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DELACROIX
d’après son JOURNAL
ZEINAB ABDELAZZIZ
Avril 1967
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Avant-Propos
« Tout n’est pas dit encore et l’on ne vient jamais trop tard »
E. Delacroix
Parler de Delacroix, de ce Delacroix écrivain, ami de Baudelaire, semble être
aujourd’hui (en 1967) un projet audacieux sinon voué d’avance à un échec certain.
Pourtant, rien n’empêche de repenser une œuvre maintes fois commentée, expliquée,
analysée ou synthétisée. En fait, chacun a sa manière d’interpréter une phrase, une
page ou un journal en vue d’ajouter, de développer ou peut-être aussi de contredire,
en le prouvant, ce qui était considéré définitivement reconnu dans la tradition.
En ce qui concerne le Journal d’Eugène Delacroix, on n’a pas encore
entrepris aucune étude de valeur qui puisse mettre en lumière les idées de ce peintre-
poète qui fut aussi un critique et surtout un esthéticien. Il est à remarquer, à cet
égard, que les esthétiques diverses ne peuvent en aucune sorte omettre le nom de
l’auteur de la Liberté guidant le peuple, de la Mort de Sardanapale, de la Lutte
de Jacob, qui, en pratiquant la peinture, ne pouvait s’empêcher d’énoncer des idées
systématiquement pensées et rédigées qui, dans leur ensemble, obligent à l’examiner
sous cet angle particulier de l’esthétique.
C’est le Journal, mieux que tout autre ouvrage, qui permet de déceler les
caractéristiques d’une âme artiste et d’un esprit raisonné, donc d’un critique d’art,
d’un critique littéraire tel Delacroix. Puisse une telle étude permettre une meilleure
et plus juste interprétation de ces idées et aider à une compréhension plus profonde
de celui qui fut pratiquement un chaînon dans le patrimoine de la pensée humaine.
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Introduction
Le XIXe siècle se caractérise par sa complexité. C’est un siècle en
mouvement, « un rond-point » où se rencontrent et se dégagent les courants du passé
et ceux à venir. Au rythme saccadé des événements politiques, des bouleversements
sociaux, des découvertes scientifiques, correspond un même essor enchevêtré de
courants artistiques et littéraires. C’est un siècle où des transformations et des
réformes s’imposent en ébranlant les assises du convenu et du conventionnel. C’est
un « siècle-charnière ».
Pris en bloc, ce siècle a connu sept régimes politiques (Le Consulat,
L’Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Seconde République, le
Second Empire et la Troisième République) ; trois classes distinctes (L’Aristocratie
ou la classe gouvernante, le prolétariat et surtout la bourgeoisie ascendante) ; de
grandes découvertes scientifiques et technologiques (Mathématique, Relations entre
les phénomènes électriques et les phénomènes lumineux, la Relativité, l’Astronomie,
les Vibrations lumineuses, ondes électriques, l’Industrie du froid, des Explosifs,
etc.) ; ainsi que trois courants artistiques et littéraires (Le Romantisme, le Réalisme
et le Symbolisme). Malgré une telle complexité et aussi grâce à elle , ce siècle est
traversé par deux courants diamétralement opposées : l’un pessimiste, estimant que
l’humanité s’éloigne de plus en plus de l’âge d’or, et par là il est plus mythique que
métaphysique, ce qui explique l’atmosphère idyllique dans laquelle le Romantisme a
sublimé le passé et les pays lointains ; l’autre optimiste, fondé sur le rationalisme et
la science, trouvant que l’humanité progresse grâce à la raison, à la science et à ses
applications techniques.
Le Romantisme couvre, on le sait, à peu près la première moitié du siècle. Il
est la tendance artistique et littéraire à travers laquelle s’étend la présente étude,
mais il est aussi celui qui a connu le sommet de la lutte et de la confrontation de tous
ces événements. Il est marqué du point de vue social, par l’avènement de la
Bourgeoisie qui essaye de surpasser l’ancienne noblesse en dignité et en sérieux ; du
point de vue politique, par la présence de tendances libérales et socialistes ; et dans
le domaine artistique, par la recherche d’autres ressources que les classiques et les
écoles académiques. Dans cette atmosphère de changements fondamentaux surgit le
mal du siècle : le passé grandiose n’est plus, et les promesses à venir ne sont pas
encore.
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C’est avec le début de ce «mal» que grandit Eugène Delacroix, dont la vie
s’étend à peu près sur les deux premiers tiers du siècle : de 1798 à 1863. La première
singularité de cette vie est qu’elle s’ouvre sur un mystère. Mystère qui « intrigua ses
contemporains, nous saute aux yeux, mais à propos duquel le principal intéressé
semble bien ne s’être jamais posé de question, ou en tout cas n’avoir jamais laissé
paraître qu’il pouvait se poser de question » (P. Daix : Delacroix le libérateur, p.3).
En outre, la vie du peintre est influencée par tous les bouleversements de son siècle.
Par sa naissance et par ses études, Delacroix appartient à la grandeur rationnelle du
XVIIIe siècle. Car, s’il appartenait par sa famille officielle à la grande bourgeoisie
parisienne, le peintre tenait par son vrai père, Talleyrand, à la plus ancienne
aristocratie. Et c’est en aristocrate qu’il se conduisit dans le monde. Ayant perdu son
père à six ans, sa mère à seize, Eugène entre dans la vie avec le culte d’un
conventionnel, certes, mais surtout avec le mal du siècle doublement ressenti : en
famille et en société.
Voulant prendre part aux événements politiques et pensant peut-être pouvoir
ramener le passé, Delacroix s’affilie à une organisation de Carbonari, qui aboutit à
un échec radical. Voyant que les changements s’opèrent et s’établissent malgré lui, il
restera toujours un conservateur. « Je suis plus conservateur qu’un Senat », note-t-il
(J.I. p.55). Profondément enraciné dans le passé et voulant intensément vivre dans le
présent, Eugène restera toujours un homme divisé. En effet, la dualité sera sa grande
singularité. Il respectera les anciens, l’ordre et les hiérarchies, et aura la manie des
couleurs, des bouleversements et de la liberté. Ne pouvant donc participer aux
événements sociaux et politiques, dont la Bourgeoisie est le premier bénéficiaire,
Delacroix se limite strictement à la peinture, - contrairement à Hugo, Balzac,
Berlioz, Wagner ou même à son disciple Baudelaire. Partant de son propre échec
politique et social, Delacroix refusera ce rôle à tout artiste et s’appliquera à se faire
Dandy, mais à sa façon. La blessure de cet échec qu’il gardera dans ses tréfonds,
quoique artistement cachée, sera la cause de son aversion contre tous ceux qui
daigneront prendre part aux événements du siècle, tels Daumier, Courbet, George
Sand et autres.
Subtilement aidé par Talleyrand, par le gouvernement, et sûr de ne plus rester
oisif, car les commandes officielles étaient nombreuses, dès le début de sa carrière,
Delacroix, les années ainsi assurés, reste Révolutionnaire dans son atelier mais
Conservateur dans les Salons ! Il se réserve pour travailler avec acharnement. Cet
Acharnement, cette Habilité, exaspéraient ses ennemis. On peut lire en 1844, dans le
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Journal des Artistes : « Cet homme est l’équivalent d’un charlatan par l’importance
qu’il se donne et l’activité qu’il déploie. Jamais il ne paraît, il est toujours partout.
Jamais il ne demande mais il obtient toujours tout ». (Cité par Ph. Jullian in
Delacroix, p. 190).
Si par enthousiasme, ou par intérêt, Delacroix a peint la Liberté guidant le
peuple en 1830. Il refusera de peindre « l’Egalité » en 1848. Dorénavant il est
contre tout ce qui se passe, contre tous les changements qui s’opèrent, contre les
révolutions et les émeutes, surtout à cause de leur vandalisme et parce qu’ils se
reflètent comme le Progrès, sur la bourgeoisie, sur la matière, et non sur l’Idéal qui
n’est plus ! En s’éloignant de la mêlée, après avoir subi nombre de déceptions et de
désillusions quant à la société ou au gens, Delacroix se replie sur lui-même. C’est à
son Journal qu’il confiera les aventures et les mouvements de son cœur et de son
esprit. C’est ce qui fait l’intérêt de ces mémoires, qui contiennent en plus, sa
doctrine humaine et artistiques.
L’histoire du Journal n’a jamais été écrite, dit Joubin (J.I, p.1) : « Elle est
intéressante, assez compliquée, tourmentée et presque dramatique, comme tout ce
qui touche à ce grand homme ». Entrepris à deux reprises, du 22 Septembre 1822
jusqu’au 5 Octobre 1824, et du Janvier 1847 jusqu’au 22 Juin 1863, le Journal
représente en réalité deux parties profondément distinctes : un Journal de jeunesse,
et un Journal de l’homme dans la maturité et la vieillesse. Ces deux parties ne se
placent pas cote à cote mais il faut les mettre face à face l’une de l’autre, en plein
contraste. La première, c’est le confident intime, partagé entre un profond mal du
siècle et un enthousiasme sans borne ; la seconde, écrite avec l’intention d’être
publiée, reflète l’évolution de sa pensée ainsi que son ascendance, de plus en plus
marquée, vers la solitude et le détachement. Le silence qui les sépare permet de
saisir d’un coup d’œil leur opposition, de constater l’acheminement de son génie et
son passage du romantisme au classicisme, ou plutôt de son Romantisme à son
Classicisme. Car Delacroix diffère des classiques aussi bien qu’il diffère des
romantiques.
Entre ces deux dates, 1824 et 1847, et durant ces vingt-trois années, Delacroix
n’a pas tenu de Journal faute de temps : « Le temps est si rempli par mon travail, que
je me mets à écrire trop long ici, je n’ai plus le même entrain pour travailler » (J. II,
p. 100). Mais cela ne veut point dire qu’entre ces deux dates il n’a pas écrit. Le
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peintre adorait écrire... En fait, il a confié à ses « calepins », à ses albums, à ses
carnets et à sa correspondance nombre de réflexion ou d’observations.
Du Journal, Delacroix ne faisait point mystère de son existence. Il
envisageait même la publication posthume. Théophile Silvestre a copié en 1853 une
grande partie avec l’autorisation du peintre et sous sa direction. Aussi, à la mort du
maître, Silvestre s’est préoccupé du sort de ces précieux agendas. Il les demanda à
Jenny le Guillou, servante et confidente de Delacroix .Mais elle lui répondit qu’ils
avaient été brulés par Delacroix lui-même. Silvestre le crut et l’imprima dans ses
Documents nouveaux sur Delacroix, en 1864. Jenny avait menti : Le Journal
n’avait point été détruit.
Après la mort de Delacroix, le manuscrit du Journal fut remis par Jenny à
Constant Dutilleux, le peintre, beau-père d’Alfred Robaut ; Robaut entreprit de
copier ce manuscrit ; il rendit en 1886 une partie seulement des originaux, celle qui
avait été télécopiée, et garda l’autre ; la partie rendue à Jenny fut donnée par celle-
ci, avant sa mort, à la famille Verninac, beau-frère de Delacroix ; la partie gardée
par Robaut fut cédée par lui à Pierre Andrieu, après qu’il l’eut fait copier. Ainsi, à
partir de 1986, l’ensemble des manuscrits de Delacroix semble avoir été scindé en
deux, du fait de Robaut et ne fut plus, dans la suite, jamais reconstitué.
R. Piot reçu la copie du Journal faite par Robaut et son rôle se tint à trouver un
éditeur. Après la publication du Journal en 1893, nul n’entendit plus parler du
manuscrit original. Dix ans plus tard, les agendas commencent à paraître en vente
chez les libraires. Quelques-uns furent mutilés, vendus à la page : cinq francs, si elle
contenait un dessin ! Acquis par David Weill, il les offrit à la Bibliothèque d’Art de
l’université de Paris. Ensuite, la famille Verninac, ayant appris que les agendas
avaient été recueillis à la Bibliothèque d’Art, voulut bien joindre ceux qui lui
restaient. Ainsi se retrouve constitué le lot de manuscrits que Jenny en 1866 avait
déposés entre les mains des Verninac.
Il manque toujours le lot Robaut, qui parait irrémédiablement perdu. Pour ces
années disparues, la copie de Robaut reste la seule originale. Ainsi, sur 20 années du
Journal, 14 sont conservées à la Bibliothèque d’Art, 5 ne sont plus connues que par
la copie Robaut, et une (1848) a été perdue l’année même par Delacroix. (Joubin :
Introduction du Journal, I, pp. III-XI.).
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La copie de Robaut comporte plusieurs erreurs de lectures et surtout des
suppressions arbitraires : soit des passages qu’il jugeait inutiles, soit des extraits de
lectures de Delacroix ! L’importance de ces extraits est qu’ils constituent pour
Delacroix, un moyen de se connaître. Ce sont les passages qui lui paraissent le
mieux représenter ses propres pensées et lui faire faire des progrès dans la
connaissances de soi-même. Mieux se connaître, se connaître à fond, pour arriver à
mieux comprendre les autres et par là à mieux agir en faveur de l’humanité. Tel est
le point de départ de Delacroix, et telle est la valeur qui fait de son Journal un
monument rare.
Pour sa vie comme pour son art, Delacroix avait recours à ses propres
expériences et à celles d’autrui. Précisant son but, l’auteur ne s’envisageait pas
comme un être unilatéral mais comme une personne complexe et bizarre, composée
de dix personnes à la fois. Ce sont deux hommes différents, leur apparition séparée
ou leur confrontement qu’il a essayé d’observer et noter les remarques. C’est ce qui
fait la singularité de ce Journal.
Si, en écrivant, certains peintres font figure d’artistes doublés d’écrivains
amateurs, Delacroix fut, à la différence de ceux-là, ce grand artiste, ce grand
écrivain, bref, cet homme dont le génie se manifeste sous des formes bien variées.
Reste cette question fondamentale : Qu’est-ce-que le Journal d’Eugène
Delacroix et quelles sont les idées qu’il contient ? La réponse sera cette étude qui,
dans son ensemble et dans ses détails, tâche d’éclaircir tous les recoins du
monument.
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CHAPITRE PREMIER
DELACROIX ET LA CITÉ
La dualité, leitmotiv nécessaire.
L’éternel célibataire.
L’amitié, seul lien estimable.
Maladie du siècle et dandysme delacrucien.
La politique, slogan chimérique.
Paris, l’inévitable antipathie.
Le progrès, fanal obscur.
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Delacroix et la Cité
La Dualité Leitmotiv nécessaire
« Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures,
car ils les font capables d’inspiration et d’action : L’une enfante le projet, l’autre
l’accomplit » (J.III, p.246).
En copiant cette citations de Chateaubriand, Delacroix trouvait une véritable
définition à sa propre existence toute de contradictions : Il avait besoin du calme et
du mouvement, en même temps, sinon simultanément. L’un pour le recueillement,
l’autre pour la création. En effet, la dualité est le grand leitmotiv qui mena sa vie et
son œuvre : peu d’artistes sont aussi différemment reçus ou soulèvent autant
d’orages, de clameurs et de discussions. Delacroix, l’homme et l’œuvre, prêtèrent à
une immense divergence d’opinions.
D’après Th. Gautier : « Toute urbanité critique avait cessé pour lui, et l’on
empruntait, quand on était à court, des épithètes au catéchisme poissard. C’était un
sauvage, un barbare, un maniaque, un enragé, un fou qu’il fallait renvoyer à son lieu
de naissance, Charreton. Il avait le goût du laid, de l’ignoble, du monstrueux, et puis
il ne savait pas dessiner, il cassait plus de membres qu’un rebouteur n’en eut pu
remettre. Il jetait des sceaux de couleurs contre la toile, il peignait avec un balai
ivre » (In Histoire du Romantisme, p. 200).
Par contre, d’autres critiques seront distinctement opposés. « C’était un
curieux mélange de scepticisme, de politesse, de dandysme, de volonté ardente, de
ruse, de despotisme et enfin d’une espèce de bonté particulière et de tendresse »,
(Baudelaire : L’œuvre et la vie de Delacroix, p. 1128). C’était « L’hôte le plus gai,
dit A. Houssaye, le plus imprévu, le plus lumineux qu’on put avoir, (…) un esprit
subtil au point qu’il comprenait au premier mot » (cité par R. Huyghe, in Delacroix,
p.10).
Même sa physionomie prêta à nombre de description. Il était d’une « beauté
farouche, étrange, exotique, presque inquiétante : on eut dit un maharajah de l’Inde,
ayant reçu à Calcutta une parfaite éducation de gentleman et venant se promener en
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habit européen à travers la civilisation parisienne ». (Th. Gautier, op.cit., p.203).
D’autres verront en lui un Fauve ! Un fauve « moelleux, velouté, câlin comme un
de ces tigres dont il excelle à rendre la grâce souple et formidable, (…) des yeux à
l’expression féline », dira Gautier ; - avec « des énormes maxillaires qui font penser
aux mufles des léopards », poursuivra Maxime du Camp ; - et une « peau brune,
bistrée, mobile, se plissant comme celle du lion », ajoutera Dumas…
D’une éducation générale, multiple et quasi-universelle, Delacroix était doué
d’une vitalité extraordinaire jointe à une inlassable curiosité. En effet, il n’est
presque pas de domaine où il n’ait promené son imagination, qu’il n’ait « sinon
approfondi, du moins embrassé d’un regard compréhensif » (H. Gillot : Delacroix,
p. 90). Littérature, traduction, poésie, musique, philosophie, sciences naturelles,
équitation, chasse, pour ne pas citer son cheval de courses, la peinture, et tout ce
qu’elle exige de savoir… Rien de tout ce qui constitue la connaissance humaine ne
lui garda la porte fermée !
Ayant acquis cette vaste culture, le peintre était aussi un brillant causeur. « Il
est inutile, dit Baudelaire, de parler de la conversation d’Eugène Delacroix, qui est
un mélange admirable de solidité philosophique, de légèreté spirituelle et
d’enthousiasme brulant » (in : L’Artiste Moderne, Salon de 1859, p. 1028).
Les connaissances sociales du maître étaient d’une envergure immense : elles
allaient depuis l’humble servante au grand cœur (Jenny le Guillou, qui le servit avec
une ardeur quasi religieuse), jusqu’au duc d’Orléans. «Le duc d’Orléans l’adore :
point de réception sans lui au Pavillon de marseau dit J. L. Bory, en passant par les
membres de la mêlée romantique et la crème de la société» (in Delacroix, p. 104).
Si telles étaient les esquisses extérieurs du peintre, les siennes seront bien plus
modestes : Eugène se trouvait tel « un roseau isolé, jeté à la merci de toutes les
tempêtes » (C.G., lettre du 21.2.1821 à Soulier, p.119). «Toujours troublé comme un
faible enfant (J.I, p.118), « vulnérable et ouvert de tous les côtés à la surprise » (J.I
p.27). Mais ce « faible enfant » pour reprendre ses propres termes, bien qu’il ait été
entouré « d’un chaos, d’un capharnaüm, d’un tas de fumier, comme il le dit à Piron,
il savait parfaitement ce qu’il voulait : Être un grand homme ! (Lettre Intimes,
p.39).
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C’est pour cette raison qu’il ne négligea rien de ce qui pouvait le faire un
grand homme ou le plus irremplaçable des hommes… Grand Homme ? « Il l’a été
jusqu’au bout et dans tous les sens » dit G. Sand. Irremplaçable ? – Il a fait de lui-
même, patiemment ou impatiemment, « le plus irremplaçable des êtres », comme
dit A. Gide. En effet, Baudelaire trouva que sans lui la chaîne de l’évolution
humaine reste désespérément brisée.
Timide , impatient, ennuyé et dégoûté du tourbillon qui l’entourait et qui
envahissait le siècle, avide de connaissances, d’expressions , de gloire et de liberté ,
Delacroix ne tarda pas à se dresser un programme qu’il suivra jusqu'à la fin de son
séjour : « l’ordre dans toute chose , une satisfaction intérieure et une mémoire
ferme ; un sang-froid, une santé qui ne soit pas délabrée par la compagnie des autres,
et , beaucoup de besogne ».
L’ordre, pour faire face au tumulte des passions folles qui l’entourent ; la
satisfaction intérieure , parce qu’il doit se respecter avant tout et être à la hauteur de
son idéal ; une mémoire ferme, car il est des résolutions qu’il ne devra jamais
oublier (Surtout ses résolutions envers les femmes, que nous traiterons au point
suivant) ; un sang-froid , pour se fortifier contre la première impression ; une bonne
santé, parce qu’elle est si nécessaire au travail et répand une couleur fraîche et riante
sur tout, et enfin cette insatiable nécessité d’avoir beaucoup de besogne, car le
travail c’est toute la philosophie et la bonne manières d’arranger sa vie.
Si à 26 ans il se demandait avec effroi quelle serait sa destinée (J.I, p.109) ou
s’il n’entrevoyait pas encore l’orientation de son chemin, ce ne sera qu’une
inquiétude, mais pas la plus forte. La grande charge pour Delacroix sera de
s’observer continuellement, d’être honnête et ferme, simple et vrai, pour satisfaire
son unique pensée qui le harcèle et le tourmente de mille manières, cette « maîtresse
la plus exigeante » qu’est la peinture (J.III, p.317).
En effet, Delacroix n’intriguera que pour être tout à elle, et rien au monde ne
l’empêchera de voir les choses à sa façon. Voyant que les plus beaux et les plus
précieux instants de sa vie s’écoulent dans des distractions qui ne lui apportent, au
fond, que de l’ennui, il ne tardera pas à avoir recours à cette « barrière » que la
nature a mis entre son âme et celle de ses amis les plus intimes, à lutter et à chercher
la solitude.
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Visant d’atteindre les sommets et l’extrême plénitude de sa carrière, Delacroix
sera l’auteur du combat, et le combat ne sera que continu dans cette vie toute de
contradictions. Le bien et le mal, la volonté et le désir, soi-même et les autres, seront
les éléments principaux de cette lutte sourde et tenace. Mais le déchirement capital
qui marqua profondément la vie du peintre : c’est la Femme.
* *
*
L’Éternel Célibataire
Ce n’est point médisance que d’aborder un problème aussi délicat qu’est
celui de la naissance Delacroix, mais pour éclaircir son attitude envers les femmes et
le mariage, - attitude qui resta longtemps mystérieuse ou justifié par l’absorption
du maître par son travail.
Partant des dernières données « Il est acquis toutefois que l’état de Charles
Delacroix, avant qu’il ne fût traité, sept mois avant la naissance d’Eugène, lui avait
fait perdre tous les avantages de la virilité » (R. Huyghe : Delacroix, p 52). «Mme
de Staël faisait allusion à l’ablation d’un sarcome, de 32 livres, qui depuis quinze
ans rendaient le ministre impuissant. Elle ne fut pas la seule indiscrète, car cette
opération délicate fut commentée dans la presse avec détails », (Ph. Jullian
Delacroix, p.12). Ajoutons la note de Joubin à la page 8 du Journal I, où l’on
trouve que le récit de cette opération effroyable a été publié par l’ordre du
gouvernement, à Paris, par l’imprimerie de la République, en Frimaire an VI. On
notera que dans ce «Gouvernement», Talleyrand était ministre des Affaires
étrangères : i.e. le chef direct de l’opéré !
Nous adoptons cette hypothèse, mise à jour récemment grâce à de nombreuses
études basées sur des documents irréfutables : Un certificat médical qui devait
accompagner un bocal dans lequel était conservée cette curiosité est passé à l’Hôtel
Drouot en Novembre 1962, disant que Delacroix était le fils de Talleyrand. Son fils
unique puisqu’il resta sans enfants légitimes (Tarlé : Talleyrand, p. 319). Ce qui
justifie l’attachement subtil du cynique politicien envers le peintre.
Delacroix n’ignorait rien de son origine : l’exemplaire, relié par ses soins, du
rapport officiel sur l’opération de son père légal figurait dans sa bibliothèque, telle
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que la reçut son légataire universel, Piron (R. Huyghe : Delacroix, pp. 52 et 182).
Ne pouvant être le fils de celui qu’il avait profondément admiré, Delacroix « devait
admettre l’inconduite d’une mère tant aimée, et qui, après la mort de son époux,
vivait à Marseille avec le Général Cervoni, dont elle élevait la fille, cependant
qu’elle laissait Eugène pensionnaire à Louis-le-Grand » (op. cit. p. 182).
Doublement malheureux, par cette trahison maternelle et par toutes ces
chimères qui l’entouraient, comme le dit justement Eugène : «Quand les chimères
font un homme malheureux, à quel degré de malheur ne peut-il pas descendre », cité
par J. Pellotin, in Delacroix, p.6), Delacroix fut si profondément blessé que sa plaie
resta toute béante la vie durant.
S’il connut le bruit qui courait de son temps, au témoignage de Th. Silvestre,
de M. du camp, de Mme Joubert, amie de son cousin, et le célèbre avocat Berryer,
Delacroix «savait faire respecter son origine avec une autorité nuancée d’ironie (Ph.
Jullian : Delacroix, p.81). En effet, il fit tout son possible pour maintenir les
apparences et pour voiler ses blessures.
De son père légitime, il n’a fait mention qu’une seule fois dans son Journal,
en termes laconiques mais suffisants pour lui mémorer la conversation qui eut lieu :
« Nous avons parlé ce soir de mon digne père. Me rappeler plus en détail les
différents traits de sa vie », note-t-il chez son frère à Louroux, le 12 Septembre
1822. Un paragraphe plus loin, il marque au début de la ligne un seul mot mais qui
renferme à lui seul tout le mystère, toute la blessure : «L’Opération ».
Et Delacroix termine les notations de ce même jour par un conseil quasi-
impératif, qui projette les lumières sur son comportement : « Pense à affermir tes
principes. Pense à ton père et surmonte ta légèreté naturelle. Ne sois pas complaisant
avec les gens à conscience souple ».
Dès lors se dresse une barrière infranchissable entre lui et la femme. La
légèreté naturelle, qui le faisait palpiter ou lui donnait un chatouillement nerveux en
présence de n’importe quelle femme, quel qu’en soit la nature, sera opprimée.
Profondément blessé dans ce qu’il avait de plus sacré, Delacroix décida de garder
ces « consciences souples » à distance et ne se permettra jamais d’être sous leur
emprise. Il les fuira même s’il a pour « elles » un sentiment quelconque. Socrate ne
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dit-il pas qu’il faut combattre l’amour par la fuite ? (noté par Delacroix, le 6 Mai
1823). Et Delacroix ajoute : « la fuite est le seul remède ».
Notons que c’est en cette année, 1822, que le peintre immortalisa son drame
en lui donnant une force picturale et se peignit en Hamlet. « Enigmatique et sombre,
regard amer et perspicace, bouche ferme et point hagarde ». Personnage dans lequel
« il projetait son tourment » et y voyait une « transposition romanesque de son cas ».
(R. Huyghe : Delacroix, pp. 182 et 527).
En fait, Delacroix ne revint jamais sur sa décision : point de mariage.
De toutes ces grâces divines qui l’entouraient, qui le remplissaient de chagrin
et de plaisir à la fois, il dit qu’il ne les « possèdera jamais ». La raison ? – « plusieurs
de ces dames-là, dit-il, ont un amant dans toutes les classes possibles afin de
connaître tous les genres de mérites » (J. II, p. 334), et parce qu’il ne veut pas qu’on
lui dise qu’on l’aime et qu’on ait en même temps des procédés pour un autre !
(J. I, p. 34).
Mais si Delacroix refuse l’idée du mariage en bloc, et pour cause, cela ne
veut nullement dire qu’il est contre l’idée en elle-même : « Une épouse qui est de
votre mesure est le plus grand des biens. Je la préférerai supérieure à moi de tous
points, plutôt que le contraire » (J. I, p.34). Mais le comble à son avis était qu’on
ne peut jamais être connu et senti tout entier… Telle sera donc la souveraine plaie de
sa vie, plaie qui mène, inévitablement, à la solitude du cœur.
Si Delacroix a été, théoriquement, jusqu'à préférer sa compagne
« supérieure » à lui, cela ne l’empêchera pas de dire que « Le mari doit protection
à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Non pas à cause de sa nature
conservatrice, mais surtout pour « ces femmes qui se croient en droit de faire ce
qu’elles veulent, qui ne s’occupent que de plaisir et de toilette, qui ont trop
d’autorité, et pour qui l’adultère, qui dans le code civil est un mot immense, n’est
par le fait qu’une galanterie, une affaire de bal masqué ». (Supplément du J. III,
pp. 439-440).
Ne voulant donc subir aucune contrainte : soit celle des « impérieuses lois
d’une femme acariâtre », soit celle des « caprices d’une coquette » car « elles vous
quittent ou meurent au moment où elles pourraient vous rendre le service de vous
empêcher d’être seul » (J.I, p.34), Delacroix semble opter pour l’attitude de la fille
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de Danglar » (Dumas, Monte-Cristo, cité in J. III, P. 248) : « Je ne vois pas
pourquoi j’irai embarrasser ma vie d’un éternel compagnon, dans le naufrage de la
vie, car la vie est le naufrage éternel de nos espérances. Je jette à la mer mon bagage
inutile, voilà tout, et je reste avec ma volonté, disposé à vivre parfaitement seul et
par conséquent parfaitement libre ».
Telle fut l’idée de Delacroix concernant le mariage, mais cela ne veut point
dire qu’il soit arrivé à extirper ses propres sentiments envers la femme, à l’abolir
moralement et physiquement de sa vie ou à réduire ses aventures à de simples
liaisons ancillaires comme le pensa Lassalle-Bordes, son élève.
Delacroix adorait la femme. La beauté de son corps, « ce poème admirable »,
disait-il, l’enivrait et il gardait longtemps l’impression de la netteté du teint, de la
pureté des formes, de ce tendu de la peau qui n’appartient qu’à une vierge (J.I,
p.44). Il tenait son cœur à deux mains en la présence d’une femme, surtout si elle
avait une grande toilette qui montre ses bras et ses épaules (J.II, p.297). Il a même
été jusqu'à rêver d’avoir près de lui un moulage de la main bien-aimée de Mme de
Forget ! Ce rêve devait devenir une gracieuse réalité, dit R. Escholier (In Delacroix
et sa consolatrice, p. 138), car « Consuelo » fit mouler sa main et donna le moulage
à Delacroix. Et enfin, Delacroix avoue, tout comme Casanova, qu’il a « aimé les
femmes à la folie, mais leur a toujours préféré la liberté » (J.III, p 73).
Aussi avide de chaleur humaine, la lutte entre ses instincts et ses principes
était « magnanime » car ses « résolutions s’évanouissaient toujours en présence de
l’action » (J.I, p. 112). Ne pouvant donc assourdir sa sensualité ni continuer la fuite
Socratienne, Delacroix s’ajoute un nouveau principe : Jouir ! Jouir de ce qui est dans
ses mains sans se compromettre ! En effet, dès lors, la femme mouvra librement
dans sa vie, mais dans le cercle qu’il lui a tracé et jusqu'à ses barrières
infranchissables…
Admirant et agissant à la Casanova, le peindre ira jusqu'à la trahison : en
pleine liaison avec Mme Dalton, il arrange une escapade jusqu'à Bruxelles avec
Elisa Boulanger, tout en chargeant un de ses amis de lui porter des lettres, écrites à
l’avance, afin qu’elle ne se rendre pas compte de son absence ! Dans les bras de
Mme de Forget, il pense à George Sand et lui envoie le billet suivant : « J’ai la
douleur de ne pas être libre ce soir. Je suis pris et même enlacé, ce qui ne dit
16
pourtant pas que je m’amuserais plus qu’avec vous car je vous préfère et vous
préférerait à tout » (Ph. Jullian, in Delacroix, p. 164).
Et les figures féminines seront comptées au nombre de cent et trois dans la
carrière amoureuse du peintre-Casanova : « Patriciennes et plébéienne, grande
dames et petites femmes, bourgeoises et princesses, danseuses et baronnes, bas-
bleus , artistes et notairesses, brûlantes vertus et froides, coquettes, grisettes, lorettes,
filles des rues et filles cloitrées, parisiennes et provinciales, anglaise, russes,
polonaises, grecques, mauresques et espagnoles, toutes les formes et les formats , les
couleurs et les odeurs, les fraîches moelleuses et les consumées, les belles, les pires
et même les laides mais qui ont ce quelque chose… cosa di femmina ! (Y. de
Florenne : les plus belles pages de Delacroix, p. 16 de la préface).
Aussi ample que puisse apparaitre cette orgie sardanapalesque, la femme
garda toujours le second rang après « l’unique maîtresse » : la Peinture. Si Delacroix
a connu cent et trois femmes, il en a peint mille et trois (Y. de Florenne, idem. page
292 de la préface).
Si le comportement de Delacroix avec la femme mène à quelque équivoque,
on peut dire qu’il ne manquait pas de scrupule ou de galanterie. Malgré « leur
avachissement » dit-il, il avait « du respect pour les femmes » (J.I, p.12) et gardait
en lui-même l’image de l’idéale compagne : Outre la régularité des traits ou le
charme, mot qui dit tout, « elle doit être franche, comme font deux hommes
ensemble, et pouvoir bien parler de tout sans sentir la pédante ». C’est à dire une
parfaite harmonie entre le corps et l’âme… Contrairement à la compagnie des
hommes, la société féminine a toujours eu un charme infini dans la vie du maitre :
L’œil de la femme, à son avis, pénètre mieux le génie de l’artiste …
* *
*
L’Amitié, Seul lien Estimable
Pour Delacroix, les hommes sont distinctement divisés en deux catégories :
« Une horde de créatures hideuses, des tigres et des loups animés les uns contre les
autres pour s’entredétruire, des masques et des griffes acérés prêtes à s’enfoncer
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dans votre cœur » et des « natures nobles et généreuses », de « rares mortels qui ne
semblent laissés à la terre que pour témoigner du fableaux âge d’or » (J.II, p.10).
Le grand homme sera le « Prophète » qui voit, le « Phare » qui éclaire ce que
le vulgaire ne voit pas. Ce sera cet heureux mortel qui unit le génie, l’esprit, la
finesse et la simplicité à la raison et au sens (J.I, p. 22). Mais l’homme
« exceptionnel » sera celui qui pourra réunir ces deux facultés maitresses :
l’imagination et la raison. Car, adoptant pieusement le critère du grand siècle, le
peintre trouvait que c’est l’esprit qui fait l’homme. Mais cette grandeur de l’être
humain n’empêchait pas Delacroix de mettre le doigt sur l’énigme éternelle de
l’homme et son promoteur principal : La Contradiction. « Nous sommes nous-même
plein de contradictions, de fluctuations, de mouvements en sens divers »
(J.II, p.213).
En saisissant cette réalité qui semble si simple, Delacroix pointe le nœud du
mécanisme humain. Si l’on avait déjà dit que l’homme est un petit monde, le peintre
va jusqu'à trouver que « non seulement il est dans son unité un tout complet », mais
que chaque partie en lui est « une espèce d’unité complète » (J.II, p.227), telle une
branche détachée d’un arbre et qui représente les conditions de l’arbre tout entier.
Mais cette « unité complète » qu’est l’homme n’est pas détachée du monde qui
l’entoure. Delacroix prend soin de noter la dialectique qu’il découvre entre l’homme
et la nature : « l’homme domine la nature et en est dominé. Il est le seul qui non
seulement lui résiste mais en surmonte les lois, et qui étanche son empire par sa
volonté et son activité » (J.II, p.273).
Même son éducation sera le fruit de cette réciprocité, ce sera une « Culture de
l’âme et de l’esprit par l’effet de soins et par celui des circonstances extérieures » (J.
II, p.38). L’homme n’est donc pas une créature ballottée par les vagues du hasard,
contrainte à subir les lois du destin ou jetée à sa merci, mais une force d’égale
valeur, une force qui jouit d’une volonté formidable, surtout si elle est munie de
concentration : « J’ai toujours cru que lorsqu’un homme se met dans la tête de venir
à bout de quelque chose et qu’il ne s’occupe que de son dessein , il doit y parvenir
malgré toutes les difficultés » (J.III, p. 80).
Mais hélas , tel n’est pas le sort de tous les mortels : la plupart des hommes
meurent sans avoir pensé, et encore , ce qui est pire pour Delacroix , se contentent
de la surface des choses , errent dans la vie sans éprouver « cet appétit de la nature,
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cette fraîcheur d’impressions » (J.II, p. 474 ), ne sont pas pénétrés par cette poésie
en action … Quand à ces « coquins » , à ces « âmes de valets sous des enveloppes
brodées » (J.II, p. 145 ), à tous ces « imbéciles » qui n’ont qu’un « sentiment
commun qui les animes , celui de se pousser et de passer sur le corps de son voisin »
(J.II, p. 367), qui ne causent que de « choses insipides » ou « baillent solitairement
au milieu de la cohue quand ils ne trouvent personne à ennuyer » (J.II, p. 313) , ce
n’étaient qu’un troupeau à quatre pattes, un troupeau fallacieux qui causait un
sentiment d’amertume et de mépris de soi-même si jamais le peintre s’y
« confondait » avec lui !
Tous ces gens n’étaient pas sans porter un masque, et surtout, un masque
hilare de contentement et de satisfaction de soi. Intrigué, mais jamais dupe de ces
natures, que de fois Delacroix n’a-t-il pas « désiré lire dans les cœurs, uniquement
pour savoir ce que contenaient de bonheur ces visages satisfaits » (J.II, p. 231).
Plongeant dans leur gouffre infini, Delacroix trouve non seulement qu’ils n’étaient
pas aussi heureux qu’ils le paraissaient, mais s’accorde avec Senancour (In
Oberman , lettre 87) pour dire qu’ « ils voilent tous leurs peines , ils élèvent leurs
fausses joies , ils s’agitent pour les faire briller à ces yeux jaloux toujours ouverts
sur autrui , ils se placent dans le point de vue favorable afin que cette larme qui reste
dans leur œil lui donne un éclat apparent et soit enviée de loin comme l’expression
du plaisir . La vanité sociale est de paraître heureux ».
Bien qu’il fut profondément instruit sur la nature humaine, toutes ces
anomalies n’empêchèrent pas Delacroix d’être humainement pionnier de voir le
fond des choses, de porter secours à autrui et, surtout, d’être « la trompette de ceux
qui feront de grandes choses » (J.I, p.17). L’homme, ce beau poème dont « nul n’a
sondé le fond de ses abimes », comme disait Baudelaire, ne reste-t-il pas quand
même ce qu’il y a de plus précieux sur terre ?
Ainsi évalué, l’homme sera attaché à Delacroix par un seul lien, par le
sentiment le plus précieux entre tous : l’Amitié. En effet, Delacroix « pratiqua
l’amitié comme un culte passionné » (H. Gillot : Delacroix, p. 3). Elle occupa dans
sa vie « une place peut-être plus importante que l’amour » (Ph. Jullian : Delacroix,
p.17).
Les Sages de l’Antiquité ne mettaient-ils pas au premier rang des biens
l’inestimable trésor d’une amitié pure ? « Sans amitié, dit un jour Delacroix à Mme
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Babut, son élève, la vie la plus heureuse en apparence doit être fort dure à
supporter » (C.G. p.160). Insupportable. Tel serait le monde, sans amitié, pour un
être comme Delacroix qui doit épancher et communiquer tout ce qu’il éprouve à un
ami…
Bien qu’elle soit rare, la « grande amitié est comme le grand génie ». C’est un
« dépôt fragile que peu de chose peut ternir ce miroir où deux têtes se réfléchissent
ensemble » (C.G., p. 111). Joubin le dit justement dans la préface de la
Correspondance générale, que « jamais le génie de Delacroix n’intervint pour
arquer les distances, et la plus éclatante carrière ne le sépara point de ses chers
compagnons ». N’avouait-il pas à Pierret : « je ne suis tout à fait heureux que
lorsque je suis avec un ami » ? Les heures qu’il doit passer avec lui sont les seules
qui demeurent dans sa mémoire … Et le peintre murmure évasivement : « L’amitié
c’est la seule chose qu’on regrette toujours, quelque part qu’on la laisse » (C.G.,
p.35).
C’est surtout à ses vieilles amitiés que Delacroix restait attaché, attendri et
sentant leur nécessité, car les nouvelles étaient, à son avis, « des arbres mal plantés
que le premier souffle déracine » (C.G., p. 294). Mais le Temps ne manqua pas de
passer son souffle sur les amitiés delacruciennes ! Désormais, Delacroix vieillissant,
rentre de ses réunions d’amis avec cette triste impression qu’il est « isolé »… « Il y
a une infinité de chose qu’ils ne me pardonnent point, et en première ligne les
avantages que le hasard me donne sur eux », note-t-il le 2 Mai 1853 (J.II, p. 34).
Que de glace ! Quelques exceptions à part, il ne lui restait dans cette société qu’un
cortège de mort…
* *
*
Maladie du Siècle et Dandysme Delacrucien
Si les contemporains de Delacroix le qualifiaient de « Fauve », cela ne veut
point dire qu’il vivait à l’écart. Bien au contraire, c’était une des élites de la société,
et c’est en dandy qu’il se pavanait dans le monde.
Le dandysme qui était « une des maladies de l’époque, un autre mal du siècle,
comme dit Cassou (in Delacroix, p.2), n’était pas une attitude extérieure seulement
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comme l’explique Ferrand (in l’Esthétique de Baudelaire, p. 50) : « En morale, dit-
il, il s’apparente au stoïcisme. Socialement, il forme une caste aristocratique qui
répugne aux vulgarités du commun. Dans la vie esthétique, le dandy est un artiste
jaloux de perfection ». Mais Baudelaire précise que le dandy doit aspirer à être
sublime sans interruption ; il doit vivre et dormir devant un miroir ». (Mon cœur
mis à nu, Œ. C. p. 1273).
Et Delacroix n’aspirait au sublime qu’à travers un seul « miroir » : la peinture.
Si jamais elle lui causait des difficultés ou des peines, de n’importe quel ordre,
c’était stoïquement qu’il supportait ses douleurs. Disciple typique de Talleyrand, il
n’était pas assez simple pour descendre à l’arène avec les gens qui l’attaquent. Par
contre, avide de perfection, il savait que « tout le bien est dans la concentration, tout
le mal dans la dispersion ». Il appliquait saintement cet axiome… En réalité, rien au
monde n’arrive à le faire dévier de sa route. De là, Ph. Jullian peut justement dire
que « le dandysme de Delacroix est en effet moins un entrainement de la mode
qu’une décision » (in Delacroix, p. 91). N’avait-il pas décidé une « parfaite maîtrise
de soi-même » ? (R. Huyghe : L’Esthétique de L’Individualisme, p.18), une
maîtrise conçue sous sa plus haute forme humaine, sociale et artistique ? Décision
qui nécessite une parfaite culture, et celle de Delacroix fut quasi-universelle ; une
parfaite apparence, et Delacroix s’en rapportait à Félix Feuillet de Couches, chef du
bureau du protocole au ministère des Affaires étrangères, en matière de mode
vestimentaire (Cf. lettre du 7.6.1837 in C.G., p. 436 et autres) ; un parfait
comportement, et Delacroix était reçu dans tous les Salons : « il a fréquenté, dit
Joubin dans l’introduction de la C. G., p.7, « tout ce que Paris comptait de
personnalités. Gens de monde, artistes, écrivains, critiques d’art et journalistes,
personnages officiels à la cour, dans les ministères et les bureaux », dans le but d’un
parfait dévouement à son art, domaine qui n’atteint jamais la perfection, comme il
l’a souvent répété…
Né dans un milieu conservateur, d’une éducation purement classique,
Delacroix penchait naturellement vers tout ce qui est raffiné, vers tout ce qui a de la
tenue. S’il avait une inclinaison quelconque pour un certain clan, cela ne l’empêchait
pas de répartir la société et de voir les revers de chaque classe. Penchant vers
l’aristocratie, le peintre n’accusait pas moins son faste artificiel, ses « pompes de 20
domestiques » et « toute cette multitude de ressorts qui compliquent l’existence au
lieu de la servir ».Tout cela l’exaspérait. Mais c’est surtout contre cette nouvelle
classe ascendante que Delacroix adressait sa critique la plus acérée. En effet, cette
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triste époque, à la sortie des guerres napoléoniennes et ses batailles frénétiques,
n’était qu’une longue démonstration de la montée en flèche de cette classe
bourgeoise qui trouvait essentiellement sa force dans la spéculation.
Cette société bourgeoise était, pour Delacroix, toute de parvenus, de bottiers
et d’épiciers qu’il ne fallait pas regarder de si près (J.II, p.331). Cette
« panhypocrisiade » le consternait. Tout allait si mal, la vertu « si faible et si
chancelante » (J.II, p.142), le sentiment du devoir absent de toutes les têtes et
remplacé par une « élasticité de conscience » (J.II., p.26) qui se contente de la
surface des choses. « La froideur, l’insignifiance et la mesquinerie ôtent tout espèce
d’intérêt (J.II. p.26) ; « L’égoïsme remplace toutes les vertus qui étaient regardées
comme la sauvegarde des sociétés » (J.II., p.228) ; la médiocrité abonde et
Delacroix ne trouve sur tous les visages qu’une fièvre ardente : parvenir à tout prix.
Même les lieux lui semblent « livrés à une vicissitude perpétuelle » (J. III, p. 124).
Dans ce nouveau au monde, en changement continuel, Delacroix commence à
se regarder « comme un étranger à ce qui se passe, et pour qui l’espérance se borne à
un bon emploi de la journée » (J.II., p.125). Toutes ces figures d’intrigants et de
prostituées l’épouvantent… il déplore le monde « qui n’est plus come il était » et se
demande amèrement « quel agrément peut-on trouver chez les marchands enrichis,
qui sont à peu près tout ce qui compose aujourd’hui les classes supérieures » ((J.II.,
p.63). A ces gens, qui ont rangé les comptoirs et mis leurs livres de comptes dans
leurs armoires pour donner un bal, à ces parvenus aux idées rétrécis et en lutte avec
l’ambition de paraître distingué, Delacroix préfère une réunion de paysan.
Cela ne veut point être dire qu’il sympathisât cette « catégorie de gens à
quatre pattes » comme il se plaisait à l’appeler… il ne la regardait que du point de
vue plastique, car elle a plus de naturel et plus de pittoresque que ces poupées
brodées qu’on trouve dans les villes… La seule société qui correspondait vraiment
avec ses penchants était cette « société de gens intelligents qui comprennent tout et à
demi-mot » (J.II. p. 343).
Delacroix ramène à deux points la cause principale du changement qui atteint
les gens : le Protestantisme et la Révolution. Le premier « a dépeuplé le ciel et les
églises » et la seconde a achevé de les fixer à la glèbe de l’intérêt et de la jouissance
physique ; « elle a aboli toute espèce de croyance : au lieu de cet appui naturel que
cherche une créature aussi faible que l’homme dans une force surnaturelle, elle lui a
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présenté des mots abstraits : la raison, la justice, l’égalité, le droit » (J.II. p.227).
Non pas que Delacroix, le rationnel, eut été contre la raison, la justice, l’égalité, ou
le droit, mais il trouvait qu’en application, ces mots n’étaient plus que des chimères,
des joyaux qu’on faisait miroiter aux yeux du monde…
En ne s’arrêtant que sur le côté morale des changements et en ne s’attaquant
pas à la vraie cause, Delacroix pense en artiste : c’est toujours le coté intellectuel,
pittoresque, qui l’attire ou le guide. Mais cela ne l’empêche point de prendre le parti
de l’aristocratie, contre la bourgeoisie. Le peuple, dit-il, qui sera toujours en
majorité, se trompe en croyant que les grandes propriétés n’ont pas une grande
utilité. C’est aux pauvres gens qu’elles sont utiles, et le profit qu’ils en retirent
n’appauvrit point les riches qui les laissent profiter des petites aubaines qu’ils y
trouvent » … Quant aux petits bourgeois enrichis « Ils s’enferment chez eux et
barricadent partout les avenues. Les pauvres, privés complètement de ce côté ne
profitent même pas des droits dérisoires que leur donne l’Etat républicain » (J.I, p.
320). Par contre, cette attitude ne l’empêchera pas d’être lucide sur la menace du
capitalisme en annonçant que « la manufacture des produits, exploitées par les
grands bras d’une machine et laissant la meilleure partie de son produit entre les
mains impures et athées des agioteurs » ne laisse rien aux travailleurs.
Ayant fait son plein avec toutes ces remarques sociales, Delacroix, en tant que
peintre, n’a jamais perdu de vue « cet objet important, qu’un peintre ne peut arriver
que par le public » (C.G. p. 189). C’est pourquoi il a toujours été tiraillé entre la
nécessité d’accepter les invitations, affaire de conscience, et le désir de ne pas
bouger, plus conforme à sa nature. C’est un des traits de la dualité du Maître, comme
le dit justement Cassou (in Delacroix, p.4) : « Il se complait dans la société et en
même temps se reproche de s’y plaire, il sait ce qu’elle vaut, il sait qu’en vérité il s’y
ennuie » et pourtant il n’a jamais cessé de s’y mouvoir, car on ne peut vraiment pas
s’isoler lorsqu’on a en tête de « faire de grandes machines pour le monde » , puis,
Delacroix a, comme il le dit, « le plaisir de plaire et d’être aimé ». Non seulement de
plaire à cette société d’élus, mais même à un simple ouvrier : « Je veux plaire à un
ouvrier qui m’apporte un meuble, je veux renvoyer satisfait l’homme avec lequel le
hasard me fait rencontrer, que ce soit un paysan ou un seigneur », note-t-il
le 1.7.1854.
Si Delacroix était un brillant causeur avec les gens chez qui il trouvait une
certaine correspondance, il ne savait que dire dans les réunions mondaines, et
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souvent ces gens ne savaient que lui dire ! Il n’était sauvé de l’ennui qui
l’engloutissait que si on lui parlait peinture. Cela le mettait en bonnes dispositions…
Ce n’est qu’à cause de cette « insatiable maîtresse » qu’il endurait les artifices de la
société : « il faut être un peu l’homme des salons pour être adopté et passé par le
monde » (J.III, p. 136). De même, il trouvait « froid et ennuyeux » le genre
moderne pour les diners. Ces laquais, ces verreries, si fragiles, ce luxe sot et
effrayant lui déplait pour la raison qu’on ne « rapporte aucun souvenir de semblables
soirées : on est plus lourd le lendemain, voilà tout » (J.II, p. 314). Les impressions
que lui laissent ces sortes de soirées seront presque les mêmes « en sortant de cette
peste assoupissante (Un des diners de la Piava, J.II, p. 326) à onze heures et demie
et en respirant l’air de la rue, je me suis cru à un régal » note-t-il le 2.5.1855. De
tout ce brouhaha social, il ne se rappelle que deux ou trois morceaux de la Flûte
Enchantée qu’il chantonne en marchant !
Si la société qui allait s’embourgeoisant décevait Delacroix, la politique,
ballotée par toutes les vagues, ne le décevait pas moins. Mais ce sera toujours à
travers le prisme de la peinture qu’il vivra les événements politiques.
* *
*
La Politique, Slogan Chimérique
« Athée en politique, je ne serais jamais converti… » (J. III, p. 160). Cette
déclaration écrite à l’âge de 59 ans ne fut point la croyance de Delacroix durant sa
jeunesse. Voyant le jour quelques mois avant le Consulat et grandissant avec
l’Empire, le jeune Eugène absorba profondément cette grandeur naissante, déploya
ses facultés avec son ascension et resta toujours pour tout ce qui est impérial,
grandiose. C’est même un peu grâce à Napoléon, dit-on, qu’il doit la découverte de
sa vocation pour la peinture. (A la sortie d’une visite au Musée Napoléon, où un
grand nombre de chefs-d’œuvre était rassemblé, Delacroix décide de se consacrer à
l’étude de la peinture).
Portant les deux grandes blessures ainsi que tous les enfants du siècle, voyant
que tout ce qui était n’est plus et que tout ce qui sera ne l’est pas encore, Delacroix
trouve la Restauration un « temps de découragement et que tout va de travers »,
(C.G., lettre à Soulié du 15.2.1821). Pourtant, cela ne doit pas lui donner, dit-il, le
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droit de crier plus haut que tous les humains. A l’action et point de plaintes, semble-
t-il penser.
Tenté par la mystique napoléonienne et l’irritation contre la paisible et niaise
Restauration, Delacroix suivit Géricault, affilié à une organisation de carbonari et
assistait à leurs rendez-vous mystérieux (Ph. Jullian, Delacroix, p. 31). La
participation d’Eugène à ce mouvement de résistance ne tarda pas à faire figurer son
nom à « titre de révolutionnaire, sur la liste Civile de la Restauration » (M. P. Boyé :
La mêlée romantique, p.32). Par contre, le peintre précise dans son journal qu’il est
un révolté et non pas un révolutionnaire… Révolté, il ne l’est que trop devant cet
embourgeoisement qui envahit la société ; Révolutionnaire, il l’a été, certes, mais
rien qu’en peinture. En s’engageant dans la bataille de la liberté, Delacroix ne pense
qu’à libérer la peinture qui devint étatique, engagée et étroitement serrée dans les
langes du classicisme .C’est à une société d’artistes libres, à l’instar de celle de
Londres, qu’il a l’intention de former . En effet, c’est en janvier 1831 qu’il adhère à
la société libre de peinture et de sculpture (R. Huyghe : Delacroix, p. 199).
Delacroix usera de tous les procédés pour parvenir à son but en tant que
peintre. Ne nous trompons donc pas sur ses attitudes politiques : S’il se propose de
faire ou fait effectivement de la peinture politique, dont il puise le sujet dans les
guerres récentes des Turcs et des Grecs ou dans les incidents contemporains, ce ne
sera qu’un moyen pour se « faire distinguer », comme il l’écrit à Soulier, pour se
donner plus de contenance en face de ses adversaires et point par patriotisme. S’il
revêtit, par enthousiasme peut-être, l’uniforme de la garde nationale, il ne fait
montre à cette occasion « que de soucis vestimentaires relevant plus du dandysme
que d’un patriotisme fanatique » (R. Huyghe : Delacroix, p. 199). Qu’il ait vêtu
l’Uniforme de la Garde, cela ne veut nullement dire que Delacroix prit une part
directe ou effective dans la Révolution. « On ne le vit pas le fusil à la main, comme
Daumier ou Dumas » dit Ph. Jullian (in Delacroix, p. 100). A en croire Dumas, il
n’était pas sans crainte devant l’explosion coléreuse de la plèbe !
Mais, « sitôt le résultat obtenu, précise P. Daix, Delacroix est transformé en
un conservateur violent qui met son espoir dans la répression, Il n’est pas
passivement avec le nouveau régime : il y croit, même et surtout s’il lui préfère la
peinture ; même et surtout si la course à l’argent l’écœure. Et ce n’est pas
contradictoire. Ce dont Delacroix a envi, c’est de peindre » (in Delacroix).
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Cependant, avec cette grande envie de peindre, s’élève une peur aussi grande :
Une peur fomentée par la crainte « de ne pas avoir le temps de peindre tout ce qu’il a
dans la tête, et aussi une peur réelle du peuple, de ce lent, sourd et durable
ébranlement des profondeurs qui signale la naissance de la nouvelle classe et son
irruption sur la scène de l’histoire » (idem, p. 206) . Ce n’est plus seulement la
bourgeoisie qui effraye Delacroix, mais aussi ce spectre géant qui s’annonce : le
prolétariat ! La Révolution de 48 l’épouvante davantage…
Sans y partager les enthousiasmes et les espoirs comme Leconte de Lisle, il
n’éprouva, tel Flaubert, que découragement à la vue de ce bouleversement social (H.
Gillot : Delacroix, p. 37). Contrairement à Hugo, la courbe de l’évolution politique
de Delacroix sera plus proche de celle de Mérimée qui, après tant de révolutions,
« est arrivé à l’indifférence politique ». Parcourant toutes les grandeurs saccagées,
les Tuileries, le Palais-Royal, surtout où périt son Richelieu disant la Messe,
Delacroix condamne toutes ses orgies sanguinaires, ces vandalismes, ces révolutions
« qui mettent en fièvre les natures basses et prêtes à faire mal » (J.III, p. 292). « Où
en sont les pauvres arts avec vos incorrigibles révolutionnaires », écrit-il avec
indignation à Villot.
Si tel est le prix de la liberté, Delacroix n’en veut plus. Contrairement à
Rousseau, qui, au dire du peintre, n’avait jamais vu que le feu de la cuisine lorsqu’il
dit « je préfère une liberté mêlée de dangers à une servitude paisible », Delacroix,
lui, en est venu à l’opinion contraire… « Cette liberté achetée à coup de batailles,
écrit-il à G. Sand (C.G., lettre du 28.5.1848, p.350), n’est vraiment pas de la liberté,
laquelle consiste à aller et venir en paix, à réfléchir, à dîner surtout à ses heures et
beaucoup d’autres avantages que les agitations politiques ne respectent pas ». Et il
ne manque pas d’ajouter ironiquement : « Pardonnez-moi mes réflexions
rétrogrades » !
Toutes les idées patriotiques ou politiques n’étant plus que des slogans
chimériques, Delacroix prend son parti et enterre « l’homme d’autrefois avec ses
espérances et ses rêves d’avenir, passe et repasse avec un certain calme apparent sur
le tombeau où il a renfermé tout cela, comme s’il s’agissait d’un autre » (C.G. II,
p. 347).
Mais ce révolté qui prétend tourner le dos aux événements, ne plus lire un seul
journal, car, dit- il, « Les événements se passeront de mon appréciation puisqu’ils se
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passent de ma coopération et ne m’ont pas consulté pour ce qui s’est fait » (C.G., II
p. 348), ce révolté-là, tout retiré qu’il se voulait, ne manque pas, à Champrosay, de
mater quelques hommes de ceux qui avaient participé à l’émeute, « d’arrêter
plusieurs de ces gredins » avec l’aide des gendarmes qui lui « prêtèrent main forte
pour les conduire à Corbeil ou ailleurs, enchainés et hors d’état de nuire » (C.G.,
lettre à Mme de Forget, p. 352) . Désillusionné, Delacroix non seulement renie ou
condamne la liberté, mais devient pour un moment un agent oppresseur – si l’on
peut dire, rien que pour maintenir l’ordre, cet ordre si cher et si nécessaire à sa
création artistique. Son regard devient plus sombre, sa critique plus acerbe : les
discours de Barbès « sont faux et ampoulés », cette « race écrivacière », cette
affreuse peste moderne se joue tranquillement du peuple avec ces idées de cerveau
malade (J.I., p. 281). Voilà qu’en Delacroix, comme l’explique justement P. Daix
(in Delacroix le libérateur, p. 210) : « Le moteur n’est plus l’art, mais la peur
sociale. Si bien que lorsqu’il va publier son article sur Gros, les idées sur la peinture
seront secondes par rapports aux idées politiques, au grand rêve conservateur sur
l’Empire, sur la résurrection d’un nouveau Napoléon capable comme le premier de
faire rentrer la révolution dans l’ordre ».
Avec la vulgarité clinquante et bourgeoise du second-Empire, Delacroix
éprouve plus profondément la nostalgie des temps passées, s’éloigne des mêlées
politiques et va jusqu'à s’endormir assis lorsqu’on parle politique (J.II, p. 299).
« Tout est changé en France, et tout change encore », murmure-t-il tristement… Son
rêve évasif, il le confie à Mme de Forget : « Si au moins on pouvait aller dans un
lieu quelconque pour n’entendre parler ni de Proudhon, ni de Cabet, ni même de la
Gloire de la France ! Que je voudrais être Autrichien, mais Autrichien de l’ancien
régime alors qu’il était défendu, sous des peines les plus sévères, de s’occuper de
politique » (Cité par P. Daix in : Delacroix le libérateur, p.209).
Trouvant que tout se ressemble, que tout se répète, ici ou ailleurs, que les
batailles se déplacent comme « une tempête poussée par l’orage », non seulement
sur le continent mais sur le monde entier, Delacroix avale le calice, se résigne à une
patrie humaine et universelle : la peinture. « Je ne tiens que par ces anneaux de
chair et d’affection à ce pays qui n’est plus le mien que celui-ci où je me trouve
bien » dit-il à Pierret, le 29.2.1832.
Et le peinture-fataliste se résigna.
27
Le 20 février 1847 Delacroix justifie cette résignation : « Les moralistes, les
philosophes, j’entends les véritables, tels que Marc-Aurèle, le Christ, en ne le
considérant que sous le rapport humain, n’ont jamais parlé politique. L’égalité des
droits et vingt autres chimères ne les ont pas occupés, ils n’ont recommandé aux
hommes que la résignation à la destinée, non pas à cet obscur facteur des anciens,
mais à cette nécessité éternelle que personne ne peut nier, et contre laquelle les
philanthropes ne prévaudront point, de se soumettre aux arrêts de la sévère nature.
Ils n’ont demandé autre chose au sage que de s’y conformer et de jouer son rôle à la
place qui lui a été assigné au milieu de l’harmonie générale. La maladie, la mort, la
pauvreté, les peines de l’âme, sont éternelles et tourmenteront l’humanité sous tous
les régimes ; la forme, démocratique ou anarchiques n’y fait rien ».
Ayant « trop nagé dans les mots » et « dernière les coulisses », comme il le
dit (J.III, p. 160), Delacroix ne peut quand même pas se tenir dans sa coquille
hermétiquement fermée : il continue à se « mêler », bien qu’avec réserve, à dévorer
les journaux avec avidité… « Ces journaux impertinents et menteurs qui se jouent de
notre soif pour les nouvelles », grogne-t-il (J.III p. 307). Il savait, dans ses tréfonds,
qu’on ne peut pas vivre complètement isolé…
Artiste visionnaire, toutes ces ébullitions effrénées n’ont fait que souler son
regard avide de voir. Ce regard, flambé de curiosité, il ne le projetait pas seulement
autour de lui, avec convoitise et nostalgie, mais le dardait aussi à travers l’histoire,
les époques anciennes et modernes, et surtout à travers ses propres gouffres, par-là
donc à travers l’humanité. Il a fait « de tous ces sensationnels désastres le
dramatique metteur en scène de son expression plastique » (J. Cassou : Delacroix,
p. 11). Attiré sourdement par le mythe du siècle, que de fois le peintre ne s’est-il pas
répété comme Julien Sorel que « Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’était
fait le maître du monde avec son épée… ». Mais bien qu’il éprouvât le désir de faire
des sujets de la Révolution, tel l’arrivée de Bonaparte en Egypte, Delacroix, tout
comme Balzac « recula devant la représentation de ce mythe ; Napoléon n’apparait
pas dans la Comédie Humaine et le peintre n’alla jamais au bout de trois toiles dont
l’empereur était le sujet » (Ph. Jullian : Delacroix, p.19).
Le peintre-héroïque n’a pas voulu édifier l’épopée d’autrui : c’est à la sienne,
à sa propre « Légende », à sa propre « Comédie » qu’il se mit à travailler… Aspirant
à remporter la plus grande des victoires, c’est à la plus haute qu’il visa : La victoire
sur soi-même ! Cette conquête de soi, c’est à Paris qu’elle eut lieu.
28
* *
*
Paris, l’Inévitable Antipathie
Dès son jeune âge, Delacroix prit sa ville en aversion, ne ménagea point ses
expressions et Paris passa, sous sa plume, par les plus ironiques des critiques. A
vingt-trois ans déjà il déclare tout bonnement : « Paris est mon antipathie : ce bruit ;
cette saleté humide, ces cris discordants de colporteurs et de misérables me
remplissent d’ennui et de mauvaise humeur », (lettre à Soulier, du 21.2.1821).
Les petites ruelles qui étaient « loin de faire passer un régiment de front »,
« La crotte un peu partout » (C.G. p. III), les maisons qui n’étaient ni palais ni
temple écœuraient profondément le dandy de verve aristocratique.
Non seulement cela l’ennuyait, mais l’incitait à se trouver un refuge ailleurs, à
se chercher un sol plus convenable à ses penchants. Désireux de savoir si le monde
est semblable un peu partout, il demande à Soulier, qui se trouvait en Italie : Est-on
aussi bête, en ce pays-là, qu’en France ? Les paysans y sont-ils des bêtes de
somme ? », puis, ajoute avec répugnance : « Entend-on crier dans les rues : peau de
lapins, habits, galons ? » (C.G. I, p. 123). Entretemps, il conseille ironiquement à
Guillemardet de rester en Espagne où il se trouvait, car « Paris, dit-il, est peu digne
de tes regrets… Toutes les murailles suent et pleurent. L’humidité nous gagne
jusqu'au cœur ! » (Lettre du 1.12.1823).
Et tandis que les gens aspirent à aller dans cette ville-lumière, Delacroix
n’aspirait qu’à la quitter ! Il avait les rues et les figures de Paris en horreur : il lui
semblait qu’on n’est heureux que « dans ces bonnes villes où l’herbe pousse dans les
rues et où l’on n’entend parler de rien » (C.G. II, p.166). Inquiet, le parisien se
déplace dans les campagnes. Cependant, à chaque nouveau déplacement, Delacroix
ne cesse d’être épouvanté à la pensée de retourner dans ce « Paris qui est affreux »
avec toute sa « Gange », ses « guenilles », ses « infections », avec « cette chaleur
et cette poussière qu’on respire » (C.G, I p.113). Pourtant, ce qui l’assomme
davantage, c’est cette cruelle tristesse qui s’en empare tout doucement…
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La seule chose qui fasse activer son retour ne sera autre que la peinture.
Apprenant que son Dante et Virgile aux Enfers est au Luxembourg, il s’empresse
de retourner à Paris, « quitte à ne trouver que de l’envie déguisée » (J.I. p.3).
Ce retour, bien que motivé par la hâte de voir son tableau exposé, ne manque
pas de lui causer « la même antipathie » (J. II, p.278). Car, pour Delacroix, « Paris
se compose de cinq cents personnes d’esprits qui jugent et pensent pour cette masse
d’animaux à deux pieds qui habitent Paris, mais qui ne sont parisiens que de nom »
(J. II p. 343). C’est avec un de ces hommes-là, pensant et jugeant, et surtout jugeant
par lui-même, qu’il fait bon de se trouver, ajoute le maître.
Cette conviction ne tarda pas à le faire supprimer, philosophiquement, un bon
nombre des inconvénients qui l’entouraient, à tort ou à travers comme il le dit (J.II,
p.406) et d’arriver, « Grâce à un peu plus d’indépendance ou de sauvagerie » à
s’installer dans cette ville. En effet, ce n’est qu’une seule et unique fois (J.II p. 480)
qu’il note dans ses mille cinq cents pages : « Paris me paraît charmant ». Et cela
parce qu’il revenait d’une longue promenade et regardait la ville à travers « Le
jardin tout abandonné des Tuileries » …
La scène était pittoresque ! « Hors de Paris, explique le peintre, (J.II p. 240),
je me sens plus homme, à Paris, je ne suis qu’un Monsieur. On n’y trouve que des
messieurs et des dames, c'est-à-dire des poupées ». Par contre, à Dieppe, il voit des
matelots, des laboureurs, des soldats, des marchands de poisson, i.e. des sujets à
peindre. Chose essentielle pour ce peintre tenace ! Même les funérailles seront
meilleures loin de ce « Paris empesté », note-t-il à Passy (J.II p. 347). Le convoi, le
service, les figures de tous ceux qui prennent part à tout cela, tout est changé, tout
est décent, sérieux, et jusqu'à l’attitude des gens qui se mettent aux fenêtres » !
S’il lui arrive de trouver Nancy, qui est une grande et belle ville, « triste et
monotone », c’est que la largeur des rues et leur alignement le désolent : « je vois,
dit-il, le but de ma promenade à un lieu devant moi en ligne droite » (J.III, p.120). Il
n’y a que West-End, à Londres, qui soit plus ennuyeux, parce que « toutes les
maisons s’y ressemblent et que les rues y sont plus larges encore et plus
interminables » poursuit-il. « Strasbourg me plait cent fois davantage avec ses rues
étroites, mais propres ; on y respire la famille, l’ordre, une vie paisible, sans ennui ».
30
Malgré son penchant vers tout ce qui est classique, Delacroix préfère la
surprise pittoresque de l’inconnu à la monotonie dévoilée ou toute crue… Pourtant il
n’était point casanier, loin de là. Delacroix aimait le monde. Avait ses sorties et ses
convives. Il ne restait chez lui que juste le temps absorbé par son travail. Ayant
constamment pris Paris en grippe à cause de tout ce vacarme politique qui la
remplissait et surtout à cause de cette roture bourgeoise qui s’implantait, qui
entamait ainsi la sainteté impériale et aristocratique, c’est à un pays de Cocagne qui
rêve Delacroix…
« Un vrai pays de Cocagne, dit Baudelaire (in l’Invitation au voyage, Œ.C.
p.253) où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe à plaisir à se mirer
dans l’ordre, où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence
et l’imprévu sont exclus ; d’où le bonheur est marié au silence »…
« Est-ce vivre que végéter comme un champignon attaché à un tronc
pourri ? dit Delacroix indigné (J.I, p. 81) … « Tant que j’aurai des jambes, j’espère
vivre matériellement », poursuit-il en désaccord avec cette société parisienne, avec
cette cité en bloc. C’est à un voyage qu’il pense. « Le voyage perpétuel, explique-t-
il serait une douce manière de passer sa vie, surtout pour un homme qui n’est pas
d’accord avec les idées qui dominent le monde dans le temps où il vit. Changer de
pays équivaut à changer de siècle », (Supplément du J.III, p.404).
C’est surtout à l’Italie et à l’Egypte qu’il pensait souvent, mais ce rêve resta
irréalisé. Les deux longs voyages qu’il ait jamais entrepris furent Londres et le
Maroc, où il découvrit dans l’un, le dandysme et l’aquarelle, dans l’autre, la lumière
et l’antiquité romaine en mouvement. « Dans ce peu de temps, dit-il, j’ai vécu vingt
fois plus qu’en quelques mois à Paris », écrit-il à Pierret le 5 juin 1832. Par contre,
ses voyages sur le continent européen, et spécialement aux stations balnéaires étaient
nombreux à cause de sa santé. Quant au trajet-navette, c’était Paris-Champrosay !
S’il était tellement agressif ou au mois assez sévère contre ce Paris, qu’est-ce
qui l’y retenait donc ? Et Delacroix s’empresse de répondre : « l’opinion de Paris
met le sceau aux réputations », (J.II, p. 343). En effet n’a-t-il pas présenté sept fois
sa candidature à l’Académie, Sceau suprême de Paris ?
Ne pouvant s’éloigner de la capitale malgré tant d’acharnement contre cette
« monstrueuse merveille, étonnant assemblage de mouvements, de machines et de
pensées, la ville aux cent milles romans, la capitale du monde » (Ph. Jullian :
31
Delacroix, p.141) ; contre ce Paris sombre et criminel de l’Histoire des treize ou
des Mystères ; contre ce Paris noir, miteux et cynique des lithos de Daumier,
Delacroix, élégant homme du monde, daigna dessiner ses quartiers généraux dont il
ne dépassa les frontières que peu ou prou : « les Tuileries, le Louvre, Le Rond-point
des Champs- Elysées, le faubourg Saint- Germain, province aristocratique, et la
Sorbonne, province universitaire. C’était donc Rive Droite, dit Ph. Jullian « que l’on
avait plus de chance de rencontrer le peintre » (ibid. p.143).
Et Paris déplaira toujours à Delacroix qui n’a cessé de rêver à son Eldorado
perdu ! Jusqu’au 26 Septembre 1854, il notera : «Paris me cause toujours la même
antipathie », même et surtout si cette capitale était la scène de ce que Hugo appelle :
« le grand fil mystérieux du labyrinthe Humain : le Progrès » !
* *
*
Le Progrès, Fanal Obscur
Si Delacroix était en désaccord avec la société, la politique, ou s’il n’aimait
pas Paris, il n’accusait pas moins la première utopie de son temps : le Progrès. En
effet, à « l’heure ou le second empire triomphant bouleverse le vieux Paris, à l’heure
ou démocrates et socialistes saluent le progrès mécanique et y voient une certitude
de libération pour le prolétaire, le peintre de la Sibylle se tourne vers le passé et ne
cède pas à l’enthousiasme général : « il envisage avec tristesse la France nouvelle »
dit R. Escholier (in : Delacroix et sa consolatrice, p. 165). A cette confusion,
Delacroix porte des fois des jugements parfois naïfs sur les machines, son attitude
est celle du stoïcien qui voit la civilisation antique disparaître sous la pression des
barbares et des cultes orientaux. Le suffrage universel et la vapeur, qui n’apportent
rien aux arts, ne l’intéressent pas.
Mais Delacroix allait plus loin et dépassait le stade des jugements naïfs. Il
avait une attitude bien déterminée contre cet élan si caractéristique de son siècle.
D’après son journal , où presque pas un élément du progrès n’est épargné et non
sans raillerie, Delacroix semble dire à l’unisson avec son grand disciple
Baudelaire (in Exposition Universelle , Œ.C. p. 958) , qui définit le progrès comme
étant un « fanal obscur, une invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie
de la Nature ou de la Divinité », « Une lanterne moderne qui jette des ténèbres sur
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tous les objets de la connaissance », et de conclure avec le poète , à propos de cette «
idée grotesque » disant : « qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout
éteindre ce fanal perfide » !
Et Delacroix ne manquera pas d’essayer, de son côté, « d’éteindre ce fanal
perfide » dans la mesure où peut s’étendre son domaine. Le 24 mars 1854, il note :
«à deux heures et demi, séance à la commission de l’industrie. Discussion sur le
règlement concernant l’exposition des ouvrages faits depuis le commencement du
siècle. J’ai combattu avec succès, aidé de Mérimée, cette proposition, qui a été
écartée ».
On ne peut s’empêcher de demander, non sans curiosité, « mais pourquoi
donc tant d’aversion contre le progrès » ? C’est à P. Valery (in : Pièces sur l’Art,
p. 216 et suivantes), qui définit très clairement la cause, que nous aurons recours.
Partant du fait que le « bourgeois » est le contraire de « l’artiste », Valery
précise que le premier « aime le solide et croit au perfectionnement » tandis que le
second « se réserve le domaine du Rêve. C’est justement cette frayeur de voir percer
le voile impénétrable de la nature qui stupéfia Delacroix. Car « presque tous les
songes qu’avait faits l’humanité et qui figurent dans nos fables de divers ordres, dit
Valery, sont à présent sortis de l’impossible et de l’esprit. Le Fabuleux est dans le
commerce (…). L’artiste n’a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle
procède de la science et des capitaux ». Tout ce qui existe, dépend « de plus en plus
étroitement des sciences positives et donc de moins en moins de ce qui fut ».
Partisan de la sagesse antique, et par là de son célèbre critère : Nil in eodem
statu permanent, Delacroix, outré par cette marche tenace, dont l’ascension se fait au
détriment de la stabilité classique, laisse déborder son indignation sur les pages de
son mémorandum.
La science ? - « Que de chapitres à ajouter, dit-il, à celui qui traiterait de
l’inutilité des savants ! » (J.II, p. 400), surtout « ces savants qui se piquent de savoir
là où la nature a manifestement voulu opposer à nos yeux un voile impénétrable »,
(cité par H. Gillot, in Delacroix, p. 57). Cette race de créatures qui ose, qui a
l’audace de démentir ce qui existe déjà et qui se livre à de nouvelles
expérimentations ! Et Delacroix s’empresse de donner comme exemple, pour
l’inutilité de ces recherches, le cas de Charles Bonnet, qui « se rendit aveugle par
33
son acharnement à découvrir le mystère de la génération chez la race intéressante
des pucerons » (J.II, p. 400). Inutile d’ajouter que là aussi c’est le « peintre » qui
juge, pour lequel perdre les yeux est une chose fatale.
L’exposition d’horticulture qui fut un des événements de la collaboration
agricole universelle, sera un bon prétexte à son sarcasme : « Le plus simple bon
sens, dit-il, eut suffi pour convaincre de l’inutilité de cette réunion avant qu’on ne
l’ait effectuée » (J.II, p. 451-5). Devant toutes ces inventions grandioses, Delacroix
n’éprouve que la plus grande tristesse, se croyant « dans un arsenal et au milieu de
machines de guerres. Oui, dit-il avec indignation, cette effroyable machine armée de
crocs et de pointes, hérissée de lames tranchantes, est destinée à donner à l’homme
son pain de tous les jours ! (…) Pauvre peuples abusés, vous ne trouverez pas le
bonheur dans l’absence de travail ».
Son indignation ne sera que plus grande contre la France labourée à la
mécanique, et par là contre Girardin qui « croit toujours fermement à l’avènement
du bien-être universel, et croit grandement contribuer au bonheur des hommes, en
les dispensant du travail » (J.II, p.51). Si le peintre s’alarme en premier abord pour
la disparition de la charrue ou du chariot, c’est qu’il déplore la disparition du
pittoresque et non en sympathisant avec ces « pauvres gens », comme il les nomme.
A ce chômage imaginé, Delacroix pense naïvement qu’il « faudra faire des villes
proportionnées à cette foule désœuvrée et déshéritée, qui n’aura plus rien à faire aux
champs ; il faudra leur construire d’immenses casernes où ils se logeront pêle-
mêle ».
Naïf, disons-nous, parce qu’il n’a pas voulu voir que l’évolution crée, durant
sa propre marche et en même temps qu’avec ses problèmes, les solutions
nécessaires. Ainsi, l’évolution industrielle n’a fait qu’absorber « cette foule
désœuvrée » et aucun pays, à commencer par la France, n’a été contraint de
construire des casernes pour l’abriter !
Le chemin de fer, cette formidable invention qui révolutionna les moyens de
transports, n’est pour le peintre qu’un « cyclope avec des sifflements sauvages » qui
sillonne les champs et les montagnes ! Ce n’est pas seulement le spectacle mécanisé
qu’il déplore, mais aussi « l’impossibilité de voyager dans ces maudits chemins de
fer sans être assassiné par la conversation » (J.II, p. 89), sans cet « ennui perpétuel
de voir de nouvelles figures monter et descendre ». Ce qui est loin de la solitude ou
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du mouvement rythmé des chevaux… Ce n’est que lorsqu’il est « jeté dans
d’affreuses carrioles, entassé et confondu avec toutes la canaille possible » (J.II, p.
384) que le dandy trouve les communications dans tous les pays qui ne sont pas
traversés par le chemin de fer : « intolérables » !
C’est surtout le « désordre » causé par le progrès que condamne cet amateur
de la stabilité « qui hait le mouvement qui déplace les lignes », ce progrès qui
« consiste à mettre en guerre toutes les classes par les sottes ambitions excitées dans
les classes inferieures » (J.II, p. 207).
A ces « indignes philanthropes », à ces « philosophes sans cœur et sans
imagination », à tous ces « faiseurs de feuilletons, écrivassiers, faiseurs de projets »,
à Saint-Simon, à Fourier et à leur semblables, Delacroix lance un cri désespéré :
« Au lieu de transformer le genre humain en un vil troupeau, laissez-lui son véritable
héritage, l’attachement, le dévouement au sol ! ». Puis murmure désespérément :
« Quel noble spectacle dans ce meilleur des siècles, que ce bétail engraissé par les
philosophes ! » (J.II, p. 52-3).
De même, ce n’est pas sans grande déploration que Delacroix regardait les
progrès guerriers. Il sentait une « profonde pitié pour ces moutons habillés en loup »
dont le métier, comme dit Voltaire, est de tuer et d’être tué pour gagner leur vie !
Cette opération machinale, de lancer cette foudre terrible, « forme un triste
spectacle pour un cœur qui penche encore vers les combats chevaleresques et pour
qui « l’héroïsme consiste à approcher l’ennemi » et non pas à lui « envoyer
philosophiquement des balles de plomb et de fer » (J.II, pp.265-6). « Cette
humiliante situation, poursuit le maître, ne fera qu’annihiler de plus en plus la
bravoure personnelle et métamorphoser tout à fait le métier de soldat en celui de
mécanicien ». On ne peut s’empêcher d’ajouter : « qu’aurait-il pensé de notre ère
atomique !
Malgré tant de progrès réalisés en son siècle, Delacroix trouve qu’il n’y a
vraiment pas eu de progrès : « jusqu'à la vapeur, qui change tout, affirme-t-il (J.II,
p. 251), cet art n’a pas fait un pas depuis deux cents ans », - ce qui l’incite à
déclarer son courroux contre ces races de savants qui ne connaissent qu’une chose :
aller vite.
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« Qu’elles aillent donc au diables et plus vite encore avec leurs machines et
tous leurs perfectionnements qui font de l’homme une autre machine » (J.II, p.243).
Cette avidité de vitesse, cette rage d’évoluer, d’aller toujours plus vite, Delacroix la
renie pour la simple raison qu’elle n’y peut rien contre l’Ennui qui s’empare de
l’homme.
Par contre, les arguments qu’il avance font de lui un visionnaire, ne serait-ce
par hasard ou peut-être grâce à sa rage. N’est-ce pas la description du cosmonaute
logé dans sa capsule ? Écoutez-le : « Quand on aura mis les voyageurs logés
commodément dans un canon, de manière à ce que ce canon les envoie aussi vite
que les boulets dans toutes les directions où il leur plaira d’aller, la civilisation aura
fait un grand pas sans doute : nous marchons vers cet heureux temps qui aura
supprimé l’espace mais qui n’aura pas supprimé l’ennui, attendu la nécessité
toujours croissante de remplir les heures dont les allées et venues occupaient au
moins une partie » (J.II, p. 244).
Trouvant le progrès indéfini et continu une « chimère partout démentie dans
l’histoire et par la nature », Delacroix est amené à conclure : « je crois, d’après les
renseignements qui nous crèvent les yeux depuis un an, qu’on peut affirmer que tout
progrès doit amener nécessairement non pas un progrès plus grand encore, mais à la
fin négation du progrès, retour au point dont on est parti » (J.II, pp. 289-90), et
d’ajouter quelques lignes plus loin, « N’est-il pas évident que le progrès, c'est-à-dire
la marche progressive des choses a amené à l’heure qu’il est la société sur le bord de
l’abime ou elle peut très bien tomber pour faire place à une barbarie complète ? ».
Arrivé à cette conclusion, Delacroix affirme la nécessité d’accepter et de subir
la fatalité de la sagesse antique, car, « on ne peut sortir de l’ornière qu’en retournant
à l’enfance des sociétés ».
Si Delacroix s’acharne avec une telle ténacité contre le progrès, qu’il voit se
réaliser grâce à la bourgeoisie ascendante, c’est que ce progrès se reflétait sur la
matière et point sur les hommes, dont la passion de changer, d’aller plus vite,
d’arriver coûte que coûte , dévorait le cœur.
« Faites des chemins de fer et des télégraphes, traversez en un clin d’œil les
terres et les mers, mais dirigez les passions comme vous dirigez les aérostats !
Abolissez surtout les passions mauvaises, qui dans les cœurs, n’ont pas perdu leur
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empire détestable, en dépit des maximes libérales et fraternelles de l’époque ». (J.II,
p.60.)
Ennoblir les hommes, élever leurs passions à un niveau de grandeur d’âme
classique, telle est l’idée que propose Delacroix aux Saint-Simoniens et aux
fouriéristes, « faiseurs de maximes ». « Là est le problème du progrès, leur dit-il, et
même du véritable bonheur » (Idem)
Le maître, parfaitement obsédé par l’antiquité et totalement accaparé par sa
peinture, refusait de saisir que l’homme ne peut évoluer sans la société et que c’est
partant du progrès de l’évolution social que l’homme lui-même évolue…Trouvant
que le « fameux progrès » doit rendre l’homme plus véritablement malheureux par
la suppression de la distance et la suppression du travail, voyant que tout
s’accomplit, quand-même, malgré sa profonde indignation, différemment exprimée,
c’est à la religion que Delacroix a recours cette fois-ci pour essayer de freiner cette
marche gigantesque, car « la religion expliquait mieux que tous les systèmes la
destinée de l’homme, c'est-à-dire la Résignation » (J.I, p. 204).
Résigné, Delacroix trouve que même la religion n’y peut rien contre cette
marche inébranlable du progrès, qui ne cesse de dévoiler le mystère universel… Ce
qui le mena à trouver un ultime refuge dans le chant du cygne : « Il faut absolument
que l’homme s’en aille pour ne pas assister, lui si fragile, à la ruine de tous les objets
contemporains » (J.II, p. 132).
Ayant tout essayé contre la propagation du progrès, contre ce Titan
impossible, Delacroix ne cessa d’être pris de frayeur en voyant cette indestructible
volonté des gens, cette insistance, de vouloir toujours percer le voile de l’inconnu…
Il n’est d’ailleurs pas le seul à se cabrer devant le crescendo machiniste, dilemme
qui laisse s’élever jusqu'à nos jours, un grand point d’interrogation :
Et quoi après ?
On peut donc conclure, sans grand risque d’erreur, que Delacroix, curieux
mélange de contradictions, était en désaccords avec la Cité en bloc. Edifié pour la
vie, et pour cause, par les circonstances de sa naissance, il dressa une barrière
infranchissable entre lui et la Femme : point de mariage, sans toutefois se priver de
jouissance ! Trouvant l’homme un composé bizarre et inexplicable de contraires,
c’est à l’amitié, seul lien estimable, qu’il a tenu. Accusant la société qui allait
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s’embourgeoisant, il ne trouvait dans la politique que des slogans chimériques. Paris,
scène et coulisse de tous ces bouleversements, était regardé avec aversion, de même
le progrès, qui se reflétait sur la matière et point sur les hommes.
Condamnant toutes les vilenies qui règnent dans la cité, Delacroix estime
donc que rien n’est vrai que nos propres illusions, et se consacre au seul domaine où
il a trouvé correspondance sans tricherie : la Peinture…
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CHAPITRE II
DELACROIX ESTHÉTICIEN
La relativité du Beau
La réalité contemporaine, objet de l’art
L’artiste continue l’œuvre du Créateur
Le travail, éternel échappatoire
Le peintre mélomane
Prédilections littéraires
Qu’est-ce-que le Style ?
La Pierre recréée
La vie en couleurs
La bête noire et la 8e Muse !
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DELACROIX ESTHÉTICIEN
La Relativité du Beau
Le Beau ! « Par où commencer un sujet si vaste qui a exercé tant de célèbres
écrivains ? », demande Delacroix (J.III, p. 346). Bien qu’il n’ignorait pas tout ce qui
a été déjà écrit sur ce thème, ce sujet reste un des plus intéressants et des plus
intrigants pour le peintre, parce qu’avec lui tout n’est jamais dit et que tout le
monde peut être d’un avis différent.
« Est-il un cœur assez dur, reprend le maître, une âme assez sèche pour ne
pas s’ouvrir d’aise à ce mot ? Le beau, c’est comme si on disait le Bonheur »…
Définition très vague qui le rapproche de celle que donne Stendhal « Le Beau n’est
que la promesse du Bonheur ».
Bien qu’il existât plusieurs définitions, pour ne pas dire mille, appropriées à
tous les yeux, à toutes les âmes, selon leurs inclinations ou leurs constitutions
particulières, Delacroix se devait d’ajouter sa pierre à cet édifice sans bornes.
Voulant éviter le galimatias des philosophes, comme dit Voltaire : « Demandez à un
crapaud ce que c’est que la beauté, le grand beau, le to Kalon, il vous répondra que
c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large
et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée, le beau est
pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le
diable, il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue.
Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par des galimatias », (Le
Dictionnaire philosophique, p.63). Quoique étant d’accord avec l’ironique penseur
en ce que « Le beau est souvent très relatif » , le peintre essaye en premier lieu de
distinguer entre deux catégories : « Celui des gens délicats, des gens bien élevés,
ayant été jusqu’en rhétorique et ayant des égards à garder dans le monde ; et celui
des gens du commun, des gens grossiers, des crocheteurs , si vous voulez, enfin de
ceux qui n’ont qu’une âme, pourvu que c’en soit réellement une, c'est-à-dire capable
de sortir et de sauter d’aise à la vue d’une représentation quelconque de la nature »,
(Supplément du J.III, p. 347).
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Trouvant cette définition un peu schématique, Delacroix a recours une
seconde fois à Voltaire pour dire : « Nous n’appelons beau que ce qui cause à notre
âme et à nos sens du plaisir et de l’admiration » (J.III, p.2).
Plaisir et admiration. Deux termes encore, aussi indicibles que celui de
bonheur, mais qui ouvrent un certain horizon à l’esprit, et sont loin de toutes ces
«pédantesques définitions modernes, telles que la splendeur du bon, etc., ou que le
beau est la régularité, qu’il est ce qui ressemble le plus à Raphaël ou à l’antique et
autre sottise » (J.III, p. 1).
Si Delacroix, à 59 ans, ose faire égaler l’Antique pour lequel il a voué tout un
culte à des « sottises » ou du moins le dépasse comme modèle, c’est qu’il est arrivé
à cet âge, et bien avant, à déborder du cadre clos d’une époque donnée, pour aboutir
à un humanisme universel. Il est sorti de l’abstraction idéale du passé pour aboutir à
une compréhension plus globale, plus réelle.
« Le sobriquet du Beau Idéal » ne sera plus qu’un mot employé toutes les fois
que l’on veut parler allemand ou sortir du sujet à la faveur d’une terminologie
imprécise. (Ch. M auras : Prologue d’un essai sur la critique, p. 48)
Plus de règles, plus de conformité avec autrui, quel qu’en soit le degré
d’élévation, vive la liberté pour laquelle il a combattu frénétiquement et avec
obstination. Ce qui fit rejeter à Delacroix les règles classiques, c’est qu’il a trouvé
que le Beau, domaine immense, tenant du divin, de la réalité et du mystère, ne peut
être calqué : il doit émaner de sa propre sphère, de son milieu. Cela ne veut point
dire qu’il soit limitable ou restreint à quelque lieue. « Le Beau est partout, dit
Delacroix, et chaque homme non seulement le voit, mais doit absolument le rendre à
sa manière » (J.II, p. 355).
Du point de vue technique, l’expression de tout ce qui est beau ne sera pas
laissée au hasard ou ne sera pas limitée à un seul élément au détriment d’un autre.
Le Beau ressortira, assure Delacroix (J.II, p. 142) de « la rencontre de toutes les
convenances. Il implique la réunion de plusieurs qualités : l’harmonie en serait
l’expression la plus large ». Si Delacroix opte dans ses « calepins » pour la
définition que donne Mersey, disant que « Le Beau est le vrai idéalisé » il ne pense
pas moins à ce que dit Boileau de tous les arts : « rien n’est beau que le Vrai ».
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Vérité et idéal, réalité et vision personnelle, ou autrement dit, le vrai idéalisé à
travers l’imagination créatrice, le vrai partant de la réalité tangible allant jusqu’au
mystère. Telle sera la double ressource du Beau dans l’art. La dualité de l’art n’est-
elle pas une conséquence fatale de la dualité de l’homme, comme dit Baudelaire ?
(in le peintre de la vie moderne, Œ.C. p. 1154). Mais cette expression toute
personnelle du beau, venant de l’individualité de l’artiste et non d’après des
modèles-cliches, n’était pas acceptée sans polémique. Cependant, en plein débat,
Delacroix trouvait que :
« C’est le propre du beau dans l’art, comme du vrai dans la science, de
soulever à sa naissance les plus vives oppositions et de ne s’établir dans l’admiration
comme la vérité dans la croyance, qu’après une lutte opiniâtre et prolongée. Et ce
qui n’est pas moins remarquables, poursuit-il, c’est que dans ce conflit de
l’enthousiasme et de la routine, la violence de la lutte est en raison de l’excellence
de l’œuvre qui la provoque » (cité par P. Daix in Delacroix le libérateur, p. 237).
Ce sera dans l’accord des qualités individuelles avec les lois générales du
beau que ressortirait la véritable originalité. Mais pour que cette originalité atteigne
sa plénitude, il faudrait qu’elle soit simple et vrai. Bien que Delacroix préférât
laisser la définition de cette question indécise, et recula devant une entreprise aussi
vaste, à mesure qu’il avançait dans la vie il continuait à trouver en lui-même que « la
Vérité est ce qu’il y a de plus beau et de plus rare » (J.I, p.439). Le beau serait donc
la vérité à travers l’artiste et exprimée par les moyens les plus simples de l’art.
* *
*
La Réalité Contemporaine Objet de l’Art
Si Gœthe dit (in Faust, p. 44) que l’art est long et notre vie est courte,
Delacroix trouvera ce domaine infini « qui n’arrive point à la perfection comme le
commerce et l’industrie » (J.III, p. 361). C’est pour cela qu’il pensait saintement
que « la pratique d’un art demande un homme tout entier » (J.III, p.253). Ajoutons
que c’est une des raisons pour lesquelles le maître ne se maria point, car « l’art est si
long que pour arriver à systématiser certains principes qui, au fond, régissent
chaque partie de l’art, il faut la vie entière » (J.III, p. 220) ; ou, comme dirait
Voltaire : « Il faut le cultiver toute sa vie ».
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Étant un des moyens de rapprochement spirituel des hommes entre eux,
puisqu’il présente une certaine prise de conscience, et « nous donne le sentiment
immédiat de la vie la plus intense et la plus expansive tout ensemble, la plus
individuelle et la plus sociale » (Guyau, cité par Ch. Lalo, in : Notions
d’Esthétique, p. 75) , Delacroix insiste, d’après la marche nécessaire que suivent
tous les arts et d’après sa propre évolution, sur la nécessite d’être de son temps : « Il
est puéril de vouloir remonter le courant des âges et d’aller chercher dans des
maîtres primitifs » (J.III.p.7 ).
Si Delacroix durant sa jeunesse optait pour les anciens parce que leur lecture
le « retrempe » et « l’attendrit » dans ses pensées , parce qu’ils sont « si vrais, si
purs, si enfants » (C.G. I , p. 26) ; s’il applaudissait bien ses amis d’aimer l’antiquité
parce qu’elle est la source de tout ; s’il trouvait surtout dans leurs vers « un
abattement, un malaise, ou le dégoût d’un homme qui se heurte partout pour trouver
des distractions et à qui tout rappelle son déboire » ; s’il trouvait même « quelques
rapports peu éloignés » de sa propre nature ou de sa situation ; Delacroix, à l’âge
mûr, ne tardera pas à se « lasser vite » de l’antiquité malgré son attachement
précédent. Cette lassitude ne lui sera provoquée que grâce à l’abus sans fin de
l’imitation des classiques. Ce qui lui permit non de nier catégoriquement leur
empire, mais de voir clair, de juger plus objectivement.
Partant de l’idée que « l’antiquité est pleine de grâce, sans afféterie de la
nature : rien ne choque, on ne regrette rien : il ne manque rien et il n’y a rien de
trop », Delacroix aboutit à ce que « le vrai dans toute question ne saurait être
absolu » et à partir de là, il reprend ses points de vues : « Les grecs, qui sont la
perfection, ne sont pas aussi parfaits ; les modernes, qui offrent plus de défaillances
ou de fautes, ne sont pas aussi défectueux que l’on pense et comprennent par des
qualités particulières les fautes et les défaillances dont l’antique parait exempt »
(J.III, p. 177).
Donc, c’est à la réalité contemporaine qu’il faut avoir recours, ou, autrement
dit, vivre sa vie tout en la cultivant. Pour mener à bien cette culture, qui doit durer
tout le long de la vie de l’artiste, et pour éviter de tomber dans un hiatus qui le
séparerait de la société, Delacroix conseille savamment qu’ « il faut se servir des
moyens qui sont familiers aux temps où vous vivez, sans cela vous n’êtes pas
compris et vous ne vivez pas, sans cela vous n’êtes pas compris et vous ne vivez pas.
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Ce moyen d’un autre âge que vous allez employer pour parler à des hommes de
votre temps, sera toujours un moyen factice et les gens qui viendront après vous, en
comparant cette manière d’emprunt aux ouvrages de l’époque où cette manière était
la seule connue et comprise et par conséquent supérieurement mise en œuvre, vous
condamneront à l’infériorité, comme vous vous y serez condamné vous-même »
(J.III, p.7).
Ce n’est pas seulement vivre sa vie, la comprendre, l’assimiler pour
l’exprimer, mais aussi et surtout, employer les moyens de son temps afin que la
compréhension et la communication entre l’artiste et la société soit réciproque. Mais
pour que cette communication, qui constitue un des principaux éléments de la
création artistique, soit complète, ou aussi complète que possible, il faudra que
l’artiste arrive à une certaine maîtrise d’expression , qu’il n’acquerra, dit Delacroix,
que si « les idées et la forme se pénètrent d’une manière presque aussi intime que
l’âme et le corps » (J.III, p. 51). Quel est l’art dans lequel l’exécution ne suive si
intimement l’invention ? demande-t-il un peu plus loin. Dans la peinture, dans la
poésie, la forme se confond avec la conception » (souligné par Delacroix).
Là Delacroix aborde et tranche, en même temps, l’éternel problème qui
suscite encore de nos jours nombre de débats sophistiqués ! Point de séparation entre
la forme et le contenu. Car, dans l’art comme dans toute chose humaine, le contenu a
une importance décisive, ou comme disait Diderot, « L’œuvre d’art constitue un tout
ayant son utilité et son sens ; elle naît et se nourrit du réel ». Et pour reprendre les
termes du peintre, l’art sans idée ne serait-il pas un homme sans âme, c'est-à-dire un
cadavre ? Cette idée ou cette âme à communiquer, c’est à l’artiste de la trouver, de
l’exprimer par les moyens les plus simple et les plus modernes.
* *
*
L’Artiste continue L’Œuvre du Créateur
« Nous avons débuté, raconte Houssaye, par cette idée que Dieu ayant trouvé
son œuvre imparfaite, après avoir créé le monde, en avait rêvé un plus beau, plus fin,
plus digne d’un tel maître ; que l’artiste et le poète avaient reçu la mission de
continuer le rêve de Dieu et de gravir l’âpre montagne où fleurit son idéal », (cité
par A. Ferrand, in l’Esthétique de Baudelaire, p. 105).
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Bien qu’elle paraisse assez audacieuse, cette idée se rapproche de tant d’autres
définitions et ne manque pas de vérité. Leibnitz ne qualifiera-t-il pas l’artiste de
petite divinité et Baudelaire ne parlera-t-il pas de l’homme-dieu ! Partant du mystère
et du réel, l’Art, sublime domaine de communication parmi les hommes, est un acte
de création. C’est ce qui donne à l’Artiste une part de divinité. Lamennais dira alors
que « l’Art est pour l’homme ce qu’est en Dieu la puissance créatrice »… et van
Gogh dira plus tard : « Je peux me passer de Dieu, de ma vie, mais jamais de la
puissance de créer ». Quant à Delacroix, il résume très savamment que le triomphe
de l’artiste : « C’est de donner la vie » (Supplément du J.III, p. 362).
Donner la vie, créer, idéaliser, extraire des choses « ce qu’elles contiennent
pour l’esprit et pour le sentiment » n’est pas une tâche simple pour celui qui prétend
s’y hasarder… Être artiste ou se vouloir à l’image du Créateur, ne serait-ce
qu’architectoniquement, ne veut seulement pas dire avoir le don, le génie de faire
ou d’exprimer, mais implique aussi une connaissance très étendue du monde et une
pratique sans arrêt. « Celui qui n’est pas capable de tout peindre, les palais et les
masures, les sentiments de tendresse et ceux de cruauté, les affections limitées de la
famille et la charité universelle, la grâce du végétal et les miracles de l’architecture,
tout ce qu’il y a de plus doux et tout ce qui existe de plus horrible, le sens intime de
la beauté extérieure de chaque religion, la physionomie morale et physique de
chaque nation, tout enfin, depuis le visible jusqu'à l’invisible, depuis le ciel jusqu'à
l’enfer, celui-là, dis-je, n’est vraiment pas le poète dans l’immense étendue du mot
et selon le cœur de Dieu », (Baudelaire répétant l’idée de Delacroix in Critique
Littéraire, Œ.C, p. 707).
Tel serait le type du peintre-poète. L’artiste doit donc connaître toute la
nature, mais ne la posséder et ne l’employer que comme un dictionnaire. « La réalité
devient ainsi non le point d’aboutissement mais seulement le point de départ », (R.
Huyghe, in l’Esthétique de l’Individualisme, p. 7).
Laissant la part du mystère planer dans son ombre, c’est le domaine de la
pratique-acquisitive que développe Delacroix dans son Journal. Parlant de
l’inspiration en premier lieu, de cet état d’extase créatrice, c’est à lui-même que doit
avoir recours chaque artiste et point à des excitations extérieures. « Heureux, dit-il
sont ceux qui, comme Voltaire et d’autres grands hommes, ont pu se trouver dans
cet état inspiré en buvant de l’eau et en se tenant au régime » (J.III, p. 40). Heureux,
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parce qu’ils seraient arrivés à la parfaite maîtrise de soi-même, maîtrise qui ne
s’acquiert pas sans hardiesse… Ne répétait-il pas souvent « Qu’il faut une grande
hardiesse pour oser être soi ? Sans une hardiesse extrême, ajoutera-t-il plus tard, il
n’y a pas de beautés ».
A cette beauté d’expression, le peintre n’accédera que par le concours de
beaucoup de moyens tous ensemble, voire de tous les moyens : La justesse de l’œil,
la sureté de la main, l’art de conduire le tableau depuis l’ébauche jusqu’au
complément de l’œuvre, l’art de grouper , l’art de porter à propos la lumière, de
colorer avec vivacité, le pouvoir de supprimer les détails inutiles, repoussants ou
sots, d’user de tout pour arriver à donner une fête à son gré. Car « Le premier mérite
d’un tableau est d’être une fête pour l’œil ». Telle a été la dernière pensée du maître,
(J.III, p. 335). Outre cette acquisition de toutes les facultés c’est une sorte d’instinct
qui fera démêler à l’artiste supérieur où doit résider essentiellement l’intérêt de sa
composition puisque « La source principale de l’intérêt vient de l’âme et elle va
à l’âme du spectateur d’une manière irrésistible », ajoute-t-il.
Ainsi, le grand artiste, l’homme supérieur, ne sera pas seulement celui qui a
«le sentiment de l’unité et le pouvoir de la réaliser dans son ouvrage » (J.III, p.
152), ou « celui qui sait concentrer l’intérêt, mais celui qui sait s’arrêter, celui, qui
sait qu’il a fait ce qu’il est possible de faire » (J.III, p. 40). Car, bien qu’il ait sa part
de divin, l’être humain a ses limites qu’il ne peut dépasser… Il est peu d’artistes, dit
Delacroix, et il parle « de ceux qui méritent véritablement ce nom, qui s’aperçoivent
au milieu ou au déclin de leur carrière, que le temps leur manque pour apprendre ce
qu’ils ignorent, ou pour recommencer sur nouveaux frais une instruction fausse ou
incomplète » (J.III, p.24).
Ayant abordé tous les éléments concernant l’artiste et soi-même, l’artiste et la
création, Delacroix soulève cet éternel problème : la situation de l’artiste par rapport
à la société, dans le sens où celle-ci lui doit protection. Ce n’est point le faste d’une
richesse qu’entendait Delacroix, ni ces petites commodités, mais une nécessité de
l’indépendance et une tranquillité d’esprit… « C’est d’être affranchi de ces troubles
et de ces démarches ignobles qu’entrainent les embarras d’argent… Il faut avoir sans
cesse devant les yeux la nécessité de ce calme, de cette absence des soucis matériels,
qui permet d’être tout entier à des tentatives élevées et qui empêche l’âme et l’esprit
de se dégrader », (J.II, .280).
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Il est inutile de souligner l’importance d’un tel problème qui hante jusqu'à nos
jours la plupart des artistes. Ce dont nous déplorons, c’est que Delacroix n’ait pas
présenté de solutions précises dans son Journal, tel qu’il le fit pour les autres
questions artistiques. Toutefois, l’indication suivante montre qu’il recueillait des
notes pour faire un article sur « la situation des artistes, chez les anciens et les
modernes, à faire pour le dictionnaire de l’Académie ».
Mais malgré toutes les souffrances qu’endure l’artiste, que ce soit d’ordre
artistique ou matériel, Delacroix trouve que l’artiste reste le plus heureux des
hommes ! Si telle était la conviction du maître dès l’âge de 21 ans, c’est qu’il
n’entendait point par bonheur toutes ces félicités matérielles, qu’il était loin
d’acquérir alors, mais la capacité qu’il a à « combler le vide affreux de l’âme, vide
qui est au bonheur comme les ténèbres sont au soleil » (C.G.I, p.49).
C’est au génie, au talent et à l’imagination qu’aura recours l’artiste, cet
homme qui, nul doute, jouit d’un ensemble d’aptitudes propres à sa nature de
créateur.
* *
*
Génie, Talent et Imagination
Il ne faut point être doté de clairvoyance pour voir ces ténèbres, vide affreux
de l’âme, mais avoir le génie de les éclairer. Tel serait le rôle du génie,
« ordonnateur du chaos » (Baldensperger : la critique et l’histoire littéraire en
France, p. 168). Ordonnateur, certes, puisqu’il est considéré comme un être
supérieurement raisonnable, selon Delacroix.
Malgré cette raison, qualité première du génie, le peintre distingue deux
groupes parmi ces grands hommes : « des génies fougueux, indisciplinés,
n’obéissant qu’à l’instinct qui, sans doute, se trompent quelquefois », des êtres qui
ne conduisent par leur génies, mais qui en sont conduits, ce qui les mènent à
«tomber dans la froideur et sont au-dessous ou plutôt à côté d’eux-mêmes » ; et des
génies « divins, qui obéissent à leur naturel, mais qui lui commandent aussi, des
êtres qui « tiennent en bride leur imagination », qui « se réforment ou se dirigent à
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leur gré sans tomber dans des contradictions ou des erreurs choquantes » ( J.II,
p. 356).
Se gouverner, se maîtriser soi-même, comme disait Weber, pour pouvoir
régner sur autrui, idée qui n’est point étrangère au dandysme delacrucien. Qu’il soit
frénétique ou en bride, le génie, comme le temps, marche toujours et ne peut
rester «ni stationnaire ni oisif » (J.III, p.365) : il improvise avec élégance et vigueur,
se crée un monde, même s’il reste incompris ou refusé. Ce monde, exprimé grâce au
vaste dictionnaire de la nature et grâce à soi-même, sera la vision caractéristique de
chaque génie, car, ce qui fait les hommes de génies, ou plutôt ce qu’ils font, dit
Delacroix, ce ne sont point les idées neuves, c’est cette idée qui les possède, que ce
qui a été dit ne l’a pas encore été assez (J.I, p. 101), idée qui les pousse à reprendre,
à recréer la matière dans ses plus amples variations.
Dans cette aptitude de créer, de donner la vie, Delacroix distingue aussi entre
deux sortes de talents : des talent nés et des talents maniérés. Des talents qui
«viennent au monde tout prêt et armés de toutes pièces », qui trouvent d’instinct le
moyen d’arriver à exprimer leurs idées. C’est, dit-il, « un mélange d’élans spontanés
et de tâtonnements, à travers lesquels l’idée se fait jour avec un charme peut-être
plus particulier que celui qui peut offrir la production d’un maître consommé »
(J.III, p.221). L’homme doué de ce talent-là, « obéit à chaque instant à une émotion
vraie, méprise tout ce qui ne le conduit pas à une plus vive expression de sa pensée »
(J.III, p.4).
Quant aux talents maniérés, ils ne peuvent éveiller un intérêt véritable, « Ils
peuvent exciter la curiosité, flatter un gout du moment, s’adresser à des passions qui
n’ont rien de commun avec l’art ». De ceux-là, Delacroix dit qu’ils n’ont qu’une
pente, qu’une habitude : « Ils suivent l’impulsion de la main plus qu’ils ne la
dirigent ».
Comme entité en soi, le talent est pour Delacroix, un funeste présent de la
nature ! Funeste, certes, puisque l’être qui le possède n’est seulement pas
« ordinairement le plus persécuté, mais il est lui-même fatigué et tourmenté de ce
fardeau » (J.I, p. 61). Car, le fait de se rendre compte de la portée de sa charge et de
sa responsabilité n’est pas un simple fardeau : il exige un exercice continu et une
prise de conscience clair et nette. Ce qui mène le peintre à dire, non sans consolation
en pensant à lui-même, que « les talents formés plus lentement, plus péniblement,
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sont destinés à vivre davantage dans leur force et dans leur ampleur » (J. III,
p. 135). Mais « quel dommage, s’écrie-t-il, que l’expérience arrive tout juste à l’âge
ou les forces s’en vont ! C’est une cruelle décision de la nature que ce dont du talent,
qui n’arrive jamais qu’à force de temps et d’études qui usent la vigueur nécessaire à
l’exécution » (J.I, p.180).
Toujours désireux de s’exprimer et de créer, Delacroix, le pessimiste, se
demande avec inquiétude et en accord avec Sainte-Beuve : « Y-a-t-il du nouveau ?
Y-a-t-il encore du neuf en ce monde ? Y-a-t-il encore quelques part encore de la
verve, de l’ardeur, de la jeunesse et de l’avenir ? Y a-t-il quelqu’un qui tente et qui
promette ? » (J.III, p.265).
La réponse : le talent ne se trouve qu’entre les mains de « cette fille chérie de
Dieu éternellement mobile et toujours nouvelle : l’Imagination », dira Goethe (in
Faust). « Elle est la première qualité de l’artiste » précise Delacroix, car chez lui
«elle ne représente pas seulement tels ou tels objets, elle les combine pour la fin
qu’il veut obtenir » (J.III, p.45). A quoi ajoute Bachelard que « C’est la faculté de
former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité » (cité par G. Picon
in : L’œuvre d’art et l’imagination. p. 51). C’est cette délicatesse subtile de
sentiments qui fait voir dans les ténèbres, qui fait voir là où les autres ne voient pas,
et qui fait voir d’une façon différente…
Ainsi définie, l’imagination est donc la faculté de sélectionner, de simplifier,
de composer pour recréer la nature selon sa propre vision. Au fond, qu’est ce qui fait
de l’artiste un homme extraordinaire si ce n’est « radicalement une manière tout à
fait propre à lui de voir les choses » (J.I, p. 81), ou comme disait Gauguin :
« L’artiste se reconnaît à la qualité de sa transfiguration ». Mais pour arriver à une
vraie et complète expression personnelle, cela nécessite une complète liberté de
toutes les convenances : « Point de règles pour les grandes âmes », dit Delacroix
(J.I, p. 87). Elles sont pour les gens qui n’ont que le talent, lequel s’acquiert par
l’étude et la pratique. Pourtant, cela ne diminue point l’importance qu’accordait le
peintre au travail assidu.
* *
*
Le Travail, éternel Échappatoire
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Le travail, pour Delacroix, n’est pas seulement « Toute la philosophie et la
bonne matière d’arranger sa vie », le seul plaisir qu’il éprouve durant ses jours, ou
un désir de produire pour donner du prix au temps, mais une nécessité insatiable
d’aller à toutes les âmes (J.II, p.12). Cette constante nécessité d’épanchement,
d’expression, allait s’accentuant au fur et à mesure que le désaccord entre lui et la
société s’aggravait. Si Charles du Bos voyait la possibilité, la plus acceptable entre
toutes, d’échapper au désespoir total dans l’acte d’écrire ; si Baudelaire insistait sur
l’importance d’être toujours ivre, de vin, de poésie ou de vertu, à votre guise », c’est
dans le travail que Delacroix trouvait la boisson par excellence capable de le soûler :
il y lampait avec ardeur… « Nous travaillons jusqu'à l’agonie, écrit-il à George
Sand. Que faire autre chose dans le monde, à moins de s’enivrer, quand vient le
moment où le réel n’est plus à la hauteur du rêve ? » (cité par R. Huyghe in
Delacroix p. 28).
Que ce rêve ne soit plus ou ne le soit pas encore, Delacroix ne se soûlait,
quoiqu’il se voulut retiré de ce monde, que partant de l’univers et allant vers lui,
pour aboutir à l’expression de l’humanité dans toute sa totalité. Son aspiration était
d’aller à la rencontre de toutes les âmes, de vivre en elles, et « c’est vivre dans
l’esprit des autres qui enivre ! » ajoute-t-l (J.I., p. 102).
Orienté par ce besoin de faire quelque chose, les idées de ses travaux le
poursuivaient et le hantaient comme un spectre (C.G. I, p.87). Le seul salut, ou la
seule issue pour lui, était de mettre ces idées en exécution. C’est ce qui le faisait
courir se mettre au travail avec ardeur et plaisir, « comme les autres courent chez
leur maîtresse » (J.II, p. 125). Car à son chevalet il oublie les ennuis et les soucis
qui sont le lot de tout le monde. Le travail équivaudra donc au grand remède.
Remède contre le mal du siècle et contre le mal qui envahit son âme. Travailler sans
s’attendre à la promesse d’une réponse quelconque est déjà un plaisir en soi. « Ce
mouvement, explique-t-il (J.II, p.407), cette variété de situations et d’émotions
donne à tous les sentiments plus de vivacité : on résiste mieux, en variant son
existence, à l’engourdissement mortel de l’ennui ».
Avec le temps, il fera plus que s’enivrer au travail : il s’y enterrera, comme il
le dit (J.II, p. 303) : « Je suis heureux de m’enterrer dans l’étude… Douce
tranquillité que les passions ne peuvent donner ! ».
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En effet, après avoir regardé de près dans la société et dans le cœur humain,
après avoir trouvé que ses conceptions idéales ne concordent pas avec les moralités
des êtres masqués qui l’entourent, et après avoir trouvé que rien n’est vrai sur cette
terre que les illusions que nous créons nous-mêmes, car tout est mensonge,
Delacroix n’a plus confiance que dans le travail, seul domaine capable de lui donner
une certaine tranquillité. Cette tranquillité, en laquelle il pouvait croire sans se
sentir dupe, était capitale pour lui : il en avait besoin afin de créer silencieusement.
C’est au travail, dans la plus vaste étendue du terme, qu’il ramène les lois
supérieures de l’art et point à « une sorte d’inspiration qui vient de je ne sais où, qui
marche au hasard et ne présente que l’extérieur pittoresque des choses » dit-il (à
Andrieu, en 1853). « Travaillez- donc le plus que vous pourrez » sera son conseil le
plus cher et le plus sincère à tout artiste, à tout être qui veut échapper à l’ennui de
cette terre avec tout le mal qu’elle porte…
Notons que Delacroix, en parlant de l’artiste, ne désignait pas seulement les
peintres de ses conseils : il s’adressait aussi aux musiciens et aux hommes des
lettres, s’attaquait à la musique et à la littérature.
* *
*
Le Peintre Mélomane
L’artiste, d’après Gabriel Marcel, est avant tout quelqu’un qui écoute. Car la
musique est l’émanation mystérieuse qui englobe l’univers. « Elle creuse le ciel »,
dit Baudelaire. Elle le creuse pour le dévoiler… Elle plonge dans les espaces infinis,
dans les profondeurs de l’espace, pour donner jour à quelques ondes azurées, à
quelques béatitudes extatiques … ou, comme dirait Delacroix de cette muse céleste :
« C’est la volupté de l’imagination » (J.I, p.58). Pour Delacroix, la musique est « la
meilleure nourriture pour l’âme (J.I., p. 275). Le temps donné à un concert n’est
jamais perdu ou compté comme un dérangement. Non pas que le peintre avait
l’intention de transposer ses impressions musicales en expressions plastique ou de
traduire la musique et la symboliser en couleur comme feraient certains peintre du
vingtième siècle, tel Delaunay, Klee et autres ; mais parce que la musique, capable
d’exprimer toutes les passions, toutes les douleurs, toutes les souffrances, en un mot,
l’humanité entière, le mettait « dans un état d’exaltation favorable à la peinture :
51
(J.II, p. 370). Elle le stimulait, l’aidait à franchir le seuil des limites, pour passer au
monde de la création.
Ainsi définie, cela ne veut point dire que Delacroix se donnait abstraitement
ou vaguement à la musique. Bien au contraire, « Il goûte, il comprend la musique
d’une manière si impérieuse, dit George Sand, (Dans une lettre à Th. Silvestre), qu’il
eut été probablement un grand musicien, s’il n’eut pas choisi d’être un grand
peintre ». En effet, la culture musicale de Delacroix égale sa culture littéraire et
artistique aussi bien en étendue, en originalité qu’en contradictions !
Dès son enfance, il donne des signes précoces de vocation musicale : il s’est
donné tour à tour au piano, au violon, et à la guitare. Ne pouvant se consacrer
pratiquement, faute de temps, il se contente de suivre l’évolution musicale et de
vivre dans son atmosphère. Il a même été jusqu'à se faire membre du club des
Mozartiens, dit Gillot (in Delacroix, p. 137). A ces dons naturels, constamment
enrichis, s’ajoutera la réflexion, la méditation et la critique.
Ce ne serait pas trop de dire, d’après son journal, qu’il possédait les mélodies
dans sa mémoire, où elles trouvaient de profonds et des durables résonnances. Parmi
tant de maîtres, ses préférences allaient essentiellement à Mozart, Beethoven et
Chopin. Mozart, c’est le génie-né inspiré, qui n’a pas eu besoin de l’expérience : «
elle s’est trouvée chez lui au niveau de l’inspiration ». C’est un des génies qui
« tirent des choses seulement ce qu’il faut montrer à l’esprit » (J.I, p. 187).
Réunissant la grâce et l’expression, le bouffon et le terrible : la délicieuse tristesse à
la sérénité et à l’élégance, l’inspiration à la science, le tout dans la juste mesure, à la
perfection, Mozart sera « supérieur à tous par sa forme achevée » (J.II, p. 25). Les
termes « sublime » et « céleste » ne seront cités que maintes fois pour qualifier ce
« créateur de l’art moderne porté à son comble ! » (J.I, p. 347). Delacroix vouera un
culte à ce dieu-culte qui ne sera jamais assagi avec l’âge et qui ira jusqu'à le faire
guérir de ses maux physiques : « ma fatigue fut suspendue en l’écoutant » dit-il
(J.I, p.212).
Ainsi dévoué, Delacroix sera un des fervents défenseurs de Mozart : malheur
à qui s’avisera de le critiquer en sa présence ! (il ne sera traité que de fou et de
corrupteur !). Mais d’où vient tant de dévotion ? Est-ce à cause des affinités qui lient
les deux artistes, même dans leur méthode de travail (Mozart, comme Delacroix,
portait toujours un petit livre où il notait tout ce qu’il composait, toutes les mélodies
52
qui se présenteraient à son esprit), ou bien est-ce à cause de ce que Mozart respire le
calme d’une époque ordonnée, époque si chère à Delacroix ? Bien que Mozart
puisse dire : « je suis maître de moi comme de l’univers », bien qu’il représentât la
perfection même aux yeux du peintre, Mozart n’occupera que le domaine céleste :
« il transporte au ciel, mais n’ouvre pas d’horizon à l’esprit, précise le peintre. Ce
sera à Beethoven d’ouvrir cette porte-là.
Que Delacroix ait osé, comme il le dit, remarquer que les morceaux de
Beethoven « sont en général trop longs, malgré l’étonnante variété qu’il introduit
dans la manière dont il fait revenir les mêmes motifs » ( J.I, p.201 ) ; qu’il ait trouvé
des « paysages communs à côté de sublimes beautés » ( J.I, p. 190) ; que Beethoven
ait « souvent dépensé beaucoup de sueurs sur ses passages très faibles ou très
choquants » (J.II, p. 104), ou que ses manuscrits soient aussi « raturés que ceux de
l’Arioste », qu’il ait « tourné le dos à des principes éternels » ( J.I. p. 284) – ce que
Mozart n’a jamais fait ; que Delacroix finisse par le trouver décidément, terriblement
inégal » (J.I ,p. 283), cela n’empêchera pas Beethoven d’être un génie plein de
fougue et d’effet, charmant, sublime, céleste, frénétique, en un mot : de son temps,
dit Delacroix .
Être de son temps, l’expliquer par des moyens qui lui sont connus, d’après sa
propre vision et son propre gré, c’est le conseil suprême que donne Delacroix à tout
artiste. « C’est ce qui fait que Beethoven nous remue davantage, ajoute-t-il, ayant
exprimé ce qu’il y a de plus tragique et de plus sublime » (J.II, p. 154). Avec
l’andante de sa Héroïque, Beethoven a touché la partie douloureuse de
l’imagination et c’est sur le plan de la douleur humaine que les deux maîtres se
rencontrèrent… C’est aussi ce qui fait que Beethoven parvint à ouvrir cette « porte »
à l’esprit, à franchir le seuil céleste et à lier le ciel à la terre.
Se hasarder à exprimer l’abime de la douleur humaine est une charge pénible
qui fait dire sombrement à Delacroix que « cet homme est toujours triste »…
Toujours triste, mais sur un autre niveau, sera le troisième dieu : Chopin.
Si opposé qu’ils soient de culture, de tendances, de goût, Chopin et Delacroix
se comprennent pourtant profondément par le cœur », dit G. de Pourtalès (in Chopin
ou le poète. P. 151). Deux caractères violents, concentrés, pudiques, maladifs, deux
déités quittant l’Olympe pour la Terre, c’est dans le dessert aride du piano que ces
deux âmes se rencontrèrent…
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Homme exquis par le cœur et par l’esprit, Génie parfait, charmant et sublime,
Chopin « ressemble le plus à Mozart que qui que ce soit », dit Delacroix (J.II,
p.340) : « Rien de banal, composition parfaite, que peut-on trouver de plus
complet ? » ajoute-t-il. En se renfermant dans le cadre exclusif du piano, Chopin a
fait preuve d’un rare génie mélodique et de hautes facultés harmoniques. C’est par le
sentiment qui déborde toutes ses œuvres, « Sentiments éminemment romantiques,
individuels, propres à leur auteur » (souligné par Delacroix) qu’il touche la corde
humaine, qu’il fait vibrer toute la lyre…
Ayant atteint la plénitude de l’expression, faisant montre d’une parfaite et
immense maîtrise de toutes les formes capables de ressortir du clavier jusqu’aux
plus fines ornementations, c’est à travers toutes ces mélodies que Delacroix trouvait
correspondance et continuation en Chopin. C’est aussi avec lui que le peintre
s’initiait à la science de la musique, à ce qui établit la logique et les reflets dans cet
art. Ce qui le mena à noter (J.I, p. 284) que : « La science envisagée ainsi,
démontrée par un homme comme Chopin, est l’Art lui-même, c’est la Raison elle-
même, ornée par le génie, mais suivant une marche nécessaire et continue par des
lois supérieure ».
A part la science, c’est par cette idée chère à Delacroix, romantique au
suprême degré, Chopin est aussi de son temps car il se sert des progrès que les autres
ont fait faire à son art. Et c’est par là que Chopin se rapproche le plus de Beethoven.
Le peintre chérira toujours ce « bon petit Chopin », « ce chopinette », cet
incomparable génie que le ciel a envié à la terre » (J.III, p. 319). Il rêvera souvent
de lui, ne pouvant plus le voir dans ce monde ni entendre ses divins accords.
Diamétralement opposée sera l’attitude de Delacroix envers les autres
contemporains, surtout « ces prétendus novateurs ». Que Chopin ait détesté la
musique qui n’est quelque chose qu’à l’aide des trombones opposées aux flûtes et
aux hautbois ou concordant ensemble, qu’il ait été contre les sonorités fortes, c’est
peut-être là une des raisons pour lesquelles Delacroix était contre les contemporains
qui osaient faire autre chose ou se déchainèrent contre le calme et l’ordre des
anciens. « Les Berlioz, les Hugo, tous ces réformateurs prétendus », (J.I, p.290)
n’ont été que sévèrement et injustement jugé par le peintre !
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Si 1830 est marquée par trois grands achèvements artistiques : Hernani, la
Fantastique et la Liberté guidant le peuple, cela ne veut nullement dire, hélas, que
leurs auteurs pratiquaient une amitié quelconque l’un envers l’autre…
Berlioz, « l’insupportable Berlioz », ce « bruit assommant » cet « héroïque
gâchis » (J.I, p. 346) deviendra si proverbial sous la plume du peintre qu’il répètera
souvent : « cela vous poursuit comme les trompettes de Berlioz » ! Et l’histoire de
ce musicien novateur ne sera qu’ironiquement notée : « c’est une verve quelconque,
déréglée, soutenue de réminiscences plaquées et d’un certain brio dans les
instruments ; l’illusion d’un génie fougueux emporté par ses idées et incapable de
plus encore » (J.I, p. 455). Puis, comparant Berlioz et Mendelssohn, il écrira : «l’un
et l’autre manquant d’idées, ils cachent de leur mieux cette absence capitale par tous
les moyens que leur suggèrent leur habileté et leur mémoire » (Idem).
Wagner, cet autre créateur plein de fougue, n’est pas sauvé de cette haine, si
l’on peut ainsi qualifier ce sentiment, et la seule fois que son nom figurera dans le
Journal on ne lira que ces trois lignes : « Ce Wagner veut innover, il croit être dans
la vérité ; il supprime beaucoup des conventions de la musique, croyant que les
conventions ne sont pas fondées sur des lois nécessaires » (J.II, p. 390).
De même, cette critique érudite, acerbe et contradictoire, ne sera pas moins
employée en parlant de la littérature et des hommes des lettres.
* *
*
Prédilections Littéraires
La parole étant le moyen d’expression le plus indispensable et le plus
commun dans cette Foire qu’est la vie, la littérature en est l’expression la plus
élevée. Delacroix pourra affirmer qu’elle est l’art de tout le monde, dans le sens
qu’on l’apprend sans s’en douter (J.II, p. 152). Cela ne signifie pas qu’il se perdait
dans ce labyrinthe ou en acceptait toutes les sorties ! En littérature aussi bien qu’en
toute chose, Delacroix, honnête homme au sens le plus complet du terme, avait ses
prédilections et ses critères.
Ennemi déclaré de tous ceux qui portent enseigne, des esprits bornés, affectés,
ou des pédants gonflés, il dit très simplement et très profondément que « les
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hommes qui savent ce qu’ils ont à dire écrivent bien » (J.II, p. 108). Telle sera son
principal axiome qu’il ne modifiera point avec l’âge. En effet, dit Baudelaire (in
Œuvre et la vie de Delacroix, Œ.C., p. 1126), « Delacroix eut une sympathie très
prononcée pour les écrivains concis et concentrés , ceux dont la prose peu chargée
d’ornements a l’air d’imiter les mouvements rapides de la pensée et dont la phrase
ressemble à un geste » Et le peintre ajoutera : « je hais les écrivains peu naturels et
qui n’ont que du style et des pensées sans avoir une source vraie et sensible »
(C.G.I, p. 147).
En fait, il ne suffit pas à l’écrivain d’acquérir un style parfait, approprié, ou
d’être muni de quelques idées. Le feu sacré, cette touche céleste, ce je ne sais quoi
d’inexprimable sont indispensables. Autrement, ces écrivassiers qui ont des idées,
mais qui ne savent pas les ordonner ou les exprimer seraient comme « ces généraux
barbares qui mènent au combat des nuées de Perses ou de Huns combattant au
hasard, sans unité, sans effort, et par conséquent sans résultat » (J.III, p.52).
Pourtant, précise le peintre : « Les mauvais écrivains se trouvent aussi bien parmi
ceux qui ont des idées que chez ceux qui en sont dépourvus ».
Si Delacroix semble exigeant, c’est qu’il considérait les livres « comme de
vrais amis » (C.G.I, p.88). La raison ?- « Leur conversation silencieuse, dit-il, est
exempte de querelles et de division ». C’est pour cette même raison qu’il ne
supportait pas les longueurs, défaut capital. Un livre donc, comme toute œuvre d’art,
doit englober tous les éléments techniques et créateurs. S’il est mal fait dans son
ensemble, « Il ne peut être sauvé par la beauté des détails, ni même par l’ingénieuse
conception de l’ouvrage lui-même. Il faut que toutes les parties ingénieuses ou non,
concourent dans une certaine mesure à la connexion du tout, et par contre, il faut
dans un ouvrage bien ordonné et logiquement conduit, que les détails n’en déparent
point la conception » (J.III, p. 273.)
Et Delacroix ne manque pas de montrer que, même parmi les écrivains
considérés comme génie par l’histoire, il distingue entre deux familles principales :
les génies singuliers, qui offrent des côtés si désagréables, tels Corneille,
Shakespeare, Homère, emportées par des bonds irréguliers, qui vous surprennent
autant par leurs chutes soudaines que par les élans qui les font gravir de sublimes
hauteurs ; et les génies d’un trait, tel Racine, Virgile, Arioste (J.III, p. 104). Mais
bien qu’il aimât l’Antique en général, le peintre avait une certaine estime envers
chaque auteur :
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Homère, source prodigieuse, divine, d’où tout a coulé, était si élevé à ses yeux
que « être un Homère » est devenu un exemple ou un critère d’évaluation. Virgile,
malgré le fait qu’il soit parmi ces génies-nés ou génies d’un trait, « si plein de traits
admirables de sentiments, n’a pas ce je ne sais quoi de profondément humain qui
nous montre, dans Homère, des hommes comme nous ».
C’est à Horace surtout qu’iront ses prédilections et avec lequel il trouvera plus
de correspondance. « Maître de l’art de vivre en jouissant de la vie, mais aussi
maître du stoïcisme, Horace est, avec Marc-Aurèle, celui auquel reviennent le plus
familièrement ses lectures (H. Gillot : Delacroix, p. 93). Delacroix ne cache point la
raison : « C’est le plus grand médecin de l’âme, celui qui vous révèle le mieux, qui
vous attache le mieux à la vie dans certaines circonstances et vous apprend le plus à
la mépriser dans d’autres ». Et ce qui plus est : il ne dit que ce qui est à dire !
Ayant lu la Divine Comédie dans son texte original, de même que les Latins,
Delacroix trouve que Dante est « neuf comme la Nature »… Il est vraiment le
premier des poètes car « on frissonne avec lui comme devant la chose… C’est une
carrière unique » (J.I, p.95-96).
Admirateur des poètes Antiques qui ont réuni toutes les images, le gai, le
tragique, le convenable, le tendu, bref toute l’étendue possible de l’expression,
Delacroix n’était pas moins chaleureux envers le Grand Siècle. Si Corneille « tombe
dans des monstruosité à côté des plus belles conceptions » (J.II, p. 103), il ne
prépare pas moins ce siècle de perfection souveraine. Par contre, Racine qui est
«trop parfait », n’est pas exempt de critique. Car cette « perfection », et l’absence de
lacune et de disparates lui ôtent le piquant que l’on trouve à des ouvrages pleins de
beautés et de défauts à la fois » (J.II, p. 137). Ses rôles sont presque tous parfaits dit
Delacroix : « il a pensé à tout, n’a point fait de remplissage » (J.II, p. 290). Mais de
toutes ses œuvres, Britannicus reste un chef-d’œuvre de force, de simplicité, un
miracle de nuances, bref, tout ce qui constitue Racine. Bien que son seul défaut soit
la perfection même, Racine jouit d’un double estime auprès de peintre : « Il était
romantique pour les gens de son temps ; et pour tous les temps un classique, c'est-à-
dire, parfait » (J.III, p.23).
Molière, qui ferma un jour Plaute et Térence pour dire à ses amis : « J’ai
assez de ces modèles ; je regarde à présent en moi et autour de moi » est « un de ces
robustes tempérament d’artistes, dit Delacroix, qui osèrent dépouiller le fanatisme
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presque aveugle de l’imitation des grands maître ». Si Delacroix sent une parenté
quelconque entre lui et Molière ne serait-ce que ce trait d’avoir osé regarder autour
de soi et surtout en soi, la correspondance et la ressemblance de tempérament entre
lui et Voltaire sera plus frappante.
Outre les attraits physiques, les douleurs stomacales, etc., penseur et peintre
avaient nombre de similarités : les mêmes méthodes, les mêmes facilités de travail,
les idées, l’ironie, l’humour, l’acerbité de la critique et surtout cet art de prendre en
tout ce qui est la fleur… Voltaire sera aussi un exemple à suivre, non seulement en
question de goût ou parce qu’il met chaque chose à sa place, mais à cause de son
Dictionnaire Philosophique,- forme que Delacroix a toujours rêvé et essayé de
suivre pour son Dictionnaire des Beaux-Arts. Nombreux sont les passages et les
articles concernant le cynique penseur et qui sont relevés tout le long du journal.
Membre de cette famille qui voue un culte à la raison, « qui jouit du goût
naturel de la vraie simplicité, Boileau est un homme qu’il faut avoir sous son chevet,
il délecte et purifie : il faut aimer le beau et l’honnête, tandis que nos modernes
n’exhalent que d’acres parfums, mortels parfois pour l’âme et faussant l’imagination
par des spectacles de fantaisie » (J.III, p. 231).
Des novateurs du XVIII siècle, Delacroix n’avait qu’une faible estime. Dès sa
jeunesse, il ne conteste à Rousseau, « faiseur de morale », ni le génie ni le don
d’écrivain. « Tout infecté de bile qu’il était contre la corruption des villes, tout
misérable et persécuté qu’il a pu y vivre, il n’a jamais pris le parti si simple de se
faire laboureur ! » écrit-il ironiquement (à Félix Guillemardet, en 1819). Mais bien
qu’il trouvât chez lui quelque chose « qui n’est pas naturelle, qui sent l’effort et qui
accuse un esprit dans lequel se combattent le faux et le vrai, (J.II, p. 281), Rousseau
reste un des premiers qui aient traduit « ces sentiments d’impressions vagues et de
mélancolie » qui, grâce à lui, se sont généralisés par la suite. Mais personne, parmi
tant de maîtres, n’égalera cette « merveille de lucidité, d’éclat et de simplicité tout
ensemble » qu’est Voltaire (J.II, p. 94).
De tous les écrivains d’Outre-Rhin, Goethe est celui qui le fascinait le plus.
Le Goethe du Faust, cette œuvre « qui va du ciel à la terre, du possible à
l’impossible, de la grossièreté à la délicatesse ; ou toutes les antithèses que le jeu
d’une audacieuse imagination peut créer y sont réunis » (Goethe s’entretenant avec
Eckermann, cité par R. Huyghe, in : Delacroix, p. 463).
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Ne connaissant que le Latin, l’Italien et l’anglais, c’est dans les traductions
françaises de Viardet qu’il lisait la littérature russe. Delacroix éprouvait un étrange
plaisir à lire les Nouvelles russes de Gogol ou la Fille du Capitaine de Pouchkine.
Mais malgré ce « parfum de réalité » qui surprend et étonne, Delacroix remarque
que ces romans « se ressemblent tous : ce sont toujours des histoires de petites
garnisons sur les frontières de l’Asie. Ces côtés ont tenu une grande place dans
l’histoire des Russes et on voit que les esprits de cette nation y sont sans cesse
tournés » (J.II, p. 189).
De toutes les œuvres d’outre-monts ce sont Faust et Hamlet qui forment le
miroir à deux faces où se regardait le peintre et où il trouvait plus de reflets et de
questions semblables aux siennes que n’ importe où ailleurs… Mais c’est surtout à
la littérature anglaise qu’iront ses méditations, ses lectures et ses sources
d’inspiration. Soit à cause de son voyage et ses découvertes, soit parce qu’il fuyait
l’école académique. Shakespeare lui arrache les plus chaudes exclamations, par ses
grandeurs et par ses décadences. Il est un de ces génies particulièrement doués, qui
portent « le flambeau dans les coins secrets de notre âme », car il peint ce « petit
monde de sentiments qui sont chez tous les hommes de tous les temps. (J.II, p. 443).
C’est ce qui fait l’universalité de cet autre grand libérateur littéraire.
Bien que Delacroix soit nettement contre le mélange des genres, il pardonne
ce « vice » à Shakespeare parce que son art est à lui. Cet art psychologique et
poétique, qui n’est ni comique ni tragique, mais une telle puissance de réalité « qu’il
nous fait adopter son personnage comme si c’était le portrait d’un homme que nous
eussions connu » (J.II, pp.323-4). Et Delacroix s’accorder avec Chateaubriand en ce
que : « Shakespeare est au nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi au besoin
et à l’aliment de la pensée. Ces génies-mère qui semblent avoir enfanté et allaité
tous les autres… Car leurs œuvres sont les mines ou les entrailles de l’esprit
humain ». (J.III, p. 240).
L’autre écrivain envers lequel Delacroix consacrait un culte aussi profond et
aussi plein d’admiration et de réserve était Byron. Là aussi on peut dire que de
parenté entre le poète et le peintre, que d’affinités entre leur nature énergiques, leurs
génies audacieux et même entre leur physique : « maigreur, teint jaune, faiblesse,
cette sensation réciproque, ce besoin d’écrire, « besoin qui bouillonne en moi, écrira
le peintre après Byron, comme une torture dont il faut que je me délivre… mais ce
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n’est jamais un plaisir, au contraire, la composition n’est qu’un labeur violent »
(Supplément du J.III, p. 448). Que de pages, que de préceptes byroniens ne seront
cités tout au long du Journal, et que de peintures ne lui devront leur source !
Pourtant, et malgré cette grande admiration des écrivains du Nord, Delacroix estime
que « le développement des lettres françaises a été compromis par l’influence des
littératures germaniques et anglaises » (cité par H. Gillot in Delacroix, p. 110).
Que Shakespeare soit un génie original, un homme à qui on ne peut rien
dérober, comme il ne faut rien lui retrancher, ce n’est pas une raison pour le calquer.
Qu’un Goethe, avec tout son génie, « aille le recommencer trois siècles après », ce
n’est pas non plus une raison pour faire de son œuvre un modèle à suivre. C’est à la
réalité française, contemporaine, que Delacroix veut tourner l’intérêt des artistes
français. Car « ce siècle sans pudeur et sain frein », abâtardi par l’imitation et
infesté du mauvais goût des étrangers, était atteint d’un défaut capital, voire
impardonnable aux yeux du peintre : « la littérature moderne met de la sensiblerie
partout » (J.III, p. 309), abonde de « remplissage » et, ce qui plus est : « on
mélange le comique au tragique » !
Si les romans de Dumas étaient une des distractions auxquelles Delacroix
avait recours durant ses heures d’ennui, cela ne l’empêchera pas de critiquer
l’homme et l’œuvre. Intrigué par cette vie don juanesque que mène en large « ce
terrible Dumas », Delacroix ne cache pas une certaine envie de cette heureuse
insouciance de l’écrivain, ce bohème aux incessants besoins d’argent. (J.II, p. 120).
Il est vrai que le peintre aimait beaucoup Dumas, comme il le dit, mais cet amour
n’est pas suffisant pour le tenir en éveil durant la lecture et Delacroix s’endormait
par intervalles ! La raisons ? « Ses romans sont charmants au commencement, puis,
comme à l’ordinaire, viennent des parties ennuyeuses, mal dirigées ou
emphatiques… Ce mélange du comique et du pathétique est décidément de mauvais
goût » (J.II, p. 322).
Ce qui ressort aux yeux de Delacroix de ce mélange et de ce remplissage,
c’est « une œuvre battarde, qui ne présente à l’esprit ni des détails aussi poussant, ni
un ensemble qui constitue dans le souvenir une unité bien marquée. Résultat : quand
on a lu cela, on n’a rien lu » (J.I, p. 181).
C’est aussi le même défaut qu’il reproche à George Sand. Qu’elle se sauvât
des tristesses de la vie dans la compétition de figures idéales, qu’elle ait passé parmi
le nombre des cent et trois féminités dans la carrière amoureuse du peintre, quoique
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une des plus favorites, cela ne la sauve point de la critique. Auteur dramatique ?
- « Elle ne connaît pas le point intéressant. Elle le noie dans des détails et émousse
continuellement l’impression qui devrait résulter de la scène et des caractères »
(J.II, p.421). Partant d’excellentes données, commençant par un début toujours
piquant, « elle ne tarde pas à trainer au milieu de la pièce… la situation ne fait pas
un pas. Où donc réside son talent ? « dans quelques mots pleins charmes », répond
Delacroix (J.II, p.124). Romancière ?- « Elle commet la faute, grave, aux veux de
cet aristocrate, dit Gillot (in Delacroix, p. 117) de se faire non seulement le porte-
parole de tant d’utopies humanitaires qu’il reprouve , au nom de la dignité de l’art ,
mais aussi l’apôtre du peuple ». Tout comme Dumas, elle est coutumière de cet abus
du détail, abus dans lequel se noie tout l’intérêt.
Mais le type par excellence de cet abus des détails « lilliputiens » (J.III,
p. 207) ne sera personne d’autre que Balzac ! Balzac « ce bavard », cet auteur
« d’atroces gâchis », dont le talent est une « imperfection incurable » ne sera jamais
sauvé aux yeux du peintre ni pardonné malgré toute l’ampleur de sa Comédie
« curieuse erreur d’optique », comme dit Gillot ! (in Delacroix, p. 121). Les
paysans ? – « Ils deviennent, en avançant, presque aussi insupportable que les
bavardages de Dumas. La triste Eugénie Grandet ? – « point de mesure, point
d’ensemble, point de proportion » (J.III, p. 255). Ursule Mirouet ? – « Genre faux
d’abord et faux ensuite ses caractères » (J.III, p. 300).
Et Delacroix poursuivra son aversion, quoique atténuée avec l’âge, contre
l’auteur de la Comédie Humaine. Notons, par contre que le peintre a copié dans son
Journal plusieurs passages de Balzac, surtout certaines idées concernant les arts.
Cette sévérité de jugement est-elle due à « L’aspect soi-disant dandy, avec quelque
chose de discordant dans la toilette et déjà brèche-dent » ? Ou bien parce que
l’écrivain représentait constamment cette classe qui faisait horreur à Delacroix avec
son irruption obstinée et tapageuse sur la scène de la civilisation française ?! Ce qui
semble probable, c’est que cette question du détail se relie, dans la pensée du
peintre, à celle du réalisme, tendance qu’il n’acceptait point en art.
Omission voulue ou indifférence, le nom de Flaubert n’est point mentionné
par l’auteur du Journal, qui a été jusqu'à comparer les romanciers réalistes aux
enfants qui imitent la nature dans leurs jeux en mettant, comme décor, de vraies
branches d’arbres pour les représenter. Mais bien qu’il ait complètement négligé de
faire allusion à l’auteur de Madame Bovary, Delacroix, chose curieuse, ne
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partageait pas moins la haine que Flaubert avouait contre le romantisme : en 1849, il
note désespérément : « je commence à prendre furieusement en grippe les Schubert,
les rêveurs, les chateaubriands, les Lamartine… Est-ce que les amants regardent la
lune quand ils trouvent près d’eux leur maitresse ? A la bonne heure ! » (J.I, p. 340).
Ce qu’il reproche essentiellement à ces faiseurs de romans ou de pièces, c’est
qu’ils ne veulent pas comprendre que l’homme est un composé bizarre et
inexplicable de contraires… « Leurs hommes sont tout d’une pièce. Il n’en est pas
de cette sorte. Il y a dix hommes dans un homme, et souvent ils se montrent tous
dans la même heure, à de certain moments » (J.II, p. 127). C’est la lutte de ces
«hommes » ensemble, de leur confrontation, que doivent exprimer les auteurs et non
pas se contenter ou se forcer de montrer leurs héros unilatéraux !
Foncièrement opposés aussi seront les deux génies élus par l’histoire à être
chefs du romantisme. Si Hugo pouvait tour à tour « manger la moitié d’un bœuf ou
jeûner pendant trois jours, dormir trente-six heures de suite ou passer dix nuits
blanches » (M.P. Boyé : la Mêlée Romantique, p. 171), Delacroix ne suivait qu’un
régime sanitaire. « Phraseur dangereux » , poète qui « n’a jamais approché de cent
lieues de la vérité et de la simplicité » , les ouvrages de Hugo « ressemblent au
brouillon d’un homme qui a du talent : il dit tout ce qui lui vient » (J.III, p. 435) ,
qu’il ait déclaré bizarrement avoir mis des bonnets rouges aux vieux dictionnaires,
cela ne fournit qu’une raison de plus à Delacroix pour le traiter de réformateur
prétendu qui veut abolir les lois éternelles du goût et de la logique qui régissent les
arts.
Malgré tant de divergences qui le séparent du romantisme hugolien, que ce
soit de principes ou de tempérament, « il faut souligner, dit R. Huyghe, (in
Delacroix, p. 249) qu’en un temps où la valeur réelle de Stendhal était encore si
méconnue, le coup d’œil de Delacroix l’avait décelée. Dans les notes biographiques
confiés par lui à Piron il affirmait : je le regarde comme l’écrivain qui a peut-être le
plus de cachet avec le meilleur français qu’il soit possible de parler : j’entends parmi
les modernes ».
Parlant de l’écrivain comme de l’artiste, Delacroix soulève encore une fois le
problème de l’assertivement à cause des besoins matériels. Le cas de la « Pauvre
Aurore », de ce « bon Dumas », harcelés par le temps et les exigences, le poussent à
réfléchir sur cette impasse, sur cette inquiétude qui tourmente encore quelques
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écrivains : « la nécessité d’écrire à tant la page est la funeste cause qui minerait de
plus robustes talents encore » (J.II, p.94). Mais là aussi, Delacroix met le doigt sur la
cause, la détermine, sans toutefois présenter aucune solution. Par contre ces idées
concernant le style seront plus précises.
* *
*
Qu’est-ce que le Style ?
« On n’est jamais long quand on dit ce qu’on doit dire », Delacroix (J.III, p.
435). Avec cette réflexion, le peintre résume toute sa pensée sur la rhétorique. Art
sur lequel « depuis Horace à Fénelon, dit Maurras (in Prologue d’un essai sur la
critique, p. 73), les gens de goût s’attachent à louer la simplicité. Ils la
recommandent comme le meilleur point de l’art d’écrire »… Et Delacroix ne cessera
point d’être en quête d’une expression simple, vraie et concise. Dans cette recherche
il s’apparente à celui dont il a pu déceler le mérite : Stendhal.
Le style, représentant le mode de la conception de chaque pensée, n’est
mauvais, que parce qu’il n’est pas vrai. La première qualité du style serait donc qu’il
ne causât point « la plus petite idée fausse dans la tête du lecteur qui sait le
langage », dit Delacroix.
La vérité ou la simplicité qu’entend le peintre ne veut point dire l’abus et
l’accumulation de menus détails au nom du réalisme. C’est pour cette raison qu’il
condamne le style moderne dans ses notes consacrées au dictionnaire des Beaux-
Arts (J.III, p. 54), en même temps qu’il condamne ce sentimentalisme qui atteignit
son apogée avec le déclin du romantisme : « Le style moderne est mauvais. Abus de
la sentimentalité, du pittoresque à propos de tout. Si un amiral raconte des
campagnes de mer, il le fait dans un style de romancier et presque d’humanitaire…
On cri que ce dithyrambe perpétuel gagnera l’esprit du lecteur… La philosophie, les
sciences, tout ce qui s’écrit à propos de ces différents objets, est empreint de cette
fausse couleur, de ce style d’emprunt… De ce style pleurard, toujours prêt à s’arrêter
en chemin pour gémir sur l’ambition des conquérants, sur la rigueur des saisons, sur
les souffrances humaines »… (J.III, p. 54).
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Dans tout ce « Gâchis », Delacroix ne trouve « rien de mâle ou rien qui fasse
l’effet uniquement convenable » (J.III, p.55). Pourquoi tout n’est-il pas à sa place et
raconté simplement ? se demande-t-il.
S’il soutient avec Chateaubriand que les beautés réelles sont de tout temps, de
tous les pays, il l’approuve pour les beautés concernant les sentiments et la pensée,
non pas pour celles du style, car « le style n’est pas comme la pensée, cosmopolite :
il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui » (J.III, p. 242).
Cette individualité personnelle, c’est la part que doit ajouter l’écrivain de lui-
même, simplement et sincèrement. Il est vrai que « le style ne peut résulter que
d’une très grande recherche » (J.I, p. 200), mais cette recherche, ce labeur continu
doivent rester inaperçus et secondaires par rapport à l’idée. Car, Si Delacroix était
contre tout artiste qui s’éprend de son habilité technique, c’est qu’il considérait le
style comme moyen et jamais comme but.
Un moyen qu’il faut toujours maintenir en faveur à ce que l’écrivain doit
communiquer. » A quoi servirait le plus beau style, et le plus fini sur des pensées
informes ou communes ? » Dit l’auteur du Journal (le 26 Octobre 1853).
C’est sur le plan de la pensée humaine que Delacroix cherchait
correspondance avec les êtres et c’est pour cela qu’il se demandait, en accordant la
première importance à cette valeur, « Le plus beau triomphe de l’écrivain n’est-il
pas de faire penser ceux qui peuvent penser ? » (J.III, p. 447).
* *
*
La Pierre Recréée
Contrairement à la littérature ou à la peinture, l’architecture ne pose pas de
problèmes à Delacroix, dans le sens où il la trouve « l’idéal même, car tout y est
idéalisé par l’homme » (J.I, p. 488). Ce qui veut dire que tous les éléments qui la
constituent sont de sa propre invention, même la ligne droite : « elle n’est nulle part
dans la nature ».
Autre avantage à cet art qui se suffit à lui-même, c’est qu’il ne prend rien dans
la nature directement, comme la sculpture ou la peinture. En cela, l’architecture « se
rapproche de la musique, à moins qu’on ne prétende que comme la musique rappelle
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certains bruits de la création. L’architecture imite la tanière, ou la caverne, ou la
forêt ; mais ce n’est pas là l’imitation directe comme l’entend en parlant des deux
arts qui copient les formes précises que la nature présente » (J.I, p. 489).
A cette caractéristique, Delacroix ajoute une seconde, aussi importante :
l’architecture unit l’art à l’utile, puisque l’utilité forme son point de départ. Et les
chefs-d’œuvre qu’elle produit à toutes les époques viennent de ce que « le goût du
moment, la nouveauté des usages, introduisent des changements ».
L’architecte, le véritable architecte, celui qui remplit réellement toutes les
conditions de son art, sera aux yeux de Delacroix : « un phénix plus rare qu’un
grand peintre, un grand poète et un grand musicien » (J.I, p 374). Cependant, il ne
sera artiste, c'est-à-dire créateur et maître de son œuvre, que s’il arrive à prêter « des
ornements convenables à cet Utile, qui est son Thème » (idem). Là aussi, le génie est
indispensable comme dans tous les arts. Car, un architecte de génie, même s’il copie
un monument il saura, par des variantes, le rendre original : « il le rendra propre à la
place, il observera dans les distances, les proportions, un ordre tel qu’il rendra
nouveau ».
S’attaquant à l’architecture contemporaine, Delacroix note en 1860, qu’elle
« est tombée de nos jours dans une complète dégradation ; c’est un art qui ne sait
plus où il en est ». Qu’est-ce qui lui vaut cette remarque ? Toujours cet éternel
dilemme delacrucien : les modernes ont, soit rompu avec toutes les traditions des
anciens, soit imité leur art jusqu'à la plus banale des pastiches ! Leur art « veut faire
du nouveau, et il n’y a pas d’hommes nouveaux » (J.III, p. 255). A cette course en
quête de nouveautés, le peintre trouve que « La bizarrerie tient lieu de cette
nouveauté tant cherchée. Les anciens, poursuit-il, sont arrivés par degré au comble
de la perfection, non pas tout d’un coup, non en se disant qu’il fallait absolument
étonner les esprits, mais en montant par degré et presque sans s’en douter à cette
perfection qui a été le fruit du génie appuyé sur la tradition ».
Non pas imitation mais continuation, pense Delacroix. Continuation en accord
avec les nécessités qu’impose le temps : « La vie renfermée et inquiète de nos pères,
occupés sans cesse à se défendre dans les maisons, à épier l’attaquant par des
meurtriers qui laissaient à peine pénétrer le jour, les rues étroites, ennemis du
développement des lignes que comporte le génie antique, convenaient à une société
opprimée et sans cesse sur le qui-vive » (J.III,p.256).
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Mais, s’il y a des architectes qui se défient d’eux-mêmes et de leurs confrères
à ce point qu’ils disent avec une espèce de candeur : « il n’y a plus d’inventeurs, et
même que l’invention n’est plus possible, que le cercle est fermé », à ceux-là le
maître dira et répétera sans cesse de regarder en soi, autour de soi, et ce qui plus est :
de vivre leur temps. C’est en travaillant que problèmes et impasses se ressoudent…
Ce qui a frappé Delacroix dans l’architecture Perse, c’est son caractère qu’il
présente en exemple : « Quoique dans le goût arabe, néanmoins tout est particulier
au pays. La forme des coupoles, des ogives, les détails des chapiteaux, les
ornements, tout est original. On peut, au contraire, parcourir l’Europe aujourd’hui, et
depuis Cadix jusqu'à Petersburg, tout ce qui se fait en architecture a l’air de sortir du
même atelier. Nos architectes n’ont qu’un procédé, c’est d’en revenir toujours à la
pureté primitive de l’art grec. Que le Parthénon soit un sommet ou un modèle de
perfection, cela n’est pas une raison pour le calquer en tout lieu. » (J.I, p. 348).
« Quand j’étais à Bordeaux il y a cinq ans, dit Delacroix en 1850, j’ai trouvé
le Parthénon partout : casernes, églises, fontaines, tout en tient »…
Si tout préparait les anciens à exceller en architecture, soit grâce à leurs
devanciers, - « les grecs : eux-mêmes continuant les Egyptiens », ils demeurent
aussi les maîtres de la sculpture. Car, outre tout ce que l’antiquité pharaonique leur
légua dans ce domaine, leur « religion plastique qui professe le culte de la forme
humaine, le climat et les mœurs qui favorisent le développement de la beauté
physique constituaient une base bien solide, propre à mener cet art jusqu'à ses plus
hauts degrés.
Ce qui permit aux Anciens de créer tout un Olympe de divinités ou
d’humanité, c’est qu’ils ont toujours été égal, sereins, complets. « Il semble que les
ouvrages soient ceux d’un seul artiste : les nuances de style diffèrent à des époques
diverses, mais n’enlèvent pas à un seul morceau antique cette valeur singulière
qu’ils doivent tous à cette unité de doctrine, à cette tradition de force continue et de
simplicité ». Mais malgré leur grandeur, leur beauté, leur vérité et même leur
simplicité, tout cela tient du passé. C’est beau dans son cadre, à son époque. « Le
calme de ces belles figures, reprend Delacroix, n’éveille en rien cette partie de
l’imagination que les modernes intéressent par tant de points. Cette turbulence
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sombre de Michel-Ange, ce je ne sais quoi de mystérieux d’agrandi qui passionne
son moindre ouvrage, tout cela est de nous ».
Décelant ce qu’il y a de valeureux dans tous les siècles comme dans toutes les
écoles, Delacroix est « captivé » par les naïfs, parce qu’ils ont connu le procédé
antique mais l’adoptèrent à leur idéal. Si les statues un peu raides, un peu gothiques
de l’époque antérieure ne lui disaient rien, étant attiré par les ouvrages du quinzième
siècle et du commencement de la renaissance des arts, il ne tardera pas à leur rendre
justice et admirera leur « sublime impression ».
Parcourant les chefs-d’œuvre de l’histoire, Delacroix continue sa quête à la
recherche du Beau et de la vérité à travers les âges. S’il trouve qu’au seizième siècle
s’élèvent en France des monuments qui correspondent avec ceux d’outremonts, il ne
tardera pas à designer tout le mérite qu’ils renferment.
Tels ces deux tombeaux de la cathédrale de Rouen : « Les mérites de l’antique
s’y trouvent réunis à ce je ne sais quoi de moderne, à la grâce de la Renaissance : les
clavicules, les Bras, les jambes, les pieds, tout cela d’un style et d’une exécution au-
dessus de tout » (J.I, p. 312).
Si le genre académique, triomphant en sculpture aussi bien qu’en peinture,
envahit le siècle suivant, seul un artiste se détache de l’école majestueuse et
monotone, de sa routine qui submerge le siècle sans réussir à le doter d’un style
original.
Seul Puget s’apparente à Michel-Ange par cette fougue, par cette puissance et
par cette hardiesse qui ose donner vie à la pierre et au marbre. Ce n’est pas sans
raison que Delacroix le qualifiera de « plus grand sculpteur français » et prendra en
charge de défendre ses œuvres, de les soustraire aux intempéries et aux ravages du
temps (On trouvera dans la Correspondance générale de Delacroix des lettres
adressées, en 1844, à l’Administration et à la Revue des Beaux-arts, appuyant la
sauvegarde de ces chefs-d’œuvre), car aux yeux de la postérité Puget « efface tout ce
que son époque a produit et admiré ».
Trouvant la décadence partout, l’auteur du Journal ne partage pas moins les
conceptions de son temps contre l’art du dix-huitième siècle, qu’il intitule en un
mot : « Banalités ! ». Si Pigalle est la figure la plus en relief de son temps, cela
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n’empêche qu’il perdait beaucoup aux yeux de Delacroix même et surtout par son
réalisme. « L’exécution des figures est merveilleuse, mais elles vous font presque
peur, tant elles sont imitées d’après le modèle vivant ». Le réalisme, à son avis,
devrait être défini l’antipode de l’art… N’admettant pas cet abus du réalisme, qui
atteint son comble avec les pastiches de la nature humaine, Delacroix se demande :
« Qu’est-ce que serait, en sculpteur, par exemple, un art réaliste ?- De simples
moulages sur natures seraient toujours au-dessus de l’imitation la plus parfaite que la
main de l’homme puisse produire ». (J.III, p. 266).
Delacroix ne demandait , à tout artiste, que de dépasser la vision réelle qu’il a
devant les yeux et d’avoir recours à l’effet, en ajoutant ce « je ne sais quoi de brin
de sel » et en faisant beaucoup de sacrifices. Le premier des principes en tout art
n’est-il pas celui de la nécessité des sacrifices ? Mais c’est surtout à la peinture que
seront consacrées ses plus longues et plus profondes réflexions…
* *
*
La Vie en Couleurs
« La peinture, c’est la vie ! »
En effet, rien n’est plus exact, comme définition, que cette réponse quasi-
dramatique de Delacroix à son ami Soulier… C’est la vie avec toutes ses grandeurs,
ses contrastes et ses déchirements ; c’est le flambeau mené à travers les coins de
cette immense « Bouche d’Ombre » ; c’est ce qu’ajoute l’homme-dieu à l’œuvre du
créateur…
Domaine inépuisable de correspondances, la peinture est « un pont jeté entre
l’esprit du peintre et celui du spectateur » (J.III, p. 39). Inépuisable, certes, puisque
ce qui a été montré « ne représente pas la centième partie de ce qu’il y a à dire »
(J.II, p. 277). Il y a toujours du neuf, et comme dit Delacroix, « la nouveauté est
dans l’esprit qui crée, et non dans la nature qui est peinte ». C’est l’originalité du
peintre, la part qu’il ajoute de lui-même, qui donne la nouveauté aux sujets. Là
Delacroix s’empresse de marquer la différence principale entre la peinture et tout
autre art : « L’auteur n’y est point présent, et n’est point en commerce avec vous
comme l’écrivain ou l’orateur. Il offre une réalité tangible en quelque sorte, qui est
pourtant pleine de mystère. Votre attention n’est pas prise pour dupe ; les bonnes
parties sautent aux yeux en un moment ; si la médiocrité de l’ouvrage est
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insupportable, vous en avez vite détourné la vue, tandis que celle d’un chef-d’œuvre
vous arrête malgré vous, vous fixe dans une contemplation à laquelle rien ne vous
convie qu’un charme invincible ». C’est ce qui fait aussi l’avantage dont jouit le
peintre, qui est plus maître de ce qu’il veut exprimer que le poète ou le musicien
livré à des interprètes. En un mot, « l’ouvrage du peintre n’est pas soumis aux
mêmes altérations » (J.II, p. 99).
Si l’on parle de la nécessité d’être universel, c’est que l’artiste doit être
savant, car « la peinture est le métier le plus long et le plus difficile », dit Delacroix
très consciemment. Il lui faut l’érudition comme au compositeur, et il lui faut aussi
l’exécution comme au violon. Par science, Delacroix désigne l’importance et l’utilité
de tous les éléments. C’est l’harmonie et ses combinaisons qui feront adopter à
toutes ces parties composantes et intégrantes une sorte d’union comme à un chant
unique… Car chacune de ces parties a son expression propre et aucune d’entre elles
ne peut remplacer l’autre que partiellement et à la rigueur…
Si le maître exige dessin et contour, reflet, mouvement, forme et harmonie,
contenu, clair et obscur, perspective, proportion, composition, chaleur d’expression,
spontanéité et raison, fougue , bref la concurrence de tout un ensemble d’éléments
pour arriver à donner vie à un tableau, cela ne veut point dire accumulation, mais
une sorte de base nécessaire, capable de faire voir, dans une amplification
simplifiée , tous les objets suivant leur importance, de faire valoir l’idée, de la
mettre en relief afin que le tableau soit « une fête pour l’œil ». La grande supériorité
d’une œuvre ressortira non de ce qu’elle offre aux yeux une image qui satisfait
l’imagination, mais lorsqu’elle aura fixé pour toujours l’objet et ira au-delà de la
conception. (J.I, p. 446).
En réalité, l’expérience de Delacroix abonde tout le long du journal, mais ce
qu’il regrette le plus, c’est « cet exercice de copier, entièrement négligé par les
écoles modernes, et qui était la source d’un immense savoir. » (J.III, p. 25). Copier
dans le sens d’apprendre, de saisir la technique, de voir d’une façon presque
palpable, comment cela a été fait, afin de pouvoir le dépasser. Copier dans le sens
d’apprentissage, si l’on veut, mais jamais dans le but ce d’imitation. Delacroix
n’avait qu’une grande horreur des imitations : « ce qui est odieux, dit-il, c’est
l’imitation des grand maîtres par des imbéciles qui sont faux de geste et d’intention
par-dessus le marché ». (J.III, p. 196).
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Delacroix accordait autant d’importance à toutes les étapes artistiques, depuis
l’ébauche jusqu'à ce « je ne sais quoi d’inexplicable » qui semble venir de quelque
émanation mystérieuse. L’idée première, le croquis, est en quelques sorte « l’œuf ou
l’embryon de l’idée qui contient tout, si l’on veut, mais il faut dégager ce tout, qui
n’est autre chose que la réunion de chaque partie », (J.II, p. 169). La meilleure
ébauche sera celle qui tranquillise le peintre sur l’issue du tableau. Et heureux sera
l’artiste qui pourra conserver la spontanéité, cette verve vigoureuse du premier jet,
qui est parfois meilleure que l’œuvre finie. Chopin ne disait-il pas que ses
improvisations étaient beaucoup plus hardies que ses compositions achevées ?
Si Delacroix avait une certaine réserve à l’égard d’une œuvre achevée, c’est
qu’elle « enferme l’imagination dans un cercle et lui défend d’aller au- delà ». De là
vient sa préférence de laisser une porte ouverte, afin que chacun puisse pénétrer dans
l’œuvre et participer à son achèvement.
Delacroix, qui avait la passion des notes et des croquis et qui « s’y livrait en
quelque lieu qu’il fût » (Baudelaire), revient maintes fois sur le problème du dessin
dans son Journal. Ce n’est pas trop de dire qu’il lui accordait une grande
importance, contrairement à ce que disent les fanatiques ingresques car il a laissé
plus de six mille dessins ! « Ces dessins protestaient après sa mort contre les
reproches d’improvisation et de facilité, dont on l’avait si injustement abreuvé de
son vivant » (Y. Sjoberg : Pour comprendre Delacroix, p. 91). L’artiste à qui l’on
faisait ce reproche de négliger cet art, marque au début de son Journal : « La
première et la plus importante chose en peinture ce sont les contours » (J.I, p. 69).
En réalité, il ne concevait pas le dessin en lignes, » dures, cruelles, despotiques,
immobiles », ainsi qu’une « camisole de force », mais en lignes « vivantes et
agitées » capables de traduire le mouvement, la vie qui palpite au fond des âmes,-
même au risque de ce que les philistins nommeraient incorrections, exagérations ou
erreurs !
Si Ingres pensait que « la couleur ajoute des ornements à la peinture, mais
qu’elle n’en est que la dame d’atour » (Ingres : Ecrits sur l’Art, p. 8). Delacroix
avait « besoin de la couleur », voyait la vie en couleur, lui trouvait une force
beaucoup plus mystérieuse et plus puissante : « elle agit pour ainsi dire à notre
insu », ou comme dirait Gauguin plus tard » : « les couleurs sont encore plus
explicatives quoique moins multiples que les lignes ». Pourtant, malgré sa grande
passion pour la couleur, et malgré le fait qu’il concevait la vie et le mouvement en
chromatique, Delacroix certifie que « la couleur n’est rien, si elle n’est concevable
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au sujet, et si elle n’augmente pas l’effet du tableau par l’imagination » (J.II, p. 1).
En effet, ligne et couleur, ces « frères proclamés ennemis par l’Académisme de
Lebrun », ne forment aux yeux de Delacroix que l’esprit et le corps d’un seul être.
Se cherchant à travers les âges, c’est à la Renaissance, période unique dans
l’histoire des arts, que vont les préférences de Delacroix. Période préparé par cette
famille de longue lignée, commençant par les Giotto, les Cimabue, les Ghirlandajo,
dont les compositions austères, raides, maigres et contournées rappellent les
imagiers gothiques. Ensuite vient l’apparition grandiose de cet autre génie des arts et
des sciences, qui fit faire à la peinture son pas décisif : Leonard de Vinci. « On ne
peut qu’être émerveille du progrès immense que Leonard fit à son art », dit
Delacroix. Cet émerveillement est du à ce que le Vinci est un de ces premiers qui
osèrent rompre d’un coup avec la peinture traditionnelle du quinzième siècle. Il
arriva « sans erreurs, sans défaillances, sans exagérations et comme d’un seul bond,
à ce naturalisme judicieux, également éloigné de l’imitation servile et d’un idéal
vide et chimérique » (J.III, p. 285). Ce qui émerveille Delacroix, c’est que « cet
homme dont la manière est si caractéristique, n’a point de rhétorique. Toujours
attentif à la nature, la consultant sans cesse, il ne s’imite jamais lui-même ». Mais
c’est surtout à sa science encyclopédique, universelle et sans égale que va
l’admiration d’Eugène. Seuls, Raphaël et Michel Ange, ses deux émules méritent au
même titre, cet éloge de Delacroix.
Dès sa jeunesse, Delacroix partage le préjugé qui associe au nom de Raphaël
l’idée de toutes les perfections. Non pas qu’il ait atteint plus qu’un autre à la
perfection et au sublime, mais parce que lui seul a porté à un degré unique ces
qualités : le charme du style et l’élégance de l’exécution. Ce ne serait pas trop de la
baptiser, d’après Delacroix, le Mozart de la peinture. Car il est arrivé à ce « point
précis ou l’art devait ouvrir tous ses trésors à une imagination comme la sienne »
(Delacroix : Œuvres littéraires, cité par Gillot, in Delacroix p. 176). S’il arrive à
Delacroix de soulever quelques fautes d’ensemble, de proportions, de perspective
aérienne ou même de costume, cela n’empêche pas les figures « de vivre de l’âme
qu’il leur communiquait : ses yeux vivent » (Supplément du J. III, p. 362).
En Michel-Ange, Delacroix reconnaît une âme sœur, « tourmentée, elle aussi,
par le problème de la vie et de la mort, possédée par l’inspiration, ballottée sans
cesse entre l’enthousiasme et le renoncement » (H. Gillot : Delacroix, p. 178).
Excessif en tout comme son protecteur Jules II, porté d’instinct à « tout ce que l’on
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peut concevoir de plus grand, de plus démesuré, de plus intrépide », ses ouvrages
donnent la « sensation la plus épurée et la plus élevée qu’il soit possible d’éprouver
dans un art ». Son grand mérite, poursuit l’auteur du Journal, vient de ce qu’il « met
du grand et du terrible même dans un membre isolé » (J.II, p. 283). Avec ces deux
titans se termine le règne du style épique, ayant atteint le sommet de son expression.
C’est à l’école vénitienne que sera légué le flambeau…
« L’arrangement, chez Véronèse, est ce qu’il y a de préférable bien qu’il n’ait
aucun intérêt dramatique, dit Delacroix ». Qu’il peigne le Christ ou un bourgeois de
Venise, ce sont toujours ses robes de chambres, ses fonds bleus, ses petits nègres
portant de petits chiens, tout cela, il est vrai, arrangé avec l’harmonie des lignes et de
la couleur » (J.II, p. 151).
Considéré comme un des plus grands coloristes, mais aussi un des premiers
dessinateurs, le Titien, qui possède cette qualité si rare : « Ce sang froid animé »
(J.III. p. 58) , est regardé comme le créateur du paysage : « il y a introduit cette
largeur qu’il a mis dans le rendu des figures et des draperies » au sens précis du
terme, le Titien possède cette maîtrise de moyens : « soins particuliers, couleurs
broyées, dessiccation des différentes couches », en un mot, « l’art des préparations »
(J.III, p. 40). Non seulement les procédés techniques, reprend Delacroix, « les
qualités du peintre sont portées chez lui au plus haut point : ce qu’il fait est fait ; les
yeux regardent et sont animés du feu de la vie. La vie et la raison sont partout ».
Si Delacroix n’a jamais pu réaliser son rêve d’aller en Italie, c’est grâce à
deux séjours en Belgique et en Hollande qu’il prit contact avec l’art flamand, art
qu’il n’a cessé d’étudier et d’admirer avec une sympathie égale. Rubens ? « Gloire à
cet Homère de la peinture, à ce père de la chaleur et de l’enthousiasme dans cet art
où il efface tout, non pas, si l’on veut, par la perfection qu’il a portée dans telle ou
telle partie, mais par cette force secrète et cette vie de l’âme qu’il a mise partout »
(J.II, p. 95). Rubens, c’est cette spontanéité fougueuse, le pinceau en furie, cette
verve incomparable, l’abandon et l’audace le plus complet. N’est-ce pas là le plus
sûr cachet de la supériorité de l’artiste ?
Tenté de le préférer à Raphaël, Rembrandt, homme du Nord, se distingue
aussi par ses emportements excessifs. « Véritablement, dit Delacroix, ce n’est qu’à
lui qu’on voit commencer, dans les tableaux, ces accords des accessoires du sujet
principal, qui me paraît à moi une des parties les plus importantes, si ce n’est la plus
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importante » (J.II, p.212). Maître du vague, du communicable dans l’ombre,
Rembrandt est de tous les peintres celui qui sait le mieux « éclairer d’un trait de
lumière le fonds des âmes ».
C’est toujours grâce à un voyage en Angleterre que Delacroix, grand
admirateur de l’école anglaise, prend contact avec ces œuvres dans leur cadre,
« Ecole éminente et peu appréciée dans notre pays » écrit-il. Si tous les artistes
anglais passent sous la plume de Delacroix, c’est à Constable qu’ira sa préférence et
à Bonington sa sympathie !
L’influence qu’exerça Constable sur l’auteur du Massacre de Scio n’est que
très connue ; et c’est grâce à sa découverte qu’il reprit le fond et le ciel de son œuvre
quelques jours avant le vernissage. De même, la reconnaissance de Delacroix à
l’aquarelliste anglais sera reconnue maintes fois durant ses écrits. Il admira en
lui « l’homme rempli de sentiments », mais surtout la maîtrise de son art, de son
exécution transparente, de ces « espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi,
indépendamment de tout sujet et de toute imitation ».
Delacroix ne cessera de répéter que le vrai peintre est celui qui connaît toute
la nature, non pas pour s’en tenir à sa juste copie, comme dit Ingres, mais pour la
dépasser. C’est une des raisons pour lesquelles il admira Albert Dürer. Il est le
maître par excellence de la gravure, dit Eugène, et il ne cessera de l’étudier avec
intérêt. Il retrouve en lui « le charme prenant des vieux maîtres » (Gillot : Delacroix,
p. 247).
Le choc génial de Goya, dit Huyghe, confirma en Delacroix ce qu’il avait
entrevu à travers les Anglais : « Le dessin, détourné de la forme pour se mettre au
service de l’expression, c'est-à-dire de la vie, peut traduire par le délié de l’écriture
et l’atmosphère de la tâche, l’intensité fugitive des impressions » (in Delacroix,
pp.108-109). Devant opter pour Goya ou Raphaël, le débridé ou le calme, c’est avec
le premier qu’Eugène correspond de toute sa fougue impatiente, et avec le second
par sa pensée ordonné. C’est surtout dans les esquisses de ses tableaux, dans ses
ébauches, dans cette idée première jetée avec audace que l’on remarque une
similarité frappante entre les œuvres de Goya et celles de Delacroix.
Quant aux écoles systématiques, à l’étude assidue et préférée du modèle
vivant, c’est aux Carrache, « hommes très supérieurs, qui se sont dits un jour qu’il
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fallait reprendre pour leur compte ce qui avait échappé à ces devanciers illustres »
(J.III, p. 269), que Delacroix ramène le début.
Lesueur, peintre de la naïveté angélique, coloriste-né, « observateur
scrupuleux et poétique en même temps de l’histoire et des mouvements du cœur
humain , il est avec le Poussin dont la grâce est une muse qu’il n’a jamais entrevue,
ceux à qui revient le mérite d’avoir ouvert une carrière toute nouvelle à la peinture
en la ramenant à l’étude de la nature. « Le plus classique de tous les peintres », le
Poussin reste, malgré son manque de grâce, « un des novateurs les plus hardis que
présente l’histoire de la peinture (J.II, p.30).
Si la peinture mignarde et coquète, élégante et facile triomphe suivant la
courbe des évolutions sociales, c’est avec Watteau qu’elle atteint son comble ! «Un
de ses tableaux nus devant vos yeux, dit Delacroix (J.II, p. 221), le factice vous
saute aux yeux. Vous vous lassez vite de la convention qu’il représente ».
« Les idées politiques et philosophiques de grandeur et de liberté proclamées
en faveur du peuple, vinrent sans doute renforcer le dégoût inspiré à David par cette
école mignardaise dont il était issu, (H. Gillot : Delacroix, p. 216). Cette répulsion,
qui est « son principal titre de gloire » aux yeux de Delacroix, le conduisit à l’étude
des Anciens. Par malheur, cette étude tourna à l’imitation peu intelligente de
l’extérieure au lieu de pénétrer l’esprit Antique.
Résultat ? - « Art d’antiquaire »… « Terrible froideur » reprend l’auteur du
Journal. « Cette froideur était en lui-même, continue-t-il, il semble qu’il fût satisfait
quand il avait bien imité le petit morceau de nature qu’il avait sous les yeux ». Son
exécution est tellement froide » qu’elle refroidirait des idées plus élevées et plus
animées que les siennes » (J.III, p.44)
Une véritable furie d’antique s’ensuit.
Si Delacroix juge sévèrement l’art de son temps, que ce soit, à cause de
« l’absence absolue de caractère » ou à cause de « cet éternel blanc » étalé partout et
qui donne cette impression que « l’œuvre est faite avec de la farine » (J.I. p. 178),
c’est à Ingres qu’est adressée la critique la plus acerbe. Cet Ingres « qui n’a rien
d’homérique que la prétention » (J.III, p. 43), cette « cervelle toute de travers », qui
n’a point d’imagination, est « pitoyable ». Le ridicule qui abonde et déborde de ses
œuvres « est l’impression complète d’une incomplète intelligence » (J.II, p. 327). A
74
toutes ces attestations, Delacroix ajoute qu’il lui est gré de quelques qualités, d’une
« certaine suavité de détails qui ont du charme, malgré ou à cause de leur
affectation » (J.II, p. 182). « Sa folie, écrit-il, ne peut aller plus loin. Que peut-on
critiquer dans des ouvrages contemporains après ces cochonneries ?! ».
Faisant le bilan de ceux qui composent la famille de verve chromatique, de
ceux qui s’évadèrent de la froideur des pastiches, du blanc et du gris, Delacroix
place Prud’hon au début. « Il est le seul à avoir retrouvé le « véritable esprit de
l’antique » : le secret du grand, du beau, du vrai et surtout du simple. Il est aussi le
seul « dont l’exécution soit égale à l’idée » (J.III, p. 54).
Gros est aussi un de ces « évadés » de l’école, mais il a l’avantage d’être le
premier à avoir pris pour sujet une action contemporaine et éleva jusqu’aux nues la
représentation du naturel. Unissant la force à « l’élégance, le dessin à la couleur et à
la hardiesse, l’auteur des Pestiférés de Jaffa n’est pas seulement un des précurseurs
qui sondèrent le terrain pour l’arrivée de Delacroix, mais aussi un de ses émules en
procédé de travail. Ecoutez-le parler à Delestre son élève (J.I, p. 178), cité par R.
Huyghe in Delacroix, p. 117) : « Il faut procéder par ensembles, ensembles de
mouvement, de longueur, de lumière, d’ombre, ensembles d’effet. Vous ne pouvez
vous occuper d’une portion sans regarder le tout… Conduisez simultanément chaque
partie de telle sorte que si votre besogne venait à être interrompue, il y ait
homogénéité dans chaque fraction, quel que soit le degré d’avancement ». Cette
réflexion ne semble-t-elle pas venir de la bouche de celui dont l’œuvre en cours
d’exécution constituait toujours un tout ?
Apparenté à Delacroix et par sa fougue et par sa tenue de dandy, épris de
chevaux jusqu'à la folie, Géricault, enlevé prématurément à la peinture, est celui qui,
après Gros, lança Delacroix au débridé de l’expression. L’amitié de deux artistes,
quoique de courte durée, eut une profonde influence sur Eugène, « quel sublime
modèle et quel précieux souvenir de cet homme extraordinaire » (J.I, p. 66), s’écrit-
il. Si le jugement de Delacroix change ou s’atténue avec le temps, si au début il lui
trouvait vigueur, fougue, et fermeté, si quelques années plus tard, en mars 1855, tout
cela lui paraitra « très froid, malgré la supériorité avec laquelle les détails sont
rendus », c’est que Delacroix, dans sa course frénétique a été bien au-delà de son
précurseur… Mais il placera toujours Géricault au nombre de cette lignée d’artistes
qui ouvriront des horizons infinis.
75
Gloire à ces précurseurs, à ces évadées de la froideur, à ceux qui osèrent
percer de nouvelles sorties, même s’ils ne pénétrèrent pas profondément : il leur
suffit d’avoir ouvert la porte… cette porte qui resta largement ouverte devant
Delacroix.
Mais après la moitié du siècle, d’autres courants commencèrent leur marche.
En 1859, l’auteur du Massacre écrit à Dumas père : « Vous vous plaigniez avec
raison de la tendance des arts… nous visions en haut, autrefois. Heureux qui pouvait
y atteindre. Je ne crains que la taille des lutteurs d’aujourd’hui ne leur permette pas
d’en avoir la pensée. Leur petite vérité étroite n’est pas celle des maîtres. Ils la
cherchent terre à terre, avec un microscope. Adieu à la grande brosse ».
Des divergences de principes trop profonds le séparaient des réalistes
systématiques, dit Gillot. Retiré, après tant de révolutions et tant de déceptions, ne
concevant pas que les arts peuvent être accessibles à ces révolutionnaires qui
ravagent tout sur leur passage, n’admettant pas que l’artiste puisse se mêler, il
critique amèrement cette « caravane d’artistes » qui se perd dans la mêlée politique
et sociale. Millet, qui ne lit que la Bible et se vante d’être paysan, est de « la pléiade
ou de l’escouade des artistes à barbes qui ont fait la révolution de 48, ou qui y ont
applaudi, croyant apparemment qu’il y aurait « l’égalité des talents comme celle des
fortunes » (J.II, p. 20). Mais malgré ces divergences, Delacroix rendait justice aux
maîtres de Fontainebleau et décelait la caractéristique de chaque peintre, bien qu’il
ne trouvât point cette grandeur fougueuse, toujours en ascension, qu’il sentait
bouillonner en lui-même.
Solitaire, dans cet immense chaos de la création, ne conversant qu’à travers
les émanations de ses émules et prédécesseurs, Delacroix cherche avec nostalgie,
parmi ses contemporains, mais ne trouve aucune correspondance… « Tout a changé
et change encore », murmure-t-il tristement.
Cependant, malgré son aversion déclarée contre le Progrès, il ne manquera
pas d’applaudir une de ses remarquables inventions : la photographie. C’est parce
qu’elle a affaire avec l’art que cette nouvelle création a été admirée par le maître
vieillissant.
* *
*
76
La Bête noire et la 8e Muse
« Si cette invention du daguerréotype eut été faite, il y a trente ans, peut-être
ma carrière eut-elle été plus remplie ». Plus remplie, dit-il, et non abîmée ou
pervertie comme le diraient quelques artistes plus tard et même de nos jours, ne
voyant dans l’appareil photographique qu’une bête noire à fuir et non pas un moyen
d’aide technique.
La photographie a été grandement discutée et différemment accueillie,
Baudelaire (in : Le public moderne et la photographie, Œ.C.p.1035) prit en
charge de mettre cette découverte dans son véritable devoir. Elle doit être : « La
servante des sciences et des arts, mais la très-humble servante, comme l’imprimerie
et la sténographie, qui n’ont ni crée ni suppléé la littérature, qu’elle enrichisse
rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa
mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux
microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de
l’astronomie, qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-côte de quiconque a besoin
dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux…
Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire,
sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à
nous ».
A l’appareil, la réalité matérielle ; à l’artiste, le rêve et l’imagination. C’est ce
que Delacroix a essayé de voir dans cette invention, sans l’accuser, comme son
grand disciple, et c’est ce qui l’incita à trouver dans cet « enfant du progrès » un
nouveau point de départ, un nouvel horizon qui s’ouvre ». L’instruction que donne
ce procédé à un homme qui peint de mémoire est un avantage inestimable » (J.II,
p.89), dit celui qui fut un des premiers à s’en servir bien avant Degas. Son
enthousiasme était tel qu’il a été jusqu’à se faire membre de la société Française de
photographie. (R. Huyghe : Delacroix, p.372).
« La nouvelle technique, divulguée vers 1839, poursuit R. Huyghe, prit un
essor soudain lorsqu’en 1847, Blanquart-Evrard eut fait connaître le procédé de la
photographie sur papier, inventé déjà depuis quelques années, mais resté inexploité.
Delacroix, qui se fit daguerréotypé plusieurs fois par les grands photographes de son
77
temps, suivait de près la progression de cette invention et travaillait souvent d’après
des épreuves que lui passaient ses amis.
« La possibilité d’étudier d’après de semblables résultats, eut sur moi une
influence dont je me fais une idée seulement par l’utilité dont ils me sont encore,
même avec le peu de temps que je puis consacrer à des études approfondis : c’est la
démonstration palpable du vrai dessin de la nature, dont nous n’avons jamais
autrement que des idées bien imparfaites » (cité par P. Daix in : Delacroix le
libérateur, p.223).
Ces différences et ces démonstrations seront plus flagrantes encore avec les
photographies instantanées du major Muybridge, au moyen desquelles Degas « fut
un des premiers à étudier les vrais figures du noble animal en mouvement » (P.
Valery : Degas, Danse, Dessin, p.64). Mais les notes de Dutilleux (cité par P. Daix,
op. cit. p.223), d’une grande importance, montrent combien Delacroix n’admirait
pas seulement en théoricien les photographies, dessinait considérablement d’après
les plaques daguerriennes et les épreuves sur papier, mais intervenait lui-même pour
les prises de vues : « Je possède un album composé de poses de modèles, hommes
et femmes, qui furent indiquées par lui, saisies sous ses yeux par l’objectif…
Phénomène incroyable ! Le choix de la nature, l’attitude, la distribution de la
lumière, la torsion des membres sont si singuliers, si voulus qu’on dirait beaucoup
de ces épreuves qu’elles ont été prises d’après des originaux mêmes du maître.
L’artiste était en quelque sorte souveraine maîtresse de la machine et de la matière.
Le rayonnement de l’idéal qu’il portait en lui transformait en héros vaincus et
rêveurs, nymphes nerveuses et pantelantes des modèles à trois francs la séance ».
Maîtriser l’appareil comme on maîtrise sa propre main. Tel sera le précepte de
Delacroix qui regardait avec passion et sans fatigue ces photographies d’après des
hommes nus,- « Ce poème admirable, ce corps humain, sur lequel j’apprends à lire,
dit-il, (J.II, p. 399) et dont la vue m’en dit plus que les inventions des écrivassiers ».
Répondant à tant d’interrogations qui se posent encore au vingtième siècle
finissant, Delacroix montre la différence qu’il y a entre l’artiste et l’appareil.
Différence qui réside principalement dans le choix « Voyez cette scène intéressante,
dit-il (J.II, p. 86, qui se passera, si vous voulez, autour du lit d’une femme
mourante : rendez, saisissez, s’il est possible, par la photographie, cet ensemble, il
sera déparé par mille côtés. C’est que, suivant le degré de votre imagination, la
78
scène vous paraître plus ou moins belle, vous serez poète plus ou moins, dans cette
scène ou vous êtes acteur ; vous ne voyez que ce qui est intéressant, tandis que
l’instrument aura tout mis ».
En photographie aussi bien qu’en peinture, Delacroix fait place d’honneur à
ce « je ne sais quoi d’inexprimable », de flou et d’indéfini, à cet espacement ou, si
l’on peut dire, à ce vide aérien qui doit se trouver dans les œuvres. Celles qui
saisissent d’avantage à son avis, « sont celles ou l’impalpable même du procédé
pour rendre d’une manière absolue, laisse certaines lacunes, certains repos pour l’œil
qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre d’objets » (J.III, p. 232).
C'est-à-dire choisir, dégager l’essentiel afin que l’effet parte directement à l’esprit.
Si l’on attribue le plus souvent cette libération de l’œil, du regard, à la
photographie, dont le rôle en effet sera décisif, il faut rendre cette justice à
Delacroix, comme dit P. Daix (in Delacroix le libérateur, p. 190). « Bien avant que
la photographie puisse jouer ce rôle fondant la lumière des paysagistes anglais et de
Turner, la liberté des aquarellistes, le mouvement repris à Gros et Géricault pour être
capable de tout dire de la fièvre qui le hantait, il a eu d’instinct cette nouvelle
attitude, cette confiance dans son œil, contre l’apparence commune de la perspective
géométrique, ce sens de sa responsabilité créatrice, de sa responsabilité de peintre ».
Et Delacroix ne cesse d’affirmer l’ampleur de l’immense horizon qu’il
entrevoyait d’après les premiers pas de cette découverte. « En vérité, dit-il (J.III, p.
59) qu’un homme de génie se serve du daguerréotype comme il faut s’en servir et il
s’élèvera à une hauteur que nous ne connaissons pas ». Il ira même jusqu'à prévoir la
8e muse : Le cinéma !
Parlant des raffinements qui doivent intervenir en matière des arts, Delacroix
note le 9 avril 1856 : « on viendra à exécuter des symphonies en même temps qu’on
offrira aux yeux de beaux tableaux pour compléter l’impression ». Mis au point en
1895, le cinéma ne devint sonore qu’en 1927, c'est-à-dire soixante et une année
après la prédication de Delacroix. N’est-ce pas là une des premières définitions de
cet art qui fit effectivement et en quelques années des progrès fantastiques ?
* *
*
79
En désaccord avec la cité, c’est vers l’immense domaine des Arts que
Delacroix s’est tourné. Ses réflexions profondes et quelquefois contradictoires,
s’attaquent à tous les éléments qui constituent ce domaine. Trouvant le Beau relatif,
Delacroix dépasse l’antiquité comme modèle suprême et demande à tout artiste de
l’exprimer d’après sa propre vision. C’est surtout à la réalité contemporaine que tout
art doit prendre son point de départ, en liant, toutefois, l’idée à la forme ; point de
séparation entre « l’âme et le corps ». Ayant comme mission de continuer le rêve du
Créateur, l’artiste doit avoir une connaissance très étendue de tous les moyens de
son art et doit le pratiquer sans arrêt, afin de pouvoir choisir, assimiler, et donner vie
à son œuvre.
A part les critères artistiques, l’auteur du Journal réfléchit longuement sur
chaque art séparément, jugeant la musique en mélomane, la littérature en écrivain, et
la peinture en Maître.
Ses musiciens préférés sont : Mozart, le génie-né-inspiré ; Beethoven, qui
exprime les déchirements de la souffrance humaine ; et Chopin, génie unique et
éminemment romantique. Par contre, Berlioz et Wagner, ces « prétendus novateurs »
seront injustement jugés.
Ennemi déclaré des pédants, il aime les écrivains concis qui ont une source
vraie et sensible. C’est pour cela qu’il préfère, en général, les Anciens aux
Modernes, surtout à ses contemporains qui se noient dans la sensiblerie… Hugo et
Balzac seront mis au nombre de cette famille de « prétendus novateurs » !
Cependant, Delacroix décèle le mérite de Stendhal.
En peinture, domaine inépuisable, Delacroix exige la concurrence de tous les
éléments, afin que le tableau soit une fête pour l’œil. Choisissant le flambeau de
chaque époque, c’est à la Renaissance et à tous ceux qui s’apparentent qu’iront ses
préférences. Gloire à cette famille audacieuse, de verve chromatique, et
condamnation à cette lignée mignarde !
Bien qu’il fut contre le Progrès, il ne manquât pas d’applaudir sa nouvelle
invention : la photographie, et fut un des premiers à s’en servir. Ainsi, on peut
conclure sommairement que Delacroix, en matière sociale, jugeait partiellement ;
par contre, en domaine artistique, il était Maître-Visionnaire malgré ses partis-pris.
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Chapitre III
DELACROIX ARTISTE
* Peintre : gloire à la lutte humaine
* Ecrivain : émule des grands penseurs
* Critiques : partial et impressionniste
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DELACROIX ARTISTE
Gloire à la lutte humaine
« Je veux y passer quelques temps (chez Guérin) pour avoir au moins un petit
talent d’amateur »… Telle était, en 1813, dans une lettre à Allard, (C.G.I, p. 6) toute
l’ambition et toute l’aspiration de celui qui comprit l’univers par son esprit. Ce petit
« roseau isolé », qui n’aspirait même pas à dépasser le cercle d’amateur, ignorait
qu’il serait capable de créer une œuvre gigantesque, qu’il serait lui-même un de ces
Homère incomparables, et que c’est à lui qu’incomberait la charge de faire la
synthèse du Passé et d’ouvrir les voies de l’Avenir en peinture.
« Poissardement » salué à son aurore (Étrange erreur dont chaque génération
s’étonne après coup et qu’elle recommence naïvement « dit Th. Gautier : Histoire
du Romantisme, p. 201), amèrement harcelé et par la vie et par le feu qui
l’embrassait, Delacroix était « froidement déterminé à chercher les moyens
d’exprimer la passion de la manière la plus visible » (Baudelaire : Œuvre et vie
d’Eugene Delacroix, Œ.CC. p. 1118), et obstinément décidé à atteindre la maturité
artistique. En effet, rien ne put l’empêcher ou le faire dévier de sa décision. Le but
principal de sa vie fut de délivrer la peinture enchaînée, d’apporter plus de « lumière
et de couleur en même temps qu’un mouvement plus frénétique » (M. G.-Michel :
Grandes époques de la peinture moderne, p. 27). Rien ne témoigne mieux de cette
détermination constante et de cet incessant labeur que son œuvre même : Robaut
(cité par Huyghe in : Delacroix, p. 198) a dénombré « 6.629 dessins et 1.525 pastels,
aquarelles ou lavis, en regard de 853 peintures, une soixantaine d’albums », pour ne
rien dire de sa peinture murale. Cela ne démontre-t-il pas de quelle passion immense
pour la peinture, et de quelle volonté formidable il était doué ?
Inspiré mais lucide, conscient de sa propre valeur et de ses possibilités,
Delacroix accordait une grande importance à l’entrainement quotidien. A l’instar de
Paganini, cet autre génie tant admiré, qui s’exerçait chaque jour à faire une heure de
gamme, le peintre ne laissait point passer une journée sans avoir esquissé quelques
lignes. Il luttera toujours pour conquérir les obstacles qui se présentent, pour
maîtriser ses moyens d’expressions. En 1861, deux ans avant sa mort, Delacroix
note encore :
82
« Ce qui me paraissait de loin facile à surmonter me présente d’horribles et
incessantes difficultés. Mais d’où vient que ce combat éternel, au lieu de m’abattre,
me relève, au lieu de me décourager, me console et remplit mes moments quand je
l’ai quitté » (J.III, p. 317).
Combat éternel, certes, puisqu’il n’a fait que le représenter dans toute son
œuvre. Sa vie elle-même n’a-t-elle pas été un combat éternel ? Mais cette lutte,
quoique obstinée, était loin de l’épuiser. Bien au contraire, étant sa raison d’être, elle
l’animait et le vivifiait : « Rien ne me charme plus que la peinture et voilà que par-
dessus le marché, elle me donne une santé d’homme de trente ans. Elle est mon
unique pensée et je n’intrigue que pour être tout à elle ».
C’est avec une persévérance frénétique que Delacroix prit en charge de
parvenir à l’apothéose de l’expression. Mais sa lutte ne fut pas débridée. C’est en
s’observant, en s’observant de près et continuellement qu’il menait son attelage,
muni d’un double harnais : le cœur et la raison. Illustrateur de la lutte humaine,
Delacroix ne se passera jamais de ses deux chevaux de courses. « Ce qui me fait
plaisir, dit-il (J.I, p. 53), c’est que j’acquiers de la raison, sans perdre l’émotion
excitée par le beau ». Son précepte était d’ailleurs que le véritable artiste doit
posséder une main habille, une tête froide et un cœur chaud.
Le long chemin qu’il devait parcourir n’était point stratifié, uniforme, mais
jalonné de personnages qui le hantaient… Des personnages légendaires, historiques
ou contemporains qu’il devait exprimer. En 1822, il annonce à son ami Soulier
(C.G. I, p. 140) qu’il « tente un coup de fortune » en peignant Dante et Virgile aux
Enfers. Mais, comme le dit justement Olga Wormser, ce fut « un coup de tonnerre
dans le ciel de la peinture » (Attrait de Delacroix, p. 11) … Coup qui ébranla les
assises de la peinture classique, déchaîna une critique de furie mais annonça, en
même temps, la naissance d’un peintre. Et quel peintre ! (« Désormais, chaque
envoi de Delacroix au salon, jusqu'à la consécration des dernières années, suscitera
les mêmes remous » op.cit. p.12). Deux années plus tard, le Journal reflète
l’histoire de la genèse du Massacre de Scio. Toutes les peines qu’endura Eugène
palpitent encore : Et le Massacre déclencha une seconde vague de fureur, mais
plaça son auteur officiellement dans la coterie romantique, alors que la Mort de
Sardanapale marquera le paroxysme du débat : « Les uns disent que c’est une chute
complète, que la Mort de Sardanapale est la mort des romantiques, puisque
romantisme il y a ; les autres comme ça, que je suis inganno… Moi je dis que ce
83
sont des imbéciles, que ce tableau a des qualités et des défauts » explique le peintre
(à Soulier, C.G., p. 213). D’optique précise, Delacroix ne sera jamais dérouté par la
critique, bonne ou mauvaise, pour ou contre lui. Il saura toujours où réside la valeur
de son œuvre et quels sont les défauts.
1830 marques l’apogée de sa carrière romantique : la peinture voit édifiée sa
Liberté ! Trente ans plus tard, Victor Hugo empruntera les figures immortalisées
par le peintre sur la barricade, pour les héros des Misérables, y compris Gavroche.
Après la Révolution, couronné chef d’école, entouré d’amis bien placés,
Delacroix est pourvu de commandes officielles et débordé d’activité. Ensuite,
intervient le grand événement de sa vie : Le voyage en Afrique. Quelques mois au
Maroc, interrompus par une escapade en Espagne, Séville et Cadix, où tout Goya
palpitait autour de lui, ainsi qu’un rapide séjour en Algérie constituent l’envergure
de ce voyage.
La révélation de l’Afrique marque, en effet, un grand tournant dans la vie
artistique du Maître qui, devant tant de clarté, de lumière, de couleurs et de
somptuosité majestueuse, est atteint d’une orgie expansive de production. En réalité,
les carnets de croquis, les notes rapidement jetées, les lettres à ses amis, ne sont
qu’une démonstration pétillante de ce qu’il a dû éprouver devant une telle splendeur
en Fougue. Paysages, hommes, costumes, chevaux, tout, tout est nouveau à l’œil
scruteur du peintre ; jusqu’aux odeurs douces et enivrantes du harem ! Ce choc de
lumière accompagna Delacroix toute sa vie. Et jusqu'à la fin de sa carrière il
reproduira ces impressions, reprendra les mêmes thèmes, différemment traités, telles
dans les Femmes d’Alger ou dans les différentes scènes de chevaux.
Cependant, une transformation capitale s’avère dans la technique du peintre :
suppression du détail superflu : « Je n’ai commencé à faire quelque chose de
passable dans mon voyage d’Afrique, qu’au moment où j’avais assez oublié les
petits détails pour ne me rappeler dans mes tableaux que le côté frappant et
poétique ; jusque-là, j’étais poursuivi par l’amour de l’exactitude, que le plus grand
nombre prend pour la vérité » (J.II, p. 92).
Outre cette fantastique réalité où la misère se pare de beauté par la magie de la
lumière, le Maroc et l’Algérie ont surtout révélé, aux yeux de Delacroix, la grandeur
de l’Antiquité. Une Antiquité en mouvement, pleine de vie, de chaleur et non pas
84
figée dans un glacis éternel : « L’Antique n’a rien de plus beau, dit-il à Pierret (dans
sa lettre au 29 Février 1832). Imagine, mon ami, ce que c’est que de voir couchés au
soleil, se promenant dans la rue, raccommodant des savates, des personnages
consulaires, des Cantons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air
dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde ».
Voyant les Romains et les Grecs se promener à sa porte, dans leur bournous
majestueux, Delacroix a bien ri des grecs de David… Reprenant son sérieux, il juge
utile, sinon indispensable, de faire éprouver ce même choc, cette même réalité
lumineuse, à tous ceux qui veulent se hasarder dans le domaine de la peinture : « Si
l’école de peinture persiste, à proposer toujours des sujets aux jeunes nourrissons
des Muses, la famille de Priam et d’Atrée, je suis convaincu qu’il vaudrait pour eux
infiniment davantage être envoyés comme mousse en Barbarie (Afrique) que de
fatiguer plus longtemps la terre classique de Rome ».
Jusqu'à ce voyage, l’Histoire et la Littérature avaient été les supports
orientaux de son œuvre. Ensuite, Delacroix accède à un orientalisme vrai, fondé sur
l’observation et la correspondance directe avec le miracle de la lumière. Le
changement opéré sur sa vision était tel, qu’il revint sur ses jugements littéraires.
Attiré par le romantisme nordique, en réaction contre l’école des Beaux-Arts et son
classicisme, Delacroix ne tarda pas, après 1833, à condamner les héros de Goethe et
de Shakespeare, qu’il voit désormais sous un jour réel et non imaginaire ou fictif…
Il ira jusqu'à trouver Goethe « un esprit mesquin et entaché d’affectation ». Les
héros de Byron « des matamores, des espèces de mannequins dont on chercherait en
vain les types dans la nature ». (J.III, p. 431), et ceux de Shakespeare « ampoulés et
boursouflés » !
Un tel retour sur son admiration première ne s’explique que par la découverte
de la réalité tangible, si l’on peut dire, et de la simplicité dont le goût n’est autre
chose que le beau, comme il dit, qui l’a toujours hanté et qu’il a toujours désiré avoir
(J.I, p. 20). Cette simplicité antique, découverte à travers la révélation de l’Afrique,
le ramène vers ce classicisme « vivifié par la lumière et la vérité, celui dont
Baudelaire faisait le chef de l’école moderne » (R. Hardy : Delacroix, p.156). Mais
c’est surtout grâce à ses grands travaux que Delacroix atteindra au sommet de cette
simplicité classique, toute frémissante de vie, de grandeur et de luminosité. Travaux
qu’il a peints d’abord avec son cœur. Rien n’est plus touchant que cet aveu qu’il
85
confie à ses « calepins » : « Mon cœur bat plus vite quand je me trouve en présence
de grandes murailles à peindre » (J.II, p. 209).
En effet, toute son aspiration était d’obtenir « quelques pieds de murailles »
(Lettre au baron Rivet, du 15 Février 1838) pour satisfaire le besoin de faire grand
qui devint excessif. Ces quelques pieds de murailles qu’il a peint dans sa carrière ne
constituent autre chose que : le Salon du roi et sa Bibliothèque au Palais-Bourdon ;
la coupole et l’hémicycle de la Bibliothèque de la chambre des Pairs au Palais du
Luxembourg ; le plafond central de la Galerie d’Apollon au Louvre ; le plafond du
Salon de la Paix à l’hôtel de ville ainsi que les murs de la chapelle des Saintes-
Anges à l’Eglise Saint-Sulpice !
Visionnaire, mais lucide, Delacroix ne s’est pas borné à représenter quelques
figures « mythologiques ou allégoriques sans relation ou presque avec le cadre
architectural qu’il se voyait confier » (M. Sérullaz : Les peintures murales de
Delacroix, p. 75), mais avait recours à son immense culture, puisait dans toutes les
sources, afin de trouver le sujet adéquat. Ainsi, c’est au grand livre de la vie qu’il
avait recours…
Peintre d’Histoires ? Il ne se propose point d’illustrer une anecdote ou un fait
divers du passée, comme dit Gillot (in : Delacroix, p. 363). L’histoire ne l’intéresse
et ne l’inspire que : « dans la mesure où elle est susceptible d’intéresser et
d’émouvoir son âme », dans la mesure où il se retrouve lui-même, et dans la mesure
où il peut trouver ce « sentiment solennel et funestement poétique de la faiblesse
humaine, source intarissable des émotions les plus fortes » (J.I. p.).
Qu’il ait puisé dans tant de sources, qu’il ait peint des sujets religieux,
mythologiques, allégoriques, historiques de l’Antiquité, du Moyen-âge, de la
Renaissance, des temps Modernes et de l’époque contemporaine, des sujets
littéraires tirés de Byron, de Goethe , des Mille et une nuits, de Racine, de Walter
Scott, de Shakespeare, du Tasse, de Jérusalem Délivrée ; des sujets divers,
marocains ou orientaux, des portraits, des animaux ou des paysages, c’est toujours la
souffrance humaine qui l’intéressait, qui correspondait avec ses propres douleurs…
La souffrance du sort inconnu, la souffrance de cet éternel combat des deux
pôles entre lesquels oscille l’humanité : le clair et l’obscur, l’être et le néant, la vie et
la mort. Au drame de la destinée, Delacroix mêle celui de la nature. « Il projette sur
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elle la douleur de son âme » (H. Gillot : Delacroix, p. 366), - âme éternellement
triste et par sa vision et par sa charge… C’est pourquoi Baudelaire peut dire très
justement que « la couleur de Delacroix est souvent plaintive » (in : De la couleur,
Salon 1846 ; Œ.C. p. 883).
Contrairement à ce que dit Ph. Jullian : « Le génie de Delacroix est universel,
touche à tout sauf au paysage », (in Delacroix, p. 131), Delacroix a touché au
paysage. Il a même fait plus que toucher : il a ouvert à l’infini les profondeurs sans
limites de l’horizon, il a établi une sorte de correspondance, de dialogue pathétique
dans son œuvre. Delacroix n’a peint qu’une dizaine de paysages, ce qui représente
un nombre minime par rapport à ses tableaux, mais cela n’empêche la présence
effective de la nature, presque partout dans son œuvre. Même si elle n’est pas peinte,
on sent la nature toute fougueuse entourer ses personnages. Seulement, la nature est
là pour seconder l’être humain et non le contraire. Si jamais il peint une nature
morte, c’est toujours dans le cadre de la grande Nature qu’il le conçoit. La variété de
ses fonds pittoresques est grande ; elle est due à la multiplicité de ses différents états
d’âme. Des paysages crépusculaires, étouffants, alourdis par tant de luttes, des
nuages angoissés, empesés d’orages et de pleurs, tiraillés comme les êtres qu’ils
couvrent. Telle est le rôle de la nature et du paysage dans l’œuvre de Delacroix.
Chanter la présence de l’homme, s’harmoniser avec les événements les plus curieux
de son être, avec les tempêtes qui se passent sous le ciel immense de son crâne…
De là on peut dire que Delacroix a été, dans le domaine du paysage, le
précurseur immédiat des impressionnistes. Non seulement pour avoir pénétré les
lumières de la terre, mais aussi par sa technique de flochetage ou en hachures qu’il
introduit depuis le Massacre de Scio, et maîtrisa plus tard surtout dans ses tableaux
animaliers. Que de peintres ne lui devront la première donnée de leurs œuvres. Le
titre que P. Signac donne à son ouvrage, n’est-il pas significatif ? « Invoquons
l’autorité du Génie haut et clair d’Eugène Delacroix : les règles de couleurs, de
lignes et de compositions ont été promulguées par le grand peintre » assure-t-il…
(in D’E. Delacroix au Néo- Impressionnisme ; citée par M. Rheims in : Delacroix,
p. 241).
Si les néo-impressionnistes recherchent le maximum de couleur et de lumière,
ce but est clairement indiqué par ce beau cri de Delacroix : « l’ennemi de toute
peinture est le gris ». N’a-t-il pas évoqué et pratiqué aussi la division de la touche
afin que celle-ci obtienne plus d’énergie et de fraicheur ? Delacroix ne s’intéressait
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pas seulement à la couleur, mais à tout le tableau et à sa portée. « Malheur au tableau
qui ne montre rien au-delà du fini » dit-il (J.III, p. 402). Tout comme Matisse, mais
bien avant, il pensait « qu’une œuvre doit porter en elle-même sa signification
entière et l’imposer au spectateur avant qu’il n’en connaisse le sujet » (cité par R.
Huyghe in Dialogue avec le Visible, p. 207).
Delacroix a été au-delà de l’écorce des phénomènes et des règles : il a compris
et reconnu que le personnage principal d’un tableau n’est pas la lumière, mais l’être
humain avec toute la diversité et la complexité de ses sentiments. Précurseur,
Delacroix l’a été non seulement en technique mais en vision aussi. La citation
suivante n’affirme-t-elle pas qu’il annonce Lucien Couteau ?... « Je voyais tout à
l’heure ces demoiselles bleues, jaunes, vertes, qui se jouaient sur les herbes le long
de la rivière. A l’aspect de ces papillons qui ne sont pas des papillons, bien que leurs
corps présentent de l’analogie, dont les ailes se déploient un peu comme celles des
sauterelles, et qui ne sont pas des sauterelles, j’ai pensé à cette inépuisable variété de
la nature, toujours conséquente à elle-même, mais toujours diverse, affectant les
formes les plus variées avec l’usage des mêmes organes » (J.III, p. 286).
Son processus en portrait était aussi à l’inverse de ce qui était reconnu ou
établit jusqu’alors : ne se contentant pas de l’apparence extérieure ou de la
ressemblance, Delacroix pénètre la partie la plus intime de l’être, pour faire surgir
«l’individualisme le plus aigu, les sentiments les plus secrets, l’être lui-même dans
ce qu’il a d’insondable, de mystérieux » (M. Sérullaz : Delacroix, p.183). Cette
introspection, Delacroix l’applique aussi dans l’étude des animaux. Ses Chevaux
cabrés, hennissants, galopants, effrayés par les tonnerres, sortant de l’eau, se
débattant, en furie, bref passant par tous les états d’âme, démontrent sa maîtrise et
son maniement aisé. Maître animalier, peintre par excellence des fauves, Delacroix
n’aimait pas seulement les animaux, mais avait une certaine inclination envers eux :
« Quelle sympathie, j’éprouve pour les animaux ! Que ces créatures me touchent !
Quelle variété la nature a mise dans leurs instincts, dans leurs formes que j’étudie
sans cesse », (J.III, p. 168).
En effet, il ne cessait de se rendre au jardin des plantes pour étudier de près,
pour épier chaque mouvement, chaque expression féline et surtout pour observer les
différentes combinaisons : « J’ai remarqué qu’en général le ton clair qui se remarque
sous le ventre, sous les pattes, etc., se mariait plus doucement avec le reste de la
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peau que je ne le fais ordinairement, j’exagère le blanc » écrit-il en 1855 (J.III, p.
334).
Ce don de tout observer, de tout scruter, le fait rejoindre le domaine des
savants les plus avancés. Si Swedenborg avance dans sa théorie de la nature « que
chaque organe se compose de molécules homogènes et d’un tout complet de parties
similaires : ainsi les poumons se composent d’un nombre de petits poumons, le foie
de petits foies, etc. » (Cité au J.III, p. 156). Delacroix s’était déjà aperçu de cette
vérité. Placé en face de la nature ou sous le chêne d’Antin, il a souvent dit que les
branches de l’arbre étaient elles-mêmes de petits arbres complets.
Peintre religieux ? Joubin relève que Delacroix est « peut-être le seul peintre
religieux du XIXe siècle ». Mais ne nous trompons point sur les sentiments de foi du
peintre. « Élevé sous l’Empire et dans une société éloigné de la religion »
(J. Cassou : Delacroix.), lecteur assidu de Voltaire, de Diderot et de Pascal,
Delacroix « refusait sa conviction à la foi, aux dogmes et aux rites » (R. Huyghe :
Delacroix, p. 485). C’est par le côté purement esthétique qu’il envisageait la
religion et en était ému jusqu’au tréfonds de son âme. C’est surtout par cette
connexion très intime entre le cérémonial, la musique et le pittoresque qu’il
correspondait avec l’église : «Je me rappelle mon enthousiasme, lorsque je peignais
à Saint-Denis du Saint-Sacrement et que j’entendais la musique des offices, le
dimanche était doublement un jour de fête ; je faisais toujours ce jour-là une bonne
séance » (J.II, p. 136).
Que ces toiles soient nées de commandes ou de son propre choix, Delacroix
puisait dans la Bible tout comme dans les Mille et une nuits ! Point par fanatisme
ou par croyance, mais parce que ce Livre était d’une vision largement imaginaire,
débordant de souffrances et de solennités. Il pourra donc s’écrier : « Quelles plus
belles occasions que ces sujets religieux ! (J.II, p. 135). Ainsi, sa seule adoration
sera et restera toujours la peinture : « Quelle adoration que celle que j’ai pour la
peinture ! Le seul souvenir de certains tableaux me pénètre d’un sentiment qui me
remue de tout mon être » (J.II, p. 95). Et Baudelaire pourra dire excellemment (in
Salon 1846, Œ.C. p.893) que : « Lui seul , peut-être, dans notre siècle incrédule, a
conçu des tableaux de religion qui n’étaient ni vides et froids, comme les œuvres de
concours, ni pédants, mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de tous les
philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme, et croient
posséder avant tout la symbolique et les traditions primitives pour remuer et faire
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chanter la corde religieuse ». Ni vides ni froids, certes puisqu’il ajoutait, comme
dans tous ses tableaux, une part de lui-même.
Créateur sans bornes, Delacroix avait recours à toutes sortes de données
extérieures qui correspondent avec les données personnelles afin d’aboutir à une
parfaite démonstration de son idéal. La Mort de Sardanapale en est sans doute un
exemple caractéristique. La composition de ce tableau n’est pas ainsi décrite dans la
pièce de Byron. Cependant, l’incident relaté par Boyé (in la mêlée romantique,
p. 107), démontre ce point de départ personnel, qui correspond avec la scène du
poète, et depuis lequel le peintre a conçu la composition de son œuvre : « À
Marseille, on était infesté de moustiques. Chaque fenêtre du logis avait sa
moustiquaire. Un soir que, par imprudence, il avait été laissé seul dans sa chambre,
l’enfant mit feu à la moustiquaire avec une bougie. L’enfant admire la flamme et ne
pense pas d’abord à appeler au secours. Il reste couché sur son lit et admire. Mais le
feu prend au rideau, au matelas, aux draps et jusqu’à la chemise du petit Eugène, qui
sent les morsures et se mit à hurler. Il a conservé toute sa vie, sur les bras, la trace
des brûlures ».
Faut-il la concurrence immédiate de tant de sources, de tant de connaissances
et de maîtrise pour qu’une œuvre atteigne sa plénitudes ? Si, et davantage même, dit
le peintre qui note le 21 Juillet 1850 : « Il faut être très hardi, il faut donc être hors
de soi-même, amens pour être tout ce qu’on peut être » (J.I, p. 394).
Amens ! Voilà bien ce qu’il réclame de lui-même et de tous ceux qui se
hasardent dans le domaine de la création. Être hors de soi, éperdu, emporté par
toutes les forces déchainées de soi-même afin de pouvoir capter ces émanations
chaotiques, leurs donner forme et vie dans une transfiguration complète : « Je plains
les gens qui travaillent tranquillement et froidement. Je crois que tout ce qu’ils font
ne peut être que froid et tranquille, et ne peut mettre le spectateur que dans un état de
froideur et de tranquillité » (J.II, p. 172). Delacroix voulait non seulement travailler
dans un état frénétique mais aussi communiquer cette secousse au spectateur.
À partir de 1845 commence la hantise de la mort. Son frère Charles, nombre
d’amis, Chopin, pour ne pas rappeler Géricault ; tout ce cortège funèbre, plus sa
santé déficiente, plus l’envie ou la haine que lui vouaient ses collègues ou rapins,
ainsi que toutes les déceptions essuyées l’incitèrent à un plus grand isolement, à un
plus grand désintéressement politique et à une plus profonde concentration sur la
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peinture. Avec 1848 en vue, une grande interrogation s’élève : « le nouveau régime
va-t-il le dédaigner parce qu’il a reçu du précédent commandes et faveurs ? » (Olga
Wormser : Attrait de Delacroix, p. 20).
Ayant toujours des amis bien placés, la peur s’apaise, la vie reprend son
rythme avec d’autres commandes… « J’ignore ce qui se passe à Paris, ne le
cherchant pas, évitant même de le savoir », écrit le peintre, qui ne veut plus aucun
dérangement, à Mme de Forget, en 1848.
Travaillant avec une frénésie continue (J.II, p. 286), bouillonnante mais
raisonnée, sa palette change de ton. Elle est moins brillante peut-être comme il
l’avoue à Perron,– mais ne s’égare plus. C’est un instrument qui ne joue que ce qu’il
veut lui faire jouer. En réalité, les thèmes qui possédaient le peintre étaient
inépuisables. Et c’est justement qu’il note en 1856, dans son Journal : « En fait de
compositions arrêtées et prêtes pour l’exécution, j’ai de la besogne pour deux
existences humaines, et quant aux projets de toute espèce, c'est-à-dire de la matière
pour occuper l’esprit et la main, j’en ai pour quatre cents ans ».
Mais voilà que Delacroix est accablé de demandes, de petits tableaux
marocains, animaliers ou religieux. S’étonnant, mais content au fond de son être, le
peintre s’écrie : « Jamais il n’y a eu tant d’empressement. Il semble que mes
peintures sont une nouveauté découverte récemment » (J.III, p. 15). Mais Hélas !
« Tout le bonheur vient tard, comme il l’écrit le lendemain. C’est comme une petite
vogue auprès des amateurs ; ils savent m’enrichir après m’avoir méprisé » (J.II,
p.16) …
Enrichi ou méprisé, la marche ascendante et inébranlable de Delacroix allait
s’élevant à toutes les hauteurs en réalisant ses rêves… N’est-ce pas là une entière
démonstration de ce que dit Musset de la vie des peintres ? « Réaliser des rêves,
voilà la vie du peintre. Les plus grands ont représenté les leurs dans toutes leurs
forces et sans y rien changer », Lorenzaccio, II, sc. II. Mais Delacroix dépassa son
rêve et se dépassa lui-même. De petit amateur, il accéda à Chef d’école ; de petit
roseau, à un chêne Prieur, dont les branches radieuses annoncent le tressaillement
impressionniste et ses divisions…
* *
*
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Émule des Grands Penseurs
Delacroix, peintre ?- Le plus grand ! Serait le cri lancé, de son temps jusqu’à
nos jours. Delacroix, écrivains ?- Que de points d’interrogations ne s’élèveraient, à
quoi il ne serait pas trop de dire : un des plus grands. En effet, l’œuvre écrite
d’Eugène Delacroix garnirait à elle seule tout un rayon de bibliothèque et ferait la
gloire d’un homme qui n’aurait consacré sa vie qu’à écrire.
Une Correspondance générale qui contiennent cinq volumes ; un Journal de
mille cinq cents pages et qui constitue à lui seul « un monument capital de l’art
français » (A. Joubin : Introduction du journal, p. XIX), des Œuvres littéraires
(Etant épuisées et vu l’Impossibilité de les consulter sur place, à la Bibliothèque
Nationale de Paris, nous nous excusons de ne pas avoir pu traiter cet ouvrage, capital
pour cette thèse) comprenant des doctrines en matières d’art, des impressions et
méditations ainsi que des essais sur des artistes célèbres, réunis en deux volumes ;
pour ne rien citer de ses deux nouvelles, de sa pièce de théâtre, de quelques poèmes,
ainsi qu’un grand nombre de carnets, d’essais et de lettres qui restent encore inédits
et qui font, à peu près, le pendant de ce qui précède !
Etroitement en contact avec la vie, curieux et avide de capter toutes ses
manifestations, Delacroix, dans ses écrits est en combat continue ainsi qu’avec sa
peinture. Sa dualité n’est pas moins apparente. Génie universel et homme du monde,
c’est par là que Delacroix participe au dandysme Baudelairien. Visant la perfection
dans tous les domaines de l’expression, le peintre maniait aussi bien le pinceau que
la plume et ne faisait pas moindre usage de la parole. « Il avait bien vingt manières
différentes de prononcer « mon cher monsieur » ; ce qui représenteraient, pour une
oreille exercée, une curieuse gamme de sentiments » (Baudelaire : Œuvre et vie de
Delacroix, Œ.C. p. 1130).
Créateur dans toute la puissance du terme, Delacroix se mouvait de la palette
à l’écritoire avec la même hantise, la même perspicacité et la même maîtrise.
Conservateur vis-à-vis du monde ne croyant en aucun progrès, voyant que tout se
répète, ici ou ailleurs, qu’il n’y a rien de nouveau, Delacroix en domaine artistique,
était d’attitude diamétralement opposée. Il n’y a pas un brin d’herbe qui n’ait suscité
sa vision chromatique, il n’y a pas un jour où il n’ait trouvé dans le plus mauvais
journal quelque chose d’intéressant noter. De là vient sa remarque « qu’il faudrait
toujours lire la plume à la main » (J.III, p. 97). Car, rédiger ses idées c’est les
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approfondir davantage. Rédiger sans crainte d’expression ou de contradiction. Tel
est le conseil du peintre à lui-même et a autrui.
« Qu’un homme de talent, qui veut fixer des pensées sur les arts, les répande
à mesure qu’elles lui viennent, qu’il ne craigne pas de se contredire, il y aura plus de
fruit à recueillir au milieu de la profession de ses idées, même contradictoires, que
de la trame peignée, resserrée, découpée, d’un ouvrage dans lequel la forme l’aura
occupé » (J.I, p. 496).
En effet, les écrits du peintre contiennent nombre de contradictions mais sont
toutes fructueuses, révélatrices ou justifiées. Tiraillé par le besoin de s’exprimer et
en peinture et par écrit, que de fois ces deux arts ne tinrent une lutte acharnée dans
son esprit ! « L’écriture et la peinture se sont enfin rencontrées en bataille rangée. Il
fallait que l’une des deux l’emportât et c’est la peinture qui a été victorieuse » écrit-
il à Mme de Forget en 1844. Jalousement attaché à la peinture, Delacroix poursuit
dans la même lettre : « j’ai renoncé à l’écriture justement au moment où je
commençais à y prendre goût et c’est justement pour cela que j’y ai renoncé ».
Renoncement qui fut bientôt démenti puisqu’il reprit la charge d’être « La
trompette de ceux qui feront de grandes choses » (J.I.) – et son dernier article, sur
Charlet, date du 1er Juillet 1862 ! Devant opter, quelque fois, pour un des deux
modes d’expressions, c’était souvent à sa santé qu’il laissait le choix. Pour peindre,
il devait avoir une santé complètement bonne ; pour écrire, ce n’était pas aussi
nécessaire « les idées peuvent me venir quand je suis souffrant et que je tiens la
plume : à mon chevalet, et le pinceau à la main, ce n’est pas de même » dit-il (J.II,
p. 480).
Au fond, ce n’était ni question de choix ni de facilités, car, pour écrire aussi
bien que pour peindre, Delacroix avait besoin de beaucoup de combinaisons, de
compositions, de la participation de nombre de connaissances et de données afin de
pouvoir atteindre son idéal. La fournaise où tous ces éléments se fondaient était sans
doute extraordinaire. Dès sa jeunesse, Delacroix était hanté par tous les arts, tiraillé
par leurs différents attraits et ne savait où il trouverait sa complète correspondance.
Âme inquiète, angoissée, ne trouvant résonnances que dans les hauteurs sublimes de
la sphère artistique, Delacroix se débattait continuellement avec le temps, limité, qui
imposait un choix déterminé.
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Si Eugène essaya ses capacités avec toutes les Muses, de la musique et la
sculpture à la littérature et à la peinture, dans leurs différents domaines, écrire et
peindre restent les deux pôles entre lesquels il oscillait et ne pouvait limiter ou
réduire davantage. En littérature, il s’était donné à toutes les formes : poésie,
nouvelle, pièce de théâtre, essais et critiques. Mais, une fois inscrit chez Guérin,
absorbé par l’étude assidue du dessin, sa production littéraire diminua grandement,
et c’est alors qu’il ne put étouffer une plainte à Piron (Lettres Intimes, p. 42) :
« Oh ! Où est le bon temps où ma plume aussi fraîche que mon imagination courait
sur le papier en prose comme en vers ! ».
Inquiet, voyant qu’il n’aboutissait pas encore à son rivage, ne trouvant pas
son style ni même sa forme d’expression, une autre plainte, plus perçante, se fait
sentir deux ans plus tard : « Si je savais peindre et surtout peindre avec la parole,
oh ! » (C.G.I, p.49). Insistance insatiable et nostalgique plutôt que plainte, puisqu’il
était atteint d’une rage de s’épancher par écrit : « Quelle est cette rage, non
seulement de composer, mais de se faire imprimer ? » (J.I, p. 102).
Autre que les éloges, c’est vivre dans l’esprit des autres que cherchait
Delacroix… « La manie et la gageure de tous les René de tous les Chatterton de
notre temps, c’était d’être grand poète et de mourir ». Et Delacroix ne faisait pas
défaut à cette lignée poétiquement éperdue, avec la seule différence, c’est qu’il n’a
jamais pensé à la mort. « Je rime dur. Je suis un véritable Welche. J’enfonçais à
vrais coups de marteau de petits mots dans mes vers pelotonnés et ficelés, » dit-il à
Pierret (en 1820, C.G.I, p.88).
Bien que cette déclaration se contredise avec celle qui la précède de trois
années, Delacroix ne cessera de lutter contre sa mémoire rebelle pour faire des vers
rimés ou non, mais à sa façon. Ces cris étouffés, lancés dans deux jours de suite,
avec une déchirante nostalgie, trouveront de profonds échos tout le long du
Journal : « Pourquoi ne suis-je pas poète » (J.I, pp.85-86) … « Que je voudrais
être poète ! Tout me serait inspiration ». Par contre, le désir d’écrire des romans
n’était pas aussi constant dans sa vie. Il est vrai qu’il se hasarda au début de sa
carrière, mais la frayeur de faire une œuvre continue le mobilisait. Là il pourrait dire
avec la Fontaine : « les longs ouvrages me font peur ! ». Cependant, l’envie d’écrire
un roman se manifeste çà et là dans ses écrits, surtout dans ses lettres à Mme de
Forget et à G. Sand.
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Ainsi, les formes littéraires qu’il pratiquait effectivement restent les articles et
les essais, publiés dans le Moniteur, la Revue des deux Mondes et le Plutarque
Français. Cela n’empêche que jusqu’à 1850, l’auteur du Journal était hésitant sur
le domaine d’expression qui conviendrait le mieux à son tempérament, aspirait
encore à faire Son œuvre littéraires…
S’il ne s’agissait que de rattacher les pensées les unes aux autres, Delacroix se
serait tout de suite trouvé armé et sur le terrain, mais la suite à observer, le plan à
respecter, pour ne rien embrouiller, voilà la difficulté. Contrairement au tableau, qui
se voit d’un coup d’œil, le manuscrit ne se voit même pas à la page mais mot par
mot ! « Il faut une force singulière pour pouvoir en même temps embrasser
l’ensemble de l’ouvrage et de conduire avec l’abondance ou la sobriété nécessaire à
travers les développements qui n’arrivent que successivement » (J.I, p. 393).
Trois années plus tard, Delacroix continue à s’observer, à comparer entre ses
deux vocations, tout en reconnaissant ses peines et ses qualités : « Ce diable de
métier exige une concentration plus grande vue que je ne suis habitué à en mettre à
la peinture, et cependant j’écris avec une grande facilité ; je remplirai des pages
entières sans faire presque de ratures (…). La peine que j’éprouve vient de la
nécessité de faire un travail dans une certaines étendue, dans lequel je suis obligé
d’embrasser beaucoup de choses diverses ; Je manque d’une méthode fixe pour
coordonner les parties , les disposer dans leur ordre, et surtout, après toutes les notes
que je prends à l’avance, pour me rappeler tout ce que j’ai résolu de faire figurer
dans ma prose » (J.II, p. 39).
Pourtant, il continue à prendre notes, à marquer les sujets qui l’intéressent ou
qu’il entend traiter. Rien n’est plus intéressant que de suivre au jour le jour, la
genèse d’un de ses articles pour voir fonctionner cette fournaise !
Vendredi 6 Mai : Delacroix passe la journée à faire ses paquets pour aller à
Champrosay. Il fait des provisions énormes de couleurs et de toiles, tout en
sachant que « cet article maudit » (Sur le Poussin, J, II, p.37) qu’il s’est
engagé à faire, le fera renoncer à toute peinture pendant son séjour.
Dimanche 8 Mai : « Essayé pendant toute cette journée de débrouiller mon article
du Poussin. Je me persuade qu’il n’y a qu’un moyen d’en venir à bout, si
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toutefois j’y parviens : C’est de ne point penser à la peinture jusqu'à ce qu’il
soit fait ».
Mardi 10 Mai : « Les matins, je me débats avec Poussin…tantôt je veux envoyer
tout promener, tantôt je m’y reprends avec une espèce de feu. Cette matinée
n’a pas été trop mauvaise pour le pauvre article. Apres avoir commencé à
disposer clairement sur de grandes feuilles de papier, et en séparant les
alinéas, les objets principaux que j’ai à traiter, je suis sorti vers midi, enchanté
de moi-même et de mon courage à monter l’assaut de mon article ».
Jeudi 12 Mai : « J’ai beaucoup travaillé au damnable article. Débrouillé comme j’ai
pu, au crayon, tout ce que j’ai à dire, sur de grandes feuilles de papier. Je serai
tenté de croire que la méthode de Pascal, d’écrire chaque pensée détachée sur
un petit morceau de papier, n’est pas trop mauvaise, surtout dans une
disposition où je n’ai pas le loisir d’apprendre le métier d’écrivain. On aurait
toutes ses divisions et subdivisions sous les yeux comme un jeu de cartes, et
l’on serait frappé plus facilement de l’ordre à y mettre.
Vendredi 13 Mai : « J’ai essayé de l’article, et après avoir écrit quelques lignes que
je veux mettre en tête de la première partie (car j’ai envie de le faire en deux
fois, une partie biographique, une autre sur l’examen du talent et des
ouvrages) après avoir écrit ces quelques mots une mauvaise disposition m’a
saisi et je n’ai fait que lire et même dormir jusqu’au milieu de la journée.
Samedi 14 Mai : « J’ai beaucoup travaillé toute la matinée à extraire des notes, pour
la partie historique du Poussin. Il y a peu de jours où je me livre à ce travail
avec beaucoup d’entrain ; d’autres où il me répugne horriblement. Quoi qu’il
en soit, je persévère et j’espère que je viendrai à bout ».
Mardi 24 Mai : « Travaillé toute la matinée et paperassé ou pris d’une belle
ardeur ».
Mercredi 25 Mai : « Journée de travail complète. Je suis à flot : je sors des fatras et
je rédige ; j’espère définitivement m’en tirer. Après une journée fatigante,
écrivant près de la fenêtre, par un soleil qui m’avait obligé de mettre un store
de toile ».
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Dimanche 29 Mai : « Tous ces jours derniers se sont écoulés rapidement, moitié
travaillant et moitié sortant, mais beaucoup moins le dernier, à cause de la
pluie que nous avons depuis deux ou trois jours. Tantôt je veux jeter Poussin
par la fenêtre, tantôt je le reprends avec fureur ou par raison ».
Mardi 31 Mai : « Je n’ai pas quitté ma chambre et m’en suis tiré en travaillant à
l’article : J’ai écrit ou copié beaucoup. Apres dîner, continuation de la même
disposition ».
Dimanche 5 Juin : « Tous les jours derniers, à peu près, même vie. Travaillé et
presque terminé l’article ».
Mardi 7 Juin : « Achevé l’article ».
Dimanche 26 Juin : « Ce matin l’article du Poussin a paru » (dans le Moniteur).
Vendredi 8 Juillet : « Diné chez Veron que j’avais rencontré il y a quelques jours
sur le boulevard. Il m’avait complimenté sur mon article du Poussin. Jusqu’à
présent, j’ai racolé un assez grand nombre de compliments à cette occasion.
Cela me payera-t-il de l’ennui que j’ai eu à le faire ? ».
Un mois de labeur, de lutte et de persévérance. Là Delacroix peut très bien
dire avec David Coperfield que « je ne pensais pas, quand je lisais des livres, qu’il
fallait tant travailler pour les faire… C’est quelque fois une tâche assez dure que de
les lires ; quant à les écrire, ce travail a son charme » … (J.III, p. 111).
C’est ce charme-là, ce charme de torsion que prend le conflit et la compétition
avec soi-même qui fascinait Delacroix à faire cet effort généreux, à se débattre
contre « ce métier ce chien » (J.II, p. 211) comme il l’appelait.
Reste le grand rêve : son Dictionnaire des beaux-Arts. En sortant du Musée
Napoléon, Eugène avait trouvé sa vocation de peintre. En lisant les grands
classiques, il voulait faire Son œuvre littéraire. En effet, le 26 Janvier 1824 il
marque, pour la première fois, l’idée de cet ouvrage : « J’ai oublié de noter que
j’avais envie de faire par la suite une sorte de mémoire sur la peinture où je pourrai
traiter des différences des arts entre eux ».
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Toute sa vie durant il ne cessera d’être hanté, harcelé, par cette idée de
Dictionnaire, « thème commode » (J.II, p. 83), où la difficulté de l’enchainement
n’est pas nécessaire, où il pourra insérer de petits articles sur les artistes célèbres
mettant en relief le pas que ces grands hommes ont fait faire à l’art, et non pas les
menus détails de leur vie. Passant en vue toutes les formes possibles, il professe
avant tout sa prédilection pour les ouvrages de courte haleine « qui ne fatiguent pas
plus le lecteur qu’ils n’ont fatigué l’auteur » (J.II, p. 170). Dans cette famille de
«courte haleine » Delacroix admire Montaigne, qui « écrit à bâtons rompus » (J.III,
p. 28), Voltaire et Bayle, pour leurs Dictionnaires ; Addison et son Spectateur,
recueil d’Essais dont il rêve de faire un ouvrage dans le même genre, Senancour et
Montesquieu pour la forme des Lettres. Forme sur laquelle il médita plus
longuement en essayant toutes les variantes : « Des dialogues, des extraits d’une
correspondance ; des lettres entre deux amis, l’un triste, l’autre gai, les deux faces de
la vie, lettres et observations critiques ; lettres sur toutes sortes de sujets, écrit-il en
1857 » (J.III, p. 43).
Mais pourquoi tant d’insistance pour un dictionnaire ? – « Un dictionnaire
n’est pas un livre : C’est un instrument, un outil pour faire des livres ou tout autre
chose » (J.III p.26). Le but principal serait d’instruire de « donner ou éclaircir
certains principes essentiels, éclairer l’inexpérience avec plus ou moins de succès,
montrer la route à suivre et signaler les écueils sur les routes dangereuses ou
proscrites par le goût » dit-il (J.III p. 250).
Et pourquoi sur les Beaux-Arts ? Parce que, dit Delacroix (J.III, p. 8) « la
plupart des livres sur les arts sont faits par des gens qui ne sont pas artistes : de là
tant de fausses notions et de jugements portés au hasard du caprice et de la
prévention. Je crois fermement que tout homme qui a reçu une éducation libéral peut
parler pertinemment d’un livre, mais non pas d’un ouvrage de peinture ou de
sculpture ».
Dès le 11 janvier 1857, le lendemain de son élection à l’Académie, Delacroix
s’empresse de rédiger son dictionnaire. « Cet homme admirable songeait à se rendre
utile par une œuvre où il voulait répandre ses idées et sa doctrine », dit Joubin (note
I, J.III, p.9). Prenant son ouvrage au sérieux, Delacroix commence par manier le
titre : « Essais d’un dictionnaire des Beaux-arts ; Petit Dictionnaire Philosophique
des Beaux-arts ; Abrégé d’un Dictionnaire des Beaux-Arts ; Extraits d’un
98
Dictionnaire philosophique des Beaux-arts, de la Peinture et de la Sculpture »
(J.III, P.9).
Le Journal assiste, par la suite, à une sorte de récapitulation, à de longues
notes titrées, à des variations, à des renvois aux précédents « calepins » bref, à un
travail acharné, voulant embrasser tous les termes à la fois. Trouvant que
l’envergure d’une tâche pareille dépassait ses propres possibilités temporelles, tout
en voulant atteindre au maximum de la perfection, Delacroix pense à un travail
collectif : « Un dictionnaire de ce genre sera relativement nul s’il est l’ouvrage d’un
seul homme de talent, il serait meilleur encore, ou plutôt il serait le meilleur
possible, s’il était l’ouvrage de plusieurs hommes de talents, mais à la condition que
chacun d’eux traitât son sujet sans la participation de ses confrères » (J.III ,p. 249).
Et cela non par égoïsme, mais afin d’éviter les banalités, de garder l’originalité de
chaque auteur et de mettre en relief le fruit de l’expérience personnelle.
Génie illimité, Delacroix avait l’intention d’écrire, outre le dictionnaire
proprement dit, un ouvrage suivi sur l’esthétique. « Il faut de toutes mes notes,
autres que celles qui s’appliquent au Dictionnaire, faire un ouvrage suivi, au moyen
de la jonction des passages analogues et au moyen de transition insensibles. Il ne
faut donc pas les détacher et les publier séparément. Par exemple, mettre ensemble
tout ce qui est du spectacle de la nature » (J.III, p. 42).
Ce qu’il envisageait n’était pas seulement un ouvrage d’esthétique toute
simple, mais une esthétique de la vie, si l’on peut dire. Un ouvrage où passerait tout
ce qui a trait à l’être humain. Après une comparaison entre l’homme qui réfléchit et
celui qui ne réfléchit point, Delacroix note : « mettre ceci avec les contradictions de
l’opinion des hommes sur ce qui fait le malheur : chapitre des malheurs nécessaire »
(J.II, p. 230). Même renvoi, trois pages après, concernant « le chapitre du labourage
à la mécanique » ; ou bien il note : « Je relis cela. Se rapporter à ce que j’ai écrit au
commencement de cette année dans le calepin de 1860 sur le même sujet, mais avec
une conclusion différente. » (J.III, p. 178).
Mais Hélas ! Cette œuvre, comme la précédente, repose en germination dans
le journal. C’est ce qui fait d’ailleurs la valeur et la rareté de ce monument rare dans
la littérature française, comme dit Joubin : (in Introduction du J.I, p. XIX)
«Monument unique, dans tous les cas, puisqu’on n’en trouverait point un autre
exemple dans l’histoire de notre art national ».
99
Débridé, ne supportant aucune barrière, Delacroix s’est toujours opposé
contre ce qu’il appelle « La limitation des genres » et a cherché sa voie dans les
directions les plus variées. Si la peinture semble avoir occupé la place d’honneur, il
n’a pas moins aimé et pratiqué l’art d’écrire. « Toute sa vie, il a adoré écrire, pour
lui-même d’abord, pour les autres ensuite » (Introduction du J.I, p. XIX). Pour lui
d’abord, parce que c’est « un moyen de se guider, de se corriger, de devenir
meilleur, ou, pour reprendre les termes de l’auteur lui-même : « Je l’écris pour moi
seul, je serai donc vrai je l’espère ; j’en deviendrai meilleur, (J.I, p. 1). Pour les
autres, ensuite, car Delacroix a effectivement pensé à la postérité, parce que c’est un
beau privilège lié à l’amitié du Génie, que de donner une existence impérissable à
tout ce qu’on a aimé.
L’importance d’un journal, aux yeux de Delacroix, vient de ce que tous ces
grands penseurs, tant admirés par lui, avaient le leur. « Voltaire devait noter ses
idées : son secrétaire le dit, Pascal nous en laisse la preuve dans ses Pensées, qui
sont des matériaux pour un ouvrage » (J. III, p. 277). Sculptant sa statue, Delacroix
a créé un merveilleux document humain et esthétique, « Un des sommets de la
pensée humaine » (P. Lavelon : Histoire de l’Art, p.471). Et c’est par là qu’il peut
aborder ses œuvres.
Entrepris à deux reprises, du 3 Septembre 1822 jusqu’au 5 Octobre 1824, et
du 19 Janvier 1847 jusqu’au 22 Juin 1863, le Journal représente deux parties très
distinctes de forme et de contenu. Ce silence de 23 années permet de saisir, et en
quelle saillie, l’évolution de l’auteur, l’acheminement de sa pensée, ainsi que son
évolution du romantisme au classicisme delacrucien. Le sien en toutes lettres,
puisque le dynamisme qu’il a introduit n’appartient et ne revient qu’à sa propre
vision.
Tiraillé, comme tous les enfants du siècle, par le mal qui s’empare de tout et
par l’enthousiasme qui l’embrase, Delacroix fait figure de romantique par excellence
dans la première partie du Journal. Il note avec la même passion et la même fougue
ses ardeurs sentimentales, ses révélations artistiques ainsi que la découverte de ses
premiers émules. Il faut attendre la grande entreprise du Massacre de Scio, comme
dit Huyghe (in : Delacroix, p. 171), « pour que le journal sorte des exaltations
amoureuses juvéniles ou des considérations morales un peu scolaires qui l’avaient
100
absorbé jusqu’ici », et pour que l’auteur se donne comme but de « contenter le fond
tout noir » (J.I, p. 97) qu’il porte en lui.
Le second Journal montre un aspect tout à fait différent, bien qu’il soit du
même auteur. « C’est un journal bougon, fâché contre le monde et son train où la
seule joie vient du travail quand il marche bien » (P. Daix : Delacroix le libérateur,
p. 204). Au vagabondage d’une âme lyrique, tumultueuse, succède la réflexion
d’une pensée murie par l’expérience, assagie par la vie. De 26 à 49 ans, lacune qui
sépare les deux journaux, que d’événements, de révolutions, de désillusions et que
de révélations dans la vie du maitre ! Allant progressivement vers une solitude
croissante, vers un détachement plus marqué du monde extérieur, c’est un profond et
triste monologue que tiendra Delacroix durant les années suivantes. Triste, certes,
mais dans la plus sublime expression du terme.
Ici encore, l’auteur continue à s’observer, à projeter des lumières sur ses
recoins les plus sombres : « Je suis entouré de mes calepins des années précédentes ;
plus ils se rapprochent du moment présent et plus j’y vois devenir rare cette plainte
éternelle contre l’ennui et le vide que je ressentais autre fois » (J.II, p. 112).
Non seulement il se surveille, mais continue à ajouter de nouvelles idées,
quitte à se contredire : « j’ajoute ceci aujourd’hui que j’ai acquis, depuis le jour où
furent écrites ces réflexions, huit années d’expériences » (J.III, p 276).
Le plaisir qu’il éprouvait en lisant ses pensées antérieures ou les mentions de
ce qu’il a fait tel jour, qui il a vu, où il était, lui donnaient de vrais remords toutes les
fois qu’il négligeait de noter ses impressions. Les variations de ces regrets sont
touchantes par leur simple sincérité : « Je n’ai pas écrit depuis le 16 et j’en suis
fâché : j’aurai pu noter diverses choses intéressantes » ; (J.I, p. 266) ; « J’ai laissé
écouler plusieurs jours sans écrire et je le regrette » ; (J.I, p. 278) ; « Pourquoi ai-je
délaissé cette occupation, qui me coûte si peu, de jeter de temps en temps sur ces
livres ce qui se passe dans mon existence et surtout dans mon cerveau » (J.III,
p. 182).
L’importance qu’il accordait à ces écritures vient de ce qu’elles fixent quelque
chose de ce qui se passe si vite, de tous ces mouvements de chaque jour. « Il me
semble que ces brimborions, écrites à la volée, sont tout ce qui me reste de ma vie, à
mesure qu’elle s’écoule » (J.II, p. 147).
101
Un fait caractéristique se fait jour tout le long du Journal, c’est ce nombre
croissant des articles à traiter et des idées à développer. Tel l’ouvrage qu’il avait
l’intention de faire sur Leonard de Vinci : « Ce serait un ouvrage curieux qu’un
commentaire sur le traité de la peinture de Léonard » (J.III, p. 284), avec lequel il
trouvait beaucoup d’analogie même en questions guerrières ! Ou bien ce traité de
cours de dessin imprimé : « Sous ce titre, dit-il mettre les Etudes d’après nature,
d’après les maîtres. Etudes d’animaux de toutes sortes. D’après l’antique, Anatomie
et même paysage, le tout photographié » (Souligné par Delacroix, ce qui montre,
encore, l’intérêt qu’il prenait à cette invention). De même, il pense à réunir en
albums les illustrations lithographiques, faites ou à faire, tirées de W. Scott, de
Byron, de Goethe et de Shakespeare » (J.III, p. 316).
A part cette mine inépuisable de projets, qui constitue le côté littéraire et
penseur de l’auteur, à part le côté analytique qui dévoile la psychologie du maître
ou celui qui révèle ses découvertes plastiques et techniques , le Journal comporte un
côté quotidien de mémoires, où sont notées quelques recettes de café (J.II, p. 475),
de vinaigre Beauharnais (J.III, p. 293), des conseils thérapeutiques ou d’entretiens,
tels : « Branches d’absinthe pour éviter les vers des lainages » ( J.II , p. 465) ; ainsi
que les adresses et les caractéristiques de ses modèles : « Sidonie : ensemble beau,
détails non. Maria : Blonde, tête de Junon. Toutes deux, rue du Roule, 16 » (J.III,
p. 239).
Est-ce à cause de ces simples notes que Delacroix se faisait du souci, se
demandait sur l’avenir de ses « Calepins » ? Cette citation l’affirme clairement : « Il
y a nécessairement dans des notes de ce genre écrites en courant, beaucoup de
choses qu’on aimerait plus tard à n’y pas trouver. Les détails vulgaires ne se laissent
pas exprimer facilement, et il est naturel de craindre l’usage que l’on pourrait faire
dans un temps éloigné, de beaucoup de choses sans l’intérêt et écrites sans soin »
(J.III, p. 182. Notons que c’est la première fois que Delacroix se préoccupe de
l’usage que la postérité pourrait faire de ses notes).
Reste un attrait à signaler : celui des copies. En effet, le journal abonde de
citations, allant d’une phrase à plus d’une dizaine de pages, copiées dans toutes
sortes d’œuvres. Non seulement chez ces grand Homère, mais même chez des
artistes qu’il trouvait piteux ou boursouflés, comme Dumas, G. Sand ou Balzac !
Mais c’est un attrait que justifie cette citation, tirée des Prisons de S. Pellico : « plus
102
d’un livre m’est cher et cependant en lui, c’est lui rarement que je cherche, je me
cherche moi-même » (J.III, p. 400).
Lues de ce point de vue, toutes ces citations révèlent profondément des coins
d’ombres dans cette âme mystérieuses, et montrent combien Delacroix se cherchait à
travers autrui ; correspondait largement, et presque uniquement, dans les hauteurs
sublimes de la création humaine. C’est pour cela qu’il ne serait pas trop de dire avec
C.R. Marx que « Le Journal de Delacroix devrait être la bible de tout peintre. »
(In : Maîtres du XIXe et du XXe siècle, p. 16)
À part cet éternel monologue, Delacroix avait son duetto. D’une immense
envergure, sa correspondance s’étend, en général, depuis l’humble gouvernante
jusqu’aux ministres plénipotentiels ; mais trouve échos et résonnances, en
particuliers, avec ses amies et ses favorites. (Il est à regretter que sa correspondance
féminine ait été largement détruire). Si le Journal et les Articles représentent le
côté un peu solennelle et académique de ses écrits, de ses réflexions, par contre,
Delacroix apparaît dans sa correspondance finement souple, alerte, et chose étrange,
de bonne humeur ! Que de lettres ne gardent encore cette sympathie hilare et la
communiquent au lecteur…
Dans ces centaines de missives adressées aux correspondants les plus divers,
l’auteur témoigne d’abord d’une « connaissance profonde de la langue française
puisée aux sources classiques », dit Joubin (in Introduction du J.I, p. XIV). C’est
bien là le résultat d’une fréquentation continuelle des écrivains classiques et
modernes. Un autre attrait se montre et fait la caractéristique de ces écrits, c’est
l’étonnante variété des sujets traités, ainsi que leur étendue. Car, contrairement au
Journal, la correspondance n’a point été interrompue. De 1804 (date de la première
lettre écrite par Eugène, âgé de six ans), elle va d’un trait jusqu’en 1863.
Dans ces « brimborions » improvisés spontanément, surgit Delacroix. Sa vie,
(La première lettre datant de 1804 et la dernière du 21 Juillet 1863), ses passions, ses
mouvements, ses ambitions et ses tristesses, sa modeste simplicité, son acharnement
au travail et surtout son amour-passion pour la peinture. Tous les épisodes de son
existence y sont reflétés avec chaleur, quoiqu’il ait préféré garder sa réserve. Mais,
amoureux de toute correspondance humaine, Delacroix ne pouvait s’abstenir, et
comme il le dit justement à Mme de Forget (C.G.II, p. 167) : « malgré soi, on se
fait trop connaître dans ses lettres » !
103
Une jeunesse difficile, gênée et mélancolique, une vie chargée, aussi bien de
labeur, de joies que de douleurs ; une vieillesse sereine, nostalgique et largement
ironique. Voilà tout ce qui se dégage et se révèle à travers ces belles pages.
Le Style, c’est l’homme, disait souvent Delacroix. En effet, personne n’a mis
ce précepte en pratique autant que lui. Si l’on suit de près le style de tous ses écrits,
c’est bien Delacroix qui se dévoile à tous les âges, à tous les états d’âme. D’une
variété immense, son style comprend et embrasse autant de contradictions et de
phases que lui. Dans les premières lettres, comme dit Dupont (à la préface des
Lettres Intimes, p. 13), « Les sentiments l’emportent sur la pensée et leur
enthousiasme débordant frise parfois la naïveté ». Rien de plus simple et de plus
sincère que sa première lettre, écrite à l’âge de six ans, à son frère : « Mon cher
Henri, je t’aime de tout mon cœur, je pense à tout moment à toi, je voudrais te voir
pour te caresser. Reviens vite pour faire notre bonheur » (lettre du 1 janvier 1804,
C.G. I, p.4).
Cette clarté d’expression, ce don de dire directement et simplement ce qu’il
veut, Delacroix le gardera toujours. Cela n’empêche l’auteur de s’inquiéter sur les
tournures que prennent ses locutions, de s’observer comme d’habitude : « Il est
vrai, dit-il (C.G.I, p. 59), que mon style est des moins épistolaires et a quelquefois
un air pédant que tu lui connais fort bien et dont je m’aperçois avec chagrin, parce
que cela me fait craindre de n’être pas naturel ».
Là l’auteur semble rejoindre Senancour lorsqu’il se demandait (Oberman,
lettre LXXX, du 2 Août 1801) : « Quelle manière adopterais-je ? Aucune. J’écrirai
comme on parle, sans y songer, s’il faut autrement, je n’écrirai point ». Et voilà que
Delacroix prend la même décision : « Je prends toujours le parti de mettre ici tout ce
qui viendra à l’esprit comme si je te parlais », dit-il au même correspondant Pierret.
Dès lors, Delacroix se laisse aller à la dérive de ses sentiments. D’abord, c’est la
même fougue, la même violence qui se débat dans son âme ainsi que l’éternelle
exagération imaginaire : « Enfin, que te dire ? J’étais furieux et j’aurais écrasé la
maison si j’avais eu à ma disposition un tonnerre » (C.G.I. 14).
Influencé par le style du siècle précédent Delacroix, intervient dans ses écrits,
laisse échapper de petits commentaires qui donnent plus de vie et de naturel à son
récit, tel « j’ai la goutte au nez » ,ou bien « je suis encoussiné dans un grand
104
fauteuil » ou alors, en décrivant la chambre où il dormait dans l’abbaye à Valmont et
tout le mystère qui l’entoure : « prends garde, cela prend tournure de roman » ,puis
ajoute quelques lignes plus loin : « je te vois trembler d’ici » (Lettres Intimes,
p. 27).
Commencent les études systématiques et commencent les plaintes à cause de
la fuite du temps : « Il me semble qu’autrefois les mois procédaient avec calme,
prenaient leur place tour à tour sans m’étourdir. Aujourd’hui je ne vois dans l’été
que l’hiver qui arrive, dans l’hiver l’été qui vient » (C.G.I, p. 16). Mais cela
n’empêche le débordement de ses sentiments envers ses amis, seules personnes avec
qui il trouvait des résonnances humaines, sa mère étant morte, sa sœur, sèche de
caractère et ses frères occupés par la vie. « Envois- moi encore une lettre, écrit-il à
Pierret son ami, (C.G.I, p. 30) et passe la nuit à la faire longue, longue : va chez un
papetier te faire battre du papier bien fin pour pouvoir mettre plus » ! Et une année
plus tard : « Tu me feras surtout le plus grand plaisir de serrer tes lignes plus encore
que je ne l’ai fait et de me dire, dire, dire un monde de chose de ton cœur » (C.G. I,
p. 51).
Avec ce déversement et cette spontanéité, l’auteur tombait quelquefois dans
des locutions toutes faites, telles « d’estoc et de taille », « mais comme il est un
terme à tout » ou bien « on mange à gogo » (C.G. I p, 113). Mais ce qu’il aimait
davantage, c’était ce jeu de mot naïf, un peu scolaire. Parlant des coëtlosquet, il dit à
Soulier (C.G. I p, 212 ) : « La dernier fois que j’y ai été, le bon général était malade
et en général ils étaient tous assez souffrants » , ou bien, décrivant son nouvel
appartement à Pierret (C.G. I p, 236 ), il écrit : « il a pour surcroit un escalier qui lui
est propre et qui est propre » et quelques lignes plus loin il ajoute : « j’espère que
cela te donnera envie d’envoyer faire foutre les mines et de faire de l’art sinon du
lard » !
Faisant feu de tout bois pour nourrir son désir d’épanchement, Delacroix usait
de toutes les langues qu’il connaissait pour s’exprimer, ne cherchait point les mots
s’ils ne venaient à lui ! Que de phrases ou que de mots ne seront pas écrits en latin,
en italien ou en anglais. La lettre suivante, adressée à Soulier, (C.G.I, p. 179) est une
des plus typiques : « Nous avions espéré former une Société de peintres à l’instant
de celle de Londres, j’ai fait venir les Law and regulations par le moyen de Fielding.
But I fear the Frenchman will not have the constancy necessary in such a business,
105
parce qu’un artiste never will consent to lose a quarter of an hour a week for
occupying himself of the common good of the society » !
Si ce long mélange est dû à ce qu’il parlait d’un ami Anglais ou citait Londres
comme exemple, l’influence du milieu ou des incidents ne sera pas moins présente
dans ses écrits. Décrivant à Pierret le cadre dans lequel il a dû passer la quarantaine à
Toulon (Lors de son retour du Maroc, C.G.II , p. 333), il dit : « Il y a la perspective
agréable de trois cimetières propres à enterrer les gens qui meurent autant d’ennui, je
pense, que de peste, et le meuble principal qui occupe agréablement l’entrée est une
table de pierre sur laquelle on fait l’autopsie des trépassés », ou bien écrivant à G.
Sand, lors de la Révolution de 48, il dit ( C.G.II, p. 342) : « Que de choses en peu de
jours ! J’ai mis plus de temps à répondre à la meilleure, à la plus affectueuse lettre
que l’on n’en a mis ici à renverser un gouvernement ! « Et à Mme de Forget (C.G.
II, p. 359) : « Si je peux obtenir d’être relâché, je partirai bientôt et je t’arriverai
comme une bombe ».
Soucieux de perfection, Delacroix devient peu à peu puriste, se met à des
recherches linguistiques, remonte à l’origine des mots tout en suivant le cours de
leur évolution contemporaine. Après la mort de son frère Charles, il écrit à
l’architecte Roche, le 15.2.1846 : « Je vous demanderai dans l’inscription relative à
mon frère de mettre « mort à Bordeaux » au lieu de décédé. Toute réflexion faite, je
trouve à ce dernier mot, en dépit de l’usage, quelque chose de vulgaire, si vous
voulez, de légal, qui ne va pas à la tristesse des tombeaux… J’ai mis dans l’épitaphe
commandant de la légion d’honneur et non pas commandeur, qui est l’appellation
moderne ».
Le Journal renferme aussi de ces petites remarques et ces recherches
linguistiques, qu’il ne cessa de noter. Si ce mémorandum suit les mêmes impulsions
qui se révèlent dans la Correspondance, il n’en a pas moins ses attraits particuliers.
C’est surtout par son style télégraphique qui ressemble fort à une esquisse captée sur
le vif qu’il est intéressant, où l’on voit autant de portraits littéraires que de
descriptions de la nature. Décrivant Mme Guyon, il note : « elle est très aimable et
encore très bien : des yeux charmants, avec une bouche qui annonce des penchants
redoutables » (J.III, p. 200). N’est-ce pas là le physique et le caractère d’une
personne en une phrase ? Ou bien ces lignes écrites à Cadix, qui évoquent les
silencieuses émanations nocturnes : « Minuit sonne aux franciscains. Singulière
émotion dans ce pays si étrange. Ce clair de lune. Ces tours blanches aux rayons de
106
la lune, (J.I, p. 153). Et cinq jours plus tard : « Alcala. La nuit. La lune sur l’eau
mélancolique. Le cri des grenouilles. La Chapelle Gothique mauresque …
L’aqueduc » (J.I, p. 155). Ce même style, qui ne semble écrit que pour remémorer à
l’auteur ses propres réflexions, est employé, quelquefois, pour ses critiques
artistiques. Parlant d’un tableau de Courbet, il note brièvement (J.III, p. 18) : « le
rouet, la quenouille, admirable ; la robe, le fauteuil lourds et sans grâce ».
Grand admirateur de l’humanité, Delacroix ne manque pas d’accorder nombre
d’adjectifs humains à des éléments solides, surtout à sa peinture adorée. Si les
murailles de Paris « suent et pleurent », les couleurs seront autrement animées. « Ce
charmant jaune paille », le « beau brun », le « vert chaud » et le « blanc sombre »
(J.II, p. 7) seront longuement et amoureusement décrits par le peintre qui n’était
point avare de ses connaissances et les notait avec minutie.
L’attrait stylistique principal qui jaillit du Journal c’est la grande variation de
formes avec lesquelles il est rédigé, parfois l’auteur se parle à lui-même, s’adresse la
parole comme s’il s’agissait de deux personnes l’une supérieure à l’autre : « Quand
tu as découvert une faiblesse en toi, au lieu de la dissimuler, abrège ton rôle et tes
ambages, corrige-toi » (J.I, p. 17). C’est surtout dans le premier Journal que ce
style est plus fréquent. D’autres fois il donne l’impression de se parler à haute voix :
« où est la petite vue sur toile peintre à l’huile d’après nature ? Je crois que je l’ai
donnée à rentoiler » (J.II, p. 462).
Ce n’est qu’en pensant à la postérité, aux ouvrages qu’il entendait écrire, que
son style devient quelque peu pompeux, emploi la première personne du pluriel :
« Nous avons dit qu’une bonne exécution était de la plus grande importance » (J.III,
p. 55) , et l’on voit surgir des superlatifs, tels : « Excellentissimes » ( J.II ,p. 373) ,
et autres … Reste le plus bel aspect de ces mémoires , que l’on voit venir
tardivement dans ce style : la description impressionniste. Ce qui donne à l’auteur, à
cet éternel observateur, une certaine continuité dans le temps et dans l’espace : « Je
jouis dans ce moment même d’un plaisir délicieux. Dans le petit jardin du bon
cousin, j’entends les cloches qui me ravissent, et je sens qu’une partie du plaisir que
j’ai à les entendre vient de ce qu’elles me rappellent celles de Belgique. Ma
jouissance se compose donc à la fois de la situation où je me trouve et de celle que je
me rappelle » (J.III, p. 230).
107
Si Delacroix hésitait sur sa vocation , oscillait entre peinture et littérature,
rêvait d’être auteur littéraire et recherchait à travers les écrits de tous les siècles ; s’il
se voulait auteur d’une œuvre déterminée, que ce soit le Dictionnaire des Beaux-arts,
l’ouvrage sur l’esthétique ou tout autre traité sur l’art ou sur la vie , il reste une
œuvre toute faite , prête à être recueillie de ce formidable Journal et dont l’auteur
ne se rendait peut-être pas compte de son écriture : Un recueil de pensées, de
Caractères et de Maximes.
En vérité, il ne serait pas trop de mettre cet artiste fulgurant et lucide, au
même niveau que Pascal, la Bruyère ou la Rochefoucauld. Car, venant d’un être
dont la plume n’était pas l’outil, qui passait son temps à peindre beaucoup plus qu’à
vivre ou à écrire, ces centaines de pensées frappent par leur décision, par leur
concision ainsi que par leur profondeur. Les lumières qui émanent de ces
fulgurations éclairent quelques mystères de cet esprit sans borne, qui les paya de
dures expériences :
- Ce qu’il y a de plus réel pour moi, ce sont les illusions que je crée avec ma
peinture. Le reste est sable mouvant (I, p.53).
- Heureux ou malheureux, je le suis toujours à l’extrême (I, p. 366).
- J’ai toute ma vie trouvé le temps trop long (II, p. 242).
- Quel dommage que l’expérience arrive tout juste quand les forces s’en vont (I,
p.180).
- Chez la plupart des hommes, l’intelligence est un terrain qui demeure en
friche presque toute la vie (I, p. 230).
- Le plus grand nombre des hommes se compose de malheureux, qui sont
privés des choses essentielles à la vie. (II, 215).
- Les hommes supérieurs sont naturellement novateurs (II, p. 77).
- La jeunesse voit tout devant elle et veut aspirer à tout, c’est ce qui fait son
inquiétude et son agitation continuelle (II, p. 81).
- Les gens médiocres ont réponses à tout et ne sont étonné de rien. (I, p. 461).
- Ne fais que juste ce qu’il faudra (I, p. 18).
- Fortifie-toi contre la première impression ; conserve ton sang-froid (I, p. 26).
- Si tu cultive ton âme, elle trouvera jour pour se montrer (I, p. 104).
- C’est se respecter qu’être sans voile et franc (I, p.111).
- Agis pour ne pas souffrir (I, p. 487).
- L’habitude de l’ordre dans les idées est pour toi la seule route au bonheur (I,
p. 26).
108
- Une seule occupation, périodiquement fixe dans la vie, ordonne tout le reste
de la vie : tout vient tourner autour de cela (I, p. 10).
- On est effrayé, en voyant la carte du globe, de cette masse d’ignorance et
d’abrutissement qui règne sur sa surface (III, p. 158).
- Bizarre nature, toujours semblable, inexplicable à jamais (I, p. 365).
- Le sentiment fait des miracles (III, p. 50).
- Le secret de n’avoir pas d’ennui, c’est d’avoir des idées (I, p. 385).
- Sans hardiesse, et une hardiesse extrême, il n’y a pas de beautés (I, p. 394).
- Il faut une grande hardiesse pour oser être soi (III, p. 248).
- Le beau n’est pas une chose qui puisse se peser dans des balances (III, p. 353).
- Point de règles pour les grandes âmes : elles sont pour les gens qui n’ont que
le talent qu’on acquiert (I, p. 87).
- L’influence des lignes principales est immense dans une composition (I, p.
168).
- On ne peut rien admirer sans regretter quelque chose (III, p. 186).
- Tout passe et nous passons (III, p. 192).
- La vérité est ce qu’il y a de plus beau et de plus rare (I, p. 439).
- Le secret du Bonheur n’est pas de posséder les choses mais d’en jouir (II, p.
82).
- La vraie science du philosophe devrait consister à jouir de tout (I, p. 107).
- Le bien est si simple (I, p. 107).
- Je ne crois pas à cette petite personne appelée âme dont on nous gratifie (III,
p. 195).
- Dieu est en nous (III, p.329).
* *
*
Partial et Impressionniste
« Si tout grand artiste gêne, c’est parce qu’il est inclassable et
incommensurable, parce que inspiré et favorisé de Dieu, il est unique » disait C. R.
Marx (Le plus grand des critiques d’art, in Delacroix, p.223).
En réalité, aucun de ces «artistes uniques » n’est inclassable, ou difficile à
classer, en tant que critique, qu’Eugène Delacroix ! Aussi varié dans ses jugements
que dans sa palette, ses critiques en littérature, en musique et en peinture constituent
109
un labyrinthe de réflexions : non pas enchevêtrées, mais ayant le cœur et la raison
comme fil conducteur.
Ennemi déclaré des règles et des systèmes, Delacroix fait figure de critique
impressionniste. Se bornant à noter cette rencontre immédiate et naïve entre lui et
l’œuvre d’art, il marque ses réactions subjectives d’une façon pure et simple, quitte à
se contredire ou à se reprendre. Et s’il s’apparente par-là à Montaigne qui disait,
dans son chapitre des Livres, qu’il est incapable de science systématique et ne
marquerait que les impressions que lui ont laissées des livres qu’il a lus, puisqu’il ne
cherche aux livres qu’à s’y donner du plaisir par un honnête amusement, ou s’il
étudie, il n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de soi-même et qui
instruise à bien mourir et à bien vivre, Delacroix va jusqu’à appliquer la même idée
de Gide, tant d’année à l’avance, qui ne trouvait dans le livre qu’un prétexte pour
exprimer ses propres pensées.
Ne suivant d’autres orientations que celle du naturel et ne soupçonnant même
pas qu’il puisse se tromper, car il sait qu’il a bon goût, Delacroix fait montre d’un
vrai critique d’après la conception de Ch. Maurras (in Prologue d’un essai sur la
critique, pp. 44-45). De là aussi on peut le rapprocher à Voltaire, sa critique se
ramenant à un rôle de découverte, de diffusion et de soutient. Mais si Delacroix va à
la rencontre de tant de Maîtres, c’est surtout avec Baudelaire qu’il s’accorde le plus.
Trouvant que « la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique, non pas
celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni
amour et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament »
(Baudelaire : A quoi bon la critique, Œ. C. p. 877) , Delacroix se donne dès sa
jeunesse, à une critique « partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point
de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons » ( Idem).
Ouvrir toujours plus d’horizons : telle a été la critique delacruienne dans tous
les domaines, quitte à être constamment en « guerre avec le genre humain » (J.II, p.
130). Trouvant qu’il est « naturel qu’on attaque ce qu’on n’aime pas » (J.II, p. 35),
sa critique, très partiale même, était aussi orientée par la haine que par l’amour, mais
avait pour guide la logique. A quelques exceptions près, Delacroix a souvent justifié
la cause de son choix ou de son attaque. En littérature, comme en tout art, il
accordait une grande importance à la concurrence de tous les éléments, afin
d’aboutir à une sorte d’unité, d’effet direct, qui est le fait de tout artiste.
110
Disciple avoué des littératures classiques, Delacroix dégustait avec parti-pris
l’œuvre de ses contemporains, cherchait en vain cette simplicité d’expression, de
sélection, mais ne voyait que descriptions ! « La description qui foisonne les
romans modernes est un signe de stérilité : il est incontestablement plus facile de
d’écrire le vêtement, l’extérieur des choses, que suivre délicatement le
développement des caractères et la peinture du cœur » (J.II, p. 441).
Cette manie de tout marquer, de ne point laisser de porte ouverte afin que le
lecteur puisse pénétrer dans l’œuvre, participer à sa formation, épuise non seulement
la matière, mais « avant tout la curiosité du lecteur » écrit-il (J.III, p. 207). De là
Delacroix condamne les « peintures minutieuses de personnages, qui ne se peignent
pas eux-mêmes par leurs actions » (J.III, p. 267), ce mélange d’un vrai à outrance
que les arts repoussent avec les sentiments, les caractères ou les situations les plus
fausses et les plus outrées (J.III, p. 217), dit-il, car « quoi de plus faux que ces
caractères arrangés et tout d’une pièce ? » (J.III, p. 300).
Cependant, Delacroix réhabilite ses condamnés. « Je dois rendre justice à
Dumas et à Balzac, dit-il (J.III, p. 304). Il y a dans la peinture des remords de son
maître de poste d’Ursule Mirouet des traits d’une grande vérité. De même, dans les
Mémoires de Balsamo « Qui vous donnent envie quelque fois de jeter le livre par la
fenêtre, dans d’autres moments, il y a un attrait de curiosité qui vous retient toute
une soirée sur ces singuliers livres, dans lesquels on ne peut s’empêcher d’admirer la
verve et une certaine imagination mais dont vous ne pouvez estimer l’auteur en tant
qu’artiste » (J.I, p. 490).
De G. Sand, il dit qu’elle a « Incontestablement un grand talent, mais elle est
avertie encore moins que la plupart des écrivains, de ce qui lui va le mieux. Suis-je
injuste encore ? Je l’aime pourtant, mais il faut dire que ses ouvrages ne dureront
pas. Elle manque de goût » (J.II, p. 123).
Partant du point de vue que tout est relatif, Delacroix jugeait les auteurs en les
comparant soit ensembles soit avec les anciens : « Mis en regard de Véron, Dumas
parait un grand homme et je ne doute pas que ce soit son opinion à lui-même ; mais
qu’est-ce que Dumas et presque tout ce qui écrit aujourd’hui en comparaison d’un
prodige tel que Voltaire ? » (J.II, p. 94).
111
Si Delacroix se dressait contre ce qu’il nomme remplissage, bavardage
désordonné, alignement sans fin de phrase et de volumes semés de bonnes et de
détestables choses, sans frein, sans loi, sans sobriété, sans ménagement pour le bon
sens du lecteur, il accordait aussi une grande importance au premier jet, à l’ébauche,
à cet embryon qui semble contenir la part divine de l’œuvre, à la première
impression et enfin à cet effet d’unité et d’ensemble . Car « quel est le but suprême
de tout art, si ce n’est l’effet » (J.III, p. 267).
Que Delacroix visionnaire ait décelé le mérite de Stendhal, dans un temps où
celui-ci était encore méconnu, ce n’est qu’un hommage de plus à son avantage. Mais
d’où vient tant d’antipathie, pour ne pas dire d’hostilité, à l’égard de ses
contemporains ? Laissons, à la rigueur, Dumas, G. Sand, Lamartine, mais Balzac ?
Mais Hugo ? Stendhal était-il la seule personne avec laquelle il trouvait quelques
affinités ? Est-ce à cause du rôle politique ou social qu’ils tenaient ? Rôle que
Delacroix s’est abstenu de vivre, ne concevant pas qu’un artiste puisse aussi bien
garder les hauteurs de son domaine tout en se préoccupant de la vie plébéienne, d’où
cette appellation qu’il leur accorde, non sans ironie : « ces réformateurs
prétendus » ? (J.I, p. 290). Ou bien est-ce à cause de ce qu’il a justement trouvé,
qu’ils sont forcés ou réduits d’écrire à tant la page et qu’ « ils battent monnaie avec
les volumes qu’ils entassent » (J.II, p. 91) ou alors, mettant comme critère Son
œuvre romanesque, qu’il n’a point écrite, et ne trouvant aucune correspondance
entre son imagination, sa propre vision et ce qui se fait jour, il rejette et condamne ?
En fait, on ne saurait le dire, et c’est là un des côtés-mystères de Delacroix,
dont la vie et l’œuvre restent moitié ombre moitie lumière.
En musique comme en littérature, la critique de Delacroix est motivée par un
parti-pris très prononcé. Sachant que la technique ne se montre que la palette à la
main, Delacroix, grand liseur, était aussi grand mélomane. Il assistait presque à tous
les concerts, à tous les récitals de son temps. Non pas dans une loge avec les gens du
monde, ce qui était un plaisir très imparfait » (J.I, p. 276) à ses yeux, mais au
parterre et près de l’artiste, si possible.
Il avouait sa prédilection pour Mozart, qu’il défendait avec acharnement ;
admirait grandement Paganini et ses tours de forces, indéchiffrables pour la plupart
des violons habiles et vouait une amitié sans réserve à son cher petit Chopin. Pour
Mozart et Chopin, sa critique allait d’un trait, spontanée et justifiée. Que de fois il ne
s’est pas donné en avant-coureur afin d’initier les gens à leur mérite ! Il est vrai que
112
pour Chopin comme pour Stendhal, Delacroix devança le jugement de la postérité et
révéla la place unique qu’ils devaient tenir dans l’histoire.
Le Journal renferme aussi d’innombrables comparaisons, de commentaires et
de réflexions, où l’on trouve quelque fois sa santé comme promoteur à ces
jugements : « Le soir, Lucretia Borgia : Je me suis amusé d’un bout à l’autre,
encore plus que l’autre jour à la Cenerentola. Musique, acteurs, décorations,
costumes, tout cela m’a intéressé. J’ai fait réparation, dans cette soirée à l’infortuné
Donizetti, mort à présent, et à qui je rends justice, imitant en cela le commun des
mortels, Hélas ! Et même les premiers parmi eux. Ils sont tous injustes pour le talent
contemporain » (J.II, p. 121).
Un mois plus tard il note : « L’autre jour, à Lucretia, je rendais justice à
Donizetti ; je me repentais de ma sévérité à son égard. Aujourd’hui tout cela a paru
à ma courbature et à ma fatigue, bien bruyant, bien peu intéressant. Rien du sujet, ni
des passions, excepté peut-être le fameux quintette. L’ornement tient toute la place
dans cette musique ; ce ne sont que festons et astragales : je l’appelle de la musique
sensuelle, uniquement, qui n’est calculée que pour chatouiller l’oreille un moment »
(J.II, p. 139).
Qu’il ait si vite changé d’avis ou qu’il se reprenne encore une fois, c’est
question de goût et de circonstance, si l’on veut. Mais ce qui frappe et attire
l’attention dans cette critique, c’est cette phrase très distincte. « Ils sont tous injustes
pour le talent contemporain » ! Là on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement
entre cette réflexion et son attitude par rapport à Berlioz. Attitude qui était faite non
seulement de réserve et d’aversion, mais qui touchait le blasphème. Venant de la
part de celui qui n’a cessé de réclamer la hardiesse à tout artiste, d’inciter à cette
hardiesse, de demander à chacun d’ajouter son âme à celles qui l’ont précédée, de
montrer le neuf dans ce que les autres ont méconnu, cette agressivité ne fait que
soulever nombre d’interrogations.
Une telle aversion est-elle due à ce que Berlioz ait tourné le dos aux règles
convenues ? Et Delacroix, qu’a-t-il fait des règles classiques, de la composition
pyramidale et des convenances ? Peut-on se permettre l’idée qu’il défendait à autrui
ce qu’il s’accordait à lui-même ? Peut-on parler d’une rivalité quelconque entre
l’auteur de la Damnation de Faust et celui qui illustra Faust par ses fulgurantes
lithographies ? Non seulement Faust car Berlioz a obtenu « Le grand prix de Rome
113
pour sa Cantate de Sardanapale » (Th. Gautier : Histoire du Romantisme, p.
263). Par contre Delacroix n’a été que houspillé pour son œuvre qui traite du même
sujet. Parlant de rivalité, si jamais il y en a, on peut avancer que Berlioz ne se
limitait pas à la musique mais étendait aussi son domaine d’expression jusqu'à la
littérature. « Berlioz n’était pas seulement un compositeur de premier ordre, c’était
un écrivain plein de sens d’esprit et d’humour. Il a fait longtemps le feuilleton de
musique au journal des débats » (op.cit. p. 268) Ou bien est-ce à cause de leurs
différentes opinions politiques ? Une chose reste incontestable, c’est que Berlioz,
tout comme Hugo, a été injustement jugé par Delacroix.
Tout le long du Journal, Delacroix révèle un profond attachement à la
musique, suit jusqu’à l’évolution des instruments, espère que viendra le jour où l’on
arrivera à faire l’imitation exacte de la nature et des tempêtes. Eh bien, il est connu
dans l’histoire de la Musique, que de toutes les descriptions, la « tempête » de la
Fantastique reste sans pareille, unique dans son roulement, pour ne rien dire du
reste de la symphonie. Pourtant, elle était condamnée par Delacroix ! En réalité,
Berlioz faisait autre que plaquer deux accords et remplir entre eux par quelques
notes ! Comme le dit Delacroix dans son Journal.
Étant une des rares exceptions qui possèdent à fond les différents secrets de la
peinture, Delacroix, critique d’art, est étrangement perspicace. Cela ne veut
nullement dire qu’il ne revenait pas sur ses idées ou qu’il n’avait pas ses partis-pris.
Au contraire. En peinture, comme en tout art, l’auteur du Journal avait ses
condamnés et ses élus. Mais avec cette différence près, qu’il était plus maître de lui-
même en faisant mine d’indifférence, si l’on peut dire, face à ses jugés, tout en
gardant la même ironie.
De ses privilégiés, il ne serait pas trop de dire, qu’en entité, le choix de
Delacroix est celui de l’histoire, même postérieure. C’est le choix des élus, de ceux
qui constituent l’Olympe des créateurs. Rien de plus typique que sa révélation de cet
autre génie, maître des ombres : « Peut-être découvrira-t-on que Rembrandt est
beaucoup plus grand peintre que Raphaël… J’écris ce blasphème propre à faire se
dresser les cheveux de tous les hommes d’écoles. Bien qu’on puisse préférer cette
Emphase majestueuses de Raphaël, on pourrait affirmer, sans se faire lapider par les
hommes de goût, mais j’entends d’un goût véritable et sincère, que le grand
Hollandais était plus naturellement peintre que le studieux élève du Pérugin » (J.I,
pp. 439-40).
114
Delacroix ne cache pas ce choix malgré le culte qu’il vouait à Raphaël : La
critique du peintre ne révélait pas seulement des « phrases » qui jalonnent
l’évolution artistique ou les comparait, mais discernait le moindre génie, quel que
soit son degré d’élévation. Et dire que c’est là que devait se révéler son égoïsme, si
égoïsme il y a ! C’est le même domaine et rien de plus normal que de trouver
compétition et concurrence. Même lorsqu’il s’avisera de critiquer celui dont la foule
a fait son émule, Delacroix soulignera et les défauts et les qualités. Rien de plus
caractéristique que cet entretien. Cité par C.R.-Marx (in : Le plus grand critique
d’art, in Delacroix, pp.212-213) qui date de Janvier 1841, mais que G. Sand ne
devait publier qu’en 1871 dans un feuilleton du temps :
« Il faut juger l’œuvre et oublier l’homme. Je sais fort bien que M. Ingres me
traite de faquin et de paltoquet dans son intimité et qu’il chasse ses élèves quand il
croit apercevoir en eux une tendance à la couleur. Mais je ne veux plus rien savoir
de lui quand je juge son tableau. Il a fait ce qu’il a pu, le père Ingres, pour être
coloriste. Seulement il confond la coloration avec la couleur. Avez-vous remarqué
que dans la Stratonice, il y a un luxe de coloration très ingénieux, très cherché, très
chatoyant, qui ne produit pas le moindre effet de couleur ? Ça reluit comme un
miroir. On s’y regarderait pour faire sa barbe. Avec tant soit de vraie couleur, son
pavé fuirait et il n’aurait pas eu besoin de ce millier de petites lignes. Pourtant il a
essayé d’y jeter des lumières. Il a mis du soleil là où il en faut, rigoureusement, et je
suis sûr qu’il est content. Il croit que la lumière est faite pour embellir ; il ne sait pas
qu’elle est faite pour animer. Il a étudié avec une précision très délicate les plus
petits effets de jour sur les marbres, les dorures, les étoffes. Il n’a oublié qu’une
chose : les reflets. Ah bien oui, les reflets ! Il n’a jamais entendu parler de cela. Il ne
se doute pas que tout est reflet dans la nature et que la couleur est un échange de
reflets. Il n’y a ni soleil ni lumière, ni air dans tout cela. Rien ne se détache dans ce
tableau charmant, d’une niaiserie bizarre. Il s’est mis à flanquer des tons sur son
sujet après coup comme du non pareil sur un gâteau bien cuit… Il a mis du rouge sur
un coussin, un vert par ici, du bleu par-là, un rouge éclatant, un lilas d’une extrême
fraîcheur, un bleu céleste. Il a le goût de l’ajustement et la science du costume. Mais
les tons livides et termes d’un vieux mur de Rembrandt sont bien autrement riches
que cette prodigalité de tons éclatants et qui restent isolés, froids, criards…
Remarquez que le criard est toujours froid ! Ils croient (Les émules d’Ingres) qu’ils
ont inventé ou tout au moins découvert la ligne, c'est-à-dire qu’ils croient tenir le
contour. Eh bien, le contour se moque d’eux et leur tourne le dos… Voyez un enfant
115
de Rubens. C’est de l’arc en ciel fondu sur la chair, l’éclairant et le pénétrant, lui
donnant l’éclat, le relief, la circulation, la palpitation, la vie sortant à pleins bords de
la toile… Les Ingristes ont voulu changer la nature. Ils ont fait de l’homme une
ardoise bien découpée sur les bords. Et pour qu’on ne doute pas de leur intention, il
y en a qui ne font plus que des ombres chinoises à teintes plates colées sur des fonds
d’or. J’avoue que c’est une manière de simplifier l’art. Mais il y en avait une plus
sûre encore, qui serait de n’en plus faire du tout ».
On ne peut nier le côté sarcastique ni l’ironie de cette critique, mais aussi rien
de plus pénétrant ! Il est vrai qu’outre cette perfection technique et luisante, toutes
les affres de la vie et tous ses frémissements y manquent… Et rien de plus essentiel
à Delacroix que tous ces éléments qui contiennent et donnent la vie : soleil,
poussière, lumière, air, chaleur, palpitation, boue, bref un débordement de vie en
lutte et en mouvement.
Solitaire, Delacroix était en quête d’une correspondance, d’un vrai émule qui
fasse son pendant ou son contrepoids, un de ceux qui osent, qui osent tout rejeter
pour montrer du neuf, mais ne trouvait point d’égal… Toute la lignée qui formait ses
ancêtres plastiques n’était plus. Prud’hon est mort en 1823, Géricault prématurément
enlevé en 1824 et Gros s’est suicidé en 1835. Seul dans ces sommets, Delacroix
voudrait « identifier son âme avec celle d’un autre » (J.I, p. 85). Mais en peinture,
sa recherche fut vaine. C’est là peut-être une des raisons de sa clémence envers tous
les peintres… Se sentant supérieur, et supérieur à tous, car Delacroix était très
conscient de sa propre valeur, il n’éprouvait aucune inquiétude, voyait clair. Par
contre, Hugo et Berlioz étaient ses vrais contrepoids. Tous deux avaient osé, avaient
ébranlé les assises du convenu, avaient montré du nouveau. Il ne serait pas trop de
dire qu’ils tinrent, en littérature et en musique, ce même rôle que lui en peinture. Et
c’est dans le domaine de la création artistique, dans toute l’étendue du terme, que
Delacroix voulait se mesurer…
Est-ce là la raison pour laquelle il les prit en aversion ? Peut-on avancer cette
hypothèse que, Delacroix, homme-dieu, était atteint de narcissisme et que, cherchant
son image, il s’empressait de l’effacer avant d’être attiré vers l’abime ou pour se
garder unique ? Faisant le défilé de tous ceux qui formaient le cercle des amis du
peintre, de ceux qui étaient acceptés de pénétrer dans son monde ou de ses élus, on
ne trouve que certaines ressemblances, et pour la plupart physiques ou méthodiques.
116
Mais aucun parmi ceux-là ne pouvait constituer son pendant dans la création, du
moins de son vivant !
Cherchant la Solitude comme on cherche sa proie, Delacroix, grand
promeneur solitaire et dans la vie et dans son art, se voulait aussi unique ou seul,
même dans son dernier repos. Cette citation de son testament ne l’affirme-t-elle
pas ? : « Mon tombeau sera au cimetière du Père Lachaise, sur la hauteur, dans un
endroit un peu écarté. Il n’y sera placé ni emblème, ni buste, ni statue ; mon
tombeau sera copié très exactement sur l’antique, ou Vignole, ou Palladio, avec des
saillies très prononcées, contrairement à tout ce qui se fait aujourd’hui en
architecture » (Cité par J. Florenne : Les plus belles pages de Delacroix, p. 287).
* *
*
Porter une conclusion sur Delacroix artiste ne serait que trop schématique.
Mais l’on peut dire, sans risque d’erreur ou d’exagération, qu’il est la cristallisation
du passé et l’annonce de l’avenir. Ayant en but de délivrer la peinture enchaînée, et
par l’état et par l’académisme, c’est grâce au choc lumineux de l’Afrique qu’il est
arrivé à une vision dynamique. Précurseur en technique comme en vision, il a ouvert
la voie toute large aux impressionnistes et a annoncé le style employé par Lucien
couteau. Le drame humain et sa lutte éternelle était ce qui l’intéressait dans la vie et
guidait sa vision créatrice.
Delacroix écrivain, c’est toujours l’humanité qui l’intéresse. Harcelé par cette
idée de faire parvenir sa pensée et son expérience à l’esprit des autres, il essayé
toutes les formes littéraires. Delacroix se cherchait à travers les écrits des autres et
voulait communiquer avec le monde par ses écrits. Si faute de temps, il n’a pas eu la
possibilité de réaliser tous ses projets littéraires, le Journal contient plusieurs de ces
œuvres en germination ou qui attendent d’être recueillies.
Critique impressionniste, Delacroix juge avec parti-pris cherchant
l’identification de son âme avec celle d’un autre et, poussé par la vie à une extrême
solitude, il est atteint de narcissisme et condamne ses vrais émules contemporains
afin de rester unique… Seul il se voulait, et seul il est resté même dans sa tombe.
117
Chapitre IV
Delacroix Romantique
- Fougueux : l’identification débridée
- Nostalgique : le spleen transitoire
- Religieux : l’éternel mystique
118
L’Identification Débridée
« De la bataille romantique, Delacroix seul semble être sorti vraiment
vainqueur » dit Boyé (in : La mêlée romantique, p.79). En effet, nul autre artiste ne
put mieux ou autant que lui, assimiler et transformer tous ces courants qui
traversaient le siècle. Car il est arrivé à créer, dans une synthèse globale, une forme
nouvelle et personnelle.
S’il était de mode dans l’école romantique d’être pâle, livide, verdâtre, un peu
cadavéreux, comme dit Gautier (in : Histoire du romantisme, p. 31), car cela
donnait l’air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords »,
Delacroix n’avait que naturellement ces symptômes : en 1820, il était déjà un
modèle de sécheresse accompli. En cette même année, il écrit à F. Guillemardet la
description suivante : « Dire que je suis pâle sera encore étonner ces gens-là
puisqu’on me trouvait déjà vert. C’est précisément ce qui me dispensera de te dire
de quelle couleur je suis parce qu’après pâle et vert, je ne vois que vert et pâle pour
recommencer. Quant à la faiblesse, ce n’est pas la même chose. Je suis d’une
faiblesse plus que pâle et plus que verte » (Lettres Intimes : p. 112).
A cette santé débile, à ce corps chétif, squelettique, Delacroix alliait une
vitalité fantastique et une avidité extraordinaire de connaissances et d’expressions.
Parler avec lui morale, philosophie, tranquillité d’âme en ce temps-là, c’était vouloir
éteindre un édifice en flamme avec un verre d’eau… « Il me faudrait à moi des
remèdes violents », dit-il à Piron (Lettres Intimes, p. 112). Ces remèdes c’est dans
la mêlée romantique que Delacroix les trouva. Constamment en lutte, le romantisme
n’a pas connu de moments où ses lois fussent reconnues ou définitivement admises.
« Il n’a connu que la bataille contre un ennemi, la tradition classique, à qui cent
cinquante ans de règne avaient donné une autorité toujours vivante ». (Van
Tieghem : Doctrine littéraire, p. 182).
La solidarité entre artistes et écrivains n’a jamais été aussi nécessaire pour
faire face, non seulement à cet ennemi, dont les fondements de ses dogmes étaient
solidement cimentés, mais aussi contre ce bourgeois, « roi du jour, doctrinaire,
électrique, utilitaire, gagneur d’argent et philistin » (A. Cassage : Théorie de l’art
pour l’art, p. 16). Car en langage romantique, le bourgeois signifiait la personne qui
n’a d’autre culte que celui de la pièce à cent sous, d’autre idéal que la conservation
de son être.
119
De même, les moules académiques, empruntés aux Grecs et aux Romains
devinrent insuffisants, voire usés, par rapport à cette génération assoiffée d’une ère
nouvelle. La recherche d’un nouveau mode d’expression, d’autres formules et
surtout d’autres ressources était indispensable. Menant une bataille à double front,
l’artiste cherchait, tout en attaquant cette cible académique et bourgeoise, la
libération de son Moi, l’étude et l’exaltation de son âme intime. Partant de ce point
de vue, le romantisme se trouvait dans la manière de sentir, dans l’expression de ce
sentiment. C’est ce qui faisait dire à Delacroix que : « si l’on entend par romantique
la libre manifestation de mes impressions personnelles et ma répugnance pour les
recettes académiques, non seulement je suis romantique, mais je l’étais à quinze
ans ». (Cité par Y. Florence, in : les plus belles pages de Delacroix, (propos
recueillis) p. XXXV).
Mais l’artiste n’était pas en quête d’une expression isolée par le monde. Bien
au contraire, c’est à travers ce monde et par une communication réciproque qu’il se
cherchait. Et le grand artiste serait celui qui « saura deviner la vie complexe de son
temps et établir entre son œuvre et les atmosphères contemporaines une parfaite
correspondance » (A Ferrand : Esthétique de Baudelaire, p. 117). C’est ce qui
marque une différence capitale entre le romantisme pleurard et celui de Delacroix.
Car, si la plupart des artistes s’adonnèrent à une lamentation personnelle, se
perdirent dans le mal du siècle, Delacroix, qui n’était point dépourvu de ces
sentiments, sut voir l’insuffisance du vieux mot désespéré de la Bruyère que « tout
est dit et l’on vient trop tard ».
Seul, dans toute cette mêlée verdâtre, Delacroix se répétait à lui-même et à
autrui, que tout n’a pas été dit, que la manière de le dire est loin d’être épuisée sinon
inépuisable. Et cela, tout en poursuivant la lutte contre soi et contre le temps, avec le
même acharnement et le même résultat, mais sans désespérer : « Le résultat de mes
jours est toujours le même : un désir infini de ce qu’on n’obtient jamais, un vide
qu’on ne peut combler, une extrême démangeaison de produire de toutes les
manières, de lutter le plus possible contre le temps qui nous entraîne, et les
distractions qui jettent un voile sur notre âme, presque toujours aussi une sorte de
calme philosophique qui prépare à la souffrance et élève au-dessus des bagatelles »
(J.I, p. 85).
Là il convient de citer la réflexion de Stendhal, qui dit justement « qu’il faut
du courage pour être romantique, car il faut hasarder » (in : Racine et
120
Shakespeare). Et Delacroix, qui avait sa propre conception du romantisme, ne
manquait ni courage ni audace pour se hasarder, il avait même tellement d’audace
que cela l’effrayait et il ne voyait pas où tout cela le mènerait. Mais au lieu de se
laisser entraîner dans un pâle tourbillon, il se domptait pour s’arracher. S’il lui
arrivait quelquefois de plonger dans l’obscurité, de se demander : « Dans quelles
ténèbres suis-je plongé ? L’Avenir est tout noir. Le passé qui n’est point resté, l’est
autant » (J.I, p. 70), ce ne sera qu’une demande passagère. Au lieu de rester dans
cette noirceur atone, il a su voir en couleur, car Delacroix regardait la vie, non
seulement face à face, mais en essayant de lui extirper toutes ses sensations. Et la
couleur, comme dit Berenson (in : Arts Visuels, pp. 96-8), « appartient au monde
des sensations immédiates (…). Elle doit servir à de rapides identifications, faciliter
l’interprétation des formes, l’articulation des masses, et rendre plus rapide la
perception de la forme, des valeurs tactiles du mouvement ».
Concevant donc la couleur comme un moyen essentiel d’identification,
Delacroix a saisi la vie complexe de son temps et a essayé d’établir entre son œuvre,
sa conception et les incidents contemporains, une certaine correspondance. Qu’il ait
été couronné romantique ou chef du romantisme, c’est pour avoir compris cette
doctrine autrement que tous les lyriques de 1830 , pour avoir introduit vie , fougue et
mouvement dans la vision maladive, et pour avoir ouvert tant d’horizons…
Ce n’est pas dans une œuvre étrangère à ce monde ni aux courants qui se
trouvaient déjà qu’il a été ouvrir ces voies… C’est en se servant du progrès de son
temps, pour employer un mot qui lui est cher, qu’il a puisé les sources premières et
perça ces vastes perspectifs. Il n’hésita point à faire de toute l’étendue de l’évolution
humaine le tremplin qui devait l’élancer vers ces hauteurs fantastiques. Le
romantisme se manifestait déjà depuis nombre d’années avant d’être introduit en
France : c’est grâce à quelques artistes nordiques et germaniques qu’il vit son
expansion. Constable, le premier, introduit la fraîcheur de la touche et sa division ;
Turner, « poussa son romantisme jusqu'à évoquer les désastres et les agonies du
genre humain » ; Füssli aborda le rêve et l’irréel, se plut à « frôler la zone du
terrible » ; Friedrich, toujours en quête d’échappatoire, « ses personnages regardent
vers le fond du tableau » (P. Courthion : Le Romantisme, pp. 36-49). Mais, si la
peinture est redevable à chacun de ces peintres, pour ne rien dire de Goya, pour la
libération ou l’introduction d’un élément déterminé, c’est grâce à Delacroix qu’elle
doit sa complète libération.
121
L’entrée de Delacroix en scène ne fut pas sans secousses, sans frémissements
et sans découvertes. La première entre toutes c’est d’avoir trouvé « qu’il n’y a pas
opposition entre l’antiquité grecque ou romaine et ce qu’on appelle à Paris : l’Orient,
bien au contraire, il y a identité profonde » (P. Daix : Delacroix le libérateur, p.
170). Cette identité, c’est par la lumière et le mouvement qu’elle s’est réfléchie sur
son œuvre. Outre cette vision synthétique, deux grands thèmes restent essentiels
dans sa bataille d’expression : la vie et la Mort. La vie, c’est à travers la nature que
Delacroix la concevait, « je renais avec la verdure », dit-il à Soulier en Mai 1830
(C.G. p. 257) ; la mort, c’est à travers la lutte humaine qu’il l’exprimait.
Comme tous les romantiques, Eugène communie avec la nature, non pas
maladivement, pâlement, mais à sa façon. Une belle scène l’attire au point de rester
deux ou trois heures sous la pluie et le vent. Il éprouvait le besoin de se secouer, de
sortir des idées de tous les jours, de mettre la tête dehors, pour « chercher à lire dans
la création » (J.I, p. 163). Cette « lecture » lui passait les mêmes tressaillements des
feuilles, le renouvelait, lui causait un charme enivrant, l’enchantait. Toujours
semblables, inexplicables à jamais, les sentiments mélancoliques que lui inspirait le
spectacle de la nature étaient une nécessité pour son être : « Ce sentiment mal
définit, que chaque homme peut-être a cru lui être particulier, s’est trouvé avoir un
écho chez tous les êtres sensibles » dit-il (J.II, p. 48). Il ira jusqu'à se croire le seul
concerné par cette nature : « Il me semble que ce spectacle est fait pour moi seul »
précise-t-il (J.II. p. 90).
Mais que demandait-il à cette vaste scène ? Qu’exigeait-il et de la nature et de
lui-même ? Ce qui est clair dans son Journal, c’est que toutes les fois qu’il voyait
un vrai matin, il s’épanouissait, croyait jouir pour la première fois et s’arrachait
avec difficulté. Cette immense et profonde joie. Cette insistance de communication,
démontrent-elles qu’il cherchait à s’identifier avec la nature ? L’odeur délicieuse de
la verdure toute fraîche, la rosée qui scintille, les étoiles brillantes, tremblantes dans
les hauteurs splendides, tous ces reflets ne cesseront de l’émouvoir jusqu’au fond de
l’âme. La leçon que tire Delacroix : c’est l’Unité. « Seule la nature a le secret de
mettre de l’unité même dans les parties détachées d’un tout » (J.III, p. 83). C’est ce
qui fait sa grandeur en tant que paysagiste car il n’a pas reproduit la nature, il s’est
éloigné de ce scrupule exclusif de ne montrer que ce qui se montre : Delacroix a
représenté le reflet et l’effet de la nature. Il a peint le « moment esthétique »
qu’explique Berenson joliment (in Arts Visuels, p. 102), ce moment de vision
122
mystique où tout s’efface pour ne laisser existence qu’a ces émanations
communicables dans le silence…
Si, par contre, Delacroix a exprimé cet autre thème romantique : la Mort, ce
n’est point comme but qu’il l’envisageait, mais comme moyen. Là se trouve une
autre différence capitale dans son optique romantique. Il était loin d’appeler la mort
son ange gardien, comme Vigny ! Ce n’était point « la paix douce », mais le prétexte
qu’il prenait pour exorciser toutes les laves qui fomentaient dans son gouffre noir.
Dans ce thème, il ne voyait pas la Mort Délivrante, mais la lutte, la révolte et
l’Accusation. La lutte entre ces deux pôles suprêmes, parmi lesquels se déroule toute
l’existence humaine ; la révolte contre ce sort inconnu, contre ce joug de plomb
intitulé la fatalité ; l’accusation flagrante de ce ciel impassible. Est-il un tableau plus
accusateur que son Orpheline au Cimetière ?
Pourtant, Delacroix qui a si souvent représenté le duel avec la mort n’a jamais
tenté au suicide. Contrairement à tous ou à la plupart des romantiques, le fait qui
l’intéressait, qui l’attirait dans ce sujet c’est qu’il représente l’apothéose des
souffrances humaines, domaine inépuisable…
Si ces deux grands thèmes ont exercé une grande attraction sur la peinture,
d’autres sujets romantiques ont aussi aimanté son œuvre. La soldatomanie qui,
depuis le début du siècle, gagnait jusqu'à la poésie et la musique, en passant par la
peinture, se cristallisa dans ses tableaux par le thème du Cheval. « Sa fougue, sa
détente, sa nervosité rapide conviennent à 1’ère nouvelle où se déchainent les
ardeurs du romantisme et s’esquisse la vitesse moderne » (R. Huyghe : Delacroix, p.
88). Il est vrai que l’extension de son emploi par Napoléon renouvelle la tactique
militaire, mais son entrée galopante dans les arts syncopa les rythmes, saccada les
phrases et cabriola les compositions…
Füssli fut un des premiers à lui céder une importante place dans ses
Cauchemars ; Gros et Géricault étaient ses introducteurs perpétuels dans la peinture
française ; mais Delacroix a fait plus que de le représenter comme « compagnon de
l’homme, dont il partage les amours et les haines » (P. Courthion : le Romantisme,
p. 83). Chez lui, le cheval se dépasse. C’est un symbole qui passe par toutes les
teintes et par tous les états d’âme. Symbole qui représente non seulement
l’historicité, l’esprit chevaleresque, le culte de l’honneur, la promesse, l’esprit de
sacrifice et d’endurance, l’héroïsme ou le combat, mais dans lequel le peintre
123
trouvait une sorte d’identification. Il l’a peint sauvage, effréné, solitaire, en lutte, en
guerre contre un émule, contre un maître ou contre la nature. Ce n’est pas seulement
son œil ou son regard qui s’effarouche, s’exprime, mais c’est toute son existence qui
est en mouvement.
C’est grâce à de longues études que Delacroix est arrivé à être le maître
incontestable du cheval. Attiré par tout ce que cette noble bête a de beauté virile, de
majestueux, de douloureux, « non content d’observer comme son ami Géricault, le
cheval dans l’imprévu de ses attitudes, au hasard des rencontres de la rue ou de la
route » (Gillot : Delacroix, p. 284), le peintre, dès sa jeunesse, projette une étude
méthodique et une observation sans fin. Tout le long du Journal on peut suivre au
pas, les réflexions du peintre et tous les soucis qu’il se faisait : « Voir à la poste pour
étudier des chevaux » ; « Il faut absolument se mettre à faire des chevaux. Aller
dans une écurie tous les matins » ; « Hier je fus avec Champmartin étudier les
chevaux morts » ; « J’ai observé dans l’omnibus, à mon retour, l’effet de la demi-
teinte dans les chevaux comme les bais, les noirs, enfin à peau luisante » (J.I, pp.
14- 25- 30- 180).
Insatiable, malgré tant d’études et de remarques, Delacroix continue à être
attiré par cet animal expressif, où les frénésies et les tristesses du siècle se reflétaient
dans le regard assombri. En 1854, c'est-à-dire à l’âge de 56 ans, l’auteur du Journal
note durant un voyage à Dieppe : « Je me suis campé bravement au milieu du
chemin et en ai fait plusieurs dessins. Ceci se passait dans l’allée des voitures qui
bordent la rivière d’Arques, au grand étonnement des passants élégants et autres se
demandant quel intérêt pouvait exciter cette pauvre rosse dont ils me voyaient si
occupé » (J.II, p. 239). Mais c’est surtout au voyage d’Afriques, où les plus doux
sont des diables, que Delacroix doit la révélation palpable du cheval. Il est vrai que
cette initiation commença avec ses cours d’équitations, puis avec son voyage en
Angleterre. Cependant, la Correspondance de la période qu’il passa au Maroc, ainsi
que les notes-repères qui accompagnent ses dessins révèlent la Splendeur de cette
nouvelle impression qui le marqua pour la vie. « Tout ce que Gros et Rubens ont
inventé de furie n’est que peu de choses auprès » écrit-il en 1831 (C.G. p. 311).
Bien que Delacroix éprouvât tant de joie à communiquer ses propres
frénésies, à les identifier avec celles de cette créature hautaine, il ne pensait pas
moins à l’amertume qui se joint toujours à ce plaisir fugitif. « Cette appréhension de
la rapidité et du néant, à la fin, gâte toute jouissance », murmure-t-il (J.II, p. 69).
124
N’oublions pas que le seul plaisir qui le faisait frémir de bonheur et de contentement
n’était autre que le travail…
Dans toute la mêlée romantique, Delacroix n’a vraiment eu de partenaires que
Stendhal et Baudelaire, dont le dandysme était l’héroïsme de la dignité individuelle,
dignité qui vouait un culte à l’égoïsme. Spleen, Beylisme et idéal. Tel était le trait
commun entre ces trois héros qui poussèrent l’individualisme jusqu'à son comble,
même au prix de l’incompréhension, de l’hostilité ou de la solitude. Tous deux,
écrivain et poète, avaient l’esprit dominateur, impliquaient une discipline aux
flambées de leur âme et conjuguaient au goût de l’individualité la nécessité d’une
certaine tenue. Tous deux correspondaient, en un sens, avec sa perspective
personnelle.
Si Stendhal a trouvé la cristallisation, phase ultime, dans l’amour, Delacroix la
trouva dans la peinture ; si Baudelaire s’est proposé d’extraire la beauté du Mal,
Delacroix se proposait d’extraire la beauté du Laid ! Même si l’on relève quelques
différences dans leur application ou dans leur conception de cette doctrine, le thème
suprême reste le même : un maximum d’élévation distinguée…
Le fait que Stendhal ait trouvé l’essentiel de la vie dans la chasse au bonheur
et non au travail, que Baudelaire ait trahi son dandysme, en 48, en faisant « Le coup
de feu sur les barricades » au lieu de s’abstenir, n’est que différences partiales, si
l’on veut, mais c’est là que réside la cause de cette subtile barrière qui fit toujours de
Stendhal : « Le pauvre Beyle », et de Baudelaire : « Le cher Monsieur ».
Appellations qui ne changèrent point malgré l’intimité apparente.
C’est ce qui fait que malgré ces quelques affinités ou hétérogénéités,
Delacroix reste une incarnation unique du romantisme. Il ne serait pas trop de dire
qu’il représente le type romantique par excellence. Un romantique qui a aimé et
désiré la vie au lieu de la refuser, qui l’a vécue intensément, profondément et dans
toute son ampleur, qui n’aimait rien de fade, rien de neutre ou d’insinué, jusqu’aux
plaies, il les voulait toutes béantes. Un romantique qui a aimé le sang, couleur de
rouge ; un débridé au harnais de plomb, intitulé : la Raison ; qui planait dans les
ténèbres et exigeait que tout soit de clarté !
Cependant, l’Ennui, principal ennemi contre lequel il faut toujours combattre,
gagnait ce solitaire parmi la foule. Il le poursuivait partout et son ombre s’étend tout
125
le long du Journal. En effet, il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas
s’ennuyer et savoir se tirer, à force de volonté, de cette largueur où l’on risque de
tomber à chaque instant, ou, comme dit Delacroix : « Il faut conjurer comme on peut
les fantômes de cette diable vie qu’on nous a donné, je ne sais pourquoi et qui
devient amère si facilement, quand on ne présente pas à l’ennui et aux ennuis un
front d’acier » (J.II, p. 241). Ce front d’acier avait son secret contre cet éternel
accompagnateur : c’était d’avoir des idées. Cependant, comme chez tout être
humain, les idées étaient quelque fois incapables de le tirer ou de le sauver de sa
tristesse. Il devenait de plus en plus triste et tombait parfois dans des accès de
tristesse que rien ne pouvait le délivrer.
Ce n’était ni le brouillard, ni le mauvais temps qui étaient la cause. Il ne lui
suffirait pas d’être libre de vrais sujets de tristesses : « C’est quand il fait nuit dans
notre âme que tout nous parait ou lugubre ou insupportable », dit-il (J.II, p. 66).
C’est la nuit des autres que Delacroix voyait sombrer… mais c’était un calice
d’amertume qu’il fallait avaler. Car, « tôt ou tard, dit-il amèrement, arrivent les
vains regrets et des espérances encore plus vaines qui vous tourmentent et vous
affaiblissent » (Lettres Intimes, p. 51) … Mais loin de s’enivrer à la romantique,
Delacroix boit son calice jusqu’à la lie, calmement, enterre l’homme fougueux
d’autres fois et s’attaque à la peinture avec furie, tranquillement, mais aussi avec une
certaine nostalgie…
* *
*
Le Spleen Transitoire
Après les années trente, l’orage s’apaise par rapport à Delacroix. Il n’est plus
dans la mêlée : elle s’est transposée en lui-même et devint : la lutte avec soi contre le
sort. Les dieux ne sont-ils pas une aide aux cœurs qui luttent contre le sort ? Ce sera
d’ailleurs son conseil à qui le demande : « lutte avec courage contre les malheurs et
ne laisse perdre aucune parcelle de ce temps qui ne sera pas ingrat et t’apportera
plutôt que tu ne penses le fruit de tes sueurs », dit-il à Pierret (C.G. p. 75).
Obstination, acharnement, et non passivité. Telle est la théorie de cette révolte
qui ne voulait point lâcher sa bride au destin. Ce qu’il exigeait de sa personne,
nécessitait chaque atome de son effort, de sa pensée et de sa vie. Delacroix décide, et
126
se retire. « Je ne puis et ne doit vivre que par l’esprit, la nourriture qu’il demande est
plus nécessaire à ma vie que celle qu’il faut à mon corps » (J.I, p. 385).
Après toute cette fougue, après avoir senti se réveiller en lui la passion des
grandes choses, il n’aspire plus qu’à un seul but afin de se recueillir, de produire tout
ce que la vision de ce panorama romantique lui a dévoilé : la tranquillité. C’est là
qu’il pourra dire avec son disciple : « Je hais le mouvement qui déplace les
lignes »…
Oui, le peintre du Mouvement veut que rien ne bouge dans cet univers, qui
semble être fait pour lui seul, que rien ne se déplace pour qu’il puisse esquisser son
immense fresque. C’est pourquoi la tranquillité serait le souverain bien qu’il faudra
mettre au-dessus de tout. Il le dit très clairement : «Si l’Homme est destiné à trouver
un jour que le calme est au-dessus de tout pourquoi ne pas se mettre à une vie qui
donne ce calme anticipe, mêlé toutefois à quelques-unes des douceurs qui ne sont
pas les affreux bouleversements que causent les passions ? (J.II, p. 457).
En effet, Delacroix ferma les portes de son atelier à double tours, quitte à être
accusé de misanthrope, afin de fournir ce calme indispensable à son labeur. Dès lors,
il pourra dire très sûrement à Soulier que « la tranquillité est la déesse à laquelle je
sacrifie, elle est la dame de mes pensées et tout ce qui m’en détourné me chagrine »
(Lettres Intimes, p. 179). Jusqu’à ses émotions, il essayera de les épargner pour les
beaux ouvrages ou les belles actions. Il s’impose une sorte de retirement, non
seulement du monde mais de lui-même ; plonge dans ses profondeurs insondées, se
consacrant entièrement à la création. Si la période frénétique d’expansion a passé, il
était temps de contempler…
Avec cet éloignement, Delacroix accédait à une sorte de spleen, que nombre
de faits participèrent à sa formation : l’hostilité de ses collègues ou des critiques, le
changement qui se produit dans la société, sa santé qui s’aggrave et surtout l’âge
qu’il gagne … A 44 ans, il constate tristement qu’il a le spleen et l’annonce à G.
Sand (C.G.II, p. 116) : « J’ai décidément le spleen, ma pauvre amie. Un mien ami
m’a dit avoir passé par cette espèce d’âge critique, il m’a assuré que c’était l’affaire
de quelques années avant d’arriver au bord de l’indifférence… Cette perspective n’a
rien de gai et je suis véritablement dans un triste état… Il faut un temps affreux pour
les nerfs. Une seule chose le compense : Le Travail ».
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Si autour des années cinquante le romantisme est tout à fait mort, à Paris ou
ailleurs, celui de Delacroix reste toujours flamboyant dans son âme, mais entouré
d’un silence nostalgique. Que de choses ont passé… Le peintre, retiré près de son
frère, peut murmurer calmement : « j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ».
Ces souvenirs, l’auteur du Journal ne les gardait point avec une amertume
quelconque. Bien au contraire, ils étaient « l’asile, le saint des saints où on se
réfugie, si on peut, sur les ailes de l’âme, pour se tirer du souci de chaque jour »
(J.II, p.66). Non pas pour s’évader du présent, mais pour se ravitailler, pour se
donner un appui contre le temps et la vieillesse. C’étaient les données intimes qu’il
joignait aux données extérieures. Concevant la vie à travers sa palette et ses
principes, Delacroix ajoutait au souvenir une touche artistique de vitalité et
d’animosité : une touche complémentaire. Même la pensée, la réflexion, devait avoir
chez lui un reflet. Et le reflet du souvenir était la jouissance ! Là aussi, et en plein
romantisme nostalgique, il diffère des romantiques à la Schubert, à la Lamartine,
qu’il avait déjà « pris en grippe ». Le souvenir ne laissait point couler ses larmes, ne
lui arrachait point des cris et des regrets comme à Musset. Ce n’était ni tombe
ignorée, ni sable muet, ni un triste voile du passé ; ce n’était ni bonté consolatrice ou
même simple cicatrice… Le souvenir, pour Delacroix, était accompagné de
jouissance. « C’est l’idéal ajouté au réel. La mémoire dégage le moment délicieux
ou fait l’illusion nécessaire » explique-t-il (J.II, p. 471).
Si on remarque là un trait d’une analyse psychologique, rien d’étonnant. Cet
éternel observateur qui ne cessait en tout moment de scruter, d’étudier, d’analyser
pour faire des rapprochements ou des synthèses, était pionnier en psychanalyse, et
peut-être à son insu !
En effet, une année avant la naissance de Freud, Delacroix parle de
l’inconscient dans le sens freudien. Le 11 Septembre 1855 il note dans son journal :
« Je pensais, en voyant des objets véritablement bizarres, à ce petit monde que
l’homme porte en lui. Les gens qui disent que l’homme apprend tout par l’éducation
sont des imbéciles, y compris les grands philosophes qui ont soutenu cette thèse.
Quelques singuliers et inattendus que soient les spectacles qui s’offrent à nos yeux,
ils ne nous surprennent jamais complètement ; il y a en nous un écho qui répond à
toutes les impressions : ou nous avons vu cela ailleurs, ou bien toutes les
combinaisons possibles des choses sont à l’avance dans notre cerveau. En les
128
retrouvant dans ce monde passager, nous ne faisons qu’ouvrir une case de notre
cerveau ou de notre âme » (II, p. 374).
De là, Daniel Schneider peut avancer cette hypothèse sans aucune crainte
d’erreur, que Delacroix est un précurseur de la psychanalyse : « Delacroix was a
precursor of psychoanalysis. In one place in the Journal, he stresses that « that little
World » which all men bear within them, as « sentiments » which never reach
consciousness and so cannot be analysed » (in: The psychoanalyst and the artist,
p. 149).
Non seulement le peintre découvrit l’inconscient, mais essaya tout le long du
Journal de noter ses remarques en analysant le travail, le fonctionnement ou le
mécanisme du génie, de l’imagination et du rêve, entre tant d’autres phénomènes
psychiques. Un traité de psychanalyse serait intéressant à faire sur ce point qui,
malheureusement, dépasse nos limites. D’ailleurs Freud le cite comme preuve et
référence dans ses Basic Writting (In : The Dream work), p. 464), Delacroix
disant sur la structure logique du rêve que « cette fonction d’interprétation n’est pas
particulière au rêve, c’est le même travail de coordination logique que nous faisons
sur nos sensations pendant la veille ».
Le peintre ne manque pas de faire place d’honneur au sentiment, qu’il trouve
« le meilleur guide dès l’origine, dans les arts et même dans les sciences » (J.II, p.
194). Le meilleur et non le seul, précise-t-il. Car tout instinct venant du cœur, il doit
être précisé sinon accompagné par la raison. Poussant son observation plus
profondément, il se rend compte combien « les objets changent peu malgré
l’instabilité des choses humaines, si on les compare à nous-mêmes et à nos
sentiments » (J.II, p. 59).
S’il est couronné Maître du Mouvement, ce n’est pas seulement pour l’avoir
rendu dans ses peintures, mais pour l’avoir saisis dans l’essence même de la vie et
du mécanisme humain. Il est vrai que le sentiment fait des miracles, comme il l’a
déjà dit, mais, le ramenant cette fois-ci à la peinture, Delacroix trouve que « c’est la
touche intelligente qui résume, qui donne l’équivalent » (J.III, p. 50). Cela montre
l’importance qu’il accordait au rapport entre le cœur et la raison, le conscient et
l’inconscient, enfin à cette éternelle dualité promotrice de sa vie et de son œuvre.
129
Ce qu’il désirait le plus, la cinquantaine passée, c’était de s’arrêter au point où
il était, de jouir longtemps des avantages que cet âge mûr procure à l’esprit, non
désabusé, mais vraiment raisonnable. Cependant, ce désaccord singulier entre la
force de l’esprit qu’amène l’âge et l’affaiblissement du corps, qui en est aussi la
conséquence, le frappait toujours et lui paraissait une contradiction dans les décrets
de la nature : « Faut-il y voir un avertissement que c’est surtout vers les choses de
l’esprit qu’il faut se tourner quand le corps et les sens nous font défaut ? » se
demande-t-il en 1856 (J.II, p. 425).
Ce qu’il constate calmement, c’est que la jeunesse peut se partager entre
toutes les émotions, par contre, « Le trésor se resserre avec l’âge » (J.II, p. 302).
De là vient la nécessité de la concentration et du choix. Si le trésor émotif se
restreint avec l’âge. Cela ne veut point dire que la personne âgée finit par en être
privée. Tout au contraire, assure le peintre prenant de l’âge : elle peut jouir, goûter
autant de plaisir dans son fauteuil que la jeunesse dans l’orgueil et l’exubérance de
la vie. C’est là que Delacroix trouve une sorte de compensation à l’éloignement qu’il
s’est imposé de la vie mondaine. D’ailleurs ce n’est pas la seule remarque qu’il fait
en suivant l’évolution de son âge.
Quinquagénaire, Delacroix réunit pour son usage personnel, dans son
Journal, les éléments d’un traité de la vieillesse. Il s’observait vieillir, comme s’il
s’agissait d’un autre, et continuait à rédiger ses remarques. Une des principales
observations est qu’ « en vieillissant, il faut bien s’apercevoir qu’il y a un masque
sur presque toute chose, mais on s’indigne moins contre cette apparence menteuse,
et on s’accoutume à se contenter de ce qui se voit » (J.I, p. 298). Le révolté,
l’indigné d’autrefois, cède la place au résigné à venir.
D’une santé aussi capricieuse que son imagination, variante comme un
baromètre, Delacroix était quand même loin de s’abattre dans cet isolement, car il
avait l’esprit trop élastique. Il lui suffisait de se rappeler l’exemple de tant
d’obstacles surmontés par sa persévérance. Cela lui permettait de jouir du
changement qu’il subissait lentement, de continuer à avoir des aspirations et des
ambitions. « Quoique dans un âge avancé de la vie, mon imagination et un certain je
ne sais quoi me font sentir des mouvements, des élans, des aspirations qui sentent
encore les belles années. Une ambition effrénée n’a pas asservi mes facultés et ne
m’a pas fait sacrifier le plaisir de jouir de moi et de mes facultés », note-t-il (J.III,
p. 166).
130
Renfermée dans les murs de l’atelier, son ambition n’est plus vouée qu’à la
peinture, sans avoir un seul moment de vide ou de regret pour les distractions que les
visites, ou ce qu’on appelle les plaisirs peuvent donner. Au brouhaha des
mondanités, Delacroix préfère le silence. Le silence qui impose, qui s’empare des
idées et transpose dans une autre sphère, où les émanations s’échangent saintement.
A part son attachement au recueillement, le peintre dandy s’éloignait de ces gens
médiocres qui ont réponse à tout et qui ne sont étonnés de rien. C’est une attitude
qu’il ne pouvait concevoir et qui marque un autre avantage à son romantisme qui,
malgré l’âge, a su garder cette grâce, ce dont de la surprise. Rien n’est jamais banal à
ses yeux. « Tout ce que je vois m’enchante », dit –il à l’âge de 57 ans (J.II p. 379).
En réalité, Delacroix a toujours gardé flamboyant en son âme, en toute heure
et en tout lieu, ce feu sacre de la surprise, de l’étonnement, de l’enchantement. La
nouveauté était partout à ses yeux : car c’est de lui-même, à sa façon et de son
propre gré qu’il regardait. Ce promeneur solitaire accordait une prime importance à
l’observation et non à la possession. C’est ce qui décide de son attitude par rapport à
l’amour. N’oubliant point son ancienne blessure, qui repose sourdement dans ses
tréfonds, Delacroix refuse la possession : « Le secret du bonheur n’est pas de
posséder les choses, mais d’en jouir » (J.II, p. 82).
De la frivolité de jeunesse, Delacroix avait fait son plein il y a longtemps.
Ayant pris contact direct avec la vie et la société, il traite les romantiques de
passagers : « Pourquoi tout cela passera-t-il ? Parce que ce n’est point vrai (…) Les
amants ne pleurent pas ensemble, ils ne font pas d’hymnes à l’infini et font peu de
descriptions, les heures vraiment délicieuses passent bien vite et on ne les remplit
pas ainsi (…). Ce vague, cette tristesse perpétuelle ne peignent personne. C’est
l’école de l’amour malade. C’est une triste recommandation et cependant les
femmes font semblant de raffoler de ces balivernes. C’est par contenance ; elles
savent bien à quoi s’en tenir sur ce qui fait le fond même de l’amour. Elles vantent
les faiseurs d’odes et d’invocations ; mais elles attirent et recherchent soigneusement
les hommes bien portants et attentifs à leurs charmes » (J.I, p. 340).
Ce manque de confiance, subtil ou déclaré, envers la femme, Delacroix le
gardera toujours. Par contre, foncièrement contre « l’amour malade », doué d’une
volonté formidable et extrêmement conscient de sa propre personne, il jouissait de
«l’amour sain » mais sans se compromettre. Au fond, que reste-t-il de l’amour, à son
avis ? - « Cendre et poussière, moins que cela. Mais des émotions pures de l’amitié
131
dans la jeunesse, un monde de sensations délicieuses. Voilà où je me refugie bien
souvent » écrit-il à Soulier. (Cité par Ph. Jullian, in : Delacroix, p. 215). Il est vrai
que l’auteur du Journal savait jouir de la moindre des choses. Un simple regard
était suffisant pour l’émouvoir. « L’expression des yeux suffit à charmer » (J.II,
p. 325), assure-t-il. Un simple regard suffisait comme donnée première à ses rêves
ou à ses sentiments. Mais dorénavant, le peintre refuse de dépenser, d’éparpiller sa
cervelle, son sang et sa chair, comme le dit Baudelaire, (in l’Amour et le Crâne,
Œ, C. p. 113) pour autre chose que la peinture, domaine qui lui garantissait sa
continuité dans la vie, refusant de l’obtenir biologiquement ! « Après le malheur de
naître, je n’en connais de plus grand que celui de donner le jour à un homme »,
souligne-t-il (J.III, p. 260).
Ce n’est point faute d’expériences que Delacroix prit cette attitude. Delacroix
a connu toute sorte d’amour, a rencontré son grand amour, mais préféra à tous son
éternel amour : la peinture. Au bonheur corporel, le peintre-poète restitue le bonheur
spirituel : « Se sentir enseveli dans les papiers qui parlent, je veux dire les dessins,
les ébauches, les souvenirs : lire deux actes de Britannicus en s’étonnant chaque
fois d’avantages de ce comble de perfection ; l’espoir , si j’ose dire la certitude, de
n’être pas dérangé ; un peu ou beaucoup de travail , mais surtout la sécurité dans la
solitude , voilà un bonheur qui , dans beaucoup de moments , parait supérieur à tous
les autres » (J.II , p. 285).
Aboutissant à une sorte de résignation, Delacroix est convaincu que le
bonheur, sur cette terre, n’est pas dans les passions mais dans le contentement de
soi-même. Mais à ce genre de satisfaction on n’accède qu’à la suite d’une quasi-
complète réalisation de l’idéal qu’on porte en soi. Cependant, le peintre essaye
toutes les ressources possibles autres que ses découvertes précédentes. C’est dans la
vertu qu’il pense trouver une seconde possibilité : « Je suppose que les gens doués
d’une solide vertu doivent posséder une grande partie de ce contentement dont je
fais la condition du bonheur : n’étant pas assez vertueux pour me plaire à moi-même
de ce côté-là , je me rattrape sur la satisfaction véritable que donne le travail » (J.II,
p. 366) .Car le plaisir de céder à l’inspiration et de s’entourer des créations de
l’imagination est « le bonheur le plus pur et le plus exempt d’amertume » (J.III,
p. 358).
132
Ayant acquis l’habitude de l’ordre dans les idées et dans toute chose, ayant
fait grande place aux jouissances de l’esprit, Delacroix, arrivant au déclin de l’âge,
envisage un bonheur calme, une sorte de sérénité religieuse, spirituelle.
* *
*
L’Éternel Mystique
« Tout est intéressé pour moi dans la nécessité de me renforcer d’avantage
dans la solitude », avait écrit Delacroix à l’âge de 26 ans (J.I. p.67), c'est-à-dire en
1824 : en pleine mêlée romantique. Comme tous les enfants du siècle, ce sentiment
lui était imposé, l’accaparait, mais point à cause d’une incompréhension
quelconque : « Ce qui fait le tourment de mon âme, dit-il (J.I. p. 102) c’est la
solitude. Plus la mienne se répand avec les amis et les habitudes ou les plaisirs
journaliers plus il me semble qu’elle m’échappe et se retire dans sa forteresse ».
Prenant comme exemple le poète qui vit dans la solitude, mais qui produit beaucoup,
qui jouit de ces trésors qu’il porte dans son sein mais qui se dérobent à lui dès qu’il
se donne aux autres, Delacroix constate : « quand on se livre tout entier à son âme,
elle s’ouvre toute à vous, et c’est alors que la capricieuse vous permet le plus grand
des bonheurs… Celui de la montrer sous mille formes, d’en faire part aux autres, de
s’étudier soi-même, de se peindre continuellement dans ses ouvrages »…
Ne pouvant aboutir à une complète identification avec autrui, car il était
contraint d’être un homme différent avec chacun d’eux, ou plutôt de montrer à
chacun la face qu’il comprend, Delacroix trouvait cette incompréhension et ce
manque d’identification une grande misère, et même plus : « C’est une des plus
grandes misères de ne pouvoir être connu et senti tout entier par un même homme ;
et quand j’y pense , je crois que c’est la souveraine plaie de la vie : c’est cette
solitude à laquelle le cœur est condamné » (J.I ,p. 34).
Aspirant à une parfaite maîtrise de sa personne, corps et âme, le peintre refuse
catégoriquement de voir s’échapper son âme, et ce qui plus est, de lui voir défendre
sa forteresse. Par pur raisonnement et par pure conscience de son objectif, il choisit :
« Je défends ma porte et m’enterre dans ma solitude », dit-il très distinctement (J.II,
p. 463). Il s’enterre non pour mourir, loin de là, cette idée ne l’a effleuré qu’une
seule fois, en rêve, et il se réveilla en sursaut ! Delacroix refusait la mort. Il s’isolait
133
pour créer. Toute création n’a-t-elle pas besoin de sanctuaire ? Cette douce solitude,
ce sentiment délicieux de l’indépendance, et surtout ce sentiment de s’appartenir
était capital pour la genèse de son labeur.
Que cette sainte solitude ou que les peintures murales qu’il accomplissait
l’incitèrent à réfléchir sur le domaine religieux, ce n’était point nouveau à ses
aptitudes. Celui qui avait l’habitude de tout discuter, avait aussi ses pensées et ses
contradictions sur ce domaine. Dès sa prime jeunesse, Delacroix semble frappé par
le principe de l’antagonisme sur lequel la vie est fondée. Le problème de l’âme et du
corps est un des premiers à avoir précocement attiré son attention. Encore élève de
troisième, en 1812, Eugène note sur la couverture intérieure d’un de ses cahiers
scolaires : « Le corps et l’âme sont deux amis qui ne se peuvent quitter, et deux
ennemis qui ne peuvent souffrir » (R. Huyghe : Delacroix, p. 462).
Constatation assez intéressante venant d’un élève de 14 ans, et qui révèle sa
prise de conscience prématurée. Abordant cette question un peu plus profondément,
Eugène ne tarde pas à tomber dans d’immenses irrésolutions : qu’est-ce que la vie,
Dieu, l’âme, enfin toutes ces interrogations qui intriguent tout être qui pense, et
surtout qui se hasarde dans le domaine de la création.
Dès le début du Journal on assiste à cette lutte profonde qui se mène
sourdement. Apres avoir pensé à sa vanité en comparaison des étoiles et des
planètes suspendues, à la justice, à l’amitié, aux sentiments divins gravés au cœur de
l’homme, il n’a plus trouvé de grand dans l’univers que lui et son auteur. « Cette
idée me frappe, dit-il ; (J.I, p. 19). Peut-il ne pas exister ? Quoi ? Le hasard, en
combinant les éléments, en aurait fait jaillir les vertus, reflets d’une grandeur
inconnue ! Puis, trois lignes plus loin, son hésitation l’emporte : « Oh ! Si tu peux
croire de toutes les forces de ton être à ce Dieu qui a inventé le devoir, tes
irrésolutions seront fixées. Car avoue que c’est toujours cette vie, la crainte pour elle
ou pour son aise, qui trouble tes jours rapides, qui couleraient en paix, si tu voyais
au bout le sein de ton divin Père pour te recevoir ! »
Pourtant, si le Journal commence par une indécision aussi claire, ou si une
grande interrogation s’élève dès les premières pages, il se termine par une
affirmation de l’auteur, acquise par l’étendue de toute son existence : « Dieu est en
nous » (J.III, p. 329).
134
Cependant un phénomène reste intrigant aux yeux du maître : La Mort.
Phénomène qui ne cessera de l’intriguer, d’attirer ses réflexions. Il est vrai que
Delacroix eut affaire avec ce domaine dès son jeune âge : la perte de son père
d’abord, son frère Henri, sa mère ensuite, mais c’est surtout avec la mort de
Géricault que ses idées prirent une acuité intéressante : « Pauvre Géricault ! Je t’ai
vu descendre dans une étroite demeure, où il n’y a plus même de rêves. Et cependant
je ne peux le croire » (J.I. p. 99).
L’auteur, qui n’était point de ceux qui trouvaient que tout est arrangé dans la
nature, continue dans ses irrésolutions qui ne cessèrent depuis ce lugubre incident. Il
refusait de voir la fin ou une fin quelconque, capable de clore le chapitre de la vie :
« Il ne vit plus ; il me parlait, son esprit entendait le mien : rien de tout cela n’est là.
Mais ce tombeau. Repose-t-il dans ce tombeau aussi froid que la tombe elle-même ?
Son âme vient-elle errer autour de son mouvement ? Et quand je pense à lui, est-ce
elle encore qui vient secouer ma mémoire ? » (J.I, p. 51).
Il ne peut ni s’accoutumer ni accepter cette idée. Son seul désir n’est alors
qu’un élargissement sans fin de ses connaissances. Le Journal fait montre de
plusieurs citations, de débats ou de simples constatations. Pourtant, l’auteur continue
avec ses contradictions et ses irrésolutions. Il ne croit pas à « cette petite personne
appelée âme dont on nous gratifie » (J.II, p. 195) et il refuse en même temps de
croire à son périssement ! L’âme existe-t-elle avant notre naissance ? Existera-t-elle
après notre mort ? Une chose pourtant s’éclaircie dans l’esprit du peintre : « Dieu a
mis l’esprit dans le monde comme une des forces nécessaires. Il n’est pas tout
comme le disent ces fameux idéalistes et platoniciens ; il y est comme l’électricité,
comme toutes les forces impondérables qui agissent sur la matière. Je suis composé
de matière et d’esprit : ces deux éléments ne peuvent périr » (J.II, p. 270).
S’il lui arrive de rendre Dieu responsable des malheurs humains, des
différences qui existent non seulement entre les classes, mais entre chaque personne,
au lieu de s’attaquer aux vraies causes sociales et politiques, Delacroix constate une
vérité, certaine à ses yeux, c’est qu’il est composé de deux éléments impérissables.
Transformables, certes, en ce qui concerne le corps, mais de l’âme, rien de décisif ou
de précis. Peut-on faire de cet être impalpable « des portions et des émanations du
grand être » ? (J.III, p. 259) C’est une supposition qui se présente…
135
Vivant intensément sa vie, son siècle et ses courants, Delacroix eut aussi
affaire avec le domaine du spiritisme, fort en vogue à cette époque. Mais là encore,
le peintre-poète a des contradictions ! Croyait-il, ne croyait-il pas ? Les deux
possibilités se présentent !
Précocement aussi, Delacroix aborde ce problème. A l’âge de 15 ans, on le
voit parler de l’Abbaye de Valmont (à F. Guillemardet, in Lettres Intimes, pp. 27,
28). Après une morne description de la cave où les moines se trouvent enterrés, il
ajoute : « Il y a une demoiselle qui revient à minuit et qui se met à courir comme une
folle dans les environs… Il est vrai qu’elle ne m’est pas encore venue tirer les pieds
mais je m’y attends incessamment ».
Le Journal aussi contient des remarques sur ce sujet. Si en 1853 il y eut une
frénésie de tables tournantes, de magnétisme, Delacroix ne manqua pas de noter ses
expériences avec Mmes Villot, Marbouty, de Querelles, de Rubempré ou autres… Il
assistait effectivement à ces séances, éprouvait par ses yeux cette fameuse
découverte. On faisait tourner des chapeaux, des guéridons, on soignait des malades,
mais ce qui l’intriguait ou suscitait son ironie humoristique, c’étaient ces séances
dans lesquelles les esprits dictaient des paroles et des discours. « Comme tout se
perfectionne ! Les tables vont aussi faisant du progrès ! Dans les commencements,
elles frappaient un certain nombre de coups, qui voulait dire oui ou non (…)
Depuis, on en a fabriqué tout exprès qui ont au centre une aiguille de bois, qui va
tour à tour se fixer sur les lettres de l’alphabet tracées en cercle en les choisissant,
bien entendu, avec le plus grand à propos, pour former des phrases d’un profond
admirable, en manière d’oracles. On a encore dépassé ce point de leur éducation déjà
assez surprenant : On se place sous la main une petite planche à laquelle est adopté
un crayon, et en s’appuyant ainsi armé sur la table inspirée, le crayon trace de lui-
même des paroles des discours entiers. Elle m’a parlé (Alberthe de Rubempré) de
gros manuscrits dont les tables sont les auteurs, et qui feront sans doute la fortune de
ces gens assez doués de fluide pour donner à la matière tout cet esprit. On sera ainsi
un grand homme à bon marché » (J.II, p. 117- 118).
Par contre, malgré cette ironie Delacroix semble avoir eu une certaine
croyance au spiritisme, sinon à la réincarnation. En 1843, c'est-à-dire à 45 ans, âge
assez mûr pour un homme, Delacroix écrit à G. Sand : « Je m’endors et j’entre alors
dans la vie antérieure. Je suppose qu’alors le corps se repose et que c’est l’âme qui
se promène. Imaginez que ma chienne d’âme est trois fois sur cinq avec vous et
toute âme qu’elle est, se conduit de la manière la plus inconvenante. Est-ce que cela
136
n’indique pas ou que le système n’a pas le sens commun, ou que je vous fréquentais
autrefois plus assidument que je ne fais dans cette dernière et périssable
transformation en peintre, que je subis en ce moment » (C.G. p. 115).
Qu’il ait eu une croyance quelconque, irrésolue ou discutée, une chose reste
incontestable, c’est que, menant la vie d’un cénobite, entièrement consacré au
travail, à la réflexion et à la solitude, Delacroix, ayant atteint un certain degré
d’élévation spirituel, est arrivé à ce stade où l’on peut capter les émanations des
choses et des événements par intuition. Quoique ce domaine reste incertain jusqu'à
nos jours, l’auteur du journal n’a pas cessé de noter ses impressions ou ses
expériences : « J’ai appris après déjeuner, la mort du pauvre Chopin. Chose étrange,
le matin avant de me lever, j’étais frappé par cette idée. Voilà plusieurs fois que
j’éprouve de ces sortes de pressentiments » (J.I, p. 325).
Elève assidu du 18eme siècle, qu’il admirait grandement, Delacroix était « au
sens stricte du mot, un incroyant » (R. Huyghe : Delacroix, p. 485). C'est-à-dire
refusait, en premier lieu, le fanatisme religieux et ses superstitions primitives. Ce
n’est point à l’église qu’il allait chercher des éclaircissements ou des réponses.
Ayant comme guide la raison, base de toute grandeur, celui à qui l’idée du pêché
était étrangère, qui n’avait jamais reçu d’éducation religieuse, resta sur un plan
purement esthétique et morale » (Ph. Jullian : Delacroix, p. 138). Si le retour à la
religion, comme dit Boyé (in : La mêlée romantique) est une des caractéristique du
romantisme naissant, Delacroix diffère, là aussi, de la mêlée des années trente.
« Les toiles religieuses de Delacroix étaient nées de commandes » (R. Huyghe :
Delacroix, p. 485) et non de son propre choix. Le seul tableau religieux qu’il ait
pensé à faire était à l’occasion d’une cérémonie de confirmation. Mais « Ce projet
s’en ira peut-être avec mes sentiments catholiques du moment » (J.II, p. 186) dit-il
en pensant à ce sujet.
En effet, Delacroix comme Goethe (in : Faust, p. 43), ne voyait dans les
prêtres de son temps que des comédiens. Des comédiens qui ne se contentent point
de leur domaine, mais veulent pousser leur empire jusqu'à envahir l’instruction
publique et accaparer tout (J.III, p. 171). Jusqu'à sa mort, cette idée ne changera
point : « Sur son lit de mort, on le sait par tradition orale, dit Huyghe (in :
Delacroix, p. 23), il refusa les secours d’une religion dont il s’était détaché. Le
médecin parlant devant lui des derniers sacrements, il murmura : vous entendez ce
qu’il dit … pourquoi cette comédie ? ».
137
Dans l’église, il ne voyait qu’un théâtre où se passaient toutes ces cérémonies,
faites mieux pour émouvoir le côté esthétique que religieux : « Assez grande
impression, note-t-il (J.II, p. 236). De cette foule en robes de toutes couleurs et en
habits brodés : la musique, l’évêque, tout cela est fait pour émouvoir ! L’Église m’a
paru, comme toujours, une des moins faites pour élever et frapper ».
En réalité, Delacroix ne voyait dans la religion que ses grandes possibilités
pour l’imagination, et n’était attiré que par le côté artistique et pittoresque : « Le
Christianisme aime le pittoresque. La peinture s’allie mieux que la sculpture avec
ses pompes et s’accorde plus intimement avec le sentiment chrétien » (J.II, p. 236).
Peintre de la douleur humaine, source intarissable pour l’art, Delacroix
trouvait de profondes résonnances dans les mélodies et les thèmes religieux. « J’ai
été frappé de la messe des Morts, de tout ce qu’il y a dans la religion pour
l’imagination » (J.II, p. 330). Et Baudelaire ajoute (in : Religion, Histoire,
Fantaisie, Œ.C, p. 10490 : « La douleur et la pompe, qui éclatent si haut dans la
religion, font toujours écho dans son esprit ». Si le peintre aimait les églises, ce
n’était que pour leur atmosphère, pour ce spectacle grandiose, sombre et élevé,
éclairé par une demi-douzaine de chandelles fumeuses placées çà et là. C’est surtout
l’ancienneté de l’édifice qui l’attirait davantage : « Il me semble qu’elles sont
tapissées de tous les vœux que les cœurs souffrants y ont exhalés vers le ciel (…). Je
préfère la plus petite église du village comme le temps l’a faite, à Saint-Orient de
Rouen restaurée, ce Saint-Orient si majestueux, si sombre, si sublime dans son
obscurité d’autrefois, qui est aujourd’hui tout brillant de ses grattages, de ces vitraux
neufs » (J.III, p. 122).
À part le côté humain, les vœux incrustés sur le marbre comme sur le bois, le
côté cérémonial, office, musique, chant, lueur de chandelles, c'est-à-dire le
pittoresque, l’église ne disait rien à Delacroix. De même la bible. Ce n’est pas en
tant que livre saint qu’il la lisait ou l’auscultait dans ses moments de détresse, mais
en tant qu’une « mine féconde de motifs » (J.I, p. 92). Ou comme dirait Jullian (in :
Delacroix, p. 14), « la lecture de la Bible lui inspirera de grandes pensée et quelques
chefs-d’œuvre, mais bien après la lecture de Byron ou de Goethe ».
En réalité, le nombre des tableaux religieux et les projets de tableaux que le
peintre a réalisé dépasse la soixantaine (Table alphabétique des œuvres de
Delacroix, in J.III, pp.501- 503). Ce qui montre la fécondité de cette « mine » par
138
rapport à son imagination. Pour ces sujets comme ceux de l’histoire ou de la nature,
ce n’est point le côté illustration qu’il représentait, mais toujours ce moment
esthétique du drame humain. Moment qui lui permettait de communiquer avec ce
qu’il y a de plus sublime dans la religion, et par là, d’introduire la réalité au milieu
d’un songe … C’est ce qu’il appelait « le plus grand tour de force en peinture »
(J.II, p. 88).
Croyant en une religion qui n’est pas fondée sur la crainte et où l’homme peut
marcher autrement qu’à coups de punitions ou de récompenses, la vérité
qu’entrevoyait Delacroix était bien au-dessus des églises, débordait du cadre
ecclésiastique. C’est dans le domaine des émanations suprêmes de la création qu’il
éleva sa croyance : en l’Art. Domaine dans lequel il cherchait son identification. Si à
la fin de l’année 1862, quelques mois avant sa mort, Delacroix le fataliste,
l’incroyant, arrive à saisir que « Dieu est en nous » et l’explique dans une admirable
page de réflexion et d’analyse, bien qu’il soit loin de la religion strictement dite, il
arrive à percevoir au fond de lui-même et au fond de tout être, cette quête
inébranlable vers le meilleur, cette évolution continuelle qui s’opère même à notre
insu !
Avec cette pensée, dit Huyghe ( in Delacroix, p. 525) Delacroix : « semble
curieusement ouvrir la voie où s’engagera bientôt la philosophie spiritualiste
française, en particulier, celle de jules Lagneau (1851-1894) définissant Dieu
comme une force intérieure, immanente que nous percevons dans notre exigence de
la « valeur », ou encore celle de Léon Brunschwig (1869-1944), l’identifiant avec le
principe de notre propre conscience de l’esprit ».
Ayant sa part de divin, Delacroix est arrivé à saisir un sens de l’infini ou de la
grande Divinité. Suivant toujours comme méthode de s’intéresser au particulier pour
s’élever au général, partant de l’idée que nous sommes des portions ou des
émanations de l’Etre Suprême , qui serait l’entité de tous les êtres, Delacroix semble
dire, par sa vie et par ses pensées, qu’il faut d’abord commencer par se comprendre
soi-même pour arriver à la compréhension de toute l’humanité, et par là, à celle de
Dieu. C’est ce qui l’a fait pousser le culte de l’Individualisme jusqu'à l’extrême …
Cependant, la curiosité du mystère universel, de ces émanations subtiles qui
semblent l’entourer n’ont point cessé de la harceler. Delacroix, le résigné, mène une
lutte volcanique, mais artistement cachée. Celui qui se moquait des savants, de ceux
qui veulent percer le voile impénétrable que la nature a baissé sur son énigme, veut
139
savoir. Il veut savoir ce secret, veut pénétrer dans ces sombres passages jalousement
gardés. Voulant inlassablement savoir par qui, c’est dans la genèse qu’il trouve la
réponse : ce passage est gardé par l’Ange. C’est à travers sa vision chromatique, son
isolement, sa tranquillité et ses laves que Delacroix arrivera à s’ouvrir un passage, à
l’éclairer par son phare pour écrire son testament mural…
Le 28 Avril 1849 il est chargé d’exécuter les peintures murales qui doivent
décorer la chapelle des fonts baptismaux dans l’église Saint-Supplice, à Paris (M.
Sérullaz : Peintures Murale de Delacroix, p. 150), le choix des sujets à traiter
n’était point simple. Cette fois-ci il n’avait pas affaire avec des données extérieures
et personnelles tout simplement : il y avait l’approbation des curés et des prêtres à
obtenir ! Ce n’est que vers la fin de l’année que la décision fut prise : « C’est
aujourd’hui que j’ai arrêté avec le curé et son vicaire, M. Goujon, que je ferai les
Saintes-Anges et je m’aperçois en écrivain ceci, que c’est le jour même de leur fête
que j’ai pris ce parti » (J.I. p. 310).
Le travail des esquisses continue jusqu'au printemps de l’année suivante, tout
en s’occupant de la préparation des murs. Mais voilà qu’une nouvelle commande
vient l’occuper : celle du Salon de la Paix à l’hôtel de Ville. Les travaux dureront de
1852 à 1854.
Cependant, le travail à Saint-Sulpice continue mais lentement. Ce n’est que
durant l’été 1854 qu’il reprend l’église, tout en essayant d’obtenir la permission de
travailler les dimanches : « Le matin rendez-vous chez l’Abbé Coquant pour lui
demander de me laisser travailler le dimanche (A Saint-Sulpice). Impossibilité sur
impossibilité. L’Empereur, l’Impératrice, Monseigneur conspirent pour qu’un
pauvre peintre comme moi ne commette pas le sacrilège de donner cours, le
dimanche comme tous les jours, à des idées qu’il tire du cerveau pour glorifier le
Seigneur. J’aimais beaucoup au contraire à travailler de préférence le dimanche dans
les églises : la musique des offices m’exaltent beaucoup. J’ai beaucoup fait à Saint-
Denis du Saint-Sacrement » (J.II, pp 224-225).
Encore une fois tous semble se réunir pour le contrarier : les travaux des
ornements, plus sa santé qui commence à décliner. Pourtant, en Août 1856, il est en
pleine activité. Diverses notations du Journal le montrent : « après la matinée de
travail à l’église, parti à 5 heures pour Saint-Germain » ; « Travaillé à l’église avec
assez de fatigue, il y a quinze jours de travail effectif aujourd’hui ! » ; « Repris
aujourd’hui le tableau de Jacob à Saint-Sulpice » ; « J’ai beaucoup fait la journée :
remonté le groupe entier, etc. L’ébauche était très bonne » ; « je mène la vie d’un
140
cénobite et tous mes jours se ressemblent. Je travaille tous les jours à Saint-Sulpice,
sauf les dimanches, et ne vois personnes » (J.II, pp. 464-465).
Si jusqu’ici l’exécution s’accomplissait avec peine, elle ne tardera pas à
devenir infernale aux yeux de son auteur, comme il l’avoue à Mme de Forget : « Je
ne sais encore quand je reviendrai à Paris, mon infernal travail de Saint-Sulpice me
rappelle » (C.G. IV, p. 44). Agé de 62 ans, d’une santé débile mais d’une volonté
formidable, Delacroix se dresse un régime très strict pour mener à bien son labeur
qui date depuis des années maintenant. Sa lettre à Antoine Berryer est très
émouvante :
« Je vous ai promis de vous donner des nouvelles de l’héroïque résolution que
j’ai prise et que j’ai tenue jusqu’ici de me lever tous les jours à cinq heures et demie
du matin pour prendre le premier convoi qui me conduit à Saint-Sulpice, où je
travaille quelques-heures, pour revenir ici dîner de bonne heure, sobrement, me
coucher à huit heures, pour recommencer le lendemain (…). L’intérêt, la passion
pour mon travail m’animent (…) Je ne redoute guère qu’un rhume qui serait un
obstacle sérieux, sauf cet inconvénient, je continuerai autant que je le pourrai et ne
ralentirai pas, car mon entrain s’accroit et la fatigue des premiers jours diminue. Je
vous assure que je cours à mon église avec une ardeur que nous mettions autrefois à
courir dans de tout autre lieux » (C.G. IV, pp 203-204).
Pourtant, son inquiétude pour terminer sa besogne grandit. Sa correspondance
durant l’année 1861 reflète le labeur acharné auquel il a consacré sa vie, labeur qu’il
intitule justement de galérien : « J’avance beaucoup mais je mène une vie de
chartreux (…). C’est un travail de galérien : J’ai tenté de grandes impossibilités avec
la peinture mate et difficile à gouverner » (C.G.IV, p. 241).
Enfin le 29 Juillet, la corvée de cette « galère » est terminée, les invitations
sont faites, accompagnées d’une notice sur l’œuvre. Désignant la lutte de Jacob avec
l’Ange Delacroix écrit : « cette lutte est regardée, par les livres Saints, comme un
emblème des épreuves que Dieu envoie quelque fois à ses élus ».
Une fois terminé, c’est avec un grand recueillement nostalgique que Delacroix
pense au chant du Cygne, sa peinture de Saint-Sulpice. « Je pense souvent à nos
séances dans l’église, comme le prisonnier qui, redu à la liberté, regrette quelquefois
le pain de munition mangé entre les quatre murs » écrit-il à Andrieu, mi-décembre
1861.
141
Quelques historiens ou critiques d’art estiment que les décorations de Saint-
Sulpice restent le sommet de l’art de Delacroix à cause de leur vaste portée. Ils
s’étonnent qu’elles viennent d’un peintre si peu croyant ! Mais comme le dit
justement Sérullaz : (in : Peintures murales de Delacroix, pp. 178-179) : « La foi
seule ne suffit pas à créer des chefs-d’œuvre et nombreux sont les artistes qui l’ont
exprimé sans dépasser le stade de l’imagerie pieuse. Delacroix, lui, plaçant sa foi
exclusivement dans son art, qui devenait par là-même source divine, élan du cœur et
de l’âme, et il tendait vers cet absolu qui l’élève hors du commun, vers les sphères
les plus hautes sinon du mysticisme, du moins du mystère de la spiritualité ».
Dans ce thème, comme dans la plupart des sujets que le peintre a abordés, il
dépassa le récit biblique pour aboutir à une sorte de conclusion, de synthèse à ce que
furent sa vie et ses pensées. Le moment dans lequel se déroule la scène accentue
l’atmosphère mystérieuse qui l’entoure : l’Aube. L’annonce d’un nouveau jour. Le
lever du soleil dissipant les Ténèbres. Les grands chênes jaillissant de la terre,
symbolisent la vie du peintre, son rôle dans l’histoire de l’art, tout en glorifiant ses
longues promenades dans la forêt du Sénat où il aimait à observer deux arbres
séculaires : le Chêne prieur et le chêne d’Antin, qui lui permirent de saisir le
principe des arbres. « A la distance nécessaire pour en embrasser toutes les parties, il
parait d’une grandeur ordinaire ; si je me place au-dessous de ses branches,
l’impression change complètement : n’apercevant que le tronc auquel je touche
presque et la naissance de ses grosses branches qui s’étendent au-dessus de ma tête
comme les immenses bras de ce géant de la forêt, je suis étonné de la grandeur de
ses détails ; en un mot, je le trouve grand et même effrayant de grandeur » (J.II,
p. 42).
C’est justement cette effrayante grandeur dont il visait la réalisation en
peinture et qu’il a réussi à exprimer. Grandeur qui, par rapport aux figures du
premier plan, démontre l’immensité de l’univers et les horizons dans lesquels se
meut l’être humain. La lutte qui se déroule entre Jacob et l’Ange, bien qu’elle ait
prêtée à nombre d’interprétations, représente cet éternel combat de dualité que mena
l’artiste, en particulier, et que mène l’homme en général.
Si l’abbé Patouille (cité par M. Sérullaz, op.cit. p.179) se demandait
« Pourquoi le peintre a-t-il représenté sur ces murs uniques des anges irrités ? » Puis
reproche à ces peintures d’être sulfureuses, des compositions violentes, terribles qui,
loin d’inspirer aux âmes la paix et le recueillement, la quiétude, les jette dans une
sorte d’agitation pleine d’effroi » on peut, sans grand risque d’erreur, répondre que :
142
c’est justement ce que voulait Delacroix, et c’est justement ce qui caractérise son
romantisme religieux. Il a introduit la lutte, la mêlée, l’antagonisme ainsi que la
persistance de l’homme pour dévoiler le mystère, au sein même de l’église.
Ce n’est pas sans dessein que le peintre a choisi ce sujet. A part son intention
d’opposer « à la ruée frénétique du jeune berger l’implacable sérénité de l’ange »,
comme dit Escholier (in : La peinture française, XIXe siècle, II, p.82), Delacroix a
voulu introduire dans tout spectateur la secousse de l’étonnement, même en plein
recueillement, l’incitation à la pensée et à la révolte. Si Delacroix est arrivé à une
certaine définition de Dieu ou du mystère, le Testament mural qu’il lègue glorifie la
lutte de l’homme sur la terre. Il n’a point représenté Jacob vaincu, mais en pleine
bataille. C’est la seule idée sur laquelle le Maître-Visionnaire n’est jamais revenu, et
qui englobe tout son romantisme. La lutte, non pas pour mourir romantiquement
mais pour vivre pleinement sa vie, pour continuer à lui arracher plus de
connaissance et plus de secrets…
S’il éternisa quelque chose, entre tant d’autres, c’est l’idée de cette ténacité
immuable, qui caractérise l’homme, perçant toujours avec sa tête, avec son
raisonnement, le voile mystérieux de l’Univers…
* *
*
Ainsi, on peut avancer que Delacroix dit avec raison qu’il était romantique
depuis l’âge de quinze ans. Car depuis cet âge, c’est la libre manifestation de ses
impressions personnelles qu’il pratiquait… Contrairement à tous ces romantiques
pleurards, quoique ayant les mêmes attraits, c’est d’une optique tout à fait différente
qu’il regardait la vie et s’exprimait avec frénésie. Ces deux grands thèmes, la vie et
la Mort, lui servirent de point de départ pour introduire fougue et mouvement dans
son art.
Ne voulant point être un de ses passagers qui traversent la terre, Delacroix,
très consciemment, voulait laisser son empreinte, la marquer profondément dans
l’histoire. Il s’éloigne de tout ce qui peut empêcher son travail, et s’il ressent une
certaine nostalgie envers le tumulte mondain, cela l’incitera à plus de concentration.
Eloigné, mais suivant l’évolution du siècle, n’ayant confiance qu’en sa propre
création, c'est-à-dire à travers son œuvre qu’il cherche à s’identifier. Aboutissant à
un grand degré de recueillement, Delacroix, l’incroyant, trouve que « Dieu est en
143
nous », que nous sommes des portions de cette Grande Source d’Emanations. C’est
ce qui le poussa à rejeter l’idée du prêtre, grand comédien, et à ne voir dans l’église
que le théâtre de cette vaste comédie intitulé la religion strictement dite. Dans ce
domaine il ne correspond qu’avec le côté pittoresque. De là, la Bible fut une mine
féconde de motifs.
Le Testament que lègue le peintre à la postérité et qu’il acquit de toute
l’expérience de sa vie, c’est l’incitation à la lutte sans toutefois négliger le
sentiment. Lutter avec raison, avec acharnement, afin d’arracher à la nature plus de
connaissances et afin de dévoiler plus de secrets.
Lutter pour vivre et non pour mourir …
144
CONCLUSION
A la question « quelle valeur peut avoir le Journal d’Eugène Delacroix ? »
On peut répondre que c’est un monument littéraire unique, qui réunit dans son sein
plusieurs œuvres en germination, ainsi que nombre d’idées qui font de leur auteur un
sociologue, un moraliste et surtout un esthéticien. Il s’agit donc d’une œuvre dont
les pages, d’une admirable richesse, contiennent des pensées diverses, qui
représentent la vie et l’œuvre du peintre et qui mettent en relief son trait
caractéristique : la dualité.
En effet, Delacroix se révèle d’après son journal un romantique qui a la
passion du classique, un révolutionnaire qui vénère les institutions établies, un
ennemi de la bourgeoisie qui fut peintre officiel du pouvoir , un moderniste qui ne
croyait guère en tout progrès , un passionné qui s’appliquait à se faire dandy. C’était
aussi l’homme du monde solitaire, le réservé qui adorait l’épanchement, le débridé
qui vénérait la raison ! Partout le homo duplexe se fait jour. Mais loin de le dérouter,
cette dualité constitue sa grandeur humaine et artistique.
Sur le plan humain, Delacroix a saisi le mécanisme de l’être, de l’individu, qui
peut être essentiellement mené à la contradiction. Au lieu de s’étonner ou de refuser
cette situation, il a fait de la dualité, voire de la contradiction, le fondement même de
sa vie et de son œuvre. Il se plaisait à voir s’opérer toutes les conséquences de cette
contradiction.
Considérant la société comme un abîme d’injustices, de regrets et de
désillusions, Delacroix « avait grande frayeur d’être dupe » (Baudelaire : Œuvres et
vie de Delacroix, Œ.C, p.1128). Ajoutons que Baudelaire avait raison de trouver en
lui un sosie. C’est justement cette frayeur qui l’incita à se consacrer au seul domaine
sans tricherie : la peinture. Il cultiva cet art avec toute la sincérité requise et avec une
adoration qui fut rarement connue avant lui. Pourtant, ce culte ne l’empêcha point de
s’écarter de ses semblables. Bien qu’il fût isolé en quelques sorte du commun des
mortels et enfermé par moments dans sa tour d’Ivoire, Delacroix savait qu’il ne
pouvait parvenir à sa complète réalisation sans vivre pleinement sa vie dans cette
société. C’est pourquoi il la mettait sous le microscope du savant. Aussi peut-on le
considérer comme un sociologue qui observe, qui scrute tous les événements, voire
toutes les données. Il semble que l’observation qui fut toujours le point de départ de
sa pensée picturale, « l’excitant » qui mène à l’exécution d’une toile, était elle-
145
même l’origine de ses idées sociales. S’il s’entoura de barrières, c’était afin de se
préserver, de ne pas être entamé, car il a voulu exister librement et de son propre gré.
Dans cette longue retraite, Delacroix, l’éternel observateur, n’a pas voulu se
confier au miroir, tel Rembrandt, pour suivre les changements qui s’opèrent dans
son âme. Il n’a pas été un narcisse malade, trop égoïste. Bien au contraire, celui qui
pratiquera le narcissisme à sa façon dans le domaine de la critique ne le fut pas dans
sa peinture ou dans ses écrits. Il a ainsi fait du narcissisme une profession de foi
critique ! L’auteur du Journal s’est donc servi du miroir intérieur, moins miroitant,
mais qui capte les multiples faces de son évolution. C’est à travers le prisme du Moi
que Delacroix se regarde, et regarde autour de lui. Le Journal tient donc lieu d’un
confident auquel il pouvait adresser toutes ses idées sans crainte d’interruption, de
contradiction ou de trahison.
Sur le plan esthétique, et ceci compte avant tout autre chose, le Journal
explique à merveille la genèse de l’œuvre plastique du peinture. Aussi l’a-t-on
souvent considéré comme un esthéticien. Les auteurs des traités et des esquisses
d’esthétique, Français ou non Français, le considèrent toujours comme le penseur
qui leur permet de mieux saisir la valeur de l’œuvre d’art ; d’autant plus que
Delacroix, généreux qu’il était, ne manquait pas de noter soigneusement toute
réflexion qui lui semblait valable ou toute découverte technique.
Outre les ouvrages inclus dans le journal et qu’il serait intéressant de
recueillir, on trouve des remarques d’une importance capitale, qui concernent la
technique picturale. Cette technique, il est vrai, ne peut être entièrement saisie que
par un peintre. Cependant, la doctrine de Delacroix, si l’on peut ainsi parler, va
facilement à toutes les âmes. Cette doctrine humaine et artistique peut être ramenée
à ce qui suit :
L’humain : être soi, être vrai, c'est-à-dire honnête, franc et sincère. Choisir,
car la vie consiste à choisir librement et de son propre gré. Lutter pour exister
pleinement et posséder entièrement sa vie.
L’artiste : Avoir une connaissance quasi-universelle. Posséder son art (de
façon à pouvoir faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre pendant le
temps qu’il met à tomber du quatrième étage au sol), et le pratiquer toute sa vie.
Connaître toutes les règles sans s’en tenir à leurs limites, mais s’en servir afin
d’arriver à l’expression personnelle. Eviter la quête artificielle ou intentionnelle du
nouveau, car le nouveau provient par degré de l’évolution générale et en travaillant.
146
L’art : C’est de la réalité contemporaine que tout art doit tirer son essence
première. La nature doit être envisagée comme un dictionnaire et non comme un
aboutissement. Le style ou la technique, comme moyen d’expression et non comme
but. La concurrence de tous les éléments afin que l’œuvre atteigne sa plénitude.
Point de séparation entre la forme et contenu. Point d’imitation, mais continuation
en ayant recours aux procédés modernes de son temps.
Ce qui ressort au premier abord de cette doctrine, c’est sa modernité, dans le
sens que Delacroix aborde et tranche des problèmes qui soulèvent encore, de nos
jours, nombre de discutions. La leçon, s’il est permis d’employer ce terme, qui se
dégage de cette œuvre, de ce monument littéraire, c’est d’oser être soi afin de se
réaliser et d’exprimer son temps. Point de limitation pour l’artiste créateur. Point de
règles. A lui d’user, de plonger ses racines dans le terroir de son époque afin de
donner vie à sa propre vision. C’est là que Delacroix est moderne.
Si l’auteur du Journal accorde une grande importance au reflet, à
l’association de tous les éléments, c'est-à-dire a l’Unité, c’est qu’elle est la grande et
la profonde valeur que lui a inspirée la nature. Unité en tout et point de séparation.
Unité entre le corps et l’âme, le cœur et la raison, unité entre la forme et le contenu,
la ligne et la couleur ; unité entre le mouvement et l’ordre, la fougue et le calme.
En se réservant exclusivement pour sa peinture, et même en refusant le réel
dans sa perspective politique, Delacroix a retrouvé « les mêmes grandes inventions
qu’un Courbet ou un Daumier qui eux sont dans le mouvement profond du peuple »
(P. Daix : Delacroix le libérateur, p. 224). Car c’est sur le plan de la lutte et de la
douleur humaine qu’il est arrivé à transposer sa recherche, et par là à correspondre
avec son époque et qu’il continuera à correspondre avec les époques à venir. C’est
ce qui fait qu’il est parmi nous, et c’est ce qui lui donne sa continuité dans la vie,
continuité qu’il a refusé d’obtenir autrement que par son œuvre.
Si Delacroix, romantique par excellence, peintre de l’âme en plein
mouvement, a poussé le culte du Moi jusqu'à atteindre un certain degré de
narcissisme, il est, par son œuvre et par ses idées, le grand libérateur de la peinture
et le grand chaînon de l’évolution artistique. Sa grandeur vient de ce qu’il n’a jamais
cessé de chercher, de travailler, d’essayer de maîtriser son art et d’en posséder
entièrement le sens. Il n’a pas seulement libéré la peinture étatique et académique, il
a aussi transformé le rapport entre la peinture et le spectateur. Il a rompu cette
barrière invisible entre le tableau et le spectateur qui ne peut point regarder son
147
œuvre passivement, mais participe à sa formation, à son action et à la douleur qui en
ressort. C’est là aussi que l’on trouve une autre similarité entre lui et Goya.
Si Baudelaire a dit très justement : « Otez Delacroix et la chaîne de
l’évolution artistique reste à jamais brisée», c’est que Delacroix est effectivement
l’aboutissement de tous les siècles précédents et l’annonce des courants suivants. Il
est la cristallisation du Passé et le tressaillement de l’Avenir. Et si le XIXe siècle se
caractérise en tant que siècle-charnière, Delacroix présente le même attrait : c’est un
Génie-charnière. Il a ouvert la porte toute large, non seulement aux peintres, mais à
tous ceux qui ont besoin du beau, du vrai, de la douleur et de la lutte pour mieux
vivre ou pour avoir une vie meilleure.
148
Dates et Concordances
1798 : Le 26 Avril, naissance à Charenton Saint-Maurice de Ferdinand-Victor-
Eugène Delacroix, dont le père serait Talleyrand. Sa mère Victoire Oeben,
fille de l’ébéniste du roi, avait déjà donné naissance en 1779 à Charles-Henri
qui servit dans l’armée impériale ; en 1780 à Henriette, futur épouse de
Raymond Verminac et en 1784 à Henri, tué en 1807 par un boulet, le soir de
Friedland.
1799 : Naissance de Balzac
1802 : Naissance de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas, père
1803 : Naissance d’Hector Berlioz
1804 : Gros expose les Pestiférés de Jaffa. Naissance de Georges Sand
1806 : Installation à Paris de Madame Delacroix, son mari Charles Delacroix étant
mort à Bordeaux où il était préfet. Delacroix entre comme interne au Lycée
Imperial. Naissance de Daumier.
1813 : Premier séjour de Delacroix à Valmont. Naissance de R. Wagner.
1815 : 1er Octobre, Delacroix devient élève chez Guérin, sur la recommandation de
son oncle Henri Reisner.
1816 : Delacroix fait la connaissance de Soulier, qui, avec F. Guillemardet et F.
Leblond, anciens condisciples du Lycée Imperial, deviendra un de ses plus
fidèles amis. Le 16 mars, Delacroix entre à l’école des Beaux-Arts.
1819 : Delacroix peint, pour l’église d’Ocermont, la Vierge des Moissons. C’est la
première œuvre commandée. Géricault expose le Radeau de la Méduse.
Naissance de Courbet et de Jongkind.
1820 : Ruiné par les désastreuses opérations financières des siens, Delacroix est
réduit à faire, pour le Miroir, des caricatures et des charges satiriques.
1821 : Naissance de Baudelaire et de Flaubert.
149
1822 : Gros fait recevoir au Salon le Dante et Virgile aux Enfers. Le 3 septembre,
Delacroix commence son Journal de jeunesse. Les peintures noires de la
Quinta Del Sordo, de Goya
1823 : Mort de Prud’hon
1824 : Delacroix, qui intervient dans la bataille romantique, fréquente V. Hugo et le
Cénacle des jeunes écrivains, présente au salon le Massacre de Socio. Le 5
Octobre, fin du premier Journal. Mort de Géricault et de Byron.
1825 : 25 Mai, Delacroix arrive à Londres où il restera jusqu'à la fin d’Août. Au
cours de ce séjour, il fréquente les théâtres, découvre Shakespeare. En
septembre, il exécute les lithographies de Macbeth. Mort de David et de
Füssli.
1827 : Delacroix expose une Nature morte au homard et la Mort de
Sardanapale qui provoque dès l’ouverture du Salon un véritable scandale.
La préface de Cromwell, mort de W. Blake et de Beethoven.
1828 : Delacroix fait la suite de 19 lithographies de Faust. Mort de Goya et de
Bonington.
1830 : Delacroix présente la Liberté guidant le peuple.
La représentation d’Hernani, la symphonie Fantastique.
1831 : Le Rouge et le Noir.
1832 : Voyage de 6 mois en Afrique du Nord. C’est une date capitale dans la vie et
l’œuvre de Delacroix. Désigné grâce à l’intermédiaire de Mlle Mars, pour
accompagner le Comte Charles de Mornay, chargé par le gouvernement de
Louis-Philippe de négocier avec le Sultan du Maroc, le peintre s’embarque
le 11 janvier à Toulon, et arrive le 24 janvier devant Tanger. Mi-mai, il
séjourne en Espagne, fin juin, il fait une escale à Alger. Mort de Goethe.
1833 : Delacroix rencontre Jenny le Guillou à laquelle il va confier le soin de
diriger son intérieur. Le peintre est chargé de la décoration du Salon du Roi,
au Palais Bourbon. L’œuvre sera achevée en 1837.
1835 : Mort de Gros
1837 : Mort de Constable.
150
1838 : Delacroix est chargé de la décoration de la Bibliothèque du Palais-
Bourbon, qui ne sera achevée qu’en 1847.Mort de Talleyrand.
1939 : Voyage de Delacroix en Hollande avec Elisa Boulanger.
1840 : Delacroix est chargé de décorer la coupole et l’hémicycle de la Bibliothèque
de la Chambre des Pairs au Palais du Luxembourg qui sera achevée en 1846.
1842 : Et presque chaque année entre 1844 et 1846 Delacroix passe une partie de
l’été à Nohant chez G. Sand et Chopin. Mort de Stendhal.
1844 : L’amour de Delacroix pour sa cousine J.de Forget, depuis dix ans sa
maîtresse, est désormais partie intégrante de sa vie.
1846 : Baudelaire s’oppose, au Salon, à la comparaison devenu courante entre V.
Hugo et Delacroix.
1847 : 19 Janvier, début du second Journal. Delacroix est chargé de la décoration
de l’église Saint-Sulpice à Paris qui ne sera terminée qu’en 1861.
1848 : Mort de Chateaubriand.
1849 : Mort de Chopin
1850 : Delacroix voit se confier la décoration du plafond central dans la Galerie
d’Apollon au Louvre, qu’il terminera en 1851. Mort de Balzac.
1851 : Delacroix est chargé de décorer le plafond du Salon de la Paix à l’Hôtel de
ville, terminé en 1854. Mort de Turner.
1853 : Naissance de Van Gogh.
1854 : Delacroix passe quelque semaines à Augerville, chez son cousin Berryer, où
il retournera en 1855, en 1857 et en 1859. Il parle avec émotion dans son
Journal de cette maison de campagne. Il fait aussi plusieurs séjours à
Dieppe, où il contemple la mer durant des heures.
1855 : Ingres et Delacroix représentent la peinture française à l’Exposition
Universelle. Chacun a sa salle. Ingres expose 40 toiles, Delacroix 35.
Delacroix reçoit l’Ordre de la Légion d’honneur et la grande Médaille de
l’Exposition.
151
1957 : Delacroix est élu à l’Institut, après avoir essuyé sept échecs ! Baudelaire
présente les Fleurs du Mal, et Flaubert Madame Bovary.
1859 : Delacroix expose huit de ses toiles au Palais de l’Industrie, seul Baudelaire
rend hommage au maître malade et vieillissant. Rencontre de Claude Monet
et de Camille Pissarro. Naissance de Georges Seurat.
1860 : Grande exposition de peinture moderne : Delacroix participe avec Corot,
Courbet, Millet.
1861 : Edouard Manet débute au Salon et rencontre Baudelaire.
1862 : Claude Monet, Auguste Renoir, Alfred Sisley se rencontrent à l’Atelier de
Gleyre. Degas peint ses premières courses de chevaux à Longchamp.
1863 : 22 juin, fin du Journal de l’homme mur et de la vieillesse. Le 13 Août,
Delacroix expire à 7 heures du soir, 6, place Fürstenberg, où il était installé
depuis le 28 décembre 1857.
Naissance de Paul Signac.
152
Bibliographie
I- Œuvres Littéraires de Delacroix
1- Essais de Jeunesse :
Victoria, pièces de théâtre, en projet d’édition
Les dangers de la Cour, nouvelle, Aubanel, 1960
Alfred, nouvelle, publiée in les Nouvelles Littéraires, le 14 Août 1952.
2- Articles sur L’esthétique et sur les artistes célèbres :
Œuvres littéraires, II Tomes, Grés, paris 1923.
3- Notes consignées par Delacroix sur ses carnets, albums, et feuilles
volantes :
Journal d’Eugène Delacroix, présenté par Joubin, III tomes, Plon, Paris
1960.
Extraits du journal, présentés par Y. Hucher, 10-18, Paris 1963.
4- Correspondance :
Correspondance Générale : V tomes, Plon, Paris, 1936
Lettres Intimes, Piron, Gallimard, paris 1954.
II- Ouvrages consultés sur Delacroix
Baudelaire (Charles) : Vie et œuvre de Delacroix, in Œuvres complètes, La
pléiade, Belgique 1954.
Cassou (Jean) : Delacroix, Edition du Dimanche, Paris 1947.
153
Daix (Pierre) : Delacroix le libérateur, club des amis du livre, Paris 1963.
Escholier (Raymond) : Eugène Delacroix et sa consolatrice, librairie Armand
Colin, Paris 1932.
Florenne (Yves de) : Les plus belles pages de Delacroix, Mercure de France,
Mayenne 1963.
Gillot (Hubert) : Eugène Delacroix, les belles lettres, Paris 1928.
Huyghe (René) : * Delacroix ou le combat solitaire, Hachette, Paris 1964.
* Delacroix (Génie et Réalité), Hachette, Paris 1963.
* L’Esthétique de l’individualisme, à travers Delacroix
et Baudelaire, the Zaharof lecture, Oxford Press 1955.
Jullian (Philippe) : Delacroix, Albin Michel, Paris 1963.
Pelletier (Jean) : Delacroix, Hypérion, s. d.
Sérullaz (Maurice) : les peintures murales d’Eugène Delacroix, Temps, Paris
1963.
Sjoberg (Yves) : Pour comprendre Delacroix, Beauchesne, Paris 1963.
Wormser(Olga) : Attrait De Delacroix, la Farandole, Paris 1963.
Articles :
Lettres Françaises, No. 982 du 12 au 18 juin 1963, numéro consacré à
Delacroix.
Nouvelles Littéraires, No 1862 du 9 mai 1963, numéro consacré à Delacroix.
Paris Match, No. 734 du 4 mai 1963, reportage : Henriette Chaudet et Hubert
de Segonzac, pp. 66- 83.
Nous nous excusons du petit nombre de ces ouvrages :
Ce sont les seuls que nous ayons pu obtenir (en 1967)
154
III- Généralités
Alain : Propos sur l’esthétique, Presse Universitaire de France Paris 1949.
Baldensperger (Fernand) : La Critique et l’histoire Littéraire en France, au
XIX et au début du XX siècle, Brentano, New York 1945.
Baudelaire (Charles) : Œuvres complètes, la Pléiade, Belgique, 1954.
Berenson (Bernhard) : Esthétique et Histoire des Arts Visuels, Albin Michel,
Dijon 1953.
Boyé (Maurice Pierre) : La Mêlée Romantique, Julliard, Paris 1946.
Cassagne (Albert) : La théorie de l’Art pour l’Art en France, Lucien
Derbons, Paris 1959.
Courthion (Pierre) : Le Romantisme, Skira, 1961.
Escholier (Raymond) : La Peinture Française au XIX siècle, II vol.
Ferrand (André) : L’Esthétique de Baudelaire, Hachette, Paris 1933.
Freud (Sigmund) : Basic Writing, Modern Library, New York 1938.
Gauthier (Théophile) : Histoire du Romantisme, Bibliothèque-Charpentier,
Paris 1927.
Goethe (Johann) : Faust et le second Faust, Garnier, Paris, s.d.
Huyghe (René) : Dialogue avec le Visible, Flammarion, Paris 1955.
Ingres (Dominique) : Ecrits sur l’Art, La Jeune Parque, Paris 1947.
Kies : L’Art de tous les Temps, II vol, Sequoia, Bruxelles 1966.
Lalo (Charles) : Notions d’Esthétique, Presse Universitaire de France, Paris
1948.
Lavedan (Pierre) : Histoire de l’Art, PUF, Paris 1950.
155
Levaillant (Maurice) : l’Œuvre de Victor Hugo, Librairie Delagrave, Paris
1950.
Marx (Claude Roger) : Maîtres du XIX et du XX siècle : Coll. Les problèmes
de l’Art, Genève 1954.
Maurras (Charles) : Prologue d’un Essai sur la critique, Laporte Etroite, Paris
1932.
Michel (Michel Georges) : Les Grandes Epoques de la peinture Moderne
de Delacroix à nos jours, Brentano 1944.
Montaigne : Essais, II Vol. Garnier, Paris 1922.
Musset (Alfred de) : Comédies et Proverbes, Variétés, Québec Canada, 1945.
Pichois (Claude) : Philarète Charles et la vie littéraire au temps du
Romantisme, II vol. Librairie José Corti, Paris 1965.
Picon (Gaiton) : L’Œuvre d’Art et l’Imagination, Hachette, Paris 1955.
Pourtalès (Guiz de) : Chopin ou le Poète, Gallimard, paris 1963.
Raynal (Maurice) : Le Dix-Neuvième siècle, Formes et Couleurs Nouvelles,
de Goya à Gauguin, Skira, Genève 1961.
Schneider (Daniel) : The psychoanalyst and the artist, Mentor Book, 1962.
Senancour : Oberman
Tarlé : Talleyrand, éd. en langues étrangères, Moscou, 1958.
Valery (Paul) : Degas, Danse, Dessin, Gallimard, Paris 1949.
Van Tieghem(Philippe) : Petite Histoire des Grandes Doctrines Littéraires
en France, Presse Universitaire de France, Paris 1950.
Voltaire : Dictionnaire Philosophique, Garnier Flammarion, Paris 1964.
Ne figurent sur cet index que les ouvrages directement cités dans le texte.
156
Liste des planches
* Frontispice : Delacroix par lui-même ; et une de ses signatures
* La Barque de Dante
* La Liberté guidant le peuple
* Le Massacre de Scio
* La Mort de Sardanapale
* Femmes d’Alger dans leur appartement
* Femmes d’Alger dans leur intérieur
* Nature morte aux homards
* Tête de chat
* Cheval effrayé par l’orage
* Jeune orpheline au cimetière
* La lutte de Jacob avec l’Ange
* la lutte de Jacob avec l’Ange (détail)
* Verso première couverture : Première page du Journal ; Cheval et Cavalier
* Verso deuxième couverture : page de l’Album du Maroc ; page du Journal
avec croquis, daté du 13 septembre 1855
157
Table des matières
Avant-Propos ……………………………………………..
Introduction : Le Siècle, l’homme et le Journal ………..
Chapitre I :
Delacroix et la Cité : de lui-même, la dualité leitmotiv de sa vie et de son
œuvre ; de la femme, édifié par l’incident de sa naissance, Delacroix ne se maria
jamais, mais agira à la Casanova ; de l’homme, étant un composé bizarre et
inextricable de contradictions, seule l’amitié est le lien à maintenir ; de la société, le
dandysme, une des maladies du siècle, celui de Delacroix n’est pas un entrainement
mais une désignation. La bourgeoisie, toute de parvenus est à éviter ; Delacroix n’y
trouve de lien qu’à travers l’art ; de la politique, Delacroix trouve la politique des
slogans chimériques, il ne prend part que dans la mesure où cela l’aide en tant que
peintre ; de Paris, scènes et coulisses des bouleversements, Paris est antipathique au
peintre qui pense à un pays de cocagne ; du progrès, Delacroix condamne le Progrès
qui tient du bourgeois, des capitaux et non de l’artiste, qui se reflète sur la matière et
non sur les hommes.
Conclusion sommaire : Delacroix est en désaccord avec la Cité……………..
Chapitre II : Delacroix Esthéticien :
Du Beau, étant relatif, tout artiste doit l’exprimer d’après sa propre vision ; de
l’Art, nécessite la vie entière. C’est à la réalité contemporaine qu’il doit prendre son
point de départ. Point de séparation entre idée et forme ; l’Artiste, il a comme
mission de continuer le rêve du Créateur. Il doit avoir une connaissance très étendue
de son art et le pratiquer sans arrêt ; Génie, Talent, Imagination, deux sortes de
Génies : génie-nés et génie-maniérés. Le Talent : funeste fardeau. L’Imagination :
première qualité de l’artiste ; du Travail, seul moyen d’échapper à l’ennui et d’aller à
la rencontre de toutes les âmes ; Musique et Musiciens, la musique c’est la
nourriture de l’âme. Les maîtres préférés Mozart, Beethoven et Chopin, par contre,
Berlioz et Wagner seront des prétendus novateurs ; Littérature et Hommes de
158
Lettres, la littérature c’est l’art de tout le monde. Delacroix préfère les Anciens aux
Modernes, noyés dans la sensiblerie. Il condamne Hugo et Balzac, décèle le mérite
de Stendal ; du Style, doit être simple, vrai, secondaire à l’idée, employé comme
moyen et non comme but ; Architecture et Sculpture, l’architecture est un domaine
qui se suffit à lui-même, ne prend rien à la nature et unit l’art à l’utile. Condamne le
réalisme en sculpture ; Peinture et peintres, domaine inépuisable, la peinture c’est la
vie. La nouveauté réside dans l’esprit qui la crée. Delacroix exige la concurrence de
tous les éléments, préfère les peintres de verve chromatique et condamne les
mignardes ; Photographie, très utile par rapport au peintre. La différence entre
l’appareil et l’artiste réside dans le choix.
Conclusion sommaire : point d’imitation, point de règles. Delacroix, le
moderne, le libérateur, condamne ceux qui appliquent sa théorie ! .……………
Chapitre III : Delacroix artiste :
A : Delacroix Peintre, a recours à toutes les données afin d’exprimer la lutte
de l’humanité ; Peintre mural, atteint au sommet d’un classicisme simplifié et en
mouvement ; Peintre d’histoire, c’est la souffrance humaine qui l’intéresse ;
Paysagiste, précurseur immédiat des impressionnistes ; Portraitiste, pénètre la partie
intime de l’être ; Animalier, révèle les différents états d’âme de la bête ; Religieux,
correspond avec la religion par son côté artistique, la Bible n’est qu’une mine
féconde pour l’imagination ; Peintre d’humanité, seul le drame de l’Homme
l’intéresse ; Ecrivain, avide d’expression, il essaye toutes les formes : articles, seule
forme achevée de son vivant ; dictionnaire des Beaux-Arts, fruit de son expérience
personnelle, reste inachevé dans le Journal ; Le journal, entrepris à deux reprises,
Monument unique, contient plusieurs œuvres en germination ; Sa Correspondance,
allant d’un trait, elle révèle Delacroix malgré lui ; Son Style, expansif, spontané,
érudit, impressionniste ; Ses Maximes, Delacroix égale par sa pensée les grands
écrivains. B : Delacroix Critique : juge partiellement et avec parti-pris ; Littéraire,
condamne la littérature moderne pour sa sensiblerie, injuste envers Hugo et Balzac ;
Musical, même attitude qu’en littérature, condamne injustement Berlioz qui tourna
le dos aux règles convenues ; Critique d’Art, fait le choix de l’histoire, plus clément
envers les peintres.
Conclusion sommaire : chaînon entre le passé et l’avenir, il est précurseur en
technique et en vision. Pousse le culte du Moi à l’extrême, il est atteint de
narcissisme et condamne ses vrais émules……………………………………
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Chapitre IV : Delacroix Romantique :
A : Fougueux : le romantisme, libre manifestation des impressions
personnelles. Delacroix introduit fougue et mouvement. Grands thèmes : la vie et la
mort. La Vie, c’est à travers la nature qui seule possède le secret de l’unité que
Delacroix communie ; La Mort, c’est un point de départ pour son expression
artistique. Elle représente lutte, révolte et accusation ; Le Cheval, Delacroix y voit
une sorte d’identification à ses instincts et à ses états d’âme ; Le Plaisir, il est
toujours gâté par la nuit de l’âme. B : Nostalgique : Delacroix sacrifie tout à la
tranquillité, déesse du travail ; Spleen, causé par l’éloignement et par l’âge, mais il
n’est que transitoire ; le Souvenir, envisagé comme source de jouissance et non
d’amertume ; Psychologie, Delacroix parle de l’inconscient et du mécanisme du rêve
bien avant Freud, né en 1856 ; l’Amour, passager, prête à d’irrémédiables blessures ;
le Bonheur, c’est la réalisation de soi-même par le travail. C : Religieux : par la
solitude et le travail Delacroix atteint un certain degré de mysticisme : Dieu, « Il est
en nous » ; la Mort, Delacroix ne l’admet pas comme fin ; l’Ame, force nécessaire
pour le corps, impérissable, portion du Grand Etre ; le Spiritisme, Delacroix croit à
la réincarnation, mais rejette l’idée du spiritisme quand elle touche à l’art ; l’Eglise,
Théâtre où se déroule la comédie des prêtres ; la Religion, Delacroix ne correspond
que par le côté pittoresque qui est une grande possibilité pour l’imagination ; la
Bible, mine féconde de motifs ; Testament du peintre, sa peinture murale de Saint-
Sulpice.
Conclusion sommaire : Delacroix glorifie la lutte de l’homme, la lutte pour
vivre et non pour mourir…………………………………………………………
Conclusion Générale : Le Journal est une œuvre qui n’a pas livré tout son
sens : elle contient plusieurs œuvres en germination ou qui restent à cueillir.
Delacroix est la cristallisation du passé et le tressaillement de
l’avenir…………………
Dates et Concordances ……………………………………………………
Bibliographie ………………………………………………………………
Liste des planches …………………………………………………………
Table des matières ………………………………………………………..
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