les faits du mois14LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 902 - novembre 2015
Histoire et mémoire à l’ère du numérique Journées de réflexion aux Archives nationales sur les interactions entre les nouveaux outils numériques et l’étude de la Seconde Guerre mondiale… Présentation par les amicales de camps de trois productions numériques lors des Rendez-vous de l’histoire à Blois… En matière d’histoire et de mémoire aussi, le numérique ouvre d’infinies possibilités.
L’utilisation du numérique transforme notre quotidien avec des évolutions majeures dans tous les secteurs d’activité. La recherche en sciences humaines et sociales, le travail pédagogique n’échappent pas à ce bouleversement. Historiens, sociologues, philosophes, éducateurs, archivistes, etc. inventent avec les informaticiens de nouvelles méthodes pour explorer leurs domaines. L’objectif est de valoriser le savoir scientifique et de favoriser le partage et la diffusion de ce savoir.
L’étude de la Seconde Guerre mondiale s’enrichit elle aussi de ces développements, qui ont fait l’objet de deux journées d’étude aux Archives nationales (30 septembre 1er octobre) autour du thème : « Répression, internement, déportation pendant la Seconde Guerre mondiale : nouveaux outils, nouveaux questionnements ». Elles ont mis l’accent sur les renouvellements historiographiques que ces technologies suggèrent, les pistes de recherche qu’elles ouvrent, les partenariats engagés et la variété des publics visés : chercheurs, grand public, familles et public scolaire.
Cette rencontre était organisée par les Archives nationales en partenariat avec le Consortium Archives des mondes contemporains, les Fondations pour la mémoire de la Déportation et de la Résistance et les Archives départementales de MeurtheetMoselle. Elle a rassemblé, outre des historiens, les représentants d’institutions patrimoniales, d’universités et du monde associatif. Les interventions ont permis de mesurer les progrès déjà accomplis
en matière d’indexation et de numérisation de divers fonds d’archives, ou de constitution de bases de données sur des thématiques précises.
Lors de la première des tables rondes, consacrée à la répression, il fut notamment question de la numérisation des archives de la section spéciale de la cour d’appel de Paris (Violaine ChalléatFonck, Archives nationales), celle des brigades spéciales (Pascale Étiennette, Archives de la Préfecture de police) et des journaux de la Résistance par la Bibliothèque nationale de France et la Fondation de la Résistance, de la constitution d’une base de données sur la répression anticommuniste (JeanClaude Magrinelli) ou des nouveaux outils de recherche dans les fonds des services spéciaux (Frédéric Quéguineur, Service historique de la Défense).
La deuxième table ronde, sur l’Internement, a permis de faire le point sur le travail de la Fondation pour la mémoire de la Déportation (FMD) qui a recensé les lieux d’internement et les catégories de personnes qui les ont peuplés de 1938 à 1945. Dans sa base de données en ligne (bddm. org) sont actuellement répertoriés 200 de ces lieux, les quelque 800 autres ayant fonctionné durant ces années seront, une fois mieux documentés, intégrés à cette base (Cyrille Le Quellec).
On s’intéressa ensuite au traitement d’un corpus de 82 témoignages recueillis auprès de personnes passées par le camp de Rivesaltes – qui seront consultables dans le nouveau
mémorial dès le premier trimestre 2016 (Carine Klein, Equipex Matrice, Université Paris I) et aux rapports de l’Inspection générale des camps d’internement, organisme créé en 1941 par le ministère de l’Intérieur, également numérisés et consultables en ligne (Hélène Say, Archives de MeurtheetMoselle, et Marion Veyssière, Archives nationales).
Puis il fut question des apports de la base de données de l’Institut historique allemand intitulée « La France sous l’Occupation 1940-1945 ». Sous forme de cartes interactives, celleci montre les sites des adminis trations allemandes et françaises (adressesFrance occupee. fr) sur tout le territoire. Les données proviennent des annuaires téléphoniques des services allemands ainsi que des bottins et guides administratifs français de l’époque (Stefan Martens).
Le lendemain matin, la Déportation fut le thème de la troisième table ronde, portant d’abord sur le Livre-Mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répression réalisé par la FMD. Lancé en 1995, publié sur support papier en 2004, mis en ligne en 2008 (bddm. org), le Livre-Mémorial, qui représente une avancée majeure pour la connaissance de la Déportation, recense à ce jour 91 124 déportés (soit plus de 5 000 par rapport à 2004), ce chiffre correspondant à l’addition des victimes de processus de déportations complexes et nombreux (Arnaud Boulligny).
La matinée se poursuivit avec l’évocation des fonds du Service international de recherches d’Arolsen (Allemagne), dont une copie numérisée est désormais consultable
Aux Archives nationales, « Répression, internement, déportation pendant la Seconde Guerre mondiale : nouveaux outils, nouveaux questionnement »
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aux Archives nationales (voir PR n° 899). Longtemps soustrait à la recherche historique, ce fonds comporte quelque 30 millions de documents concernant 17,5 millions de victimes du nazisme (Monique LebloisPéchon). Enfin le Mémorial de la Shoah présenta un projet de recensement et d’étude des juifs revenus de déportation (Karen Taieb).
Garder vivante la parole du témoinLa dernière table ronde s’intéressa au témoin et aux moyens
mis en œuvre pour préserver et garder vivante sa parole.Après des contributions sur « Les témoignages oraux de
cheminots » (Sylvère Aït Amour, Association Rails et Histoire), et sur l’engagement du service éducatif des Archives nationales pour valoriser les témoignages audiovisuels d’anciens déportés (Christophe Barret), Françoise Passera (Centre de recherche d’histoire quantitative de Caen) donna un aperçu du contenu de la base de données « EGO 1939-1945, Ecrits de Guerre et d’Occupation », qui recense l’ensemble des témoignages, récits, carnets, journaux intimes et mémoires concernant la France et les Français durant la Seconde Guerre mondiale, publiés de 1939 à nos jours (www.ego.19391945.crhq.cnrs.fr).
L’exploitation de deux autres fonds importants fit l’objet de l’intervention suivante, dédiée aux témoignages écrits recueillis par la Commission d’histoire de l’occupation et de la libération de la France (CHOLF) puis le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale (CH2GM) qui sont conservés aux Archives nationales. Des témoignages par milliers (y compris sur la Résistance et la Déportation) recueillis pendant 35 ans depuis 1945 et qui sont peu utilisés car la plupart n’ont pas encore été numérisés, identifiés, cotés, transcrits ni complétés par une notice documentaire. Ce travail de longue haleine s’effectue progressivement : 300 témoignages sur la Résistance et 60 sur la Déportation ont été traités jusqu’à présent (Abdelhakim Rezgui, Equipex Matrice).
A souligner que le programme Matrice va prendre en
charge le traitement d’autres corpus de témoignages, et notamment ceux des archives audiovisuelles de la FMD (la « vidéothèque », composée de 100 témoignages jugés emblématiques), de l’Institut national de l’audiovisuel et du Musée de la Résistance nationale.
Dans la dernière contribution, il fut de nouveau question de la FMD, en l’occurrence de son « audiothèque » : 244 récits individuels sur l’Internement et la Déportation (540 heures d’enregistrements) viennent d’être mis à disposition aux Archives nationales au sein de la base Caïman (Martine Sin BlimaBarru). Ce corpus n’est pas accessible en ligne mais se consulte sur l’Intranet des Archives nationales, en salle de lecture, après autorisation (cf. sur www.archivesnationales.culture.gouv.fr la rubrique Actualités / base Caïman).
Cette limitation de l’accès, qui concerne beaucoup d’autres fonds, a ses raisons, juridiques et éthiques. Pour Yves Lescure, directeur général de la FMD, la Fondation
a une responsabilité morale envers les témoins qui lui ont confié leurs souvenirs et elle doit s’assurer de l’usage qui en est fait. La question fondamentale de l’accès aux sources numé risées, accès libre ou contrôlé selon les utilisateurs et les buts scientifiques et pédagogiques, a suscité des échanges avec la salle. Fautil craindre l’utilisation que pourraient en faire des personnes mal intentionnées, par exemple des négationnistes ? Ou fautil prendre le risque et ouvrir largement, comme le font aux USA l’Holocaust Memorial et la Fondation Spielberg, rappela l’historien Denis Peschanski ? Ces sources sont devenues un élément essentiel pour la transmission, avec « des enjeux pédagogiques si importants qu’il faut au moins s’interroger », préconisaitil. Un professeur d’histoire renchérissait sur la grande perspective éducative que constituent les témoignages pérennisés dans les bases de données, les élèves voulant entendre une parole vivante, la voix des témoins.
A propos du contenu des témoignages sur la Déportation, MarieJo Chombart de Lauwe, présidente de la FMD, défendit l’idée qu’il faut éviter de confronter les enfants à des visions d’horreur traumatisantes, mais bien leur expliquer jusqu’où mena l’idéologie nazie et dégager des témoignages des éléments plus positifs (résistance des détenus, entraide, espoir…) utiles pour forger les engagements de demain.
En conclusion, Serge Wolikow, président du conseil scientifique de la FMD et directeur scientifique du Consortium Archives des mondes contemporains, relevait que la plupart des gros travaux de recherche évoqués durant ces journées auraient été impensables il y a vingt ans et qu’ils étaient devenus possibles grâce à la révolution numérique. Il insista sur la nécessité pour les chercheurs, les institutions et fondations de refuser le cloisonnement et de développer des démarches « collaboratives et collectives » et interdisciplinaires, de réfléchir de façon plus globale sur les corpus numériques et leur exploitation pour le travail de recherche et pédagogique.
Irène MIchIne
les faits du mois 15
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L’invitation aux journées d’étude est illustrée par la fiche du détenu (Häftling) Marcel Paul, établie à Buchenwald. L’original se trouve aux archives du Service international de recherches d’Arolsen (SIR), longtemps fermées à la recherche. Avec 30 millions d’autres documents, cette fiche a été numérisée par le SIR. Une copie de ce fonds numérisé a été transmise aux Archives nationales, où la fiche de Marcel Paul est donc désormais consultable. Un exemple des possibilités ouvertes par le numérique.
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