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Politique et la micropolitique de la langue
Evgeny Blinov
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Evgeny Blinov. Politique et la micropolitique de la langue. Philosophie. Universite Toulousele Mirail - Toulouse II, 2014. Francais. <NNT : 2014TOU20075>. <tel-01177074>
HAL Id: tel-01177074
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tre :
Toulouse 2 Le Mirail (UT2 Le Mirail)
ALLPH@ : Philosophie
eny Blinov
septembre 2014
politique et la micropolitique de la langue
Guillaume Sibertin-Blanc (Mdc-HDR)
Dr. Prof.Jean-Christophe Goddard
Prof. Jacques Guilhaumou
Dr. Prof.James Williams
Frédéric Rambeau (MdC)
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!
Evgeny Blinov
Politique et micropolitique de la langue.
La thse de doctorat
UniversitŽ Toulouse 2 Jean Jaurs
Ecole doctorale ALPHA
Sous la direction de :
Mcf (HDR) Guillaume Sibertin-Blanc
Prof. Jean-Christophe Goddard
Toulouse 2014
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#
Remerciements.
Je tiens ˆ remercier mes directeurs de recherche, Jean-Christophe Goddard etGuillaume Sibertin-Blanc, qui la soutiennent depuis mon travail de master. Je
les remercie pour leur patience, mais aussi pour leur passion pour la pensŽe de
Gilles Deleuze. Mes remerciements vont aussi ˆ tous mes collgues de la
grande aventure Erasmus Mundus Europhilosophie, de la revue
Interpretationes et de lÕŽquipe de recherche ERRAPHIS de lÕUniversitŽ
Toulouse Jean Jaurs, en particulier ˆ Arnaud Fran•ois et Flora Bastiani. A titre personnel, jÕaimerais exprimer ma gratitude envers ma mre et Dr. Masumi
Nagasaka pour leur soutien constant et infatigable.
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$
Table de matires
Introduction.
1) Comment la rŽvolution dans la langue est-elle possible ? É....ÉÉÉÉÉÉÉ....10
2) La musique de la rŽvolution et la dŽcouverte de la micropolitique. É....ÉÉÉÉ.13
3) Socio-fonctionnalisme et nouvelle typologie de la vŽhicularitŽ langagire É....É.17
4) Langue et sociŽtŽ : problme de lÕasymŽtrie mŽthodologiqueÉ....ÉÉÉÉÉÉ..19
5) IdŽologies et utopies langagires et problme des sources...É....ÉÉÉÉÉÉÉ.23
6)
Etude comparŽe de la centralisation du fran•ais et du russe, la diffŽrence dedeux modles É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉÉÉ24
7) Les objectifs du projet de lÕŽtude comparŽe et son contexte thŽoriqueÉ....ÉÉÉ.31
Partie 1
Projet deleuzien de la Philosophie politique de la langue et son contexte
pluridisciplinaire.
CHAPITRE 1 - La sŽmiotique deleuzienne entre Nietzsche et structuralisme
1.1.1 Le problme des signes chez Deleuze
1.1.1.1. La semiotica prima et le commencement de la philosophieÉ....ÉÉÉÉÉÉÉÉ35
1.1.1.2. Trois manires de lire la philosophie de la langue deleuzienneÉ....ÉÉÉÉÉÉ...39
1.2.2 De la philologie active au structuralisme : le problme de la langue
1.2.2.1. La symptomatologie nietzschŽenne et la Ç philologie active È.Pluralisme contra Utilitarisme..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É............42
1.2.2.2. Le structuralisme et la rŽvolution permanente É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉ..46
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%
1.2.2.3. ƒmetteur des signes et lÕÇ idŽe linguistique È É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉ51
CHAPITRE 2 - Deleuze et la philosophie politique de la langue
1.2.1. Passage ˆ la politique. Le dŽbat autour de la contribution deGuattari É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉ..55
1.2.2. Anti-Îdipe : la sŽmiotique originaire et lÕhistoire gŽnŽrale
1.2.2.1. Machine de guerre contre le structuralisme É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉ...59
1.2.2.2. DŽterritorialisation du signe : lÕorigine de la langue et lÕhistoire universelleÉÉÉÉ61
1.2.2.3. Machine capitaliste et les reterritorialisations rŽactionnaires.Le mouvement vers la langue homogŽnŽisŽe.É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉ64
1.2.3. Kafka et lÕEmpire des Habsbourg, la thŽorie tŽtralinguistique
1.2.3.1. La situation linguistique de lÕempire de Habsbourg : la ville de Pragueet ses minoritŽs..ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉ.ÉÉÉÉ..69
1.2.3.2. Le schŽma tŽtraglossique, les fonction du langage et troistypes de la reterritorialisationÉ....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.74
1.2.3.3. La nouvelle typologie de vŽhicularitŽ langagire et le cercle hermŽneutiquedu socio-fonctionnalisme ÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....É...77
1.2.4. Les postulats de la linguistique, la sŽmŽiotique gŽnŽrale et la thŽorie des mots dÕordre
1.2.4.1. Aspect critique : Postulats de la linguistique et la sŽmiologie gŽnŽraleÉ....ÉÉÉ...82
1.2.4.2. La thŽorie des mots dÕordreÉ....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉ..96
Conclusions É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉ....91
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&
Partie 2
Politique de la langue en France : de lÕordre de mots aux mots dÕordre
CHAPITRE 1. Le destin du Fran•ais: de la langue du roi ˆ la RŽpublique des lettres
2.1.1. Des empires plurilingues aux Etats-nations : approche fonctionnelle
2.1.1.1. Deleuze et le discours rŽpublicainÉ....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É......94
2.1.1.2. LÕencyclopŽdie chinoise et les empires plurilingues É....ÉÉÉÉÉÉ..É....É...96
2.1.2. Fran•ais, langue du Roi et des trois Etats. Trois reterritorialisations sous lÕAncienRŽgime
2.1.2.1. ThŽorie trifonctionnelle et tŽtraglossie ....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É..99
2.1.2.2. Fonction vŽhiculaire Ð Premire reterritorialisation, lÕordonnancede Villers-Cotterts et ses mythes..É....ÉÉÉÉÉÉ..É.........................ÉÉÉ102
2.1.2.3. Fonction rŽfŽrentiaire Ð Deuxime reterritorialisation.De Ç lÕidiome vulgaire È ˆ lÕempire de lÕopinionÉÉÉ.....É....ÉÉÉÉÉÉÉ.105
2.1.2.4. Fonction mythique - Troisime Reterritorialisation.Guerres de la religion et le fran•aisÉÉ..ÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉ..108
2.1.2.5. TerritorialitŽ primitive : le plurilinguisme au quotidienÉ....ÉÉÉÉÉÉ..É......110
CHAPITRE 2. La naissance de la politique de la langue en France ˆ lÕŽpoque de la GrandeRŽvolution
2.2.1. LÕuniversalitŽ du Fran•ais et lÕhistoire sociale
2.2.1.1. Le projet de Ferdinand Brunot et lÕhistoire sociale de la langue :le french theory ?....................................................................................................................113
2.2.1.2. Le fran•ais en Europe et en France : omniprŽsent ou Ç ˆ peine balbutiŽ È...É.......121
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'
2.2.2. Rousseau et la langue de la libertŽ
2.2.2.1. Rousseau et la RŽvolution : le Ç premier lŽgislateur de la RŽpublique ÈÉ....ÉÉ..126
2.2.2.2. Rousseau sur lÕorigine de la langue et lÕorigine de la sociŽtŽÉ....ÉÉÉÉÉÉÉ128
2.2.2.3. Sur lÕimportance de la bonne acoustique ou commentÇ sÕadresser au champ du peuple È É..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉÉ132
2.2.3. La naissance de la politique de langue pendant la Grande RŽvolution Fran•aise
2.2.3.1. Le paradoxe du lŽgislateur et le projet de la traduction des dŽcrets..É....ÉÉÉÉ.136
2.2.3.2. Le rapport de Barre Ð lÕidentitŽ de la langue et la naissance de la VendŽeÉ....É..138
2.2.3.3. Le rapport de Gregoire Ç extirpation de Patois È et le renouvellement dela nomenclatureÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉ...141
2.2.3.4. Perfectionnement ou la rŽgŽnŽration ? Abus de motset lÕAssemblŽ Nationale de langue ..É....ÉÉÉÉÉÉ....ÉÉÉÉÉÉÉÉ.É.147
Conclusions É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉ...150
Partie 3
La politique de la langue en Russie et lÕUnion SoviŽtique : de la Ç prison despeuples È aux 130 langues Ç Žgaux en droit È
CHAPITRE 1. Russie et le choix de la civilisation
3.1.1. Russie et lÕEurope : la qute identitaire
3.1.1.1 Rousseau contra Voltaire : les reformes de Pierre ou la civilisation prŽcoceÉ........153
3.1.1.2. Deux concepts de la nation. La Russie entre Lumires et RomantismeÉ....ÉÉ....156
3.1.2 Le dŽveloppement du russe et la politique de la langue avant la rŽvolution
3.1.2.1. Les archastes et les novateurs : quel voie pour la littŽrature russe ? É....ÉÉÉÉ159
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(
3.1.2.2. La politique de la langue de lÕEmpire Russe et le problme desÇ pŽriphŽriesoccidentales È ÉÉÉÉÉ..ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ.....É....ÉÉÉÉÉÉ..É...163
CHAPITRE 2. La politique de langue en URSS: le chantier communiste et lÕenracinement
3.2.1. PrŽmisses du chantier langagier communiste : Formalisme plus enracinement du paysentier
3.2.1.1 Le concept soviŽtique de Ç natzionalnostj È et sa diffŽrance avecla modle rŽpublicaine fran•aiseÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ....ÉÉÉÉÉÉ..ÉÉÉÉÉ...169
3.2.1.2. Formalisme et la mŽthode sociologiqueÉ....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ...172
3.2.2 La Politique Ç dÕenracinement È et ses aspects langagiers
3.2.2.1. Enracinement et dŽcolonisation : Ç natzionalnostj È et la langueÉ....ÉÉÉÉÉ...176
3.2.2.2. Polivanov et lÕÇ ingŽnierie social de lÕavenir È.ÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ183
3.2.2.3. La rŽduction dÕenracinement et le Çgrand tournant È StalinienÉÉÉÉÉÉÉÉ..189
Conclusions...É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉÉ..................191
Conclusions gŽnŽrales É..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉÉ.......................193
Bibliographie É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉ..É....ÉÉÉÉÉÉÉ....ÉÉ195
Abstract .............................................................................................................225
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)
Les ouvrages de Deleuze sont citŽs sous les abrŽviations suivantes :
ES Empirisme et subjectivitŽ. Essai sur la nature humaine selon Hume. Paris,
P.U.F., 1953.
NPh Nietzsche et la philosophie. Paris, P.U.F., 1962.
PS Marcel Proust et les signes. Paris, P.U.F., 1964 ; rŽŽd. augm. Proust et les
signes.
PSM PrŽsentation de Sacher-Masoch. Paris, Minuit, 1967.
DR DiffŽrence et rŽpŽtition. Paris, P.U.F., 1968.
SPE Spinoza et le probl•me de lÕexpression. Paris, Minuit, 1968.
LS Logique du sens. Paris, Minuit, 1969.
AO Ñ avec F. Guattari, LÕanti-Îdipe. Capitalisme et schizophrŽnie. Paris, Minuit,1972.
KLM Ñ avec F. Guattari, Kafka. Pour une littŽrature mineure. Paris, Minuit, 1975.
D Ñ avec C. Parnet, Dialogues. Paris, Flammarion, 1977, rŽŽd. augm. 1996. MP Ñ avec F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrŽnie. Paris, Minuit,1980.
QPh Ñ avec F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit, 1991. CC
Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
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*
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Donner le plan dÕun ouvrage est en gŽnŽral une peine de luxe et de
vanitŽ, o lÕon cherche ˆ se donner des airs de gŽnie crŽateur, quand
on exige ou quÕon bl‰me ce dont on est soi-mme incapable, quÕon
recommande une recherche sans savoir o lÕinstituer, bien quÕil y ežt
dŽjˆ quelque chose de mieux ˆ faire pour un bon plan de critique
rationnelle de se borner, suivant lÕusage, ˆ des vÏux estimables.
Kant, ProlŽgomnes.
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!+
1) Comment la rŽvolution dans la langue est-elle possible ?
Depuis un sicle, on ne cesse de dŽnoncer la cŽlbre dŽclaration de Saussure qui affirme
lÕimpossibilitŽ de lÕaction consciente dÕune sociŽtŽ sur sa langue. Dans son Cours de la linguistique
gŽnŽrale il postule le caractre exceptionnel de la langue parmi les autres institutions sociales:
Les prescriptions dÕun code, les rites dÕune religion, les signaux maritimes etc., nÕoccupent jamais quÕun certain
nombre des individus ˆ la fois et pendant un temps limitŽ ; la langue au contraire, chacun y participe ˆ tout
instant, et cÕest pourquoi elle subit sans cesse lÕinfluence de tous. Ce fait capital a montrŽ lÕimpossibilitŽ de la
rŽvolution. La langue est de toutes les institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives 1.
Cette assertion va de pair avec lÕidŽe fondamentale du projet saussurien selon laquelle le seul
objet de la linguistique en tant que science est Ç la vie normale et rŽgulire dÕun idiome dŽjˆ
constituŽ È2. LÕun des buts de notre Žtude est de montrer que la tendance consistant ˆ entreprendre
lÕÇ action consciente È sur la langue est lÕaffaire des gouvernements rŽvolutionnaires qui sont peu
concernŽs par la Ç vie normale et rŽgulire È de lÕensemble des leurs institutions sociales. De
surcro”t le trait essentiel du volontarisme rŽvolutionnaire est le soup•on profond ˆ lÕŽgard de tout ce
qui peut Žchapper ˆ son contr™le.
Par consŽquent, en prŽtendant analyser Ç la vie des signes au sein de la vie socialeÈ3, le
structuralisme saussurien prŽsuppose que la langue a un statut privilŽgiŽ en tant que mŽta-institution
inflexible ˆ Ç lÕaction libre de la sociŽtŽ È. Il est peu Žtonnant quÕune telle approche ne puisse
satisfaire les b‰tisseurs de la nouvelle sociŽtŽ soit-elle la Ç rŽpublique absolue È ou la Ç sociŽtŽ sans
1 F. SAUSSURE, Cours de la linguistique gŽnŽrale. Paris, Payot, 2005, p.108.
2 Ibid., p.105.
3 Ibid ., p.33.
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!!
classes È. Ainsi Lev Jakubinkij, lÕun des fondateurs de lÕOPOJAZ4, et une figure majeure du
premier formalisme russe, qualifie le postulat saussurien dÕattribut de Ç lÕidŽologie de la bourgeoisie
la plus rŽactionnaire du XIX et XXme sicle È dont lÕobjectif est de
É dŽmontrer le caractre inaccessible aux masses ne serait-ce que dans la langue, de dŽmontrer lÕimpossibilitŽ
dÕune Ç politique È ne serait-ce que linguistique, de dŽmontrer lÕimpossibilitŽ dÕune rŽvolution ne serait-ce que
dans la langue5.
LÕattitude critique envers cet aspect du structuralisme que lÕon peut qualifier avec Carl
Schmitt de Ç dŽpolitisation È ou de Ç neutralisation È, comme beaucoup dÕautres problmes du
formalisme russe, trouvera un Žcho dans les dŽbats de la philosophie fran•aise des annŽes soixante-
quatre-vingt6. Deleuze et Guattari, Derrida ou Foucault, des lacaniens ou des althussŽriens
montreront leur insatisfaction ˆ lÕŽgard de la mŽthodologie structuraliste en raison de son incapacitŽ
ˆ analyser les rapports entre la langue et le pouvoir. On doit insister ainsi sur le r™le majeur de
lÕŽcole dÕŽpistŽmologie historique fran•aise qui pense en termes de Ç ruptures È et Ç coupures
ŽpistŽmologiques È et qui ne cesse pas de dŽvelopper, mme dans ses versions les plus neutres et
scientifiquement Ç dŽpolitisŽes È, une thŽorie de la rŽvolution. Le conflit mŽthodologique entre la
tradition pour ainsi dire Ç rŽpublicaine È de lÕhistoire discrte et discontinue et la tendance
structuraliste en termes dÕŽvolutionnisme dans le domaine de la langue engendre une question
transcendantale : Ç La politique de la langue, comment est-elle possible ? È .
NŽanmoins, il faut constater que lÕexposition saussurienne de ce problme a le mŽrite de
bien poser la question de la langue en tant que systme des signes (en rapport avec les conditions
4 LÕOPOJAZ (La sociŽtŽ de lÕŽtude de la langue poŽtique) et le cercle linguistique de Moscou sontdeux berceaux du formalisme russe. Voir ERLICH, V. The Russian formalism. History Ð doctrine. Mouton &Co, Hague, 1955, pp. 45-65.
5 I. IVANOVA, Lev Jakubinskij, une linguistique de la parole. Limoges, Lambert Lukas, 2012. p. 211.
6 Mme si lÕon ne peut pas toujours parler de lÕinfluence directe Žtant donnŽ le nombre limitŽ des
textes disponibles dans la traduction fran•aise. Sur la dŽpolitisation voir C. SCHMITT, C. La notion politique.(1932), Paris, Flammarion, 2009, pp. 131-150.
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Ç normales È de son Žtude scientifique) et de la place de ce systme parmi les autres institutions
sociales. Toutefois lÕidŽe de la langue en tant quÕÇ hŽritage de lÕŽpoque prŽcŽdente È est sans doute
inacceptable pour les rŽvolutionnaires qui visent la transformation totale de la sociŽtŽ. Pour entrer
dÕemblŽe dans la problŽmatique citons deux passages qui caractŽrisent cette ambiance
rŽvolutionnaire. Le premier appartient ˆ lÕhomme qui, selon la monumentale Histoire de la langue
fran•aise de Ferdinand Brunot, en quelque sorte Ç personnifie È lÕidŽe mme de la politique de la
langue Ð lÕabbŽ GrŽgoire. Dans son cŽlbre rapport Sur les idiomes qui date du 2 juillet 1794 il
dŽclare :
Une nouvelle grammaire et un nouveau dictionnaire ne paraissent aux hommes vulgaires quÕun objet de la
littŽrature. LÕhomme qui voit ˆ grande distance placera cette mesure dans ses conceptions politiques. Il faut
quÕon ne puisse apprendre notre langue sans pomper nos principes7.
Brunot, dont le projet entier de lÕhistoire du fran•ais appartient pleinement ˆ lÕidŽologie de
la Troisime RŽpublique, conclut, non sans raison, que cette manire de penser avait une grande
influence Ç non seulement sur lÕavenir des langues mais sur le destin des nations È 8. La deuxime
citation peut servir de preuve que les acteurs de la rŽvolution russe, qui ont songŽ ˆ Ç raviver
lÕincendie mondial È et ainsi ˆ dŽpasser lÕŽtroitesse du Ç nationalisme bourgeois È, nÕont pas
seulement placŽ la politique de la langue parmi leurs principes mais y voyaient lÕinstrument de la
crŽation de la sociŽtŽ ˆ venir. Ce passage sÕavre dÕautant plus significatif quÕil est issu dÕun texte
dÕun penseur peu sympathisant de la RŽvolution et contraint dÕŽmigrer. LŽon Chestov, Žtant
probablement le plus connu en France parmi les philosophes russes de lÕancienne gŽnŽration, a
donnŽ la description suivante du messianisme rŽvolutionnaire :
La Russie sauvera lÕEurope justement pour cette raison que, contrairement ˆ lÕEurope, la Russie croit ˆ lÕaction
magique du verbe. Si Žtrange que ce soit, les Bolcheviks, fervents du matŽrialisme, apparaissent en rŽalitŽ
7 M. DE CERTEAU ; D. JULIA ; J. R EVEL, Une politique de la langue. (1975), Paris, Gallimard, 2002, p. 349
8 F. BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise. (1931), Paris, Armand Colin, 1967, vol. IX (1), p.2.
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comme les idŽalistes les plus nafs. Pour eux, les conditions rŽelles de la vie humaine nÕexistent pas. Ils sont
convaincus que le verbe possde une puissance surnaturelle. Tout se fait sous lÕordre du verbe ; il sÕagit
seulement de se fier ˆ lui hardiment9.
Chestov (1866-1938) Žtait un contemporain de Brunot (1860-1938), il a publiŽ son essai Sur
le bolchevisme qui lui a valu sa premire reconnaissance europŽenne en 1920, mais ses reproches
formulŽs ˆ lÕŽgard de lÕidŽalisme semblent tre fortement dŽmodŽs : lÕidŽe de la Ç puissance du
verbe È nÕŽtait pas si Žtrange en Europe, mme si elle nÕŽtait pas ˆ lÕordre de jour. En mme temps
ses ex-concitoyens se posaient une question pratique : comment construire la thŽorie matŽrialiste
du langage qui serait capable de changer radicalement les Ç conditions rŽelles de la
vie humaineÈ ?
2) La musique de la rŽvolution et la dŽcouverte de la micropolitique
Chestov nÕŽtait certainement pas une personne appropriŽe pour Ç Žcouter la musique de la
rŽvolution È comme le suggŽrait un pote russe. Toutefois lÕidŽe de ses refrains a eu une importante
rŽsonance dans la philosophie fran•aise de lÕAprs-Guerre. Gilles Deleuze Ð dont la philosophie est
une source majeure dÕinspiration pour notre recherche y Žtait particulirement sensible. Pour lui le
verbe a littŽralement une Ç puissance surnaturelle È : Ç Le langage nÕest pas la vie, il donne lÕordre ˆ
la vie ; la vie ne parle pas, elle Žcoute et attend È10. Deleuze voulait inscrire sa propre philosophie
dans le sillage de ÇlÕanti-hŽgŽlianisme gŽnŽralisŽ È11, mais on peut parler de la symŽtrie paradoxale
entre son projet et celui dÕHegel dans la PhŽnomŽnologie de lÕEsprit : en un sens Mille Plateaux est
une tentative de traiter Ç lÕhistoire gŽnŽrale È et une description cliniquement aigu‘ de la crise
idŽologique, mŽthodologique et stylistique de la philosophie contemporaine. Pour la caractŽriser on
utilise parfois, surtout dans la littŽrature anglophone, le terme Ç poststructuralisme È. Cette
9 L. CHESTOFF, Sur le bolchevisme. Dans Mercure de France, 142 (503) 1920, p. 259.
10 MP, p.96.
11 DR, p. 8.
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Žvaluation, comme nous allons le montrer, nÕest pas compltement injustifiŽe (et sans doute
beaucoup plus correcte que de vieux clichŽs publicitaires comme lÕexpression Ç post-
modernisme È), ˆ condition que lÕon constate que le projet de Capitalisme et SchizophrŽnie peut
tre Žgalement inscrit dans le cadre du post-freudisme, post-marxisme ou mme post-nietzschŽisme.
Dans tous ces domaines Deleuze et Guattari cherchent une possibilitŽ de transformation quÕils
appellent le Ç devenir rŽvolutionnaire È. En ce sens, Deleuze est travaille dans une autre dimension
que Foucault qui se concentre sur des Ç effets normalisateurs È du pouvoir, car il vise en premier
lieu des ruptures et des Ç lignes de fuite È dans les pratiques discursives et dans les institutions qui
sont construites sur leur base. Probablement, la plus grande alternative qui sÕouvre dans la
recherche des rapports entre la langue et le pouvoir consiste-t-elle ˆ suivre la lignŽe foucaldienne
qui permettra dÕincorporer le processus historique de la normalisation langagire dans la totalitŽ des
codes de la sociŽtŽ disciplinaire. NŽanmoins notre perspective va demeurer deleuzienne car
Foucault sÕest concentrŽ intentionnellement sur les analyses autour de la Ç gouvernementalitŽ È et
non sur la Ç souverainetŽ È, tandis que la pensŽe rŽvolutionnaire est inimaginable sans une rŽflexion
sur le souverain12.
Pour reprendre la question initiale, notre t‰che est de comprendre ce que les rŽvolutionnaires
eux-mmes entendaient par la Ç rŽvolution dans la langue È. La logique de la mobilisation
rŽvolutionnaire prŽsuppose la comprŽhensibilitŽ de sa politique pour les Ç masses È. Toutefois dans
les divers contextes cela pouvait signifier des choses trs diffŽrentes. SÕagit-il de la centralisation ou
du Ç fŽdŽralisme linguistique È, de la promotion de Ç lÕidiome national È ou du dŽveloppement libre
des Ç patois È ? Dans Mille Plateaux Deleuze et Guattari font une fois rŽfŽrence ˆ un projet de
Michel De Certeau et ses collaborateurs, consacrŽ ˆ lÕanalyse de la politique de la langue
rŽvolutionnaire qui sÕavre dÕune grande importance pour notre recherche. En faisant remarquer
quÕil existe plusieurs sortes dÕhomogŽnŽisations et de centralisations linguistiques, ils relvent que
12 Mme sÕil sÕagissait de la Ç rŽvolution conservative È, comme dans le cas de Schmidt.
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Ç la fa•on rŽpublicaine nÕest pas forcŽment la mme que la royale, et nÕest pas moins dure È13. Mais
pour les partisans de la rŽvolution la Ç duretŽ È de ses mesures est justifiŽe par lÕimportance de leur
but : on sait depuis Saint-Just quÕÇ on ne peut pas rŽgner innocemment È14. Le problme consiste
toujours dans la conformitŽ de ses mesures extraordinaires avec les Ç lois naturelles È et les
Ç maximes politiques È de Rousseau pour les Jacobins ou des Ç rŽgularitŽs historiques È et la
doctrine de Marx pour les Bolcheviks. Pour construire lÕapologie de la rŽvolution il suffit de
montrer que les principes de lÕAncien RŽgime sont opposŽs ˆ la nature ou reprŽsentent un
anachronisme et la dŽviation de lÕhistoire.
Toutefois nous croyons quÕil est possible de construire une thŽorie alternative de la rŽvolution
qui permettra dÕanalyser les transformations sociales qui dŽpassent les perspectives esquissŽes par
la philosophie des Lumires ou par le communisme scientifique. Et dans cette thŽorie dÕinspiration
deleuzoguattarienne la politique de la langue va jouer un r™le de principe explicatif de premier
ordre. Le neuvime plateau contient la description de la mŽthodologie deleuzoguattarienne bien
articulŽe Ð ce qui reprŽsente un cas assez rare dans leur Ïuvre. En Žclairant la distinction entre le
macro et le micro niveau dÕanalyse dans la philosophie politique, les auteurs de Mille Plateaux
prŽcisent quÕil ne sÕagit pas de la dichotomie classique entre lÕindividu et la sociŽtŽ :
Car, finalement la diffŽrence nÕest nullement entre le social et lÕindividuel (ou inter-individuel), mais entre le
domaine molaire des reprŽsentations, quÕelles soient collectives ou individuelles, et le domaine molŽculaire des
croyances et des dŽsirs, ou la distinction du social et de lÕindividu perd tous sens, puisque les flux ne sont
attribuables ˆ des individus que surcodables par les signifiants collectifs 15
Il faut bien mettre en relief que dans Mille Plateaux le dualisme axiologique et
mŽthodologique entre le Çmolaire È et le Ç molŽculaire È est considŽrablement attŽnuŽ par rapport ˆ
13 MP , p.128.
14 SAINT-JUST. Oeuvres compltes. (1792) Gallimard, Paris, 2004, p.485.
15 MP, p.268.
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lÕAnti-Îdipe. Dans le deuxime volume de Capitalisme et SchizophrŽnie le niveau molŽculaire
perd son statut de domaine privilŽgiŽ de la recherche : la micro et la macro politique sont
considŽrŽes comme Ç deux plans complŽmentaires È. Mais il garde tout de mme sa fonction
clinique et diagnostique : ainsi Deleuze et Guattari considrent les Žvnements de Mai-68 comme
Ç la rŽvolution molŽculaire È en raison du fait que ses conditions Žtaient Ç imperceptibles du point
de vue de la macro-politique È16. Nous jugeons que lÕexpression Ç rŽvolution molŽculaire È est un
plŽonasme. Chaque rŽvolution est tout dÕabord molŽculaire si on se remŽmore la dŽfinition
classique de la situation rŽvolutionnaire donnŽe par LŽnine : Ç CÕest seulement lorsque Òceux dÕen
basÓ ne veulent plus et que Òceux dÕen hautÓ ne peuvent plus continuer de vivre ˆ lÕancienne
manire, cÕest alors seulement que la rŽvolution peut triompherÈ17. Par consŽquent, il ne sÕagit pas
dÕun divorce entre les Ç dŽsirs et croyances È de Ç ceux dÕen bas È et la volontŽ des Žlites de
maintenir lÕancien rŽgime qui est en mesure de crŽer les prŽmisses pour la rŽvolution triomphante,
mais dÕune simultanŽitŽ des mouvements des masses avec le dŽtraquement du mŽcanisme Žtatique.
Ce nÕest pas par hasard que de Gaulle et Pompidou, selon Deleuze et Guattari, ont mieux compris
Mai-68 que la plupart des intellectuels avec leurs analyses rigides de prŽmisses macro-politiques.
Ë la suite de chaque rŽvolution, triomphante ou ayant ŽchouŽ (tout en escomptant lÕambigutŽ
de ces Žvaluations) on constate des transformations profondes de la sociŽtŽ au niveau institutionnel
et des Ç mentalitŽs È. Les dirigeants rŽvolutionnaires Žtaient bien conscients que les rŽformes
Žconomiques, administratives ou militaires Žtaient impossibles sans une Ç rŽgŽnŽration nationale È
ou la crŽation de Ç lÕhomme nouveau È. Ces moments de transition nous donnent lÕoccasion unique
dÕŽtudier les ruptures dans les diffŽrents registres que lÕon peut situer aux micro et macro niveaux
dÕanalyse. On peut mme supposer que cÕest lÕexpŽrience rŽvolutionnaire qui rend possible la
16 ibid., p.264.
17
V. LENINE, La Maladie infantile du communisme (le Ç gauchisme È). Moscou, ƒditions de lÕagencede presse Novosti, 1970. p.89.
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vŽritable dŽcouverte de la micropolitique autrefois demeurŽe dans lÕombre des institutions et des
segments Ç molaires È. Deleuze et Guattari introduisent une prŽcision mŽthodologique trs subtile,
en supposant que pour distinguer le molaire et le molŽculaire lÕhistorien doit Ç assigner la pŽriode
de coexistence ou de simultanŽitŽ de deux mouvements (dŽcodage-dŽterritorialisation) dÕune part,
et dÕautre part surcodage-reterritorialisation) È18. Par consŽquent, lÕune de principales t‰ches de
notre projet est de montrer que rien ne peut servir mieux pour fixer ce moment de simultanŽitŽ de
deux mouvements de la dŽterritorialisation et de la reterritorialisation que la politique de la langue
rŽvolutionnaire. La politique de la langue au sens propre doit impŽrativement tre Ç la fois micro
et macropolitique È. LÕabbŽ GrŽgoire, homme politique qui voyait loin, a indiquŽ le moyen de crŽer
un nouvel Ç amalgame politique È qui va agir du mme coup sur les deux plans :
Tout ce quÕon vient de dire appelle la conclusion que pour extirper les prŽjugŽs, dŽvelopper toutes les vŽritŽs,
tous les talents, toutes les vertus, fondre les citoyens dans la masse nationale, simplifier le mŽcanisme et faciliter
le jeu de la machine politique, il faut lÕidentitŽ du langage19.
3) Socio-fonctionnalisme et nouvelle typologie de la vŽhicularitŽ langagire
Nous supposons que le geste deleuzien (ou deleuzoguattarien, nous allons employer ces deux
termes comme des synonymes hormis dans des cas particuliers) nous offre de nouvelles possibilitŽs
dans le domaine des Žtudes de la politique de la langue. En mme temps, notre but nÕest pas de
rŽaliser un exposŽ dŽtaillŽ de sa dŽmarche critique ˆ lÕŽgard de la linguistique Ð la vŽritable
Ç science royale È de son Žpoque. Premirement, parce quÕil existe dŽjˆ des Žtudes assez
exhaustives portant sur ce sujet, rŽalisŽes par Jean-Louis Lecercle et Guillaume Sibertin-Blanc20.
Deuximement, parce que cet aspect critique nÕŽtait pas de la premire importance pour Deleuze
18 MP, p.269.
19 DE CERTEAU, Politique de langue, op.cit., p. 341.
20 J.J. LECERLE, Deleuze and language. London, Pallgrave Macmillan, 2002 ; G. SIBERTIN-BLANC.
Politique et clinique. Recherche sur la philosophie pratique de Gilles Deleuze. Thse de doctorat . Lille, 2006www.univ-lille3.fr/fr/recherche/ecole-doctorale/theses/.
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lui-mme. Dans le Capitalisme et SchizophrŽnie la critique du structuralisme saussurien Žtait un
sujet secondaire loin dÕavoir la mme portŽe que les autres ouvrages phares de la mme pŽriode
comme De la Grammatologie de Derrida ou Discours, Figure de Lyotard. LÕobjectif de Deleuze
Žtait de dŽtr™ner la linguistique de sa position de modle pour les autres systmes sŽmiotiques,
postulŽe par Saussure et dŽveloppŽe dÕune manire systŽmatique par Hjelmslev et Benveniste. :
Ç La linguistique nÕest rien en dehors de la pragmatique (sŽmiotique ou politique) qui dŽfinit
lÕeffectuation de la condition du langage et les usages des ŽlŽments de la langue È 21. Sur ce point
nous sommes parfaitement dÕaccord avec la lignŽe gŽnŽrale de lÕŽtude de Sibertin-Blanc qui met en
relief le caractre fonctionnaliste de la philosophie deleuzienne de la langue22. Pour notre part, nous
allons montrer que ce fonctionnalisme est dÕun type tout ˆ fait particulier (on peut lÕappeler socio-
fonctionnalisme) qui se distingue nettement du fonctionnalisme classique de Jacobson ou de
Martinet. Cette tendance fonctionnaliste nous servira dÕargument nous permettant de comparer la
dŽmarche pour ainsi dire sociolinguistique de Deleuze avec les recherches des formalistes russes.
CÕest dans le troisime chapitre de Kafka et la littŽrature mineure quÕon trouvera la premire
Žbauche de ce genre. Deleuze et Guattari montrent lÕinsuffisance de la dichotomie fort courante
dans la sociolinguistique amŽricaine entre la langue Ç vernaculaire È et Ç vŽhiculaire È en se rŽfŽrant
au schŽma tŽtralinguistique dÕHenri Gobard quÕils adaptent ˆ leur propre concept de trois types la
reterritorialisations23. Pour le formuler en termes sociolinguistiques, les analyses deleuziennes nous
permettront de construire la nouvelle typologie de la vŽhicularitŽ langagire.
Dans Ç Postulats de linguistique È Deleuze et Guattari Žmettent des prŽcisions importantes qui
montrent clairement le vecteur de dŽveloppement de leur socio-fonctionnalisme. CÕest le concept de
mots dÕordre qui est dŽsormais le moteur du pragmatisme deleuzien : Ç La fonction du langage est
21 MP , p.109.
22 SIBERTIN-BLANC, Politique et clinique. op.cit., p. 318.
23 KlM , p. 43-44.
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la langue et les autres institutions sociales (ˆ voir, les systmes sŽmiotiques qui ne sont
pas Ç lÕaffaire de tous È) il existe une Ç dissymŽtrie fondamentale È pour reprendre la dŽfinition de
Benveniste. Cela signifie que la langue peut nous aider ˆ interprŽter la sociŽtŽ mais que ce rapport
est Ç irrŽversible È. Cette conception, que lÕon pouvait dŽjˆ trouver chez Saussure, a ŽtŽ dŽveloppŽe
sous une forme systŽmatique dans certains articles qui composent le deuxime volume de ses Essais
sur la linguistique gŽnŽrale. Benveniste confirme que le problme central de la sŽmiologie est le
Ç statut de la langue parmi les autres systmes de signes È26. Par ailleurs, il nÕaccepte pas la
dŽfinition saussurienne de la sŽmiotique et la distingue nettement de la sŽmantique comme un autre
mode de signifiance. Dans le schŽma de la Ç signifiance double È de Benveniste la sŽmiotique
sÕoccupe des rapports formels entre le signifiŽ et le signifiant ou Ç dÕun signe comme lÕunitŽ È et
doit tre simplement reconnue, tandis que la sŽmantique Žtudie le discours et doit tre comprise.
Par consŽquent, les Žtudes de la sŽmantique historique peuvent nous munir dÕune information
prŽcieuse sur les institutions des sociŽtŽs lointaines.
NŽanmoins, mme dans cette version historicisŽe du structuralisme il ne sÕagit pas dÕune
Ç action consciente È de membres de la sociŽtŽ sur leur langue. Benveniste introduit le schŽma plus
sophistiquŽ de la vision traditionnelle de la langue quÕil considre comme le miroir de la sociŽtŽ, en
proposant dÕŽtudier la direction de la dŽrivation en comparant les termes correspondants comme,
par exemple, dans son article Ç Deux modles linguistiques de la citŽ È27. Toutefois ses analyses
sont toujours limitŽes par le vocabulaire quÕil qualifie dÕÇ inventaire lexique de la culture È, sans
faire irruption dans les autres domaines. MŽthodologiquement, tout dŽpend de la dŽfinition stricte
que lÕon donne ˆ la Ç langue È et de ce que lÕon entend par sa structure. Ainsi pour lui, la langue
russe nÕa pas changŽ depuis le RŽvolution :
26 E. BENVENISTE, Problmes de linguistique gŽnŽrale, 2. (1974) Paris, Gallimard, 1997, p. 50.
27 Ibid., pp. 272-280.
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Une mme langue demeure stable ˆ travers les bouleversements sociaux les plus profonds. Depuis 1917 la
structure de la sociŽtŽ russe a ŽtŽ profondŽment modifiŽe, cÕest le moins quÕon puisse dire, mais rien de
comparable nÕest survenu dans la structure de la langue russe28.
Du point de vue de Benveniste, cÕest un argument pour lÕŽvolution sŽparŽe de la langue et la
sociŽtŽ, mais ce postulat du structuralisme reformŽ, comme nous le verrons, Žtait inacceptable pour
de nombreux linguistes soviŽtiques dans les annŽes vingt et trente. Bien plus que lÕassertion que le
lexique est susceptible de faire lÕobjet dÕun changement conscient au cours de lÕhistoire, ils se sont
posŽs la question de savoir si la Ç structure È de la langue pouvait tre modifiŽe dans le cadre de la
construction communiste. Evgenij Polivanov, Ç b‰tisseur linguistique È infatigable et auteur de sa
propre conception des sciences de la langue marxiste dont lÕinfluence majeure sur le premier
formalisme russe a ŽtŽ confirmŽe par Jacobson et Chklovski, insistait sur lÕidŽe que lÕinfluence
indirecte des facteurs socio-Žconomiques pouvait changer le Ç cours mme de lÕŽvolution
linguistique È. Ainsi, en ma”trisant son effet et ses facteurs on sera capable de stimuler les
transformations langagires les plus profondes possible, cÕest-ˆ-dire de faire la rŽvolution dans la
langue29. Les propositions de Polivanov, si radicales quÕelles soient, restaient, tout de mme, dans
les limites de la science linguistique de son Žpoque, tandis que les thŽories les plus extravagantes
telles que la cŽlbre Ç nouvelle doctrine de la langue È de Nikola Marr, supportŽe jusqu'ˆ un
certain moment par Staline, allaient jusqu'ˆ lÕaffirmation de lÕinutilitŽ de la grammaire.
On peut bien constater que les Žpoques des Ç bouleversements sociaux È ne manquent pas de
projets de transformation rŽvolutionnaire des langues. Du point de vue du linguiste, les tentatives
de transformer une langue peuvent tre rŽpertoriŽes selon la division formelle de sa science. Par
exemple, Claude Hagge qui dŽnomme son approche la Ç linguistique socio-opŽrative È, analyse les
interventions du Ç constructeur de la langue È (language builder) consŽcutivement dans les
28 Ibid., p. 92.
29
E. POLIVANOV, Pour la science de la langue marxiste (Za marksistkoje jazykoznanije), (1931).Smolensk, SGPU, 2002, p.49.
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domaines du lexique, de la phonologie et mme de la morphosyntaxe30. Si lÕon voulait faire le bilan
approximatif des opinions des linguistes sur son degrŽ dÕinfluence sur ces trois domaines, on devra
conclure quÕelle est considŽrŽe comme significative au niveau du lexique, limitŽe au niveau de la
phonŽtique et trs contestŽe, voire impossible au niveau de la syntaxe. Dans la grammaire
gŽnŽrative cette dernire possibilitŽ est manifestement exclue : on sait pourtant que Chomsky a
rapprochŽ son projet de la doctrine cartŽsienne des idŽes innŽes. Cependant la position de Deleuze
et Guattari dans cette dispute est plus proche des thŽories les plus audacieuses des linguistes
soviŽtiques que de celles des gŽnŽrativistes amŽricains: Ç Mme le marqueur syntaxique de
Chomsky est dÕabord le marqueur de pouvoirÈ31. On aura lÕoccasion de voir que leurs rŽfŽrences ˆ
lÕavant-garde russe qui expŽrimentait sans cesse sur la morphologie et la syntaxe ne sont pas
fortuites. Mais le dŽtournement le plus important que lÕon trouve chez Deleuze et Guattari est le
changement radical de la perspective : ce ne sont plus les effets de la langue sur les institutions
sociales ni les tentatives conscientes des transformations langagires qui sont en jeu. En premier
lieu, on cherche ˆ comprendre ˆ quel moment la langue Ç intervient È et change les rapports de
forces. Pour le formuler autrement : lÕobjectif est de savoir comment un rŽgime politique a une
influence sur lui-mme ˆ un moment donnŽ de lÕhistoire ˆ travers la langue. LÕanalyse de la
distribution et de lÕextension des mots dÕordre permet de fixer la transformation simultanŽe
des Ç strates molaires È ou des institutions Žtablies et les flux molŽculaires des mouvements des
Ç masses È.
30 C. HAGEGE, Language Builder. Amsterdam, J. Benjamins, 1993, p.8.
31 D, p.21.
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5) IdŽologies et utopies langagires et problme des sources
Les procŽdŽs ci-dessus dŽcrits, dŽveloppŽs dans le cadre du projet que lÕon dŽnomme la
philosophie politique de la langue deleuzienne, nous permettront dÕeffectuer lÕanalyse transversaledes transformations de la sociŽtŽ. Mais on doit Žgalement Žtudier les thŽories linguistiques plus
traditionnelles afin de comprendre comment elles sÕinscrivent dans le contexte idŽologique de leurs
temps. On verra que celles-ci, comme le fait remarquer Hagge, Ç sont rarement innocentes È32.
CÕest pour cette raison que lÕon prŽfre utiliser lÕexpression Ç idŽologies langagires È : devenue
courante aujourdÕhui dans les Žtudes francophones, elle est issue des dŽbats autour de la linguistique
marxiste et de la Ç science bourgeoise È en Union SoviŽtique dans les annŽes vingt et trente. Entre
autres, on va analyser les usages socio-politiques de la doctrine de la Ç clartŽ fran•aise È.
Si lÕon entendait par idŽologie un terme plus gŽnŽral par rapport ˆ la politique, on devrait
conclure quÕelle est souvent liŽe ˆ une certaine forme dÕutopie. La science langagire du dix-
huitime sicle, souvent dŽsignŽe comme la Ç grammaire gŽnŽrale È hantait, selon les termes de
Foucault, Ç la grande utopie dÕun langage parfaitement transparent È33. Dans les Mots et les choses,
il distingue deux types dÕutopies : celle des Ç pensŽes clarificatrices È et celle des Ç pensŽes
causales È34. Cette distinction, malgrŽ son ambigutŽ, peut nous donner une consigne pour lÕanalyse
des conflits des idŽologies langagires au moment des grandes ruptures.
Nous allons montrer que lÕutopie Ç causale È nÕŽtait rien dÕautre quÕune utopie progressiste de
la langue Ç raisonnŽe È qui allait bient™t confronter le paradigme romantique visant la langue
Ç originaire È en tant que source de sa lŽgitimation. Nous vivons encore dans le sillage de cette
opposition entre lÕutopie originelle faisant souvent partie de Ç nation-building È et lÕutopie
progressiste avec sa Ç langue de bois È politiquement correcte.
32 HAGEGE, Homme des paroles, op.cit., p.218.
33 M. FOUCAULT, Les mots et les choses. (1966) Paris, Gallimard, 1966, p.132.
34 Ibid., p.275.
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Aprs avoir parcouru les diffŽrentes conceptions des rapports entre la langue et la politique, on
peut parvenir ˆ la conclusion que le terme Ç politique de la langue È demeure toujours imprŽcis.
Quel est le lien entre la politique de la langue et lÕidŽologie au sens gŽnŽral ? O est situŽ son
champ de recherche ? Est-ce lÕaffaire des linguistes ou des politiciens ? On ne peut pas mme dire ˆ
quel niveau exactement opre la soi-disant politique de la langue, car elle peut commencer avec la
crŽation des alphabets comme dans le cas de la Ç construction langagire È soviŽtique ou intervenir
dÕune manire presque imperceptible dans une situation de Ç language management È, comme le
veut lÕune des autoritŽs dans ce domaine, Bernard Spolsky35.
On envisage inŽvitablement le problme des sources, car il est difficile de dire o lÕon peut
puiser lÕinformation sur la politique de la langue : est-elle dŽduite de la lŽgislation, des Žcrits des
philosophes et des linguistes ou du discours des acteurs politiques ? Dans cette situation il nous ne
reste quÕˆ envier la rigueur des manifestes formalistes ou structuralistes pour la raison quÕon ne peut
pas se limiter ˆ lÕŽtude de Ç lÕŽvolution littŽraire È. Ainsi lÕapproche transversale ou pour ainsi dire
Ç omnivore È propagŽe par Deleuze peut nous munir dÕune solution pratique en nous permettant
dÕutiliser des sources variŽes.
6) Etude comparŽe de la centralisation du fran•ais et du russe, la diffŽrence de deux modles
Deleuze et Guattari appelaient ˆ Ç des Žtudes comparatives concernant la manire dont
sÕoprent les homogŽnŽisations et centralisations de telle ou telle langue majeure È36, tout en
prŽcisant quÕil ne sÕagit ni dÕune histoire universelle, ni dÕun catalogue des contre-histoires
rŽgionalistes. Une telle indication sÕavre tre dÕune importance mŽthodologique et idŽologique
prŽalable, car pour Deleuze et Guattari, approche socio-fonctionnaliste oblige, Ç les langues
mineures nÕexistent pas en soi È mais seulement Ç par rapport ˆ une langue majeure È en les pla•ant
35 B. SPOLSKY, Language management. New York, Cambridge University Press, 2009.
36 MP, p.128.
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Ç en Žtat de variation continue È37. Ils mettent particulirement en relief lÕidŽe que lÕŽtude de la
micropolitique de la langue et des Ç idiolectes È des langues majeures est quelque chose de
Ç contraire au rŽgionalisme È38, qui est qualifiŽ dans Kafka et la littŽrature mineure de
Ç reterritorialisation rŽactionnaire È39. Ainsi le fran•ais qui sert pour Deleuze et Guattari dÕexemple
de Ç langue centralisŽe par excellence È est un vaste champ de recherches des rapports entre les
Ç centres de pouvoir È opŽrant sur lÕhomogŽnŽisation linguistique et le Ç tissu molŽculaire È qui les
entourent. Deleuze a appelŽ ˆ trouver Ç une langue mineure È ˆ lÕintŽrieur de sa propre langue et
aujourdÕhui on peut constater que la terminologie deleuzienne a bien jouŽ son r™le en devenant un
vŽritable facteur de dŽstabilisation au sein du discours acadŽmique.
Nous considŽrons notre projet comme le dŽveloppement de cette initiative deleuzienne en
proposant lÕŽtude comparŽe du fonctionnement de la langue fran•aise et russe en tant que langues
majeures. CÕest lÕŽtude historique de la centralisation et de lÕhomogŽnŽisation qui rend possible la
fixation du double mouvement de dŽterritorialisation et reterritorialisation dÕune langue qui doit tre
une Žtude transversale par excellence, car elle exige la mobilisation simultanŽe de plusieurs
concepts linguistiques, politiques, sociologiques et, last but not least , ethnographiques.
Probablement, lÕanalogie la plus proche dans le dictionnaire des formalistes russes est-elle la thŽorie
de la convergence et de la divergence langagires qui remonte ˆ Polivanov. LÕidŽe des Žtudes
comparŽes des politiques linguistiques circulait dans le milieu des linguistes soviŽtiques :
Jakubinskij mentionne lÕexistence dÕun projet semblable au dŽbut des annŽes trente40.
LÕhypercentralisation de la langue fran•aise a fait lÕobjet de la critique tout au long des
annŽes soixante-dix et quatre-vingt en complŽtant parfaitement des attaques contre le Ç
37 Ibid., p.133.
38 Ibid.
39 KLM , p.45.
40 IVANOVA, Jakubinskij, op.cit., p. 204.
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jacobinisme È ou le dŽmon de la centralisationÈ41 du modle politique entier pour reprendre la
dŽfinition de Pierre Rosanvallon. Cette tradition historiographique, qui remonte ˆ Tocqueville, a
tendance ˆ voir dans la centralisation une affaire constante du gouvernement fran•ais en prŽsentant
Robespierre et Danton comme les successeurs de Richelieu et Colbert.
Dans cette optique, les lois rŽvolutionnaires qui visaient lÕhomogŽnŽitŽ et lÕuniversalitŽ du
fran•ais nÕŽtaient que lÕaboutissement dÕun long processus, initiŽ par la cŽlbre ordonnance de
Villers-Cotterts de Fran•ois Ier. Afin de montrer que cette approche ne peut tre adaptŽe quÕavec
une grande prŽcaution, nous allons dŽceler la vraie rupture dans les pratiques discursives
rŽvolutionnaires. Ë notre avis, cÕest avec lÕavnement de la RŽvolution quÕon peut parler de la
vŽritable naissance de la politique de la langue accompagnŽe par la formation de la Ç conscience
linguistique jacobine È, comme lÕa formulŽ Jacques Guilhaumou42.
La critique deleuzienne sÕinscrit dans ce contexte gŽnŽral et interdisciplinaire de la
dŽnonciation du Ç jacobinisme È bien que les solutions quÕelle propose sÕavrent peu banales. On va
Žtayer lÕhypothse selon laquelle dans la philosophie fran•aise contemporaine le geste
Ç poststructuraliste È avait toujours cet aspect double : en rejetant la domination mŽthodologique de
la linguistique structurelle il visait Žgalement la conception politique du monolinguisme rŽpublicain.
Ainsi on peut lÕinscrire dans le cadre de la dŽconstruction du Ç mythe jacobin È langagier : la
revendication du plurilinguisme, surtout au sein de la Ç mme È langue, comme lÕattestent les
tentatives de Deleuze et Guattari ou de Derrida.43
On peut mme parler de surcro”t dÕune sorte de Schšnseeligkeit plurilingue de la
philosophie fran•aise contemporaine. Toutefois nous croyons quÕen dŽnon•ant le Ç jacobinisme
41 P. R OSANVALLON, Le Modle politique fran•ais. La sociŽtŽ civile contre le jacobinisme de 1789 ˆ
nos jours. (2004). Paris, Seuil, 2007, p. 10. On verra comment les analyses de Rosanvallon compltent lesintuitions deleuziennes.
42 J. GUILHAUMOU, La langue fran•aise et la rŽvolution. Paris, Klincksieck, 1989, p. 64.
43 J. DERRIDA, J., Monolinguisme de lÕautre. Paris, GalilŽe, 1996.
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linguistique È, il ne faut oublier ni les enjeux historiques et idŽologiques du Ç fŽodalisme È
langagier, ni les objectifs des tentatives de la Ç balkanisation È contemporaine. Si lÕon suit la
perspective ouverte par le socio-fonctionnalisme deleuzien, on doit bien saisir la manire dont ces
langues multiples fonctionnent et interagissent et quel est leur rapport avec des langues majeures ˆ
venir. Par consŽquent, on peut dŽjˆ indiquer deux dangers de la contre-histoire du monolinguisme
politique : le premier est la promotion de la Ç reterritorialisation rŽactionnaire È sous la forme du
rŽgionalisme et le deuxime, lÕadhŽrence au plurilinguisme non articulŽ qui peut contenir les
Ç poussŽes du micro-fascisme È.
Les tendances ˆ crŽer une autre histoire langagire de la France sont bien prŽsentes dans le
discours actuel, comme le montrent les dŽbats autour du rejet de la Charte EuropŽenne des langues
rŽgionales et minoritaires. Par exemple, les auteurs de lÕ Histoire sociale des langues de France
proposent dÕenglober les nombreuses et disparates histoires des langues rŽgionales et les langues
dÕŽmigration sous la rubrique Ç langues de la France È44. Ce projet dÕenvergure encyclopŽdique
sÕoppose clairement ˆ lÕhistoire de la tradition rŽpublicaine et nous donne la possibilitŽ de formuler
quelques remarques gŽnŽrales sur notre Žtude comparŽe de la formation de la politique langagire
en Russie et en France. Aussi Žtonnant que cela puisse para”tre, lÕexpression Ç langues de la
Russie È (autrefois Ð les Ç langues de lÕUnion SoviŽtique È) qui appara”t en France comme un dŽfi
ouvert ˆ la tradition politique, reprŽsente un mainstream dans les recherches russes et soviŽtiques.
Ainsi les Žditeurs dÕun ouvrage capital, Les langues Žcrites du monde. FŽdŽration De Russie.
EncyclopŽdie sociolinguistique Žtudient le fonctionnement social du russe ˆ c™tŽ des langues des
minoritŽs ethniques qui ne comptent que quelques dizaines de locuteurs et en viennent ˆ la
44 Qui se diffre de la dŽfinition juridique des Ç langues de France È, car elle ne renvoie pas seulementaux langues Ç traditionnelles È qui font partie de son Ç hŽritage culturel È. G. K REMNITZ, Ç LÕintroduction
gŽnŽrale È dans Histoire sociale des langues de France. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013. pp. 25-26.
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conclusion optimiste que la langue russe est Ç hors de danger È45. Ë notre avis, ce nÕest pas
seulement lÕexemple de lÕusage inadŽquat dÕun outil mŽthodologique, mais le produit de la politique
soviŽtique ˆ lÕŽgard des Ç minoritŽs nationales È. On peut constater ˆ ce niveau que le r™le de la
langue russe en tant que facteur de centralisation et dÕhomogŽnŽisation politique nÕa pas ŽtŽ
suffisamment analysŽ, malgrŽ le fait que le russe nÕest pas moins la langue majeure que le fran•ais,
lÕallemand ou lÕanglais. Par consŽquent, le problme principal de notre projet est la quasi-absence
de travaux portant sur lÕhistoire politique et sociale de la langue russe qui auraient pu tre
considŽrŽs comme analogue au projet de Brunot.
Cette difficultŽ nous fait envisager un autre paradoxe : les Žtudes qui peuvent prŽtendre ˆ la
dŽnomination dÕhistoire sociale et politique de la langue russe ont ŽtŽ rŽalisŽes par des chercheurs,
associŽs au formalisme parmi lesquels on peut compter, pour reprendre la formule de Victor
Ehrlich, des Ç quasi-formalistes modŽrŽs È46 comme Victor !irmunskij ou Viktor Vinogradov ou
des figures fortement indŽpendantes dont lÕinfluence a ŽtŽ reconnue par les ma”tres de cette Žcole, ˆ
savoir, comme nous les avons dŽjˆ mentionnŽs, Jakubinskij ou Polivanov. On considre cette
situation comme paradoxale lorsque lÕon relve lÕexistence de cŽlbres reproches dÕapolitisme
adressŽs aux formalistes par Trotski ou le premier commissaire de lÕŽducation Lunatcharsky 47.
PrononcŽs au milieu des annŽes vingt, ils se basent sur les manifestes du premier formalisme,
signŽs par Viktor Chklovski qui dŽclarait que : Ç LÕart est toujours libre de la vie. La couleur du
drapeau sur la forteresse de la ville ne se reflte point sur lui È 48 . On verra tout de mme que
lÕŽvolution de la doctrine du formalisme va conduire ˆ sa politisation, mme si cette tendance
rŽsultait souvent de la pression idŽologique.
45 V. SOLNTZEV (red.) Les langues Žcrites du monde. FŽdŽration de Russie. EncyclopŽdie sociolinguistique (Pismennye jazyki mira. Rossijskaja Federatzija). Moskva, RAN, 2000, p. 420.
46 ERLICH, The Russian formalism, op.cit., p. 117.
47 Sur la premire critique du formalisme : Ibid. pp. 78-88.
48 Ibid, p. 80.
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En mme temps, il est possible de donner au terme Ç formalisme È une interprŽtation
beaucoup plus gŽnŽrale, comme le suggŽrait Foucault qui a mis en relief le r™le de la Ç pensŽe
formelle, ce qu'ont ŽtŽ les diffŽrents types de formalisme qui ont traversŽ la culture occidentale È et
ainsi on peut le considŽrer en tant que Ç l'un des courants ˆ la fois les plus forts et les plus variŽs
qu'ait connu l'Europe au XXe sicle È. Il a Žgalement fait remarquer que le dŽveloppement de cette
Ç pensŽe formelle È avait des connotations politiques concrtes :
Et, ˆ propos de ce formalisme, je crois aussi qu'il faut remarquer qu'il a ŽtŽ trs souvent associŽ ˆ des situations
et mme ˆ des mouvements politiques ˆ la fois prŽcis et chaque fois intŽressants. Les rapports entre le
formalisme russe et la RŽvolution russe seraient certainement ˆ rŽexaminer de trs prs. Le r™le qu'ont eu la
pensŽe et l'art formels au dŽbut du XXe sicle, leur valeur idŽologique, leurs liens avec les diffŽrents
mouvements politiques, tout cela serait analyser 49.
La suggestion de Foucault convient parfaitement aux objectifs de notre projet qui vise ˆ
rŽexaminer les rapports entre le formalisme russe et la formation de la politique de la langue
rŽvolutionnaire. Tandis que la rŽhabilitation partielle du formalisme, qui a eu lieu en Union
SoviŽtique mme avant les annŽes de perestroka, avait toujours tendance ˆ dŽpolitiser le
formalisme et ˆ la placer dans le cadre des Žtudes philologiques, notre but est de montrer sa Ç valeur
idŽologique È.
Par consŽquent, on peut parler du formalisme dans trois sens. Premirement, au sens
gŽnŽral, proposŽ par Foucault qui sous-entend sous le terme Ç formalisme È lÕun des mouvements
les plus importants de la pensŽe europŽenne du vingtime sicle et qui englobe ˆ la fois le
structuralisme et tout ce quÕon peut dŽnommer Ç poststructuralisme È. Deuximement, la doctrine
du formalisme russe avec toutes ses contradictions et influences hŽtŽrognes. Troisimement, on
peut analyser le formalisme en tant que Ç qualification pŽjorative È importante pour le
fonctionnement de lÕappareil idŽologique de lÕŽtat soviŽtique ˆ partir des annŽes vingt et jusquÕau
dŽbut des annŽes cinquante. Cette dernire a ŽtŽ dirigŽe contre les divers mouvements de lÕavant-
49 M. FOUCAULT, Dits et Žcrits. Paris, Gallimard, 1994. Vol.4, p.195.
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garde et ne se limitait pas ˆ la thŽorie de la littŽrature. Il nous semble que dans le domaine de la
linguistique les accusations portŽes contre le formalisme visaient la tendance que lÕon peut
aujourdÕhui qualifier dÕÇanalyse de discours È.
Par ailleurs, cette critique nÕa pas toujours pris la forme dÕune pression idŽologique abusive
qui cherchait ˆ mettre fin aux Ç expŽrimentations È et ˆ rendre lÕart soviŽtique Ç comprŽhensible
pour le prolŽtariat et les paysans È. Plusieurs opposants aux formalistes, comme par exemple, les
auteurs de ce que lÕon appelait le Ç cercle de Bakhtine È ont avancŽ des arguments qui ont ŽtŽ plus
tard adressŽs aux structuralistes. Ainsi Patric SŽriot explique le succs en France du cŽlbre livre
de Volo"inov Marxisme et la philosophie du langage par lÕactualitŽ de la critique du structuralisme
saussurien et le dŽveloppement des projets des Žtudes sociales sur le langage50.
Mme les ma”tres de discours sympathisants envers le formalisme, comme Vladimir
Maakovski, qui frŽquentait les sŽances du cercle linguistique de Moscou, animŽ par Jacobson et
maintenait des relations avec plusieurs membres de lÕOPOJAZ, ont proposŽ instamment de se
consacrer aux Žtudes sociales du langage. Dans le manifeste collectif du mouvement LEF (Le front
de gauche de lÕart) publiŽ dans une revue Žponyme dirigŽe en personne par Maakovski on trouve
un appel assez significatif :
Les membres dÕOPOJAZ ! La mŽthode formelle est la clŽ pour lÕŽtude de lÕart. Chaque rimeÐpuce doit tre
rŽpertoriŽe. Mais Žvitez de chasser les puces dans le vacuum. Seulement ˆ c™tŽ de lÕŽtude sociologique de
lÕart votre travail sera non seulement intŽressant mais aussi utile51.
50 V. VOLOSINOV, Marxisme et philosophie du langage : les problmes fondamentaux de la mŽthode sociologique dans la science du langage. Limoges, Lambert Loucas, pp. 14-19.
51 LEF, 1, 1923, p.11.
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7) Les objectifs du projet de lÕŽtude comparŽe et son contexte thŽorique
Pour achever ces notes prŽliminaires, on va encore une fois ŽnumŽrer les raisons majeures
qui justifient la rŽalisation de notre projet. En premier lieu, cÕest la situation biographique de
lÕauteur qui a le russe pour langue maternelle et qui accomplit ses recherches en fran•ais. En ce
sens, il est placŽ dÕemblŽe dans le mode de Ç lÕusage mineur de la langue È, dŽcrit par Deleuze dans
KLM (Ç un juif tchque qui Žcrit en allemand, un Ouzbek qui Žcrit en russe È52). Deuximement , il
sÕagit du projet des Žtudes comparatives de lÕhomogŽnŽisation de la centralisation du russe et du
fran•ais, que lÕon trouve dans Mille Plateaux et qui mobilise ses concepts de la micropolitique,
centres de pouvoir, et de la Ç fonction-langage È.
Une troisime raison sÕajoute directement ˆ la prŽcŽdente : elle tient ˆ lÕimportance donnŽe ˆ
la politique de la langue par les acteurs des deux Grandes RŽvolutions et le potentiel des concepts
deleuziens (aussi bien que ceux des autres reprŽsentants de la philosophie fran•aise contemporaine)
dans lÕanalyse des transformations radicales de la sociŽtŽ. Ë notre avis, les textes rŽvolutionnaires,
mme sÕils proposaient des projets qui nÕont jamais ŽtŽ rŽalisŽs, reprŽsentent un intŽrt majeur pour
les chercheurs, car on peut y trouver, pour reprendre lÕexpression formaliste, la Ç dŽnudation du
procŽdŽ È (obnazhenije prijema) qui indique clairement le vecteur de dŽveloppement du rŽgime
politique.
La quatrime raison tient au r™le important, voir dŽcisif, de la langue fran•aise sur la
formation du russe classique dans la premire moitiŽ du dix-neuvime sicle. Comme le
supposaient des formalistes Žminents comme Tynianov ou Vinogradov, les dŽbats autour des
caractŽristiques des influences Žtrangres sur le russe contemporain ont ouvert la grande polŽmique
52 KLM, p. 33.
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entre les Ç occidentalistes È et les Ç slavophiles È qui animait la vie intellectuelle en Russie depuis
deux sicles.
Cinquime raison, cÕest lÕinfluence rŽciproque de lÕhŽritage du formalisme russe (mais
Žgalement de tous ses critiques) sur le structuralisme et le poststructuralisme en France dans les
annŽes soixante - quatre-vingt. Une grande figure de ce mouvement Žtait toujours Roman
Jacobson, qui nÕa pas seulement ŽtŽ lÕhŽritier de cette tradition mais a Žgalement contribuŽ ˆ
propager en occident les travaux de ses opposants comme Volo"inov ou Polivanov. Le dŽvoilement
du contexte politique de ses influences, comme le suggŽrait Foucault, est encore ˆ Ç rŽexaminer È.
Finalement, la sixime raison est la position fragile de ces deux langues face aux
transformations globales et ˆ la domination croissante de lÕanglais. En revanche, le retrait territorial
et quantitatif du fran•ais au cours de la dŽcolonisation et du russe aprs la chute de lÕUnion
SoviŽtique offre ˆ un chercheur la possibilitŽ unique dÕŽtudier les fonctions sociales de lÕancienne
langue majeure, car la dŽfrancisation ou la dŽrussification laisse plusieurs Ç cases vides È qui ne
sont pas encore remplies par des langues qui sont censŽes les remplacer.
Paradoxalement, lÕanglais, Ç langue vŽhiculaire par excellence È, est beaucoup moins perceptible
pour lÕanalyse, car les frontires de son expansion ne sont pas encore fixŽes. Par consŽquent, les
arguments en faveur de lÕŽtude du fran•ais ou du russe dans les pays qui veulent encourager le
dŽveloppement de leurs propres langues nationales sÕapparente ˆ lÕancien dŽbat sur la nŽcessitŽ de
lÕapprentissage du latin dans les lycŽes. En dressant dans les annŽes quatre-vingt le bilan de tels
arguments, le chercheur allemand Peter Wulfing a ŽtŽ en mesure dÕen tirer la conclusion suivante:
Ç dans un enseignement de latin tout est important, sauf le latin lui-mme È 53. Cette remarque
ironique nous semble donner une formule heureuse pour aborder lÕanalyse de la langue dans sa
53 F. WAQUET, Le latin ou l'empire d'un signe. Paris: Albin Michel, 1998, p. 220.
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fonction sociale et politique. Afin dÕŽtudier les rapports essentiels entre la langue et le pouvoir, il
nous faudra expliquer ce qui est important dans la langue en dehors dÕelle-mme.
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PREMIéRE PARTIE
Projet deleuzien de la Philosophie politique de la langue et son contexte
pluridisciplinaire.
Le langage nÕest pas la vie, il donne lÕordre ˆ la vie.
La vie ne parle pas, elle Žcoute et attend.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux.
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Premier chapitre
1.1 La sŽmiotique deleuzienne entre Nietzsche et structuralisme
1.1.1 Le problme des signes chez Deleuze
1.1.1.1 La semiotica prima et le commencement de la philosophie
Selon Deleuze, la philosophie ne commence ni avec lÕŽtonnement, ni par le dŽsespoir. Ce
qui rend possible la pensŽe en gŽnŽral, cÕest quÕelle soit forcŽe par une certaine violence. Ainsi
lÕorigine de cette impulsion initiale est le signe : Ç Ce qui force ˆ penser cÕest le signe È&%. La pensŽe
deleuzienne a fait beaucoup de dŽtours et subi des secousses capitales ˆ partir de la sŽmiologie
morale nietzschŽenne et lÕÇ Žgyptologie È proustienne jusquÕaux deux volumes sur le cinŽma tout
en conservant un intŽrt particulier pour le problme des signes. En mme temps, on peut constater
son attitude critique ou mme Ç hostile È, selon lÕestimation de Jean-Jacques Lecercle&&, ˆ lÕŽgard de
la science de la langue de son Žpoque. Ainsi il sÕavre quÕil nÕa jamais fait montre dÕun intŽrt
particulier pour la linguistique qui Ç a fait beaucoup de mal È, comme il le dŽclare dans lÕinterview
avec Claire Parnet pour lÕAbŽcŽdaire. En revendiquant lÕŽtude de la langue Ç sous des
conditions normales È le structuralisme tente dÕimposer une sorte de Semiotica prima, dÕaprs
laquelle tous les autres systmes de signes sont censŽs tre modelŽs. Tel est lÕun des paradoxes et
dŽfis majeurs du projet deleuzien : crŽer une sŽmiotique alternative au plus haut moment du
structuralisme sans recourir ˆ la phŽnomŽnologie ni ˆ la tradition analytique.
&% PS, p. 119, cf. D, p. 182.
&& LECERCLE, Deleuze and Language, op.cit., p.24.
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Par consŽquent, lÕattitude critique ˆ lÕŽgard du structuralisme en tant que Ç science royale È
de lÕŽpoque, ouvertement proclamŽe dans les annŽes soixante-dix, surtout dans lÕÏuvre commune
avec Guattari, a ŽtŽ lÕune des causes de lÕattention insuffisante envers la philosophie deleuzienne de
la langue, dÕautant plus que la dŽception vis-ˆ-vis du structuralisme en tant que tel nÕexclut pas son
influence initiale : on peut dire que lÕŽvolution de Lyotard, Foucault, Derrida ou Bourdieu en ce
sens Žtait semblable. Nous croyons que la prise de distance par rapport ˆ la mŽthodologie
structuraliste nous permet de bien indiquer les points de bifurcation du dŽveloppement de la pensŽe
deleuzienne, aussi bien que sa cohŽrence paradoxale.
Comme nous lÕavons dŽjˆ fait remarquer, il existe deux expositions dŽtaillŽes de la
philosophie de la langue deleuzienne Ð celle de Jean-Jacques Lecercle et celle de Guillaume
Sibertin-Blanc. Ceux-ci analysent la philosophie deleuzienne de la langue sous des aspects bien
diffŽrents, bien que ni lÕun, ni lÕautre, ne doute de son existence. Leur entrecroisement principal est
la possibilitŽ de lÕapplication des concepts deleuziens ˆ des analyses nŽo-marxistes&'. Cependant,
mis ˆ part le marxisme, les contextes dans lesquels ils situent la thŽorie deleuzienne sont nettement
distincts. Lecercle inscrit la Ç mŽfiance È deleuzienne ˆ lÕŽgard de la langue dans une longue
tradition de la philosophie fran•aise, dont Bergson peut tre considŽrŽ comme le reprŽsentant le
plus rŽcent&(. NŽanmoins, ˆ son avis cette mŽfiance ˆ lÕŽgard de la langue ne lÕempche pas (avec la
contribution majeure de Guattari) dÕŽlaborer des concepts innovants qui permettent de placer leur
Ïuvre dans le cadre du fameux Ç tournant langagier È. Par consŽquent, la lecture de Lecercle
proposŽe dans son Deleuze and Language vise le contexte proprement linguistique de la pensŽe
&' J.J. LECERCLE, Philosophie marxiste du langage . Paris, P.U.F, 2004, G. SIBERTIN-BLANC,.
Politique et Etat chez Deleuze et Guattari. Paris, P.U.F., 2013.
&( LECERCLE, Deleuze and Language, op.cit., p.20.
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$(
deleuzienne. Quand il se tourne vers la philosophie deleuzienne de la langue au sens strict, il choisit
la Logique de sens, quÕil trouve le seul livre de Deleuze consacrŽ au langage&).
Ë son tour la thse minutieuse de Guillaume Sibertin-Blanc propose une lecture intŽgrale
de la philosophie pratique deleuzienne, en accentuant son caractre critique et clinique. Elle
considre la sŽmiotique deleuzienne en tant que Ç pice nŽcessaire È de son projet, en mettant en
relief sa portŽe ˆ la fois politique et mŽthodologique. Il montre que lÕorientation
Ç symptomatologique È de la philosophie deleuzienne, con•ue pour la premire fois en 1962 dans
Nietzsche et la philosophie, reste lÕun de ses sujets constants, malgrŽ toutes les transformations
terminologiques. Nous emprunterons ˆ Sibertin-Blanc une expression : celle de Ç philosophie
politique du langage È&*, qui nous semble tre la caractŽristique la plus prŽcise du projet deleuzien.
Par contre, on considre que lÕemploi du terme Ç pragmatisme È par Deleuze lui-mme, qui
lÕutilise pour dŽfinir non seulement son propre projet, mais Žgalement celui de Foucault '+, peut
sÕavŽrer assez dŽroutant. On pourrait en dire ce que Deleuze reproche ˆ celui de Ç compŽtence È
lorsque, dans une interview, il le qualifie non sans ironie de Ç terme de linguistique assez
imprŽcis È'!, le pragmatisme est un terme polysŽmique qui renferme trop de connotations Žtrangres
aux objectifs deleuziens. En ce qui concerne le domaine de la science des langues il dŽsigne un
champ de recherche trop vaste, qui ne correspond pas exactement ˆ la sociolinguistique ou ˆ la
politique de la langue. En tant que marqueur idŽologique il renvoie ˆ la tradition du pragmatisme
amŽricain, apprŽciŽ par Deleuze qui prŽtendait mme avoir dŽveloppŽ lÕentreprise sŽmiotique de
Pierce. Cependant, sur le plan mŽthodologique non moins que sur le plan politique, la philosophie
&) Ibid., p. 99.
&* SIBERTIN-BLANC, Politique et clinique, op.cit. p. 298.
'+ F , p. 81, cf. MP , p.33.
'! P, p.44.
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$)
deleuzienne semble tre trs ŽloignŽe de cette Ç grande tradition È, sans parler du nŽo-pragmatisme
post-analytique de Richard Rorty ou Robert Brandom'#.
On voit dans ce geste la manire proprement deleuzienne de jongler avec les Ç-ismes È et
multiplier le nombre indŽfini des hypothses ad hoc. Il ne sÕagit certainement pas dÕune quelconque
intŽgritŽ doctrinale mais de lÕusage exact dÕun nombre de Ç procŽdŽs È, pour employer lÕun des
termes favoris des formalistes. Pour cette raison, notre stratŽgie consiste ˆ suivre la dŽmarche
deleuzienne afin dÕen dŽgager le fonctionnement et lÕinteraction des concepts. Il nous semble que le
terme Ç socio-fonctionnalisme È reflte clairement lÕorientation mŽthodologique de Deleuze et
permet dÕexpliquer son attachement aux anciennes dŽnominations telles quÕÇ empirisme È ou
Ç pragmatisme È.
En revanche, on est en mesure de faire la rŽhabilitation partielle du structuralisme, qui a fait
lÕobjet dÕattaques virulentes dans Capitalisme et SchizophrŽnie. Ë la fin des annŽes soixante, au
cours de la pŽriode ayant prŽcŽdŽ la collaboration avec Guattari (lui-mme de formation lacanienne,
rappelons-le), Deleuze Žtait plus quÕenthousiaste ˆ lÕŽgard de la mŽthodologie structuraliste quÕil
considŽrait comme Ç la productivitŽ qui est celle de notre temps È'$ . Pour certains chercheurs,
comme, par exemple, pour Patrice Maniglier il Ç fut sans doute le philosophe qui a le plus
prŽcisŽment saisi lÕesprit du structuralisme È'%. On va examiner de prs cette hypothse de Deleuze-
structuraliste des annŽes soixante afin de construire la gense complexe du projet qui nous
intŽressera ici plus directement, ˆ savoir sa philosophie politique de la langue.
'# R.R ORTY, Consequences of pragmatism. Minneapolis: University of Minnesota Press,1982. R.
BRANDOM, Perspectives on Pragmatism: Classical, Recent, & Contemporary. Harvard, Harvard UniversityPress, 2011.
'$ ID, p. 269.
'%
P. MANIGLIER , La Vie Žnigmatique des signes : Saussure et la naissance du structuralisme, Paris,LŽo Scheer, 2006, p.469.
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1.1.1.2. Trois manires de lire la philosophie de la langue deleuzienne
En dressant un bilan provisoire, on constate que la question Ç Deleuze et la langue È ne se
limite ni ˆ lÕusage des concepts deleuziens pour lÕanalyse littŽraire, ni ˆ sa critique de la soi-disant
Ç linguistique internaliste È ; dÕautant plus que Deleuze lui-mme visait toujours lÕusage des
procŽdŽs linguistiques pour lÕanalyse de la littŽrature, et ˆ cet Žgard Žtait proche des formalistes
russes, qui revendiquaient lÕunitŽ de la science de la langue et de la poŽtique '&. D'un autre c™tŽ, les
travaux prenant pour fil conducteur Ç Deleuze et les signes È ouvrent ˆ la recherche deleuzienne des
possibilitŽs inŽpuisables dÕanalyse transversale, telles que : Deleuze ET lÕhistoire, la mŽthodologie,
la politique, le cinŽma, lÕanthropologie, etc. Notre objectif quant ˆ lui est autrement circonscrit : il
consiste en la reconstruction de la sŽmiologie politique deleuzienne qui tente dÕanalyser la vie des
signes en de•ˆ et au-delˆ des institutions, et le fonctionnement propre ˆ la langue dans ce processus.
La t‰che de Deleuze nÕest pas lÕexclusion mŽtaphysique de la langue Ç qui trahit la pensŽe È, car
une procŽdure semblable prŽsuppose justement lÕŽlaboration Ç neutre et dŽpolitisŽe È de quelque
chose comme (pour le dire avec Rorty) un Ç vocabulaire final È''.
Nous croyons quÕil existe au moins trois contextualisations possibles de la philosophie
politique deleuzienne de la langue. On peut les placer dans le cadre de la philosophie fran•aise des
annŽes 1960 aux annŽes 1980 avec tous ses vecteurs de divergence et de convergence tels que la
linguistique structuraliste ou gŽnŽrativiste, mais aussi lÕhŽritage du formalisme russe et ses rapports
ambigus avec le marxisme. GŽnŽralement, cÕest la mŽthode pratiquŽe par Jean-Jacques Lecercle,
bien quÕil nous reste de nombreuses possibilitŽs ouvertes, qu'il s'agisse des Žtudes de la langue
rŽalisŽes par les althussŽriens (projet de RenŽe Balibar sur la langue nationale ou les travaux de
'& Sur la Ç fonction poŽtique È, voir R. JACOBSON, Essais sur la linguistique gŽnŽrale. (1963). Paris,
Minuit, 2003, p. 220.
''
Sur le Ç vocabulaire final È v. R. Rorty, Contingency, Irony, and Solidarity. Cambridge: CambridgeUniversity Press, 1989, pp.73-95.
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Michel Pcheux), de la portŽe politique de la dŽconstruction derridienne, ou de la sociologie
politique de Bourdieu.
La deuxime possibilitŽ est lÕencadrement de la philosophie politique de la langue
deleuzienne au sein de son projet gŽnŽral, en mettant en relief ses aspects mŽthodologiques et
pratiques. Tel est le but du travail de Guillaume Sibertin-Blanc qui montre sa place vŽritable pour la
philosophie pratique deleuzienne. Nous allons en reprendre plusieurs conclusions, en nous
concentrant sur la gense du socio-fonctionnalisme deleuzien et deleuzoguattarien.
Il nous reste encore une troisime piste ˆ suivre : ˆ c™tŽ du contexte pluridisciplinaire de
lÕŽpoque et de lÕanalyse de la gense de la philosophie politique deleuzienne, on trouve la projection
puissante sur lÕavenir qui atteste son caractre essentiellement Ç intempestif È au sens nietzschŽen.
Telle est la troisime voie : mettre au jour le potentiel des concepts deleuziens, et surtout ceux
ŽlaborŽs dans les annŽes soixante-dix dans Kafka et la littŽrature mineure et Mille Plateaux, au sein
de lÕanalyse de la politique de la langue contemporaine. Au cours des trois dŽcennies qui ont
suivi la parution de Mille Plateaux, les Žtudes de la politique de la langue se sont institutionnalisŽes
en un champ de recherche spŽcifique, surtout dans les pays anglophones. En dehors du monde
acadŽmique, lÕomnipuissante et bien encadrŽe Ç police des ŽnoncŽsÈ, pour reprendre lÕexpression de
Foucault, prŽtend effacer toutes les traces de tout ce qui peut tre qualifiŽ de Ç hate speech È en
dŽterminant la politique globale des mŽdias. Ë notre avis, la rŽflexion sur les principes de cette
politique au sens large fait toujours dŽfaut, car son but ultime est de dŽqualifier une telle discussion
en imposant des principes communs sous la forme de Ç droits langagiers È'(. SÕagit-il Ç des formes
ultra-rapides de contr™le ˆ lÕair libre È pressenties par Deleuze en 1990 ? Cependant, celui-ci nous
rappelle quÕÇ il nÕy pas lieu de demander quel est le rŽgime le plus dur, ou le plus tolŽrable, car
'(
W.K YMLICKA, W.; A. PATTEN, A., Language Rights and Political Theory. New York, OxfordUniversity Press, 2003.
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cÕest en chacun dÕeux que sÕaffrontent les libŽrations et les asservissements È '). On croit dans le
progrs lorsquÕon croit dans la langue Ç sous les conditions normales È, plus prŽcisŽment on croit en
la stabilitŽ des institutions sociales lorsque la langue les soutient et justifie.
') P , p. 241.
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1.1.2. De la philologie active au structuralisme : le problme de la langue
1.1.2.1 La symptomatologie nietzschŽenne et la Ç philologie active È. Pluralisme contra
Utilitarisme
CÕest avec lÕŽtude de la philosophie de Nietzsche que la langue devient un objet dÕintŽrt
pour Deleuze. Le premier livre consacrŽ ˆ Hume ne contient aucune allusion aux problmes
langagiers, ce qui est peu Žtonnant : le philosophe Žcossais constituait une exception remarquable
parmi les empiristes classiques par son absence dÕintŽrt pour les questions des signes et de la
langue. Foucault place Hume, ˆ c™tŽ de Berkeley et Condillac, comme les adhŽrents de la Ç grande
utopie de la langue parfaitement transparente È'* qui traverse tout le dix-huitime sicle et que lÕon
a dŽjˆ qualifiŽe dÕÇ utopie progressiste È.
Ainsi, cÕest dans lÕŽtude de la gŽnŽalogie de la morale nietzschŽenne que la langue
Ç intervient È pour la premire fois. Selon Deleuze, le projet critique et clinique de Nietzsche qui
traite Ç la morale comme la symptomatologie et la langue des signes È(+ annonce une grande
rŽforme des sciences. Chaque phŽnomne est un sympt™me qui se rŽfre ˆ un rapport de forces et
par consŽquent Ç la philosophie entire est une symptomatologie et une sŽmiologie. Les sciences
sont un systme symptomatologique et sŽmiologique È(!. Cette idŽe est dÕune importance capitale
pour Deleuze et caractŽrise aussi bien son propre projet que celui de Nietzsche, dÕautant plus quÕil
'* FOUCAULT, Les mots et les choses, op.cit., p. 133.
(+ F. NIETZSCHE, F. SŠmtliche Werke, (1967-1977). Berlin, De Gruyter, 1999, bd, 6, p. 98.
(! Nph, p.3.
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ne lÕabandonne jamais, comme lÕattestera encore le titre du dernier livre quÕil a publiŽ de son
vivant(#.
Le troisime chapitre de Nietzsche et la philosophie est consacrŽ ˆ la critique, il sÕouvre avec
le projet de Ç grandes transformations des sciences humaines È. Les sciences de la langue
nÕŽchappent point ˆ une telle transformation, car Nietzsche lui-mme en tant quÕancien prodige de
la philologie classique devait rŽgler ses comptes avec sa propre discipline. Nous croyons que
Ç lÕhostilitŽ È de Deleuze ˆ l'endroit de la linguistique est dÕorigine nietzschŽenne, et entre en
rŽsonance avec les restrictions de sa propre spŽcialisation acadŽmique et pour ainsi dire le
Fachidiotismus des historiens de la philosophie. Une science de lÕavenir, quand elle sÕoccupe de la
pensŽe ou de la parole, doit les traiter comme des Ç activitŽs rŽelles È, car cÕest seulement en
interprŽtant celles-ci quÕon peut comprendre Ç les rapports rŽels entre les forces È. Ainsi se dresse le
plan de la nouvelle science de la langue :
Nietzsche rve dÕune autre philologie, dÕune philologie active. Le secret du mot nÕest pas plus du c™tŽ de celui
qui entend, que le secret de la volontŽ de celui qui obŽit ou le secret de la force de celui qui rŽagit. La
philologie active de Nietzsche nÕa quÕun principe : un mot ne veut dire quelque chose que dans la mesure o
celui qui le dit veut quelque chose en le disant. Et une seule rgle : traiter la parole comme lÕactivitŽ rŽelle($.
LÕexemple le plus cŽlbre de cette nouvelle mŽthode est lÕanalyse, dans La gŽnŽalogie de la
morale, de lÕŽtymologie des mots Ç bon È et Ç mauvais È comme dŽrivŽs du Ç courage È et de la
Ç l‰chetŽ È(% en tant qu'attributs de la domination de la caste des guerriers. Cette critique vise en
(# Cf. SIBERTIN-BLANC, Politique et clinique, op.cit , p.248.
($ Nph, p. 84.
(% NIETZSCHE, SŠmtliche Werke, op.cit., Vol. 5, pp. 261-281. Ajoutons que lÕhypothse de Nietzsche
qui ne ma”trisait pas le russe est confirmŽe par le Dictionnaire Etymologique de la langue russe, ŽditŽ parMax Fasmer et qui fait remonter le terme russe Ç Khorochij È (#$%$&'() signifiant le Ç bon È ˆÇ khorobryj È qui nÕest rien dÕautre que lÕancienne forme de Ç khrabryj È (#%)*%+(), cÕest-ˆ-direÇ courageux È, tandis que Ç plochoj È ,-$#$( vient de Ç poloch È (,$-$#), lÕancien mot pour la Ç peur È. M.
FASMER , Dictionnaire Žtymologique de la langue Russe ( Etimologicheskij slovar russkogo jazyka). Sankt-Petersburg, Azbuka-Terra.1996 vol. 3, p. 286, cf. vol.4., p. 264.
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premier lieu le principe de Ç lÕutilitŽ È vigoureusement attaquŽ par Nietzsche dans les sciences
naturelles comme dans la science de lÕhomme, et surtout dans les Žtudes de la Ç gŽnŽalogie de la
morale È dans le cadre du positivisme dÕinspiration britannique qui prŽtendait en trouver la double
fondation dans la biologie et lÕhistoire des institutions sociales. Il faut bien prŽciser lÕŽvaluation,
pour reprendre la terminologie de 1962, de chaque terme par Deleuze. Ë cette Žtape, les
connotations positives sont fixŽes au Ç pluralisme È ou ˆ lÕÇ empirisme È (&, dÕÇ utilitŽ È ou de
Ç positivisme È sont les produits de lÕidŽologie qui reprŽsente Ç lÕeffort dÕinterprŽter les
phŽnomnes ˆ partir des forces rŽactives È('. Curieusement, la GŽnŽalogie de la morale Žtant
partialement la rŽponse ˆ lÕouvrage de Paul RŽe, visait en premier lieu la thŽorie utilitariste de
lÕorigine de la morale, dŽveloppŽe par les Ç psychologues anglais È tels quÕHerbert Spencer. Le
Ç premier positivisme È remontait ˆ son tour ˆ lÕŽcole Žcossaise et Hume en particulier ((, ce qui ne
gnait point Nietzsche qui avait trs peu dÕestime pour lÕempirisme britannique en gŽnŽral().
Contrairement ˆ lui, Deleuze apprŽciait Ç lÕÏuvre extrmement difficile et subtile È de Hume et son
projet de lÕempirisme Ç au sens supŽrieur È(* et en tirait des conclusions importantes pour son
propre programme philosophique. CÕest chez Hume et sa Ç thŽorie des relations È quÕil trouve un
(& Nph., p. 6.
(' Ibid., p. 83.
(( Voir D. HUME, Treatise of Human Nature. Oxford, Clarendon, 2007.
() Cf. Evaluation de la philosophie britannique: Çavec Hobbes, Hume et Locke cÕŽtait une diminution
(Erniedrigung) et la rŽvision en baisse de la notion mme de Ç Philosophe depuis plus dÕun sicle È. NIETZSCHE, SŠmtliche Werke, op.cit., Vol. 5, p. 195.
(* Sur Hume et Deleuze voir notre article E. BLINOV, Ç Hume, Deleuze and Social Theory: SuperiorEmpiricism and its Consequences È in I. K ASAVIN, (ed.) David Hume and Contemporary Philosophy.
Newcastle, Cambridge Scholars, 2012, pp. 158-177. J. BELL, Deleuze's Hume: Philosophy, Culture, and theScottish Enlightenment. Edinburgh University Press, 2009; P. DE MARTELAERE, Ç Gilles Deleuze, interprtede Hume È in Revue Philosophique de Louvain. Quatrime sŽrie, Tome 82, N¡54, 1984. pp. 224-248.
A NTONIOLI, M. Deleuze et l'histoire de la philosophie. Paris: KimŽ, 1999, pp.29-38; D. PANAGIA, Ç Inconsistencies of Character: David Hume on Sympathy, Intensity and Artifice È in C. BOUNDAS, C. (ed.) Deleuze and Philosophy. Edinburg University Press, 2006, pp. 85-97; M. BELL, Ç Transcendental
Empiricism? Deleuze's Reading of Hume È in M. FRASCA-SPADA, P.J.E.K AIL (eds.) Impressions of Hume.Oxford, 2005, pp.95-106.
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Ç dŽplacement complet È de lÕempirisme)+. De la mme manire il opposera la Ç grande tradition È
du pragmatisme amŽricain au positivisme de lÕŽcole viennoise et ˆ lÕemblŽmatique figure de
Wittgenstein)!.
Ainsi la dichotomie mŽthodologique et axiologique entre Ç pluralisme/empirisme È et
Ç positivisme/utilitarisme È qui correspond ˆ la relation fondamentale entre Ç actif È et Ç rŽactif È
sÕimpose nettement durant la pŽriode prŽcŽdant celle marquŽe par lÕintŽrt que Deleuze portait au
structuralisme au milieu des annŽes soixante. On verra que le projet nietzschŽen de la Ç philologie
active È qui revendique le traitement de la parole en tant quÕÇ activitŽ rŽelle È, et la comprŽhension
du sens ˆ partir de Ç celui qui parle È, va influencer sa rŽŽvaluation du structuralisme. En anticipant
quelque peu, on peut dire que la doctrine structuraliste para”tra de moins en moins capable de
rŽpondre aux exigences du Ç pluralisme È ; mais il reste que les raisons de ce dŽplacement
demeurent encore ˆ dŽterminer. Le questionnement typiquement deleuzien Ð Ç ˆ quoi •a sert ? È ou
Ç comment •a marche ? È Ð nous para”t incompatible avec le rŽductionnisme rigoureux qui se base
toujours sur le modle de la reprŽsentation et ainsi reproduit le jeu frauduleux des dialogues
platoniciens dans lesquels la rŽponse est connue ds le dŽbut. Mais, ˆ la diffŽrence de celui qui
affirme les valeurs et nomme les choses, un positiviste avec son ethos de lÕutilitŽ est incapable de
traiter les activitŽs rŽelles, parmi lesquelles la parole occupe une place nodale.
)+ D, p. 21.
)! Cf. Ç En ce sens j'accuse la philosophie analytique anglaise d'avoir tout dŽtruit dans ce qui Žtait riche
dans la pensŽe, et j'accuse Wittgenstein d'avoir assassinŽ Whitehead, d'avoir rŽduit Russel, son ma”tre, ˆ unesorte d'essayiste n'osant plus parler de logiqueÉCette pensŽe anglaise et amŽricaine, d'avant la dernire
guerre, Žtait extraordinairement richeÉ È.http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=140&groupe=Leibniz&langue=1.
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1.1.2.2. Le structuralisme et la rŽvolution permanente
Cependant, lÕaccueil initial du structuralisme par Deleuze Žtait plus quÕenthousiaste. Il salua
mme lÕarrivŽe dÕun Ç hŽros du structuralisme È dans lequel on pouvait deviner les traits du
surhomme nietzschŽen (du moins dans sa recomposition klossowskienne) : Ç ni Dieu, ni homme, ni
personnel, ni universel, il est sans identitŽ, fait dÕindividuations non personnelles et de singularitŽs
prŽ-individuelles È)#. Il sÕagit dÕun personnage conceptuel essentiellement anti-dialectique qui
parvient ˆ Ç redistribuer les singularitŽs È sur un simple coup de dŽs. Ainsi il sÕagit dÕune vŽritable
expŽrimentation qui prŽpare le terrain en vue de lÕinstallation de la praxis :
Ce point de mutation dŽfinit prŽcisŽment une praxis, ou plut™t le lieu o la praxis doit sÕinstaller. Car le
structuralisme nÕest pas seulement insŽparable des Ïuvres quÕil crŽe, mais aussi dÕune pratique par rapport aux
produits quÕil interprte. Que cette pratique soit thŽrapeutique ou politique, elle dŽsigne un point de la
rŽvolution permanente, ou de transfert permanent)$.
Cette interprŽtation du structuralisme comme pratique critique par excellence, moteur de la
Ç rŽvolution permanente È dans les sciences humaines, donne lÕimpression dÕune dissonance aigu‘
avec la critique de la psychanalyse lacanienne, lÕanthropologie de LŽvi-Strauss et, dÕune
manire latŽrale, de la sŽmiotique saussurienne quÕon trouvera dans lÕAnti-Îdipe et tout au long
des annŽes soixante-dix. La brivetŽ de lÕenthousiasme de Deleuze pour le structuralisme peut
servir dÕargument pour parcourir cette Žtape du dŽveloppement de sa pensŽe Ç dans des bottes de
sept lieues È, ˆ la manire des anciens manuels dÕhistoire de la philosophie. Cependant, on a
quelques raisons de croire en une rŽhabilitation partielle du structuralisme et dÕenvisager le r™le
quÕil a jouŽ dans lÕŽvolution de la pensŽe deleuzienne. Premirement, du fait que sa
contextualisation correcte est impossible sans une rŽfŽrence ˆ la mŽthodologie structuraliste : sans
)# ID, 269.
)$ Ibid .
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%(
elle, le dŽplacement caractŽristique opŽrŽ durant la pŽriode de Capitalisme et SchizophrŽnie reste
trop abstrait. Par ailleurs, Patrice Maniglier, dans son Žtude de la naissance du structuralisme
saussurien, constate que la tradition structuraliste en France se trouve Žtrangement Ç absente des
dŽbats comme si elle nÕavait pas existŽ È)%. Deuximement, le dŽpassement du structuralisme quÕon
lie souvent ˆ lÕ Ç effet Guattari È dans leurs travaux communs, doit tre complŽtŽ par lÕindication de
la lignŽe nietzschŽenne qui traverse lÕÏuvre de Deleuze des annŽes soixante. Troisimement, la
critique du structuralisme en raison de sa dŽpolitisation et dŽsidŽologisation de la science des
langues nous permettra dÕŽtablir le lien entre les efforts des linguistes soviŽtiques des annŽes vingt
et trente et la tendance semblable dans la philosophie fran•aise contemporaine.
Au dŽbut des annŽes soixante-dix, Deleuze entre, pour reprendre la terminologie
nietzschŽenne, dans sa Ç pŽriode du Lion È. La collaboration avec Guattari a transformŽ lÕhistorien
de la philosophie et le penseur sympathisant du structuralisme, ainsi que lÕattestent DiffŽrence et
rŽpŽtition et Logique du sens, en une figure emblŽmatique, Žtroitement associŽe au dŽpassement de
ce dernier. Cette rupture brusque mŽrite une attention quÕon lui a rarement accordŽe, bien que
Deleuze ait ŽtŽ ˆ un moment un nŽophyte ardent de la nouvelle mŽthode et mme, dÕaprs
lÕŽvaluation de Patrice Maniglier, lÕun des plus sensibles ˆ son Ç esprit È. La nouvelle mŽthodologie
avait sžrement le mŽrite de Ç dŽplacer les frontires È, et si n'avons pas ici pour but de faire la
reconstruction de ce Ç Deleuze structuraliste È, il est nŽcessaire dÕŽvoquer certaines prises de
)% MANIGLIER , La Vie Žnigmatique des signes, op.cit., p. 8. Il faut cependant prŽciser que cetŽmoignage, qui date de 2006, ne reflte plus lÕŽtat actuel des choses. On peut mme dire que la tendance estdŽsormais inversŽe : le structuralisme ne faisant plus partie de la Ç culture gŽnŽrale È perd par consŽquent de
plus en plus de sa banalitŽ. Comme lÕatteste, par exemple, le recueil des articles sous la rŽdaction de PatriceManiglier, consacrŽ au Ç moment philosophique en France È des annŽes soixante, la portŽe mŽthodologiqueet idŽologique du structuralisme est prise au sŽrieux. P. MANIGLIER , (Žd.), Le Moment philosophique desannŽes 1960 en France. Paris, P.U.F., 2011, Sur les aspects pratiques de cet impact, voir par exemple le livrerŽcent de Bruno Karsenti, surtout les chapitres 8 et 9. B. K ARSENTI, DÕune philosophie ˆ lÕautre, Paris,
Gallimard, 2013. Nous espŽrons inscrire notre propre effort dans cette tendance ˆ rŽviser les enjeux dustructuralisme.
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%)
position de lÕŽpoque qui indiquent clairement les vecteurs du dŽveloppement de la pensŽe
deleuzienne)&.
Dans son article Ç Ë quoi reconna”t-on le structuralisme ? È, Deleuze en fait un vŽritable
Žloge et va jusquÕˆ dŽclarer que Ç les livres contre le structuralisme nÕont strictement aucune
importance È et Ç quÕils ne peuvent empcher que le structuralisme ait une productivitŽ qui est celle
de notre Žpoque È)'. RŽdigŽ en 1967, ce texte nÕa ŽtŽ publiŽ quÕen 1972, en donnant ainsi
lÕimpression dÕun dissentiment curieux et intempestif au moment de la publication de LÕAnti-
Îdipe87. Pourtant, la question Ç quÕest-ce-que le structuralisme ? È Žtait ˆ lÕordre du jour. La
particularitŽ principale dÕune mŽthode qualifiŽe de Ç structuraliste È est de Ç reconna”tre un langage
propre ˆ son domaine È :
Les choses mmes nÕont de structure que pour autant quÕelles tiennent un discours silencieux, qui est le
langage des signesÉ Comment font-ils, les structuralistes, pour reconna”tre un langage en quelque chose ?
QuÕest-ce quÕils retrouvent dans ce domaine ? 88
Derrire le titre apparemment maladroit Ç ˆ quoi reconna”t-on ? È, on peut dŽjˆ dŽcouvrir le
procŽdŽ proprement deleuzien qui ne vise pas Ç ce que cÕest È mais se demande Ç comment •a
marche È. Ç Comment faire parler des choses ? È : telle est la question la plus gŽnŽrale du
structuralisme au sens deleuzien du terme. Par consŽquent, les structuralistes sont censŽs tre les
Ç mŽdiateurs È entre deux ordres : lÕordre du discours et Ç lÕordre muet des choses È. Le danger qui
)& Sur Deleuze structuraliste, voir LECERCLE, Deleuze and language, op.cit., pp. 105-108 ; MANIGLIER , La vie Žnigmatique, op.cit.,, pp. 467-469. J. WILLIAMS, J. Gilles DeleuzeÕs Logic of Sense. Edinburgh,
Edinburgh University Press, 2008, pp. 1-3, 58-68. Lecercle insiste sur le fait que lÕinterprŽtation de lastructure dans Logique du sens est Ç strictement structuraliste È, tandis que le concept de lÕŽvŽnement commelÕactualisation de la structure virtuelle (la langue virtuelle actualisŽe dans la parole) permet dÕŽviter unreproche classique de dŽshistorisation, adressŽ au structuralisme. A son tour, Maniglier trouve danslÕŽvnementiel liŽ au problme du sens, dŽveloppŽ dans LS Ç une synthse entre Bergson et lestructuralisme È. James Williams suppose que LS se trouve entre structuralisme et poststructuralisme carDeleuze tente de combiner la structure et son principe sŽriel avec la philosophie de lÕŽvnement.
)' ID, p. 269.
87 Premire publication dans F. CHATELET, (Žd.), Histoire de la philosophie, t. VIII : Le XXe sicle,Paris, Hachette, 1972, pp. 299-335.
88 ID, p. 239.
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%*
dŽrive de cette position privilŽgiŽe sera indiquŽ plus tard dans Mille plateaux : sous le Ç rŽgime
signifiant È chaque interprŽtateur risque de finir en prtre-traducteur des messages du despote)*.
Mais on est encore loin du rejet de la Ç science royale È et on peut comprendre pour quelle
raison Deleuze est encore si favorable ˆ lÕŽgard du structuralisme. Pour faire parler des choses on
utilise des concepts qui sont classŽs plus ou moins ˆ la manire de Ç lÕencyclopŽdie chinoise È de
Borges et sont au nombre de six : la dŽcouverte du symbolique, lÕambition topologique ou
relationnelle, la dŽtermination rŽciproque des ŽlŽments symboliques, la diffŽrenciation des termes et
la diffŽrenciation des effets, lÕorganisation sŽrielle, lÕintroduction de la Ç case vide È. En dŽcrivant
ainsi les procŽdŽs Ç structuralistes È, Deleuze trouve lÕoccasion dÕintroduire ses concepts clŽs tels
que la virtualitŽ, la multiplicitŽ ou le caractre relationnel de lÕtre. On est alors au plus prs de
pouvoir considŽrer le Ç structuralisme È ainsi Ç reconnu È comme la formalisation mme de son
propre projet philosophique, au mme titre sinon davantage encore que les autres titres jusqu'alors
revendiquŽs, le Ç pluralisme È, le Ç perspectivisme È ou le Ç pragmatisme È*+. LÕanalogie entre les
critres de la reconnaissance du structuralisme et le projet de Hume (tel quÕil est dŽcrit dans un
article publiŽ dans le quatrime volume de cette mme Histoire de la philosophie) est flagrante :
tout du moins, en ce qui concerne le principe de la Ç fiction È et celui de Ç lÕextŽrioritŽ des
relations È*!. Le principe de la fiction sÕoppose ˆ la dichotomie traditionnelle entre le vrai et le faux
de la mme manire que lÕordre symbolique disconvient ˆ la dichotomie binaire du rŽel et de
lÕimaginaire, et soustrait du mme coup ce dernier au registre classique des illusions de
)* Bruno Latour considre cette capacitŽ de transmettre le discours des choses muettes, et surtout delÕutiliser dans le dŽbat politique, comme un trait distinctif des adhŽrents de la Science qui sÕappuient toujourssur le mythe de la Caverne. B. LATOUR , Politiques de la nature. (1999). Paris, DŽcouverte. 2004, pp. 26-29.Comme le montre Deleuze dans le chapitre Ç Sur quelques rŽgimes des signes È, cette fonction dans lerŽgime signifiant (cÕest-ˆ-dire dans lÕŽtat Ç normal È Ð c'est-ˆ-dire dominant Ð de la sŽmiotique gŽnŽrale)consistant expliquer les signes appartient toujours aux prtres interprŽtatifs, MP, pp. 143-144. *+ Un autre exemple surprenant du fait que Deleuze avait tendance ˆ donner une interprŽtation
extensive du structuralisme, est la remarque selon laquelle Martial GuŽroult, dans son Žtude de Spinoza, Ç arenouvelŽ lÕhistoire de la philosophie par une mŽthode structurale-gŽnŽtique, quÕil avait ŽlaborŽe bien avantque le structuralisme se fžt imposŽ dans dÕautres domaines È. ID, p.202.
*! ID, p. 227.
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&+
l'imagination ; quant au principe empiriste de lÕextŽrioritŽ, il correspond au second critre qui rend
le structuralisme, pourtant peu suspect d'empirisme, Ç topologique et relationnel È. Mais notons
surtout que dans le bilan proposŽ par Deleuze de la mŽthodologie structuraliste, on peut dŽjˆ trouver
une premire Žbauche des procŽdŽs fonctionnalistes de la pŽriode de Capitalisme et SchizophrŽnie.
Ainsi, en reprenant lÕanalyse lŽvi-straussienne de Ç mots valises È, Deleuze note que le sens
Ç appara”t ici comme lÕeffet du fonctionnement de la structure È *#. DÕautant plus quÕil tente de
construire un schŽma dynamique de la production du sens ˆ lÕintŽrieur de la structure qui opre
autant au niveau du rŽel quÕau niveau de lÕordre imaginaire :
Aux diffŽrents niveaux de la structure, le rŽel et lÕimaginaire, les tres rŽels et les idŽologies, le sens et la
contradiction sont des Ç effets È qui doivent tre compris ˆ lÕissue dÕun Ç procs È, dÕune production
diffŽrenciŽe proprement structurale : Žtrange gense statique pour des Ç effets È physiques (optiques, sonores
etc.)*$.
La thŽorie de sens sera plus tard rejetŽe par Deleuze lui-mme, aussi bien que le principe de
lÕorganisation sŽrielle pratiquŽe dans Logique de sens, quÕil jugera prŽcisŽment Ç trop
structuraliste È. Il est dÕautant plus intŽressant dÕanalyser les ŽlŽments qui vont survivre au tournant
anti-structuraliste dans la philosophie deleuzienne, jusqu'ˆ dÕtre repris dans Milles Plateaux. Il
sÕagit tout dÕabord de la thŽorie stocienne du langage, ˆ laquelle Deleuze fait rŽfŽrence dans la
deuxime sŽrie de LS, en se basant sur lÕŽtude bien connue dÕƒmile BrŽhier. Nous verrons comment
Deleuze la re-mobilisera dans sa critique des Ç postulats de linguistique È en mettant en relief
lÕaspect fonctionnaliste du langage.
*# ID, p. 262.
*$ Ibid ., p. 269.
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&!
1.1.2.3. ƒmetteur des signes et lÕÇ idŽe linguistique È
Deleuze insiste sur lÕautonomie de structures nouvellement dŽcouvertes en prŽcisant quÕelles
Ç ne se contentent pas dÕappliquer par analogie des mŽthodes empruntŽes ˆ la linguistique, mais
dŽcouvrent pour leur compte de vŽritables langages È*%. CÕest dans DiffŽrence et rŽpŽtition, paru en
1968, que figure dŽjˆ la critique frontale de l'Ç IdŽe linguistique È, par quoi Deleuze entend la
conception des diffŽrences Ç Žternellement nŽgatives È entre les phonmes, promue par Saussure (et
surtout par Jacobson) au rang de Ç principe sacrŽ È de la sŽmiologie. Pourtant, cette prise de
position ˆ lÕŽgard de la linguistique saussurienne nÕempche pas Deleuze dÕutiliser des procŽdŽs
structuralistes, dont lÕorganisation sŽrielle de Logique de sens est l'exemple le plus Žvocateur. La
diffŽrence con•ue dans un sens exclusivement nŽgatif en tant quÕopposition est Ç dŽjˆ privŽe de son
Žpaisseur propre o elle affirme sa positivitŽ È*&. LÕŽpaisseur du discours sert ici ˆ mettre en relief
lÕaffirmation de la Ç positivitŽ È de la diffŽrence qui Žtait le point clŽ du projet deleuzien depuis
Nietzsche et la philosophie. On trouve ensuite les connotations nietzschŽennes dans lÕautre reproche
adressŽ par Deleuze ˆ lÕÇ IdŽe linguistique È : en interprŽtant les diffŽrences comme exclusivement
nŽgatives, on analyse le langage du point de vue de lÕauditeur, et non du Ç c™tŽ de celui qui parle et
qui assigne le sens È*'. Deleuze reprend ainsi les arguments en faveur de la Ç philologie active È qui
se focalisait sur lÕanalyse de la sŽmantique de lÕordre moral. Ceux qui affirment les valeurs
Ç assignent È simultanŽment le sens en faisant la premire distinction entre le bon et le mauvais du
*% ID, p. 265.
*& DR, p. 264.
*' Ibid.
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&#
point de vue de la vie ascendante*(. Nous verrons que la thŽorie des Ç mots dÕordre È et de la prioritŽ
du Ç performatif È, dŽveloppŽe dans Ç Postulats de la linguistique È, quatrime plateau de Mille
plateaux, doit tre rapportŽe ˆ ce projet initial.
Ici on se heurte ˆ une difficultŽ essentielle que Deleuze envisage ds ses premires
approches du problme des signes. LÕintroduction du sens et des valeurs pose le problme de
lÕÇ Žmetteur des signes È, l'expression faisant Žcho ˆ l'Žnigme sur laquelle butait lÕÇ Žgyptologue È
dans lÕunivers proustien. Deleuze prŽvient du danger quÕil y a de tomber dans lÕ Ç illusion
objectiviste È en attribuant ˆ cet Ç Žmetteur È la pleine conscience de son geste*). Ce rapport entre le
Ç pouvoir È et la signification ne peut jamais tre saisi dans le paradigme structuraliste classique, de
mme quÕil peut probablement tre Ç arbitraire È, mais jamais Ç immotivŽ È.
Cette exigence de remonter jusquÕau prŽsumŽ Ç Žmetteur È ne nŽcessite pas un retour ˆ la
Ç conscience È ou au vieux schŽma de la reprŽsentation. Dans LÕAnti-Îdipe Deleuze introduit un
concept qui donne la solution adŽquate au problme de lÕŽmetteur des signes Ð celui de la machine
sociale. CÕest pourquoi on trouve cet Ç effet machinique Guattari È et son r™le dans le cŽlbre
Ç passage au politique È deleuzien, nullement fortuit ni dŽroutant, comme le suggrent souvent les
commentateurs qui y voient une rupture avec la problŽmatique de lÕÏuvre de Deleuze des annŽes
soixante**. Ë lÕinverse, il permet de rŽvŽler un autre problme inhŽrent ˆ la manire dont Deleuze
traite les signes. Cette difficultŽ ne se rŽduit ni ˆ la problŽmatique des rapports entre les deux
versants du signe, proposŽe par le structuralisme, ni au problme, plus classique, de la dŽsignation
(y compris de lÕhybridation possible entre ces deux questions que lÕon trouve dans la critique de
Benveniste). Deleuze lÕa dŽjˆ ŽvoquŽ dans ses travaux des annŽes soixante : en visant un
Ç Žmetteur È des signes, on doit poser inŽvitablement la question de lÕinteraction avec le
*( Nph, p. 84.
*) PS, pp. 37-39.
**
Voir, par exemple, le commentaire de Philippe Mengue. P. MENGUE, Deleuze et la question de ladŽmocratie. Paris, Harmattan, 1999, p. 83.
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Ç rŽcepteur È, tout en esquivant la dichotomie traditionnelle entre le sujet et lÕobjet. Ces rapports
entre les Žmetteurs et les rŽcepteurs ne sont nullement Ç neutres È et ne consistent pas dans
lÕ Ç Žchange È dÕinformation ou dans la transmission des Ç messages È : ce sont par dŽfinition des
rapports de forces.
NŽanmoins, nous croyons que les Žtudes des pratiques structuralistes ont beaucoup contribuŽ
ˆ lÕŽvolution de la pensŽe deleuzienne. Il ne sÕagit pas de lÕinterprŽtation philosophique du
structuralisme ni de sa justification mŽthodologique, et ce d'autant moins que Deleuze s'attache ˆ
ces pratiques structuralistes prŽcisŽment en tant que praxis, et non comme des prŽtextes ˆ nourrir
une nouvelle philosophie premire au sens classique du terme. Il ne sÕagit pas davantage pour
Deleuze de promouvoir la psychanalyse lacanienne, lÕanthropologie de LŽvi-Strauss, ou la
linguistique structuraliste au rang des idŽologies qui forment les institutions et normalisent des
pratiques scientifiques. Ainsi il sÕopposera vivement ˆ lÕÇ Žpuration style Vichy È au sein de
lÕuniversitŽ de Vincennes, incitŽe par lÕEcole freudienne de Paris!++.
LÕanthropologue brŽsilien Eduardo Viveiros de Castro suggre quÕon doit se demander si le
structuralisme, mme dans sa forme canonique lŽvi-straussienne, Žtait Ç un ou multipleÈ101. En
reprenant cette distinction, nous pouvons, peut-tre, distinguer le Structuralisme avec une majuscule
et sa dictature du Ç signifiant-despote È dÕun c™tŽ, et des structuralismes divergents de lÕautre. Par
structuralismes on entend des pratiques qui ont Ç une productivitŽ qui est celle de notre Žpoque È,
comme le croyait encore Deleuze en 1967. Bruno Latour propose Žgalement de distinguer la
Science au singulier, avec une majuscule, en tant que fondement du mythe de la Caverne, et les
Ç sciences È comme Ç pratiques de chercheurs È!+#. Dans cette perspective, il nÕy a pas de
contradiction entre lÕun de ces Ç structuralismes È expŽrimentaux, pratiquŽ par Deleuze ˆ la fin des
!++ Un texte co-signŽ par Lyotard Ç A propos du dŽpartement de la psychanalyse ˆ Vincennes È, DRF ,
pp. 56-57.
101 E. VIVEIROS DE CASTRO, MŽtaphysique cannibale, Paris, P.U.F., 2009, p.172.
!+# LATOUR , Politiques de la nature, op.cit., p. 2.
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annŽes soixante (ou Guattari quand il Žtait encore membre du cercle lacanien) et la critique
postŽrieure du Structuralisme et de sa doctrine sacrŽe.
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Deuxime Chapitre
1.2. Deleuze et la philosophie politique de la langue
1.2.1. Passage ˆ la politique. Le dŽbat autour de la contribution de Guattari
La parution de LÕAnti-Îdipe marque le cŽlbre Ç passage ˆ la politique È que Deleuze lui-
mme lie ˆ mai-68 et ˆ la collaboration avec Guattari!+$. Aprs le succs Žditorial et public de cet
ouvrage!+% il a ŽtŽ vouŽ ˆ un oubli relatif et mme, selon certaines Žvaluations, Ç dŽposŽ sur la
vitrine de curiositŽs soixante-huitardes È!+&. LÕAnti-Îdipe nÕa pas une importance essentielle pour
notre recherche, car les questions de la langue nÕy sont traitŽes que dÕune manire latŽrale dans le
contexte de la critique de la psychanalyse lacanienne.
Pour autant la parution de LÕAnti-Îdipe impose inŽvitablement de prendre position au sujet
de la contribution de Guattari aux Ïuvres communes qui fait toujours lÕobjet dÕune controverse,
malgrŽ les objections de Deleuze que dŽcourageait ce genre dÕŽtude. La raison pour dissiper ce
malentendu est simple : si on ne croit plus ni ˆ lÕidentitŽ personnelle ni au concept romantique du
gŽnie crŽatif il ne sÕagit plus de contributions de deux Ç auteurs È indŽpendants mais dÕun Žtat de
rŽsonance de deux forces crŽatives : Ç Comme chacun de nous Žtait plusieurs •a faisait dŽjˆ
beaucoup de mondeÈ!+'. Reste que les tentatives pour dŽfinir le r™le de ces deux penseurs dans leur
!+$ Aussi bien quÕau Foucault et Elie Sanbar. P., p. 230.
!+% Sur la rŽception de lÕAnti-Îdipe voir F. DOSSE, Gilles Deleuze, Felix Guattari : Biographie croisŽe.
Paris, DŽcouverte, 2008, pp. 250-252. J.C. GODDARD, N. CORNIBERT, (red.) Ateliers sur Anti-Îdipe. Paris,Metisspress, 2008.
!+& G.SIBERTIN-BLANC, G. Deleuze et l'Anti-Îdipe - La production du dŽsir . Parsi, P.U.F., 2010, p. 5.
!+' MP , p. 9.
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projet commun ne font pas dŽfaut, ni mme celles visant ˆ tracer entre eux des lignes de
divergence!+( ; plus encore, aprs la publication de matŽriaux dÕarchive intitulŽs Les cahiers pour
lÕAnti-Îdipe signŽs par Guattari, cette t‰che est devenue ŽlŽmentaire au niveau textuel!+). En ce qui
concerne la composition de Mille Plateaux la question sÕavre plus complexe, mais on peut toujours
y retrouver plusieurs topiques, dŽveloppŽs par Guattari dans les articles qui forment les recueils La
RŽvolution molŽculaire et L'Inconscient machinique. On ne peut Žviter cette question car plusieurs
de ces passages traitent des thmes de la linguistique et de la sŽmiotique (comme, par exemple le
concept de la sŽmiologie signifiante!+*). Deleuze lui-mme a confiŽ dans un entretien que la
focalisation sur la question de la linguistique dans Mille Plateaux, reflte plut™t les intŽrts de
Guattari que les siens propres : Ç Pour moi la linguistique nÕa rien dÕessentiel. FŽlix sÕil Žtait lˆ
dirait peut-tre autre chose È!!+.
Ë notre avis, il existe trois stratŽgies possibles pour traiter la contribution de Guattari aux
ouvrages quÕil a co-signŽs avec Deleuze. Il est possible de qualifier la premire possibilitŽ
dÕÇ absentŽiste È : en suivant les indications de Deleuze on peut utiliser la dŽnomination
philosophie deleuzienne et deleuzoguattarienne comme des synonymes, sans essayer dÕy discerner
des parties diffŽrentes!!!. La deuxime stratŽgie consiste en une Ç dŽguattarisation È systŽmatique de
!+( Curieusement, on verra reprise lÕhistoire de la controverse autour du Ç vrai auteur È avec le Ç casus
de Bakhtine È et le problme de la composition de Marxisme et la philosophie du langage signŽ parVolo"inov : voir P. SERIOT, Ç PrŽface È dans V. VOLOSINOV, Marxisme et la philosophie du langage.Limoges, Lambert Lucas, 2010, pp. 36-47.
!+) F. GUATTARI, Ecrits pour l'Anti-Oedipe. Paris, Lignes Manifeste, 2004.
!+* F. GUATTARI, La rŽvolution molŽculaire. Paris, Recherches, 1977, pp. 280-282.
!!+ P , p. 43.
!!! CÕest souvent le cas des commentateurs de pays anglophones, ou les Žtudes guattariennes ne sont pas
dŽveloppŽes. Voir B. MASSUMI, A UserÕs Guide to Capitalism and Schizophrenia. Cambridge MA, MITPress, 1992 ; M. DE LANDA, A thousand Years of Non-Linear Philosophy. New York: Zone Books, 1997 ; E.HOLLAND, Deleuze and Guattari's Anti-Oedipus: Introduction to Schizoanalysis. New York, Routledge,
1999 ; P. PATTON, Deleuze and the political. Princeton, 2002 ; J. PROTEVI, M. BONTA, Deleuze andGeophilosophy. Edinburgh: Edinburgh University Press, 2004.
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la philosophie deleuzienne qui peut se manifester soit dans la concentration sur ses travaux en solo
(surtout concernant LS et DR), soit en suivant lÕhypothse selon laquelle lÕinfluence de Guattari
sÕaffaiblissait graduellement au cours des annŽes!!#. La troisime stratŽgie que lÕon peut qualifier de
Ç rŽ-guattarisation È rŽside dans lÕapprŽciation de lÕapport de Guattari et la critique de la stratŽgie
numŽro deux!!$.
Afin de saisir les enjeux de ces trois stratŽgies interprŽtatives, il faut comprendre quelle
direction gŽnŽrale elles donnent aux Žtudes deleuziennes. LÕapproche absentŽiste a le mŽrite de
respecter les principes du laboratoire crŽatif deleuzoguattarien et ce mme du point de vue
strictement acadŽmique selon les vÏux de Deleuze qui ne souhaitait pas mesurer la contribution de
chaque collaborateur. Ë son tour la Ç dŽ-guattarisation È vise souvent la dŽpolitisation et plus
prŽcisŽment la dŽ-gauchisation de la pensŽe deleuzienne aussi bien que sa rŽinscription dans le
cadre de la philosophie acadŽmique. Certains commentateurs y voient une Ç dŽviation È ou un
Ç dŽvoiement È par rapport ˆ son orientation initiale qui peut tre considŽrŽe comme
Ç profondŽment libŽrale È!!%. On peut placer de ce c™tŽ-lˆ les tentatives de combiner la philosophie
deleuzoguattarienne surtout en ce qui concerne leur rŽflexion sur les minoritŽs selon la pensŽe
nŽolibŽrale, mme si cette dernire prŽtend proposer des projets Žmancipateurs.
La troisime lignŽe met en relief le caractre militant de la pensŽe deleuzienne ˆ partir des
annŽes soixante-dix, en pla•ant le projet du Capitalisme et SchizophrŽnie dans le contexte de la
philosophie politique de lÕŽpoque, en se focalisant sur ses convergences et divergences avec le nŽo-
!!# Fran•ois Dosse dans sa biographie Deleuze et Guattari : Biographies croisŽes va jusquÕˆ dire que
QuÕest-ce que la philosophie ? a ŽtŽ lÕÏuvre de Deleuze, tandis que la contribution de Guattari se limitait ˆquelques notes et commentaires. DOSSE, Deleuze et Guattari, biographie croisŽe, op.cit., p. 539.
!!$ A. VILLANI, La gupe et l'orchidŽe. Essai sur Gilles Deleuze. Paris, Belin, 2000. A. BOUANICHE,
Deleuze, lÕintroduction. Paris, Pocket, 2004, pp. 134-136 ; M. A NTONIOLI, GŽophilosophie de Deleuze etGuattari. Paris, Harmattan, 2006. pp. 10-14. SIBERTIN-BLANC, Politique et clinique.
!!%
MENGUE, P. Deleuze et la question de la dŽmocratie, op.cit., p. 3. Mengue suppose que Deleuze doitlÕorientation initialement Ç dŽmocratique È ˆ Ç son ma”tre Bergson È, Ibid., p. 89.
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marxisme!!&. Dans ce contexte-lˆ, la contribution de Guattari est non nŽgligeable et nÕest
certainement pas Ç dŽroutante È, dÕautant plus que Deleuze atteste tardivement : Ç nous sommes
restŽs marxistes de deux manires diffŽrentes È!!'. Cet auto-positionnement (bien que contestŽ par
les adhŽrents du Ç vrai È marxisme) sÕavre Žgalement important pour notre recherche car il permet
dÕŽtablir le lien entre la philosophie politique de la langue deleuzoguattarienne et les thŽories non-
orthodoxes de linguistes soviŽtiques des annŽes vingt et trente.
Pour notre part nous nous positionnons entre lÕabsentŽisme modŽrŽ et la Ç reguattarisation È,
si par cette dernire on entend le renforcement de lÕaspect politique de la philosophie deleuzienne
aussi bien que la concordance de son nŽo-nietzschŽisme avec la pensŽe militante de Guattari. Nous
croyons que la philosophie de Deleuze ˆ partir des annŽes soixante-dix peut tre qualifiŽe de
Ç panpolitisme È car Ç É lÕætre mme est politique È!!(. Notre absentŽisme modŽrŽ est dž pour
l'essentiel ˆ la place subsidiaire qu'occupe pour notre sujet la question psychanalytique et
psychiatrique ; mais c'est dire que la marginalisation relative des travaux propres ˆ Guattari ne
revient pour nous, ni ˆ les juger insignifiants, ni ˆ Ç purifier È un bon historien de la philosophie et
un honnte mŽtaphysicien afin de le faire rŽintŽgrer lÕacadŽmie. Dans la perspective ici proposŽe, la
formule Ç comment •a marche È consiste ˆ appliquer des concepts deleuzoguattariens ˆ lÕanalyse de
la politique de la langue, plut™t qu'ˆ dŽgager les ŽlŽments quÕon doit ˆ lÕun des Ç collaborateurs È en
particulier.
La dŽguattarisation de la philosophie deleuzienne, au sens de sa dŽpolitisation, nÕa jamais eu
lieu, mme si dans Mille plateaux cette philosophie change de style et prend ses distances avec le
registre militant qui prŽdominait en 1972. Quant ˆ la tendance ˆ lÕanti-humanisme qui traverse le
!!& Voir LECERCLE, La philosophie marxiste, G. SIBERTIN-BLANC, Politique et Etat chez Deleuze et
Guattari, aussi I. GARO, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx : La politique dans la philosophie. Paris,Demopolis, 2011.
!!' P , p.232.
!!( Ibid., p.121.
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&*
parcours de Deleuze tout comme celui de Guattari, elle demeure toujours constante. En un sens,
notre interprŽtation a pour but la lecture anti-humaniste de la pensŽe deleuzienne, que nous
considŽrons comme la reprise du geste de Deleuze et Foucault par rapport ˆ Nietzsche. LÕanti-
humanisme de Deleuze dŽbute dans les annŽes quarante et, selon le tŽmoignage de Michel Tournier,
provoque une profonde dŽception dans la pensŽe de Sartre!!). Vingt ans plus tard, il insistera sur le
fait que le structuralisme est Ç insŽparable dÕun nouveau matŽrialisme, dÕun nouvel athŽisme, dÕun
nouvel anti-humanisme È, et cÕest seulement ˆ cette condition-lˆ quÕil rendra possible la rŽvolution
permanente dans les sciences. La Ç dŽshumanisation È thŽorique, entreprise par Deleuze, passera du
structuralisme au fonctionnalisme, mais un fonctionnalisme de type supŽrieur. On ne peut pas
rŽgner, et encore moins philosopher, innocemment. La pensŽe deleuzoguattarienne est une
philosophie des ruptures et des lignes de fuites, des Žruptions et des rŽvolutions. Mme si les
rŽvolutions tournent mal (on ne sait jamais ˆ quel moment), le devenir-rŽvolutionnaire accomplit sa
mission.
1.2.2. Anti-Îdipe : la sŽmiotique originaire et lÕhistoire gŽnŽrale
1.2.2.1 Machine de guerre contre le structuralisme
Il arrive frŽquemment que l'on qualifie L'Anti-Îdipe de Ç livre des ruptures È, et plus
prŽcisŽment de Ç machine de guerre È lancŽe contre le structuralisme!!*. Les questions affŽrentes ˆ
la langue nÕy sont cependant abordŽes que de manire latŽrale, souvent ˆ travers les rŽfŽrences aux
auteurs quÕon considre encore comme les alliŽs dans la campagne contre un structuralisme devenu
dogmatique et Ç impŽrialiste È : Lyotard et Derrida. Dans Discours, Figure de Lyotard, Deleuze et
!!) Voir M. TOURNIER , Le vent paraclet. Paris, Gallimard, p. 160.
!!* DOSSE, Gilles Deleuze, FŽlix Guattari, op.cit., pp. 268-287.
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'+
Guattari entrevoient Ç la premire critique gŽnŽralisŽe du signifiant È!#+, tandis que chez Derrida
figure une rŽflexion primordiale sur lÕorigine de lÕŽcriture qui permet dÕintroduire une hypothse
importante ˆ propos du Ç signe territorial primitif È!#! qui va dŽterminer non seulement lÕŽvolution
de leur traitement du problme des signes mais aussi sa portŽe politique.
Bien quÕil sÕagisse sžrement de la phase critique ou, comme nous lÕavons formulŽ, de la
Ç pŽriode du Lion È du projet du Capitalisme et SchizophrŽnie, Deleuze et Guattari introduisent un
certain nombre de distinctions essentielles telles que celles entre le molaire et le molŽculaire et entre
la dŽterritorialisation et la reterritorialisation. La premire de ces distinctions semble tout dÕabord
nÕavoir rien dÕoriginal et correspondre ˆ la diffŽrence entre les micro et macro niveaux de la
recherche qui commence ˆ sÕimposer dans les sciences sociales ˆ la suite des sciences naturelles. La
seconde est le nŽologisme inventŽ par Deleuze et Guattari, qui a un certain impact dans les diverses
sciences humaines. Selon lÕaffirmation de Deleuze, la distinction entre le molŽculaire de
molŽculaire vient plut™t de Guattari, mais elle donne une dimension nouvelle au concept de
fonctionnalisme qui Žtait au centre de la rŽflexion mŽthodologique de Deleuze. Dans son Žtude sur
lÕÇ empirisme supŽrieur È de Hume il prŽcise quÕil faut Žviter de confondre le fonctionnalisme avec
lÕutilitarisme!##. Avec la distinction entre les Ç machines molŽculaires È et les Ç machines
molaires È on peut finalement affirmer ˆ propos du fonctionnalisme :
Il nÕy a de fonctionnalisme quÕau niveau sub-microscopique des machines dŽsirantes, agencements
machiniques, machinerie du dŽsir (engineering) ; car, lˆ seulement, fonctionnement et formation, usage et
montage, produit et production se confondent. Tout fonctionnalisme molaire est faux, puisque les machines
!#+ AO, p.240. Par ailleurs, le passage sur Lyotard dans AO est un fragment que lÕon peut clairement
attribuer ˆ Deleuze, car il sÕagit de la reproduction partielle dÕun bref article, Ç ApprŽciation È, que Deleuze a publiŽ dans La Quinzaine littŽraire, n¡ 140, 1-15 mai 1972, reproduit dans ële dŽserte et autres textes, Paris,Minuit, 2002, pp. 299-300.
!#! AO, p. 240.
!##
ES , p. 37. Sur le fonctionnalisme chez le premier Deleuze, v. SIBERTIN-BLANC, Philosophie pratique, op.cit., pp. 52-58.
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'!
organiques ou sociales ne se forment pas de la mme manire quÕelles fonctionnent, et que les machines
techniques ne se montent pas comme on sÕen sert, mais impliquent prŽcisŽment des conditions dŽterminŽes qui
sŽparent leur propre production de leur produit distinct.!#$
Cette prŽcision sÕavre dÕautant plus intŽressante quÕelle explique lÕabandon du projet de la
gŽnŽalogie : la gense nÕexplique pas le fonctionnement des institutions et ainsi le tort de lÕhistoire
universelle du dix-huitime sicle Žtait de confondre lÕorigine de la langue (besoins, Žmotions) avec
son fonctionnement au sein des sociŽtŽs modernes.
1.2.2.2. DŽterritorialisation du signe : lÕorigine de la langue et lÕhistoire universelle
En ce qui concerne la notion de Ç territoire È elle est directement liŽe ˆ la thŽorie des signes
et ˆ la question de lÕorigine de lÕŽcriture et de son r™le dans la gense des structures Žtatiques. Le
Ç signe territorial primitif È prŽcde lÕintervention du Ç graphisme È qui subjugue la voix et ainsi
Ç ne vaut que pour lui-mme È!#%. Ce stade dans le cadre de lÕanalyse de Ç lÕhistoire universelle È
correspond aux sociŽtŽs dites Ç primitives È et orales. En un sens, ces sociŽtŽs, prŽcisent Deleuze et
Guattari, Ç ne manquent pas du graphisme È mais restent indŽpendantes et Ç marquent sur les corps
des signes qui rŽpondent ˆ la voix È!#&. LÕinvention du graphisme qui Ç subjugue È la voix
correspond au stade suivant quÕils qualifient de Ç civilisations barbares È. CÕest ˆ ce moment-lˆ que
la sŽmiotique saussurienne entre en jeu : la fameuse doctrine du caractre arbitraire du rapport entre
le signifiŽ et le signifiant est ˆ lÕorigine de la Ç souverainetŽ È de la langue fixŽe par lÕŽcriture :
Le signifiant, cÕest le signe devenu signe de signe, le signe despotique ayant remplacŽ le signe territorial, ayant
franchi le seuil de dŽterritorialisation ; le signifiant, cÕest seulement le signe dŽterritorialisŽ lui-mme. Le signe
devenu lettre. Le dŽsir nÕose plus dŽsirer, devenu dŽsir du dŽsir, dŽsir du dŽsir de despote. La bouche ne parle
!#$ Ibid ., p. 342.
!#% Ibid., p. 240.
!#& Ibid ., p. 239.
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'#
plus, elle boit la lettre. Le corps ne se laisse plus graver comme la terre, mais se prosterne devant les gravures
du despote, lÕoutre-terre, le nouveau corps plein.!#'
Ainsi cÕest le Ç signifiant despotique È qui opre le passage entre deux formes de
reprŽsentations quÕon nomme respectivement Ç territoriale È et Ç impŽriale È, et soude lÕinvention
de lÕŽcriture et lÕŽmergence de la premire forme Žtatique avec ses mŽcanismes de Ç rŽpression-
refoulement È. Par consŽquent la premire rupture, que lÕon peut ˆ juste titre comparer ˆ la
description rousseauiste de la sortie de Ç lÕŽtat naturel È, est une Ç effroyable È mnŽmotechnique
nietzschŽenne qui marque et mutile les corps et produit ainsi le premire codage, Ç le systme cruel
de signes inscrits qui rend lÕhomme capable de langage, et lui donne une mŽmoire des paroles È!#(.
La deuxime rupture correspond ˆ la dŽterritorialisation ou au dŽcodage des signes primitifs
territoriaux par les Ç fondateurs dÕEtat È, qui signifie la Ç rupture phonographique È et
lÕinitialisation du signe dŽterritorialisŽ dans la forme de lÕŽcriture. CÕest pour cette mme raison que
dans la version de lÕhistoire gŽnŽrale de Deleuze et Guattari la deuxime rupture revt une
importance prŽpondŽrante : Ç il nÕy a jamais eu quÕun seul Etat È!#). Par rapport ˆ cette destruction
ou ˆ la Ç conservation dŽrisoire È des codages primitifs, les ruptures consŽcutives telles que celles
entre la polis grecque et le christianisme, lÕhumanisme bourgeois et la sociŽtŽ industrielle tracŽes
par Nietzsche semblent secondaires. Ces grandes ruptures ont leurs corrŽlats exacts dans
Ç lÕinvention È du langage et de lÕŽcriture.
On peut parler dÕun curieux anachronisme, ou si l'on trouvait ces schŽmatisations
convaincantes, d'une Žvidente intempestivitŽ de ces exercices d'Ç lÕhistoire universelle È, auxquels
Deleuze et Guattari trouvent Ç assez dÕinnocence È!#* pour les pousser bien au-delˆ de ce que
!#' Ibid ., p. 244.
!#( Ibid., p. 170.
!#) Ibid., p. 227.
!#* Ibid., p. 163.
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prescriraient tant le nietzschŽisme que le marxisme qu'ils revendiquent au mme moment. Leur
attitude nous fait plut™t penser aux grandes utopies de la philosophie des Lumires assez innocentes
ˆ lÕŽgard de lÕhistoire linguistique pour la raison que cette dernire nÕen est encore quÕˆ ses
prŽmices!$+. En reliant la gense des formes Žtatiques aux stades du dŽveloppement du langage, ou,
plus prŽcisŽment, de la sŽmiotique, ils feignent de rŽexaminer (non sans ironie et surtout sans
oublier leur anti-hŽgŽlianisme gŽnŽralisŽ) les grands dŽbats du dix-huitime sicle sur lÕorigine de
la langue et son r™le dans la formation du Ç lien social È.
La revitalisation de cette discussion avait ŽtŽ rŽcemment effectuŽe par LŽvi-Strauss et
Derrida avec leur analyse de la thŽorie rousseauiste de lÕorigine de la langue et de son contexte
gŽnŽral!$!. LÕessai de Rousseau sÕouvre avec lÕaffirmation que Ç la langue est la premire institution
sociale È!$#, affirmation qui est selon Derrida conforme ˆ lÕesprit du projet de la sŽmiologie
saussurienne!$$. NŽanmoins, cette hypothse ne peut tre fondŽe pour Deleuze et Guattari quÕˆ la
condition quÕon trouve une forme de reprŽsentation qui corresponde ˆ lÕensemble des institutions
sociales qui caractŽrisent les Ç sauvages È, les Ç barbares È ou Ç civilisŽs È. En ce sens, la langue
susceptible de normalisation, et, partant, dÕune Žtude dite Ç scientifique È, est une premire
institution de la sociŽtŽ barbare avec sa domination du Ç signifiant despotique È qui rend possible
lÕŽcriture. Telle est la premire rŽponse indirecte ˆ Saussure : lÕinvention de lÕŽcriture effectuŽe ˆ
travers la dŽterritorialisation du signe fut sans doute la premire rŽvolution dans la langue. On peut
parler de la rŽvolution dans la langue car il sÕagit bien dÕune Ç coupure ou dÕun saut È au sens
!$+ Ce qui nÕŽtait pas le cas ˆ lÕŽpoque de Marx et surtout celle de Nietzsche, lui-mme un espoir de la
philologie classique allemande.
!$! C. LEVI-STRAUSS, C., Tristes topiques (1955) Paris, Plon, 1970. J. DERRIDA, J., De la
Grammatologie (1967), Paris, Minuit, 1999.
!$# J.J. R OUSSEAU, Îuvres compltes. Paris, Gallimard, 1995, Vol. 5, p. 375.
!$$
Derrida mme invente le terme Ç Cercle linguistique de Genve È. J. DERRIDA, Marges de la philosophie. Paris, Minuit, 1972, pp. 180-182.
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'%
nietzschŽen ou de lÕaction consciente et volontaire des Ç fondateurs de lÕŽtat È qui dŽtruisent les
Ç codages primitifs È.
1.2.2.3. Machine capitalisme et les reterritorialisations rŽactionnaires. Vers la langue
homogŽnŽisŽe
NŽanmoins, lÕobjectif principal de LÕAnti-Îdipe nÕest pas le rapport entre la rŽvolution dans
la langue et la gense des structures Žtatiques, mais lÕanalyse critique du mode de production
capitaliste ou des sociŽtŽs dites Ç civilisŽes È. Deleuze et Guattari nÕexpliquent pas, tout du moins
dans ce premier volume du Capitalisme et SchizophrŽnie, ce qui se passe avec la langue au moment
du passage de la sociŽtŽ barbare ˆ la sociŽtŽ Ç civilisŽe È et capitaliste qui est la n™tre. Cependant,
ils en donnent la justification mŽthodologique en suivant lÕidŽe de Marx qui proposait de
Ç comprendre rŽtrospectivement toute lÕhistoire ˆ la lumire du capitalisme È!$% de la mme manire
quÕon Žtudie les organismes primitifs sur lÕexemple des organismes dŽveloppŽs. CÕest pour cela que
les concepts de Ç machine È ou de Ç flux È qui semblent tre inopportuns dans lÕanalyse des sociŽtŽs
Ç primitives È ou Ç barbares È trouvent leur place dans lÕhistoire universelle deleuzoguattarienne
telle quÕelle est con•ue ˆ lÕŽpoque de LÕAnti-Îdipe.
On comprend bien de quoi il sÕagit quand on parle des Ç flux monŽtaire È ou Ç flux de
lÕinformation È aussi bien que de la canalisation ou de Ç surcodage È de ces flux par les institutions
de lÕŽtat capitaliste : Ç la thŽorie gŽnŽrale de la sociŽtŽ est une thŽorie gŽnŽralisŽe des flux È !$&,
dÕautant plus que, selon certains commentateurs, Ç la thŽorie des flux È a ses origines dans les
!$% AO, p. 163.
!$& Ibid ., p. 312.
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'&
conceptions Žconomiques dÕinspiration keynŽsienne!$'. Le concept clŽ de LÕAnti-Îdipe Ð celui de
la machine ou du socius inscriptor comme le moteur de lÕhistoire universelle est la consŽquence de
cette vision Ç rŽtrospective È quasi-marxiste qui prŽtend trouver le principe dÕexplication dans la
production ou, encore mieux, dans la canalisation des divers flux. On doit le qualifier de quasi-
marxiste car il manque ˆ lÕhistoire deleuzoguattarienne Ç contingente, irrŽgulire, singulire,
ironique È, une dimension rŽductionniste essentielle : un pivot qui pourra remplacer les schŽmas du
progrs abstrait ŽlaborŽs au dix-huitime sicle, le dŽploiement de lÕesprit dans lÕhistoire au sein de
lÕidŽalisme allemand, ou le principe du dŽterminisme biologique, ou encore la thŽorie de la
rŽcapitulation reliant le phylo et lÕontogense qui sert de base aux rŽflexions de Marx. Le seul
principe commun qui rend possible lÕhistoire universelle est celui de la machine sociale et de la
manire dont elle code ou dŽcode des flux, et ainsi lÕhistoire deleuzoguattarienne est une histoire
sŽmiotique ou, comme les deux auteurs allaient le formuler plus tard dans Mille Plateaux, une
histoire des Ç rŽgimes des signes È. Pourtant, la notion de machine allait tre supprimŽe et
lÕapplication de la thŽorie des flux considŽrablement limitŽe pour un motif qui nous semble assez
clair : dans le deuxime volume du Capitalisme et SchizophrŽnie la perspective sera renversŽe.
DŽsormais, cÕest la distinction entre les Ç flux canalisŽs È et les Ç lignes de fuite È qui va prendre le
relais. Ce ne sont plus les sociŽtŽs primitives qui sont analysŽes Ç ˆ la lumire du capitalisme È
mais, par contre, les sociŽtŽs dites contemporaines vues ˆ travers le prisme des notions venues de
lÕanthropologie comme, par exemple, celle de la segmentaritŽ. Cependant, le principe pour ainsi
dire du pan-sŽmiotisme persiste, bien quÕil soit accompagnŽ du dernier rglement de compte avec la
sŽmiologie saussurienne. Comme nous le verrons, le r™le de la linguistique, tout du moins ˆ titre de
mauvais exemple, sera mme renforcŽ.
!$' Sur la thŽorie des flux le cours de Vincennes du 16 novembre 1971:
http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=116&groupe=Anti%20Oedipe%20et%20Mille%20Plateaux
&langue=2. Voir aussi: D. W. SMITH , ÒFlow, Code and Stock: a Note on Deleuzean Political Philosophy,Ó Deleuze Studies, Volume 5: 2011 (supplŽment) Deleuzean Futures, pp. 36-55.
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''
NŽanmoins, nous nÕavons pas encore de corrŽlat direct dans la langue qui pourrait nous
servir ˆ marquer le passage des empires Ç barbares È aux sociŽtŽs modernes et capitalistes, comme
lÕinvention de la mnŽmotechnique primitive et la Ç mŽmoire des paroles È ou la fondation de lÕŽtat
et la dŽterritorialisation du signe dans lÕŽcriture. Les sociŽtŽs capitalistes Ð dit-on Ð sont les seules ˆ
travailler sur les Ç flux dŽcodŽs È. Mais, quÕest-ce que cela donne pour lÕanalyse des rapports entre
la langue et les institutions politiques ? Nous croyons que la rŽponse ˆ cette question peut se dŽduire
des analyses des Mille Plateaux, bien que Deleuze et Guattari nÕy insistent pas particulirement. Le
processus de centralisation et dÕhomogŽnŽisation de la langue qualifiŽe de Ç nationale È est au cÏur
de la gense des ƒtats dits modernes, malgrŽ le fait que leur Ç imaginaire langagier È revendique
souvent lÕhistoire millŽnaire et le retour aux sources. Et en ce sens lÕanalyse deleuzoguattarienne a
bien saisi le trait caractŽristique des Ç sociŽtŽs modernes civilisŽes È : elles dŽterritorialisent et
dŽcodent les flux afin de les reterritorialiser. Le plus grand paradoxe de lÕŽpoque moderne cÕest que
ces nouveaux codes ou territorialitŽs prŽsentent souvent une fausse ressemblance avec les codes et
territorialitŽs censŽs avoir ŽtŽ dŽpassŽs ˆ lÕŽtape prŽcŽdente :
Ces nŽo-territorialitŽs sont souvent artificielles, rŽsiduelles, archaques ; seulement, ce sont des
archasmes ˆ fonction parfaitement actuelle, notre manire moderne de Ç briqueter È, de quadriller de
rŽintroduire des fragments de code, dÕen ressusciter dÕanciens, dÕinventer des pseudo-codes ou des
jargons.!$(
Ainsi, les nouvelles Ç reterritorialisations È quÕon trouve par exemple dans les mouvements
rŽgionalistes ne sont Ç archasantesÈ quÕau premier regard : leur fonctionnement dans les sociŽtŽs
modernes Ç variŽes et complexes È est bien distinct de celui propre aux sociŽtŽs Ç barbares È. CÕest
pour cette raison que Deleuze et Guattari rejettent lÕidŽe du nŽo-humanisme de lÕaprs-guerre qui
dŽplorait les Ç crŽpuscules des Lumires È et voyait dans le fascisme le Ç retour ˆ la barbarie È.
LÕŽtat fasciste est la tentative Ç la plus fantastique È dÕeffectuer la reterritorialisation, mais elle reste
!$( AO, p. 306.
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'(
sans doute lÕune des formes de la sociŽtŽ capitaliste (aussi bien que le capitalisme dÕƒtat dans les
pays socialistes). Pourtant ni lÕun, ni lÕautre ne sont une vraie manifestation du Ç dŽsir des masses È
comme le voulaient le Reich ou les marxistes soviŽtiques, mais une autre manire de canaliser les
flux de leurs dŽsirs Ç ˆ leur profit È.
Par consŽquent, le concept de dŽterritorialisation Ð introduit dans LÕAnti-Îdipe Ð doit tre
clairement distinguŽ des nombreuses thŽories de lÕŽmancipation. Les reterritorialisations effectuŽes
dans le cadre de sociŽtŽs modernes (Ç dŽmocratiques È, Ç fascistes È ou Ç socialistes È) sont souvent
les produits dÕÇ investissement inconscients parfaitement rŽactionnaires È!$). On le verra avec
lÕexemple de la reterritorialisation langagire dans la situation de la sociŽtŽ plurilingue comme celle
de la ville de Prague de lÕŽpoque de Kafka.
Il faut tout de mme prŽciser que dans LÕAnti-Îdipe la Ç dŽterritorialisation È est presque
indissociable du Ç dŽcodage È car la Ç territorialitŽ È (primitive) est presque le synonyme du code.
DÕautre part, Deleuze et Guattari prennent leur distance par rapport ˆ la notion de code et prŽfrent
la placer dans le processus dynamique du dŽcodage Ð recodage en se distinguant ainsi de la
tendance dŽshistorisante du structuralisme. Un changement significatif sÕest produit au cours des
annŽes soixante-dix : tandis que dans LÕAnti-Îdipe on distinguait entre la dŽterritorialisation
absolue et celle relative qui Žtait souvent qualifiŽe de Çfasciste È, dans MP elle est rattachŽe ˆ une
reterritorialisation dÕune manire formelle (mme quand il sÕagit dÕune Ç reterritorialisation sur la
dŽterritorialisation mme È!$* dans le cas des peuples nomades). Pour notre t‰che, le concept de
dŽterritorialisation absolue reprŽsente une impasse conceptuelle, car dans le domaine de la politique
de la langue cette opŽration ne peut signifier qu'une seule chose : le retour vers lÕutopie du langage
parfait soit sous la forme dÕun Ur-Sprache ou dÕun idiome rationnel ˆ lÕusage des scientifiques ou
dÕun gouvernement mondial. Une langue originaire ou menŽe au bout de la perfection, au-delˆ du
!$) Ibid .
!$* MP , p. 406. Voir aussi ZOURABICHVILI, Vocabulaire de Deleuze, op.cit., p. 27.
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')
temps et de lÕespace serait une langue hors de la sociŽtŽ, si par cette dernire on nÕentendait pas une
communautŽ trs spŽcifique qui sÕadresse directement au Dieu. Cependant nous devons discerner
les affaires de CŽsar de celles de Dieu tout en insistant sur le fait quÕil nÕy a pas de thŽologie qui ne
soit pas politique. LÕAbbŽ GrŽgoire comparait la qute du langage idŽal aux expŽrimentations des
alchimistes ˆ la recherche de la Pierre Philosophale!%+, et leurs tentatives nÕŽtaient pas moins
innocentes que les efforts des linguistes modernes qui travaillent sur lÕunitŽ conceptuelle et
politique des langues dites Ç nationales È. Dans le cadre de la philosophie politique de la langue il
nÕy a pas de dŽterritorialisation absolue, mais la reterritorialisation portant sur lÕAbsolu reste
toujours une possibilitŽ ˆ examiner.
Pourtant, lÕaspect de la reterritorialisation le plus important pour notre projet est son
caractre intentionnel : la vie des signes au sein des institutions politiques consiste en la
dŽterritorialisation de quelque chose afin de le reterritorialiser sur quelque chose. Par exemple, le
rŽgionalisme langagier consiste en la dŽterritorialisation du centre de pouvoir (Vienne, Madrid,
Moscou) en effectuant lÕhomogŽnŽisation de la Ç pŽriphŽrie È avec pour objectif la
reterritorialisation sur un autre centre, dŽsignŽe par une gŽographie sacrŽe (Prague, Barcelone,
Kiev) implantŽe dans lÕimaginaire collectif dÕune nation qui est en train de se former. Ce processus
a une dimension spatiale concrte : on est en mesure de suivre les vecteurs de la reterritorialisation
et de les placer sur la carte qui va nous exposer un vaste tableau de ce quÕon appelle la Ç gŽographie
humaine È et de sa dynamique historique.
!%+ DE CERTEAU. Politique de la langue, p. 334.
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'*
1.2.3. Kafka et lÕEmpire des Habsbourg, la thŽorie tetra-linguistique
1.2.3.1 La situation linguistique de lÕempire de Habsbourg : la ville de Prague et ses minoritŽs
Dans Kafka et la littŽrature mineure Deleuze et Guattari proposent une analyse de la
situation linguistique de Prague au tournant des XIXe et XXe sicles. Cette fois-ci, il ne sÕagit pas
de lÕhistoire universelle, mais de lÕexamen dÕun cas particulier : la troisime ville de lÕEmpire
Austro-Hongrois qui reprŽsentait une agglomŽration gigantesque et archaque dÕethnies et de
langues. Ë c™tŽ des Allemands qui composaient la classe privilŽgiŽe, on trouvait de nombreuses
minoritŽs ethniques dont les plus importantes Žtaient les Juifs et les Tchques. Deleuze et Guattari
prŽcisent que par Ç minoritŽ È ils nÕentendent pas une minoritŽ arithmŽtique, mais un statut social :
selon Klaus Wagenbach ˆ Prague au dŽbut du vingtime sicle on comptait ˆ peu prs 32 000
germanophones (dont la moitiŽ Žtait des Juifs) sur une population de 600 000 habitants141. En mme
temps, la majeure partie des germanophones a ŽtŽ concentrŽe au centre-ville Ð ainsi dans lÕ Altstat
pragois on parlait allemand Ð, tandis que le reste de la ville utilisait le tchque.
Le problme des minoritŽs au sein de lÕEmpire des Habsbourg avait dŽjˆ attirŽ lÕattention de
Deleuze, qui accentuait le r™le important jouŽ par les personnages slaves (surtout fŽminins) dans les
romans de Sacher-Masoch142. Pourtant, cÕest la premire fois que les questions linguistiques
prennent de lÕimportance dans lÕanalyse de lÕÏuvre littŽraire : Deleuze et Guattari se focalisent sur
un phŽnomne qui leur para”t significatif en ce qui concerne les auteurs juifs de la Prague des
Habsbourg ou de la Varsovie des Romanov. Il existe une littŽrature dÕun type particulier, dite
141 K.WAGENBACH, Kafkas Prag . Berlin, Klaus Wagenbach, 1993, p. 11.
142
Deleuze rappelle que Sacher-Masoch a ŽtŽ appelŽ Ç Tourgueniev de la Petite Russie È, PSM, p. 24,cf. ID, p. 182.
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(+
Ç mineure È, bien qu'elle ne corresponde pas ˆ la production littŽraire rŽalisŽe dans les langues des
peuples opprimŽs comme le tchque ou le yiddish. Cette littŽrature mineure se sert dÕune espce de
langue majeure Ç corrompue È :
Une littŽrature mineure nÕest pas celle dÕune langue mineure, plut™t celle quÕune minoritŽ fait dÕune
langue majeure. Mais le premier caractre est de toute fa•on que la langue y est affectŽe par un fort
coefficient de dŽterritorialisation143.
Ce Ç coefficient de la dŽterritorialisation È peut tre bien mesurŽ par des moyens propres ˆ la
science linguistique et il est possible de fixer le degrŽ de dŽviation de la norme littŽraire au niveau
de la syntaxe, de la grammaire ou du vocabulaire, ce qui faisait lÕobjet de lÕanalyse de lÕŽtudeclassique de Wagenbach144. Mais ce qui intŽresse Deleuze et Guattari est la possibilitŽ dÕutiliser
cette Ç langue dŽterritorialisŽe, propre ˆ des Žtranges usages mineurs È145. LÕusage conscient de la
Ç pathologie È ou de la dŽviation de la norme linguistique en tant que procŽdŽ (lÕun des termes clŽs,
rappelons-le, du formalisme russe !) a dŽjˆ ŽtŽ analysŽ en 1970 dans Ç Schizologie È, la prŽface ˆ
l'ouvrage de Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, ouvrage dans lequel le bricolage
schizophrŽnique des diverses langues Žtait le pivot du style, mais aussi, selon lÕhypothse de
Deleuze, tentait de Ç tuer la langue mre È en dŽvoilant ainsi le Ç but secret de la linguistique È146
(comme le comprenait le protagoniste Ð Žtudiant schizophrne en langues). Dans Kafka. Pour une
littŽrature mineure, lÕusage de la langue dŽterritorialisŽe par un Juif tchque dÕexpression
allemande dŽnommŽ Franz Kafka a une dimension tout dÕabord politique.
Afin de mettre en relief lÕoriginalitŽ de la dŽmarche de Deleuze et Guattari, il convient
dÕexpliquer le choix de la communautŽ juive de Prague en tant quÕobjet de la description dÕun cas
143 KLM , p. 29.
144 K.WAGENBACH, Franz Kafka. AnnŽes de jeunesse, 1883-1912. Paris, Mercure de France, 1967, pp.75-91.
145 KLM , p. 30.
146 CC , p. 21.
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(!
de la littŽrature mineure. Un tel choix peut susciter une critique mme si on employait le terme
Ç minoritŽ È au sens deleuzien du terme, car si les Juifs pragois reprŽsentaient une minoritŽ, ils
symbolisaient sans doute une partie mineure de la Ç majoritŽ È : Kafka et les gens de son cercle
appartenaient ˆ la bourgeoisie germanophone, concentrŽe au centre de la ville. Cette particularitŽ de
leur positionnement social nÕŽchappe pas ˆ lÕattention de Deleuze et Guattari qui mettent en relief
Ç le sentiment dÕune distance irrŽductible avec la territorialitŽ primitive Tchque È147. Il existait en
mme temps en Autriche-Hongrie aussi bien quÕen Russie une large communautŽ juive rurale quÕon
peut qualifier de Ç mineure È dans tous les sens du terme. Leur langue maternelle : le Yiddish Ð
Ç qui se greffait sur lÕallemand mŽdiŽval È sur le plan de la syntaxe, au niveau du vocabulaire Žtait
une vŽritable Ç case vide È remplie par le lexique empruntŽ ˆ diffŽrentes langues slaves (tchque,
polonais, ukrainien, biŽlorusse, russe) selon la rŽgion o telle ou telle communautŽ sÕest installŽe148.
Mais le yiddish, on le sait, Ç faisait peur È ˆ la bourgeoisie juive germanophone. Ils avaient pour
langue maternelle cet allemand dŽformŽ, tout en doutant, comme lÕa fait remarquer Kafka, des liens
gŽnŽtiques de la parentŽ : Ç voler lÕenfant au berceau È149.
Par ailleurs, Deleuze et Guattari ne sÕintŽressent pas pour elle-mme ˆ la renaissance de la
littŽrature tchque, qui allait bient™t devenir la littŽrature dÕune langue majeure du nouvel ƒtat-
nation. Kafka disparut en 1924, en pleine dŽgermanisation et retchequisation de la nouvelle capitale
de TchŽcoslovaquie qui avait un caractre massif 150. Ils ne mentionnent quÕen passant le dŽbut du
147 Ibid.
148 Sur le yiddish voir C. HAGEGE, Halte ˆ la mort des langues, Paris, Odile Jacob, 1996.
149 KLM , p. 35.
150 Antoine Meillet a fait remarquŽ que les rŽformateurs de la langue tchque, isolŽe depuis des siclesdes autres langues slaves, en voulant Žviter les germanismes, ont Ç commis ˆ lÕŽchelle systŽmatique, le pŽchŽcontre lÕunitŽ du vocabulaire europŽen È. A. MEILLET, Les langues dans lÕEurope nouvelle, Paris, Payot,1928, p. 212. Sur la rethecquisation voir. P. JUDSON, Guardians of the Nation: Activists on the Language Frontiers of Imperial Austria, New York, Harvard University Press, 2007. Par ailleurs, la langue tchque est
une langue dŽterritorialisŽe par excellence, isolŽe de lÕinfluence des autres langues slaves et coupŽe delÕancien slavon par le catholicisme imposŽ et surtout par le fait de lÕusage de lÕalphabet latin, peu conforme ˆsa phonŽtique. On verra lÕimportance de la portŽe idŽologique de lÕalphabet sur lÕexemple de la crŽation des
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(#
mouvement sioniste qui a influencŽ la vie intellectuelle des Juifs de Prague. Deleuze et Guattari ne
racontent pas comment le peuple tchque sÕŽtait sorti du joug de la domination centenaire
allemande ˆ travers la rŽgŽnŽration de la littŽrature nationale ou celle du mouvement sioniste qui
sÕappuyait sur le projet de la rŽsurrection et de la modernisation de lÕhŽbreu. Ainsi, leur but nÕest
pas une analyse de la lutte de libŽration nationale qui sÕeffectue ˆ travers la Ç majorisation È de la
langue autrefois mineure, ni la description folklorique des peuples sans Žcriture. Par contre, les
mouvements rŽgionalistes, avec leur Ç reterritorialisation par dialecte ou patois, langue
vernaculaireÈ151, sont franchement ridiculisŽs et qualifiŽs de Ç reterritorialisation la plus
rŽactionnaire È.
Ë quoi sert, donc, le concept de Ç littŽrature mineure È ? Tout dÕabord, la littŽrature mineure
Ð et cÕest ce qui rend possible son analyse sociologique Ð nÕest pas une Ç affaire individuelle È ˆ la
diffŽrence de la littŽrature qualifiŽe de majeure. Ses traits principaux, selon Deleuze et Guattari,
sont son caractre Ç immŽdiatement È politique et la valeur que prennent les Ç ŽnoncŽs collectifs È.
Autrement dit, lÕusage mineur de la littŽrature nÕest pas simplement une assimilation dÕun
reprŽsentant dÕun groupe opprimŽ au sein de la langue dominante et la hiŽrarchie quÕelle soutient,
mais un programme politique visant la production d'une Ç solidaritŽ active È152. Ce nÕest pas la
solidaritŽ qui permet de survivre dans un ghetto (qui reste la territorialitŽ primitive), mais un
mouvement qui, souvent malgrŽ lui, transforme le paysage social. La littŽrature mineure se prŽsente
alors comme un laboratoire des transformations subreptices de la langue majeure et un opŽrateur
dÕŽbranlement des normes quÕelle soutient. Mme un Žchec dans la production dÕun tel effet au sein
nouveaux alphabets pour les peuples de lÕAsie centrale ˆ lÕŽpoque soviŽtique. Pour lÕinstant, on peut proposer une formule : le coefficient de dŽterritorialisation dÕune langue a pour corrŽlat les nombres dessignes diacritiques. LÕadaptation de lÕalphabet qui nÕa pas ŽtŽ ŽlaborŽ pour le systme phonŽtique indiqueclairement le vecteur de la reterritorialisation, comme dans le cas langues slaves occidentales, le maltais ou leturc.
151 KLM, p. 45.
152 Ibid., p. 31.
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($
de la communautŽ peut tre productif, car il permet dÕÇ exprimer une autre communautŽ potentielle,
de forger les moyens dÕune autre conscience et dÕune autre sensibilitŽ È153. Un exemple surprenant
de la naissance dÕune sensibilitŽ semblable au sein de la minoritŽ est sans doute le phŽnomne des
Juifs-commissaires pendant la RŽvolution Russe, dont le reprŽsentant le plus Žloquent fut Isaac
Babel, lÕinitiateur et le grand ma”tre de la littŽrature mineure en langue russe. CÕŽtait lÕun de ces
Juifs rŽvolutionnaires qui visaient la construction dÕune nouvelle sociŽtŽ au prix de la rupture avec
leur ancienne communautŽ et mme de la dŽconstruction totale du milieu qui lÕavait produit.
Toutefois hormis de grands bouleversements sociaux, insistent Deleuze et Guattari, il existe
une rŽvolution tacite et souterraine, effectuŽe par les auteurs mineurs et la manire dont ils se
servent de la langue-ma”tresse ˆ l'instar de l'Žcriture dÕun Joyce, dÕun Beckett, ou dÕun
Kafka. LÕimportance de cette littŽrature mineure nÕest pas quÕelle donne la voix aux minoritŽs et
permet de les considŽrer comme des tres humains contre leur relŽgation stigmatisante. Cette
importance vient du fait que Ç lÕallemand de Prague, comme langue dessŽchŽe, mlŽe de tchque ou
de yiddish È change quelque chose dans la structure de la langue majeure, pas forcŽment au sens
strictement linguistique (ce genre de changements est rarement liŽ ˆ un auteur) mais au rŽgime de
son fonctionnement dans la sociŽtŽ. La littŽrature mineure fait dŽcouvrir lÕexistence de plusieurs
langues ˆ lÕintŽrieur dÕune Ç langue mre È et cÕest dans les Žcrits dÕun Kafka que ces idiomes
secrets transgressent le seuil de la description. Les formalistes russes, qui sÕintŽressaient beaucoup ˆ
lÕŽvolution de la littŽrature, appelaient cette sorte de coupure le Ç dŽplacement sŽmantique È 154 Ð
lÕavnement dÕun procŽdŽ qui change le cours du processus littŽraire. Deleuze et Guattari donnent
un nom ˆ cette mutation des gnes qui fait na”tre de nouvelles espces, ils le qualifient, ce qui nÕest
pas Žtonnant, de mŽtissage. Ainsi dŽcoule une autre rŽponse ˆ Saussure : la rŽvolution dans la
153 Ibid., p. 32.
154
I. Tynianov, Ç De lÕŽvolution littŽraire È dans T. Todorov, (Žd.), ThŽorie de la littŽrature. Textes des formalistes russes (1965), Paris, Seuil, 2001, pp. 122-139.
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langue est effectuŽe, souvent malgrŽ elle, au sein de la littŽrature mineure au moyen de procŽdŽs
disqualifiŽs dans le discours dominant.
1.2.3.2. Le schŽma tŽtraglossique, les fonction du langage et trois types de la reterritorialisation
Il ne sÕagit pas lˆ du seul atout apportŽ par lÕanalyse de la littŽrature mineure. Elle possde
une optique particulire qui nous fait dŽcouvrir plusieurs langues o un Ç locuteur natif È nÕen voit
quÕune. Elle nous fait Žgalement comprendre que cette stratification ne correspond pas ˆ sa
Ç structure interne È, mais a un caractre essentiellement politique qui ne peut pas tre dŽcrit au
moyen de la science linguistique.
Peut-tre lÕŽtude comparŽe des langues est-elle moins intŽressante que celle de fonctions du langage qui
peuvent tre exercŽes par un mme groupe ˆ travers des langues diffŽrentes : bilinguisme ou mme
multilinguisme. Car cette Žtude des fonctions incarnables dans des langues distinctes tient seul compte
directement des facteurs sociaux, des rapports des forces, des centres de pouvoir trs divers, elle Žchappe au
mythe Ç informatif È, pour Žvaluer le systme hiŽrarchique et impŽratif du langage comme transmission
dÕordres, exercice du pouvoir ou rŽsistance ˆ cet exercice155.
Afin dÕillustrer leur idŽe, Deleuze et Guattari reprennent leur thŽorie de la
reterritorialisation en la combinant aux rŽflexions du linguiste fran•ais Henri Gobard quÕils
qualifient de Ç tŽtralinguistiques È (Gobard emploie lui-mme le terme Ç tŽtraglossie È par analogie
avec un article classique de Charles Fergusson, intitulŽ Ç Diglossie È156). Il nous faut rappeler ici
pour elles-mmes les conceptions de Gobard, dont la conceptualitŽ sera prŽcieuse pour nos propres
analyses ultŽrieures sur la politique des langues en conjoncture rŽvolutionnaire. Le systme
hiŽrarchique du langage ne se rŽduit pas ˆ une dichotomie entre la langue vernaculaire (dialecte ou
patois) et celle vŽhiculaire, qui pourrait facilement tre assimilŽe ˆ la distinction saussurienne entre
155 KLM , p. 43.
156
H. GOBARD, LÕaliŽnation linguistique. Paris, Flammarion, 1976 ; C. FERGUSSON, Socio-linguistic Perspectives, New York, Oxford University Press, 1995. pp. 25-39.
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(&
la parole et la langue. Il existe, en termes deleuzoguattariens, plusieurs possibilitŽs de
reterritorialisation dÕune langue maternelle, et Gobard tente dÕŽlaborer une sorte de typologie de ces
Ç variŽtŽs linguistiques fonctionnellement diffŽrenciŽes pour lÕun ou lÕautre motif È157. La langue
vernaculaire correspond ˆ la Ç territorialitŽ primitive È Ð Ç langue maternelle ou territoriale, de
communautŽ rurale ou dÕorigine rurale È158. La langue vŽhiculaire est un idiome urbain, quÕon
dŽnomme la Ç langue officielle È et bureaucratique, et que Deleuze et Guattari qualifient de
Ç premire reterritorialisation È. La troisime langue dans le classement de Gobard est une langue
Ç rŽfŽrentiaire È ou celle de la littŽrature ou de la science, qui opre selon Deleuze et Guattari Ç la
reterritorialisation culturelle È. Enfin, la quatrime langue est Ç mythique È, il sÕagit de celle de la
civilisation ou de la Ç reterritorialisation spirituelle ou religieuse È. DÕautre part, ces trois
reterritorialisations ont leurs corrŽlats Ç spatio-temporels È : Ç la langue vernaculaire est ici ;
vŽhiculaire, partout ; rŽfŽrentiaire, lˆ-bas ; mythique au-delˆ È159.
Selon Gobard, le schŽma tŽtraglossique est universel et conforme ˆ la description de la
situation linguistique dans nÕimporte quelle sociŽtŽ. NŽanmoins, il nÕexplique pas pourquoi on
compte seulement trois Ç motifs È fonctionnellement diffŽrenciŽs et quels sont ses enjeux politiques
ou institutionnels, explication que supplŽe le concept vague dÕÇ aliŽnation linguistique È qui le
distancie considŽrablement de lÕusage que Deleuze et Guattari fait de sa tŽtraglossie . Deleuze a
attribuŽ au livre de Gobard, qui Žtait alors son collgue ˆ Vincennes, une prŽface Žlogieuse qui
parlait davantage de sa propre philosophie que des concepts gobardiens. Selon lui, le schŽma
tŽtraglossique a le mŽrite dÕanalyser la situation rŽelle des affrontements des langues en se
focalisant sur les fonctions au lieu de la structure. La sociolinguistique courante, ˆ la suite des
157 GOBARD, LÕaliŽnation, op.cit. p. 33.
158 KLM , p. 43.
159 Ibid .
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sciences langagires, distingue entre langue Ç basse È et langue Ç haute È, tandis que Gobard
propose la Ç gense complexe È de leur fonctionnement social :
CÕest que le dualisme, ou le binarisme, risquent de nous laisser dans la simple opposition dÕune langue haute
et dÕune langue basse, dÕune langue majeure et dÕune langue mineure, ou bien dÕune langue de pouvoir et
dÕune langue du peuple. Tandis que les quatre facteurs de Gobard ne se contentent pas de complŽter les
prŽcŽdents, il en propose une gense complexe.160
Ainsi, le rejet de la simple dichotomie entre la langue haute et celle basse, nous permet
dÕeffectuer lÕanalyse de la dynamique sociale du fonctionnement de la langue, surtout dans la
situation du plurilinguisme et encore davantage quand celui-ci appara”t comme essentiellement
conflictuel, dont lÕEmpire fractionnŽ des Habsbourg sert dÕexemple parfait. Pourtant,
lÕinterprŽtation deleuzoguattarienne de la tŽtraglossie de Gobard nous semble paradoxale : tout en
refusant la dichotomie entre la langue basse et celle haute, elle propose une sorte de dichotomie
entre la Ç territorialitŽ primitive È et les diverses reterritorialisations. Nous serions enclin ˆ y voir
l'indice d'un significatif changement de paradigme par rapport aux considŽrations sur lÕorigine de la
langue et de lÕŽcriture auxquelles se livrait LÕAnti-Îdipe. Dans LÕAnti-Îdipe, chaque
dŽterritorialisation signifiait une rupture et un passage dÕune Žtape de lÕhistoire universelle ˆ lÕautre.
Dans Kafka. Pour une littŽrature mineure, il sÕagit dÕune histoire de la dynamique sociale dÕun
groupe prŽcis, les Tchques juifs, dans une sociŽtŽ prŽcise et ˆ un moment prŽcis, lÕempire Austro-
Hongrois au tournant des dix-neuvime et vingtime sicles. Pour le dire simplement dans le jargon
structuraliste : on passe de la diachronie ˆ la synchronie. Sur ce plan, lÕhistoire de Kafka est celle de
la communautŽ des juifs germanophones de Prague qui se reterritorialisent successivement sur les
diffŽrents registres de la langue allemande. En tant que reprŽsentants des minoritŽs (bien
quÕappartenant aux classes privilŽgiŽes) ils se rendent compte que lÕadmission ˆ la citoyennetŽ et ˆ
un mŽtier de prestige (premire reterritorialisation sur lÕallemand administratif) ne signifie pas
automatiquement lÕaccs ˆ un niveau ŽlevŽ de culture (reterritorialisation sur lÕallemand de Goethe).
160 DRF , p. 61.
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De mme lÕassimilation culturelle parfaite ne signifie pas la reterritorialisation spirituelle dans la
sociŽtŽ non-sŽcularisŽe o les juifs, mme en tant que conversos font toujours lÕobjet de soup•ons.
Ainsi un grand avantage de lÕoptique mineure et de sa Ç nouvelle sensibilitŽ È est sa capacitŽ ˆ fixer
les fonctions politiques bien distinctes de ses registres de la mme langue, alors quÕun reprŽsentant
de la majoritŽ (homme-blanc-hŽtŽrosexuel-citadin-dipl™mŽ), pour rappeler la phrase de GrŽgoire
nÕy voit quÕune question de style. Deleuze biaisait sans doute quand il parlait de lÕŽtranger dans sa
propre langue comme dÕune ic™ne du style : lÕŽtranger aper•oit tout dÕabord les lignes de pouvoir
qui la traversent et cÕest ainsi quÕil forge son style sobre, puissant et contenant les germes
dangereux de la rŽvolution. CÕest pour cela que le modeste agent dÕassurance praguois juif, qui nÕa
publiŽ que quelques petites histoires devint de son vivant Ç le plus grand philosophe de la
bureaucratie È, tout comme autrefois un certain citoyen de Genve dŽnommŽ Jean-Jacques
Rousseau, ridiculisŽ dans les grands salons parisiens, est devenu le lŽgislateur de la RŽpublique.
1.2.3.3. La nouvelle typologie de vŽhicularitŽ langagire et le cercle hermŽneutique du socio-
fonctionnalisme
Ainsi le petit drame dÕassimilation dÕune minoritŽ dans une grande ville impŽriale prend une
valeur pour ainsi dire universelle. Du point de vue mŽthodologique, on peut parler dÕun changement
radical de perspective par rapport ˆ lÕhistoire universelle quasi-marxiste qui voit partout la
production et les flux du capital. DŽsormais, ce sont les lignes de fuites percŽes par les agents-
mineurs dans les cha”nes autrefois bien canalisŽes et branchŽes sur les centres de pouvoir, qui
deviennent les objets privilŽgiŽs de lÕanalyse. Cela ne va pas sans soulever une sŽrie de nouveaux
problmes : le schŽma tŽtraglossique peut-il prŽtendre ˆ tre universel ? Pourquoi parle-t-on de trois
fonctions seulement ? Que signifie leur assimilation aux trois types de reterritorialisation
distinguŽes par Deleuze et Guattari ? Nous proposons ultŽrieurement une hypothse ˆ ce sujet, en
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examinant de plus prs si cette triade n'enveloppe pas une rŽfŽrence cachŽe ˆ la thŽorie
trifonctionnelle de DumŽzil.
Pour l'instant bornons-nous ˆ observer que Deleuze et Guattari ne reprennent jamais le
concept Ç tŽtralinguistique È qui demeure un hectalegomenon dans leurs corpus, alors qu'il
reprŽsente pourtant un dŽplacement mŽthodologique important. Nous croyons que chez Deleuze et
Guattari, l'essentiel de l'attention est portŽ sur des fonctions de langage qui, en dernire analyse,
sont essentiellement des fonctions de la vŽhicularitŽ langagire, pour garder la terminologie
commune ˆ la sociolinguistique, soit des fonctions qui touche d'une manire ou d'une autre aux
rapports entre la territorialitŽ primitive et les divers types de reterritorialisation, Ð ce qui ne laisse de
soulever le problme beaucoup plus complexe de leur classification. Tout dÕabord, il existe toujours
la possibilitŽ que plusieurs langues correspondent ˆ chaque fonction distinguŽe par Gobard
(vernaculaire, vŽhiculaire, rŽfŽrentiaire, mythique). En Autriche-Hongrie, par exemple, le fran•ais
(que Kafka ma”trisait bien) gardait sa fonction de langue de prestige, tandis quÕen Allemagne rŽunie
le Kulturkampf dŽfrancisant Žtait en pleine expansion161. Ainsi pour analyser la situation
linguistique concrte on devra constituer un catalogue, dans ce cas-lˆ, de langues rŽfŽrentiaires un,
deux, trois etc. Une analyse similaire peut, pour une langue mythique, sÕavŽrer nŽcessaire dans la
situation prŽcaire de juifs convertis. On peut objecter que le modle tŽtraglossique doit tre appliquŽ
ˆ une communautŽ particulire mais, dans ce cas, il faudra bien prŽciser son extension. Peut-on
parler de situation linguistique particulire dans un micro-groupe, par exemple au sein dÕune famille
mixte162 ? Si oui, est-ce quÕon peut affirmer que toutes les fonctions y sont toujours opŽrables ? Si
161 Sur le Kulturkampf , voir les commentaires intŽressants figurant dans un livre important de Viktor!irmunskij, La langue nationale et les dialectes sociaux, publiŽ en 1936, peu aprs le Ç tournant stalinien Èdans la politique des nationalitŽs. V. !IRMUNSKIJ, V. La langue nationale et les dialectes sociaux.
(Nazionalnij azyk i ego sozialnyje dialekty). Leningrad, Goslitiazdat, 1936
162 Dans la famille de Kafka rŽgnait le bilinguisme : la famille de son pre Žtait dÕorigine rurale et
parlait tchque (son nom de famille signifie Ç un choucas È), tandis que sa famille du c™tŽ maternel prŽfŽraitlÕallemand. WAGENBACH, Franz Kafka, Les annŽes de la jeunesse, op. cit., p. 74.
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tel nÕest pas le cas, quelle est lÕextension minimale dÕun groupe, ˆ laquelle le modle tŽtraglossique
est applicable ?
On pourrait multiplier ˆ lÕinfini ce genre de questions. Par exemple, dans quelle catŽgorie
tombe la langue des mŽdias ? A-t-elle une fonction Ç vŽhiculaire È ou plut™t Ç rŽfŽrentiaire È ? Si on
ne croit plus en la thŽorie de lÕinformation, on doit rŽpondre quÕelle fonctionne synchroniquement ˆ
diffŽrents niveaux. Au bout du compte, cÕest le principe fonctionnel qui compte et non le statut
dÕune Ç langue È dans une sociŽtŽ donnŽe. Deleuze et Guattari insistent sur le fait quÕil nÕy a pas de
langues Ç mineures È en soi, mais des Ç usages mineurs È. En ce sens, lÕexemple de black-English
ou du yiddish ne sÕavre pas convaincant, car il nÕexiste aucune sociŽtŽ dans laquelle elles sont
traitŽes comme des Ç langues majeures È, contrairement ˆ lÕespagnol, lÕitalien, lÕarabe ou au russe,
pratiquŽs par les ŽmigrŽs ˆ New York. Alors quÕau dŽpart il sÕagissait de langues majeures et
impŽriales, elles acquirent un coefficient de dŽterritorialisation de plus en plus fort ˆ chaque
gŽnŽration de nouveaux AmŽricains, avant dÕtre rŽduites au niveau du jargon ŽlŽmentaire.
Par contre, la diffŽrence entre ce socio-fonctionnalisme et le fonctionnalisme au sens o
l'entend la linguistique dite Ç internaliste È est beaucoup plus claire. Cette doctrine associŽe ˆ
diffŽrents classements des fonctions, qui peuvent aller de trois ˆ six (Jacobson) et sont liŽes ˆ une
Ç structure verbale dÕun message È163, ne nous donne aucune information sur les rapports entre la
langue et les autres institutions sociales. Mme une langue dÕune tribu isolŽe endosse certainement
une fonction Ç dŽnominative È et Ç expressive È ; mais il existe beaucoup de langues qui nÕont
jamais fonctionnŽs en tant que vŽhiculaires. Les tentatives dÕanalyser les changements langagiers
dus aux facteurs socio-politiques au moyen de ce fonctionnalisme classique sont peu productives,
comme le montre lÕexemple du linguiste soviŽtique Aphanasij Seli"ev, qui a publiŽ en 1928 un livre
163 JACOBSON, Essais de linguistique gŽnŽrale, op.cit., p. 214.
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intitulŽ La langue de lÕŽpoque rŽvolutionnaire164. Les nŽologismes et les innovations y sont
rŽpertoriŽs dÕaprs les fonctions Ç communicative È, Ç Žmotionnelle-expressive È et
Ç nominative È, toutefois lÕidŽe principale de cet auteur consiste ˆ observer lÕinfluence des
Žvnements rŽvolutionnaires sur la langue, sans la considŽrer comme un outil de transformations
politiques. La rŽvolution ne transforme pas simplement la langue, elle se sert dÕelle et lui attribue de
nouvelles fonctions.
Par consŽquent, nous croyons que cÕest la rŽvolution ou, plus prŽcisŽment, le passage vers la
sociŽtŽ moderne, qui rend le schŽma trifonctionnel inopŽrant. Deleuze et Guattari avaient justement
indiquŽ le problme de la gense complexe des fonctions sociales de la langue. En ce sens-lˆ, le
progrs quÕa accompli la sociolinguistique depuis Fergusson et sa dichotomie165 nÕest pas
considŽrable : le plus souvent on trouve la classification mŽcanique des fonctions sociales des
langues166. Mais quels sont les principes dÕune telle classification ? On verra que le schŽma
trifonctionnel qui se superpose ˆ la tŽtraglossie nÕest applicable quÕaux sociŽtŽs Ç prŽ-modernes È,
au sens politique du terme, comme lÕAutriche-Hongrie qui faillit tre un Etat-Nation pour
finalement cŽder la place ˆ plusieurs projets nationaux. On ne peut constater rien de semblable dans
la France de la Troisime RŽpublique qui a remis ˆ lÕhonneur la doctrine de la langue nationale une
et indivisible, ŽlaborŽe au cours de la Grande RŽvolution. On peut certainement objecter quÕil ne
164 Ce livre a fait lÕobjet de critiques, malgrŽ sa facture intŽressante, surtout pour son attitude non-marxiste. IVANOVA, Jakubinskij., pp. 241-249. Le projet de Seli"ev se referait ˆ un essai de Paul Lafargue,
La langue fran•aise avant et aprs la RŽvolution. Etudes sur les origines de la bourgeoisie moderne
(reproduit dans P. LAFARGUE, Critiques littŽraires, Paris, Editions Sociales Internationales, 1936)
compltement oubliŽ en France, Žtait pourtant une rŽfŽrence importante dans les annŽes vingt et trente.SELISEV, A. La langue de lÕŽpoque rŽvolutionnaire (Jazyk Revolutionnoj Epokhi) (1928). Moskva, URSS,2009.
165 Il faut prŽciser, que lÕarticle classique de Fergusson, publiŽ en 1959, marque le dŽbut des recherchesdans ce domaine. Lui-mme nÕa pas prŽtendu faire une analyse complte de la vŽhicularitŽ langagire, enŽvaluant ses propres efforts comme des Ç notes prŽliminaires et impressionnistes È. FERGUSSON, Socio-linguistic Perspectives, op.cit, p. 38.
166 Voir, par exemple, K YMLICKA, Language Rights, op.cit., pp. 16-25.
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sÕagit pas chaque fois de la mme langue, mais que cÕest lÕidŽologie du monolinguisme qui dŽcrit de
la manire la plus exhaustive les enjeux politiques de lÕunification fonctionnelle de Ç lÕidiome
national È. CÕest lÕidŽologie de lÕunitŽ de la langue nationale qui nous rend aveugle ˆ lÕŽgard de son
pluri-fonctionnalisme social, et cÕest ici que lÕoptique mineure nous fournit des consignes
prŽcieuses. Il sÕagit tout simplement de dŽcrire ses fonctions et dÕen composer dans la mesure de
possible lÕordre hiŽrarchique.
En un sens, on se trouve dans la situation dÕun cercle hermŽneutique : afin de saisir les
enjeux politiques du fonctionnement de la langue et ainsi de dŽcrire la sociŽtŽ (pour reprendre le
schŽma de Benveniste) on doit les classifier, mais pour trouver le principe dÕune telle classification
il convient de disposer au prŽalable dÕune thŽorie de lÕƒtat. CÕest pour cela quÕun chercheur Žtudiant
le nationalisme va accorder le r™le principal ˆ la fonction de nation-building167, un marxiste va
examiner les aspects langagiers de la formation de lÕinfrastructure et de la superstructure168, un
libŽral va se focaliser sur les droits langagiers169 etc. Nous croyons que la seule possibilitŽ de rendre
cette recherche productive est de suivre la voie indiquŽe par Deleuze et Guattari, cÕest-ˆ-dire de
proposer lÕanalyse de la gense complexe de la vŽhicularitŽ langagire dans les sociŽtŽs modernes.
167 B. A NDERSON, B. Imagined communities. D.A BELL, D.A. Cult of the Nation in France: Inventing Nationalism, 1680-1800. New York, Harvard University Press, 2001.
168 Sur le marxisme dans la linguistique voir : E. BALIBAR ; P. MACHEREY, P. Ç PrŽsentationÈ dansBALIBAR , LAPORTE. Le Fran•ais national , op.cit., pp.20-24; V. ALPATOV, Ç What is marxism inlinguistics? È // Materializing Bakhtin. The Bakhtin Circle and Social Theory. Oxford, Macmillan Press,2000. pp. 173Ð193. LECERCLE, Une philosophie marxiste, op.cit., pp. 73-100; M.G. SMITH,. Ç The tenacityof forms: Nation, Language, StalinÈ in C. BRAINDIST, K. CHOWN, Politics and the Theory of Language inthe USSR 1917-1938: The Birth of Sociological Linguistics. London, Anthem, 2011. pp.105-122.
169
Pour Kymlicka il sÕagit de construire de la Ç thŽorie normative des droits langagiers È. K YMLICKA, Langage Rights, op.cit., pp. 27-29.
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1.2.4. Les postulats de la linguistique, la sŽmŽiotique gŽnŽrale et la thŽorie des mots dÕordre
1.2.4.1. Aspect critique : Postulats de la linguistique et la sŽmiologie gŽnŽrale
Dans Kafka. Pour une littŽrature mineure, avec la thŽorie tŽtralinguistique Deleuze et
Guattari ont fait la premire tentative de dŽconstruction du Ç mythe informatif È qui rgne dans la
linguistique dite internaliste. Dans Mille plateaux, la thŽmatique linguistique est si prŽsente que cela
peut donner lÕimpression quÕil sÕagit dÕun nouveau manifeste contre le structuralisme, cette fois-ci
contre son avatar dans les sciences de la langue170. Deleuze lui-mme rejette une telle lecture, en
prŽcisant quÕils nÕont pas la prŽtention dÕtre des linguistes (ni mme de Ç dr™les de linguistes È),
mais sont plut™t proches dÕune tendance actuelle dans les sciences des langues dans lesquelles la
pragmatique prend de plus en plus dÕimportance, et que cÕest sur le terrain quÕimportent Ç les
circonstances, les Žvnements, les actes È, et non au niveau des Ç unitŽs ou constantes abstraites du
langage È que la rencontre entre la linguistique et la philosophie peut tre productive. Il affirme
Žgalement que pour lui les thmes les plus importants qui sont issus dÕune telle rencontre sont au
nombre de trois : premirement, Ç le statut de mots dÕordre dans le langage È, deuximement,
Ç lÕimportance du discours indirect È, troisimement, Ç la critique des constances et mme des
variables linguistiques È171. Le fait que Deleuze mette en premire place le statut de mots dÕordre est
rarement commentŽ, pas plus que lÕimportance de ce concept qui reprŽsente, ˆ notre avis, la
170 Comme lÕa fait par exemple Robert Maggiori, dans une interview consacrŽe ˆ la parution de Mille
plateaux, en demandant ˆ Deleuze si la linguistique Ç ne joue pas le r™le central que tenait dans lÕAnti-Îdipela psychanalyse È. P , p. 42.
171 P , p.44.
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contribution la plus originale de la philosophie politique de la langue deleuzoguattarienne172. Selon
nous ce concept sÕavre tre le plus opŽratoire dans le cadre de lÕŽtude comparŽe de
lÕhomogŽnŽisation politique et idŽologique des langues, que Deleuze et Guattari jugent nŽcessaire.
Le contenu proprement linguistique de lÕattaque de Ç postulats È, dans le plateau Žponyme, est,
probablement, la partie la moins originale de la dŽmarche deleuzoguattarienne : dÕun c™tŽ, elle se
base sur les recherches de Ducrot et Labov, de lÕautre, elle suit la lignŽe gŽnŽrale de la critique de la
linguistique dite internaliste (structuraliste ou gŽnŽrativiste) quÕon trouve chez nombre des
philosophes (Lyotard, Derrida173), sociologues (Bourdieu174) ou linguistes (Pcheux, Calvet,
Hagge, Milner 175) fran•ais dans les annŽes soixante-dix et quatre-vingt.
Par contre, lÕautre lignŽe est exclusivement deleuzoguattarienne bien quÕelle concerne la
portŽe mŽthodologique de la sŽmiotique gŽnŽrale saussurienne et la possibilitŽ dÕŽlaborer une
sŽmiotique alternative qui se base sur le concept de lÕagencement. LÕanalyse de ce concept pourrait
nous Žloigner de notre t‰che, dÕautant plus quÕelle nŽcessiterait la comparaison avec celui de la
machine dŽsirante quÕil est censŽ remplacer, aussi bien que la rŽfŽrence ˆ la Ç sŽmiotique
spinoziste È de Hjelmslev et ˆ la philosophie stocienne de la langue, que Deleuze et Guattari
reprennent dans Mille plateaux. Pour le formuler de la manire la plus brve possible :
lÕagencement signifie une certaine combinaison entre Ç lÕensemble des rapports matŽriels È ou
Ç lÕagencement machinique des corps È et un rŽgime des signes ou la Ç formalisation dÕexpression È
Ð Ç agencement collectif dÕŽnonciation È. Ce rapport sÕavre essentiellement dynamique : en plus
des corps et signes qui composent son axe horizontal il existe un rapport vertical Ç lÕagencement
172 Sur les mots dÕordre voir SIBERTIN-BLANC, Politique et Clinique, op. cit., pp. 318-333.
173 F. LYOTARD, Discours, Figure (1971), Paris, Klincksieck, 2001. J. DERRIDA, De la
Grammatologie, op.cit.
174 P. BOURDIEU, Esquisse de la thŽorie de la pratique (1972), Paris, Seuil, 2000.
175
L.J CALVET, J., Essais de linguistique : La langue est-elle une invention des linguistes ? Paris, Plon,2004. HAGEGE, Homme de paroles, op.cit.
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dÕune part des c™tŽs territoriaux ou territorialisŽs qui le stabilisent, dÕautre part des pointes de
dŽterritorialisation qui lÕemportent È176. Ce qui est le plus important pour notre recherche, est que
lÕintroduction du concept dÕagencement signifie le renversement total de la vision de lÕhistoire
universelle de lÕAO : on peut parler de lÕagencement fŽodal177 au mme titre que de lÕagencement de
la rŽpublique de Weimar. Il nÕy a plus de modle, mme virtuel, dÕun systme plus dŽveloppŽ ˆ la
lumire duquel on peut analyser les Žpoques prŽcŽdentes.
Cette relativisation mŽthodologique, ou, plus prŽcisŽment, le geste anti-rŽductionniste, est
renforcŽ dans le cinquime plateau, intitulŽ Ç Sur quelques rŽgimes des signes È. Dans ce plateau,
Deleuze et Guattari rglent pour la dernire fois leurs comptes avec la doctrine saussurienne en
affirmant quÕÇ il nÕy a pas de sŽmiologie gŽnŽrale È178. Ë la place de cette sŽmiologie gŽnŽrale,
immuable et Žternelle comme les dix commandements, ils introduisent le concept de Ç rŽgimes
collectifs des signes È, par lequel ils entendent Ç toute formalisation spŽcifique, au moins dans le
cas ou lÕexpression est linguistique È179. Chaque rŽgime des signes constitue sa propre sŽmiotique,
qui entre dans des rapports assez particuliers avec la langue :
Ils sont ˆ la fois plus et moins que le langage. La langue se dŽfinit par sa condition de Ç surlinŽaritŽ È ; les
langues se dŽfinissent par les constantes, ŽlŽments et rapports dÕordre phonŽtique, syntaxique et sŽmantique.
176 MP , p. 112.
177 Selon Deleuze et Guattari, lÕagencement fŽodal consiste dans les rapports des forces corporelles quiconstituent ce rŽgime, le rapport entre le corps du suzerain, le corps du chevalier et de son cheval, le corps dela terre et celui du serf et toutes leurs symbioses possibles avec Ç le rŽgime juridique des armoiries È et lesdiverses sortes de sermons. En conformitŽ avec lÕaxe vertical, la ligne de dŽterritorialisation de cetagencement suit le dŽveloppement des nouveaux moyens de production et dÕarmement qui sont en rapportavec la nouvelle idŽologie de lÕhumanisme et de la science nouvelle, des nouvelles idŽes de la souverainetŽ etde la citoyennetŽ etc. Voir MP , p. 112. Voir aussi ZOURABICHVILi, Le vocabulaire de Deleuze, op.cit., ,
pp.6-10.
178 MP , p. 169.
179 Ibid , p. 140.
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Et sans doute que chaque rŽgime des signes effectue la condition du langage et utilise les ŽlŽments de la
langue, mais rien de plus180.
Ainsi, les rŽgimes des signes renvoient en premier lieu aux agencements spŽcifiques des
Žnonciations Ç dont aucune catŽgorie linguistique ne suffit ˆ rendre compte È et qui Ç mobilisent des
variables pragmatiques propres ˆ lÕŽnonciation (les transformations incorporelles) È181. Ils ne
sÕexpliquent pas non plus par le signifiant, car dans chaque rŽgime des signes le rapport entre les
ŽlŽments quÕon appelait autrefois le signifiant et le signifiŽ a son caractre spŽcifique. En un sens,
cÕest la transformation de ce rapport qui, en quelque sorte, sert ˆ marquer la coupure dans lÕhistoire.
On peut mme aller jusquÕˆ dire que le rapport du signifiant avec lui-mme devient le critre
principal de la pŽriodisation de lÕhistoire, tandis que dans lÕhistoire hŽgŽlienne ce r™le a ŽtŽ rŽservŽ
ˆ lÕesprit. Les rŽgimes formalisŽs dans le cinquime plateau sont au nombre de quatre, bien que les
auteurs prŽcisent que l'on puisse en discerner d'innombrables autres dans l'histoire, dont ils
constituent les pointes de crŽativitŽ mme. Les quatre rŽgimes sŽmiotiques privilŽgiŽs dans ce
plateaux, le sont en vertu des enjeux critiques de l'analyse : trois d'entre eux se dŽfinissent par leur
rapport au rŽgime Ç signifiant È qui correspond au rŽgime impŽrial ou despotique dŽcrit dans lÕAnti-
Îdipe. DÕun c™tŽ, lÕaffrontement du rŽgime signifiant avec dÕautres rŽgimes quÕon nomme
respectivement Ç prŽ-signifiant È, Ç post-signifiant È ou Ç anti-signifiant È est la force-motrice de
lÕhistoire car il dŽcrit les conflits historiques essentiels comme des conflits entre les sŽmiotiques
(Juifs contre chrŽtiens, nomades contre sŽdentaires etc.). DÕun autre c™tŽ, Deleuze et Guattari
mettent en relief que cette classification des rŽgimes sŽmiotiques nÕest nullement exhaustive et ne
peut tre identifiŽe Ç avec un peuple, ni avec un moment dÕhistoire È182. DÕune certaine fa•on cela
180 MP , p. 174.
181 Ibid.
182 Ibid., p. 149.
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sert de preuve ultime de lÕimpossibilitŽ de la sŽmiologie gŽnŽrale ˆ travers lÕimpossibilitŽ de
lÕhistoire gŽnŽrale183.
1.2.4.2. La thŽorie des mots dÕordre
Dans Ç Postulats de linguistique È, Deleuze et Guattari font une sorte de sommaire de leur
philosophie politique de la langue, dont la toute premire Žbauche, comme nous lÕavons montrŽ,
remonte au projet de la Ç philologie active È dŽgagŽ ds 1962 dans Nietzsche et la philosophie, et
sÕimpose comme un ŽlŽment essentiel de la philosophie deleuzoguattarienne depuis Kafka. Pour
une littŽrature mineure. Nous nous concentrerons pour l'instant sur le premier postulat, car sa
critique permet ˆ Deleuze et Guattari dÕŽlaborer le concept des mots dÕordre qui nous servira de
phare dans notre analyse des cas concrets de la politique de la langue en France et en Russie/Union
SoviŽtique, comme tentative de mettre ˆ l'Žpreuve le projet, ŽbauchŽ dans ces pages de Mille
plateaux, d'Žtudier la Ç manire dont sÕopre les homogŽnŽisations et les centralisations de telle ou
telle langue majeure È184.
Dans leur critique du premier postulat selon lequel Ç Le langage serait informatif, et
communicatif È185, Deleuze et Guattari commencent par un argument que lÕon pourrait dŽnommer
anti-nativiste : on enseigne les rgles de grammaire aux enfants, et cÕest ainsi quÕon leur
impose Ç les bases duelles de la grammaire È comme la dichotomie entre masculin et fŽminin,
183 Ibid ., p.169. En ce sens on nÕest pas dÕaccord avec lÕinterprŽtation proposŽe par Jean-Jacques
Lecercle quand il associe les rŽgimes des signes ˆ la pŽriodisation de type marxiste Ç la t‰che du philosopheest de pŽriodiser, le contenu de la pŽriodisation varie È. L ECERCLE, Une philosophie marxiste, op. cit.,
p. 116. Nous croyons que cette affirmation ne peut tre juste que pour la pŽriode de L'Anti-Oedipe, tandisque dans celle de Mille plateaux le principe de la pŽriodisation joue un r™le secondaire par rapport ˆ lÕaccentmis sur la cohŽrence des ŽlŽments dans le cadre dÕun agencement.
184 MP , p. 128.
185 Ibid, p. 95.
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singulier et pluriel, substantif et verbe. Par consŽquent avec la grammaire on encastre une certaine
matrice des catŽgories philosophiques de base, qui fait partie de la socialisation ŽlŽmentaire. Cet
argument est essentiellement empirique, on pourrait le faire remonter ˆ Locke, Condillac ou
Rousseau. Ë quoi un gŽnŽrativiste objecterait immŽdiatement que les catŽgories grammaticales ne
sont pas Ç imposŽes È, ni Ç enseignŽes È, et encore moins Ç in-signŽe È (car on ne peut in-signer que
sur la tabula rasa), mais ont le caractre des idŽes innŽes. En mme temps, ce langage, qui nÕest
Ç pas fait pour tre cru, mais pour obŽir et faire obŽir È, semble tre adaptŽ ˆ lÕoptique foucaldienne,
et au sens plus large nŽo-nietzschŽenne, qui place les diffŽrentes pratiques savantes (tout dÕabord
celle de lÕŽducation ou de Ç dressage È) au service du pouvoir. La premire socialisation, tout du
moins dans une sociŽtŽ disciplinaire se dŽroule ˆ travers les commandements186, donc, on ne doit
pas sÕŽtonner que dans cette optique Ç LÕunitŽ ŽlŽmentaire du langage Ð lÕŽnoncŽ Ð, cÕest le mot
dÕordre È187. LÕinformation quÕon transmet ˆ travers ces mots dÕordre a une fonction secondaire
dans le processus du dressage :
Les mots ne sont pas les outils ; mais on donne aux enfants du langage, des plumes et des cahiers, comme on
donne des pelles et de pioches aux ouvriers. Une rgle de grammaire est un marqueur de pouvoir avant dÕtre
un marqueur syntaxique. LÕordre ne se rapporte pas ˆ des significations prŽalables, ni ˆ une organisation
prŽalable dÕunitŽs distinctives. CÕest lÕinverse188.
LÕenseignement de la grammaire facilite la transmission des codes disciplinaires et forme
un certain dispositif (car Ç dŽmler les lignes dÕun dispositif, dans chaque cas cÕest dresser une
carteÈ189). Pour cette raison le problme de Ç lÕextension des mots d'ordre È190 revt une importance
186 Pour l'importance du nouveau systme de lÕŽducation, cf. M. FOUCAULT, Surveiller et punir. (1975),Gallimard, 1999, pp. 200-227.
187 MP , p. 95.
188 MP , p. 96.
189 DRF , p. 316
190 MP , p. 98.
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particulire : si la langue nÕest ni un code, ni un systme de messages informatifs il faut bien
discerner sa fonction propre, la Ç fonction-langage È, et cÕest ainsi quÕon peut finalement
comprendre sa place parmi les autres institutions sociales.
Outre sa dŽtermination comme Ç moteur È de cette fonction-langage (que nous nÕavons pas
encore dŽfinie), la notion de Ç mot dÕordre È a une signification plus gŽnŽrale, plus prŽcisŽment,
celle de Ç lÕunitŽ ŽlŽmentaire du langage È. Pour justifier leur propos, Deleuze et Guattari se
rŽfrent ˆ la doctrine de la performativitŽ langagire dÕAustin, fort cŽlbre ˆ lÕŽpoque, et surtout ˆ la
lecture quÕen donne Oswald Ducrot. Ce Ç dŽgagement de la sphre du performatif È les amne ˆ
trois conclusions importantes : premirement, sur lÕimpossibilitŽ dÕassimiler le langage et le code ;
deuximement, concernant lÕimpossibilitŽ de lÕexistence dÕune sŽmantique, syntaxique et
phonŽmatique, hors du champ pragmatique ; troisimement, sur lÕimpossibilitŽ de la distinction
stricte entre la langue et la parole. DÕautant plus que le modle communicatif dŽveloppŽ par
Benveniste rŽduisait le performatif non aux actes, mais aux termes sui-rŽfŽrentiels dans la forme des
pronoms personnels quÕon appelle les Ç embrayeurs È. Pour Deleuze et Guattari, cette
intersubjectivitŽ inhŽrente au langage nÕexplique pas grand-chose, ainsi ils suivent le renversement
critique de ce schŽma de Benveniste par Ducrot qui supposait quÕil y a un type dÕŽnoncŽs
Ç socialement consacrŽs È ˆ lÕaccomplissement des actes. Si cÕest dans le domaine illocutoire quÕon
place les Ç prŽsupposŽs implicites et non-discursifs È, cÕest le performatif qui est dŽterminŽ par
lÕillocutoire et non lÕinverse comme le voulait Benveniste. Pourtant lÕillocutoire appartient au
domaine des Ç agencements collectifs dÕŽnonciation È, autrement dit, il est dŽterminŽ par les normes
de la sociŽtŽ particulire. Dans ce cas-lˆ ces prŽsupposŽs ne dŽpendent pas de la structure interne de
la langue, mais des actes juridiques ou de leurs analogues et cÕest ˆ travers ces actes que le
processus de la subjectivation est effectuŽ. Par ailleurs, il ne peut y avoir de meilleur exemple de
cette subjectivation que la construction de lÕ‰me, prison du corps, dans la sociŽtŽ disciplinaire, dont
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Foucault donne une description si Žloquente191. Mais, le but de Deleuze et Guattari est de montrer
que ce sont les mots dÕordre qui endossent le r™le principal au niveau le plus haut possible de
lÕabstraction192. Mme ˆ ce niveau-lˆ, ces unitŽs ŽlŽmentaires du langage sont liŽes aux obligations
sociales :
Nous appelons les mots dÕordre, non pas une catŽgorie particulire dÕŽnoncŽs explicites (par exemple ˆ
lÕimpŽratif), mais le rapport de tout mot ou tout enfoncŽ avec les prŽsupposŽs implicites, cÕest-ˆ-dire, avec
des actes de parole qui sÕaccomplissent dans lÕŽnoncŽ, en ne pouvant sÕaccomplir quÕen lui. Les mots dÕordre
ne renvoient donc pas seulement ˆ des commandements, mais ˆ tous les actes qui sont liŽs ˆ des ŽnoncŽs par
une Ç obligation sociale È193.
Aprs avoir attribuŽ aux mots dÕordre le statut exceptionnel dÕunitŽ ŽlŽmentaire de la
langue, Deleuze et Guattari reprennent leur thse principale sur le rapport entre les agencements
collectifs dÕŽnonciation, les Ç transformations incorporelles È ou les Ç attributs non-corporelles È.
Dans le mme esprit pragmatiste, ce rapport doit tre Žtabli pour telle ou telle sociŽtŽ ˆ un moment
donnŽ. Une prŽcision chronologique sÕavre tellement minutieuse que Deleuze et Guattari
proposent de prendre pour points de repres les dates prŽcises. Afin dÕillustrer cette idŽe ils se
tournent vers une source trs spŽcifique : un court article de LŽnine, intitulŽ Ç Sur les slogans È (le
titre russe Ç O lozungakh È est un dŽrivŽ allemand). Ainsi les mots dÕordre entrent directement et
brusquement au cÏur du tissu de lÕhistoire : la troisime signification de ce terme, proposŽe par
Deleuze et Guattari est celle dÕun slogan politique. Dans lÕexemple analysŽ par Deleuze et Guattari,
LŽnine explique que le mot d'ordre Ç Tout pouvoir aux soviets ! È nÕŽtait valable que durant la
pŽriode comprise entre le 27 fŽvrier 1917 (moment de la chute de lÕautocratie et de la proclamation
de la RŽpublique Russe) et le 4 juillet de la mme annŽe (date de lÕinsurrection contre le
gouvernement provisoire) et correspond au moment o la rŽvolution pouvait se dŽvelopper
191 FOUCAULT, Surveiller et punir, op.cit., pp. 32-38.
192 Ainsi la question de Labov Žtait Ç Les forces sociales peuvent-elles affecter des rgles degrammaire dÕun haut niveau dÕabstraction ? È. LABOV, Sociolinguistique, op.cit., p. 353.
193 MP , p. 100.
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paisiblement. Ë partir du 4 juillet, ce sont les bolcheviks qui prennent leur responsabilitŽ au sein de
la rŽvolution qui nÕest dŽsormais possible quÕaux moyens de la prise de pouvoir armŽe, effectuŽe
par le prolŽtariat sous la tutelle du parti. Selon Deleuze et Guattari, cÕest prŽcisŽment le 4 juillet
quÕadvient la transformation incorporelle qui correspond ˆ la transformation du corps du parti, qui ˆ
son tour va initier la transformation des mouvements des masses rŽvolutionnaires. Sur cet exemple
on peut observer Ç comment marche È le concept dÕagencement : lÕaxe horizontal entre les
agencements collectifs de lÕŽnonciation (le mot d'ordre politique) et les Ç Žtats des choses È (le
mouvement des masses) est complŽtŽ par lÕaxe vertical (dŽterritorialisation des soviets qui nÕŽtaient
jusquÕˆ ce moment-lˆ quÕexclusivement bolcheviques et mme communistes, et reterritorialisation
sur le corps du parti).
On peut objecter que lÕanalyse des dates prŽcises peut tre efficace dans le cas des
gouvernements rŽvolutionnaires avec leur manie volontariste et leur dŽtermination ˆ effectuer la
rŽalisation immŽdiate de leurs dŽcrets, et quÕon ne peut pas lÕextrapoler pour les situations
politiques moins frappŽes d'urgence, ou dans lesquelles lÕŽcart entre les actes juridiques et les
pratiques discursives ne sert pas de prŽtexte ˆ lÕintervention. Si on reste dans lÕoptique
deleuzoguattarienne, une telle objection peut tre facilement rŽfutŽe avec la rŽfŽrence ˆ un
prŽsupposŽ mŽthodologique du concept dÕagencement. On peut toujours rŽpliquer quÕil sÕagit bien
de lÕanalyse dÕune sociŽtŽ donnŽe, bien localisŽe dans le temps et lÕespace (dÕun chronotope, pour
employer lÕun des termes favoris de Bakhtine194) et que dans les autres modles politiques le cadre
chronologique ne peut faire lÕobjet dÕune attribution prŽcise.
Pourtant, lÕanalyse des Žvnements rŽvolutionnaires ˆ travers les mots dÕordre proposŽe par
Deleuze et Guattari nous semble indispensable. Les mots dÕordre en tant quÕÇ unitŽs ŽlŽmentaires
du langage È ne se limitent bien Žvidemment pas aux slogans politiques ; en fait, dans cette qualitŽ
194 M. BAKHTINE, M., EsthŽtique et thŽorie du roman, (1975), Paris, Gallimard, 2013, pp.255-398.
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les possibilitŽs de classement de leurs fonctions sont inŽpuisables195. Cette analyse va probablement
nŽcessiter la dŽconstruction partielle du concept dÕagencement, car le problme principal des projets
rŽvolutionnaires est souvent leur caractre quasi-fantastique qui dŽpasse considŽrablement les
conditions matŽrielles de leur temps. De quelle transformation incorporelle sÕagit-il dans le cas du
dŽcret du 20 octobre de 1793 , qui prescrit la crŽation des Žcoles rŽpublicaines, si cette idŽe nÕa ŽtŽ
rŽalisŽe quÕavec les rŽformes de Jules Ferry ˆ lÕŽpoque de la Troisime RŽpublique ? Quel fut
lÕeffet vŽritable, sur la construction du communisme dans les rŽpubliques soviŽtiques, de lÕarrt
Ždictant la nŽcessitŽ de construire le Ç nouvel alphabet È, Žmis ˆ la suite du premier congrs
turcologique le 5 mars 1926? Toutes ces questions demeureront sans rŽponse tant que nous nÕaurons
pas rŽalisŽ une analyse des cas concrets des deux grandes RŽvolutions considŽrŽes comme les deux
Žvnements ayant le plus marquŽ le cours de lÕhistoire moderne.
Conclusions.
En commen•ant cette partie nous nous sommes posŽ la question du r™le de la linguistique et
du problme des signes chez Deleuze dans trois aspects diffŽrents. Premirement, dans le cadre du
corpus deleuzoguattarien. Ici nous avions la possibilitŽ de voir que lÕintŽrt de Deleuze pour la
langue ne se limitait pas aux travaux Žcrits conjointement avec Guattari et dŽjˆ bien prŽsent dans
son Žtude sur Nietzsche. Dans la pŽriode de Capitalisme et SchizophrŽnie, les concepts essentiels
comme ceux de la dŽterritorialisation/ reterritorialisation, aussi bien que celui de lÕagencement, sont
issus de la rŽflexion sur la sŽmiotique et lÕorigine de la langue. Deuximement, nous voulions
placer les analyses des questions linguistiques deleuzoguattariennes dans le contexte
pluridisciplinaire de la philosophie fran•aise des annŽes soixante Ð soixante-dix. De ce point de
195
Ë notre connaissance la premire mention des mots dÕordre dans le corpus deleuzien remonte ˆlÕanalyse du langage masochiste : voir PSM , p. 20.
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vue, la polŽmique directe et indirecte avec le structuralisme avait une importance primordiale. CÕest
lÕincapacitŽ de la mŽthodologie structuraliste ˆ aborder plusieurs questions politiques, comme celle
de la politique de la langue, qui Žtait la cause de la critique radicale du structuralisme. La solution
deleuzoguattarienne consistait dans lÕŽlaboration du projet de philosophie politique de la langue,
dont le but Žtait lÕanalyse des questions linguistiques dans un contexte de rapports de forces.
Troisimement, on essayait des mobiliser certains concepts deleuziens pour les analyses des cas
particuliers de processus de lÕhomogŽnŽisation des langues.
Ainsi nous croyons que la formule deleuzoguattarienne Ç La fonction-langage est transmission
des mots dÕordre È196 a bien saisi lÕesprit rŽvolutionnaire. Elle a le mŽrite de bien poser le problme
au sens deleuzien du terme. Et la rŽponse ˆ ce problme, comme nous le verrons, sera le concept de
langue nationale, en tant que principe essentiel du fonctionnement de la nouvelle machine
politique197.
196 MP , p.109.
197 DE CERTEAU, La politique de la langue, op. cit., p. 341.
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PARTIE 2
Politique de la langue en France : de lÕordre de mots aux mots dÕordre
L'Europe prŽsente une rŽpublique fŽdŽrative composŽe d'empires et de
royaumes, et la plus redoutable qui ait jamais existŽ. On ne Peut en prŽvoir
la fin, et cependant la langue fran•aise doit encore lui survivre. Les ƒtats se
renverseront, et notre langue sera toujours retenue dans la tempte par deux
ancres, sa littŽrature et sa clartŽ, jusqu'au moment o, par une de ces grandes
rŽvolutions qui remettent les choses ˆ leur premier point, la nature vienne
renouveler ses traitŽs avec un autre genre humain.
R IVAROL, De lÕuniversalitŽ de langue fran•aise
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Chapitre 1
2.1. Le destin du Fran•ais : de la langue du roi ˆ la RŽpublique des lettres.
2.1.1. Des empires plurilingues aux Etats-nations : approche fonctionnelle
2.1.1.1. Deleuze et le discours rŽpublicain
Notre exposŽ de la philosophie politique deleuzoguattarienne de la langue nous a amenŽ ˆ la
conclusion que la fonction-langage est la Ç transmission de mots dÕordre È. Tel est le problme, au
sens deleuzien du terme, dont la solution est le concept de langue nationale. Probablement, le plus
grand paradoxe de la manire deleuzienne de traiter les problmes linguistiques, est que cette hyper-
politisation des problmes de la langue est le produit, bien qu'atypique, de la pensŽe politique
fran•aise. Affirmer que les marqueurs syntaxiques sont les marqueurs de pouvoir et que lÕunitŽ de la
langue est Ç tout dÕabord politique È, est une rŽfŽrence claire et directe ˆ la Ç conscience
linguistique jacobine È et ˆ ses visions paranoaques des insurgŽs patoisants de VendŽe et aux
complots des Ç aristocrates et des prtres rŽfractaires È. En un sens, la manire de chercher lÕusage
mineur ˆ lÕintŽrieur de la mme langue et le rejet de la Ç reterritorialisation rŽactionnaire È sur le
patois ne font quÕaccentuer ce c™tŽ du Ç bon rŽpublicain È de la philosophie politique deleuzienne.
CÕest peut-tre pour cette raison que les thŽoriciens de la pensŽe postcoloniale manifestent, ˆ leur
tour, une certaine mŽfiance ˆ lÕŽgard des concepts deleuzoguattariens198. Ne sÕagit-il pas, dans le
198 Probablement, lÕantagoniste la plus ouvert de la thŽorie deleuzoguattarienne des minoritŽs estGayatri Spivak : voir G.C. SPIVAK , Ç Can the Subaltern Speak? È, in C. NELSON, L. GROSSBERG (Eds.),
Marxism and the Interpretation of Culture, University of Illinois Press, 1988, pp. 271-313. Voir S. BIGNALL, P. PATTON, Deleuze and the postcolonial . Edinburgh, Edinburgh University Press, 2010. Pour la vision plus
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cas de cette poŽtique, de la sobriŽtŽ et du bŽgaiement de lÕutopie escapiste dont la portŽe politique
sÕavre trs redoutable ? En se rappelant le destin de lÕavant-garde de lÕUnion SoviŽtique, ne doit-
on pas traiter ces expŽrimentations de la mme manire que la Ç philosophie formaliste È, et leur
faire le mme reproche que celui que certains Ç Žcrivains prolŽtaires È adressaient ˆ Maakovski en
affirmant que les Ç ouvriers et les paysans ne vous comprennent pas È199 ? Ne devrait-on pas plut™t
rŽtorquer que chaque Žtat doit passer par une pŽriode de lutte pour lÕŽmancipation nationale, comme
le croyaient les marxistes soviŽtiques ? O lÕon peut peut-tre leur emprunter le concept de saut
qualitatif qui permettrait aux communautŽs politiques dÕŽviter les reterritorialisations rŽactionnaires,
ˆ lÕexemple de la Mongolie qui nÕa jamais connu le joug de la capitale et est directement passŽe,
selon certaines Žvaluations optimistes, du fŽodalisme au socialisme.
Ce qui est certain pour nous, cÕest la capacitŽ des concepts deleuzoguattariens ˆ
problŽmatiser les enjeux politiques du plurilinguisme dans le cadre du Ç conflit rŽel des langues È
aussi bien que sous la forme de la dialectologie sociale. Leurs analyses du fonctionnement social de
la langue nous permettront dÕŽlaborer de nouvelles approches de la typologie de la vŽhicularitŽ
langagire, tout dÕabord sur lÕexemple du fran•ais Ð Ç langue centralisŽe par excellence È. On
testera ainsi deux grandes hypothses deleuzoguatariennes, ŽlaborŽes dans la premire partie, celle
de la tŽtraglossie et des trois reterritorialisations, et celle de mots dÕordre en tant que fonction-
langage.
proche ˆ Deleuze voir, R. BENSMAìA, Experimental Nations. Or, the invention of the Maghreb, Princeton,Princeton University Press, 2003.
199 V. MAìAKOVSKI
Ç Les ouvriers et les paysans ne vous comprennent pas È (Ç Vas ne pomimajut rabochije i krestjane È) dans Novyj LEF , 1, 1928, pp. 37-40.
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2.1.1.2. LÕencyclopŽdie chinoise et les empires plurilingues
Commen•ons en premier lieu par reprendre le fil de la thŽorie tŽtralinguistique, en la pla•ant
dans un autre contexte historique. Il nÕest pas si difficile de trouver le plurilinguisme dans lÕempire
des Habsbourg, dont le rŽgime politique reprŽsentait un archasme incarnŽ selon les standards de la
fin du XIXe sicle. Aucun autre pays dÕEurope nÕenvisageait autant de problmes avec des
mouvements rŽgionalistes, parmi lesquels les qutes identitaires des Juifs de Prague Žtaient les plus
innocents et paisibles200. LÕAustro-Hongrie, on le sait, allait bient™t cŽder la place ˆ plusieurs Žtats
nationaux tels que la TchŽcoslovaquie ou la Pologne ou voir ses rŽgions rejoindre des pays tels que
lÕItalie ou la Yougoslavie (qui avaient certainement leurs propres minoritŽs). Il est important de
noter que le marxisme autrichien avait toujours une sensibilitŽ particulire par rapport ˆ la question
nationale, ce qui a profondŽment marquŽ le jeune Staline201. Alors on doit constater que lÕempire
des Habsbourg a failli Žvoluer en Etat-nation et est devenu pour ainsi dire le plus important mŽcne
du de ce nouveau Ç printemps des peuples È 202, survenu ˆ la suite de la Grande Guerre.
DÕo cette premire question : peut-on parler de tŽtraglossie ou de plurilinguisme dans les
Etats de Ç lÕEurope nouvelle È, pour reprendre lÕexpression dÕAntoine Meillet ? On a dŽjˆ
mentionnŽ le projet de dŽgermanisation en TchŽcoslovaquie ; des processus analogues avaient lieu
200 On verra que la Russie souffrait de problmes du mme type, qui Žtaient cependant attŽnuŽs parlÕŽtendue du territoire aussi bien que par la domination dŽmographique des Russes, ou, plus prŽcisŽment, desgrands Russes. Concernant la comparaison entre deux empires sur le plan ethnique et linguistique, voirA. MILLER , The Romanov Empire and Nationalism, Budapest, Central European University Press, 2008.
201 Le premier article de Staline Ç Le marxisme et la question nationale È avait pour but la polŽmiqueavec le marxisme autrichien, tout en rŽvŽlant lÕinfluence de Karl Renner et dÕOtto Bauer : M. G. S MITH, Ç The tenacity of forms: Nation, Language, Stalin È, op.cit., pp. 106-111.
202
Voir les chapitres consacrŽs aux anciens partis de lÕAutriche Hongrie in MEILLET, Les langues danslÕEurope nouvelle, op. cit., pp.207-223.
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aux autres coins de lÕancien Empire. Par exemple dans la rŽgion germanophone du Tyrol du Sud,
rattachŽe ˆ lÕItalie ˆ la suite du traitŽ de Saint-Germain en 1919, la dŽgermanisation a revtu des
formes excentriques et macabres : les partisans de lÕItalie une et indivisible, retaillaient les
inscriptions sur les monuments funŽraires afin dÕitalianiser les noms germaniques (au lieu de Joseph
on mettait Juseppe etc.)203. On peut se rappeler que lÕAutriche Hongrie, au dŽbut du vingtime
sicle, nÕŽtait quÕun dŽbris de lÕempire brillant de Charles Quint, la plus puissante monarchie
dÕEurope ˆ lÕŽpoque de la Renaissance. Ce monarque, le dernier, dit-on, ˆ tre digne du nom de
CŽsar, ma”trisait plusieurs idiomes de son vaste Empire. Mais le mot dÕordre de lÕimaginaire
linguistique nationaliste, nous semble-t-il, est bien transmis par le propos du savant russe Mikhal
Lomonossov, fondateur de lÕUniversitŽ de Moscou, qui Žcrivait dans la prŽface de sa Grammaire
Russe, en 1755 :
Charles V, l'empereur Romain, disait qu'il Žtait correct de parler espagnol avec Dieu, fran•ais Ð
avec ses amis, allemand Ð avec ses ennemis, et italien avec le sexe fŽminin. Mais sÕil ma”trisait la
langue russe, il aurait ajoutŽ quÕil Žtait convenable de la parler dans toutes les occasions, car il y
aurait trouvŽ la splendeur de lÕespagnol, la jovialitŽ du fran•ais, la robustesse de lÕallemand et la
douceur de lÕitalien et outre cela la richesse et la brivetŽ puissante dans ses expressions, du latin et
du grec204.
Les partisans de lÕitalien, de lÕespagnol, du tchque ou du polonais auraient pu dire que
leurs langues maternelles convenaient Ç dans toutes les occasions È. LÕattitude de Lomonosov met
en relief deux points importants. Elle souligne, premirement, la prise de position de lÕimaginaire
nationaliste vis-ˆ-vis du plurilinguisme des anciens rŽgimes : on est dŽsormais sžr que cÕest la
langue unifiŽe qui englobe toutes les fonctions sociales. Deuximement, il propose un exemple de la
203 K. BOCHMAN, Ç Pour une Žtude comparŽe de la glottopolitique des fascismes È, in A. WINTHER , Problme de glottopolitique, Rouen, Presses de lÕUniversitŽ de Rouen, 1985, pp. 119-130.
204
M. LOMONOSSOV, Îuvres compltes ( Polnoje sobranije sochinenij), Moskva, AN SSSR, 1952,vol. 7, p. 391.
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classification des fonctions vŽhiculaires du langage, mme si celle-ci donne lÕimpression dÕune
taxinomie Ç impensable È, ˆ lÕexemple de lÕencyclopŽdie chinoise de Borges citŽe par Foucault au
dŽbut de Les mots et les choses205. En mme temps, cela sert de preuve quÕil existe beaucoup de
possibilitŽs de classement des fonctions sociales et politiques de la langue.
Pourquoi doit-on donc en revenir au schŽma tŽtraglossique ? DÕun autre c™tŽ, pourquoi doit-
on se limiter aux langues nationales ? CÕest de cette Europe plurilingue, dŽchirŽe par les guerres de
religion et bouleversŽe par les grandes dŽcouvertes gŽographiques, que Rivarol, dans son cŽlbre
Discours sur lÕuniversalitŽ de la langue fran•aise, dŽclare : Ç LÕEurope nÕŽtait pas prte et nÕavait
pas encore senti le besoin pour la langue universelle È206. Pourtant, au niveau europŽen, ˆ partir du
dix-septime sicle il ne manquait pas de projets de langue universelle, censŽe remplacer le latin.
Cependant, le Sicle des Lumires, comme le laisse entendre le titre de lÕouvrage citŽ, a vu lÕEurope
comme Ç la rŽpublique fŽdŽrative, sous la domination de la mme langue È207. Le XVIIIe sicle fut
bien le sicle o Ç lÕEurope parlait fran•ais È, mais le plus imposant paradoxe rŽside dans le fait que
cÕest la Grande RŽvolution Fran•aise qui a bouleversŽ cet ordre des choses en dŽclenchant la sŽrie
de rŽvolutions nationales qui Žbranlrent le continent de 1848 ˆ 1919. Sous lÕAncien RŽgime, Ç Le
monde fran•ais È quÕŽvoque Rivarol Žtait celui des Cours, des AcadŽmies Royales et des salons qui
endossaient dans une Europe en pleine sŽcularisation plusieurs fonctions vŽhiculaires en mme
temps. On croit bien que le schŽma tŽtralinguistique est valable pour ces rŽgimes politiques prŽ-
modernes, toutefois cÕest bel et bien la RŽvolution Fran•aise qui a forgŽ de nouvelles institutions
politiques, avec leurs mobilisations et disciplines, impensables sans une langue nationale qui soit
Ç la mme pour tous È.
205 FOUCAULT, Les mots et les choses, op. cit., p. 8.
206 R IVAROL, Le discours sur lÕuniversalitŽ de la langue fran•aise, (1784), Paris, Club fran•ais du livre,1947, p. 55.
207 Ibid ., p. 43.
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Nous allons effectuer notre propre tentative dÕexamen de Ç lÕhistoire universelle È ˆ la suite
de Deleuze et Guattari. Selon la premire hypothse : lÕAutriche Hongrie de Kafka Žtait une sociŽtŽ
nÕayant pas rŽussi ˆ dŽpasser le seuil de la nationalisation, elle reprŽsente donc un exemple de
lÕAncien RŽgime dans lequel le schŽma tŽtralinguistique est valable. DÕaprs la deuxime
hypothse : ce schŽma, comme nous lÕavons dŽjˆ supposŽ, correspond ˆ la cŽlbre thŽorie
trifonctionnelle de DumŽzil, qui est devenue, gr‰ce aux efforts de divers chercheurs, applicable ˆ la
sociŽtŽ europŽenne quÕon peut qualifier de prŽ-moderne. LÕEurope, avant de parler fran•ais, parlait,
ou tout du moins Žcrivait en latin, qui remplissait les fonctions vŽhiculaire, rŽfŽrentiaire et
mythique. La troisime hypothse envisage la nationalisation consŽcutive ou, pour le formuler en
termes deleuziens, la reterritorialisation sur les nouveaux centres de pouvoirs, associŽs aux Etats-
nations, qui caractŽrise le processus de la gense des institutions politiques des Etats modernes.
CÕest la France qui reprŽsentait lÕavant-garde de ce processus, et qui lui a donnŽ la forme la plus
radicale, au moins jusquÕau vingtime sicle. A prŽsent, nous allons abandonner le monde sombre
et gothique de Prague, qui nous a permis dÕŽtablir nos hypothses, pour nous tourner vers lÕhistoire
de la langue fran•aise qui, selon les termes de Rivarol, profite de la distance la plus favorable du
soleil de la langue-mre latine.
2.1.2. Fran•ais, langue du Roi et des trois Etats. Trois reterritorialisations sous lÕAncien
RŽgime
2.1.2.1. ThŽorie trifonctionnelle et tŽtraglossie
Dans les sections suivantes nous souhaiterions approfondir le parallle, que nous nous
sommes contentŽ jusqu'ˆ prŽsent de suggŽrer, entre la tŽtraglossie dans lÕinterprŽtation
deleuzoguattarienne, et la thŽorie trifonctionnelle de DumŽzil, et ce pour une raison qui nous para”t
tre claire : ce parallle, s'il est davantage qu'une ressemblance de fortune, permet de relier la
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classification des fonctions vŽhiculaires du langage ˆ une thŽorie dÕEtat valable pour les sociŽtŽs dit
Ç prŽ-modernes È. Il nous permettra alors, a contrario, de proposer une nouvelle description des
opŽrations de rupture auxquelles la sŽquence rŽvolutionnaire ˆ donnŽ lieu, opŽrations effectuŽes
dans le cadre des pratiques discursives rendant possible la construction du nouvel idŽologme, ˆ
savoir la langue nationale. Ce parallle peut servir ˆ une contextualisation plus large des concepts
deleuzoguattariens, car il renvoie ˆ une thŽorie discutable, mais largement rŽpandue dans les
sciences humaines. En mme temps, on se rŽfre ˆ la trifonctionnalitŽ ˆ titre dÕexemple : il ne sÕagit
pour nous ni de prendre au sŽrieux le projet de Ç lÕhistoire universelle È, ni de dŽfendre le
structuralisme dumŽzilien208. Par contre, le fait que ce modle apparaisse comme appartenant ˆ
lÕAncien RŽgime, va nous donner un autre argument ˆ lÕencontre de lÕapproche structuraliste dans
lÕanalyse des matires politiques au sein des sociŽtŽs modernes.
DumŽzil discernait trois fonctions Ç sociales et cosmiques È dans lÕidŽologie commune des
sociŽtŽs indo-europŽennes : Ç lÕadministration du sacrŽ È209 (qui remonte ˆ la caste des br‰hmana,
ou prtres proto-indo-europŽens210), la Ç force physique È (des ksatriya ou rajanya, la caste des
guerriers), et Ç lÕabondance et la fŽconditŽ È (des vaisya, les Žleveurs, les nŽgociants et les artisans).
Il prŽcise que les Ç bilans È de chaque fonction sont inŽgaux, tandis que la distinction entre la
premire et la deuxime fonction est assez claire dans un grand nombre de sociŽtŽs analysŽes, les
paramtres de la fonction de la fŽconditŽ ou de la production variaient dÕune sociŽtŽ ˆ lÕautre211. Ces
trois fonctions font lÕobjet de lÕinstitutionnalisation politique quÕon peut retracer gr‰ce ˆ lÕanalyse
des champs lexicaux qui leur correspondent dans les diverses langues Indo-EuropŽennes. Tel est le
208 LŽvi-Strauss parle de la rupture entre deux gŽnŽrations de structuralistes, en prenant ses distances par rapport ˆ Foucault et Barthes et en se rapprochant de Jacobson, Benveniste et DumŽzil : voir C. LEVI-STRAUSS, D. ERIBON, De prs et de loin, Paris, Plon, 1984, pp. 63, 105.
209 G. DUMEZIL, LÕheure et le malheur du guerrier (1969), Paris, Flammarion, 1985, p. 15.
210 G. DUMEZIL, Mythes et Dieux indo-europŽens, Paris, Flammarion, 1992, p. 81.
211 DUMEZIL, LÕheure et le malheur du guerrier , op. cit., p. 9.
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but de lÕopus magnum de Benveniste qui adaptait la trifonctionnalitŽ dumŽzilienne dans ses
Institutions Indo-europŽennes212.
Ce qui est important pour notre t‰che, cÕest la possibilitŽ dÕappliquer ce schŽma ˆ lÕanalyse
des sociŽtŽs europŽennes mŽdiŽvales. Cette possibilitŽ a ŽtŽ vigoureusement dŽfendue, par exemple,
par le grand mŽdiŽviste fran•ais Georges Duby213. Cependant, si les rapports complexes entre
lÕEglise et lÕEtat (aussi bien que leurs nombreux hybrides, comme le prŽcise dans son Žtude
classique Kantorowicz)214 dans les sociŽtŽs mŽdiŽvales ont ŽtŽ suffisamment ŽtudiŽs, la troisime
fonction demeurait souvent ˆ lÕŽcart, tout comme ses frontires et, selon la remarque de DumŽzil,
elle demeure la plus difficile ˆ dŽfinir. Sur le plan linguistique, pendant des sicles, ces fonctions
ont ŽtŽ toutes les trois effectuŽes en latin en tant que langue commune dÕEurope.
Nous allons, ˆ titre dÕhypothse, supposer que cette troisime fonction appartenait au Tiers
Etat. MythologisŽ lors la RŽvolution fran•aise, en particulier par le cŽlbre pamphlet de Sieys qui
proclamait que Ç le tiers est le tout È, la bourgeoisie a sans doute jouŽ un r™le important dans la
transformation du Royaume en Premire RŽpublique. Pourtant, selon lÕopinion des historiens
contemporains, cette Ç nationalisation È se dŽveloppait simultanŽment dans les trois dimensions.
Comme le fait remarquer David Bell, les rois de France sont devenus patriotes entre 1750 et 1789 et
la politique de Ç sentiment national È nÕŽtait pas une invention rŽvolutionnaire215. Dans le cas
contraire il sÕavrerait difficile de comprendre lÕŽpisode dont Jacques Guilhaumou estime quÕil
constitue un ŽvŽnement clŽ dans le progrs de la RŽvolution : le refus, survenu le 23 juin 1789, des
dŽputŽs des trois ordres de se sŽparer malgrŽ lÕordre de roi de se Ç rendre dans les chambres
212 E. BENVENISTE, Le Vocabulaire des institutions indo-europŽennes, Paris, Minuit, 1969.
213 G. DUBY, Les trois ordres ou L'imaginaire du fŽodalisme, Paris, Gallimard, 1978.
214 Kantorowicz dans son livre montre les Ç croissances des orbites È de deux ordres qui allait jusquÕˆ laconfusion de leurs attributs symboliques : E. K ANTOROWICZ, The KingÕs Two Bodies (1957), Princeton,Princeton University Press, 1997.
215 BELL, The cult of nation in France, op. cit., pp. 64-77.
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attachŽes affectŽes ˆ vos ordres È216. Le corps de la nation Žtait presque lˆ dans son intŽgralitŽ, le
peuple Žtait le seul ŽlŽment qui faisait dŽfaut. Suivons la gense de ce processus qui, sur le plan
langagier, reprŽsentait la dŽlatinisation successive de ces trois ordres.
2.1.2.2. Fonction vŽhiculaire Ð Premire reterritorialisation, LÕordonnance de Villers-Cotterts et
ses mythes
Selon la version canonique, les premiers textes, rŽdigŽs dans la langue quÕon appelle
aujourdÕhui le fran•ais, Žtaient les sermons de Strasbourg, qui ont perpŽtuŽ le partage de lÕEmpire
de Charlemagne entre Louis le Germanique et Charles le Chauve217. Ainsi le 14 fŽvrier 842 le texte
des sermons a ŽtŽ prononcŽ devant les armŽes de deux monarques (cÕest le point important, comme
va le montrer un jour Rousseau). MalgrŽ ce fait, comme le montrent les Žtudes de Serge Lusignan,
les Žcritures du Royaume de la France restaient plurilingues pendant des sicles218, tandis que la
chancelire royale hŽsitait entre le fran•ais et le latin jusquÕen 1330 quand la version parisienne de
la langue dÕol est devenu sa langue de facto219. Suite ˆ sa conqute normande le fran•ais Žtait
Žgalement la langue des rois dÕAngleterre et de la noblesse britannique jusqu'au XVe sicle, mais
pas celle de lÕaristocratie du Midi, ni des leurs sujets220.
Par consŽquent, lÕidŽe de patrie nÕa pas ŽtŽ initialement associŽe ˆ la langue, et pas mme au
Royaume de la France : lÕidŽologie commune provenant de Rome distinguait entre Ç patria sua È ou
216 GUILHAUMOU, La langue politique
et la RŽvolution fran•aise, op. cit., p. 39.
217 C. HAGEGE, Fran•ais, lÕhistoire dÕun combat , Paris, Michel Hagge, 1996, pp. 18-22.
218 S. LUSIGNAN, Ç Le fran•ais mŽdiŽval perspectives historiques sur une langue plurielle È dans LÕintrouvable unitŽ du fran•ais : Contacts et variations linguistiques en Europe et en AmŽrique (XIIe-XVIIIe sicle). QuŽbec, Presses Universitaires de Laval, 2011, pp. 5-108.
219 S. LUSIGNAN, La langue des rois au Moyen Age. Le fran•ais en France et en Angleterre. Paris,P.U.F., 2004, pp. 147-153
220 Ibid , pp. 197-218.
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Ç propria È et Ç communis patria È221. Par la Ç partie propre È on Žtendait la citŽ, et par la patrie
commune, la ville de Rome. Pourtant, ˆ partir du XIVe sicle il y a une tendance ˆ prŽsenter le
Royaume de France en tant que Ç patrie commune È (Ç patriam meam regnume Franciae È)222. Ces
tendances sont encore renforcŽes lors de la guerre de Cent Ans, qui amne ˆ la sŽparation
linguistique, symbolique et bient™t religieuse : la Ç dŽclaration dÕindŽpendance È de lÕŽglise
anglicane de Rome est proclamŽ en 1534. Et cÕest plut™t dans cette lignŽe quÕon doit placer la
cŽlbre Ordonnance Villers-Cotterts en 1539.
Il existe un malentendu majeur concernant la politique langagire en France liŽe ˆ cette
cŽlbre Ordonnance de Villers-Cotterts, qui demeure par ailleurs le plus vieux document lŽgislatif
fran•ais qui reste partiellement en vigueur. EdictŽ par Fran•ois I, il a transmis la volontŽ royale :
Ç Nous voulons que doresenavant tous arretz ensemble toutes aultres procedeuresÉ soient
prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langage maternel francoys et non aultrement È223.
Pourtant, la question de la langue nÕest abordŽe que dans deux articles (sur un total de 192),
les numŽros 110 et 111 de lÕOrdonnance. Cette dernire correspond bien ˆ lÕobjectif principal du
document consistant dans le partage du pouvoir entre le gouvernement royal et lÕadministration
clŽricale. LÕhistorien Paul Cohen, qui a rŽcemment rŽalisŽ une Žtude de la Ç dŽmythification È de
lÕOrdonnance de Villers-Cotterts, montre quÕil ne sÕagissait nullement de Ç suppression È et
certainement pas non plus de lÕÇ anŽantissement È des autres langues, mais plut™t de lÕindication
dÕune certaine tendance gŽnŽrale qui trouvera son aboutissement aprs la chute de lÕAncien
RŽgime224. Premirement, ce document visait plut™t le latin que les langues dites Ç rŽgionales È,
221 K ANTOROWICZ, KingÕs two bodies, op. cit., p. 246.
222 Ibid., p. 250.
223 Cit. in BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise, op. cit., vol. 1, p. 29.
224 P. COHEN, Ç L'imaginaire dÕune langue nationale : l'ƒtat, les langues et l'invention du mythe de
l'ordonnance de Villers-Cotterts ˆ l'Žpoque moderne en France È, dans Histoire ƒpistŽmologie Langage, 25-1, 2003, pp. 19-69.
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deuximement, son champ dÕapplication Žtait assez limitŽ et concernait seulement le domaine
juridique. Il convient surtout de rŽsister ˆ la tentation dÕutiliser certaines formules de lÕŽpoque en les
prenant pour des mots dÕordre des pratiques langagires rŽellement mises en Ïuvre, par exemple, la
remarque de Jean Bodin selon laquelle Ç cÕest une vraye marque de SouverainetŽ de contraindre les
subjects de changer la langue È225 . LÕunification langagire sous le sceptre dÕun Monarque pouvait
tre le rve de certains adhŽrents de lÕAbsolutisme, toutefois elle dŽpassait largement les ressources
matŽrielles et intellectuelles des Royaumes, y compris les Ç techniques langagires È disponibles. Il
faudra quelques sicles, lÕexpansion de la presse et surtout lÕinstauration de lÕŽducation obligatoire,
pour les inventer. Comme lÕindique David Bell, le lieu commun de la pensŽe politique de la
Renaissance Žtait plut™t la conviction qui a ŽtŽ perpŽtuŽe par la maxime du Chancelier Michel de
lÕH™pital, ˆ savoir : Ç La diffŽrence des langues ne cause pas la sŽparation des Royaumes È226. Nous
verrons que la RŽpublique Une et Indivisible se basera sur d'autres principes.
On peut constater quÕen France entre les XIVe et XVIe sicles sÕeffectuait le procs de le
dŽterritorialisation de Rome et la reterritorialisation sur le Paris Royal qui sÕimposait en tant que
nouveau centre de pouvoir. NŽanmoins, dans le cas de lÕOrdonnance de Villers-Cotterts, il sÕagit
seulement, en termes deleuzoguattariens, de la premire reterritorialisation qui, en mme temps
stimule la cristallisation de la deuxime fonction dumŽzilienne, souvent confondues avant la
consolidation des rŽgimes monarchiques europŽens.
225 CitŽ selon COHEN, Ç L'imaginaire dÕune langue nationale È, op.cit., p. 60.
226 BELL, The cult of nation in France, op.cit., p. 171.
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2.1.2.3. Fonction RŽfŽrentiaire Ð Deuxime reterritorialisation. De Ç lÕidiome vulgaire È ˆ lÕempire
de lÕopinion
Passons maintenant ˆ la deuxime reterritorialisation ou la troisime fonction dumŽzilienne,
la plus difficile ˆ dŽlimiter. Nous tenterons ici d'Žtayer une hypothse quelque peu provocatrice, en
suggŽrons que si l'on cherche les prŽcurseurs emblŽmatiques du Tiers Etats dans la citŽ mŽdiŽvale,
on les trouverait avant tout dans la population du quartier Latin. C'est souligner par lˆ, bien sžr, la
fa•on dont la langue latine remplissait une fonction rŽfŽrentiaire. NŽanmoins, cette assimilation peut
poser le problme compte tenu des liaisons Žtroites entre la corporation universitaire et lÕŽglise. En
mme temps, il ne faut pas oublier que les associations des ma”tres et des Žtudiants, que lÕon a
qualifiŽes ˆ lÕorigine dÕuniversitas , ont historiquement prŽcŽdŽ lÕinstauration des universitŽs au
sens moderne. LÕintervention de lÕEglise qui commence ˆ partir du XIIIe sicle ˆ dŽlivrer ses
licencia docti sÕexplique par le souci du respect de lÕorthodoxie par les doctrines diffusŽes par les
divers magistr i, comme AbŽlard auprs de ses Žlves. Ë son tour, le gouvernement, exaspŽrŽ par
lÕinsolence des chansons goliardiques provenant de la Rive Gauche, avait des raisons de douter de
la loyautŽ des Žtudiants, et de craindre le reflux incontr™lable des clercs vagabonds dans les villes.
CÕest pour de telles raisons que les pratiques de lÕenseignement avaient besoin de se faire
institutionnaliser dans la forme des universitŽs ne pouvant tre gŽrŽes que par lÕinstauration dÕune
langue unifiŽe. LÕŽglise catholique a fourni beaucoup dÕefforts afin de faire passer les universitaires
par les rangs du clergŽ ; lÕEtat interviendra plus tard pour les transformer en fonctionnaires. Mais au
dŽbut, il sÕagissait de Ç marchands des mots È (venditores verborum) qui profitaient pleinement de
lÕautonomie de la corporation mŽdiŽvale. Jacques Le Goff, dans son Žtude portant sur la sociologie
historique des intellectuels au Moyen Age, insiste beaucoup sur leur appartenance initiale ˆ un
Tiers-Etat :
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CÕest bien comme un artisan, comme un homme de mŽtier comparable aux autres citadins, que se
sent lÕintellectuel urbain du XIIe sicle. Sa fonction cÕest lÕŽtude et lÕenseignement des arts
libŽraux. Mais quÕest-ce quÕun art ? CÕest nÕest pas une science, cÕest une technique. Ars cÕest
Ç ./012 È, cÕest la spŽcialitŽ du professeur comme celle du charpentier ou du forgeron.227
Tentons encore un autre parallle inspirŽ par la thŽorie trifonctionnelle, afin de justifier
lÕimportance des aspects linguistiques dans la gense politique du projet rŽpublicain. Il sÕagit de la
structure de lÕuniversitŽ europŽenne qui restait presque inchangŽe depuis le XIIe sicle et Žtait
composŽe, comme le rappelle le texte cŽlbre de Kant qui lui sert en quelque sorte dÕŽpitaphe, des
trois facultŽs supŽrieures, celle de la thŽologie, du droit et de la mŽdecine, et de la facultŽ de la
philosophie, classŽe comme infŽrieure. Pendant des sicles, ces trois facultŽs Žtaient les bastions de
langue latine, et cÕest la dŽlatinisation graduelle de trois fonctions de pouvoir (la mŽdecine nous sert
ici dÕexemple de mŽtier ou dÕartisanat respectable) qui a rendu cette structure impraticable228. Mais
ce qui importe pour nous, cÕest lÕidŽe de parallŽlisme entre la structure dÕune corporation et celle de
la sociŽtŽ ou, selon la dŽfinition de Derrida, entre le corps dÕenseignement et le corps social229.
CÕest ainsi que sur lÕexemple de la dŽlatinisation des universitŽs on peut observer le processus de la
reterritorialisation graduelle sur la langue nationale suivant sa fonction Ç rŽfŽrentiaire È.
Comment se produit cette delatinisation des pratiques dites scientifiques ? On peut en
donner plusieurs raisons, parmi lesquelles rŽside le fait que le fran•ais ait ŽtŽ dŽclarŽ comme la
227 J. LE GOFF, Intellectuels au Moyen Age (1957) Paris, Seuil, 1985, p. 68.
228 Encore en 1778 il fallait imposer aux professeurs de Sorbonne les cours de la mŽdicine en fran•ais.BRUNOT, Histoire, op.cit., vol.7, pp. 110-111.
229 Les solutions qui ont ŽtŽ proposŽs diffŽraient dÕun pays ˆ lÕautre, en Allemagne cÕŽtait la crŽation de
lÕUniversitŽ du nouveau type, devenu prototype des Žtablissements nationaux, en France, cÕŽtait la crŽationdes Žcoles Normales, censŽes produire Ç les commissaires de la RŽpublique È. Cf. Derrida sur le projet delÕuniversitŽ : Ç LÕUniversitŽ est analogue ˆ la sociŽtŽ, au systme social qu'elle reprŽsente comme une de ses
parties; et le corps enseignant reprŽsente, sur un mode ou un autre, le fonctionnement et la finalitŽ du corpssocial, par exemple de la sociŽtŽ industrielle qui moins de dix ans aprs se donnera le grand modle de
l'UniversitŽ de Berlin; celle-ci reste encore aujourd'hui la rŽfŽrence la plus imposante pour ce qui nous estlŽguŽ d'un concept de l'UniversitŽ È (J. DERRIDA, Droit ˆ la philosophie, Paris, GalilŽe, 1990, p. 400).
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langue du roi. On a plusieurs ouvrages, ˆ commencer par le cŽlbre pamphlet de Joachim du Bellay
La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse, paru dix ans aprs lÕOrdonnance de Villers-
Cotterts, et jusqu'ˆ lÕessai de Rivarol, publiŽ cinq avant la RŽvolution. Mais cÕest Descartes qui
donne un argument essentiel en faveur de cette transition : le passage des scientifiques vers la
Ç langue vulgaire È signifie le renversement de la logique et les nouvelles rgles de mener les
disputes, basŽes sur la Ç raison naturelle È au lieu dÕtre basŽes sur une autoritŽ :
Et si j'Žcris en fran•ais, qui est la langue de mon pays, plut™t qu'en latin, qui est celle de mes
prŽcepteurs, c'est ˆ cause que j'espre que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute
pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens; et pour ceux
qui joignent le bon sens avec l'Žtude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point,
je m'assure, si partiaux pour le latin, qu'ils refusent d'entendre mes raisons pour ce que je les
explique en langue vulgaire230.
DŽsormais, lÕexperimentum crucis de lÕargumentation est son accessibilitŽ au
Ç raisonnement naturel È, dont disposent mme les femmes et les enfants. Le latin cesse dÕtre la
langue Ç savante È, ou un idiome-souverain qui reste toujours dans la position dÕune Origine par
rapport aux langues vulgaires231. Les livres Žcrits en langues vulgaires par les autoritŽs
ecclŽsiastiques nÕauront aucun avantage sÕils ne possdent pas une argumentation claire. CÕest ˆ
partir de ce moment de rupture que le dŽbat opposant Ç lÕordre naturel È de la syntaxe fran•aise ˆ
Ç lÕordre artificiel È du latin est devenu possible232. Il faut prŽciser que le bilinguisme fran•ais/latin
230 R. DESCARTES, Oeuvres philosophiques. Ed. F. AlquiŽ. Vol. 1, Paris, Garnier, 1963. vol. 1, p. 648.
231 Cf. la remarque de Derrida Ç Le latin n'est pas une langue Žtrangre parmi d'autres. Et cettetraduction en latin n'est pas une traduction, si du moins une traduction se prŽsente comme telle en renvoyant,
par contrat, ˆ un original. Dans ce cas, il s'agit moins de faire dŽriver ou Ç aconduire È (comme disait cetexte, parlant dÕacon-duire du grec ou du latin en ces marches...) une langue originale vers une langueseconde, que de reconduire vers ce qui aurait dž, en droit, tre la langue originale. Dans une situation jugŽenormale et normative, il y avait lieu que les livres de science, de droit et de philosophie fussent Žcrits enlatin È, DERRIDA, Droit ˆ la philosophie, op. cit.,p. 313.
232 Sur lÕimportance de ce dŽbat pour la philosophie fran•aise voir une excellente Žtude de Ulrich
Ricken : U. R ICKEN, Grammaire et philosophie au sicle des Lumires, Lille, Presses Universitaires deSeptentrion, 1978.
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persistait de facto tout au long du XVIIIe sicle233 ; mais cÕest la rŽvolution cartŽsienne qui a Žtabli
la dŽpendance de la langue ˆ la pensŽe en la reprŽsentant comme un outil ou le moyen de Ç conduire
la raison È. Cette tendance va aboutir ˆ la crŽation dÕune Ç grande utopie du langage transparent È
mentionnŽe au dŽbut de notre recherche. Ainsi, avec Descartes on constate la dŽterritorialisation
de Ç livres anciens È (Žcrits en latin) et la reterritorialisation sur le Ç grand livre du monde È qui peut
tre compris par tout tre humain qui est pourvu d'une Ç raison naturelle È et ne maitrise que
la Ç langue vulgaire È de son pays.
2.1.2.4. Fonction Mythique - Troisime Reterritorialisation. Guerres de la religion et le fran•ais
La troisime reterritorialisation effectuŽe par la fonction Ç mythique È de la langue, quÕon a
liŽe ˆ la premire fonction dumŽzilienne, est probablement la plus facile ˆ discerner. Premirement,
parce que la sŽcularisation dans les sociŽtŽs modernes a ŽtŽ le sujet des nombreuses Žtudes, depuis
lÕEssence du Christianisme de Feuerbach jusquÕaux ouvrages classiques de Max Weber et Ernst
Kantorowicz. Deuximement, parce que on a un bilan trs dŽtaillŽ des pratiques linguistiques de
lÕEglise catholique fran•aise ˆ la veille de la RŽvolution, dressŽ par lÕAbbŽ GrŽgoire ˆ la base des
rŽponses ˆ son cŽlbre enqute qui date de 1790, dont nous reparlerons plus loin. Son objectif Žtait
dÕobserver la Ç dynamique de champ linguistique È, pour reprendre le terme de Bourdieu 234, dans
les rapports entre le fran•ais et les patois ; mais il donne Žgalement lÕidŽe des rapports entre le
fran•ais et le latin. Brunot constate que, malgrŽ la concurrence avec les ReformŽs et le fait que les
thŽologiens catholiques depuis le XVIIe sicle sÕexprimaient librement en fran•ais, face aux
Ç lÕEglise demeurait la forteresse du latin dans le village È235. DÕautre part, quand lÕEglise voulait se
233 Voir BALIBAR , LAPORTE. Le fran•ais national, op.cit., p. 39.
234 P. BOURDIEU, Langage et le pouvoir symbolique (1981), Paris, Seuil, 1992, p. 94.
235 BRUNOT, Histoire, op.cit., vol.7, p. 67.
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faire comprendre, elle sÕadressait aux paroissiens plut™t en patois quÕen fran•ais, et ce sont ces
usages des idiomes rŽgionaux et lÕinfluence exclusive des prtres locaux quÕinquiŽtait le plus notre
curŽ patriotique. Cette usage avait ses limites fonctionnelles (par exemple, sermons bilingues,
catŽchisme en patois, cantiques en latin) aussi bien que gŽographiques (dans pays dit de langue
dÕol, le patois avaient tendance ˆ disparaitre, tandis que dans le midi le gascon, le catalan ou le
limousin restaient toujours en usage)236. CÕest pour cette raison que les correspondants du Midi
Žtaient souvent sceptiques ˆ lÕŽgard de lÕidŽe de Gregoire dÕun usage exclusif du fran•ais, ˆ la limite
si lÕon ne voulait pas que Ç que les peuples ne comprennent rien dans leur religion È237.
De cette situation linguistique prŽrŽvolutionnaire on doit faire deux conclusions importantes.
La premire, cÕest que lÕapproche de lÕŽglise protestante, qui proposait dÕutiliser la langue vulgaire
ˆ lÕŽtendue la plus large possible, a ŽtŽ bien intŽgrŽe dans les pratiques des paroisses locales.
Deuximement, on peut constater dans les zones dialectales de langue dÕoc que le fran•ais officiel
nÕa pas ŽtŽ considŽrŽ comme une Ç langue vulgaire È, et rŽclamait la traduction. Ainsi la tentative
dÕimposer lÕusage du fran•ais rencontrait une opposition, mme parmi les curŽs les plus ŽclairŽs. En
ce sens, nous ne sommes pas dÕaccord avec David Bell, qui affirme que Gregoire a proposŽ la
Ç solution protestante È, et que si le protestantisme avait pu l'emporter, la propagation du fran•ais
aurait ŽtŽ beaucoup plus intensive238. La dŽlatinisation des pratiques religieuses avait eu lieu, mais il
existait diffŽrents vecteurs de reterritorialisation, et ainsi lÕidŽe de Ç comprendre sa religion È, issue
de protestantisme, nÕentendait pas forcement lÕusage du fran•ais, mais souvent une
Ç reterritorialisation sur le patois È, ce qui a ŽtŽ bien saisi et ressenti comme un grand danger par les
Ç curŽs patriotiques È. Ici sÕouvre le champ de lÕanalyse micropolitique de la langue qui deviendra
indispensable aprs la chute de lÕAncien RŽgime.
236 Ibid., pp. 73-76.
237 Ibid., p. 72.
238 En le traitant mme dÕun Ç crypto-protestant È, Voir BELL, Cult of Nation in France, op.cit., p.193.
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2.1.2.5. TerritorialitŽ primitive : le plurilinguisme au quotidien
Pourtant le concept de la tŽtraglossie, ˆ la diffŽrence de la trifonctionnalitŽ de DumŽzil,
suppose une quatrime langue qui nÕest associŽe ˆ aucune fonction du pouvoir. CÕest une langue
vernaculaire ou locale, que Deleuze et Guattari font correspondre, selon leur terminologie, ˆ une
Ç territorialitŽ primitive È, avant dÕtre striŽe par le socius inscriptor . Quelle est la portŽe
mŽthodologique et politique du vernaculaire ? Cette question a pris une importance considŽrable ˆ
la veille de la RŽvolution, et elle sera reprise par chaque rŽvolution nationale dans le pŽriode entre
1848-49 et 1917-19. La RŽvolution dit nationale vise la destruction des anciens modes de
lŽgitimation du pouvoir, et ainsi, elle doit se justifier, non seulement devant les Žlites, mais aussi
devant le Ç peuple È. Tout dÕabord, parce quÕil faut savoir en quelle langue ou dialecte on sÕadresse
au Ç peuple È pour se faire comprendre, et ensuite comment on peut construire lÕidŽe de la nation
une et indivisible face aux isoglosses ou aux frontires des zones dialectales qui ne correspondent ˆ
aucun des Ç frontires naturelles È tracŽes dans lÕimaginaire nationaliste et sa Ç gŽographie sacrŽe È.
Le premier problme, celui du moins qui semble le plus Žvident, est lÕanalphabŽtisme. Afin
de comprendre comment sÕadresser aux paysans et gagner leur confiance dans la situation de la
chute des anciens modles de la lŽgitimitŽ, il faut comprendre comment cet analphabŽtisme opre
sur sa conscience linguistique. Y-a-t-il une telle chose chez les gens qui ne savent ni lire, ni Žcrire ?
Bakhtine en a tirŽ une hypothse brillante, en supposant quÕun paysan vit nŽcessairement dans un
monde plurilingue, mais un plurilinguisme qui a un caractre automatique, voire inconscient :
CÕest ainsi que le paysan analphabte, ˆ des distances infinies de tout centre, plongŽ navement
dans une existence quotidienne quÕil tenait pour immuable et immobile, vivait au milieu des
plusieurs systmes linguistiques : il priait Dieu dans une langue (le slavon dÕEglise), il chantait
dans une autre, en famille il en parlait une troisime et, quand il commen•ait de dicter ˆ lÕŽcrivain
public une pŽtition pour les autoritŽs du district rural, il sÕessayait ˆ une quatrime langue
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(officielle, correcte, Ç paperassire È). CÕŽtait des langages diffŽrents, mme du point de vue des
indices abstraits sociaux et dialectologiques.239
Bakhtine prŽcise quÕil passe dÕune langue ˆ lÕautre Ç automatiquement È et ainsi ses
langues diffŽrentes ne sont pas Ç dialogiquement corrŽlatŽes dans la conscience linguistique du
paysan È240.
Dans le passage prŽcdent, il sÕagit du plan synchronique. En ce qui concerne la diachronie,
on se trouve devant un manque de sources qui rend cette histoire de la conscience linguistique
virtuelle. Ainsi on peut se rappeler la cŽlbre affaire de Martin Guerre, datŽe de 1560. Il sÕagissait
dÕun imposteur, de son vrai nom Arnaud du Thil qui prŽtendait tre un paysan du village pyrŽnŽen
dÕArtigat, parti pour la guerre plusieurs annŽes auparavant sans laisser le message ˆ sa famille241. Le
prŽtendu Martin Guerre vivait pendant plusieurs annŽes dans Ç sa È nouvelle famille, avait des
enfants avec Ç sa È femme et revendiquait lÕhŽritage de Ç son È pre mort, ce qui avait poussŽ
Ç son È oncle ˆ commencer un procs dÕidentification de personnalitŽ. Mais lÕaccusŽ avait la
Ç mŽmoire si heureuse È quÕil rŽussit ˆ convaincre plusieurs membres de la famille de Guerre, ses
voisins dÕArtigat et mme les juges de gravissimus sanctissimusque Senatus, soit la commission
nommŽe par de parlement Toulouse, et prŽsidŽe par le cŽlbre juriste de son Žpoque Jean de Coras,
qui allait Žcrire un livre consacrŽ ˆ cette affaire extraordinaire. LÕimposteur finit dŽvoilŽ par le vrai
Martin Guerre (lÕancien compagnon de guerre dÕArnaud qui lui avait racontŽ les dŽtails de sa vie),
rŽapparu pour ainsi dire ex machina tandis que lÕaffaire Žtait sur le point d'tre tranchŽe. Le fait
probablement le plus frappant est que les facteurs linguistiques nÕont pas ŽtŽ pris en compte (ou
presque pas) pour lÕidentification de Martin : sa famille Žtait dÕorigine basque et vivait dans une
239 BAKHTINE, M. EsthŽtique et thŽorie du roman, op.cit, p.116.
240 Ibid.
241 N. ZEMON-DEVIS, Le Retour de Martin Guerre, Paris, Taillandier, 2008.
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autre zone dialectale que celle dÕArnaud242. Mais le tribunal, dans une situation dÕimpasse jugeait
que Ç sa vie de soldat È lui avait fait oublier la langue des ses parents et de son village natale243. La
conclusion que lÕon peut dŽduire de cette affaire est la suivante : le paysan analphabte nÕŽtait pas
censŽ avoir une Ç conscience linguistique È au sens moderne du terme, et lÕidŽe de la langue natale
nÕŽtait pas liŽe ˆ lÕidentitŽ personnelle. Ou, plus prŽcisŽment, cette conscience Žtait composŽe de
Ç segments souples È qui pouvaient facilement tre modifiŽs au cours de sa vie. En se rappelant la
thŽorie de lÕorigine de la langue, exposŽe dans LÕAnti-Îdipe, il faut conclure que, pour que s'opre
la reterritorialisation, il faudra lÕŽcriture. CÕest pour cela que le patois comme vecteur de la
reterritorialisation est le produit dÕune Ç erreur historique È : il renvoie ˆ la mŽmoire dont les
dernires traces sont presque effacŽes, et qui est ainsi facile ˆ manipuler. Sinon, il sÕagit dÕun autre
projet de la langue nationale, postŽrieure au processus, de lÕhomogŽnŽisation de la langue majeure.
On verra comment lÕidŽologie rousseauiste et son Žloge ˆ Ç lÕhomme naturel È ne faisait
quÕaccentuer lÕidŽe de lÕinnocence de cette Ç conscience linguistique È du paysan. Par consŽquent,
un rŽvolutionnaire face ˆ la Ç France sauvage È244, voyait devant lui un Ç territoire È o lÕon peut
semer les germes des vŽritŽs Žternelles. Mais le dŽveloppement de la rŽvolution allait montrer quÕil
nÕŽtait pas le seul ˆ vouloir rŽcolter sur ce terrain.
242 J.F. COUROUAU, Ç Questions de langues dans l'affaire Martin Guerre È, Annales du Midi, tome 120,n¡ 264, octobre-dŽcembre 2008, pp. 485-501.
243 ZEMON-DEVIS, Le retour de Martin Guerre, op. cit., p. 146.
244
Sur la Ç matrice rurale È ou le bilan des idŽes ethnologiques et anthropologique de lÕŽpoque, voir DECERTEAU, Politique de la langue, op. cit., pp.141-163
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Chapitre 2
2.2. La naissance de la politique de la langue en France ˆ lÕŽpoque de la Grande
RŽvolution
2.2.1. LÕuniversalitŽ du Fran•ais et lÕhistoire sociale
2.2.1.1. Le projet de Ferdinand Brunot et lÕhistoire sociale de la langue : le french theory ?
Tout chercheur qui sÕoccupe de la politique de la langue en France fait des rŽfŽrences ˆ la
monumentale Histoire de la langue fran•aise des origines ˆ 1900 de Ferdinand Brunot. LÕÏuvre de
Brunot demeure une source incontournable qui revt un caractre tout ˆ fait particulier : ˆ la
diffŽrence de la plupart des histoires de la langue, lÕaccent y est mis sur les aspects sociaux et
politiques et surtout sur les tentatives conscientes dÕinfluence sur le cours de lÕŽvolution
Ç naturelle È du fran•ais. Ainsi, il situe au XVIe sicle la rupture significative qui mit fin au
Ç dŽveloppement libre È du fran•ais, et ce changement dÕobjet nŽcessite un changement de
paradigme :
Mais le libre dŽveloppement de la langue littŽraire est fini en France au seuil du XVIme sicle, si bien que la
mŽthode mme propre ˆ chaque historien doit changer. Depuis cette date, les faits gŽnŽraux seront sans doute
toujours dŽterminŽs par des lois, mais ˆ chaque instant des interventions arbitraires, ou de groupes venant
contrarier des influences de ces lois, non seulement en arrteront l'application dŽjˆ commencŽe, mais jetteront
au milieu des phŽnomnes spontanŽs une masse de faits issus de la fantaisie, du raisonnement, de l'erreur,
partout d'une volontŽ consciente. Et cette volontŽ ayant, dans une foule rŽussi ˆ s'imposer ˆ l'usage, il y a lieu
d'en rechercher les manifestations et d'en expliquer l'action.245
245 BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise (1905), Paris, Colin, 1967, vol. 1, p. 586.
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Le premier volume de lÕ Histoire a ŽtŽ publiŽ en 1905, le quatorzime et dernier volume,
signŽ par Brunot lui-mme, en 1938. Par consŽquent, la focalisation sur lÕhistoire sociale de la
langue sÕinscrit dans le cadre de la matrice idŽologique de la Troisime RŽpublique et de son projet
de rŽanimation de lÕhŽritage de la Grande RŽvolution. Dans le cas de Brunot cette rŽactualisation
donne des rŽsultats scientifiques exceptionnels, surtout concernant la pŽriode du XVIIIe sicle,
moment o la Ç volontŽ consciente È dÕinfluencer la langue Žtait ˆ son comble. En effectuant des
recherches dans les archives, Brunot apporte la lumire sur le Ç dŽluge de papiers È246 engendrŽ par
les activitŽs des divers comitŽs, clubs patriotiques et des innombrables groupuscules de citoyens,
qui proposaient leurs projets de Ç rŽgŽnŽration È de la langue nationale. Par consŽquent, lÕ Histoire
demeure une rŽfŽrence essentielle pour toutes les recherches dans ce domaine : on sÕappuie
aujourdÕhui sur elle de mme quÕon le faisait dans les annŽes 1970247. Gr‰ce au travail de Brunot,
des gŽnŽrations dÕhistoriens, de linguistes, sociologues ou philosophes fournissent un recueil de
sources facilement accessibles, et cÕest son Histoire qui explique pourquoi la linguistique politique,
en tant que sous-discipline de la sociolinguistique, a ŽtŽ con•ue en France. Brunot a transformŽ
lÕhistoire sociale de la langue en une discipline particulire, tout comme ses collgues de lÕŽcole des
Annales dont il sÕest toujours senti proche248.
En mme temps, on parle souvent de Ç lÕoubli pratique de lÕentreprise de Brunot È 249, et
surtout de sa nŽgligence de la part des linguistes professionnels, qui ont ŽtŽ depuis longtemps sous
lÕinfluence du structuralisme et du gŽnŽrativisme. Bien que lÕidŽe de Brunot de mettre
246 BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise, vol. 9, partie 1, p. 51.
247 J. GUILHAUMOU, Discours et ŽvŽnement. Besancon : Presses Universitaires de Franche ComtŽ,
2006, p. 87.
248 LÕHistoire de Brunot a souvent fait lÕobjet dÕanalyses lors des sŽminaires de Ç lÕŽcole de
Strasbourg È. J.C. CHEVALIER , Ç Brunot et la linguistique È, Anamnse, 5, 2009, p. 220.
249 MACHEREY, BALIBAR , PrŽsentation, op.cit., p. 22.
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systŽmatiquement en relief les facteurs sociaux dans le dŽveloppement de la langue nationale soit
un lieu commun (tout du moins en France) des Žtudes historiques, son projet, comme le font
remarquer Pierre Macherey et Etienne Balibar est restŽ Ç sans vŽritables continuateurs È250. On peut
ajouter que, aussi Žtrange que cela puisse para”tre, il nÕexiste dans aucune langue europŽenne
quelque chose dÕanalogue ˆ lÕ Histoire : ni le russe, ni lÕanglais, ni lÕallemand, ni lÕespagnol nÕont eu
de Brunot251. Il demeure probablement un monument de Ç lÕidŽalisme jacobin È de la Troisime
RŽpublique, ou, pour employer une autre expression de Macherey et Balibar, du Ç radicalisme
politique de la petite bourgeoisie rŽpublicaine È252. Parmi les projets oubliŽs par le professeur
Brunot figure la rŽforme Ç dŽmocratique È de lÕorthographe fran•aise, semblable ˆ celles proposŽes
par les patriotes-grammairiens au ComitŽ de lÕInstruction Publique. Mais dans quelle mesure
insiste-t-on sur Ç lÕamnŽsie È du projet de son Histoire, ou, plus prŽcisŽment, pourquoi en parle-t-on
si souvent 253? Y-a-t-il dans cette amnŽsie un sens politique ? Ou, peut-tre, est-ce un oubli
spŽcifique qui reprŽsente, selon la cŽlbre formule de Renan, Ç un facteur essentiel de la crŽation de
la nation È254 ?
Nous croyons que cette amnŽsie du projet de Brunot est strictement forcŽe et sÕexplique par
les tentatives rŽvisionnistes de dŽtourner les principes de lÕhistoriographie fran•aise formulŽs sous
la Troisime RŽpublique. Nous avons dŽjˆ mentionnŽ le projet collectif Histoire sociale des langues
de France sous la direction de Georg Kremnitz, qui semble proposer lÕalternative ˆ cette vision
quÕon qualifie dÕÇ idŽaliste È, non-contingente et focalisŽe sur la langue nationale. Elle indique ainsi
250 Ibid.
251 Mme si en Union SoviŽtique dans les annŽes vingt il existait des projets similaires qui nÕont jamaisŽtŽ rŽalisŽs : voir IVANOVA, Jakubinskij, op.cit ., p. 206.
252 MACHEREY, BALIBAR , PrŽsentation, op.cit., p.18.
253 Voir le numŽro spŽcial consacrŽ aux Ç linguistes oubliŽs È parmi lesquels on compte Meillet, Levi etBrunot, Anamnse, 5, 2009.
254
E. R ENAN, Ç QuÕest-ce quÕune nation ? È dans Langue fran•aise et lÕidentitŽ nationale, Limoges,Lambert Lucas, 2009, p.15.
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les vecteurs de la dŽterritorialisation du modle hyper-centralisŽ du type rŽpublicain tout en
soulignant son conflit apparent avec les initiatives europŽennes de promotion des langues
rŽgionales255. Ce projet est issu des activitŽs des experts liŽs au gouvernement de L. Jospin qui
avaient pour but, selon Kremnitz, Ç dÕen finir du mme coup avec une exception fran•aise qui
commen•ait ˆ devenir gnante È256.
Ë notre avis, le problme de cette approche est que lÕhistoire sociale des Ç langues de
France È doit nŽcessairement produire une nouvelle amnŽsie : si au lieu dÕŽvoquer le fran•ais,
langue unique de la rŽpublique, on parlait de la communautŽ politique europŽenne comme dÕune
constellation multiculturelle et plurilingue, il faudrait dŽconstruire le Ç mythe jacobin È au nom de
cette nouvelle Ç dŽmocratie ˆ venir È. Mais ici on se heurte ˆ lÕune des ruses de la mŽmoire
collective, que Renan a clairement vue : Ç Aucun Fran•ais ne sait sÕil est burgonde, alain, tafale,
wisigoth ; tout citoyen fran•ais doit avoir oubliŽ la Saint-BarthŽlemy, les massacres du Midi au
XIIIe sicle È257. Benedict Anderson, en commentant ce passage, a fait remarquer que la vraie ruse
de cette idŽe nÕest pas la glorification de la Ç force dÕoubli È, mais lÕidŽe que les croisades des
Albigeois ou les affrontements des catholiques et des protestants nÕŽtaient somme toute que des
guerres civiles, tandis que pour les participants des parties adverses il ne sÕagissait nullement de
conflits fratricides258. De mme la promotion de lÕidŽe de la nouvelle communautŽ politique veut
prŽsenter la Grande Guerre comme la Ç Guerre civile en Europe È259. Cette attitude nŽcessite sans
255 K REMNITZ, Ç LÕintroduction gŽnŽrale È dans Histoire sociale des langues de France, op.cit , pp. 25-26.
256 Ibid.
257 R ENAN, Ç QuÕest-ce quÕune nation ? È, op.cit., p. 16.
258 A NDERSON, Imagined Communities, op.cit., pp. 203-205.
259 E. NOLTE, La guerre civile europŽenne : National-socialisme et bolchevisme 1917-1945, Paris,
Perrin, 2011. Ce genre dÕŽvaluation peut dŽsormais tre traitŽ au mme titre que les cibles des utopies delÕŽpoque classique comme les guerres Ç entre les Grecs È, entre Ç le chrŽtiens È, ou entre Ç les musulmans È.
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nul doute la dŽconstruction des idŽologmes clŽs de la Troisime RŽpublique, dont lÕidŽe de la
langue nationale.
La question quÕil convient de se poser est la suivante : ˆ quel prix sÕachte cette nouvelle
amnŽsie du point de vue axiologique aussi bien que mŽthodologique ? Les idŽologues de la
Troisime RŽpublique, ˆ la suite de leurs prŽdŽcesseurs jacobins, qualifiaient les Ç patois È de
Ç vestiges de la vieille fŽodalitŽ È260 (mme sÕil ne sÕagissait plus de la Ç terreur linguistique È261) et
considŽraient consciemment que leur disparition Žtait un prix acceptable pour lÕaffirmation des
bonnes valeurs rŽpublicaines, qui Žtaient, ˆ leur avis, cimentŽes ˆ tout jamais par la langue
nationale. Ainsi, au nom du droit de vote, de lÕŽducation obligatoire, de lÕŽgalitŽ des sexes, de la
mobilitŽ sociale, de lÕarmŽe nationale, de lÕindustrialisation massive, de la libertŽ de la conscience,
on croit devoir sacrifier les patois associŽs ˆ dÕanciens prŽjugŽs, des traditions rurales, et des
inŽgalitŽs de toutes sortes. Si on croit dŽsormais ce modle dŽpassŽ, il faut se demander quelles
nouvelles valeurs sont affirmŽes avec cette communautŽ plurilingue et multiculturelle. On peut se
demander avec Deleuze et Guattari sÕil ne sÕagit pas de reterritorialisation rŽactionnaire et Ç en quoi
cela sert ˆ une technocratie mondiale et supra-Žtatique È262. Ce nouvel EuropŽen vivant en paix avec
ses voisins et respectant les minoritŽs doit-il oublier non seulement 1914, mais 1789, 1848, 1871,
comme autant d'Žpisodes dŽplorables de la guerre civile intra-europŽenne263 ?
Ë notre avis, la particularitŽ de lÕoptique de ce nouveau concept, Ç les langues de France È,
est dÕavoir rŽintroduit, pour reprendre lÕexpression foucaldienne, Ç lÕhypothse rŽpressive È qui
considre lÕordonnance de Villers-Cotterts comme lÕoffensive de la machine Žtatique fran•aise
260 CERTEAU, Politique de la langue, op.cit., p. 349.
261 BRUNOT, . Histoire de la langue fran•aise, op. cit., vol. 9, partie 1, pp. 188-191.
262 KLM , p. 45.
263 Une question encore plus Žpineuse est la suivante : comment doit-on traiter les annŽes 1917 et 1945
qui ont ŽtŽ dŽcisives pour le destin politique de lÕEurope de lÕEst aussi bien que pour une grande partie ducontinent asiatique ?
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contre les cultures rŽgionales264. Nous avons rappelŽ prŽcŽdemment que, selon les recherches
rŽcentes, cÕŽtait loin dÕtre son objectif. La deuxime conviction liŽe ˆ cette hypothse est le
Ç mythe jacobin È, remontant ˆ Tocqueville, qui considre les rŽformes de la Premire RŽpublique
comme la suite logique des mesures de centralisation prises sous lÕAncien RŽgime. Si lÕon voulait
faire la Ç contre-histoire È de la langue fran•aise susceptible de mettre en doute ces deux points, on
devrait constater que Brunot nÕen est nullement responsable : premirement parce quÕil nÕaccorde
pas dÕimportance dŽcisive ˆ lÕOrdonnance de Villers-Cotterts (selon lui, la situation de la Cour ˆ
Paris et lÕouverture des salons jouaient un r™le beaucoup plus important) ; deuximement parce
quÕil situe la vraie rupture dans les pratiques discursives sur la langue nationale ˆ lÕŽpoque de la
Grande RŽvolution265, en dŽmontrant comment ce nouveau concept fonctionne simultanŽment aux
niveaux macro- et micropolitique. Il analyse le r™le du fran•ais dans les domaines Žconomique,
administratif, Žducatif, religieux, littŽraire pendant des sicles afin de saisir la manire exacte dont
la langue nationale opre les dŽplacements dans ces champs, qui dŽbouchent sur la construction de
la Troisime RŽpublique. Par consŽquent, afin de rejeter cette optique Ç jacobine È, il conviendra de
proposer une version alternative du fonctionnement des Ç langues de France È dans tous les
domaines indiquŽs. On devra montrer, ˆ la manire de Labov, comment telle ou telle langue
mineure intervient dans la communication et quelle stratŽgie discursive elle soutient. On rapproche
ˆ bon compte ce modle rŽpublicain de lÕappauvrissement de lÕhistoire en raison de la nŽgligence
des cultures dites Ç rŽgionales È ou Ç autochtones È (ˆ lÕextŽrieur de lÕHexagone). Cependant, en
sacrifiant ce multi-fonctionnalisme pluridimensionnel (opŽrant au niveau molaire comme au niveau
molŽculaire), si remarquablement dŽveloppŽ par Brunot, au nom dÕun multiculturalisme abstrait ˆ la
264 On commence par le constat que les patois disparaissent des actes juridiques ˆ partir de 1600 : voir
J. SIBILLE, La notion de langues de France, son contenu et ses limites, dans Histoire sociale des langues de France, op.cit . p. 47.
265 Cf. Ç Si le fran•ais a ŽtŽ ŽlevŽ au r™le de la langue nationale, il nÕen faut faire lÕhonneur ˆ aucune
tradition, ˆ aucune partie, ˆ aucun corps, ˆ aucun homme ; la nation rŽvolutionnaire a trouvŽ cette idŽe dansses entrailles È. BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise, vol. 9, partie 1, p. 10.
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fonctionnalitŽ rŽduite266, on aura une vision de lÕhistoire beaucoup plus approximative et dŽpourvue
de nuances. Si ce multiculturalisme avec son prŽtendu plurilinguisme sÕavre incapable de fournir
lÕanalyse intŽgrale du fonctionnement social de ces nombreux idiomes, cÕest ˆ lui, et non ˆ
Ç lÕidŽalisme jacobin È, que lÕon doit reprocher lÕappauvrissement mŽthodologique et la partialitŽ.
On peut objecter que pour ce genre dÕhistoire alternative, il y a un manque critique de
sources, qui sÕexplique, dÕun c™tŽ, par la nŽgligence par rapport aux Ç patois È jusquÕau XVIIIe
sicle, de lÕautre, par des efforts conscients dÕeffacer les traces de ces anciennes cultures avec leur
mŽmoire collective des Ç massacres du Midi È et de la Saint-BarthŽlemy. Cependant, dans ce cas-lˆ
le chercheur de lÕhistoire de la langue ne peut proposer aucun remde, car il est toujours limitŽ par
des sources textuelles. LÕhistoire est toujours Žcrite par les vainqueurs : un CŽsar, un Amro-Ben-
Alas ou un CortŽs bržlent les bibliothques des peuples vaincus en espŽrant les abandonner ˆ
lÕoubli. Bien Žvidemment, on a toujours le droit de reconstruire ces histoires perdues mais il y a trs
peu de chance que cela soit une histoire de la langue. En revanche, elle peut tre palŽogŽnŽtique,
architecturale, vestimentaire ou tracer les divers types de vestiges matŽriels. DÕune certaine manire
ces langues assimilŽes et Ç dŽqualifiŽes È persistent toujours dans les langues majeures, et ainsi le
fran•ais sÕenrichissait au cours des sicles et se mlait, pour reprendre lÕexpression de Brunot, aux
Ç gasconismes de toutes les provinces È267. CÕest pour cette raison que Deleuze et Guattari
proposaient de se focaliser sur la Ç minorisation È du standard littŽraire de la langue majeure au lieu
de suivre des reconstructions u-chroniques et archasantes des nationalismes Žmergents.
Nous devons conclure que la langue fran•aise est exceptionnelle dans la mesure o chaque
langue majeure lÕest. Chaque langue devenue majeure ou, selon la terminologie qui sÕest Žtablie
aprs la RŽvolution Fran•aise, chaque langue Ç nationale È, a sa propre histoire de
266 Latour reproche au multiculturalisme dÕavoir imposŽ le Ç mononaturalisme È. Voir LATOUR , Politiques de la nature, op.cit., p.70.
267 F. BRUNOT, Ç Linguistique et lÕhistoire È Anamnse, 5, 2009, p. 255.
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lÕhomogŽnŽisation qui comprend lÕŽradication des Ç patois È, la divergence avec une langue-mre,
et lÕŽlimination des langues concurrentes qui prŽtendent dŽterritorialiser ses rŽgions limitrophes sur
les autres centres de pouvoir. Chaque langue majeure a devant elle une liste dÕactes culturicides et
des Žliminations de projets politiques alternatifs. Pourtant, ce nÕest pas le Ç gŽnie È d'une langue qui
explique son triomphe, comme le croyaient des philosophes-grammairiens du XVIIIe sicle, mais
un certain Ç concours de circonstances È pour le dire avec Rivarol. Ce nÕest pas la clartŽ du
fran•ais, la profondeur de lÕallemand, la piŽtŽ de lÕespagnol ni la spiritualitŽ du russe qui expliquent
le dŽveloppement de la littŽrature et lÕexpansion globale de ces langues. Elles se dŽveloppent et se
dŽgradent avec des sociŽtŽs qui les engendrent, cÕest pour cela que lÕhistoire politique et sociale des
langues est indispensable comme une sŽmiotique au sens nietzschŽen aussi bien que deleuzien,
cÕest-ˆ-dire comme un marqueur des rapports des forces et lÕindication des vecteurs de
dŽterritorialisation et de reterritorialisation. Il faut tout simplement, comme le suggŽrait
Nietzsche, Ç savoir la traiter È.
Du point de vue du chercheur, lÕhistoire dÕune langue Ç majeure È a un avantage
indispensable, car elle permet de suivre le processus des transformations sociales au cours dÕune
longue pŽriode, tandis quÕune langue mineure ou plut™t Ç minorisŽe È et Ç disqualifiŽe È, ne donne
que des Žclats temporaires. On ne peut pas Žtudier lÕhistoire dÕune rŽgion, de la Bohme par
exemple, en sÕappuyant seulement sur les sources en tchque, car il y a des pŽriodes qui duraient
des sicles o la production littŽraire en cette langue Žtait, pour ainsi dire, Ç hors de lÕhistoire È. Ce
qui ne signifie pas que la langue nationale ne puisse pas reprendre ses droits, mais pour nous, le
mouvement du Ç language revival È nÕest que lÕun des Žpisodes de lÕhistoire et non un principe
explicatif universel. Il ne peut pas Žclairer lÕhistoire dÕun peuple, comme par exemple du peuple
juif, qui a ŽtŽ expliquŽe pendant des sicles dans des dizaines de langues romaines, slaves ou
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germaniques268. On verra que si l'on veut transmettre une message important sur lÕavnement du
nouveau rŽgime politique, on ne peut pas ignorer le fait que cÕest le fran•ais et non le gascon ou le
proven•al qui Žtait la langue de Descartes et Pascal, de Voltaire et Rousseau. Ainsi, nous croyons
que lÕhistoire sociale de la langue fran•aise nous donne un tableau beaucoup plus dŽtaillŽ de
lÕhistoire des Ç langues de France È. Les raisons de cette Ç capacitŽ expressive È sont encore ˆ
dŽcouvrir.
2.2.1.2. Le fran•ais en Europe et en France : omniprŽsent ou Ç ˆ peine balbutiŽe È
On sÕest rŽfŽrŽ dŽjˆ ˆ plusieurs reprises ˆ lÕouvrage de Rivarol De lÕuniversalitŽ de la langue
fran•aise, qui lui valut le prix de lÕAcadŽmie de Berlin en 1784, et qui fait le sommaire de plusieurs
dŽbats autour du langage. Le fait quÕun tel sujet ait ŽtŽ choisi pour le concours de lÕAcadŽmie
Žtrangre ne doit pas Žtonner : la francophonie y rŽgnait ˆ tel point que Rivarol, dans un ouvrage
prŽsentŽ au concours, sÕest permis une remarque insolente : Ç CÕest des Allemands que lÕEurope
apprit ˆ nŽgliger la langue allemande È269.
Le mŽrite indubitable de cet essai, souvent critiquŽ pour son Ç ton caricatural È et sa
superficialitŽ270, nÕest pas seulement dÕavoir donnŽ un bilan des arguments en faveur de
Ç lÕuniversalitŽ È du fran•ais, mais dÕavoir fixŽ le moment de rupture dans les pratiques discursives
sur le fonctionnement social de la langue en France aussi bien quÕen Allemagne271. Son caractre
268 En revanche, la manire de former le vocabulaire peut indiquer le vecteur de la reterritorialisation.Sur lÕhŽbreu moderne voir C. HAGEGE, Halte ˆ la mort de la langue, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 255-322.
269 R IVAROL, De lÕuniversalitŽ de la langue fran•aise, op.cit., p. 47.
270 Voir, par exemple, la recension de Urbain Domergue dans son Journal de la langue fran•aise Ð larevue importante de lÕŽpoque : U. DOMERGUE, Journal de la langue fran•aise. Soit exacte, soit ornŽe,Genve, Slatkine Reprints, tome 1, pp. 203-208, 212.
271
Il est difficile dÕimaginer un sujet pareil un quart sicle plus tard, aprs la parution des travaux deFichte, Hegel, Schleiermacher ou Humboldt.
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sommaire, comme le fait remarquer Claude Hagge, Ç nÕempche pas des formules heureuses et
brillantes È272, et son impact durable permettra ˆ Brunot de consacrer des dizaines de pages ˆ son
analyse273. Ce qui est le plus important pour notre t‰che, cÕest le fait que Henri Gregoire, dans son
cŽlbre rapport Sur le patois, lui ait fait des objections importantes, quoique sans jamais mentionner
son nom.
Rivarol donne une description des Ç concours des circonstances È qui ont fait du fran•ais la
langue universelle dÕEurope, qui reprŽsente dŽsormais une Ç rŽpublique sous la domination de la
mme langue È ou un Ç uniforme et paisible empire des lettres qui sÕŽtend sur la variŽtŽ des
peuplesÈ274. Il compose dÕabord un Ç rapide tableau des nations È afin dÕexpliquer pourquoi les
autres langues ne pouvaient pas prŽtendre ˆ ce r™le : lÕallemand est trop Ç lourd È avec sa
prononciation Ç gutturale È et les lettres gothiques des imprimeurs, tandis que lÕEmpire nÕavait
jamais eu le Ç chef proportionnŽ È ; lÕespagnol Žtait sous lÕinfluence des maures, corrompu par le
patois catalan et Ç subjuguŽe par les prtres È, ses mots restent trop longs et les dŽsinences sont trop
Ç nobles È ; lÕitalien est en dŽclin aprs que la commerce de MŽditerranŽe a cŽdŽ sa place aux voies
ocŽaniques : malgrŽ la splendeur de la poŽsie et de la musique la prose italienne ne convient pas ˆ la
pensŽ et la diversitŽ, en plus le morcellement du pays et le nombre des patois ne permettent pas de
perfectionner la langue nationale. En ce qui concerne lÕanglais, auquel Rivarol accorde plus
dÕattention, il nÕest Ç jamais sorti du pŽdantisme È : les anglais Ç voyagent trop È et apprennent
plut™t les langues des autres, les britanniques sont isolŽs et mme ses plus grandes dŽcouvertes,
celles faites par Locke et Newton, ont ŽtŽ transmises au reste dÕEurope par lÕintermŽdiaire de la
France.
272 HAGEGE, Homme des paroles, op. cit., p. 218.
273 BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise, op. cit., vol. 8, partie 1, pp. 848-864, 889-902.
274 R IVAROL, De lÕuniversalitŽ de la langue fran•aise, op. cit., p. 43.
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Il y a deux lignes dÕargumentation chez Rivarol. DÕun c™tŽ, chaque langue a un certain
dŽfaut Ç naturel È, liŽ ˆ la phonŽtique, la morphologie ou la syntaxe, qui lÕempche de devenir
universel. De lÕautre, il accentue lÕinfluence des facteurs extrinsques (gŽographiques, Žconomiques
et politiques) qui mettent lÕentrave a leur propagation. CÕest ainsi que le fran•ais est devenu
universel : gr‰ce au Ç concours de circonstances È ou ˆ la combinaison de son Ç gŽnie È et en
profitant du silence Ç des autres peuples È. La France se trouve au centre dÕEurope, son climat nÕest
ni trop sŽvre ni trop chaud, il profite de la centralisation politique et mme les guerres civiles nÕont
fait que la Ç rajeunir È. Elle possde Ç lÕindustrie È dont les produits sont distribuŽs sur le continent
entier et ainsi Ç des pompons et des modes accompagnaient nos meilleurs livres chez lÕŽtranger È275.
En mme temps, le fran•ais a un Ç privilge unique È car il reste fidle ˆ lÕordre naturel des mots,
ou lÕordre de la raison tandis que les autres langues, en recourant ˆ lÕinversion suivent la rgle de
lÕharmonie ou celui de la passion. Cette particularitŽ syntaxique le rend la plus convenable ˆ la
philosophie, car le trait essentiel du gŽnie fran•ais est sa clartŽ, dÕou vient la formule la plus cŽlbre
de Rivarol :
C'est de lˆ que rŽsulte cette admirable clartŽ, base Žternelle de notre langue. Ce qui n'est pas clair n'est pas
fran•ais ; ce qui n'est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues ˆ
inversion, il suffit de conna”tre les mots et leurs rŽgimes ; pour apprendre la langue fran•aise, il faut encore
retenir l'arrangement des mots. On dirait que c'est d'une gŽomŽtrie tout ŽlŽmentaire, de la simple ligne droite,
et que ce sont les courbes et leurs variŽtŽs infinies qui ont prŽsidŽ aux langues grecque et latine. La n™tre
rgle et conduit la pensŽe ; celles-lˆ se prŽcipitent et s'Žgarent avec elle dans le labyrinthe des sensations et
suivent tous les caprices de l'harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la n™tre les ežt
absolument dŽcriŽs276.
275 Ibid, p. 81.
276 Ibid, p. 90.
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Cette conclusion nÕest pas simplement un Žloge ˆ la langue nationale qui prŽtend tre celle
de la civilisation et mme de Ç lÕhumanitŽ È277 ; c'est un sommaire des discussions que l'on menait
tout au long du XVIIIe sicle, surtout sur lÕordre naturel du fran•ais qui Ç rgle et conduit la
pensŽe È278. Par consŽquent, la philosophie et la littŽrature fran•aise (et la triomphe de
lÕEncyclopŽdie qui combine les deux) ont une place unique en Europe en formant une vŽritable
Ç empire de le lettres È : ÇÉet quand on rgne par lÕopinion, a-t-on besoin dÕautre empire ? È 279.
AujourdÕhui on ajouterait que ce Ç rgne par lÕopinion È a ŽtŽ consolidŽ par la domination de la
presse francophone en Europe qui permettait de mener les guerres dÕinformation contre les ennemis
du Royaume280. Si on acceptait toutes ces assertions, on pourrait dŽjˆ avoir lÕidŽe de l'effet que
pourra produire la RŽvolution en France au moment o cette machine tourne, non seulement contre
un Ancien RŽgime, mais contre toutes les monarchies dÕEurope.
Ë part la primautŽ paneuropŽenne, cette clartŽ ˆ un impact important sur le rŽgime politique
Fran•ais. La langue claire et directe, affirme Rivarol, est semblable au Ç peuple immense [qui] se
mle sans jamais se confondre È281, tandis que ses styles sont classŽs Ç comme le sujets de notre
monarchie È.282 CÕest cette dernire phrase que Gregoire citera dans son rapport, sans mentionner le
nom de lÕauteur et en se rŽfŽrant ˆ lui comme Ç un royaliste È, tout en prŽcisant que son projet
dŽmocratique de lÕunification langagire visait directement cette Ç hiŽrarchie des styles È qui
correspond ˆ lÕhiŽrarchie sociale. Il constate que la domination du Fran•ais en Europe nÕempche
277 Cf. Ç Sure, raisonnable, ce nÕest plus la langue fran•aise, cÕest la langue humaine È, Ibid , p. 96.
278 Ibid ., p. 90.
279 Ibid., p. 65.
280 Bell considre la compagne massive contre lÕAngleterre pendant la guerre de Sept ans comme le premier exemple de cette sorte : BELL, Cult of nation, op. cit., pp. 78-106.
281 R IVAROL, De lÕuniversalitŽ de la langue fran•aise, op. cit., p. 72.
282 Ibid, p. 103.
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pas que les millions de paysans Ç ignorent compltement la langue nationale È283. La langue
universelle est une Ç chimre È, mais on Ç peut uniformiser le langage de la grande nation, de
manire ˆ ce que tous les citoyens qui la composent puissent sans obstacle communiquer leur
pensŽes È284. Ainsi, le besoin de propager la langue nationale ne se rŽduit pas ˆ lÕinstruction
abstraite, elle devient la condition de la possibilitŽ dÕune sociŽtŽ Žgalitaire. Il ne sÕagit plus des
reprŽsentants de trois ordres qui sont Ç bien classŽs È, mais dÕun mŽlange de toutes les couches de la
sociŽtŽ, inimaginable pour Rivarol. La dŽmocratie sans lÕidentitŽ de la langue reste lettre morte, il
ne faut pas oublier dÕavantage que cette dŽmocratie, selon les prŽceptes de Rousseau, doit tre
directe, ce qui met en question la lŽgitimitŽ de la reprŽsentantes et toutes sortes dÕintermŽdiaires :
Tous les membres du souverain sont admissibles ˆ toutes les places ; il est ˆ dŽsirer que tous puissent
successivement remplir, et retourner ˆ leurs professions agricoles ou mŽcaniques. Cet Žtat des choses
prŽsente lÕalternative suivante : si ces places sont occupŽes par les hommes incapables de dÕŽnoncer, dÕŽcrire
dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes dont la rŽdaction
prŽsentera lÕimpropriŽtŽ des termes, lÕimprŽcision des idŽes en en mot tous les sympt™mes de lÕignorance ?...
Ainsi de la langue compromettrait le bonheur social ou dŽtruirait lÕŽgalitŽ.285
Entre lÕessai de Rivarol et le rapport de Gregoire, s'Žcoulent seulement dix ans, mais les
ruptures discursives sont bien tangibles. On trouve dŽjˆ chez Rivarol les expressions Ç nation È,
Ç langue nationale È, Ç caractre national È, mais leur sens est en train de changer compltement.
Nous assistons ˆ la transformation sans prŽcŽdent de la conception du citoyen, ou plus prŽcisŽment
de lÕŽtendue de lÕespace de la citoyennetŽ dŽsormais ouverte aux Ç petits gens È. Ainsi la question
cruciale de la nŽcessitŽ de la politique de la langue : pourquoi doit-on sÕadresser au peuple, et quÕest
ce quÕon entend par sa langue, qui para”t simple quÕau premier Žgard ? QuÕest ce qui doit se passer
pour que la langue nationale nÕefface pas tout simplement les frontires entre trois ordres anciens,
283 DE CERTEAU, La politique de langue, op. cit., p. 334.
284 Ibid.
285 Ibid., p. 335.
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mais interpelle chaque citoyen ?286 Probablement, cÕest le Ç grand genevois È qui pourra le mieux
expliquer pourquoi le vrai sens du mot Ç citoyen È est Ç compltement effacŽ chez les modernes È,
et dÕautant plus pourquoi Ç les seuls Fran•ois prennent familirement ce nom de Citoyens È sans en
avoir Ç la vŽritable idŽe È287-
2.2.2. Rousseau et la langue de la libertŽ.
2.2.2.1. Rousseau et la RŽvolution : le Ç premier lŽgislateur de la RŽpublique È
La question de lÕinfluence de Rousseau sur la RŽvolution Fran•aise est inŽpuisable et,
probablement, peut servir dÕexemple dans la non moins inŽpuisable question de la responsabilitŽ
personnelle devant le tribunal de lÕhistoire, a fortiori celle dÕun philosophe dont les Žcrits sont
censŽs tre ˆ la base dÕune idŽologie. Ë l'Žvidence, cette question nÕest pas moins simple que les
discussions sur lÕimpact dÕAdam Smith sur le libŽralisme, de Marx sur ses successeurs soviŽtiques,
voire de Nietzsche sur le national-socialisme allemand. Rousseau a ŽtŽ vite proclamŽ le
Ç premier lŽgislateur de la RŽpublique È, et, si on suit la tradition historiographique socialiste
remontant ˆ Louis Blanc, cette influence atteint son sommet lors de la deuxime Žtape de la
RŽvolution, cÕest-ˆ-dire pendant la pŽriode de la dictature jacobine288. En mme temps, il existe
286 Jacques Guilhaumou prŽcise que le mot Ç citoyen È Žtait la manire dÕŽviter les associations aveclÕAncien RŽgime : Ç Ë la diffŽrence du mot Tiers Žtat , associŽ ˆ lÕancienne distinction des trois ordres, et dumot peuple qui conserve son sens classique dÕensemble des sujets soumis au roi, le mot citoyen renvoie ˆ laRŽpublique abstraite des individus rŽunis dans le corps social. Contrairement au peuple, le citoyen ne se
prŽsente pas comme un sujet passif : il a des attentes, il espre les changements dÕŽtat È, GUILHAUMOU, Lalangue politique, op. cit., p. 13.
287 J.-J. R OUSSEAU, Îuvres compltes, Ed. E. Gagnebin, M.Raymond, Paris, Gallimard, 1964, vol. 3,
p. 361.
288 Voir lÕessai gŽnŽral de Bernard MANIN, Ç Rousseau È, in M. OZOUF, F. FURET (dir.), Dictionnaire
critique de la RŽvolution Fran•ais, Paris, Flammarion, 2007, pp. 458-482. Pour plus des dŽtails voirR. BARNY, Rousseau dans la RŽvolution : Le personnage de Jean-Jacques et les dŽbuts du culte
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rŽcemment une forte tendance quÕon peut dŽnommer Ç rŽvisionniste È, par exemple, Fran•ois Furet
qui insiste sur le fait quÕon a trop souvent lu Rousseau Ç ˆ travers Robespierre È289. Ainsi la
Ç dŽrobespierisation È et Ç dŽjacobinisation È sont deux objectifs de cette lecture.
Ë ce reproche on peut toujours objecter que ce sont les acteurs principaux de la RŽvolution
qui ont suggŽrŽ une telle interprŽtation. Encore en octobre 1790, le buste de Rousseau Žtait placŽ
dans la salle de lÕAssemblŽ National, auquel sÕajouta rapidement lÕexemplaire du Contrat Social .
Selon une anecdote, ce buste avait peu de ressemblance avec les portraits de Rousseau, cÕest
pourquoi on sÕest demandŽ souvent sur conformitŽ des actions du gouvernement ˆ sa doctrine290.
Mais, comme le fait remarquer Robert Wokler, la question beaucoup plus importante nÕest pas la
ressemblance avec lÕoriginal mais pourquoi on lui a accordŽ cette place.
La panthŽonisation de Rousseau, selon lÕexpression de lÕŽpoque,291 a eu lieu le 11 octobre
1794, aprs la chute de Robespierre, et ˆ cette occasion Joseph Lakanal a donnŽ le discours au nom
du ComitŽ de lÕinstruction publique, en expliquant lÕinopportunitŽ paradoxale de lÕÏuvre du
Ç citoyen de Genve È :
Mais les grandes maximes dŽveloppŽs dans le Contrat social , toutes Žvidentes, toutes simples
qu'elles nous paroissent aujourd'hui, produisirent alors peu d'effet : on ne les entendit pas assez
pour en profiter ni pour les craindre. Elles Žtoient trop au-dessus de la portŽe commune des esprits,
rŽvolutionnaire, 1787-1791, Oxford, Voltaire Foundation, 1986 ; et LÕŽclatement rŽvolutionnaire derousseauisme, Paris, Les Belles Lettres, 1988.
289 F. FURET, La RŽvolution fran•aise, Paris, Gallimard, 2007, p.220.
290 R. WOKLER , Rousseau on Society, Politics, Music and Language, London-New York, GarlandPublishing, 1987, p. 3.
291
Qui avait pour son contraire la Ç dŽpanthŽonisation È : BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise, op.cit., vol. 9, partie 2, p. 94.
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et mme de la portŽe de ceux qui Žtoient ou croyoient dÕtre supŽrieurs aux esprits vulgaires. CÕest
en quelque sorte la rŽvolution qui nous a expliquŽ le Contrat social .292
Sans doute, la rŽvolution a une grande force explicative, et cÕest ˆ lÕŽpreuve des grands
bouleversements sociaux quÕon doit juger la pertinence des constructions thŽoriques. Ce qui nous
intŽresse, cÕest lÕinfluence de Rousseau sur un segment spŽcifique de la praxis jacobine concernant
la politique de la langue. Cette influence nÕŽtait pas probablement si Žvidente, comme dans le cas du
Contrat Social ou de lÕ Emile ; cependant sans pendre en considŽration les idŽes de la dŽmocratie
directe ou de lÕŽducation rŽpublicaine il serait impossible de comprendre le r™le de la langue dans
les transformations rŽvolutionnaires.
2.2.2.2. Rousseau sur lÕorigine de la langue et lÕorigine de la sociŽtŽ
Dans son Essai sur lÕorigine des langues Rousseau dŽclare que Ç la parole Žtant la premire
institution sociale ne doit sa forme quÕˆ des causes naturelles È293. Elle ne se rŽduit pas au seul but
de Ç communiquer nos pensŽs È, comme le prescrivait la grammaire gŽnŽrale, mais elle nÕest pas
non plus inventŽe pour exprimer les besoins, comme le dictait le sensualisme condillacien. Et ce
justement pour les raisons indiquŽes par Condillac, ˆ commencer par celle-ci : Ç on ne commence
pas par raisonner, mais pas sentir È, et ainsi les premires langues Žtaient Ç chantantes et
passionnŽes avant dÕtre simples et mŽthodiques È294. La topique de Ç lÕorigine de la langue È ou
des Ç signes È Žtait courante pour la philosophie du XVIIIe sicle, et Rousseau en reprend plusieurs
292 J. LAKANAL, Rapport sur J.J. Rousseau fait au nom du ComitŽ dÕinstruction publique, Paris,Imprimerie Nationale, 1794, p. 6.
293 J.-J. R OUSSEAU, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, 1995, Vol. 5, p. 375.
294 Ibid, p.381.
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sujets, souvent en polŽmique avec son ancien ami Condillac295. Mais Rousseau prŽtend dŽpasser sa
gŽnŽalogie abstraite et pour ainsi dire Ç dŽpolitisŽe È, afin dÕŽtablir Ç le rapport des langues aux
gouvernements È. Rappelons cependant que Condillac, de son c™tŽ, soulignait que Ç le
gouvernement influe sur le caractre des peuples, le caractre des peuples influe sur celui des
langues È, en mme temps, Ç ces dispositions sÕaltŽrrent par mille circonstances È296. Rousseau est
beaucoup plus direct que le prudent et pour ainsi dire politiquement correct abbŽ sensualiste : il
inscrit cette idŽe dans sa vision pessimiste du cours de lÕhistoire. Sans doute les institutions
politiques laissent leurs traces dans le langage du peuple : en tŽmoigne la fa•on dont la nŽcessitŽ de
lÕŽloquence, indispensable dans les dŽmocraties antiques, a dŽterminŽ la direction du
dŽveloppement de la langue :
Dans les anciens temps, o la persuasion tenait lieu de force publique, l'Žloquence Žtait nŽcessaire.
Ë quoi servirait-elle aujourd'hui, que la force publique supplŽe ˆ la persuasion ? L'on n'a besoin ni d'art ni de
figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc ˆ faire au peuple assemblŽ ? des sermons. Et
qu'importe ˆ ceux qui les font de persuader le peuple, puisque ce n'est pas lui qui nomme aux bŽnŽfices ? Les
langues populaires nous sont devenues aussi parfaitement inutiles que l'ŽloquenceÉ Il ne faut assembler
personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets Žpars ; c'est la premire maxime de la politique
moderne.297
Avec ce passage, on voit bien en quel sens la RŽvolution explique les idŽes de Rousseau :
aprs la dŽmolition partielle des appareils de la Ç force publique È, les politiques nÕont pas dÕautre
choix que de recourir ˆ la Ç persuasion È du peuple, et cÕest bien le moment o lÕon se rend compte
du dŽfaut majeur de la langue fran•aise. Son Ç gŽnie È a ŽtŽ influencŽ par des sicles de la tyrannie,
car le Ç rassemblement du peuple È demande lÕarticulation sonore et non pas la Ç clartŽ È, qui peut
295 Parmi ces influences on indique souvent le commentaire de Duclos sur la Grammaire de Port Royal
(cf. DERRIDA, Grammatologie, op.cit ., p.240-243), aussi bien que la cŽlbre La rhŽtorique ou lÕart de parler de Bertrand Lamy (voir les commentaires de J. Starobinsky dans le cinquime volume dans lÕŽdition de LaPlŽiade)
296 CONDILLAC, Essai sur lÕorigine des connaissances humaines, Paris, Vrin, 2014, p.287.
297 R OUSSEAU, Îuvres compltes, op. cit., vol. 5, p. 428.
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rŽgner seulement dans une langue Žcrite : Ç Il y a des langues favorables ˆ la libertŽ ; ce sont les
langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue le discours de fort loin. Les n™tres
sont faites pour le bourdonnement des divans È298. Il ne faut pas oublier, insiste Rousseau, que les
anciennes libertŽs sont lÕhŽritage de la Grce et de la Rome RŽpublicaine, lˆ o les politiques pour
se faire lŽgitimer Žtaient obligŽs de sÕadresser au Ç peuple rassemblŽ È et cÕest cette particularitŽ de
leur vie politique qui a changŽ la Ç gŽnie È de la langue :
Chez les anciens on se faisait entendre aisŽment au peuple sur la place publique ; on y parlait tout un jour
sans s'incommoder. Les gŽnŽraux haranguaient leurs troupes ; on les entendait, et ils ne s'Žpuisaient point.
Les historiens modernes qui ont voulu mettre des harangues dans leurs histoires se sont fait moquer d'eux.
Qu'on suppose un homme haranguant en fran•ais le peuple de Paris dans la place de Vend™me : qu'il crie ˆ
pleine tte, on entendra qu'il crie, on ne distinguera pas un mot. HŽrodote lisait son histoire aux peuples de la
Grce assemblŽs en plein air, et tout retentissait d'applaudissements... Or, je dis que toute langue avec laquel-
le on ne peut pas se faire entendre au peuple assemblŽ est une langue servile ; il est impossible qu'un peuple
demeure libre et qu'il parle cette langue-lˆ.299
Afin d'accentuer lÕimportance de Contrat Social , Lakanal dit quÕil est Ç fait pour tre
prononcŽ en prŽsence du genre humain rassemblŽÈ300. Mais peut-on faire une telle lecture en
utilisant le fran•ais de lÕŽpoque ? Ainsi on voit que les arguments de Rousseau vont en contre-point
des ceux prŽsentŽs par Rivarol et qui refltent lÕopinion commune de lÕŽpoque. Le soi-disant
Ç perfectionnement È de la langue qui la rend claire et convenable ˆ la Ç communication des idŽes È,
est le tŽmoignage de lÕaccroissement du despotisme politique. Rousseau va plus loin en mettant en
relief que cÕest lÕŽcriture qui en est partiellement responsable, car cÕest lÕinvention des lettres qui
change radicalement le gŽnie de la langue301. Tout de mme il trouve ce progrs Ç tout a fait
298 Ibid.
299 R OUSSEAU, Îuvres compltes, op. cit., vol. 5, p. 428.
300 LAKANAL, Rapport sur J.J. Rousseau, op. cit., p. 5.
301
R OUSSEAU, Îuvres compltes, op. cit., vol. 5, p. 384. Et cÕest un point nodale de lÕinterprŽtation deDERRIDA, Grammatologie, op.cit., 1967, pp.238-244.
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naturel È, ce qui nÕempche pas que le progrs dans un domaine selon Rousseau peut bien signifier
le Ç dŽclin È ou la Ç dŽgŽnŽration È dans un autre. Les langues Ç harmonieuses et prosodiques È
dans lesquelles lÕŽcriture est subjuguŽe au principe de la dŽclamation nous rappellent lÕŽpoque o le
peuple se rassemblait dans les places publiques, tandis que lˆ o rgnent la Ç clartŽ È ou la
Ç raison È, ne rŽsident plus que des Ç sujets Žpars È.
Rousseau livre au moins deux versions de lÕorigine de la langue : dans celle de lÕ Essai la
langue a une fonction essentiellement politique, elle est l'ŽlŽment dans lequel s'Žtablit le lien social ;
dans celle du Premier Discours, elle n'a presque rien de positif , car en tant que premire institution
sociale, elle perpŽtue la rupture traumatique avec lÕŽtat naturel302. Cette contradiction a engendrŽ un
grand dŽbat dans les Žtudes rousseauistes concernant la date de la composition de lÕEssai qui Žtait
son Ïuvre posthume303. NŽanmoins, pour notre t‰che, aussi bien que pour celle de ses lecteurs
jacobins, la version de lÕEssai reste plus utilisable, car elle permet de connecter le concept de la
Ç langue de la libertŽ È avec lÕune de thses clefs de sa doctrine qui consiste dans le refus radical de
lÕidŽe de la reprŽsentation : Ç Chez les Grecs tout le Peuple avait ˆ faire il la faisait par lui-mme ; il
Žtait sans cesse assemblŽ sur la place È304. Tandis que lÕidŽe mme des Ç reprŽsentants È, du point
de vu de Rousseau, est Ç moderne È, et remonte au Ç Gouvernement fŽodal È. La volontŽ gŽnŽrale
ne se reprŽsente pas, le droit de dŽcision est toujours rŽservŽ au peuple, cÕest pour cela que ses
commissaires doivent sÕadresser a lui directement, et pour quÕil puisse dŽcider cette parole doit tre
bien articulŽe :
302 R OUSSEAU, Îuvres compltes, op. cit., vol. 3, pp. 146-151, 167-170. Starobinski prŽcise que Ç le Discours sur lÕinŽgalitŽ insre une histoire de langage ˆ lÕintŽrieur dÕune histoire de la sociŽtŽ ; inversement,lÕ Essai sur les origines des langues introduit une histoire de la sociŽtŽ ˆ lÕintŽrieur dÕune histoire dulangage È. J. STAROBINSKI. J.J. Rousseau. La transparence de lÕobstacle. Paris, Gallimard, 1971, p. 356.
303 Voir lÕanalyse dŽtaillŽe des manuscrits et lÕhistoire de la discussion R.WOKLER , Rousseau onSociety, op. cit., pp. 310-378.
304 J.-J. R OUSSEAU, Îuvres compltes, op. cit., vol. 3, p. 430.
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La souverainetŽ ne peut tre reprŽsentŽe, par la mme raison quÕelle peut tre aliŽnŽe ; elle consiste
essentiellement dans la volontŽ gŽnŽrale, et la volontŽ ne se reprŽsente point : elle est la mme, ou elle est
autre ; il nÕy a point de milieu. Les dŽputŽs du peuple ne sont donc ni ne peuvent tre ses reprŽsentants, ils ne
sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure dŽfinitivement.305
Il faut prŽciser Žgalement que lÕidŽe de refus de la reprŽsentation politique a toujours ŽtŽ la
partie la plus contestŽe de sa doctrine politique. Du vivant de Rousseau, lÕŽtat dÕesprit de ses
collgues bourgeois de lÕEncyclopŽdie se saisit bien dans lÕarticle Ç ReprŽsentants È, rŽdigŽ par
HelvŽtius306. Aprs la chute de lÕAncien RŽgime, Sieys, lÕun des architectes du nouveau systme
politique et lÕauteur du terme Ç AssemblŽ Nationale È, se montra particulirement critique aux idŽes
de Rousseau, qu'il appelait Ç un Žcrivain justement cŽlbreÉ un philosophe aussi parfait de
sentiment que faible des vues È307. Il croyait que Rousseau confondait Ç les commencements de la
sociŽtŽ humaine È avec les principes de Ç lÕart social È qui est le produit de la RŽvolution. On ne
doit pas sÕŽtonner que le projet de la langue politique proposŽ par Sieys aille dans la lignŽe de la
Ç langue bien faite È de Condillac308.
2.2.2.3. Sur lÕimportance de la bonne acoustique ou comment Ç sÕadresser au champ du peuple È
C'est pourtant bien la doctrine politique de Rousseau, avec toutes ces controverses, qui nous
permet dÕentrer dÕemblŽe dans la politique rŽvolutionnaire de la langue. Et l'on se heurte ˆ nouveau,
par un biais inattendu sans doute, au problme de la Ç transmission de mots dÕordre È, bien que ce
305 Ibid , p.429.
306 HELVETIUS, Ç ReprŽsentants È, in A. SOBOUL (dir.), Textes choisis de lÕEncyclopŽdie, Paris,Editions Sociales, 1962, pp. 215-222. Sur lÕinfluence durable de cet article, voir J. LOUGH, EncyclopŽdie,Genve, Slatkine, 1989, pp. 312-319.
307 CitŽe dans B. MANIN, Ç Rousseau È, op. cit., p. 462. Sur la reprŽsentation voir aussi B. MANIN, Principes du gouvernement reprŽsentatif (1996), Paris, Flammarion, 2012, pp. 102-108.
308
J. GUILHAUMOU, Sieys et lÕordre de la langue. LÕinvention de la langue politique,
Paris, KimŽ,2006, pp. 37-45.
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soit les ordres que le peuple se donne ˆ lui-mme. Rousseau, en quelque sorte, dŽcouvre la
dimension corporelle de la dŽmocratie qui allait sÕimposer ˆ nouveau avec chaque invention
technique. Selon Aristote, lÕŽtat bien proportionnŽ doit tre Ç 3456178.79 È309, cÕest-ˆ-dire,
Ç embrassŽ dÕun seul coup dÕÏil È. D'une certaine manire Rousseau ajoute ˆ celle-ci un critre de
bonne acoustique, dont la portŽe politique est devenue Žvidente. Les projets qui font un hommage
probablement involontaire ˆ cette Ç bonne-audibilitŽ È rousseauiste ne tardent pas ˆ venir. DŽjˆ en
octobre 1789, un auteur anonyme a soumis aux examens des dŽputŽs des Etats GŽnŽraux le traitŽ
intitulŽ Sur les moyens de communiquer sur le champ au peuple, contenant la description des
machines qui permettaient de porter Ç la voix de lÕhomme de bien È directement au peuple310. Ç La
porte voix du peuple È reprŽsente quelque chose comme un prototype de diffuseur avec un systme
de tubes pour intensifier la voix ; le Ç tableau populaire È est censŽ transmettre les messages
essentiels sur un grand Žcran ; finalement, le Ç sige oral mobile È est une machine universelle de
transmission des mots dÕordre, car elle permet ˆ la fois dÕintensifier la voix de lÕorateur et dÕattirer
lÕattention de lÕauditoire gr‰ce au jeu avec la perspective. Avec une machinerie semblable, un
commissaire du peuple ne doit plus craindre dÕtre perdu ˆ la place de la Vend™me ou nÕimporte
quelle place publique lÕou on peut dŽplacer le Ç sige orale mobile È.
Mais toutes ces arguties techniques nÕont de sens quÕˆ une seule condition : si le peuple
rassemblŽ, ˆ part entendre la voix de lÕorateur, peut comprendre de quoi il sÕagit. Et cÕest ˆ ce
moment quÕon voit les limites de la doctrine de Rousseau : ses exemples favoris, comme ceux de
Sparte et de sa Genve natale prŽsupposent que ses citoyens possdent dŽjˆ une langue commune.
Mais on se rappelle de lamentations de GrŽgoire se plaignant quÕune grande partie des habitants de
la compagne Ç ignore compltement È la langue nationale. La seule solution possible est de
309 ARISTOTE, Politique, 1326b, 20. Sur le principe de lÕeusynoptisme voir D. JANNSENS, Ç Easily, At aGlance: Aristotle's Political Optics È, The Review of politcs, Vol. 72 , Issue 03, June, 2010, pp. 385-408.
310
Voir la description dŽtaillŽe avec les illustrations dans GUILHAUMOU, La langue politique, op. cit., pp. 151-156.
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Çpopulariser la langue È afin de rendre les initiatives rŽvolutionnaires comprŽhensibles au peuple.
CÕest pour cela que Bertrand Barre, en faisant une allusion assez transparente ˆ Rousseau,
proclame :
Le lŽgislateur parle une langue que ceux qui doivent exŽcuter et obŽir nÕentendent pas. Les anciens ne
connurent jamais de contrastes aussi frappants et aussi dangereux. Il faut populariser la langue, il faut dŽtruire
cette aristocratie de langage qui semble Žtablir une nation polie au milieu de la nation barbare. Nous avons
rŽvolutionnŽ le gouvernement, les usages, les meurs, les coutumes et la pensŽe mme ; rŽvolutionnons donc
aussi la langue, qui est leur instrument journalier.311
On peut, bien sur, se demander comment a-t-on rŽussi de rŽvolutionner les meurs, les
coutumes et les pensŽes avant de rŽvolutionner leur Ç instrument journalier È, au moins sÕil ne
sÕagissait pas de la Ç nation polie È ou dÕune certaine minoritŽ privilŽgiŽe. Probablement, Barre
aurait du Žtablir le rapport causale entre la transformation de la langue et des autres domaines. Tout
de mme, lÕobjectif de la rŽvolutionnarisation de la langue est bien dŽfini, cÕest Ç la simultanŽitŽ des
pensŽes et lÕidentitŽ des mouvements È312, impossible sans une identitŽ de la langue. Ainsi, on
introduit une autre exigence, dictŽe par lÕesprit Ç bon rŽpublicain È : les paroles du lŽgislateur ne
doivent pas tre tout simplement comprises (on comprend bien les mots dÕordre provenant dÕun
tyran), mais ressenties et acceptŽes au fond par les citoyens. La fonction des Žphores ˆ Sparte,
rappelle Rousseau nÕŽtait pas Ç observer les lois mais les aimer È313. Par consŽquent, la
pratique lŽgislative dans une rŽpublique vŽritable doit tre semblable ˆ Sparte ou Ç les lois et les
mÏurs, intimement unies dans les cÏurs des citoyens, nÕy faisoient, pour ainsi dire, que le mme
corps È314.
311 DE CERTEAU, Une politique de la langue, op. cit., p. 325.
312 Ibid , p. 327.
313 R OUSSEAU, Îuvres compltes, op. cit., vol. 5, p. 61.
314 Ibid.
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CÕest dans cet aspect double de la citoyennetŽ, ˆ la fois affective et rationnelle, que Pierre
Rosanvallon voit la clŽ pour comprendre le projet politique jacobin. On doit lire le Contrat Social
sans oublier La nouvelle Elose et la Lettre ˆ DÕAlembert. Autrement dit, Ç le nouveau contrat social
se double dÕune sorte de "contrat sentimental", la chaleur des affections privŽes Žtant invitŽe ˆ
contrebalancer lÕabstraction du lien de citoyennetŽ È315. Accepter la langue qui soit la Ç mme pour
tous È fait partie de ce Ç pacte sentimental È, et ainsi elle opre simultanŽment sur le plan molaire
des institutions et sur le plan molŽculaire des croyances et dŽsirs. La rŽussite de lÕunification
langagire peut nous donner aussi le critre de la distinction essentielle entre les Ç corps
intermŽdiaires È et les Ç corps auxiliaires È sur laquelle, selon Rosanvallon, se base la revendication
jacobine dÕŽtablir la dŽmocratie la plus directe possible316. Les Ç corps intermŽdiaires È se trouvent
dans un espace de la reprŽsentation, en dehors de champ du langage commun qui dŽlimite
Žgalement lÕespace de la solidaritŽ : si quelque chose demande une traduction, mme celle du
fran•ais Ç aristocratique È en fran•ais Ç populaire È, cela ne peut plus tre considŽrŽ en tant que
Ç corps auxiliaire È.
Pour revenir au dŽbut de notre exposition, le cŽlbre Ç Sermon de Strasbourg È Žtait la
tentative de faire une construction politique sans corps intermŽdiaires, car il demandait la traduction
en deux langues qui Žtaient virtuellement non-existantes. On peut supposer que les Žlites auraient pu
se contenter du texte en latin, si la lŽgitimitŽ des rois ˆ lÕŽpoque ne provenait pas de leurs armŽes,
cÕest ˆ dire Ð du peuple. En ce sens, les rŽfŽrences aux Ç anciens libertŽs È des francs, si populaire ˆ
la veille de le RŽvolution, nÕŽtaient pas sans fondement. Comme dans les visions prophŽtiques de
Rousseau, les gŽnŽraux devraient ˆ nouveau Ç haranguer leurs troupes È et persuader le peuple
rassemblŽ sur les places. Et cÕest ˆ ce moment-la quÕon assistera ˆ la naissance de la RŽpublique,
une et indivisible, de lÕesprit de la langue de la libertŽ.
315 R OSANVALLON, Le modle politique fran•ais, op. cit., p. 41.
316 Ibid., pp. 59-65.
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2.2.3. La naissance de la politique de langue pendant la Grande RŽvolution
2.2.3.1. Le paradoxe du lŽgislateur et le projet de la traduction des dŽcrets
La tache proclamŽe de la Ç popularisation È de la langue pendant la RŽvolution sÕavŽrait tre
assez compliquŽe. Rousseau avait en quelque sorte averti de la difficultŽ majeure de cette initiative.
On peut lÕindiquer comme le Ç paradoxe du lŽgislateur È :
Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien nÕen sauraient tre entendus. Or, il y amille sortes dÕidŽes quÕil est impossible de traduire dans la langue du peupleÉPour quÕun peuple naissant pžt
gožter les saines maximes de la politique et suivre les rgles fondamentales de la raison dÕƒtat, il faudrait que
lÕeffet pžt devenir la cause ; que lÕesprit social, qui doit tre lÕouvrage de lÕinstitution, prŽsid‰t ˆ lÕinstitution
mme ; et que les hommes fussent avant les lois ce quÕils doivent devenir par elles.317
Si on sÕen tient ˆ la dŽfinition rousseauiste, le Ç Souverain par cela seul quÕil est, est
toujours tout ce quÕil doit tre È318. Pourtant le peuple ne peut devenir Ç ce quÕil doit tre È sans
Ç simultanŽitŽ des mouvements È et Ç lÕidentitŽ des pensŽs È que seule la langue nationale rend
possibles. Mais si une grande partie Ç ignorent compltement È la langue nationale, comment peut-
on parler du peuple-souverain, si les entraves politiques de lÕŽpoque fŽodale ont fait Ç trente
nation È au lieu dÕune seule, selon le nombre des patois. Dans ces conditions, le processus de
lÕuniformisation de la langue nationale, aussi bien que son expansion territoriale, doivent prŽcŽder
la crŽation des nouvelles institutions. Mais comment dŽmontrer que cette uniformisation est lÕÏuvre
de Ç lÕesprit social È, si celui-ci nÕa pas encore ŽtŽ suffisamment consolidŽ, faute de langue
nationale ? Par quelle raison doit-on conclure que les habitants dÕAlsace ou de Corse font partie de
317 R OUSSEAU, Îuvres compltes, op. cit., vol. 3, p. 383.
318 Ibid., p. 363.
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ce peuple-souverain ? Si on en trouve des raisons suffisantes, comment peut-on leur expliquer quÕils
sont dŽsormais censŽs tre des citoyens fran•ais ?
Toutes ces questions mettent et relief lÕambigutŽ de lÕexpression Ç parler au vulgaire leur
langage È. La politique du gouvernement rŽvolutionnaire sur ce sujet Žtait loin dÕtre homogne. Au
dŽbut de la rŽvolution il ne manquait pas de projets de Ç fŽdŽralisme linguistique È, proposant le
Ç perfectionnement È des patois afin de les rendre convenables aux besoins du nouveau rŽgime319.
Le 14 janvier 1790 on dŽcidait la traduction les dŽcrets rŽvolutionnaires en langues rŽgionales. En
gŽnŽral, comme le fait remarquer Brunot, Ç les premires AssemblŽes nÕont pas faire la guerre aux
idiomes, elles ont au contraire tentŽ de sÕallier avec eux pour faire conna”tre et comprendre la
RŽvolution È320. Mais en 1794 les cŽlbres rapports de Barre et Gregoire visent les Ç idiomes
Žtrangres È et le Ç patois È comme les instruments les plus Ç vils È de la contre-rŽvolution.
Gregoire souligne en particulier que le projet de la traduction a ŽtŽ con•u au moment ou la vieille
logique Ç fŽodale È qui rŽsultait en morcellement langagier restait encore en vigueur, car Ç Le tyran
nÕeut garde de faire une chose quÕil croyait utile ˆ la libertŽ È321.
Comme le montre Brunot, ce processus du dŽvoilement des ennemis de la RŽvolution Žtait
assez graduel, si on prend en considŽration la densitŽ du cours des Žvnements : durant quatre ans
on voit changer plusieurs paradigmes aussi bien que leurs partisans. Ainsi sÕimpose trois questions
cruciales pour comprendre la stratŽgie gŽnŽrale du gouvernement jacobin. Premirement, quelles
Žtaient les raisons principales de la guerre contre les idiomes Žtrangres et les patois ?
Deuximement, en quoi consistait le programme positif de lÕunification langagire ou, plus
prŽcisŽment, quels furent les principes de la nouvelle typologie des fonctions vŽhiculaires de la
langue aprs la chute de lÕAncien rŽgime et de son systme des trois ordres ? Finalement, quels
319 Un exemple dÕun tel projet voir BRUNOT, Histoire de la langue fran•aise, vol. 9, partie 1, op. cit., pp. 28-29.
320 Ibid , p. 39.
321 DE CERTEAU, Politique de la langue, op. cit., p. 343.
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moyens furent utilisŽs pour rŽvolutionner la langue nationale, une fois reconnu que les techniques
dŽjˆ ŽlaborŽes de son Ç perfectionnement È Žtaient insuffisantes ? On verra que, mme si lÕidŽe
deleuzoguattarienne de mettre lÕŽtude de la transmission des mots dÕordre ˆ la base de la nouvelle
pragmatique nÕa pas ŽtŽ rŽalisŽe, elle reste une bonne reprŽsentation de la conscience linguistique
jacobine.
2.2.3.2. Le rapport de Barre Ð lÕidentitŽ de la langue et la naissance de la VendŽe
Le 28 janvier 1794, soit le 8 pluvi™se an II de la RŽvolution, Bertrand Barre, dit autrefois
Ç de Vieuzac È, ancien avocat du parlement de Toulouse et membre de lÕAcadŽmie de jeux floraux,
dŽsormais lÕun des membres principaux du ComitŽ de Salut Public, remet ˆ celui-ci son rapport
Ç Sur les idiomes È. Avec sa rŽputation dÕavocat de la Terreur surnommŽ lÕ Ç AnacrŽon de la
guillotine È, les accusŽs ne pouvaient compter que sur un fin rapide, quoique bien spectaculaire. Le
comitŽ Ð proclame Barre Ð, Ç a bien entendu le complot de lÕignorance et du despotisme È, les
ennemis de la RŽpublique rŽunissent leur forces aux frontires de lÕHexagone, mais ils tentent
dÕutiliser leurs anciens moyens du Ç dommage et de lÕerreur È pour corrompre la Ç bonne
campagne È322. Quels sont ces vils instruments des anciens aristocrates et des prtres ? Ce sont des
Ç idiomes Žtrangers È, lÕhŽritage de lÕancienne malŽdiction de Babel, mis au service des tyrans
unis. Peut-on parler de vŽritable naissance de la politique de la langue dans le mme sens que
Foucault parle de la naissance de la biopolitique ? On indique dŽjˆ sur la carte les places des
batailles ˆ venir : il y a du bas Breton ˆ lÕEst, l'Allemand ˆ l'Ouest, le Basque au Sud-Ouest et
l'Italien en Corse. Mais en plus des lŽgions ennemies qui sÕentassent dans les quatre dŽpartements
limitrophes, il existe bien une cinquime colonne, composŽe ˆ lÕintŽrieur de lÕEtat des Ç petites
322 Ibid., p. 324.
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gens È ignorantes. Ainsi, pour sŽcuriser les frontires et rŽunir la nation, il faudra bien Žtablir
lÕidentitŽ de la langue :
Citoyens, cÕest ainsi que naquit la VendŽe ; son berceau fut lÕignorance des lois, son accroissement fut dans
les moyens employŽs pour empcher la rŽvolution dÕy pŽnŽtrer, et alors, les dieux dÕignorance, les prtres
rŽfractaires, les nobles conspirateurs, les praticiens avides et les administrateurs faibles ou complices
ouvrirent une plaie hideuse dans le sein de la France : Žcrasons, donc, lÕignorance, Žtablissons des instituteurs
de la langue fran•aise dans les campagnes !323
La langue nationale est prŽsentŽe comme une sorte de poussŽe dÕArchimde de la
construction Žtatique aussi bien que comme le synonyme de lÕidentitŽ de la nation. Pour en donner
un contre-exemple : lÕAllemand, selon Barre, sert de base ˆ Ç lÕempire du langage et
lÕintelligence È entre les Prussiens, les Autrichiens et les habitants des dŽpartements du Rhin, et
Ç incite les ennemis de la France È. En mme temps, il est Ç peu fait pour les gens libres È et ainsi
sert avec dŽvouement le Ç gouvernement fŽodal et militaire È. On voit se croiser deux grands axes
de lÕidŽologie rŽvolutionnaire : celui du messianisme des Lumires et celui du nationalisme
fran•ais. AnŽantir les ennemis de la France signifie dŽsormais anŽantir les ennemis de la LibertŽ :
Ç Le fŽdŽralisme et la superstition parlent bas breton ; lÕŽmigration et la haine de la rŽpublique
parlent allemand ; la contre-rŽvolution parle lÕitalien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces
instruments de dommage et de lÕerreur È324. La ligne de lÕaccusation est ainsi bien claire : les tyrans
avaient besoin Ç dÕisoler les peuples, de sŽparer les pays, de diviser les intŽrts et dÕempcher les
communications È au moyen de la diversitŽ langagire. CÕest ainsi quÕest nŽe la dichotomie entre la
Ç nation unie È et lÕÇ empire sŽparŽ È, si importante pour le nationalisme naissant. Barre pose le
fondement pour justifier lÕexpansion langagire en dehors de la France sous le prŽtexte de la
propagation des valeurs des Lumires.
323 Ibid ., p. 326.
324 Ibid .
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Mais ce qui nous intŽresse pour l'instant, c'est la manire dont Barre argumente la nŽcessitŽ
de lÕidentitŽ langagire pour Ç rŽvolutionner È la France. Ce qui est nÕest pas clair et univoque, nÕest
pas rŽvolutionnaire. Et cÕest exactement pour cette raison que le premier souci de Barre Žtait
lÕexpansion au moyen de la Ç traduction orale È des dŽcrets rŽvolutionnaires. On voit bien que la
rŽforme lŽgislative et Žconomique en dŽpit du systme fŽodal nŽcessite des techniques langagires
adŽquates. En un sens, cÕest la langue nationale Ç identique È qui sert dÕopŽrateur principal de la
transformation dÕune sociŽtŽ de souverainetŽ en une sociŽtŽ disciplinaire. LÕinstauration de ce
nouveau dispositif du pouvoir sous-entend en premier lieu un nouveau type de surveillance. Pour
Barre, le seul moyen de garantir le fameux Ç panoptisme È benthamien qui a tant fascinŽ Foucault,
est de fournir ˆ chaque citoyen une langue : Ç pour le surveiller il faut le conna”tre, il faut surtout
conna”tre la langue È. Ce qui compose Žgalement la nouveautŽ principale de ce document, ce sont
les moyens proposŽs pour la rŽalisation de son objectif. Il prŽvoit quatre mesures principales :
premirement, lÕenvoi dÕun instituteur de fran•ais dans chaque campagne, y compris dans les
rŽgions presque exclusivement non-francophones. Deuximement, lÕexclusion des prtres et des
membres des Ç castes privilŽgiŽes È du nombre de ses instituteurs. Troisimement, la fixation d'un
droit ˆ l'Žducation ŽlŽmentaire ˆ Ç tous les jeunes citoyens des deux sexes È. Finalement, la
consolidation du budget et le placement de la Ç popularisation de la langue fran•aise È sous le
contr™le des clubs et sociŽtŽs rŽvolutionnaires dits Ç patriotiques È.
La propagation du fran•ais sera rendue possible gr‰ce ˆ l'instauration de la nouvelle
institution propre ˆ la sociŽtŽ disciplinaire, celle de lÕŽcole ŽlŽmentaire, obligatoire et standardisŽe.
Tandis que l'administration royale ne se prŽoccupait que de la francisation des Žlites locales en
laissant partout des Ç garnisons du fran•ais È, selon lÕexpression employŽe par Ferdinand Brunot, la
normalisation rŽvolutionnaire est con•ue ds sa crŽation comme totale et englobante. La
Convention Jacobine a pris conscience que la victoire contre les royalistes nÕŽtait pas suffisante
pour permettre de s'emparer de l'appareil du pouvoir central, et quÕil serait plus judicieux ˆ cet effet
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de renverser le rŽseau des rapports sociaux au sein de la campagne. Peut-tre que cette bataille nÕa
pu ŽtŽ gagnŽe que gr‰ce au perfectionnement du mŽcanisme de la Ç machine politique È, et dans ce
genre d'upgrade, c'est bien l'identitŽ de la langue qui joue un r™le crucial. Ainsi la Nouvelle
Ç orthopŽdie sociale È sert ˆ instituer le nouveau type de mobilisation.325
2.2.3.3. Le rapport de Gregoire Ç extirpation de Patois È et le renouvellement de la nomenclature
Le discours de Barre Žtait un rŽquisitoire passionnŽ contre les ennemis de la RŽpublique, et
peut servir dÕune illustration de la logique politique schmitienne ; reste que son cercle des accusŽs
sÕŽtait limitŽ aux Ç idiomes Žtrangers È. LÕassemblŽe gŽnŽrale bolchevique lÕaurait certainement
accusŽ de Ç dŽviation de droite È. Un ressortissant des PyrŽnŽes, qui avait saluŽ les accents des
diffŽrentes provinces et protŽgŽ la Ç bonne campagne È de la corruption, Žtait principalement sous
une influence rousseauiste : non sans raison, lÕAcadŽmie Toulousaine lÕavait admis parmi ses
membres pour son Eloge ˆ Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genve. Un autre rapport, beaucoup
plus cŽlbre que celui de Barre, fut prononcŽ quelque cinq mois aprs. Le rapporteur Žtait le
fameux abbŽ GrŽgoire, lÕune des figures les plus contradictoires de la Grande RŽvolution 326. Il
sÕinscrit bien dans la tendance gŽnŽrale de lÕintensification des rŽpressions de la Convention
325 LÕimage des Žlves de lÕŽcole rŽpublicaine comme des Ç petits soldats È Žtait particulirement chreaux fonctionnaires de la Troisime RŽpublique. LÕidŽe des formes Ç les bataillons scolaires È Žtait la
consŽquence directe du traumatisme Ç post-Sedan È : M. OZOUF, L'Ecole, l'Eglise et la RŽpublique. 1871-1914, Paris, Seuil, 1992, pp. 115-116.
326 La littŽrature rŽcente sur GrŽgoire est trs riche, les titres des certains ouvrages sont assezsignificatifs : G. HOURDIN, L'abbŽ GrŽgoire, Žvque et dŽmocrate. DesclŽe de Brouwer, 1989 ; R. HERMON-BELOT, L'AbbŽ GrŽgoire : la politique et la vŽritŽ. Paris, Seuil, 2000 ; M. EZRAN, M. L'abbŽ GrŽgoire,dŽfenseur des juifs et des noirs: RŽvolution et tolŽrance. Paris, Harmattan, 2000 ; R. POPKIN, (ed.). The AbbŽGrŽgoire and His World. New York, Springer, 2000 ; J. DUBRAY. La PensŽe De L'abbŽ GrŽgoire: Despotisme Et LibertŽ. Voltaire Foundation, 2008. Pour une image beaucoup moins Žlogieuse voir la rŽcentemonographie amŽricaine : GOLDSTEIN SEPINWALL, A. L'abbŽ GrŽgoire et la rŽvolution fran•aise. Paris,
PersŽides, 2008 (trad. fr.). Voir surtout les controverses concernant son traitement des Ç minoritŽs È,notamment sur les juifs (cf. pp. 98-136), les noirs (pp. 138-146, pp.269-292), et les femmes (pp. 148-164).
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Jacobine au cours de lÕannŽe 1794. Le rapport de GrŽgoire, intitulŽ Sur la nŽcessitŽ et les moyens
dÕanŽantir les patois et dÕuniversaliser lÕusage de la langue fran•aise, fut ŽcoutŽ par le comitŽ de
Salut Public le 16 prairial an II (2 juin 1794), soit une semaine avant la dŽclaration de la Grande
Terreur. Pour lui la diversitŽ linguistique est synonyme de lÕaffaiblissement de la Ç volontŽ
gŽnŽrale È qui empche dÕeffectuer un Ç amalgame politique È. La nouvelle alchimie politique ne
cherche plus ˆ trouver Ç une langue universelle È, cette Ç pierre philosophique È des grammairiens,
pour reprendre le mot ironique de GrŽgoire. Cette Ç amalgame politique È vise la transformation
organique de la sociŽtŽ au niveau molŽculaire, en Žliminant tous les Ç ŽlŽments È allognes.
Les Ç patois È, en tant que cible dÕattaque, marquent la transition de la guerre contre les ennemis
extŽrieurs ˆ la chasse aux sorcires jacobine. Il faut bien souligner quÕÇ extirper les patois È en tant
que mot dÕordre rŽvolutionnaire ne valait que du 2 juin jusqu'au 27 juillet 1794 ou quÕau moment de
la chute de Robespierre. Pourtant, la possibilitŽ mme de questionnement de cette sorte sert dŽjˆ
dÕindice de la naissance de la politique de la langue au sens propre. Le radicalisme du rapport de
GrŽgoire semble contredire sa mission initiale : faire des recherches sur les parlers locaux afin de
mieux sÕen servir pour la propagation des idŽes rŽvolutionnaires. LÕidŽe mme que les dialectes
locaux Žtaient source de prŽjugŽs Žtait dŽjˆ bien articulŽe ˆ lÕŽpoque : ainsi lÕarticle Ç Patois È de
lÕ EncyclopŽdie prŽcise que le patois est un Ç Langage corrompu tel quÕil se parle presque dans
toutes les provincesÉ On ne parle la langue que dans la capitale È 327. Cette qualification pŽjorative
des Ç patois È correspond bien ˆ la tendance gŽnŽrale de Ç dŽgasconniser la langue È, menŽe depuis
un sicle par lÕAcadŽmie Fran•aise. Par exemple, la production typique de lÕimprimerie
Toulousaine ˆ lÕŽpoque Ð Les Gasconismes corrigŽs de Desgrouais.328 NŽanmoins, cette
Ç dŽgasconisation È ne concernait jusqu'alors que l'administration et certains collges Žlitistes ; dans
la communication avec le reste de la population rŽgnait, selon lÕexpression de Michel de Certeau,
327 CitŽ dans DE CERTEAU, Une politique de la langue, op. cit., p. 49.
328 Ibid ., p. 377.
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un certain Ç fatalisme È linguistique. La question Žtait de savoir si les idiomes locaux Žtaient un
moyen propice ˆ formuler des idŽes nouvelles et si le Ç perfectionnement È de la langue, dont parlait
GrŽgoire, Žtait possible ˆ lÕintŽrieur des patois ou si, comme il le soulignait dans son rapport, la
propagation Ç universelle È du Fran•ais Žtait nŽcessaire.
La cŽlbre enqute de GrŽgoire fut envoyŽe le 13 aožt 1790 dans les diffŽrents dŽpartements
ˆ destination des amis personnels de GrŽgoire, ses collgues de lÕAssemblŽe constituante aussi bien
que des nombreuses SociŽtŽs des Amis de la Constitution. En outre, elle fut publiŽe dans le Patriote
Fran•ais, grande revue de lÕŽpoque, et reprise par le Nouvelliste national, journal politique
toulousain qui couvrait une grande partie du Sud-Ouest. Au total, il sÕagit de 43 questions qui
tentent de construire une nomenclature la plus complexe possible. LÕenqute commence par des
questions purement linguistiques :
Ç 1. LÕusage de la langue fran•aise, est-il obligatoire, universel dans votre contrŽe ? Y parle-
t-on un ou plusieurs patois ? Ce patois a-t-il une origine ancienne et connue ? 3. A-t-il beaucoup de
termes radicaux, beaucoup de termes composŽs È.329 Aprs sÕtre renseignŽ sur les dŽrivŽs des
langues anciennes et sur les divergences avec lÕ Ç idiome national È, il passe graduellement au
champ dÕusage des Ç patois È dans la vie publique, la littŽrature, lÕŽglise aussi bien que les
Ç mŽtiers È et lÕÇ agriculture È. La t‰che de lÕenqute est formulŽe sans Žquivoque dans les
questions vingt-huit et vingt-neuf : Ç Quelle serait lÕimportance religieuse et politique de dŽtruire
entirement ce patois ? Quels en seront les moyens ? È.
Entre 1790 et 1792, GrŽgoire a re•u 49 rŽponses (dont 36 ne nous sont pas parvenues)330.
Comme lÕont remarquŽ plusieurs commentateurs, la manire arrogante dont GrŽgoire avait traitŽ les
patois causa une grande perplexitŽ parmi ces correspondants. Ils ont souvent essayŽ de discuter avec
329 Ibid , p. 13.
330
A. GAZIER , (ed.). Lettres ˆ GrŽgoire sur les patois de France, 1790-1794 (1881), Genve, Slatkin,1969. Les autres rŽponses conservŽes se trouvent dans les archives.
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notre Ç curŽ patriotique È en tentant de lui dŽmontrer que les Ç patois È, comme le gascon, convenait
parfaitement pour Ç exprimer les nuances et les objets intellectuels È, sans parler des Ç locutions trs
Žnergiques È pouvant certainement enrichir Ç lÕidiome national È. Et surtout ils ne comprenaient pas
le but principal de lÕenqute Ð la Ç destruction entire du patois È. Ainsi, le mot dÕordre de GrŽgoire
dans son rapport postŽrieur rŽside dans la dissonance aigu‘ avec le corpus des donnŽes quÕil
possŽdait. Qualifier de Ç jargons È les Ç idiomes locaux È atteste qu'on les juge inappropriŽs pour
traduire les Ç idŽes de libertŽ È. DorŽnavant, la traduction est la haute trahison de la rŽvolution. On
voit dŽjˆ ˆ quel point la centralisation contredit les aspirations des provinces et lÕon pressent le
Thermidor ˆ venir. En quelque sens GrŽgoire renouvelle le geste du chef de guerre arabe Amro-
Ben-Alas qui, ordonnant ˆ ses lieutenants de bržler la bibliothque dÕAlexandrie, estimait que si les
livres contiennent des vŽritŽs, elles figurent dŽjˆ dans le Coran, et sÕil sÕagit de mensonges, ils
mŽritent dÕtre bržlŽs. Si lÕon peut traduire exactement en Ç patois È le CatŽchisme rŽvolutionnaire,
cela nÕajoute rien de nouveau et est donc inutile ; si lÕon en est incapable, c'est donc que les patois
sont corrompus et dangereux.
Il y a une rupture ŽpistŽmologique profonde entre les vÏux de GrŽgoire et les attestations de
ses correspondants dÕautrefois, et cÕest exactement cela qui rend son rapport si important sur le plan
thŽorique. Ë travers la politique de la langue, il impose la nouvelle logique des sociŽtŽs
disciplinaires. Il nÕest pas Žtonnant que la plupart de rŽpondants aient ŽtŽ incapables de comprendre
la question ainsi posŽe, et les recherches des dernires dŽcennies dŽmontrent que GrŽgoire, dans son
zle dÕunification langagire, Žtait trs en avance sur son temps. David Bell, dans sa recherche
mŽticuleuse sur la gense du nationalisme fran•ais, le formule avec lÕimpassibilitŽ pleine de bon
sens ˆ lÕanglaise : Ç É surely the French new if they understand each other È331. Sans doute, la
plupart des paysans aveyronnais ou dordognais possŽdaient un minimum fonctionnel de
connaissance de la langue fran•aise pour leurs t‰ches quotidiennes. Cependant ce fran•ais, Ç ˆ peine
331 BELL, Cult of Nation, op. cit., p. 179.
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balbutiŽ È, Žtait largement insuffisant pour les t‰ches de transformation de la sociŽtŽ selon les
aspirations de GrŽgoire. Son projet Žtait une entreprise Žnorme de normalisation, la tentative de
construire une Ç nomenclature uniforme È sur la base dÕun coup de gŽnie rŽvolutionnaire.
LÕunification langagire visait des transformations profondes de la sociŽtŽ parmi lesquelles : la
rŽforme administrative (les patois sont enfermŽs dans les anciennes divisions fŽodales) ; la nouvelle
mobilitŽ (la suppression douanire entre les provinces, sous lÕAncien rŽgime, les travaux publics
pour construire des routes) ; lÕŽchange libre et transparent (uniformisation de la nomenclature des
poids et des mesures, imposition du systme mŽtrique) ; la coopŽration du travail, lÕavnement de
lÕre industrielle (Ç uniformisation de lÕidiome technique È comme dans lÕagriculture fŽodale
chaque opŽration a ŽtŽ dŽnommŽe en patois : seul une Ç nomenclature unitaire È sera possible la
production industrielle et la migration de la force de travail332) ; enfin la reterritorialisation des
anciennes unitŽs administratives sur les nouveaux centres des pouvoirs. Plus prŽcisŽment, cette
unification langagire correspond ˆ lÕobjectif de dŽterritorialiser les nouvelles unitŽs
administratives, appelŽes dŽpartements, du corps sacrŽ du roi, afin de les reterritorialiser sur le
corps rŽgŽnŽrŽ de la nation333.
Dans son rapport sur les patois, GrŽgoire avait dŽjˆ ŽbauchŽ un programme de
dŽveloppement capitaliste. Tandis que lÕAncien RŽgime ne se prŽoccupait que de rendre ses sujets
dociles, les adhŽrents les plus clairvoyants de la RŽvolution pensaient dŽjˆ ˆ la manire de les
332 Ainsi les thŽoriciens marxistes se demandaient si les pratiques linguistiques intervenaient au niveau
de la superstructure ou celui de la base, cÕest-ˆ-dire des rapports de production. Pierre Macherey et ƒtienneBalibar insistent sur leur fonction double en tant que moyen de lÕidŽologie bourgeoise et en tant que prŽmisse
primordiale de la production capitaliste : Ç Au niveau de la base par ce que la "socialisation progressive" dela production, dont les conditions matŽrielles rŽsultent de la concentration et de la mŽcanisation des moyensde production, et de la division du travail correspondante, fait de la "communication" entre les travailleurs, etles reprŽsentants du capital, "organisateurs" de la production, une condition permanente du dŽroulement du
procs de travail È (MACHEREY, BALIBAR , PrŽsentation, op. cit., p. 13).
333 Sur la rŽgŽnŽration en tant que terme-clŽ du discours rŽvolutionnaire, voir A. GOLDSTEIN
SEPINWALL, LÕAbbŽ GrŽgoire et la RŽvolution Fran•aise, Paris, PersŽides, 2008, pp. 93-97 ; M. OZOUF,
Ç RŽgŽnŽration È, in Dictionnaire critique de la RŽvolution Fran•aise. IdŽes, Paris, Flammarion, 2007, pp. 373-389.
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rendre utiles. Bien que lÕaccent mis sur lÕaspect linguistique du programme soit prŽcoce et jugŽ trop
radical, et ce mme par la Convention Jacobine, nous pouvons toutefois lÕindiquer comme point de
repre. La terreur linguistique au sens propre n'a jamais eu lieu334. NŽanmoins, plusieurs processus
effectuŽs ˆ l'Žpoque ont beaucoup stimulŽ lÕunification de la langue nationale : il sÕagit de la
sŽcularisation croissante de lÕŽducation, la chute des barrires administratives et de la mobilisation
sans prŽcdent dans lÕarme nationale.
Afin d'Žbaucher la ligne gŽnŽrale pour de recherches ˆ venir, il faut bien souligner que
lÕentreprise de GrŽgoire ne se limitait pas au r™le de machine de guerre jacobine. Ë la suite de
Foucault, nous voudrions remettre en question lÕ Ç hypothse rŽpressive È dans le domaine de la
politique de la langue et montrer le caractre essentiellement Ç productif È du pouvoir. Le corpus de
GrŽgoire a visŽ la description complexe des patois dans leur portŽe politique et sociale et a dŽpassŽ
largement le projet de la Ç grammaire gŽnŽrale È de lÕAge Classique. Foucault a remarquŽ que les
pratiquants de la scientia sexualis du dix-neuvime sicle avaient Ç entomologisŽ È les perversions
et en avaient fait des Ç espces È335. GrŽgoire ˆ son tour Ç taxidermise È les patois en les pla•ant
dans son musŽe des anciens prŽjugŽs, mais chacun opre dans sa cellule propre. Dans son
Ç enqute È, les patois transgressent le seuil de la description et deviennent objet de savoir. Des
Žtudes comparŽes avec leur mythologie romantique ne tarderont pas ˆ appara”tre.
334 Voir, par exemple, les projets de la Ç terreur linguistique È en Alsace : F. BRUNOT, Histoire de lalangue fran•aise, op. cit., vol. 9, partie 1, pp. 188-195.
335 M. FOUCAULT, La volontŽ du savoir , Paris, Gallimard, 1976, pp. 69-98.
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2.2.3.4. Perfectionnement ou la rŽgŽnŽration ? Abus de mots et lÕAssemblŽ nationale de
langue
Ainsi le choix pour la langue nationale est fait en dŽpit du latin, des idiomes Žtrangers, et des
patois336. Cependant le fran•ais, pour tre digne de ce nom, doit tre Ç rŽvolutionnŽ È. Comme le
fait remarquer Barre : Ç Nos ennemis avaient fait de la langue fran•aise la langue des cours ; ils
lÕavaient avilie. CÕest ˆ nous dÕen faire la langue des peuples, et elle sera honorŽe È337
. LÕidŽe que
la langue est en quelque sorte isomorphe ˆ la hiŽrarchie sociale Žtait un lieu commun : on se
rappelle la symŽtrie Žtablie par Rivarol entre la distinction des styles et des Ç sujets de la
monarchie È. Par consŽquent, il faudra effacer de langue toutes les traces, ou pour ainsi dire, toutes
les cicatrices de lÕAncien RŽgime. Sieys, dans son cŽlbre pamphlet QuÕest-ce que le Tiers Etat ?,
dŽclare : Ç Enfin tous ces mots de taille, de franc-fief, d'ustensiles, etc. seront proscrits ˆ jamais de
la langue politique È338. Il donne ainsi une formule exemplaire pour les transformations
Ç politiquement correctes È des langues qui visent en quelque sorte la rŽalisation de lÕutopie
progressiste de la sociŽtŽ Žgalitaire et transparente.
Cependant la grammaire gŽnŽrale aussi bien que lÕesthŽtique du XVIIIe sicle admettait que
la langue pouvait tre lÕobjet d'un Ç perfectionnement È, mais non pas d'un changement initiŽ par
Ç lÕaction consciente È. Selon lÕanecdote historique, fort cŽlbre ˆ lÕŽpoque gr‰ce ˆ Locke,
lÕempereur Auguste nÕa pas rŽussi ˆ donner la nouvelle signification ˆ un mot latin, car il ne pouvait
336 Au moins au niveau des dŽclarations: aprs thermidor le latin reprit partiellement ses droits dans les
Žcoles, tandis que lÕinstruction obligatoire nÕest introduite que avec les reformes de Jules Ferry. De facto, lesŽlites restent formellement bilingues et les provinces persistent dÕtre Ç patoisants È.
337 DE CERTEAU, Une politique de la langue, op. cit., p. 329-
338 J. SIEYES, QuÕest-ce que le Tiers Etat ? (1789), Paris, Flammarion, 1988, p. 102.
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pas ordonner quelle idŽe elle doit dŽsigner pour ses sujets339. On se rappelle de la Ç dissymŽtrie
fondamentale È entre lÕŽtude de la sociŽtŽ et de la langue sur laquelle insistait Benveniste. Pourtant
la RŽvolution se montre capable de renverser cette logique. Ainsi GrŽgoire sÕexclame : Ç Un tyran
de Rome voulut autrefois introduire un mot nouveau ; il Žchoua, par ce que la lŽgislation des
langues fut toujours dŽmocratique È340. Cette lŽgislation a ŽtŽ con•ue a travers la mŽtaphore
frontale afin dÕÇ Žlever la langue fran•aise ˆ la hauteur dÕun peuple libre È 341. On convoquait Ç une
assemblŽe lŽgislative de la langue È, qui allait recevoir sa lŽgitimitŽ des reprŽsentants du Ç peuple
libre È342. Il faut prŽciser que cette assemblŽ, recrutŽe parmi les membres de la SociŽtŽ des amateurs
de la langue fran•aise, fondŽe durant lÕŽtŽ 1791 par le Ç grammairien-patriote È Fran•ois-Urbain
Domergue, Žtait assez reprŽsentative et comptait quelquÕun des plus fameux acteurs politiques de
lÕŽpoque, tels quÕAntoine, Condorcet, Brissot et Robespierre aussi bien que les Ç gens de lettres È
comme Mercier, Tournon, AbbŽ Sicard343. Le premier but de cette sociŽtŽ, qui appartenait au vaste
club des Ç amis de la constitution È, Žtait lÕŽlaboration de la Ç grammaire raisonnŽe È dont les
principes seraient Ç appliquŽs aux Ïuvres de J.-J. RousseauÈ344. Le second serait lÕobservation des
changements dans la dictionnaire, et l'Žtymologie suivant le standard rŽpublicain qui sera Ç marquŽ
au coin de la philosophie et de notre rŽgŽnŽration È.
339 Ç And therefore the great Augustus himself, in the possession of that power which ruled the world,acknowledged he could not make a new Latin word: which was as much as to say, that he could notarbitrarily appoint what idea any sound should be a sign of, in the mouths and common language of his
subjects È. J. LOCKE, An Essay Concerning Human Understanding. (1690). London, Dent, 1961. Vol. 2, p. 14.
340 DE CERTEAU, Une politique de la langue, op. cit., p. 351.
341 F. DOUGNAC, Ç Les sociŽtŽs linguistiques fondŽes par F.-U. Domergue ˆ Paris de 1791 ˆ 1811 È, in Les IdŽologues : sŽmiotique, thŽories et politiques linguistiques pendant la RŽvolution fran•aise,Amsterdam, John Benjamins, p. 306.
342 GUILHAUMOU , La langue politique, op. cit., pp. 70-74.
343 Voir la liste complte dans DOUGNAC, Les sociŽtŽs linguistiques, op. cit., pp. 306-310.
344 Ibid., p. 317.
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On arrive, finalement, ˆ notre destination finale : la Ç rŽgŽnŽration È est un terme-clŽ dans le
dictionnaire rŽvolutionnaire quÕon doit sžrement opposer au Ç perfectionnement È dans le domaine
de la langue. Par la Ç rŽgŽnŽration È, on indique une transformation quantitative, transformation
apte ˆ Ç donner la citoyennetŽ È aux mots, pour ainsi dire, aussi bien qu'ˆ les condamner ˆ lÕexil. Un
vaste sujet de dŽbat de la philosophie des Lumires Žtait celui de Ç lÕabus des mots È. NÕŽtant au
dŽpart que le dŽveloppement de la sŽmiotique lockŽenne345, il devient, dans le climat tendu des
premires annŽes de la rŽvolution, un outil indispensable ˆ la lutte politique. Dans son analyse des
pratiques discursives jacobines, Jacques Guilhaumou en donne un vaste tableau346. Les journaux de
lÕŽpoque sont dŽbordŽs en raison des dŽbats autour des notions clŽs de la nouvelle formation
politique : on cherche constamment ˆ redŽfinir certains mots tels que Ç peuple È, Ç rŽpublique È,
Ç citoyen È. Le but de concours Žtait de donner les Ç dŽfinitions exactes È et des Ç nouveaux
exemples rŽpublicains È. Ainsi un nouveau champ sŽmantique sÕouvre devant les lŽgislateurs
dŽmocratiques de lÕidiome national : on se croit dŽsormais capable de faire la rŽvolution dans la
langue. Telle est lÕune des ses grandes le•ons : la langue nÕest pas un miroir de la sociŽtŽ, mais un
instrument puissant de sa transformation.
345 LOCKE, An Essay Concerning Human Understanding, op.cit., pp. 89-105. A. R OBINET, Le Langageˆ l'‰ge classique. Paris, Klienksieck, 1978, pp, 182-195; H. AARSLEFF, From Locke to Saussure, op.cit., pp.120-145 ; GUILHAUMOU, Discours et ŽvŽnement, op.cit., pp. 101-106. W.R. OTT, LockeÕs philosophy oflanguage. H. DAWSON, Locke, Language and Early-Modern Philosophy. New York, Cambridge UniversityPress, 2007.
346 GUILHAUMOU, La langue politique, op. cit., pp. 70-75.
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Conclusions
On a essayŽ dÕexposer les enjeux politiques de la formation de la langue nationale par
lÕexemple du fran•ais. Notre objectif Žtait de montrer que ce concept diffre des plurilinguismes
dŽlibŽrŽs ou spontanŽs de lÕAncien RŽgime par la variŽtŽ des ses fonctions vŽhiculaires. Finalement
cÕest la structure de la sociŽtŽ qui devient beaucoup plus complexe gr‰ce aux processus conjuguŽs
de l'industrialisation, de l'urbanisation, de la mobilisation des masses. Les langues nationales
devenus porte-drapeau des ces transformations, comme le fran•ais, l'anglais ou l'allemand,
remplissent un nombre des fonctions autrefois inimaginables. Dans la variŽtŽ inŽpuisable de ces
nouvelles fonctions vŽhiculaires, on peut en discerner trois qui nous semblent avoir une importance
essentielle pour les projets de la modernisation : l'Žducation obligatoire, la coopŽration ouvrire, la
mobilisation dans lÕarmŽe nationale. Il en reste bien sžr beaucoup dÕautres : la triade dans ce cas
nÕest quÕune concidence347. Mais elle nous permettra, ˆ titre heuristique, de nous concentrer sur les
moments les plus problŽmatiques de la Ç construction langagire È ˆ lÕUnion SoviŽtique.
LÕunification langagire forge un nouveau concept de citoyen : un citoyen qui est dŽsormais
mobile et mobilisable, qui sait coopŽrer et rŽaliser des Žchanges avec ses concitoyens des autres
rŽgions, et, plus important encore, qui nÕhabite plus nŽcessairement en ville. Autrement dit, il est
dŽterritorialisŽ de la Ç citŽ È. Cette attention au monde rural est une figure politique compltement
nouvelle : pour la premire fois, un lŽgislateur lÕinsre dans lÕespace de la citoyennetŽ. Si lÕon
sÕinterrogeait sur la fonction de la politique langagire dans la substitution, au dispositif dÕAncien
RŽgime, de celui de la RŽpublique, on devrait en premier lieu viser la rŽforme administrative, qui
347 Y compris des fonctions compltement banalisŽes, comme par exemple, lÕintroduction des mesures
communes. Sur les enjeux de lÕunification voir E. SCHLIEBEN-LANGUE, E. IdŽologie, rŽvolution etuniformitŽ de la langue. Lige, Mardaga, 1996, pp. 139-185.
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occupe une place considŽrable dans lÕÇ imaginaire linguistique È jacobin. Pour reprendre les termes
de Foucault, qui faisait remarquer que le gŽnocide fut le rve des gouvernements modernes 348, on
pourrait dire que la Ç violence langagire È est une obsession de lÕimaginaire nationaliste. Il sÕagit
de lÕinvention dÕune formation politique que lÕon peut qualifier de Ç disciplinaire È. Dans le sens
foucaldien, lÕŽcole publique, en imposant entre autres les rgles de la normativitŽ grammaticale, a
acquis au sein des sociŽtŽs disciplinaires une fonction similaire ˆ celle de la prison et de lÕh™pital.
Pour notre part, nous allons insister sur lÕidŽe que ce sont des Žcoles publiques qui jouent un r™le
normalisateur fondamental, avec la prison, lÕh™pital et lÕarmŽe nÕŽtant que des mŽcanismes
auxiliaires ; lÕŽcole et ses manuels de grammaire en tant que Ç discipline des disciplines È qui Ç en-
signe È des codes les plus ŽlŽmentaires349. Ce long processus du devenir-citoyen durera tout au long
du XIXe sicle et correspond ˆ ce que lÕhistorien amŽricain Eugene Weber, dans son Žtude
classique, qualifia de pŽriode de la transformation Ç des paysans en Fran•ais È350.
348 FOUCAULT, La volontŽ de savoir , op. cit., p. 180.
349 MP , p. 95.
350
E.WEBER , E. Peasants into Frenchmen: The Modernization of Rural France, 1870-1914, Stanford,Stanford University Press, 1976.
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Partie 3
La politique de la langue en Russie et en Union SoviŽtique : de la Ç prison des peuples È
Ç Žgaux en droit È aux 130 langues.
La latinisation cÕest la RŽvolution ˆ lÕEst.
V. LŽnine
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Chapitre 1.
3.1 La Russie et le choix de la civilisation
3.1.1. La Russie et lÕEurope : la qute identitaire.
3.1.1.1 Rousseau contre Voltaire : les rŽformes de Pierre ou la civilisation prŽcoce
Parmi les prophŽties de Jean-Jacques Rousseau sur le destin des peuples dÕEurope il y en
avait une qui concernait le pays autrefois lointain situŽ Ç hors de la civilisation È, mais qui
Žlargissait vite ses possessions sur le continent et tentait de rŽformer ses institutions politiques ˆ la
manire europŽenne. Au cours de la Guerre de Sept Ans lÕEmpire Russe sÕempara temporairement
de la Prusse de LÕEst (Kant et les autres habitants de Kšnigsberg devinrent sujets russes) et se
prŽparait pour le premier partage de la Pologne. Ainsi, cette expansion militaire russe a ŽtŽ ressentie
comme un danger immŽdiat, bien quÕil nÕeut pas eu dÕŽquivalent culturel ou religieux : durant cette
premire Žtape les Russes ne forcrent pas les burgers allemands ni les paysans polonais et
lithuaniens ˆ se faire convertir ˆ lÕorthodoxie et manifestaient une grande aviditŽ ˆ lÕŽgard des
rŽcents acquis de la culture europŽenne351. Pourtant cÕest cette ardeur nŽophyte des russes pour se
faire civiliser ˆ la manire europŽenne qui engendra le scepticisme de Jean-Jacques :
Les Russes ne seront jamais vraiment policŽs, parce quÕils lÕont ŽtŽ trop t™t. Pierre avait le gŽnie imitatif ; il
nÕavait pas le vrai gŽnie, celui qui crŽe et fait tout de rien. Quelques-unes des choses quÕil fit Žtaient bien, la
plupart Žtaient dŽplacŽes. Il a vu que son peuple Žtait barbare, il nÕa point vu quÕil nÕŽtait pas mžr pour la
351 Comme le montre Manfred Kuhn dans sa biographie rŽcente de Kant, lÕoccupation russe deKšnigsberg a contribuŽ ˆ amŽliorer le statut des professeurs de lÕUniversitŽ dÕune manire significative: ilsrecevaient des invitations dans le Rathaus et Žtaient ainsi considŽrŽs comme les reprŽsentants de lÕŽlite. Les
officiers russes payaient gŽnŽreusement les professeurs pour des cours privŽs de diverses sciences. M. K UEHN, Kant. A Biography. New York, Cambridge University Press, 2004, pp. 112-118.
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police ; il a voulu civiliser quand il ne fallait que lÕaguerrir. Il a dÕabord voulu faire des Allemands, des
Anglais, quand il fallait commencer par faire des Russes : il a empchŽ ses sujets de ne jamais devenir ce quÕils
pourraient tre, en les persuadant quÕils Žtaient ce quÕils ne sont pas. CÕest ainsi quÕun prŽcepteur fran•ais
forme son Žlve pour briller au moment de son enfance, et puis nÕtre jamais rien. LÕempire de Russie voudra
subjuguer lÕEurope, et sera subjuguŽ lui-mme. Les Tartares, ses sujets ou ses voisins, deviendront ses ma”tres
et les n™tres, cette rŽvolution me para”t infaillible352.
Rousseau Žprouvait peu de sympathie pour la Russie et son travail sur la constitution de
Pologne, qui allait devenir bient™t la victime de lÕexpansion russe, ne fit quÕaugmenter ce
sentiment353. Cependant il a trs vite re•u une rŽaction de la part de son ennemi jurŽ qui dŽfendait
vivement les rŽformes de Pierre. Voltaire lui a rŽpondu avec son animositŽ habituelle dans un
article de son Dictionnaire philosophique intitulŽ Ç Pierre le Grand et J.J. Rousseau È : Ç Il est doux
dÕannoncer la chute des grands empires, cela nous console de notre petitesse È354. Il affirme avoir
rencontrŽ les Russes qui avaient Ç lÕesprit juste, fin, agrŽable, cultivŽ, et mme consŽquent È, en
ajoutant que si le peuple russe nÕŽtait pas suffisamment mžr au moment des rŽformes, Ç en ce cas,
le czar est admirable de lÕavoir fait mžrir È.
Mise ˆ part la rivalitŽ des deux grands hommes, cet Žchange malveillant met en relief la
disparitŽ des opinions sur les rŽformes de Pierre et le r™le futur de la Russie en Europe. Il convient
tout de mme de prŽciser que dans cette histoire Voltaire Žtait loin dÕtre un spectateur
dŽsintŽressŽ : il a rŽdigŽ lÕHistoir e de Charles 12 et lÕempereur Pierre 1, qui lui avait ŽtŽ
commandŽe par le gouvernement russe, dÕautant plus quÕil menait (comme Diderot, Beccaria et
nombre dÕautres) une correspondance avec lÕÇ Athnes du nord È - lÕimpŽratrice Catherine II de
Russie355. Il nÕest alors pas Žtonnant quÕil ait endossŽ ce r™le dÕavocat de la Russie : on peut dire
352 R OUSSEAU, J.J., Îuvres compltes, op. cit., vol.3, p. 386.
353 Ibid., pp. 1779-1780.
354 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique. Paris, Garnier, 1878, Vol.4, p.219.
355 Aprs sa mort, la nice de Voltaire a vendu sa bibliothque et ses archives ˆ la Russie o elles setrouvent encore actuellement. La proposition faite ˆ Diderot Žtait encore plus avantageuse: il pouvait utiliser
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que cette discussion marque Žgalement le dŽbut de lÕexpansion culturelle russe, qui a commencŽ ˆ
causer du tort ˆ sa rŽputation en Europe.
Dans un sens plus large, le dŽbat autour des rŽformes de Pierre, initiŽ par les philosophes
fran•ais, est devenu exemplaire. On peut y voir lÕopposition clairement distinguŽe entre le
progressisme de Voltaire et lÕinquiŽtude sur lÕintŽgritŽ du caractre national de Rousseau, que lÕon
peut qualifier de proto-romantique. En tant que tel il a une importance qui dŽpasse le cadre de la
discussion sur le destin de la Russie et sa place en Europe mais anticipe lÕexamen des enjeux
politiques et culturels de la modernisation. Au milieu du dix-huitime sicle la pensŽe russe nÕŽtait
certainement pas Ç assez mžre È pour prendre part au dŽbat, cependant on voit se former les bases
des positions des futurs adversaires : en un sens il sÕagit dÕune premire Žbauche de la collision
entre les Ç occidentalistes È (zapadniki) et les Ç slavophiles È qui traverse toute lÕhistoire de la
pensŽe russe des deux derniers sicles. Elle avait certainement un aspect langagier que nous allons
analyser ici dans ses grandes lignes. Dans ce domaine, de mme que dans maints autres, les
contrastes Žtaient flagrants : un voyageur qui visitait Moscou ˆ la fin du dix-septime sicle (avant
les rŽformes de Pierre) rapportait quÕil Žtait difficile de Ç trouver quelques personnes qui
ma”trisaient les langues Žtrangres È356, tandis quÕun sicle plus tard, ˆ la veille des guerres
napolŽoniennes, lÕaristocratie russe avait le fran•ais pour langue vŽhiculaire et nÕutilisait souvent le
russe que pour communiquer avec les subalternes. Cependant Rousseau sÕest trompŽ dans sa
prophŽtie : la Russie nÕa pas ŽtŽ conquise par les Tartares, et les percepteurs fran•ais auront
lÕoccasion de voir leurs Žlves briller en Europe. Rivarol, en commentant lÕinconstance des modes
littŽraires, a affirmŽ autrefois que Ç si les Esquimaux nous offraient tout ˆ coup douze Žcrivains de
premier ordre, il faudrait bien que les regards de lÕEurope se tournassent vers cette littŽrature des
sa bibliothque jusquÕˆ la fin de sa vie. Sur les rapports de Catherine II avec les philosophes voir E.
CARRERE DÕE NCAUSSE, Catherine II: Un ‰ge d'or pour la Russie. Paris, Fayard, 2004.
356
L. JAKUBINSKIJ, Îuvres choisies. La langue et son fonctionnement . (Jazyk i ego funktzionirovanije).Moskva, Nauka, 1986, p. 96.
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Esquimaux È357. La littŽrature russe de la seconde moitiŽ du dix-neuvime sicle Žtait en quelque
sorte la Ç littŽrature des Esquimaux È qui allait produire un choc culturel profond.
3.3.1.2. Deux concepts de la nation. La Russie entre Lumires et Romantisme
Le vecteur de la reterritorialisation de la Russie sur lÕEurope a alors ŽtŽ indiquŽ clairement,
mais ˆ partir dÕun certain moment il a commencŽ ˆ osciller entre deux centres de pouvoir. Au dix-
huitime sicle la question de savoir quelle Žtait la principale langue europŽenne ne se posait pas :
le Ç monde fran•ais È avait un seul rival, isolŽ sur les Iles Britanniques et contraint de procŽder ˆ
son expansion sur les autres continents. Pourtant lÕessor de la littŽrature, et surtout de la philosophie
et de la science allemandes, va crŽer un nouveau circuit de tension qui va changer le rapport de
forces en Europe. La Russie va jouer dans cette opposition un r™le tout ˆ fait particulier, tout
dÕabord gr‰ce ˆ ses nombreux sujets allemands : ˆ partir de la premire moitiŽ du dix-huitime
sicle, elle devient lÕun des principaux lieux dÕŽmigration, surtout des rŽgions de protestants358.
Dans la direction inverse les reprŽsentants de lÕŽlite russe sÕacheminaient vers les universitŽs
allemandes protestantes, comme celles de Halle, Gšttingen et Marbourg. Au dŽbut, cela
nÕempchait pas que la francophonie soit presque totale chez les Žlites, car, comme lÕa fait
remarquer Rivarol, cÕest par les Allemands que lÕon apprenait ˆ nŽgliger leur langue et prŽconiser le
fran•ais : Catherine II, elle-mme dÕorigine allemande, se disputait avec Friedrich II la
bienveillance des philosophes359. NŽanmoins, vers la fin du sicle, la mode de la philosophie
357 R IVAROL, De lÕuniversalitŽ de la langue fran•aise, op, cit., p.105.
358 A la veille de la Grande Guerre qui a ouvert lÕŽpoque des soi-disant Ç Žchanges de la population È,on comptait environ trois millions dÕAllemands en Russie.
359
Sur le plurilinguisme et la francophonie ˆ lÕŽpoque de Catherine II voir le numŽro spŽcial de larevue Histoire ƒpistŽmologie Langage. Tome 32, fascicule 1, 2010. Ç Catherine II et les langues È.
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allemande et, surtout, la peur des Ç voltairianismes È et du Ç rousseauisme È, dŽsormais associŽs ˆ la
RŽvolution et ˆ lÕathŽisme radical, allaient renverser cette situation.
Ainsi se pose la question de lÕinfluence sur la Russie durant cette pŽriode initiale de
diffŽrents concepts de la nation, celui de la France des Lumires et celui dÕorigine allemande,
qualifiŽ de romantique. Cette opposition persiste, et a mme connu une renaissance sous forme de la
dichotomie entre, pour reprendre lÕexpression de Habermas, le Ç patriotisme constitutionnel È et
les diverses conceptions essentialistes qui trouvent leur origine dans la notion de Volkgeist 360, dans
laquelle on peut facilement reconna”tre les deux utopies foucaldiennes. Notre interprŽtation de la
politique de la langue rŽvolutionnaire, qui met lÕaccent sur ses aspects molŽculaires renfor•ant les
liens affectifs entre les citoyens, nous permet de mettre en question la pertinence de cette
dichotomie361. NŽanmoins, elle est bien enracinŽe dans la tradition politique moderne qui avait un
impact significatif sur la pensŽe russe. Dans lÕimaginaire national, le choix idŽologique entre la
Ç clartŽ È fran•aise et la Ç profondeur È allemande Žtait synonyme de voix divergentes du
dŽveloppement national. En ce sens on croit que le mouvement slavophile devait beaucoup plus au
romantisme allemand quÕˆ la tradition (presque entirement oubliŽe au dix-neuvime sicle) de la
thŽologie orthodoxe. Ou, plus exactement, cette rŽfŽrence est une preuve de la rŽhabilitation du
Moyen Age, tout ˆ fait typique pour le romantisme.
Il faut prŽciser que le r™le dŽcisif de la premire Žtape a ŽtŽ accordŽ aux questions
langagires et non ˆ celles de lÕethnogense ou du territoire qui vont devenir prioritaires ˆ la fin de
dix-neuvime sicle. Ainsi Fichte, dans le quatrime de ses Discours ˆ la nation allemande,
prŽsente la langue comme Ç un lien naturel È qui unifie la nation, car Ç les hommes sont plut™t
360 Voir A. R ENAULT, PrŽsentation, dans I. FICHTE, Discours ˆ la nation allemande. Paris, Imprimerie Nationale, 1992 , pp. 12-19.
361
Ou bien, pour le dire encore une fois avec Rosanvallon, on ne peut pas correctement interprŽter laRŽvolution, en lisant le Contrat Social sŽparŽment de la Lettre ˆ DÕAlembert .
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formŽs par la langue quÕelle ne lÕest par les hommes È362. La langue a une force Ç naturelle et
unique È qui permet de lier des gŽnŽrations aux intuitions du Ç peuple-souche È (Urvolk ) et ainsi les
Allemands qui ont gardŽ la leur, ˆ la diffŽrence des autres peuples qui ont adaptŽ des langues
Ç nŽolatines È ou Ç dŽjˆ mortes È, ont accs ˆ sa Ç racine vivante È. Selon la thse romantique 363 la
langue ne ÇdŽpend nullement des dŽcisions arbitraires et conventions È et le renversement radical
des thŽories linguistiques du dix-huitime sicle, aussi bien que la supposition que, afin de
revitaliser les liens nationaux, il ne faut pas simplement Ç populariser È la langue, mais plut™t
retourner ˆ la Ç langue-souche È. Pour les orateurs jacobins la langue unifiŽe, claire et transparente,
Žtait lÕinvention humaine ou lÕinstrument permettant dÕŽtablir lÕunitŽ nationale, qui opre
simultanŽment au niveau rationnel et affectif. Pour les romantiques la langue-souche Žtait la
prŽmisse, qui avait rendu possible lÕunitŽ de la nation qui a Ç fourni une image sensible du
suprasensible È afin de Ç mettre en mouvement son organe spirituel È364.
Les Žcrivains et les penseurs qui travaillaient sur la modernisation de la langue russe se sont
trs vite heurtŽs au dilemme de Ç clarifier È la langue russe ˆ la fran•aise ou de la faire revenir ˆ la
Ç langue souche È ˆ la manire allemande. Paralllement ˆ ces dŽbats, lÕexpansion territoriale de
lÕEmpire Russe en Europe se poursuivait. Sur les territoires rŽcemment rattachŽs Žmergeaient de
nouveaux nationalismes, hostiles ˆ la domination russe, qui ont contraint le gouvernement ˆ
Žlaborer la politique de la langue au sens propre du terme. Ces deux problmes ont dŽterminŽ les
enjeux idŽologiques et politiques des projets de modernisation de la langue russe et de son
expansion territoriale.
362 I. FICHTE, Discours ˆ la nation allemande, op.cit., p.121.
363 Les commentateurs fran•ais tels que GuŽroult, LŽon, Philonenko ont beaucoup dŽbattu autour de laquestion de lÕappartenance de Fichte au romantisme. Cependant, comme le croit Alain Renault, cÕest dans sathŽorie de la langue quÕil est le plus proche du Romantisme. R ENAULT, PrŽsentation, dans I. FICHTE, Discours ˆ la nation allemande op.cit., pp.35-40.
364 I. FICHTE, Discours ˆ la nation allemande, op.cit., p.125.
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3.1.2 Le dŽveloppement du russe et la politique de la langue avant la rŽvolution
3.1.2.1. Les archastes et les novateurs : quelle voie pour la littŽrature russe ?
Ç On en a bien marre des discussions sur la Ç jeunesse È de la Russie È365 - a constatŽ dans
son Essai sur le dŽveloppement de la philosophie russe Gustav Chpet en 1922. Un Žtudiant de
Husserl, connu pour ses prises de positions occidentalistes, rejetait cependant lÕidŽe de traiter la
Russie comme une Ç nation adolescente È afin dÕexpliquer le sous-dŽveloppement des sciences et de
lÕŽducation par rapport ˆ lÕEurope. A cet Žgard, les sources europŽennes se montrent peu
informatives : le retour de la Russie dans un grand jeu politique sur le continent qui a eu lieu au dix-
huitime sicle, ne signifie pas quÕelle existait depuis dix sicles Ç hors de lÕhistoire È, hormis que
lÕon ne croit pas avec Chateaubriand que cÕest le christianisme occidental qui est en rapport direct
avec lÕhistoricitŽ vŽritable366.
LÕhistoire politique et linguistique de la Russie remonte au neuvime sicle, pŽriode durant
laquelle la ville de Kiev a ŽtŽ fondŽe et les deux moines grecs, Cyrille et MŽthode, ont traduit la
Bible dans une langue, connue aujourdÕhui comme mÕÇ ancien slavon È. Cependant, le rapport du
russe avec cette Ç langue-souche È, qui demeura pendant dix sicles la langue officielle de lÕŽglise
orthodoxe, sÕavre davantage plus problŽmatique que celui du fran•ais avec le latin : plusieurs
chroniques, composŽes en divers dialectes de lÕancien russe, ont ŽtŽ consŽquemment traduites en
ancien slavon, tandis quÕun grand nombre de sources ont ŽtŽ perdues pendant la pŽriode des
tumultes politiques. La tendance ˆ affirmer que la langue russe est la langue nationale sÕest
renforcŽe avec lÕessor de Moscou, qui sÕest imposŽ partir du quinzime sicle comme le nouveau
365 G. CHPET, Essai sur le dŽveloppement de la philosophie russe. (Ocherk razvitija russkoj filosofii),(1922), Moskva, Rosspen, 2006, vol.1, p.74.
366 Cette idŽe a ŽtŽ comprise dÕune manire littŽraire par un philosophe russe Petr Tchaadaev qui croyait
que la Russie sÕŽtait trouvŽe pendant des sicles hors de lÕhistoire. P. TCHAADAìEV, Lettres philosophiques.Lausanne, L'åge d'Homme, 2009.
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centre de rŽunion, alors cÕest son dialecte qui est ˆ la base du russe moderne. Cependant, jusquÕau
dix-huitime sicle, la plupart des livres Žtaient imprimŽs en ancien slavon, hormis les recueils de
lois, rŽdigŽs dans la langue des affaires de la chancellerie du Tsar, cÕest-Ј-dire, le dialecte de
Moscou367. Au dŽbut du dix-huitime sicle, les rŽformes de Pierre qui visaient la sŽcularisation de
la sociŽtŽ, ont beaucoup affaibli la position de lÕancien slavon : la langue russe a connu des
rŽformes importantes de son orthographe et de son usage, en se dŽbarrassant des archasmes et en
empruntant un nombre croissant de mots venus des langues occidentales (au dŽbut des dialectes
allemand du nord et du hollandais, puis du fran•ais)368.
Alors, au moment o Lomonossov a publiŽ sa Grammaire de la langue Russe, la situation
linguistique Žtait la suivante : le russe des affaires comme langue vŽhiculaire, le fran•ais qui
devenait la langue des Žlites Ð rŽfŽrentielle369, lÕancien slavon comme langue de lÕŽglise.
Lomonossov a proposŽ une rŽforme de la langue basŽe sur la Ç thŽorie des trois styles È remontant ˆ
FŽnelon : lÕancien slavon Žtait pour lui la source des emprunts pour le style Ç ŽlevŽ È (utilisŽ pour la
poŽsie Žpique et les chroniques), le style Ç moyen È de facto sÕorientait vers lÕallemand et le latin (il
a fait ses Žtudes avec Wolf ˆ Marburg et cherchait les moyens dÕŽlaborer le russe scientifique),
enfin, le Ç style bas È reproduisait le russe quotidien (utilisŽ, par exemple, dans les comŽdies)370. La
plus grande difficultŽ de la codification, annoncŽe par Lomonossov, Žtait le problme de la
syntaxe : lÕancien slavon, aussi bien que lÕallemand et le latin, avait de longues pŽriodes et
prescrivait de placer le verbe ˆ la fin, tandis que le russe parlŽ avait un ordre des mots trs flexible
367 JAKUBINSKIJ, Îuvres choisies, op.cit., p.128.
368 Ibid ., p.159-162.
369 La francophonie Žlitaire atteint son sommet vers le dŽbut du dix-neuvime sicle. Sur la formation dela Ç langue de salons È voir V. VINOGRADOV, La langue de Pouchkine. Pouchkine et lÕhistoire de la languelittŽraire russe. (Jazyk Pouchkina. Pouchkin i istorija russkogo literaturnogo jazyka). Moskva, Academija,1935, pp.195-236.
370 Ibid ., pp. 28-43.
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et une structure syntaxique beaucoup plus compacte371. Ainsi, dans sa forme initiale, la rŽforme de
Lomonossov est devenue la base des thŽories des slavophiles qui soulignaient lÕoriginalitŽ de la
langue russe, tandis que les occidentalistes, ˆ partir de Karamzine vers la fin du dix-huitime sicle
tentaient de la Ç franciser È, en rŽformant la syntaxe afin de la rendre plus Ç claire È372. Le r™le
dŽcisif dans cette discussion appartient ˆ Pouchkine, qui est considŽrŽ comme le fondateur du russe
contemporain. Pouchkine nÕa pas adoptŽ dans cette discussion un point de vue dŽfinitif : dÕun c™tŽ,
il justifiait lÕusage des Ç slovŽnismes È et rŽprouvait le Ç transfert mŽcanique È de la sŽmantique
fran•aise, de lÕautre, il souhaitait crŽer une Ç langue de la mŽtaphasique È sur lÕexemple fran•ais,
plut™t que latin ou allemand373. Cependant il encourageait ˆ rŽformer le style Ç moyen È, en
lÕenrichissant plut™t avec le lexique de la langue quotidienne quÕˆ suivre les normes de la Ç langue
de salon È et ses calques du fran•ais Ç mondain È374.
Cette tendance ˆ introduire la langue quotidienne ou Ç populaire È dans la littŽrature devient
dominante aprs Pouchkine, et au cours de la seconde moitiŽ du dix-neuvime sicle cette langue
de lÕaristocratie pleine de gallicismes et se distinguant par sa phonŽtique particulire (avec un r
Çgrasseyant È et lÕaccent sur la dernire syllabe) devient de plus en plus souvent un objet de
parodie. Elle demeure pourtant un sociolecte bien distinct, mais son r™le dans le dŽveloppement de
la langue littŽraire est considŽrablement affaibli, car la dŽmocratisation de lÕŽducation nÕa pas ŽtŽ
dŽterminŽe par la propagation du fran•ais. Par contre, dans les collges et les facultŽs des sciences
naturelles qui attiraient des ressortissants des classes moyennes, on Žtudiait plut™t lÕallemand et le
371 Ibid., pp. 56-58.
372 Les historiens dÕorientation formaliste comme Tynianov ou Vinogradov y voient le vŽritablecommencement de la discussion entre les slavophiles et les occidentalistes, tandis que les historiens de la
philosophie le lient aux dŽbats dans les cercles philosophiques de Moscou dans les annŽes trente et quarantedu dix-neuvime sicle. Cf. VINOGRADOV, La langue de Pouchkine, op.cit., pp. 45-110. Y. TYNIANOV. Learchaistes et le nouvateurs (Arkhaisty i novatory). Leningrad, Priboj, 1929. Pour lÕhistoire de la
philosophie : CHPET, Essai, op.cit., vol.2, p. 210-226.
373 VINOGRADOV, La langue de Pouchkine, op.cit., p.236.
374 Ibid., p.206.
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latin ŽlŽmentaire. Ainsi la prononciation Ç ˆ la fran•aise È devient plut™t la marque du
conservatisme linguistique, liŽ ˆ lÕŽducation Žlitaire. Bakhtine en trouve un exemple dŽmonstratif
dans Pres et enfants de Tourgueniev, o sÕopposent Bazarov, jeune Turc positiviste et mŽdecin
provincial, ˆ lÕoncle de son ami, Pavel Kirsanov, un aristocrate Ç comme il faut È dÕ‰ge moyen.
Pavel Petrovic, choquŽ par le Ç nihilisme È de son adversaire lui reproche de ne pas avoir de
Ç principes È, mais Bazarov lui rŽtorque Ç Aristocratie, libŽralisme, principes, progrsÉ que des
mots Žtrangers ˆ notre langue et compltement inutiles È375, en pronon•ant le mot Ç printzipy È ˆ la
manire allemande avec le Ç tz È au lieu du Ç c È doux et Ç aristocratique È. Cette petite
diffŽrenciation, dÕaprs Bakhtine, joue le r™le dÕune sorte de schibboleth qui indique bien la
tendance du dŽveloppement de la langue :
Ainsi les diffŽrentes prononciations du mot Ç printzipyÈ diffŽrencient dans ce roman le monde historico-
culturel et social : le monde cultivŽ des grandes propriŽtaires terriens des annŽes 20 ˆ 30, du XIXme sicle,
ŽduquŽ par la littŽrature fran•aise, Žtranger au latin, ˆ la science allemande, et le monde dÕintelligentsia
multiclasse, des annŽes 50, quand le ton Žtait donnŽ par les sŽminaristes et les mŽdecins, nourris de latin et
dÕallemand. Ce fut le rude accent latino-allemand qui lÕemporta pour la prononciation en russe du mot
Ç printzipy È376.
On peut ajouter que cÕest le Ç rude accent È qui a finalement triomphŽ sur la prononciation
aristocratique, Žtrange pour la phonŽtique slave. CÕest ainsi quÕon peut esquisser dans leurs grandes
lignes les tendances gŽnŽrales du dŽveloppement de la langue russe au dix-neuvime sicle. La
premire Žtape (au tournant des sicles) se caractŽrise par la dŽterritorialisation du russe de lÕancien
slavon des Ç livres anciens È et la reterritorialisation sur le fran•ais des salons aristocratiques.
Pourtant, cette tendance est vite devenue le frein de son dŽveloppement, car les Žlites francisantes
ont commencŽ ˆ abandonner leur langue maternelle ˆ lÕoubli. Pouchkine a bien ressenti ce danger
en faisant reterritorialiser la langue littŽraire sur la conversation quotidienne, et les gŽnŽrations
375 I. TOURGUENIEV, Pres et enfants. Paris, Charpentier, 1865, p.74
376 BAKHTINE, EsthŽtiques et thŽorie du roman, op.cit., p.174.
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suivantes lÕont imitŽ en effectuant la reterritorialisation sur le laboratoire. NŽanmoins, les
possibilitŽs de transformation de la langue russe Žtaient loin dÕtre ŽpuisŽes, comme le
dŽmontreront la rŽvolution et les divers mouvements dÕavant-garde qui seront en charge de la
gestion linguistique durant les premires annŽes qui ont suivi la rŽvolution.
3.1.2.2. La politique de la langue dans lÕEmpire Russe et le problme des Ç pŽriphŽries
occidentales È
LÕEmpire Russe au dix-huitime et au dŽbut de dix-neuvime sicle continuait son expansion
territoriale, couronnŽe par le triomphe sur son ancien ennemi, le royaume de Pologne. Cette
victoire avait une grande portŽe symbolique, car la Pologne menait depuis des sicles la politique de
la conversion au catholicisme et la polonisation de la population russe des anciennes provinces de
Russie de Kiev, tombŽes sous le sceptre de Rzeczpospolita suite ˆ lÕinvasion mongole. Pourtant, la
prŽtendue Reconquista russe a incorporŽ dans lÕempire une population trs hŽtŽrogne sur le plan
linguistique et religieuse (avec le partage de Pologne, une grande partie des juifs europŽens son
devenu les sujets russes)377. DŽsormais, ce sont les Ç pŽriphŽries occidentales È, pour reprendre
lÕexpression dÕAlexey Miller, qui sont devenues un problme permanent pour la politique intŽrieure
de lÕEmpire russe et lÕintroduit une topique compltement nouvelle : celle de la politique de langue.
Aussi Žtrange que cela puisse para”tre, la politique de la langue de la Russie dans ces provinces
occidentales nÕest devenue lÕobjet dÕŽtudes dŽtaillŽes que dans les deux dernires dŽcennies378.
Pourtant ces Žtudes portent plus souvent sur des cas particuliers (le polonais, le lithuanien, le
377 Sur la question juive voir MILLER , Romanov Empire and Nationalism, op.cit ., p. 93-138.
378 Il faut noter surtout lÕimportance des travaux dÕAlexey Miller. Voir aussi le numŽro de revue Ab Imperium, 2, 2005. A. K APPELER , Russland als Vielvolkreich: Enstehung, Geschichte, Zerfall. Munchen,C.H.Beck, 1992 ; T. WARTMAN, Scenarios of Power: Myth and Ceremony in Russian Monarchy from Peter
the Great to the Abdication of Nicholas II . Princeton University Press, 1994.
J. CADIOT. Le laboratoireimpŽrial : Russie-URSS 1870-1940. Paris, CNRS, 2007.
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yiddish, lÕukrainien ou le biŽlorusse que sur la politique de la langue de lÕEmpire russe dans sa
totalitŽ379. Bien quÕil nÕexiste pas encore dÕouvrage sommaire sur le sujet, on peut tout de mme
lÕesquisser en grandes lignes.
LÕEmpire Russe reprŽsentait un conglomŽrat de diverses entitŽs politiques, qui profitaient
souvent dÕun certain grade dÕautonomie. CÕŽtait bien le cas du Royaume de Pologne, appelŽ
dŽsormais ˆ la manire russe Ç tzarzstvo polskoje È, o les Žlites locales gardaient leurs privilges
et avaient le droit dÕavoir leur propre parlement et de dŽcider de la politique culturelle, ˆ lÕexception
des questions religieuses (la crainte de prosŽlytisme catholique persistait toujours). Pendant un
demi-sicle de domination russe (avec une interruption lors des guerres napolŽoniennes) la question
de la langue ne se posait presque pas : en prescrivant aux juifs de traduire les documents de yiddish
ˆ une langue accessible ˆ lÕadministration impŽriale, on leur proposait le choix entre le russe, le
polonais et lÕallemand380. A la diffŽrence du pouvoir russe, les Žlites polonaises Žtaient trs actives
dans lÕassimilation des habitants de leur royaume, bien quÕil nÕy ait pas dÕindŽpendance de facto.
Certains historiens parlent de la polonisation croissante de la population ukrainienne, biŽlorusse et
lithuanienne dans le premier tiers de dix-neuvime sicle381.
379 Pour le Lithuanien et biŽlorusse: D. STALIUNAS, Making Russians: Meaning and Practice of Russification in Lithuania and Belarus after 1863. Amsterdam, Rodopi, 2007. M. DOLBILOV. Le pays russe,la foi etrangre. (Russkij kraj, chujaja vera). Moskva, NLO, 2010. Pour le polonais : D. BEAUVOIS. Pouvoir
russe et noblesse polonaise en Ukraine 1793-1830, Paris, CNRS, 2003. B. USPENSKIJ, Ç Nicolas Iet la
langue polonaise (Nikolaj I i polskij jazyk) dans Essais Historique et philologiques (Historiko-filologithceskije octcherki). Moskva, Jazyki slovjanskoj kultury, 2004. Pour lÕukrainien : A. MILLER , TheUkrainian Question: The Russian Empire and Nationalism in the 19th Century. Budapest, CEU Press, 2003.D. VULPIUS, Nationalisierung der Religion: Russifizierungspolitik und ukrainische Nationsbildung 1860-1920. Wiesbaden, Harrassowitz, 2005. Pour le finlandais et pays baltes : E. THADEN, Russification in the Baltic Provinces and Finland, 1855-1914. Princeton University Press, 1981.
380 Comme lÕa fait remarquer Miller •a se sert de Ç preuve que le pouvoir considŽrait alors la languecomme un medium, et non comme un instrument de la formation de lÕidentitŽ È. A. MILLER , Ç IdentitŽ etallŽgeance dans la politique linguistique de l'Empire russe È dans J. CADIOT, D. AREL, L. ZAKHAROVA. (dir.)Cacophonies d'empire : Le gouvernement des langues dans l'Empire russe et l'Union soviŽtique. Paris,CNRS, 2010, p. 41.
381 Ibid , pp. 41-42.
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La grande rŽsurrection polonaise de 1830-31 a mis fin ˆ ce Ç fatalisme linguistique È de
lÕEmpire Russe. Cet Žvnement a fait un grande bruit en Europe, qui a pris le cotŽ polonais382, et
ainsi a dŽmontrŽ pour la premire fois lÕimportance de la politique linguistique pour le
gouvernement impŽrial. La question se rŽpartissait en deux parties: la politique culturelle et
linguistique ˆ lÕŽgard des peuples qui nÕŽtaient pas censŽs tre soumis ˆ lÕassimilation totale
comme les polonais et les juifs, et ceux qui Žtaient considŽrŽs comme reprŽsentant les branches du
peuple Ç Grand russe È comme les ukrainiens (dŽnommŽ Ç petits-russes È383), biŽlorusse et mme,
partiellement, les lithuaniens384.
La consŽquence directe de cet Žvnement Žtait lÕadaptation de la nouvelle idŽologie de de
lÕempire, qui a ŽtŽ formulŽe dÕune manire laconique par le nouveau ministre de lÕinstruction
publique comte Uvarov qui a lancŽ en 1833 sa cŽlbre triade ÇlÕorthodoxie, autarchie, le principe
national (narodnostj) È. La premire mesure de nouveau ministre Žtait la fermeture des universitŽs
o dominait le polonais (comme celle de Vilno et de Kremenetz) et la fondation dans toutes les
universitŽs dÕEmpire dÕun dŽpartement de lettres russes. LÕusage de la langue polonaise a subi une
rglementation trs stricte, le nombre des journaux et de livres, aussi bien que de Žcoles
ŽlŽmentaires a considŽrablement diminuŽ. Mme la discussion en polonais dans les places
382 Michelet a Žcrit contre la Russie un pamphlet qui a re•u une rŽponse Žloquente de la part de Ç presu socialisme russe È Alexandre Herzen a ou il a tentŽ de prŽsenter ˆ la publique europŽen la pensŽerŽvolutionnaire russe. Voir son A. HERZEN Ç Du dŽveloppement des idŽes rŽvolutionnaires en Russie È dansÎuvres en trente volumes. (Sobranije sotchinenij v rtidzati tomakh), Moskva, Akademija Nauk, 1954-1969.Vol. 14, pp. 148-189. Vol. 7, pp.9-132.
383 Contrairement aux affirmations des partisans du projet national ukrainien, le terme Ç Petite Russie ÈnÕa pas ŽtŽ le produit de la conscience chauviniste impŽrial. A lÕŽpoque de Pierre, il a ŽtŽ forgŽ par analogieavec la Ç petite Grce È qui dŽsignait le PŽloponnse et la Ç Grande Grce È qui dŽsignait la totalitŽ descolonies ou le monde hellŽnistique. Ainsi la petite Russie soulignait le fait que cÕest la ville de Kiev, rattachŽa nouveau en 1667 que Žtait le berceau du premier Etat russe. Tandis que le mot Ç Ukraine È dŽrive ˆ laÇ pŽriphŽrie È (Ç okraina È en russe, les pŽriphŽries occidentales Ð Ç zapadnyje okrainy È), et ainsi sonŽtymologie est semblable ˆ celle de Province. Sur la sŽmantique historique des ethnonymes et des toponymesvoir MILLER , The Ukranian Question, op.cit., pp. 25-38.
384 STALIUNAS, Making Russians, op. cit ., pp. 18-21.
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publiques dans certaines rŽgions, ils ne constituaient pas la majoritŽ, a ŽtŽ interdite. Ces restrictions
engendraient souvent des situations anecdotiques : lors dÕun seul trajet de train on pouvait faire
plusieurs aller-retour dans les zones ou le polonais avait ŽtŽ autorisŽ, donc, le lois obligeait les
polonophones de faire a plusieurs reprises le langage-switch entre les stations385.
Ces rŽpressions visaient ˆ empcher lÕinfluence culturelle polonaise sur les paysans petits-
russe et biŽlorusses, dŽsormais considŽrŽs comme une partie du peuple grand-russe. Vers les annŽes
cinquante le gouvernement impŽrial a saisi que cette influence ne se limitait pas ˆ la religion, mais
sÕŽtendait au le domaine de la langue. Ainsi intervient la question de lÕusage de lÕalphabet qui Žtait,
au moins en dix-neuvime sicle, la particularitŽ de la politique de la langue dans lÕEmpire Russe :
ni la France, ni lÕAllemagne, ni lÕEspagne, ni lÕItalie ne rencontraient de problme semblable, car
tous leurs Ç patois È se basaient sur des lettres latines. En revanche, au cours de vingtime sicle le
choix et les reformes de lÕalphabet sera un problme essentiel pour les pays de lÕAsie de Turquie au
CorŽe et Japon386, en passant par lÕAsie centrale soviŽtique, comme nous verrons bien t™t. Mais
cÕest lÕEmpire Russe qui Žtait le pionnier pour cette question : les tentatives de latinisation de
Ç dialecte petit-russe È dans les annŽes cinquante ont ŽtŽ considŽrŽs comme une menace, bien que,
avant ce temps on ait publiŽ des livres ukrainiens en lettres latines aussi bien quÕen cyrillique387.
Un censeur qui a refusŽ la publication du manuel avec le Ç nouveau alphabet ukrainien È, soutenait
que :
385 MILLER . The Romanov Empire and nationalism, op.cit ., p.70.
386 Sur la Turquie : L.J. CALVET, Guerres des langues. Paris, Hachette, 1987, pp. 188-195, Sur leJapon : N. GOTTLIEB, Language Policy in Japan: The Challenge of Change. New York, CambridgeUniversity Press, 2009.
387 La seule exception Žtait lÕAutriche Hongrie, dont la politique Žtait la reprŽsentation de miroir de la
politique russe de cyrillisation. MILLER , The Ukranian question, op.cit., p. 211-220.
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É la population locale polonaise sÕefforce avec opini‰tretŽ dÕintroduire aprs de la population de souche russe
lÕalphabet polonais dans le but de supplanter lÕalphabet cyrillique et ainsi dÕinhiber, par le biais de la littŽrature,
le patriotisme russe et dÕinstiller progressivement un sentiment national polonais388.
En 1859 on interdit pour la premire fois lÕusage de lÕalphabet latin pour lÕukrainien389
.
LÕaffranchissement des serfs, un Žvnement capital dans lÕhistoire russe survenu en 1861 nÕa fait
quÕaugmenter lÕattention quÕon accordait aux questions linguistiques, car lÕafflux des paysans dans
les grandes villes stimulait considŽrablement le besoin dÕŽcoles populaires. En 1863 la circulaire de
Valuev interdisait lÕusage de la langue ukrainienne dans les Ç Žcoles pour le peuple È, et
graduellement lÕidŽe que lÕalphabŽtisation des masses devait tre effectuŽe en langue littŽraire
Ç grand russe È devenait dominante. Pourtant, la politique du gouvernement dÕinterdiction de
lÕalphabet latin aussi bien que de lÕusage exclusif du russe Žtait loin dÕtre consŽquente et
connaissait plusieurs dŽviations depuis le dernier tiers de dix-neuvime sicle. Probablement, il est
plus correct de dire quÕelle a changŽ avec chaque nouveau gouverneur de Kiev sans tre fixŽe dÕune
manire dŽfinitive.
NŽanmoins, la politique de la langue impŽriale nÕavait jamais eu de caractre uniforme : ces
restrictions et rglementations diffŽraient dÕune langue ˆ lÕautre selon le changement de la
conjecture politique. Par exemple, lÕŽducation en langue allemande dans les provinces baltes nÕa
pas ŽtŽ mise en question jusque dans les annŽes soixante-dix du dix-neuvime sicle, car la
monarchie russe nÕavait pas de raisons de douter de la loyautŽ des ses sujets allemands390.
Cependant, suite au Vereinigung et surtout la montŽ des tension avec lÕEmpire de Habsbourg qui
388 CitŽ selon MILLER , Ç IdentitŽ et allŽgeanceÉ È, p. 46.
389 Les interdictions semblables visaient le lithuanien (1865).
390 Mme au contraire, on le considŽrait comme lÕun des piliers du rŽgime. Alexandre Herzen ridiculisait
cette fidŽlitŽ des allemands ˆ lÕŽgard du Tsar dans son pamphlet Ç Les russes allemands et les allemandsrusses È (Russkije nemtzy i nemtzkije russkije) dans A. HERZEN. Îuvres, op. cit., Vol. 14, pp. 148-189.
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supportait le projet du nationalisme ukrainien hostile ˆ Saint-PŽtersbourg, le nombre des Žcoles et
des fonctionnaires germanophones dans les provinces de lÕouest a considŽrablement diminuŽ391.
Pourtant nous croyons que ce serait une plus grande faute de comparer cette politique
incohŽrente avec le Kulturkampf allemand ou les reformes de Jules Ferry. Tout dÕabord elle nÕa pas
rŽussi ˆ Žlaborer une conception consŽquente dÕunification nationale au sens moderne du terme, car
lÕEmpire de Romanov a freinŽ, non pas seulement les projets nationaux de ses minoritŽs mais aussi
celui des russes392. La situation avec lÕŽducation populaire Žtait dŽplorable : ˆ lÕŽpoque de ministre
Uvarov (1833-1849) le nombre des Žtudiants ne dŽpassait pas 100 milles sur 50 millions de la
population393. DÕautant plus quÕun grand nombre des ces Žtudiants apprenait ˆ lire en polonais ou
allemand et pas en russe, et ainsi le taux dÕanalphabŽtisme parmi les paysans russes Žtait beaucoup
plus ŽlevŽ par rapport ˆ de nombreux autres groupes ethniques qui habitaient aux Ç pŽriphŽries
occidentales È de lÕEmpire394. Le projet de lÕinstruction ŽlŽmentaire obligatoire ˆ lÕexemple de
Europe nÕa jamais ŽtŽ mis en place avant la rŽvolution. CÕest la RŽvolution dÕOctobre qui a posŽ
impŽrativement la question de lÕinstruction des masses, tandis que lÕAncien rŽgime, selon le mot de
Staline, a engendrŽ des Ç contradictions inconciliablesÈ395. Le problme nÕŽtait pas lÕoppression et
la russification des minoritŽs qui Žtait souvent moins dure que dans les pays europŽennes, mais dans
le fait que, pour ainsi dire, les russes nÕavaient pas ŽtŽ suffisamment russifiŽs. Les successeurs de
391 MILLER , Ç IdentitŽ et allŽgeanceÉ È, op.cit., p. 57.
392 Sur le rapport entre lÕimaginaire nationaliste et lÕempire MILLER , The Romanov Empire, op.cit., pp.161-176.
393 S. K NJAZKOV, N. SERBIN, Essai sur lÕ histoire de lÕŽducation populaire sous Alexandre II (Otcherkistorii narodnogo obrazovanija pri Alexandre II). Moskva, Polza, 1910, p.237.
394 Cf. Le taux dÕanalphabŽtisme par ethnie juste aprs la rŽvolution en 1926. Le pourcentage de la population qui savait lire Žcrire : les lithuaniens Ð 70.6, Juifs Ð 72.3, Polonais Ð 53.8, Russes 45.8,Ukrainiens, 41.3, BiŽlorusses Ð 37.3. T. MARTIN, The Affirmative Action Empire: Nations and Nationalismin the Soviet Union, 1923-1939. New York, Cornell University, 2001, p. 127.
395 I. STALINE. Le marxisme et la question nationale et coloniale. Trad. Paris, Editions Sociales, 1949, p.86
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Pierre nÕavaient certainement pas du gŽnie, car pour paraphraser Rousseau, ils voulaient russifier
des polonais, des juifs et des lithuaniens quand il fallait dÕabord Ç faire des russes È.
Chapitre 2. La politique de langue dans lÕUnion SoviŽtique : le chantier communiste et la
question de langue.
3.2.1. PrŽmisses du chantier langagier communiste : Formalisme plus enracinement du pays
entier.
3.2.1.1 Le concept soviŽtique de Ç natzionalnostj È et sa diffŽrance avec le modle rŽpublicain
fran•ais
Afin dÕentrer dÕemblŽe dans la problŽmatique de la construction langagire soviŽtique, nous
allons nous rŽfŽrer a un exemple Žvocateur, qui nous permettra de comprendre la diffŽrence
essentielle avec le modle fran•ais rŽpublicain, adaptŽ au gauche comme ˆ droite. En 1983 un livre
dÕethnographe soviŽtique Salomon Brouk La population du monde a ŽtŽ publiŽ ˆ Moscou en
traduction fran•aise. CÕŽtait une pratique normale de lÕŽpoque : les maisons dÕŽdition publiaient et
traduisaient dans les principales langues Žtrangres des sources quÕon croyait importantes afin de
les distribuer aussi bien en Europe que dans les pays du tiers monde. Parmi les personnes qui Žtaient
censŽs tre les lecteurs de ce genre de publications, il y avait le premier secrŽtaire du parti
communiste fran•aise Georges Marchais. Le livre de Brouk donnait la description de chaque pays
du monde de Ç point de vue ethno-dŽmographique È et, selon, la mŽthodologie choisie, on comptait
en France 82.5% de fran•ais, soit 44 millions des habitants. En plus des fran•ais, on trouvait les
Alsaciens, les Basques, les Catalans, les Corses, Flamands, les Juifs, les ArmŽniens et cit. Le 29
fŽvrier 1984, LÕHumanitŽ a publiŽ la lettre ouverte de Marchais adressŽe ˆ la ComitŽ Central du
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Parti Communiste de lÕUnion SoviŽtique ou il parlait de sa Ç trs vite irritation È liŽe aux
Ç allŽgations odieuses et ridicules È quÕil avait trouvŽ dans ce livre :
Pour nous, comme pour tous les citoyens de notre pays, est fran•ais tout homme, toute femme de nationalitŽ
fran•aise. La France nÕest pas un Etat multinational : cÕest un pays, une nation, un peuple, fruits dŽjˆ dÕune
longue histoire. Toute tentative Ð opŽrant sur les critres dont la frontire avec le racisme est imprŽcise -, visant
ˆ dŽfinir comme non Ç purement È fran•ais tels ou tel membre de la CommunautŽ fran•aise, est une offense ˆ
la conscience nationale. Personne, ici, ne peut lÕaccepter et notre Parti mois que tout autre396.
Presque chaque phrase dans ce passage est Žvocatrice : le refus de la soi-disant
Ç multinationalitŽ È, lÕidentification de la nation et du peuple, lÕassociation de la diffŽrence des
fran•ais avec les autres Ç nationalitŽs È, avec le racisme, la conviction que la Ç conscience
nationale È dŽpasse la division entre la gauche et la droite. CÕest aussi en quelque sorte un
manifeste de ce fameux eurocommunisme, adaptŽ par le PCF ˆ lÕŽpoque de Marchais, qui constate
la prioritŽ de conservation de lÕidentitŽ nationale en dŽpit de dictature de prolŽtariat. Ainsi il indique
clairement une rupture entre la culture politique fran•aise, mme dans sa version de gauche avec la
Ç multinationalitŽ È qui Žtait concept clŽ de la construction Žtatique soviŽtique.
Cette idŽe nÕa pas disparue avec la chute de lÕUnion SoviŽtique. Un autre exemple est donnŽ,
ˆ titre personnel, par un historien canadien Terry Martin, lÕauteur dÕun ouvrage classique sur le
politique soviŽtique des nationalitŽs. Il atteste que, lors de ses visites en Russie ou lÕUkraine il lui
est toujours demandŽ sa Ç nationalitŽ È (natzionalnostj)397, la question ˆ laquelle il rŽpondait
toujours Ç canadien È on Ç mennonite È. Ces rŽponses ne semblaient jamais satisfaisantes ˆ ses
interlocuteurs qui prŽcisaient que Ç One is a religion and the other is just citizenship È398. Alors il
reste une certaine catŽgorie qui esquive la matrice de lÕidentification europŽenne qui a la nationalitŽ
396 CitŽ selon P. SERIOT, Les langues ne sont pas les choses. Paris, Petra, 2010. p. 67.
397 En russe Ç :);'$:)-<:$=><È.
398 MARTIN, The Affirmative Action, op.cit., p. XIII.
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et la religion comme principes propres dÕorganisation. Dans cet exemple on voit quÕil ne sÕagit non
plus de la race.
Nous croyons que ce terme de Ç natzionalnostjÈ qui semble dÕtre un simple calque des
langues europŽennes, mŽrite de rester sans traduction ˆ lÕexemple dÕ Intelligentzia. Dans la
conscience linguistique soviŽtique, natzionalnostj ne se rŽduit pas ˆ la citoyennetŽ
(grazhdanstvo399), ni ˆ la religion (veroispovedanije400), ni mme ˆ la langue (on dit
Ç russkoajazychnij È pour un russophone). Dans cette optique, on peut rester russe, juif ou ouzbek
mme si on habite au Japon, fait partie dÕune petite secte bouddhiste et ne parle que lÕanglais.
Pourtant du point de vue historique, la clŽ pour comprendre la gense de ce concept est la
politique de la langue soviŽtique. LÕUnion SoviŽtique est un pays o il y a beaucoup des
natzionalnostji (en pluriel) et cÕest la langue russe qui les sert de moyen de la communication. Aussi
Žtrange que cela puisse para”tre, il est presque impossible de trouver, dans la littŽrature spŽciale en
russe, le terme Ç langue vŽhiculaire È, au lieu duquel o on utilise lÕancien terme soviŽtique la
Ç langue de la communication entre les natzionalnostji È (jazyk mejnatzionalnogo obshenija)401.
Ainsi, la fonction de cette langue est dÕŽtablir la communication et garantir leur ŽgalitŽ :
Le fait quÕon a langue de la communication entre les natzionalnostji ne met pas en question le statut lŽgal des
langues de peuples de lÕUnion SoviŽtique. Il faut tracer la frontire dŽfinitive entre cette langue et la langue
Žtatique, qui est normalement imposŽe aux tous les peuples qui habitent dans cet Žtat. Une telle langue
399 Qui remonte Žgalement au Ç grad ÈÐ ou la Ç citŽ È. Voir la comparaison de la Ç citoyennetŽ È russeen comparaison avec les autres langues europŽennes. BENVENISTE, E. Ç Deux modles linguistiques de lacitŽ È dans Essais sur la linguistique gŽnŽrale, op.cit., Vol.2, pp. 272-280.
400 Ca signifie littŽralement Ç la profession de foie È.
401 Juliette Cadiot le traduit par Ç langage de la communication interŽtatique È ce qui nous semble tre
assez imprŽcis. J. CADIOT. Ç A grands pas vers le russe : lÕŽgalitŽ des langues dans les annŽes vingt ettrente È, dans J. CADIOT, D. AREL, L. ZAKHAROVA. (dir.) Cacophonies d'empire, op. cit, p. 111.
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obligatoire peut exister seulement dans un Žtat plurinational bourgeois, ou la langue de la nation Žtatique de
facto et de juro imposŽe aux toutes les nations (natzijam) et les peuples (narodnostjam)402.
Ainsi, on voit que le concept de Ç langues de le France È (ou de Ç langues dÕEurope È) nÕest
pas si nouveau. La langue russe, qui sert de mŽdiateur dans la conglomŽration des Ç langues des
peuples soviŽtiques È est acceptŽe volontairement403 (il nÕest pas question de discuter maintenant si
cÕŽtait toujours confirmŽ dans la pratique) par les reprŽsentants de toutes les natzionalnostji. Par
consŽquent, pour comprendre la diffŽrence entre la politique de la langue soviŽtique et celle des
Ç Žtats bourgeois È (y compris la Russie tzariste) on doit finalement Žclairer ce quÕon entend par
natzionalnostj et comment ce terme a ŽtŽ mis en place.
3.2.1.2. Formalisme et la mŽthode sociologique
Il serait logique de supposer que cette mystŽrieuse natzionalnostj est issue du marxisme
soviŽtique et de son traitement de la question des langues. Pourtant, le rapport entre le marxisme et
la linguistique restait toujours trs problŽmatique. Vers la fin des annŽes vingt Ð dŽbut des annŽes
trente il Žtait de bon ton de commencer les ouvrages, consacrŽs ˆ ce sujet, par le constat que la
science des langues marxistes est encore ˆ inventer. Dans lÕintroduction ˆ son Ïuvre Marxisme et
philosophie du langage, publiŽ en 1929, Volo"inov, affirme que Ç Il existe ˆ ce jour aucun ouvrage
dÕorientation marxiste en philosophie de langage. Quant aux travaux marxistes consacrŽs ˆ des
domaines autres mais proches, ils ne contiennent pas de commentaires prŽcis et dŽtaillŽs sur lelangage È404. Si nous croyons ˆ ce que dit Volo"inov, qui ne reprŽsentait pourtant pas le
402 M. ISSAEV. Cent trente Žgaux en droit. Sur les langues de peuples de lÕUnion SoviŽtique.( Stotridzat ravnopravnykh. O jazykakah narodov Sovetskogo Sojuaza). Moskva, Nauka, 1970, p.45.
403 Comme le constate Miller, dŽjˆ en dix-neuvime sicle il existait deux termes pour laÇ russification È, quÕon peut traduire comme Ç russifier È et Ç se faire russifier È. MILLER , The Romanov Empire, pp. 45-65.
404 V. VOLOSINOV, Marxisme et philosophie du langage : les problmes fondamentaux de la mŽthode sociologique dans la science du langage. Trad. P. SERIOT, I. TYLKOWSKY-AGEEVA. Limoges, Lambert
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mainstream405, nous devons constater cette situation paradoxale : la Ç construction langagire È
(jazykovoje stroitelstvo) dans les nouvelles rŽpubliques soviŽtiques Žtant en pleine essor, on nÕavait
pas encore de mode dÕemploi clair qui soit conforme ˆ la doctrine marxiste.
NŽanmoins, ˆ partir du dŽbut des annŽes trente, avec lÕascension de Staline vers le pouvoir,
cÕest la fameuse Ç nouvelle doctrine de la langue È de Nikolaj Marr qui a ŽtŽ dŽclarŽe ligne
officielle de la partie406. Cette dŽcision a certainement dŽconcertŽ les linguistes professionnels (Mar
Žtait un ethnologue), aussi bien que les thŽoriciens marxistes qui cherchaient leurs idŽes dans la
praxis de la construction langagire. Selon les tŽmoignages de ses contemporains, Marr, membre de
lÕancienne acadŽmie des sciences, Žtait loin dÕtre un marxiste convaincu, mais supportait le
pouvoir soviŽtique pour raisons de carrire407. Par consŽquent, sa doctrine a ŽtŽ vivement critiquŽe
au dŽbut pour ses fautes linguistiques408, aussi bien que pour le manque dÕintŽrt pour la sociologie
Lucas, 2010, p. 115. Cf. Ç La science de langue marxiste nÕexiste pas È. P OLIVANOV, Pour la science des
langues, op.cit ., p.4.
405 CÕest pour cette raison-lˆ quÕon nÕentre pas dans lÕanalyse de ce travail, bien connue en France, nidans ceux de Bakhtine et les autres membres de son Ç cercle È. RŽcemment on a abandonnŽ lÕidŽe delÕidentification de Volo"inov ˆ Bakhtine. VOLOSINOV, Marxisme et philosophie du langage, op.cit., pp. 19-47. On accuse mme Bakhtine de plagiat et dÕutilisation des travaux de membres de son Ç cercle È. J.P. BRONCKART, C. BOTA. Bakhtine dŽmasquŽ. Histoire dÕun menteur, dÕune escroquerie et dÕun dŽlirecollectif. Genve, Droz, 2011.
406 Sur le marrisme, voir F. GADET, J.M. GAYMAN, Y. MIGNOT, E. R OUDINESCO. Les ma”tres de lalangue. Paris, Maspero, 1979, R. L'HERMITTE, Marr, marrisme, marristes, une page de l'histoire de la
linguistique soviŽtique. Paris, Institut d'Žtudes slaves, 1987, V. ALPATOV, Marr et marrsime (Mar i marrism),
Moskva, 1991. M. YAGELLO, Ç Le roi nu. Le cas de Nicolas Marr È dans Les langues imaginaires. Paris,Seuil, 2006, pp.149-170.
407 Pour dŽvoiler le conformisme de Marr, Polivanov rapporte le tŽmoignage dÕun linguiste danois ˆ quiMarr avait dit lors dÕun colloque international a propos de son marxisme quÕ Ç il faut hurler avec les loups È.POLIVANOV, Pour la science des langues marxiste, op.cit, p.6.
408 Polivanov a fait un grand exposŽ avec la liste des fautes linguistiques de Marr. Sur la dŽbat autour dumarrisme : E. POLIVANOV, Essais sur les langues orientales et la linguistique gŽnŽrale. (Trudy po
vostochnomu i obshemu yazykoznaniju). Moskva, Glavnaja redakzija vostochnoj literatury, 1991. pp. 508-588.
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du langage409. Cependant elle a ŽtŽ vivement supportŽe par Staline, qui a promu Marr au rang de
chef des sciences de langues soviŽtique, quÕil est restŽ jusqu'ˆ sa mort en 1934. La doctrine de Marr
demeurait la ligne gŽnŽrale du parti jusquÕˆ 1950, quand Staline lÕa abrogŽ en personne dans son
cŽlbre essai410. La promotion des idŽes de Marr, malgrŽ ses hypothses fantastiques et son
marxisme redoutable, nÕŽtait certainement pas fortuite, comme nous le verrons dans la section
suivante. Pourtant elle Žtait promue en procs ou mme a posteriori des discisions importantes
concernant les principes de la politique de la langue soviŽtique, ŽlaborŽes au milieu des annŽes
vingt. Par consŽquent, on doit chercher ses sources ailleurs.
Nous supposons que, aussi Žtrange qui cela puisse para”tre, un grand support thŽorique pour
la construction langagier soviŽtique Žtait le mouvement du formalisme russe. Dans la premire
moitiŽ des annŽes vingt, le formalisme Žtait, pour ainsi dire, un vŽritable mainstream dÕavant
garde411. Vers 1924-25 il a ŽtŽ attaquŽ par la critique littŽraire marxiste, mais restait en quelque
sorte, une grande figure de rŽticence, surtout dans les Žtudes de lÕhistoire littŽraire, au cours des
annŽes trente. On doit constater Žgalement que, faute de Brunot russe, les premires tentatives
dÕŽcrire lÕhistoire sociale de la Ç langue de Pouchkine È ont ŽtŽ fait par les chercheurs issus de
mouvements formalistes, comme Jakubinskij, Polivanov, Vinokur 412 ou travaillant, pour le dire
409 Parmi les plus connu Žtait lÕattaque du jeune linguiste Danilov, laideur du mouvement Ç Frontlangagier È (Jazykofront). G. DANILOV. Ç Sur la question de la linguistique marxiste È (K voprosu omarxistkoj lingvistike È. Literatura i marxism. Kn.6, 1928, pp. 115-137. CÕest contre lui que Jakubinskij aŽcrit son article Ç Contre le danilovisme È. IVANOVA. Jakubinskij, op. cit., pp. 230-275.
410 I. STALINE. Ç Le marxisme et questions de linguistique È, trad. Y. MIGNOT, dans F. GADET, (et al.), Les ma”tres de la langue, op.cit, pp. 198-219. Paris, Maspero, 1979. On croyait depuis longtemps (v. parexemple LECERCLE, Deleuze and the Language, op.cit., p. 263) que cÕest Viktor Vinogradov qui Žtait son ghostwriter . Cette version a ŽtŽ ŽcartŽe dans le rŽcente ouvrage dŽtaillŽ qui analyse les manuscrits de Staline.B. ILIZAROV. LÕacadŽmicien honoris causa Staline et lÕacadŽmicien Marr. (Potchetnij akademik Stalin iakedemik Marr ). Moskva, Vetche, 2012.
411 V. ERLICH, Russian Formalism, op.cit., p. 67-77.
412 L. JAKUBINSKIJ, Histoire du Russe ancien. (Istorija Drevnerusskogo jazyka). Moskva, Nauka, 1953.,
G. VINOKUR , Îuvres choisis sur la langue russe. (Izbrannyje raboty po russkomu jazyku) . Moskva,GOSPEDGIZ, 1959. V. VINOGRADOV. Essais sur lÕhistoire de langue littŽraire russe de XVIII-XIX
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avec Viktor Erlich Ç dans sa pŽriphŽrie È413, comme Vinogradov ou !irmunskij. On a dŽjˆ
mentionnŽ dans lÕintroduction que le terme mme de formalisme Žtait trs polysŽmique. Chez
plusieurs formalistes on peut trouver une attitude Ç puriste È qui consiste dans un refus de la
politique de la langue au sens propre. Ainsi Georgij Vinokur, un membre Žminent du cercle
linguistique de Moscou, en reprouvant la politique de la langue des fonctionnaires tzaristes qui
Ç aimaient ˆ intervenir dans les destins des langues Žtrangres È, la prŽsente comme Ç un type de
construction non-linguistique de politique de la langue È, tandis que lÕapproche soviŽtique, ˆ son
avis, doit viser Ç la culture de la parole È (kultura retchi) de chaque langue particulire: Ç il nÕy a
pas dÕautre but de la langue que la langue elle-mme È414. Notre approche vise exactement le
contraire en dŽsignant les objectifs de la politique de la langue ˆ part de la Ç langue elle-mme È.
Pourtant Vinokur indique clairement le vecteur des recherches dÕune partie des formalistes qui
cherchaient ˆ implŽmenter la nouvelle normativitŽ langagire, bien quÕelle soit ŽpurŽe des traces de
hiŽrarchie sociale de lÕancien rŽgime, comme le souhaitait Sieys.
En ce cas, on peut donner quatre raisons principales pour soutenir notre idŽe selon laquelle
lÕŽcole formaliste a eu une contribution essentielle dans lÕadaptation des principes de la politique de
la langue soviŽtique. Pour paraphraser la formule cŽlbre de LŽnine, qui a dit que la rŽvolution cÕest
le Ç communisme plus lÕŽlectrification du pays entierÈ, on peut dire que la rŽvolution soviŽtique
dans la langue cÕest le formalisme plus lÕÇ enracinement È (korenisatzija) de toutes les rŽpubliques.
Ce formalisme, comment favorisait-il la rŽvolution ? Premirement, en travaillant la question de la
norme langagire (la culture de la parole) pas seulement pour la langue russe mais aussi pour les
langues sans Žcriture des Ç minoritŽs È. Deuximement, en soulignant lÕimportance de lÕhistoire
sociale de langue, qui permettait de forger des principes dÕune nouvelle norme qui ne soit pas
sicles.(Otcherki po istorii russkogo literaturnogo jazyka XVIII-XIX vekov). (1934). Moskva, VyschajaChkola, 1982
413 ERLICH, Russian Formalism, op.cit., p. 67.
414 V. VINOKUR , La culture de la parole. (Cultura Retchi). Moskva, Federazija, 1929. p.142.
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aristocratique ou bourgeoise. Troisimement, elle mettait en relief le caractre systŽmatique et
technique de la Ç production littŽraire È, comme lÕa fait Chklovski dans sa cŽlbre analyse des
procŽdŽs415. Cela signifiait que la littŽrature en langues Ç indignes È pouvait tre construite et donc
elle ne sera pas toujours obligŽe de se rŽfŽrer ˆ la Ç haute È culture, produite par une langue
majeure.416 Finalement, lÕapproche fonctionnelle, pratiquŽe par les formalistes, rendait possible
lÕanalyse du r™le de la construction langagire dans la crŽation des nouvelles institutions
soviŽtiques. Elle les a rendus, servons-nous dÕun plŽonasme, possible du point de vue formel. La
culture soviŽtique, a dit Staline doit tre Ç nationale par forme et prolŽtaire en contenu È. Passons ˆ
prŽsent ˆ lÕanalyse de cette Ç forme nationale È.
3.2.2 La Politique Ç dÕenracinement È et ses aspects langagiers
3.2.2.1. Enracinement et dŽcolonisation : Ç natzionalnostj È et la langue
En 1920 Joseph Staline, le premier commissaire des affaires des nationalitŽs a rŽvŽlŽ la ligne
stratŽgique du parti dans ce domaine. Le pouvoir soviŽtique, dit-il, ne peut pas tre dŽtachŽ du
Ç peuple È, ou plus prŽcisŽment, des nombreux peuples qui allaient composer la nouvelle union des
rŽpubliques populaires :
On ne peut considŽrer le pouvoir soviŽtique comme un pouvoir dŽtachŽ du peuple ; c'est, au contraire, un
pouvoir unique en son genre, issu des masses populaires russes, proche et aimŽ d'ellesÉMais pour cela, il doit
d'abord se faire comprendre de ces masses. Aussi est-il nŽcessaire que tous les organismes soviŽtiques de la
pŽriphŽrie, les tribunaux, les administrations, les organismes Žconomiques, les organes du pouvoir proprement
dits (de mme que les organismes du Parti) soient, autant que possible, composŽs de gens du pays, qui
415 V. CHKLOVSKI, Ç Art comme procŽdŽ È dans T. TODOROV, (Žd.), ThŽorie de la littŽrature. Textes des formalistes russes (1965), Paris, Seuil, 2001, pp. 75-98.
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connaissent le mode d'existence, les mÏurs, les coutumes, la langue de la population locale. Il faut que l'Žlite
des masses populaires locales soit appelŽe ˆ travailler dans ces institutions ; que les masses laborieuses locales
participent ˆ la gestion du pays dans tous les domaines, y compris la formation des unitŽs militaires ; que les
masses voient que le pouvoir soviŽtique et ses organes sont l'Ïuvre de leurs propres efforts, l'incarnation de
leurs espŽrances. Ainsi seulement, on pourra Žtablir des liens spirituels indestructibles entre les masses et le
pouvoir ; ainsi seulement, le pouvoir soviŽtique se rapprochera des masses laborieuses de la pŽriphŽrie et leur
deviendra comprŽhensible417
.
On reconna”t bien dans ces lignes la rhŽtorique jacobine qui vise les Ç liens indestructible È
entre les masses et les institutions rŽvolutionnaires et qui prŽtend tre Ç aimŽe È autant quÕtre
comprise et obŽie. Cependant, elle a subi des transformations importantes : on peut constater que le
projet du Ç fŽdŽralisme linguistique È rŽpudiŽ par la logique jacobine, a ŽtŽ mis en Ïuvre aprs la
victoire des bolcheviks lors de la guerre civile et est devenu la base de rassemblement de parties
dispersŽes de lÕancien Empire Russe. La dŽcouverte de la micropolitique imposant le Ç pacte
sentimental È, qui a ŽtŽ si vite abandonnŽe aprs Thermidor, restait la prŽoccupation principale des
autoritŽs soviŽtiques au moins jusquÕau milieu des annŽes trente. Cette politique a pris le nom
dÕ Ç enracinement È (korenisatzija)418 et signifiait la construction du pouvoir soviŽtique avec lÕappui
des cadres locaux. Il faut bien noter, et ce fait a ŽtŽ bien mis en relief par Staline dŽjˆ dans son
discours de 1920, que lÕenracinement indique la ligne stratŽgique du parti et pas un Ç mal
temporaire È dans la pŽriode de lÕaprs-guerre civile419. Sur ce point, Staline Žtait bien consŽquent
jusquÕen 1933, souvent contre lÕopinion des nombreux anciens bolcheviks420.
417 STALINE, Le marxisme et la question nationale, op.cit., p. 100.
418 En anglais on le traduit souvent par Ç indigenization È. NŽanmoins, ce variant nŽglige que le termerusse korenizatzija est le dŽriv‰t du Ç koren È Ð Ç racine È. CÕest pour cette raison que Terry Martin utilise lecalque du russe au lieu de le traduire. Voir MARTIN, The Affirmative Action Empire, op.cit., p.10.
419 STALINE, Le marxisme et la question nationale, op.cit., p. 101
420
Sur lÕopposition des anciens bolcheviks qui croyaient que ce principe contredise les principes delÕinternationalisme prolŽtaire voir, MARTIN, The Affirmative Action Empire, op.cit., pp.20-22, 112-122.
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Quels Žtaient les enjeux principaux de la politique dÕenracinement ? Tout dÕabord, ˆ la
diffŽrence de la reforme administrative en France rŽvolutionnaire, visant la dŽterritorialisation des
Ç pays È et Ç provinces È des anciens centre du pouvoir fŽodaux et ˆ la reterritorialisation des unitŽs
abstraites centrŽe sur la RŽpublique, une et indivisible, la reforme soviŽtique proposait une reforme
complexe basŽe sur le nouveau principe de Ç zoning È (rajonirovanije). Cette nouvelle division en
districts correspondait ˆ la nouvelle carte politique de lÕunion composŽe des autonomies nationales
aussi bien que des sous-autonomies. Afin de refaire cette carte on utilisait le macro et micro-
zoning, qui devaient Žtablir les frontires des nouvelles rŽgions421, en respectant le principe de la
vaste reprŽsentation dans les soviets des cadres qui Ç connaissent le mode d'existence, les mÏurs,
les coutumes, la langue de la population locale È, ce qui ne signifiait pas au dŽbut le prŽdominance
des Ç indignes È422. Pourtant cÕŽtait bien le but de la politique dÕenracinement et Staline soulignait
la diffŽrence de cette Ç vŽritable È autonomie avec Ç lÕindŽpendance trompeuse È des anciens partis
de lÕEmpire russe comme la Pologne ou la Finlande. Ainsi lÕancien mot dÕordre de la Ç DŽclaration
de droits des peuples de la Russie È qui a vu le jour le 15 novembre 1917, signŽe par LŽnine et
Staline qui prŽvoyait la sŽparation libre de toutes les rŽgions du centre, nÕŽtait plus valable. La
raison en Žtait que la prŽtendue indŽpendance des ces nouveaux pays ne leur apportait que
Ç lÕinŽvitable joug impŽrialiste È, et ainsi Ç les intŽrts des masses populaires disent que revendiquer
la sŽparation de la pŽriphŽrie au stade actuel de la rŽvolution, cÕest profondŽment contre-
rŽvolutionnaire È423. ArmŽ de la conception marxiste de la rŽvolution mondiale, cet expansionnisme
hors de la Russie avait une base plus solide que les conqutes europŽennes des troupes
napolŽoniennes. En somme, Terry Martin, lÕauteur de lÕouvrage classique sur la politique
421 Sur le principes de Ç zoninig È, Ibid ., pp. 33-38.
422 Voir, par exemple, le pourcentage par Ç nationalitŽ È en Ukraine en 1924, Ibid., p.40.
423 STALINE, Le marxisme et la question nationale, op.cit., p. 97.
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dÕenracinement, indique trois principales prŽmisses424. Premirement, cÕest la prŽmisse marxiste qui
reprŽsente le Ç nationalisme bourgeois È puisquÕelle est une idŽologie qui dissimule lÕexploitation
continue des masses sous prŽtexte de crŽation des Žtats nationaux. Deuximement, cÕest la
prŽmisse de la modernisation qui accorde ˆ la conscience nationale le r™le de stade nŽcessaire au
dŽveloppement des communautŽs politiques modernes et qui rend inŽvitable la libŽration de toutes
les nations opprimŽes avant quÕelles ne se reterritorialisent sur la culture prolŽtaire internationale.
Troisimement, cÕest le principe de dŽcolonisation qui sert ˆ justifier les nationalismes antirusses
des peuples exploitŽs sous le rŽgime tsariste en poussant la rŽaction contre lÕimpŽrialisme. De lˆ
vient lÕidŽe que le Ç plus grand danger È est le nationalisme russe puisquÕil est la suite logique de
lÕancien impŽrialisme. Par ailleurs, Martin donne une quatrime prŽmisse, quÕil ne distingue pas
formellement des trois premires : celle du principe de Piedmont qui prŽsuppose que la politique
dÕenracinement allait servir de bon exemple dÕune vŽritable autogestion soviŽtique pour tous les
peuples en Europe aussi bien quÕen Asie, y compris les nations actuellement sŽparŽes par les
nouvelles frontires comme les ukrainiens et les biŽlorusses demeurant en Pologne.
Ainsi on se heurte ˆ la diffŽrence probablement la plus importante entre la politique tsariste
et la politique soviŽtique. La chute de lÕEmpire russe a abouti ˆ la perte des ses Ç pŽriphŽries
occidentales È, devenus les Žtats indŽpendants comme la Pologne, la Finlande, la Lettonie, lÕEstonie
et la Lituanie. Ce fait a ŽtŽ reconnu par le gouvernement soviŽtique, souvent en Žchange de leur
neutralitŽ lors de la guerre civile. Par consŽquent, le centre de lÕattention de la nouvelle politique
des nationalitŽs sÕest dŽplacŽ de lÕOuest ˆ lÕest vers la rŽgion de Caucase, lÕancienne frontire avec
la Grande Steppe, et lÕAsie centrale425. La nouvelle taxonomie soviŽtique a adaptŽ une sorte
424 MARTIN, The Affirmative Action Empire, op.cit., pp. 6-9.
425 Par ailleurs, la conception de la nation Ç Grand-Russe È qui englobait les biŽlorusses et lesukrainiens a ŽtŽ abandonnŽe en profit de la biŽlorussisation et ukrainisation, et mme le terme la Ç PetiteRussie È a ŽtŽ officiellement supprimŽ. Pratiquement, lÕUkraine soviŽtique demeurait la seule nation
Ç occidentaleÈ assez nombreuse et habitant sur un territoire important qui restait dans le cadre de la nouvelleunion. Sur lÕukrainisation soviŽtique voir E. BORISENOK , Le phŽnomne de lÕukrainisation soviŽtique. LesannŽes 1920-1930. (Fenomen sovetskoj ukrainizatzii. 1920-1930 gody ). Moskva, Evropa, 2006. M. PAULY,
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dÕorientalisme spontanŽ en divisant toutes les nationalitŽs soviŽtiques en deux catŽgories :
Ç culturellement dŽveloppŽs È dÕun cotŽ et Ç culturellement sous-dŽveloppŽes È (kulturnootstalyje)
de lÕautre426. Dans la premire catŽgorie se trouvent les nations qui sont en quelques sortes
porteuses de la culture rŽvolutionnaire, comme les russes, les juifs, les allemands, les gŽorgiens, les
armŽniens, les ukrainiens. Dans le deuxime toutes les autres qui Žtaient censŽes tre les rŽcepteurs
de la nouvelle culture soviŽtique en profitant de Ç lÕaide fraternelle È des peuples Ç dŽveloppŽs È.
Cette distinction avait parfois pour corrŽlat la distinction entre les nations Ç orientales È et
Ç occidentales È. En outre, les armŽniens ou les gŽorgiens en tant que Ç dŽveloppŽs È ont ŽtŽ le plus
souvent considŽrŽs comme des Ç occidentaux È427. Pourtant, pour la premire fois dans lÕhistoire
politique moderne le fait de Ç sous-dŽveloppement È nÕa pas ŽtŽ considŽrŽ comme un dŽfaut. Par
contre, cela signifiait que ces nations naissantes Žtaient particulirement perceptibles ˆ la
construction de la nouvelle culture soviŽtique, tandis que celle des peuples dŽveloppŽs est souvent
contaminŽe par les prŽjugŽs du passŽ (on accentuait le fait que ce ne soit pas seulement les russe qui
aient un penchant pour le nationalisme bourgeois)428. Ainsi, on assiste ˆ la naissance de la
discrimination positive qui est devenue le pivot de la politique soviŽtique des nationalitŽs.
Pourtant quels Žtaient les critres de cette classification ? Le critre principal Žtait clair et
simple : cÕŽtait le taux dÕalphabŽtisation. En 1926, parmi les nations Ç occidentales È, il variait de
34 pourcents chez les armŽniens jusquÕau 72 chez les juifs en passant par 41.3 chez les Ukrainiens,
Building socialism in the national the classroom. Education and language policy in soviet Ukraine 1923-1930. Indiana University, 2005.
426 MARTIN, The Affirmative Action Empire, op.cit., 126-129.
427 Les pratiques discursives des annŽes vingt admettaient une certaine oscillation: les armŽniens et lesgŽorgiens ou les tatars Žtaient parfois classŽs comme Ç orientaux È. Les tatars de Kazan, par exemple ont ŽtŽconsidŽrŽs comme des occidentaux, tandis que ceux des autres rŽgions comme des Ç orientaux È, Ibid.,
p.128.
428 STALINE, Le marxisme et la question nationale, op. cit., 272-281.
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et 45 chez les russes429. Tandis que chez les nations Ç orientales È il passait de 23.5 chez les Buriats
jusquÕaux 8.1 chez les Azerbaidjanais, 7.1 chez les Kazakhs, 3.8 chez les Ouzbeks et seulement 2.2
chez les Tadjiks. Ainsi, si pour les Ç occidentaux È il sÕagissait dÕune rŽŽducation, pour la plupart
des peuples Ç indignes È il fallait crŽer la langue ab ovo, car les anciennes Žlites Žtaient le plus
souvent issues de la culture arabe. On prŽvoyait un vaste programme de Ç construction langagire È
(jazykovoje stroitelstvo) qui devait commencer au fondement, ˆ savoir par la crŽation des alphabets.
Selon lÕexpression prŽfŽrŽe de lÕŽpoque, les peuples opprimŽs de lÕEst attendaient leurs Ç Cyrille et
MŽthode È. Pourtant, comme lÕa fait remarquŽ Polivanov, Ç les rŽsultats du travail effectuŽ par les
Ç Cyrille et MŽthode È iakoutes, azerbaidjanais, tchŽtchnes, ingouches et cit., seront
incomparablement plus fructueux, car il ouvrent la voie non ˆ la culture religieuse de X . sicle,
mais ˆ la culture soviŽtique dans ses formes nationales È430.
NŽanmoins le caractre sous-dŽveloppŽs de ces cultures, lÕabsence dÕŽcriture, ou le caractre
rŽcent de la tradition littŽraire ne signifiait pas forcement un dŽfaut. Tout au contraire, selon la
Ç nouvelle doctrine de la langue È de Marr, ils ont ŽtŽ en quelque sorte plus susceptibles de
permettre une construction communiste. Marr proposait une doctrine imaginaire et quasi-
scientifique de lÕorigine des langues, quÕil superposait ˆ la thŽorie des classes. Il affirmait, dans le
sillage de Condillac, que la naissance de la langue Žtait le rŽsultat dÕune coopŽration avec le travail,
et ainsi, que la protolangue Žtait en quelque sorte une langue de travail (bien quÕon lÕa interprŽtŽ en
termes Ç magiques È)431. Au cours de lÕŽvolution, les langues des peuples opprimŽs quÕil appelait
Ç japhŽtiques È432, restaient les plus proches de cette protolangue, tandis que les peuples
429 MARTIN, The Affirmative Action Empire, op. cit., p. 127.
430 E. POLIVANOV, Ç Les langues littŽraires de lÕU.R.S.S. È, trad. MIGNOT, GADET (et al.) Les ma”tresde la langue, op.cit., p. 65.
431 N. MARR , JaphŽtidologie (Jafetidologija). (1933), Moskva, Kutchkovo Pole, 2002, pp. 169-173.
432 Japhet Žtait le troisime fils de Noah, qui sÕŽtait installŽ, selon la lŽgende, en Caucase.
Progressivement, les Ç langues japhŽtiques È sont devenus le terminus tecnicus pour indiquer les languescaucasiennes. Ibid, p. 86-133.
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oppresseurs avaient pris la piste de la fausse Žvolution qui consistait dans la grammaticalisation et
le perfectionnement des langues majeures. Cependant, la rŽvolution prolŽtaire Žtait capable de
renverser cette tendance en dŽclenchant une vŽritable Žvolution des langues des opprimŽs. Par
ailleurs ces langues maternelles, demeurant plus proche de la souche, pourraient jouer un r™le
semblable ˆ celui que les langues grecque et latine avaient eu pour lÕŽducation classique433. Aussi
fantastique et improbable quÕelle soit du point de vue de la linguistique historique, la Ç nouvelle
doctrine de la langue È ouvrait la voie ˆ lÕattribution dÕun statut privilŽgiŽ pour les langues
Ç mineures È dans le cadre dÕune particulire utopie dÕorigine. Pratiquement parlant, les langues
japhŽtiques avaient le mme avantage que lÕitalien Ç sonore et prosodique È pour Rousseau ou
lÕallemand, attachŽ aux intuitions de Ç Urvolk È pour Fichte en tant que lien ˆ une certaine
expŽrience originaire, qui allait servir de la base aux futures transformations sociales.
Par consŽquent, le dŽveloppement des langues mineures des peuples sous-dŽveloppŽs nÕŽtait
pas simplement lÕobjectif prioritaire de la politique culturelle soviŽtique, mais annon•ait des
grandes reformes institutionnelles. LÕenracinement langagier visait au moins quatre buts principaux.
Premirement, la lutte contre lÕanalphabŽtisme (likbez ), qui prŽvoyait tout dÕabord lÕŽducation en
langues locales et ensuite seulement en langue russe, prise en tant que langue auxiliaire.
Deuximement, lÕaugmentation des cadres locaux dans les soviets, tout en respectant le principe de
domination de la langue de chaque rŽpublique qui pouvait mme demander la traduction de toutes
les directives, venues du centre. Troisimement, il prŽsupposait lÕintroduction des langues locales
dans lÕindustrie, afin de justifier le titre de la culture soviŽtique Ç prolŽtaire en contenu È.
Finalement, lÕenracinement concernait la reforme militaire qui prŽvoyait la crŽation des rŽgiments
territoriaux dans chaque rŽpublique.
Ainsi la natzionalnostj soviŽtique ne correspondait exactement ni ˆ la citoyennetŽ, ni ˆ
lÕorigine ethnique. Ce nÕŽtait donc, ni une territorialitŽ primitive, car le pouvoir soviŽtique avait mis
433 Ibid., p. 412.
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fin ˆ lÕoppression des peuples, ni une reterritorialisation rŽactionnaire, car le communisme
scientifique avait bien dŽvoilŽ les procŽdŽs de manipulation idŽologique effectuŽs par les partisans
du nationalisme bourgeois. En ce sens, nous croyons quÕil ne sÕagit aucunement dÕun
Ç primordialisme È ou dÕun Ç nŽo-traditionalisme È, car la politique culturelle soviŽtique visait
clairement la dŽterritorialisation de lÕancienne culture bourgeoise ou clŽricale434. CÕest la
construction langagire qui, en quelque sorte, a forgŽ les nouvelles identitŽs qui Žtaient ensuite
censŽes devenir la base des natzionalnostji soviŽtiques. Nous allons ˆ prŽsent faire une analyse de
ces principes dans les grandes lignes.
3.2.2.2. Polivanov : la construction langagire utilitaire et Ç lÕingŽnierie sociale de lÕavenir È
En fŽvrier 1926, le premier congrs de toute lÕunion des turcologues, sÕest rassemblŽ ˆ
Baku, la capitale dÕAzerbadjan soviŽtique. Dans sa rŽsolution, le comitŽ de lÕorganisation a
constatŽ la supŽrioritŽ de lÕalphabet latin sur lÕalphabet arabe sur le plan idŽologique aussi bien que
technique, et a dŽcrŽtŽ la crŽation du ComitŽ Central du Nouvel Alphabet Turque435 (TZK NTA).
Le comitŽ devait ˆ son tour crŽer de nombreuses commissions dans chaque rŽpublique responsable
pour lÕadaptation du nouvel alphabet aux langues particulires, gŽrer les questions de
lÕenseignement, des typographies et cit. Le plus grand chantier de la premire Žtape de construction
langagire a ainsi ŽtŽ lancŽ, sa porte drapeau Žtait la latinisation436. Selon le tŽmoignage dÕun
434 Sur le primordialisme stalinien voir : F. HIRSCH. Empire of nations. Ethnographic knowledge andthe making of Soviet Union. New York, Cornell University Press, 2005; T. MARTIN, Ç Modernization or neo-traditionalism? Ascribed nationality and soviet primordialism È in S. FITZPATRICK (ed.). Stalinism. New Directions. London, Routledge, 2000, pp. 348-367.
435 Le premier congrs de toute lÕunion turcologique. Un compte rendu stŽnographique. (PervijTurologicheskij sjezd. Stenographitcheskij otchet), (1926). Baku, Nagyl Evy, 2011, pp. 515-525.
436 Sur la politique de la langue ˆ ce stade, V. ALPATOV, 150 Langues et la politique (150 jazykov i
politika). Moskva, IV RAN, 1997; M. SMITH, Language and Power in the Creation of the USSR, 1917-1953. Berlin, Mouton de Gruyter, 1998 ; M. GORHAM, Speaking in Soviet Tongues: Language Culture and
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activiste (qui reste cependant un apocryphe), dŽjˆ en 1922, LŽnine, aprs avoir attendu le rapport
de la commission de latinisation en Azerbadjan, a prononcŽ ces mots Ç Ceci est une vŽritable
rŽvolution ˆ l'EstÈ437. Il n'est donc pas Žtonnant que l'idŽe de latiniser les langues qui nÕappartient
pas ˆ la famille turque ait ŽtŽ mise en place : on proposait les projets dÕalphabet latin pour les
langues du groupe persan, comme le tadjik et lÕosste (un peuple orthodoxe qui possŽdait dŽjˆ un
alphabet cyrillique), en certain moment on envisageait mme la possibilitŽ de latiniser le russe438.
Le TZK NTA assurait le support scientifique de lÕentreprise en organisant des colloques et des
sŽminaires, et en publiant une revue telle que La culture et lÕŽcriture de lÕEst (Kultura i pismennost
Vostoka), qui est devenue ensuite un vŽritable laboratoire de sociolinguistique soviŽtique, dans la
mesure o les aspects sociaux et politique de la construction langagire avaient la prioritŽ absolue.
Evgenij Polivanov (1891-1938) Žtait une figure emblŽmatique de ce processus qui expliquait
les enjeux politiques de la construction langagire dÕune manire trs claire dans un recueil des
essais Pour la science des langues marxiste, auquel on a dŽjˆ fait la rŽfŽrence ˆ plusieurs reprises. A
notre avis, Polivanov en quelque sorte personnalisait la politique de la construction langagire
soviŽtique de la mme manire que Gregoire personnalisait la politique linguistique jacobine selon
lÕestimation de Brunot439. Polivanov Žtait lÕŽlve brillant du grand linguiste Baudouin de
Courtenay, et lÕauteur des grandes dŽcouvertes dans le domaine des Žtudes des langues orientales
(on lui doit le premier ouvrage sur lÕaccentologie japonaise), il en donnait les premires descriptions
scientifiques (comme celle de langue doungane ou ouzbek). En mme temps il est lÕun de
the Politics of Voice in Revolutionary Russia. Northern Illinois University Press, 2003 ; L. GRENOBLE, Language Policy in the Soviet Union. Kluwer Academic Publishers, 2003.
437 ISSAEV, Cent trente Žgaux en droit, op.cit., p.15.
438 Le projet de la latinisation du russe a ŽtŽ sŽrieusement discutŽ au dŽbut des annŽes trente et avait lesupport du premier commissaire de lÕinstruction publique Lunatcharsky. Il a ŽtŽ quand mme abandonnŽaprs 1933. Voir : V. ALPATOV, Un projet peu connu de latinisation de lÕalphabet russe. Dans SlavicaOccitania, N.12. Toulouse, 2001, pp.13-28.
439 BRUNOT, Histoire, op.cit., vol. IX (1), p. 13.
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fondateurs de lÕOPOJAZ, dont lÕinfluence dŽcisive sur la premire Žtape a ŽtŽ reconnue par
Chklovski et Jacobson440 un reprŽsentant Žclatant du milieu de la bohme de Saint-PŽtersbourg, un
adjoint de Trotski dans le Commissariat Populaire des affaires Žtrangres et un membre actif de
Komintern, un leadeur de dŽtachement des chinois rouges Ð durant sa courte vie Polivanov a rŽussi
ˆ laisser des traces dans lÕhistoire de la jeune RŽpublique SoviŽtique. Apres lÕaffrontement ouvert
avec des Žlves de Marr en 1929 il a ŽtŽ contraint de quitter Moscou et de sÕinstaller ˆ Tachkent, la
capitale de la RŽpublique rŽcemment construite en OuzbŽkistan, o il est demeurŽ jusquÕen 1938,
lorsquÕil a ŽtŽ victime de la Grande Terreur 441. Tout de mme, en 1931, il a rŽussi ˆ publier son livre
Pour la science des langues marxiste, qui a pour sous-titre le Ç recueil des articles linguistiques
populaires È. Dans la polŽmique avec la linguistique marriste et sa rŽpudiation de la Ç science
bourgeoise È, Polivanov, lui-mme un grand praticien, de la construction langagire dans les
rŽpubliques de lÕEst, propose quelque chose comme un Ç code du b‰tisseur linguistique du
communiste È. Selon lui, ˆ lÕŽtape actuelle de la rŽvolution un linguiste doit tre :
1) le b‰tisseur pratique (et lÕexpert dans la construction) des cultures langagires (et graphiques)
contemporaines, cette tache nŽcessite lÕexamen de la rŽalitŽ langagire contemporaine, lÕintŽrt pour elle et, je
dirai plus, lÕamour pour elle ; 2) le politicien de la langue maitrisant (dans certaines limites) la pronostique de
lÕavenir langagier, tout de mme dans les intŽrts de la construction langagire utilitaire (une espce de
Ç lÕingŽnierie sociale È de lÕavenir) ; 3) le Ç linguiste gŽnŽral È (cÕest ici que demeure le sens philosophique de
notre discipline) ; 4) lÕhistorien de la culture et des cultures ethniques particulires442.
440 C. DEPRETTO. Ç Evgenij Polivanov et OPOJAZ È dans S. ARCHAIMBAULT, S.TCHOUGOUNNIKOV, (sous la dir.), Evgenij Polivanov. Penser le langage au temps de Staline. Paris, Institut d'Etudes Slaves, 2013,
pp. 17-31. P. FLACK , Ç Polivanov dans le contexte ŽpistŽmologique du formalisme russe È, Ibid., pp. 32-39.
441 La seule biographie de Polivanov. V. LARTZEV, Evgenij Dmitrievitch Polivanov. La vie et lÕÏuvre.(Evgenij Dmitrievitch Polivanov. Stranitzy Zhizni i dejatelnosti). Moskva, Nauka, 1988. Les rŽfŽrences a sonnom ont ŽtŽ interdites jusquÕau annŽes cinquante, le pŽriode des rŽhabilitation. En Occident, ses travaux aŽtŽ dŽcouvert par Roman Jacobson, qui restait en correspondance avec lui jusquÕˆ en 1937 et publiŽ en 1974.E. POLIVANOV, Selected Works. Hague, Mouton, 1974. En France lÕintŽrt pour Polivanov Žtait considŽrableˆ partir des annŽes soixante-dix, comme lÕatteste la crŽation du Ç cercle Polivanov È. Voir H. HENRY. Ç Lecercle Polivanov dans les annŽes 1970 È, dans S. ARCHAIMBAULT, S.TCHOUGOUNNIKOV, Evgenij Polivanov,op.cit., pp. 57-65.
442 POLIVANOV, Pour la science de la langue marxiste, op.cit. , p. 26.
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Le contenu principal des ses Ç articles populaires de linguistique È sert alors ˆ illustrer ses
quatre thses443. Tout dÕabord, il justifie la nŽcessitŽ de latiniser les langues du groupe turc en
dŽcrivant les Ç formes de rŽvolution graphiques È444. Initialement, le choix Žtait entre lÕalphabet
cyrillique (dŽjˆ fait pour la langue Iakoute), lÕarabe traditionnel et lÕarabe modernisŽ (pour le tatar et
kazakh). La cyrillisation est associŽe avec les activitŽs des missionnaires orthodoxes et lÕidŽologie
dÕimpŽrialisme russe, elle est donc ŽcartŽe. LÕŽcriture arabe traditionnelle est rejetŽe pour une
raison semblable : ses pratiques ouvrent la voie ˆ lÕŽducation religieuse musulmane. La graphique
arabe modernisŽe, selon Polivanov, transmet les particularitŽs phonŽtiques des langues turques
dÕune manire largement insuffisante, en plus, elle est mal adaptŽe ˆ la typographie et donc, va
retarder le processus de lutte contre lÕanalphabŽtisme. Il ne reste donc que lÕalphabet latin quÕil faut
cependant unifier pour des raisons scientifiques et techniques. Entre autre, la latinisation peut servir
ˆ lÕinternalisation des langues turques et facilite, en cas de nŽcessitŽ, lÕintroduction de lÕesperanto
dans les Žcoles pour les minoritŽs nationales445.
La crŽation du nouveau lexique pose aussi un problme dans les langues orientales car Ç ses
cas de lexique littŽraire (par exemple, chez les Ouzbeks, les Turkmnes et jusquÕˆ un certain degrŽ
les Kazakhs) constituent une arne de compŽtition entre les cultures russe et arabo-persane È446.
Ainsi, il faut maintenir un certain Žquilibre entre les champs lexicaux, afin de les rendre
comprŽhensibles aux Ç masses populaires È. Dans certains cas, on peut utiliser un emprunt au russe,
car le mot soviet a une nouvelle signification rŽvolutionnaire et en tant que tel existe dŽjˆ dans les
langues europŽennes. Le principe est semblable pour toutes les nouvelles institutions soviŽtiques,
443 Sur les aspects sociolinguistiques des recherches de Polivanov : M. L€HTEENM€KI, Ç Sociology inSoviet Linguistics of the 1920-30s : Shor, Polivanov and Voloshinov È, in C. BRAINDIST, K. CHOWN, (eds.)
Politics and the Theory of Language in the USSR 1917-1938, op.cit., pp. 35-52.
444 POLIVANOV, Pour la science de la langue marxiste, op.cit. , p 95.
445 Ibid ., p.96.
446 POLIVANOV, Ç Les langues littŽraires de lÕU.R.S.S. È, op.cit., p.72.
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dŽsignŽes par les acronymes comme Sovnarkom447. Dans les autres cas on peut former des
nŽologismes gr‰ce aux moyens morphologiques et lexicaux des langues turques, en les rapprochant
toujours aux Ç modles de la langue parlŽe de masse È et en se dŽbarrassant des arabismes
Ç auxquels est associŽe la coloration dÕune conception du monde religieux È448. Finalement, une
fois que la latinisation est rŽussie, les emprunts des termes techniques des langues europŽennes ne
posent plus de problme.
La question du changement du lexique sous lÕinfluence des facteurs sociaux est alors un fait
Žtabli449. Cependant, se demande Polivanov, Ç faut-il nier lÕinfluence de la rŽvolution dans le
domaine de la phonŽtique, de la morphologie et de la syntaxe ? È 450- La rŽponse est Ç non È, car La
rŽvolution est une Žpoque qui cause la Ç une marche renforcŽe de lÕŽvolution linguistique È :
Le rythme renforcŽ de l'Žvolution linguistique (phonŽtique, morphologique, etc.) est provoquŽ par la
modification quantitative et qualitative du contingent des porteurs de la langue en question (c'est-ˆ-dire de son
substrat collectif humain), le plus grand nivellement et les plus grandes simplifications de la langue (tous les
changements normaux dans la langue se rŽduisant en fait ˆ des simplifications) se produisent lorsque de
nouveaux groupes de population (en particulier Žtrangers, qui possdent simultanŽment ou ont possŽdŽ
jusqu'alors une autre langue) sont appelŽs ˆ participer ˆ la langue en question, et plus ces groupes sont
nombreux, plus ils sont, d'autre part, hŽtŽrognes entre eux, (ne serait-ce que par le caractre des langues qu'ils
possŽdaient auparavant), et plus il y a d'innovations (c'est-ˆ-dire de changements)451.
Ainsi la cause principale de Ç lÕŽvolution forcŽe È au moment des transformations sociales
est le changement du Ç substrat humain È. Cette Žvolution a ses propres rŽgularitŽs qui ne peuvent
447 Le soviet de commissaires populaires Ð SOViet NARodnykh KOMmisarov.
448 POLIVANOV, Ç Les langues littŽraires de lÕU.R.S.S. È, op.cit., p.74.
449 Sur la crŽation du lexique en langues locales voir aussi S. DIMANSTEIN Ç Les principes de lacrŽation de la terminologie nationale È (Printzypi sozdanija natzionalnoj terminologii) dans D. K ORKMASSOV (red.) LÕŽcriture et la rŽvolution. (Pismennostj i revolutzija). Moskva-Leningard, VTZK NA,1933, pp.26-41.
450 POLIVANOV, Ç Les langues littŽraires de lÕU.R.S.S. È, op.cit., p.57.
451 Ibid.
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pas, contrairement ˆ Marr, tre modifiŽes, selon la volontŽ humaine452. Mais son rythme est
susceptible de modification consciente, aussi bien que le choix entre certaines directions de son
dŽveloppement. Par exemple, en crŽant une langue unifiŽe, on a la libertŽ de choisir entre plusieurs
dialectes. Ce choix est toujours dŽterminŽ par une conjecture politique. Polivanov, qui a dŽcrit pour
la premire fois plusieurs dialectes de la langue Ç Ozbek È, explique les enjeux politiques
importants. Il existait, selon lui, trois zones dialectales des langues quÕon regroupait sous le nom
Ç dÕouzbek È : le Chaghatay Žtait la langue des grands centres urbains ayant une phonŽtique
fortement persanisŽe (une grande partie des ses parlers Žtait non-synharmonique, ˆ voir hybride
entre les langues turques et persanes), le Kiptchak qui comptait au moins sept dialectes et que
Polivanov qualifiait de Ç proprement ouzbek È453, et le Oghuz , rŽpandue au sud de et dans la rŽgion
de Kh‰rezm. Comme lÕa fait remarquer Polivanov, lÕintelligentzia nationaliste tentait de faire de
Chaghatay, basŽ sur la graphique de lÕarabe rŽformŽe, une langue pan-ouzbek, en lÕinscrivant dans
le projet panturque et en privilŽgiant la phonŽtique synharmonique. Pourtant, les Ç masses
populaires È, aussi bien quÕune grande partie des habitants de centres urbains utilisaient les dialectes
persanisŽs, ou non-synharmoniques, et ne considŽraient pas cette langue pan-ouzbek comme leur
langue propre. Alors, conclue Polivanov, crŽer deux langues littŽraires basŽes sur les dialectes
synharmonique aussi bien que non-synharmoniques serait un moindre mal par rapport au fait de
supporter le programme du nationalisme panturquiste. Par consŽquent, les deux taches actuelles de
la construction langagire en OuzbŽkistan sont, premirement, une latinisation, et deuximement,
Ç le rapprochement ˆ la langue populaire jusqu'ˆ lÕeffacement total de la frontire entre la langue
452 Sur la conception polivanovienne de Žvolution: S. TCHOUGOUNNIKOV. Ç Polivanov, le thŽoriciende lÕŽvolution langagire È dans ARCHAIMBAULT, TCHOUGOUNNIKOV, Evgenij Polivanov, op.cit ., pp. 234-259.
453 E. POLIVANOV. La dialectologie ouzbek et la langue littŽraire ouzbek. Sur lÕŽtape actuelle de la
construction langagire ouzbek . (Uzbekskaja dialektologija i uzbekskij literaturnyj jazyk. K sovremennojstadii uzbekskogo jazykovogo stroitelstva). Tachkent, Uzbekgosizdat, 1933, p. 28.
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Žcrite et parlŽe È454. Le moment important dans les considŽrations de Polivanov est la manire de
justifier sa position Ç Car la partie a dŽclarŽe la lutte dŽcisive contre le panturquisme et le
nationalisme local, il est nŽcessaire, ˆ mon avis dÕattaquer leur positions sur le front langagier È455.
Nous sommes en 1933, et cette lutte contre les Ç nationalismes locaux È marque un grand tournant
dans la politique dÕenracinement.
3.2.2.3. Le rŽduction dÕenracinement et le Çgrand tournant È Stalinien
LÕannŽe 1933 Žtait vraiment remarquable dans lÕhistoire soviŽtique. La grande famine en
Ukraine et dans rŽgion de la Volga a ŽtŽ interprŽtŽe par le ComitŽ Central de la Partie comme une
faute des cadres locaux et a abouti aux rŽpressions qui ont renversŽes le cours de la politique
dÕenracinement456. DŽsormais, ce sont les nationalismes locaux qui ont subi le soup•on du
chauvinisme Grand Russe. Les pronostiques de Polivanov sur lÕavenir langagier ont ŽtŽ vite
rŽfutŽs : bien que, vers 1933 une grande partie des Ç langues des minoritŽs È soient transmises en
alphabet latin457, le danger de panturquisme et Ç nationalisme bourgeois È ont convaincu le parti de
retourner ˆ la politique de cyrillisation. Par exemple, la langue ouzbek a ŽtŽ cyrilisŽe en 1939, et
cÕŽtait le cinquime changement dÕalphabet en moins de 20 ans : jusquÕen 1923 on utilisait la
graphique arabe classique, entre 1923 et 1927, la graphique arabe reformŽe, entre 1927 et 1937, -
454 Ibid., p.45.
455 Ibid., p. 40.
456 MARTIN, The Affirmative Action Empire, op.cit, pp. 273-308.
457 On trouve un bilan presque complet de cette Ç rŽvolution graphique È on trouve dans N. NOURMAKOV (red.), LÕalphabet dÕOctobre. Les rŽsultats dÕintroduction du nouvel alphabet parmi les peuples de RSFSR.(Alphavit Oktabrja. Itogi vvedenija novogo alfavita sredi narodov RSFSR). Mokva-Leningard, VlastSovetov, 1934. Voir aussi: N. JAKOVLEV. Ç Certains rŽsultats de la latinisation et de lÕunification des
alphabets des peuples de lÕURSS È (Nekotoryje itogi latinizatzii I unifikatzii alfavitov narodov SSSR), dans Revoljutzija i pismennost , 1932, n.4-5, pp. 25-46.
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alphabet latine et ˆ partir de 1939 Ð lÕalphabet cyrillique. Il sera difficile de trouver une meilleure
illustration pour les vagues successives de dŽterritorialisations et de reterritorialisations subies par la
langue dite Ç ouzbek È (on comprend bien que ce nÕŽtait pas la mme langue).
LÕapplication de la politique dÕenracinement dans les autres domaines a vite montrŽ tous les
problmes du plurilinguisme aussi bien au niveau de la gestion de toute lÕunion, que sur les plans
des conflits langagiers sur place. La pratique des traductions de tous les rapports envoyŽs au centre
sÕest montrŽe inefficace458, lÕintroduction de lÕalphabet unifiŽ a ŽchouŽe faute de nombre suffisant
de machines typographiques utilisant les lettres latines459. Cependant la pire surprise pour les
dirigeants rŽpublicains Žtait la rŽaction des syndics et des collectifs ouvriers : dans les rŽgions
industrialisŽes de lÕUkraine le prolŽtariat en train de formation sÕest fait vite russifier, mais sÕest
montrŽ presque unanimement hostile aux tentatives dÕukrainisation460. Ainsi les inspecteurs se
retrouvaient devant un dilemme : tolŽrer le Ç sabotage linguistique È ou imposer la langue de la
rŽpublique de la mme manire quÕon avait imposŽ le russe avant la rŽvolution. Probablement, le
plus grand problme Žtait lÕimpossibilitŽ de manier lÕarmŽe, composŽe de soldats qui nÕavaient pas
de langue commune. En octobre 1937, Staline a fait le bilan de la politique dÕenracinement :
Nous nous trouvons face au fait que les appelŽs dans l'armŽe, par exemple en OuzbŽkistan, au Kazakhstan, en
ArmŽnie, en GŽorgie, en Azerbadjan ne possdent pas le russe. De ce fait il faut les laisser sur place et
transformer nos divisions et brigades en unitŽs territoriales. Ce n'est pas une armŽe. Nous n'y voyons pas une
armŽe. Nous estimons que chaque unitŽ de combat qu'elle soit une troupe, une brigade, ou une division, ne doit
pas tre une armŽe locale, mais l'armŽe de toute l'union, constituant une partie de l'armŽe de notre union. Que
nous pouvons dŽplacer et devons dŽplacer dans les diffŽrentes rŽgions461.
458 CADIOT, Ç A grands pas vers le russeÉ È, op.cit., pp.122-127.
459 Ainsi sÕest Žtablie une sorte de Ç cyrillisation spontanŽe È quand dans les bureaux on tapaient lestextes en langues dŽjˆ latinisŽes avec les lettres cyrilliques. SMITH, Language and Power in the Creation ofthe USSR, op.cit., p. 137.
460 MARTIN, The Affirmative Action Empire, op.cit, pp. 98-121.
461 CitŽ selon : CADIOT, Ç A grands pas vers le russeÉ È, op.cit., 130.
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Ainsi le verdict a ŽtŽ prononcŽ : la dŽterritorialisation des rŽgiments ne tarderait pas de
suivre.462 Des dizaines des millions de citoyens de lÕUnions soviŽtiques de toute les Ç nationalitŽs È
vont servir dans lÕArmŽe Rouge durant la Seconde Guerre Mondiale lors dÕune mobilisation sans
prŽcdent dans lÕhistoire. Et la langue commune, comme on le sait depuis les sages le•ons de lÕabbŽ
Gregoire Ç nul ne parle mieux que des vieux soldats È.
Conclusions.
Quelles Žtaient les raisons de lÕŽchec de la politique soviŽtique dÕenracinement ? Nous ne
croyons pas que la raison principale du fameux Ç tournant stalinien È ait ŽtŽ le mouvement vers la
centralisation et Ç lÕŽdification dÕun Žtat fort et autoritaire È463. Cette Žvaluation est plut™t une prise
des position typique dans le cadre de Ç lÕoptique jacobine È avec ses Ç dŽmons de la
centralisation È. A notre avis, son Žchec est dž ˆ lÕincapacitŽ dÕaccomplir des fonctions essentielles
pour la sociŽtŽ en processus de la transformation. Avec 130 langues Ç Žgales en droit È on ne peut
pas crŽer la plus grande armŽe du monde, organiser la gestion efficace de la sixime partie de terre
et crŽer ex nihilo lÕindustrie capable dÕenvoyer un homme en espace. Cependant, •a ne signifie pas
le retour au Ç chauvinisme Grand Russe È, car la politique de la langue de lÕEmpire Russe ne
proposait pas de programme positif. Dans la pŽriode dÕaprs-guerre on est en train dÕappliquer la
politique du bilinguisme officiel, bien que le russe ne soit pas (et cÕest jusquÕen 1990) la langue
dÕŽtat, mais celle de la communication entre les natzionalnostji. Pourtant, ˆ un certain moment, les
faiblesses apparentes du projet soviŽtique qui instaurait un plurilinguisme sans prŽcdent
deviennent des avantages. Le plurilinguisme total sÕest montrŽ utopique, mais la tentative de
lÕinstaurer est en soi trs Ždifiante. Ce plurilinguisme quÕon prenait sans doute au sŽrieux a ouvert le
462 Juliette Cadiot utilise le terme Ç dŽterritorialisation dans lÕArmŽe Rouge È sans une arrire pensŽe. Ibid., p. 128.
463 CADIOT, Ç A grands pas vers le russeÉ È, op.cit., p.112.
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champ de recherche des fonctions sociales des langues, impossible ˆ trouver dans les Žtats-nations
ou la langue unifiŽe est censŽe tre, si on ose le dire, omni-fonctionnel. En ce sens, lÕhŽritage du
formalisme russe a jouŽ un r™le dŽcisif. La communication, les conflits et lÕinfluence mutuelle des
langues montrent leurs limites mais simultanŽment dŽcouvrent leur potentiel. Si on voulait tirer une
le•on simple de cette Žtude comparative de lÕhomogŽnŽisation du fran•ais et du Russe, on pourrait
le formuler dÕune manire suivante. CÕest la crŽation de la nation qui nous rend aveugles au
fonctionnement social de la langue, car la langue nationale est ˆ la fois partout et nulle part. En
revanche, cÕest la prolifŽration des Ç nationalitŽs È au sein de la mme nation qui permet de
comprendre Ç comment une langue travaille dans une autre È.
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Conclusions gŽnŽrales.
LÕobjectif gŽnŽral de cette thse Žtait de dŽvelopper le projet d'une recherche transversaledans le domaine des sciences sociales, instruite comme une philosophie politique du langage
en mobilisant les concepts deleuziens, notamment celui de la micropolitique. Sa rŽalisation a
demandŽ une contextualisation thŽorique et historique de la politique de la langue en France et
en Russie Ð et en Union SoviŽtique Ð, compte tenu de lÕimportance exceptionnelle que les acteurs
des deux grandes rŽvolutions ont attribuŽ ˆ cette discipline. Selon l'hypothse centrale de ce projet,
la dŽcouverte de la micropolitique est le trait distinctif de chaque rŽvolution, et cÕest lÕexamen du
Çtissu molŽculaire È autour de nouveaux centres de pouvoir qui rend possible le discernement des
forces opŽrant la rupture politique, axiologique et ŽpistŽmologique avec lÕancien rŽgime. La
recherche comparŽe des approches politiques de la langue en France et en lÕUnion SoviŽtique devait
permettre d'Žclairer leur r™le dans le contexte du nation-building rŽpublicain qui ouvre lÕŽpoque
moderne, et dans la construction culturelle soviŽtique Ç nationale en forme, prolŽtaire en contenu È
qui sert de modle ˆ la politique contemporaine de lÕidentitŽ, particulirement vis-ˆ-vis des
minoritŽs. Le but de cette recherche fut enfin de prŽsenter une nouvelle typologie des fonctions
vŽhiculaires du langage qui se trouve au cÏur du projet politique moderne.
C'est dans cette triple perspective que nous nous sommes attachŽ ˆ analyser le contexte
particulier dans lequel sÕest formŽe la linguistique politique en France. La place centrale que nous
avons attribuŽe ˆ la rŽflexion deleuzienne avait, sur son volet critique, pour point focal
lÕinsuffisance de la mŽthodologie structuraliste et son incapacitŽ ˆ penser le politique. Cette partie
thŽorique visait, paralllement, ˆ montrer lÕimportance du problme de la politisation de la langue
pour la constitution mme de la philosophie fran•aise contemporaine dite Ç poststructuraliste È.
Mais il s'est agi aussi de mettre en rŽsonance cette problŽmatique intra-philosophique avec les
cycles d'une histoire politique plus longue. D'o notre dŽveloppement sur lÕinstauration du Fran•ais
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en tant que langue nationale et son r™le clef dans le projet rŽpublicain. Nous avons tentŽ de montrer
en particulier la fa•on dont la Ç grammaire gŽnŽrale È de lÕorigine cartŽsienne, ˆ cotŽ de la nouvelle
sŽmiotique dÕinspiration lockŽenne, a servi de cadre thŽorique prŽliminaire pour les futurs
ingŽnieurs de la Grande RŽvolution. Et nous avons vu combien les dŽbats rŽvolutionnaires autour
de la langue pouvaient donner ˆ voir lÕaffrontement de lÕancien culte de la clartŽ avec lÕidŽologie
protoromantique dans le sillage de Rousseau, qui donn‰t quant ˆ elle naissance ˆ l' Ç idŽalisme
Jacobin È et ˆ son projet de Ç rŽgŽnŽration È de la sociŽtŽ. En nous penchant finalement sur la la
politique de la langue en Russie et en Union SoviŽtique, nous avons voulu mettre plus
particulirement l'accent sur la diffŽrence entre la politique de russification sous lÕancien rŽgime, et
le projet soviŽtique dÕÇenracinement È qui donne un exemple unique de la dŽcolonisation intŽrieure.
Nous voulions par lˆ montrer que les recherches sur la sociolinguistique et la politique de la
langue, effectuŽes en Union SoviŽtique dans les annŽes vingt et trente, dŽpassent largement le
dogmatisme de la doctrine officielle de marxisme. Les travaux des formalistes russes aussi bien que
la linguistique dit Ç marxiste È de Polivanov composent un hŽritage paradoxal de la rŽvolution
russe, qui fait encore entendre de puissants Žchos avec la politique de lÕidentitŽ contemporaine.
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Abstract
Politics and micropolitics of language.
The general aim of this thesis is to develop a project of transversal research in the domain of
social sciences that we designate as political philosophy of language by appealing to the concepts of
the contemporary French philosophers Gilles Deleuze and Felix Guattari. The accomplishment of
this task demands a theoretical and historical contextualization of language policy in France and
Soviet Union in the revolutionary period with special attention to the importance attached to this
field by the main politic-makers of both countries. According to the central hypothesis of this
project, the essential part of a revolution is the discovery of Òmolecular tissueÓ around the new
centers of power that makes possible the mobilization of forces that will produce a political,
axiological as well as epistemological rupture with an Old Regime. Comparative research of the
language policies in France and the Soviet Union permits to reveal their impact on the republican
Ònation-buildingÓ which opens the so-called Òpolitical modernityÓ period and on the construction of
the cultures Òproletarian in content, national in formÓ in the Soviet republics. The latter is often used
as the base for the contemporary politics of identity, especially concerning the minorities. Such
research also opens a debate on the possibility of a Òrevolution in languageÓ, decidedly repudiated,
by Saussure, and an analysis that makes possible an elaboration of a new typology of the vehicular
functions of language.
This thesis consists of three main parts. The first part focuses on an analysis of the
interdisciplinary context of the project of political philosophy of language that we found in the
common work of Deleuze and Guattari. It also emphasizes the significance of the polemics with
structuralism that reveals its incapacity to think over the essential political problems, especially
those concerning the policy of language. It shows the genesis of the concept of deterritorialization
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and reterritorialization in the context of the philosophy of signs as well as the particular importance
of the functionalist approach to the analysis of linguistic vehicularity.
The second part proposes an examination of the aims and scope of institutionalization of
French as the national language and its role in the nation building. From the theoretical point of
view, it reveals the conflict between the classical concept of ÒclarityÓ of the French and ideology of
the popular language, developed by Rousseau that could be considered as Òproto-romanticÓ. As the
numerous debates about the political language of revolution confirm, the project of its
ÒregenerationÓ lies in the core of the whole body of problems that concern the establishment of the
new type of political regime. We will turn to the analysis of the impact of the centralized language
policy on the distribution of the revolutionary decrees, of public education, of administrative,
economical and military reforms.
The third part scrutinizes the language policy in the Soviet Union and, in retrospective, that of
the Russian Empire. Special emphasis is made upon the difference between the old policy of
russification and the soviet project of indigenization that provides the unique example of interior
decolonization. We are showing that the works of Soviet scholars, often associated with the
Russian formalism, are largely overcoming the dogmas of the official Marxist doctrine and open a
new era in the analysis of the social functions of language.
Key Words: Language policy, Deleuze and Guattari, language vehicularity, functionalism,
micropolitics, Russian Formalism, French Revolution, Soviet policy of indigenization.
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