Campus adventiste du Salve
Facult adventiste de thologie
Du bon usage des richesses Etude exgtique et narrative
de la parabole du gestionnaire avis (Lc 16.1-13)
Mmoire
prsent en vue de lobtention
du Master en thologie adventiste
par
Arsne BOLIN
Directeur de recherche : Luca MARULLI
Assesseur : Roland MEYER
Collonges-sous-Salve
Mai 2012
2
Remerciements
Je tiens remercier ma femme, Karine, qui a pris cinq annes de sa vie pour me
permettre de rpondre lappel que je ressentais depuis longtemps. Sa
contribution et son soutien furent grands.
Merci Marie-Louise, Emeline et Bernus pour leur soutien constant.
Je souhaite remercier tous les professeurs de la Facult pour lenseignement
quils mont apport pendant ces cinq annes, mme si nous divergeons parfois
dans nos approches.
Je tiens dire merci dune manire spciale mon directeur, Luca Marulli, pour sa
disponibilit et aussi pour laide quil ma apporte dans ma recherche, mme sil
ne partageait pas ma position certains moments.
Merci galement Daniela Gelbrich pour ses traductions de lallemand.
Je remercie Corinne Egasse pour sa contribution technique et ses
encouragements.
Merci enfin Jol Villers pour son accompagnement et ses conversations durant
ces cinq annes o nous avons travaill ensemble au jardin.
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Abrviations
BCPE Bulletin du Centre protestant dtudes
Bib. Biblica
CBQ Catholic Biblical quarterly
ConQ The congregational quarterly
CTM Concordia theological monthly
ETR Etudes thologiques et religieuses
ExpTim Expository times
FV Foi et vie
HBT Horizons in Biblical theology
JBL Journal of Biblical literature
JThS The Journal of theological studies
NBS La Nouvelle Bible Segond
NRTh Nouvelle revue thologique
NTS New Testament studies
RB Revue biblique
REAug Revue des tudes augustiniennes
RThPh Revue de thologie et de philosophie
SEGW Studien der evangelischen Geistlichkeit Wirtembergs
SmBib Smiotique et Bible
TOB La Bible. Traduction cumnique
TLZ Theologische Literaturzeitung
TSK Theologische Studien und Kritiken
VC Verbum Caro
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Introduction
Luvre littraire de Luc offre un premier volet lEvangile qui invite dcouvrir
le ministre terrestre de Jsus. Sa rdaction fait suite un travail dinvestigation
par le recours aux sources premires. Cest ce que lauteur explique Thophile,
qui est le premier bnficiaire de son uvre, des sicles avant nous tous. La
particularit de son uvre se poursuit dans un deuxime tome : les Actes des
Aptres.
Il est reconnu quen parlant en paraboles, Jsus se place dans une tradition
littraire forte, car ds les premires traditions chrtiennes, les paraboles de Jsus
taient comprises comme des allgories mystrieuses et complexes, dans
lesquelles chaque personnage et action devait tre dchiffr tel un cryptogramme.
Cest dans cette perspective que Jeremias trouve que les paraboles de Luc ont
des expressions qui supposent une architecture hellnistique, la procdure
judiciaire romaine, des cultures potagres et des paysages non palestiniens1.
La parabole du gestionnaire avis est une cruxinterpretum. En effet, que signifie-t-
elle ? Fait-elle porter laccent sur le bon usage des biens matriels ? Sur
linsolente dbrouillardise finalement rcompense ? Sur lattitude existentielle
face limminence de la parousie ou de la mort ? Le gestionnaire est-il finalement
honnte ou malhonnte ? Comment faut-il dcouper le texte ? La pricope
sarrte-t-elle au v. 8, au v. 9 ou au v. 13 ? Qui sont, au v. 9, les amis que lon
doit se faire et le Mammon dinjustice ? Que reprsentent, au mme verset, les
tentes ternelles 2 ? Cette parabole est une exclusivit lucanienne et fait partie
de ce que lon peut appeler le bien propre de lauteur3. Elle est lune des seules
1 Joachim JEREMIAS, Les paraboles de Jsus, Livre de vie 86, Paris, Seuil, 1984, p. 41, 42. 2 Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (15,119,27), Genve, Labor et Fides, 2010, p. 65, 66. 3 Les paraboles qui ne se retrouvent que chez Luc sont : les deux dbiteurs (7.41-43) ; le bon Samaritain (10.25-37) ; lami qui on vient demander de laide (11.5-8) ; le riche insens (12.16-20) ; le figuier strile (13.6-9) ; la porte ferme (13.25-27) ; les places table (14.7-11) ; le btisseur de tour et le roi qui part en guerre (14.28-32) ; la drachme perdue (15.8-10) ; lenfant prodigue (15.11-32) ; lintendant habile (16.1-8) ; le riche et le pauvre Lazare (16.19-31) ; le salaire
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qui ait mis les auditeurs de Jsus, les exgtes et les chrtiens travers les ges
devant un tel embarras, avec toujours une mme question : pourquoi et comment
Jsus peut-il prendre en exemple un tel homme ?
A la parabole se rattache une srie de logia (v. 9-13) sur largent et Dieu qui
semble vouloir donner un claircissement la parabole elle-mme. Plusieurs
hypothses ont vu le jour, comme par exemple celle de Franois Bovon, qui
dlimite la parabole du v. 1 au v. 9, aprs quoi Luc vient agglutiner une srie de
sentences explicatives, dabord les v. 8b et 9, puis les v. 10-13, qui, relis entre
eux et avec ce qui prcde par le mot-crochet Mammon, constituent une variation
sur le thme de la parabole4 ; ou comme celle de Bailey, qui considre que la
pricope (v. 1-13) se dcoupe en une parabole sous forme potique de ballade
(v. 1-8), suivie dun deuxime pome (v. 9-13)5.
Notre travail se droulera en trois temps. Tout dabord nous ferons un tour
dhorizon de linterprtation de la parabole au cours de lhistoire jusqu nos jours,
afin den dgager les principales problmatiques. Dans un deuxime temps, nous
tudierons le texte de la parabole (v. 1-8) et des logia (v. 9-13) sur le plan
synchronique : critique textuelle, tude du contexte et analyse littraire. Puis
ltude sorientera sur le plan diachronique avec une mise en perspective
historique, la fois socio-conomique et socioculturelle. Dans un troisime temps,
nous effectuerons une relecture de la parabole sous langle de lthique
conomique en regard de laccomplissement eschatologique.
du serviteur (17.7-10) ; le juge inique (18.1-8) ; le pharisien et le publicain (18.9-14) ; voir Michel GOURGUES, Les paraboles de Luc. Damont en aval, Paris, Mdiaspaul, 1997, p. 6. 4 Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (15,119,27), p. 67 ; voir aussi Pierre BIGO, La richesse comme intendance, dans lvangile. A propos de Luc 16:1-9 , NRTh 87 (1965), p. 267-271 ; Andr FEUILLET, La parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare (Lc 16,19-31) antithse de la parabole de lintendant astucieux (Lc 16,1-9) , NRTh 101 (1979), p. 212-223. 5 Kenneth E. BAILEY, Poet and peasant. A literary-cultural approach to the parables of Luke, Grand Rapids, Eerdmans, 1983, p. 95, 110-113.
I. Etat de la recherche sur la parabole du gestionnaire avis
7
Dans cette premire partie, nous ferons tat de lhistoire de linterprtation de la
parabole du gestionnaire avis, depuis lEglise ancienne jusqu lapport moderne
du XIXe au XXIe sicle, en passant par les interprtations mdivales et de la
Rforme6. Cette synthse sappuyant sur des interprtations de la parabole au
cours de lhistoire, nous verrons si la recherche moderne a apport des
contributions nouvelles ou ouvert dautres voies danalyse, ou bien confirm les
plus anciennes. En outre, nous ferons tat des contributions plus orientes sur le
plan socio-conomique. Ce kalidoscope de la comprhension de la parabole du
gestionnaire avis nous offrira sous ses diffrents regards des images toutes
aussi saisissantes et tonnantes lune que lautre, et parfois mme
embarrassantes.
A. Interprtation dans lEglise ancienne : mergence dune tradition de la charit
La gne concernant linterprtation de la parabole du gestionnaire avis apparat
chez les Pres de lEglise par des silences surprenants, peu de Pres traitant la
parabole7. Tertullien y fait vaguement allusion, Origne sexprime peu dessus,
Lorsque le thme est abord, il lest la demande dun correspondant, ou bien
trait avec pour consigne : tout nest pas imiter8. Les interprtations proposes
sont diverses mais utilisent toujours la mme mthode hermneutique. Les
exgtes de lpoque ne prennent pas en compte la place occupe par le texte
6 Nous empruntons le dcoupage des trois priodes considres et leur intitul Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history of the parable of the Dishonest Steward (Luke 16:1-9) , in WALTERS Patricia (d.), From Judaism to Christianity. Tradition and transition. A Festschrift for Thomas H. Tobin, S.J., on the occasion of his sixty-fifth birthday, Supplements to Novum Testamentum 136, Leiden, Brill, 2010, p. 145-152. 7 Pour linterprtation patristique de la parabole, nous sommes particulirement redevable la synthse de Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle, du IIe au XVIIIe sicle , Revue des tudes augustiniennes 38 (1992), p. 89-123. 8 Dans son commentaire sur Lc 16, CYRILLE DALEXANDRIE (Ve sicle) souligne : Il ne faut pas scruter avec attention et scrupule toutes les parties de la parabole, pour viter que le discours ne se prolonge au-del de la mesure. [] Toutes les parties de la parabole ne se prtent donc pas une explication dtaille, mais on doit retenir celles qui peuvent servir dexemple pour donner un enseignement ncessaire grce auquel on pourra exposer ce qui sera utile aux auditeurs. Cit par Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 90.
8
dans son contexte, la manire dont il est insr ni sa structure9. Ils ne se posent
quune question : qui est lintendant infidle ? Cette question est la cl gnrale de
linterprtation autour de laquelle ils organisent explications et justification, puis
vient la leon morale appliquer.
1. Sens du mot Linterprtation de la parabole repose dabord sur le sens du mot ,
rgisseur de la maison . Les Pres grecs fondent donc leurs interprtations sur
ltymologie d, ainsi : Loikonomos est figure de lhomme qui,
dpositaire de la volont divine, gre titre transitoire un monde qui ne lui
appartient pas10. Lhomme est donc un immigr, un exil susceptible dtre
dpouille ou chass quand il plaira Dieu.
Cyrille dAlexandrie, au Ve sicle, prendra la premire partie du mot ,
savoir , la maison , en la lisant plutt , les biens personnels . Avec
une telle orientation tymologique, lintendant reprsente les chrtiens riches qui
ont pour devoir de subvenir aux besoins des pauvres. La gnrosit de lintendant
se fait avec les biens de son matre et non avec les siens propres ; Dieu est donc
le propritaire de nos possessions11.
Dans la Vulgate, est rendu par le mot villicus, qui dsigne un esclave
rgisseur dun domaine rural12. Cest donc sur la Gense que les exgtes vont
sappuyer pour dire que le villicus reprsente lhomme fermier du monde. Mais
certains latins, comme Jrme, prfrent utiliser le terme dispensator13, celui qui
9 JEROME, Lettre CXXI Algasia, VI, in Lettres, t. 7, trad. LABOURT Jrme, Paris, Les belles lettres, 1961, p. 27, est pratiquement le seul attirer lattention sur le fait que le discours, la diffrence de ceux qui lentourent, sadresse exclusivement aux disciples : Il parlait, dautre part, rapporte lvangliste, galement ses disciples sans doute en parabole, comme dabord aux scribes et aux Pharisiens en parabole pour les exhorter la clmence. 10 Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 92, se rfre ASTERIOS DAMASEE (Patrologi graec, t. 40, p. 179), lui-mme repris par JEAN CHRYSOSTOME (Patrologi graec, t. 61, p. 785-788). 11 Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 93, n. 16, cite CYRILLE DALEXANDRIE (Patrologi graec, t. 72, p. 811) : Dans lesprit de Dieu, [les chrtiens riches] ont tout simplement t nomms les conomes des pauvres : en effet, oikonomos vient de distribuer les biens de sa maison. 12 Voir article vilicus , in GAFFIOT Flix, Dictionnaire latin-franais, Paris, Hachette, 2000, p. 1704. 13 JEROME, Lettre CXXI Algasia, VI, p. 28 ; voir Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 93.
9
gre lensemble des biens. Une fois cette ligne directrice fixe, les exgtes
interprtent les dtails de la parabole qui saccordent le mieux avec le sens quils
ont donn au mot .
2. Interprtation conomique Dans lAntiquit, la parabole avait surtout un sens conomique. Pour nombre de
Pres de lEglise, le gestionnaire est limage de lhomme soucieux dassurer son
salut. Linterprtation traditionnelle propose la morale suivante : Soyez de bons
gestionnaires du monde dici-bas14. Ainsi la parabole du gestionnaire avis est
une invitation que le matre, Dieu ou Jsus, adresse au chrtien afin de changer
sa situation : rends compte de ta gestion ! Cet appel est pressenti comme se
rapportant au moment de la mort ou du jugement. La stratgie du gestionnaire est
peu commente, on la rattache le plus souvent aux sentences sur le bon usage de
largent dans les versets qui suivent la parabole (Lc 16.9-13) ; lenseignement tir
sert appeler la gnrosit. Ainsi, ds le IIe sicle, sous la plume de Clment
dAlexandrie, qui sera suivi par Cyrille dAlexandrie, la parabole est comprise
comme une exhortation la charit15.
A la mme poque, Tertullien souligne quon ne doit pas se laisser contrler par
largent. Il affirme que le choix entre deux matres produit ncessairement du
mpris pour lun des deux. En effet, pour les pharisiens, Mammon ne personnifiait
pas le Dieu crateur, mais largent quils cherchaient acqurir tout prix16.
Lironie de Jsus ce sujet faisait mouche pour les pharisiens, car ils savaient que
Mammon dsignait largent17. Marcion, qui sopposait gnralement Tertullien,
saccordait pourtant avec lui sur cette interprtation. Les aptres qui ont fond
lpiscopat demandaient aux disciples que leur scurit soit fonde sur leur foi en
Jsus et non sur leur foi dans largent18.
14 Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 92. 15 CLEMENT DALEXANDRIE, Quis dives salvetur 13 ; CYRILLE DALEXANDRIE, Commentary on the Gospel of Saint Luke, trad. SMITH R. Payne, Astoria (NY), Studion, 1983, p. 439-441 ; cits par Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history , p. 145, 146, n. 2. 16 TERTULLIEN, Contre Marcion, IV, XXXIII, 2, t. 4, Sources chrtiennes 456, trad. BRAUN Ren, Paris, Cerf, 2001, p. 403 : En effet vous ne pouvez servir Dieu assurment celui quon les voyait servir et Mamn , qui ils se consacraient davantage. 17 Ibid., IV, XXXIII, 1-5, p. 401-405. 18 TERTULLIEN, Les prescriptions contre les hrtiques, XIV, in uvres, t. 2, trad. GENOUDE M. DE, Paris, Vivs, 1852, p. 446 : Fais-toi un rempart de ta sagesse et non de ton or. Car tu ne seras
10
Ambroise tient le mme discours au IVe sicle, et rejoint Tertullien sur linvitation
choisir dtre esclave de Dieu ou de Mammon. Il ne commente pas la parabole,
mais sappuyant sur linterprtation traditionnelle, il insiste sur les leons portant
sur Mammon et largent et dclare ce titre quon ne peut servir deux matres
non pas quil en existe effectivement deux, mais en ne choisissant pas Dieu, lon
se place sous le joug de lesclavage. Ds lors, il ne sagit pas de juste pouvoir,
mais dinjuste esclavage19. Pour Ambroise, le gestionnaire est lou pour stre
mnag des appuis en remettant les dettes au nom du matre.
Jrme, son contemporain, prtend quil ne faut pas chercher ailleurs la manire
de comprendre la parabole, ni chercher dterminer le sens des diffrents
personnages. Partant de ce principe, le gestionnaire de linique Mammon est lou
par la voix de son matre qui a support les dpenses. Il loue lingniosit du
gestionnaire qui sest conduit de faon malhonnte envers son matre, mais est
avis envers lui-mme. En conclusion, Jsus serait enclin louer ses disciples
sils montrent de la misricorde envers ceux qui leur sont confis20.
La plupart des interprtes anciens considrent que la conduite du gestionnaire est
immorale et que Jsus loue sa sagesse et non son comportement. Les loges du
matre sont rarement comments, les Pres conseillent de ne pas les prendre la
lettre, ils mettent laccent sur la deuxime partie : parce quil avait agi avec
prudence . Au IVe sicle, Augustin est le premier faire cette mise en garde :
Nallons pas croire que tout doit tre imit : si celui qui commettait un vol tait
lou par le Seigneur, ceux-l plaisent encore beaucoup plus au Seigneur qui
accomplissent ces bonnes uvres en son nom21. Avec cette dclaration,
Augustin sinscrit dans une longue tradition dinvitation aux bonnes uvres et la
charit, inaugure par Clment dAlexandrie. Il soulignera, et Jean
point labri des fureurs du peuple, pour avoir corrompu quelques soldats mercenaires. Pour te protger, tu nas besoin que de la foi et de la sagesse. 19 AMBROISE DE MILAN, Trait sur lvangile de saint Luc, VII, 245, vol. 2, Sources chrtiennes 52 bis, trad. TISSOT Gabriel, Paris, Cerf, 1976, p. 99 : Et cest justement quil a parl dargent diniquit, parce que lavarice tentait nos penchants par les appts varis des richesses, si bien que nous voulions tre esclaves des richesses. 20 JEROME, Lettre CXXI Algasia, VI, p. 28. 21 AUGUSTIN, Quaestiones Euangeliorum, Patrologi latin, t. 35, p. 1348 ; cit par Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 103.
11
Chrysostome aussi, que les gains obtenus par des moyens malhonntes peuvent
quand mme tre utiliss pour le royaume22.
Ces interprtations ont permis de fournir des conseils considrs comme utiles
aux chrtiens : pratique de la pnitence, aumne, gestion des biens de ce monde.
Ce sont ces conseils thiques et pratiques qui expliquent que cette faon de lire la
parabole ait perdur. Les interprtations proposes par les Pres ne rsolvent pas
toutes les questions souleves par la parabole, loin de l. Pour les expliquer ou
les contourner, ceux-ci doivent faire preuve dingniosit et daccommodements.
3. Interprtations allgoriques Certains des Pres, moins proccups par un enseignement pratique, ont donn
des interprtations allgoriques qui nont pas t retenues par lexgse
traditionnelle. Ainsi la question : qui est le gestionnaire ? des rponses
tonnantes ont t mises.
a. Thophile dAntioche et lallgorie de laptre Paul La plus ancienne interprtation de la parabole de Lc 16.1-8 remonte au IIe sicle,
et elle ne manque pas doriginalit. Thophile, vque dAntioche, considre que
lconome infidle est une allgorie de laptre Paul avant sa conversion le
perscuteur qui grait mal son service Dieu. Son bref commentaire ne nous est
plus connu que par une citation quen fait Jrme, en rponse la demande dune
correspondante concernant la parabole :
Si tu demandes pourquoi il est appel intendant diniquit quand il observait la Loi dorigine divine, en voici la raison : ses sacrifices taient corrects, mais il ne les rpartissait pas bien : il croyait au Pre, mais perscutait le Fils ; il tenait Dieu pour tout-puissant, mais niait lEsprit-Saint. Ainsi laptre Paul fut-il plus prudent, en transgressant la Loi, que ceux qui taient jadis les fils de lumire ; car ceux-ci, cantonns dans lobservation de la Loi, ont perdu le Christ, qui est la vraie lumire de Dieu le Pre23.
b. Origne et lallgorie du salut Au IIIe sicle, Origne naborde que les v. 5-7 de Lc 16. Le prince de lexgse
allgorique voit dans les dettes dues au matre et dans les billets une allgorie de
22 JEAN CHRYSOSTOME, Homiliae in Matthaeum 5.8 ; AUGUSTIN, Sermones 359A.15 ; cits par Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history , p. 146. 23 THEOPHILE DANTIOCHE, cit par JEROME, Lettre CXXI Algasia, VI, p. 32 ; voir aussi William LOADER, Jesus and the rogue in Luke 16,1-8a. The parable of the Unjust Steward , RB 96 (1989), p. 529.
12
lenregistrement des pchs et de leur effacement mentionns en Col 2.14. Pour
lui, il y a deux types de billet : celui crit par Dieu et lautre crit par nous. Notre
billet est le reu de nos pchs. Il rapproche ces billets des livres ouverts devant
le tribunal divin dcrit en Dn 7.10, lheure des comptes tant une allgorie du
jugement. Mais grce Jsus-Christ, le billet du pch devient une
reconnaissance de dette cloue la croix : Remarque que lorsque tu es venu
la croix du Christ et la grce du baptme, ta reconnaissance de dette a t
cloue la croix et a t efface dans leau du baptme24. Le seul billet que lon
garde est celui de Dieu, crit par le Saint-Esprit.
c. Tertullien et Ambroise et lallgorie de lhistoire du salut Tertullien nous livre une explication de la parabole comme allgorie de lhistoire du
salut. Selon lui, la parabole sadresse au peuple juif qui lon retire lintendance
du service de Dieu, alors quil aurait d dlivrer les paens de leur dette de pch.
Au lieu de devenir amis des paens, comme le fait le gestionnaire, les Juifs les ont
traits durement ; ils ne seront donc pas accueillis dans les demeures ternelles.
Le peuple juif na pas gr correctement sa mission de peuple lu. Le gestionnaire
devient le reflet de ce quauraient d faire les Juifs : accueillir le royaume du salut.
Ambroise soutient cette interprtation, le gestionnaire est donc prsent comme le
reprsentant dune partie de lhumanit, le peuple juif, qui a oubli quil nest pas
propritaire des richesses ternelles25.
d. Gaudence et lallgorie du Malin Gaudence, vque de Brescia de 397 408, dans lun de ses sermons en
rponse un certain Serminius, identifie abruptement le gestionnaire :
lintendant diniquit, cest mon avis, le diable26 , qui Dieu a donn un
24 ORIGENE, Homlies sur la Gense, XIII, 4, Sources chrtiennes 7 bis, trad. DOUTRELEAU Louis, Paris, Cerf, 1976, p. 331. 25 AMBROISE DE MILAN, Trait sur lvangile de saint Luc, VII, 247, vol. 2, p. 99 : Il semble donc que les Juifs soient accuss de fraude et davarice ; aussi nayant pas t fidles sur larticle des richesses, quils savaient ntre pas eux car les biens de la terre ont t donns tous pour lusage commun et quils auraient certes d partager avec les pauvres, ils nont pas mrit non plus de recevoir le Christ : Zache, pour lacqurir, a offert la moiti de ses biens. Un auteur contemporain se revendique hritier de TERTULLIEN : Edmondo LUPIERI, Mammona iniquitatis. Can we make sense of the parable of the Dishonest Steward ? , in WALTERS Patricia (d.), From Judaism to Christianity. Tradition and transition. A Festschrift for Thomas H. Tobin, S.J., on the occasion of his sixty-fifth birthday, Supplements to Novum Testamentum 136, Leiden, Brill, 2010, p. 134, n. 8. 26 GAUDENCE, Patrologi latin, t. 20, p. 977 ; cit par Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 111.
13
certain pouvoir sur les hommes, dont il a abus, les poussant commettre le mal,
jusquau jour o Dieu menace de le chasser.
Alors cet tre pervers, qui considre que ses gains sont constitus par la mort des hommes, se met rflchir, saisi dangoisse, parce que le Seigneur sapprte lui enlever son pouvoir. [] Il va lemporter sur les dbiteurs de son matre (cest--dire ceux qui sont pris dans les dettes du pch) non en les combattant visage dcouvert, mais en les trompant habilement grce une bienveillance mensongre : ainsi, quand il les aura tromps par cette fausse bont, il sera reu dans les maisons de ceux qui doivent tre condamns avec lui pour lternit. En effet, le diable considre que le meilleur remde aux supplices qui lattendent, cest quil trouve beaucoup de gens pour les partager avec lui27.
Finalement, la morale de cette interprtation allgorique extrme et anecdotique
est la mme : le chrtien est appel imiter lhabilet et lhabilet seulement
du diable loue par Dieu28.
B. Interprtations mdivales et de la Rforme : approfondissement de la tradition
Au Moyen Age, la parabole est gnralement comprise comme une condamnation
du comportement du gestionnaire et une exhortation la gnrosit, partir du
commentaire (v. 9-13) qui suit la parabole29. Au XIIIe sicle, le franciscain
Bonaventure, lun des principaux thologiens scolastiques, illustre bien ce courant
de linterprtation. Il divise la parabole en deux parties : lune, le v. 8, est un
exemple explicite imiter, celui de la prudence ; tandis que lautre, les v. 1-7,
dcrivant le mauvais comportement du gestionnaire, est une allgorie de la
misricorde dont bnficieront les chrtiens au jugement final, alors quils auront
dilapid cette misricorde et les dons de Dieu comme la fait lintendant30.
Anselme, archevque de Cantorbry (XIe-XIIe sicle), et le pape Innocent III (XIIe-
XIIIe sicle) proposent une interprtation ecclsiale, qui voit dans le gestionnaire
27 GAUDENCE, Patrologi latin, t. 20, p. 977. 28 Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 114. 29 Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history , p. 147. 30 BONAVENTURE, Commentary on the gospel of Luke, vol. 2, trad. KARRIS Robert J., New York, Franciscan Institute Publications, 2003, p. 1470-1489 ; rsum par Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history , p. 147.
14
un responsable dEglise : Lintendant dsigne un gouvernant de lEglise, dit
Anselme. Mais bien souvent, il arrive que celui qui a reu la charge de gouverner
lEglise ne regarde que les biens de la terre, nglige les biens spirituels, et, en
vivant mal, dtruise la religion par ses mauvais exemples, dans le cur de ceux
qui lui sont soumis31. Lintendant, responsable dEglise, se situe entre Dieu, le
matre, et les dbiteurs, qui sont les hommes venant se confesser. Le matre
demande des comptes : cest lallgorie de la mort et du jugement. Les invitations
adresses lintendant sont pour lui occasion dexamen de conscience. Les
remises de dette sont dans ce cas une valuation des pnitences pour les
hommes venant se confesser.
Luther et Calvin sont opposs aux interprtations allgoriques. Ils considrent que
la parabole parle du besoin de gnrosit parmi les chrtiens32. Luther juge que la
difficult du texte nest pas dans laction immorale du gestionnaire mais dans le
potentiel du texte enseigner le salut par les uvres et lexistence dautres
mdiateurs. Il sattache montrer que ce texte illustre les uvres de compassion
dcoulant de la foi, comme dans la scne du jugement de Mt 25. Selon lui, seul le
chrtien renouvel par la parole de Dieu est capable de saisir sa situation
dramatique et dagir avec intelligence. De plus, en toute cohrence avec sa
thologie oppose lintercession des saints, il se refuse croire que le
terme amis au v. 9 serve expliquer le rle des saints33. Calvin en donne une
interprtation eschatologique : Combien il est stupide de vouloir linterprter
dans chaque dtail ! Le Christ signifie simplement que les enfants de ce monde
sont plus diligents dans lattention quils accordent leurs propres intrts
passagers que les enfants de lumire leur bien-tre ternel34.
31 Reformul par Pierre MONAT, Lexgse de la parabole de Lintendant infidle , p. 106. 32 Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history , p. 148. 33 Selon Frdric GODET, Commentaire sur lvangile de saint Luc, t. 2, 4e d., Neuchtel, Nouvelle L.-A. Monnier, 1969, p. 76. 34 Jean CALVIN, Harmony on Matthew, Mark and Luke, II, p. 177 ; cit par Donald R. FLETCHER, The riddle of the Unjust Steward. Is irony the key ? , JBL 82 (1963), p. 18.
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C. Interprtations modernes : remise en cause de la tradition
A partir du XIXe sicle, lintroduction des mthodes critiques appliques ltude
de la Bible et lexgse a conduit distinguer la parabole originelle prononce
par le Jsus historique (presque unanimement considre comme authentique35)
et le commentaire des v. 8b-13 ajout par lEglise ancienne. Lhistoire de la
rdaction et les mthodes littraires sintressent au rapport de la parabole avec
son contexte littraire actuel et avec la construction gnrale de lEvangile selon
Luc, do lintrt pour les thmatiques importantes chez Luc : la gnrosit et les
pauvres. On reconnat ainsi deux voies majeures dans la comprhension moderne
de la parabole du gestionnaire avis : 1) considrer la signification de la seule
parabole originelle sans le commentaire rdactionnel des v. 8b-13 ; et
2) considrer la signification de la parabole dans son tat rdactionnel actuel,
incluant le commentaire des v. 8b-1336.
Outre cette ligne de dmarcation rdactionnelle, nous considrons avec Ireland,
auteur dune thse sur la parabole de lintendant injuste (1989), que la plus
importante ligne de partage parmi les commentaires se situe entre ceux qui jugent
ngativement le comportement du gestionnaire et ceux qui lexpliquent
positivement. Nous classerons par consquent les interprtations selon deux
grands thmes : 1) le comportement malhonnte ou frauduleux du gestionnaire ;
et 2) le comportement juste ou honnte du gestionnaire37.
1. Comportement frauduleux ou malhonnte du gestionnaire
a. Interprtation traditionnelle (ou montaire) Linterprtation traditionnelle, ou montaire, est majoritaire, elle prend en compte
les v. 1-13 comme une unit littraire. Si le comportement du gestionnaire est
malhonnte, une leon positive en est tire : la prudence, ou la sagesse
35 Donald R. FLETCHER, The riddle of the Unjust Steward. Is irony the key ? , p. 15 ; Kenneth E. BAILEY, Poet and peasant, p. 87, n. 4. 36 Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history , p. 148-150. 37 Dans les paragraphes suivants, nous nous inspirons de la structure propose par le riche tat de la recherche aux XIXe et XXe sicles de la monographie de J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God. An historical, exegetical, and contextual study of the parable of the Unjust Steward in Luke 16:1-13, Supplements to Novum Testamentum 70, Leiden, Brill, 1992, p. 5-47.
16
chrtienne dans lutilisation des possessions matrielles des fins spirituelles.
Frderic Godet sexclame : Cette parabole est le chef-duvre de
lenseignement mettant en valeur les qualits dactivit, de prudence et de
persvrance caches au sein dun comportement moralement blmable38.
i. Destinataires et finalit de la parabole Selon Lc 15.1,2, les premiers destinataires de la parabole peuvent tre les
pharisiens et les docteurs de la loi et/ou les publicains et les pcheurs. Godet
considre que Jsus dnonce deux vices des pharisiens dans cette section de
lEvangile : lorgueil en Lc 15 (en rapport avec la raction du fils an) et lavarice
dans la parabole du gestionnaire avis. A ses yeux, Lc 16.1-13 est une parabole
anti-pharisienne qui prsente le contraste entre la vie de la foi et la justice
pharisienne39 . Robert Badenas estime que la parabole sadresse, dans son
contexte purement thologique, aux chefs religieux du pays et prend une
dimension durgence40 . Dods, quant lui, affirme que la parabole est destine
aux publicains et aux pcheurs, afin de les instruire sur leur nouveaux devoirs de
disciples, et afin quils sachent comment utiliser les biens acquis dans leur vie
antrieure41.
ii. Situation de crise Lurgence dans laquelle se trouve lintendant est qualifie de crise42. Par allgorie,
cette crise est compare, dans la vie des chrtiens et des gens en gnral, la
brivet et lincertitude de la vie devant limminence de la mort. Dans ce sens,
Seccombe affirme que Lc 16.1-13 est une valuation fondamentale des
possessions la lumire du royaume , sa principale leon invitant utiliser les
possessions pour actualiser les valeurs du Royaume dans lge prsent par des
actes de bont humanitaire43 .
38 Frdric GODET, Commentaire sur lvangile de saint Luc, t. 2, p. 160, 161. 39 Ibid., p. 160. 40 Robert BADENAS, Le conteur de paraboles, Dammarie-les-Lys, Vie et Sant, 2009, p. 146. 41 M. DODS, The parables of our Lord, Philadelphie, Westminster, 1904, p. 302, 303. 42 J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 12. 43 D.P. SECCOMBE, Possessions and the poor in Luke-Acts, SUNT, srie B, vol. 6, Linz, Fuchs, 1983, p. 172.
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iii. Louange du matre et argument a fortiori La majorit des commentateurs se posent la question de savoir sur quoi porte la
louange paradoxale du matre au v. 8. Manson tablit clairement la diffrence
entre : Je flicite lintendant malhonnte parce quil a agi intelligemment et :
Je flicite lintendant malhonnte parce quil a agi malhonntement , et opte
pour la premire proposition44. Godet souligne que la louange du matre peut tre
paraphrase comme suit : Ctait vraiment un habile homme. Cest dommage
que sa probit ngale pas son savoir-faire45 !
La conclusion de la parabole propose un enseignement par analogie, et
fonctionne selon un argument a fortiori46, que Manson rsume en ces mots :
Si un homme mauvais se donne normment de mal pour se faire des amis pour ses propres intrts gostes, lhomme bon se donnera certainement du mal pour se faire des amis dune faon meilleure et de meilleures fins. Cette parole [v. 9] souligne plutt que, en utilisant les richesses de ce monde de la faon approprie, on aura un trsor dans le ciel47.
Dit autrement : Si lintendant malhonnte, fraudeur tait prudent dans sa sphre
dexistence mauvaise et temporelle, combien plus les chrtiens devraient-ils tre
prudents dans leur sphre juste et ternelle48. Deux autres paraboles
lucaniennes prsentent galement un argument a fortiori : celle de lami importun
(Lc 11.5-8) et celle du juge inique (Lc 18.1-8). Elles enseignent une vrit
spirituelle par lanalogie avec une conduite rprhensible49 .
iv. Devoir de bienfaisance et mrites Dans linterprtation traditionnelle, la parabole est mise en lien avec le
commentaire rdactionnel des v. 9-13. Sa principale leon est par consquent
conomique ; elle a t exprime par Bruce en une formule simple et souvent
reprise : le devoir de bienfaisance50 . Dans ce contexte, lusage prudent des
possessions doit prendre la forme de la charit envers les pauvres, en gnral, ou
44 T.W. MANSON, The sayings of Jesus as recorded in the Gospels according to st. Matthew and st. Luke arranged with introduction and commentary, Londres, SCM, 1949, p. 290. 45 Frdric GODET, Commentaire sur lvangile de saint Luc, t. 2, p. 160, 161. 46 J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 10. 47 T.W. MANSON, The sayings of Jesus, p. 292, 293. 48 J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 10 ; voir aussi Francis WILLIAMS, Is almsgiving the point of the Unjust Steward ? , JBL 83 (1964), p. 294. 49 J.M. CREED, The Gospel according to st. Luke, Londres, Macmillan, 1930, p. lxix. 50 A.B. BRUCE, The parabolic teaching of Christ, Londres, Hodder and Stoughton, 1882, p. 359.
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de laumne, en particulier. Il est couramment admis que les frres chrtiens
doivent tre les premiers bnficiaires de cette charit51.
Beaucoup dinterprtes catholiques considrent que la charit ou laumne
voques au v. 9 sont mritoires pour bnficier du salut ternel. Lagrange
considre les richesses en rapport avec la vie future, il souligne que la leon
religieuse sinscrit dans une perception o la richesse ne constitue pas
ncessairement un obstacle une accession au royaume pour tous, au
contraire : De mme que lconome a su se faire des amis en ce monde, sachez
vous faire des amis dans lautre non pas en trafiquant malhonntement de
largent, mais en vous dpouillant au profit des pauvres52. Le professeur de
luniversit catholique de Nimgue, Van Der Ploeg, prtend que les disciples
doivent aller au-del dune gnrosit du superflu, afin que leurs actes puissent
tre mritoires : Beaucoup dhommes veulent bien donner en aumne ce dont ils
nont pas besoin. Au ciel les anges de Dieu ne sont pas empresss inscrire cela
dans le registre des actes vertueux. Il est bien plus mritoire de donner ce dont on
peut se servir soi-mme, mais dont le prochain a plus besoin que nous53.
En revanche, les interprtes protestants vitent de voir dans le v. 9 une question
de mrite. Les amis bnficiaires de la charit ont seulement le rle daccueillir
au ciel leurs bienfaiteurs et/ou de tmoigner de lauthenticit de leur foi manifeste
dans la charit. Franois Bovon laffirme dans cette dclaration :
Les amis ont t compris comme les pauvres auxquels vous accordez vos faveurs. Difficult : sont-ce les pauvres qui accueilleront les sauvs dans le Royaume de Dieu ? [] A mon avis, il sagit des bnficiaires du partage de vos biens qui, selon une symbolique du banquet eschatologique, vous accueilleront cette table et ne vous fermeront pas la porte au nez54.
51 On trouvera de nombreuses rfrences relatives cette pense chez J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 11, n. 26. Dailleurs, le positionnement personnel dIRELAND, au terme de son tude (p. 217), confirme linterprtation traditionnelle [ :] la parabole donne une instruction positive aux disciples sur lusage charitable des possessions matrielles . 52 Marie-Joseph LAGRANGE, Evangile selon saint Luc, 5e d., Paris, Gabalda, 1941, p. 435. 53 J.P. M. VAN DER PLOEG, Jsus nous parle. Les paraboles et les allgories des quatre Evangiles, Paris, Gabalda, 1994, p. 157. 54 Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (15,119,27), p. 73.
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Robert Badenas renchrit en ces termes : A la fin, tout ce que nous aurons
accumul tmoignera contre nous, tandis que les amis que nous aurons conquis
seront nos meilleurs dfenseurs55.
Dautres considrent que le terme les amis est un pluriel de majest pour
dsigner Dieu lui-mme56.
b. Interprtation non montaire eschatologique Sous langle de linterprtation non montaire eschatologique, seule la parabole
originelle (v. 1-7/8) est prise en considration, indpendamment du commentaire
rdactionnel montaire (v. 8/9-13), ce commentaire tant une rinterprtation de la
parabole initialement eschatologique. Cette parabole est alors comprise comme
un appel une action rsolue en face de la crise eschatologique cause par la
venue (prsente, imminente et/ou future) du royaume de Dieu dans la personne et
le ministre de Jsus57 . Via la considre dans une perspective existentielle : le
prsent est une crise parce que lavenir est menaant, lhomme peut vaincre le
danger en donnant une rponse approprie la crise58.
Dodd, qui sera souvent suivi et cit, comprend Lc 16.1-13 de la faon suivante :
Les v. 1-7 donnent la parabole proprement parler ; elle est comprendre
dans un contexte deschatologie ralise dans le ministre mme de Jsus.
Les v. 8-13 sont une srie de morales ajoutes par lvangliste. On
peut y reconnatre trois sermons distincts portant sur la parabole, qui
orientent chacun vers des significations trangres la parabole initiale.
Enfin, le v. 8a est une premire application de la parabole,
dsignant Jsus lui-mme et non le matre de la parabole. Les auditeurs
sont donc amens par Jsus rflchir avec acharnement et agir
55 Robert BADENAS, Le conteur de paraboles, p. 146. 56 T.W. MANSON, The sayings of Jesus, p. 293 ; J.M. CREED, The Gospel according to st. Luke, p. 205. 57 J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 15 ; IRELAND mentionne plusieurs grands exgtes partisans de cette approche : LOISY, DODD, BAILEY 58 D.O. VIA, The parables. Their literary and existential dimension, Philadelphie, Fortress, 1967, p. 159.
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audacieusement pour affronter leurs propres crises majeures, tout
comme lintendant sans scrupules avait affront la sienne59.
Bailey propose une approche littraire de la pricope, qui dnote une claire
sparation entre les v. 1-8 la parabole, qui donne un avertissement
eschatologique aux pcheurs et les v. 9-13 un pome indpendant sur le
thme de Dieu et Mammon60. Lorsque lon lit ces deux textes ensemble, on
sgare de la signification centrale de lun comme de lautre61. Selon Bailey, le
plan du gestionnaire est de tout risquer sur la qualit de misricorde de son
matre, quil a dj lui-mme exprimente62 . En effet, le fait que le matre le
dmette de ses fonctions sans mme le rprimander ni le faire jeter en prison ou
juger est le signe de sa misricorde. Par consquent le message de la parabole
est le suivant : Si cet conome malhonnte a rsolu ses problmes en comptant
sur la misricorde de son matre pour rsoudre sa crise, combien plus Dieu vous
aidera-t-il dans votre crise quand vous aurez confiance en sa misricorde63.
En rsum, linterprtation non montaire part de la constatation que, si les v. 1-13
constituent une unit, la parabole traite effectivement des biens ou de largent.
Dans le cas contraire, la dimension montaire est secondaire, voire trangre la
parabole ; le message de la parabole se situe alors ailleurs. Jeremias montre ce
glissement de sens en soutenant que, dans les v. 8b-13, lEglise primitive porte
laccent sur lusage de largent et lavertissement contre linfidlit. Il ne considre
toutefois pas quil sagisse de lintroduction dun lment tranger la parabole,
mais plutt du soulignement de ce qui ntait quimplicite dans la parabole64.
c. Interprtation selon le contexte historique Lunt est quasi le seul reprsentant de linterprtation selon lhistoire
contemporaine, qui se rfre au contexte de lpoque. Pour lui, la parabole est
59 Charles H. DODD, Les paraboles du Royaume de Dieu : dj l ou pas encore ?, Parole de Dieu 14, Paris, Seuil, 1977, p. 17. Hyacinthe VULLIEZ, Jean BEZEL, Roland LACROIX et al., Et la Parole prend chair, Lire la Bible 127, Paris, Cerf, 2002, p. 85, 86, considrent galement que la parabole se situe uniquement aux v. 1-7 et que la suite en est linterprtation. 60 Kenneth E. BAILEY, Poet and peasant, p. 86, 110. Nous reprendrons plus loin la structure littraire propose par BAILEY, voir infra, p. 40-42. 61 Ibid., p. 118. 62 Ibid., p. 98. 63 Ibid., p. 105. 64 Joachim JEREMIAS, Les paraboles de Jsus, p. 72.
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une critique lgard des grands prtres qui, par leur politique opportuniste, ont
perdu tout droit la direction spirituelle65 . Elle traite selon lui de la tolrance et
de la charit, et des choses qui sont ternelles66 . Dans son approche, les
dbiteurs sont les publicains et les pcheurs. La remise des dettes reprsente
labandon de certaines lois crmonielles en vigueur chez les pharisiens.
Signalons galement Lupieri, qui sintresse davantage au contexte de la
rdaction lucanienne, marqu par le proslytisme des communauts chrtiennes
qui voluent au sein dune situation conflictuelle : la plupart des Juifs pratiquants
ne se sont pas convertis, et ceux qui se sont convertis posent des problmes dans
les communauts propos des prescriptions lgales67. Il comprend alors la
parabole sous langle de lhistoire du salut : la richesse des Juifs doit leur tre
retire pour porter du fruit, car ils en ont fait un business ; le destin des Juifs
non convertis est donc scell : le matre a dj dcid de retirer lintendant son
administration et probablement de la donner quelquun dautre68 , savoir les
chrtiens. Finalement, lintendant est lou par le matre car il fait le bon choix : il
rend dsormais plus aise pour les autres lobtention des biens de son matre ,
faisant ainsi exactement ce que son matre voulait quil fasse69 .
d. Interprtations selon lexemple ngatif Dans les interprtations considres jusqu prsent, les exgtes tirent des
leons positives du comportement frauduleux du gestionnaire. Ici, lon tire des
leons ngatives du comportement du gestionnaire pour dterminer finalement ce
que les disciples ne doivent pas tre70. Ces interprtations sont fondes sur le
texte dans son tat actuel, ou prsupposent une confusion textuelle (voir ci-aprs
en iii.).
i. Interprtation non ironique Considrons dabord linterprtation qui prend les paroles de Jsus au premier
degr, et qui porte par consquent un jugement entirement ngatif sur le
65 R.G. LUNT, Towards an interpretation of the parable of the Unjust Steward (Luke xvi.1-18) , ExpTim 66 (1954-55), p. 335. 66 Ibid., p. 336. 67 Edmondo LUPIERI, Mammona iniquitatis , p. 134. 68 Ibid., p. 137, 141. 69 Ibid., p. 138. 70 J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 25.
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personnage. Pour Bahnmaier, lintendant est lexemple dtestable de celui qui
se sauve lui-mme, loppos du fils prodigue, exemple du vrai moyen de
rdemption71.
Preisker affirme que la parabole dcrit lhomme tomb sous le pouvoir de
Mammon et met srieusement en garde contre le danger des richesses72.
Cadoux sattache au contexte historique ; lintendant quivaut aux grands prtres
de lpoque qui monnayaient leur pouvoir auprs de Rome, bradant les intrts
nationaux et les idaux spirituels pour tre nomms et maintenus en place. Jsus
condamne donc lastuce politique du parti des grands prtres73 .
Parrott replace la parabole dans le contexte des quinze paraboles spcifiquement
lucaniennes, auxquelles il trouve le thme commun de lexaltation du repentant
et labaissement du non-repentant74 . Considrant que la conclusion attendue du
rcit, par cohrence avec les autres paraboles, aurait d tre une condamnation
de lintendant, il procde une modification du v. 8a, qui aurait pu tre
originellement une question : Et le matre aurait-il flicit le gestionnaire
malhonnte pour son intelligence ? [] La rponse implicite dans la parabole
une telle question aurait t ngative75. La parabole est donc une condamnation
de la confiance quon peut placer en sa propre intelligence76 , incompatible
avec la vritable repentance.
ii. Interprtation ironique Linterprtation ironique prend les paroles de Jsus au second degr et considre
quil tire une leon de la parabole par lironie. Giorgio Girardet le souligne trs
bien : Jsus regarde lhistoire de ses contemporains dun il ironique car il parle
pour les pauvres du pays77. Fletcher, le plus connu et le plus cit des tenants de
lironie, affirme que celle-ci est la cl pour dverrouiller lnigme de
71 J.F. BAHNMAIER, Der ungerechte Haushalter Luc. 16:1ff. von Jesus keineswegs als Beispiel irgend einer Art von Klugheit aufgestellt , Studien der evangelischen Geistlichkeit Wirtembergs 1 (1827), p. 31, 41. 72 H. PREISKER, Lukas 16:1-7 , TLZ 74 (1949), col. 88. 73 A.J. CADOUX, The parables of Jesus : their art and use, Londres, Clarke, 1930, p. 135. 74 Douglas M. PARROTT, The Dishonest Steward (Luke 16.1-8a) and Lukes special parable collection , NTS 37 (1991), p. 511, voir p. 505-511. 75 Ibid., p. 513. 76 Ibid., p. 515. 77 Giorgio GIRARDET, Lecture politique de lvangile de Luc, Bruxelles, Vie ouvrire, 1978, p. 168.
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lintendant injuste78 ; il la constate essentiellement dans lusage ironique de
, qui qualifie au v. 8 aussi bien le gestionnaire que les enfants de ce
monde79.
La parabole elle-mme (v. 1-8) condamne la sagesse de ce monde manifeste
par le gestionnaire ; puis au v. 9 sexprime lironie travers le contraste entre les
richesses de ce monde et les demeures ternelles, entre Mammon et le royaume
de Dieu. McFayden remarque que les tentes ternelles du v. 9 sont en fait des
habitations minemment provisoires : Les demeures que vous vous assurerez
dans lautre monde en tant gnreux avec vos gains mal acquis nauront que
lternit des tentes80. Lenwood souligne lironie de la louange du v. 8, qui
est en ralit une condamnation des pharisiens rduisant par leurs manuvres la
dette due Dieu, comme dans la situation du corban (dnonce par Jsus en Mc
7.11)81. Nous reprenons la paraphrase que Bretscher propose pour les v. 8 et 9,
car elle exprime dune faon trs explicite lironie de ces paroles de Jsus :
Tu es vraiment intelligent ! pourrait-il [Jsus] dire. Tu as fait preuve dune relle ingniosit, en effet, de la plus grande sagesse que ce monde connaisse la sagesse de dguiser ton pch, de simuler la justice, dignorer la colre de Dieu, dapaiser une conscience coupable en gagnant lapprobation des hommes, de produire quelques bonnes uvres pour couvrir un cur plein de mchancet. [] Oui, cest ici une sagesse et une intelligence dont les fils de lumire ne rveraient pas. Cest une intelligence prjudiciable, en fait, qui trompe surtout ceux qui la pratiquent. Les fils de lumire ne sont pas aussi intelligents. [] Allez ! Utilisez tous les dons de Dieu pour vos propres objectifs sans saintet ni Dieu ! Utilisez-les pour vous faire des amis des pcheurs de ce monde ! [] Faites deux vos juges, quils vous ouvrent les portes des demeures ternelles ! [] Vous tes fous ! Ils ne peuvent le faire ! Cest devant Dieu que vous vous tenez debout ou que vous tombez, le Dieu que vous ignorez et mprisez. Il vous condamnera aux tourments de lenfer82.
78 Donald R. FLETCHER, The riddle of the Unjust Steward. Is irony the key ? , p. 27. A loppos, Joseph A. FITZMYER, The story of the Dishonest Manager (Lk 16:1-13) , in Essays on the Semitic background of the New Testament, Sources for Biblical study 5, Baltimore, Scholars Press, 1974, p. 180, estime quil nest nul besoin dinvoquer lironie comme cl dinterprtation de ce passage ; voir aussi Francis WILLIAMS, Is almsgiving the point of the Unjust Steward ? , p. 293, 297. 79 Donald R. FLETCHER, The riddle of the Unjust Steward. Is irony the key ? , p. 23, 28. 80 J.F. MCFAYDEN, The parable of the Unjust Steward , ExpTim 37 (1925-26), p. 536. 81 F. LENWOOD, An alternative interpretation of the parable of the Unjust Steward , The congregational quarterly 6 (1928), p. 366-373. 82 P.G. BRETSHER, The parable of the Unjust Steward. A new approach to Luke 16:1-9 , CTM 22 (1951), p. 759.
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Aux yeux de ces interprtes, lironie ne fait que souligner les exigences radicales
de Jsus que sont la fidlit et lobissance, surtout en face de linfluence nfaste
de Mammon.
Signalons, dans cette veine dinterprtations fondes sur lironie, lapport original
et trs intressant de Mary Ann Beavis, qui interprte la parabole la lumire de
la littrature grco-romaine comique mettant en scne des esclaves. Le
gestionnaire roublard y tient un rle minemment populaire et sympathique83.
iii. Interprtations fondes sur les thories de confusion textuelle Les interprtations fondes sur les thories de confusion textuelle considrent que
lhistoire de la rdaction a produit un texte final obscur, difficile comprendre et
modifiant le vritable sens originel quelles cherchent reconstituer. Compston
sattache au contexte aramen et affirme quau v. 9, serait la traduction de
laramen min, qui signifie sans . La signification serait alors : faites-vous des
amis sans largent sale84. Avec un autre argument de correction textuelle,
Wansey parvient aux mmes conclusions sur le sens de la phrase ; il pense que
est une erreur du copiste pour ( sans, hors de ). Pour lui, la parabole ne
porte pas fondamentalement sur lintendance mais sur lamiti85.
2. Comportement juste ou honnte du gestionnaire Moins frquentes que les interprtations considrant ngativement lattitude du
gestionnaire, celles que nous allons considrer prsent analysent le
comportement du gestionnaire comme positif : juste ou honnte. La louange du
v. 8 ne pose alors aucun problme. Laccent est mis sur la charit, le pardon ou le
contexte socio-conomique.
a. Accent sur la charit Schulz, au dbut du XIXe sicle, est le premier proposer une explication justifiant
la rduction des dettes, et donc le comportement du gestionnaire. Il estime que la 83 Mary Ann BEAVIS, Ancient slavery as an interpretive context for the New Testament servant parables with special reference to the Unjust Steward (Luke 16:1-8) , JBL 111 (1992), p. 37-54. Nous dvelopperons plus loin lanalyse de Mme BEAVIS, voir infra, p. 62, 67-69. 84H.F.B. COMPSTON, Friendship without Mammon , ExpTim 31 (1919-20), p. 282. A lappui de cette hypothse, COMPSTON tudie les contextes o la Septante traduit effectivement min par , comme en Nb 15.24.85J.C. WANSEY, The parable of the Unjust Steward. An interpretation , ExpTim 47 (1935-36), p. 39, 40.
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scne se passe en prsence du matre, aussi la rduction des dettes ne peut tre
fautive ; au contraire, elle manifeste une attitude de charit envers les dbiteurs86.
Brauns compare le gestionnaire Zache pour conclure que, tout comme lui, il
rembourse la diffrence sur ses propres deniers ; il est donc la fois honnte
envers son matre et charitable envers ses dbiteurs87. Pour Schleiermacher,
Jsus prend dans cette parabole la dfense des publicains souvent
excessivement souponns de corruption. Selon lui, lhomme riche reprsente les
Romains, le gestionnaire les collecteurs dimpts, et les dbiteurs le peuple juif.
Par consquent, si les collecteurs dimpts sont charitables envers leur propre
peuple sur leurs biens personnels, les Romains sont satisfaits et les louent88 !
b. Accent sur le pardon Selon lexgse de Topel, la parabole des v. 1-8 exhorte initialement agir avec
dcision en priode de crise. Lhistoire de la rdaction soumet la parabole
linfluence de la thologie lucanienne du partage avec les pauvres, et favorise
lintroduction de la dimension montaire (v. 9-13). Ltat final des v. 1-13 met en
vidence le thme du pardon. Le pardon reprsent ici par la rduction des
dettes apparat souvent comme injuste vues humaines. Il implique lusage
gnreux de largent, par exemple travers laumne aux pauvres89.
Jensen sappuie sur le contexte de Lc 15 et 16 pour affirmer que cette parabole
est un enseignement sur le pardon des pcheurs qui lon remet leur dette90.
Dans le mme sens, Roland Meynet dclare au sujet de lintendant : En jouant
sur la misricorde envers les hommes, il sattire la louange du Seigneur et, sans
doute, son pardon. Voil donc ce que le disciple avis doit comprendre : il na rien
perdre, au contraire, il a tout gagner remettre leurs dettes ses frres,
dbiteurs comme lui91.
Poussant encore plus loin le thme de la remise des dettes, Loader interprte la
parabole sur une ligne christologique. Le gestionnaire mis en accusation 86 D. SCHULZ, ber die Parabel vom Verwalter, Lk 16:1ff. Ein Versuch, Breslau, Max, 1821, p. 103-106. 87P.BRAUNS, Nun noch ein Auslegungsversuch von Lk 16:1-14 , TSK 15 (1842), p. 1014, 1015. 88 F. SCHLEIERMACHER, ber die Schriften des Lukas, vol. 1, Berlin, Reimer, 1817, p. 202-204. 89 L.J. TOPEL, On the injustice of the Unjust Steward : Lk 16:1-13 , CBQ 37 (1975), p. 217-223. 90 B.K. JENSEN, ber das Gleichnis vom ungerechten Haushalter , TSK 2 (1829), p. 700-703. 91 Roland MEYNET, LEvangile de Luc, Rhtorique smitique 1, Paris, Lethielleux, 2005, p. 647.
26
reprsente Jsus lui-mme, contest parce quil sarroge lautorit de remettre les
dettes pardonner les pchs. Il reoit finalement la louange du matre, qui valide
son ministre de pardon92.
c. Accent sur le contexte socio-conomique Lanalyse du contexte socio-conomique est le moyen le plus habituel pour
justifier laction du gestionnaire93. Dans les socits proche-orientales anciennes,
un gestionnaire avait plus de droits et de pouvoir quaujourdhui. Il fixait de sa
propre autorit les loyers, menait les ngociations commerciales. Quand le
gestionnaire de la parabole rduit les dettes, il agit dans le cadre de ses
prrogatives, il ne vole pas son matre ; les pertes ne feraient souffrir que ses
propres finances94.
Mme Gibson, auteur dun commentaire trs connu et cit, insiste sur la mentalit
orientale telle quelle lexprimente au dbut du XXe sicle. Selon elle, le
gestionnaire gonflait les intrts et empochait la diffrence, conformment aux
pratiques locales. En rduisant les dettes, il renonait simplement ses propres
profits exorbitants, sans aucunement escroquer son matre95.
Derrett, qui lon doit le plus grand apport dans le domaine socio-conomique96,
affirme que le gestionnaire a prt de largent avec intrts des Juifs, ce qui est
92 William LOADER, Jesus and the rogue in Luke 16,1-8a , p. 518-532, surtout p. 528-532. Sa conclusion (p. 532) est la suivante : Accus davoir un comportement non autoris et scandaleux, quand il offre gratuitement aux pcheurs et aux bons rien la grce de Dieu en dehors des prescriptions de la Loi, Jsus provoque ses auditeurs avec lhistoire dun filou qui, malgr tout, reut lapprobation de son matre. 93 Giorgio GIRARDET, Lecture politique de lvangile de Luc, p. 168, dans sa lecture politique de lEvangile selon Luc, souligne que cette parabole sinscrit dans un contexte socio-conomique, elle pointe du doigt les transactions commerciales des exploitants palestiniens. A partir de ce contexte, sidentifier cette forme dthique commerciale devient scandaleux. 94 J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 40, 41. Johannes Jacobus VAN OOSTERZEE, Theological and homiletical commentary on the Gospel of St-Luke, LANGE J.P. (d.), Grand Rapids, Zondervan, 1960, p. 247, signale quen rduisant les dettes, lintendant corrige sa malhonntet antrieure (il avait pris des intrts excessifs) et rtablit la somme rellement due au matre. Jsus encourage les disciples (surtout les publicains) rendre ce qui a t pris indment. 95Margaret D. GIBSON, On the parable of the Unjust Steward , ExpTim 14 (1902/3), p. 334. Largumentation de Mme GIBSON sera efficacement contredite par Kenneth E. BAILEY, Poet and peasant, p. 88, 89, qui lui reproche essentiellement dappartenir une poque colonialiste et imprialiste et de juger la mentalit orientale avec la priori de la supriorit culturelle des Europens.96 Sa contribution principale est la prise en compte des lois et pratiques juives au premier sicle, qui sont absolument incompatibles avec la lgislation grecque ou romaine en matire de traitement des serviteurs. Exemple : un intendant qui fait mal son travail serait puni selon les lois grecques ou romaines ; mais il est seulement dmis de ses fonctions selon les lois juives ; la parabole est donc cohrente. DERRETT estime que la parabole est par consquent incomprise des
27
interdit par les Ecritures. Il est donc moralement transgresseur, mais lgalement
protg, dans la mesure o les contrats crits cachent lusure. En rduisant la
dette, il te la partie usure cache dans le montant total et revient au seul capital
prt ; il ne sacrifie que son propre argent. Le gestionnaire agissant en tant que
fond de pouvoir du matre97, les dbiteurs considrent que cest le matre lui-
mme qui agit et lui en sont reconnaissants. Le matre acquiert donc une
excellente rputation de pit, cest pourquoi il loue son gestionnaire98.
Conclusion de ltat de la recherche
Aprs le survol des interprtations de la parabole du gestionnaire avis, nous
pouvons rsumer son volution au cours de lhistoire99 :
1. Lapproche traditionnelle utilise le commentaire lucanien des v. 8b-13 pour
fonder le sens de la gnrosit et de la charit. Cette interprtation est
encore dfendue par quelques-uns aujourdhui.
2. Beaucoup de commentateurs modernes considrent que les v. 8b-13 sont
linterprtation de la parabole par lEglise ancienne. Lenjeu est donc de
comprendre la parabole originelle du Jsus historique partir du contexte
conomique, ou du contexte social, ou du contexte littraire.
Ltat de la recherche a mis en vidence les nuds du texte de Lc 16.1-13, autour
desquels se construisent les diffrentes interprtations100. Ce sont prcisment
non-Juifs et donc de beaucoup de chrtiens. J. Duncan M. DERRETT, Fresh light on St. Luke XVI. 1. The parable of the Unjust Steward , NTS 7 (1960-61), p. 198-219. Article repris dans DERRETT J. Duncan M., Law in the New Testament, Londres, Darton/Longman & Todd, 1970, p. 48-77. DERRETT est beaucoup suivi et cit : voir Joseph A. FITZMYER, The story of the Dishonest Manager , p. 173-177, et aussi les rfrences donnes par J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 46, n. 195. Nous reprendrons plus loin et plus en dtail lapport de DERRETT, voir infra, p. 64, 65. 97 Sur la condition du fond de pouvoir, voir le trait Seder Nashim, vol. IV, 42b, in The Babylonian Talmud, d. Rabbi Dr EPSTEIN Isidore, Londres, Soncino, 1978, p. 212. 98 J. Duncan M. DERRETT, Fresh light on St. Luke XVI , p. 209, 210 ; Kenneth E. BAILEY, Poet and peasant, p. 101, 102, partage lopinion selon laquelle le matre est acclam pour sa gnrosit et se voit en quelque sorte contraint de confirmer les initiatives du gestionnaire en supportant lamputation de ses bnfices. 99 Voir Brian C. DENNERT, Appendix : A survey of the interpretative history , p. 151. 100 Voir les conclusions de J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 47.
28
ces points principaux, qui font problme, que nous devrons considrer
attentivement dans notre partie exgtique. Il sagit de :
la relation entre la parabole et son contexte littraire ;
sa dlimitation, savoir o se termine la parabole et o commence son
explication ;
les raisons de la louange du matre au v. 8a ;
lenseignement des v. 8 et 9 ;
la cohsion ou labsence de cohsion entre les v. 1-8/9 et les v. 9/10-13.
II. Exgse de Lc 16.1-13
30
A. Les contextes lucanien et synoptique
1. Le contexte large : lEvangile selon Luc LEvangile selon Luc est le plus long des quatre Evangiles. Il est le plus soign
linguistiquement et littrairement, en effet son auteur est le plus grec de ceux du
Nouveau Testament101. En nonant son projet littraire Thophile dans sa
prface, lauteur de Luc marque sa volont dinstaller son uvre parmi la
littrature hellnistique de qualit102. La macrostructure de lEvangile selon Luc se
dessine sur celle de Marc, qui lui sert de base pour son rcit. Luc y ajoute en
amont lEvangile de lenfance (1.52.52), en transition la section de la prparation
du ministre public de Jsus (3.14.13), deux interpolations sur la monte
Jrusalem : la grande (9.5118.14) et la petite (19.1-28).
Luc divise son uvre en quatre grandes priodes. Ces priodes dlimitent des
squences dune certaine longueur. Luc encadre ces squences de petites units
littraires qui en dterminent lorientation et la signification. Ces procds jouent le
rle de rsum programmatique offrant une cl dinterprtation pour lensemble de
luvre. De ce fait, du point de vue de la digse, nous suivons le plan gnral de
Luc propos par Bovon103, comme suit :
a. Introduction (1.14.13) 1. Dans le prologue, Luc affirme ses intentions en tant que rdacteur et sa
mthode (1.1-4).
2. LEvangile de lenfance (1.52.52) est insr dans une entit construite par
une symtrie dsquilibre avec Jean-Baptiste. Il tablit donc un parallle
entre annonciation (1.5-25 // 1.26-38), naissance et circoncision (1.57-66 // 101 Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (1,19,50), Genve, Labor et Fides, 1991, p. 23. 102 Daniel MARGUERAT, Lvangile selon Luc , in MARGUERAT Daniel (d.), Introduction au Nouveau Testament. Son histoire, son criture, sa thologien, Le monde de la Bible 41, Genve, Labor et Fides, 2000, p. 85. 103 Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (1,19,50), p. 21. Daniel MARGUERAT, Lvangile selon Luc , p. 86, 87, quant lui, dfinit sept squences : la prface de luvre lucanienne (1.1-4), lEvangile de lenfance (1.52.52), la prparation du ministre public (3.14.13), Jsus en Galile (4.149.50), le voyage vers Jrusalem (9.5119.28), Jsus entre Jrusalem (19.2921.38), passion et rsurrection (2224). Christian GRAPPE, Initiation au monde du Nouveau Testament, Le monde de la Bible 63, Labor et Fides, 2010, p. 140, distingue trois grandes parties dans le ministre de Jsus : le ministre en Galile, la monte Jrusalem, son ministre et sa Passion Jrusalem, structures par la longue section consacre la monte de Jsus Jrusalem, oriente vers son enlvement du monde (9.51) et acheve par un procd dinclusion en 19.28.
31
2.1-21) et enfance (1.80 // 2.40). Cette introduction tablit lappartenance
de Jsus au judasme104.
3. Le rapport de symtrie est absent pour dcrire lactivit prophtique de
Jean-Baptiste. Jsus, baptis et victorieux de la tentation, peut donc
commencer son ministre public.
Cette squence a pour but dinstituer Jsus comme salut de Dieu pour Isral et
pour tous les peuples (2.30-32). Elle statue sur son appartenance au judasme, et
sur sa filiation divine et humaine. Jsus apparat comme le promoteur dune
humanit nouvelle (3.38)105.
b. Le ministre en Galile (4.149.50) Le ministre en Galile est inaugur par la prdication de Jsus Nazareth (4.16-
30). Jsus dploie dans cette squence la proclamation du royaume de Dieu en
paroles et en actes, gurissant (4.316.20a), enseignant (6.20b-49) et parcourant
les villes de Galile (7.19.50). Le ministre en Galile confirme le caractre
messianique de la personne et de laction de Jsus106.
c. La monte de Jsus vers Jrusalem (9.5119.28) Cette squence est la plus longue107, elle est constitue en majeure partie par la
grande intercalation (9.5118.14). Cest dans cette partie que Luc a group ses
matriaux propres, dont douze paraboles ignores des autres synoptiques. Cette
squence est constitue de trois sections108 :
1. La premire section (9.5113.21) traite du thme de lexistence du croyant,
savoir ce que signifie devenir disciple du Christ. Les thmes abords
dans cette perspective sont lamour, la prire, la gestion de largent, la
vigilance.
104 Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (1,19,50), p. 21, 47-50. 105 Christian GRAPPE, Initiation au monde du Nouveau Testament, p. 140. 106 Cest dans cette squence quest insre la petite intercalation (6.208.3) o Luc quitte le fil du rcit de Marc et rassemble les matriaux issus de Q ou de son bien propre ; Christian GRAPPE, Initiation au monde du Nouveau Testament, p. 140. 107 Les exgtes ne sont pas daccord sur la dlimitation de cette squence, certains larrtent en 18.14 (comme Michel GOURGUES, Les paraboles de Luc, p. 239), dautres en 19.27 (comme Daniel MARGUERAT, Lvangile selon Luc , p. 87). Cela indique bien quil nest pas possible dinterrompre ce motif du voyage de Jsus, qui en ralit traverse tout le troisime Evangile ; voir Etienne SAMAIN, Le rcit lucanien du voyage de Jsus vers Jrusalem , FV 72 (1973/3), p. 3-24. 108 Deux petits sommaires (13.22 et 17.11) fonctionnant comme csure signalent une organisation interne de la squence en trois parties ; Daniel MARGUERAT, Lvangile selon Luc , p. 88.
32
2. La deuxime section (13.2217.10), o est insre la parabole du
gestionnaire avis, constitue la partie centrale de lEvangile. Elle a pour
thme la gnrosit de Dieu envers les perdus109. De plus, elle numre
les obstacles au salut, comme lamour de largent110.
3. La troisime section (17.1119.27) prsente des paraboles orientes vers
leschatologie, dterminant la conduite tenir face la fin des temps.
Dans cette squence o sont insres plusieurs paraboles, Jsus utilise le
discours parabolique pour dnoncer le refus des Juifs de croire au Messie, et les
attaques des pharisiens et des scribes. Les paraboles servent enseigner les
disciples, annoncer la bonne nouvelle et le caractre eschatologique de la
prdication du Christ, ainsi qu souligner ses appels la repentance111.
Le motif du voyage Jrusalem a une valeur pragmatique et permet de montrer
Jsus en tant que Messie allant dlibrment affronter sa passion.
d. Le ministre de Jsus Jrusalem (19.2924.53) Cette squence est inaugure par lentre de Jsus Jrusalem (19.28-44). Le
ministre de Jsus Jrusalem est plac sous le signe de la royaut (19.38).
Cest en tant que Messie et roi que Jsus entre dans la ville. Il affrontera sa
passion et se manifestera en tant que ressuscit (24.13-35). Le rcit sachve au
temple (24.53), l o il a commenc, aprs que Jsus a plac ses disciples face
leur mission, aprs la rception de lEsprit saint (24.47-49).
2. Le contexte immdiat : Lc 15 et 16 La parabole du gestionnaire avis dbute au chapitre 16.1 par une introduction :
, puis Jsus dit aux disciples . La parabole vient
donc la suite de ce que Jsus vient de dire au chapitre prcdent. Aussi, le
contexte du chapitre 15 peut-il tre mis en relation avec la parabole du
109 Gnrosit qui pourtant nexclut pas la possibilit dun refus envers les tres humains (cf. les invits au festin, 14.15-24, et le fils an, 15.25-32) ; Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (1,19,50), p. 21. 110 Selon Daniel MARGUERAT, Lvangile selon Luc , p. 88, cette section offre des variations, surtout au travers des paraboles, sur linvitation entrer dans le royaume de Dieu . Pour Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (1,19,50), p. 21, cette section des paraboles traite de la gnrosit de Dieu envers ceux qui sont perdus ; voir aussi Christian GRAPPE, Initiation au monde du Nouveau Testament, p. 138. 111 Joachim JEREMIAS, Les paraboles de Jsus, p. 17.
33
gestionnaire avis. Certains auteurs, comme nous lavons vu au chapitre
prcdent traitant de ltat de la recherche, manifestent ce propos des
divergences112.
Au chapitre 15 se succdent trois paraboles : la brebis perdue (v. 4-7), la drachme
perdue (v. 8-10) et le fils prodigue (v. 11-32). Elles sont introduites par trois
formules aux v. 3,8,11 amenant considrer attentivement le dbut du chapitre
15, les v. 1,2. Nous y retrouvons les pharisiens et les scribes murmurant contre
lattitude accueillante de Jsus envers les publicains et les pcheurs. Jsus, par le
procd parabolique, rpond donc la contestation des pharisiens et des scribes
au sujet de son attitude envers les publicains et les pcheurs113. Ces trois
paraboles sont complmentaires et trs proches lune de lautre. Elles prsentent
un schma narratif en trois temps : perdu/cherch/retrouv114. De plus elles
expriment toutes trois lattitude accueillante de Jsus envers les pcheurs115. Pour
Franois Bovon, les trois paraboles qui se suivent constituent un unique discours,
la riposte apologtique et didactique du Matre116.
Le chapitre 16 de Luc commenant par le lemme rdactionnel , puis
Jsus dit , cette formule nous place devant un auditoire diffrent. En 15.1,2,
Jsus sadressait directement aux scribes et aux pharisiens. En revenant aux
disciples en 16.1, Luc ouvre un nouveau chapitre. Il abandonne le thme de la
misricorde divine pour aborder une autre thmatique.
Au chapitre 16, la parabole du gestionnaire avis et celle du riche et de Lazare se
rpondent, elles sont lies du point de vue de la thmatique : la richesse et son
utilisation. Elles mettent toutes deux en scne un homme riche (v. 1,19), lun
dialoguant avec son gestionnaire (v. 1), lautre avec un mendiant (v. 20). Au v. 14,
Luc signale la prsence des pharisiens avides dargent, et Jsus sadresse alors
eux (v. 15). Il prononce leur intention une srie de logia sur la loi et le divorce 112 Voir supra, p. 16. 113 Les trois paraboles veulent donc rpondre la contestation dune attitude de Jsus et, dans cette mesure, elles se rattachent aussi au genre des controverses ; Michel GOURGUES, Les paraboles de Luc, p. 136 ; voir aussi Edmondo LUPIERI, Mammona iniquitatis , p. 132, 133. 114 Michel GOURGUES, Les paraboles de Luc, p. 137. 115 Franois BOVON, Lvangile selon saint Luc (15,119,27), p. 26 : Si le lecteur runit les paraboles de la misricorde, il se gardera domettre ce qui les distingue dans la forme et le fond : jumelles, les deux premires illustrent la qute, tandis que la troisime, beaucoup plus dveloppe, nglige toute recherche entreprise par le pre au profit du sort dramatique du fils. 116 Ibid., p. 25.
34
(v. 16-18), puis la parabole du riche et du pauvre Lazare. Celle-ci sachve au
v. 31 sans commentaire. La parabole du gestionnaire est suivie quant elle dune
srie de sentences : dabord les v. 8b,9, puis les v. 10-13, qui constituent un
pome sur le thme de Mammon et de la fidlit.
Selon Genuyt, les diffrents segments du chapitre 16 sorganisent dans une
disposition en miroir : la premire parabole se conclut par une application aux
disciples (v. 9), la seconde vient clairer une altercation entre Jsus et les
pharisiens (v. 14,15), explication prcde par trois sentences (v. 16-18). Au
milieu se place un discours de rfrence (v. 10-13)117.
A. Parabole du grant habile (16.1-8)
B. Recommandations aux disciples (16.9)
C. Discours de rfrence (16.10-13)
B. Dnonciation des pharisiens (16.14,15)
A Trois sentences, parabole du riche et de Lazare (16.16-31)
Les disciples puis les pharisiens cte cte sont chacun leur tour auditeurs de
la premire puis de la deuxime parabole.
3. Comparaison synoptique Dans le chapitre 16, la parabole du gestionnaire avis ainsi que celle du riche et
du pauvre Lazare nont pas de parallle synoptique. Ces deux paraboles font donc
partie des douze de la section centrale crites par Luc et ignores des autres
Evangiles. En principe, la comparaison synoptique devrait aider reconstruire le
contexte dune tradition sous-jacente ou la forme primitive de la parabole du
gestionnaire avis ; si cela est possible pour certains versets du chapitre 16, cela
est peu probable, voire improbable, pour la parabole du gestionnaire avis.
117 Franois GENUYT, Luc 16 : le porche du Royaume , SmBib 9 (1978), p. 11. Edmondo LUPIERI, Mammona iniquitatis , p. 132, propose quant lui une structure galement chiastique, tournant autour de la raction ironique des pharisiens au v. 14 : A. parabole sur ladministration des richesses injustes (16.1-9) ; B. groupe de logia sur la fidlit et les richesses (16.10-13) ; C. raction des pharisiens (16.14) ; B. groupe de logia sur la justification et la loi (16.15-18) ; A. parabole sur les richesses injustes (16.19-31).
35
Cependant la comparaison synoptique fait voir que certains logia de Jsus
trouvent leur parallle, mais dans des contextes diffrents118 :
Le logion relatif la fidlit dans les petites choses (v. 10) se retrouve en
partie en Mt 25.21,23 et en Lc 19.17. Il y a donc cho dune parole connue
de Jsus sur la fidlit dans les petites choses119.
Le logion relatif au service envers Dieu ou Mammon (v. 13) se retrouve en
Mt 6.24 dans la partie centrale du sermon sur la montagne.
Le logion sur le royaume pris de force (v. 16) trouve son parallle en Mt
11.12,13, peu aprs que les disciples de Jean-Baptiste eurent questionn
Jsus au sujet de sa messianit.
Le logion sur le maintien de la loi trouve son parallle en Mt 5.18,34,35 au
dbut du sermon sur la montagne, mais aussi en Mc 13.30,31. De plus, elle
est reprise une deuxime fois par Luc en 21.32,33.
Enfin, le logion sur le divorce (v. 18) trouve son parallle en Mt 5.32 ; 19.9
et en Mc 10.11,12.
Le fait que ces paroles de Jsus soient insres dans un autre contexte chez
Matthieu ou Marc, ou rptes chez Luc, indique donc quelles devaient dj
circuler ltat isol et que certaines au moins jusquau verset 13 ne sont pas
directement lies la parabole du gestionnaire avis.
De plus, il apparat que Matthieu et Luc ont une source commune concernant les
paroles de Jsus. Il semble donc que Luc associe cette source commune son
bien propre120 puisque les deux paraboles du chapitre 16 nont aucun parallle
118 Pierre BENOIT, Marie-Emile BOISMARD, Synopse des quatre vangiles. Avec parallles des Apocryphes et des Pres, Paris, Cerf, 2008, p. 199, 200. 119 Eric FUCHS, LEvangile et largent : la parabole de lintendant intelligent , BCPE [Genve] 30/2 (1978), p. 6. 120 Les exgtes ont formul plusieurs hypothses concernant le bien propre de Luc et se demandent encore do provient ce trsor de tradition. B.H. STEETER formule lhypothse dun proto-Luc contemporain de lEvangile selon Marc. J. JEREMIAS, F. REHKOPF et E. SCHWEIZER sont tenants dune source L (Sonderquelle lucanienne), hbrasante, servant de trame au troisime Evangile. Dautres affirment que Luc a travaill sur deux sources crites (Marc et Q) et sur un riche trsor traditionnel partiellement crit et partiellement oral ; voir Daniel MARGUERAT, Lvangile selon Luc , p. 92.
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synoptique. Ces passages sont donc combins avec ceux hrits de la source
commune Matthieu et Luc121.
B. Le texte : Lc 16.1-13
1. Critique textuelle Nous prenons comme outil pour notre critique textuelle le New Testament Greek
manuscripts de Swanson, o lauteur ne tient compte que des manuscrits les plus
importants quil compare visuellement au Vaticanus122. Les rares variantes de Lc
16.1-13 ont peu denvergure et ne modifient pas linterprtation du texte. Elles ont
cependant tendance lclairer en le colorant ou en le personnalisant davantage.
Nous allons relever quelques variantes qui rendent le texte plus insistant. Au v. 1,
le mot est prsent, comme en Lc 15.3, dans le minuscule 579 ainsi que,
comme le remarque Bailey, dans des versions orientales123. Ce tmoin grec du
XIIIe sicle nous semble trop tardif pour que sa variante, mme soutenue par des
versions, puisse tre retenue. Mme si le mot parabole est aussi lointain que
Lc 15.3, il ne fait aucun doute que Lc 16.1ss est bien une parabole.
Toujours au premier verset, plusieurs manuscrits ajoutent le possessif pour
qualifier les disciples : (dans lAlexandrinus et plusieurs onciaux byzantins). Il
sagit dun renforcement du sens.
Au v. 3, le minuscule 157 ajoute un adjectif dmonstratif pour qualifier le
gestionnaire : , celui-l . La variante ne modifie pas le sens du texte mais
souligne laction de la personne du grant. De mme au v. 4, la prposition ,
dans loncial 019, insiste sur la sparation, lloignement, le fait que le
gestionnaire est cart de ses fonctions, et que la grance lui est enleve. 121 Les logia de Q sont logs dans la petite et la grande incise (6.208.3 et 9.5118.14), o ils se mlent des textes propres au troisime Evangile ; Daniel MARGUERAT, Lvangile selon Luc , p. 92. 122 Reuben SWANSON (d.), New Testament Greek manuscripts. Variant readings arranged in horizontal lines against Codex Vaticanus. Luc, Sheffield/Pasadena, Sheffield Academic Press/William Carey International University Press, 1995, p. 281-285. 123 Kenneth E. BAILEY, Poet and peasant, p. 87, n. 5 : les versions en vieux syriaque, le Diatessaron arabe, la Peshitta.
37
Au v. 7, le minuscule 28, du XIIIe sicle, ajoute lobjet ( mon
seigneur ) la phrase principale ( combien dois-tu ? ),
doublant ainsi la question du v. 5. Au mme verset, loncial 022 rend lordre du
gestionnaire plus pressant en rptant les mots ( assieds-toi vite )
du v. 6 ; une telle prcision souligne encore plus lurgence dans laquelle se trouve
lintendant. Ces variantes du v. 7 ne changent pas le sens du texte mais sont des
contaminations des v. 5,6 dues la reprise presque exacte du dialogue entre
lintendant et le dbiteur.
Au v. 8, le codex de Bze ajoute la formule classique cest pourquoi je vous
dis , , pour introduire la morale de lhistoire : les fils de lre sont
plus aviss . On retrouve cette tournure de phrase dans Luc (7.9 ; 11.18 ;
16.15 ; 18.14).
En rsum, les diffrentes variantes de la parabole, de lexplication et des quatre
logia ne modifient pas le sens du texte. Elles plutt rares et mineures, indiquant
par l que le texte est stable et sest fix trs tt dans la tradition. Cette stabilit
dun texte pourtant difficile est un argument majeur en faveur de son authenticit ;
il est gnralement admis que cette parabole sort bien de la bouche du Jsus
historique124.
2. Etablissement du texte de Lc 16.1-13 Lanalyse des variantes prsentes dans les diffrents tmoins grecs du texte et la
critique interne que nous avons ralises ne conduisent pas une remise en
question du sens du texte et de la cohrence de la pense thologique de lauteur.
Nous avons choisi de prendre le texte du Vaticanus comme texte de rfrence de
notre tude, cela afin de privilgier un texte rel, port par un manuscrit dans sa
forme originelle, plutt quun texte reconstitu nayant pas dexistence historique.
124 Kenneth E. BAILEY, Poet and peasant,, p. 87, n. 4. Selon BAILEY, le fait quil ny ait pas de variantes significatives dans les diffrents manuscrits confirme lauthenticit du texte : le texte est de son auteur et les paroles sont de Jsus. Les paroles de Jsus dans la parabole de lintendant habile sont si dlicates et embarrassantes quelles ne peuvent tre prononces que par lui. Voir aussi Donald R. FLETCHER, The riddle of the Unjust Steward. Is irony the key ? , p. 15, 19 ; Robert A.J. GAGNON, A second look at two Lukan parables. Reflections on the Unjust Steward and the Good Samaritan , HBT 20/1 (1998), p. 1, 2 ; Joseph A. FITZMYER, The story of the Dishonest Manager , p. 170 ; J. Dennis IRELAND, Stewardship and the kingdom of God, p. 49.
38
1 , ,
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. 11
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125 ; 13
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.
3. Traduction de Lc 16.1-13 1 Et il dit aux disciples : Un homme riche avait un gestionnaire et celui-ci fut
dnonc lui comme gaspillant ses biens. 2 Layant appel, il lui dit : Quest-ce
que jentends ton sujet ? Donne la logique de ta gestion ; en effet tu ne peux
plus grer. 3 Le gestionnaire se dit alors : Que ferai-je ? Car mon matre
menlve la gestion. Bcher je nai pas la force ; et mendier jai honte. 4 Jai 125 A la suite de Bruce M. METZGER, A textual commentary on the Greek New Testament. A companion volume to the United Bible Societies Greek New Testament, Londres, New York, United Bible Societies, 1975, p. 165, nous corrigeons en , la variante du Vaticanus semblant tre une amlioration thologique tardive (= qui appartient au Pre et au Fils), exprimant lorigine divine des vraies richesses (v. 11) comme cela est aussi exprim par la variante marcionite . Il se peut toutefois que, du fait de la confusion scripturaire constante entre et (dans le grec tardif, les deux voyelles taient prononces de la mme faon), les copistes qui crivirent voulaient dire car dans le contexte lantithse correcte celui dautrui est le vtre.
39
rsolu ce que je ferai, pour que, lorsque je serai renvoy de la gestion, ils me
reoivent dans leurs maisons. 5 Et ayant convoqu chacun des dbiteurs du
matre, il disait au premier : Combien dois-tu mon matre ? 6 Celui-ci dit :
Cent barils dhuile. Le gestionnaire lui dit : Prends tes documents, assieds-toi
et cris vite cinquante. 7 Puis un autre il dit : Combien dois-tu ? Celui-ci dit :
Cent mesures de bl. Prends tes documents et cris quatre-vingt. 8 Et le
matre approuva le gestionnaire injuste car il avait agi de faon avise, car les fils
de cet ge sont plus aviss envers leur propre gnration que les fils de la
lumire.
9 Et moi je vous dis : Faites-vous des amis avec largent dinjustice afin que,
lorsquil fera dfaut, ils vous reoivent dans les tentes ternelles. 10 Celui qui est
fidle pour peu est aussi fidle pour beaucoup, et celui qui est injuste pour peu
lest aussi pour beaucoup. 11 Si donc vous ntes pas fidles pour largent, qui
vous confiera le bien vritable ? 12 Et si pour le bien dautrui vous ntes pas
fidles, qui vous donnera ce qui vous revient de droit ? 13 Aucun serviteur ne peut
servir deux matres. En effet, il hara lun et aimera lautre, ou bien il sattachera
lun et lautre sera mpris. Vous ne pouvez servir Dieu et largent.
C. Analyse littraire de Lc 16.1-13
1. Structure et dlimitation de Lc 16.1-13 La pricope que nous considrons (Lc 16.1-13) se dcoupe en deux parties,
spares par la rupture, au v. 9 : , et moi je vous dis , qui fait
cho , et il dit aux disciples du v. 1126. Les deux
parties 1-8 et 9-13 sont ainsi marques, et nous les tudierons successivement.
126 Thierry SNOY, Approche littraire de Luc 16 , FV 72 (1973/3), p. 49 ; Michel GOURGUES, Les paraboles de Luc, p. 169, 170.
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a. Une ballade parabolique (Lc 16.1-8) Bailey a mis en vidence une forme potique de ballade en Lc 16.1-8. Une ballade
est un pome caractre narratif et lgendaire127. Cette ballade est compose de
sept strophes, chacune sarticulant en trois vers, et qui forment un
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