir
d'aiguillon à la fusion, en 1981, entre, d'une part, Cockerill, regroupant depuis 1970
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l'ensemble des activités sidérurgiques du bassin liégeois, et, d'autre part, Hainaut-Sambre,
réunissant sous son nom depuis 1980 la quasi totalité des industries du bassin carolorégien.
Malgré le premier choc pétrolier, 1973 est une année faste pour la sidérurgie. Cockerill, par
exemple, la termine avec un "bilan sain et équilibré". Ses outils de production tournent à
"plein régime" pour satisfaire "une demande intense". On y parle de "surchauffe" et les
perspectives semblent particulièrement bonnes. Selon la direction, "la demande ne présente
aucun signe d’essoufflement et les prix de vente restent fermes. Ainsi stimulées, les usines
sidérurgiques travaillent au maximum de leur capacité. Depuis le début de l’année (... ), les
aciéries de Cockerill ont produit 2.257.000 tonnes, marquant une avance de 3,5 % sur le
niveau atteint pendant la période correspondante de 1972 durant laquelle pourtant l’activité
avait été très élevée dans toutes nos usines" (Rapport d'activité). Dans ce contexte,
l'accroissement des capacités de production constitue une des principales préoccupations des
directions sidérurgiques.
Quelques mois plus tard, le marché de l’acier se contracte brutalement et la sidérurgie entre de
plain-pied dans la crise. Pour y faire face, les premières mesures d'urgence sont prises :
blocage de l’embauche, suppression des heures supplémentaires, instauration du chômage
économique, arrêts provisoires d’installations, non remplacement des départs naturels, non
reconduction des contrats à durée déterminée...
Cependant, la situation n'est pas considérée comme dramatique, et, suite à un raffermissement
du marché de l'acier, 1976 est présentée comme "une année de transition vers un retour à des
conditions normales de marché" (Cockerill, rapport d'activité). Ce n'est qu'un an plus tard que
le discours devient réellement alarmiste et pessimiste. La question centrale devient alors celle
de l'avenir de la sidérurgie continentale, de ses entreprises les plus durement touchées, de leur
personnel et des régions "au coeur d'acier" qu'elles font vivre.
En 1977, la puissante Fédération des métallurgistes de Liège de la FGTB réclame la mise sous
statut public, par bassin, de la sidérurgie. La même année, l'Etat belge fait son entrée dans le
"dossier sidérurgique" en organisant une première Conférence nationale. En accord avec les
dirigeants des entreprises et des organisations syndicales, quatre mesures sont prises : 1)
l’octroi de crédits à court terme pour un montant global de 10 milliards; 2) la réalisation d’une
étude confiée à la firme d’ingénieurs conseils Mc Kinsey sur la restructuration de l’ensemble
de la sidérurgie belge; 3) l’instauration d’un moratoire sur les investissements, les
licenciements ainsi que les prises de participation; 4) la désignation de commissaires chargés
d’assurer le respect des décisions prises. En bref, cette conférence assure le court terme sans
résoudre la question de l'avenir de la sidérurgie.
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En 1978, sur base de l’étude réalisée par Mc Kinsey, l'Etat belge convoque une seconde
conférence nationale. Des décisions y sont prises concernant notamment le volume des aides
publiques, les perspectives de restructuration du secteur et les pertes d’emploi. Ces dernières
sont évaluées, par le consultant américain, dans une fourchette comprise entre 6.900 et 8.550
unités sur une période de deux années et elles concernent quasi exclusivement les bassins de
Charleroi et de Liège. Ces décisions formeront l’ossature du premier plan Claes – Ministre
socialiste des affaires économiques – : participation des pouvoirs publics au capital des
entreprises sidérurgiques, nomination d'actionnaires publics, plan impératif d'investissements,
création d'un Fonds de rénovation industrielle, etc. Pour la FGTB liégeoise, ce plan est une
victoire (Francq et Lapeyronnie, 1990). Il reprend en effet ses principales exigences. En outre,
les départs se font par prépension à 58 ans et le temps de travail du personnel restant est
réduit. En 1978, le temps de travail hebdomadaire passe à 39 heures et, quelques mois plus
tard, à 38 heures. Au gouvernement, le parti socialiste a pleinement joué son rôle de relais.
Mais face à la continuelle dégradation de la conjoncture, ce plan va rapidement s’avérer
insuffisant. Après six années consécutives de crise, la sidérurgie européenne connaît, en effet,
en 1980 sa plus mauvaise année. Au cours du second semestre, les prix de l’acier s'effondrent,
et la plupart des sidérurgistes européens enregistrent des pertes d'exploitation très sévères. Par
ailleurs, les prévisions sont particulièrement pessimistes, pour ne pas dire catastrophiques.
En réaction, la Commission de la Communauté Economique Européenne proclame “l’état de
crise manifeste” en sidérurgie. En agissant de la sorte, de libérale, elle adopte une attitude
dirigiste. Elle impose des quotas de production et les accompagne de sanctions financières en
cas de non respect. En outre, elle subordonne les aides publiques nationales à des réductions
de capacités de production.
Par ailleurs, du début de la crise à 1980, tant à Liège qu'à Charleroi, c'est la logique du bassin
qui est privilégiée. A Liège, Cockerill mobilise l'opinion publique régionale. En 1976, elle
adresse un "Message à tous les liégeois" dans lequel elle lie l'avenir de la région liégeoise à
celui de sa sidérurgie et demande aux liégeois de la défendre. A Charleroi, sous la houlette
d'Albert Frère, les entreprises sidérurgiques du "triangle" tissent entre elles des liens qui
déboucheront sur leur union. En 1979, par absorption des Forges de la Providence, Thy-
Marcinelle-Monceau devient Thy-Marcinelle-Providence, et elle est, à son tour, absorbée par
Hainaut-Sambre en décembre 1980. Parlant d'une même voie, la sidérurgie carolorégienne
renforce ainsi sa position.
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événements leur donnera amplement raison et l'entreprise mettra plusieurs années avant de la
digérer.
Deux plans de restructuration sont élaborés : le second plan Claes approuvé en mai 1981 par
le gouvernement, et le plan Vandestrick en 1982.
Tout comme le premier, le second plan Claes s’avère insuffisant pour assurer le redressement
de l’entreprise. En outre, sa réalisation devient l'enjeu d'un affrontement communautaire
particulièrement vif qui se traduira, en septembre 1981, par la chute du gouvernement
Eyskens. A la suite des élections, le parti socialiste est rejeté dans l'opposition et la FGTB.
liégeoise perd ainsi son relais décisionnel73.
Le plan Vandestrick, quant à lui, ne dépassera pas le stade des intentions. Entre Liège et
Charleroi, la "guerre des bassins" fait rage. Chacun y va de son plan : deux aciéries à Liège et
une Charleroi – FGTB liégeoise –, deux aciéries par bassin ou alors une – Albert Frère –, le
chaud à Charleroi et le Froid à Liège – CSC –, etc.
Entre 1981 et 1983, faute de pouvoir créer un consensus suffisant, les dirigeants de
l'entreprise se succèdent à une cadence impressionnante. L'entreprise n'est quasiment plus
dirigée. Sans direction et sans plan d'avenir, seul l'outil tourne encore.
Parallèlement, la crise économique se renforce. Si les dirigeants de l'entreprise ont qualifié
l'année 1980 de "super-crise", comparativement, le second semestre 82 s'avère être une
"super-super-crise". L’économie mondiale subit le “second choc pétrolier” et l'entreprise perd
quasiment un milliard de FB par mois. En décembre 1982, elle évite de justesse la faillite
grâce à l'intervention du gouvernement. Au dernier moment, celui-ci libère, par tranches, 7,1
milliards de FB pour couvrir les pertes d’exploitation et avance près de 6 milliards de FB sous
la forme de crédits à court terme et d’investissement.
Inquiets pour leur emploi et l'avenir de l'entreprise, les sidérurgistes de Cockerill Sambre
multiplient les actions. En février et en mars 1982, ils viennent manifester leur colère à
Bruxelles. La seconde manifestation se termine par des affrontements violents avec les forces
de l'ordre. En bref, "l'impasse" (Capron, 1989) est totale.
3. Le redressement : 1983 à 1987
73 La nouvelle coalition gouvernementale est sociale-chrétienne-libérale. Il s'agit du gouvernement Martens V(1981-1985). Avec lui, la Belgique passe à l'heure néo-libérale.
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Face à l'incapacité de l'entreprise à se définir un schéma industriel, le gouvernement confie, en
février 1983, la mission à Jean Gandois, qui présente, outre ses compétences personnelles,
l'atout de ne pas être belge. Par ailleurs, la situation est telle qu'il apparaît comme "l’homme
de la dernière chance" (Millet, 1987). Outre le spectre de la faillite, qui plane toujours, la CEE
a en effet fixé au 30 juin 1983 la date limite d’introduction des plans de restructurations
définissant l’octroi d’aides.
En mai 1983, le "sauveur" ou le "fossoyeur" de la sidérurgie wallonne, selon le point de vue,
présente son schéma industriel. Sa philosophie consiste à "produire en fonction des débouchés
possibles sur le marché et d'adapter outils et coûts à cette contrainte", soit une aciérie par
bassin et une spécialisation dans le chaud pour Charleroi et dans le froid pour Liège. En gros,
les "impératifs industriels" respectent les équilibres sous-régionaux. Mais l'addition présentée
est particulièrement lourde : réduction drastique des capacités de production, fermeture
d'outils – un haut fourneau et une aciérie par bassin, le train 900 à Charleroi et Valfil à
Seraing74 –, "désengagement" de 7.900 personnes. Enfin, un effort financier est demandé de la
part de l’actionnaire public qui détient à l'époque la quasi-totalité des actions de l'entreprise :
cet effort s'élève à 96,5 milliards de FB, dont 51 milliards pour couvrir les seules charges du
passé.
En juillet 1983, le gouvernement belge adopte le schéma industriel de Jean Gandois. Quant àsa concrétisation, elle nécessitera encore de longues et laborieuses négociations. Sur le plan
social, elle se déroulera sur fond de grèves et de manifestations ayant pour thème le "maintien
de l'outil et la sauvegarde de l'emploi". Le combat contre le plan Gandois sera essentiellement
mené par la FGTB liégeoise qui défend un schéma industriel tablant sur le maintien de deux
lignes à chaud à Liège. Pour leur part, les travailleurs de Valfil maintiendront la grève de
novembre 1983 à janvier 1984.
En mai 1984, le volet social du plan Gandois est adopté à Liège et, en juin de la même année,
à Charleroi75. Cet aboutissement d'un conflit social profond sanctionne la défaite de la
centrale liégeoise des métallurgistes de la FGTB, c'est-à-dire de l'acteur syndical le plus
puissant.
74 Cette dernière fermeture sera particulièrement symbolique. La mise en service de Valfil remonte en effet à1980 et cette usine est technologiquement à la pointe du progrès.75 Outre les mesures générales d'austérité – trois sauts d'indexation salariale –, le gouvernement Martens V
impose aux travailleurs de Cockerill Sambre une modération salariale supplémentaire, opérée par deux sautsd'indexation, en vue de participer au financement des prépensions. Au niveau social, la seule contrepartieobtenue réside dans la réduction du temps de travail : 36 heures en 84 et 35 en 86.
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Avec la réalisation du plan Gandois, quel que soit le jugement porté sur celui-ci, l’entreprise
sort progressivement de l’impasse. Avec lui, elle possède une structure industrielle cohérente,
et sa situation financière est assainie. En outre, son haut management se stabilise et retrouve
une autonomie de gestion. Enfin, l'entreprise maîtrise la commercialisation de ses produits.
Toutefois, contrairement à l'objectif annoncé, la plan Gandois ne transformera pas Cockerill
Sambre en une entreprise rentable en 1985. A cette date, elle enregistre une perte nette de près
de 6 milliards.
Dès décembre 1985, Raymond Lévy, son nouveau président, mentionne la nécessité de
"désengagements supplémentaires". Dans le journal de l'entreprise, il explique que "les
perspectives de 1986 sembleront décevantes à ceux qui avaient pu entretenir des illusions
excessives sur la rapidité avec laquelle se feraient sentir les progrès consécutifs à la mise en
oeuvre complète du plan de restructuration industrielle arrêté en 1983". En septembre 1986, il
rend public un plan prévoyant la réalisation de 7 milliards d’économies dont 4,5 milliards de
FB à réaliser sur la seule masse salariale avec notamment la suppression de 2.200 emplois.
Révélateur de l'évolution du rapport de force, le plan Lévy innove sur deux points.
Premièrement, il ne fait plus recours comme précédemment à la prépension pour gérer les
départs mais au "double volontariat" moyennant une prime moyenne brute de 700.000 francs.
A cette occasion, le personnel est repris sur trois listes : les "indispensables", les "indifférents"
et les "inconvenants". Si l'accès à la prime de départ est ouvert à tous – et fortementencouragé pour certains –, l'entreprise se réserve le droit d'accepter ou de refuser un départ en
fonction de l'inscription sur l'une ou l'autre liste. Deuxièmement, une partie de la diminution
de la masse salariale est réalisée via des mesures de modération salariale dont un nouveau saut
d’index en 1988, la transformation d’une tranche marginale de rémunérations en tickets-repas
– 16.000 francs pour les ouvriers, 38.200 francs pour les employés, et 61.200 francs pour les
cadres –, et le retour aux 37 heures par abandon de 12 jours de congés compensatoires. En
bref, le personnel de Cockerill Sambre travaillera plus pour gagner moins. Le plan Levy sera
cependant le dernier que connaîtra l’entreprise avant mars 1993.
Par ailleurs, les signes du redressement sont de plus en plus tangibles. Les pertes nettes de la
société mère passent de 6,1 milliards de FB en 1985 à 4 milliards de FB en 1986 et à 2,4
milliards de FB en 1987. A cette date, pour la première fois depuis sa création, l'entreprise
dispose d'une marge brute d’autofinancement.
En 1987, Cockerill Sambre n'emploie plus que 14.000 personnes en sidérurgie pour 24.800 en
1981, soit une réduction de 43 %.
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4. Une entreprise largement bénéficiaire : de 1988 à 1990
Aidée par la conjoncture, Cockerill Sambre redevient en 1988" une entreprise comme les
autres" en clôturant l'exercice sur un bénéfice net de 4,6 milliards de FB. En outre, la
Commission européenne libéralise à nouveau le marché de l’acier. A partir de cette date,
Cockerill Sambre oeuvre, comme tous les autres sidérurgistes européens, sur un marché
concurrentiel.
Les deux exercices suivants seront particulièrement fastes. En 1989, les bénéfices nets
atteignent 12,6 milliards de FB et, en 1990, 11,4 milliards de FB. Si le discours de la
direction reste prudent quant à l'avenir, celle-ci se plaît à souligner "une santé et un
dynamisme" qui contrastent "avec la situation connue il y a moins de dix ans!". Dans la
presse générale et spécialisée, le redressement de l'entreprise est présenté comme une succes
story , son directeur général est élu "meilleur manager de l'année". Autre signe des temps, il
est question de privatisation et de diversification. C'est à cette époque, que l'entreprise
acquiert Ymos, entreprise allemande fabriquant des équipements pour le secteur automobile.
5. Le retour de la crise : de 1991 à nos jours
Après trois années largement bénéficiaires, Cockerill Sambre plonge à nouveau dans la crise.
Dès le milieu de l'année 1990, les commandes baissent et les prix de vente chutent. Ceci ne
l'empêche pas de réaliser un bénéfice net de 2 milliards de FB en 1991. Toutefois, la direction
précise que "cette satisfaction (...) risque d’être de courte durée" et que l'année 1992 sera
"difficile".
En octobre 1992, s'adressant au personnel de l'entreprise, son directeur général souligne que :
"la productivité de nos usines doit encore s’améliorer. Dans le contexte de lutte féroce entre
les producteurs, c’est inévitable. En sidérurgie, on considère que, dans le meilleur des cas,
l’activité reste stable. Dès lors, on ne peut que s’attendre à une érosion constante de l’emploi".
Dans la même interview, il annonce une baisse de la production dans les mois à venir.
Finalement, le groupe termine l'année 1992 sur une perte nette de plus d'un milliard de FB.
En mars 1993, la direction et les organisations syndicales signent une convention selon
laquelle 1.700 personnes devront quitter l'entreprise par voie de prépension avant janvier
1996. A sa suite, l'emploi sidérurgique du groupe passera sous la barre symbolique des 10.000
unités. Parallèlement, les premiers arrêts d’outils sont décidés. Le personnel dont la présence
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n’est pas obligatoire est invité à prendre les jours de vacances et de repos qu’il a accumulés.
En outre, les ouvriers sont mis au chômage partiel pour raisons économiques.
Si les temps sont plus difficiles, la situation n'a plus rien de comparable avec le début des
années 80. Selon l'expression de son président, faisant allusion à sa situation financière, elle a
"des biscuits pour tenir". L'outil, quant à lui, continue à faire l'objet d'importants
investissements. En 1992, l'entreprise rend public un programme d'investissement de 22
milliards de FB pour la période 1993-1996. Dans ce cadre, elle fait un pas vers la filière
électrique, plus flexible et nécessitant moins de personnel que la filière traditionnelle. Par
ailleurs, en 1995, Cockerill Sambre acquiert le complexe sidérurgique d'Eko Stahl, situé dans
l'ex-Allemagne de l'Est. Au moment de l'enquête, elle réalise à nouveaux d'importants
bénéfices en sidérurgie. Toutefois, il est à nouveau question de réduction du personnel. En
1995, l'effectif moyen du groupe en sidérurgie s'élevait à 9.996 personnes. En 1974, les
différentes entités, qui allaient donner naissance à Cockerill Sambre, en occupaient près de
44.000...
Conclusion
Parmi la multitude des faits qui ont émaillé l'histoire récente de l'entreprise, le plan Gandois
constitue, après la fusion, le second grand événement charnière de l'histoire de CockerillSambre. D'une part, il permet à l'entreprise de repartir sur des bases solides tant au niveau
industriel que financier et commercial.
D'autre part, et ceci est tout aussi important, le plan Gandois correspond à une défaite majeure
pour la FGTB liégeoise et ses troupes. Sans relais gouvernemental, elle n'a pas réussi à sauver
la deuxième ligne à chaud liégeoise. Avec le plan Gandois, elle perd de sa centralité. Le
déclin de la sidérurgie est aussi le sien. Moins de tonnes d'acier produites, c'est moins de
sidérurgistes et donc moins d'affiliés potentiels. Ce sont aussi des forteresses ouvrières qui
disparaissent et, avec elles, une tradition, une culture de luttes. Comme le soulignent Bernard
Francq et Didier Layperonnie (1990), c'est aussi le projet syndical d'André Renard qui prend
l'eau, un projet, qui ambitionnait de faire des forteresses ouvrières, les pôles du redéploiement
industriel de la Wallonie et des réformes de structures76.
76 Il est à noter que la grande grève de l'hiver 60-61 constitue un événement charnière dans l'histoire de laFédération des Métallurgistes de Liège. S'inscrivant à la suite d'une série de grands conflits sociaux menés au
lendemain de la seconde guerre mondiale – grève générale à Liège en 1947, question royale en 1950, grève desmétallurgistes de 1957 en faveur de la généralisation du double pécule de vacances –, l'après grande grève seramarquée par un relatif affaiblissement de la combativité des métallurgistes liégeois (CRISP, 1974).
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A la suite du plan Gandois, l'attitude syndicale de la fédération liégeoise évolue vers un mode
essentiellement défensif. C'est le "réalisme économique" qui prévaut sur la dimension
politique et idéologique.
Par ailleurs, à la base de l'entreprise, la crise fait basculer les représentations. Elle fait prendre
conscience de la vulnérabilité de la condition d'ouvrier sidérurgiste. D'une part, être
sidérurgiste n'est plus perçu comme une garantie "d'emploi à vie". D'autre part, le sidérurgiste
commence à se vivre comme une "espèce en voie de disparition", d'extinction progressive.
Dans une société qui devient jour après jour un peu plus postindustrielle, il assimile son destin
à celui des mineurs. Plus largement, c'est l'avenir des ouvriers qu'il pose.
La crise a aussi laissé d'importantes traces dans le tissu social et urbain construit autour de la
sidérurgie. D'une part, la fermeture d'outils s'est traduite par des trous béants dans le tissu
urbain. D'autre part, malgré les fonds dégagés par les pouvoirs publics, la reconversion n'a pas
lieu. Du début de la crise jusqu'en 1981, les bassins de Charleroi et Liège ont perdu
respectivement 15 % et 10,3 % de leur emploi total, alors que la moyenne nationale est de 3,8
% (Leroy et alii, 1983). Rien ou presque n'est venu prendre le relais d'une sidérurgie
traditionnellement pourvoyeuse d'emploi. Dans les deux centres industriels, la "crise a coûté à
la classe ouvrière le tiers de ses possibilités de travail" (Leroy et alii, 1983) provoquant la
montée du chômage et de l'exclusion.
L'entreprise, quant à elle, conserve d'importantes faiblesses, dont la moindre n'est pas
l'éclatement de ses outils dans les deux bassins, fruit des fusions successives. Cette
caractéristique structurelle pèse sur ses prix de revient et donc sur sa rentabilité. Dans un
environnement concurrentiel, face à des concurrents généralement mieux intégrés, de plus
grande taille et disposant d'outils plus puissants, ce handicap doit évidemment être compensé
par ailleurs. Cet ailleurs réside notamment dans la productivité, c'est-à-dire moins d'hommes
par tonne produite, dans l'organisation au travers d'une flexibilité accrue ou encore dans la
gestion de la masse salariale. Ce handicap pèse en faveur du changement.
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Chapitre 2
La modernisation technologique
Introduction
En sidérurgie, comme dans l'ensemble des secteurs traditionnels, l'informatisation de
l'outil de production a constitué un facteur fondamental de changement. Dans les
entreprises sidérurgiques, cette vague de modernisation a cependant été retardée par
la crise profonde qu'a traversé le secteur, laquelle s'est traduite par des capacités
insuffisantes d'autofinancement, un fort endettement, des surcapacités de production
et, plus généralement, un manque de perspectives d'avenir. A Cockerill Sambre,
l'informatisation n'est réellement intervenue qu'à partir du milieu des années 80, à la
suite du plan Gandois qui a permis de dégager les moyens de sa réalisation tout en
modifiant en profondeur les rapports de force entre les acteurs, en particulier au
détriment des travailleurs et de leurs organisations.
La modernisation informatique est un événement majeur dans l'évolution de
l'entreprise. Non seulement, elle constitue un facteur décisif de son redressement par
l'accroissement de productivité qu'elle induit mais elle est aussi porteuse de
nouvelles dynamiques socio-organisationnelles et ouvre de nouvelles perspectives
dans le domaine de la gestion.
Sur les anciens sites de production, l'informatisation déstabilise l'ancienne logique
socio-organisationnelle tout en jetant les bases d'un nouveau bloc
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sociotechnologique. A travers elle, le management trouve un outil puissant de
transformation de l'organisation.
Ce chapitre a pour objet de mettre en évidence les principaux impacts socio-
organisationnels du processus d'informatisation au travers de la trajectoire de deux
laminoirs à chaud : Chertal dans le bassin liégeois et Carlam dans le bassin
carolorégien.
1. Du laminoir automatique au laminoir informatique
C'est à la fin des années 50 que le laminage à chaud entre dans l'ère automatique,
coeur de l'ancien bloc sociotechnologique. Celui-ci se matérialise par l'apparition, enEurope, des premiers trains continus à larges bandes. Par rapport aux stades
techniques antérieurs, Claude Durand, Claude Prestat et Alfred Willener notent que
"tout y est nouveau et même conçu différemment. Ayant obtenu avec le train
mécanisé le rendement optimum possible dans les conditions traditionnelles de
laminage, il a fallu changer les cadres étroits des installations pour augmenter encore
la production et la rentabilité et permettre de faire face aux besoins nouveaux tant en
qualité et en quantité" (1958 : 26).
Le passage du bidon à la brame permet de se faire rapidement une idée de l’ampleur
des changements intervenus. Matière première des anciens laminoirs, le bidon pèse
au maximum 60 kilos. Quant à la brame laminée par les trains continus, elle atteint
un minimum de 2,5 tonnes. Outre l'automatisation naissante, elle symbolise donc le
passage du laminage à chaud à l'ère de la production de masse à grand débit.
Au niveau de la fabrication, le nouveau système technique transforme le lamineur en
un opérateur. La cabine devient son univers de travail. Par ailleurs, pour faire face
aux nouvelles exigences techniques, l'organisation gagne en complexité. La
fabrication et l'entretien deviennent des fonctions spécifiques. L'entretien lui-même
fait l'objet d'une division entre mécaniciens et électriciens. Les ingénieurs se font un
peu plus nombreux que par le passé.
Mais, l'automatisation exerce aussi une pression en faveur de la production en
continu. Avec elle, l'arrêt de l'activité en fin de journée devient économiquement non
rentable. En conséquence, l'organisation se fragmente aussi entre les gens de jour et
les gens de pause.
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Depuis près d'un demi-siècle, la physionomie générale de l'outil n'a pas varié. En
début de ligne, la brame est toujours réchauffée dans un four. Ensuite, elle passe
successivement dans une décalamineuse, un dégrossisseur et un train finisseur, qui
donne au produit son aspect définitif, avant de terminer sa course à la bobineuse où
la tôle est enroulée.
Mais, au fil de l'évolution technologique, les trains deviennent de plus en plus précis,
puissants et performants. Le progrès technologique a notamment permis de laminer
des aciers de plus en plus durs et de réduire l'épaisseur des tôles sortant du finisseur.
L'informatisation, opérée au milieu des années 80, ne va rien changer à l'agencement
des laminoirs. Avec elle, ceux-ci se dotent d'un nouveau "système nerveux" (Coriat,1990) et c'est en cela qu'elle fait "révolution" sur le plan technique et organisationnel.
Par rapport au passé, elle rend l'outil techniquement plus flexible, elle accroît sa
vitesse d'exécution. Elle met à disposition des informations jusque-là inaccessibles
qui, véhiculées en temps réel, irriguent l'ensemble de l'organisation.
L'informatisation accroît la capacité de communication des acteurs. En bref,
innovation technologique majeure, le microprocesseur ouvre de nouveaux champs
de possibilités mais aussi de contraintes par rapport au stade antérieur
d'automatisation.
Dans la vie des laminoirs ayant servi de cadre d'observation, la mise en oeuvre des
technologies de l'information a pris la forme d'une rupture. Tant aux yeux des
ouvriers que de la maîtrise, des ingénieurs et des délégués syndicaux, elle est pointée
comme le principal vecteur de changement, de modernisation. Selon eux,
l'informatisation a véritablement bouleversé le système socio-organisationnel des
deux laminoirs.
Si, sur les deux trains, ses effets ont été relativement comparables, la modernisation
informatique s'inscrit dans des histoires et des contextes socio-organisationnels très
différents. Retraçons-les brièvement.
1.1. Chertal, la vieille
Situé dans le bassin liégeois, à Oupeye, le site de Chertal se compose d'une aciérie et
d'un laminoir. Ce dernier a commencé à laminer en 1963. Il a ainsi laminé plus de
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deux décennies sans informatique. Au gré des investissements, son système
technique a suivi l'évolution technologique.
"Du point de vue technique, le changement a été énorme. C’est fantastique. En
63, on ne connaissait même pas le transistor. Alors, on a eu toutes lesrévolutions. Le transistor en a été une. Puis, il y a eu les circuits intégrés. Enfin,
la toute grosse révolution : les automates programmables, l'informatique. Moi,
j’ai participé au câblage d’armoires dont on remplissait des murs entiers.
Maintenant, on vous apporte une petite boîte et on vous dit : "Voilà, ça
remplace les armoires". C’est la grosse révolution. C’est une mutation complète.
(...). Et, ça va vite. Tellement vite." (Chertal, ouvrier).
Dans le cas de Chertal, l'informatisation remet en question un système socio-organisationnel constitué à une époque où les techniques nécessitaient une main-
d'oeuvre abondante multipliant ainsi les niveaux hiérarchiques et les baronnies
"locales". En outre, Chertal a vécu pendant plus d'une décennie dans un contexte de
croissance, à une époque où l'entreprise pouvait se permettre de gonfler ses effectifs
pour faire face aux aléas humains et techniques. Par ailleurs, le contexte économique
se prêtait également à l'internalisation de métiers périphériques à ceux du laminage.
Dans les années 60, Chertal était une véritable "fourmilière humaine". Aujourd'hui
encore, sur la plan organisationnel, Chertal reste, malgré la réduction des effectifs,
très cloisonnée.
Sur le plan de ses performances techniques, le laminoir est limité par le poids de son
âge. Il n'a pas la puissance des laminoirs plus modernes. Il marie le "vieux" et le
"neuf". Comme cela a été souvent souligné, il fonctionne avec "de vieux engins
assistés par ordinateur". Ces dernières années, il n'a pas fait l'objet d'investissements
marquants. L'ancienneté de l'outil joint au manque d'investissement sont
actuellement un sujet majeur d'inquiétude pour le personnel.
"Il y a encore des investissements mais pas importants. Des investissements
importants ont été demandés mais on ne les fait pas pour le moment. Les gens
se posent beaucoup de questions" (Chertal, maîtrise).
A Chertal, une rumeur permanente parle d'une fermeture prochaine. Si certains la
relativisent, en soulignant qu'elle est quasiment aussi vieille que le train, il existe en
milieu ouvrier, un profond malaise. Pour certains, parler d’avenir est devenu très
difficile. Professionnellement, ils éprouvent d’énormes difficultés à s’y projeter demanière positive. Pour eux, à chaque instant, le fil de l'épée de Damoclès risque de se
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rompre. Dans ce contexte, l’âge aidant, la seule ambition parfois affichée se limite,
dans une logique très taylorienne, à "bien faire son travail" et à atteindre l’âge de la
prépension – perçue comme une "délivrance" – avant que l’outil ne soit fermé.
Ce malaise empoisonne le climat social. Il est une source de tensions entre les acteurs.
La direction générale et le management local ont beau se montrer rassurants, faute de
signes tangibles, ils ne parviennent pas à dissiper tous les doutes :
"Chez nous, il y a des gens qui ont déjà vécu deux ou trois fermetures et ils se
disent que la situation devient exactement comme où on a fermé. On fait un
peu le même système. On discute de ces points là. On dit ce que l'on ressent et
pour eux – les cadres –, "Oh non, ça va durer 20 ans"" (Chertal, ouvrier).
Au niveau socio-organisationnel, Chertal est aussi marquée par le poids de son
histoire. Ce site a vécu le temps des "vaches grasses" des années 60 et du début des
années 70. Il a participé à l'époque héroïque du lamineur "roi" et de la "puissance
ouvrière". La mémoire du site en conserve d'importantes traces. C'est souvent en
référence à cette époque que le discours se structure. Dès lors, s'ajoutant aux
problèmes posés par l'avenir, l'évolution du train est surtout perçue de manière
négative. A sa manière, l'informatisation a contribué à remettre en question des
représentations et des équilibres socio-organisationnels issus du temps de la
croissance et de l'automatisation pré-informatique.
1.2. Carlam, la jeune
Carlam a laminé sa première brame en 1976, soit 13 ans après Chertal. Lors de sa
mise en service, ce laminoir est considéré comme étant à la pointe du progrès
technologique, intégrant déjà des éléments de modernisation informatique.
Toutefois, il n'entre réellement dans l'ère de l'automatisation informatique que
quelques années plus tard :
"C’est plutôt l’étonnement que ça m’a apporté. Voir que l’on savait faire tant de
choses avec l’informatique, ça m’a vraiment sidéré. On a vu la différence à un
moment donné parce que, on connaissait déjà l’informatique, mais pas poussée
comme on le fait maintenant. Et je crois que l’on est pas encore au bout de nos
surprises, tellement l’évolution est rapide" (Carlam, brigadier).
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Aux yeux de son personnel, Carlam est qualifié d’outil "moderne" et "performant".
Pour certains, il est même "un des laminoirs les plus performants d’Europe". Y
travailler est un gage d'avenir professionnel. La jeunesse de l'outil permet aux plus
pessimistes d'envisager le futur avec une certaine confiance, et avec une confiance
certaine, aux plus optimistes.
Toutefois, chacun sait qu'il ne s’agit pas d’un gage absolu d’avenir. Si la jeunesse,
synonyme de modernité et de performance, est considérée comme un atout, l’histoire
récente du secteur et ses problèmes récurrents de surcapacités sont là pour rappeler
la précarité de l’ouvrier sidérurgiste.
"On a déjà fermé des usines qui étaient plus performantes, tout ça pour un
quota à ne pas dépasser" (Carlam, ouvrier).
Toutefois, dans l'ensemble, à Carlam, la tonalité dominante est marquée par la
confiance dans l’avenir. Ce point de vue est renforcé par la politique d'investissement
dont le site fait l'objet. Il y a peu, d'importants investissements ont été réalisé pour
améliorer la qualité des produits laminés. Valant plus que tous les discours, ceux-ci
sont interprétés par le personnel comme un signe de l'importance stratégique que
revêt l'usine.
Par ailleurs, Carlam est en quelque sorte un enfant de la crise. A l'exception de
l'embellie de la fin des années 80, il a toujours oeuvré dans un environnement en
crise. Si le temps du producteur roi est présent dans les interviews, il ne relève pas de
l'histoire du site mais de celle du secteur d'activité.
Enfin, dans les trajectoires individuelles, l'engagement à Carlam apparaît surtout
comme une rupture positive. D'une part, la plupart des ouvriers de Carlam ont
commencé à travailler dans des installations dépassées sur le plan technologique,
obsolètes. Les conditions de travail relevaient souvent plus du 19ème que du 20ème
siècle. Leur passage à Carlam correspond à leur entrée dans la "modernité
sidérurgique", une entrée grandement facilitée par le vaste apprentissage collectif
entourant la montée en vitesse de croisière de l'outil. A cet égard, tout le monde se
trouvait en quelque sorte sur un pied d'égalité. Sur fond de crise naissante, l'arrivée à
Carlam ouvrait aussi des perspectives d'avenir. Etre choisi pour y travailler
constituait souvent le signe d'une valeur professionnelle. Travailler à Carlam, c'est
appartenir à une "élite".
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2. L'effet de l'informatisation sur l'emploi
D'un point de vue quantitatif, sur les deux sites observés, l'informatisation a
véritablement fait fondre l'emploi comme neige au soleil .
"Au début des années 80, quand je suis arrivé dans l’entreprise, il y avait un
enfourneur, il y est toujours. A la sortie du four, il y avait un défourneur et trois
chauffeurs de four. Maintenant, il y a deux chauffeurs de four et plus de
défourneur. Au dégros, ils étaient à deux, maintenant il est seul. Au finisseur, il
y avait un cisailleur qui existe toujours. Un vitesse-man qui a disparu. Le vise-
man est resté et a repris la fonction du vitesse-man. Puis, il y avait une personne
pour les eaux, cette fonction n'existe plus non plus. A la bobineuse, il n'y a plus
qu'un homme alors qu'ils étaient deux" (Carlam, ouvrier).
Au niveau de la fabrication, la réduction d'emploi s'est essentiellement faite par
substitution directe. Un peu partout, la machine a partiellement remplacé l’ouvrier.
Pour le personnel restant, l'informatisation se traduit par des écrans et des zones
supplémentaires à surveiller. Les lignes nécessitant de moins en moins d'opérateurs,
le personnel assurant les remplacements a également été réduit.
Au niveau de l'entretien, c'est surtout l'accroissement intrinsèque de la fiabilité des
machines qui a contribué à la réduction des effectifs (du Tertre et Santilli, 1992).
"La machine est beaucoup plus fiable. Il y a encore des pannes, mais, vu le
niveau d'automatisation des machines, on devrait avoir beaucoup plus de casse
parce qu’il y a moins de surveillance. Or, ce n’est pas le cas : il y a moins
d’intervention pour panne" (Chertal, entretien).
La fiabilité résulte également de la maîtrise interne des nouvelles technologies.
Progressivement, elles ont été "domestiquées" par l'organisation. Par essais et erreurs,
les programmes qui gèrent les automates ont été corrigés. Par ailleurs, la fiabilisation
de l'ensemble des trains doit beaucoup, comme on le verra par la suite, aux actions
menées dans le cadre du management participatif, puis de la qualité totale.
Du point de vue de l'entretien, la diminution des pannes est aussi attribuée à
l'homogénéisation et la réduction des interventions des "gens de fabrication" dans le
processus de production résultant de l’informatisation.
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"C’est plus fiable car l’erreur humaine est moins présente. Vous savez, vous
avez une machine qui est manuelle et sur laquelle 4 personnes vont travailler.
Ils vont tous travailler de manière différente, avec chaque fois des problèmes
bien spécifiques aux gens au point que... par exemple, suivant la personne, on
savait qu’on allait avoir tel ou tel problème. L’automatisme a égalisé les
manières de faire" (Carlam, ouvrier).
Les gens de l'entretien étant moins nombreux, des équipes ont été regroupées,
supprimant ainsi des emplois de commandement.
Le lien entre la modernisation technologique et le volume de l'emploi n'est cependant
pas mécanique. En la matière, il n'y a, en effet, pas de formule magique ou
mathématique. Il existe une "extrême difficulté à établir des critères pour assurer leniveau d’emploi nécessaire techniquement au fonctionnement des installations”
(Duncan, cité par Maurice et alii, 1982 : 117). Ceci est particulièrement vrai dans le cas
de l'entretien où, par définition, le volume de travail est très irrégulier et
imprévisible. Entre l’état de fonctionnement normal et l’incident grave, il n'existe pas
d’optimum en matière d’emploi. Dès lors, sa fixation est "une situation relativement
critique du point de vue des rapports sociaux. La question du niveau d’emploi
devient une sorte d’enjeu pour la direction de l’entreprise comme pour les
travailleurs et les syndicats, et à ce titre devient une source de conflit d’intérêts"(Maurice et alii, 1982 : 117).
De ce point de vue, le niveau d’emploi n'est jamais que le fruit d'un compromis passé
entre les acteurs et donc du rapport de force prévalant. A Cockerill Sambre, aucune
alternative n'est venue limiter les pertes d'emploi consécutives à l'informatisation. Au
contraire, après avoir connu le régime des 35 heures
par semaine, les sidérurgistes de Cockerill sont retournés aux 37 heures en 1988
L'informatisation s'est donc traduite par d'importantes pertes nettes d'emploi. En dix
ans, l'emploi total est passé, sur le train le plus ancien, de 904 à 502 unités, soit une
diminution de 44 %. Seul le nombre d'ingénieurs a très légèrement augmenté. Sur le
site le plus jeune, des investissements d'expansion ont contrebalancé les pertes
d'emploi ouvrier induites par l'informatisation.
Ces pertes d'emploi contribuent à la dilution du sentiment de puissance du monde
ouvrier et de ses organisations syndicales. D'une part, elles sont un nouveau
témoignage de leur incapacité à contrer les effets négatifs de l'évolution industrielle.
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D'autre part, elles alimentent le mouvement de "PMIsation" des anciens sites de
production. Ce faisant, elles font éclater l'effet de masse au coeur des anciennes
dynamiques collectives. En outre, moins d'ouvriers, c'est aussi moins de délégués
syndicaux. La capacité d'action et de contrôle syndical s'en trouve ainsi réduite. A ce
niveau, il existe un réel effet de spirale négative.
La modernisation technologique place en fait les organisations syndicales dans une
position contradictoire. Amenées à réclamer des investissements pour assurer la
survie de l'entreprise, elles ne disposent plus du rapport de force nécessaire pour en
négocier positivement les effets.
3. L'élévation du niveau de qualification ouvrière
Au niveau ouvrier, en supprimant les emplois les moins qualifiés, la modernisation
technologique induit une augmentation du niveau des qualifications sanctionnées
par les diplômes.
Pour l'essentiel, Cockerill Sambre a réalisé sa modernisation technologique avec un
personnel ouvrier et employé recruté avant le début de la crise et de la production
industrielle du microprocesseur. A l'exception des ingénieurs et des expertsindispensables à la mise en oeuvre des nouvelles technologies, elle n'a quasiment pas
embauché d'ouvriers pendant deux décennies.
3.1. L'ouvrier sidérurgiste du temps de l'automatisation pré-informatique
Les données recueillies à Chertal, site le plus ancien, permettent de dessiner le profil
de l'ouvrier sidérurgiste avant l'informatisation.
Au début des années 80, c'est-à-dire juste avant l'informatisation du train, la
moyenne d’âge de la population ouvrière y était de 42 ans77. Les ouvriers de moins
de 30 ans constituaient moins de 20 % de la population ouvrière totale. 23 % des
ouvriers étaient inscrits dans les registres de l'entreprise depuis plus de 20 ans.
Autrement dit, près d’un ouvrier sur quatre était entré dans l'entreprise avant 1963,
soit à une époque où la sidérurgie à chaud était encore largement dans l’ère de la
peine.
77 Les données statistiques portent sur l'ensemble du site, c'est-à-dire le laminoir et l'aciérie.
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“Le tout vieux train, que j’ai connu dans les années 60, c’était encore du travail
à la masse. C’était beaucoup de travail à la force” (Chertal, ouvrier).
A l'époque, les procédures de recrutement étaient quasiment inexistantes. Elles selimitaient à un "examen médical orienté de façon à déceler si le candidat possédait les
aptitudes physiques nécessaires à l’exercice de ses fonctions” (Bolle de Bal et alii :
1958). En fait, l'essentiel des engagements se faisait par recommandation... du curé,
précisent les anciens de Chertal. Travailler sur le train n'exigeait pas nécessairement
de savoir lire et écrire.
En terme de diplôme, 11 % seulement de la population ouvrière était répertoriée
comme possédant un diplôme A2. Les détenteurs de diplômes A3 et A4représentaient respectivement 21 % et 2 %. Le reste, c'est-à-dire plus de 6 ouvriers sur
10, soit n'avaient pas terminé le niveau primaire, soit n'avaient pas de diplôme
connu.
Le rapport d'où sont extraites ces statistiques conclut que "la quotité de non diplômés
ou de diplômés de l’enseignement primaire est anormalement élevée et celle des
titulaires de diplômes d’enseignement professionnel anormalement basse". En outre,
précise-t-il, "si le repérage exact et le contrôle et la mise à jour du niveau d'étude et de
formation des ouvriers sont des problèmes mal résolus, des enquêtes ont montré que
la valorisation du know-how des titulaires de diplômes ainsi que leur plan de
carrière restent bien souvent aléatoires, provoquant le départ d’éléments de valeur
ou la stérilisation de leur potentiel". En bref, à cette époque, l'entreprise portait très
peu d'attention au titre scolaire du personnel ouvrier.
Outre l'état des technologies, la situation sur le marché du travail prévalant dans les
années 60 explique aussi le faible niveau des titres scolaires. A Chertal, les deux tiers
des ouvriers actifs au début des années 80 ont été recrutés avant 1972, c’est-à-dire
dans un contexte de croissance économique et de plein emploi. Durant les années 60
et le début des années 70, la sidérurgie éprouvait des difficultés à satisfaire
localement ses besoins en main-d'oeuvre. Tant à Charleroi qu'à Liège, son aire de
recrutement dépassait largement les limites des bassins. Elle allait chercher une
partie de sa main-d’oeuvre dans les campagnes78 et faisait abondamment appel à la
78 Début des années 80, 7 % des ouvriers sidérurgistes travaillant dans le bassin liégeois habitaient leLimbourg.
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main-d'oeuvre immigrée79. En conséquence, l'entreprise sidérurgique était une
véritable mosaïque de cultures. L'ouvrier wallon cohabitait, non toujours sans heurts
d’ailleurs, avec l'ouvrier flamand ou italien; l’ouvrier urbain avec l’ouvrier paysan80.
Le niveau de scolarité variait très fortement entre l'ouvrier de fabrication et l'ouvrier
d'entretien, le second étant plus diplômé que le premier. Au niveau de l'entretien, les
diplômes les plus élevés étaient détenus par les électriciens.
"A la fabrication, au début, c’était des boulangers, des pâtissiers, etc. C’était des
gens pour aller dans les cabines. Je ne dis pas qu’ils étaient moins intelligents
que les autres, je veux dire qu’il ne fallait pas une formation spéciale tandis que,
pour aller à l’entretien, il n’y a rien à faire, les formations étaient plus poussées"
(Chertal, maîtrise).
L'état des "ressources" ouvrières de Chertal est révélatrice des problèmes
d'adaptation auxquels l'entreprise et son personnel ont dû faire face pour absorber la
"révolution" informatique. Tant quantitativement que qualitativement, l'entreprise
s’est trouvée prisonnière d’une structure de personnel bâtie pour répondre aux
contraintes du passé. Ensuite, confrontée à la crise, elle s’est trouvée dans
l’impossibilité de recourir au recrutement comme variable d’ajustement. Jusqu'il y a
peu, elle a "tout dû faire avec des anciens" (ingénieur).
3.2. La nouvelle génération d'ouvriers sidérurgistes
Actuellement, pour être recruté, un ouvrier sidérurgiste doit posséder au minimum
un diplôme A2, ou à la rigueur, un diplôme A3 complété de formations spécifiques.
Parmi les jeunes ouvriers récemment recrutés, certains sont même détenteurs d'un
diplôme de graduat.
"Maintenant, pour engager quelqu’un ici, il faut qu’il soit A2. Avant, on
engageait des enfants de 15 ans pour porter le café ou pour faire le commis de
bureau. C’est terminé. On engage des A2 qui vont commencer par couper des
79 Début des années 80, la population ouvrière du site de Chertal se composait de 68,5 % de belges, de24, 5 % d’italiens et de 6 % d’ouvriers ayant une autre nationalité. Sur l’ensemble du bassin liégeois,les italiens représentaient plus de 80 % de la population étrangère.80
Début des années 80, 35 % de la population ouvrière travaillant dans les sites liégeois de l’entreprisehabitait dans la banlieue industrielle liégeoise. A elle seule, la commune de Seraing en regroupait 17%.
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"riquettes". Le type qui n’a pas de diplôme ne saurait plus se faire engager à
Cockerill Sambre" (ingénieur).
Intrinsèquement, la modernisation technologique appelle une élévation du niveau de
qualification ouvrière, notamment en matière de logique de raisonnement et de
capacité de diagnostic et de communication. De plus, en externe, les conditions du
marché du travail – chômage important et augmentation de la scolarisation –
permettent à l'entreprise d'élever son niveau d'exigence.
Cependant, en interne, cette élévation du niveau de qualification couplée à la
simplification du travail de l'opérateur que nous décrirons par la suite pose problème
car elle est une source de démotivation, de frustration au niveau du personnel de
fabrication. La seule solution à court terme est de faire évoluer les "trop qualifiés"vers des postes plus sophistiqués, notamment au niveau de l'entretien. Mais ceux-ci
sont, comme on le verra, de moins en moins nombreux. Sur le terrain, l'évolution du
niveau de qualification présente ainsi un caractère contradictoire avec l'évolution de
la nature du travail et souligne la grande difficulté à réaliser, dans la durée,
l'adéquation optimale entre le poste occupé et le profil de l'ouvrier.
Cette contradiction s'inscrit en fait dans la stratégie managériale de recomposition du
rôle de l'opérateur. Tirant les leçons de son expérience passée, l'entreprise cherche, endéveloppant une stratégie de "sur-qualification", à se doter d'une "ressource
ouvrière" capable de faire face, à terme, à l'évolution de plus en plus rapide des
techniques. Dans cette perspective, le niveau des recrutements actuels entre,
contrairement au passé, dans une gestion prévisionnelle du personnel, et constitue le
résultat d'une forme d'arbitrage entre des besoins immédiats et des besoins futurs.
Il existe en outre une volonté managériale de faire basculer la base de l’entreprise
dans l’ère de la “compétence” qui passe inévitablement par un changement des
anciennes pratiques de recrutement et de gestion du personnel ouvrier. La détention
d’un diplôme d’un certain niveau devient une exigence première qui dépasse la
simple maîtrise d’un savoir. Selon Zarifian, il est "d’abord l'indicateur qu’une
présélection a été faite au sein du système éducatif qui a permis de dégager une
"matière" sur laquelle l’entreprise pourra investir" (1993 : 173). Cette utilisation du
diplôme renvoie à la fonction d’estampillage81 et de hiérarchisation82 des travailleurs
81 L’expression est reprise à Pierre Rolle. A travers celle-ci, Rolle met l'accent sur le fait que “les
instances de formation ne visent pas seulement à introduire des futurs salariés au savoir, ellescherchent tout autant à leur en interdire l’accès. Elles ont pour fonction d’estampiller des ignorantsdéfinitifs tout autant que des experts” (1988).
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dévolue, dans nos sociétés, au système scolaire. La "matière", dont parle Zarifian, est
d’abord et avant tout un comportement "face aux apprentissages qu’il devra réaliser
et face aux adhésions qu’il devra manifester par rapport à la stratégie de l’entreprise"
(1993 : 193), comportement, qui correspond, dans l’esprit de l’auteur, à un certain
niveau de diplôme.
Par ailleurs, si la montée du niveau de qualification ouvrière répond
incontestablement aux nouvelles exigences technologiques et de gestion du
personnel, elle s'inscrit aussi, plus largement, dans la perspective d'une nouvelle
stratégie socio-organisationnelle.
"L’augmentation des qualifications est dictée par l’évolution technologique
mais, automatiquement, on en bénéficie au niveau social. Avant, qu’est-cequ’on avait en sidérurgie ? Des manoeuvres, des forts à bras, des gens qui
savaient pelleter, ce n’était pas des gens avec qui on pouvait réfléchir"
(Ingénieur).
Chez les cadres opérationnels, il existe une volonté de placer la barre au niveau le
plus haut possible. A la limite, certains plaident pour que la fonction de contremaître
ne soit plus occupée par d'anciens ouvriers issus du rang mais par des ingénieurs,
considérés comme plus malléables et plus disponibles.
Par rapport au passé, l’homogénéisation des titres scolaires est ainsi porteuse d'un
fort potentiel de décloisonnement vertical et horizontal. Horizontalement, elle réduit
la traditionnelle distance technique entre les gens de l'entretien et ceux de la
fabrication. Verticalement, elle en fait de même entre l'ouvrier et l'ingénieur. Dûment
"estampillés" par le système scolaire et pourvus d'un bagage technique plus proche,
les acteurs peuvent, en principe, se parler plus facilement, se comprendre et donc
agir en commun. Sur le terrain, les uns et les autres se voient différemment. Parlant
de l'évolution des rapports entre la fabrication et l'entretien, un jeune ouvrier de
fabrication fait observer que les "frictions" ont tendance à s'amenuiser :
"Maintenant, la plupart des jeunes ouvriers ont au minimum des formations A2
ou A1. Le courant passe mieux. Il y a un meilleur dialogue. Aujourd'hui,
l'ouvrier de fabrication a fait des études en électricité ou en mécanique.
Automatiquement, il s’explique plus facilement que du temps où l'ouvrier de
fabrication n'avait pas fait d’études. Avant, c'était : "Je m’en fous. Qu’il se
82 Le principe de hiérarchisation des travailleurs a notamment été souligné par Matéo Alaluf (1986).
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débrouille. Qu’il fasse son travail". S’il savait où était la panne, le lamineur ne le
disait pas nécessairement à l’électricien ou au mécanicien" (Chertal, ouvrier).
De même, il témoigne d'une dynamique semblable au niveau des relations avec
l'ingénieur :
"Avant, l’ingénieur pouvait jouer à la grosse tête. Avec la technologie, ça ne va
plus. Beaucoup de jeunes ont fait des études aussi. Donc, c’est fini" (Chertal,
ouvrier).
L'hétérogénéité des titres scolaires étant une source de différenciation, leur
homogénéisation exerce une pression centripète : elle rapproche les individus. Cette
pression se heurte cependant aux cloisonnements verticaux et horizontaux, aux rôleset aux intérêts des uns et des autres. Les dynamiques collectives sont en effet
autrement plus complexes et hasardeuses. Entre autres choses, l'existence ou non
d'un dialogue dépend du contexte et des enjeux présents.
Soulignons que ce sont les jeunes ouvriers qui sont les plus porteurs d'une remise en
cause des pratiques dominantes en matière de gestion du personnel. Plus scolarisés,
ils se sentent à l'étroit dans les anciens systèmes de promotion, de classification. Ils
veulent monter le plus vite possible. A l'inverse des anciens, la formation continuée
ne leur fait pas peur. Elle est même souhaitée. De ce point de vue, force centripète, ils
sont également une force de changement.
Même si les jeunes ouvriers restent encore actuellement minoritaires, ils prendront
progressivement le relais des générations recrutées avant la crise. Les "creux" laissés
par celle-ci dans la pyramide ouvrière des âges aura, à terme, pour conséquence
d'accélérer la transition entre les générations. Cette transition s'annonce comme une
cassure majeure de l'histoire socio-organisationnelle de l'entreprise.
4. Les mutations du travail de fabrication
Au niveau du travail de fabrication, l'informatisation a eu cinq grandes
conséquences. Elle a considérablement accentué la fonction de surveillance, avec
pour corollaire la montée en puissance de la monotonie. Alimentant ce sentiment, la
solitude est devenue le lot quotidien du lamineur de l'ère de l'informatique. Enfin,
pour l'homme de fabrication, l'informatique constitue un moyen important decontrôle et une source de stress.
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4.1. L’accentuation de la fonction de surveillance
Quel que soit le poste occupé, des fours à la bobineuse, l'informatisation accentue la
fonction de surveillance apparue à la fin des années 50 avec les premiers trains
continus. A cette époque, avec l'automatisation naissante, le lamineur devenait "une
sorte "d’intellectuel" qui n’avait plus de tâches physiques à effectuer" (Durand et alii :
1958, p.108). Un des signes de cette "intellectualisation" résidait dans l'aptitude au
calcul mental rapide qu'il devait effectuer pour diriger l'automate. Aujourd'hui, en
vertu de la nouvelle division du travail entre la machine et l'opérateur, le lamineur
ne calcule plus, il est devenu une sorte de "super-surveillant" de la machine :
"La machine fait tout automatiquement et quand il y a un petit problème, on
essaie de le rattraper mais... ce n'est plus qu'une surveillance, même au niveau
du finisseur. Question d'épaisseur, de largueur, de vitesse..., on intervient
pratiquement plus. Au début, quand j'ai commencé au finisseur, on comptait,
on calculait et on rentrait tout dans la machine. Maintenant, tout se fait
automatiquement" (Carlam, ouvrier).
Aujourd'hui, les modèles mathématiques génèrent eux-mêmes les consignes de
laminage. A l'extrême limite, note un contremaître :
"Si on demande aux opérateurs de lever les deux mains, on peut pratiquement
défourner une brame et la voir aller jusqu’à la bobineuse, sans que personne ne
fasse une opération".
Comme dans tous les univers productifs hautement informatisés (de Terssac, 1992),
l'ordinateur prenant en charge les situations standardisées et routinières, le lamineur
ne gère plus que les aléas ou les événements : "corriger les caprices de l'ordinateur",
"palier ses imperfections", "réagir en cas de mauvais comportement de la bande",
"détecter les non qualités et les signaler au service qualité", "relever les décrochages
jauges", etc.
Par rapport à d'autres industries de process, tout en devenant plus complexe sur le
plan technologique, un laminoir reste un univers très aléatoire. Le progrès technique
a, de plus, entraîné l'apparition de nouveaux aléas. Comme cela a été souvent
mentionné, un laminoir, ce n'est pas "de l'horlogerie". Les produits laminés nerespectent pas toujours les caractéristiques annoncées. Ils peuvent, par exemple, être
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"plus mous ou plus durs". Toutes les réactions physiques et physico-chimiques sont
loin d'être maîtrisées (Zarifian, 1985). Il reste des inconnues plus ou moins grandes
selon les stades de la production. Les machines sont aussi soumises à des conditions
de travail très rudes : chaleur, eau, poussière... En conséquence, elles s'usent et se
dérèglent, entraînant souvent une production en état de "fonctionnement dégradé"
(Lasfargue, 1986).
"On ne peut pas dire que vous pouvez vous positionner sur 5, 4, 3, 2, ou 1. On
passe à 1 et c’est impeccable. Le lendemain, vous remettez le même écart, c’est
plus ou moins la même chose mais pas tout à fait. Le travail est différent mais
pourquoi... si on le savait, ce serait facile. Le comportement du train n’est jamais
le même. Il ne faut pas croire que c’est une routine" (Carlam, ouvrier).
Dans ce contexte, par rapport à l'ordinateur, l'ouvrier de fabrication conserve
d'importants atouts. Il a une sensibilité et une intelligence que l'ordinateur n’a pas. Il
voit et entend alors que l’ordinateur est aveugle et sourd. Il peut donc intégrer des
informations qui restent inaccessibles à la machine et réagir en conséquence.
"Disons que l’ordinateur, lui, calcule mais il ne voit pas comment la tôle réagit
dans le train tandis que, nous, on voit comment elle réagit. Si elle réagit bien ou
mal. C’est ça la grande différence entre nous et l’ordinateur. Il ne voit pas
encore. Le jour où il verra, on n’aura plus besoin de nous. Je crois bien"
(Chertal, ouvrier).
Concrètement, les interventions ouvrières varient selon les cabines. C'est au niveau
du finisseur – "là où se fait le produit" – qu'elles sont les plus nombreuses, les plus
régulières et, aussi souvent, les plus décisives. A ce stade, elles doivent être très
rapides et judicieuses. La vitesse de la tôle atteignant parfois 78 km par heure, le
premier lamineur doit, en l'espace d'une seconde, voire même d'une fraction de
seconde, avoir vu le problème, fait un diagnostic, ébauché la solution "optimale" et
enclenché la ou les "bonne(s)" action(s), tout en sachant que la moindre erreur peut
coûter plusieurs centaines de milliers de francs.
Mais les interventions varient également dans le temps et en fonction des produits
laminés. Si les épaisseurs et les largeurs restent les mêmes, les interventions se font
très rares. Par contre, si les épaisseurs et les largeurs montrent des différences d'une
brame à l'autre, les interventions se font plus nombreuses. Il en va de même au
niveau des qualités d'acier. Plus elles sont variables, plus l'opérateur doit intervenir.
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A ce stade du développement technologique, l'opérateur conserve donc un rôle
décisif mais de plus en plus limité. S'il ne fait plus le produit, il contribue à la
performance. Sur les deux trains, les équipes de fabrication qui se succèdent aux
commandes des installations – travail à feu continu – se différencient tant en quantité
qu'en qualité produite. Certaines équipes sont connues et reconnues pour être
meilleures que d’autres, comme le souligne un ouvrier :
"En cas de problème, l’opérateur redevient ce qu’il était avant. C’est surtout là
qu’on voit l’importance de l’homme".
Sur le site le plus ancien, Chertal, l'accentuation de la fonction de surveillance fait
l'objet d'un discours très passionnel, très affectif. Elle nourrit chez certains ouvriers
un sentiment très vif de dévalorisation, de marginalisation. Pour eux, elle participe àla fin de l'ère du lamineur "roi", du lamineur "aristocrate" (Terrail, 1990). Dans le
cadre de l'automatisation pré-informatique, même si la machine faisait déjà
beaucoup, le lamineur de Chertal se considérait encore comme "faisant le produit" et
il en tirait une conscience fière (Touraine, 1984). Pour stimuler la production,
l'entreprise avait développé un système de primes au rendement, dont une prime de
record. Avec l'informatisation, le lamineur se décrit volontiers comme un "presse
bouton". Une partie essentielle de son savoir réside maintenant dans des
programmes et des logiciels. En conséquence, son métier se banaliseconsidérablement et perd de son prestige. Ce sentiment est conforté par le fait
qu'avec la crise et le nouveau mode de management, les primes de production sont
remplacées par des primes de progrès et une participation aux bénéfices, faisant ainsi
primer la logique organisationnelle sur celle du producteur.
C'est aussi sur ce site que les ingénieurs se montrent les plus inquiets quant aux
conséquences psychosociologiques de cette évolution :
"Si je prends l’exemple du lamineur, on a réellement dévalorisé sa fonction ou
son métier. Je crois que c’est un tort parce que l’on peut avoir un ordinateur
aussi performant que l’on veut, on ne parviendra jamais à tout mesurer, à faire
tout avec l’ordinateur. Ce n'est en tout cas pas possible à moyen terme. Donc, il
faut faire attention. Sans cette valorisation, on risque d'y perdre." (Chertal,
ingénieur).
4.2 . La montée en puissance de la monotonie
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Liée à l'accentuation de la fonction de surveillance, tous, à l'exception des premiers
lamineurs, soulignent la montée en puissance de la monotonie. Aux yeux des
ouvriers, elle est devenue une caractéristique majeure du travail de fabrication. Si ce
est observer, ils ont de moins en moins à faire.
"On voit rouge, noir, rouge, noir tout le temps. C’est monotone, quoi. La
machine est de plus en plus fiable. On a parfois des laides périodes, des
périodes de panne. Mais il y a des périodes où il n’y a rien" (Chertal, ouvrier).
Autrement dit, le travail devient "mortel". La monotonie est plus particulièrement
associée au travail de nuit et de week-end, périodes traditionnellement "beaucoup
plus calmes". Elle est aussi spécifique aux ouvriers ayant une certaine ancienneté de
poste. Pour eux, le travail ne présente plus ou presque plus de nouveauté. Ils ont fait"le tour de la cabine" et se sont installés dans l’habitude. Les heures se font donc de
plus en plus longues et, lorsque les périodes sont trop calmes, l’attention tend à se
relâcher :
"Avant, on devait calculer et il fallait tout le temps être en train de surveiller.
Maintenant, on surveille l’automatique et, parfois, il y a un petit relâchement et
c’est toujours à ce moment là qu’il y a un problème" (Carlam, ouvrier).
Conscients de cet effet pervers, des ingénieurs en sont arrivés à renoncer "au tout
automatique". Afin de soutenir l'attention des opérateurs ou "d'éviter qu'ils ne
s'endorment", certaines tâches peu stratégiques ont été maintenues manuelles en
concertation avec les opérateurs.
4.3. La montée en puissance de la solitude
Décrivant les premiers trains continus, Claude Durand et alii. soulignent que "à partquelques isolés, les ouvriers se répartissent le long de la chaîne en petits groupes de
travail. Il y a donc des liaisons personnelles locales entre régleurs, ou entre les
conducteurs des bobineuses dans une même cabine, ou dans les groupes situés
auprès des cages" (1958 : 41). Ces "petits groupes" constituaient des hauts lieux de la
sociabilité et de socialisation ouvrière. Ils conféraient une dimension humaine au
travail.
Avec l'informatisation, ces petits groupes ont totalement disparu. En règle générale,l'ouvrier se retrouve aujourd'hui seul dans une cabine, seul à contrôler des écrans et à
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observer la tôle. Si quelques-uns disent "aimer la solitude", la plupart s'en plaignent.
L'absence de contact humain leur pèse83. Sur le poste, le parlophone est devenu le
seul moyen de garder un contact, de dialoguer. Dès lors, les pauses sont attendues
avec impatience.
En isolant l'opérateur, l'informatique déstructure l’ancien tissu social. Elle appauvrit
les possibilités de contact entre ouvriers et met à mal les anciennes dynamiques
collectives.
Parallèlement, de manière très variable selon les équipes et les lieux, l’isolement de
l'ouvrier fait apparaître une recomposition du tissu social autour de la maîtrise et de
l'encadrement. Pour l'opérateur, le contremaître et le cadre deviennent, durant le
travail, une des seules opportunités de dialogue. Alors que les relations horizontales– inter-ouvrières – se disloquent, les relations verticales ont tendance, comme on le
verra par la suite, à gagner en densité.
4.4. Un surveillant de plus en plus étroitement contrôlé
Avec l’informatique, le contrôle de l'opérateur est devenu beaucoup plus étroit que
par le passé. Sans le rendre totalement transparent, elle a fait disparaître les zonesd'ombre que contrôlait l'opérateur pré-informatique. Sur les lieux de travail, les
"racusettes" (Carlam) et les "mouchards" (Chertal) se sont multipliés, enregistrant et
mémorisant systématiquement les interventions ouvrières. Les opérateurs sont ainsi
surveillés 24 heures sur 24.
A Chertal, l'arrivée des "mouchards" a privé l'ouvrier de fabrication d'une source
fondamentale de contre-pouvoir. Auparavant, l'opacité régnante lui permettait de
masquer ses erreurs mais aussi de "saboter" la production pour "se payer la tête de
l'ingénieur" ou encore "s’offrir un temps d’arrêt". Très vivaces dans la mémoire
ouvrière de Chertal, ces pratiques participaient au sentiment très vif de l’ancienne
puissance ouvrière :
"Avant, le type mettait tout sur le dos de la machine. C’était toujours la machine
qui était défaillante et, si l’opérateur disait que c’était la machine, ça ne pouvait
83
A ce propos, Pierre Bouvier souligne que "la solitude résultant de l'automatisation des cabines peutconduire à des troubles de comportement, voire à des états dépressifs lorsque des difficultésextérieures, d'ordre privé, se cumulent avec les conditions de travail" (1989 : 129).
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être qu'elle. A ce moment là, l’ouvrier était toujours puissant. C’était toujours
lui le meilleur" (Chertal, ouvrier).
Aujourd'hui, l'ordinateur détient, en mémoire, la réponse à bon nombre de questions
: Est-ce la machine qui a enclenché ? Est-ce que l’erreur vient d’une défaillance de la
partie électrique ou mécanique ? Est-elle due à une mauvaise manipulation de
l’opérateur ?
"Le machiniste ne peut plus dire tout ce qu’il veut. L’automate, lui, il a la vérité"
(Chertal, ouvrier).
De ce point de vue, l'informatique correspond à une vaste redistribution des zones de
pouvoir détenues par les différents acteurs. En terme d'information, l'ingénieur en aété le grand bénéficiaire. Elle a aussi supprimé une partie des arrangements locaux et
informels que permettait le contrôle humain.
Sur le site le plus ancien, elle a été dans le sens d'une réduction des affrontements
internes – fabrication contre entretien, ouvrier contre maîtrise, équipe contre
ingénieur – liés à l'imputation des temps d'arrêt. Aux yeux des ouvriers, un "bon"
contremaître était un contremaître qui parvenait à faire imputer aux autres équipes la
responsabilité et le temps d'un arrêt. Toutefois, l'informatisation ne résout pas tout.
D'une part, même si elle est abondante, l'information reste partielle. D'autre part, elle
doit encore être analysée et interprétée, ce qui confère aux différents acteurs une
marge, parfois appréciable, de négociation.
"De toute façon, via l’informatique, on saura ce qui s’est passé. Lorsqu’il y a un
problème, on trouve toujours où est la faille. Enfin, pas toujours mais
pratiquement tout le temps, neuf fois sur dix. Il y a une plus grande
transparence" (Chertal, ouvrier).
Par ailleurs, si l'opérateur a désormais tout "intérêt à dire la vérité", a contrario, le
management local ne peut plus le soupçonner de "tricherie systématique". Sous cet
angle, l'accroissement du contrôle offre aussi la possibilité de relations plus
constructives, dont la crédibilité se joue pour l'essentiel autour de la gestion de
l'erreur humaine. Dans ce sens, il implique la reconnaissance du droit à l'erreur et
son utilisation à des fins d'apprentissage, visant l'amélioration des savoirs et des
savoir-faire. A cet égard, même si, en principe, la ligne de conduite des managements
locaux est celle de l'apprentissage collectif, dans la pratique, la situation est loind'être aussi claire :
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"Bien souvent, quant il y a une bévue quelque part, l'opérateur dit de lui-même
: "j'ai fait ceci, j'ai fait cela". Il ne nous laisse même plus chercher. Quant tout va
bien, il y a des choses qui passent et, quant tout va mal, on ne laisse plus rien
passer" (contremaître).
Pour les cadres, sanctionner négativement, c'est montrer les limites; c'est remettre de
l'ordre; c'est rappeler qui est le chef. Toutefois, dans la pratique, l'usage de la sanction
est un art difficile. D'une part, elle pose le problème de la frontière entre l'erreur
volontaire et l'erreur involontaire. De ce point de vue, l'informatisation n'a pas
transformé la gestion en "une administration des choses". D'autre part, les effets de la
sanction négative sont loin d'aller systématiquement dans le sens souhaité par le
management. Derrière elle se joue toute la question de la confiance entre les acteurs.
Par rapport à l'informatisation du contrôle, c'est aussi la question de l'acceptation
sociale des "mouchards" et des "racusettes". Nombreux sont les ouvriers qui insistent
sur la fragilité du nouvel équilibre. A leurs yeux, l'informatisation du contrôle est
une "arme à double tranchant" qui dépend essentiellement de l'usage qui en est fait
au niveau managérial.
"Je ne pense pas que l’idée de départ soit d’organiser une chasse aux sorcières,
mais ça peut très bien servir à ce genre de choses. Ce n’est pas quelque chose
qui ne doit servir qu’à sanctionner. Si c’était le cas, je n’en vois vraiment pas
l’intérêt. Sinon, on ne pourrait plus faire confiance au personnel. Ca doit aider à
comprendre la machine, à trouver le comment du pourquoi" (Carlam, ouvrier).
4.5. De la fatigue physique au stress
Si, au fil de son évolution, l'automatisation a mis fin aux travaux physiquement
pénibles, elle génère aussi de nouvelles formes de pénibilité (Pastré, 1983). Avec
l'informatique, la charge mentale du travail de l'opérateur s’est considérablement
accrue. Tant à Carlam qu'à Chertal, les lamineurs pointent souvent le stress comme
un problème quotidien :
"Plus on avance dans l’automatisation, moins on a à faire physiquement et plus
c’est dans la tête. Plus ce sont des surveillances et plus on est nerveux, stressé.
On fume un peu plus. Comme on est de moins en moins, il y a moins dedialogue, on s’énerve plus. Les exigences en matière de qualité sont de plus en
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plus grandes. Il n’y a rien à faire, quand on sort, on est liquidé. Alors le type,
qu’est-ce qu’il a ? On le voit de plus en plus souvent, c’est la dépression, la crise
de nerf, les problèmes familiaux" (Chertal, ouvrier).
Les origines du stress sont diverses mais les nouvelles conditions de travail de
l'opérateur en forment le socle : multiplication des écrans, vitesse accrue de réaction
conjuguée à la rareté des interventions, individualisation des responsabilités. A cela
s'ajoutent les nouvelles exigences du management et de la clientèle : "le moins d'arrêt
possible", "la meilleure qualité possible", "la réduction des tolérances".
"La pression est positive sauf quand elle devient un stress trop important, qui
est lui un facteur de perturbation. Il faut toujours trouver la limite à ne pas
dépasser. Il faut trouver une solution car, indépendamment des aspectshumains, c’est un coût." (Chertal, ingénieur).
5. La complexification du travail d'entretien
L'informatisation n'a pas modifié la logique d'organisation du travail du personnel
d'entretien. Comme par le passé, l'entretien de pause intervient pour dépanner et
l'entretien de jour procède aux réparations.
Si certains métiers d'entretien n'ont pas été affectés par l'évolution technologique –
pour un mécanicien, "un boulon reste toujours un boulon" –, d'autres ont été
confrontés à une véritable révolution de leur cadre d'intervention. Avec
l'informatisation, celui-ci est devenu beaucoup plus abstrait et complexe.
Certains ouvriers d'entretien sont ainsi passés, en très peu de temps, de "l'ère de la
voiture à celle de l'avion", "de l'armoire à relais aux circuits intégrés". Chez les plus
anciens, qui sont aussi les plus nombreux, ce passage a provoqué un profond
malaise. Il a entièrement remis en question leurs savoirs et savoir-faire traditionnels.
Pour eux, les diagnostics sont devenus beaucoup plus difficiles, de même que les
dépannages.
"Un électricien raisonne comme un électricien. Il a été à l’école, puis il a
travaillé. A l’école, il a appris à raisonner. En travaillant, il a continué à
apprendre. Avec l’habitude, il est devenu de plus en plus rapide. Il raisonne
une phase, deux phases et ainsi de suite. Maintenant, ce n’est plus comme ça. Sivous raisonnez comme un électricien, c’est foutu. Même en suivant les
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formations, on garde un mauvais réflexe. C’est très difficile de passer de l’un à
l’autre" (Chertal, ouvrier).
Si, auparavant, l'électricien pouvait encore "bricoler" pour trouver une solution, les
nouvelles technologies ont rendu cette approche impraticable. En outre, nombreux
sont ceux qui soulignent que la réduction des pannes a pour effet pervers de limiter
les possibilités d’apprentissage sur le tas. Pour l'ouvrier d'entretien, de tout temps, la
panne a été un moment fondamental d'apprentissage individuel et collectif. C'est
autour de la panne que se fait une part essentielle de la transmission des savoirs
entre les générations. La panne est aussi une occasion unique de "se rafraîchir la
mémoire", de mettre en pratique les savoirs acquis – parfois péniblement – au cours
des formations internes.
6. L'impact sur les lignes hiérarchiques
Au delà de l'impact sur les métiers ouvriers, l'informatisation a aussi participé à la
transformation des lignes et des rapports hiérarchiques.
Antérieurement, ceux-ci reposaient sur quatre grands principes : la distanciation, la
différenciation des rôles, le strict respect des niveaux et des procédures hiérarchiqueset, enfin, des rapports profondément autoritaires.
L'informatisation va contribuer à refaçonner ces principes, en modifiant en
particulier le rôle de la maîtrise et la logique d'action de l'ingénieur.
6.1. La maîtrise
La maîtrise traditionnelle, issue du rang et donc âgée, a perdu dans l'aventure
informatique une part importante de son expertise technique :
“Si je considère tout ce qui s’est passé depuis le début, je dirais que le train est
nouveau malgré ses 30 ans. L’électronique, les ordinateurs, l'automatisation ont
tout changé. C’est une évolution extraordinaire. On a essayé de suivre mais ce
n’est pas possible. C’est d’ailleurs pour ça que l’on a mis énormément de
personnes de jour au niveau de la machine” (Maîtrise).
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Traditionnellement, la maîtrise constituait une zone intermédiaire, jouait le rôle
d'interface entre deux mondes distincts et sans communication, celui des ouvriers et
celui des ingénieurs. Un rôle renforcé par le strict respect des différents niveaux
hiérarchiques et le caractère très autoritaire des relations.
"Avant, l'ingénieur n'avait pas besoin de s'enfermer dans son bureau. On savait
bien qu'on ne pouvait pas y aller. Il fait suivre la voie hiérarchique : brigadier,
contremaître... Il fallait que tout passe par là" (Chertal, ouvrier).
La position de la maîtrise était à la fois inconfortable mais fortement valorisée car
l'aboutissement d'une trajectoire basée sur la promotion individuelle.
Sa légitimité reposait sur une expertise technique acquise par l'expérience etcomplétée par une formation en horaire décalé. En gravissant un à un les différents
niveaux composant la hiérarchie ouvrière, puis ceux formant le début de la ligne
hiérarchique, le contremaître avait accumulé l'expertise nécessaire pour faire face aux
situations techniques les plus diverses. Elle lui conférait une grande part de sa raison
d'être et de son prestige et lui valait souvent reconnaissance et respect aux yeux des
ouvriers.
Avec l'informatisation, l’expertise technique se déplace pour une part essentielle horsdu champ de la maîtrise et se dilue dans une organisation plus complexe. La ligne
hiérarchique perd ainsi de sa netteté.
"Beaucoup de niveaux intermédiaires se sont créés. Quand j'ai commencé à
travailler, j'avais un contremaître et un chef de service. Et puis il y eu un
ingénieur ceci, un ingénieur cela" (Carlam, brigadier).
Dépassée par l'évolution technologique, la maîtrise traditionnelle éprouve de plus en
plus de difficultés à répondre aux questions adressées de la base. Comme l'ont relevé
Maurice et alii, elle se retrouve souvent en "porte à faux, face à de jeunes
professionnels plus compétents et des techniciens des bureaux d’études ou des
méthodes” (1982 : 134). Dès lors, elle a tendance à se rabattre soit sur le pôle
administratif de la fonction, soit sur l'animation sociale, rompant ainsi quelque peu
l'isolement de l'opérateur.
6.2. L'ingénieur
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Dans un premier temps, le processus d'informatisation a obligé l'ingénieur – dans sa
large acception – à descendre sur le terrain, à rencontrer l'ouvrier pour obtenir
l'information nécessaire à la programmation de l'outil. Il a aussi dû communiquer
aux ouvriers les changements intervenus et les former aux nouvelles technologies
mises en oeuvre. Ce processus s'est appuyé et a nourri le développement des cercles
de qualité et de progrès, pierre angulaire de la stratégie managériale de l'époque.
Pour ce faire, l'entreprise a procédé à l'engagement de jeunes ingénieurs, porteurs de
références culturelles et de comportements parfois radicalement différents des
générations précédentes.
"Avant, l'ingénieur, c’était un Monsieur en "costume-cravate". Maintenant, il y a
des ingénieurs qui viennent en jeans et qui, à la limite, quand il le faut, "mettentla main à la pâte". Ils n’ont plus peur de se salir. S’il y a un problème, ils n’ont
pas peur d’entrer dans la machine, d’aller voir ce qui se passe. En général, ce
sont des jeunes ingénieurs. C’est un bien" (Carlam, ouvrier).
Sous ces deux aspects, un rapprochement s'est esquissé entre les deux extrémités des
lignes hiérarchiques.
Dans un second temps, l'outil informatisé a généré par lui-même de plus en plusd'informations sur le processus de production et sur les interventions ouvrières. La
marge de manoeuvre de l'ingénieur s'est donc considérablement accrue, tant au
niveau de l'amélioration de l'outil que du contrôle des opérateurs. Il est de ce fait
devenu moins dépendant du bon vouloir communicationnel de l'ouvrier et de la
maîtrise.
Aujourd'hui, le traitement des informations mises à disposition par l'informatique
constitue un des enjeux majeurs de l'amélioration des performances de l'outil.
"Dans les ordinateurs, il y a énormément de données intéressantes, de données
disponibles mais il faut les sortir, les mémoriser. On travaille à ces sorties"
(ingénieur).
De ce point de vue, même si l'opérateur est toujours un détenteur d'informations
privilégiées, il n'apparaît plus aussi indispensable qu'au début de l'informatisation.
Ceci est d'autant plus vrai que l'informatique a mis fin au laminage manuel, privant
l'opérateur de certaines sensations, de certains points de repères.
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"On a une série d'opérateurs qui n'ont pas connu l'époque manuelle. Ils sont
entrés de plein pied dans l'ère informatique. Ils sentent beaucoup moins bien
les choses. Ils ne maîtrisent pas du tout ce qu'il y a derrière les boutons ou les
écrans. Ils ne savent plus dire comment l'automatisation devrait fonctionner. Ils
savent dire ça va ou ça ne va pas et dans quelles circonstances, mais ils ne
savent pas ce qu'il y a derrière" (ingénieur).
Ce double mouvement – recherche d'informations auprès de la base et renforcement
du pouvoir informationnel de l'outil – a profondément bouleversé les anciens
rapports hiérarchiques.
La distance entre l'ouvrier et l'ingénieur, appartenant auparavant à deux mondes
distincts, sans communication, s'est réduite tandis que la maîtrise, déjà dépossédéed'une partie de son expertise technique, s'en est trouvée d'autant plus déstabilisée.
L'ingénieur est devenu moins dépendant des informations transitant par les
contremaîtres, ce qui a modifié sa logique et sa stratégie d'intervention.
Néanmoins, à de nombreuses reprises, l'accent a été mis sur le décalage entre le
savoir théorique des ingénieurs et le fonctionnement réel de l'engin. En effet, malgré
une maîtrise de plus en plus grande du processus, la part de "mystère" entourant le
fonctionnement de certains outils reste encore importante. Les démarches de progrès,de fiabilisation imposent ainsi de maintenir un contact étroit avec les ouvriers.
"Auparavant, la fiabilisation des engins intéressait peu les ingénieurs. C'était
une priorité plus secondaire. La première priorité, c'était de produire les tonnes
demandées. Maintenant, on doit faire le maximum de tonnes avec la qualité
requise et le prix de revient le plus bas" (Chertal, ingénieur).
Conclusion
Avec la fermeture d’outils et la réduction des capacités de production, la
modernisation technologique a été une réponse largement privilégiée par l’entreprise
dans sa course à la survie, puis au redressement et à la rentabilité. De fait,
l’incorporation des nouvelles technologies a été une source fondamentale de gain de
productivité. Elle a aussi été une source fondamentale de changement socio-
organisationnel.
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Mais, l’informatisation d’une installation industrielle aussi vaste et complexe qu’un
laminoir ne se fait pas du jour au lendemain. Elle est, au contraire, un construit
progressif, étagé et largement évolutif84. Les nouvelles technologies sont, elles mêmes
en constante évolution. Les limites de leur champ d’intervention sont
continuellement repoussées.
Sur les sites d’observation, l’informatisation est donc loin d’être un processus arrivé à
maturité; elle n’a pas encore fait sentir tous ses effets. Jusqu’à présent, elle a surtout
été utilisée pour accroître les performances d’un outil dont les grands principes ont
été arrêtés à une époque où l’ordinateur relevait de la science-fiction. Poussée à son
terme, la "révolution" informatique pourrait déboucher sur la concentration, en une
seule cabine, des postes de commande actuellement répartis sur la ligne de
production. De même, la machine devrait assumer de plus en plus de fonctions"intellectuelles" au niveau du diagnostic de panne ou de la production de consignes
de laminage. Les observations faites portent donc davantage sur un bloc
sociotechnologique en construction que sur un bloc sociotechnologique arrivé à
maturité.
Parmi les nombreuses conséquences du processus d'informatisation, trois méritent
d'être tout particulièrement soulignées : la redistribution des zones de pouvoir, la
simplification du travail de l'opérateur et la transformation des relations de travail.
Premièrement, l'informatisation s'est traduite par une perte de pouvoir et de contre-
pouvoir de la base. Le cas de l'opérateur en est l'exemple le plus abouti. Avec
l'informatique, il est quasiment devenu totalement transparent. Enregistrant et
mémorisant toutes ses interventions, elle le surveille 24 heures sur 24 sans jamais
relâcher l'attention. Sur le site le plus ancien, ce renforcement du contrôle participe
au sentiment de perte de puissance de l'ouvrier. Parallèlement, il ouvre aussi de
nouvelles possibilités de jeux entre les acteurs se nouant, pour l'essentiel, autour de
la gestion de l'erreur humaine. Par rapport au stade antérieur d'automatisation, il
s'agit là d'un changement fondamental.
Deuxièmement, l'informatisation a considérablement appauvri le travail de
l'opérateur. L'informatique étant plus précise, plus rapide et plus fiable que l'homme
– notamment, socialement –, la stratégie managériale a consisté à lui faire réaliser le
84 Concernant l’aspect étagé du processus d’informatisation, le lecteur peut se référer à Philippe
Zarifian, “La définition de l’activité de l’opérateur par les informaticiens dans la sidérurgie lourde”,Formation-Emploi, n° 11, sept. 1985 et Quels modèles d’organisation pour l’industrie européenne,L’harmattan, Logiques économiques, 1993.
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maximum d'opérations. Autrement dit, dans la quotidienneté, elle a été dans le sens
de la "déqualification" de l'opérateur, pour reprendre une partie des termes de la
thèse proposée par Michel Freyssenet (1974), et non dans celui de la
reprofessionnalisation du travail, thèse défendue récemment par Kern et Schumann
(1989). En accentuant la surveillance, l'informatique a marginalisé l'opérateur.
Parallèlement, elle a recentré le travail de l'opérateur sur l'événement. D'une part,
dans la cabine, il doit gérer les événements qui se présentent. D'autre part, étant
donné sa position, il détient des informations privilégiées. En cas de panne, par
exemple, il peut orienter les recherches de l'informaticien ou de l'entretien, et donc
leur faire gagner énormément de temps. Marginalisé dans la quotidienneté de son
travail, l'organisation ne peut se priver de son "intelligence".
Dans l’ Autonomie dans le travail, Gilbert de Terssac (1992) rejette la thèse de la
marginalisation de l’opérateur humain dans la conduite des processus fortement
automatisés au profit de celle du recours à celui-ci. A l'inverse, sur la base de nos
observations, la marginalisation et le recours ne se posent pas en termes d'alternative.
Au contraire le processus d'informatisation les associe, les combine très étroitement.
Toutefois, dans une perspective dynamique, la tendance lourde est au renforcement
de la marginalisation au détriment du recours. En effet, la stratégie étant de fairedisparaître tant que faire se peut l'événement, moins il y en aura, moins l'opérateur
devra intervenir, et moins la technostructure devra faire appel à lui. Autrement dit,
paradoxalement, plus l'organisation a recours à l'"intelligence" de l'opérateur, plus
elle contribue à le marginaliser dans sa quotidienneté.
La combinaison de la marginalisation et du recours fait aussi ressortir une des
contradictions inhérentes à la participation ouvrière. L'opérateur est en fait coincé
dans une logique paradoxale : accepter de mobiliser son "intelligence" pour répondre
à la logique managériale conduit à augmenter, par effet de retour, la monotonie de
son travail.
Par ailleurs, la simplification du travail de l'opérateur ouvre des perspectives en
matière de réorganisation du travail. En réduisant les temps de formation et en
égalisant les postes de travail, elle rend l'interchangeabilité de l'opérateur plus
praticable. Elle oeuvre donc en faveur de la polyvalence ouvrière à l'intérieur de la
fabrication mais aussi entre la fabrication et l'entretien.
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Dans l'optique managériale, au stade actuel de développement des nouvelles
technologies, la polyvalence apparaît comme la principale source locale de nouveaux
gains de productivité. Effacer les frontières traditionnelles, les anciennes
appartenances revient en effet à réduire les temps morts et les effectifs. Elle permet
aussi de mieux faire face aux aléas liés à la compression des effectifs. Après avoir
appauvri le travail de fabrication, elle lui permet aussi de parler d'enrichissement du
travail, de reprofessionnalisation de l'opérateur.
Enfin, troisièmement, l'informatisation a modifié en profondeur les relations de
travail. Horizontalement, elle a raréfié les possibilités de contacts entre les ouvriers,
du moins au niveau de la fabrication. Par ailleurs, elle a favorisé le développement
de relations verticales plus diverses, en obligeant notamment l'ingénieur à aller
chercher auprès de l'ouvrier l'information qui lui était nécessaire. Indirectement, viale relèvement du niveau de scolarité ouvrière, elle a aussi eu pour conséquence de
réduire l'écart entre la base et le sommet des hiérarchies locales. Plus globalement,
l'arrivée de jeunes ouvriers très scolarisés constitue sans aucun doute un enjeu
socioculturel majeur pour l'entreprise. Ils constituent en effet un potentiel de
changement des mentalités et des attitudes ouvrières. Pour l'entreprise, l'enjeu est
d'autant plus important que, du fait des trous laissés par la crise dans la pyramide
des âges ouvrières, la transition entre les anciennes générations de sidérurgistes et les
nouvelles est amenée à prendre la forme d'une rupture.
Sur les anciens sites de production, l'informatisation des outils a donc été un vecteur
de changements fondamentaux, car dans une large mesure irréversibles. Incorporant
des contraintes sociales et économiques, elle a été, comme l'a suggéré Dario Salerni
(1979), un maître atout dans les stratégies de reconquête et de reconfiguration des
espaces productifs. En ce sens, comme on va le voir, elle a constitué un terrain
propice à la stratégie d'innovation managériale impulsée par le sommet de
l'entreprise.
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Chapitre 3
La modernisation managériale
Introduction
Nous abordons à présent l'objet central de notre travail : le processus de renouveaumanagérial à l'oeuvre à Cockerill Sambre depuis le milieu des années 70.
Comme annoncé plus avant, nous chercherons à montrer que la modernisation
managériale s'inscrit, de façon incontournable, dans des contextes et des stratégies
d'acteurs qui modulent profondément ses conditions d'implantation et ses impacts.
L'objectif est ainsi, au travers d'une analyse empirique, de contextualiser l'innovation
managériale dans l'histoire d'une entreprise, notamment en référence à son processus
de restructuration industrielle et au renversement du rapport de force entre acteurs
qui est associé – retracés dans le premier chapitre – et à sa mutation technologique et
aux impacts socio-organisationnels induits – présentés dans le deuxième chapitre.
Nous partirons de l'innovation managériale comme d'une stratégie promue et portée
par la direction générale de l'entreprise et la technostructure qui l'entoure. Nous
décrirons ainsi un processus d'imposition, relevant d'une logique résolument "top-
down". Ce processus se structure principalement autour de l'importation de
techniques et d'outils considérés comme ayant fait leurs preuves en dehors de
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l'entreprise. L'innovation managériale s'inscrit dans l'air du temps. Tout au long de
l'évolution décrite, le discours officiel de l'entreprise reproduit en grande partie les
grands thèmes mobilisateurs de l'époque et, en ce sens, l'entreprise est en phase avec
les préoccupations managériales de son temps. Au niveau belge, l'entreprise a même
souvent été considérée comme "pionnière" en ce domaine.
Mais, au delà de cette approche "désincarnée", nous montrerons que l'inscription de
l'innovation managériale dans un processus de phases successives et partiellement
cumulatives est profondément marquée par le contexte spécifique de l'entreprise et le
rapport de force des acteurs en présence.
L'innovation managériale participe ainsi à la dissolution de l'ancien bloc
sociotechnologique. Elle vise à transformer les anciennes règles du jeu, à modifier lesmentalités et les comportements.
Dans une perspective longitudinale, le processus d'innovation managériale chez
Cockerill Sambre se structure ainsi en trois moments clés que nous caractérisons
comme suit 85:
- la fin des années 70 : l'ébauche d'un renouveau managérial ou la "phase
incantatoire sur fond de stigmatisation de l'entreprise malade";
- le milieu des années 80 : le management participatif ou la "phase de
mobilisation sur fond d'appel à la participation volontaire";
- la fin des années 80 : la qualité totale ou la "phase d'approfondissement sur
fond de systématisation des outils"
Enfin, soulignons que l'innovation managériale n'est, en définitive, qu'une facette
d'une stratégie plus globale de l'entreprise en matière de gestion du facteur humain.
Elle en est, en quelque sorte, la face positive, à la fois valorisée – notamment vis-à-vis
du monde extérieur – et valorisante par rapport à un pôle plus coercitif. Nous nous
attacherons donc à replacer l'innovation managériale dans la politique d'ensemble de
l'entreprise en matière de gestion des ressources humaines.
85Comme toute structuration temporelle, ces trois phases présentent un caractère cumulatif qu'il
convient de garder en permanence à l'esprit. En ce sens, la structuration en phases vise à mettre enévidence des moments de changement de logique dans le chef des acteurs, ces moments n'annulantpas, bien au contraire, les caractères de la phase antérieure.
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1. La fin des années 70 : l'ébauche d'un renouveau managérial
Le début des années 70 constitue l'apogée de l'ancien bloc sociotechnologique issu de
la période de croissance d'après guerre. A ce bloc sociotechnologique est associé un
mode de gestion très traditionnel s’articulant principalement sur le dogme taylorien
de la séparation entre la conception et l’exécution du travail. Dans le chef de
l’encadrement, les ouvriers sont essentiellement des ressources physiques. Ils sont là
pour faire tourner l’outil. Les relations hiérarchiques sont très autoritaires. La
sidérurgie est dans l'ère du "tais-toi et obéis".
L’usine sidérurgique étant vaste, son personnel nombreux et peu docile, son contrôle
s’avère particulièrement difficile. En certains endroits, les pratiques telles lasavonnette, le deuxième repas ou “les déplacements inopinés” sont devenues de
véritables institutions, avec l’accord tacite ou non des hiérarchies locales.
Dans ce contexte, le délégué syndical règne en maître des lieux. Source de pouvoir
important, la communication passe essentiellement par lui. La logique syndicale
reste une logique d'affrontement et les conflits sont nombreux.
La crise remet en cause l'ancienne cohérence, les anciens équilibres. Il commence àêtre question de changement socio-organisationnel. Dans le cadre du plan Claes
(1978), les organisations syndicales s'engagent à "collaborer activement à
l'accroissement de la productivité" via, notamment, l'amélioration du climat social, la
lutte contre l'absentéisme et l'acceptation de la polyvalence des fonctions et de la
mobilité professionnelle. Dans les entreprises, le thème de la participation fait son
apparition dans le discours des directions.
C'est à Cockerill que, au niveau des directions, la volonté de changement s'exprime
avec le plus de force. C'est au travers de cette entreprise que nous aborderons la
première phase d'innovation managériale.
1.1. La stigmatisation de l'entreprise malade
A Cockerill, l'entrée en fonction, en 1976, d'un nouveau directeur général marque
l'avènement d'un nouveau discours, l'amorce d'une nouvelle logique gestionnaire.
C'est l'arrivée d’un manager dans un monde d’ingénieurs, de techniciens. Liégeois
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d'origine, self made man, le nouveau directeur est recruté aux Etats-Unis où il
occupait une fonction dirigeante dans une importante multinationale. Il n’est donc
pas un "produit maison" et il n’a jusque là exercé aucune fonction en relation directe
avec la sidérurgie. Son profil et sa conception de la gestion sont totalement atypiques
par rapport à l’entreprise et ses traditions. C'est, en quelque sorte, un pur produit de
l’école américaine de management, et, de ce point de vue, son recrutement par
l'actionnaire majoritaire de l'entreprise n'est certainement pas le fruit du hasard.
Très rapidement, la rencontre entre l'entreprise et son nouveau directeur général se
traduit par un choc culturel d’envergure.
La publication, l'année de son arrivée, d'une brochure intitulé "Le défi pour un
nouveau Cockerill" est un des premiers temps forts de cette confrontation culturelle.L’entreprise s’y livre, via son directeur, à un diagnostic sans complaisance de son
fonctionnement. Elle y brosse également un portrait peu reluisant de sa culture.
"Installé dans un château des princes-évèques de Liège, Cockerill donne de lui
une image patinée... toute de sagesse, de prudence et de continuité.
Dans un monde d’ingénieurs et de comptables, certaines fonctions se sont
particulièrement développées : la technique domine. D’autres fonctions sont
inexistantes ou pauvres : planification, information, contrôle interne, contrôle
des filiales...
Une importante administration centralisée, fruit des fusions antérieures,
commande l’ensemble. Elle mêle aux fonctions de direction des fonctions
d’exécution. Elle est dès lors encombrée par des préoccupations à court terme.
De plus, les échelons se sont multipliés, les circuits de décisions allongés. Les
carrières y évoluent à l’abri des changements. L’esprit d’entreprise n’y est guère
encouragé.
En période de croissance facile, le système voilait ses faiblesses. Mais lorsque les
circonstances ont exigé combativité, esprit d’entreprise et rapidité de décision,
la lourdeur de l’ensemble a fait basculer le destin. Après la quiétude, la
tourmente" (Le défi pour un nouveau Cockerill, 1976).
Sur base de ce constat, le discours de la direction est empreint d'appel à la
mobilisation et de fermeté : pour survivre à la crise, Cockerill doit intégrer les
"méthodes modernes de gestion"; elle doit s’inspirer des "réalisations des meilleurs
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groupes industriels mondiaux"; à tous les niveaux de l’encadrement, il s’agit de
rétablir un "esprit d’entreprise", de réintroduire le "sens du marché" – le marché
primant sur le technique –, la créativité et la mobilité. En bref, il faut changer "les
mentalités marquées par les structures traditionnelles de l’industrie lourde" et
"redresser l’image de marque" de l’entreprise.
Au niveau social, la direction stigmatise, dans le journal d’entreprise, le nombre de
jours perdus pour fait de grève "comme le seul vrai record de Cockerill par rapport à
ses concurrents". Elle en dénonce le caractère souvent sauvage. Pour elle, "le
harcèlement et l’épreuve de force" ont remplacé le "dialogue et la négociation". Dans
le rapport d’activité de 1976, elle écrit que :
"L'indiscipline sociale reste un phénomène assez typiquement liégeois dontnous partageons le mauvais monopole avec les Anglais et peut-être les Italiens.
(...). Je crois que cette situation tient largement au fait que les relations patrons-
travailleurs se sont fondées depuis longtemps en Wallonie sur un mode de
combat qui, tant que l'économie fonctionnait bien, permettait de part et d'autre
de se réfugier dans un dogmatisme facile : l'ouvrier, c'est le coupable et le
patron, c'est l'ennemi. L'arrêt de travail est, du côté ouvrier, la solution
traditionnelle. Il prouve que l'on est fort, que l'on est uni; il est censé faire mal.
Le malheur est qu'il fait surtout mal non pas aux actionnaires qui vont investir
ailleurs, mais à l'entreprise, c'est-à-dire à nous-mêmes, à la région, à l'emploi.
(...). Ce mode conflictuel est basé sur une erreur fondamentale d'analyse. Dans
une entreprise, l'ennemi n'est pas le patron. Le patron, pour autant qu'il soit
efficace, est, qu'on le veuille ou non, l'allié obligé des travailleurs. Les ennemis
sont, en réalité, les entreprises sidérurgiques concurrentes du Japon, du
Luxembourg ou d'ailleurs. Celles-là ignorent les grèves et se félicitent des
nôtres".
Par voie de presse, le comité syndical de la Fédération des métallurgistes liégeois de
la FGTB86 dénonce ce discours en parlant de :
"campagne d’intoxication tendant à culpabiliser les travailleurs de toutes
catégories, à dénigrer leurs organisations syndicales pour essayer de faire croire
que les uns et les autres étaient responsables des difficultés que rencontrent
actuellement la sidérurgie en général et Cockerill en particulier".
86 Pour mémoire, rappelons que Cockerill constitue un des fiefs de la puissante Fédération liégeoisedes métallurgistes de la FGTB.
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En outre, il précise qu'en
"agissant de la sorte, la direction prend la dangereuse responsabilité de la
détérioration du climat social et, qui plus est, se met en contradiction avec les
fréquents appels à la contribution de tous "pour un effort commun". (...). Enentretenant la légende des grèves à tout propos, la direction poursuit en fait son
action visant à accréditer, auprès de l’opinion, l’idée que ce sont les travailleurs
et leurs syndicats les responsables de la crise et qu’ils doivent, par conséquent,
accepter la régression sociale et l’austérité.
Chemin faisant, la direction se permet même de se livrer au chantage
"investissements en sidérurgie" – ce qui revient à dire en termes clairs : "MM.
les ouvriers et appointés, vous marcherez dorénavant à l’oeil (!)... et à moncommandement... sinon ???". Il est évident que c’est à leurs seuls intérêts que
les holdings entendent que soient subordonnées les destinées de Cockerill et de
ses divisions et filiales. Et les laborieux efforts du directeur général et de ses
collaborateurs ne parviendront pas à faire croire qu’il y a une quelconque
communauté d’intérêts entre ces maîtres de la haute finance et de l’industrie et
les travailleurs. (...).
Plutôt que de mettre en cause le civisme des travailleurs et de leurs militants,
nous pensons que la direction devrait abandonner l’idée de régenter le
mouvement ouvrier et revoir son attitude à l’endroit des travailleurs et de leurs
organisations syndicales".
La mise en parallèle de ces deux discours est très révélatrice de la dynamique sociale
à l’oeuvre dans la seconde moitié de la décennie 70 à Cockerill ainsi que des enjeux –
économiques, sociaux et politiques – qui entourent le dossier sidérurgique, enjeux
qui s’accentueront au fur et à mesure que l’entreprise s’enfoncera dans la crise.
Elle symbolise également le rapport de force qui prévaut entre les deux principaux
acteurs en présence et les stratégies qu’ils développent. Logique de stigmatisation
pour l'acteur patronal, logique de combat pour l'acteur syndical.
En outre, si la conflictualité sociale tient une place importante dans le discours
patronal, elle n’est cependant, dans le diagnostic de la direction, qu’une des facettes
de ce qui est dénoncé comme un "véritable gâchis social". Au delà des arrêts de
travail, la direction dresse un tableau très sombre du fonctionnement social del’entreprise. Pour elle, rien ne va plus. L’absentéisme est présenté comme atteignant
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un des taux les plus élevés d’Europe. Les horaires laxistes des cadres, le gaspillage, le
freinage de la production, le maintien de postes inutiles, les vols et les dégradations
sont épinglés comme autant de pratiques alimentant le "gâchis social".
Pour la direction, l’entreprise est une organisation socialement "malade". A partir de
ce constat, des groupes de travail, réunissant des cadres opérationnels et
fonctionnels, se multiplient afin d’identifier les causes et de dégager les axes d’une
nouvelle politique managériale. Un de ces groupes s'occupe plus particulièrement
des relations sociales.
1.2. L’identification des causes
Dès l'abord, ce groupe procède à une distinction entre les causes sur lesquelles le
management de l’entreprise n'a aucune prise et celles sur lesquelles il estime pouvoir
agir.
Les premières causes forment le champ des contraintes. On y trouve le poids de
l’histoire – "le souvenir du nombre de grèves gagnées, les rancunes et la méfiance
accumulées, le souvenir des faiblesses patronales" –, la position "de référence" de
Cockerill dans le monde syndical, les surenchères syndicales, le refus croissant detoute autorité quelle qu’elle soit, les craintes par rapport à l’avenir ou encore la
montée des mouvements "gauchistes".
Les secondes, c’est-à-dire celles qui ouvrent des perspectives d’action, sont
regroupées en trois catégories.
La première porte sur les causes structurelles. Elles sont analysées comme le produit
de la taille et de la complexité de l’entreprise. Cette dernière est décrite comme
victime de lourdeurs bureaucratiques. Les lignes hiérarchiques, considérées comme
longues et compliquées, se caractérisent par un manque de dialogue avec le
personnel de base, une tendance à la "capitulation" et un "laisser faire". Les
responsabilités des uns et des autres étant mal définies, la hiérarchie met du temps
avant de réagir. Ce manque de réactivité combiné à l'absence de communication sur
la politique sociale condamnent l’encadrement à l’"impuissance" sociale. Faute de
références précises, il a tendance à se réfugier dans la sphère technique et à ne plus
traiter les problèmes sociaux. Autrement dit, l’entreprise se perçoit comme incapable
de gérer, tout à la fois rapidement et localement, les problèmes sociaux.
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La deuxième catégorie porte sur l’acteur syndical. Au delà de la dénonciation de la
combativité à outrance de certains délégués, les relations collectives sont analysées
comme évoluant de plus en plus d’un jeu à deux acteurs – patron/syndicat – vers à
un jeu à trois acteurs – patron/syndicat/travailleurs. Dans ce sens, l’acteur syndical
n’est pas entièrement perçu comme étant le seul responsable de la conflictualité
sociale. Il serait en partie débordé par sa base, avec pour conséquence de multiplier
les arrêts de travail "sauvages".
Enfin, la dernière catégorie de causes est liée à la démotivation du personnel et à son
désinvestissement à l’égard du travail, dans un contexte de crise où les conditions de
survie de l'entreprise ne sont plus perçues avec clarté.
Comme on peut le constater, telles que perçues par la direction, les causes de la
"maladie" sont multiples, diverses et, pour une part essentielle, elles s'entretiennent
mutuellement.
Ce constat est fondamental dans le processus d’élaboration de la nouvelle politique
sociale et managériale de l’entreprise. En effet, à partir du moment où une
multiplicité de causes est identifiée, il devient impossible de dégager une solution
unique, de trouver un "remède" miracle. Dans le chef de la direction, la multiplicitédes causes ne peut déboucher que sur une multiplicité d'actions de "redressement".
De nombreuses pistes sont alors investiguées. En fonction d’arbitrages divers et de
l'évolution du contexte, certaines d'entre elles sont rapidement abandonnées. Il est
également important de souligner qu’aucun acteur n’échappe à la volonté de
changement affichée par la direction générale.
1.3. La définition d'une nouvelle politique sociale et managériale
Au travers de la définition d’une nouvelle politique sociale et managériale, la
direction générale vise à insuffler une véritable "révolution culturelle" au sein de
l’entreprise en appliquant des “méthodes modernes de gestion” inspirées des
“réalisations des meilleurs groupes industriels mondiaux”. Outre les pressions
exercées par le renversement de la conjoncture économique, cette impulsion, à la
faveur de l'importation d'un nouveau style de direction symbolisée par son nouveau
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directeur général, marque le début de la remise en cause de la culture technicienne et
relativement conservatrice de l’entreprise.
Cette nouvelle politique sociale et managériale met principalement l'accent sur cinq
priorités.
a. La mise sous tension et la formation de l’encadrement
Au niveau des cadres, l'entreprise revoit son système de gestion, avec pour objectif
de promouvoir la "méritocratie". Elle veut assurer une plus grande égalité des
chances de carrière en privilégiant la performance et la compétence. Elle introduit la
direction par objectifs, basée sur la fixation d’objectifs, la délégation d’autorité et lecontrôle des résultats. Elle se dote d’un "manpower planning" afin d'optimiser la
gestion des carrières et de lier les gratifications aux performances économiques et
sociales.
Parallèlement, elle clarifie ses structures : réorganisation en branches d'activités ayant
chacune une direction autonome, diminution du nombre de niveaux hiérarchiques et
mise en staff de certaines fonctions. Elle cherche ainsi à placer le niveau de décision
le plus près possible du niveau de l'action.
Les fonctions de l’encadrement sont également revues. Le cadre, dont le modèle
dominant antérieur est celui de l’ingénieur replié sur la sphère technique, est appelé
à s’affirmer davantage comme un manager. Il doit devenir une source de progrès,
dans le sens gestionnaire du terme.
Le même schéma est appliqué pour la maîtrise. Outre ses compétences techniques, la
nouvelle maîtrise doit réunir les qualités du "leader exigeant", du "gestionnaire
rigoureux" – à ce titre, il doit "maximiser les résultats" – et de l’"innovateur fécond". Il
doit également devenir un “animateur social”, pour qui l’ouvrier est un associé et
non plus un simple exécutant. Qu’il soit cadre ou contremaître, le “chef” doit se
rapprocher de ses hommes. Il doit dialoguer avec eux. Il doit aussi être un exemple.
Cette approche vise également la gestion des conflits sociaux. En insistant sur la
responsabilité sociale de l’encadrement, l’entreprise cherche à briser la spirale
bureaucratique qui, en entravant les capacités locales de réponse, fait dégénérer les
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insatisfactions et les frustrations en conflits ouverts. Le mot d’ordre est au traitement
rapide des "bourgeonnements mineurs".
Pour soutenir cette mobilisation de l'encadrement, considérant qu’il est “urgent” de
former ses cadres à la “gestion moderne”, l’entreprise crée, en 1977, l’Ecole Liégeoise
de Management. Peu après, elle participe à la mise sur pied du Centre de Formation
et de Perfectionnement à la Maîtrise.
b. L’information
De grande muette, l'entreprise veut se transformer en une entreprise communicante.
Elle étoffe son bilan et en assure une très large diffusion, notamment auprès de sonpersonnel. Elle lance un nouveau journal au titre très symbolique : "Le nouveau
Cockerill". Elle encourage l’apparition d’une presse locale. Elle développe une
information de proximité en multipliant, sur les lieux de travail, les panneaux
d’affichage. Elle organise des journées portes ouvertes.
Elle insiste par ailleurs sur l'importance de l'information verbale. Le “chef” doit
devenir un communicateur. Il doit être le principal canal de transmission de
l'information, qu’elle soit descendante ou ascendante.
Cet investissement massif dans l'information répond à plusieurs préoccupations
internes. Il vise tout d'abord à assurer la diffusion la plus large du point de vue
patronal et à sensibiliser le personnel et la région aux grands enjeux auxquels
l’entreprise est confrontée. La nouvelle politique de communication, qu’elle soit
écrite ou verbale, vise aussi à casser le "monopole syndical" en matière
d’informations économiques et sociales. Enfin, elle ambitionne également
d'influencer les opinions, de faire évoluer les mentalités.
Avec la formation, l’information est considérée comme le principal support au
développement de "l’esprit de gestionnaire responsable". Sans information, il paraît
impossible au management de l’entreprise de "lutter contre la passivité et le
désintérêt de la base". Elle doit donc aussi être conçue pour être une source de
motivation. Elle doit être porteuse de valeurs nouvelles.
c. L’amélioration des conditions de travail
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L’entreprise se lance également dans une vaste opération de nettoyage industriel.
Elle procède à la démolition de bâtiments vétustes, au nettoiement des façades, à la
restauration des locaux sociaux qui, de l'aveu même de la direction, "accusaient, en
de multiples endroits un retard certain en matière de modernisation".
Sur les lignes de production, elle investit dans l’isolation thermique et acoustique des
cabines de commandes. Une opération “bureau propre” est mise sur pied. Les
services administratifs font l'objet de politiques d'enrichissement des tâches.
En agissant de la sorte, l'entreprise cherche tout à la fois à améliorer son image de
marque tout en supprimant certaines sources d'insatisfactions liées à la pénibilité et à
l'insalubrité du travail sidérurgique. Mais elle veut aussi rompre avec la logique descompensations financières : il s'agit dorénavant de privilégier les solutions de fond,
celles qui augmentent la "qualité de vie" au travail, plutôt que les solutions reposant
sur le compromis salarial.
d. La concertation et la restauration de la discipline
Dans le domaine des relations sociales, le concept dominant est celui de laconcertation, avec la paix sociale pour objectif majeur.
D'une part, la stratégie de la direction consiste à développer une solidarité de bassin,
en jouant la carte de l'intérêt commun que constituent la sauvegarde de l'activité
sidérurgique et la diversification du tissu économique régional. Dans ce cadre,
l'adversaire n'est plus le patron, pour les uns, et les syndicats, pour les autres.
D'interne, il devient externe à l'entreprise et à la région. Il prend les traits de
l'entreprise sidérurgique japonaise, allemande, flamande ou encore carolorégienne.
La carte du sous-régionalisme s'affirme d'autant plus importante que la clé de la
survie de l'entreprise dépend de plus en plus nettement de l'acteur politique.
D'autre part, en interne, la stratégie patronale consiste à encourager la multiplication
des contacts entre l'encadrement et les délégués syndicaux, tout en clarifiant les
domaines qui relèvent de la négociation, de la consultation et de l'information. Vis-à-
vis du conseil d’entreprise, elle inaugure une nouvelle politique d’information en
allant au delà des exigences purement légales. Elle veut ainsi plonger “les
représentants des ouvriers et des employés au coeur des principaux problèmes de
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l’entreprise”. Dans des domaines bien délimités, elle tente d'impliquer les
délégations syndicales. Elle essaie également d'exercer une influence sur le choix des
candidats et de limiter les dépassements de crédits d'heures accordés aux délégations
syndicales.
Si les conflits sont considérés comme inévitables, la direction exprime une volonté de
les gérer différemment, en favorisant notamment la décentralisation du dialogue
social et une plus grande fermeté dans le chef de l'acteur patronal.
Cette stratégie ne pouvant produire ses effets qu'à moyen ou long terme, la direction
prône, dans le même temps, sa ferme volonté de mettre fin, à court terme, au
"laxisme quasi général" et aux "mauvaises habitudes". Elle veut restaurer la discipline
en revenant au principe des 8 heures de travail effectives. A cette fin, un certainnombre d'actions concrètes sont mises en oeuvre comme le pointage sur poste en
tenue de travail, le paiement en dehors des heures de travail, le retour au strict
respect des temps de repas ou le remplacement des cantines par des distributeurs
automatiques.
Au niveau de sa politique sociale, l'entreprise adopte donc clairement une stratégie
de fermeté et de rétablissement de l'ordre.
e. L'instauration de la participation
La participation est érigée comme la "vertu cardinale du management efficace". A
tous les niveaux, elle doit permettre de prendre de meilleures décisions, tout en
créant l'adhésion nécessaire à l'action collective.
Au sommet des hiérarchies, la participation se concrétise par la multiplication des
comités de direction. Ils ont pour vocation d'associer le "chef" et ses collaborateurs
directs à la prise de décision concernant l'unité dont ils ont la responsabilité.
A la base, il est aussi question de participation. D'une part, l'entreprise institue en
1978 un système des "boîtes à idées", réservé au personnel non cadre, c'est-à-dire à
"ceux qui ne sont pas naturellement rémunérés pour avoir des idées". La
rémunération des "idées novatrices" peut atteindre un maximum 300.000 FB. Le
système est présenté comme suit :
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"Chercher et trouver n'est pas réservé à quelques penseurs en chambre (ou en
bureau). C'est un réflexe qui doit animer chacun d'entre nous, quel que soit
son milieu de travail. Le bon ouvrier qui connaît bien son métier peut, tout
naturellement, par le simple bon sens, découvrir le "truc", le gadget que
beaucoup trouveront surprenant, mais qui pour lui est tout naturel parce qu'il
lui a été enseigné par son travail quotidien" (Journal de l'entreprise).
D'autre part, fin des années 70, la référence principale en matière d'innovation
managériale se déplaçant des Etats-Unis vers le Japon87, la participation se veut aussi
collective et prend la forme de comités de progrès auxquels succéderont les comités
de crise. Les comités de progrès réunissent de manière ponctuelle des "agents de
disciplines différentes jusqu'au niveau de la base". Ils sont conçus pour être des lieux
d'expression, de création et de formation au travail de groupe. Selon le journal del'entreprise, ils doivent permettre au personnel de sortir de la "situation passive et
aliénante où un taylorisme étroit l'avait confiné, en l'excluant de toute activité de
conception". Quant aux comités de crise, ils reposent sur un même mode de
fonctionnement, à la seule nuance près qu'ils sont de préférence composés de façon
tripartite : encadrement, travailleurs et syndicats.
Globalement, ces nouveaux outils s'inscrivent, à Cockerill, dans une démarche que
l'on peut qualifier de "commandement participatif", en ce qu'ils visent à instaurer unnouveau climat de dialogue, tout en restant fortement marqués par un discours
dirigiste et condescendant vis-à-vis des acteurs appelés à y participer
1.4. Bilan
La première phase de renouveau managérial se met en place dans un contexte
particulièrement tourmenté pour l'entreprise.
87En 1979, les dirigeants de quelques grandes entreprises liégeoises et les responsables syndicaux de laFGTB et de la CSC créent un groupe de réflexion sur l'avenir de la région liégeoise. C'est le "groupe Japon". L'une des premières activités de ce groupe est d'aller au Japon afin de promouvoir la régionliégeoise. Au retour de cette mission, le président de Cockerill fait l'analyse, dans le journal del'entreprise, des raisons du succès nippon : le professionnalisme et le perfectionnisme du japonais, unsystème social harmonieux, un syndicalisme puissant mais constructif, un management professionnelet des travailleurs qui se réunissent en petits groupes, "souvent après les heures de travail, pourdiscuter des possibilités de progrès dans tous les domaines et pour faire des propositions concrètes à
la hiérarchie". En guise de conclusion, il reprend la réflexion "d'un des dirigeants syndicauxparticipant à la mission : "si on ne s'unit pas vite, on est fichu"".
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A partir du milieu des années 70, à l'instar de l'ensemble du secteur sidérurgique,
Cockerill doit affronter les effets du premier choc pétrolier et cherche de nouvelles
conditions de survie.
Au cours de la période, ce processus est marqué par des pertes d'exploitation et les
premières réductions massives d'effectifs. Dans un tel contexte, l'entreprise ne
dispose que d'une très faible marge de manoeuvre pour procéder à des
investissements de modernisation, en particulier sur le plan technologique.
L'acteur syndical, fortement relayé au niveau politique, maintient une logique
d'affrontement et de défense de l'outil.
C'est dans ce contexte chaotique qu'une nouvelle direction et, avec elle, un nouveaustyle managérial, fait son entrée dans l'entreprise. Fortement marquée par une
culture managériale "à l'américaine", elle développe un discours centré sur
l'archaïsme du fonctionnement social de l'entreprise, stigmatisant le "gâchis social " et
l'"attitude rigide des représentations syndicales".
Sa stratégie de renouveau s'appuie sur une volonté de remise en ordre de
l'entreprise, couplée à la mise en place de nouveaux instruments de gestion issus des
courants managériaux de l'époque.
Cependant, cette stratégie revêt un caractère incantatoire, en ce qu'elle ne dispose pas
des leviers lui permettant d'être réellement appropriée par l'entreprise : celle-ci est en
effet totalement absorbée par ses contraintes de restructuration et aucun processus de
modernisation technologique ne fournit au management un creuset apte à susciter ou
à imposer une redéfinition de son fonctionnement socio-organisationnel.
De plus, le discours de la direction, fondé sur la stigmatisation du passé, a tendance à
rigidifier le rapport de force avec l'acteur syndical. Celui-ci ne s'inscrit pas dans la
logique de changement prôné par la direction.
Dans un tel contexte, les nouveaux outils de participation relèvent davantage d'une
logique de "commandement participatif", en ce qu'ils sont fortement marqués par un
discours et une logique dirigiste et condescendante vis-à-vis des acteurs appelés à y
adhérer.
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Les outils, dans une tel contexte, tournent en quelque sorte "à vide" sans parvenir à
véritablement se greffer au tissu socio-organisationnel.
Néanmoins, cette phase représente une étape essentielle pour le développement, à
terme, de la politique d'innovation managériale. Car, même si ces outils ne déploient
pas tous leurs effets, ils introduisent dans l'entreprise une logique de changement et
une nouvelle conception du facteur humain et de sa gestion.
Pour prendre pleinement son sens, le renouveau managérial devra attendre qu'un
creuset plus favorable se mette en place, en particulier au niveau des perspectives
d'avenir de l'entreprise et de sa marge de manoeuvre en matière d'innovation
technologique.
Cette nouvelle configuration fait l'objet de la deuxième phase de modernisation
managériale.
2. Milieu des années 80 : le management participatif
A partir de 1980, Cockerill Sambre est entièrement mobilisée à sa restructuration,
condition incontournable de sa survie. En 1983, le plan Gandois dote l'entreprise d'unschéma industriel ainsi que des moyens financiers nécessaires à son redressement.
L'entreprise peut à nouveau penser à son avenir. Dans la foulée, elle lance un vaste
programme de modernisation technologique, reposant en particulier sur
l'informatisation de l'outil.
L'adoption de ce plan sanctionne aussi une rupture dans les rapports de force entre
la direction et les syndicats et contraint ces derniers à une redéfinition de leur
stratégie. En matière de politique sociale, la marge de manoeuvre de la direction
s'accroît.
En 1985, une nouvelle configuration de l'entreprise est en place et c'est dans ce
contexte très particulier que l'entreprise entre dans une deuxième phase de
renouveau managérial. Jean Gandois déclare, devant les cadres de l'entreprise, qu'il
ne reste "qu'un problème de fond à Cockerill Sambre, c'est le problème humain,
social et culturel". Pour reprendre l'expression d'un cadre, "après l'opération
chirurgicale", il faut "rendre confiance au personnel et surtout changer les anciennes
mentalités".
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Cette volonté de changement va reposer sur deux piliers : la chasse aux
comportements négatifs et le triptyque "communication, formation et participation".
A cette époque, la dénonciation des comportements négatifs reste un thème fort du
discours managérial.
En 1986, le journal d'entreprise rappelle qu'il n'y "pas de droits dans devoirs". Les
premiers concernent l'information, la formation, le respect des chefs et des collègues,
la compréhension en cas d'erreur et une rémunération "justement méritée". Les
seconds portent notamment sur la prestation effective de la journée de travail, la
mobilisation créative du savoir-faire, l'implication au travail, le respect du
patrimoine et la concertation en cas de conflit.
En 1987, toujours dans le journal d'entreprise, le directeur des affaires sociales
déclare que "Cockerill Sambre ne surmontera ses difficultés qu'à la condition de voir
se modifier les relations sociales entre les hommes qui la composent. Il est temps de
tourner la page et d'abandonner un certain comportement social inadapté aux
circonstances actuelles".
C'est aussi à cette époque que, dans le cadre du plan Lévy, l'entreprise recourt à laformule du "double volontariat" pour réduire ses effectifs. A travers elle, l'entreprise
va catégoriser son personnel en identifiant notamment les "inconvenants".
"Je ne vais pas dire les "indésirables", mais les gens qui étaient mal vus dans la
société ne sont plus ici. Ils sont partis avec la prime. Les gens souvent malades,
en absence injustifiée, ou sur lesquels on ne pouvait pas trop compter, il n'y en
a plus beaucoup dans la société" (Carlam, ouvrier).
Cette pratique restera dans la mémoire ouvrière comme un temps fort de la "remise
en ordre" de l'entreprise, une illustration de la force retrouvée du patronat. Elle a agit
comme une sorte d'avertissement, de mise en garde pour le personnel restant.
Dans le même temps, l'entreprise réinvestit le terrain de la communication et de
l'information. Via les médias, elle cherche à redresser son image de marque auprès
de l'opinion publique. En interne, elle procède à la réédition d'un journal
d'entreprise. Parallèlement, de nombreux journaux locaux apparaissent sur les lieux
de production. Cette presse locale est prise en charge par un réseau de
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"communicateurs", désignés par les hiérarchies locales et chapeautés par une
nouvelle direction de la communication. Outre les messages de la direction,
l'information porte surtout sur la situation économique et sociale de l'entreprise. Son
style est résolument dynamique. L'entreprise investit également les canaux
"modernes" d'information : mise en service de répondeurs téléphoniques, cassettes
vidéo, messages sur bande lumineuse.
L’accent est aussi mis sur le rôle primordial de la hiérarchie. Elle doit être "la source
principale de l’information" du personnel. A ce titre, il lui appartient de justifier "le
bien fondé des décisions prises".
Parallèlement, l'entreprise remet sur pied et étoffe une politique interne de formation
technique et managériale. La formation en management concerne surtout lepersonnel de maîtrise et porte sur des thèmes tels que l'animation des hommes, la
prise de parole, les techniques de communication et de négociation, la gestion du
temps, la législation sociale de base, la sécurité.
Mais c'est le management participatif qui s'impose comme axe central de la nouvelle
stratégie managériale.
2.1. La stratégie participative
En juillet 1985, "pour répondre au défi humain", mais non sans considération
économique et publicitaire, le management participatif – par les cercles de qualité, de
progrès et de pilotage – est officiellement remis à l'ordre du jour et il connaît un essor
remarquable, contrairement aux tentatives précédentes.
a. L'échec de la tentative précédente
Dans l'entreprise, le thème et les outils de la participation ne sont en effet pas une
nouveauté. Dès la fin des années 70, les comités de progrès, rebaptisés par la suite
comités de crise, font l'objet d'un premier développement qui fait long feu.
En 1981, l'entreprise réactive le mouvement et lance, dans la plus grande discrétion
mais non sans l'assentiment des syndicats, les premiers cercles de qualité. Il s'agit
surtout, à cette époque, de tester la formule, d'affiner la méthodologie.
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Cette expérience est brutalement interrompue en 1983. Dans le cadre d'une foire
organisée à Liège sur le thème des nouvelles technologies, la télévision diffuse une
émission consacrée au Japon. Une séquence est consacrée aux cercles de qualité et les
présente comme "un moyen d'abolir les porte-parole", "de dominer la personne du
travailleur", "de durcir les conditions de travail". Selon le témoignage d'ouvriers
japonais licenciés "pour avoir osé poser des questions sur la finalité des cercles", ils
sont un "piège" qui revient, pour les ouvriers, à "tresser la corde qui va les pendre".
Lors du débat qui suit le reportage, un haut responsable de la FGTB – liégeois de
surcroît – qualifie les cercles de "nouveaux gadgets", d'une "forme plus subtile
d'exploitation" des travailleurs et dénonce certaines attitudes patronales qui, tout en
prônant la participation directe, font obstacle au bon fonctionnement des Conseils
d'entreprises et des Comités de sécurité et d'hygiène, organes légaux dereprésentation des travailleurs au sein de l'entreprise.
A Cockerill Sambre, l'émission fait grand bruit et les délégations syndicales montent
au créneau. Dans les ateliers, les volontaires sont "montrés du doigt", "presque
considérés comme des jaunes, des collaborateurs". Quasiment du jour au lendemain,
l'entreprise met fin à la démarche.
b. Les termes de la nouvelle mobilisation
Au milieu des années 80, le management participatif, et son principal instrument, les
cercles de qualité, est l'outil managérial à la mode.
En France, notamment, la pratique des cercles est largement valorisée à travers la
diffusion de nombreuses “succes stories”, tant sur le plan économique que social En
Belgique, de nombreuses grandes entreprises ont des cercles en activité, sans
rencontrer de véritable opposition syndicale, si ce n’est de principe. L’Association
des PRAticiens des Cercles de Qualité – le PRACQ –, créée en 1983, contribue à la
médiatisation de ces expériences.
Outre les conditions internes favorables, c'est donc confortée par l'aura entourant le
management participatif que la direction de Cockerill Sambre lance sa mobilisation.
Elle s’inscrit ainsi pleinement dans le discours managérial dominant et moderniste.
Dans les documents destinés à présenter le management participatif au personnel del’entreprise, l’accent est mis sur l’aspect contre-productif du modèle taylorien :
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"l'entreprise taylorienne a atteint les limites de ses possibilités de progrès, parce
qu’elle ne peut plus lutter avec succès à la fois sur le front externe d’une concurrence
internationale de plus en plus menaçante et sur le front interne du personnel
contestant le système”88. Ce modèle appartiendrait donc au passé, un passé “que
nous ne referons pas. Le monde change. Et, l’avenir de Cockerill Sambre passe aussi
par le changement. Changement mental, culturel, social d’abord, sans doute...”89.
Au centre de cette condamnation figure la séparation entre l'exécution et la
conception du travail. Elle est pointée comme étant à la source des difficultés
économiques et sociales rencontrées par les entreprises qui maintiennent un
management traditionnel. Il est aussi précisé que le management participatif n'a pas
pour objectif de bouleverser totalement l’organisation du travail : "les limites entre la
base et le management existent toujours. Mais elles deviennent beaucoup plusperméables. (...). Ils – les cercles – établissent un réseau d’éléments moteurs qui
interagissent avec la structure traditionnelle en la dynamisant”. Le projet est ainsi
balisé de manière à canaliser et à limiter la portée critique du management
participatif
Les conséquences de la séparation entre la conception et l'exécution du travail sont
essentiellement analysées en terme de perte de motivation. Elle prive le personnel de
base de toute responsabilité, de toute possibilité d’initiative et d’implication dans letravail. Maintenue à l’état d’exécutante, la base de l’organisation “s’ennuie”. Elle ne
s’investit pas ou plus dans son travail, elle le subit.
A l’inverse, l’entreprise performante est présentée comme celle qui est parvenue à
mobiliser “toute l’intelligence de tous”. Son management repose sur le principe que
“ce sont ceux qui font qui sont ceux qui savent”. En outre, cette conception est
justifiée par l’évolution socioculturelle. Les hommes d’aujourd’hui, qu’ils soient ou
non des ouvriers, sont présentés comme "beaucoup plus instruits, cultivés et
informés qu’autrefois". Ils ont des "idées" et “ils veulent les appliquer, y compris
dans leur entreprise”.
Avec le management participatif, la direction de Cockerill Sambre vise deux objectifs.
Il s'agit de (re)mobiliser le personnel de l’entreprise, au travers de la valorisation des
88 “Le management participatif : dossier d’information”, Cockerill Sambre, s.d., p. 8. La premièrepartie de ce dossier est consacrée à la présentation de la philosophie du management participatif. Elle
est constituée d’extraits de livres ou de déclarations provenant de l’abondante littérature consacrée àl’époque aux cercles.89 Journal de l’entreprise, Janvier 1987.
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personnes, du renforcement de l’esprit d’équipe, de l’implication dans le travail, de
l’amélioration des communications et de la qualification par une formation active sur
le lieu de travail.
Mais au-delà, la motivation est aussi, et surtout, d'ordre économique. Il s'agit de
s'attaquer aux sources de non qualité à la base. Dans cette perspective, les cercles de
qualité constituent un gisement de "micro-économies" qui, mises bout à bout,
s'inscrivent dans la course au redressement de l'entreprise. Cet aspect est d'autant
plus fondamental que, dans une entreprise sidérurgique traditionnelle, ce gisement
est important et que sa mise en évidence passe par le bon vouloir ouvrier. D'où
l'insistance sur l'"obtention de résultats chiffrables et visibles".
c. Les instruments
En 1985, Cockerill Sambre met en place deux types de cercles : les cercles de qualité
et les cercles de progrès. Ils sont destinés à oeuvrer à la base de l’organisation et sont
fondés sur le volontariat. En 1986, soit quelques mois plus tard, l’entreprise étoffe sa
démarche participative par la création des cercles de pilotage impliquant directement
les cadres supérieurs dans les groupes de résolution de problèmes. Il sera également
question de cercles de sécurité, qui n'entreront jamais réellement en fonction.
La définition et la méthodologie de ces différents instruments sont décrits dans un
document officiel, la "Charte des cercles".
Les cercles de qualité correspondent à la définition classique. Il s’agit d’un groupe de
5 à 8 volontaires appartenant tous à une même équipe, c’est-à-dire un même atelier
ou un même bureau. Cette homogénéité est caractéristique : les cercles de qualité ont
pour vocation de résoudre des problèmes communs rencontrés dans le cadre du
travail quotidien.
Les membres des cercles choisissent eux-mêmes les problèmes qu’ils vont traiter.
Ceux-ci portent aussi bien sur "les améliorations techniques que la qualité des
produits et des services, les délais, l’organisation, la sécurité, les conditions de travail,
la protection de l’environnement, etc.". La seule restriction énoncée concerne les
sujets dits "conflictuels", c’est-à-dire principalement ceux qui touchent aux personnes
ou aux salaires. La définition d’un sujet conflictuel peut cependant varier en fonction
des contextes locaux.
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Concrètement, le choix d’un problème résulte des réponses apportées à six questions
: “Sommes-nous tous concernés par le problème ?; Peut-on le mesurer ?; N’est-il pas
trop complexe ?; Est-il non conflictuel ?; Est-ce vraiment nous que ça regarde ?; Est-ce
qu'il nous botte ?”.
Le traitement du problème sélectionné fait l’objet d’une méthodologie qui se
décompose en quatre étapes : la recherche de la cause, la mise en évidence de la
solution, sa mise en oeuvre et son suivi. Le “carnet du participant” insiste sur le
fonctionnement "démocratique" des cercles : lorsque les membres d’un cercle hésitent
entre différentes possibilités qui ne peuvent être départagées de manière objective -
c’est-à-dire des possibilités ne pouvant être chiffrées - le choix s’appuie alors sur un
vote.
Les cercles de qualité sont conçus pour être permanents. Ils se réunissent, en
moyenne, une à deux fois par mois pendant ou en dehors des heures de travail. Dans
ce dernier cas, elles sont rémunérées comme heures supplémentaires.
Au delà de l'opportunité d'heures supplémentaires, la participation au cercle ne
donne lieu à aucune rémunération financière : elle est considérée comme faisant
partie du travail de chaque ouvrier ou employé. Dans le bassin liégeois, ce principeest appliqué de manière stricte. Les gratifications sont uniquement subjectives :
visites d’entreprises – clients, fournisseurs mais aussi concurrents –, participation à
des foires et des expositions, etc. A Charleroi, la pratique est différente. Les solutions
mises en oeuvre donnent droit à une prime sous la forme de “points cadeaux”, un
point équivalant à 2,5 francs. Les participants au cercle peuvent espérer obtenir un
maximum de 1.000 points qui servent à acquérir des articles de ménage, de bricolage,
etc.
Quant aux cercles de progrès, ils sont constitués pour résoudre un problème posé par
la hiérarchie. Ils sont donc appelés à disparaître dès qu’une solution est trouvée. La
composition de ces cercles varie selon les problèmes posés. Une composition
homogène, sur base des ateliers ou des bureaux, n’est plus privilégiée. Au contraire,
les membres des cercles de progrès appartiennent souvent à des secteurs différents
de l’entreprise. Ce sont, en général, des techniciens.
Au faîte de la hiérarchie des cercles, les cercles de pilotage ont pour mission de
s'occuper de problèmes de non qualité liés aux relations entre les divisions et les
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services et dont les enjeux économiques sont majeurs. Ces problèmes sont soulevés
par la direction de l'entreprise. Le cercle de pilotage n'a pas pour vocation de les
résoudre. Son travail consiste à morceler les problèmes qui seront ensuite pris en
charge par des cercles de progrès, le cercle de pilotage en assurant alors la
coordination et le suivi. Ses membres appartiennent à l'encadrement supérieur de
l'entreprise.
Pour encadrer et soutenir la démarche, de nouvelles fonctions sont créées au sein de
la hiérarchie : les fonctions d'animateur et de parrain ou "faciliteur". De même, un
comité de pilotage est institué dans chaque service ou unité.
Chaque cercle est doté d'un animateur, volontaire lui aussi, qui, à l'origine, était
systématiquement le responsable hiérarchique direct des membres du cercle. Par lasuite, quelques ouvriers sont également devenus animateurs. Les animateurs suivent
une formation à la méthodologie de résolution de problèmes et aux techniques de
conduite de réunion. Le rôle de l’animateur est de "garantir l’application rigoureuse
de la méthode et de faciliter le travail du groupe : favoriser les échanges d’idées,
impliquer chaque participant et faire en sorte que les décisions prises soient le reflet
de l’opinion du groupe". Il ne peut s’appuyer sur sa position hiérarchique pour
influencer les décisions prises.
Le parrain ou "faciliteur" est un cadre qui soutient un ou plusieurs cercles. Il s’agit
d’un “joker”. Contrairement à l’animateur, il ne fait pas partie des cercles qu’il
parraine. Son rôle consiste à aider les cercles à surmonter les divers obstacles qu’ils
rencontrent : application de la méthodologie, conseil, besoin d’information, etc. Le
faciliteur est toujours un membre hiérarchiquement proche des cercles.
Enfin, le comité de pilotage est chargé de "piloter l’action des cercles dans un service
ou une unité. Il se compose de la hiérarchie du secteur ainsi que des "faciliteurs". Le
comité de pilotage entre en action avant les cercles. Il lui appartient de vérifier
l’opportunité et la faisabilité de la démarche participative dans son secteur. Il dispose
d’une certaine marge de manoeuvre pour adapter la démarche générale aux
spécificités locales. Il est chargé de sensibiliser et d’informer l’ensemble du
personnel, de recruter les candidats animateurs, de choisir les "faciliteurs". En
période de croisière, il a pour mission d’assurer le suivi des cercles et surtout de
prendre les décisions concernant l’application ou non des solutions proposées.
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Comme on le voit, l’implantation du management participatif repose sur une
structure complexe et très procédurière. De plus, la hiérarchie traditionnelle conserve
la haute main sur sa mise en oeuvre et son suivi. La “Charte des cercles” précise
d’ailleurs que “la réussite dépend, en premier lieu de l’intérêt et du soutien concrets
que l’encadrement apporte aux cercles de son secteur. Les responsables doivent
assumer l’opération avec conviction et dynamisme tout en sachant qu’elle leur
prendra du temps”. En particulier, la décision d’appliquer ou non la solution
proposée par un cercle de qualité est laissée à la discrétion de l’encadrement, même
si celui-ci est appelé à prendre en compte l’avis des interlocuteurs sociaux et des
services concernés par la solution. En cas de refus, la charte prévoit que
l’encadrement doit informer le cercle et exposer "clairement" les motifs du refus.
d. Vis-à-vis des syndicats
Vis-à-vis des syndicats, la "Charte des cercles" prévoit un droit de regard et de
contrôle. Concrètement, les délégués syndicaux peuvent s'insérer de deux manières
dans la dynamique des cercles. D'une part, en tant que délégués, ils peuvent assister
à toutes les réunions des cercles, en se limitant à un rôle d'observateurs. D'autre part,
ils peuvent participer aux cercles en tant que membres. Dans ce cas, ils doivent
s'abstenir de toute intervention liée à leur fonction de délégué.
2.2. La montée en puissance des cercles et ses principaux leviers
L'échec de 1983 étant encore présent dans toutes les mémoires, le lancement des
cercles est progressif. Une expérience-test est menée dans deux sites qui ne doivent
plus connaître de restructuration majeure et dont le climat social est réputé serein.
L'expérience s'avère concluante. Selon la direction, les résultats obtenus dépassent les
prévisions les plus optimistes. Le management participatif par les cercles est alors
officialisé et se développe en fonction es opportunités locales.
De 1985 à 1989, la progression des cercles est remarquable. En 1985, 11 cercles sont
créés. En 1986, ils sont 71. Par la suite, le nombre de cercles augmente d'année en
année : 170 en 1987, 326 en 1988, 459 en 1989. En 1989, près de 2.200 personnes sont
impliquées dans la démarche, soit un cinquième des effectifs de l'entreprise. Sur les
459 cercles en activité cette année-là, 60 % sont des cercles de qualité, 36 % des cercles
de progrès et 4 % des cercles de pilotage.
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a.. La promotion des cercles
Jusqu'en 1990, les cercles font l'objet d'une politique de promotion destinée à
dynamiser le mouvement. Chaque bassin est doté d'une cellule "management
participatif par les cercles de qualité" chargée d'informer et de sensibiliser le
personnel. Dès 1986, une formation spécifique au management participatif est
organisée.
En octobre 1987, les cercles ont leur propre bulletin de liaison : "Rond Point". Il se
présente comme "la plaque tournante de l’information des cercles" et est destiné "aux
moteurs de la démarche que nous sommes : membres des cercles, animateurs,"faciliteurs", parrains et hiérarchie des cercles".
De 1988 à 1990, trois conventions sont organisées sur le thème du management
participatif. Pour la direction, la première convention fut :
"une fête, une grande fête ! Devant la presse, devant des centaines de clients et
fournisseurs, devant le monde économique liégeois, une dizaine de cercles
expliquaient ce qu’ils avaient réalisé au cours des mois précédents et
racontaient leur démarche tout à fait nouvelle de participation au progrès".
Avec Rond point et les conventions, les hommes de la participation sont valorisés.
Leur photo est publiée. "Animés d’une volonté de progrès", ils sont autant
d'illustrations du "changement de la mentalité". Ils sont aussi des exemples à suivre
car, selon la direction, "si 20 % du personnel adhère à cette démarche, c’est encore
insuffisant pour assurer notre avenir. C’est à une mobilisation générale que nous
devons aboutir. Mobilisation qui nécessite, pour certains, un changement d’attitude
et une révision profonde de leur état d’esprit".
L'entreprise met également en valeur les réalisations, petites et grandes, des cercles.
Certaines économies sont remarquables : sans nécessité d'investissement, le cercle
"hirondelle" a permis une économie de 20 millions sur la consommation d’azote
liquide; moyennant un investissement de 100.000 de FB, l'idée "fort simple" du cercle
"Fox 6" a entraîné une économie de l'ordre de 16,5 millions de FB par an; nécessitant
un investissement "négligeable", la solution du cercle "Descartes" a conduit à une
économie de 7 millions de FB par an.
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L'entreprise met également en avant les "petites réalisations" des cercles telles que la
réalisation d'un "espace de rencontre et de travail", l'amélioration des conditions de
travail ou l'amélioration de la sécurité.
b. La mise sous pression
Parallèlement à la valorisation des acteurs s'associant à la démarche de participation,
le succès rencontré par les cercles doit beaucoup à la pression mise par la direction
générale sur les travailleurs. Si la participation aux cercles repose sur le volontariat,
elle est un moyen pour le travailleur de témoigner d'un comportement positif vis-à-
vis de la hiérarchie.
En ce sens, dans le contexte de "remise en ordre" de l'époque, la participation
ouvrière relève aussi d'une stratégie individuelle purement défensive, ayant pour
enjeu de ne pas être catalogué comme "inconvenant".
Au niveau de l'encadrement local, le développement des cercles est largement vécu
comme un "mot d'ordre", une exigence émanant de la direction générale. Pour les
cadres, "il est de bon ton d'avoir des cercles en activité". La pression mise sur
l'encadrement est d'autant plus forte qu'il est présenté comme une clé du succès de ladémarche.
c. Le creuset de la modernisation technologique
Par ailleurs, à la base, la modernisation technologique constitue aussi un puissant
levier à la participation. Les cercles apparaissent comme des opportunités
d'apprentissage, de maîtrise d'un environnement technique en pleine évolution.
Cet aspect est notamment lié à la nature de la modernisation informatique qui
implique, dans sa phase initiale, une augmentation des flux d'informations
ascendantes et descendantes. En ce sens, la démarche de modernisation informatique
est un support propice en matière de participation.
d. L'attitude syndicale
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Au niveau général de l'entreprise, l'attitude syndicale est globalement à la
"neutralité". Selon Denis Horman, "au départ, les deux organisations syndicales
FGTB et CSC, tant à Liège qu'à Charleroi, considèrent l'initiative patronale comme
une sorte de "gadget", voire un "feu de paille" (1991 : 19).
Au niveau de la base syndicale, cependant, les positions affichées varient fortement
d'un site à l'autre. Si certains délégués se montrent relativement "ouverts" à la
démarche, d'autres, au contraire, affichent clairement leur opposition. Sur certains
sites, cette opposition est telle que les cercles ne parviennent pas à s'implanter ou à
réellement se développer.
En 1989, les cadres affiliés à la FGTB mentionnent que "le changement suscite
souvent un réflexe de rejet" (Sygécadres, 1989). Toutefois, selon eux, "de plus en plusde cadres adhèrent à la démarche". Ils s'interrogent sur les raisons qui poussent
certains à "mener des combats d’arrière-garde contre une évolution qui, somme
toute, renforce la collaboration pour améliorer les résultats de l’entreprise, tout en
rapprochant les individus". En outre, précisent-ils, "si la méthodologie appliquée
n’empiète pas sur le rôle des délégations syndicales, du conseil d’entreprise et du
comité d'hygiène, de sécurité et d'embellissement des lieux de travail, pourquoi ne
pas jouer un rôle de contrôle via ces organes légaux prévus ?".
Sur les sites, l'essor des cercles place aussi les délégations syndicales dans une
position relativement inconfortable. Un rejet trop radical risque en effet de les couper
d'une partie de leurs affiliés pour qui la participation répond à une aspiration, mais
aussi de leur faire perdre tout contrôle sur cette initiative managériale.
2.3. L'essoufflement
Dès 1989, les cercles montrent les premiers signes d'essoufflement. De nombreux
cercles entrent en "léthargie". Formellement, ils existent toujours – et sont donc
dûment comptabilisés – mais ils ne se réunissent plus. Selon le journal des cercles, la
"lassitude" gagne les rangs des "pionniers".
Si la participation reste un thème fort du discours de la haute direction, les cercles de
qualité perdent de leur centralité. Les budgets qui leur sont consacrés sont revus à la
baisse. La convention de 1990 est la dernière. Les cercles perdent leur bulletin de
liaison. Leur comptabilisation n'est plus aussi rigoureuse.
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A partir de 1990, la stratégie de la direction générale est de laisser vivre les cercles,
sans chercher à les redynamiser.
2.4. L'expérience des cercles au niveau de la base
A la base, la participation aux cercles de qualité et de progrès a ouvert un jeu
complexe entre les acteurs, d'autant plus que cette participation était fondée sur le
"volontariat". La grande majorité des travailleurs adoptent par rapport aux cercles
une attitude médiane, ni tout à fait pour, ni tout à fait contre, conférant à une
minorité de "faiseurs d'opinions" un poids très important dans la dynamique
participative au sein des équipes.
"Certains sont preneurs, d’autres ne le sont pas. Je me demande toujours
pourquoi. On leur a demandé à tous, personnellement, certains ont accepté et
d’autres ont carrément dit non. Est-ce qu’il y en a qui on dit non parce que c’est
le mercredi après-midi, qu’ils ont des enfants et qu’ils aiment bien suivre leurs
gosses ? C'est tout à fait normal. Est-ce qu’il y en a qui vont au cercle pour avoir
deux heures supplémentaires ? Il y en a sûrement. Est-ce qu’il y en a qui vont
au cercle pour se faire bien voir de la hiérarchie supérieure ? Il y en a sansdoute aussi. Certains y vont parce qu’ils sont convaincus. D'autres en espérant
certaines choses. Il y a beaucoup de choses..." (Chertal, maîtrise).
L'évaluation de ce vécu par les acteurs est ainsi particulièrement subjective, volatile
et donc difficile à cerner. Elle nous conduit cependant à dégager un certain nombre
de constats concernant la dynamique négative et positive qui a soutenu l'évolution
des cercles chez Cockerill Sambre.
a. Le problème de l'adhésion à la démarche
Le problème de l'adhésion à la philosophie et à la démarche générale qui sous-tend
les cercles constituent un premier problème lié la participation. Cette non-adhésion
repose sur diverses raisons qui conduisent à des attitudes défensives, sceptiques
mais aussi plus radicalement hostiles.
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Partant du principe que l’amélioration de l’outil fait partie de leurs compétences ou
des prérogatives de leurs services, certains ne voient aucun intérêt à l'existence des
cercles.
“En réalité, notre fonction, c’est d’améliorer les choses. Faut-il des cercles pour
ça ? Notre but, c’est de faire tourner le laminoir et d’améliorer les installations.
C’est notre rôle. Je comprends mieux la démarche pour les gens de fabrication,
qui font un cercle pour discuter de problèmes moins techniques, comme par
exemple l’agencement d’une cabine, mais pas pour nous” (Chertal, maîtrise).
Cette attitude renvoie également à la logique des chasses gardées, à la défense des
territoires. Pour peu que le sujet traité par un cercle empiète sur un domaine
considéré comme réservé, il peut être perçu comme une menace, une forme deconcurrence. Tous les moyens sont alors parfois mis en oeuvre pour contrer les
“intrusions ennemies”. La solution proposée devient l’enjeu de luttes plus ou moins
ouvertes.
“Je vais prendre un exemple : si c’est l’entretien mécanique qui a découvert
quelque chose pour améliorer la qualité, souvent, pour les gens de la
fabrication, c'est par principe mauvais. Pour eux, les gens de l’entretien
mécanique ne savent pas de quoi ils parlent. A partir du moment où ce n’estpas eux qui l'ont proposé, ça va être rejeté : “Ca ne marche pas ce truc-là. Ca
n’ira jamais"" (Chertal, ouvrier)
La perception du rôle occupé dans l'entreprise joue également par rapport à
l'encadrement. Pour certains ouvriers, participer à un cercle, c’est en quelque sorte
faire le travail des ingénieurs, des personnes que l’entreprise paye pour améliorer
l’outil.
“Franchement, c’est bien pour l’usine, mais moi personnellement, ce que j’en
pense, c’est qu’on demande aux gens de faire le travail de nos ingénieurs. Le
personnel qui est plus qualifié que nous, en principe, serait plus apte à faire des
cercles de progrès ou de qualité, à résoudre certains problèmes que nous, au bas
de l’échelle, qui avons de très petits diplômes." (Carlam, ouvrier).
Ce type d'attitude montre que les barrières existant dans la ligne hiérarchique sont
loin d'être levées et que l’ancienne culture industrielle est encore bien présente. Elle a
servi de référence à la socialisation de générations entières d’ouvriers sidérurgistes.
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Fruit d’une époque, que le management de l’entreprise considère aujourd’hui comme
révolue, elle reste encore un facteur déterminant pour comprendre de nombreuses
attitudes.
Avec le temps, cette attitude défensive est souvent confortée par un scepticisme
quant à l’efficacité même des cercles. En effet, à côté des réussites, souvent
médiatisées par le management local, de nombreux cercles semblent s’enliser,
vivoter ou encore disparaître sans avoir jamais proposé de solutions. Pour certains,
les réussites ne seraient jamais que le sommet d’un iceberg.
“J’ai déjà fait partie de quelques cercles. C’est pas mal mais je trouve que l’on
parle beaucoup pour ne rien dire et que l’on ne réalise pas grand-chose”
(Carlam, maîtrise).
Partant de la remise en question de l’efficacité de la démarche, le discours glisse alors
souvent sur les motivations de certains participants, certains n’hésitant pas à les
décrire comme des tire-au-flanc dont la seule motivation serait de s’échapper des
ateliers pendant quelques heures.
A cette attitude défensive peut également se greffer une attitude de dépit quant aux
retombées des cercles sur le plan individuel. Cette attitude se manifeste notammentpar rapport à la modernisation de l'outil, qui accentue la marginalisation de
l'opérateur et la simplification de son travail.
"Les cercles, je n'ai pas grand-chose à en dire de positif. Ce n'est pas négatif,
mais, nous, on en a aucun retour, aucun bénéfice, si ce n'est qu'on gagne deux
heures de plus. Nous, on passe 8 heures sur le poste, 8 heures à voir la
machine, le produit et donc, à force d'avoir un problème, on en a effectivement
marre. On en discute au cercle, on déballe ce qu'on a à dire et ils - les
responsables hiérarchiques –, ils notent, ils font le travail et ils ont les gains. Et
nous, on reste des "presse boutons", tout simplement, on est de moins en
moins considérés. Avec l'évolution de la machine, ils croient que c'est elle qui
fait tout" (Chertal, brigadier).
Mais au delà des attitudes défensives et sceptiques s'observent également des
attitudes plus radicalement hostiles par rapport aux cercles, fondées sur la prise en
compte des intérêts collectifs de l'ouvrier. Dans un contexte de réduction massive de
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l’emploi ouvrier, la mise en place des cercles se heurte ainsi à la crainte ouvrière de
contribuer à la destruction de leurs propres emplois.
"Je ne suis pas d'accord, dans le sens où nous devons faire des cercles pour
améliorer le travail, et que le résultat de tout ça pourrait quand même être de
supprimer du personnel" (Carlam, ouvrier).
"Il y a des cercles dont le but n'était pas au départ de supprimer un homme
mais... c'est une conséquence par après. C'est pas pour ça que l'homme a été
licencié, on l'a replacé ailleurs, mais c'est une place qui existait et qui n'existe
plus" (Carlam, ouvrier).
“Ils vont se supprimer leurs emplois, peut-être pas de ceux qui sont dans lecercle, ce sera peut-être leur copain ou un autre. Les ingénieurs sont payés pour
ça” (Carlam, ouvrier).
Partant de la même analyse, certains d'entre eux ont évolué dans le sens d'une
participation à la carte, en ne participant qu’à des cercles dont ils évaluent que les
retombées sont neutres par rapport aux intérêts collectifs des ouvriers.
“Il faut bien savoir ce que l’on fait, ce que l'on dit. Je peux avoir une très bonneidée pour améliorer la production, la qualité et ainsi de suite, mais si je sais que
cette idée peut supprimer un ou deux ouvriers, je ne la dirai pas” (Carlam,
ouvrier).
Cette perception des cercles comme une “arme anti-ouvrière” n'est pas neuve, elle est
apparue dès la mise en oeuvre de la participation. Ceux qui la revendiquent forment
le noyau dur de l’anti-participation aux cercles.
b. L'impact des restructurations et les tensions avec la ligne hiérarchique
Les restructurations constituent également un frein – puissant – à la participation,
qu'elle passe ou non par les cercles.
Mettre un terme à la participation à un cercle constitue chez certains une manière de
montrer leur mécontentement, leur désappointement.
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"J’ai participé pendant 3 ans à un cercle mais, avec les problèmes de
restructuration, on avait décidé de ne plus en faire" (Chertal, ouvrier).
Par ailleurs, relancer la dynamique participative après une restructuration pose
souvent de gros problèmes. D'une part, il faut un certain temps avant que la tension
sociale ne retombe. D'autre part, une restructuration est parfois à peine terminée
qu'une autre se profile à l'horizon. En réduisant les effectifs, les restructurations ont
souvent pour effet de "décapiter" certains cercles :
"Un cercle, ce n'est jamais que quelques personnes et, si dans ces personnes, il y
en a une ou deux qui s'en vont en prépension, une ou deux qui s'en vont dans
un autre service, le cercle est cassé et c'est très dur de redémarrer" (Chertal,
ouvrier).
En période de restructuration, la mise entre parenthèses des cercles correspond
parfois à la volonté des hiérarchies locales d'éviter tout risque de dégradation
supplémentaire du climat social.
Par ailleurs, en dehors des périodes de restructuration, les tensions hiérarchiques
expliquent souvent l'absence de cercles ou leur mise entre parenthèses. Les cadres
étant à l'origine de la création des cercles, refuser de participer ou mettre fin à uneparticipation est devenu, pour les ouvriers, une manière de montrer leur
désapprobation vis-à-vis du chef.
La démarche participative au travers des cercles est ainsi fortement mise à mal par la
situation de l'entreprise et ses répercussions en matière d'emploi et de conditions de
travail.
c. L'ambivalence de la haute hiérarchie
Lors de la phase de lancement, la pression du sommet de la hiérarchie en faveur des
cercles s'était notamment concrétisée par la mise à disposition d'importants moyens
financiers, ce qui avait contribué à créer une dynamique.
Dès 1990, les cercles de qualité et de progrès perdent de leur centralité dans la
stratégie de la direction générale de l'entreprise. Ils passent du statut d'outil unique
de la participation à celui d'un outil parmi d'autres. Les moyens qui leur sont alloués
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sont revus à la baisse, tant au niveau de leur fonctionnement qu'au niveau du
financement des solutions proposées.
Ce désinvestissement constitue un important facteur de démotivation, pour la
maîtrise comme pour certains ouvriers.
“Je me demande s’il y a encore de l’argent pour ces cercles. Quand vous arrivez
avec une solution, et que ça coûte 2 millions, on vous dit qu'il n’y a pas
d’argent. Vous risquez de pondre quelque chose pour rien.” (Chertal, ouvrier).
“Avant, quand on faisait une présentation de cercle, il y avait un repas
sandwich. Un cercle présentait un problème et puis il y avait toujours des
tartes. Ca a été supprimé. On a gardé le repas mais on a supprimé les tartes. Il ya des cercles qui nécessitent que certaines personnes reviennent à l’usine pour y
participer. Avant, on payait leur déplacement. Maintenant, c’est supprimé
aussi. Ce sont ces petites choses-là qui font que les gens qui ne sont pas
vraiment pris par la démarche ne viennent plus. Toutes ces petites choses, ce
sont des bêtises quand on y pense bien, ça ne représente pas des sommes
énormes. Pour moi, c’est un peu saboter. Est-ce que l’on essaie de réduire pour
voir ce qui va se passer ? Je ne sais pas. Enfin, pour moi, c’est une erreur”
(Chertal, maîtrise).
Le relâchement de la pression provenant du sommet a aussi conduit les cadres – en
particulier les moins convaincus – à désinvestir la formule.
d. Les problèmes de fonctionnement
Dans la pratique, de nombreuses problèmes sont exprimés quant au mode de
fonctionnement des cercles. Ces problèmes sont devenus des sources de
démotivation, voire de baisse du niveau de participation aux cercles.
Ils concernent principalement les difficultés d'horaire et de planification, l'usure du
temps et les conditions de permanence des cercles, le surcroît de travail au niveau de
l'encadrement, ainsi que le manque de valorisation financière.
La difficulté de se réunir constitue un frein important à la participation aux cercles.
Pour la fabrication, il est en effet impossible de se réunir pendant les heures de
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travail, sous peine de provoquer un arrêt de la production. Au niveau de l'entretien,
la marge de manoeuvre est théoriquement plus grande mais disparaît en raison de la
politique d'effectif réduit menée par l'entreprise.
"Il faut se passer d’un homme sur la ligne. Or, on est en restriction de
personnel, c’est-à-dire que la direction essaie d’avoir le minimum d’hommes
sur la ligne avec un maximum de travail et une même qualité" (Chertal,
ouvrier).
En outre, le fonctionnement d'un cercle implique une planification des réunions. Du
fait des aléas du travail d'entretien, le respect du calendrier s'avère souvent
impossible.
Dès lors, tant au niveau de la fabrication que de l'entretien, les cercles ne peuvent
réellement se réunir qu'en dehors des heures de travail. La participation aux cercles
entre alors en contradiction avec la vie hors travail. Le problème est d'autant plus
aigu que le travail en pause constitue déjà un facteur particulièrement perturbant :
"On fait déjà les feux continus et question de vie familiale on est déjà un peu
déchiré, alors si on doit encore rester 2 ou 3 heures en plus, on n’a plus de vie
de famille" (Chertal, ouvrier).
En dehors des heures de travail, la participation aux cercles implique souvent de
revenir à l’usine, ce qui se traduit par des déplacements supplémentaires. Lorsque la
réunion du cercle suit une pause apparaît le problème de la disponibilité physique et
mentale :
"En plus, le fait est que lorsqu’on est debout depuis 5 heures, quand on arrive à
14 heures et qu’on est encore obligé de faire 2 heures de cercle de qualité, ce
n’est pas évident." (Chertal, ouvrier)
L’usure du temps joue également en défaveur des cercles, surtout lorsqu’ils se
réunissent en dehors des heures normales de travail. En principe, les cercles sont
permanents : après avoir résolu un problème, ils en choisissent un autre et ainsi de
suite.
Dans la pratique, ce principe se heurte à de nombreux obstacles, notamment en
terme de motivation. Plusieurs mois, voire plus d’une année, sont parfois nécessairesavant la présentation d’une solution. La disponibilité des personnes variant dans le
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temps, le principe de permanence va souvent à l’encontre de la capacité
d’investissement de certains.
Le temps, c’est aussi la difficulté de gérer le groupe qui compose le cercle. Les
départs en prépension ainsi que la réduction des effectifs viennent souvent casser la
dynamique des cercles.
Le manque d’intérêt par rapport aux cercles est également attribué à la faiblesse ou à
l'absence de valorisation financière.
“Ca fait plaisir de faire gagner 400.000 francs à l'entreprise. Mais si ça nous
permettait de gagner 50.000 francs, ça ferait encore plus plaisir” (Chertal,
ouvrier).
En refusant de jouer sur l’attrait financier, l’entreprise s’est privée d’un levier
essentiel à une participation plus large. Ceci apparaît notamment en comparaison
avec le système des boîtes à idées. Plus ancien et plus lucratif, ce système a été mis
veilleuse pour favoriser le développement des cercles.
"Avant les cercles de qualité et de progrès, il y avait des boîtes à suggestion. Le
gars avait une idée, il la mettait sur papier, il la rentrait et, si son idée étaitreçue, il touchait quelque chose. Cette boîte était toujours bien fournie et, puis,
du jour au lendemain, la direction s'est dit : "Tiens, on ferait bien des cercles de
qualité et de progrès. C'est pas mal. On va faire venir les gars à une réunion, ils
vont nous exposer toutes leurs idées et on ne devra même plus leur donner
quelque chose". C'est pas bête ça. Alors du coup, qu'est-ce qui s'est passé ? La
plupart des gens n'ont pas été aux cercles de qualité, ils n'ont pas été aux cercles
de progrès et il n'y a plus rien dans la boîte à suggestion. Résultat des courses,
je ne sais pas si c'est gagnant" (Carlam, maîtrise).
Pour les cadres, une part de la démotivation tient au surcroît de travail que les cercles
occasionnent, dans un contexte de manque de moyens.
Tous ces problèmes liés au mode de fonctionnement des cercles sont apparus et se
sont cristallisés progressivement. N'ayant pas fait l'objet de réelles mesures
correctives de la part de la direction, ils ont renforcé une attitude de découragement
chez ceux qui, au départ, étaient les plus motivés.
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e. Les dérives de la ligne hiérarchique
Au delà des problèmes de fonctionnement, certaines dérives de la ligne hiérarchique
ont, quant à elles, des conséquences plus dommageables sur la dynamique
d'évolution des cercles. Ces dérives conduisent l'émergence d'un nouveau groupe
d'acteurs : les déçus de la participation.
Les dérives de la ligne hiérarchique prennent deux formes.
Une première forme concerne le manque de rigueur dans le suivi des cercles, voire
une tendance à "ne pas jouer le jeu honnêtement", à "rompre le contrat de confiance"
qui était sensé fonder la participation volontaire de la base. Cette dérive se concrétise,en particulier, par la non réalisation de solutions pourtant acceptées par la hiérarchie.
"Il y a des gens qui font obstruction à la solution et nos responsables n'ont pas
assez de cran pour la faire admettre. Ils l'ont pourtant acceptée. Elle était réelle
mais ça n'a jamais été mis en application. Ce n'est pas sérieux, ni honnête. Les
gens étaient motivés et, finalement, ça a eu l'effet contraire. Maintenant, on ne
nous aura plus, c'est fini" (Chertal, maîtrise).
Sous une autre forme, cette dérive se traduit par la mise sous "éteignoir" d'une
implication jugée excessive par la hiérarchie.
L'autre forme de dérive, plus répandue, est de type "utilitariste". Elle conduit la
hiérarchie, au travers des cercles, à puiser des idées, des savoir faire, sans suivre le
processus participatif jusqu'au bout.
Elle se traduit notamment par des phénomènes de court-circuitage divers : le cercle
approche d'une solution et, comme par miracle, la hiérarchie solutionne le problème
dans le sens qui lui convient.
“On a travaillé sur un projet de phonie, pour permettre de communiquer avec
le sol, car d’en haut, on voit du danger, du travail qui n'est pas perçu du sol.
Avec la phonie, on aurait pu prévenir. On en a discuté pendant 6 mois, puis un
beau jour, on nous a annoncé qu’il y avait déjà 4 mois que la phonie était
achetée et prête à être placée. On nous a laissés plancher. En plus, cette phonie
n’était pas celle qu’on voulait. On nous a pris pour des fantoches. La direction a
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la phonie qu’elle voulait. Le jour où on sera pris au sérieux, on recommencera"
(Chertal, ouvrier).
Cette dérive se traduit aussi par le "téléguidage" des problèmes abordés par les
cercles, par des tentatives de récupération, de réappropriation des cercles par les
ingénieurs. Avec le volontariat, le libre choix du problème traité apparaît, pour les
participants, comme un principe fondamental dans le fonctionnement des cercles, car
il permet aux ouvriers d'en garder une certaine maîtrise. Il leur permet de
solutionner des problèmes qui "empoisonnent" leur vie de travail, tout en n’abordant
pas ceux qui pourraient porter atteinte à leurs intérêts collectifs.
“Depuis un mois, le mouvement est relancé mais moi je n’y participe pas, car
vous n’avez pas tellement le choix. On vous met le thème de départ et je trouveque ce n'est pas correct. Le cercle de qualité, c’est un volontariat d’après ce que
l’on a pu comprendre, sauf qu’ici, c’est devenu une obligation. C’est une
participation obligée et je crois que les résultats sont moins bons” (Chertal,
ouvrier).
Ces dérives indiquent que, malgré la conception relativement formalisée, voire
procédurière des cercles, leur mise en oeuvre nécessite une rigueur de la part de ceux
qui les contrôlent, sous peine de pervertir à terme leurs résultats.
Ce phénomène n'a sans doute fait que confirmer, au niveau de la haute hiérarchie de
l'entreprise, les limites de la démarche des cercles. Au delà de son seuil d'efficience
en termes économiques, cette formule, fondée sur une participation volontaire et sur
la permanence, porte, en effet, en elle-même les conditions de ses limites de
pertinence sur le terrain.
f. La dérive élitiste
Une autre dérive, émanant elle de la base, peut être qualifiée d'"élitiste". Elle fait
apparaître ceux qui, pour diverses raisons, se sentent exclus de la participation par
les cercles.
Il s'agit, d'une part, des jeunes et des polyvalents, ces deux caractéristiques allant
souvent de pair.
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Chez les jeunes, le sentiment d’exclusion résulte souvent de l'absence de sollicitation
à la participation. Si, dans un premier temps, elle se justifie, à leurs yeux, par le fait
d'être techniquement un "peu courts", dans un second temps, elle alimente un
sentiment d’exclusion. Pour eux, la demande de participation fait partie des signes
d'une bonne intégration, d'une reconnaissance de leur valeur.
Quant aux polyvalents, ils se considèrent comme marginalisés dans une organisation
essentiellement structurée sur le principe de la titularisation. Souvent, leur sentiment
d'exclusion résulte d'une participation mal vécue.
"J’ai participé à plusieurs cercles, puis j’ai abandonné, car en fin de compte, je
me suis aperçu que, en tant que polyvalent, j’étais refoulé par les gens de
postes. En tant que polyvalent, j’émettais mon opinion personnelle et on merefoulait : “toi, tu n’es qu’un "réserve", qu’est-ce que tu en sais ? moi, je suis sur
poste, je sais comment ça va”. C’était un petit peu les anciens contre les
nouveaux” (Chertal, ouvrier).
D'autre part, le rang des exclus comprend ceux qui se sentent dépassés par la trop
grande technicité des sujets traités par certains cercles. Au coeur de leur expérience,
on retrouve systématiquement le problème du décalage des savoirs.
Pour les exclus, les cercles s'adressent en quelque sorte à une "aristocratie ouvrière".
Ce phénomène est illustratif des effets pervers que peut engendrer un système de
participation.
Notons également que ces trois catégories d'exclus – les jeunes, les polyvalents et les
"décalés" sur le plan technique – représentent, paradoxalement, des catégories
d'ouvriers qui, avec le renversement de la pyramide des âges et l'impact de la
modernisation technologique, sont appelées à prendre une place plus importante
dans la population ouvrière de l'entreprise. Ce constat est de nature à confirmer les
limites de la pertinence des cercles de qualité en tant qu'outil permanent de la
participation.
g. Les retombées positives
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Pour les acteurs, les retombées positives de la participation aux cercles de qualité
restent, au delà des difficultés et des sources de démotivation, nombreuses et
diversifiées. Elles se placent à la fois sur le plan individuel et sur le plan collectif.
Sur le plan individuel, les retombées concernent principalement le sentiment de
valorisation, la possibilité de s'exprimer dans un environnement traditionnellement
très cloisonné et l'apport sur le plan de la formation. A la base de l’organisation, la
participation aux cercles de qualité permet ainsi à des “exécutants” de s’investir dans
un travail de résolution de problèmes et de se sentir davantage reconnus.
“Un cercle de qualité, c’est quand même des salariés. Un salarié peut aussi
avoir ses idées. Il ne faut pas être un appointé ou un contremaître pour donner
ses idées” (Chertal, ouvrier).
“Moi, personnellement, j’aime bien de créer, de pouvoir m’exprimer, de
pouvoir participer à quelque chose” (Chertal, ouvrier).
“Un gros avantage, c’est qu’on apprenait la machine. On analysait chaque
mouvement. On voyait la raison de chaque mouvement et ce qui lui était
nécessaire” (Carlam, ouvrier).
Les retombées concernent également l’amélioration des conditions de travail. Cette
raison a été la plus souvent avancée pour expliquer la participation.
"Tous les gens du poste en font partie. Le cercle s'appelle "le moindre effort" et
on travaille sur la mise au point d'une clé. On a déjà fait une ébauche. C'est en
discutant autour de la table qu'on s'est dit : "Ces boulons-là, ils font peur à tout
le monde. Ils sont difficile d'accès, il faut de la force, etc."" (Carlam, maîtrise).
"Moi, je trouve qu’il n’y a rien de tel que ce soit les ouvriers qui trouvent
certaines méthodes de travail ou d’amélioration, parce que ce sont eux qui sont
sur le terrain" (Chertal, maîtrise).
"C’est une bonne chose car quand on peut faciliter un travail, c’est toujours bon"
(Chertal, ouvrier).
Sur le plan collectif, les retombées s'expriment surtout en termes d'amélioration des
relations interindividuelles. Les cercles sont à l’origine de la création ou du
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renforcement des liens entre les individus d’une même équipe – horizontalement et
verticalement – et de services différents. Ils ont oeuvré dans le sens de l’éclatement
de barrières traditionnelles.
Pour certains, notamment au niveau de la maîtrise, la création des cercles a contribué
à créer un climat social différent, en rapprochant les individus et en les
responsabilisant par rapport à leur travail.
"Je trouve que cela a apporté une meilleure ambiance. Avant, il y avait vraiment
des personnes qui étaient contre les chefs. S’il y avait quelque chose de travers,
ils allaient tout de suite au syndicat et c’était la grosse bagarre. Une fois qu’on
les a intégrés dans un cercle, ça a vraiment changé du tout au tout" (Carlam,
brigadier). `
En définitive, au niveau des acteurs, les retombées positives se traduisent surtout sur
le plan informel des relations, tant au sein des équipes de travail qu'avec la hiérarchie
locale. Lorsque l'expérience n'a pas rencontré de problèmes majeurs - en termes de
dysfonctionnements ou de dérives -, elle a contribué, au delà du fonctionnement
relativement procédurier des cercles, à rapprocher les individus.
On peut ainsi parler d'une sorte de transfert de la dynamique des cercles dans les
relations quotidiennes de travail, contribuant à créer un nouvel esprit, une nouvelle
ambiance.
"Dans 50 % des cas, c'est le cercle qui est à l'origine du changement. Le reste
s'est fait naturellement, parce qu'on s'est rendu compte que, malgré tout, l'un
sans l'autre, ça ne marchait pas" (Carlam, ouvrier).
Ce nouvel esprit s'est également répercuté, le cas échéant, au niveau des relations
avec l'encadrement local, qui y a trouvé un moyen de se sentir plus proche du
personnel de base.
“Si je devais faire un bilan, il serait plutôt positif. Je ne dis pas en termes de
résultats concrets des cercles, mais plutôt en terme d’esprit de participation.
Cette démarche a quand même eu pour effet que, maintenant, les ouvriers
viennent frapper à ma porte. D’ailleurs elle n’est jamais fermée, elle est toujours
ouverte” (Carlam, cadre de fabrication)
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2.5. Le bilan
Les cercles de qualité et de progrès ont connu, à Cockerill Sambre, un
développement assez remarquable entre 1985 et 1989. Ils symbolisent la volonté de
modernisation socioculturelle affichée par la direction, une modernisation basée sur
la participation volontaire.
Sous cette forme, la management participatif ne constitue cependant qu'une étape.
Dès la fin des années 80, la dynamique des cercles s'essouffle et, à partir de 1990, ils
ne sont plus au coeur de l'innovation managériale de l'entreprise.
Trois raisons expliquent ce changement de stratégie.
Premièrement, aux yeux de la direction générale, les cercles ont en quelque sorte
atteint leur seuil d'efficience. Le gisement d'économies potentielles au travers des
cercles s'est tari et l'essoufflement du mouvement à la base en est le signe. Le "return
of investment"90 de la formule s'affaiblit. Les cercles n'étant pas une finalité en soi,
d'autres outils doivent être développés pour réaliser d'autres économies.
Avec l'émergence du concept de qualité totale, et des instruments qui lui sont
associés – objet de la troisième phase de renouveau managérial –, les cercles passent
du statut d'outil unique à celui d'un outil parmi d'autres.
Deuxièmement, la modernisation informatique ayant atteint sur de nombreux sites sa
vitesse de croisière, le besoin de participation qui lui était associé s'estompe. Tout au
contraire, ses principaux impacts socio-organisationnels – en particulier en matière
de simplification du travail de l'opérateur et de la marginalisation de celui-ci – se
posent davantage en contradiction avec la dynamique de participation inhérente aux
cercles. De ce point de vue, le processus de modernisation technologique appelle, lui
aussi, la mise en oeuvre de nouveaux outils.
Enfin, sur le plan externe, les cercles de qualité connaissent partout leur phase de
déclin et disparaissent en de nombreux endroits. Une nouvelle vague d'innovation
managériale prend forme et Cockerill Sambre s'inscrit dans le mouvement.
90
Entre 1985 et 1988, Cockerill Sambre estime que, pour un investissement total de 87 millions de FBdans la mise en oeuvre des solutions proposées par les cercles, les économies annuelles réaliséess'élèveraient à 374 millions de francs.
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de redynamiser, de relancer le management participatif. Mais le projet se veut
surtout plus ambitieux. Il s'agit de "gagner la bataille concurrentielle en réussissant
un développement plus rapide de produits de grande qualité avec moins de
ressources, moins de stocks et moins de défauts, et donc des coûts de production
réduits".
Sous le label “Vers la qualité totale et l’excellence”, le ton reste à la participation mais
la mobilisation se présente comme générale et systématique. L’accent est mis sur la
nécessité de créer au sein de l’entreprise une “culture de progrès”, se traduisant par
l’adoption de nouveaux modes de fonctionnement et de comportement :
"La démarche vers la Qualité totale doit (...) être générale, multiple,
participative, persévérante et profitable. On en attend non seulement desproduits et des services meilleurs mais aussi des hommes et des femmes
meilleurs, plus épanouis, plus disponibles, plus conscients des enjeux de leur
avenir. (...) Les plus grands progrès viennent de l’ensemble du personnel, qui
communique plus efficacement, qui s’implique plus profondément, qui innove
plus intensément” (Cockerill Sambre, Rapport d'activité, 1988)
Pionnière en la matière à l'échelle belge, Cockerill Sambre s'inspire des expériences
menées à l'étranger. En 1987, après une année d’observation du monde extérieur, ungroupe de travail composé de cadres se penche sur le concept de qualité totale et,
parallèlement, une enquête interne, portant sur l’“image de la qualité”, est menée
auprès des directeurs et des chefs de service. En fin d’année, la direction générale
prend la décision d’engager l’entreprise dans la voie de la qualité totale et crée un
comité de pilotage du projet.
En septembre 1989, la qualité totale est dotée de son propre journal : Impaqt., qui,
contrairement au journal des cercles, figure en supplément du journal d’entreprise.
Son audience s’étend donc à l’ensemble du personnel et est donc significatif du
caractère de mobilisation systématique conféré à la démarche.
3.1. Une stratégie de mobilisation systématique
La qualité totale est promue, avant tout, comme une dynamique de progrès continu,
reposant sur une démarche méthodique et graduelle. La course à la qualité n’a pas de
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ligne d’arrivée, “le succès engendre inévitablement la naissance d’un nouvel objectif
plus ambitieux”.
Avec la qualité totale, la direction définit une stratégie managériale à moyen terme.
Elle se décompose en cinq étapes : 1) adoption de la stratégie d'ensemble par le "top
management", 2) formation et sensibilisation du personnel à la philosophie de ce
mode de gestion, 3) mise en oeuvre de nouveaux outils de résolution de problèmes,
4) élargissement de l'amélioration de la qualité à l'ensemble de l'organisation
(transversalité), traitement des problèmes inter-fonctionnels et interdépartementaux,
5) intégration du management de la qualité à la stratégie de l'entreprise. Par rapport
à ce schéma, l'entreprise, au moment de notre analyse empirique, sortait de la phase
3 et ébauchait sa réflexion relative à la phase 4.
Par rapport au management participatif par les cercles, la nouvelle stratégie repose
sur la systématisation des outils, avec comme corollaire, l'abandon du principe du
"volontariat" comme pierre angulaire de l'adhésion à la modernisation. Elle repose
également sur une recherche de codification, notamment pour répondre aux
exigences de ses principaux clients.
Sur le plan économique, cette stratégie se traduit principalement par la chasse à la
non qualité, à l’usine fantôme. Celle-ci est estimée, sur la base des standardsinternationaux, dans une fourchette de 15 à 20 % du chiffre d'affaires de l'entreprise,
soit, pour Cockerill Sambre, à plus de 10 milliards de francs.
3.2 . Les instruments de la qualité totale
Avec la qualité totale, les cercles de qualité et de progrès ne disparaissent pas mais
s'intègrent dans un dispositif plus large. A partir de 1987, l’entreprise insiste sur le
lien quasi naturel entre les cercles, comme symbole du management participatif, et la
qualité totale. A posteriori, le management participatif est présenté comme le
mouvement précurseur de la qualité totale, la première démarche appelant
naturellement la seconde.
Les instruments propres à la qualité totale sont très diversifiés au niveau de leurs
objectifs, de leur logique d'action et des acteurs concernés.
a. Les Plans d’Amélioration de la Qualité - PAQ
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l'entreprise à prendre conscience de l’enjeu commercial de ce type de
reconnaissance.91.
En mars 1988, la direction entérine un projet de cinq ans ayant pour objectif la mise
sous assurance qualité d’une partie de l’entreprise. En l'occurrence, il s’agit de la
norme ISO 9002 qui porte principalement sur la production.
A la différence d’autres outils caractérisant l’innovation managériale, le
développement de l’assurance qualité n’est donc pas un acte purement volontariste
de la part du management de l’entreprise. A l'origine, il s’agit surtout de répondre
aux “pressions” exercées par certains clients.
L’assurance qualité, c'est à la fois un système de gestion de la qualité et desprocédures. Ces deux visions coexistent dans l’entreprise. Selon la position occupée
et les responsabilités exercées, les uns mettent l’accent sur l’importance du système et
les autres, beaucoup plus nombreux, sur celle des procédures. Et, parmi ces derniers,
certains n’hésitent pas à dire que "les procédures sont la base de l’assurance qualité,
son point de départ. A la limite, tout le reste, c’est du baratin”
En tant que système, l’assurance qualité a pour but de veiller “à ce que la qualité soit
organisée de façon continue et cohérente tout au long de la chaîne de fabrication duproduit. Pour y arriver, (...) tout doit être prévu, y compris la conduite à adopter
lorsqu’on se trouve confronté à un événement imprévu. Cette gestion de la qualité
doit couvrir toute l’entreprise, depuis l’achat des matières premières jusqu’au mode
de livraison au client, en passant par le contrôle des appareils de mesure, etc"
(Journal de la qualité totale). Pensée en terme de système, l’assurance qualité a pour
principale vocation interne d’unifier l’entreprise, tant au niveau des pratiques locales
que dans la gestion des interfaces entre unités :
“Avant, la qualité était essentiellement gérée localement. Chaque directeur était
responsable de la qualité de ses produits et il gérait ça à sa manière. Mais, cela
manquait de cohérence, de coordination générale dans un objectif commun à
l’entreprise. (...). L’avantage de l’assurance qualité, c’est qu’on est arrivé avec
une norme et dix-huit critères qui devaient être systématiquement passés en
91 Etant soumise à des exigences de plus en plus importantes de la part de certains clients, CockerillSambre fait, à son tour, pression sur ses principaux fournisseurs pour qu’ils développent, en interne,l’assurance qualité. La logique suivie est relativement simple : “pour garantir la qualité des produits
que nous fabriquons, nous devons d’abord être sûrs de la qualité des outils et des matières que nousachetons”. Au-delà des modes, on est ici en présence d’un important levier en matière de diffusion del’innovation managériale.
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revue par les différentes directions : est-ce que je gère bien ma formation ?, est-
ce qu’on pratique bien les audits ?" (cadre fonctionnel).
Cette conception de l’assurance qualité est surtout présente chez les cadres
fonctionnels chargés de la gestion du projet. Veiller à ce que le système soit bien
bouclé et conforme à la norme internationale est une de leur principale mission. Ils
font en quelque sorte figure de gardiens de la cohérence globale du système et de sa
bonne évolution.
Abordée sous l'angle des procédures, c'est-à-dire à la base du système, l'assurance
qualité vise à assurer la maîtrise des processus de fabrication via la rédaction des
"fardes AQ" ou "bibles de la qualité". Elles reprennent "l’ensemble des procédures ou
modes opératoires que chacun doit respecter pour réaliser son travail "en qualité" :les précautions à prendre, les contrôles à effectuer, ce qu’il faut faire en cas de
problème, etc"92.
A ce niveau, l’assurance qualité est un travail de codification et de formalisation des
savoir-faire informels présents dans l’entreprise. Il s’agit de dresser "l’encyclopédie
du savoir-faire et du savoir-produire". Concrètement, la rédaction des consignes s'est
faite de manière participative, c'est-à-dire sur base d'interviews individuelles et
collectives. Une fois l'information recueillie, le travail des spécialistes de l'assurancequalité a consisté à dégager la "one best way" que les ouvriers doivent suivre.
Au début des années 90, l'entreprise obtient ses premiers certificats ISO 9002. Vitale
du point de vue commercial, l'assurance qualité tranche, par rapport aux autres
instruments de la qualité totale, par la lourdeur administrative qu'elle engendre tant
au niveau de sa mise en place que de son suivi.
c. La topomaintenance - TPM
C’est en transitant par la France que, issu du Japon, le concept de Total Productive
Maintenance est devenu la topomaintenance. C’est aussi sur la base de l’expérience
des sidérurgistes français que la TPM va faire son entrée à Cockerill Sambre. Elle a
pour objet "d'amener la productivité d’une installation à son meilleur niveau
possible" (Barbier et alii, 1993 : 21).
92 “Impaqt : journal de la qualité totale”, mai 1990.
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Pour ce faire, la TPM s'appuie sur une nouvelle organisation du travail entre la
fabrication et l'entretien. Elle se fonde en effet sur "la prise en charge de sa machine
par l’exploitant et la collaboration de celui-ci avec les services de maintenance pour
l’obtention d’un état permanent de conformité". En fait, avec la TPM, l'ouvrier de
fabrication est amené à s'occuper de la première maintenance. Il est conduit à
prendre en charge "son outil", comme il s'occupe de sa voiture.
"Notre voiture : nous prenons soin de notre véhicule : niveau d’huile, d’eau,
pression des pneus, propreté, suivi des indicateurs, sans recourir pour cela à
notre garagiste. De même, nous lui signalons les anomalies constatées"
(document interne).
De ce point de vue, la TPM pousse dans le sens de l'enrichissement du travail del'opérateur. Elle consiste également à redéfinir le travail de l'entretien en le faisant
passer du dépannage à la prévention, du curatif au préventif et au prédictif.
Par ailleurs, la TPM est aussi porteuse d'une méthode plus drastique de calcul du
rendement de l'outil. Traditionnellement, celui-ci s’établit en déduisant du nombre
d’heures de fonctionnement tous les arrêts programmés – inactivité légale et gros
entretiens – ou non – les pannes. Avec la TPM, le seul temps pris en compte est le
temps utile, c’est-à-dire le temps pendant lequel l’outil tourne à sa vitesse optimale
en fabriquant un produit conforme aux exigences du client. Dans cette optique, il
convient donc de soustraire du temps de fonctionnement toutes les périodes pendant
lesquelles la machine a tourné au ralenti ou a fabriqué de la non qualité. In fine, le
rendement global d'un outil devient le rapport entre le temps utile et le temps presté.
En appliquant ce nouveau mode de calcul, il est "tout à fait courant de trouver en
Occident des rendements globaux de l’ordre de 40 %". A sa manière, la TPM fait
donc apparaître de nouveaux gisements de progrès, d'efficacité.
A Cockerill Sambre, la mise sous topomaintenance des outils se décompose en 8
étapes :
1. le choix des outils ou des parties d’outil à mettre sous TPM;
2. un état des lieux destiné à repérer toutes les déficiences : état d’usure,
potentialités, difficulté de maintenance;
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3. la mise en conformité de l'outil : nettoyage de la machine, suppression des
défectuosités majeures, remise en ordre du poste de travail;
4. l'établissement de standards : définition des normes d’inspection, de
lubrification, de nettoyage, de sécurité et mise sur papier des procéduresd’interventions – "le qui fait quoi";
5. la formation sur le tas des équipes d’exploitation;
6. lorsque l’ensemble des étapes précédentes sont réalisées, l'outil tourne sous
topomaintenance;
7. un suivi est organisé afin de contrôler93 l’application de la méthode et
d'effectuer d'éventuelles corrections afin d’améliorer le rendement global;
8. après un audit interne, le label "TPM" est apposé sur l’outil.
Source majeure de tensions sociales, la TPM n'a pas fait l'objet, jusqu'à présent, d'une
diffusion massive. La stratégie managériale a consisté à l'implanter là où les
conditions étaient favorables, c'est-à-dire principalement lors de la mise en service de
nouveaux outils.
d. Les réunions sur le tas - RST
Les réunions sur le tas ont pour objet d’apporter des solutions aux problèmes de
sécurité.
Les RST impliquent la base de l’entreprise – les membres d'une équipe – et se
tiennent en moyenne une fois par mois. Ses membres identifient les problèmes desécurité et proposent à la hiérarchie des solutions. Il est prévu que chaque solution
mise en oeuvre fasse l'objet d'un suivi par les comités de sécurité et d'hygiène.
93 Comme toujours, le contrôle est un point essentiel dans toute démarche de changement. Il permet,d’une part, d’exercer une pression sur les opérateurs en faveur du changement et, d’autre part, d’envérifier l’application. Nakajima insiste assez longuement sur l’importance du contrôle. Selon lui,“dans beaucoup d’usines où l’on prétend pratiquer l’auto-maintenance, c’est-à-dire où les opérateurssont censés faire les contrôles, les graissages et resserrages, que ceux-ci sont résignés à le faire pourmériter leur salaire, mais sans conviction. Dans ces usines, il suffit d’examiner les feuilles journalièresde vérification tenues par les opérateurs pour découvrir que les vérifications du lendemain sont déjà
faites ou qu’un réservoir d’huile du système d’alimentation n’est pas rempli, ou encore qu’unresserrage insuffisant augmente visiblement l’usure, le broutage, le désserrage, la salissure et lacorrosion; tout ceci entraîne des incidents fréquents et des défauts de qualité”.
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Les RST n'ont pas fait l'objet d'un important développement car ils interféraient trop
directement avec la sphère d’intervention des organisations syndicales.
e. Le Statistical Process Control - SPC
Le SPC est une technique de mesure des variations de l'outil. Il a pour objet de les
maintenir à l'intérieur d'une norme minimale et maximale. Le recours au SPC permet
à l'opérateur de distinguer les écarts naturels des écarts anormaux. Il est ainsi mis en
situation de réagir afin d'éviter la dégradation de la qualité du produit et de la
machine.
Dans sa forme la plus rudimentaire, le SPC prend la forme d'une carte sur laquelle
l'opérateur doit consigner les mesures réalisées. Cette technique concrétise en
quelque sorte l'idée de l'auto-contrôle de l'opérateur. Elle s'inscrit dans la logique de
la fiabilisation de l'outil. Outre la mesure, l'opérateur doit en effet consigner, dans le
"journal des procédés", toutes les dérives et les corrections. Les informations ainsi
récoltées viennent alimenter le travail d'amélioration des procédés.
Dans sa forme la plus sophistiquée, la mesure des variations est réalisée directementpar l'ordinateur. C'est au travers de l'informatisation de l'outil que cet instrument
s'est largement diffusé dans l'entreprise.
f. La prime de progrès
Fin des années 80, la direction de l'entreprise développe une politique
d’intéressement financier du personnel par la participation aux bénéfices94, la
souscription de parts sociales privilégiées95 et l'octroi de primes de progrès.
94 La participation financière se traduit par la redistribution à chaque travailleur d'une part desbénéfices nets via l'octroi de parts bénéficiaires. Instaurée depuis 1988, cette formule représente, dansles meilleures années, "un 13ème, voire un 14ème mois".95 L'ouverture du capital s'est réalisée à l'occasion d'une augmentation de capital opérée en 1989, dontune partie des titres émis a été réservée en priorité au personnel de l'entreprise. Au total, 6.000travailleurs sont ainsi devenus "actionnaires" tout en ne disposant pas d'un droit de vote. Notons, par
ailleurs, que l'"engouement" du personnel n'a pas été à la hauteur de celui du marché . Alors que lepersonnel de l'entreprise n'a souscrit que 30 % des parts qui lui étaient réservées, la demande dumarché a été près de 12 fois supérieure à l'offre.
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La prime de progrès, instaurée en 1989, est présentée comme un encouragement à la
mobilisation générale, à la recherche de la qualité totale. Pour la direction, elle est un
moyen d'"exprimer à chacun de ses collaborateurs que le progrès est indispensable à
la vie de l'entreprise et à sa prospérité".
Globalement plafonnée à 8.000 francs brut par semestre, elle varie en fonction des
résultats de chaque division. A l'intérieur de chaque division, son calcul est basé sur
la réalisation de critères pré-définis comme le taux de fiabilité des délais ou les coûts
de la non qualité.
Rares sont les divisions qui atteignent le plafond. De plus, son niveau peu élevé et la
complexité de son calcul la rendent peu mobilisatrice. Néanmoins, par rapport aux
anciennes primes de production basée uniquement sur le tonnage, elle est une desmanifestations du passage à une logique plus qualitative.
3.3. L'expérience de la qualité totale au niveau de la base
Sur les sites de production, la stratégie liée à la qualité totale s'est traduite par des
exigences supplémentaires envers les acteurs locaux, par leur mise sous pression.
Pour la fabrication, les exigences en matière de qualité sont venues s'ajouter auxtraditionnelles exigences de tonnage. Pour l'entretien, la qualité totale a pris la forme
d'une exigence accrue en terme de rapidité de dépannage.
Au coeur du dispositif, l'assurance qualité constitue l'instrument le plus révélateur
de la dynamique en jeu. D'une part, elle met en évidence le paradoxe grandissant
entre le discours participatif ambiant et la tendance au "verrouillage" des outils de
gestion qui encadrent la production. La participation sur le mode "volontaire" a vécu,
une nouvelle étape s'amorce sur le mode de la systématisation des procédures de
gestion. D'autre part, l'assurance qualité reflète la contingence externe dans laquelle
s'inscrit l'entreprise en matière de garantie de qualité, cette contingence se
répercutant à tous les niveaux de l'entreprise.
Au niveau du vécu des acteurs, nous nous attacherons donc exclusivement aux
conditions dans lesquelles s'est réalisée cette mise sous assurance qualité et à ses
principales répercussions en matière socio-organisationnelle.
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a. La formalisation des procédures et le "retour" de la norme technique
Sur les sites de production, l'assurance qualité s'est matérialisée par l'établissement
des fardes assurance qualité (AQ). Celles-ci codifient essentiellement le travail de
l'opérateur et sont présentes sur les sites de production les plus stratégiques du point
de vue commercial, c’est-à-dire en fin de filière.
“L’assurance qualité, c’est la "bible de Mao", le "petit livre rouge". Quand vous
avez un problème sur la ligne, vous allez dans la farde assurance qualité (AQ)
et, pour chaque machine, vous avez, par rapport au problème rencontré, soit
une solution soit un arrêt à faire. Chaque opérateur doit suivre la farde AQ
mais, quand le problème dépasse la farde, c’est la maîtrise qui prend la
décision, ou alors, quand ça dépasse la maîtrise, il faut faire appel auresponsable de garde” (Chertal, maîtrise).
Dans le cas de l'entreprise, les fardes assurance qualité prennent place dans un
environnement de travail caractérisé par la faiblesse, voire même l’absence, de
formalisation des procédures. Ceci ressort, en particulier, de l'observation des deux
laminoirs à chaud, le manque de formalisation étant plus poussé dans l'ancien
laminoir – Chertal – que dans le plus récent – Carlam.
“Avant, il y avait bien une farde de consignes, mais elle n'était jamais en ordre,
jamais à jour. L'un faisait comme çà, l'autre, autrement. Qui avait raison, qui
était le meilleur ? On ne savait pas parce qu’on ne mesurait pas ou on mesurait
mal. Il était très difficile de dire quelles étaient les méthodes les plus adaptées.”
(Chertal, cadre opérationnel).
Sur le site le plus ancien, plusieurs facteurs ont favorisé la prévalence de l’informel
au détriment du formel. Comme évoqué ci-dessus, elle est le reflet des problèmes de
mesure liés aux technologies utilisées et donc de la sélection de la "one best way". A
cela s'ajoute la faiblesse des niveaux de scolarité des ouvriers qui faisait prévaloir la
culture orale sur la culture écrite. L’usage de la formation sur le tas comme mode
dominant de transfert des connaissances renforçait cet état de fait, tout en
contribuant à l’éclatement des pratiques.
"Avant, c'était plutôt par équipe, par personne. Chacun faisait sa qualité à lui.
Chacun avait ses petits trucs, aussi bien dans la façon de faire que pour juger la
qualité" (Chertal, ouvrier).
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Plus récemment, la modernisation technologique a rendu obsolète une partie des
consignes existantes. En outre, en phase d’innovation rapide, le rythme de
modification des outils était tel qu'il entravait les tentatives de formalisation trop
poussée. Dans une perspective temporelle, l'AQ ainsi est venue formaliser des
organisations profondément transformées sur le plan technologique.
Dans les deux laminoirs, l'établissement des procédures AQ s'est faite de manière
très pragmatique. En partant de l’expérience des différentes équipes de fabrication,
les ingénieurs ont opéré un tri dans les manières de faire et ont sélectionné la
procédure adéquate pour l'"imposer" ensuite aux autres équipes.
“On est parti de leur manière de faire et on a tout mis sur papier. On a fait celadans les 4 pauses. Lorsque c’était différent, les hautes sphères ont tranché. Ils –
les ouvriers – ont dû se faire une raison. Certains ont dû admettre que ce qu'ils
faisaient, ce n’était pas mauvais mais ce n’était pas excellent. Ceux-là ont dû se
faire une raison” (Chertal, maîtrise).
La démarche de certification a reposé essentiellement sur des cadres fonctionnels,
spécialisés en AQ. Sur le terrain, ils ont pesé activement sur la définition des
procédures. Leur action a été une source importante de tension avec les cadresopérationnels. D'une part, leur présence a été vécue comme participant au
renforcement du poids des fonctionnels au détriment des opérationnels. D'autre part,
et plus fondamentalement, les uns et les autres sont porteurs d'objectifs et de
logiques différents. L’objectif principal des spécialistes de l’AQ est de conformer
l'outil aux exigences des normes internationales pour obtenir et maintenir la
certification. Quant aux opérationnels, ils ont surtout vu dans l'AQ l'opportunité
d'introduire, via les procédures, plus de rigueur que par le passé, en restant soucieux
de préserver la souplesse nécessaire au fonctionnement des trains.
Pour les opérationnels, les spécialistes de l'AQ, très éloignés des contraintes de
production, sont souvent perçus comme des "idéalistes" qui "s'entretiennent
mutuellement". Aujourd’hui encore, le discours des cadres opérationnels met surtout
l’accent sur les risques de dérives, de rigidification, comme en témoignent les propos
tenus ci-dessous :
“L'AQ, c’est une obligation pour arriver à avoir une production fiable et de
bonne qualité. Au train, on est sur la bonne voie. On n’est pas encore à 100 %,
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c’est clair. On n’y sera d’ailleurs jamais, parce que tout évolue tout le temps. Il
ne faut pas tomber dans le piège de vouloir trop figer, car alors on se retrouve
coincé par les procédures. Il faut une certaine souplesse et, en même temps,
c’est vraiment important de le faire.
Eux – les spécialistes de l'AQ – vont trop loin. Ils veulent tout formaliser, tout
régenter via les procédures. Et ça, ce n'est pas possible. Dans un laminoir, il y a
des événements, des impondérables. Il faut trouver un compromis, trouver la
procédure que tout le monde peut appliquer et qui est valable tout le temps.
Celle qui apporte réellement un plus, et pas la procédure "bête et méchante"
que l’on ne sait pas respecter parce qu’elle est tellement précise que, dès qu’il y
a un événement, on est en dehors de l’AQ. Si c’est pour faire ça, il ne faut pas
faire l'AQ.
Par exemple, on a mis en AQ les vitesses de rotation des meules. Mais, il faut
savoir que la vitesse de rotation varie suivant la quantité d’eau, la qualité du
cylindre, la qualité de la meule, suivant la force que l’on met. Il y a tout une
série de paramètres. Le "bon" rectifieur est amené à modifier la vitesse pour
faire un bon cylindre. Alors, pourquoi indiquer que la vitesse doit être de X
tours/minute, alors que l’on sait très bien que ça varie de 950 à 1050 tours.
Quand on a fait un audit interne, l'auditeur est allé vérifier et évidemment elle
tournait à Y tours.
De plus, en AQ, il faut être certain de la mesure que l’on fait. Le calibre qui sert
à mesurer l’épaisseur d’une tôle, par exemple, doit être en AQ. Mais, à la
rigueur, on doit aussi mettre en AQ le calibre qui sert à calibrer le calibre, et
alors là, on est parti. A l’atelier, on doit faire beaucoup de mesures et c’est
souvent au centième de millimètre près. C’est précis. Ca ne se fait pas n’importe
comment, mais si je laissais faire les responsables AQ, à la limite, je serais obligé
d’aller à Paris, au pavillon de Sèvre, pour partir du mètre étalon. Il faut rester
raisonnable. Ce qui est important, c’est de mesurer de manière très stricte les
tôles qui sortent pour répondre aux besoins du client. Pour le reste, il faut
laisser une certaine marge de manoeuvre. Au niveau des fonctionnels, la
tentation d'aller trop loin est réelle, l’AQ risque alors de mourir de sa belle
mort.
Le risque de bureaucratisation est réel. A la rigueur, on est considéré comme
des "méchants" qui ne veulent pas collaborer, parce que, à certains moments, on
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est obligé de freiner, sinon on va finalement tout le temps remplir des papiers"
(Ingénieur opérationnel).
Ces propos illustrent parfaitement les principales tensions nées dans la ligne
hiérarchique autour de l'AQ. En outre, ils soulignent, au niveau des cadres
opérationnels, le difficile équilibre à trouver entre, d'une part, la nécessité qu'ils
éprouvent de formaliser et, d'autre part, le risque d'étouffement résultant d'une
formalisation excessive.
b. Mode d’homogénéisation des pratiques
Comme on l'a vu, une très grande hétérogénéité marquait l’ancien mode defonctionnement. Chaque équipe, voire même chaque individu, avait sa manière de
faire.
Au niveau du management comme de la base, l’AQ est surtout perçue comme un
puissant moyen d’homogénéisation des pratiques. Cet aspect apparaît dans le
discours de l'encadrement local avec d’autant plus de force que les sites de
production tournent en feu continu au rythme de 3 pauses par jour. Ce mode de
fonctionnement, combiné au poids déterminant de l’expérience acquise sur le tas,favorisait une très grande dispersion des manières de faire et des résultats.
L’AQ s'apparente ainsi à un principe d’ordre impliquant une perte d’autonomie
technique des individus. Cet effet vient renforcer la tendance à la simplification du
travail résultant de la modernisation technologique.
"Avant, chaque lamineur avait sa propre théorie. Maintenant, en principe, tout
le monde doit suivre le règlement. C’est comme cela que l’on peut atteindre la
qualité totale" (Chertal, ouvrier).
“Maintenant, plus personne ne travaille à sa manière. On a une règle de travail
bien spécifique. Avant, il y avait des gens qui croyaient dur comme fer que
c’était leur manière de laminer qui était la meilleure, et ils arrivaient
pratiquement au même résultat, mais avec des petites différences au niveau
qualité. Nous, on ne voyait pas ces différences, mais bien le client. Avec l'AQ,
on a comparé le résultat de toutes les équipes et on commence à prendre les
meilleures façons de travailler de tout le monde” (Chertal, ouvrier).
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A travers l’AQ, l’entreprise est parvenue à réduire l’hétérogénéité qui caractérisait
son mode de fonctionnement. Toutefois, elle n'a pas pour autant gommé toutes les
différences.
“Avant, chaque pause avait sa manière de travailler tandis que maintenant, je
crois que toutes les pauses travaillent plus ou moins dans la même direction.
Mais il y a encore des petites touches personnelles, des "petits trucs" qui font
que certains restent plus efficaces" (Chertal, ouvrier).
La persistance de la mention des “petits trucs”, des “petites touches personnelles” est
caractéristique de la perception de l'assurance qualité à la base. D'une part, elle
exprime l'impossibilité objective de tout régir par la règle et, comme on le verra plustard, pose le problème de la responsabilisation de l'opérateur par rapport à celle-ci.
D'autre part, sur un plan plus subjectif, cette persistance indique, dans le chef des
opérateurs, l'affirmation du maintien de leur rôle. Il s'agit, en quelque sorte, pour eux
de souligner que, malgré les procédures et le progrès technique, leur savoir faire est
encore utile.
"Le but de l’AQ n’est pas que tout le monde travaille de la même façon mais
que tout le monde arrive à faire le produit tout en respectant certains critères,certaines normes” (Carlam, maîtrise).
c. Mode de transfert des savoirs et de redistribution du pouvoir
La mise sous AQ correspond aussi à un vaste transfert des savoirs et des savoir-faire
des individus vers l’organisation. De manière imagée, comme cela a été parfois
souligné, tous les "petits carnets personnels" se fondent dans un grand carnet,
propriété exclusive de l’entreprise.
“Avant, tout le monde avait son petit carnet. Chacun mettait un peu ce qu’il
pensait. En 10-15 lignes, j’avais tous les éléments sans devoir courir à gauche et
à droite” (Chertal, maîtrise).
Ce faisant, l'organisation se rend moins dépendante des savoirs individuels de la
base. Comme toute procédure, l'AQ a donc retravaillé les relations de pouvoir entre
l'entreprise et l'individu.
7/28/2019 L’innovation managériale et la modernisation des entreprises.
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“Il y a 10 ou 20 ans, nous étions les champions du monde de la réussite une fois,
et la fois suivante, nous étions à côté de la plaque. Nous n’étions pas
reproductibles. Nous manquions de fiabilité. L’AQ aide, d’une part, à
reproduire et, d’autre part, à ne pas être à la merci du gars qui sait, qui est le
seul à savoir. Plutôt que d’avoir un "super-crac" qui sait tout mais, le jour où il
n’est pas là, tout est par terre, il vaut mieux être un peu moins bon, mais avoir
une moindre dispersion. En ça, l'AQ est irremplaçable” (Cadre opérationnel).
Via l'AQ, l'entreprise a ainsi pu conserver une partie de l'expérience accumulée par le
personnel l'ayant quittée suite aux restructurations successives. Dans cette
perspective, l'AQ contribue à l'interchangeabilité du personnel de base.
L'AQ induit également un processus de redistribution de pouvoir au sein deséquipes et par rapport à la ligne hiérarchique locale.
Auparavant, la prévalence de l’informel favorisait le pouvoir des ouvriers les plus
anciens et de la maîtrise issue du rang. La faiblesse de formalisation permettait à ces
deux catégories de dominer l'organisation du travail. Cet aspect du problème ressort
très nettement des interviews réalisées à Chertal, site le plus ancien. Là, plus qu’à
Carlam, les savoirs informels s’étaient imposés comme une référence fondamentale.
Chertal était aussi une organisation où la culture du secret était très forte. Chacun
capitalisait à son propre profit le fruit de l’expérience acquise au fil des années. En
fonction des positions occupées, cette culture du secret répondait à des stratégies de
protection, de promotion ou, dans le chef de la maîtrise, de consolidation de
l’autorité.
“Certains se considéraient comme indispensables pour ceci, pour cela, un peu
dans tous les services, pas uniquement sur la ligne. Ils étaient indispensables
parce qu’ils s’arrangeaient pour l’être” (Chertal, ouvrier).
Si cette culture du secret se retrouvait à tous les niveaux, la maîtrise en tirait le plus
grand profit, en lui conférant le contrôle de zones d’incertitude vitale dans la sphère
technique. C’est la maîtrise qui, dans chaque pause, contribuait à façonner la manière
de laminer. C’est elle qui, en premier lieu, intervenait en cas de problème. On
retrouve ici l’image de la maîtrise et, plus singulièrement du contremaître, comme
l'ancien grand régisseur de la sphère technique.
7/28/2019 L’innovation managériale et la modernisation des entreprises.
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C'est donc au niveau de la maîtrise que les craintes, les réticences voire les résistances
ont été les plus vives lors du lancement de l’AQ.
"Les contremaîtres ont eu peur d'y perdre de leur autorité. L’AQ, ce sont des
procédures, et donc des consignes. Auparavant, c’était le chef de pause qui
donnait les consignes à l'opérateur. Il disait : “Voilà, on va faire comme ça et
comme ça”. Actuellement, ces consignes sont tellement connues de tous, sont
tellement répandues que le contremaître ne doit plus intervenir" (Cadre
opérationnel).
L'attitude défensive de la maîtrise s'est surtout manifestée lors du lancement de la
procédure, dans une phase où les impacts potentiellement négatifs pour leur statut
leur apparaissaient avec le plus d'acuité. Une fois cette phase "digérée", et sous lapression des faits, beaucoup d'entre eux relativisent leur jugement et identifient des
retombées positives qu'une formalisation peut avoir sur leurs conditions de travail.
“Moi, personnellement, j'y suis favorable. Dans beaucoup de situations, il n’y a
pas de question à se poser, c’est plus transparent. Certains contremaîtres
considèrent que leur fonction est diminuée. Je ne vois pas ça sous cet angle là.
Sur un train aussi complexe que celui-ci, vous ne savez pas être à 110% partout.
Ce n'est pas possible. Il faut faire confiance à l’AQ” (Carlam, maîtrise).
"Je n’y vois aucun inconvénient. L’AQ a apporté un plus. Une plus grande
facilité de travail, à tous les niveaux. Avec l’AQ, il faut être plus strict, plus
sévère dans ses jugements. On a une ligne de conduite, une référence" (Chertal,
maîtrise).
Le profil individuel des contremaîtres influence sensiblement leur appréciation des
impacts de l'AQ sur leur travail. Les discours les plus positifs se retrouvent chez le
personnel de maîtrise à l’ancienneté de fonction la plus courte et qui n'a donc pas ou
peu exercé de responsabilité de commandement du temps où l’AQ n’existait pas. Ils
s'observent aussi chez le contremaître qui a fait toute ses classes dans une pause
différente de celle où il exerce une fonction de commandement , l’existence de l’AQ
réduisant le risque de voir apparaître des divergences de vue sur la manière de
laminer. Chez ceux qui sont amenés à exercer une fonction de commandement sans
être passés par la filière traditionnelle et ceux qui assument une fonction de
coordination entre les différentes pauses, l’AQ met à leur disposition un savoir très
précieux car non encore en leur possession.
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Néanmoins, et d'une manière générale, l’AQ participe à la redistribution d’une partie
du pouvoir quotidien que les contremaîtres détenaient dans la sphère technique au
profit des ouvriers. Elle renforce l’autonomie de ces derniers dans le cours normal du
processus de fabrication. Elle participe donc à la remise en cause du prestige de la
fonction de contremaître, en réduisant ses espaces d’intervention à la gestion des
aléas importants. Ce faisant, elle renforce et, en quelque sorte, stigmatise, les impacts
issus de la modernisation technologique qui avait, bien avant la mise sous assurance
qualité, fait perdre au personnel de maîtrise une part importance de son expertise
technique.
d. Mode de responsabilisation
En mettant à sa disposition un mode opératoire clair et précis, l'AQ permet à
l’ouvrier de savoir ce que l’entreprise attend de lui en situation normale de travail.
Sur cette base, une partie de la maîtrise joue la carte de la responsabilisation, en
déléguant une partie de ses prérogatives vers la ligne de production. Elle fait
confiance à "ses gens". Lorsque la production reste dans les limites fixées, l’AQ est
perçue comme un moyen de clarifier le rôle des uns et des autres. En la respectant,
l'opérateur se sent couvert, il se met à l'abri de tout reproche.
Mais, comme on l'a vu, la réalité du laminage ne se réduit pas aux prescrits de l'AQ.
"C’est beaucoup moins précis que le laminage. Il reste certaines zones qui
laissent matière à prendre des décisions. On ne peut pas tout mettre en AQ"
(Carlam, maîtrise).
De plus, malgré la fiabilisation des outils et la simplification du travail, le lamineur
doit réagir aux nombreux aléas de la production.
"Ca peut être n’importe quoi. Ca peut être une tache, un défaut dans l’acier,
quelque chose qui tombe en panne. Une jauge, par exemple. C’est ça les
impondérables qui demandent de réagir rapidement" (Chertal, ouvrier).
Au niveau de la gestion des situations hors normes, l'AQ porte en elle un dilemme,
une forme d'injonction paradoxale. L'opérateur se trouve en effet couramment
confronté à l'alternative de continuer à produire, au risque de ne plus être sous AQ,ou, à l'inverse, de respecter à la lettre les procédures et donc d’arrêter la production.
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Le caractère paradoxal de l'injonction trouve en fait son origine dans la double
contrainte de tonnage et de qualité. Entre la tonne et la qualité, la hiérarchie n'arbitre
pas de façon claire, faisant varier la priorité en fonction des circonstances et privant
ainsi l'opérateur d'un point de repère univoque.
"On doit réagir au cas par cas. Si vous voulez arrêter, vous arrêtez tout le temps.
Il faut respecter les procédures de l’AQ mais il faut savoir jusqu'où on peut
aller, jusqu'où on peut se permettre de ne pas les suivre" (Carlam, ouvrier).
"A certains moments, le respect de l'AQ semble primer sur tout, alors qu'à
d'autres, on nous fait comprendre que c'était à nous de choisir avec toutes les
conséquences quand le produit fini n'est pas bon" (Chertal, ouvrier).
Dans la quotidienneté, l'opérateur est donc souvent amené à choisir lui-même entre
le respect de la règle et l'écart à la règle. Lorsque la situation devient trop critique, il
se décharge de la responsabilité sur la maîtrise. Il lui revient alors de trancher le
dilemme et, surtout, d'endosser les conséquences soit de la non qualité soit de la
baisse de production. Toutefois, en terme de support à la décision, la maîtrise n'est
généralement guère mieux lotie que l'opérateur.
"On doit parfois faire des entorses à la règle pour laminer. J’ai un problème de
jauge. Plus de jauges, qu’est-ce que je fais ? Je ne peux pas prendre la décision.
Je ne peux pas arrêter. J'appelle mon chef : "On n'est plus en AQ, on peut
laminer ? Bon, lamine". On n'est pas sûr de ce que l’on fait et on continue, mais
le contremaître n’a pas vraiment le choix. S’il fait arrêter pour ça, il "ramassera
sur ses doigts". S’il ne respecte pas les procédures, il "ramassera aussi sur ses
doigts". Par rapport à l’AQ, il est comme nous" (Chertal, ouvrier).
Entre l'opérateur, la maîtrise et l'encadrement, l'assurance qualité est souvent une
source de tensions, de conflits. A la base, on lui reproche principalement de placer
l'encadrement dans une position relativement confortable.
"Les cadres, ils l'ont facile. Si on ne respecte pas l'AQ et qu’il y a un problème,
c’est de notre faute. Nous, on a une demi-seconde pour prendre la décision. On
est sur le train. On déclasse la tôle et c’est pour jeter. Ou alors on essaie de la
sauver, il y aura peut-être un indice de rouillage, il y aura peut être de
l’imprégnation dans le froid, on ne sait pas. On prend le risque. Neuf fois sur
dix, ça peut être très bon, mais dès qu’il y a un retour du client et qu’on voitqu’on n'a pas respecté l’AQ, ça retombe sur nous. C’est ça qui ne va pas. Moi, je
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veux bien que l’on nous laisse prendre des risques mais alors, on ne parle plus
de l’AQ. Que les cadres prennent leur responsabilité" (Chertal, ouvrier).
En réaction à l'absence de clarté de l'encadrement, certains opérateurs ont pris le
parti de suivre la règle, de se réfugier derrière la procédure. Tant que faire se peut, ils
limitent ainsi les initiatives et donc la prise de risque. A l'extrême, le zèle avec lequel
ils appliquent les procédures est parfois tel que l'assurance qualité en devient contre-
productive, paralysante. Si cette attitude est généralement destinée à faire pression
sur l'encadrement afin qu'il clarifie ses attentes, elle présente également les risques
d'un dérapage bureaucratique.
e. Support à la formation
Enfin, beaucoup plus marginalement, il est à relever que les jeunes ouvriers utilisentles fardes AQ comme support à leur formation. Elles leur fournissent un fil
conducteur, une structure cohérente et logique facilitant leur apprentissage et donc
leur évolution professionnelle.
"L'AQ m’a aidé dans ma formation. Maintenant, certaines procédures sont sur
papier alors qu’avant il n’y en avait pas. Dans les fardes, j’ai été pêcher des
informations que je n’avais pas auparavant. Je peux aussi anticiper la formation
suivante, en consultant la farde qui concerne le poste que je vais apprendre. Les
fardes AQ fournissent une logique de travail, même si ça reste en style
télégraphique" (Chertal, ouvrier).
Pour les jeunes ouvriers, les fardes AQ permettent de compléter une formation sur le
tas, souvent très décousue du fait des impératifs de la production. Toutefois, elles ne
remplacent pas l'expérience et ne libèrent pas de la tutelle des anciens.
"L’AQ dit ce qu’il faut faire mais pas comment le faire. Elle indique la
procédure à suivre, mais pas à quoi ça correspond sur le pupitre, les
manipulations que vous avez à faire ou les réactions que vous devez avoir. Ca,
c’est l’expérience qui le donne" (Chertal, ouvrier).
3.4. Le bilan
En optant pour la qualité totale, le sommet de l’entreprise accentue la pression mise
sur l’organisation. Il impulse une dynamique d’amélioration, de progrès constant.
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Par rapport au management participatif, il franchit une nouvelle étape. Son attitude
se fait plus impérative. L’heure n’est plus au volontariat mais à la mobilisation de
tous, de toutes les énergies. Par ailleurs, comme en témoigne la variété des
instruments, la qualité totale se veut multiforme. Elle vise autant la réalisation
d’économies immédiates que la mise en place d’une nouvelle organisation du travail.
Dans le même temps, elle met l’accent sur la codification du travail ouvrier ainsi que
sur les contingences externes qui s'imposent à l'entreprise
La qualité totale cristallise le caractère paradoxal du renouveau managérial. D’un
côté, elle postule la participation du travailleur et, de l’autre, elle l'enferme dans le
respect de la norme. A la base de l'organisation, l’assurance qualité vient en quelque
sorte "retayloriser" l’opérateur. En décrivant le plus fidèlement possible les
conditions d’exécution du travail, les procédures imposent la manière d'agir, deréagir aux aléas de la production. En ce sens, elles participent à une perte
d’autonomie de l’opérateur. Sur les sites de production, un des enjeux de la mise
sous assurance qualité tient d’ailleurs dans la reproductibilité de la performance.
Toutefois, par rapport à la logique taylorienne, l’assurance qualité présente deux
grandes particularités. D’une part, les procédures ne relèvent pas de la stricte
imposition de règles conçues en dehors de l’opérateur. Au contraire, chez Cockerill
Sambre, la démarche des spécialistes de l’assurance qualité s'est appuyée sur lessavoir-faire informels de la base pour dégager la “one best way”. En ce sens, par son
caractère pragmatique, elle ne se présente pas comme “scientifique”. Toutefois,
l'élaboration des procédures témoigne des limites de la formule participative. Une
fois les informations recueillies, leur mise en forme est essentiellement le fait des
spécialistes de l’assurance qualité, ce qui a constitué une source de tension avec les
opérationnels.
D’autre part, si les procédures vont effectivement dans le sens d’une réduction de
l’autonomie de l’opérateur, celle-ci ne disparaît pas complètement. Vu les contraintes
et les aléas de la production, une marge d’initiative est laissée à l’opérateur. Mais
cette marge de manoeuvre place l'opérateur dans une situation instable, de nature
paradoxale, étant donné l'ambiguïté de la hiérarchie quant au respect des normes de
qualité par rapport à l'exigence de tonnage.
Par ailleurs, il est important de souligner l'inscription de la mise sous assurance
qualité dans un cadre plus général marqué par les profonds changements induits par
la nouvelle donne technologique. A cet égard, l’assurance qualité est venue codifier
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les pratiques issues de l’informatisation du travail sidérurgique. En ce sens, elle
correspond à une remise en ordre des manières de travailler résultant de
l’appropriation par l’opérateur des nouvelles technologies. Et, si l’on juxtapose les
effets des nouvelles technologies à ceux de l’assurance qualité, force est de conclure
que, sur le poste de travail, l’initiative laissée à l’opérateur s’est considérablement
réduite, ce qui accroît son potentiel d'interchangeabilité et de polyvalence.
Globalement, en terme d’économies, la qualité totale a rapidement fait sentir ses
effets. En trois ans, rien que via les plans d’amélioration de la qualité, l’entreprise a
épargné près de 5 milliards de francs. Sur les sites anciens et à technologie constante,
le gisement de non qualité s’est donc progressivement tari. En conséquence, certains
instruments ont perdu de leur pertinence et les sources d’économie ou d’efficacité
possibles se sont déplacées.
C'est dans cette perspective que, dans le cas de Cockerill Sambre, l’adoption de la
qualité totale comme stratégie graduelle et à moyen terme prend tout son sens. Cette
stratégie se décline schématiquement en cinq grandes étapes. Lors de l’enquête,
l’entreprise sortait de la troisième étape, celle de la “résolution de problèmes” ayant
eu peu d'impact sur la configuration socio-organisationelle de l'entreprise. En règle
générale, tout en testant les réactions des organisations syndicales, la direction s’est
ainsi limitée à prendre ce qui était possible sans provoquer de remous sociaux. Ledestin connu par la topomaintenance est particulièrement significatif de la stratégie
poursuivie. Sans faire l’objet d’une diffusion massive, cet outil, qui implique une
redéfinition de l'organisation du travail entre la fabrication et l'entretien, n'a
réellement fait l'objet d'une implantation que dans les sites neufs ou, dans quelques
sites anciens après leur modernisation technologique. De même, au gré des
restructurations, les niveaux hiérarchiques ont été revus à la baisse et, en certains
endroits, de manière très discrète, la sous-traitance a fait son apparition.
La poursuite de la dynamique conduit maintenant le management à investir plus
massivement les deux étapes restantes : la redéfinition de l’organisation – relations
transversales entre équipes et sites – et la gestion des ressources humaines. A
technologie constante, ces deux enjeux constituent aujourd’hui les principaux
gisements d’économie et d’efficacité qui n'ont par encore été exploités en profondeur.
Ce n'est qu'au travers de ces deux enjeux que l'entreprise répondra au prescrit de la
qualité totale telle qu'il apparaît dans la littérature managériale et dans les
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entreprises qui lui servent actuellement de référence. Potentiellement, ces enjeux sont
aussi porteurs d'une conflictualité plus grande au sein de l'organisation.
Conclusion
Depuis la déstabilisation de l'ancien bloc sociotechnologique par la crise, trois grands
moments marquent la stratégie d'innovation managériale de l'entreprise.
Le premier moment intervient à la seconde moitié de la décennie 70. A cette époque,
pour faire face à la crise économique, les entreprises sidérurgiques commencent à
repenser leur mode de gestion. Dans le cadre de la restructuration du secteur, il
commence à être question de polyvalence et surtout de participation. Au niveau desdirections, c'est à Cockerill que la volonté de changement est la plus forte et la plus
visible. Elle est le fait d'un nouveau directeur, recruté alors qu'il exerçait une fonction
de direction aux Etats-Unis dans une importante multinationale.
Sous son impulsion, le discours de l'entreprise sur elle-même change radicalement. Il
se fonde sur la stigmatisation du passé. Il se fait accusateur et dénonciateur des
travers dans lesquels Cockerill s'est enlisée du fait de la croissance facile. La
mentalité technicienne et conservatrice de l'encadrement est tout particulièrementfustigée. De même, l'attitude syndicale et l'état des relations sociales au sein de
l'entreprise sont dénoncés avec violence. La réponse de l'acteur syndical le plus
puissant est tout aussi cinglante. Pour lui, le discours de la direction vise à
culpabiliser les travailleurs tout en masquant les responsabilités des actionnaires
privés.
Parallèlement, la direction repense en profondeur sa gestion du personnel. D'une
part, s'inspirant de la réalisation des "meilleures entreprises mondiales", américaines
d'abord et japonaises ensuite, elle "innove" tous azimuts. Elle redéfinit le profil du
cadre et du contremaître efficaces. Elle fait de l'information et de la formation des
vecteurs essentiels de changement. A tous les niveaux, la participation est érigée en
dogme de la nouvelle efficacité. Au sommet, elle se concrétise par le recours aux
comités de direction. A la base, elle prend la forme des boîtes à idées, des comités de
progrès et ensuite des comités de crise. D'autre part, la direction se veut beaucoup
plus stricte que par le passé. Il s'agit, pour elle, de restaurer l'ordre et la discipline.
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Toutefois, le contexte n'est guère propice au changement. De nombreux freins
rendent l'innovation peu opérante, dont l'accentuation de la crise économique et
l'aggravation de la situation de l'entreprise qu'elle engendre ainsi que les rapports de
force en présence. En conséquence, la plupart des innovations managériales tournent
"à vide". Elles ne parviennent pas à se greffer au tissu socio-organisationnel de
l'entreprise. Néanmoins, dans ses grandes lignes, la politique définie à l'époque
contient les principaux thèmes qui seront au centre du discours et des pratiques
managériales des années 80.
Le second grand moment prend place au milieu des années 80, soit dans un contexte
profondément modifié. Avec le plan Gandois, l'entreprise repart sur de nouvelles
bases. Elle a obtenu des pouvoirs publics les moyens de sa survie et de sa
modernisation technologique. Son management peut donc repenser son action à longterme. Mais le plan Gandois correspond aussi à une défaite de l'acteur syndical le
plus puissant. De ce point de vue, l'acteur managérial dispose d'une marge de
manoeuvre beaucoup plus grande que par le passé.
Tout en se livrant à la chasse aux comportements négatifs, la direction de l'entreprise
redéploie progressivement la politique de renouveau managérial définie à la fin des
années 70. En 1985, elle fait du management participatif par les cercles de qualité et
de progrès le symbole majeur de la "renaissance" de l'entreprise. L'heure est à laparticipation "volontaire".
Contrairement au passé, les cercles s'implantent largement. En 1989, ils concernent
près d'un quart du personnel de l'entreprise. D'un point de vue quantitatif, vu
l'histoire de l'entreprise, il s'agit d'un succès pour son management. Parmi les
nombreux facteurs qui y ont contribué, la modernisation technologique a joué, sur les
sites de production observés, un rôle primordial. Tout en déstructurant l'ancien tissu
socio-organisationnel, elle a en effet, dans un premier temps, constitué un creuset
particulièrement propice à la participation.
Si Cockerill Sambre se distingue des autres entreprises par la persistance des cercles,
le bilan de cet outil s'avère néanmoins très contrasté. Après avoir connu un fort
développement, le mouvement s'essouffle à partir de 1989. Les raisons en sont
nombreuses : la lourdeur de la méthode, les nouvelles restructurations, l'attitude
ambiguë des lignes hiérarchiques locales, l'opposition ouvrière...
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Par ailleurs, dans le chef de la direction, dès 1989, les cercles ont en quelque sorte
atteint leur seuil d'efficience. Le gisement d'économies accessible par cette formule se
rétrécit et, en conséquence, le retour sur investissement s'affaiblit. Socialement, les
cercles atteignent aussi une limite et vouloir aller au-delà présente des risques de
crispation. Dès lors, la direction désinvestit fortement la formule et se limite à laisser
vivre les cercles. Pour elle, la poursuite du redressement appelle la mise en oeuvre de
nouveaux outils de gestion.
Ceux-ci incarnent le troisième grand moment qui prend forme dès 1987-88. A cette
époque, la direction adopte la qualité totale comme axe central de son mode de
management. De la mobilisation volontaire, elle passe au stade de la mobilisation
générale.
Avec la qualité totale, la direction entend se doter d'une stratégie plus vaste, plus
globale que la démarche participative. Elle planifie son action, se fixe des priorités.
Après une phase de sensibilisation, les nouveaux outils de gestion se multiplient
entre 1989 et 1993 : plans d'amélioration de la qualité, topomaintenance, assurance
qualité, "statistical process control". Si certains ont pour vocation de s'enraciner dans
la quotidienneté, d'autres, conçus pour répondre à des objectifs ponctuels,
disparaissent après avoir fait sentir leurs effets. Au cours de cette phase, l'entreprise
emmagasine les économies les plus directement réalisables, celles qui sont aussi lesmoins conflictuelles.
Par ailleurs, au travers de l'assurance qualité, la norme technique devient le nouveau
mode de gestion sur les sites de production. Après l'informatisation, elle vient
verrouiller et égaliser les manières de faire, limitant d'autant plus l'autonomie des
opérateurs. Accentuant la formalisation d'un vaste transfert de savoir faire de
l'individu vers l'organisation, l'assurance qualité fait apparaître une nouvelle forme
de "taylorisation" du travail basée sur la recherche participative de la "one best way".
Actuellement, dans la perspective que la direction s'est fixée, les changements
organisationnels et la gestion des ressources humaines constituent les principales
sources d'économie et d'efficacité non encore réellement exploitées en profondeur à
l'échelle de l'entreprise. En plaçant ces problèmes au terme du processus de mise en
qualité totale, la direction actuelle s'est en fait servie du temps comme d'un puissant
allié.
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A partir de 1995, la direction générale fait, en effet, de ces deux domaines les axes
majeurs de sa politique managériale. En 1995, une cellule de consultance interne est
officialisée dans le domaine de la gestion des ressources humaines. Au niveau de
l'encadrement, l'entretien d'évaluation est redynamisé. L'accent est également mis sur
la gestion prévisionnelle des effectifs. En 1996, la direction charge huit groupes de
travail de concrétiser la notion de "reenginering". En 1997, dans le cadre du plan
"horizon 2.000", de nouvelles réductions d'effectifs sont arrêtées dont une partie
résulte de la reconfiguration de l'organisation.
Quel bilan peut-on tirer de cette mise en perspective du renouveau managérial dans
une entreprise telle que Cockerill Sambre ?
D'une part, on observe que la stratégie adoptée sur plus de deux décennies, tout ense greffant sur des effets de mode – par nature versatiles et éphémères – révèle, avec
le recul, une grande cohérence tant au niveau des objectifs poursuivis qu'au niveau
de la progressivité des instruments qu'elle a mobilisés.
Tout en s'adaptant aux contextes dans lesquels l'entreprise s'inscrivait, notamment
sur le plan des rapports de force sociaux et des opportunités technologiques, l'acteur
managérial en a tiré un parti optimum pour ouvrir, pour défricher, quasi
méthodiquement, la voie vers une transformation radicale de l'organisation. Si cettetransformation reste encore partiellement à réaliser, le terrain est néanmoins préparé.
Sur fond de réduction massive d'effectifs, il a, au travers des formules participatives
et du verrouillage des outils qui ont suivi, engrangé un maximum d'économies tout
en "manoeuvrant" les pratiques individuelles et collectives dans le sens d'une plus
grande transparence et d'un contrôle plus systématique.
La mobilisation puis le désinvestissement de certains outils de management – et les
cercles de qualité en sont la meilleure illustration –, loin d'être un signe de versatilité
ou d'impatience, ou le résultat de constats d'échecs, apparaissent, a posteriori,
comme les étapes d'un processus qui, tout en n'étant pas planifié avec précision,
s'intègre dans une vision cohérente quant à la direction dans laquelle le renouveau
managérial veut mener l'entreprise.
D'autre part, si la conflictualité sociale s'est considérablement amoindrie, cette
situation ne résulte pas de l'adhésion à une nouvelle culture d'entreprise. Le
renouveau managérial n'a pas modifié en profondeur, chez l'ouvrier, la manière de se
percevoir dans l'entreprise. Contrairement à l'"entreprise hypermoderne" décrite par
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Max Pagès et alii (1992 [1979]), l'occultation des contradictions s'avère moins liée à
l'innovation managériale stricto sensu qu'à l'intégration des contingences lourdes qui
pèsent sur le devenir de l'entreprise et de son personnel. En cela, l'ambivalence, le
caractère paradoxal, voire manipulateur, de la démarche participative est finalement
assumée par la base. Celle-ci a "participé" aux nouveaux modes de gestion tout en
conservant, par devers elle, la conviction que ses nouveaux outils, tout en ayant des
retombées positives en matière de relations sociales et d'efficacité dans le travail, ne
sont, en définitive, que des instruments mis à la recherche d'une plus grande
compétitivité.
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Conclusion générale
Depuis le début des années 80, le management est entré dans une phase intense de
renouveau. Les innovations managériales se sont multipliées tant sur le plan des
concepts que des outils. De ce point de vue, ces deux dernières décennies donnent
l'impression d'une recherche largement décousue, désordonnée.
Pourtant, au-delà de ce premier aspect, la littérature managériale présente deux
grandes constantes. La première est la condamnation continuellement réitérée d'une
forme particulière d'organisation : la bureaucratie mécaniste, incarnant la penséemanagériale classique telle qu'elle a été conceptualisée au début de ce siècle et, plus
ou moins fidèlement, reproduite par plusieurs générations d'organisateurs du travail.
La seconde constante tient dans le consensus régnant autour de la configuration qui
doit lui succéder : l'entreprise flexible. Sous des dénominations diverses et des
formes variables, l'entreprise flexible constitue la nouvelle "one best way"
configurationnelle.
Ainsi resituée, depuis le début des années 80, l'innovation managériale a pour
principal objet d'éroder une forme particulière d'organisation pour en faire naître une
nouvelle. Au-delà des effets de mode, elle trouve ainsi une logique, une cohérence.
L'abondante littérature normative à laquelle l'innovation managériale a donné lieu
appelle quatre grandes remarques.
Premièrement, au regard de l'histoire du management, la remise en cause de
l'organisation mécaniste n'est pas une caractéristique propre aux dernières décennies.
Dès les années 30, elle fait l'objet de politiques destinées à dépasser ses limites
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économiques, humaines et sociales. Aux Etats-Unis, les grandes entreprises
commencent à s'intéresser aux relations humaines. Avec pour objectif d'accroître la
productivité, les grandes entreprises européennes en font de même au lendemain de
la libération. Par la suite, les tentatives de rénovation s'en prennent au coeur même
de la bureaucratie mécaniste, c'est-à-dire à l'émiettement du travail et l'enfermement
du travailleur dans un rôle d'exécution. Pour les psychosociologues, l'enjeu est de
permettre au travailleur de s'épanouir au travail. Pour ce faire, ils préconisent de
nouvelles formes d'organisation du travail : rotation des tâches, élargissement
vertical et horizontal du travail, équipe semi-autonome et direction par objectifs. A
l'exception de la direction par objectifs, ces dernières ne feront pas l'objet d'une
diffusion massive. Au contraire, dans le contexte de croissance et malgré la montée
en puissance de la contestation ouvrière du taylorisme, la bureaucratie mécaniste
gagne du terrain, étend son emprise à de nouveaux segments de l'économie. Ce n'estqu'au début des années 80 que la question du dépassement de la bureaucratie
mécaniste est reposée.
Deuxièmement, cette mise en perspective historique conduit à relativiser l'aspect
novateur du discours managérial actuel. Ainsi, dans le cadre des relations humaines,
il est déjà question de participation ouvrière. De même, l'accent est mis sur
l'intégration, l'information et l'animation. Au nom d'une plus grande efficacité, le
commandement autoritaire est vivement condamné. Tout n'est donc pas aussi neufqu'il n'y paraît. Depuis l'affirmation du courant des relations humaines, l'évolution
du management présente un caractère répétitif, voire cyclique, assez prononcé.
Troisièmement, quittant la dimension historique, il convient de relever le caractère
très limité de la contingence sur laquelle s'appuie le discours managérial actuel. Le
principal élément de contingence pris en compte par la littérature managériale est le
marché, toujours décrit comme hautement imprévisible. Il impose en quelque sorte
sa loi et l'entreprise flexible apparaît comme la seule réponse possible, la seule
réponse adaptée aux exigences de l'économie-monde. En fonction de celle-ci,
l'entreprise doit toujours faire mieux avec toujours moins. En outre, l'environnement
économique, tel que décrit par les gourous du management moderne, ressort comme
imposé, comme échappant à toute emprise. Il est en quelque sorte une donnée
"naturelle". Or, faut-il le préciser, celui-ci est en grande partie façonné, construit par
les entreprises elles-mêmes. En ce sens, il n'a rien de naturel.
Enfin, quatrièmement, participant au caractère normatif et idéologique de l'ensemble,
l'innovation managériale est quasi systématiquement désincarnée, décontextualisée.
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Les "succes stories" relatées sont toujours partielles et partiales. Mises bout à bout,
elles font apparaître une entreprise qui n'existe pas, une entreprise virtuelle.
Pourtant, c'est elle qui inspire, qui guide l'action moderniste des managers.
Par rapport à cette dernière remarque, l'étude de cas, qui constitue la deuxième
partie de cette thèse, montre au contraire que l'innovation managériale est
étroitement imbriquée et trouve son sens en interaction avec d'autres dimensions de
l'action organisée. Appréhendées de façon conjointe, elles font ressortir la complexité
de la réalité ignorée par la littérature managériale.
Dans le cas de Cockerill Sambre, comme dans celui de bon nombre d'entreprises,
trois histoires connexes s'avèrent importantes pour dégager l'ampleur et la diversité
des changements intervenus. Elles se sont liguées pour dissoudre le blocsociotechnologique issu des années de croissance rapide et faire progressivement
émerger un nouveau bloc.
La première histoire est liée au renversement de la conjoncture économique. Cette
histoire est celle d'un déclin. Elle est rythmée par la succession des plans de
restructuration, de rationalisation. Elle met l'accent sur l'arrêt de sites, d'outils de
production. Elle se traduit par des pertes d'emploi qui, depuis le début de la crise, se
compte en plusieurs dizaines de milliers d'unités. Elle entraîne un renversement desrapports de force entre les acteurs et fait basculer l'ouvrier sidérurgiste dans l'ère de
la précarité et de la vulnérabilité.
La deuxième histoire est liée à l'implantation massive des nouvelles technologies. Sur
les anciens sites de production, elle remet en question, elle dissout les équilibres et les
cohérences résultant de l'ère pré-informatique. Les effets des nouvelles technologies
sont multiples. Ils se manifestent au niveau de l'emploi, du contenu du travail de
l'opérateur, des rapports sociaux et des zones de pouvoir détenues par les différents
acteurs.
Dévoreuses d'emplois, les nouvelles technologies simplifient le travail de l'opérateur
en renforçant sa fonction de surveillance. Elles sont synonymes de monotonie,
d'isolement, de contrôle et de stress. La mise en oeuvre des nouvelles technologies
induit aussi une reconfiguration des rapports sociaux. Alors qu'elle appauvrit les
relations entre ouvriers, elle densifie et complexifie les relations verticales.
L'implantation des nouvelles technologies ébranlent l'ancien agencement
hiérarchique. L'informatisation implique en effet une multiplication des contacts
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entre les ouvriers et les ingénieurs et les techniciens qui sont chargés de sa mise en
oeuvre. D'une part, l'ouvrier est un détenteur d'informations précieuses et
indispensables à l'informatisation des outils. D'autre part, il doit être formé à l'usage
des nouvelles technologies. Par ailleurs, la complexité croissante de la sphère
technique rend caduque l'expertise acquise par une maîtrise âgée et issue du rang.
Si la modernisation technologique se singularise par l'irréversibilité de la plupart de
ses effets, il est à souligner que certains de ceux-ci relèvent de la conjoncture. Il en est
ainsi, tout particulièrement, du recours à "l'intelligence ouvrière". Vitale dans les
phases de mise en oeuvre et de démarrage de l'informatique, le recours à l'ouvrier
devient, par la suite, de moins en moins indispensable. Les aléas et les événements
ont eux-mêmes tendance à se réduire au fil du temps. L'ordinateur génère lui-même
de plus en plus d'informations pertinentes par rapport à la logique de progrès et defiabilisation des outils.
Enfin, il est à souligner que la modernisation technologique oeuvre dans le sens d'un
accroissement du niveau de qualification ouvrière. Du fait des creux laissés par la
crise dans la pyramide ouvrière des âges, le remplacement des anciennes générations
d'ouvriers sidérurgistes, peu scolarisés et socialisés pour l'essentiel sous le bloc de la
croissance, par des ouvriers fortement scolarisés est potentiellement porteur d'un
profonde mutation d'ordre socioculturelle, dont il est aujourd'hui difficile de saisirles contours exacts.
Enfin, la troisième histoire est relative à l'innovation managériale. Depuis le début
des années 80, l'entreprise a quasiment absorbé toutes les innovations qui ont fait
l'actualité du management. Toutefois, la stratégie suivie par l'entreprise s'inscrit dans
un projet de renouveau managérial dont les grandes lignes ont été définies à la fin
des années 70.
Dans l'optique politique, développée dans la troisième partie, l'innovation
managériale s'inscrit dans le cadre d'une stratégie panoptique de contrôle des zones
d'incertitude par l'acteur managérial. En innovant, il cherche à faire éclore des
comportements stratégiques qui lui sont favorables, qui se traduisent par une plus
grande efficacité productive.
Sans refaire l'historique de l'innovation managériale et de ses effets, trois constats
méritent d'être dégagés par rapport au débat qui entoure la problématique de la
modernisation de l'entreprise.
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Le premier concerne la participation. Fortement valorisée durant la seconde moitié
des années 80, la participation a rapidement effectué une courbe rentrante. Dès 1989,
les cercles de qualité et de progrès s'essoufflent et la direction désinvestit la formule.
Sous la forme des cercles, la participation ouvrière a en quelque sorte atteint son seuil
d'efficience économique et sociale. Après avoir ouvert un espace d'expression aux
ouvriers, elle s'est vue canalisée, cadenassée par la hiérarchie.
De ce point de vue, plus qu'un nouveau mode de management, les cercles sont
intervenus comme une étape dans un processus plus large. En externe, ils ont nourri
l'idée de la réhabilitation, du réenchantement de l'entreprise propre à la fin des
années 80. En interne, ils ont été un point de passage dans la stratégie managériale de
lutte contre la non-qualité et de (re)mobilisation du personnel dans un contextesocialement lourd. Les cercles ont fait office de face positive de la réalité de
l'entreprise. En participant à la déstabilisation des jeux locaux, ils ont préparé le
terrain à d'autres innovations. Mais, in fine, la participation est très loin de constituer
une caractéristique de base de l'usine moderne. Le temps participatif reste un temps
tout à fait mineur, exceptionnel par rapport à la réalité du travail quotidien.
Le second constat concerne la qualité totale. Au coeur de la compétition que se livre
les entreprises modernes, la qualité a de multiples facettes. Par rapport aux cercles,avec la première génération des outils de la qualité totale, l'entreprise procède à une
remise en ordre systématique et généralisée de fonctionnement. Avec l'assurance
qualité, elle verrouille son système d'organisation et ses procédures. Après le temps
de la créativité, elle entre dans le temps de la conformité aux normes et de
l'ambiguïté dans laquelle est placé l'opérateur quant à l'arbitrage à réaliser entre le
tonne et la qualité, le respect et le non respect des normes.
Chassés par la porte au nom du management participatif, le taylorisme et la
bureaucratie reviennent par la bande avec la qualité totale. Temporellement, le
paradoxe est criant entre le message de la participation et celui la qualité totale. En
s'appuyant sur la participation de la base, ce paradoxe est même dûment intégré
dans la mise en évidence des procédures. Par rapport au scénario panoptique, le
centre de l'organisation franchit un pas de plus dans la réappropriation de l'espace
productif. Il se rend moins dépendant du savoir individuel, du savoir ouvrier.
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De ce point de vue, force est de constater que la gestion de l'entreprise moderne ne se
réduit pas à un gouvernement par la culture. Au contraire, l'acteur managérial, en
fonction de ses intérêts, joue sur deux tableaux : les valeurs et les règles.
Le troisième constat est relatif à l'émergence d'une nouvelle forme d'organisation du
travail. En l'occurrence, il s'agit de faire disparaître les frontières à l'intérieur de
l'entretien, d'une part, et entre l'entretien et la fabrication, d'autre part. Dans le cas de
Cockerill Sambre, ce projet anime l'acteur managérial de longue date. Il en est en effet
déjà question à la fin des années 70. Sa concrétisation à grande échelle a cependant
toujours été postposée.
Aujourd'hui, l'acteur managérial aborde ce projet dans une position plus favorable.
En simplifiant et en égalisant le travail des opérateurs, les nouvelles technologiesl'ont rendu plus aisément praticable. La qualité totale a fiabilisé les installations en
réduisant les aléas et les événements. En outre, par rapport aux années 70, le contexte
social et les rapports de force ont profondément évolué.
Dans le chef de l'acteur managérial, la polyvalence ouvrière est une source
substantielle d'économie. Elle participe à la réduction des temps morts, des temps
improductifs.
En sociologie du travail et de l'organisation, ce scénario est souvent considéré comme
celui de la modernisation vers le "haut". Il va en effet dans le sens de la
requalification, de la reprofessionnalisation du travail ouvrier. Associé à
l'individualisation de la gestion des carrières basé sur les compétences, il répond au
concept d'organisation qualifiante.
L'enthousiasme manifesté par certains auteurs à l'égard de ce scénario doit
cependant être tempéré. Premièrement, il est porteur de nouvelles réductions
d'emplois et cela dans un contexte de chômage massif. De manière marginale, après
les effets de la crise et des nouvelles technologies sur l'emploi, ce scénario alimente la
"nouvelle question sociale" (Castel, 1975), "l'horreur économique" récemment
dénoncée par Viviane Forrester (1996). Deuxièmement, il équivaut à un surcroît de
travail pour les ouvriers restant. Troisièmement, l'enrichissement du travail résultant
de ce scénario risque d'être de courte durée. La vocation de l'entreprise n'est en effet
pas de former pour former, de requalifier pour requalifier. La tendance lourde de
l'évolution va dans le sens de la simplification du travail ouvrier, tant au niveau de la
fabrication que de l'entretien. Dans ce dernier domaine, la zone d'intervention de
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l'ouvrier polyvalent se limite souvent à la première maintenance, aux pannes les plus
simples.
Par ailleurs, soulignons que la mise en oeuvre d'une nouvelle forme d'organisation
du travail et d'une gestion individualisée du personnel ouvrier vient en quelque sorte
finaliser l'émergence du nouveau bloc sociotechnologique. Globalement, les deux
blocs s'articulent selon les principaux clivages suivants : contexte de crise pour le
nouveau bloc/contexte de croissance pour l'ancien, automatisation
flexible/automatisation rigide, ouvrier scolarisé/ouvrier masse, gestion
individualisante du personnel/gestion objectivante du personnel , organisation du
travail flexible/organisation spécialisé, système d'influence centripète/système
d'influence centrifuge, usine "maigre"/usine "grasse".
Enfin, soulignons que l'usine sidérurgique moderne n'est pas une usine sans heurts,
sans tensions, sans conflits. Avec son entrée dans la modernité, les jeux politiques
n'ont pas disparus. Toutefois, par rapport à l'action collective qui dominait le bloc
antérieur, ces jeux sont davantage marqués par l'action individuelle, ce qui
constituait un des objectifs de l'acteur managérial.
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TROISIEME PARTIE
Prolongement théorique
le paradigme politique et l'historicité
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Introduction
Dans la première partie de ce travail, nous nous sommes centrés sur le managementen tant que doctrine reposant sur un corps de principes ou de croyances variant dans
le temps d'école à école. Au nom d'une plus grande efficacité, chaque école légitimait
la mise en oeuvre de nouvelles techniques ou de nouveaux outils et reposait sur un
principe normatif. En présentant de façon critique ces différentes écoles, nous avons
souligné que la doctrine managériale récente était relativement éloignée de son cadre
réel d'application, l'organisation et, plus particulièrement, la grande entreprise dans
ce qu'elle recèle de contingence et de complexité.
Dans une deuxième partie, nous avons répondu à ce caractère désincarné de la
doctrine managériale en analysant le processus de modernisation d'une entreprise
sidérurgique. Le fil conducteur de cette démarche empirique a été de retracer trois
histoires connexes – la restructuration industrielle, la modernisation technologique et
la modernisation managériale. Au travers de ces trois histoires connexes, deux
dimensions ont ainsi été privilégiées : la temporalité et l'interaction entre des facettes
de la réalité qui, tout en ayant leur logique propre, se nourrissent et s'influencent
mutuellement.
Cette troisième et dernière partie a pour objet d'inscrire les constats normatifs et
empiriques réalisés lors des étapes précédentes dans un cadre théorique.
Comme l'a mis en évidence Gareth Morgan (1989), l'organisation a fait l'objet de
nombreuses métaphores reflétant la grande diversité des approches : métaphore de
la machine, de l'organisme, du cerveau, de la culture, du politique, de la prison
psychique, du flux et de la domination.
Parmi ces approches, le paradigme politique, renvoyant à la notion de construit et au
pouvoir, nous est apparu, par rapport à la réalité observée, comme un cadre
théorique pertinent à l'analyse de l'innovation managériale.
1. Le paradigme politique
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Dans le champ de la théorie organisationnelle, le paradigme politique prend forme
au début des années 60, notamment sous l'impulsion du britannique Tom Burns
(1961) et du français Michel Crozier (1963). En plaçant le problème du pouvoir au
centre de l'organisation, ces deux auteurs opèrent à l'époque "une petite révolution
dans l'univers des représentations de l'entreprise" (Bernoux, 1985 : 125). D’une part,ils s'en prennent à la représentation idyllique de l'entreprise comme reflet de la
rationalité unique de ses dirigeants. D’autre part, alors que l'air du temps est aux
relations humaines, ils vont à l'encontre de la "psychologisation" de ses
dysfonctionnements.
Depuis lors, l'approche politique a acquis ses lettres de noblesse. Elle a fait l'objet
d'importantes contributions dont certaines se sont imposées comme des références
quasiment incontournables. Il s'agit principalement de L'acteur et le système deMichel Crozier et Erhard Friedberg (1977), de Power in Organizations de Jeffrey
Pfeffer (1981) et du Pouvoir dans les organisations d'Henry Mintzberg (1986 [1983]). Au
fondement de la sociologie française de l'organisation, c'est le modèle stratégique de
Crozier et Friedberg qui nous servira ici de fil conducteur.
1.1. Le modèle stratégique de Crozier et Friedberg
a. L’organisation comme construit social
En posant l'organisation comme un construit social, Crozier et Friedberg rompent
avec les approches naturaliste et déterministe de l’action organisée. Dans la
perspective stratégique, les modes d’action collective ne sont pas "des données
naturelles" qui surgissent spontanément et dont l’existence irait de soi. Ils ne sont pas
le résultat automatique du développement des interactions humaines, d’une sorte de
dynamique spontanée qui porterait les hommes en tant qu’"êtres sociaux" à s’unir, à
se grouper, à s'"organiser"" (1977 : 13). Ils ne sont pas non plus "la conséquence d’une
logique déterminée d’avance par la "structure objective" des problèmes à résoudre,
c’est-à-dire par la somme des déterminations extérieures que "l'état des forces
productives", le "stade de développement technique et économique" font peser sur
les hommes" (Ibid.). Bref, en la matière, il n’y a donc ni fatalité ni déterminisme strict.
Dégagée de ces carcans, l’organisation devient une création, une oeuvre humaine.
Avec le concept de construit, Crozier et Friedberg ne font finalement que replacer le
facteur humain au centre de l’organisation, de son fonctionnement et de son analyse.
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Quel que soit l’aspect retenu, tout dans l’organisation porte, directement ou non,
l’empreinte de choix humains : les technologies, la division du travail, les règles
officielles et officieuses, les réseaux de communication, les conditions de travail,...
Comme l'écrit Alain Eraly, "rigoureusement parlant, il n'y a pas d'organisation
"inhumaine", tout y est produit par l’homme, consciemment ou non, volontairementou non" (1988 : 13).
Par ailleurs, l'idée de construit permet d'écarter les visions réifiantes de
l’organisation. Une organisation n’est jamais "extérieure" à ses membres. Elle "n’agit
pas par elle-même, elle n’a pas d’objectifs, de valeurs, de sentiments qui ne lui sont
propres" (Eraly, 1988 : 14). Au contraire, note l'auteur, "il n’est d’action, d’objectif, de
valeur, de sentiment que d’être humain" (Ibid.).
Dans le langage commun, l’organisation et l’entreprise font couramment l’objet de
réification. Aujourd'hui d'usage courant dans les milieux managériaux, le concept de
"culture d’entreprise" en est une illustration éclairante. Cette formule lapidaire
recouvre en fait une réalité particulièrement complexe et rarement homogène. Pour
Alain Eraly, c’est justement parce qu’elle permet une économie de mots et de temps
que la réification s’est imposée comme une façon coutumière de parler. De ce point
de vue, son usage ne porte guère à conséquence. On peut en effet estimer que le
récepteur, habitué à cette pratique, est suffisamment armé ou lucide que pour "dé-réifier", décoder l’information. Mais peut-on en rester là ? Le faire reviendrait en effet
à oublier que les mots façonnent la perception de la réalité et donc les opinions et les
comportements. Or, dans les pratiques de communication en vigueur dans les
entreprises, la réification participe résolument à une volonté de conditionnement
interne et externe qui dépasse le principe d'économie de langage. Dans ce contexte,
insister sur le caractère construit de l’organisation constitue sans doute le meilleur
des antidotes, car il démystifie la visée englobante et consensuelle inhérente à l'usage
de la réification.
Deuxièmement, le concept de construit exclut toute réduction de l’organisation à un
agent unique, de même qu'elle exclut toute personnification de l’organisation en la
personne de son dirigeant (Nizet et Pichault : 1995, 97). Si de telles représentations
peuvent convenir à l’approche économique, elles s’avèrent insuffisantes dans une
perspective sociologique. Création humaine, l’organisation est aussi, par définition,
une création collective. Elle se compose d’hommes et de femmes qui agissent et
interagissent. Des hommes et des femmes qui se différencient en terme d’origine
sociale, de scolarité, de culture, d’identité, de personnalité, de fonction, de statut, etc.
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Des hommes et des femmes qui ont aussi des buts, des intérêts différents et parfois
même opposés. En investissant dans une entreprise, l’actionnaire privé recherche le
profit. Quant à l’actionnaire public, il vise essentiellement à la sauvegarde de
l’emploi et de l’activité. Une des motivations du haut dirigeant est d’assurer la
pérennité de l’organisation qu’il dirige. A l’autre extrémité, l'ouvrier peut très bien selimiter à gagner sa vie tout comme il peut vouloir faire carrière, l'un n'excluant pas
l'autre. Avec le concept de construit, dans sa dimension humaine, l’organisation
prend ainsi irrémédiablement les traits d’une réalité plurielle avec toutes les
conséquences qui en découlent.
Enfin, troisièmement, le caractère construit de l’organisation s’oppose au modèle du
manager démiurge tel qu’il est parfois présent dans la littérature managériale. Un
dirigeant n’est pas un deus ex machina. Aussi brillant et intelligent soit-il, il n’est jamais pour autant un homme "extra-ordinaire", comme le souligne Nobert Alter
(1990). Il ne peut à lui seul créer une culture d’entreprise et encore moins la faire
changer selon son bon vouloir. Ceci ne veut pas dire qu’il ne peut agir en faveur du
changement, être un acteur de changement. Il s’agit de souligner que les choses ne
sont jamais exactement ce qu’il voudrait ou souhaiterait qu’elles soient (Alter, 1993).
Une organisation échappe toujours en partie à ses dirigeants. Comme tout un
chacun, leur rationalité est limitée (March et Simon, 1991 [1958]) tout comme leur
capacité d'influence. Leur volonté de changement s’inscrit dans des jeux de pouvoiret doit composer avec des phénomènes tels que la résistance au changement (Crozier
et Friedberg, 1977), l'appropriation (Bernoux, 1979), les détournements (Pichault,
1993).
Le concept de construit fait donc apparaître l’organisation et le changement
organisationnel sous un jour particulier. Sous son prisme, ils ressortent comme le
résultat d’une composition entre des acteurs différents.
b. L'acteur, la stratégie, le pouvoir
Dans l'analyse stratégique, trois grands concepts matérialisent l'idée du construit
organisationnel : l'acteur, la stratégie et le pouvoir.
L'acteur
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Le concept d'acteur est au centre de l'analyse stratégique. A travers elle, les individus
ou les groupes formant une organisation sont des agents libres ou autonomes et non
des agents passifs répondant de manière mécanique ou stéréotypée aux stimuli qu'on
leur impose96. Pour opérer ce renversement, Crozier et Friedberg s'appuient sur deux
postulats.
Selon le premier, "un être humain ne dispose pas seulement d'une main ou d'un
coeur – par allusion au réductionnisme pratiqué d'abord par les tenants de
l'organisation scientifique du travail et ultérieurement par ceux des relations
humaines –, il est aussi une tête, un projet, une liberté" (Crozier, 1963 : 202). Plus
concrètement, comme on l'a déjà mentionné ci-dessus, il a des buts, des intérêts et il
essaie de les réaliser. Etant une "tête", il est capable de calculer, de manipuler, de
s'adapter en fonction des circonstances et des mouvements des autres.
Le second postulat pose que, même dans les organisations les plus formalisées et les
plus totalitaires, l'individu conserve toujours un minimum de liberté97. De ce fait, il
est donc toujours en mesure de faire des choix, d'agir ou de réagir. L'action
organisée, quel que soit son caractère coercitif, lui permet donc d'exister en tant
qu'acteur, en tant que sujet agissant.
Posée comme telle, la notion d'acteur n'a "aucune visée métaphysique sur l'acteurhistorique avec un A majuscule. (...). Quelqu'un est un acteur par sa simple
appartenance au contexte d'action étudié, dans la mesure où son comportement
contribue à structurer ce contexte. Ce n'est pas un problème de prise de conscience
ou de lucidité : c'est une question de fait, une question d'appartenance à un contexte
d'action" (Friedberg, 1994 : 136). En cela, l'analyse stratégique ne porte aucun dessein
normatif.
96Soulignons que la conception de l'agent passif n'était pas une exclusivité de la pensée managériale. En
sociologie, elle était notamment présente dans le structuro-fonctionnalisme de Parsons et Selznick pour quil'individu se conformait à l'attente de ses partenaires et finissait par interpréter le rôle qui lui était imparti.97 Tout en en tirant pas les mêmes conclusions que Crozier et Friedberg, rappelons que l'école des relationshumaines a été la première à attirer l'attention sur le décalage existant entre l'organisation formelle et informelle.Par la suite, dans des situations très diverses et donnant lieu à des développements théoriques particuliers, ceconstat sera souvent mis en évidence. Dans Asiles, Erving Goffman (1968) parle d'adaptation secondaire pour rendre compte des comportements qui n'obéissent pas aux demandes officielles de l'organisation. Dans son livreSalaires aux pièces, M. Haraszti (1976) mentionne que même les ouvriers rémunérés aux pièces se livrent à la pratique de la "perruque", perdant ainsi de l'argent pour fabriquer des objets qui n'ont parfois qu'une valeur purement esthétique. Dans L'établi, Robert Linhart (1978) souligne le cas des trois yougoslaves qui, grâce à leur dextérité, sont parvenus à recomposer trois postes de travail en deux et à s'offrir ainsi des moments de liberté.Pour sa part, G.-N. Fischer met l'accent sur une face cachée de l'espace taylorien en insistant sur l'autogestion
clandestine qui "montre l'individu acteur susceptible de modifier ou de compromettre le fonctionnement dutravail" (1980 : 184). Enfin, beaucoup plus récemment et concernant cette fois des univers de travail hautementautomatisé, Gilbert de Terssac (1992) soulignera l' Autonomie dans le travail que conservent les opérateurs.
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Collectif, l'acteur se construit et se maintient autour de l'existence d'un projet ou d'un
intérêt commun résultant, notamment, de l'appartenance à une catégorie socio-
professionnelle ou à une équipe de travail.
Rejetant toutes les formes de déterminisme, Crozier et Friedberg affranchissent quasi
totalement les acteurs de leur passé. Pour eux, "les acteurs ont des attitudes non pas
en fonction du passé, mais en fonction de l'avenir tel qu'ils le voient avec leurs
ressources et leurs attentes présentes" (1977 : 406). Selon leur expression, "c'est
l'occasion qui fait le larron, et non son histoire passée" (Ibid.) ou, nuançant quelque
peu leur propos, "seulement dans la mesure où son histoire passée conditionne en
partie les opportunités présentes et futures qui s'offrent "au larron", ainsi que la
capacité de l'acteur à agir comme larron" (Ibid.).
Historiquement indéterminé, l'acteur de Crozier et Friedberg l'est également du point
de vue culturel : "valeurs, normes et attitudes (...) ne sont que des éléments
structurant les capacités des individus et des groupes et, par là, conditionnent mais
ne déterminent jamais les stratégies individuelles et collectives" (1977 : 179).
Les stratégies
Pour atteindre leurs buts ou promouvoir leurs intérêts, les acteurs développent des
comportements stratégiques – des stratégies – qui prennent forme et sens dans la
situation, c'est-à-dire en fonction des ressources dont ils disposent et des contraintes
auxquelles ils doivent faire face. Un acteur n'agit donc jamais dans le "vide"
(Friedberg, 1988); procédant par ajustement, ses stratégies sont toujours contingentes.
Les stratégies s'inscrivent dans un système d'action concret. Sous cet angle, le
fonctionnement réel d'une organisation est le résultat d'une série de jeux articulés
auxquels participent les différents acteurs. Les règles formelles et informelles,
précisant les possibilités de gains et de pertes des uns et des autres, délimitent un
éventail de stratégies possibles dans le cadre des contraintes de base que constituent
la survie de l'organisation et l'accomplissement de ses objectifs.
En outre, pour Crozier et Friedberg, les stratégies développées sont toujours
rationnelles mais d'une rationalité limitée98. Pour des raisons cognitives et
98 Pour eux, “il n’y a donc plus, à la limite, de comportement irrationnel. C’est l’utilité même du concept destratégie que de s’appliquer indifféremment aux comportements en apparence les plus rationnels et à ceux quisemblent tout à fait erratiques. Derrière les humeurs et les réactions affectives qui commandent ce comportement
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organisationnelles notamment, les acteurs sont le plus souvent dans l'impossibilité
d'optimiser, de sélectionner la solution optimale. Consciemment ou non, ils font en
fait des choix satisfaisants voire même "les moins insatisfaisants possibles" (Amblard
et alii., 1996 : 27). Par ailleurs, les stratégies développées procèdent rarement d'un
calcul fait à froid et avant l'action, ce qui renforce le caractère limité de leurrationalité. En d'autres termes, les acteurs ont rarement des objectifs clairs, des
projets cohérents et ils en changent en cours d'action. Enfin, comme le rapporte
François Petit, ces stratégies ont toujours "pour enjeu le pouvoir et ne peuvent se
comprendre que par rapport à lui" (1979 : 138).
Le pouvoir
Le pouvoir, troisième concept clé de l'analyse stratégique, n'est pas conçu comme unattribut lié à une personne ou une fonction, mais comme une relation d’échange entre
des acteurs interdépendants qui cherchent à influencer le comportement des autres,
afin de promouvoir – stratégie offensive – ou de défendre – stratégie défensive –
leurs intérêts. Dans cette optique, le pouvoir est donc une relation éminemment
instrumentale. Elle est aussi réciproque et déséquilibrée, car un acteur n'est "jamais
totalement démuni face à l'autre" (Friedberg, 1988 : 35)99 et les ressources en pouvoir
sont toujours inégalement réparties100.
Partant de cette définition, Crozier et Friedberg transforment l'organisation en un
"royaume des relations de pouvoir, de l'influence, du marchandage et du calcul"
(1977 : 38). Un "royaume" où le contrôle des zones pertinentes d'incertitude s'avère
crucial. Au delà des inégalités qui surdéterminent les rapports sociaux, les zones
d'incertitude générées par l'action organisée permettent aux acteurs formellement les
plus démunis de disposer de ressources ou d'atouts informels en pouvoir et donc de
marchander, un tant soi peu, leur bonne volonté.
Dans la quotidienneté des relations de travail, ce "pouvoir du faible", comme le
qualifie Michel De Coster (1987), s'enracine dans quatre grands types d'incertitudes
organisationnelles : la possession d'une compétence ou d'une spécialisation
difficilement remplaçable, la maîtrise des relations avec l’environnement, la
au jour le jour, il est en effet possible à l’analyste de découvrir des régularités, qui n’ont de sens que par rapportà une stratégie” (1977 : 48).99 Sur ce point, Crozier et Friedberg soulignent que, lorsqu'un acteur ne peut marchander son comportement, il
cesse d'être un acteur pour devenir "une chose" (1977 : 58).100 Si l'échange est égal, "il n'y a pas de raison de considérer que l'une des personnes se trouve en situation de pouvoir à l'égard de l'autre" (Crozier et Friedberg, 1977 : 58).
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détention d'informations et le contrôle des flux de communication, et, enfin, la
connaissance et l'utilisation des règles organisationnelles.
Croisant la maîtrise de ces zones d'incertitude pertinente avec la possibilité de
maintenir un comportement plus ou moins imprévisible, Crozier et Friedberg fontfinalement ressortir la stratégie gagnante. Pour un acteur, elle consiste à rendre le
plus prévisible possible le comportement de l'autre, en réduisant au maximum sa
marge de manoeuvre, tout en gardant, pour lui-même, un maximum de liberté et
donc de capacité d'action.
c. Le changement
Dans le raisonnement stratégique, le changement prend le sens de la transformation
d'un système d'action, non par le changement des règles préexistantes du jeu mais
par la modification de la nature du jeu au travers de nouveaux processus de
régulation et contrôle social. Le changement, même quand il revêt un caractère
"dirigé", est donc in fine "l'apprentissage" de nouveaux jeux collectifs.
Dans cette perspective, le changement est par nature difficile, non pas parce que,
soulignent les auteurs, les membres d'une organisation sont outrancièrement attachésà leurs routines, mais parce qu'ils ont "une appréciation très raisonnable et presque
instinctive des risques que peuvent représenter pour eux le changement" (1977 : 334).
Venant d'en haut, le changement a un aspect rationalisateur qui, stratégie gagnante
oblige, se manifeste par la volonté de réduire ou d'éliminer les zones d'incertitudes
contrôlées par les acteurs de la base et donc de les priver de ressources, de marge de
manoeuvre. En réaction, ces derniers développent des stratégies défensives qui ont
tendance à réduire ou à dévier la portée de la réforme et, à la limite, à enfermer le
système dans un cercle vicieux. Dès lors, le changement d'un système d'action ne
peut passer que par la rupture, la crise.
1.2. Une lecture stratégique de l'innovation managériale
Sur cette base conceptuelle, nous dégagerons trois niveaux d'analyse pour faire
ressortir la réalité des jeux politiques entourant l'innovation managériale.
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Le premier niveau appréhende le processus d'innovation dans sa globalité, dans ses
tendances lourdes et donc dans sa temporalité la plus longue, celle du passage d'un
mode d'organisation à un autre, en l'occurrence la transformation de la bureaucratie
mécaniste en une entreprise de type flexible. A ce niveau, l'innovation managériale
s'appréhende non seulement comme un construit organisationnel – au sens duparadigme politique – mais comme un construit temporel.
Le second niveau pose l'innovation managériale comme un étagement graduel
d'instruments de gestion, qui, tout en participant au processus d'ensemble, induisent
chacun des jeux spécifiques entre les acteurs. Ce n'est qu'au travers de cet étagement,
dont la nature est contingente au donné socio-organisationnel dans lequel il s'inscrit,
que chacune des innovations spécifiques, au sens de la littérature managériale,
prennent sens, ce qui n'enlève rien à leur dynamique particulière en terme dereconfiguration des zones d'incertitude détenues par les acteurs qui y sont impliqués.
Enfin, le troisième niveau d'analyse repose le cheminement interne de chaque
instrument, de chaque innovation. Les étapes que suit une innovation est en effet
également porteuse de spécificités stratégiques, qui conditionnent et indéterminent la
portée du changement.
En se combinant les uns aux autres, ces trois niveaux d'analyse permettentd'appréhender l'innovation managériale comme un emboîtement, un enchevêtrement
de jeux stratégiques. Ceux-ci, par leurs temporalités différentes, refaçonnent en
permanence le spectre des marges de manoeuvre stratégiques dont disposent les
acteurs en prise à une dynamique de changement, laquelle, rappelons-le, s'inscrit
toujours dans une logique de rupture.
a. De la bureaucratie mécaniste vers l'entreprise flexible
Dans une optique globalisante, l'innovation managériale s'inscrit dans une stratégie
de changement organisationnel majeure. Dans le chef de l'acteur dirigeant, il s'agit de
transformer les règles du jeux et d'orienter les comportements stratégiques des autres
acteurs, en opérant une refonte progressive mais complète de l'organisation.
En matière socio-organisationnelle, depuis le début des années 80, la recherche de la
plus grande flexibilité possible constitue l'objectif, le but majeur et persistant des
directions des grandes bureaucraties mécanistes. Dans cette perspective, l'apparition
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et la mobilisation d'instruments de gestion particuliers apparaissent comme autant
d'étapes – choisies ou partiellement imposées, programmées ou non –, de moments
participant à un processus d'ensemble de transformation de l'entreprise
bureaucratique.
C'est cet objectif qui donne à toute l'action innovatrice sa cohérence et sa continuité.
Dans cette optique, comparativement à d'autres comportements stratégiques,
l'innovation managériale est une stratégie hautement intentionnelle et réfléchie101.
Elle n'implique cependant pas que les intentions des innovateurs soient toujours
claires et qu'elles précèdent les actes. Le postuler reviendrait à retomber dans les
travers du modèle classique de la prise de décision, avec ses décideurs aux objectifs
tranchés, à l'information complète et optant pour la solution optimale. Néanmoins,
dans le spectre des décisions organisationnelles, l'innovation managériale appartientà la catégorie des décisions ad hoc ou d'exception qui, par comparaison aux décisions
les plus routinières, font l'objet d'une élaboration poussée (Mintzberg, 1982).
Dans le cas de l'entreprise observée, la volonté de renouveau affiché par la direction
prend place dans un système d'action concret marqué en profondeur par l'existence
et l'appropriation d'importantes zones d'incertitude technologique et
organisationnelle par les acteurs de base : les ouvriers, la maîtrise et les délégués
syndicaux. En particulier, les interventions de l'opérateur sur le processus deproduction sont particulièrement opaques et la base ouvrière détient un important
savoir-faire. L'usine sidérurgique étant vaste et les effectifs relativement abondants,
l'ouvrier peut facilement s'éclipser, prolonger les temps de pause. Collectivement, il
peut recourir à la grève pour faire valoir son point de vue. Du fait du cloisonnement
des lignes hiérarchiques, la maîtrise constitue un noeud de communication entre
l'ouvrier et l'ingénieur. Quant au délégué syndical, il déteint une forme de monopole
de l'information sociale et économique. En outre, par rapport au sommet de
l'entreprise, certains sites de production sont considérés comme de véritables "fiefs",
des "baronnies" qui se prêtent peu au contrôle.
Dans ce système d'action, le pouvoir est très éclaté. Sa réalité est celle d'un système
d'influence centrifuge, marqué par la dispersion des pôles de pouvoir à la périphérie
de l'organisation (Pichault, 1993).
101 Par rapport au modèle stratégique, elle ne pose en tout cas pas le problème de la frontière entre les
comportements stratégiques et les comportements a-stratégiques. De tous les comportementsobservables en organisation, ceux qui entourent l'innovation ressortent sans aucun doute comme lesplus stratégiques.
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Dans un tel contexte, l'innovation managériale revêt un caractère foncièrement
offensif. Dans le jeu de l'acteur managérial, elle est un moyen de reprendre
l'initiative. Elle vise, en réduisant les zones d'incertitude pertinentes contrôler par les
autres acteurs, à reconcentrer le pouvoir vers le centre de l'organisation, c'est-à-dire
vers l'acteur managérial.
Mais, comme dans toute organisation complexe et de grande taille, l'acteur
managérial est loin d'être un acteur homogène. Pour clarifier le propos, il se peut
décomposer, selon la typologie de Mintzberg (1986), en trois grandes sous-catégories
: la direction générale, la technostructure et la ligne hiérarchique.
Au départ de la période d'observation, c'est-à-dire au début des années 70, la
nécessité d'une refondation industrielle de l'entreprise à conduit au renouvellementde sa direction générale, notamment par l'appel à l'extérieur de personnalités fortes
susceptibles de s'imposer et d'impulser une dynamique de changement.
Dans le jeu de l'acteur dirigeant, le renforcement et la diversification de la
technostructure ont été un élément fondamental de sa politique. Celle-ci s'est vue
confiée le développement d'une politique d'informatique, de formation, de
participation et de qualité. Par rapport au passé, elle a pris du poids, gagné en
influence sur le reste de l'organisation, en ce y compris sur la direction. Dans certainsdomaines, dont l'assurance qualité, l'action de la technostructure a été une source de
tensions, de conflits avec la hiérarchie opérationnelle, accentuant ainsi le caractère
hétérogène de l'acteur managérial.
Quant aux lignes hiérarchiques – au niveau de l'encadrement local et de la maîtrise –,
elles ont vu leur marge de manoeuvre, d'initiative se réduire. Elle ont, en outre, subi
d'importantes pressions en faveur de l'adoption d'un nouveau rôle, d'une nouvelle
inscription dans le fonctionnement de l'organisation.
Dans le cas de Cockerill Sambre, la stratégie d'innovation a été entièrement portée
par l'acteur dirigeant et, sous sa tutelle, par la technostructure. Les lignes
hiérarchiques ont davantage subi la dynamique de changement qu'elles ne l'ont
porté, ce qui a conduit à l'accentuation de leur fonction de "zone tampon" entre la
base et le sommet des organigrammes.
Dans cette perspective, sous couvert d'outils de gestion favorisant la responsabilisation et
l'autonomisation des acteurs, notamment au niveau de la base, les nouvelles méthodes de
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gestion promues à partir des années 80 se lisent, dans une perspective globale, davantage
comme participant à une stratégie visant à accroître la prévisibilité des comportements qu'à
ouvrir de nouveaux espaces de jeu. Pour rendre compte de cette réalité, François Pichault
(1995) parle de la “tentation panoptique” qui sous-tend la plupart des projets actuels de
changement. Pour lui, "les nouvelles méthodes de management cherchent (...), très
logiquement, à faire remonter les informations stratégiques de la périphérie vers le centre,
pour aider à mettre au point de nouvelles formules plus efficaces. Au bout du compte, il s’agit
bien d’oeuvrer à la rationalisation des procédures” (Pichault, 1995 : 19). Elles s’inscrivent
ainsi dans le cadre d’une rationalité unique, celle des dirigeants.
En ce sens, la logique participative repose sur un leurre ou, à tout le moins, se fonde
sur une stratégie suffisamment contrôlée qui la souscrit à toute dérive qui mettrait à
mal l'intention finale de rationalisation.
Néanmoins, de façon systémique, l'innovation managériale provoque chez tous les
autres acteurs de l'organisation, de nouvelles stratégies qui, allant du rejet à
l'appropriation, font évoluer le système d'action concret dans un sens et à un rythme
qui ne se laisse pas entièrement anticiper.
En effet, au travers de l'innovation, l'acteur managérial induit bien, à tous les niveaux
de l'organisation, de nouvelles relations de pouvoir, de nouvelles zones d'incertitudepar rapport auxquelles il est amené à adapter les modalités de sa stratégie
innovationnelle. Ces effets systémiques ne sont que partiellement maîtrisés et
anticipés, car chaque acteur, dans un processus de changement, va développer de
nouvelles stratégies visant à conserver une part de sa marge de manoeuvre. Chaque
innovation particulière va ainsi, dans une logique de compromis successifs, voire de
contournement, induire une nouvelle configuration qui servira de base, à son tour, à
de nouvelles actions.
Stratégie de changement – portée par un acteur qui, au départ d'un marge de
manoeuvre limitée, veut récupérer le contrôle de zones d'incertitude – et stratégie de
pouvoir – avec tous les effets systémiques qu'elle induit – se combinent pour faire du
processus d'innovation managériale un processus cohérent dans sa dynamique
globale, tout faisant l'objet d'adaptation permanente en réponse aux nouvelles
stratégies développées par tous les acteurs de l'organisation.
L'innovation managériale, en tant que construit organisationnel, ne prend ainsi tout
son sens que dans une temporalité longue car celle-ci confère aux acteurs des
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capacités stratégiques différentes. Comme l'indiquent Crozier et Friedberg, "la
capacité de se fixer un horizon temporel plus lointain dans une relation de pouvoir
devient de fait un atout sérieux" (1977 : 64) car elle permet à l'acteur dominant
d'ajuster sa stratégie à l'évolution des capacités des autres acteurs.
b. Un processus d'étagement des nouveaux outils de gestion
Etant donné la complexité de l'organisation bureaucratique à laquelle elle s'applique,
la stratégie de pouvoir inhérente à l'innovation managériale repose
fondamentalement sur un flux innovationnel et c'est à la lumière de ce flux que
chaque innovation prend l'essentiel de son sens.
En outre, comme on va le voir, les instruments mobilisés ne présentent pas
nécessairement une cohérence, une logique en tous points identique. Au contraire,
chaque instrument est porteur d'une reconfiguration spécifique des marges de
manoeuvre des différents acteurs, voire de l'émergence de nouveaux acteurs, de
nouveaux clivages. C'est donc, à chaque fois, sur des bases partiellement nouvelles
en terme de stratégie de pouvoir que l'innovation managériale se greffe à
l'organisation.
Le passage, relativement rapproché dans le temps, du management participatif à
celui de la qualité totale en est certainement une illustration marquante.
Avec le management participatif, le discours managérial est celui de la "mobilisation
volontaire". Les cercles de qualité et de progrès ont pour vocation explicite de
s'attaquer à la non qualité tout en remettant en question une partie de la logique
bureaucratique. A ce stade, il s'agit plus particulièrement d'amener l'ouvrier à sortir
de son rôle traditionnel d'exécutant et de faire évoluer les fonctions hiérarchiques
vers l'animation.
En des termes stratégiques, au plan local, les cercles donnent naissance à de
nouvelles zones d'incertitude pertinente. Au niveau ouvrier, même si le volontariat
est à mettre entre guillemets, celui-ci peut accepter ou refuser de participer. En ce
sens, il maîtrise une zone d'incertitude – inédite – par rapport aux porteurs de
l'innovation et, plus largement, de la hiérarchie locale. En participant aux cercles,
l'ouvrier peut faire pression sur la hiérarchie locale en vue notamment d'améliorer
ses conditions de travail. Par rapport au passé, les cercles lui permettent de
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développer de nouveaux comportements; ils lui ouvrent de nouveaux espaces de
jeux.
Mais la méthodologie des cercles est conçue de manière telle que la hiérarchie locale
conserve le contrôle de la formule participative. C'est elle qui est maîtrise ladynamique de création des cercles et c'est à elle que revient le droit d'accepter ou non
les solutions proposées. Soumise à la pression de l'acteur dirigeant et de la
technostructure, la hiérarchie locale peut ainsi canaliser le mouvement des cercles.
Elle va aussi plus loin en développant des stratégies de court-circuitages, voire de
récupération.
Au niveau local, les cercles sont une source de tensions, de clivages. Les ouvriers se
divisent entre les "participants" et les "non-participants". Avec le temps, les cerclesfont apparaître de nouveaux acteurs : les déçus de la participation mais aussi les
exclus. Sous cet angle, les cercles ne sont pas un instrument de consensus mais plutôt
un élément déstabilisateur. Ils déstabilisent et divisent aussi l'acteur syndical dans
l'attitude à adopter face au management participatif.
Pour l'acteur dirigeant et la technostructure, le management participatif revêt le
double intérêt d'amorcer une reprise de contrôle de certaines zones d'incertitude tout
en ne présentant pas de caractère fondamentalement conflictuel. Rappelons que,pour préserver l'acteur syndical, un droit de "surveillance" des cercles lui a été
garanti. Jouant sur les clivages locaux – que les lignes hiérarchiques sont amenées à
gérer –, les cercles de qualité permettent d'accroître la visibilité des savoirs ouvriers
tout en ne perturbant pas le mode de fonctionnement de l'entreprise. En tablant sur
l'adhésion d'une frange limitée de "participants", les cercles de qualité permettent de
dénicher des gisements d'économies importants et de désamorcer des sources de
tensions locales par l'amélioration de certaines conditions de travail et, de ce point de
vue, se révèlent un instrument rentable. C'est aussi un instrument "sans dangers"
(Martin, 1994 : 191) dans le sens où le champ d'action des cercles est circonscrit par la
formule du "volontariat" et par la limitation des problèmes relevant de son ressort.
L'observation des cercles de qualité permet donc d'en dégager des effets
intrinsèquement vertueux. Pour la base, ils s'expriment en termes de révélateur de
son potentiel de savoir faire, de nouveaux apprentissages concernant le
fonctionnement de l'entreprise et de questionnement de la culture de la division du
travail. Pour la hiérarchie, ces effets vertueux se traduisent en termes d'accroissement
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de la visibilité des savoirs "clandestins" et, in fine, en termes de retombées
économiques à relativement court terme.
De façon intrinsèque également, les cercles de qualité atteignent rapidement leur
seuil d'efficience économique et sociale. Ils épuisent le gisement d'économiesaccessible par ce type de formule tout en faisant de plus en plus l'objet de dérives.
Leur essoufflement à la base en est le signe très visible.
L'analyse de ces caractéristiques intrinsèques pourrait amener à conclure que l'intérêt
du management participatif dans la stratégie de l'acteur managérial s'arrête à la mise
en place d'un instrument ponctuel, certes rentable et peu "dangereux", mais de portée
limitée. Notre observation empirique nous conduit au contraire à conférer au
management participatif une fonction d'étape utile, voire incontournable, à lapoursuite de la stratégie d'ensemble. En effet, en créant de nouvelles configurations à
la base, en induisant de nouveaux clivages entre les acteurs – au sein de l'acteur
ouvrier, au sein des lignes hiérarchiques –, en suscitant de nouvelles attentes et de
nouvelles opportunités de communication dans et avec les lignes hiérarchiques, les
cercles de qualité ont en quelque sorte contribué, conjointement à la modernisation
technologique, à la transformation de l'ancienne logique de pouvoir et
d'organisation.
Au travers de ses effets déstabilisateurs des zones de pertinence auparavant détenues
par les acteurs de la base, les cercles de qualité n'ont pas eu d'effet radical sur le
mode de fonctionnement de l'entreprise – ce n'était intrinsèquement ni dans leur
objectif ni dans leur capacité – mais ils ont préparé le terrain, ils ont facilité le
déploiement d'une stratégie plus robuste. Le passage à la qualité totale comme
stratégie centrale de gestion s'est ainsi appuyé sur le mouvement amorcé par les
cercles de qualité, il s'est nourri des "brèches" ouvertes dans le système socio-
organisationnel. Le passage à la qualité totale n'est donc pas une fuite devant les
problèmes non résolus par le management participatif. Il s'inscrit, au contraire, dans
une démarche graduelle de changement.
Avec la qualité totale, l'acteur managérial quitte la logique du "volontariat" et de
l'instrument unique pour déployer une stratégie de mobilisation générale et de
contrainte. En cela, la qualité totale s'inscrit dans un registre fondamentalement
différent de celui de la participation. Néanmoins, la qualité totale ne met pas fin au
credo participatif. La participation de la base reste nécessaire à l'établissement de
l'assurance qualité et à son évolution. Autrement dit, la qualité totale ne "muselle"
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pas le droit de parole ouvert par les cercles mais elle l'active selon les besoins de
l'entreprise. De ce point de vue, la qualité totale normalise la participation.
Parmi les outils mis en oeuvre, les plans d'amélioration de la qualité, la
topomaintenance et l'assurance qualité permettent de mettre en évidence lesprincipales facettes de l'intention et de la stratégie de l'acteur managérial.
Les plans d'amélioration de la qualité ont pour objet de réaliser à très court terme le
plus d'économies possibles sur la non qualité. Par définition, leur espérance de vie
est limitée. Avec cet outil, sous le mode de l'imposition, la pression est mise sur les
cadres.
Avec la topomaintenance, portant sur une redéfinition des frontières entre le travailde fabrication et d'entretien, l'acteur managérial se contente de tester les réactions des
organisations syndicales et de la base. Apparue à la fin des années 80, elle ne fera pas
l'objet d'une diffusion massive.
Quant à l'assurance qualité, même si elle répond à une pression de l'extérieur, elle
vient verrouiller et délimiter scrupuleusement la zone d'initiative ouvrière. Elle
réduit encore les zones d'incertitude pertinente détenues par l'ouvrier.
Mais la qualité totale est elle-même un processus graduel. Sous ce label, la direction
générale veut avancer de manière progressive, de manière méthodique. En agissant
de la sorte, dans une optique purement comptable, elle emmagasine les progrès, les
améliorations. La stratégie de la direction est de postposer dans le temps la remise en
question de la division du travail, par un verrouillage progressif et optimal des
marges de manoeuvre. La polyvalence, qui devient alors l'enjeu central du
changement, est une source d'économie de main-d'oeuvre et de réduction des temps
morts. Combinée à l'arrivée d'une nouvelle génération d'ouvriers sidérurgistes, avec
l'émergence d'une gestion de la compétence, elle ouvre aussi la perspective d'un jeu
marqué par la dynamique individuelle plutôt que collective.
c. Le cheminement interne des nouveaux instruments de gestion
Au delà de l'inscription dans une stratégie à long terme et de l'étagement des
différents nouveaux instruments de gestion – traités précédemment –, l'innovation
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managériale fait apparaître des jeux stratégiques particuliers au travers des différents
stades de la mise en oeuvre de chaque instrument.
Trois stades peuvent être schématiquement identifiés : l'élaboration, l'officialisation
et l'application. A chacun de ces stades correspondent des stratégies d'acteursspécifiques qui modèlent et contraignent la nature et l'ampleur du changement sur
l'organisation.
Pour illustrer le développement de ces trois stades, nous nous dégagerons de notre
cas d'observation de façon à élargir le cadre de référence.
Le stade de l'élaboration
Au stade de l'élaboration, l'innovation managériale repose essentiellement sur la
stratégie de l'acteur managérial. C'est lui qui est à l'origine du changement, qui "tient
les rênes de l'expérimentation" (Martin, 1994 : 193)
De fait, à quelques rares exceptions près, l'innovation managériale des années 80
résulte d'une politique volontariste menée par la franche moderniste des
managers102. Dans les termes du modèle stratégique, cette politique correspond,
comme on l'a vu, à une stratégie éminemment offensive se traduisant par l'apparitionde nouvelles règles officielles du jeu. Dans la typologie des formes de régulation
définie par Jean-Daniel Reynaud (1988, 1989), ces dernières sont à ranger dans la
catégorie des régulations de contrôle103.
Bâtie sur l'observation des jeux subalternes développés dans des espaces de travail
en tous points stables, l'analyse stratégique tend à passer sous silence le poids
prépondérant de l'acteur managérial dans la production des règles formelles. Or, par
rapport aux autres acteurs, il occupe une position d'"acteur secondaire", selon
l'expression chère à Mironesco (1982), qui lui permet de fixer les règles structurantes
des jeux, de définir le décor dans lequel les jeux subalternes prennent place.
102 Parmi les innovations caractéristiques des années 80, l'introduction des normes ISO 9000 fait partie de cesexceptions. Dans le chef des dirigeants d'entreprise, elle est en effet souvent présentée comme une obligation
commerciale et non comme un choix réellement volontaire. Par ailleurs, en France, au début des années 80, fruitd'une décision du pouvoir socialiste, les lois Auroux sont venues, de l'extérieur, enrichir le mouvement
participatif en ouvrant aux salariés un "droit à l'expression directe et collective" portant sur "le contenu etl'organisation de leur travail ainsi que sur la définition et la mise en oeuvre d'actions destinées à améliorer lesconditions de travail dans l'entreprise" (article 461 de la loi du 4 août 1982).
103 Fort proche, la théorie de la régulation, à l'inverse de l'analyse stratégique, se focalise essentiellement sur la problématique de la production des règles et de la construction de l'acteur collectif. En ce sens, elle éclairecertaines zones d'ombre de l'analyse stratégique.
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Autrement dit, derrière les jeux mis en évidence par Crozier et Friedberg , il y a
exercice d'une domination que l'on peut qualifier d'organisationnelle. Cette
domination organisationnelle n'est pas, comme l'a souligné Friedberg dans Le pouvoir
et la règle, "contradictoire avec le pouvoir, elle en est une des conditions d'exercice et
ne peut se reconstituer qu'à travers lui" (1993 : 251). Sans dominationorganisationnelle, c'est-à-dire sans l'existence d'un minimum de contraintes internes,
les jeux de pouvoir éclateraient véritablement dans tous les sens au point de rendre
impossible l'action organisée. Et, même dans les organisations les plus
démocratiques, ce type de domination n'est jamais totalement absente. Au mieux, elle
est plus largement négociée.
Si, comme on déjà l'a souligné, l'innovation managériale a pour objectif de
transformer les espaces de jeux, de faire éclore de nouveaux comportementsstratégiques, elle ne met donc pas pour autant fin à la domination organisationnelle.
Au contraire, à travers la logique de changement qu'elle induit, elle ne fait qu'en
renouveler "les formes" (Tixier, 1986 : 360).
L'importance accordée par l'acteur managérial à l'élaboration d'une innovation
particulière varie considérablement d'une entreprise à l'autre, d'une innovation à
l'autre.
Le recours à l'emprunt – notamment lié à l'"effet de mode", aux nouveaux
instruments médiatiquement "bien marketés" – s'est imposé comme le mode
dominant de diffusion des nouvelles méthodes de gestion. A travers lui, les
organisations limitent considérablement les "dépenses qui accompagnent
l'innovation : les dépenses de l'invention elle-même, les frais d'essais, les risques
d'erreurs" (March et Simon, 1991 [1958] : 183), de même qu'elles y trouvent un
vecteur parfois puissant pour en légitimer le bien fondé et l'efficacité. Actuellement
très en vogue dans le milieu managérial, la technique du "benchmarking" –
consistant pour les entreprises à se comparer entre elles et à "s'inspirer" du mode de
fonctionnement des plus performantes – est ainsi devenue un vecteur important de
diffusion des pratiques managériales.
De plus, dans les grandes organisations surtout, l'élaboration est de plus en plus
fréquemment externalisée, en partie mais aussi parfois en tout, vers le marché du
conseil, avec pour conséquence de réduire, en interne, le temps qui y est consacré
mais aussi la gamme des jeux stratégiques associée aux phases préparatoires.
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En interne, l'analyse de la phase d'élaboration met en lumière des constructions
stratégiques parfois très affinées. Françoise Chevalier (1991) en donne quelques
exemples concernant l'introduction des cercles de qualité. Elle relève notamment la
"stratégie des petits pas" adoptée dans de nombreux cas par les gestionnaires
fonctionnels du projet et qui se traduit notamment par le choix initial des secteurspotentiellement les plus réceptifs – "chefs aimés de leur équipe", "ateliers peu
syndiqués",... –, les premiers tests pratiqués dans une "semi-clandestinité", la
discrétion absolue dans l'attente des premiers résultats, etc. En agissant de la sorte, ils
cherchent consciemment à réduire les risques de rejet par la base mais aussi, de façon
plus paradoxale, par le sommet. En effet, certains dirigeants se montrant sceptiques,
la stratégie des "convaincus" permet d'expérimenter la démarche pour faire la
preuve, dans des conditions très "aseptisées", de son efficacité interne.
L'acteur managérial est donc bien, dans une bureaucratie mécaniste, un acteur
complexe et hétérogène et chacune de ses composantes sont,, sous l'effet de la
division verticale et horizontale du travail à laquelle elles n'échappent pas,
"enfermées" dans des fonctions très spécialisées.
Au stade de l'élaboration, une innovation particulière peut ainsi, quel que soit la
stratégie globale dans laquelle elle s'inscrit, être portée davantage par l'une ou l'autre
des composantes de l'acteur managérial : la direction générale, la technostructure etla ligne hiérarchique. Et, selon l'origine de cette impulsion, la nature des jeux
stratégiques présentera des spécificités. Schématiquement, trois scénarios peuvent se
présenter :
1. Lorsque la direction générale est à la base de l'innovation, elle a naturellement
tendance à confier la mise en oeuvre de son projet aux cadres fonctionnels de la
technostructure. Les relations entre ces fonctionnels et les cadres opérationnels
formant la "ligne hiérarchique" étant loin d'être consensuelles, ces derniers ont
tendance à développer des attitudes de résistance d'autant plus nettes qu'ils
perçoivent l'innovation comme "futile", "ne répondant pas aux besoins réels des
ateliers" ou, selon la version privilégiée par les fonctionnels, qu'elle remet en cause le
pouvoir de l’encadrement opérationnel.
2. La technostructure est également souvent porteuse de projets d'innovation. Selon
Mintzberg, "la volonté de changement et d'amélioration continuelle est inhérente à la
technostructure" (1982 : 47). Même si ces propos sont quelque peu excessifs, ils
illustrent une part importante du rôle effectivement joué par les fonctionnels. Privés
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en théorie de pouvoir formel, leur stratégie consiste à "sensibiliser" le sommet de
l'organisation à l'intérêt de nouveaux outils de gestion, en se faisant notamment les
porte-parole des tendances à l'oeuvre dans le monde managérial. Pour les
fonctionnels, cette stratégie d'alliance avec le sommet vise notamment à obtenir les
ressources nécessaires à la bonne implantation de l'innovation et, dans les jeux avecles opérationnels, à pouvoir bénéficier du "poids" résultant de l'implication des
directions.
3. A l'inverse des deux premiers scénarios, dans lesquels la volonté de changement
est porté par la haute hiérarchie et s'applique à l'ensemble de l'entreprise, le troisième
scénario pose les lignes hiérarchiques comme moteur du changement. Lorsque les
cadres opérationnels, répondant au discours managérial les incitant à agir comme
des patrons de PME, sont porteurs d'innovations locales dépassant leur sphèred'autonomie, ils doivent obtenir l'aval de leur hiérarchie et de la technostructure.
Celles-ci, se retrouvant dans une position de gardienne de l'ordre, de l'équilibre
global du système, se trouvent souvent prises à leur propre jeu. S'inscrivant dans une
logique de progrès et donc de changement continuel, elles font l'objet, en cas de
refus, d'une forte dénonciation de la part des cadres intermédiaires. Ces refus, quelles
qu'en soit d'ailleurs les raisons profondes, viennent alimenter l'idée d'un décalage
entre le discours officiel et les pratiques réelles. Par ailleurs, ils renforcent le
sentiment de marginalisation des opérationnels par rapport aux fonctionnels.
Les deux premiers scénarios dévoilent une logique innovationnelle entièrement
portée par le haut, et qui, comme le souligne Alter (1990), ont en commun de "réduire
ou vouloir réduire les incertitudes" au sein de l'organisation. Ils ont de ce point de
vue un caractère rationalisateur très prononcé. Au contraire, la "logique
informationnelle" qui sous-tend le troisième scénario "amène les entreprises à
accepter, bon gré mal gré, le poids des incertitudes" ce qui débouche sur "une
ouverture considérable de l'espace de jeu des acteurs" (Alter, 1990 : 82).
Replacé dans cette perspective, notre cas d'observation relève ainsi, pour l'ensemble
des innovations mises en oeuvre depuis le milieu des années 80, d'une combinaison
des deux premiers scénarios, où la direction et la technostructure de l'entreprise,
partiellement renouvelées pour répondre aux contraintes de redressement de
l'entreprise, se sont instituées comme les moteurs d'"un renouveau managérial", en
s'appuyant sur l'encadrement opérationnel pour en gérer les effets. Ce scénario
s'identifie particulièrement lors de l'introduction de l'assurance qualité, qui a
cristallisé les tensions et les conflits d'intérêt entre l'encadrement fonctionnel – garant
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de la cohérence du système – et l'encadrement opérationnel – soucieux d'en limiter
les dérives bureaucratiques.
La prévalance de ce scénario, à tous les stades du flux innovationnel mis en oeuvre,
confirme donc le caractère rationalisateur du projet managérial mis en évidence dansles deux sections précédentes.
Le stade de l'officialisation
Le stade de l'officialisation met l'accent sur l'importance du discours entourant la
promotion de l'innovation en tant que composante essentielle de la stratégie
innovationnelle. Dans cette perspective, le discours fondé sur les concepts de
participation, de qualité, de progrès ne peut être que manipulateur, réducteur etdissimulateur, non pas parce qu'il est naturellement idéologique – comme tout
discours relatif à l'entreprise – mais parce qu'il fait partie intégrante de la stratégie de
réduction des zones d'incertitudes avec lesquelles l'acteur innovateur doit
manoeuvrer.
Le mode d'officialisation varie de l'imposition pure et simple à la négociation. En
sortant de l'ombre, la rationalité managériale vient ainsi se "frotter" à celle des autres
acteurs. La négociation fait apparaître le problème de la capacité stratégique del'acteur syndical104. La négociation met en scène des acteurs qui ont des buts
divergents, qui contrôlent des zones d'incertitude pertinentes variables dans le temps
et qui développent, dans l'action, des stratégies susceptibles d'être plus ou moins
anticipées. A l'extrême, la divergence des intérêts des uns et des autres peut
déboucher sur le conflit ouvert, la grève 105.
Par rapport aux jeux stratégiques à l'oeuvre dans la quotidienneté du travail, la grève
fait apparaître des ressources en pouvoir bien plus nombreuses et diversifiées. En
elle-même, elle est une démonstration de la zone d'incertitude organisationnelle que
contrôle collectivement les salariés. Lorsque l'introduction d'une innovation
débouche sur une grève, ce sont, au delà de l'enjeu d'une plus ou moins grande
104 Avec Nizet et Pichault (1995), soulignons que Mintzberg (1982) ne reprend pas les organisations syndicalescomme des détenteurs d'influence interne. L'auteur les fait uniquement apparaître comme des acteurs externes. Si
cette "localisation" s'explique par le contexte nord américain qui sert de cadre de référence à Mintzberg, elles'avère inconciliable avec la réalité sociale de bon nombre des entreprises installées dans notre pays.105 Si entre les uns et les autres, il existe des intérêts communs, soulignons également que "le conflit entre capital
et travail est inhérent à la société industrielle et donc à la relation du travail. Les conflits d'intérêt sont inévitablesdans toutes les sociétés. Il y a des règles pour le règlement des conflits, il ne peut pas y en avoir pour leur élimination" (Khan-Freund O., Labour and the law, London, 1972, cité par Adam et Reynaud, 1978 : 111).
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transparence et de l'impact sur les espaces de liberté qui en découlent, des enjeux
plus majeurs, tels que l'emploi, le statut, les rémunérations, qui sont en cause. La
résistance au changement ne peut être réduite à la perte potentielle de zones
d'incertitude liées exclusivement à l'innovation mise en oeuvre.
L'enjeu d'un conflit reste donc in fine un enjeu de pouvoir car, comme le notent
Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud, "le plus puissant peut imposer sinon ses
conditions, du moins de meilleures conditions pour ce qui l'intéresse, être plus fort –
du point de vue des travailleurs et de leurs organisations –, c'est aussi obtenir de
meilleurs salaires, des horaires réduits, de meilleures conditions de travail" (1978 :
179).
Quelle que soit l'intensité de la confrontation, la négociation entourant l'introductiond'une innovation managériale débouche sur trois cas de figures : le rejet – face à
l'opposition, l'acteur managérial abandonne son projet ou réalise ses objectifs par
d'autres moyens –, l'amendement – pour sortir de l'impasse, l'acteur managérial
amende son projet en contrepartie de concessions faites à l'acteur syndical – ou
l'acceptation – suite à un marchandage ou une défaite de l'opposition.
Lorsqu'elle est le fruit d'un accord, d'un compromis entre les interlocuteurs sociaux,
la régulation reste, dans l'optique de Reynaud (1989), de contrôle. Mais, par rapport àla production unilatérale des règles formelles, l'existence de règles issues de la
négociation montre, dès le stade de l'officialisation, que la structuration des espaces
de travail n'est pas le résultat de l'unique volonté managériale. Même si, dans le
contexte actuel, ce mode de régulation éprouve de plus en plus de difficultés à
fonctionner (Alaluf, 1989; Gautrat 1990), là où le pouvoir syndical reste fort, il
continue à jouer un rôle de "filtre" face à l'innovation managériale.
Mais, qu'elles résultent de l'imposition ou de la négociation, les nouvelles règles
induites par l'innovation sont, à ce stade, toujours formelles. Elles ont pour vocation
de structurer le cadre dans lequel vont se développer les relations quotidiennes de
pouvoir entre les acteurs de base.
Le stade de l'application
Au stade de l'application, l'innovation entre dans une nouvelle phase stratégique aux
manifestations multiples. Au niveau de l'organisation, elle crée de nouvelles
opportunités de jeux qui, en dernier ressort, "donneront à ces changements leur
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forme et leur portée réelles" (Lemaitre, 1986 : 137). Jusqu'au stade de l'application, le
destin et l'impact réel d'une innovation restent donc très aléatoires et l'histoire des
entreprises est aussi riche en rejet qu'en institutionnalisation d'innovations
managériales.
En outre, l'institutionnalisation peut cacher des fortunes très diverses et il n'est pas
rare qu'elle se fasse au prix d'importantes déformations qui, en bout de parcours,
finissent par vider l'innovation de son contenu réformateur (Léonard, 1994). Dans
certains cas, elle peut produire des effets inverses à ceux recherchés par les
innovateurs. Ainsi, pour prendre un exemple, Octave Gélinier souligne que, prise en
main par les directions financière et informatique, la "direction par objectifs" est
devenue dans certaines entreprises "un carcan minutieux enserrant du centre la
liberté d'action du terrain; et aboutissant ainsi paradoxalement à un surcroît dedirectivisme, à une sorte de résurgence taylorienne" (1990 : 16).
Dans notre cas d'observation, les dérives bureaucratiques ainsi que les pratiques de
refuge systématique derrière les procédures associées à la mise en oeuvre de
l'assurance qualité sont illustratives des déformations potentielles du contenu d'une
innovation. Ces déformations sont d'autant plus fortes qu'elles reposent, comme on
l'a vu, sur des injonctions de nature paradoxale de la part de l'acteur managérial.
Dans la logique stratégique, l'innovation, en s'institutionnalisant, c'est-à-dire en
faisant l'objet de stratégies de détournement et d'appropriation par les acteurs
concernés, modifie ainsi le système d'action concret sur la base duquel s'appuiera la
poursuite de la stratégie innovationnelle.
1.3. Apports et limites de l'analyse stratégique
Trois concepts clés se sont dégagés de l'analyse de l'innovation managériale sous le
prisme de l'analyse stratégique :
- l'"intention intéressée", selon l'expression de Jacques Gautrat (1990), qui sous-tend
toute innovation managériale.
- l'existence, à tout moment et à tous les niveaux, de jeux stratégiques entre les
acteurs constituant l'organisation. Des jeux qui naissent de la marge de manoeuvre,
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de l'autonomie dont disposent les acteurs, des zones d'incertitude qu'ils contrôlent.
Des jeux qui mobilisent des ressources individuelles et collectives très variées.
- liée à ces jeux, l'indétermination des résultats. Même si ils participent, in fine, au
processus d'ensemble, les résultats de chaque innovation ne sont jamais acquis. Miseen oeuvre, une innovation échappe toujours partiellement à l'emprise de l'acteur
managérial qui la porte. De plus, en perdant son caractère de nouveauté, lorsqu'une
innovation s'institutionnalise, elle ne met pas pour autant fin aux jeux mais, au
contraire et aussi au plus, elle crée de nouvelles conditions de jeux. En univers
organisé, ces derniers ne peuvent en effet réellement cesser, qu'avec, dans la version
de "l'usine sans homme", la disparition du facteur humain ou, dans la version
orwellienne, le conditionnement total du facteur humain.
En conclusion, la lecture stratégique nous conduit ainsi à identifier une double
dynamique qui sous-tend l'ensemble du processus innovationnel. Si, dans le chef de
l'acteur managérial, chaque innovation participe à une stratégie d'ensemble, une
stratégie à terme, chaque innovation, dans sa dynamique propre et ses impacts
aléatoires, conditionnent, à chaque stade, la poursuite de la stratégie. En ce sens, la
stratégie managériale est loin d'être figée, elle un processus en constante interaction
entre l'objectif supérieur – en l'occurrence la transformation de la bureaucratie
mécaniste en une entreprise flexible – et les conditions particulières résultant des jeuxd'acteurs et des rapports de pouvoir.
L'évaluation du changement ne peut donc se faire au coup par coup, innovation par
innovation, comme c'est souvent le cas dans la littérature managériale, voire
sociologique. S'enfermer dans ce schéma revient à perdre de vue la dynamique
globale. C'est moins l'impact direct et intrinsèque d'une innovation particulière qui
importe que l'inscription de cet impact dans l'ensemble du processus.
A cet égard, s'il est vrai, comme le notent Jean Nizet et François Pichault, que le
changement réel résulte rarement de la transformation de la "variable gestion des
ressources humaines, sans toucher aux variables structurelles et politiques" (1995 :
300), nous constatons que l'étagement d'outils managériaux retravaillant le système à
la marge constitue une stratégie qui, tout en présentant une temporalité plus longue
et plus sinueuse, permet à l'acteur managérial d'atteindre, dans des conditions plus
réalistes, les fondements mêmes du système bureaucratique.
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Si, sur de nombreux points, le modèle stratégique défini par Crozier et Friedberg
s'avère particulièrement éclairant, il n'est pas sans limites. La plus importante106 à nos
yeux, dans le cadre de l'analyse de l'innovation managériale, est celle qui concerne le
rapport à l'histoire. Privilégiant le présent et l'avenir, Crozier et Friedberg amputent
véritablement l'organisation et ses acteurs d'une partie essentielle d'eux-mêmes : leurpassé.
Cette limite résulte du rejet de toute forme de déterminisme de la part de Crozier et
Friedberg. Elle est, en quelque sorte, le prix conceptuel que les auteurs du modèle
stratégique paient à l'idée de construit organisationnel. Sans retomber dans les
impasses du déterminisme dénoncées avec raison par ces auteurs, il est cependant
crucial de remettre en question et de dépasser le rôle dévolu, par Crozier et
Friedberg, à l'histoire dans la compréhension de l'action organisée. Il ne s'agit pas defaire entrer par la fenêtre ce que l'analyse stratégique a précédemment fait sortir par
la porte. Entre le noir des déterministes et le blanc de l'analyse stratégique, il existe,
en effet, suffisamment d'espace pour réarticuler la "relative liberté" avec la tout aussi
"relative détermination" des acteurs et de leurs jeux.
2. La dimension historique de l'organisation
En préliminaire, notons que le désintérêt manifesté à l'égard de la dimension
historique de l'organisation et de ses acteurs n'est pas spécifique à l'analyse
stratégique. A quelques très rares exceptions, dont l'approche contextualiste portée
par Andrew Pettigrew (1985 et 1990), le passé n'est en effet quasiment jamais retenu
comme une variable digne d'intérêt107.
106 Deux autres limites du modèle stratégique peuvent être soulignées La première est relative à la dimensionculturelle de l'action organisée. Privilégiant l'indétermination des acteurs, Crozier et Friedberg détachent le
monde de l'action, des stratégies et des jeux de pouvoir de celui, plus profond, des structures mentales, desreprésentations et des valeurs. L'articulation entre la dimension stratégique et la dimension identitaire a été miseen évidence par R. Sainsaulieu (1977). La seconde limite a trait à la focalisation du regard sur l'environnementinterne de l'organisation. Si l'analyse stratégique insiste sur la mise en situation, celle-ci n'est jamais faite qu'enfonction de variables endogènes. En conséquence, l'environnement externe n'apparaît que comme une variabletrès marginale, très périphérique ou alors, lorsqu'elle gagne en centralité, comme une ressource en pouvoir détenue par le "marginal-sécant", c'est-à-dire un acteur impliqué, à l'image du voyageur de commerce, dans plusieurs systèmes d'action entretenant des relations les uns avec les autres.107 Il est à noter que, ces dernières années, la dimension historique a fait l'objet d'un relatif investissement de la part des directions des grandes entreprises. Soucieuses de s'approprier cette dimension, elles sont en effet àl'origine de la production de nombreuses monographies décrivant "l'histoire positive" des entreprises et fixantainsi "les traits principaux à transmettre à l'intérieur comme à l'extérieur" (Hierle, 1995 : 33). Dans cette optique,en milieu industriel, l'aspect technique l’emporte souvent sur l'aspect social notamment. La technique constitue
en quelque sorte "une espèce de plus petit dénominateur consensuel. La technique est toujours supposée positivedans ses conséquences sur l’organisation du travail ainsi que sur les emplois qu’elle génère. Elle représente lerésultat permanent de l’action intelligente et la garantie du succès de l’entreprise. Tant qu’il y aura, comme
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Pourtant, un détour par l'histoire s'avère indispensable pour comprendre le présent,
l'avenir et situer ainsi les enjeux qui y sont liés. Ceci est d'autant plus vrai lorsqu'on
traite de l'innovation. Si, comme l'écrit Félix Torres, la définition classique
d'entreprendre, "c’est agir sur le présent, le transformer, le projeter dans le futurselon la logique propre à chaque firme ou société" (1985, 23), il ne faut pas perdre de
vue qu'innover revient d'abord et avant tout à vouloir rompre avec les héritages du
passé.
La dimension historique nous conduit à identifier les influence des héritages du
passé ainsi que l'impact des temporalités de l'organisation sur les marges de
manoeuvre stratégiques des acteurs. Ces éléments constituent des facteurs
conditionnant la nature et les effets de l'innovation managériale.
2.1. Les héritages du passé
Pour aborder les héritages du passé, reconnaissons, avec Torres, qu’il y a “toujours
du passé se perpétuant au sein du présent, et que celui-ci est toujours, en quelque
sorte, influencé par le passé dont il provient” (1987 : 29). En d’autres termes, il n’y a
jamais de coupure entre le présent et le passé, et le second conditionne toujours plusou moins puissamment le premier. De la société aux organisations en passant par les
acteurs, aucune instance sociale n’échappe à cette réalité.
Dans le cas des organisations âgées, le poids du passé est communément admis.
Cette idée est cependant moins facilement acceptée dans le cas des organisations plus
jeunes. Pourtant, au moment même de sa création, une organisation a déjà une
épaisseur historique au travers de ses membres fondateurs, des choix qu’ils ont faits,
des opportunités qu’ils ont ou non saisies.
Avec le temps, l'organisation acquiert sa propre histoire et, dans son présent, celle-ci
se manifeste de multiples façons. Matériellement, elle prend la forme d’un produit,
d’une technologie ou encore de la localisation d’un site de production.
Immatériellement, elle façonne les manières de faire et de penser. Une culture,
observe Schein (1968), est toujours le fruit d'un processus historique de sélection.
Dans l’action, elle s'appelle la routine ou action irréfléchie. Comme l'écrivent March
autrefois, des ingénieurs et des ouvriers intelligents, capables de produire des engins perfectionnés, l’entreprisecontinuera à vivre. Les figures légendaires de Louis Renault ou de Marius Berliet sont un peu les emblèmes decette culture historique fondée sur l’innovation technologique permanente” (Hierle, 1995 : 32).
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et Simon, “les inventaires de solutions de problèmes emmagasinés dans les souvenirs
des membres de l’organisation seront la principale source de propositions de
solutions” (1991 [1958], 184). Pour Mintzberg (1982), l'âge est un puissant facteur de
formalisation. Plus une organisation vieillit et plus elle a tendance à devenir
prévisible et donc formalisable.
Par ailleurs, pour reprendre une partie du paradoxe énoncé par Eugène Enriquez
(1972)108, l'âge renforce le caractère "fondamentalement conservateur" des
organisations. Cette idée se trouve dans les développements que Mintzberg consacre
aux effets de l'âge sur les organisations. Selon lui, "la structure de l'organisation
reflète l'âge de la fondation de son activité" (1982 : 216). Cette “curieuse hypothèse”,
comme il la nomme, s'appuie sur la constatation que les organisations ont, dans le
temps, tendance à conserver leur structure d'origine. Un des facteurs explicatifs qu'ilavance réside dans les traditions et les intérêts en place qui viennent solidifier les
structures. Si, dans l'ensemble, cette hypothèse doit être considérée avec beaucoup de
prudence, elle met néanmoins l'accent, au travers du processus de solidification ou
de consolidation historique, sur un des aspects fondamentaux de l'action organisée.
En fonction de ce processus, les héritages du passé ne peuvent donc être traités
comme de simples traces, de simples survivances. Ils sont, au contraire,
véritablement actifs dans le présent et, dans une certaine mesure, ils le déterminent.
Mais le passé n'agit pas uniquement comme un réducteur de marges de manoeuvre
ou de liberté. Plus fondamentalement, comme l'écrit Lemaitre dans sa critique de
l'analyse stratégique, il agit également, au niveau des acteurs, "sur des facteurs
comme leur capacité à reconnaître et à utiliser les ressources et les opportunités qui
se présentent à eux, à comprendre le jeu dans lequel ils jouent, à s'y montrer adroits"
(1986 : 32). Dans cette perspective, la mise en évidence des temporalités de
l'organisation et de ses acteurs permet de se faire une idée plus précise de la
"profondeur" historique qui sert de toile de fond aux jeux stratégiques.
Au niveau de l'entreprise, le passé présente donc quatre caractères principaux
exerçant sur l'ensemble des acteurs une influence plus ou moins forte. Premièrement,
le passé présente un caractère conservateur, il induit des stratégies défensives qui
sont des vecteurs de résistance au changement. Deuxièmement, l'histoire de
l'entreprise présente un caractère formalisateur, qui implique, à des degrés divers,
des tendances à la routinisation et à la prévisibilité des pratiques, à la systématisation
des procédures, quelles soient formelles ou informelles. Troisièmement, le temps est
108 La seconde partie du paraxode étant que, pour survivre, les organisations ont également besoin de changer.
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D'autre part, les héritages du passé balisent les marges de manoeuvre de l'ensemble
des acteurs de l'organisation. Plus le caractère formalisateur et le processus de
solidification s'ancrent profondément dans l'histoire de l'entreprise, plus le spectre
des stratégies des acteurs se réduit.
La marge de manoeuvre de l'acteur managérial est ainsi conditionnée par les
stratégies d'alliance entre acteurs qui prévalent au sein de l'organisation. Même si
l'innovation managériale a pour objet de les transformer, elles constituent, à plus ou
moins long terme, des rémanences qui exercent une forte influence sur toute la
stratégie innovationnelle.
Mais au delà du donné organisationnel, l'acteur dirigeant doit aussi adapter sa
stratégie aux conditions matérielles de fonctionnement de l'entreprise. La plus oumoins grande délocalisation des sites de production, l'histoire de l'entreprise au
niveau structurel et financier, la configuration de la pyramide des âges de ses
membres sont des construits historiques qui présentent des aspects irréversibles et
contraignent l'espace de jeu stratégique.
La prégnance matérielle du passé se manifeste notamment dans la comparaison des
marges de manoeuvre innovationnelles sur des sites nouveaux de production par
rapport à des sites anciens. Dans le premier cas, le management est affranchi d'unepartie des contraintes du passé et dispose d'une plus grande liberté stratégique pour
faire bouger tous les paramètres du changement. Il a ainsi les coudées plus franches
et peut plus facilement faire preuve d'audace innovationnelle. Dans le cas de la
modernisation de sites anciens, le passé s'avère incontestablement plus prégnant. Il
vient limiter la marge de manoeuvre des managers, qui se trouvent contraints par
certains choix antérieurs, les intérêts mis en place, les traditions sociales du site.
Mais cette limitation de la marge de manoeuvre stratégique ne s'exerce pas
seulement au niveau de l'acteur innovateur, elle agit sur tous les acteurs de
l'organisation. En particulier, l'existence de temporalités différentes au sein de
l'acteur ouvrier constitue certainement un facteur de différenciation stratégique et de
conditionnement de ses marges de manoeuvre.
Comme on l'a vu, dans notre cas d'observation, la crise a laissé des trous importants
dans la pyramide des âges. La grande majorité des ouvriers est entrée dans
l'entreprise avant la crise économique et a donc été socialisée dans le cadre de
l'ancien bloc sociotechnologique.
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utilisées, des permanences sont observables au niveau de l'organisation du travail,
des qualifications mises à l'oeuvre, du volume des effectifs, des formes de sociabilité
formelle et informelle, des identités professionnelles, des ressources informelles en
pouvoir et de la manière d'en user.
Enfin, le troisième et dernier niveau de temporalité est celui de “l’univers des
décisions, des réactions aux contingences, des réflexions quotidiennes et de la
rationalité. L'événementiel – écrit Eraly – absorbe la plus grande partie des
ressources d’attention et de réflexion des décideurs. C'est à ce niveau que sont définis
les “problèmes” que l'organisation doit résoudre, que se déploient les jeux de
pouvoir, que sont construites les représentations de l'activité et de l'environnement.
Ce niveau est dominé par la pression du temps, les impératifs de production, les
initiatives et les changements locaux” (1987-1988 : 69).
Par rapport à l'analyse stratégique, l'étagement ou la temporalisation de la réalité
organisationnelle permet de mettre l'accent sur l'existence de méta-règles qui
régissent le système dans lequel évolue l'entreprise et qui présentent une grande
stabilité temporelle. Au coeur de la domination sociétale, pour reprendre l'expression
de Morgan (1989), ces méta-règles constituent la trame ou, pour faire écho au point
de vue marxiste, l'infrastructure sur laquelle vient se greffer la domination
organisationnelle. Elles forment le cadre du cadre, le décor du décor.
Dans la quotidienneté, ces règles s'imposent et donnent un sens à l'action
managériale. Dans cette optique, l'innovation managériale, en renouvelant les
"formes" de la domination organisationnelle, a aussi pour fonction d'adapter la
réalité interne à une domination de type sociétal. Si le terme d'adaptation convient
bien pour décrire l'état d'esprit et la logique d'action des innovateurs, il ne faut
néanmoins pas perdre de vue que la mise en forme et l'entretien du "décor du décor"
font l'objet, au plus haut niveau, d'un important travail managérial d'influence.
Conclusion
Sous le prisme du paradigme politique, l'innovation managériale revêt une
dimension de construit organisationnel et temporel.
En tant que construit organisationnel, l'innovation managériale est sous-tendue par
la confrontation entre la représentation de l'entreprise efficace et la réalité sur
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laquelle elle se greffe. Mobilisée par un acteur, qui exerce à travers elle sa domination
organisationnelle, elle se traduit par un processus de décomposition-recomposition
des jeux de pouvoir qui impliquent l'ensemble des acteurs participant au système
d'action concret. In fine, l'innovation managériale constitue le point de tension entre
l'exercice de la domination et l'exercice du pouvoir au sein de l'organisation.Indépendamment de l'exercice de la domination, l'innovation managériale conserve
donc un caractère indéterminé quant à la réponse stratégique des acteurs concernés.
En tant que construit temporel, dans la perspective du passage d'une forme de
configuration organisationnelle à une autre, l'innovation managériale met en jeu un
étagement, un flux de nouveaux instruments de gestion qui ne prennent réellement
sens que les uns par rapport aux autres. Chaque innovation perd ainsi
définitivement son caractère désincarné.
Mais le passé participe aussi activement au "devenir historique" de l’organisation
(Eraly, 1988) en balisant les stratégies et les contre-stratégies d'acteurs. Cet impact
n'échappe pas à l'innovation managériale. Tant sur le plan interne qu'au niveau des
méta-règles qui régissent l'entreprise, le sens et la nature de l'innovation est un
processus qui s'ajuste aux contraintes et aux opportunités du passé.
En ce sens, l'innovation managériale pourrait être caractérisée comme un processus
incrémental procédant par retouches successives, par tâtonnement systématique,
chaque situation nouvelle étant modelée sur une situation ancienne dont elle ne se
différencie que marginalement (Lindblom, 1959).
Dans notre cas d'observation, si un incrémentalisme se manifeste dans la stratégie
innovationnelle d'ensemble, laquelle vise, par un processus graduel, à atteindre le
fondement du système bureaucratique, la stratégie d'étagement de nouveaux
instruments de gestion ne relève cependant pas de ce modèle. En effet, chaque
instrument mis en oeuvre, loin d'être une retouche "marginale" par rapport à la
situation antérieure, repose davantage sur un changement de logique qu'une
adaptation "à la marge". Dans cette perspective, chaque instrument de gestion, dans
sa nature même et les effets indéterminés qu'il produit en terme de stratégies
d'acteurs, prépare le terrain de l'instrument suivant plutôt qu'il n'en conditionne la
nature.
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L'observation nous conduit ainsi à conférer à l'innovation managériale un caractère
ouvert quant à l'indétermination du flux innovationnel et des stratégies d'acteurs
qu'elle met en oeuvre, tout en étant conditionnée, au niveau de l'objectif final porté
par l'acteur managérial, par l'histoire de l'entreprise et son inscription sociétale
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Conclusion générale
Les trois dernières décennies de Cockerill Sambre peuvent être posées comme celle du
passage d'un bloc sociotechnologique à un autre, d'un système à un autre.
Pour l'essentiel, le bloc précédent s'est structuré pendant les années de croissance suivant la
seconde guerre mondiale. Au niveau macro-économique, la sidérurgie est un des piliers de
base de l'économie belge et, plus singulièrement, wallonne. Elle fait vivre des régions
entières, dont les bassins de Liège et de Charleroi. Au début des années 70, les entreprises qui
vont donner naissance à Cockerill Sambre occupent 44.000 sidérurgistes. L'ère de recrutement
de ces entreprises dépasse largement les contours des bassins où elles sont actives. Pour
satisfaire leurs besoins de main-d'oeuvre, elles recourent à l'immigration et recrutent dans les
campagnes environnantes. Au niveau ouvrier, à l'exception de l'entretien, les exigences
affichées en matière de qualification sont peu élevées. Une fraction importante de la
population ouvrière employée ne possède aucun diplôme scolaire, elle ne sait ni lire ni écrire.
La sidérurgie est encore dans l'âge de la peine.
Ce bloc est aussi celui du tonnage. Le marché étant, bon an mal an, demandeur d'acier, les
directions cherchent à accroître les capacités de production en créant de nouveaux outils et en
faisant produire au maximum les outils existants. L'existence d'une prime de record basée sur
la seule productivité est révélatrice de la primauté accordée aux tonnes.
Sous ce bloc, l'usine sidérurgique est une organisation très cloisonnée. Les relations verticales
sont marquées par le strict respect des niveaux hiérarchiques. Appartenant à des mondes
différents, l'ingénieur et l'ouvrier ne communiquent pas, ce qui renforce la position de la
maîtrise. Les relations hiérarchiques sont aussi très autoritaires. Le paradigme dominant est
celui du "obéis et tais-toi". L'ouvrier est considéré et géré comme un pur exécutant.
Horizontalement, les clivages sont très nets entre la fabrication et l'entretien, c'est-à-dire entre
ceux qui produisent et ceux réparent.
Socialement, ce bloc est marqué par le sentiment de puissance ouvrière et syndicale, c'est-à-dire la conscience – rétrospective – de pouvoir influencer, agir, faire "triompher au sein d'une
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relation sociale sa propre volonté" (Weber M, 1971 [1922] : 56). En interne, ce sentiment
trouve son principal fondement dans la masse compacte que forment les ouvriers
sidérurgistes. Dans la quotidienneté du travail, il s'alimente aux importantes zones d'ombre
technologique et organisationnelle qui caractérisent l'usine sidérurgique. Les ouvriers en tirent
profit pour faire vivre, avec la l'accord tacite ou non de la hiérarchie locale, l'usine
"clandestine" avec ses temps morts et ses pratiques ludiques, ses "plaisirs en miettes". Mais
l'usine "clandestine", c'est aussi un important savoir-faire informel accumulé sur le tas par les
ouvriers et sur lequel repose le fonctionnement de l'entreprise. En outre, être sidérurgiste, c'est
avoir la certitude d'un emploi à vie. L'avenir ne semble guère poser de problème.
En externe, ce sentiment de puissance est renforcé par les importantes conquêtes sociales –
dont la sécurité sociale – qui caractérisent les décennies de croissance suivant la libération.
Sous ce bloc, dans le bassin liégeois, l'ouvrier sidérurgiste et la Fédération liégeoise des
métallurgistes de la FGTB font office de "fer de lance" du mouvement ouvrier. Dans le
paysage syndical belge, ils sont l'expression la plus aboutie du syndicalisme d'opposition, de
contestation de l'entreprise et du système capitaliste.
Sur les sites de production, le délégué syndical est un acteur puissant. L'essentiel de
l'information économique et sociale passe par lui mais aussi les réclamations et les
contestations individuelles et collectives. Face à la hiérarchie officielle, il est fait office de
porte parole des sans-parole, de hiérarchie parallèle. C'est aussi un "meneur d'hommes", un
tribun, un guide.
En milieu ouvrier, la dimension collective est présente à tous les niveaux. Les relations inter-
ouvrières sont particulièrement riches et denses. En règle générale, qu'il appartienne à la
fabrication ou à l'entretien, l'ouvrier sidérurgiste oeuvre dans des micro-collectifs. La relative
abondance de la main-d'oeuvre facilite les contacts.
Par ailleurs, la faiblesse des perspectives en matière de promotion renforce l'action collective
au détriment de l'action individuelle. Le déroulement des carrières étant régi, pour l'essentiel,
selon le critère de l'ancienneté, l'ouvrier sidérurgiste se trouve en quelque sorte à l'abri de
l'arbitraire hiérarchique. Enfin, l'action collective a également fait les preuves de son
efficacité. Elle a permis à l'ouvrier d'améliorer ses conditions de travail et surtout de vie.
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A partir du milieu des années 70, la cohérence de ce bloc se fissure peu à peu. Son
démantèlement est le fruit de trois histoires connexes et interdépendantes.
La première histoire est économico-industrielle. Elle a pour toile de fond la crise économique
et, plus singulièrement, le renversement du marché de l'acier. La demande d'acier se contracte
brutalement et fait apparaître d'importantes surcapacités. Pour y faire face, la sidérurgie se
restructure en profondeur. Depuis le milieu des années 70, Cockerill Sambre et son personnel
vit en état quasi-permanent de restructuration, de rationalisation. Les plans se succèdent les
uns aux autres. Parmi ceux-ci, le plan Gandois (1983) constitue un moment charnière. Avec
lui, moyennant une réduction drastique de la capacité de production et de l'emploi, l'entreprise
obtient des pouvoirs publics les moyens financiers nécessaires à sa survie et à son
redressement. Après des années de mobilisation et de lutte, ce plan sanctionne la défaite de la
Fédération liégeoise des métallurgistes de la FGTB et de ses troupes.
Sous l'angle de sa restructuration, la trajectoire de l'entreprise est celle d'un profond déclin.
Elle illustre la perte de centralité de la sidérurgie et de ses acteurs dans une société de plus en
plus manifestement postindustrielle. Dans le processus de décomposition-recomposition du
salariat (Alaluf, 1986), elle marque l'effondrement d'un de ses piliers traditionnels, d'une
"communauté pertinente de l'action collective" (Segrestin, 1980).
La crise dilue l'ancien sentiment de puissance ouvrière et syndicale. Avec elle, l'ouvrier
sidérurgiste bascule dans l'ère de la précarité, de la vulnérabilité. Pour de nombreux ouvriers,
le destin de la sidérurgie s'apparente à celui des charbonnages. Ils se vivent en quelque sorte
comme une survivance du passé. Au niveau syndical, la crise réduit les marges de manoeuvre,
de négociation. Elle entraîne aussi une redéfinition de l'action et la stratégie syndicale, liée
notamment à l'intervention des organisations syndicales dans le champ de la gestion
industrielle, avec tout ce que cela implique en termes de choix, d'arbitrages.
Aux yeux des ouvriers, la dilution de leur sentiment de puissance va de pair avec celui de
l'affermissement de la puissance managériale. A la suite du Plan Gandois, celle-ci se
concrétise notamment par l'augmentation du temps de travail – retour aux 37 heures/semaine
– et des mesures de modération salariale.
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La seconde histoire est celle de la modernisation technologique et, plus singulièrement, de
l'informatisation massive des anciens de site de production opérée à partir du milieu des
années 80. Dans les deux laminoirs observés, elle a été le principal facteur de fracture avec le
passé. D'une part, elle a fait fondre les effectifs ouvriers. Après avoir subi la crise, l'emploi
ouvrier a été la principale victime de la modernisation technologique. D'autre part, ses
impacts ont aussi été d'ordre qualitatif. Au niveau de l'opérateur, elle s'est traduite par la
simplification du travail, un contrôle permanent de ses interventions, un isolement et un stress
plus grand. Elle a déstabilisé la maîtrise âgée, issue du rang et formée pour répondre aux
exigences d'un contexte technique plus stable et plus simple. Elle a obligé l'ingénieur – et,
plus largement, la technostructure technique – à quitter son bureau, à entrer en contact avec
l'ouvrier, détenteur d'informations utiles et indispensables à l'informatisation de l'outil. Un
ouvrier qu'il faut aussi former à l'usage des nouveaux outils.
Alors que, au fil du processus de modernisation technologique, les relations entre ouvriers se
sont considérablement appauvries, des relations se sont tissées entre eux et les ingénieurs. La
modernisation technologique introduit également un élément de rupture en terme de
qualification ouvrière. La complexité et l'abstraction de plus en plus grandes de
l'environnement technique entraînent une augmentation des exigences de l'entreprise en
termes de diplômes scolaires détenus par les ouvriers. Sous cet angle, la distance entre
l'ouvrier et l'ingénieur se réduit.
La troisième histoire est celle de la modernisation managériale. Dans le chef des directions, la
volonté de changer de style de gestion apparaît d'abord comme une réponse à la crise
économique. A Cockerill, portée par un directeur formé au management à l'américaine, elle
est aussi une réponse face à une organisation considérée comme "socialement malade". Alors
que l'entreprise s'enfonce dans la crise, la direction multiplie les appels à la mobilisation, au
changement. Son discours est celui de la stigmatisation. Vers la fin des années 70, il
commence à être question de participation et de polyvalence. Dans le contexte de l'époque, à
l'exception d'investissement important dans l'information et la formation, la volonté de
renouveau managérial ne se concrétise pas ou peu. Toutefois, les grands axes de la stratégie
managériale sont définis.
En fait, il faudra attendre la mise en oeuvre du plan Gandois pour que la participation prenneréellement consistance. Elle s'inscrit alors dans un contexte très particulier : nouvelle
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direction, défaite de l'acteur syndical le plus puissant, dénonciation des comportements
négatifs et improductifs, recours aux départs "volontaires" comme méthode de gestion des
sureffectifs, modernisation technologique... Basés sur le "volontariat", les cercles de qualité et
de progrès disposent d'un creuset favorable. Outre le fait que la formule est à la mode,
l'existence de ce creuset n'est pas étrangère à la décision de la direction de relancer de la
participation ouvrière.
De 1985 à 1989, les cercles connaissent un essor remarquable par rapport à l'historique de la
participation dans l'entreprise. Très fortement médiatisés tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, les
cercles et leurs ouvriers "volontaires" symbolisent la volonté de changement, de renouveau
affiché par la direction. Le développement et la valorisation des cercles lui permet d'occuper
le terrain, de focaliser l'attention sur un aspect "positif" de la rénovation managériale tout en
occultant le reste.
Pour une fraction des ouvriers, les cercles constituent une opportunité, un moyen de sortir du
rôle traditionnel d'exécutant. Ils sont considérés comme un lieu et un temps d'expression,
d'action et d'apprentissage. Ils permettent de sortir de l'anonymat, de se faire voir. Mais ils
sont aussi un facteur de division et de déstabilisation. Les ouvriers et les délégués syndicaux
se divisent entre les pro-participation et les anti-participation. Avec la modernisation
technologique, les cercles déstabilisent un peu plus l'ancienne maîtrise tout en lui faisant
endosser un rôle d'animateur. Progressivement, la formule des cercles créée de nouvelles
catégories d'acteurs : les déçus et les exclus de la participation.
Après quelques années de croissance rapide, les cercles commencent à plafonner, à
s'essouffler. Economiquement, les retombées sont de moins en moins significatives. Fin des
années 80, les cercles ont en quelque sorte atteint leur limite d'efficience sociale et
économique. En 1990, la direction générale désinvestit le management participatif par les
cercles au profit de la qualité totale et de ses outils.
Par rapport aux cercles, la qualité totale se veut plus systématique et plus ambitieuse. En
abandonnant le "volontariat", elle se veut aussi plus exigeante. Sous le label de la qualité
totale, la direction planifie son action, programme en quelque sorte le changement.
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Très rapidement, la qualité totale permet à l'entreprise de réaliser de substantielles économies.
Elle contribue à la fiabilisation des outils, à la prise en compte du client et de ses exigences.
Avec l'assurance qualité, elle codifie, formalise et verrouille le travail de l'opérateur. Déjà très
fortement réduite par l'évolution technologique, l'autonomie technique des opérateurs se voit
encore réduite.
Au total, depuis le milieu des années 80, l'innovation technologique et managériale a permis à
l'entreprise d'accroître considérablement ses performances économiques. Alors que le tonnage
est resté plus ou moins le même, les effectifs de l'entreprise n'ont cessé de diminuer années
après années, pour atteindre 9.960 personnes en 1995.
Après la première vague de mise en oeuvre des outils de la qualité totale – de 1989 à 1993 –,
l'objectif de la direction est, dans le domaine socio-organisationnel, d'évoluer vers la
polyvalence ouvrière et la gestion des ressources humaines. La concrétisation de ses deux
projets viendrait en quelque sorte boucler le processus innovationnel entamé au milieu des
années 70 et faire émerger une nouvelle figure ouvrière : l'ouvrier polyvalent au coeur du
modèle post-taylorien.
Si, comme on l'a vu, l'idée de la polyvalence ouvrière n'est pas neuve, elle s'inscrit aujourd'hui
dans un contexte très différent. L'informatisation, en simplifiant et en égalisant le travail de
l'opérateur, a rendu la polyvalence beaucoup plus aisément praticable que par le passé. Dans
cette optique, elle invite à s'interroger sur le contenu réel de la reprofessionnalisation du
travail ouvrier. Comme le souligne Michel Freyssenet (1993), le scénario de la
"requalification", du regroupement des tâches peut en cacher un autre : celui de "la
recomposition du travail déqualifiante". A terme, ce dernier scénario mettrait en présence "un
groupe de conducteurs-mainteneurs indifférenciés, sans compétences particulières et
affectables à une gamme large d'installations automatisées" et "un petit effectif de spécialistes,
techniciens ou ingénieurs, traitant les cas rares ou nouveaux et en charge d'améliorer les
performances des installations" (1993 : 255). Ce scénario correspond à des tendances en
gestation à Cockerill Sambre. Par rapport au stade actuel, il implique encore un moindre
recours à l'intelligence ouvrière.
Quant à la gestion des ressources humaines, elle vise essentiellement à individualiser les procédures de gestion, notamment au niveau de l'évolution des carrières ouvrières. En d'autres
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termes, tout en s'adressant à des ouvriers plus scolarisés et ayant de meilleures perspectives
d'ascension professionnelle, il s'inscrit aussi dans une stratégie managériale d'affaiblissement
de l'action collective qui se trouvait au coeur de la dynamique sociale de l'ancien bloc
sociotechnologique.
Enfin, toujours avec Freyssenet, soulignons encore que, au delà des illusions de
réconcialisation entre la rentabilité du capital, la compétitivité de l'entreprise, et
l'épanouissement des salariés, l'entreprise nouvelle ne fait pas disparaître les contradictions
inhérentes au rapport salarial. Elle ne fait donc pas disparaître les sources de tensions et de
conflits entre les acteurs. A cet égard, un des enjeux majeurs concerne la manière dont cette
conflictualité s'exprimera à l'avenir.
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Wisner A., 1974, "Contenu des tâches et charges de travail", in Sociologie du travail,n°4.
Wrege C. D. et Perroni A. G., 1974, "Taylor's Pig Tale : A historical analysis of F.W.Taylor's pig iron experiment", Academy of management journal, n° 17.
Yernaux J., 1939, La métallurgie liégeoise et son expansion au XVIIème siècle, Liège.
Zarifian Ph., 1985, “La définition de l’activité de l’opérateur par les informaticiensdans la sidérurgie lourde”, in Formation-Emploi, n° 11.
Zarifian Ph., 1993, Quels modèles d’organisation pour l’industrie européenne, L’harmattan,Logiques économiques.
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Annexe 1
Méthodologie d'enquête
L'enquête proprement dite s'est étalée sur deux ans, du début 1994 à la fin 1996.
Dans un premier temps, elle a consisté à rassembler un maximum d'informations sur
l'entreprise. Son journal a fait l'objet d'un dépouillement systématique à partir du
milieu des années 80. Il en a été de même pour son bilan. Outre ces documents
internes, de nombreux documents externes ont été consultés.
Parallèlement à ce travail, des interviews ont été menées auprès de personnes jouant
ou ayant joué un rôle important dans la définition et la mise en oeuvre del'innovation managériale : directeur de la gestion du personnel, responsable des
cercles de qualité, responsables de la qualité totale et formateurs. Ces interviews
avaient pour objectifs de retracer le cheminement de l'entreprise sur le plan
managérial mais aussi de cerner les conditions dans lesquelles les différentes
innovations ont été introduites et les attentes managériales à leur égard. Lors de ces
contacts, de nombreux documents ont été réunis et analysés, tels que des procès-
verbaux de réunions et des manuels de formation.
Durant cette phase, deux sites de productions ont été retenus comme lieu d'enquête.
Il s'agit de deux laminoirs : Chertal, à Liège, et Carlam, à Charleroi. Au moment de
l'enquête, en 1995, ces outils occupaient respectivement 502 et 611 personnes.
A Chertal, le personnel se décomposait en : 400 ouvriers, 89 employés et 13 cadres.
En milieu ouvrier, la moyenne d'âge était de 42 ans. 30 ouvriers avaient moins de 30
ans, soit 7,5 % de la population ouvrière.
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Carlam occupait, quant à lui, 499 ouvriers, 88 employés et 24 cadres. En milieu
ouvrier, la moyenne d'âge s'élevait à 41 ans. 49 ouvriers avaient moins de 30 ans, soit
10 % de la population.
Le recueil des informations s'est essentiellement fait selon la méthode des interviewssemi-directives. En règle générale, elles ont été réalisées sur le lieu de travail. En
moyenne, elles ont duré 1 heure.
La sélection des interviewés s'est faite de manière à couvrir au mieux la diversité des
métiers – fabrication, entretien mécanique, entretien électrique –, des profils – âge,
ancienneté, responsabilité hiérarchique,... – et des situations – travail à pause et
travail de jour. Sur les deux sites, des permanents syndicaux ont également été
rencontrés.
Au total, 62 interviews ont été enregistrées et 4 ont fait l'objet de prise de note. Les
interviews enregistrées ont fait l'objet d'une retranscription intégrale.
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TABLE DES MATIERES
Introduction générale ............................................................................................. 1
PREMIERE PARTIELE MANAGEMENT, UNE CONSTRUCTION SOCIALE ET HISTORIQUE..................................................................................................................................... 9
Introduction générale ................................................................................................ 10
Chapitre 1 : Le management classique................................................................ 13
Introduction............................................................................................................. 13
1. De la petite à la grande entreprise ................................................................... 15
2. La grande entreprise et ses conséquences sur le management.................... 18
2.1. La multiplication des cadres et leur ascension aux postes de direction.............................................................................................................................. 19
2.2. L'innovation et la rationalisation.............................................................. 21
2.3. La mise en place d'une infrastructure...................................................... 24
2.4. Les débuts de l'hégémonie américaine sur la gestion ........................... 26
3. Les doctrines de base du management classique .......................................... 27
3.1. Taylor et le taylorisme................................................................................ 28a. La lutte contre la flânerie systématique................................................. 28
b. La one best way et le recours à la science............................................. 30c. La conception taylorienne du travailleur .............................................. 33d. Le taylorisme tel que Taylor le préconise ............................................. 35e. Le taylorisme et le management classique ............................................ 37
3.2. Ford et le fordisme...................................................................................... 40a. L'introduction du convoyeur et le travail à la chaîne.......................... 41b. La journée des huit heures à cinq dollars ............................................. 43c. Le fordisme et le management classique............................................... 44
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3.3. Fayol et le Fayolisme.................................................................................. 45
a. La fonction administrative....................................................................... 46b. Les principes d'administration ............................................................... 48c. Le fayolisme et le management classique.............................................. 52
4. La bureaucratie mécaniste comme modèle d'efficacité ................................ 53
Conclusion............................................................................................................... 56
Chapitre 2 : Le temps de la croissance et des premières remises en cause ..... 58
Introduction............................................................................................................. 58
1. Les grands éléments du contexte ..................................................................... 59
2. L'école des relations humaines......................................................................... 62
2.1. Elton Mayo et les expériences de la Western Electric............................ 63a. Les expériences de la Western Electric .................................................. 63b. L'élucidation du "mystère"...................................................................... 65c. L'homme social et son usage managérial .............................................. 66d. L'ingénierie sociale ou comment gérer l'homme social ...................... 68e. Les Etats-Unis et les relations humaines ............................................... 71
2.2. Les Etats-Unis et l'apologie du manager................................................. 73
2.3. L'Europe et les relations humaines .......................................................... 77a. L'opinion américaine sur la gestion européenne ................................. 79b. Les missions européennes de productivité........................................... 82
2.4. Bilan critique................................................................................................ 86
3. L'école des besoins et des motivations ............................................................ 89
3.1. Les penseurs de l'école des besoins et des motivations......................... 90a. Maslow et la pyramide des besoins ....................................................... 90b. Mac Gregor et ses théories X et Y........................................................... 91c. Herzberg : les facteurs d’ambiance et de motivation .......................... 93
3.2. La gestion de l'homme en quête de réalisation ...................................... 95a. La rotation, l'élargissement et l'enrichissement ................................... 95b. La direction par objectifs ......................................................................... 99
3.3. Bilan critique .............................................................................................. 100
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4. L'école socio-technique .................................................................................... 102
4.1. Les idées clés de l'école socio-technique ............................................... 103
4.2. Les expériences norvégiennes et suédoises .......................................... 107a. De la Norvège à la Suède....................................................................... 107b. Volvo-Kalmar.......................................................................................... 108
4.3. Bilan critique.............................................................................................. 112
5. Les nouvelles formes d'organisation du travail en Belgique ..................... 113
Conclusion............................................................................................................. 115
Chapitre 3 : Le temps de la crise et du renouveau managérial ...................... 118
Introduction........................................................................................................... 118
1. Les éléments du contexte ................................................................................ 120
1.1 Le contexte économique ........................................................................... 120
1.2. Le contexte politique ................................................................................ 123
1.3. Les opinions............................................................................................... 124
1.4. Les technologies ........................................................................................ 127
2. A la recherche de l'entreprise idéale : l'exemple japonais .......................... 129
2.1. Trois remarques préalables ..................................................................... 129
2.2. Le système Toyota .................................................................................... 130a. La philosophie générale......................................................................... 131b. Les innovations piliers........................................................................... 134c. Les innovations périphériques.............................................................. 135d. L'atelier et l'ouvrier polyvalent ............................................................ 136e. La sous-traitance ..................................................................................... 137f. En guise de conclusion sur le toyotisme .............................................. 138
2.3. De l'entreprise japonaise à l'entreprise idéale ...................................... 139
2.4. Bilan critique.............................................................................................. 140
3. La vague du début des années 80 .................................................................. 145
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3.1. La corporate culture ................................................................................. 145
a. Le prix de l'excellence de Peters et Waterman .................................. 146b. Les composantes de la corporate culture............................................ 150c. Les projets et chartes d'entreprise ........................................................ 153d. Bilan critique........................................................................................... 154
3.2. Le management participatif .................................................................... 156a. Les cercles de qualité.............................................................................. 157b. Une définition et un mode de fonctionnement.................................. 158c. Les objectifs visés .................................................................................... 159d. Bilan critique........................................................................................... 161
3.3. La gestion des ressources humaines ...................................................... 162a. Le travailleur vu par la GRH ................................................................ 163b. La GRH en action.................................................................................... 164c. La GRH avec ou sans les syndicats ?.................................................... 165d. Bilan critique........................................................................................... 167
4. La vague de la qualité totale ........................................................................... 169
4.1. La qualité comme dogme ........................................................................ 169
4.2. De l'ombre à la lumière : un bref historique de la qualité totale........ 170
4.3. Qu'est-ce que la qualité totale ? .............................................................. 173
4.4. Les outils de la qualité totale................................................................... 176
4.5. Bilan critique.............................................................................................. 178
5. La troisième vague : la radicalisation ............................................................ 180
5.1 Qu'est-ce que le reengineering ?.............................................................. 181
5.2. Faire mieux avec moins ........................................................................... 182
6. L'entreprise flexible comme modèle d'efficacité.......................................... 183
Conclusion............................................................................................................. 184
Conclusion générale ................................................................................................ 186
DEUXIEME PARTIEDU DISCOURS AUX FAITS,L'HISTOIRE D'UNE MODERNISATION..................................................... 190
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Introduction générale .............................................................................................. 191
Chapitre 1 : La restructuration industrielle ..................................................... 195
Introduction........................................................................................................... 195
1. Les premières années de crise : de 1973 à 1980 ............................................ 196
2. De la création de Cockerill Sambre à l'enlisement : de 1981 à 1983 .......... 199
3. Le redressement : 1983 à 1987......................................................................... 201
4. Une entreprise largement bénéficiaire : de 1988 à 1990 .............................. 204
5. Le retour de la crise : de 1991 à nos jours...................................................... 205
Conclusion............................................................................................................. 206
Chapitre 2 : La modernisation technologique.................................................. 209
Introduction........................................................................................................... 209
1. Du laminoir automatique au laminoir informatique .................................. 210
1.1. Chertal, la vieille ....................................................................................... 212
1.2. Carlam, la jeune ........................................................................................ 214
2. L'effet de l'informatisation sur l'emploi ........................................................ 216
3. L'élévation du niveau de qualification ouvrière.......................................... 219
3.1. L'ouvrier sidérurgiste du temps de l'automatisation pré-informatique
............................................................................................................................ 219
3.2. La nouvelle génération d'ouvriers sidérurgistes.................................. 222
4. Les mutations du travail de fabrication ........................................................ 226
4.1. L’accentuation de la fonction de surveillance ...................................... 226
4.2. La montée en puissance de la monotonie ............................................ 230
4.3. La montée en puissance de la solitude .................................................. 231
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4.4. Un surveillant de plus en plus étroitement contrôlé ........................... 232
4.5. De la fatigue physique au stress ............................................................. 235
5. La complexification du travail d'entretien.................................................... 235
6. L'impact sur les lignes hiérarchiques ............................................................ 237
6.1. La maîtrise ................................................................................................. 237
6.2. L'ingénieur................................................................................................. 239
Conclusion............................................................................................................. 241
Chapitre 3 : La modernisation managériale..................................................... 246
Introduction........................................................................................................... 246
1. La fin des années 70 : l'ébauche d'un renouveau managérial .................... 248
1.1. La stigmatisation de l'entreprise malade............................................... 249
1.2. L’identification des causes....................................................................... 254
1.3. La définition d'une nouvelle politique sociale et managériale ........ 255a. La mise sous tension et la formation de l’encadrement.................... 256b. L’information .......................................................................................... 257c. L’amélioration des conditions de travail............................................. 258d. La concertation et la restauration de la discipline ............................. 259e. L'instauration de la participation ......................................................... 260
1.4. Bilan ............................................................................................................ 262
2. Milieu des années 80 : le management participatif ............................................. 264
2.1. La stratégie participative ........................................................................ 266a. L'échec de la tentative précédente........................................................ 266b. Les termes de la nouvelle mobilisation ............................................... 267c. Les instruments ....................................................................................... 270d. Vis-à-vis des syndicats........................................................................... 273
2.2. La montée en puissance des cercles et ses principaux leviers............ 274a. La promotion des cercles ....................................................................... 274
b. La mise sous pression ............................................................................ 276c. Le creuset de la modernisation technologique ................................... 276
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d. L'attitude syndicale ................................................................................ 277
2.3. L'essoufflement ......................................................................................... 278
2.4. L'expérience des cercles au niveau de la base ...................................... 278a. Le problème de l'adhésion à la démarche........................................... 279b. L'impact des restructurations et les tensions avec la lignehiérarchique................................................................................................. 283c. L'ambivalence de la haute hiérarchie................................................... 284d. Les problèmes de fonctionnement....................................................... 285e. Les dérives de la ligne hiérarchique..................................................... 288f. La dérive élitiste....................................................................................... 290g. Les retombées positives......................................................................... 291
2.5. Le bilan ....................................................................................................... 294
3. Fin des années 80 : la qualité totale................................................................ 296
3.1. Une stratégie de mobilisation systématique......................................... 298
3.2 . Les instruments de la qualité totale ...................................................... 299a. Les Plans d’Amélioration de la Qualité - PAQ................................... 299b. L’Assurance Qualité - AQ ..................................................................... 300c. La topomaintenance - TPM ................................................................... 302d. Les réunions sur le tas - RST................................................................. 305e. Le Statistical Process Control - SPC ..................................................... 305f. La prime de progrès................................................................................ 306
3.3. L'expérience de la qualité totale au niveau de la base......................... 307a. La formalisation des procédures et le "retour" de la norme technique....................................................................................................................... 308b. Mode d’homogénéisation des pratiques ............................................. 312c. Mode de transfert des savoirs et de redistribution du pouvoir ....... 313d. Mode de responsabilisation .................................................................. 317e. Support à la formation ........................................................................... 319
3.4. Le bilan ....................................................................................................... 320
Conclusion............................................................................................................. 323
Conclusion générale ................................................................................................ 329
TROISIEME PARTIEPROLOGEMENT THEORIQUE,LE PARADIGME POLITIQUE ET L'HISTORICITE ................................... 337
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