Vingt mille lieues sous les mers - TV5MONDE
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PremiĂšre partie
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IUn Ă©cueil fuyant
LâannĂ©e 1866 fut marquĂ©e par un Ă©vĂšnement bizarre, un phĂ©nomĂšneinexpliquĂ© et inexplicable que personne nâa sans doute oubliĂ©. Sans parlerdes rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient lâespritpublic Ă lâintĂ©rieur des continents, les gens de mer furent particuliĂšrementĂ©mus. Les nĂ©gociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et mastersde lâEurope et de lâAmĂ©rique, officiers de marines militaires de tous pays,et, aprĂšs eux, les gouvernements des divers Ătats des deux continents, seprĂ©occupĂšrent de ce fait au plus haut point.
En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires sâĂ©taient rencontrĂ©ssur mer avec « une chose Ă©norme », un objet long, fusiforme, parfoisphosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide quâune baleine.
Les faits relatifs Ă cette apparition, consignĂ©s aux divers livres debord, sâaccordaient assez exactement sur la structure de lâobjet ou delâĂȘtre en question, la vitesse incalculable de ses mouvements, la puissancesurprenante de sa locomotion, la vie particuliĂšre dont il semblait douĂ©. SicâĂ©tait un cĂ©tacĂ©, il surpassait en volume tous ceux que la science avaitclassĂ©s jusquâalors. Ni Cuvier, ni LacĂ©pĂšde, ni M. Dumeril, ni M. deQuatrefages, nâeussent admis lâexistence dâun tel monstre, â Ă moins delâavoir vu, ce qui sâappelle vu, de leurs propres yeux de savants.
Ă prendre la moyenne des observations faites Ă diverses reprises, enrejetant les Ă©valuations timides qui assignaient Ă cet objet une longueur dedeux cents pieds, et en repoussant les opinions exagĂ©rĂ©es qui le disaientlarge dâun mille et long de trois, on pouvait affirmer, cependant, que cet ĂȘtrephĂ©nomĂ©nal dĂ©passait de beaucoup toutes les dimensions admises jusquâĂ ce jour par les ichtyologistes, â sâil existait toutefois.
Or il existait, le fait en lui-mĂȘme nâĂ©tait plus niable, et, avec ce penchantqui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra lâĂ©motionproduite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant Ă larejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.
En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcuttaand Burnach steam navigation Company, avait rencontrĂ© cette massemouvante Ă cinq milles dans lâest des cĂŽtes de lâAustralie. Le capitaineBaker se crut, tout dâabord, en prĂ©sence dâun Ă©cueil inconnu. Il se disposaitmĂȘme Ă en dĂ©terminer la situation exacte, quand deux colonnes dâeau,projetĂ©es par lâinexplicable objet, sâĂ©lancĂšrent en sifflant Ă cent cinquantepieds dans lâair. Donc, Ă moins que cet Ă©cueil ne fĂ»t soumis aux expansionsintermittentes dâun geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien Ă
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quelque mammifĂšre aquatique, inconnu jusque-lĂ , qui rejetait par ses Ă©ventsdes colonnes dâeau, mĂ©langĂ©es dâair et de vapeur.
Pareil fait fut Ă©galement observĂ©, le 23 juillet de la mĂȘme annĂ©e, dans lesmers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific steamnavigation Company. Donc, ce cĂ©tacĂ© extraordinaire pouvait se transporterdâun endroit Ă un autre avec une vĂ©locitĂ© surprenante, puisque Ă trois joursdâintervalle le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon lâavaient observĂ©en deux points de la carte sĂ©parĂ©s par une distance de plus de sept centslieues marines.
Quinze jours plus tard, Ă deux mille lieues de lĂ , lâHelvetia, de laCompagnie nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant Ă contre-borddans cette portion de lâAtlantique comprise entre les Ătats-Unis et lâEurope,se signalĂšrent respectivement le monstre par 42° 15âde latitude nord, et 60°35âde longitude Ă lâouest du mĂ©ridien de Greenwich. Dans cette observationsimultanĂ©e, on crut pouvoir Ă©valuer la longueur minimum du mammifĂšre Ă plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le Shannon et lâHelvetiaĂ©taient de dimension infĂ©rieure Ă lui, bien quâils mesurassent cent mĂštresde lâĂ©trave Ă lâĂ©tambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui frĂ©quententles parages des Ăźles AlĂ©outiennes, le Kulammok et lâUmgullil, nâont jamaisdĂ©passĂ© la longueur de cinquante-six mĂštres, â si mĂȘme elles lâatteignent.
Ces rapports arrivĂ©s coup sur coup, de nouvelles observations faitesĂ bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre lâEtna, de laligne Inman, et le monstre, un procĂšs-verbal dressĂ© par les officiers dela frĂ©gate française la Normandie, un trĂšs sĂ©rieux relĂšvement obtenu parlâĂ©tat-major du commodore Fitz-James Ă bord du Lord-Clyde, Ă©murentprofondĂ©ment lâopinion publique. Dans les pays dâhumeur lĂ©gĂšre, onplaisanta le phĂ©nomĂšne, mais les pays graves et pratiques, lâAngleterre,lâAmĂ©rique, lâAllemagne, sâen prĂ©occupĂšrent vivement.
Partout dans les grands centres, le monstre devint Ă la mode. On lechanta dans les cafĂ©s, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur lesthĂ©Ăątres. Les canards eurent lĂ une belle occasion de pondre des Ćufs detoutes couleurs. On vit rĂ©apparaĂźtre dans les journaux Ă court de copieâ tous les ĂȘtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche,la terrible « Maby Dick » des rĂ©gions hyperborĂ©ennes, jusquâau KrakendĂ©mesurĂ©, dont les tentacules peuvent enlacer un bĂątiment de cinq centstonneaux et lâentraĂźner dans les abĂźmes de lâOcĂ©an. On reproduisit mĂȘmeles procĂšs-verbaux des temps anciens, les opinions dâAristote et de Pline,qui admettaient lâexistence de ces monstres, puis les rĂ©cits norvĂ©giens delâĂ©vĂȘque Pontoppidan, les relations de Paul Eggede, et enfin les rapports deM. Harrington, dont la bonne foi ne peut ĂȘtre soupçonnĂ©e, quand il affirme
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avoir vu, Ă©tant Ă bord du Castillan, en 1857, cet Ă©norme serpent qui nâavaitjamais frĂ©quentĂ© jusquâalors que les mers de lâancien Constitutionnel.
Alors Ă©clata lâinterminable polĂ©mique des crĂ©dules et des incrĂ©dules dansles sociĂ©tĂ©s savantes et les journaux scientifiques. La « question du monstre »enflamma les esprits. Les journalistes qui font profession de science, en lutteavec ceux qui font profession dâesprit, versĂšrent des flots dâencre pendantcette mĂ©morable campagne ; quelques-uns mĂȘme, deux ou trois gouttesde sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalitĂ©s les plusoffensantes.
Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses.Aux articles de fond de lâInstitut gĂ©ographique du BrĂ©sil, de lâAcadĂ©mieroyale des sciences de Berlin, de lâAssociation britannique, de lâInstitutionsmithsonienne de Washington, aux discussions du Indian Archipelago,du Cosmos de lâabbĂ© Moigno, des Mittheilungen de Petermann, auxchroniques scientifiques des grands journaux de la France et de lâĂ©tranger,la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels Ă©crivains,parodiant un mot de LinnĂ©, citĂ© par les adversaires du monstre, soutinrenten effet que « la nature ne faisait pas de sots », et ils adjurĂšrent leurscontemporains de ne point donner un dĂ©menti Ă la nature en admettantlâexistence des Krakens, des serpents de mer, des « Maby Dick » et autresĂ©lucubrations de marins en dĂ©lire. Enfin, dans un article dâun journalsatirique trĂšs redoutĂ©, le plus aimĂ© de ses rĂ©dacteurs, brochant sur le tout,poussa au monstre comme Hippolyte, lui porta un dernier coup, et lâachevaau milieu dâun Ă©clat de rire universel. Lâesprit avait vaincu la science.
Pendant les premiers mois de lâannĂ©e 1867, la question parut ĂȘtreenterrĂ©e, et elle ne semblait pas devoir renaĂźtre, quand de nouveaux faitsfurent portĂ©s Ă la connaissance du public. Il ne sâagit plus alors dâunproblĂšme scientifique Ă rĂ©soudre, mais bien dâun danger rĂ©el et sĂ©rieux Ă Ă©viter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint Ăźlot, rocher,Ă©cueil, mais Ă©cueil fuyant, indĂ©terminable, insaisissable.
Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montreal Ocean Company, se trouvantpendant la nuit par 27° 30âde latitude et 72° 15âde longitude, heurta de sahanche de tribord un roc quâaucune carte ne marquait dans ces parages. Souslâeffort combinĂ© du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchaitĂ la vitesse de treize nĆuds. Nul doute que sans la qualitĂ© supĂ©rieure de sacoque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fĂ»t englouti avec les deux centtrente-sept passagers quâil ramenait du Canada.
Lâaccident Ă©tait arrivĂ© vers cinq heures du matin, lorsque le jourcommençait Ă poindre. Les officiers de quart se prĂ©cipitĂšrent Ă lâarriĂšredu bĂątiment. Ils examinĂšrent lâOcĂ©an avec la plus scrupuleuse attention.Ils ne virent rien, si ce nâest un fort remous qui brisait Ă trois encablures,
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comme si les nappes liquides eussent Ă©tĂ© violemment battues. Le relĂšvementdu lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avariesapparentes. Avait-il heurtĂ© une roche sous-marine ou quelque Ă©norme Ă©pavedâun naufrage ? on ne put le savoir. Mais, examen fait de sa carĂšne dans lesbassins de radoub, il fut reconnu quâune partie de la quille avait Ă©tĂ© brisĂ©e.
Ce fait, extrĂȘmement grave en lui-mĂȘme, eĂ»t peut-ĂȘtre Ă©tĂ© oubliĂ© commetant dâautres, si, trois semaines aprĂšs, il ne se fĂ»t reproduit dans desconditions identiques. Seulement, grĂące Ă la nationalitĂ© du navire victimede ce nouvel abordage, grĂące Ă la rĂ©putation de la Compagnie Ă laquelle cenavire appartenait, lâĂ©vĂšnement eut un retentissement immense.
Personne nâignore le nom du cĂ©lĂšbre armateur anglais Cunard. Cetintelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool etHalifax, avec trois navires en bois et Ă roues dâune force de quatre centschevaux, et dâune jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ansaprĂšs, le matĂ©riel de la Compagnie sâaccroissait de quatre navires de six centcinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard,de deux autres bĂątiments supĂ©rieurs en puissance et en tonnage. En 1853, lacompagnie Cunard, dont le privilĂšge pour le transport des dĂ©pĂȘches venaitdâĂȘtre renouvelĂ©, ajouta successivement Ă son matĂ©riel lâArabia, le Persia,le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de premiĂšre marche, etles plus vastes qui, aprĂšs le Great-Eastern, eussent jamais sillonnĂ© les mers.Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possĂ©dait douze navires, dont huit Ă roues et quatre Ă hĂ©lices.
Si je donne ces dĂ©tails trĂšs succincts, câest afin que chacun sache bienquelle est lâimportance de cette compagnie de transports maritimes, connuedu monde entier par son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigationtransocĂ©anienne nâa Ă©tĂ© conduite avec plus dâhabiletĂ© ; nulle affaire nâa Ă©tĂ©couronnĂ©e de plus de succĂšs. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard onttraversĂ© deux mille fois lâAtlantique, et jamais un voyage nâa Ă©tĂ© manquĂ©,jamais un retard nâa eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni unbĂątiment nâont Ă©tĂ© perdus. Aussi les passagers choisissent-ils encore, malgrĂ©la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de prĂ©fĂ©renceĂ toute autre, ainsi quâil appert dâun relevĂ© fait sur les documents officielsdes derniĂšres annĂ©es. Ceci dit, personne ne sâĂ©tonnera du retentissement queprovoqua lâaccident arrivĂ© Ă lâun de ses plus beaux steamers.
Le 13 avril 1867, la mer Ă©tant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvaitpar 15° 12âde longitude et 45° 37âde latitude. Il marchait avec une vitesse detreize nĆuds quarante-trois centiĂšmes sous la poussĂ©e de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une rĂ©gularitĂ© parfaite. Son tirantdâeau Ă©tait alors de six mĂštres soixante-dix centimĂštres, et son dĂ©placementde six mille six cent vingt-quatre mĂštres cubes.
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à quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagersréunis dans le grand salon, un choc, peu sensible en somme, se produisit surla coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arriÚre de la roue de bùbord.
Le Scotia nâavait pas heurtĂ©, il avait Ă©tĂ© heurtĂ©, et plutĂŽt par un instrumenttranchant ou perforant que contondant. Lâabordage avait semblĂ© si lĂ©ger, quepersonne ne sâen fĂ»t inquiĂ©tĂ© Ă bord, sans le cri des soutiers qui remontĂšrentsur le pont en sâĂ©criant : « Nous coulons ! nous coulons ! »
Tout dâabord, les passagers furent trĂšs effrayĂ©s ; mais le capitaineAnderson se hĂąta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait ĂȘtreimminent. Le Scotia, divisĂ© en sept compartiments par des cloisons Ă©tanches,devait braver impunĂ©ment une voie dâeau.
Le capitaine Anderson se rendit immĂ©diatement dans la cale. Il reconnutque le cinquiĂšme compartiment avait Ă©tĂ© envahi par la mer, et la rapiditĂ©de lâenvahissement prouvait que la voie dâeau Ă©tait considĂ©rable. Fortheureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudiĂšres, car lesfeux se fussent subitement Ă©teints.
Le capitaine Anderson fit stopper immĂ©diatement, et lâun des matelotsplongea pour reconnaĂźtre lâavarie. Quelques instants aprĂšs, on constataitlâexistence dâun trou large de deux mĂštres dans la carĂšne du steamer. Unetelle voie dâeau ne pouvait ĂȘtre aveuglĂ©e, et le Scotia, ses roues Ă deminoyĂ©es, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors Ă trois centsmilles du cap Clear, et, aprĂšs trois jours dâun retard qui inquiĂ©ta vivementLiverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.
Les ingĂ©nieurs procĂ©dĂšrent alors Ă la visite du Scotia, qui fut mis encale sĂšche. Ils ne purent en croire leurs yeux. Ă deux mĂštres et demiau-dessous de la flottaison sâouvrait une dĂ©chirure rĂ©guliĂšre, en forme detriangle isocĂšle. La cassure de la tĂŽle Ă©tait dâune nettetĂ© parfaite, et elle nâeĂ»tpas Ă©tĂ© frappĂ©e plus sĂ»rement Ă lâemporte-piĂšce. Il fallait donc que lâoutilperforant qui lâavait produite fĂ»t dâune trempe peu commune, â et, aprĂšsavoir Ă©tĂ© lancĂ© avec une force prodigieuse, ayant ainsi percĂ© une tĂŽle dequatre centimĂštres, il avait dĂ» se retirer de lui-mĂȘme par un mouvementrĂ©trograde et vraiment inexplicable.
Tel Ă©tait ce dernier fait, qui eut pour rĂ©sultat de passionner Ă nouveaulâopinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes quinâavaient pas de cause dĂ©terminĂ©e furent mis sur le compte du monstre. Cefantastique animal endossa la responsabilitĂ© de tous ces naufrages, dont lenombre est malheureusement considĂ©rable ; car sur trois mille navires dontla perte est annuellement relevĂ©e au Bureau Veritas, le chiffre des naviresĂ vapeur ou Ă voiles, supposĂ©s perdus corps et biens par suite dâabsence denouvelles, ne sâĂ©lĂšve pas Ă moins de deux cents !
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Or ce fut le « monstre » que, justement ou injustement, on accusa de leurdisparition, et, grùce à lui, les communications entre les divers continentsdevenant de plus en plus dangereuses, le public se déclara et demandacatégoriquement que les mers fussent enfin débarrassées à tout prix de ceformidable cétacé.
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IILe pour et le contre
Ă lâĂ©poque oĂč ces Ă©vĂšnements se produisirent, je revenais dâuneexploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du NĂ©braska,aux Ătats-Unis. En ma qualitĂ© de professeur supplĂ©ant au MusĂ©um dâhistoirenaturelle de Paris, le gouvernement français mâavait joint Ă cette expĂ©dition.AprĂšs six mois passĂ©s dans le NĂ©braska, chargĂ© de prĂ©cieuses collections,jâarrivai Ă New-York vers la fin de mars. Mon dĂ©part pour la France Ă©tait fixĂ©aux premiers jours de mai. Je mâoccupais donc, en attendant, de classer mesrichesses minĂ©ralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva lâincidentdu Scotia.
JâĂ©tais parfaitement au courant de la question Ă lâordre du jour, etcomment ne lâaurais-je pas Ă©tĂ© ? Jâavais lu et relu tous les journauxamĂ©ricains et europĂ©ens sans ĂȘtre plus avancĂ©. Ce mystĂšre mâintriguait.Dans lâimpossibilitĂ© de me former une opinion, je flottais dâun extrĂȘmeĂ lâautre. Quâil y eĂ»t quelque chose, cela ne pouvait ĂȘtre douteux, et lesincrĂ©dules Ă©taient invitĂ©s Ă mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
Ă mon arrivĂ©e Ă New-York, la question brĂ»lait. LâhypothĂšse delâĂźlot flottant, de lâĂ©cueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peucompĂ©tents, Ă©tait absolument abandonnĂ©e. Et, en effet, Ă moins que cet Ă©cueilnâeĂ»t une machine dans le ventre, comment pouvait-il se dĂ©placer avec unerapiditĂ© si prodigieuse ?
De mĂȘme fut repoussĂ©e lâexistence dâune coque flottante, dâune Ă©normeĂ©pave, et toujours Ă cause de la rapiditĂ© du dĂ©placement.
Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui crĂ©aient deuxclans trĂšs distincts de partisans : dâun cĂŽtĂ©, ceux qui tenaient pour un monstredâune force colossale ; de lâautre, ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin » dâune extrĂȘme puissance motrice.
Or cette derniĂšre hypothĂšse, admissible aprĂšs tout, ne put rĂ©sister auxenquĂȘtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Quâun simpleparticulier eĂ»t Ă sa disposition un tel engin mĂ©canique, câĂ©tait peu probable.OĂč et quand lâeĂ»t-il fait construire, et comment aurait-il tenu cetteconstruction secrĂšte ?
Seul, un gouvernement pouvait possĂ©der une pareille machinedestructive, et, en ces temps dĂ©sastreux oĂč lâhomme sâingĂ©nie Ă multiplierla puissance des armes de guerre, il Ă©tait possible quâun Ătat essayĂąt Ă lâinsudes autres ce formidable engin. AprĂšs les chassepots, les torpilles ; aprĂšs lestorpilles, les bĂ©liers sous-marins ; puis â la rĂ©action. Du moins, je lâespĂšre.
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Mais lâhypothĂšse dâune machine de guerre tomba encore devant ladĂ©claration des gouvernements. Comme il sâagissait lĂ dâun intĂ©rĂȘt public,puisque les communications transocĂ©aniennes en souffraient, la franchisedes gouvernements ne pouvait ĂȘtre mise en doute. Dâailleurs, commentadmettre que la construction de ce bateau sous-marin eĂ»t Ă©chappĂ© aux yeuxdu public ? Garder le secret dans ces circonstances est trĂšs difficile pour unparticulier, et certainement impossible pour un Ătat dont tous les actes sontobstinĂ©ment surveillĂ©s par les puissances rivales.
Donc, aprĂšs enquĂȘtes faites en Angleterre, en France, en Russie, enPrusse, en Espagne, en Italie, en AmĂ©rique, voire mĂȘme en Turquie,lâhypothĂšse dâun Monitor sous-marin fut dĂ©finitivement rejetĂ©e.
Le monstre revint donc Ă flot, en dĂ©pit des incessantes plaisanteries dontle lardait la petite presse, et, dans cette voie, les imaginations se laissĂšrentbientĂŽt aller aux plus absurdes rĂȘveries dâune ichtyologie fantastique.
Ă mon arrivĂ©e Ă New-York, plusieurs personnes mâavaient fait lâhonneurde me consulter sur le phĂ©nomĂšne en question. Jâavais publiĂ© en France unouvrage in-quarto en deux volumes, intitulĂ© les MystĂšres des grands fondssous-marins. Ce livre, particuliĂšrement goĂ»tĂ© du monde savant, faisait demoi un spĂ©cialiste dans cette partie assez obscure de lâhistoire naturelle. Monavis me fut demandĂ©. Tant que je pus nier la rĂ©alitĂ© du fait, je me renfermaidans une absolue nĂ©gation. Mais bientĂŽt, collĂ© au mur, je dus mâexpliquercatĂ©goriquement. Et mĂȘme « lâhonorable Pierre Aronnax, professeur auMusĂ©um de Paris », fut mis en demeure par le New-York Herald de formulerune opinion quelconque.
Je mâexĂ©cutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la questionsous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici laconclusion dâun article trĂšs nourri que je publiai dans le numĂ©ro du 30 avril :
« Ainsi donc, disais-je, aprĂšs avoir examinĂ© une Ă une les diverseshypothĂšses, toute autre supposition Ă©tant rejetĂ©e, il faut nĂ©cessairementadmettre lâexistence dâun animal marin dâune puissance excessive.
« Les grandes profondeurs de lâOcĂ©an nous sont totalement inconnues.La sonde nâa su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abĂźmes reculĂ©s ?Quels ĂȘtres habitent et peuvent habiter Ă douze ou quinze milles au-dessousde la surface des eaux ? Quel est lâorganisme de ces animaux ? On sauraitĂ peine le conjecturer.
« Cependant, la solution du problĂšme qui mâest soumis peut affecter laforme du dilemme.
« Ou nous connaissons toutes les variĂ©tĂ©s dâĂȘtres qui peuplent notreplanĂšte, ou nous ne les connaissons pas.
« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore dessecrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que dâadmettre
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lâexistence de poissons ou de cĂ©tacĂ©s, dâespĂšces ou mĂȘme de genresnouveaux, dâune organisation essentiellement « fondriĂšre », qui habitentles couches inaccessibles Ă la sonde, et quâun Ă©vĂšnement quelconque, unefantaisie, un caprice, si lâon veut, ramĂšne Ă de longs intervalles vers le niveausupĂ©rieur de lâOcĂ©an.
« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espĂšces vivantes, il fautnĂ©cessairement chercher lâanimal en question parmi les ĂȘtres marins dĂ©jĂ cataloguĂ©s, et, dans ce cas, je serais disposĂ© Ă admettre lâexistence dâunNarval gĂ©ant.
« Le narval vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur desoixante pieds. Quintuplez, dĂ©cuplez mĂȘme cette dimension, donnez Ă cecĂ©tacĂ© une force proportionnelle Ă sa taille, accroissez ses armes offensives,et vous obtenez lâanimal voulu. Il aura les proportions dĂ©terminĂ©es par lesofficiers du Shannon, lâinstrument exigĂ© par la perforation du Scotia, et lapuissance nĂ©cessaire pour entamer la coque dâun steamer.
« En effet, le narval est armĂ© dâune sorte dâĂ©pĂ©e dâivoire, dâunehallebarde, suivant lâexpression de certains naturalistes. Câest une dentprincipale qui a la duretĂ© de lâacier. On a trouvĂ© quelques-unes de ces dentsimplantĂ©es dans le corps des baleines, que le narval attaque toujours avecsuccĂšs. Dâautres ont Ă©tĂ© arrachĂ©es non sans peine, de carĂšnes de vaisseauxquâelles avaient percĂ©es dâoutre en outre, comme un foret perce un tonneau.Le musĂ©e de la FacultĂ© de mĂ©decine de Paris possĂšde une de ces dĂ©fenseslongue de deux mĂštres vingt-cinq centimĂštres, et large de quarante-huitcentimĂštres Ă sa base !
« Eh bien, supposez lâarme dix fois plus forte, et lâanimal dix fois pluspuissant, lancez-le avec une vitesse de vingt milles Ă lâheure, multipliez samasse par le carrĂ© de sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produirela catastrophe demandĂ©e.
« Donc, jusquâĂ plus amples informations, jâopinerais pour une licornede mer, de dimensions colossales, armĂ©e, non dâune hallebarde, mais dâunvĂ©ritable Ă©peron, comme les frĂ©gates cuirassĂ©es ou les « rams » de guerre,dont elle aurait Ă la fois la masse et la puissance motrice.
« Ainsi sâexpliquerait ce phĂ©nomĂšne inexplicable, â Ă moins quâil nây aitrien, en dĂ©pit de ce quâon a entrevu, vu, senti et ressenti, ce qui est encorepossible ! »
Ces derniers mots Ă©taient une lĂąchetĂ© de ma part ; mais je voulais jusquâĂ un certain point couvrir ma dignitĂ© de professeur, et ne pas trop prĂȘter Ă rire aux AmĂ©ricains, qui rient bien, quand ils rient. Je me rĂ©servais uneĂ©chappatoire. Au fond, jâadmettais lâexistence du « monstre ».
Mon article fut chaudement discutĂ©, ce qui lui valut un grandretentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution quâil
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proposait, dâailleurs, laissait libre carriĂšre Ă lâimagination. Lâesprit humainse plaĂźt Ă ces conceptions grandioses dâĂȘtres surnaturels. Or la mer estprĂ©cisĂ©ment leur meilleur vĂ©hicule, le seul milieu oĂč ces gĂ©ants, prĂšsdesquels les animaux terrestres, Ă©lĂ©phants ou rhinocĂ©ros, ne sont que desnains, puissent se produire et se dĂ©velopper. Les masses liquides transportentles plus grandes espĂšces connues de mammifĂšres, et peut-ĂȘtre recĂšlent-elles des mollusques dâune incomparable taille, des crustacĂ©s effrayants Ă contempler, tels que seraient des homards de cent mĂštres ou des crabespesant deux-cents tonnes ! Pourquoi non ? Autrefois, les animaux terrestres,contemporains des Ă©poques gĂ©ologiques, les quadrupĂšdes, les quadrumanes,les reptiles, les oiseaux, Ă©taient construits sur des gabarits gigantesques.Le CrĂ©ateur les avait jetĂ©s dans un moule colossal que le temps a rĂ©duitpeu Ă peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorĂ©es, nâaurait-ellepas gardĂ© ces vastes Ă©chantillons de la vie dâun autre Ăąge, elle qui ne semodifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment ?Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les derniĂšres variĂ©tĂ©s de cesespĂšces titanesques, dont les annĂ©es sont des siĂšcles, et les siĂšcles desmillĂ©naires ?
Mais je me laisse entraĂźner Ă des rĂȘveries quâil ne mâappartient plusdâentretenir. TrĂȘve Ă ces chimĂšres que le temps a changĂ©es pour moien rĂ©alitĂ©s terribles. Je le rĂ©pĂšte, lâopinion se fit alors sur la nature duphĂ©nomĂšne, et le public admit sans conteste lâexistence dâun ĂȘtre prodigieux,qui nâavait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.
Mais si les uns ne virent lĂ quâun problĂšme purement scientifique Ă rĂ©soudre, les autres, plus positifs, surtout en AmĂ©rique et en Angleterre,furent dâavis de purger lâOcĂ©an de ce redoutable monstre, afin de rassurer lescommunications transocĂ©aniennes. Les journaux industriels et commerciauxtraitĂšrent la question principalement Ă ce point de vue. La Shipping andMercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale,toutes les feuilles dĂ©vouĂ©es aux Compagnies dâassurances qui menaçaientdâĂ©lever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.
Lâopinion publique sâĂ©tant prononcĂ©e, les Ătats de lâUnion se dĂ©clarĂšrentles premiers. On fit Ă New-York les prĂ©paratifs dâune expĂ©dition destinĂ©e Ă poursuivre le narval. Une frĂ©gate Ă Ă©peron, de grande marche, lâAbraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tĂŽt. Les arsenaux furentouverts au commandant Farragut, qui pressa activement lâarmement de safrĂ©gate.
PrĂ©cisĂ©ment, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que lâon se futdĂ©cidĂ© Ă poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deuxmois, personne nâen entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblaitque cette licorne eĂ»t connaissance des complots qui se tramaient contre
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elle. On en avait tant causĂ©, et mĂȘme par le cĂąble transatlantique ! Aussiles plaisants prĂ©tendaient-ils que cette fine mouche avait arrĂȘtĂ© au passagequelque tĂ©lĂ©gramme dont elle faisait maintenant son profit.
Donc, la frĂ©gate armĂ©e pour une campagne lointaine et pourvue deformidables engins de pĂȘche, on ne savait plus oĂč la diriger. Et lâimpatienceallait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit que le Tampico, steamer de laligne de San-Francisco de Californie Ă ShangaĂŻ, avait revu lâanimal, troissemaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.
LâĂ©motion causĂ©e par cette nouvelle fut extrĂȘme. On nâaccorda pasvingt-quatre heures de rĂ©pit, au commandant Farragut. Ses vivres Ă©taientembarquĂ©s. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquaitĂ son rĂŽle dâĂ©quipage. Il nâavait quâĂ allumer ses fourneaux, Ă chauffer, Ă dĂ©marrer. On ne lui eĂ»t pas pardonnĂ© une demi-journĂ©e de retard. Dâailleurs,le commandant Farragut ne demandait quâĂ partir.
Trois heures avant que lâAbraham-Lincoln ne quittĂąt le pier de Brooklyn,je reçus une lettre libellĂ©e en ces termes :
« Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris,
« Fifth Avenue hotel. New-York.
Monsieur,Si vous voulez vous joindre Ă lâexpĂ©dition de lâAbraham-Lincoln,le gouvernement de lâUnion verra avec plaisir que la France soitreprĂ©sentĂ©e par vous dans cette entreprise. Le commandant Farraguttient une cabine Ă votre disposition.
TrĂšs cordialement votre J.-B.Hobson,
Secrétaire de la marine. »
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IIIComme il plaira Ă Monsieur
Trois secondes avant lâarrivĂ©e de la lettre de J.-B. Hobson, je ne songeaispas plus Ă poursuivre la licorne quâĂ tenter le passage du Nord-Ouest. Troissecondes aprĂšs avoir lu la lettre de lâhonorable secrĂ©taire de la marine, jecomprenais enfin que ma vĂ©ritable vocation, lâunique but de ma vie, Ă©tait dechasser ce monstre inquiĂ©tant et dâen purger le monde.
Cependant, je revenais dâun pĂ©nible voyage, fatiguĂ©, avide de repos. Jenâaspirais plus quâĂ revoir mon pays, mes amis, mon petit logement duJardin des Plantes, mes chĂšres et prĂ©cieuses collections ! Mais rien ne putme retenir. Jâoubliai tout, fatigues, amis, collections, et jâacceptai sans plusde rĂ©flexions lâoffre du gouvernement amĂ©ricain.
« Dâailleurs, pensai-je, tout chemin ramĂšne en Europe, et la licorne seraassez aimable pour mâentraĂźner vers les cĂŽtes de France. Ce digne animal selaissera prendre dans les mers dâEurope, â pour mon agrĂ©ment personnel, âet je ne veux pas rapporter moins dâun demi-mĂštre de sa hallebarde dâivoireau MusĂ©um dâhistoire naturelle. »
Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narval dans le nord de lâocĂ©anPacifique ; ce qui, pour revenir en France, Ă©tait prendre le chemin desantipodes.
« Conseil ! » criai-je dâune voix impatiente.Conseil Ă©tait mon domestique. Un garçon dĂ©vouĂ© qui mâaccompagnait
dans tous mes voyages ; un brave Flamand que jâaimais et qui me le rendaitbien ; un ĂȘtre flegmatique par nature, rĂ©gulier par principe, zĂ©lĂ© par habitude,sâĂ©tonnant peu des surprises de la vie, trĂšs adroit de ses mains, apte Ă toutservice, et, en dĂ©pit de son nom, ne donnant jamais de conseils, â mĂȘmequand on ne lui en demandait pas.
Ă se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes,Conseil en Ă©tait venu Ă savoir quelque chose. Jâavais en lui un spĂ©cialiste trĂšsferrĂ© sur les classifications dâhistoire naturelle, parcourant avec une agilitĂ©dâacrobate toute lâĂ©chelle des embranchements, des groupes, des classes,des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, desespĂšces et des variĂ©tĂ©s. Mais sa science sâarrĂȘtait lĂ . Classer, câĂ©tait sa vie,et il nâen savait pas davantage. TrĂšs versĂ© dans la thĂ©orie de la classification,peu dans la pratique, il nâeĂ»t pas distinguĂ©, je crois, un cachalot dâunebaleine ! Et cependant, quel brave et digne garçon !
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Conseil, jusquâici et depuis dix ans, mâavait suivi partout oĂč mâentraĂźnaitla science. Jamais une rĂ©flexion de lui sur la longueur ou la fatigue dâunvoyage. Nulle objection Ă boucler sa valise pour un pays quelconque, Chineou Congo, si Ă©loignĂ© quâil fĂ»t. Il allait lĂ comme ici, sans en demanderdavantage. Dâailleurs, dâune belle santĂ© qui dĂ©fiait toutes les maladies ; desmuscles solides, mais pas de nerfs, pas lâapparence de nerfs, â au moral,sâentend.
Ce garçon avait trente ans, et son Ăąge Ă©tait Ă celui de son maĂźtre commequinze est Ă vingt. Quâon mâexcuse de dire ainsi que jâavais quarante ans.
Seulement, Conseil avait un dĂ©faut. Formaliste enragĂ©, il ne me parlaitjamais quâĂ la troisiĂšme personne, â au point dâen ĂȘtre agaçant.
« Conseil ! » rĂ©pĂ©tai-je, tout en commençant dâune main fĂ©brile mesprĂ©paratifs de dĂ©part.
Certainement, jâĂ©tais sĂ»r de ce garçon si dĂ©vouĂ©. Dâordinaire, je ne luidemandais jamais sâil lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages ;mais, cette fois, il sâagissait dâune expĂ©dition qui pouvait indĂ©finiment seprolonger, dâune entreprise hasardeuse, Ă la poursuite dâun animal capablede couler une frĂ©gate comme une coque de noix. Il y avait lĂ matiĂšre Ă rĂ©flexion, mĂȘme pour lâhomme le plus impassible du monde. Quâallait direConseil ?
« Conseil ! » criai-je une troisiĂšme fois.Conseil parut.« Monsieur mâappelle ? dit-il en entrant.â Oui, mon garçon. PrĂ©pare-moi, prĂ©pare-toi. Nous partons dans deux
heures.â Comme il plaira Ă monsieur, rĂ©pondit tranquillement Conseil.â Pas un instant Ă perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de
voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plusque tu pourras, et hĂąte-toi !
â Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.â On sâen occupera plus tard.â Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les orĂ©odons, les
chĂ©ropotamus et autres carcasses de monsieur ?â On les gardera Ă lâhĂŽtel.â Et le babiroussa de monsieur ?â On le nourrira pendant notre absence. Dâailleurs, je donnerai lâordre de
nous expĂ©dier en France toute notre mĂ©nagerie.â Nous ne retournons donc pas Ă Paris ? demanda Conseil.â Si⊠certainement⊠rĂ©pondis-je Ă©vasivement, mais en faisant un
crochet.â Le crochet qui plaira Ă monsieur.
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â Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilĂ tout.Nous prenons passage sur lâAbraham-Lincoln.
â Comme il conviendra Ă monsieur, rĂ©pondit paisiblement Conseil.â Tu sais, mon ami, il sâagit du monstre⊠du fameux narvalâŠ
Nous allons en purger les mers !⊠Lâauteur dâun ouvrage in-quartoen deux volumes sur les MystĂšres des grands fonds sous-marins nepeut se dispenser de sâembarquer avec le commandant Farragut. Missionglorieuse⊠dangereuse aussi ! On ne sait pas oĂč lâon va. Ces bĂȘtes-lĂ peuvent ĂȘtre trĂšs capricieuses. Mais nous irons quand mĂȘme. Nous avons uncommandant qui nâa pas froid aux yeuxâŠ
â Comme fera monsieur je ferai, rĂ©pondit Conseil.â Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. Câest lĂ un de ces
voyages dont on ne revient pas toujours.â Comme il plaira Ă monsieur. »Un quart dâheure aprĂšs, nos malles Ă©taient prĂȘtes. Conseil avait fait en un
tour de main, et jâĂ©tais sĂ»r que rien ne manquait, car ce garçon classait leschemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifĂšres.
Lâascenseur de lâhĂŽtel nous dĂ©posa au grand vestibule de lâentresol.Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussĂ©e.Je rĂ©glai ma note Ă ce vaste comptoir toujours assiĂ©gĂ© par une fouleconsidĂ©rable. Je donnai lâordre dâexpĂ©dier pour Paris (France) mes ballotsdâanimaux empaillĂ©s et de plantes dessĂ©chĂ©es. Je fis ouvrir un crĂ©ditsuffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.
Le vĂ©hicule Ă vingt francs la course descendit Broadway jusquâĂ Union-square, suivit Fourth-Avenue jusquâĂ sa jonction avec Bowery-street, pritKatrin-street et sâarrĂȘta au trente-quatriĂšme pier. LĂ , le Katrin-ferry-boatnous transporta, hommes, chevaux et voiture, Ă Brooklyn, la grande annexede New-York, situĂ©e sur la rive gauche de la riviĂšre de lâEst, et en quelquesminutes nous arrivions au quai prĂšs duquel lâAbraham-Lincoln vomissaitpar ses deux cheminĂ©es des torrents de fumĂ©e noire.
Nos bagages furent immĂ©diatement transbordĂ©s sur le pont de la frĂ©gate.Je me prĂ©cipitai Ă bord. Je demandai le commandant Farragut. Un desmatelots me conduisit sur la dunette, oĂč je me trouvai en prĂ©sence dâunofficier de bonne mine qui me tendit la main.
« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.â Lui-mĂȘme, rĂ©pondis-je. Le commandant Farragut ?â En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine
vous attend. »
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Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je mefis conduire Ă la cabine qui mâĂ©tait destinĂ©e.
LâAbraham-Lincoln avait Ă©tĂ© parfaitement choisi et amĂ©nagĂ© poursa destination nouvelle. CâĂ©tait une frĂ©gate de marche rapide, muniedâappareils surchauffeurs, qui permettaient de porter Ă sept atmosphĂšre latension de sa vapeur.
Sous cette pression, lâAbraham-Lincoln atteignait une vitesse moyennede dix-huit milles et trois dixiĂšmes Ă lâheure, vitesse considĂ©rable, maiscependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cĂ©tacĂ©.
Les amĂ©nagements intĂ©rieurs de la frĂ©gate rĂ©pondaient Ă ses qualitĂ©snautiques. Je fus trĂšs satisfait de ma cabine, situĂ©e Ă lâarriĂšre, qui sâouvraitsur le carrĂ© des officiers.
« Nous serons bien ici, dis-je Ă Conseil.â Aussi bien, nâen dĂ©plaise Ă monsieur, rĂ©pondit Conseil, quâun bernard-
lâhermite dans la coquille dâun buccin. »Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur
le pont afin de suivre les prĂ©paratifs de lâappareillage.
Ă ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les derniĂšresamarres qui retenaient lâAbraham-Lincoln au pied de Brooklyn. Ainsi donc,un quart dâheure de retard, moins mĂȘme, et la frĂ©gate partait sans moi, etje manquais cette expĂ©dition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable,dont le rĂ©cit vĂ©ridique pourra bien trouver, cependant, quelques incrĂ©dules.
Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour ni une heurepour rallier les mers dans lesquelles lâanimal venait dâĂȘtre signalĂ©. Il fit venirson ingĂ©nieur.
« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.â Oui, monsieur, rĂ©pondit lâingĂ©nieur.â Go ahead ! » cria le commandant Farragut.Ă cet ordre, qui fut transmis Ă la machine au moyen dâappareils Ă
air comprimĂ©, les mĂ©caniciens firent agir la roue de la mise en train. Lavapeur siffla en se prĂ©cipitant dans les tiroirs entrouverts. Les longs pistonshorizontaux gĂ©mirent et poussĂšrent les bielles de lâarbre. Les branches delâhĂ©lice battirent les flots avec une rapiditĂ© croissante, et lâAbraham-Lincolnsâavança majestueusement au milieu dâune centaine de ferry-boats et detenders chargĂ©s de spectateurs, qui lui faisaient cortĂšge.
Les quais de Brooklyn et toute la partie de New-York qui borde la riviĂšrede lâEst Ă©taient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent millepoitrines, Ă©clatĂšrent successivement. Des milliers de mouchoirs sâagitĂšrentau-dessus de la masse compacte et saluĂšrent lâAbraham-Lincoln jusquâĂ son
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arrivĂ©e dans les eaux de lâHudson, Ă la pointe de cette presquâĂźle allongĂ©equi forme la ville de New-York.
Alors, la frĂ©gate, suivant du cĂŽtĂ© de New-Jersey lâadmirable rive droitedu fleuve toute chargĂ©e de villas, passa entre les forts qui la saluĂšrent de leursplus gros canons. LâAbraham-Lincoln rĂ©pondit en amenant et en hissant troisfois le pavillon amĂ©ricain, dont les trente-neuf Ă©toiles resplendissaient Ă sacorne dâartimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisĂ© quisâarrondit dans la baie intĂ©rieure formĂ©e par la pointe de Sandy-Hook, il rasacette langue sablonneuse oĂč quelques milliers de spectateurs lâacclamĂšrentencore une fois.
Le cortĂšge des boats et des tenders suivait toujours la frĂ©gate, et il ne laquitta quâĂ la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent lâentrĂ©e despasses de New-York.
Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, etrejoignit la petite goĂ©lette qui lâattendait sous le vent. Les feux furentpoussĂ©s ; lâhĂ©lice battit plus rapidement les flots ; la frĂ©gate longea la cĂŽtejaune et basse de Long-Island, et, Ă huit heures du soir, aprĂšs avoir perdudans le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle courut Ă toute vapeur sur lessombres eaux de lâAtlantique.
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IVNed Land
Le commandant Farragut Ă©tait un bon marin, digne de la frĂ©gatecommandait. Son navire et lui ne faisaient quâun. Il en Ă©tait lâĂąme. Surla question du cĂ©tacĂ©, aucun doute ne sâĂ©levait dans son esprit, et il nepermettait pas que lâexistence de lâanimal fĂ»t discutĂ©e Ă son bord. Il y croyaitcomme certaines bonnes femmes croient au LĂ©viathan, â par foi, non parraison. Le monstre existait, il en dĂ©livrerait les mers, il lâavait jurĂ©. CâĂ©taitune sorte de chevalier de Rhodes, un DieudonnĂ© de Gozon, marchant Ă larencontre du serpent qui dĂ©solait son Ăźle. Ou le commandant Farragut tueraitle narval, ou le narval tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu.
Les officiers du bord partageaient lâopinion de leur chef. Il fallait lesentendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances dâunerencontre, et observer la vaste Ă©tendue de lâOcĂ©an. Plus dâun sâimposait unquart volontaire dans les barres de perroquet, qui eĂ»t maudit une telle corvĂ©een toute autre circonstance. Tant que le soleil dĂ©crivait son arc diurne, lamĂąture Ă©tait peuplĂ©e de matelots auxquels les planches du pont brĂ»laient lespieds, et qui nây pouvaient tenir en place. Et cependant, lâAbraham-Lincolnne tranchait pas encore de son Ă©trave les eaux suspectes du Pacifique.
Quant Ă lâĂ©quipage, il ne demandait quâĂ rencontrer la licorne, Ă laharponner, Ă la hisser Ă bord, Ă la dĂ©pecer. Il surveillait la mer avec unescrupuleuse attention. Dâailleurs, le commandant Farragut parlait dâunecertaine somme de deux mille dollars, rĂ©servĂ©e Ă quiconque, mousse oumatelot, marin ou officier, signalerait lâanimal. Je laisse Ă penser si les yeuxsâexerçaient Ă bord de lâAbraham-Lincoln.
Pour mon compte, je nâĂ©tais pas en reste avec les autres, et je ne laissaisĂ personne ma part dâobservations quotidiennes. La frĂ©gate aurait eu centfois raison de sâappeler lâArgus. Seul entre tous, Conseil protestait parson indiffĂ©rence touchant la question qui nous passionnait, et dĂ©tonnait surlâenthousiasme gĂ©nĂ©ral du bord.
Jâai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu sonnavire dâappareils propres Ă pĂȘcher le gigantesque cĂ©tacĂ©. Un baleinier nâeĂ»tpas Ă©tĂ© mieux armĂ©. Nous possĂ©dions tous les engins connus, depuis leharpon qui se lance Ă la main, jusquâaux flĂšches barbelĂ©es des espingoles etaux balles explosibles des canardiĂšres. Sur le gaillard dâavant sâallongeaitun canon perfectionnĂ©, se chargeant par la culasse, trĂšs Ă©pais de parois, trĂšsĂ©troit dâĂąme, et dont le modĂšle doit figurer Ă lâExposition universelle de
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1867. Ce prĂ©cieux instrument, dâorigine amĂ©ricaine, envoyait, sans se gĂȘner,un projectile conique de quatre kilogrammes Ă une distance moyenne deseize kilomĂštres.
Donc, lâAbraham-Lincoln ne manquait dâaucun moyen de destruction.Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.
Ned Land Ă©tait un Canadien, dâune habiletĂ© de main peu commune, etqui ne connaissait pas dâĂ©gal dans son pĂ©rilleux mĂ©tier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possĂ©dait ces qualitĂ©s Ă un degrĂ© supĂ©rieur, et il fallaitĂȘtre une baleine bien maligne ou un cachalot singuliĂšrement astucieux pourĂ©chapper Ă son coup de harpon.
Ned Land avait environ quarante ans. CâĂ©tait un homme de grandetaille, â plus de six pieds anglais, â vigoureusement bĂąti, lâair grave, peucommunicatif, violent parfois, et trĂšs rageur quand on le contrariait. Sapersonne provoquait lâattention, et la puissance de son regard accentuaitsinguliĂšrement sa physionomie.
Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait dâengager cethomme Ă son bord. Il valait tout lâĂ©quipage, Ă lui seul, pour lâĆil et le bras. Jene saurais mieux le comparer quâĂ un tĂ©lescope puissant qui serait en mĂȘmetemps un canon toujours prĂȘt Ă partir.
Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fĂ»t Ned Land,je dois avouer quâil se prit dâune certaine affection pour moi. Ma nationalitĂ©lâattirait sans doute. CâĂ©tait une occasion pour lui de parler, et pour moidâentendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dansquelques provinces canadiennes. La famille du harponneur Ă©tait originairede QuĂ©bec, et formait dĂ©jĂ une tribu de hardis pĂȘcheurs Ă lâĂ©poque oĂč cetteville appartenait Ă la France.
Peu Ă peu, Ned prit goĂ»t Ă causer, et jâaimais Ă entendre le rĂ©cit de sesaventures dans les mers polaires. Il racontait ses pĂȘches et ses combatsavec une grande poĂ©sie naturelle. Son rĂ©cit prenait une forme Ă©pique, etje croyais Ă©couter quelque HomĂšre canadien, chantant lâIliade des rĂ©gionshyperborĂ©ennes.
Je dĂ©peins ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. Câestque nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inaltĂ©rable amitiĂ© quinaĂźt et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned !je ne demande quâĂ vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtempsde toi !
Et maintenant, quelle Ă©tait lâopinion de Ned Land sur la question dumonstre marin ? Je dois avouer quâil ne croyait guĂšre Ă la licorne, et que,seul Ă bord, il ne partageait pas la conviction gĂ©nĂ©rale. Il Ă©vitait mĂȘme detraiter ce sujet, sur lequel je crus devoir lâentreprendre un jour.
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Par une magnifique soirĂ©e du 30 juillet, câest-Ă -dire trois semaines aprĂšsnotre dĂ©part, la frĂ©gate se trouvait Ă la hauteur du cap Blanc, Ă trente millessous le vent des cĂŽtes patagonnes. Nous avions dĂ©passĂ© le tropique duCapricorne, et le dĂ©troit de Magellan sâouvrait Ă moins de sept cents millesdans le sud. Avant huit jours, lâAbraham-Lincoln sillonnerait les flots duPacifique.
Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses etdâautres, regardant cette mystĂ©rieuse mer dont les profondeurs sont restĂ©esjusquâici inaccessibles aux regards de lâhomme. Jâamenai tout naturellementla conversation sur la licorne gĂ©ante, et jâexaminai les diverses chances desuccĂšs ou dâinsuccĂšs de notre expĂ©dition. Puis, voyant que Ned me laissaitparler sans trop rien dire, je le poussai plus directement « Comment, Ned,lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas ĂȘtre convaincu de lâexistencedu cĂ©tacĂ© que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particuliĂšresde vous montrer si incrĂ©dule ? »
Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de répondre,frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habituel, fermales yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :
« Peut-ĂȘtre bien, monsieur Aronnax.â Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui ĂȘtes
familiarisĂ© avec les grands mammifĂšres marins, vous dont lâimaginationdoit aisĂ©ment accepter lâhypothĂšse de cĂ©tacĂ©s Ă©normes, vous devriez ĂȘtre ledernier Ă douter de pareilles circonstances !
â Câest ce qui vous trompe, monsieur le professeur, rĂ©pondit Ned. Quele vulgaire croie Ă des comĂštes extraordinaires qui traversent lâespace, ouĂ lâexistence de monstres antĂ©diluviens qui peuplent lâintĂ©rieur du globe,passe encore ; mais ni lâastronome, ni le gĂ©ologue nâadmettent de telleschimĂšres. De mĂȘme, le baleinier. Jâai poursuivi beaucoup de cĂ©tacĂ©s, jâen aiharponnĂ© un grand nombre, jâen ai tuĂ© plusieurs ; mais si puissants et si bienarmĂ©s quâils fussent, ni leurs queues ni leurs dĂ©fenses nâauraient pu entamerles plaques de tĂŽle dâun steamer.
â Cependant, Ned, on cite des bĂątiments que la dent du narval a traversĂ©sde part en part.
â Des navires en bois, câest possible, rĂ©pondit le Canadien, et encore jene les ai jamais vus. Donc, jusquâĂ preuve contraire, je nie que baleines,cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.
â Ăcoutez-moi, NedâŠâ Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez, exceptĂ©
cela. Un poulpe gigantesque, peut-ĂȘtre ?âŠâ Encore moins, Ned. Le poulpe nâest quâun mollusque, et ce nom mĂȘme
indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds de
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longueur, le poulpe, qui nâappartient point Ă lâembranchement des vertĂ©brĂ©s,est tout Ă fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou lâAbraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Kraliens ouautres monstres de cette espĂšce.
â Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land dâun ton assez narquois,vous persistez Ă admettre lâexistence dâun Ă©norme cĂ©tacĂ© ?âŠ
â Oui, Ned, je vous le rĂ©pĂšte avec une conviction qui sâappuie surla logique des faits. Je crois Ă lâexistence dâun mammifĂšre, puissammentorganisĂ©, appartenant Ă lâembranchement des vertĂ©brĂ©s, comme les baleines,les cachalots ou les dauphins, et muni dâune dĂ©fense cornĂ©e dont la force depĂ©nĂ©tration est extrĂȘme.
â Hum ! fit le harponneur, en secouant la tĂȘte de lâair dâun homme quine veut pas se laisser convaincre.
â Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe,sâil habite les profondeurs de lâOcĂ©an, sâil frĂ©quente les couches liquidessituĂ©es Ă quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possĂšdenĂ©cessairement un organisme dont la soliditĂ© dĂ©fie toute comparaison.
â Et pourquoi cet organisme ? demanda Ned.â Parce quâil faut une force incalculable pour se maintenir dans des
couches profondes et rĂ©sister Ă leur pression.â Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de lâĆil.â Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.â Oh ! les chiffres ! rĂ©pliqua Ned. On fait ce quâon veut avec des chiffres !â En affaires, Ned, mais non en mathĂ©matiques. Ăcoutez-moi. Admettons
que la pression dâune atmosphĂšre soit reprĂ©sentĂ©e par la pression dâunecolonne dâeau haute de trente-deux pieds. En rĂ©alitĂ©, la colonne dâeau seraitdâune moindre hauteur, puisquâil sâagit de lâeau de mer dont la densitĂ©est supĂ©rieure Ă celle de lâeau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned,autant de fois trente-deux pieds dâeau au-dessus de vous, autant de fois votrecorps supporte une pression Ă©gale Ă celle de lâatmosphĂšre, câest-Ă -dire dekilogrammes par chaque centimĂštre carrĂ© de sa surface. Il suit de lĂ quâĂ troiscent vingt pieds cette pression est de dix atmosphĂšres, de cent atmosphĂšresĂ trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphĂšres Ă trente-deux millepieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui Ă©quivaut Ă dire que si vouspouviez atteindre cette profondeur dans lâOcĂ©an, chaque centimĂštre carrĂ©de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes.Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimĂštres carrĂ©s ensurface ?
â Je ne mâen doute pas, monsieur Aronnax.â Environ dix-sept mille.â Tant que cela ?
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â Et comme en rĂ©alitĂ© la pression atmosphĂ©rique est un peu supĂ©rieure aupoids dâun kilogramme par centimĂštre carrĂ©, vos dix-sept mille centimĂštrescarrĂ©s supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq centsoixante-huit kilogrammes.
â Sans que je mâen aperçoive ?â Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous nâĂȘtes pas Ă©crasĂ© par une
telle pression, câest que lâair pĂ©nĂštre Ă lâintĂ©rieur de votre corps avec unepression Ă©gale. De lĂ un Ă©quilibre parfait entre la poussĂ©e intĂ©rieure et lapoussĂ©e extĂ©rieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supportersans peine. Mais dans lâeau, câest autre chose.
â Oui, je comprends, rĂ©pondit Ned, devenu plus attentif, parce que lâeaumâentoure et ne me pĂ©nĂštre pas.
â PrĂ©cisĂ©ment, Ned. Ainsi donc, Ă trente-deux pieds au-dessous de lasurface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq centsoixante-huit kilogrammes ; Ă trois cent vingt pieds, dix fois cette pression,soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingts kilogrammes ; Ă troismille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cents kilogrammes ; Ă trente-deux mille pieds, enfin, millefois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit millekilogrammes ; câest-Ă -dire que vous seriez aplati comme si lâon vous retiraitdes plateaux dâune machine hydraulique !
â Diable ! fit Ned.â Eh bien, mon digne harponneur, si des vertĂ©brĂ©s, longs de plusieurs
centaines de mĂštres et gros Ă proportion, se maintiennent Ă de pareillesprofondeurs, eux dont la surface est reprĂ©sentĂ©e par des millions decentimĂštres carrĂ©s, câest par milliards de kilogrammes quâil faut estimer lapoussĂ©e quâils subissent. Calculez alors quelle doit ĂȘtre la rĂ©sistance de leurcharpente osseuse et la puissance de leur organisme pour rĂ©sister Ă de tellespressions !
â Il faut, rĂ©pondit Ned Land, quâils soient fabriquĂ©s en plaques de tĂŽle dehuit pouces, comme les frĂ©gates cuirassĂ©es.
â En effet, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareillemasse lancĂ©e avec la vitesse dâun express contre la coque dâun navire.
â Oui⊠en effet⊠peut-ĂȘtre, rĂ©pondit le Canadien, Ă©branlĂ© par ceschiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.
â Eh bien, vous ai-je convaincu ?â Vous mâavez convaincu dâune chose, monsieur le naturaliste, câest que
si de tels animaux existent au fond des mers, il faut nĂ©cessairement quâilssoient aussi forts que vous le dites.
â Mais sâils nâexistent pas, entĂȘtĂ© harponneur, comment expliquez-vouslâaccident arrivĂ© au Scotia ?
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â Câest peut-ĂȘtreâŠ, dit Ned hĂ©sitant.â Allez donc !â Parce que⊠ça nâest pas vrai ! » rĂ©pondit le Canadien, en reproduisant
sans le savoir une cĂ©lĂšbre rĂ©ponse dâArago.Mais cette rĂ©ponse prouvait lâobstination du harponneur et pas autre
chose. Ce jour-lĂ , je ne le poussai pas davantage. Lâaccident du Scotia nâĂ©taitpas niable. Le trou existait si bien quâil avait fallu le boucher, et je ne pensepas que lâexistence dâun trou puisse se dĂ©montrer plus catĂ©goriquement. Or,ce trou ne sâĂ©tait pas fait tout seul, et puisquâil nâavait pas Ă©tĂ© produit pardes roches sous-marines, il Ă©tait nĂ©cessairement dĂ» Ă lâoutil perforant dâunanimal.
Or, suivant moi, et pour toutes les raisons prĂ©cĂ©demment dĂ©duites,cet animal appartenait Ă lâembranchement des vertĂ©brĂ©s, Ă la classe desmammifĂšres, au groupe des pisciformes, et finalement Ă lâordre des cĂ©tacĂ©s.Quant Ă la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin,quant au genre dont il faisait partie, quant Ă lâespĂšce dans laquelle ilconvenait de le ranger, câĂ©tait une question Ă Ă©lucider ultĂ©rieurement. Pourla rĂ©soudre, il fallait dissĂ©quer ce monstre inconnu, pour le dissĂ©quer leprendre, pour le prendre le harponner, â ce qui Ă©tait lâaffaire de Ned Land,â pour le harponner le voir, â ce qui Ă©tait lâaffaire de lâĂ©quipage, â et pourle voir le rencontrer, â ce qui Ă©tait lâaffaire du hasard.
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VĂ lâaventure
Le voyage de lâAbraham-Lincoln, pendant quelque temps, ne fut marquĂ©par aucun incident. Cependant une circonstance se prĂ©senta, qui mit en reliefla merveilleuse habiletĂ© de Ned Land, et montra quelle confiance on devaitavoir en lui.
Au large des Malouines, le 30 juin, la frĂ©gate communiqua avecdes baleiniers amĂ©ricains, et nous apprĂźmes quâils nâavaient eu aucuneconnaissance du narval. Mais lâun dâeux, le capitaine du Monroe, sachantque Ned Land Ă©tait embarquĂ© Ă bord de lâAbraham-Lincoln, demanda sonaide pour chasser une baleine qui Ă©tait en vue. Le commandant Farragut,dĂ©sireux de voir Ned Land Ă lâĆuvre, lâautorisa Ă se rendre Ă bord duMonroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, quâau lieu dâune baleine,il en harponna deux dâun coup double, frappant lâune droit au cĆur, etsâemparant de lâautre aprĂšs une poursuite de quelques minutes !
Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je neparierai pas pour le monstre.
La frĂ©gate prolongea la cĂŽte sud-est de lâAmĂ©rique avec une rapiditĂ©prodigieuse. Le 3 juillet, nous Ă©tions Ă lâouvert du dĂ©troit de Magellan, Ă la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pasprendre ce sinueux passage, et manĆuvra de maniĂšre Ă doubler le cap Horn.
LâĂ©quipage lui donna raison Ă lâunanimitĂ©. Et en effet, Ă©tait-il probableque lâon pĂ»t rencontrer le narval dans ce dĂ©troit resserrĂ© ? Bon nombre dematelots affirmaient que le monstre nây pouvait passer, « quâil Ă©tait trop grospour cela ! »
Le 6 juillet, vers trois heures du soir, lâAbraham-Lincoln, Ă quinze millesdans le sud, doubla cet Ăźlot solitaire, ce roc perdu Ă lâextrĂ©mitĂ© du continentamĂ©ricain, auquel des marins hollandais imposĂšrent le nom de leur villenatale, le cap Horn. La route fut donnĂ©e vers le nord-ouest, et le lendemain,lâhĂ©lice de la frĂ©gate battit enfin les eaux du Pacifique.
« Ouvre lâĆil ! ouvre lâĆil ! » rĂ©pĂ©taient les matelots de lâAbraham-Lincoln.
Et ils lâouvraient dĂ©mesurĂ©ment. Les yeux et les lunettes, un peu Ă©blouis,il est vrai, par la perspective des deux mille dollars, ne restĂšrent pas uninstant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de lâOcĂ©an, et lesnyctalopes, dont la facultĂ© de voir dans lâobscuritĂ© accroissait les chancesde cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime.
Moi, que lâappĂąt de lâargent nâattirait guĂšre, je nâĂ©tais pourtant pas lemoins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques
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heures au sommeil, indiffĂ©rent au soleil ou Ă la pluie, je ne quittais plusle pont du navire. TantĂŽt penchĂ© sur les bastingages du gaillard dâavant,tantĂŽt appuyĂ© Ă la lisse de lâarriĂšre, je dĂ©vorais dâun Ćil avide le cotonneuxsillage qui blanchissait la mer jusquâĂ perte de vue. Et que de fois jâai partagĂ©lâĂ©motion de lâĂ©tat-major, de lâĂ©quipage, lorsque quelque capricieuse baleineĂ©levait son dos noirĂątre au-dessus des flots ! Le pont de la frĂ©gate se peuplaiten un instant. Les capots vomissaient un flot de matelots et dâofficiers.Chacun, la poitrine haletante, lâĆil trouble, observait la marche du cĂ©tacĂ©.Je regardais, je regardais Ă en user ma rĂ©tine, Ă en devenir aveugle, tandisque Conseil, toujours flegmatique, me rĂ©pĂ©tait dâun ton calme :
« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux,monsieur verrait bien davantage ! »
Mais, vaine Ă©motion ! LâAbraham-Lincoln modifiait sa route, couraitsur lâanimal signalĂ©, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissaitbientĂŽt au milieu dâun concert dâimprĂ©cations !
Cependant, le temps restait favorable. Le voyage sâaccomplissait dansles meilleures conditions. CâĂ©tait alors la mauvaise saison australe, car lejuillet de cette zone correspond Ă notre janvier dâEurope ; mais la mer semaintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste pĂ©rimĂštre.
Ned Land montrait toujours la plus tenace incrĂ©dulitĂ© ; il affectait mĂȘmede ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordĂ©e,â du moins quand aucune baleine nâĂ©tait en vue. Et pourtant sa merveilleusepuissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures surdouze, cet entĂȘtĂ© Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je luireprochai son indiffĂ©rence.
« Bah ! rĂ©pondait-il, il nây a rien, monsieur Aronnax, et, y eĂ»t-il quelqueanimal, quelle chance avons-nous de lâapercevoir ? Est-ce que nous necourons pas Ă lâaventure ? On a revu, dit-on, cette bĂȘte introuvable dans leshautes mers du Pacifique, je veux bien lâadmettre ; mais deux mois dĂ©jĂ sesont Ă©coulĂ©s depuis cette rencontre, et Ă sâen rapporter au tempĂ©rament devotre narval, il nâaime point Ă moisir longtemps dans les mĂȘmes parages ! Ilest douĂ© dâune prodigieuse facilitĂ© de dĂ©placement. Or, vous le savez mieuxque moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien Ă contresens, et ellene donnerait pas Ă un animal lent de sa nature la facultĂ© de se mouvoirrapidement, sâil nâavait pas besoin de sâen servir. Donc, si la bĂȘte existe, elleest dĂ©jĂ loin ! »
Ă cela, je ne savais que rĂ©pondre. Ăvidemment, nous marchions enaveugles. Mais le moyen de procĂ©der autrement ? Aussi, nos chances Ă©taient-elles fort limitĂ©es. Cependant, personne ne doutait encore du succĂšs, etpas un matelot du bord nâeĂ»t pariĂ© contre le narval et contre sa prochaineapparition.
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Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupĂ© par 105° de longitude,et le 27 du mĂȘme mois, nous franchissions lâĂ©quateur sur le cent dixiĂšmemĂ©ridien. Ce relĂšvement fait, la frĂ©gate prit une direction plus dĂ©cidĂ©e verslâouest, et sâengagea dans les mers centrales du Pacifique. Le commandantFarragut pensait, avec raison, quâil valait mieux frĂ©quenter les eauxprofondes, et sâĂ©loigner des continents ou des Ăźles dont lâanimal avaittoujours paru Ă©viter lâapproche, « sans doute parce quâil nây avait pas assezdâeau pour lui ! » disait le maĂźtre dâĂ©quipage. La frĂ©gate, aprĂšs avoir refaitson charbon, passa au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich,coupa le tropique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers lesmers de Chine.
Nous Ă©tions enfin sur le thĂ©Ăątre des derniers Ă©bats du monstre ! Et, pourtout dire, on ne vivait plus Ă bord. Les cĆurs palpitaient effroyablement,et se prĂ©paraient pour lâavenir dâincurables anĂ©vrismes. LâĂ©quipage entiersubissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner lâidĂ©e.On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreurdâapprĂ©ciation, une illusion dâoptique de quelque matelot perchĂ© surles barres, causaient dâintolĂ©rables douleurs, et ces Ă©motions, vingt foisrĂ©pĂ©tĂ©es, nous maintenaient dans un Ă©tat dâĂ©rĂ©thisme trop violent pour nepas amener une rĂ©action prochaine.
Et, en effet, la rĂ©action ne tarda pas Ă se produire. Pendant trois mois,trois mois dont chaque jour durait un siĂšcle ! lâAbraham-Lincoln sillonnatoutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalĂ©es,faisant de brusques Ă©carts de route, virant subitement dâun bord sur lâautre,sâarrĂȘtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risquede dĂ©niveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexplorĂ© des rivages duJapon Ă la cĂŽte amĂ©ricaine. Et rien ! rien que lâimmensitĂ© des flots dĂ©serts !rien qui ressemblĂąt Ă un narval gigantesque, ni Ă un Ăźlot sous-marin, ni Ă uneĂ©pave de naufrage, ni Ă un Ă©cueil fuyant, ni Ă quoi que ce fĂ»t de surnaturel !
La rĂ©action se fit donc. Le dĂ©couragement sâempara dâabord des esprits,et ouvrit une brĂšche Ă lâincrĂ©dulitĂ©. Un nouveau sentiment se produisit Ă bord, qui se composait de trois dixiĂšmes de honte contre sept dixiĂšmes defureur. On Ă©tait « tout bĂȘte » de sâĂȘtre laissĂ© prendre Ă une chimĂšre, maisencore plus furieux ! Les montagnes dâarguments entassĂ©s depuis un ansâĂ©croulĂšrent Ă la fois, et chacun ne songea plus quâĂ se rattraper, aux heuresde repas ou de sommeil, du temps quâil avait si sottement sacrifiĂ©.
Avec la mobilitĂ© naturelle Ă lâesprit humain, dâun excĂšs on se jeta dansun autre. Les plus chauds partisans de lâentreprise devinrent fatalement sesplus ardents dĂ©tracteurs. La rĂ©action monta des fonds du navire, du poste dessoutiers jusquâau carrĂ© de lâĂ©tat-major, et certainement, sans un entĂȘtement
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trÚs particulier du commandant Farragut, la frégate eût définitivement remisle cap au sud.
Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger pluslongtemps. LâAbraham-Lincoln nâavait rien Ă se reprocher, ayant tout faitpour rĂ©ussir. Jamais Ă©quipage dâun bĂątiment de la marine amĂ©ricaine nemontra plus de patience et plus de zĂšle ; son insuccĂšs ne saurait lui ĂȘtreimputĂ© ; il ne restait plus quâĂ revenir.
Une reprĂ©sentation dans ce sens fut faite au commandant. Lecommandant tint bon. Les matelots ne cachĂšrent point leur mĂ©contentement,et le service en souffrit. Je ne veux pas dire quâil y eut rĂ©volte Ă bord,mais aprĂšs une raisonnable pĂ©riode dâobstination, le commandant Farragut,comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le dĂ©laide trois jours le monstre nâavait pas paru, lâhomme de barre donneraittrois tours de roue, et lâAbraham-Lincoln prendrait route vers les merseuropĂ©ennes.
Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout dâabord pour rĂ©sultatde ranimer les dĂ©faillances de lâĂ©quipage. LâOcĂ©an fut observĂ© avec unenouvelle attention. Chacun voulait lui donner ce dernier coup dâĆil danslequel se rĂ©sume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnĂšrent avec uneactivitĂ© fiĂ©vreuse. CâĂ©tait un suprĂȘme dĂ©fi portĂ© au narval gĂ©ant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de rĂ©pondre Ă cette sommation« Ă comparaĂźtre ».
Deux jours se passĂšrent. LâAbraham-Lincoln se tenait sous petite vapeur.On employait mille moyens pour Ă©veiller lâattention ou stimuler lâapathie delâanimal, au cas oĂč il se fĂ»t rencontrĂ© dans ces parages. DâĂ©normes quartiersde lard furent mis Ă la traĂźne, â pour la plus grande satisfaction des requins,je dois le dire.
Les embarcations rayonnĂšrent dans toutes les directions autour delâAbraham-Lincoln pendant quâil mettait en panne, et ne laissĂšrent pas uncoin de mer inexplorĂ©. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fĂ»tdĂ©voilĂ© ce mystĂšre sous-marin.
Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. AprÚsle point, le commandant Farragut, fidÚle à sa promesse, devait donner laroute au sud-est, et abandonner définitivement les régions septentrionalesdu Pacifique.
La frĂ©gate se trouvait alors par 31° 15âde latitude nord et par 136° 42âdelongitude est. Les terres du Japon nous restaient Ă moins de deux cents millessous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De grosnuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La merondulait paisiblement sous lâĂ©trave de la frĂ©gate.
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En ce moment, jâĂ©tais appuyĂ© Ă lâavant, sur le bastingage de tribord.Conseil, postĂ© prĂšs de moi, regardait devant lui. LâĂ©quipage, juchĂ© dansles haubans, examinait lâhorizon qui se rĂ©trĂ©cissait et sâobscurcissait peuĂ peu. Les officiers, armĂ©s de leur lorgnette de nuit, fouillaient lâobscuritĂ©croissante. Parfois le sombre OcĂ©an Ă©tincelait sous un rayon que lalune dardait entre la frange de deux nuages. Puis toute trace lumineusesâĂ©vanouissait dans les tĂ©nĂšbres.
En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tantsoit peu lâinfluence gĂ©nĂ©rale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-ĂȘtre, et pourla premiĂšre fois, ses nerfs vibraient-ils sous lâaction dâun sentiment decuriositĂ©.
« Allons, Conseil, lui dis-je, voilĂ une derniĂšre occasion dâempocherdeux mille dollars.
â Que monsieur me permette de le lui dire, rĂ©pondit Conseil, je nâai pascomptĂ© sur cette prime, et le gouvernement de lâUnion pouvait promettrecent mille dollars, il nâen aurait pas Ă©tĂ© plus pauvre.
â Tu as raison, Conseil. Câest une sotte affaire, aprĂšs tout, et danslaquelle nous nous sommes lancĂ©s trop lĂ©gĂšrement. Que de temps perdu, quedâĂ©motions inutiles ! Depuis six mois dĂ©jĂ , nous serions rentrĂ©s en FranceâŠ
â Dans le petit appartement de monsieur, rĂ©pliqua Conseil, dans leMusĂ©um de monsieur ! Et jâaurais dĂ©jĂ classĂ© les fossiles de monsieur ! Etle babiroussa de monsieur serait installĂ© dans sa cage du Jardin des Plantes,et il attirerait tous les curieux de la capitale !
â Comme tu dis, Conseil, et sans compter, jâimagine, que lâon se moquerade nous !
â Effectivement, rĂ©pondit tranquillement Conseil, je pense que lâon semoquera de monsieur. Et, faut-il le dire ?âŠ
â Il faut le dire, Conseil.â Eh bien, monsieur nâaura que ce quâil mĂ©rite !â Vraiment !â Quand on a lâhonneur dâĂȘtre un savant comme monsieur, on ne sâexpose
pas⊠»Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence général,
une voix venait de se faire entendre. CâĂ©tait la voix de Ned Land, et NedLand criait :
« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous ! »
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VIĂ toute vapeur
Ă ce cri, lâĂ©quipage entier se prĂ©cipita vers le harponneur, commandant,officiers, maĂźtres, matelots, mousses, jusquâaux ingĂ©nieurs qui laissĂšrentleur machine, jusquâaux chauffeurs qui abandonnĂšrent leurs fourneaux.Lâordre de stopper avait Ă©tĂ© donnĂ©, et la frĂ©gate ne courait plus que sur sonerre.
LâobscuritĂ© Ă©tait profonde alors, et, quelque bons que fussent les yeux duCanadien, je me demandais comment il avait vu et ce quâil avait pu voir.Mon cĆur battait Ă se rompre.
Mais Ned Land ne sâĂ©tait pas trompĂ©, et tous, nous aperçûmes lâobjetquâil indiquait de la main.
Ă deux encablures de lâAbraham-Lincoln et de sa hanche de tribord,la mer semblait ĂȘtre illuminĂ©e par-dessous. Ce nâĂ©tait point un simplephĂ©nomĂšne de phosphorescence, et lâon ne pouvait sây tromper. Le monstre,immergĂ© Ă quelques toises de la surface des eaux, projetait cet Ă©clat trĂšsintense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurscapitaines. Cette magnifique irradiation devait ĂȘtre produite par un agentdâune grande puissance Ă©clairante. La partie lumineuse dĂ©crivait sur la merun immense ovale trĂšs allongĂ©, au centre duquel se condensait un foyerardent dont lâinsoutenable Ă©clat sâĂ©teignait par dĂ©gradations successives.
« Ce nâest quâune agglomĂ©ration de molĂ©cules phosphorescentes, sâĂ©crialâun des officiers.
â Non, monsieur, rĂ©pliquai-je avec conviction. Jamais les pholades oules salpes nâĂ©mettent une si puissante lumiĂšre. Cet Ă©clat est de natureessentiellement Ă©lectrique⊠Dâailleurs, voyez, voyez ! il se dĂ©place ! il semeut en avant, en arriĂšre ! il sâĂ©lance sur nous ! »
Un cri gĂ©nĂ©ral sâĂ©leva de la frĂ©gate.« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine
en arriÚre ! »Les matelots se précipitÚrent à la barre, les ingénieurs à leur machine.
La vapeur tut immĂ©diatement renversĂ©e, et lâAbraham-Lincoln, abattant surbĂąbord, dĂ©crivit un demi-cercle.
« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut.
Ces ordres furent exĂ©cutĂ©s, et la frĂ©gate sâĂ©loigna rapidement du foyerlumineux.
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Je me trompe. Elle voulut sâĂ©loigner, mais le surnaturel animal serapprocha avec une vitesse double de la sienne.
Nous Ă©tions haletants. La stupĂ©faction, bien plus que la crainte, noustenait muets et immobiles. Lâanimal nous gagnait en se jouant. Il fit letour de la frĂ©gate, qui filait alors quatorze nĆuds, et lâenveloppa de sesnappes Ă©lectriques comme dâune poussiĂšre lumineuse. Puis il sâĂ©loigna dedeux ou trois milles, laissant une traĂźnĂ©e phosphorescente comparable auxtourbillons de vapeur que jette en arriĂšre la locomotive dâun express. Toutdâun coup, des obscures limites de lâhorizon, oĂč il alla prendre son Ă©lan,le monstre fonça subitement vers lâAbraham-Lincoln avec une effrayanterapiditĂ©, sâarrĂȘta brusquement Ă vingt pieds de ses prĂ©cintes, sâĂ©teignit,â non pas en sâabĂźmant sous les eaux, puisque son Ă©clat ne subit aucunedĂ©gradation, â mais soudainement et comme si la source de son brillanteffluve se fut subitement tarie ! Puis il reparut de lâautre cĂŽtĂ© du navire, soitquâil lâeĂ»t tournĂ©, soit quâil eĂ»t glissĂ© sous sa coque. Ă chaque instant, unecollision pouvait se produire, qui nous eĂ»t Ă©tĂ© fatale.
Cependant, je mâĂ©tonnais des manĆuvres de la frĂ©gate. Elle fuyait etnâattaquait pas. Elle Ă©tait poursuivie, elle qui devait poursuivre, et jâen fislâobservation au commandant Farragut. Sa figure, dâordinaire si impassible,Ă©tait empreinte dâun indĂ©finissable Ă©tonnement.
« Monsieur Aronnax, me rĂ©pondit-il, je ne sais Ă quel ĂȘtre formidablejâai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frĂ©gate au milieude cette obscuritĂ©. Dâailleurs, comment attaquer lâinconnu, comment sâendĂ©fendre ? Attendons le jour, et les rĂŽles changeront.
â Vous nâavez plus de doute, commandant, sur la nature de lâanimal ?â Non, monsieur, câest Ă©videmment un narval gigantesque, mais aussi un
narval Ă©lectrique.â Peut-ĂȘtre, ajoutai-je, ne peut-on pas plus lâapprocher quâun gymnote
ou une torpille !â En effet, rĂ©pondit le commandant, et sâil possĂšde en lui une puissance
foudroyante, câest Ă coup sĂ»r le plus terrible animal qui soit jamais sorti de lamain du CrĂ©ateur. Câest pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »
Tout lâĂ©quipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea Ă dormir. LâAbraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modĂ©rĂ© samarche et se tenait sous petite vapeur. De son cĂŽtĂ©, le narval, imitant lafrĂ©gate, se laissait bercer au grĂ© des lames, et semblait dĂ©cidĂ© Ă ne pointabandonner le thĂ©Ăątre de la lutte.
Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expressionplus juste, il « sâĂ©teignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? il fallaitle craindre, non pas lâespĂ©rer. Mais Ă une heure moins sept minutes du matin,
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un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable Ă celui que produitune colonne dâeau chassĂ©e avec une extrĂȘme violence.
Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous Ă©tions alors sur ladunette, jetant dâavides regards Ă travers les profondes tĂ©nĂšbres.
« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugirdes baleines !
â Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue mâaitrapportĂ© deux mille dollars.
â En effet, vous avez droit Ă la prime. Mais, dites-moi, ce bruit nâest-ilpas celui que font les cĂ©tacĂ©s rejetant lâeau par leurs Ă©vents ?
â Le mĂȘme bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort.Aussi, ne peut-on sây tromper. Câest bien un cĂ©tacĂ© qui se tient lĂ dans noseaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dironsdeux mots demain au lever du jour.
â Sâil est dâhumeur Ă vous entendre, maĂźtre Land, rĂ©pondis-je dâun tonpeu convaincu.
â Que je lâapproche Ă quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien,et il faudra bien quâil mâĂ©coute !
â Mais pour lâapprocher, reprit le commandant, devrai-je mettre unebaleiniĂšre Ă votre disposition ?
â Sans doute, monsieur.â Ce sera jouer la vie de mes hommes ?â Et la mienne ! » rĂ©pondit simplement le harponneur.Vers deux heures du matin, le foyer lumineux reparut, non moins intense,
Ă cinq milles au vent de lâAbraham-Lincoln. MalgrĂ© la distance, malgrĂ©le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidablesbattements de queue de lâanimal, et jusquâĂ sa respiration haletante. Ilsemblait quâau moment oĂč lâĂ©norme narval venait respirer Ă la surface delâOcĂ©an, lâair sâengouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dansles vastes cylindres dâune machine de deux mille chevaux.
« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force dâun rĂ©giment decavalerie, ce serait une jolie baleine ! »
On resta sur le qui-vive jusquâau jour, et lâon se prĂ©para au combat.Les engins de pĂȘche furent disposĂ©s le long des bastingages. Le second fitcharger ces espingoles qui lancent un harpon Ă une distance dâun mille, et delongues canardiĂšres Ă balles explosibles dont la blessure est mortelle, mĂȘmeaux plus puissants animaux. Ned Land sâĂ©tait contentĂ© dâaffĂ»ter son harpon,arme terrible dans sa main.
Ă six heures, lâaube commença Ă poindre, et avec les premiĂšres lueursde lâaurore disparut lâĂ©clat Ă©lectrique du narval. Ă sept heures, le jourĂ©tait suffisamment fait, mais une brume matinale trĂšs Ă©paisse rĂ©trĂ©cissait
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lâhorizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De lĂ ,dĂ©sappointement et colĂšre.
Je me hissai jusquâaux barres dâartimon. Quelques officiers sâĂ©taient dĂ©jĂ perchĂ©s Ă la tĂȘte des mĂąts.
Ă huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grossesvolutes se levĂšrent peu Ă peu. Lâhorizon sâĂ©largissait et se purifiait la fois.Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.
« La chose en question, par bùbord derriÚre ! » cria le harponneur.Tous les regards se portÚrent vers le point indiqué.Là , à un mille et demi de la frégate, un long corps noirùtre émergeait
dâun mĂštre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitĂ©e, produisaitun remous considĂ©rable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec unetelle puissance. Un immense sillage, dâune blancheur Ă©clatante, marquait lepassage de lâanimal et dĂ©crivait une courbe allongĂ©e.
La frĂ©gate sâapprocha du cĂ©tacĂ©. Je lâexaminai en toute libertĂ© dâesprit.Les rapports du Shannon et de lâHelvetia avaient un peu exagĂ©rĂ© sesdimensions, et jâestimai sa longueur Ă deux cent cinquante pieds seulement.Quant Ă sa grosseur, je ne pouvais que difficilement lâapprĂ©cier ; mais, ensomme, lâanimal me parut ĂȘtre admirablement proportionnĂ© dans ses troisdimensions.
Pendant que jâobservais cet ĂȘtre phĂ©nomĂ©nal, deux jets de vapeur et dâeausâĂ©lancĂšrent de ses Ă©vents, et montĂšrent Ă une hauteur de quarante mĂštres,ce qui me fixa sur son mode de respiration. Jâen conclus dĂ©finitivementquâil appartenait Ă lâembranchement des vertĂ©brĂ©s, classe des mammifĂšres,sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cĂ©tacĂ©s,famille⊠Ici, je ne pouvais encore me prononcer. Lâordre des cĂ©tacĂ©scomprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins et câestdans cette derniĂšre que sont rangĂ©s les narvals. Chacune de ces famillesse divise en plusieurs genres, chaque genre en espĂšces, chaque espĂšce envariĂ©tĂ©s. VariĂ©tĂ©, espĂšce, genre et famille me manquaient encore, mais jene doutais pas de complĂ©ter ma classification avec lâaide du ciel et ducommandant Farragut.
LâĂ©quipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, aprĂšsavoir attentivement observĂ© lâanimal, fit appeler lâingĂ©nieur. LâingĂ©nieuraccourut.
« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ?â Oui, monsieur, rĂ©pondit lâingĂ©nieur.â Bien. Forcez vos feux, et Ă toute vapeur ! »Trois hurrahs accueillirent cet ordre. Lâheure de la lutte avait sonnĂ©.
Quelques instants aprÚs, les deux cheminées de la frégate vomissaient des
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torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement deschaudiÚres.
LâAbraham-Lincoln, chassĂ© en avant par sa puissante hĂ©lice, se dirigeadroit sur lâanimal. Celui-ci le laissa indiffĂ©remment sâapprocher Ă une demi-encablure ; puis, dĂ©daignant de plonger, il prit une petite allure de fuite etse contenta de maintenir sa distance.
Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts dâheure environ, sansque la frĂ©gate gagnĂąt deux toises sur le cĂ©tacĂ©. Il Ă©tait donc Ă©vident quâĂ marcher ainsi, on ne lâatteindrait jamais.
Le commandant Farragut tordait avec rage lâĂ©paisse touffe de poils quifoisonnait sous son menton.
« Ned Land ? » cria-t-il.Le Canadien vint Ă lâordre.« Eh bien, maĂźtre Land, demanda le commandant, me conseillez-vous
encore de mettre mes embarcations Ă la mer ?â Non, monsieur, rĂ©pondit Ned Land, car cette bĂȘte-lĂ ne se laissera
prendre que si elle le veut bien.â Que faire alors ?â Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre
permission, sâentend, je vais mâinstaller sur les sous-barbes de beauprĂ©, etsi nous arrivons Ă longueur de harpon, je harponne.
â Allez, Ned, rĂ©pondit le commandant Farragut. IngĂ©nieur, cria-t-il, faitesmonter la pression. »
Ned Land se rendit Ă son poste. Les feux furent plus activement poussĂ©s ;lâhĂ©lice donna quarante-trois tours Ă la minute, et la vapeur fusa par lessoupapes. Le loch jetĂ©, on constata que lâAbraham-Lincoln marchait Ă raisonde dix-huit milles cinq dixiĂšmes Ă lâheure.
Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinqdixiĂšmes.
Pendant une heure encore, la frĂ©gate se maintint sous cette allure, sansgagner une toise ! CâĂ©tait humiliant pour lâun des plus rapides marcheursde la marine amĂ©ricaine. Une sourde colĂšre courait parmi lâĂ©quipage. Lesmatelots injuriaient le monstre, qui, dâailleurs, dĂ©daignait de leur rĂ©pondre.Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il lamordait.
LâingĂ©nieur fut encore une fois appelĂ©.« Vous avez atteint votre maximum de pression ? lui demanda le
commandant.â Oui, monsieur, rĂ©pondit lâingĂ©nieur.â Et vos soupapes sont chargĂ©es ?âŠâ Ă six atmosphĂšres et demie.
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â Chargez-les Ă dix atmosphĂšres. »VoilĂ un ordre amĂ©ricain sâil en fut. On nâeĂ»t pas mieux fait sur le
Mississipi pour distancer « une concurrence ».« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait prÚs de moi, sais-
tu bien que nous allons probablement sauter !â Comme il plaira Ă monsieur ! » rĂ©pondit Conseil.Eh bien ! je lâavouerai, cette chance, il ne me dĂ©plaisait pas de la risquer.Les soupapes furent chargĂ©es. Le charbon sâengouffra dans les
fourneaux. Les ventilateurs envoyĂšrent des torrents dâair sur les brasiers. LarapiditĂ© de lâAbraham-Lincoln sâaccrut. Ses mĂąts tremblaient jusque dansleurs emplantures, et les tourbillons de fumĂ©e pouvaient Ă peine trouverpassage par les cheminĂ©es trop Ă©troites.
On jeta le loch une seconde fois.« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.â Dix-neuf milles trois dixiĂšmes, monsieur.â Forcez les feux. »LâingĂ©nieur obĂ©it. Le manomĂštre marqua dix atmosphĂšres. Mais le cĂ©tacĂ©
« chauffa », lui aussi, sans doute, car, sans se gĂȘner, il fila ses dix-neuf milleset trois dixiĂšmes.
Quelle poursuite ! Non, je ne puis dĂ©crire lâĂ©motion qui faisait vibrer toutmon ĂȘtre. Ned Land se tenait Ă son poste, le harpon Ă la main. Plusieurs fois,lâanimal se laissa approcher.
« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » sâĂ©criait le Canadien.Puis, au moment oĂč il se disposait Ă frapper, le cĂ©tacĂ© se dĂ©robait avec une
rapiditĂ© que je ne puis estimer Ă moins de trente milles Ă lâheure. Et mĂȘme,pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frĂ©gateen en faisant le tour ! Un cri de fureur sâĂ©chappa de toutes les poitrines.
Ă midi, nous nâĂ©tions pas plus avancĂ©s quâĂ huit heures du matin.Le commandant Farragut se dĂ©cida Ă employer des moyens plus directs.« Ah ! dit-il, cet animal-lĂ va plus vite que lâAbraham-Lincoln ! Eh bien !
nous allons voir sâil distancera ses boulets coniques. MaĂźtre, des hommes Ă la piĂšce de lâavant ! »
Le canon du gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup partit,mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé qui se tenait à undemi-mille.
« Ă un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars Ă quipercera cette infernale bĂȘte ! »
Un vieux canonnier Ă barbe grise, â que je vois encore, â lâĆil calme,la physionomie froide, sâapprocha de sa piĂšce, la mit en position et visalongtemps. Une forte dĂ©tonation Ă©clata, Ă laquelle se mĂȘlĂšrent les hurrahsde lâĂ©quipage.
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Le boulet atteignit son but, il frappa lâanimal, mais non pas normalement,et, glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre Ă deux milles en mer.
« Ah çà ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé avecdes plaques de six pouces.
â MalĂ©diction ! » sâĂ©cria le commandant Farragut.La chasse recommença, et le commandant Farragut, se penchant vers
moi, me dit :« Je poursuivrai jusquâĂ ce que ma frĂ©gate Ă©clate !â Oui, rĂ©pondis-je, et vous aurez raison ! »On pouvait espĂ©rer que lâanimal sâĂ©puiserait, et quâil ne serait pas
indiffĂ©rent Ă la fatigue comme une machine Ă vapeur. Mais il nâen fut rien.Les heures sâĂ©coulĂšrent, sans quâil donnĂąt aucun signe dâĂ©puisement.
Cependant, il faut dire Ă la louange de lâAbraham-Lincoln que ce bravenavire lutta avec une infatigable tĂ©nacitĂ©. Je nâestime pas Ă moins de cinqcents kilomĂštres la distance quâil parcourut pendant cette malencontreusejournĂ©e du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres lehouleux ocĂ©an.
En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nousne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.
Vers dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, à trois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que la nuit derniÚre.
Le narval semblait immobile. Peut-ĂȘtre, fatiguĂ© de la journĂ©e, dormait-il, se laissant aller Ă lâondulation des lames. Il y avait lĂ une chance dont lecommandant Farragut rĂ©solut de profiter.
Il donna ses ordres. LâAbraham-Lincoln fut tenu sous petite vapeur, etsâavança prudemment pour ne pas Ă©veiller son adversaire. Il nâest pas rarede rencontrer en plein OcĂ©an des baleines profondĂ©ment endormies que lâonattaque alors avec succĂšs, et Ned Land en avait harponnĂ© plus dâune pendantson sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes dubeauprĂ©.
La frĂ©gate sâapprocha sans bruit, stoppa Ă deux encablures de lâanimal, etcourut sur son erre. On ne respirait plus Ă bord. Un silence profond rĂ©gnaitsur le pont. Nous nâĂ©tions pas Ă cent pieds du foyer ardent, dont lâĂ©clatgrandissait et Ă©blouissait nos yeux.
En ce moment, penchĂ© sur la lisse du gaillard dâavant, je voyais au-dessous de moi Ned Land, accrochĂ© dâune main Ă la martingale, de lâautrebrandissant son terrible harpon. Vingt pieds Ă peine le sĂ©paraient de lâanimalimmobile.
Tout dâun coup, son bras se dĂ©tendit violemment, et le harpon fut lancĂ©.Jâentendis le choc sonore de lâarme, qui semblait avoir heurtĂ© un corps dur.
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La clartĂ© Ă©lectrique sâĂ©teignit soudain, et deux Ă©normes trombes dâeausâabattirent sur le pont de la frĂ©gate, courant comme un torrent de lâavant Ă lâarriĂšre, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.
Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoirle temps de me retenir, je fus précipité à la mer.
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VIIUne baleine dâespĂšce inconnue
Bien que jâeusse Ă©tĂ© surpris par cette chute inattendue, je nâen conservaipas moins une impression trĂšs nette de mes sensations.
Je fus dâabord entraĂźnĂ© Ă une profondeur de vingt pieds environ. Je suisbon nageur, sans prĂ©tendre Ă©galer Byron et Edgar Poe, qui furent des maĂźtres,et ce plongeon ne me fit point perdre la tĂȘte. Deux vigoureux coups de talonme ramenĂšrent Ă la surface de la mer.
Mon premier soin fut de chercher des yeux la frĂ©gate. LâĂ©quipage sâĂ©tait-il aperçu de ma disparition ? LâAbraham-Lincoln avait-il virĂ© de bord ?Le commandant Farragut mettait-il une embarcation Ă la mer ? Devais-jeespĂ©rer dâĂȘtre sauvĂ© ?
Les tĂ©nĂšbres Ă©taient profondes. Jâentrevis une masse noire quidisparaissait vers lâest, et dont les feux de position sâĂ©teignirent danslâĂ©loignement. CâĂ©tait la frĂ©gate. Je me sentis perdu.
« Ă moi ! Ă moi ! » criai-je, en nageant vers lâAbraham-Lincoln dâun brasdĂ©sespĂ©rĂ©.
Mes vĂȘtements mâembarrassaient. Lâeau les collait Ă mon corps. Ilsparalysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !âŠ
« Ă moi ! »Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche sâemplit dâeau. Je me dĂ©battis,
entraĂźnĂ© dans lâabĂźmeâŠSoudain mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis
violemment ramenĂ© Ă la surface de la mer, et jâentendis â oui, jâentendis cesparoles prononcĂ©es Ă mon oreille :
« Si monsieur veut avoir lâextrĂȘme obligeance de sâappuyer sur monĂ©paule, monsieur nagera beaucoup plus Ă son aise. »
Je saisis dâune main le bras de mon fidĂšle Conseil.« Toi ! dis-je, toi !â Moi-mĂȘme, rĂ©pondit Conseil, et aux ordres de monsieur.â Et ce choc tâa prĂ©cipitĂ© en mĂȘme temps que moi Ă la mer ?â Nullement. Mais Ă©tant au service de monsieur, jâai suivi monsieur. »Le digne garçon trouvait cela tout naturel !« Et la frĂ©gate ? demandai-je.La frĂ©gate ! rĂ©pondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que
monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !â Tu dis ?â Je dis quâau moment oĂč je me prĂ©cipitai Ă la mer, jâentendis les hommes
de barre sâĂ©crier : « LâhĂ©lice et le gouvernail sont brisĂ©s⊠»
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â BrisĂ©s ?â Oui ! brisĂ©s par la dent du monstre. Câest la seule avarie, je pense, que
lâAbraham-Lincoln ait Ă©prouvĂ©e. Mais, circonstance fĂącheuse pour nous, ilne gouverne plus.
â Alors, nous sommes perdus !â Peut-ĂȘtre, rĂ©pondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons
encore quelques heures devant nous, et en quelques heures on fait bien deschoses. »
Lâimperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plusvigoureusement ; mais, gĂȘnĂ© par mes vĂȘtements qui me serraient comme unechape de plomb, jâĂ©prouvais une extrĂȘme difficultĂ© Ă me soutenir. Conseilsâen aperçut.
« Que monsieur me permette de lui faire une incision, » dit-il.Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas
dâun coup rapide. Puis, il mâen dĂ©barrassa lestement, tandis que je nageaispour tous deux.
Ă mon tour, je rendis le mĂȘme service Ă Conseil, et nous continuĂąmes de« naviguer » lâun prĂšs de lâautre.
Cependant, la situation nâen Ă©tait pas moins terrible. Peut-ĂȘtre notredisparition nâavait-elle pas Ă©tĂ© remarquĂ©e, et, lâeĂ»t-elle Ă©tĂ©, la frĂ©gate nepouvait revenir sous le vent Ă nous, Ă©tant dĂ©montĂ©e de son gouvernail. Il nefallait donc compter que sur les embarcations.
Conseil raisonna froidement dans cette hypothĂšse, et fit son plan enconsĂ©quence. Ătonnante nature ! ce flegmatique garçon Ă©tait lĂ comme chezlui !
Il fut donc dĂ©cidĂ© que, notre seule chance de salut Ă©tant dâĂȘtre recueillispar les embarcations de lâAbraham-Lincoln, nous devions nous organiserde maniĂšre Ă les attendre le plus longtemps possible. Je rĂ©solus alors dediviser nos forces afin de ne pas les Ă©puiser simultanĂ©ment, et voici ce qui futconvenu : Pendant que lâun de nous, Ă©tendu sur le dos, se tiendrait immobile,les bras croisĂ©s, les jambes allongĂ©es, lâautre nagerait et le pousserait enavant. Ce rĂŽle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et, nousrelayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-ĂȘtrejusquâau lever du jour.
Faible chance ! mais lâespoir est si fortement enracinĂ© au cĆur delâhomme ! Puis, nous Ă©tions deux. Enfin, je lâaffirme, â bien que celaparaisse improbable, â si je cherchais Ă dĂ©truire en moi toute illusion, si jevoulais « dĂ©sespĂ©rer », je ne le pouvais pas !
La collision de la frĂ©gate et du cĂ©tacĂ© sâĂ©tait produite vers onze heuresdu soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusquâau leverdu soleil. OpĂ©ration rigoureusement praticable, en se relayant. La mer,
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assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard cesépaisses ténÚbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nosmouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma mainet dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût dit que nousétions plongés dans un bain de mercure.
Vers une heure du matin, je fus pris dâune extrĂȘme fatigue. Mes membresse raidirent sous lâĂ©treinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, etle soin de notre conservation reposa sur lui seul. Jâentendis bientĂŽt haleterle pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressĂ©e. Je compris quâilne pouvait rĂ©sister plus longtemps.
« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.â Abandonner monsieur ? jamais ! rĂ©pondit-il. Je compte bien me noyer
avant lui ! »En ce moment la lune apparut Ă travers les franges dâun gros nuage que le
vent entraĂźnait dans lâest. La surface de la mer Ă©tincela sous ses rayons. Cettebienfaisante lumiĂšre ranima nos forces. Ma tĂȘte se redressa. Mes regards seportĂšrent Ă tous les points de lâhorizon. Jâaperçus la frĂ©gate. Elle Ă©tait Ă cinqmilles de nous, et ne formait plus quâune masse sombre, Ă peine apprĂ©ciable.Mais dâembarcations, point !
Je voulus crier. Ă quoi bon, Ă pareille distance ! Mes lĂšvres gonflĂ©esne laissĂšrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et jelâentendis rĂ©pĂ©ter Ă plusieurs reprises :
« à nous ! à nous ! »Nos mouvements un instant suspendus, nous écoutùmes. Et, fut-ce un
de ces bourdonnements dont le sang oppressĂ© emplit lâoreille, mais il mesembla quâun cri rĂ©pondait au cri de Conseil.
« As-tu entendu ? murmurai-je.â Oui ! oui ! »Et Conseil jeta dans lâespace un nouvel appel dĂ©sespĂ©rĂ©.Cette fois, pas dâerreur possible ! Une voix humaine rĂ©pondait Ă la nĂŽtre.
Ătait-ce la voix de quelque infortunĂ©, abandonnĂ© au milieu de lâOcĂ©an,quelque autre victime du choc Ă©prouvĂ© par le navire ? Ou plutĂŽt uneembarcation de la frĂ©gate ne nous hĂ©lait-elle pas dans lâombre ?
Conseil fit un suprĂȘme effort, et, sâappuyant sur mon Ă©paule, tandis queje rĂ©sistais dans une derniĂšre convulsion, il se dressa Ă demi hors de lâeauet retomba Ă©puisĂ©.
« Quâas-tu vu ?â Jâai vu⊠murmura-t-il, jâai vu⊠mais ne parlons pas⊠gardons toutes
nos forces !⊠»
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Quâavait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensĂ©e du monstre me vintpour la premiĂšre fois Ă lâesprit !⊠Mais cette voix cependant ?⊠Les tempsne sont plus oĂč les Jonas se rĂ©fugient dans le ventre des baleines !
Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tĂȘte,regardait devant lui, et jetait un cri auquel rĂ©pondait une voix de plus en plusrapprochĂ©e. Je lâentendais Ă peine. Mes forces Ă©taient Ă bout ; mes doigtssâĂ©cartaient ; ma main ne me fournissait plus un point dâappui ; ma bouche,convulsivement ouverte, sâemplissait dâeau salĂ©e ; le froid mâenvahissait. Jerelevai la tĂȘte une derniĂšre fois, puis, je mâabĂźmaiâŠ
En cet instant, un corps dur me heurta. Je mây cramponnai. Puis, je sentisquâon me retirait, quâon me ramenait Ă la surface de lâeau, que ma poitrinese dĂ©gonflait, et je mâĂ©vanouisâŠ
Il est certain que je revins promptement Ă moi, grĂące Ă de vigoureusesfrictions qui me sillonnĂšrent le corps. Jâentrouvris les yeuxâŠ
« Conseil ! murmurai-je.â Monsieur mâa sonnĂ© ? » rĂ©pondit Conseil.En ce moment, aux derniĂšres clartĂ©s de la lune qui sâabaissait vers
lâhorizon, jâaperçus une figure qui nâĂ©tait pas celle de Conseil, et que jereconnus aussitĂŽt.
« Ned ! mâĂ©criai-je.â En personne, monsieur, et qui court aprĂšs sa prime ! rĂ©pondit le
Canadien.â Vous avez Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ© Ă la mer au choc de la frĂ©gate ?â Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisĂ© que vous, jâai pu prendre
pied presque immĂ©diatement sur un Ăźlot flottant.â Un Ăźlot ?â Ou, pour mieux dire, sur votre narval gigantesque.â Expliquez-vous, Ned.â Seulement, jâai bientĂŽt compris pourquoi mon harpon nâavait pu
lâentamer et sâĂ©tait Ă©moussĂ© sur sa peau.â Pourquoi, Ned, pourquoi ?â Câest que cette bĂȘte-lĂ , monsieur le professeur, est faite en tĂŽle
dâacier ! »Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que
je contrĂŽle moi-mĂȘme mes assertions.Les derniĂšres paroles du Canadien avaient produit un revirement subit
dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de lâĂȘtre ou de lâobjetĂ demi immergĂ© qui nous servait de refuge. Je lâĂ©prouvai du pied. CâĂ©taitĂ©videmment un corps dur, impĂ©nĂ©trable, et non pas cette substance mollequi forme la masse des grands mammifĂšres marins.
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Mais ce corps dur pouvait ĂȘtre une carapace osseuse, semblable Ă celledes animaux antĂ©diluviens, et jâen serais quitte pour classer le monstre parmiles reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.
Eh bien, non ! Le dos noirùtre qui me supportait était lisse, poli, nonimbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable quecela fût, il semblait, que dis-je ? il était fait de plaques boulonnées.
Le doute nâĂ©tait pas possible ! Lâanimal, le monstre, le phĂ©nomĂšnenaturel qui avait intriguĂ© le monde savant tout entier, bouleversĂ© etfourvoyĂ© lâimagination des marins des deux hĂ©misphĂšres, il fallait bien lereconnaĂźtre, câĂ©tait un phĂ©nomĂšne plus Ă©tonnant encore, un phĂ©nomĂšne demain dâhomme.
La dĂ©couverte de lâexistence de lâĂȘtre le plus fabuleux, le plusmythologique, nâeĂ»t pas, au mĂȘme degrĂ©, surpris ma raison. Que ce qui estprodigieux vienne du CrĂ©ateur, câest tout simple. Mais trouver tout Ă coup,sous ses yeux, lâimpossible mystĂ©rieusement et humainement rĂ©alisĂ©, câĂ©taitĂ confondre lâesprit !
Il nây avait pas Ă hĂ©siter cependant. Nous Ă©tions Ă©tendus sur le dos dâunesorte de bateau sous-marin, qui prĂ©sentait, autant que jâen pouvais juger, laforme dâun immense poisson dâacier. Lâopinion de Ned Land Ă©tait faite surce point. Conseil et moi, nous ne pĂ»mes que nous y ranger.
« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mĂ©canisme delocomotion et un Ă©quipage pour le manĆuvrer ?
â Ăvidemment, rĂ©pondit le harponneur, et nĂ©anmoins, depuis trois heuresque jâhabite cette Ăźle flottante, elle nâa pas donnĂ© signe de vie.
â Ce bateau nâa pas marchĂ© ?â Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au grĂ© des lames, mais il
ne bouge pas.â Nous savons, Ă nâen pas douter, cependant, quâil est douĂ© dâune grande
vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et unmĂ©canicien pour conduire cette machine, jâen conclus que nous sommessauvĂ©s.
â Hum ! » fit Ned Land dâun ton rĂ©servĂ©.En ce moment, et comme pour donner raison Ă mon argumentation, un
bouillonnement se fit Ă lâarriĂšre de cet Ă©trange appareil, dont le propulseurĂ©tait Ă©videmment une hĂ©lice, et il se mit en mouvement. Nous nâeĂ»mesque le temps de nous accrocher Ă sa partie supĂ©rieure qui Ă©mergeait dequatre-vingts centimĂštres environ. TrĂšs heureusement sa vitesse nâĂ©tait pasexcessive.
« Tant quâil navigue horizontalement, murmura Ned Land, je nâai rienĂ dire. Mais sâil lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deuxdollars de ma peau ! »
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Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent decommuniquer avec les ĂȘtres quelconques renfermĂ©s dans les flancs de cettemachine. Je cherchai Ă sa surface une ouverture, un panneau, « un troudâhomme », pour employer lâexpression technique ; mais les lignes deboulons, solidement rabattues sur la jointure des tĂŽles, Ă©taient nettes etuniformes.
Dâailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscuritĂ©profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pĂ©nĂ©trer Ă lâintĂ©rieur de ce bateau sous-marin.
Ainsi donc, notre salut dĂ©pendait uniquement du caprice des mystĂ©rieuxtimoniers qui dirigeaient cet appareil, et, sâils plongeaient, nous Ă©tionsperdus ! Ce cas exceptĂ©, je ne doutais pas de la possibilitĂ© dâentrer enrelations avec eux. Et, en effet, sâils ne faisaient pas eux-mĂȘmes leur air,il fallait nĂ©cessairement quâils revinssent de temps en temps Ă la surfacede lâOcĂ©an pour renouveler leur provision de molĂ©cules respiratoires.Donc, nĂ©cessitĂ© dâune ouverture qui mettrait lâintĂ©rieur du bateau encommunication avec lâatmosphĂšre.
Quant Ă lâespoir dâĂȘtre sauvĂ©s par le commandant Farragut, il fallaity renoncer complĂštement. Nous Ă©tions entraĂźnĂ©s vers lâouest, et jâestimaique notre vitesse, relativement modĂ©rĂ©e, atteignait douze milles Ă lâheure.LâhĂ©lice battait les flots avec une rĂ©gularitĂ© mathĂ©matique, Ă©mergeantquelquefois et faisant jaillir lâeau phosphorescente Ă une grande hauteur.
Vers quatre heures du matin, la rapiditĂ© de lâappareil sâaccrut. NousrĂ©sistions difficilement Ă ce vertigineux entraĂźnement, lorsque les lamesnous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main unlarge organeau fixĂ© Ă la partie supĂ©rieure du dos de tĂŽle, et nous parvĂźnmesĂ nous y accrocher solidement.
Enfin cette longue nuit sâĂ©coula. Mon souvenir incomplet ne me permetpas dâen retracer toutes les impressions. Un seul dĂ©tail me revient Ă lâesprit.Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieursfois des sons vagues, une sorte dâharmonie fugitive produite par des accordslointains. Quel Ă©tait donc le mystĂšre de cette navigation sous-marine dont lemonde entier cherchait vainement lâexplication ? Quels ĂȘtres vivaient danscet Ă©trange bateau ? Quel agent mĂ©canique lui permettait de se dĂ©placer avecune si prodigieuse vitesse ?
Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles netardĂšrent pas Ă se dĂ©chirer. Jâallais procĂ©der Ă un examen attentif de la coquequi formait Ă sa partie supĂ©rieure une sorte de plate-forme horizontale, quandje la sentis sâenfoncer peu Ă peu.
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« Eh ! mille diables ! sâĂ©cria Ned Land, frappant du pied la tĂŽle sonore,ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »
Mais il Ă©tait difficile de se faire entendre au milieu des battementsassourdissants de lâhĂ©lice. Heureusement, le mouvement dâimmersionsâarrĂȘta.
Soudain, un bruit de ferrures violemment poussĂ©es se produisit Ă lâintĂ©rieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cribizarre et disparut aussitĂŽt.
Quelques instants aprÚs, huit solides gaillards, le visage voilé,apparaissaient silencieusement, et nous entraßnaient dans leur formidablemachine.
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VIIIMobilis in mobili
Cet enlĂšvement, si brutalement exĂ©cutĂ©, sâĂ©tait accompli avec la rapiditĂ©de lâĂ©clair. Mes compagnons et moi, nous nâavions pas eu le temps de nousreconnaĂźtre. Je ne sais ce quâils Ă©prouvĂšrent en se sentant introduits danscette prison flottante, mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaçalâĂ©piderme. Ă qui avions-nous affaire ? Sans doute Ă quelques pirates dâunenouvelle espĂšce qui exploitaient la mer Ă leur façon.
Ă peine lâĂ©troit panneau fut-il refermĂ© sur moi, quâune obscuritĂ© profondemâenveloppa. Mes yeux, imprĂ©gnĂ©s de la lumiĂšre extĂ©rieure, ne purent rienpercevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux Ă©chelons dâune Ă©chellede fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas delâĂ©chelle, une porte sâouvrit et se referma immĂ©diatement sur nous avec unretentissement sonore.
Nous Ă©tions seuls. OĂč ? je ne pouvais le dire, Ă peine lâimaginer. ToutĂ©tait noir, mais dâun noir si absolu, quâaprĂšs quelques minutes, mes yeuxnâavaient encore pu saisir une de ces lueurs indĂ©terminĂ©es qui flottent dansles plus profondes nuits.
Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un librecours à son indignation.
« Mille diables ! sâĂ©criait-il, voilĂ des gens qui en remontreraientaux CalĂ©doniens pour lâhospitalitĂ© ! Il ne leur manque plus que dâĂȘtreanthropophages ! Je nâen serais pas surpris, mais je dĂ©clare que lâon ne memangera pas sans que je proteste ?
â Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, rĂ©pondit tranquillement Conseil.Ne vous emportez pas avant lâheure. Nous ne sommes pas encore dans larĂŽtissoire !
â Dans la rĂŽtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, Ă coupsĂ»r ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon « bowie-knife » ne mâa pasquittĂ©, et jây vois toujours assez clair pour mâen servir. Le premier de cesbandits qui met la main sur moiâŠ
â Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nouscompromettez point par dâinutiles violences. Qui sait si on ne nous Ă©coutepas ! Essayons plutĂŽt de savoir oĂč nous sommes ! »
Je marchai en tùtonnant. AprÚs cinq pas, je rencontrai une muraille de fer,faite de tÎles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois,prÚs de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le plancher de cette
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prison se dissimulait sous une Ă©paisse natte de phormium qui assourdissait lebruit des pas. Les murs ne nous rĂ©vĂ©laient aucune trace de porte ni de fenĂȘtre.Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revĂźnmes aumilieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix piedsde large. Quant Ă sa hauteur, Ned Land, malgrĂ© sa grande taille, ne put lamesurer.
Une demi-heure sâĂ©tait dĂ©jĂ Ă©coulĂ©e sans que la situation se fĂ»t modifiĂ©e,quand, dâune extrĂȘme obscuritĂ©, mes yeux passĂšrent subitement Ă la plusviolente lumiĂšre. Notre prison sâĂ©claira soudain, câest-Ă -dire quâelle sâemplitdâune matiĂšre lumineuse tellement vive que je ne pus dâabord en supporterlâĂ©clat. Ă sa blancheur, Ă son intensitĂ©, je reconnus cet Ă©clairage Ă©lectriquequi produisait autour du bateau sous-marin un magnifique phĂ©nomĂšnede phosphorescence. AprĂšs avoir involontairement fermĂ© les yeux, je lesrouvris, et je vis que lâagent lumineux sâĂ©chappait dâun demi-globe dĂ©poliqui sâarrondissait Ă la partie supĂ©rieure de la cabine.
« Enfin ! on y voit clair ! sâĂ©cria Ned Land, qui, son couteau Ă la main,se tenait sur la dĂ©fensive.
â Oui, rĂ©pondis-je, risquant lâantithĂšse, mais la situation nâen est pasmoins obscure.
â Que monsieur prenne patience, » dit lâimpassible Conseil.Le soudain Ă©clairage de la cabine mâavait permis dâen examiner les
moindres dĂ©tails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. Laporte invisible devait ĂȘtre hermĂ©tiquement fermĂ©e. Aucun bruit nâarrivait Ă notre oreille. Tout semblait mort Ă lâintĂ©rieur de ce bateau. Marchait-il, semaintenait-il Ă la surface de lâOcĂ©an, sâenfonçait-il dans ses profondeurs ?Je ne pouvais le deviner.
Cependant, le globe lumineux ne sâĂ©tait pas allumĂ© sans raison. JâespĂ©raisdonc que les hommes de lâĂ©quipage ne tarderaient pas Ă se montrer. Quandon veut oublier les gens, on nâĂ©claire pas les oubliettes.
Je ne me trompais pas. Un bruit de verrous se fit entendre, la portesâouvrit, deux hommes parurent.
Lâun Ă©tait de petite taille, vigoureusement musclĂ©, large dâĂ©paules,robuste de membres, la tĂȘte forte, la chevelure abondante et noire, lamoustache Ă©paisse, le regard vif et pĂ©nĂ©trant, et toute sa personne empreintede cette vivacitĂ© mĂ©ridionale qui caractĂ©rise en France les populationsprovençales. Diderot a trĂšs justement prĂ©tendu que le geste de lâhomme estmĂ©taphorique. Ce petit homme en Ă©tait certainement la preuve vivante. Onsentait que, dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopĂ©es,les mĂ©tonymies et les hypallages. Ce que, dâailleurs, je ne fus jamais Ă mĂȘme de vĂ©rifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier etabsolument incomprĂ©hensible.
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Le second inconnu mĂ©rite une description plus dĂ©taillĂ©e. Un disciple deGratiolet ou dâEngel eĂ»t lu sur sa physionomie Ă livre ouvert. Je reconnussans hĂ©siter ses qualitĂ©s dominantes : â la confiance en soi, car sa tĂȘtese dĂ©gageait noblement sur lâarc formĂ© par la ligne de ses Ă©paules, et sesyeux noirs regardaient avec une froide assurance ; â le calme, car sa peau,pĂąle plutĂŽt que colorĂ©e, annonçait la tranquillitĂ© du sang ; â lâĂ©nergie, quedĂ©montrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; â le courageenfin, car sa vaste respiration dĂ©notait une grande expansion vitale.
Jâajouterai que cet homme Ă©tait fier, que son regard ferme etcalme semblait reflĂ©ter de hautes pensĂ©es, et de tout cet ensemble, delâhomogĂ©nĂ©itĂ© des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivantlâobservation des physionomistes, il rĂ©sultait une indiscutable franchise.
Je me sentis « involontairement » rassurĂ© en sa prĂ©sence, et jâaugurai biende notre entrevue.
Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je nâaurais pu leprĂ©ciser. Sa taille Ă©tait haute, son front large, son nez droit, sa bouchenettement dessinĂ©e, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongĂ©es,Ă©minemment psychiques pour employer un mot de la chirognomonie,câest-Ă -dire dignes de servir une Ăąme passionnĂ©e. Cet homme formaitcertainement le plus admirable type que jâeusse jamais rencontrĂ©. DĂ©tailparticulier, ses yeux, un peu Ă©cartĂ©s lâun de lâautre, pouvaient embrassersimultanĂ©ment prĂšs dâun quart de lâhorizon. Cette facultĂ©, je lâai vĂ©rifiĂ© plustard, â se doublait dâune puissance de vision encore supĂ©rieure Ă celle de NedLand. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait,ses larges paupiĂšres se rapprochaient de maniĂšre Ă circonscrire la pupilledes yeux et Ă rĂ©trĂ©cir ainsi lâĂ©tendue du champ visuel, et il regardait ! Quelregard ! comme il grossissait les objets rapetissĂ©s par lâĂ©loignement ! commeil vous pĂ©nĂ©trait jusquâĂ lâĂąme ! comme il perçait ces nappes liquides, siopaques Ă nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers ! Lesdeux inconnus, coiffĂ©s de bĂ©rets laits dâune fourrure de loutre marine, etchaussĂ©s de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vĂȘtements dâuntissu particulier, qui dĂ©gageaient la taille et laissaient une parfaite libertĂ© demouvements.
Le plus grand des deux, â Ă©videmment le chef du bord, â nous examinaavec une extrĂȘme attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournantvers son compagnon, il sâentretint avec lui dans une langue que je nepus reconnaĂźtre. CâĂ©tait un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont lesvoyelles semblaient soumises Ă une accentuation trĂšs variĂ©e.
Lâautre rĂ©pondit par un hochement de tĂȘte, et ajouta deux ou troismots parfaitement incomprĂ©hensibles. Puis du regard il parut mâinterrogerdirectement.
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Je rĂ©pondis, en bon français, que je nâentendais point son langage ; maisil ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante.
« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Cesmessieurs en saisiront peut-ĂȘtre quelques mots ! »
Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes lessyllabes, et sans omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et qualités ;puis, je présentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestiqueConseil, et maßtre Ned Land, le harponneur.
Lâhomme aux yeux doux et calmes mâĂ©couta tranquillement, polimentmĂȘme, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomienâindiqua quâil eĂ»t compris mon histoire. Quand jâeus fini, il ne prononçapas un seul mot.
Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-ĂȘtre se ferait-onentendre dans cette langue qui est Ă peu prĂšs universelle. Je la connaissais,ainsi que la langue allemande, dâune maniĂšre suffisante pour la lirecouramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtoutse faire comprendre.
« Allons, Ă votre tour, dis-je au harponneur. Ă vous, maĂźtre Land, tirez devotre sac le meilleur anglais quâait jamais parlĂ© un Anglo-Saxon, et tĂąchezdâĂȘtre plus heureux que moi. »
Ned ne se fit pas prier et recommença mon rĂ©cit que je compris Ă peuprĂšs. Le fond fut le mĂȘme, mais la forme diffĂ©ra. Le Canadien, emportĂ© parson caractĂšre, y mit beaucoup dâanimation. Il se plaignit violemment dâĂȘtreemprisonnĂ© au mĂ©pris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi onle retenait ainsi, invoqua lâhabeas corpus, menaça de poursuivre ceux quile sĂ©questraient indĂ»ment, se dĂ©mena, gesticula, cria, et, finalement, il fitcomprendre par un geste expressif que nous mourions de faim.
Ce qui Ă©tait parfaitement vrai, mais nous lâavions Ă peu prĂšs oubliĂ©.Ă sa grande stupĂ©faction, le harponneur ne parut pas avoir Ă©tĂ© plus
intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillĂšrent pas. Il Ă©tait Ă©vident quâilsne comprenaient ni la langue dâArago ni celle de Faraday.
Fort embarrassé, aprÚs avoir épuisé vainement nos ressourcesphilologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit :
« Si monsieur mây autorise, je raconterai la chose en allemand.â Comment ! tu sais lâallemand ? mâĂ©criai-je.â Comme un Flamand, nâen dĂ©plaise Ă monsieur.â Cela me plaĂźt, au contraire. Va, mon garçon. »Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisiĂšme fois les
diverses pĂ©ripĂ©ties de notre histoire. Mais, malgrĂ© les Ă©lĂ©gantes tournures etla belle accentuation du narrateur, la langue allemande nâeut aucun succĂšs.
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Enfin, poussĂ© Ă bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premiĂšresĂ©tudes, et jâentrepris de narrer nos aventures en latin. CicĂ©ron se fĂ»t bouchĂ©les oreilles et mâeĂ»t renvoyĂ© Ă la cuisine. Cependant, je parvins Ă mâen tirer.MĂȘme rĂ©sultat nĂ©gatif.
Cette derniĂšre tentative dĂ©finitivement avortĂ©e, les deux inconnusĂ©changĂšrent quelques mots dans leur incomprĂ©hensible langage, et seretirĂšrent, sans mĂȘme nous avoir adressĂ© un de ces gestes rassurants, qui ontcours dans tous les pays du monde. La porte se referma.
« Câest une infamie ! sâĂ©cria Ned Land, qui Ă©clata pour la vingtiĂšme fois.Comment ! On leur parle français, anglais, allemand, latin, Ă ces coquins-lĂ ,et il nâen est pas un qui ait la civilitĂ© de rĂ©pondre !
â Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colĂšre ne mĂšneraitĂ rien.
â Mais, savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irasciblecompagnon, que lâon mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer ?
â Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenirlongtemps !
â Mes amis, dis-je, il ne faut pas se dĂ©sespĂ©rer. Nous nous sommestrouvĂ©s dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir dâattendrepour vous former une opinion sur le commandant et lâĂ©quipage de ce bateau.
â Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquinsâŠâ Bon ! et de quel pays ?â Du pays des coquins !â Mon brave Ned, ce pays-lĂ nâest pas encore suffisamment indiquĂ© sur la
mappemonde, et jâavoue que la nationalitĂ© de ces deux inconnus est difficileĂ dĂ©terminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilĂ tout ce que lâonpeut affirmer. Cependant, je serais tentĂ© dâadmettre que ce commandantet son second sont nĂ©s sous de basses latitudes. Il y a du mĂ©ridional eneux. Mais sont-ils Espagnols, Turcs, Arabes ou Indiens, câest ce que leurtype physique ne me permet pas de dĂ©cider. Quant Ă leur langage, il estabsolument incomprĂ©hensible.
â VoilĂ le dĂ©sagrĂ©ment de ne pas savoir toutes les langues, rĂ©ponditConseil, ou le dĂ©savantage de ne pas avoir une langue unique !
â Ce qui ne servirait Ă rien ! rĂ©pondit Ned Land. Ne voyez-vous pas queces gens-lĂ ont un langage Ă eux, un langage inventĂ© pour dĂ©sespĂ©rer lesbraves gens qui demandent Ă dĂźner ! Mais, dans tous les pays de la terre,ouvrir la bouche, remuer les mĂąchoires, happer des dents et des lĂšvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas direĂ QuĂ©bec comme aux Pomotou, Ă Paris comme aux antipodes : Jâai faim !donnez-moi Ă manger ?
â Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes ! »
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Comme il disait ces mots, la porte sâouvrit. Un stewart entra. Il nousapportait des vĂȘtements, vestes et culottes de mer, faites dâune Ă©toffe dontje ne reconnus pas la nature. Je me hĂątai de les revĂȘtir, et mes compagnonsmâimitĂšrent.
Pendant ce temps, le stewart, â muet, sourd peut-ĂȘtre, â avait disposĂ© latable et placĂ© trois couverts.
« VoilĂ quelque chose de sĂ©rieux, dit Conseil, et cela sâannonce bien.â Bah ! rĂ©pondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous quâon
mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien demer !
â Nous verrons bien ! » dit Conseil.Les plats, recouverts de leur cloche dâargent, furent symĂ©triquement
posĂ©s sur la nappe, et nous primes place Ă table. DĂ©cidĂ©ment, nous avionsaffaire Ă des gens civilisĂ©s, et, sans la lumiĂšre Ă©lectrique qui nous inondait,je me serais cru dans la salle Ă manger de lâhĂŽtel Adelphi, Ă Liverpool, ou duGrand-HĂŽtel, Ă Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaienttotalement. Lâeau Ă©tait fraĂźche et limpide, mais câĂ©tait de lâeau, â ce qui ne futpas du goĂ»t de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnusdivers poissons dĂ©licatement apprĂȘtĂ©s ; mais, sur certains plats, excellentsdâailleurs, je ne pus me prononcer, et je nâaurais mĂȘme su dire Ă quel rĂšgne,vĂ©gĂ©tal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il Ă©taitĂ©lĂ©gant et dâun goĂ»t parlait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau,assiette, portait une lettre entourĂ©e dâune devise en exergue, et dont voici lefacsimile exact :
Mobile dans lâĂ©lĂ©ment mobile ! Cette devise sâappliquait justement Ă cetappareil sous-marin, Ă la condition de traduire la prĂ©position in par dans etnon par sur. La lettre N formait sans doute lâinitiale du nom de lâĂ©nigmatiquepersonnage qui commandait au fond des mers !
Ned et Conseil ne faisaient pas tant de rĂ©flexions. Ils dĂ©voraient, et jene tardai pas Ă les imiter. JâĂ©tais, dâailleurs, rassurĂ© sur notre sort, et ilme paraissait Ă©vident que nos hĂŽtes ne voulaient pas nous laisser mourirdâinanition.
Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, mĂȘme la faim de gens quinâont pas mangĂ© depuis quinze heures. Notre appĂ©tit satisfait, le besoinde sommeil se fit impĂ©rieusement sentir. RĂ©action bien naturelle, aprĂšslâinterminable nuit pendant laquelle nous avions luttĂ© contre la mort.
« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.â Et moi, je dors dit Ned Land.
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Mes deux compagnons sâĂ©tendirent sur le tapis de la cabine, et furentbientĂŽt plongĂ©s dans un profond sommeil.
Pour mon compte, je cĂ©dai moins facilement Ă ce violent besoinde dormir. Trop de pensĂ©es sâaccumulaient dans mon esprit, trop dequestions insolubles sây pressaient, trop dâimages tenaient mes paupiĂšresentrouvertes ! OĂč Ă©tions-nous ? Quelle Ă©trange puissance nous emportait ?Je sentais, â ou plutĂŽt je croyais sentir, â lâappareil sâenfoncer vers lescouches les plus reculĂ©es de la mer. De violents cauchemars mâobsĂ©daient.Jâentrevoyais dans ces mystĂ©rieux asiles tout un monde dâanimaux inconnus,dont ce bateau sous-marin semblait ĂȘtre le congĂ©nĂšre, vivant, se mouvant,formidable comme eux !⊠Puis, mon cerveau se calma, mon imaginationse fondit en une vague somnolence, et je tombai bientĂŽt dans un mornesommeil.
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IXLes colĂšres de Ned Land
Quelle fut la durĂ©e de ce sommeil, je lâignore ; mais il dut ĂȘtre long, car ilnous reposa complĂštement de nos fatigues. Je me rĂ©veillai le premier. Mescompagnons nâavaient pas encore bougĂ©, et demeuraient Ă©tendus dans leurcoin comme des masses inertes.
à peine relevé de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveaudégagé, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notrecellule.
Rien nâĂ©tait changĂ© Ă ses dispositions intĂ©rieures. La prison Ă©tait restĂ©eprison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitantde notre sommeil, avait desservi la table. Rien nâindiquait donc unemodification prochaine dans cette situation, et je me demandai sĂ©rieusementsi nous Ă©tions destinĂ©s Ă vivre indĂ©finiment dans cette cage.
Cette perspective me sembla dâautant plus pĂ©nible que, si mon cerveauĂ©tait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrinesinguliĂšrement oppressĂ©e. Ma respiration se faisait difficilement. Lâair lourdne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fĂ»t vaste,il Ă©tait Ă©vident que nous avions consommĂ© en grande partie lâoxygĂšnequâelle contenait. En effet, chaque homme dĂ©pense, en une heure, lâoxygĂšnerenfermĂ© dans cent litres dâair, et cet air, chargĂ© alors dâune quantitĂ© presqueĂ©gale dâacide carbonique, devient irrespirable.
Il Ă©tait donc urgent de renouveler lâatmosphĂšre de notre prison, et, sansdoute aussi, lâatmosphĂšre du bateau sous-marin.
LĂ se posait une question Ă mon esprit. Comment procĂ©dait lecommandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de lâair par des moyenschimiques, en dĂ©gageant par la chaleur lâoxygĂšne contenu dans du chloratede potasse, et en absorbant lâacide carbonique par la potasse caustique ?Dans ce cas, il devait avoir conservĂ© quelques relations avec les continents,afin de se procurer les matiĂšres nĂ©cessaires Ă cette opĂ©ration. Se bornait-ilseulement Ă emmagasiner lâair sous de hautes pressions dans des rĂ©servoirs,puis Ă le rĂ©pandre suivant les besoins de son Ă©quipage ? Peut-ĂȘtre. Ou,procĂ©dĂ© plus commode, plus Ă©conomique, et par consĂ©quent plus probable,se contentait-il de revenir respirer Ă la surface des eaux, comme un cĂ©tacĂ©,et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision dâatmosphĂšre ? Quoiquâil en soit, et quelle que fĂ»t la mĂ©thode, il me paraissait prudent delâemployer sans retard.
En effet, jâĂ©tais dĂ©jĂ rĂ©duit Ă multiplier mes inspirations pour extrairede cette cellule le peu dâoxygĂšne quâelle renfermait, quand, soudain, je fus
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rafraĂźchi par un courant dâair pur et tout parfumĂ© dâĂ©manations salines.CâĂ©tait bien la brise de mer, vivifiante, chargĂ©e dâiode ! Jâouvris largementla bouche, et mes poumons se saturĂšrent de fraĂźches molĂ©cules. En mĂȘmetemps, je sentis un balancement, un roulis de mĂ©diocre amplitude, maisparfaitement dĂ©terminable. Le bateau, le monstre de tĂŽle, venait Ă©videmmentde remonter Ă la surface de lâOcĂ©an pour y respirer Ă la façon des baleines.Le mode de ventilation du navire Ă©tait donc parfaitement reconnu.
Lorsque jâeus absorbĂ© cet air pur Ă pleine poitrine, je cherchai le conduit,« lâaĂ©rifĂšre », si lâon veut, qui laissait arriver jusquâĂ nous ce bienfaisanteffluve, et je ne tardai pas Ă le trouver. Au-dessus de la porte sâouvrait untrou dâaĂ©rage laissant passer une fraĂźche colonne dâair, qui renouvelait ainsilâatmosphĂšre appauvrie de la cellule.
Jâen Ă©tais lĂ de mes observations, quand Ned et Conseil sâĂ©veillĂšrentpresque en mĂȘme temps, sous lâinfluence de cette aĂ©ration revivifiante. Ilsse frottĂšrent les yeux, se dĂ©tirĂšrent les bras et furent sur pied en un instant.
« Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politessequotidienne.
â Fort bien, mon brave garçon, rĂ©pondis-je. Et vous, maĂźtre Ned Land ?â ProfondĂ©ment, monsieur le professeur. Mais je ne sais si je me trompe,
il me semble que je respire comme une brise de mer ? »Un marin ne pouvait sây mĂ©prendre, et je racontai au Canadien ce qui
sâĂ©tait passĂ© pendant son sommeil.« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous
entendions, lorsque le prĂ©tendu narval se trouvait en vue de lâAbraham-Lincoln.
â Parfaitement, maĂźtre Land, câĂ©tait sa respiration !â Seulement, monsieur Aronnax, je nâai aucune idĂ©e de lâheure quâil est,
Ă moins que ce soit lâheure du dĂźner ?â Lâheure du dĂźner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, lâheure du
dĂ©jeuner, car nous sommes certainement au lendemain dâhier.â Ce qui dĂ©montre, rĂ©pondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre
heures de sommeil.â Câest mon avis, rĂ©pondis-je.â Je ne vous contredis point, rĂ©pliqua Ned Land. Mais dĂźner ou dĂ©jeuner,
le stewart sera le bienvenu, quâil apporte lâun ou lâautre.â Lâun et lâautre, dit Conseil.â Juste, rĂ©pondit le Canadien. Nous avons droit Ă deux repas, et, pour
mon compte, je ferai honneur Ă tous les deux.â Eh bien, Ned, attendons, rĂ©pondis-je. Il est Ă©vident que ces inconnus
nâont pas lâintention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le dĂźnerdâhier soir nâaurait aucun sens.
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â Ă moins quâon ne nous engraisse ! riposta Ned.â Je proteste, rĂ©pondis-je. Nous ne sommes point tombĂ©s entre les mains
de cannibales !â Une fois nâest pas coutume, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien. Qui
sait si ces gens-lĂ ne sont pas privĂ©s depuis longtemps de chair fraĂźche, etdans ce cas, trois particuliers sains et bien constituĂ©s comme monsieur leprofesseur, son domestique et moiâŠ
â Chassez ces idĂ©es, maĂźtre Land, rĂ©pondis-je au harponneur, et surtout,ne partez pas de lĂ pour vous emporter contre nos hĂŽtes, ce qui ne pourraitquâaggraver la situation.
â En tout cas, dit le harponneur, jâai une faim de tous les diables, et dĂźnerou dĂ©jeuner, le repas nâarrive guĂšre !
â MaĂźtre Land, rĂ©pliquai-je, il faut se conformer au rĂšglement du bord, etje suppose que notre estomac avance sur la cloche du maĂźtre-coq.
â Eh bien, on le mettra Ă lâheure, rĂ©pondit tranquillement Conseil.â Je vous reconnais lĂ , ami Conseil, riposta lâimpatient Canadien. Vous
usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable dedire vos grùces avant votre bénédicité, et de mourir de faim plutÎt que devous plaindre !
â Ă quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.â Mais cela servirait Ă se plaindre ! Câest dĂ©jĂ quelque chose. Et si
ces pirates, â je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieurle professeur qui dĂ©fend de les appeler des cannibales, â si ces pirates sefigurent quâils vont me garder dans cette cage oĂč jâĂ©touffe, sans apprendrede quels jurons jâassaisonne mes emportements, ils se trompent ! Croyez-vous quâils nous tiennent longtemps dans cette boite de fer ?
â Ă vrai dire, je nâen sais pas plus long que vous, ami Land.â Mais enfin, que supposez-vous ?â Je suppose que le hasard nous a rendus maĂźtres dâun secret important.
Or, si lâĂ©quipage de ce bateau sous-marin a intĂ©rĂȘt Ă le garder, et si cetintĂ©rĂȘt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence trĂšscompromise. Dans le cas contraire, Ă la premiĂšre occasion, le monstre quinous a engloutis nous rendra au monde habitĂ© par nos semblables.
â Ă moins quâil ne nous enrĂŽle parmi son Ă©quipage, dit Conseil, et quâilnous garde ainsiâŠ
â Jusquâau moment, rĂ©pliqua Ned Land, oĂč quelque frĂ©gate, plus rapideou plus adroite que lâAbraham-Lincoln, sâemparera de ce nid de forbans, etenverra son Ă©quipage et nous respirer une derniĂšre fois au bout de sa grand-vergue.
â Bien raisonnĂ©, maĂźtre Land, rĂ©pliquai-je. Mais on ne nous a pas encorefait, que je sache, de proposition Ă cet Ă©gard. Inutile donc de discuter le
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parti que nous devons prendre, le cas Ă©chĂ©ant. Je vous le rĂ©pĂšte, attendons,prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisquâil nây a rien Ă faire.
â Au contraire ! monsieur le professeur, rĂ©pondit le harponneur, qui nâenvoulait pas dĂ©mordre, il faut faire quelque chose.
â Eh ! quoi donc, maĂźtre Land ?â Nous sauver.â Se sauver dâune prison « terrestre » est souvent difficile, mais dâune
prison sous-marine, cela me parait absolument impraticable.â Allons, ami Ned, demanda Conseil, que rĂ©pondrez-vous Ă lâobjection
de monsieur ? Je ne puis croire quâun AmĂ©ricain soit jamais Ă bout deressources ! »
Le harponneur, visiblement embarrassĂ©, se taisait. Une fuite dans lesconditions oĂč le hasard nous avait jetĂ©s, Ă©tait absolument impossible. Maisun Canadien est Ă demi Français, et maĂźtre Ned Land le fit bien voir par sarĂ©ponse.
« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il aprĂšs quelques instants de rĂ©flexion,vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent sâĂ©chapperde leur prison ?
â Non, mon ami.â Câest bien simple, il faut quâils sâarrangent de maniĂšre Ă y rester.â Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux ĂȘtre dedans que dessus ou
dessous !â Mais aprĂšs avoir jetĂ© dehors geĂŽliers, porte-clefs et gardiens, ajouta
Ned Land.â Quoi, Ned ? vous songeriez sĂ©rieusement Ă vous emparer de ce
bĂątiment ?â TrĂšs sĂ©rieusement, rĂ©pondit le Canadien.â Câest impossible.â Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se prĂ©senter quelque chance
favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empĂȘcher dâen profiter. Sâilsne sont quâune vingtaine dâhommes Ă bord de cette machine, ils ne ferontpas reculer deux Français et un Canadien, je suppose ! »
Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter.Aussi, me contentai-je de répondre :
« Laissons venir les circonstances, maĂźtre Land, et nous verrons. Mais,jusque-lĂ , je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir quepar ruse, et ce nâest pas en vous emportant que vous ferez naĂźtre des chancesfavorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans tropde colĂšre.
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â Je vous le promets, monsieur le professeur, rĂ©pondit Ned Land dâunton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un gestebrutal ne me trahira, quand bien mĂȘme le service de la table ne se ferait pasavec toute la rĂ©gularitĂ© dĂ©sirable.
â Jâai votre parole, Ned, » rĂ©pondis-je au Canadien.Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit Ă rĂ©flĂ©chir
Ă part soi. Jâavouerai que, pour mon compte, et malgrĂ© lâassurance duharponneur, je ne conservais aucune illusion. Je nâadmettais pas ces chancesfavorables dont Ned Land avait parlĂ©. Pour ĂȘtre si sĂ»rement manĆuvrĂ©, lebateau sous-marin exigeait un nombreux Ă©quipage, et consĂ©quemment, dansle cas dâune lutte, nous aurions affaire Ă trop forte partie. Dâailleurs, il fallait,avant tout, ĂȘtre libres, et nous ne lâĂ©tions pas. Je ne voyais mĂȘme aucunmoyen de fuir cette cellule de tĂŽle si hermĂ©tiquement fermĂ©e. Et pour peuque lâĂ©trange commandant de ce bateau eĂ»t un secret Ă garder, â ce quiparaissait au moins probable, â il ne nous laisserait pas agir librement Ă son bord. Maintenant, se dĂ©barrasserait-il de nous par la violence, ou nousjetterait-il un jour sur quelque coin de terre ? CâĂ©tait lĂ lâinconnu. Toutesces hypothĂšses me semblaient extrĂȘmement plausibles, et il fallait ĂȘtre unharponneur pour espĂ©rer de reconquĂ©rir sa libertĂ©.
Je compris que les idĂ©es de Ned Land sâaigrissaient avec les rĂ©flexionsqui sâemparaient de son cerveau. Jâentendais peu Ă peu les jurons gronderau fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il selevait, tournait comme une bĂȘte fauve en cage, frappait les murs du pied etdu poing. Dâailleurs, le temps sâĂ©coulait, la faim se faisait cruellement sentir,le stewart ne paraissait pas, et câĂ©tait oublier trop longtemps notre positionde naufragĂ©s, si lâon avait rĂ©ellement de bonnes intentions Ă notre Ă©gard.
Ned Land, tourmentĂ© par les tiraillements de son robuste estomac, semontait de plus en plus, et, malgrĂ© sa parole, je craignais vĂ©ritablement uneexplosion, lorsquâil se trouverait en prĂ©sence de lâun des hommes du bord.
Pendant deux heures encore, la colĂšre du Canadien sâexalta. Il appelait,il criait, mais en vain. Les murailles de tĂŽle Ă©taient sourdes. Je nâentendaismĂȘme aucun bruit Ă lâintĂ©rieur de ce bateau, qui semblait mort. Il nebougeait pas, car jâaurais Ă©videmment senti les frĂ©missements de la coquesous lâimpulsion de lâhĂ©lice. PlongĂ© sans doute dans lâabĂźme des eaux, ilnâappartenait plus Ă la terre. Tout ce morne silence Ă©tait effrayant.
Quant Ă notre abandon, Ă notre isolement au fond de notre cellule,je nâosais estimer ce quâil pourrait durer. Les espĂ©rances que jâavaisconçues aprĂšs notre entrevue avec le commandant du bord sâeffaçaientpeu Ă peu. La douceur du regard de cet homme, lâexpression gĂ©nĂ©reusede sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de monsouvenir. Je revoyais cet Ă©nigmatique personnage tel quâil devait ĂȘtre,
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nĂ©cessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de lâhumanitĂ©,inaccessible Ă tout sentiment de pitiĂ©, implacable ennemi de ses semblables,auxquels il avait dĂ» vouer une impĂ©rissable haine.
Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser pĂ©rir dâinanition, enfermĂ©sdans cette prison Ă©troite, livrĂ©s Ă ces horribles tentations auxquelles poussela faim farouche ? Cette affreuse pensĂ©e prit dans mon esprit une intensitĂ©terrible, et, lâimagination aidant, je me sentis envahir par une Ă©pouvanteinsensĂ©e. Conseil restait calme. Ned Land rugissait.
En ce moment, un bruit se fit entendre extĂ©rieurement. Des pasrĂ©sonnĂšrent sur la dalle de mĂ©tal. Les serrures furent fouillĂ©es, la portesâouvrit, le stewart parut.
Avant que jâeusse fait un mouvement pour lâen empĂȘcher, le CanadiensâĂ©tait prĂ©cipitĂ© sur ce malheureux ; il lâavait renversĂ© ; il le tenait Ă la gorge.Le stewart Ă©touffait sous sa main puissante.
Conseil cherchait dĂ©jĂ Ă retirer des mains du harponneur sa victime Ă demi suffoquĂ©e, et jâallais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement,je fus clouĂ© Ă ma place par ces mots prononcĂ©s en français :
« Calmez-vous, maĂźtre Land, et vous, monsieur le professeur, veuillezmâĂ©couter. »
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XLâhomme des eaux
CâĂ©tait le commandant du bord qui parlait ainsi.Ă ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque Ă©tranglĂ©,
sortit en chancelant sur un signe de son maĂźtre, et tel Ă©tait lâempire ducommandant Ă son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cethomme devrait ĂȘtre animĂ© contre le Canadien. Conseil, intĂ©ressĂ© malgrĂ© lui,moi stupĂ©fait, nous attendions en silence le dĂ©nouement de cette scĂšne.
Le commandant, appuyĂ© sur lâangle de la table, les bras croisĂ©s, nousobservait avec une profonde attention. HĂ©sitait-il Ă parler ? Regrettait-il cesmots quâil venait de prononcer en français ? On pouvait le croire.
AprĂšs quelques instants dâun silence quâaucun de nous ne songea Ă interrompre :
« Messieurs, dit-il dâune voix calme et pĂ©nĂ©trante, je parle Ă©galement lefrançais, lâanglais, lâallemand et le latin. Jâaurais donc pu vous rĂ©pondre dĂšsnotre premiĂšre entrevue, mais je voulais vous connaĂźtre dâabord, rĂ©flĂ©chirensuite. Votre quadruple rĂ©cit, absolument semblable au fond, mâa affirmĂ©lâidentitĂ© de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis enma prĂ©sence monsieur Pierre Aronnax, professeur dâhistoire naturelle auMusĂ©um de Paris, chargĂ© dâune mission scientifique Ă lâĂ©tranger, Conseil,son domestique, et Ned Land, dâorigine canadienne, harponneur Ă bordde la frĂ©gate lâAbraham-Lincoln, de la marine nationale des Ătats-UnisdâAmĂ©rique. »
Je mâinclinai dâun air dâassentiment. Ce nâĂ©tait pas une question que meposait le commandant. Donc, pas de rĂ©ponse Ă faire. Cet homme sâexprimaitavec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase Ă©tait nette, ses motsjustes, sa facilitĂ© dâĂ©locution remarquable. Et cependant, je ne « sentais »pas en lui un compatriote.
Il reprit la conversation en ces termes :« Vous avez trouvĂ© sans doute, monsieur, que jâai longtemps tardĂ© Ă vous
rendre cette seconde visite. Câest que, votre identitĂ© reconnue, je voulaispeser mĂ»rement le parti Ă prendre envers vous. Jâai beaucoup hĂ©sitĂ©. Lesplus fĂącheuses circonstances vous ont mis en prĂ©sence dâun homme qui arompu avec lâhumanitĂ©. Vous ĂȘtes venu troubler mon existenceâŠ
â Involontairement, dis-je.â Involontairement ? rĂ©pondit lâinconnu, en forçant un peu sa voix. Est-
ce involontairement que lâAbraham-Lincoln me chasse sur toutes les mers ?
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Est-ce involontairement que vous avez pris passage Ă bord de cette frĂ©gate ?Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de monnavire ? Est-ce involontairement que maĂźtre Ned Land lâa frappĂ© de sonharpon ? »
Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, Ă cesrĂ©criminations jâavais une rĂ©ponse toute naturelle Ă faire, et je la fis.
« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieuĂ votre sujet en AmĂ©rique et en Europe. Vous savez pas que divers accidents,provoquĂ©s par le choc de votre appareil sous-marin, ont Ă©mu lâopinionpublique dans les deux continents. Je vous fais grĂące des hypothĂšses sansnombre par lesquelles on cherchait Ă expliquer lâinexplicable phĂ©nomĂšnedont seul vous aviez le secret. Mais sachez quâen vous poursuivant jusquesur les hautes mers du Pacifique lâAbraham-Lincoln croyait chasser quelquepuissant monstre marin dont il fallait Ă tout prix dĂ©livrer lâOcĂ©an. »
Un demi-sourire dĂ©tendit les lĂšvres du commandant ; puis, dâun toncalme :
« Monsieur Aronnax, rĂ©pondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frĂ©gatenâaurait pas poursuivi et canonnĂ© un bateau sous-marin aussi bien quâunmonstre ? »
Cette question mâembarrassa, car certainement le commandant Farragutnâaurait pas hĂ©sitĂ©. Il eĂ»t cru de son devoir de dĂ©truire un appareil de cegenre tout comme un narval gigantesque.
« Vous comprenez donc, monsieur, reprit lâinconnu, que jâaie le droit devous traiter en ennemis. »
Je ne répondis rien, et pour cause. à quoi bon discuter une propositionsemblable, quand la force peut détruire les meilleurs arguments ?
« Jâai longtemps hĂ©sitĂ©, reprit le commandant. Rien ne mâobligeait Ă vousdonner lâhospitalitĂ©. Si je devais me sĂ©parer de vous, je nâavais aucun intĂ©rĂȘtĂ vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avaitservi de refuge. Je mâenfonçais sous les mers, et jâoubliais que vous aviezjamais existĂ©. NâĂ©tait-ce pas mon droit ?
â CâĂ©tait peut-ĂȘtre le droit dâun sauvage, rĂ©pondis-je, ce nâĂ©tait pas celuidâun homme civilisĂ©.
â Monsieur le professeur, rĂ©pliqua vivement le commandant, je ne suispas ce que vous appelez un homme civilisĂ© ! Jâai rompu avec la sociĂ©tĂ© toutentiĂšre pour des raisons que moi seul jâai le droit dâapprĂ©cier. Je nâobĂ©is doncpoint Ă ses rĂšgles, et je vous engage Ă ne jamais les invoquer devant moi. »
Ceci fut dit nettement. Un Ă©clair de colĂšre et de dĂ©dain avait allumĂ©les yeux de lâinconnu, et, dans la vie de cet homme, jâentrevis un passĂ©formidable. Non seulement il sâĂ©tait mis en dehors des lois humaines, maisil sâĂ©tait fait indĂ©pendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot,
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hors dâatteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisqueĂ leur surface il dĂ©jouait les efforts tentĂ©s contre lui. Quel navire rĂ©sisteraitau choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si Ă©paisse quâelle fĂ»t,supporterait les coups de son Ă©peron ? Nul, entre les hommes, ne pouvait luidemander compte de ses Ćuvres. Dieu, sâil y croyait, sa conscience, sâil enavait une, Ă©taient les seuls juges dont il pĂ»t dĂ©pendre.
Ces rĂ©flexions traversĂšrent rapidement mon esprit, pendant que lâĂ©trangepersonnage se taisait, absorbĂ© et comme retirĂ© en lui-mĂȘme. Je le considĂ©raisavec un effroi mĂ©langĂ© dâintĂ©rĂȘt, et, sans doute, ainsi quâĆdipe considĂ©raitle sphinx.
AprĂšs un assez long silence, le commandant reprit la parole.« Jâai donc hĂ©sitĂ©, dit-il, mais jâai pensĂ© que mon intĂ©rĂȘt pouvait
sâaccorder avec cette pitiĂ© naturelle Ă laquelle tout ĂȘtre humain a droit. Vousresterez Ă mon bord, puisque la fatalitĂ© vous y a jetĂ©s. Vous y serez libres,et en Ă©change de cette libertĂ©, toute relative dâailleurs, je ne vous imposeraiquâune seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.
â Parlez, monsieur, rĂ©pondis-je, je pense que cette condition est de cellesquâun honnĂȘte homme peut accepter.
â Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains Ă©vĂšnementsimprĂ©vus mâobligent Ă vous consigner dans vos cabines pour quelquesheures ou quelques jours. DĂ©sirant ne jamais employer la violence, jâattendsde vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obĂ©issancepassive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilitĂ©, je vous dĂ©gageentiĂšrement, car câest Ă moi de vous mettre dans lâimpossibilitĂ© de voir cequi ne doit pas ĂȘtre vu. Acceptez-vous cette condition ? »
Il se passait donc Ă bord des choses tout au moins singuliĂšres, et que nedevaient point voir des gens qui ne sâĂ©taient pas mis hors des lois sociales !Entre les surprises que lâavenir me mĂ©nageait, celle-ci ne devait pas ĂȘtre lamoindre.
« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur,la permission de vous adresser une question, une seule.
â Parlez, monsieur.â Vous avez dit que nous serions libres Ă votre bord ?â EntiĂšrement.â Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette libertĂ©.â Mais, la libertĂ© dâaller, de venir, de voir, dâobserver mĂȘme tout ce qui
se passe ici, â sauf en quelques circonstances rares, â la libertĂ© enfin dontnous jouissons nous-mĂȘmes, mes compagnons et moi. »
Il Ă©tait Ă©vident que nous ne nous entendions point.« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette libertĂ©, ce nâest que celle que
tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire.
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â Il faudra, cependant, quâelle vous suffise !â Quoi, nous devons renoncer Ă revoir jamais notre patrie, nos amis, nos
parents !â Oui, monsieur. Mais renoncer Ă reprendre cet insupportable joug de la
terre, que les hommes croient ĂȘtre la libertĂ©, nâest peut-ĂȘtre pas aussi pĂ©nibleque vous le pensez !
â Par exemple, sâĂ©cria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de nepas chercher Ă me sauver !
â Je ne vous demande pas de parole, maĂźtre Land, rĂ©pondit froidementle commandant.
â Monsieur, rĂ©pondis-je, emportĂ© malgrĂ© moi, vous abusez de votresituation envers nous ! Câest de la cruautĂ© !
â Non, monsieur, câest de la clĂ©mence ! Vous ĂȘtes mes prisonniers aprĂšscombat ! Je vous garde, quand je pourrais dâun mot vous replonger dansles abĂźmes de lâOcĂ©an ! Vous mâavez attaquĂ© ! Vous ĂȘtes venus surprendreun secret que nul homme au monde ne doit pĂ©nĂ©trer, le secret de toute monexistence ! Et vous croyez que je vais vous renvoyer sur cette terre qui nedoit plus me connaĂźtre ! Jamais ! En vous retenant, ce nâest pas vous que jegarde, câest moi-mĂȘme ! »
Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contrelequel ne prévaudrait aucun argument.
« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à choisirentre la vie ou la mort ?
â Tout simplement.â Mes amis, dis-je, a une question ainsi posĂ©e, il nây a rien Ă rĂ©pondre.
Mais aucune parole ne nous lie au maĂźtre de ce bord.â Aucune, monsieur, » rĂ©pondit lâinconnu.Puis, dâune voix plus douce, il reprit :« Maintenant, permettez-moi dâachever ce que jâai Ă vous dire. Je vous
connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous nâaurezpeut-ĂȘtre pas tant Ă vous plaindre du hasard qui vous lie Ă mon sort. Voustrouverez parmi les livres qui servent Ă mes Ă©tudes favorites cet ouvrage quevous avez publiĂ© sur les grands fonds de la mer. Je lâai souvent lu. Vous avezpoussĂ© votre Ćuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre.Mais vous ne savez pas tout, vous nâavez pas tout vu. Laissez-moi vousdire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passĂ© Ă mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. LâĂ©tonnement,la stupĂ©faction seront probablement lâĂ©tat habituel de votre esprit. Vous nevous blaserez pas facilement sur le spectacle incessant offert Ă vos yeux.Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin, â qui sait ? ledernier peut-ĂȘtre, â tout ce que jâai pu Ă©tudier au fond de ces mers tant de
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fois parcourues, et vous serez mon compagnon dâĂ©tudes. Ă partir de ce jour,vous entrez dans un nouvel Ă©lĂ©ment, vous verrez ce que nâa vu encore aucunhomme, â car moi et les miens nous ne comptons plus, â et notre planĂšte,grĂące Ă moi, va vous livrer ses derniers secrets. »
Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grandeffet. JâĂ©tais pris lĂ par mon faible, et jâoubliai, pour un instant, que lacontemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la libertĂ© perdue.Dâailleurs, je comptais sur lâavenir pour trancher cette grave question. Aussi,je me contentai de rĂ©pondre :
« Monsieur, si vous avez brisĂ© avec lâhumanitĂ©, je veux croire quevous nâavez pas reniĂ© tout sentiment humain. Nous sommes des naufragĂ©scharitablement recueillis Ă votre bord, nous ne lâoublierons pas. Quant Ă moi,je ne mĂ©connais pas que, si lâintĂ©rĂȘt de la science pouvait absorber jusquâaubesoin de libertĂ©, ce que me promet notre rencontre mâoffrirait de grandescompensations. »
Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notretraitĂ©. Il nâen fit rien. Je le regrettai pour lui.
« Une derniĂšre question, dis-je, au moment oĂč cet ĂȘtre inexplicablesemblait vouloir se retirer.
â Parlez, monsieur le professeur.â De quel nom dois-je vous appeler ?â Monsieur, rĂ©pondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine
Nemo. Vos compagnons et vous, nâĂȘtes pour moi que les passagers duNautilus. »
Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna sesordres dans cette langue Ă©trangĂšre que je ne pouvais reconnaĂźtre. Puis, setournant vers le Canadien et Conseil :
« Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cethomme.
â Ce nâest pas de refus ! » rĂ©pondit le harponneur.Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule oĂč ils Ă©taient renfermĂ©s
depuis plus de trente heures.« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre dĂ©jeuner est prĂȘt. Permettez-
moi de vous prĂ©cĂ©der.â Ă vos ordres, capitaine. »Je suivis le capitaine Nemo, et dĂšs que jâeus franchi la porte, je pris une
sorte de couloir Ă©lectriquement Ă©clairĂ©, semblable aux coursives dâun navire.AprĂšs un parcours dâune dizaine de mĂštres, une seconde porte sâouvritdevant moi.
Jâentrai alors dans une salle Ă manger, ornĂ©e et meublĂ©e avec ungoĂ»t sĂ©vĂšre. De hauts dressoirs de chĂȘne, incrustĂ©s dâornements dâĂ©bĂšne,
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sâĂ©levaient aux deux extrĂ©mitĂ©s de cette salle, et sur leurs rayons Ă ligneondulĂ©e Ă©tincelaient des faĂŻences, des porcelaines, des verreries dâun prixinestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait unplafond lumineux dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient lâĂ©clat.
Au centre de la salle Ă©tait une table richement servie. Le capitaine Nemomâindiqua la place que je devais occuper.
« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourirde faim. »
Le dĂ©jeuner se composait dâun certain nombre de plats dont la mer seuleavait fourni le contenu, et de quelques mets dont jâignorais la nature etla provenance. Jâavouerai que câĂ©tait bon, mais avec un goĂ»t particulierauquel je mâhabituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches enphosphore, et je pensai quâils devaient avoir une origine marine.
Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devinames pensĂ©es, et il rĂ©pondit de lui-mĂȘme aux questions que je brĂ»lais de luiadresser.
« La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vouspouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps,jâai renoncĂ© aux aliments de la terre, et je ne mâen porte pas plus mal. MonĂ©quipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi.
â Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ?â Oui, monsieur le professeur, la mer fournit Ă tous mes besoins. TantĂŽt,
je mets mes filets Ă la traine, et je les retire prĂȘts Ă se rompre. TantĂŽt, je vaischasser au milieu de cet Ă©lĂ©ment qui parait ĂȘtre inaccessible Ă lâhomme, et jeforce le gibier qui gĂźte dans mes forĂȘts sous-marines. Mes troupeaux, commeceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immensesprairies de lâOcĂ©an. Jâai lĂ un vaste domaine que jâexploite moi-mĂȘme et quiest toujours ensemencĂ© par la main du CrĂ©ateur de toutes choses. »
Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je luirépondis :
« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissentdâexcellents poissons Ă votre table ; je comprends moins que vouspoursuiviez le gibier aquatique dans vos forĂȘts sous-marines ; mais je necomprends plus du tout quâune parcelle de viande, si petite quâelle soit,figure dans votre menu.
â Aussi, monsieur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usagede la chair des animaux terrestres.
â Ceci, cependant ?⊠repris-je, en dĂ©signant un plat oĂč restaient encorequelques tranches de filet.
â Ce que vous croyez ĂȘtre de la viande, monsieur le professeur, nâestautre chose que du filet de tortue de mer. Voici Ă©galement quelques foies de
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dauphin que vous prendriez pour un ragoĂ»t de porc. Mon cuisinier est unhabile prĂ©parateur, qui excelle Ă conserver ces produits variĂ©s de lâOcĂ©an.GoĂ»tez Ă tous ces mets. Voici une conserve dâholoturies quâun MalaisdĂ©clarerait sans rivale au monde ; voilĂ une crĂšme dont le lait a Ă©tĂ© fournipar la mamelle des cĂ©tacĂ©s, et le sucre par les grands fucus de la mer duNord ; enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures dâanĂ©mones quivalent celles des fruits les plus savoureux. »
Et je goĂ»tais, plutĂŽt en curieux quâen gourmet, tandis que le capitaineNemo mâenchantait par ses invraisemblables rĂ©cits.
« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourriceprodigieuse, inĂ©puisable, elle ne me nourrit pas seulement, elle me vĂȘtencore. Ces Ă©toffes qui vous couvrent sont tissĂ©es avec le byssus de certainscoquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancĂ©es decouleurs violettes que jâextrais des aplysis de la MĂ©diterranĂ©e. Les parfumsque vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de ladistillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostĂšre delâOcĂ©an. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur sĂ©crĂ©tĂ©epar la seiche ou lâencornet. Tout me vient maintenant de la mer comme toutlui retournera un jour !
â Vous aimez la mer, capitaine.â Oui ! je lâaime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixiĂšmes
du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. Câest lâimmense dĂ©sert oĂčlâhomme nâest jamais seul, car il sent frĂ©mir la vie Ă ses cĂŽtĂ©s. La mer nâestque le vĂ©hicule dâune surnaturelle et prodigieuse existence ; elle nâest quemouvement et amour ; câest lâinfini vivant, comme lâa dit un de vos poĂštes.Et en effet, monsieur le professeur, la nature sây manifeste par ses troisrĂšgnes, minĂ©ral, vĂ©gĂ©tal, animal. Ce dernier y est largement reprĂ©sentĂ© parles quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulĂ©s, par cinqclasses des mollusques, par trois classes des vertĂ©brĂ©s, les mammifĂšres, lesreptiles et les innombrables lĂ©gions de poissons, ordre infini dâanimaux quicompte plus de treize mille espĂšces, dont un dixiĂšme seulement appartient Ă lâeau douce. La mer est le vaste rĂ©servoir de la nature. Câest par la mer quele globe a pour ainsi dire commencĂ©, et qui sait sâil ne finira pas par elle !LĂ est la suprĂȘme tranquillitĂ©. La mer nâappartient pas aux despotes. Ă sasurface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, sây battre, sây dĂ©vorer,y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais Ă trente pieds au-dessousde son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence sâĂ©teint, leur puissancedisparaĂźt ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! LĂ seulement estlâindĂ©pendance ! LĂ je ne reconnais pas de maĂźtres ! LĂ je suis libre ! »
Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme quidĂ©bordait de lui. SâĂ©tait-il laissĂ© entraĂźner au-delĂ de sa rĂ©serve habituelle ?
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Avait-il trop parlé ? Pendant quelques instants, il se promena, trÚs agité. Puis,ses nerfs se calmÚrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et, setournant vers moi :
« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter leNautilus, je suis à vos ordres. »
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XILe Nautilus
Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, mĂ©nagĂ©e Ă lâarriĂšre de la salle, sâouvrit, et jâentrai dans une chambre de dimension Ă©galeĂ celle que je venais de quitter.
CâĂ©tait une bibliothĂšque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustĂ©sde cuivre, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livresuniformĂ©ment reliĂ©s. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaientĂ leur partie infĂ©rieure par de vastes divans, capitonnĂ©s de cuir marron,qui offraient les courbes les plus confortables. De lĂ©gers pupitres mobiles,en sâĂ©cartant ou se rapprochant Ă volontĂ©, permettaient dây poser le livreen lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures,entre lesquelles apparaissaient quelques journaux dĂ©jĂ vieux. La lumiĂšreĂ©lectrique inondait tout cet harmonieux ensemble et tombait de quatre globesdĂ©polis Ă demi engagĂ©s dans les volutes du plafond. Je regardais avec uneadmiration rĂ©elle cette salle si ingĂ©nieusement amĂ©nagĂ©e, et je ne pouvaisen croire mes yeux.
« Capitaine Nemo, dis-je Ă mon hĂŽte, qui venait de sâĂ©tendre sur un divan,voilĂ une bibliothĂšque qui ferait honneur Ă plus dâun palais des continents,et je suis vraiment Ă©merveillĂ©, quand je songe quâelle peut vous suivre auplus profond des mers.
â OĂč trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur leprofesseur ? rĂ©pondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du MusĂ©um vousoffre-t-il un repos aussi complet ?
â Non, monsieur, et je dois ajouter quâil est bien pauvre auprĂšs du vĂŽtre.Vous possĂ©dez lĂ six ou sept mille volumesâŠ
â Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui merattachent Ă la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour oĂč mon Nautilussâest plongĂ© pour la premiĂšre fois sous les eaux. Ce jour-lĂ , jâai achetĂ© mesderniers volumes, mes derniĂšres brochures, mes derniers journaux, et depuislors, je veux croire que lâhumanitĂ© nâa plus ni pensĂ© ni Ă©crit. Ces livres,monsieur le professeur, sont dâailleurs Ă votre disposition, et vous pourrezen user librement. »
Je remerciai le capitaine Nemo, et je mâapprochai des rayons de labibliothĂšque. Livres de science, de morale et de littĂ©rature, Ă©crits en toutelangue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage dâĂ©conomiepolitique ; ils semblaient ĂȘtre sĂ©vĂšrement proscrits du bord. DĂ©tail curieux,tous ces livres Ă©taient indistinctement classĂ©s, en quelque langue quâils
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fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lirecouramment les volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-dâĆuvre des maĂźtres ancienset modernes, câest-Ă -dire tout ce que lâhumanitĂ© a produit de plus beaudans lâhistoire, la poĂ©sie, le roman et la science, depuis HomĂšre jusquâĂ Victor Hugo, depuis XĂ©nophon jusquâĂ Michelet, depuis Rabelais jusquâĂ Mme Sand. Mais la science, plus particuliĂšrement, faisait les frais de cettebibliothĂšque ; les livres de mĂ©canique, de balistique, dâhydrographie, demĂ©tĂ©orologie, de gĂ©ographie, de gĂ©ologie, etc., y tenaient une place nonmoins importante que les ouvrages dâhistoire naturelle, et je compris quâilsformaient la principale Ă©tude du capitaine. Je vis lĂ tout le Humboldt, toutlâArago, les travaux de Foucault, dâHenry Sainte-Claire Deville, de Chasles,de Milne Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot,de lâabbĂ© Secchi, de Petermann, du commandant Maury, dâAgassis, etc.,les mĂ©moires de lâAcadĂ©mie des sciences, les bulletins de diverses sociĂ©tĂ©sde gĂ©o graphie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui mâavaient peut-ĂȘtre valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi lesĆuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulĂ© les Fondateurs de lâAstronomieme donna mĂȘme une date certaine ; et comme je savais quâil avait parudans le courant de 1865, je pus en conclure que lâinstallation du Nautilus neremontait pas Ă une Ă©poque postĂ©rieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus,le capitaine Nemo avait commencĂ© son existence sous-marine. JâespĂ©rai,dâailleurs, que des ouvrages plus rĂ©cents encore me permettraient de fixerexactement cette Ă©poque ; mais jâavais le temps de faire cette recherche, etje ne voulus pas retarder davantage notre promenade Ă travers les merveillesdu Nautilus.
« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie dâavoir mis cettebibliothĂšque Ă ma disposition. Il y a lĂ des trĂ©sors de science, et jâenprofiterai.
â Cette salle nâest pas seulement une bibliothĂšque, dit le capitaine Nemo,câest aussi un fumoir.
â Un fumoir ! mâĂ©criai-je. On fume donc Ă bord ?â Sans doute.â Alors, monsieur, je suis forcĂ© de croire que vous avez conservĂ© des
relations avec la Havane.â Aucune, rĂ©pondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax,
et, bien quâil ne vienne pas de la Havane, vous en serez content, si vous ĂȘtesconnaisseur. »
Je pris le cigare qui mâĂ©tait offert, et dont la forme rappelait celle dulondrĂšs ; mais il semblait fabriquĂ© avec des feuilles dâor. Je lâallumai Ă un petit brasero que supportait un Ă©lĂ©gant pied de bronze, et jâaspirai ses
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premiĂšres bouffĂ©es avec la voluptĂ© dâun amateur qui nâa pas fumĂ© depuisdeux jours.
« Câest excellent, dis-je, mais ce nâest pas du tabac.â Non, rĂ©pondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de la Havane ni de
lâOrient. Câest une sorte dâalgue, riche en nicotine, que la mer me fournit,non sans quelque parcimonie. Regretterez-vous les londrĂšs, monsieur ?
â Capitaine, je les mĂ©prise Ă partir de ce jour.â Fumez donc Ă votre fantaisie, et sans discuter lâorigine de ces cigares.
Aucune rĂ©gie ne les a contrĂŽlĂ©s, mais ils nâen sont pas moins bons, jâimagine.â Au contraire. Ȉ ce moment, le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face Ă celle
par laquelle jâĂ©tais entrĂ© dans la bibliothĂšque, et je passai dans un salonimmense et splendidement Ă©clairĂ©.
CâĂ©tait un vaste quadrilatĂšre, Ă pans coupĂ©s, long de dix mĂštres, largede six, haut de cinq. Un plafond lumineux, dĂ©corĂ© de lĂ©gĂšres arabesques,distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassĂ©es dans cemusĂ©e. Car câĂ©tait rĂ©ellement un musĂ©e dans lequel une main intelligente etprodigue avait rĂ©uni tous les trĂ©sors de la nature et de lâart, avec ce pĂȘle-mĂȘle artiste qui distingue un atelier de peintre.
Une trentaine de tableaux de maĂźtres, Ă cadres uniformes, sĂ©parĂ©s pardâĂ©tincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries dâundessin sĂ©vĂšre. Je vis lĂ des toiles de la plus haute valeur, et que, pourla plupart, jâavais admirĂ©es dans les collections particuliĂšres de lâEuropeet aux expositions de peinture. Les diverses Ă©coles des maĂźtres anciensĂ©taient reprĂ©sentĂ©es par une madone de RaphaĂ«l, une vierge de LĂ©onardde Vinci, une nymphe du CorrĂ©ge, une femme du Titien, une adoration deVĂ©ronĂšse, une assomption de Murillo, un portrait dâHolbein, un moine deVelasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysagesflamands de Teniers, trois petits tableaux de genre de GĂ©rard Dow, deMestu, de Paul Potter, deux toiles de GĂ©ricault et de Prudâhon, quelquesmarines de Backuysen et de Vernet. Parmi les Ćuvres de la peinture moderneapparaissaient des tableaux signĂ©s Delacroix. Ingres, Decamp, Troyon,Meissonier, etc., et quelques admirables rĂ©ductions de statues de marbreou de bronze, dâaprĂšs les plus beaux modĂšles de lâantiquitĂ©, se dressaientsur leurs piĂ©destaux dans les angles de ce magnifique musĂ©e. Cet Ă©tat destupĂ©faction que mâavait prĂ©dit le commandant du Nautilus commençaitdĂ©jĂ Ă sâemparer de mon esprit.
« Monsieur le professeur, dit alors cet homme Ă©trange, vous excuserez lesans-gĂȘne avec lequel je vous reçois, et le dĂ©sordre qui rĂšgne dans ce salon.
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â Monsieur, rĂ©pondis-je, sans chercher Ă savoir qui vous ĂȘtes, mâest-ilpermis de reconnaĂźtre en vous un artiste ?
â Un amateur, tout au plus, monsieur. Jâaimais autrefois Ă collectionnerces belles Ćuvres crĂ©Ă©es par la main de lâhomme. JâĂ©tais un chercheur avide,un fureteur infatigable, et jâai pu rĂ©unir quelques objets de haute valeur. Cesont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. Ă mesyeux, vos artistes modernes ne sont dĂ©jĂ plus que des anciens ; ils ont deuxou trois mille ans dâexistence, et je les confonds dans mon esprit. Les maĂźtresnâont pas dâĂąge.
â Et ces musiciens ? dis-je en montrant des partitions de Weber, deRossini, de Mozart, de Beethoven, dâHaydn, de Meyerbeer, dâHerold, deWagner, dâAuber, de Gounod, de MassĂ©, et nombre dâautres, Ă©parses sur unpiano-orgue de grand modĂšle qui occupait un des panneaux du salon.
â Ces musiciens, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, ce sont descontemporains dâOrphĂ©e, car les diffĂ©rences chronologiques sâeffacent dansla mĂ©moire des morts, â et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bienmort que ceux de vos amis qui reposent Ă six pieds sous terre ! »
Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rĂȘverie profonde. Jele considĂ©rais avec une vive Ă©motion, analysant en silence les Ă©trangetĂ©s desa physionomie. AccoudĂ© sur lâangle dâune prĂ©cieuse table de mosaĂŻque, ilne me voyait plus, il oubliait ma prĂ©sence.
Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue lescuriosités qui enrichissaient ce salon.
AuprĂšs des Ćuvres de lâart, les raretĂ©s naturelles tenaient une place trĂšsimportante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles etautres productions de lâOcĂ©an, qui devaient ĂȘtre les trouvailles personnellesdu capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet dâeau, Ă©lectriquementĂ©clairĂ©, retombait dans une vasque faite dâune seule tridacne. Cette coquille,fournie par le plus grand des mollusques acĂ©phales, mesurait sur ses bordsdĂ©licatement festonnĂ©s une circonfĂ©rence de six mĂštres environ ; elledĂ©passait donc en grandeur ces belles tridacnes qui furent donnĂ©es Ă FrançoisIer par la rĂ©publique de Venise, et dont lâĂ©glise Saint-Sulpice, Ă Paris, a faitdeux bĂ©nitiers gigantesques.
Autour de cette vasque, sous dâĂ©lĂ©gantes vitrines fixĂ©es par des armaturesde cuivre, Ă©taient classĂ©s et Ă©tiquetĂ©s les plus prĂ©cieux produits de la mer quieussent jamais Ă©tĂ© livrĂ©s aux regards dâun naturaliste. On conçoit ma joiede professeur.
Lâembranchement des zoophytes offrait de trĂšs curieux spĂ©cimens de sesdeux groupes des polypes et des Ă©chinodermes. Dans le premier groupe, destubipores, des gorgones disposĂ©es en Ă©ventail, des Ă©ponges douces de Syrie,des isis des Moluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers
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de NorvĂšge, des ombellulaires variĂ©es, des alcyonnaires, toute une sĂ©rie deces madrĂ©pores que mon maĂźtre Milne Edwards a si sagacement classĂ©s ensections, et parmi lesquels je remarquai dâadorables flabellines, des oculinesde lâĂźle Bourbon, le « char de Neptune » des Antilles, de superbes variĂ©tĂ©s decoraux, enfin toutes les espĂšces de ces curieux polypiers dont lâassemblageforme des Ăźles entiĂšres qui deviendront un jour des continents. Dans lesĂ©chinodermes, remarquables par leur enveloppe Ă©pineuse, les astĂ©ries, lesĂ©toiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astĂ©rophons, les oursins,les holoturies, etc., reprĂ©sentaient la collection complĂšte des individus de cegroupe.
Un conchyliologue un peu nerveux se serait pĂąmĂ© certainement devantdâautres vitrines plus nombreuses oĂč Ă©taient classĂ©s les Ă©chantillons delâembranchement des mollusques. Je vis lĂ une collection dâune valeurinestimable, et que le temps me manquerait Ă dĂ©crire tout entiĂšre. Parmices produits, je citerai, pour mĂ©moire seulement, lâĂ©lĂ©gant manteau royalde lâocĂ©an Indien, dont les rĂ©guliĂšres taches blanches ressortaient vivementsur un fond rouge et brun, un spondyle impĂ©rial, aux vives couleurs,tout hĂ©rissĂ© dâĂ©pines, rare spĂ©cimen dans les musĂ©ums europĂ©ens, et dontjâestimai la valeur Ă vingt mille francs, un marteau commun des mers de laNouvelle-Hollande, quâon se procure difficilement, des bucardes exotiquesdu SĂ©nĂ©gal, fragiles coquilles blanches Ă doubles valves, quâun souffle eĂ»tdissipĂ©es comme une bulle de savon, plusieurs variĂ©tĂ©s des arrosoirs deJava, sortes de tubes calcaires bordĂ©s de replis foliacĂ©s, et trĂšs disputĂ©s parles amateurs, toute une sĂ©rie de troques, les uns jaunes verdĂątres, pĂ©chĂ©sdans les mers dâAmĂ©rique, les autres dâun brun roux, amis des eaux de laNouvelle-Hollande, ceux-ci venus du golfe du Mexique et remarquables parleur coquille imbriquĂ©e, ceux-lĂ trouvĂ©s dans les mers australes, et enfin,le plus rare de tous, le magnifique Ă©peron de la Nouvelle-ZĂ©lande ; puisdâadmirables tellines sulfurĂ©es, de prĂ©cieuses espĂšces de cythĂ©rĂ©es et devĂ©nus, le cadran treillisĂ© des cĂŽtes de Tranquebar, le sabot marbrĂ© Ă nacreresplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cĂŽne presqueinconnu du genre CĆnodulli, toutes les variĂ©tĂ©s de porcelaines qui servent demonnaie dans lâInde et en Afrique, la « gloire de la mer », la plus prĂ©cieusecoquille des Indes orientales ; enfin des littorines, des dauphinules, desturritelles, des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, descasques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, descĂ©rites, des fuseaux, des strombes, des ptĂ©rocĂšres, des patelles, des hyales,des clĂ©odores, coquillages dĂ©licats et fragiles, que la science a baptisĂ©s deses noms les plus charmants.
à part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des chapeletsde perles de la plus grande beauté, que la lumiÚre électrique piquait de
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pointes de feu, des perles roses arrachĂ©es aux pinnes marines de la merRouge, des perles vertes de lâhaliotyde iris, des perles jaunes, bleues,noires, curieux produits des divers mollusques de tous les ocĂ©ans et decertaines moules des cours dâeau du Nord, enfin plusieurs Ă©chantillonsdâun prix inapprĂ©ciable qui avaient Ă©tĂ© distillĂ©s par les pintadines les plusrares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un Ćuf depigeon : elles valaient, et au-delĂ , celle que le voyageur Tavernier vendittrois millions au schah de Perse, et primaient cette autre perle de lâiman deMascate, que je croyais sans rivale au monde.
Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire,impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour acquérirces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il puisait poursatisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu parces mots :
« Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, ellespeuvent intĂ©resser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme deplus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il nâest pas une mer duglobe qui ait Ă©chappĂ© Ă mes recherches.
â Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener aumilieu de telles richesses. Vous ĂȘtes de ceux qui ont fait eux-mĂȘmes leurtrĂ©sor. Aucun musĂ©um dâEurope ne possĂšde une semblable collection desproduits de lâOcĂ©an. Mais si jâĂ©puise mon admiration pour elle, que merestera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point pĂ©nĂ©trer des secretsqui sont les vĂŽtres ! Cependant, jâavoue que ce Nautilus, la force motricequâil renferme en lui, les appareils qui permettent de le manĆuvrer, lâagent sipuissant qui lâanime, tout cela excite au plus haut point ma curiositĂ©. Je voissuspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination mâestinconnue. Puis-je savoir ?âŠ
â Monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, je vous ai dit quevous seriez libre Ă mon bord, et, par consĂ©quent, aucune partie du Nautilusne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en dĂ©tail, et je me ferai unplaisir dâĂȘtre votre cicĂ©rone.
â Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je nâabuserai pasde votre complaisance. Je vous demanderai seulement Ă quel usage sontdestinĂ©s ces instruments de physique.
â Monsieur le professeur, ces mĂȘmes instruments se trouvent dans machambre, et câest lĂ que jâaurai lâhonneur de vous expliquer leur emploi.Mais, auparavant, venez visiter la cabine qui vous est rĂ©servĂ©e. Il faut quevous sachiez comment vous serez installĂ© Ă bord du Nautilus. »
Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque pancoupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit
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vers lâavant, et lĂ je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre Ă©lĂ©gante,avec lit, toilette et divers autres meubles.
Je ne pus que remercier mon hÎte.« Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il en ouvrant une porte,
et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. »Jâentrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sĂ©vĂšre, presque
cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meublesde toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de confortable. Le strictnécessaire seulement.
Le capitaine Nemo me montra un siĂšge.« Veuillez vous asseoir, » me dit-il.Je mâassis, et il prit la parole en ces termes :
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XIITout par lâĂ©lectricitĂ©
« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instrumentssuspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigĂ©s par lanavigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sousles yeux, et ils mâindiquent ma situation et ma direction exactes au milieude lâOcĂ©an. Les uns vous sont connus, tels que le thermomĂštre, qui donnela tempĂ©rature intĂ©rieure du Nautilus ; le baromĂštre, qui pĂšse le poids delâair et prĂ©dit les changements de temps ; lâhygromĂštre, qui marque ledegrĂ© de sĂ©cheresse de lâatmosphĂšre ; le storm-glass, dont le mĂ©lange, ense dĂ©composant, annonce lâarrivĂ©e des tempĂȘtes ; la boussole, qui dirigema route ; le sextant, qui par la hauteur du soleil mâapprend ma latitude ;les chronomĂštres, qui me permettent de calculer ma longitude, et enfindes lunettes de jour et de nuit, qui me servent Ă scruter tous les points delâhorizon, quand le Nautilus est remontĂ© Ă la surface des flots.
â Ce sont les instruments habituels au navigateur, rĂ©pondis-je, et jâenconnais lâusage. Mais en voici dâautres qui rĂ©pondent sans doute auxexigences particuliĂšres du Nautilus. Ce cadran que jâaperçois et que parcourtune aiguille mobile, nâest-ce pas un manomĂštre ?
â Câest un manomĂštre, en effet. Mis en communication avec lâeau dontil indique la pression extĂ©rieure, il me donne par lĂ mĂȘme la profondeur Ă laquelle se maintient mon appareil.
â Et ces sondes dâune nouvelle espĂšce ?â Ce sont des sondes thermomĂ©triques qui rapportent la tempĂ©rature des
diverses couches dâeau.â Et ces autres instruments dont je ne devine pas lâemploi ?â Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications,
dit le capitaine Nemo. Veuillez donc mâĂ©couter. »Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :« Il est un agent puissant, obĂ©issant, rapide, facile, qui se plie Ă tous les
usages et qui rĂšgne en maĂźtre Ă mon bord. Tout se fait par lui. Il mâĂ©claire,il mâĂ©chauffe, il est lâĂąme de mes appareils mĂ©caniques. Cet agent, câestlâĂ©lectricitĂ©.
â LâĂ©lectricitĂ© ! mâĂ©criai-je assez surpris.â Oui, monsieur.â Cependant, capitaine, vous possĂ©dez une extrĂȘme rapiditĂ© de
mouvements qui sâaccorde mal avec le pouvoir de lâĂ©lectricitĂ©. Jusquâicisa puissance dynamique est restĂ©e trĂšs restreinte et nâa pu produire que depetites forces !
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â Monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, mon Ă©lectricitĂ©nâest pas celle de tout le monde, et câest lĂ tout ce que vous me permettrezde vous en dire.
â Je nâinsisterai pas, monsieur, et je me contenterai dâĂȘtre trĂšs Ă©tonnĂ©dâun tel rĂ©sultat. Une seule question, cependant, Ă laquelle vous ne rĂ©pondrezpas si elle est indiscrĂšte. Les Ă©lĂ©ments que vous employez pour produirece merveilleux agent doivent sâuser vite. Le zinc, par exemple, comment leremplacez-vous, puisque vous nâavez plus aucune communication avec laterre ?
â Votre question aura sa rĂ©ponse, rĂ©pondit le capitaine Nemo. Je vousdirai, dâabord, quâil existe au fond des mers des mines de zinc, de fer,dâargent, dâor, dont lâexploitation serait trĂšs certainement praticable. Maisje nâai rien empruntĂ© Ă ces mĂ©taux de la terre, et jâai voulu ne demander quâĂ la mer elle-mĂȘme les moyens de produire mon Ă©lectricitĂ©.
â Ă la mer ?â Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas.
Jâaurais pu, en effet, en Ă©tablissant un circuit entre des fils plongĂ©s Ă diffĂ©rentes profondeurs, obtenir lâĂ©lectricitĂ© par la diversitĂ© de tempĂ©raturesquâils Ă©prouvaient ; mais jâai prĂ©fĂ©rĂ© employer un systĂšme plus pratique.
â Et lequel ?â Vous connaissez la composition de lâeau de mer. Sur mille grammes on
trouve quatre-vingt-seize centiĂšmes et demi dâeau, et deux centiĂšmes deuxtiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantitĂ©, des chloruresde magnĂ©sium et de potassium, du bromure de magnĂ©sium, du sulfate demagnĂ©sie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que lechlorure de sodium sây rencontre dans une proportion notable. Or, câest cesodium que jâextrais de lâeau de mer et dont je compose mes Ă©lĂ©ments.
â Le sodium ?â Oui, monsieur. MĂ©langĂ© avec le mercure, il forme un amalgame qui
tient lieu du zinc dans les Ă©lĂ©ments Bunsen. Le mercure ne sâuse jamais. Lesodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-mĂȘme. Je vous dirai,en outre, que les piles au sodium doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme les plusĂ©nergiques, et que leur force Ă©lectromotrice est double de celle des piles auzinc.
â Je comprends bien, capitaine, lâexcellence du sodium dans lesconditions oĂč vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il fautencore le fabriquer, lâextraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos pilespourraient Ă©videmment servir Ă cette extraction ; mais, si je ne me trompe,la dĂ©pense du sodium nĂ©cessitĂ©e par les appareils Ă©lectriques dĂ©passeraitla quantitĂ© extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour leproduire plus que vous nâen produiriez !
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â Aussi, monsieur le professeur, je ne lâextrais pas par la pile, et jâemploietout simplement la chaleur du charbon de terre.
â De terre ? dis-je en insistant.â Disons charbon de mer, si vous voulez, rĂ©pondit le capitaine Nemo.â Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ?â Monsieur Aronnax, vous me verrez Ă lâĆuvre. Je ne vous demande
quâun peu de patience, puisque vous avez le temps dâĂȘtre patient. Rappelez-vous seulement ceci : Je dois tout Ă lâOcĂ©an ; il produit lâĂ©lectricitĂ©, etlâĂ©lectricitĂ© donne au Nautilus la chaleur, la lumiĂšre, le mouvement, la vieen un mot.
â Mais non pas lâair que vous respirez ?â Oh ! je pourrais fabriquer lâair nĂ©cessaire Ă ma consommation, mais
câest inutile, puisque je remonte Ă la surface de la mer quand il me plaĂźt.Cependant, si lâĂ©lectricitĂ© ne me fournit pas lâair respirable, elle manĆuvre,du moins, des pompes puissantes qui lâemmagasinent dans des rĂ©servoirsspĂ©ciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps queje le veux, mon sĂ©jour dans les couches profondes.
â Capitaine, rĂ©pondis-je, je me contente dâadmirer. Vous avezĂ©videmment trouvĂ© ce que les hommes trouveront sans doute un jour, lavĂ©ritable puissance dynamique de lâĂ©lectricitĂ©.
â Je ne sais sâils la trouveront, rĂ©pondit froidement le capitaine Nemo.Quoi quâil en soit, vous connaissez dĂ©jĂ la premiĂšre application que jâaifaite de ce prĂ©cieux agent. Câest lui qui nous Ă©claire avec une Ă©galitĂ©,une continuitĂ© que nâa pas la lumiĂšre du soleil. Maintenant, regardez cettehorloge ; elle est Ă©lectrique et marche avec une rĂ©gularitĂ© qui dĂ©fie celle desmeilleurs chronomĂštres. Je lâai divisĂ©e en vingt-quatre heures, comme leshorloges italiennes, car pour moi il nâexiste ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune,mais seulement cette lumiĂšre factice que jâentraĂźne jusquâau fond des mers.Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.
â Parfaitement.â Autre application de lâĂ©lectricitĂ©. Ce cadran, suspendu devant nos
yeux, sert Ă indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil Ă©lectrique le met encommunication avec lâhĂ©lice du loch, et son aiguille mâindique la marcherĂ©elle de lâappareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitessemodĂ©rĂ©e de quinze milles Ă lâheure.
â Câest merveilleux, rĂ©pondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avezeu raison dâemployer cet agent, qui est destinĂ© Ă remplacer le vent, lâeau etla vapeur.
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â Nous nâavons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en selevant, et, si vous voulez me suivre, nous visiterons lâarriĂšre du Nautilus. »
En effet, je connaissais dĂ©jĂ toute la partie antĂ©rieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre Ă lâĂ©peron : la salle Ă manger de cinq mĂštres, sĂ©parĂ©e de la bibliothĂšque par une cloison Ă©tanche,câest-Ă -dire ne pouvant ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©e par lâeau, â la bibliothĂšque de cinqmĂštres, â le grand salon de dix mĂštres, sĂ©parĂ© de la chambre du capitaine parune seconde cloison Ă©tanche, â ladite chambre du capitaine de cinq mĂštres,â la mienne de deux mĂštres cinquante, â et enfin un rĂ©servoir dâair de septmĂštres cinquante, qui sâĂ©tendait jusquâĂ lâĂ©trave. Total, trente-cinq mĂštresde longueur. Les cloisons Ă©tanches Ă©taient percĂ©es de portes qui se fermaienthermĂ©tiquement au moyen dâobturateurs en caoutchouc, et elles assuraienttoute sĂ©curitĂ© Ă bord du Nautilus, au cas oĂč une voie dâeau se fĂ»t dĂ©clarĂ©e.
Je suivis le capitaine Nemo Ă travers les coursives situĂ©es en abord, etjâarrivai au centre du navire. LĂ se trouvait une sorte de puits qui sâouvraitentre deux cloisons Ă©tanches. Une Ă©chelle de fer, cramponnĂ©e Ă la paroi,conduisait Ă son extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure. Je demandai au capitaine Ă quel usageservait cette Ă©chelle.
« Elle aboutit au canot, rĂ©pondit-il.â Quoi ! vous avez un canot ? rĂ©pliquai-je, assez Ă©tonnĂ©.â Sans doute. Une excellente embarcation, lĂ©gĂšre et insubmersible, qui
sert Ă la promenade et Ă la pĂȘche.Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous ĂȘtes forcĂ© de revenir
Ă la surface de la mer ?â Aucunement. Ce canot adhĂšre Ă la partie supĂ©rieure de la coque du
Nautilus et occupe une cavitĂ© disposĂ©e pour le recevoir. Il est entiĂšrementpontĂ©, absolument Ă©tanche et retenu par de solides boulons. Cette Ă©chelleconduit Ă un trou dâhomme percĂ© dans la coque du Nautilus, qui correspondĂ un trou pareil percĂ© dans le flanc du canot. Câest par cette double ouvertureque je mâintroduis dans lâembarcation. On referme lâune, celle du Nautilus ;je referme lâautre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue lesboulons, et lâembarcation remonte avec une prodigieuse rapiditĂ© Ă la surfacede la mer. Jâouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-lĂ ,je mĂąte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promĂšne.
â Mais comment revenez-vous Ă bord ?âJe ne reviens pas, monsieur Aronnax, câest le Nautilus qui revient.â Ă vos ordres ?â Ă mes ordres. Un fil Ă©lectrique me rattache Ă lui. Je lance un
tĂ©lĂ©gramme, et cela suffit.â En effet, dis-je, grisĂ© par ces merveilles, rien nâest plus simple ! »
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AprĂšs avoir dĂ©passĂ© la cage de lâescalier qui aboutissait Ă la plate-forme,je vis une cabine, longue de deux mĂštres, dans laquelle Conseil et Ned Land,enchantĂ©s de leur repas, sâoccupaient Ă le dĂ©vorer Ă belles dents. Puis, uneporte sâouvrit sur la cuisine longue de trois mĂštres, situĂ©e entre les vastescambuses du bord.
LĂ , lâĂ©lectricitĂ©, plus Ă©nergique et plus obĂ©issante que le gaz lui-mĂȘme, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous lesfourneaux, communiquaient Ă des Ă©ponges de platine une chaleur quise distribuait et se maintenait rĂ©guliĂšrement. Elle chauffait Ă©galementdes appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient uneexcellente eau potable. AuprĂšs de cette cuisine sâouvrait une salle de bains,confortablement disposĂ©e, et dont les robinets fournissaient lâeau froide oulâeau chaude, Ă volontĂ©.
Ă la cuisine succĂ©dait le poste de lâĂ©quipage, long de cinq mĂštres. Maisla porte en Ă©tait fermĂ©e, et je ne pus voir son amĂ©nagement, qui mâeĂ»t peut-ĂȘtre fixĂ© sur le nombre dâhommes nĂ©cessitĂ© par la manĆuvre du Nautilus.
Au fond sâĂ©levait une quatriĂšme cloison Ă©tanche, qui sĂ©parait ce postede la chambre des machines. Une porte sâouvrit, et je me trouvai dans cecompartiment oĂč le capitaine Nemo, â ingĂ©nieur de premier ordre, Ă coupsĂ»r, â avait disposĂ© ses appareils de locomotion.
Cette chambre des machines, nettement Ă©clairĂ©e, ne mesurait pas moinsde vingt mĂštres en longueur. Elle Ă©tait naturellement divisĂ©e en deux parties :la premiĂšre renfermait les Ă©lĂ©ments qui produisaient lâĂ©lectricitĂ©, et laseconde, le mĂ©canisme qui transmettait le mouvement Ă lâhĂ©lice.
Je fus surpris, tout dâabord, de lâodeur sui generis qui emplissait cecompartiment. Le capitaine Nemo sâaperçut de mon impression.
« Ce sont, me dit-il, quelques dĂ©gagements de gaz produits par lâemploidu sodium ; mais ce nâest quâun lĂ©ger inconvĂ©nient. Tous les matins,dâailleurs, nous purifions le navire en le ventilant Ă grand air. »
Cependant, jâexaminais avec un intĂ©rĂȘt facile Ă concevoir la machine duNautilus.
« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, lâemploie des Ă©lĂ©mentsBunsen, et non des Ă©lĂ©ments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent Ă©tĂ© impuissants.Les Ă©lĂ©ments Bunsen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vautmieux, expĂ©rience faite. LâĂ©lectricitĂ© produite se rend Ă lâarriĂšre, oĂč elle agitpar des Ă©lectro-aimants de grande dimension sur un systĂšme particulier deleviers et dâengrenages qui transmettent le mouvement Ă lâarbre de lâhĂ©lice.Celle-ci, dont le diamĂštre est de six mĂštres et le pas de sept mĂštres cinquante,peut donner jusquâĂ cent vingt tours par seconde.
â Et vous obtenez alors ?â Une vitesse de cinquante milles Ă lâheure. »
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Il y avait lĂ un mystĂšre, mais je nâinsistai pas pour le connaĂźtre. CommentlâĂ©lectricitĂ© pouvait-elle agir avec une telle puissance ? OĂč cette forcepresque illimitĂ©e prenait-elle son origine ? Ătait-ce dans sa tension excessiveobtenue par des bobines dâune nouvelle sorte ? Ătait-ce dans sa transmissionquâun systĂšme de leviers inconnus pouvait accroĂźtre Ă lâinfini ? Câest ce queje ne pouvais comprendre.
« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les rĂ©sultats et je ne cherche pasĂ les expliquer. Jâai vu le Nautilus manĆuvrer devant lâAbraham-Lincoln,et je sais Ă quoi mâen tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Ilfaut voir oĂč lâon va ! Il faut pouvoir se diriger Ă droite, Ă gauche, en haut,en bas ! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, oĂč vous trouvezune rĂ©sistance croissante qui sâĂ©value par des centaines dâatmosphĂšres ?Comment remontez-vous Ă la surface de lâOcĂ©an ? Enfin, comment vousmaintenez-vous dans le milieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vousle demandant ?
â Aucunement, monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine, aprĂšsune lĂ©gĂšre hĂ©sitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. Câest notre vĂ©ritable cabinet de travail, et lĂ ,vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »
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XIIIQuelques chiffres
Un instant aprÚs, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare auxlÚvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les plans, coupeet élévation du Nautilus. Puis il commença sa dissertation en ces termes :
« Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau quivous porte. Câest un cylindre trĂšs allongĂ©, Ă bouts coniques. Il affectesensiblement la forme dâun cigare, forme dĂ©jĂ adoptĂ©e Ă Londres dansplusieurs constructions du mĂȘme genre. La longueur de ce cylindre, de tĂȘteen tĂȘte, est exactement de soixante-dix mĂštres, et son bau, Ă sa plus grandelargeur, est de huit mĂštres. Il nâest donc pas construit tout Ă fait au dixiĂšmecomme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisammentlongues et sa coulĂ©e assez prolongĂ©e pour que lâeau dĂ©placĂ©e sâĂ©chappeaisĂ©ment et nâoppose aucun obstacle Ă sa marche.
« Ces deux dimensions vous permettent dâobtenir par un simple calculla surface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille onze mĂštrescarrĂ©s et quarante-cinq centiĂšmes ; son volume quinze cents mĂštres cubes etdeux dixiĂšmes, â ce qui revient Ă dire quâentiĂšrement immergĂ©, il dĂ©placeou pĂšse quinze cents mĂštres cubes ou tonneaux.
« Lorsque jâai fait les plans de ce navire destinĂ© Ă une navigation sous-marine, jâai voulu quâen Ă©quilibre dans lâeau, il plongeĂąt des neuf dixiĂšmes,et quâil Ă©mergeĂąt dâun dixiĂšme seulement. Par consĂ©quent, il ne devaitdĂ©placer dans ces conditions que les neuf dixiĂšmes de son volume, soit treizecent cinquante-six mĂštres cubes et quarante-huit centiĂšmes, câest-Ă -dire nepeser que ce nombre de tonneaux. Jâai donc dĂ» ne pas dĂ©passer ce poids enle construisant suivant les dimensions susdites.
« Le Nautilus se compose de deux coques, lâune intĂ©rieure, lâautreextĂ©rieure, rĂ©unies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigiditĂ©extrĂȘme. En effet, grĂące Ă cette disposition cellulaire, il rĂ©siste comme unbloc, comme sâil Ă©tait plein. Son bordĂ© ne peut cĂ©der ; il adhĂšre par lui-mĂȘme, non par le serrage des rivets, et lâhomogĂ©nĂ©itĂ© de sa construction,due au parfait assemblage des matĂ©riaux, lui permet de dĂ©fier les mers lesplus violentes.
« Ces deux coques sont fabriquĂ©es en tĂŽle dâacier dont la densitĂ© parrapport Ă lâeau est de sept huit dixiĂšmes. La premiĂšre nâa pas moins de cinqcentimĂštres dâĂ©paisseur et pĂšse trois cent quatre-vingt-quatorze tonneauxquatre-vingt-seize centiĂšmes. La seconde enveloppe, la quille, haute decinquante centimĂštres et large de vingt-cinq, pesant, Ă elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et amĂ©nagements,
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les cloisons et les étrésillons intérieurs ont un poids de neuf cent soixanteet un tonneaux soixante-deux centiÚmes, qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centiÚmes, forment le totalexigé de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centiÚmes. Est-ce entendu ?
â Câest entendu, rĂ©pondis-je.â Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve Ă flot dans
ces conditions, il Ă©merge dâun dixiĂšme. Or, si jâai disposĂ© des rĂ©servoirsdâune capacitĂ© Ă©gale Ă ce dixiĂšme, soit dâune contenance de cent cinquantetonneaux et soixante-douze centiĂšmes, et si je les remplis dâeau, le bateaudĂ©plaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complĂštementimmergĂ©. Câest ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces rĂ©servoirs existenten abord dans les parties infĂ©rieures du Nautilus. Jâouvre des robinets, ils seremplissent, et le bateau sâenfonçant vient affleurer la surface de lâeau.
â Bien, capitaine, mais nous arrivons alors Ă la vĂ©ritable difficultĂ©. Quevous puissiez affleurer la surface de lâOcĂ©an, je le comprends. Mais plusbas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin neva-t-il pas rencontrer une pression et par consĂ©quent subir une poussĂ©e debas en haut qui doit ĂȘtre Ă©valuĂ©e Ă une atmosphĂšre par trente pieds dâeau,soit environ un kilogramme par centimĂštre carrĂ© ?
â Parfaitement, monsieur.â Donc, Ă moins que vous ne remplissiez le Nautilus en entier, je ne vois
pas comment vous pouvez lâentraĂźner au sein des masses liquides.â Monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, il ne faut pas
confondre la statique avec la dynamique, sans quoi lâon sâexpose Ă de graveserreurs. Il y a trĂšs peu de travail Ă dĂ©penser pour atteindre les basses rĂ©gionsde lâOcĂ©an, car les corps ont une tendance Ă devenir « fondriers ». Suivezmon raisonnement.
â Je vous Ă©coute, capitaine.â Lorsque jâai voulu dĂ©terminer lâaccroissement de poids quâil faut
donner au Nautilus pour lâimmerger, je nâai eu Ă me prĂ©occuper que de larĂ©duction du volume que lâeau de mer Ă©prouve Ă mesure que ses couchesdeviennent de plus en plus profondes.
â Câest Ă©vident, rĂ©pondis-je.â Or, si lâeau nâest pas absolument incompressible, elle est, du moins,
trĂšs peu compressible. En effet, dâaprĂšs les calculs les plus rĂ©cents,cette rĂ©duction nâest que de quatre cent trente-six dix-millioniĂšmes paratmosphĂšre, ou par chaque trente pieds de profondeur. Sâagit-il dâaller Ă mille mĂštres, je tiens compte alors de la rĂ©duction du volume sous unepression Ă©quivalente Ă celle dâune colonne dâeau de mille mĂštres, câest-Ă -dire sous une pression de cent atmosphĂšres. Cette rĂ©duction sera alors de
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quatre cent trente-six cent-milliĂšmes. Je devrai donc accroĂźtre le poids defaçon Ă peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centiĂšmes aulieu de quinze cent sept tonneaux deux dixiĂšmes. Lâaugmentation ne seraconsĂ©quemment que de six tonneaux cinquante-sept centiĂšmes.
â Seulement ?â Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile Ă vĂ©rifier. Or,
jâai des rĂ©servoirs supplĂ©mentaires capables dâembarquer cent tonneaux.Je puis donc descendre Ă des profondeurs considĂ©rables. Lorsque je veuxremonter Ă la surface et lâaffleurer, il me suffit de chasser cette eau et devider entiĂšrement tous les rĂ©servoirs, si je dĂ©sire que le Nautilus Ă©merge dudixiĂšme de sa capacitĂ© totale. »
Ă ces raisonnements appuyĂ©s sur des chiffres, je nâavais rien Ă objecter.« Jâadmets vos calculs, capitaine, rĂ©pondis-je, et jâaurais mauvaise grĂące
Ă les contester, puisque lâexpĂ©rience leur donne raison chaque jour. Mais jepressens actuellement une difficultĂ© rĂ©elle.
â Laquelle, monsieur ?â Lorsque vous ĂȘtes par mille mĂštres de profondeur, les parois du Nautilus
supportent une pression de cent atmosphĂšres. Si donc, Ă ce moment, vousvoulez vider les rĂ©servoirs supplĂ©mentaires pour allĂ©ger votre bateau etremonter Ă la surface, il faut que les pompes vainquent cette pression de centatmosphĂšres, qui est de cent kilogrammes par centimĂštre carrĂ©. De lĂ unepuissanceâŠ
â Que lâĂ©lectricitĂ© seule pouvait me donner, se hĂąta de dire le capitaineNemo. Je vous rĂ©pĂšte, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machinesest Ă peu prĂšs infini. Les pompes du Nautilus ont une force prodigieuse, etvous avez dĂ» le voir quand leurs colonnes dâeau se sont prĂ©cipitĂ©es commeun torrent sur lâAbraham-Lincoln. Dâailleurs, je ne me sers des rĂ©servoirssupplĂ©mentaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinzecents Ă deux mille mĂštres, et cela dans le but de mĂ©nager mes appareils.Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de lâOcĂ©anĂ deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, jâemploie des manĆuvresplus longues, mais non moins infaillibles.
â Lesquelles, capitaine ? demandai-je.â Ceci mâamĂšne naturellement Ă vous dire comment se manĆuvre le
Nautilus.â Je suis impatient de lâapprendre.â Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bĂąbord, pour Ă©voluer, en
un mot, suivant un plan horizontal, je me sers dâun gouvernail ordinaire Ă large safran, fixĂ© sur lâarriĂšre de lâĂ©tambot, et quâune roue et des palansfont agir. Mais je puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de hauten bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinĂ©s, attachĂ©s
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Ă ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes Ă prendretoutes les positions, et qui se manĆuvrent de lâintĂ©rieur au moyen de levierspuissants. Ces plans sont-ils maintenus parallĂšles au bateau, celui-ci se meuthorizontalement. Sont-ils inclinĂ©s, le Nautilus, selon cette inclinaison et sousla poussĂ©e de son hĂ©lice, ou sâenfonce suivant une diagonale aussi allongĂ©equâil me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et mĂȘme, si je veuxrevenir plus rapidement Ă la surface, jâembraye lâhĂ©lice, et la pression deseaux fait remonter verticalement le Nautilus comme un ballon qui, gonflĂ©dâhydrogĂšne, sâĂ©lĂšve rapidement dans les airs.
â Bravo ! capitaine, mâĂ©criai-je. Mais comment le timonier peut-il suivrela route que vous lui donnez au milieu des eaux ?
â Le timonier est placĂ© dans une cage vitrĂ©e, qui fait saillie Ă la partiesupĂ©rieure de la coque du Nautilus, et que garnissent des verres lenticulaires.
â Des verres capables de rĂ©sister Ă de telles pressions ?â Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une rĂ©sistance
considĂ©rable. Dans des expĂ©riences de pĂȘche Ă la lumiĂšre Ă©lectrique faitesen 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matiĂšre,sous une Ă©paisseur de sept millimĂštres seulement, rĂ©sister Ă une pression deseize atmosphĂšres, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiquesqui lui rĂ©partissaient inĂ©galement la chaleur. Or les verres dont je me sersnâont pas moins de vingt et un centimĂštres Ă leur centre, câest-Ă -dire trentefois cette Ă©paisseur.
â Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumiĂšrechasse les tĂ©nĂšbres, et je me demande comment au milieu de lâobscuritĂ© deseauxâŠ
â En arriĂšre de la cage du timonier est placĂ© un puissant rĂ©flecteurĂ©lectrique, dont les rayons illuminent la mer Ă un demi-mille de distance.
â Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je mâexplique maintenant cettephosphorescence du prĂ©tendu narval, qui a tant intriguĂ© les savants ! Ă cepropos, je vous demanderai si lâabordage du Nautilus et du Scotia, qui a euun si grand retentissement, a Ă©tĂ© le rĂ©sultat dâune rencontre fortuite ?
â Purement fortuite, monsieur. Je naviguais Ă deux mĂštres au-dessousde la surface des eaux, quand le choc sâest produit. Jâai dâailleurs vu quâilnâavait eu aucun rĂ©sultat fĂącheux.
â Aucun, monsieur. Mais quant Ă votre rencontre avec lâAbraham-Lincoln ?âŠ
â Monsieur le professeur, jâen suis fĂąchĂ© pour lâun des meilleurs naviresde cette brave marine amĂ©ricaine, mais on mâattaquait et jâai dĂ» medĂ©fendre ! Je me suis contentĂ©, toutefois, de mettre la frĂ©gate hors dâĂ©tatde me nuire, et elle ne sera pas gĂȘnĂ©e de rĂ©parer ses avaries au port le plusprochain.
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â Ah ! commandant, mâĂ©criai-je avec conviction, câest vraiment unmerveilleux bateau que votre Nautilus !
â Oui, monsieur le professeur, rĂ©pondit avec une vĂ©ritable Ă©motion lecapitaine Nemo, et je lâaime comme la chair de ma chair ! Si tout est dangersur un de vos navires soumis aux hasards de lâOcĂ©an, si sur cette mer lapremiĂšre impression est le sentiment de lâabĂźme, comme lâa si bien dit leHollandais Jansen, au-dessous et Ă bord du Nautilus, le cĆur de lâhommenâa plus rien Ă redouter. Pas de dĂ©formation Ă craindre, car la double coquede ce bateau a la rigiditĂ© du fer ; pas de grĂ©ement que le roulis ou le tangagefatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudiĂšres que la vapeurdĂ©chire ; pas dâincendie possible, puisque cet appareil est fait de tĂŽle et nonde bois ; pas de charbon qui sâĂ©puise, puisque lâĂ©lectricitĂ© est son agentmĂ©canique ; pas de rencontre Ă prĂ©venir, puisquâil est seul Ă naviguer dansles eaux profondes ; pas de tempĂȘte Ă braver, puisquâil trouve Ă quelquesmĂštres au-dessous des eaux lâabsolue tranquillitĂ© ! VoilĂ , monsieur, voilĂ lenavire par excellence ! Et sâil est vrai que lâingĂ©nieur ait plus de confiancedans le bĂątiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitainelui-mĂȘme, comprenez donc avec quel abandon je me fie Ă mon Nautilus,puisque jâen suis tout Ă la fois le capitaine, le constructeur et lâingĂ©nieur ! »
Le capitaine Nemo parlait avec une Ă©loquence entraĂźnante. Le feu de sonregard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui, il aimait son navirecomme un pĂšre aime son enfant !
Mais une question, indiscrĂšte peut-ĂȘtre, se posait naturellement, et je nepus me retenir de la lui faire.
« Vous ĂȘtes donc ingĂ©nieur, capitaine Nemo ?â Oui, monsieur le professeur, me rĂ©pondit-il, jâai Ă©tudiĂ© Ă Londres, Ă
Paris, Ă New-York, du temps que jâĂ©tais un habitant des continents de la terre.â Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable
Nautilus ?â Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, mâest arrivĂ© dâun point
diffĂ©rent du globe, et sous une destination dĂ©guisĂ©e. Sa quille a Ă©tĂ© forgĂ©eau Creusot, en France, son arbre dâhĂ©lice chez Pen et C°, de Londres, lesplaques de tĂŽle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hĂ©lice chez Scott,de Glasgow. Ses rĂ©servoirs ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s par Cail et Cie de Paris, samachine par KrĂŒpp, en Prusse, son Ă©peron dans les ateliers de Motala, enSuĂšde, ses instruments de prĂ©cision chez Hart frĂšres, de New-York, etc., etchacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers.
â Mais, repris-je, ces morceaux fabriquĂ©s, il a fallu les monter, les ajuster.â Monsieur le professeur, jâavais Ă©tabli mes ateliers sur un Ăźlot dĂ©sert,
en plein OcĂ©an. LĂ , mes ouvriers, câest-Ă -dire mes braves compagnons, quejâai instruits et formĂ©s, et moi, nous avons achevĂ© notre Nautilus. Puis,
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lâopĂ©ration terminĂ©e, le feu a dĂ©truit toute trace de notre passage sur cet Ăźlotque jâaurais fait sauter, si je lâavais pu.
â Alors, il mâest permis de croire que le prix de revient de ce bĂątimentest excessif ?
â Monsieur Aronnax, un navire en fer coĂ»te onze cent vingt-cinq francspar tonneau. Or le Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc Ă seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris sonamĂ©nagement, soit quatre ou cinq millions avec les Ćuvres dâart et lescollections quâil renferme.
â Une derniĂšre question, capitaine Nemo.â Faites, monsieur le professeur.â Vous ĂȘtes donc riche ?â Riche Ă lâinfini, monsieur, et je pourrais, sans me gĂȘner, payer les douze
milliards de dettes de la France ! »Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait-
il de ma crĂ©dulitĂ© ? Lâavenir devait me lâapprendre.
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XIVLe fleuve-noir
La portion du globe terrestre occupĂ©e par les eaux est Ă©valuĂ©e Ă troismillions huit cent trente-deux-mille cinq cent cinquante-huit myriamĂštrescarrĂ©s. â Cette masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquantemillions de milles cubes, et formerait une sphĂšre dâun diamĂštre de soixantelieues dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pourcomprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au milliard ceque le milliard est Ă lâunitĂ©, câest-Ă -dire quâil y a autant de milliards dansun quintillion que dâunitĂ©s dans un milliard. Or cette masse liquide, câest Ă peu prĂšs la quantitĂ© dâeau que verseraient tous les fleuves de la terre pendantquarante mille ans.
Durant les Ă©poques gĂ©ologiques, Ă la pĂ©riode du feu succĂ©da la pĂ©riodede lâeau. LâOcĂ©an fut dâabord universel. Puis, peu Ă peu, dans les tempssiluriens, des sommets de montagnes apparurent, des Ăźles Ă©mergĂšrent,disparurent sous des dĂ©luges partiels, se montrĂšrent Ă nouveau, se soudĂšrent,formĂšrent des continents, et enfin les terres se fixĂšrent gĂ©ographiquementtelles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-septmillions six cent cinquante-sept milles carrĂ©s, soit douze mille neuf centseize millions dâhectares.
La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinqparties : lâocĂ©an Glacial arctique, lâocĂ©an Glacial antarctique, lâocĂ©an Indien,lâocĂ©an Atlantique, lâocĂ©an Pacifique.
LâocĂ©an Pacifique sâĂ©tend du nord au sud entre les deux cercles polaires,et de lâouest Ă lâest entre lâAsie et lâAmĂ©rique sur une Ă©tendue de centquarante-cinq degrĂ©s en longitude. Câest la plus tranquille des mers ; sescourants sont larges et lents, ses marĂ©es mĂ©diocres, ses pluies abondantes.Tel Ă©tait lâOcĂ©an que ma destinĂ©e mâappelait dâabord Ă parcourir dans lesplus Ă©tranges conditions.
« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vousle voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de départde ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter à la surface deseaux. »
Le capitaine pressa trois fois un timbre Ă©lectrique. Les pompescommencĂšrent Ă chasser lâeau des rĂ©servoirs ; lâaiguille du manomĂštremarqua par les diffĂ©rentes pressions le mouvement ascensionnel duNautilus, puis elle sâarrĂȘta.
« Nous sommes arrivés, » dit le capitaine.
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Je me rendis Ă lâescalier central qui aboutissait Ă la plate-forme. Je gravisles marches de mĂ©tal, et, par les panneaux ouverts, jâarrivai sur la partiesupĂ©rieure du Nautilus.
La plate-forme Ă©mergeait de quatre-vingts centimĂštres seulement.Lâavant et lâarriĂšre du Nautilus prĂ©sentaient cette disposition fusiforme quile faisait justement comparer Ă un long cigare. Je remarquai que ses plaquesde tĂŽle, imbriquĂ©es lĂ©gĂšrement, ressemblaient aux Ă©cailles qui revĂȘtent lecorps des grands reptiles terrestres. Je mâexpliquai donc trĂšs naturellementque, malgrĂ© les meilleures lunettes, ce bateau eĂ»t toujours Ă©tĂ© pris pour unanimal marin.
Vers le milieu de la plate-forme, le canot, Ă demi engagĂ© dans la coque dunavire, formait une lĂ©gĂšre extumescence. En avant et en arriĂšre sâĂ©levaientdeux cages de hauteur mĂ©diocre, Ă parois inclinĂ©es, et en partie fermĂ©espar dâĂ©pais verres lenticulaires : lâune destinĂ©e au timonier qui dirigeait leNautilus, lâautre oĂč brillait le puissant fanal Ă©lectrique qui Ă©clairait sa route.
La mer Ă©tait magnifique, le ciel pur, Ă peine si le long vĂ©hicule ressentaitles ondulations de lâOcĂ©an. Une lĂ©gĂšre brise de lâest ridait la surface deseaux. Lâhorizon, dĂ©gagĂ© des brumes, se prĂȘtait aux meilleures observations.
Nous nâavions rien en vue. Pas un Ă©cueil, pas un Ăźlot. Plus dâAbraham-Lincoln. LâimmensitĂ© dĂ©serte.
Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, quidevait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que lâastrevint affleurer le bord de lâhorizon. Tandis quâil observait, pas un de sesmuscles ne tressaillait, et lâinstrument nâeĂ»t pas Ă©tĂ© plus immobile dans unemain de marbre.
« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?⊠»Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunùtre des atterrages
japonais, et je redescendis au grand salon.Là , le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longitude,
quâil contrĂŽla par de prĂ©cĂ©dentes observations dâangles horaires. Puis il medit :
« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrĂ©s et quinzeminutes de longitude Ă lâouest.
â De quel mĂ©ridien ? demandai-je vivement, espĂ©rant que la rĂ©ponse ducapitaine mâindiquerait peut-ĂȘtre sa nationalitĂ©.
â Monsieur, me rĂ©pondit-il, jâai divers chronomĂštres rĂ©glĂ©s sur lesmĂ©ridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur,je me servirai de celui de Paris. »
Cette rĂ©ponse ne mâapprenait rien. Je mâinclinai, et le commandantreprit :
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« Cent trente-sept degrĂ©s et 15 minutes de longitude Ă lâouest du mĂ©ridiende Paris, et par trente degrĂ©s et sept minutes de latitude nord, câest-Ă -dire Ă trois cents milles environ des cĂŽtes du Japon. Câest aujourdâhui, 8 novembre,Ă midi, que commence notre voyage dâexploration sous les eaux.
â Dieu nous garde ! rĂ©pondis-je.â Et, maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous
laisse Ă vos Ă©tudes. Jâai donnĂ© la route Ă lâest-nord-est par cinquante mĂštresde profondeur. Voici des cartes Ă grands points oĂč vous pourrez la suivre.Le salon est Ă votre disposition, et je vous demande la permission de meretirer. »
Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbĂ© dans mes pensĂ©es.Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurai-je jamais Ă quelle nation appartenait cet homme Ă©trange qui se vantait de nâappartenir Ă aucune ? Cette haine quâil avait vouĂ©e Ă lâhumanitĂ©, cette haine qui cherchaitpeut-ĂȘtre des vengeances terribles, qui lâavait provoquĂ©e ? Ătait-il un de cessavants mĂ©connus, un de ces gĂ©nies « auxquels on a fait du chagrin », suivantlâexpression de Conseil, un GalilĂ©e moderne, ou bien un de ces hommesde science comme lâAmĂ©ricain Maury, dont la carriĂšre a Ă©tĂ© brisĂ©e par lesrĂ©volutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venaitde jeter Ă son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il mâaccueillaitfroidement, mais hospitaliĂšrement. Seulement il nâavait jamais pris la mainque je lui tendais. Il ne mâavait jamais tendu la sienne.
Une heure entiĂšre, je demeurai plongĂ© dans ces rĂ©flexions, cherchant Ă percer ce mystĂšre si intĂ©ressant pour moi. Puis mes regards se fixĂšrent surle vaste planisphĂšre Ă©talĂ© sur la table, et je plaçai le doigt sur le point mĂȘmeoĂč se croisaient la longitude et la latitude observĂ©es.
La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courantsspĂ©ciaux, reconnaissables Ă leur tempĂ©rature, Ă leur couleur, et dont le plusremarquable est connu sous le nom de Gulf-Stream. La science a dĂ©terminĂ©,sur le globe, la direction de cinq courants principaux : un dans lâAtlantiquenord, un second dans lâAtlantique sud, un troisiĂšme dans le Pacifique nord,un quatriĂšme dans le Pacifique sud, et un cinquiĂšme dans lâocĂ©an Indiensud. Il est mĂȘme probable quâun sixiĂšme courant existait dans lâocĂ©an Indiennord, lorsque les mers Caspienne et dâAral, rĂ©unies aux grands lacs de lâAsie,ne formaient quâune seule et mĂȘme Ă©tendue dâeau.
Or, au point indiquĂ© sur le planisphĂšre, se dĂ©roulait lâun de ces courants,le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du BengaleoĂč le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traversele dĂ©troit de Malacca, prolonge la cĂŽte dâAsie, sâarrondit dans le Pacifiquenord jusquâaux Ăźles AlĂ©outiennes, charriant des troncs de camphrier et autresproduits indigĂšnes, et tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec
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les flots de lâOcĂ©an. Câest ce courant que le Nautilus allait parcourir. Je lesuivais du regard, je le voyais se perdre dans lâimmensitĂ© du Pacifique, etje me sentais entraĂźner avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent Ă laporte du salon.
Mes deux braves compagnons restÚrent pétrifiés à la vue des merveillesentassées devant leurs yeux,
« OĂč sommes-nous ? oĂč sommes-nous ? sâĂ©cria le Canadien. Au musĂ©umde QuĂ©bec ?
â Sâil plaĂźt Ă monsieur, rĂ©pliqua Conseil, ce serait plutĂŽt Ă lâhĂŽtel duSommerard !
â Mes amis, rĂ©pondis-je, en leur faisant signe dâentrer, vous nâĂȘtes ni auCanada ni en France, mais bien Ă bord du Nautilus, et Ă cinquante mĂštresau-dessous du niveau de la mer.
â Il faut croire monsieur, puisque monsieur lâaffirme, rĂ©pliqua Conseil ;mais franchement ce salon est fait pour Ă©tonner mĂȘme un Flamand commemoi.
â Ătonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un classificateur de ta force,il y a de quoi travailler ici. »
Je nâavais pas besoin dâencourager Conseil. Le brave garçon, penchĂ© surles vitrines, murmurait dĂ©jĂ des mots de la langue des naturalistes : classedes GastĂ©ropodes, famille des BuccinoĂŻdes, genre des Porcelaines, espĂšcesdes CyprĆa Madagascariensis, etc.
Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, mâinterrogeaitsur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je dĂ©couvert qui il Ă©tait,dâoĂč il venait, oĂč il allait, vers quelles profondeurs il nous entraĂźnait ? enfinmille questions auxquelles je nâavais pas le temps de rĂ©pondre.
Je lui appris tout ce que je savais, ou plutĂŽt, tout ce que je ne savais pas,et je lui demandai ce quâil avait entendu ou vu de son cĂŽtĂ©.
« Rien vu, rien entendu, rĂ©pondit le Canadien. Je nâai pas mĂȘme aperçulâĂ©quipage de ce bateau. Est-ce que par hasard il serait Ă©lectrique aussi, lui ?
â Ălectrique !â Par ma foi ! on serait tentĂ© de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax,
demanda Ned Land, qui avait toujours son idĂ©e, vous ne pouvez me direcombien dâhommes il y a Ă bord : dix, vingt, cinquante, cent ?
â Je ne saurais vous rĂ©pondre, maĂźtre Land. Dâailleurs, croyez-moi,abandonnez, pour le moment, cette idĂ©e de vous emparer du Nautilus oude le fuir. Ce bateau est un des chefs-dâĆuvre de lâindustrie moderne, et jeregretterais de ne pas lâavoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation quinous est faite, ne fĂ»t-ce que pour se promener Ă travers toutes ces merveilles.Ainsi, tenez-vous tranquille, et tĂąchons de voir ce qui se passe autour denous.
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â Voir ! sâĂ©cria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra jamaisrien hors de cette prison de tĂŽle ! Nous marchons, nous naviguons enaveugles⊠»
Ned Land prononçait ces mots, quand lâobscuritĂ© se fit subitement, maisune obscuritĂ© absolue. Le plafond lumineux sâĂ©teignit, et si rapidementque mes yeux en ressentirent une sorte dâimpression douloureuse, analogueĂ celle que produit le passage contraire des profondes tĂ©nĂšbres Ă la plusĂ©clatante lumiĂšre.
Nous Ă©tions restĂ©s muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surpriseagrĂ©able ou dĂ©sagrĂ©able nous attendait. Mais un glissement se fit entendre.On eĂ»t dit que des panneaux se manĆuvraient sur les flancs du Nautilus.
« Câest la fin de la fin, dit Ned Land.â Ordre des HydromĂ©duses ! » murmura Conseil.Soudain le jour se fit de chaque cĂŽtĂ© du salon Ă travers deux ouvertures
oblongues. Les masses liquides apparurent vivement Ă©clairĂ©es par leseffluences Ă©lectriques. Deux plaques de cristal nous sĂ©paraient de la mer. JefrĂ©mis, dâabord, Ă la pensĂ©e que cette fragile paroi pouvait se briser ; maisde fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une rĂ©sistancepresque infinie.
La mer Ă©tait distinctement visible dans un rayon dâun mille autour duNautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait dĂ©crire ! Qui sauraitpeindre les effets de la lumiĂšre Ă travers ces masses transparentes, et ladouceur de ces dĂ©gradations successives jusquâaux couches infĂ©rieures etsupĂ©rieures de lâOcĂ©an !
On connaĂźt la diaphanĂ©itĂ© de la mer. On sait que sa limpiditĂ© lâemporte surcelle de lâeau de roche. Les substances minĂ©rales et organiques quâelle tienten suspension accroissent mĂȘme sa transparence. Dans certaines parties delâOcĂ©an, aux Antilles, cent quarante-cinq mĂštres dâeau laissent apercevoirle lit de sable avec une surprenante nettetĂ©, et la force de pĂ©nĂ©tration desrayons solaires ne paraĂźt sâarrĂȘter quâĂ une profondeur de trois cents mĂštres.Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, lâĂ©clat Ă©lectrique seproduisait au sein mĂȘme des ondes. Ce nâĂ©tait plus de lâeau lumineuse, maisde la lumiĂšre liquide.
Si lâon admet lâhypothĂšse dâErhemberg, qui croit Ă une illuminationphosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement rĂ©servĂ©pour les habitants de la mer lâun de ses plus prodigieux spectacles, et jâenpouvais juger ici par les mille jeux de cette lumiĂšre. De chaque cĂŽtĂ©, jâavaisune fenĂȘtre ouverte sur ces abĂźmes inexplorĂ©s. LâobscuritĂ© du salon faisaitvaloir la clartĂ© extĂ©rieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eĂ»t Ă©tĂ©la vitre dâun immense aquarium.
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Le Nautilus ne semblait pas bouger. Câest que les points de repĂšremanquaient. Parfois, cependant, les lignes dâeau, divisĂ©es par son Ă©peron,filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.
ĂmerveillĂ©s, nous Ă©tions accoudĂ©s devant ces vitrines, et nul de nousnâavait encore rompu ce silence de stupĂ©faction, quand Conseil dit :
« Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez !â Curieux ! curieux ! faisait le Canadien, â qui oubliant ses colĂšres et ses
projets dâĂ©vasion, subissait une attraction irrĂ©sistible, â et lâon viendrait deplus loin pour admirer ce spectacle !
â Ah ! mâĂ©criai-je, je comprends la vie de cet homme ! il sâest fait unmonde Ă part, qui lui rĂ©serve ses plus Ă©tonnantes merveilles !
â Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons.â Que vous importe, ami Ned, rĂ©pondit Conseil, puisque vous ne les
connaissez pas.â Moi ! un pĂȘcheur ! » sâĂ©cria Ned Land.Et sur ce sujet une discussion sâĂ©leva entre les deux amis, car ils
connaissaient les poissons, mais chacun dâune façon trĂšs diffĂ©rente.Tout le monde sait que les poissons forment la quatriĂšme et derniĂšre
classe de lâembranchement des vertĂ©brĂ©s. On les a trĂšs justement dĂ©finis :« des vertĂ©brĂ©s Ă circulation double et Ă sang froid, respirant par desbranchies et destinĂ©s Ă vivre dans lâeau ». Ils composent deux sĂ©riesdistinctes : la sĂ©rie des poissons osseux, câest-Ă -dire ceux dont lâĂ©pinedorsale est faite de vertĂšbres osseuses, les poissons cartilagineux, câest-Ă -dire ceux dont lâĂ©pine dorsale est faite de vertĂšbres cartilagineuses.
Le Canadien connaissait peut-ĂȘtre cette distinction, mais Conseil ensavait bien davantage, et, maintenant, liĂ© dâamitiĂ© avec Ned, il ne pouvaitadmettre quâil fĂ»t moins instruit que lui. Aussi lui dit-il.
« Ami Ned, vous ĂȘtes un tueur de poissons, un trĂšs habile pĂȘcheur. Vousavez pris un grand nombre de ces intĂ©ressants animaux. Mais je gageraisque vous ne savez pas comment on les classe.
â Si, rĂ©pondit sĂ©rieusement le harponneur. On les classe en poissons quise mangent et en poissons qui ne se mangent pas !
â VoilĂ une distinction de gourmand, rĂ©pondit Conseil. Mais dites-moisi vous connaissez la diffĂ©rence qui existe entre les poissons osseux et lespoissons cartilagineux ?
â Peut-ĂȘtre bien, Conseil.â Et la subdivision de ces deux grandes classes ?â Je ne mâen doute pas, rĂ©pondit le Canadien.â Eh bien, ami Ned, Ă©coutez et retenez ! Les poissons osseux se
subdivisent en six ordres : Primo, les AcanthoptĂ©rygiens, dont la mĂąchoiresupĂ©rieure est complĂšte, mobile, et dont les branchies affectent la forme dâun
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peigne. Cet ordre comprend quinze familles, câest-Ă -dire les trois quarts despoissons connus. Type : la perche commune.
â Assez bonne Ă manger, rĂ©pondit Ned Land.â Secundo, reprit Conseil, les Abdominaux, qui ont les nageoires
ventrales suspendues sous lâabdomen et en arriĂšre des pectorales, sans ĂȘtreattachĂ©es aux os de lâĂ©paule, â ordre qui se divise en cinq familles, et quicomprend la plus grande partie des poissons dâeau douce. Type : la carpe,le brochet.
â Peuh ! fit le Canadien avec un certain mĂ©pris, des poissons dâeau douce !â Tertio, dit Conseil, les Subbrachiens, dont les ventrales sont attachĂ©es
sous les pectorales et immĂ©diatement suspendues aux os de lâĂ©paule. Cetordre contient quatre familles. Types : plies, limandes, barbues, soles, etc.
â Excellent ! excellent ! sâĂ©criait le harponneur, qui ne voulait considĂ©rerles poissons quâau point de vue comestible.
â Quarto, reprit Conseil, sans se dĂ©monter, les Apodes, au corps allongĂ©,dĂ©pourvus de nageoires ventrales, et revĂȘtus dâune peau Ă©paisse et souventgluante, â ordre qui ne comprend quâune famille. Types : lâanguille, legymnote.
â MĂ©diocre ! mĂ©diocre ! rĂ©pondit Ned Land.â Quinto, dit Conseil, les Lophobranches, qui ont les mĂąchoires
complĂštes et libres, mais dont les branchies sont formĂ©es de petites houppes,disposĂ©es par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte quâunefamille, Types : les hippocampes, les pĂ©gases-dragons.
â Mauvais ! mauvais ! rĂ©pliqua le harponneur.â Sexto, enfin, dit Conseil, les Plectognathes, dont lâos maxillaire est
attachĂ© fixement sur le cĂŽtĂ© de lâintermaxillaire qui forme la mĂąchoire, etdont lâarcade palatine sâengrĂšne par suture avec le crĂąne, ce qui la rendimmobile, ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deuxfamilles. Types : les tĂ©trodons, les poissons-lune.
â Bons Ă dĂ©shonorer une chaudiĂšre ! sâĂ©cria le Canadien.â Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil.â Pas le moins du monde, ami Conseil, rĂ©pondit le harponneur. Mais allez
toujours, car vous ĂȘtes trĂšs intĂ©ressant.â Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils
ne comprennent que trois ordres.â Tant mieux, fit Ned.â Primo, les Cyclostomes, dont les mĂąchoires sont soudĂ©es en un anneau
mobile, et dont les branchies sâouvrent par des trous nombreux, â ordre necomprenant quâune seule famille. Type : la lamproie.
â Faut lâaimer, rĂ©pondit Ned Land.
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â Secundo, les SĂ©laciens, avec branchies semblables Ă celles desCyclostomes, mais dont la mĂąchoire infĂ©rieure est mobile. Cet ordre, quiest le plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raieet les squales.
â Quoi ! sâĂ©cria Ned, des raies et des requins dans le mĂȘme ordre ! Ehbien, ami Conseil, dans lâintĂ©rĂȘt des raies, je ne vous conseille pas de lesmettre ensemble dans le mĂȘme bocal !
â Tertio, rĂ©pondit Conseil, les Sturioniens, dont les branchies sontouvertes, comme Ă lâordinaire, par une seule fente garnie dâun opercule,â ordre qui comprend quatre genres. Type : lâesturgeon.
â Ah ! ami Conseil, vous avez gardĂ© le meilleur pour la fin, â Ă mon avis,du moins. Et câest tout ?
â Oui, mon brave Ned, rĂ©pondit Conseil, et remarquez que quand on saitcela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres, en espĂšces, en variĂ©tĂ©sâŠ
â Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre dupanneau, voici des « variĂ©tĂ©s » qui passent !
â Oui ! des poissons, sâĂ©cria Conseil, on se croirait devant un aquarium !â Non, rĂ©pondis-je, car lâaquarium nâest quâune cage, et ces poissons-lĂ
sont libres comme lâoiseau dans lâair.â Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc ! disait Ned
Land.â Moi, rĂ©pondit Conseil, je nâen suis pas capable ! Cela regarde mon
maĂźtre ! »Et, en effet, le digne garçon, classificateur enragĂ©, nâĂ©tait point un
naturaliste, et je ne sais pas sâil aurait distinguĂ© un thon dâune bonite. En unmot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hĂ©siter.
« Un baliste, avais-je dit.â Et un baliste chinois ! rĂ©pondait Ned Land.â Genre des balistes, famille des sclĂ©rodermes , ordre des Plectognathes, »
murmura Conseil.Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste
distinguĂ©.Le Canadien ne sâĂ©tait pas trompĂ©. Une troupe de balistes, Ă corps
comprimĂ©, Ă peau grenue, armĂ©s dâun aiguillon sur leur dorsale, se jouaientautour du Nautilus, et agitaient les quatre rangĂ©es de piquants qui hĂ©rissentchaque cĂŽtĂ© de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe,grise dessus, blanche dessous, dont les taches dâor scintillaient dans lesombre remous des lames. Entre eux ondulaient les raies, comme une nappe
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abandonnĂ©e aux vents, et parmi elles jâaperçus, Ă ma grande joie, cette raiechinoise, jaunĂątre Ă sa partie supĂ©rieure, rose tendre sous le ventre, et muniede trois aiguillons en arriĂšre de son Ćil ; espĂšce rare, et mĂȘme douteuse autemps de LacĂ©pĂšde, qui ne lâavait jamais vue que dans un recueil de dessinsjaponais.
Pendant deux heures, toute une armĂ©e aquatique fit escorte au Nautilus.Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis quâils rivalisaient de beautĂ©,dâĂ©clat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquĂ©dâune double raie noire, le gobie Ă©lĂ©otre, Ă caudale arrondie, blanc de couleuret tachetĂ© de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereaude ces mers, au corps bleu et Ă la tĂȘte argentĂ©e, de brillants azurors dontle nom seul emporte toute description, des spares rayĂ©s, aux nageoiresvariĂ©es de bleu et de jaune, des spares fascĂ©s, relevĂ©s dâune bande noiresur leur caudale, des spares zonĂ©phores, Ă©lĂ©gamment corsetĂ©s dans leurssix ceintures, des aulostones, vĂ©ritables bouches en flĂ»te ou bĂ©casses demer, dont quelques Ă©chantillons atteignent une longueur dâun mĂštre, dessalamandres du Japon, des murĂšnes Ă©chidnĂ©es, longs serpents de six pieds,aux yeux vifs et petits, Ă la vaste bouche hĂ©rissĂ©e de dents.
Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nosinterjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil lesclassait ; moi, je mâextasiais devant la vivacitĂ© de leurs allures et la beautĂ©de leurs formes. Jamais il ne mâavait Ă©tĂ© donnĂ© de surprendre ces animaux,vivants et libres, dans leur Ă©lĂ©ment naturel.
Je ne citerai pas toutes les variĂ©tĂ©s qui passĂšrent ainsi devant nos yeuxĂ©blouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissonsaccouraient, plus nombreux que les oiseaux dans lâair, attirĂ©s sans doute parlâĂ©clatant foyer de lumiĂšre Ă©lectrique.
Subitement le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tĂŽle serefermĂšrent. Lâenchanteresse vision disparut. Mais longtemps je rĂȘvaiencore, jusquâau moment oĂč mes regards se fixĂšrent sur les instrumentssuspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction aunord-nord-est, le manomĂštre indiquait une pression de cinq atmosphĂšrescorrespondant Ă une profondeur de cinquante mĂštres, et le loch Ă©lectriquedonnait une marche de quinze milles Ă lâheure.
Jâattendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. Lâhorloge marquaitcinq heures.
Ned Land et Conseil retournĂšrent Ă leur cabine. Moi, je regagnai machambre. Mon dĂźner sây trouvait prĂ©parĂ©. Il se composait dâune soupe Ă latortue faite des carets les plus dĂ©licats, dâun surmulet Ă chair blanche, un peufeuilletĂ©e, dont le foie, prĂ©parĂ© Ă part, fit un manger dĂ©licieux, et de filets
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de cette viande de lâholocante-empereur, dont la saveur me parut supĂ©rieureĂ celle du saumon.
Je passai la soirĂ©e Ă lire, Ă Ă©crire, Ă penser. Puis, le sommeil me gagnant,je mâĂ©tendis sur ma couche de zostĂšre, et je mâendormis profondĂ©ment,pendant que le Nautilus se glissait Ă travers le rapide courant du Fleuve-Noir.
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XVUne invitation par lettre
Le lendemain, 9 novembre, je ne me rĂ©veillai quâaprĂšs douze heures desommeil. Conseil vint, suivant son habitude, savoir « comment monsieuravait passĂ© la nuit », et lui offrir ses services. Il avait laissĂ© son ami leCanadien dormant comme un homme qui nâaurait fait que cela toute sa vie.
Je laissai ce brave garçon babiller Ă sa fantaisie, sans trop lui rĂ©pondre.JâĂ©tais assez prĂ©occupĂ© de lâabsence du capitaine Nemo qui nâavait pas parupendant notre sĂ©ance de la veille, et jâespĂ©rais le revoir aujourdâhui.
BientĂŽt jâeus revĂȘtu mes vĂȘtements de byssus. Leur nature provoqua plusdâune fois les rĂ©flexions de Conseil. Je lui appris quâils Ă©taient fabriquĂ©s avecles filaments lustrĂ©s et soyeux qui rattachent aux rochers les « jambonneauxsortes de mollusques trĂšs abondants sur les bords de la MĂ©diterranĂ©e.Autrefois on en faisait de belles Ă©toffes, des bas, des gants, car ils Ă©taient Ă la fois trĂšs moelleux et trĂšs chauds. LâĂ©quipage du Nautilus pouvait donc sevĂȘtir Ă bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons,ni aux vers Ă soie de la terre.
Lorsque je fus habillĂ©, je me rendis au grand salon. Il Ă©tait dĂ©sert.Je me plongeai dans lâĂ©tude de ces trĂ©sors de conchyliologie, entassĂ©s
sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantesmarines les plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leursadmirables couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquaides cladostÚphes verticillées, des padines-paon, des caulerpes à feuillesde vigne, des callithammes granifÚres, de délicates céramies à teintesécarlates, des agares disposées en éventails, des acétabules, semblables à des champignons trÚs déprimés, et qui furent longtemps classées parmi leszoophytes, enfin toute une série de varechs.
La journĂ©e entiĂšre se passa, sans que je fusse honorĂ© de la visite ducapitaine Nemo. Les panneaux du salon ne sâouvrirent pas. Peut-ĂȘtre nevoulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.
La direction du Nautilus se maintint Ă lâest-nord-est, sa vitesse Ă douzemilles, sa profondeur entre cinquante et soixante mĂštres.
Le lendemain, 10 novembre, mĂȘme abandon, mĂȘme solitude. Je ne vispersonne de lâĂ©quipage. Ned et Conseil passĂšrent la plus grande partie dela journĂ©e avec moi. Ils sâĂ©tonnĂšrent de lâinexplicable absence du capitaine.Cet homme singulier Ă©tait-il malade ? Voulait-il modifier ses projets Ă notreĂ©gard ?
AprĂšs tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions dâune entiĂšrelibertĂ©, nous Ă©tions dĂ©licatement nourris. Notre hĂŽte se tenait dans les termes
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de son traitĂ©. Nous ne pouvions nous plaindre, et dâailleurs la singularitĂ©mĂȘme de notre destinĂ©e nous rĂ©servait de si belles compensations, que nousnâavions pas encore le droit de lâaccuser.
Ce jour-lĂ , je commençai le journal de ces aventures, ce qui mâa permis deles raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, dĂ©tail curieux, je lâĂ©crivissur un papier fabriquĂ© avec la zostĂšre marine.
Le 11 novembre, de grand matin, lâair frais rĂ©pandu Ă lâintĂ©rieur duNautilus mâapprit que nous Ă©tions revenus Ă la surface de lâOcĂ©an, afin derenouveler les provisions dâoxygĂšne. Je me dirigeai vers lâescalier central,et je montai sur la plate-forme.
Il Ă©tait six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. Ăpeine de houle. Le capitaine Nemo, que jâespĂ©rais rencontrer lĂ , viendrait-il ? Je nâaperçus que le timonier, emprisonnĂ© dans sa cage de verre. Assis surla saillie produite par la coque du canot, jâaspirai avec dĂ©lices les Ă©manationssalines.
Peu Ă peu la brume se dissipa sous lâaction des rayons solaires. Lâastreradieux dĂ©bordait de lâhorizon oriental. La mer sâenflamma sous son regardcomme une traĂźnĂ©e de poudre. Les nuages, Ă©parpillĂ©s dans les hauteurs, secolorĂšrent de tons vifs admirablement nuancĂ©s, et de nombreuses « languesde chat » annoncĂšrent du vent pour toute la journĂ©e.
Mais que faisait le vent Ă ce Nautilus que les tempĂȘtes ne pouvaienteffrayer !
Jâadmirais donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsquejâentendis quelquâun monter sur la plate-forme.
Je me prĂ©parais Ă saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son secondqui parut. Il sâavança sur la plate-forme et ne sembla pas sâapercevoir dema prĂ©sence. Une puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points delâhorizon avec une attention extrĂȘme. Puis, cet examen fait, il sâapprocha dupanneau, et prononça une phrase dont voici exactement les termes. Je lâairetenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques.Elle Ă©tait ainsi conçue :
« Nautron respoc lorni virch. »Ce quâelle signifiait, je ne saurais le dire.Ces mots prononcĂ©s, le second redescendit. Je pensais que le Nautilus
allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, etpar les coursives je revins Ă ma chambre.
Cinq jours sâĂ©coulĂšrent ainsi sans que la situation se modifiĂąt. Chaquematin, je montais sur la plate-forme, la mĂȘme phrase Ă©tait prononcĂ©e par lemĂȘme individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.
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Jâavais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentrĂ©dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet Ă monadresse.
Je lâouvris dâune main impatiente. Il Ă©tait Ă©crit dâune Ă©criture franche,nette, mais un peu gothique, et qui rappelait les types allemands.
Ce billet était libellé en ces termes :« Monsieur le professeur Aronnax,
Ă bord du Nautilus.16 novembre 1867.
Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax Ă une partiede chasse qui aura lieu demain matin dans ses forĂȘts de lâĂźle Crespo. IlespĂšre que rien ne lâempĂȘchera dây assister, et il verra avec plaisir sescompagnons se joindre Ă lui.
Le commandant du Nautilus,Capitaine Nemo. »
« Une chasse ! sâĂ©cria Ned.â Et dans ses forĂȘts de lâĂźle Crespo ! ajouta Conseil.â Mais il va donc Ă terre, ce particulier-lĂ ? reprit Ned Land.â Cela me paraĂźt clairement indiquĂ©, dis-je en relisant la lettre.â Eh bien, il faut accepter, rĂ©pliqua le Canadien. Une fois sur la terre
ferme, nous aviserons Ă prendre un parti. Dâailleurs, je ne serais pas fĂąchĂ©de manger quelques morceaux de venaison fraĂźche. »
Sans chercher Ă concilier ce quâil y avait de contradictoire entre lâhorreurmanifeste du capitaine Nemo pour les continents et les Ăźles, et son invitationde chasser en forĂȘt, je me contentai de rĂ©pondre :
« Voyons dâabord ce que câest que lâĂźle Crespo. »Je consultai le planisphĂšre, et, par 32° 40âde latitude nord et 167° 50âde
longitude ouest, je trouvai un Ăźlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaineCrespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Roca de la Plata,câest-Ă -dire « Roche dâArgent ». Nous Ă©tions donc Ă dix-huit cents millesenviron du point de dĂ©part, et la direction un peu modifiĂ©e du Nautilus leramenait vers le sud-est.
Je montrai Ă mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifiquenord.
« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je, il choisit dumoins des ßles absolument désertes ! »
Ned Land hocha la tĂȘte sans rĂ©pondre, puis Conseil et lui me quittĂšrent.AprĂšs un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, jemâendormis, non sans quelque prĂ©occupation.
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Le lendemain, 17 novembre, Ă mon rĂ©veil, je sentis que le Nautilus Ă©taitabsolument immobile. Je mâhabillai lestement, et jâentrai dans le grandsalon.
Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il mâattendait, se leva, salua, et me demandasâil nous convenait de lâaccompagner.
Comme il ne fit aucune allusion Ă son absence pendant ces huit jours, jemâabstins de lui en parler, et je rĂ©pondis simplement que mes compagnonset moi nous Ă©tions prĂȘts Ă le suivre.
« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser unequestion.
â Adressez, monsieur Aronnax, et si je puis y rĂ©pondre, jây rĂ©pondrai.â Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute
relation avec la terre, vous possĂ©diez des forĂȘts dans lâĂźle Crespo ?â Monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine, les forĂȘts que je
possĂšde ne demandent au soleil ni sa lumiĂšre ni sa chaleur. Ni les lions, niles tigres, ni les panthĂšres, ni aucun quadrupĂšde ne les frĂ©quentent. Elles nesont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce nesont point des forĂȘts terrestres, mais des forĂȘts sous-marines.
â Des forĂȘts sous-marines ! mâĂ©criai-je.â Oui, monsieur le professeur.â Et vous mâoffrez de mây conduire ?â PrĂ©cisĂ©ment.â Ă pied ?â Et mĂȘme Ă pied sec.â En chassant ?â En chassant.â Le fusil Ă la main ?â Le fusil Ă la main. »Je regardai le commandant du Nautilus dâun air qui nâavait rien de flatteur
pour sa personne.« Décidément, il a le cerveau malade, pensais-je. Il a eu un accÚs qui a
durĂ© huit jours, et mĂȘme qui dure encore. Câest dommage ! Je lâaimais mieuxĂ©trange que fou ! »
Cette pensĂ©e se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemose contenta de mâinviter Ă le suivre, et je le suivis en homme rĂ©signĂ© Ă tout.
Nous arrivĂąmes dans la salle Ă manger, oĂč le dĂ©jeuner se trouvait servi.« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mon
dĂ©jeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai promisune promenade en forĂȘt, je ne me suis point engagĂ© Ă vous y faire rencontrerun restaurant. DĂ©jeunez donc en homme qui ne dĂźnera probablement quefort tard. »
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Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranchesdâholoturies, excellents zoophytes, relevĂ©s dâalgues trĂšs apĂ©ritives, telle quela Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson se composaitdâeau limpide Ă laquelle, Ă lâexemple du capitaine, jâajoutai quelques gouttesdâune liqueur fermentĂ©e, extraite, suivant la mĂ©thode kamtschatkienne, delâalgue connue sous le nom de « RhodomĂ©nie palmĂ©e ».
Le capitaine Nemo mangea dâabord, sans prononcer une seule parole.Puis il me dit :
« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposĂ© de venir chasser dansmes forĂȘts de Crespo, vous mâavez cru en contradiction avec moi-mĂȘme.Quand je vous ai appris quâil sâagissait de forĂȘts sous-marines, vous mâavezcru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes Ă lalĂ©gĂšre.
â Mais, capitaine, croyez queâŠâ Veuillez mâĂ©couter, et vous verrez si vous devez mâaccuser de folie ou
de contradiction.â Je vous Ă©coute.â Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, lâhomme
peut vivre sous lâeau Ă la condition dâemporter avec lui sa provision dâairrespirable. Dans les travaux sous-marins, lâouvrier, revĂȘtu dâun vĂȘtementimpermĂ©able et la tĂȘte emprisonnĂ©e dans une capsule de mĂ©tal, reçoit lâair delâextĂ©rieur au moyen de pompes foulantes et de rĂ©gulateurs dâĂ©coulement.
â Câest lâappareil des scaphandres, dis-je.â En effet, mais dans ces conditions, lâhomme nâest pas libre. Il est
rattachĂ© Ă la pompe qui lui envoie lâair par un tuyau de caoutchouc, vĂ©ritablechaĂźne qui le rive Ă la terre, et si nous Ă©tions ainsi retenus au Nautilus, nousne pourrions aller loin.
â Et le moyen dâĂȘtre libre ? demandai-je.â Câest dâemployer lâappareil Rouquayrol-Denayrouze, imaginĂ© par deux
de vos compatriotes, mais que jâai perfectionnĂ© pour mon usage, et qui vouspermettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques,sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose dâun rĂ©servoiren tĂŽle Ă©paisse, dans lequel jâemmagasine lâair sous une pression decinquante atmosphĂšres. Ce rĂ©servoir se fixe sur le dos au moyen de bretelles,comme un sac de soldat. Sa partie supĂ©rieure forme une boĂźte dont lâair,maintenu par un mĂ©canisme Ă soufflet, ne peut sâĂ©chapper quâĂ sa tensionnormale. Dans lâappareil Rouquayrol, tel quâil est employĂ©, deux tuyaux encaoutchouc, partant de cette boite, viennent aboutir Ă une sorte de pavillonqui emprisonne le nez et la bouche de lâopĂ©rateur ; lâun sert Ă lâintroductionde lâair inspirĂ©, lâautre Ă lâissue de lâair expirĂ©, et la langue ferme celui-ciou celui-lĂ , suivant les besoins de la respiration. Mais moi qui affronte des
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pressions considĂ©rables au fond des mers, jâai dĂ» enfermer ma tĂȘte, commecelles des scaphandres, dans une sphĂšre de cuivre, et câest Ă cette sphĂšrequâaboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expirateurs.
â Parfaitement, capitaine Nemo. Cependant, lâair que vous emportez doitsâuser vite, et dĂšs quâil ne contient plus que quinze pour cent dâoxygĂšne, ildevient irrespirable.
â Sans doute, mais je vous lâai dit, monsieur Aronnax, les pompes duNautilus me permettent de lâemmagasiner sous une pression considĂ©rable,et, dans ces conditions, le rĂ©servoir de lâappareil peut fournir de lâairrespirable pendant neuf ou dix heures.
â Je nâai plus dâobjection Ă faire, rĂ©pondis-je. Je vous demanderaiseulement comment vous Ă©clairez votre route au fond de lâOcĂ©an.
â Avec lâappareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se portesur le dos, le second sâattache Ă la ceinture. Il se compose dâune pile deBunsen que je mets en activitĂ©, non avec du bichromate de potasse queje ne pourrais me procurer, mais avec ce sodium dont la mer est saturĂ©e.Une bobine dâinduction recueille lâĂ©lectricitĂ© produite, et la dirige versune lanterne dâune disposition particuliĂšre. Dans cette lanterne se trouveun serpentin de verre qui contient seulement un rĂ©sidu de gaz carbonique.Quand lâappareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant unelumiĂšre blanchĂątre et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois.
â Capitaine Nemo, Ă toutes mes objections, vous faites de si Ă©crasantesrĂ©ponses que je nâose plus douter. Cependant, si je suis forcĂ© dâadmettre lesappareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande Ă faire des rĂ©serves pour lefusil dont vous voulez mâarmer.
â Mais ce nâest point un fusil Ă poudre, rĂ©pondit le capitaine.â Câest donc un fusil Ă vent ?â Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre Ă mon
bord, nâayant ni salpĂȘtre, ni soufre, ni charbon ?â Dâailleurs, dis-je, pour tirer utilement sous lâeau, dans ce milieu
huit cent cinquante-cinq fois plus dense que lâair, il faudrait vaincre unerĂ©sistance considĂ©rable.
â Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnĂ©s aprĂšsFulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le Français Furcy, parlâItalien Landi et qui, munis dâun systĂšme particulier de fermeture, peuventtirer dans ces conditions. Mais, je vous le rĂ©pĂšte, nâayant pas de poudre, jelâai remplacĂ©e par de lâair Ă haute pression, que les pompes du Nautilus mefournissent abondamment.
â Cet air doit rapidement sâuser.â Eh bien, nâai-je pas mon rĂ©servoir Rouquayrol, qui peut, au besoin,
mâen fournir ? Il suffit pour cela dâun robinet ad hoc. Dâailleurs, monsieur
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Aronnax, vous verrez par vous-mĂȘme que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande dĂ©pense dâair ni de balles.
â Cependant, il me semble que dans cette demi-obscuritĂ©, et au milieu dece liquide trĂšs dense par rapport Ă lâatmosphĂšre, les coups ne peuvent porterloin et sont difficilement mortels ?
â Monsieur, avec ce fusil, tous les coups sont mortels, au contraire, et dĂšsquâun animal est touchĂ©, si lĂ©gĂšrement que ce soit, il tombe foudroyĂ©.
â Pourquoi ?â Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais
de petites capsules de verre inventĂ©es par le chimiste autrichien Leniebroek,et dont jâai un approvisionnement considĂ©rable. Ces capsules de verre,recouvertes dâune armature dâacier et alourdies par un culot de plomb, sontde vĂ©ritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles lâĂ©lectricitĂ© estforcĂ©e Ă une trĂšs haute tension. Au plus lĂ©ger choc, elles se dĂ©chargent,et lâanimal, si puissant quâil soit, tombe mort. Jâajouterai que ces capsulesne sont pas plus grosses que du numĂ©ro quatre, et que la charge dâun fusilordinaire pourrait en contenir dix.
â Je ne discute plus, rĂ©pondis-je en me levant de table, et je nâai plus quâĂ prendre mon fusil. Dâailleurs, oĂč vous irez, jâirai. »
Le capitaine me conduisit vers lâarriĂšre du Nautilus, et, en passant devantla cabine de Ned et de Conseil, jâappelai mes deux compagnons, qui noussuivirent aussitĂŽt.
Puis nous arrivĂąmes Ă une cellule situĂ©e en abord, prĂšs de la chambredes machines, et dans laquelle nous devions revĂȘtir nos vĂȘtements depromenade.
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XVIPromenade en plaine
Cette cellule Ă©tait, Ă proprement parler, lâarsenal et le vestiaire duNautilus. Une douzaine dâappareils de scaphandres, suspendus Ă la paroi,attendaient les promeneurs.
Ned Land, en les voyant, manifesta une rĂ©pugnance Ă©vidente Ă sâenrevĂȘtir.
« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forĂȘts de lâĂźle Crespo ne sont quedes forĂȘts sous-marines !
â Bon ! fit le harponneur dĂ©sappointĂ©, qui voyait sâĂ©vanouir ses rĂȘves deviande fraĂźche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dansces habits-lĂ ?
â Il le faut bien, maĂźtre Ned.â Libre Ă vous, monsieur, rĂ©pondit le harponneur, haussant les Ă©paules,
mais quant Ă moi, Ă moins quâon ne mây force, je nâentrerai jamais lĂ -dedans.â On ne vous forcera pas, maĂźtre Ned, dit le capitaine Nemo.â Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.â Je suis monsieur partout oĂč va monsieur, » rĂ©pondit Conseil.Sur un appel du capitaine, deux hommes de lâĂ©quipage vinrent nous
aider Ă revĂȘtir ces lourds vĂȘtements impermĂ©ables, faits en caoutchouc sanscouture, et prĂ©parĂ©s de maniĂšre Ă supporter des pressions considĂ©rables. OneĂ»t dit une armure Ă la fois souple et rĂ©sistante. Ces vĂȘtements formaientpantalon et veste. Le pantalon se terminait par dâĂ©paisses chaussures, garniesde lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste Ă©tait maintenu pardes lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la dĂ©fendaient contrela poussĂ©e des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement ;ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaientaucunement les mouvements de la main.
Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnĂ©s aux vĂȘtementsinformes, tels que les cuirasses de liĂšge, les soubrevestes, les habits de mer,les coffres, etc., qui furent inventĂ©s et prĂŽnĂ©s dans le XVIIIe siĂšcle.
Le capitaine Nemo, un de ses compagnons, â sorte dâHercule, qui devaitĂȘtre dâune force prodigieuse, â Conseil et moi, nous eĂ»mes bientĂŽt revĂȘtu ceshabits de scaphandres. Il ne sâagissait plus que dâemboĂźter notre tĂȘte dans sasphĂšre mĂ©tallique. Mais, avant de procĂ©der Ă cette opĂ©ration, je demandaiau capitaine la permission dâexaminer les fusils qui nous Ă©taient destinĂ©s.
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Lâun des hommes du Nautilus me prĂ©senta un fusil simple dont la crosse,faite en tĂŽle dâacier et creuse Ă lâintĂ©rieur, Ă©tait dâassez grande dimension.Elle servait de rĂ©servoir Ă lâair comprimĂ©, quâune soupape, manĆuvrĂ©e parune gĂąchette, laissait Ă©chapper dans le tube de mĂ©tal. Une boite Ă projectiles,Ă©vidĂ©e dans lâĂ©paisseur de la crosse, renfermait une vingtaine de ballesĂ©lectriques, qui, au moyen dâun ressort, se plaçaient automatiquement dansle canon du fusil. DĂšs quâun coup Ă©tait tirĂ©, lâautre Ă©tait prĂȘt Ă partir.
« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et dâun maniementfacile. Je ne demande plus quâĂ lâessayer. Mais comment allons-nous gagnerle fond de la mer ?
â En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus est Ă©chouĂ© par dixmĂštres dâeau, et nous nâaurons plus quâĂ partir.
â Comment sortirons-nous ?â Vous lâallez voir. »Le capitaine Nemo introduisit sa tĂȘte dans la calotte sphĂ©rique. Conseil et
moi, nous en fĂźmes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancerun « bonne chasse » ironique. Le haut de notre vĂȘtement Ă©tait terminĂ© parun collet de cuivre taraudĂ©, sur lequel se vissait ce casque de mĂ©tal. Troistrous, protĂ©gĂ©s par des verres Ă©pais, permettaient de voir dans toutes lesdirections, rien quâen tournant la tĂȘte Ă lâintĂ©rieur de cette sphĂšre. DĂšs quâellefut en place, les appareils Rouquayrol, placĂ©s sur notre dos, commencĂšrentĂ fonctionner, et, pour mon compte, je respirai Ă lâaise.
La lampe Ruhmkorff suspendue Ă ma ceinture, le fusil Ă la main, jâĂ©taisprĂȘt Ă partir. Mais, pour ĂȘtre franc, emprisonnĂ© dans ces lourds vĂȘtements etclouĂ© au tillac par mes semelles de plomb, il mâeĂ»t Ă©tĂ© impossible de faireun mouvement.
Mais ce cas Ă©tait prĂ©vu, et je sentis que lâon me poussait dans une petitechambre contiguĂ« au vestiaire. Mes compagnons, Ă©galement remorquĂ©s, mesuivaient. Jâentendis une porte, munie dâobturateurs, se refermer sur nous,et une profonde obscuritĂ© nous enveloppa.
AprĂšs quelques minutes, un vif sifflement parvint Ă mon oreille. Jesentis une certaine impression de froid monter de mes pieds Ă ma poitrine.Ăvidemment, de lâintĂ©rieur du bateau, on avait, par un robinet, donnĂ© entrĂ©eĂ lâeau extĂ©rieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientĂŽtremplie. Une seconde porte, percĂ©e dans le flanc du Nautilus, sâouvrit alors.Un demi-jour nous Ă©claira. Un instant aprĂšs, nos pieds foulaient le fond dela mer.
Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que mâalaissĂ©es cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants Ă raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-mĂȘme est inhabile Ă
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rendre les effets particuliers Ă lâĂ©lĂ©ment liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire ?
Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait Ă quelques pas en arriĂšre. Conseil et moi, nous restions lâun prĂšs de lâautre,comme si un Ă©change de paroles eĂ»t Ă©tĂ© possible Ă travers nos carapacesmĂ©talliques. Je ne sentais dĂ©jĂ plus la lourdeur de mes vĂȘtements, de meschaussures, de mon rĂ©servoir dâair, ni le poids de cette Ă©paisse sphĂšre, aumilieu de laquelle ma tĂȘte ballottait comme une amande dans sa coquille.Tous ces objets, plongĂ©s dans lâeau, perdaient une partie de leur poids Ă©galeĂ celui du liquide dĂ©placĂ©, et je me trouvais trĂšs bien de cette loi physiquereconnue par ArchimĂšde. Je nâĂ©tais plus une masse inerte, et jâavais unelibertĂ© de mouvement relativement grande.
La lumiĂšre, qui Ă©clairait le sol jusquâĂ trente pieds au-dessous dela surface de lâOcĂ©an, mâĂ©tonna par sa puissance. Les rayons solairestraversaient aisĂ©ment cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration.Je distinguais nettement les objets Ă une distance de cent mĂštres. Au-delĂ , les fonds se nuançaient des fines dĂ©gradations de lâoutremer, puisils bleuissaient dans les lointains, et sâeffaçaient au milieu dâune vagueobscuritĂ©. VĂ©ritablement, cette eau qui mâentourait nâĂ©tait quâune sorte dâair,plus dense que lâatmosphĂšre terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, jâapercevais la calme surface de la mer.
Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridĂ© comme celui des plages quiconserve lâempreinte de la houle. Ce tapis Ă©blouissant, vĂ©ritable rĂ©flecteur,repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensitĂ©. De lĂ , cetteimmense rĂ©verbĂ©ration qui pĂ©nĂ©trait toutes les molĂ©cules liquides. Serais-je cru si jâaffirme quâĂ cette profondeur de trente pieds, jây voyais commeen plein jour ?
Pendant un quart dâheure, je foulai ce sable ardent, semĂ© dâuneimpalpable poussiĂšre de coquillages. La coque du Nautilus, dessinĂ©e commeun long Ă©cueil, disparaissait peu Ă peu ; mais son fanal, lorsque la nuitse serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour Ă bord, enprojetant ses rayons avec une nettetĂ© parfaite. Effet difficile Ă comprendrepour qui nâa vu que sur terre ces nappes blanchĂątres si vivement accusĂ©es.LĂ , la poussiĂšre dont lâair est saturĂ© leur donne lâapparence dâun brouillardlumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits Ă©lectriques setransmettent avec une incomparable puretĂ©.
Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait ĂȘtresans bornes. JâĂ©cartais de la main les rideaux liquides qui se refermaientderriĂšre moi, et la trace de mes pas sâeffaçait soudain sous la pression deseaux.
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BientĂŽt quelques formes dâobjets, Ă peine estompĂ©s dans lâĂ©loignement,se dessinĂšrent Ă mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans derochers, tapissĂ©s de zoophytes du plus bel Ă©chantillon, et je fus tout dâabordfrappĂ© dâun effet spĂ©cial Ă ce milieu.
Il Ă©tait alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient lasurface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumiĂšredĂ©composĂ©e par la rĂ©fraction comme Ă travers un prisme, fleurs, rochers,plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des septcouleurs du spectre solaire. CâĂ©tait une merveille, une fĂȘte des yeux, quecet enchevĂȘtrement de tons colorĂ©s, une vĂ©ritable kalĂ©idoscopie de vert, dejaune, dâorange, de violet, dâindigo, de bleu, en un mot, toute la palettedâun coloriste enragĂ© ! Que ne pouvais-je, communiquer Ă Conseil les vivessensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui dâinterjectionsadmiratives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon,Ă©changer mes pensĂ©es au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux,je me parlais Ă moi-mĂȘme, je criais dans la boĂźte de cuivre qui coiffait matĂȘte, dĂ©pensant peut-ĂȘtre en vaines paroles plus dâair quâil ne convenait.
Devant ce splendide spectacle, Conseil sâĂ©tait arrĂȘtĂ© comme moi.Ăvidemment, le digne garçon, en prĂ©sence de ces Ă©chantillons de zoophyteset de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et Ă©chinodermesabondaient sur le sol. Les isis variĂ©es, les cornulaires qui vivent isolĂ©ment,des touffes dâoculines vierges, dĂ©signĂ©es autrefois sous le nom de « corailblanc », les fongies hĂ©rissĂ©es en forme de champignons, les anĂ©monesadhĂ©rant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, Ă©maillĂ©de porpites parĂ©es de leur collerette de tentacules azurĂ©s, dâĂ©toiles de merqui constellaient le sable, et dâastĂ©rophytons verruqueux, fines dentellesbrodĂ©es par la main des naĂŻades, dont les festons se balançaient aux faiblesondulations provoquĂ©es par notre marche. CâĂ©tait un vĂ©ritable chagrin pourmoi dâĂ©craser sous mes pas les brillants spĂ©cimens de mollusques quijonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, lesdonaces, vĂ©ritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges,les strombes aile dâange, les aphysies, et tant dâautres produits de cetinĂ©puisable OcĂ©an. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendantque voguaient au-dessus de nos tĂȘtes des troupes de physalies, laissant leurstentacules dâoutremer flotter Ă la traĂźne, des mĂ©duses dont lâombrelle opalineou rose tendre, festonnĂ©e dâun liston dâazur, nous abritait des rayons solaires,et des pĂ©lagies panopyres, qui, dans lâobscuritĂ©, eussent semĂ© notre cheminde lueurs phosphorescentes !
Toutes ces merveilles, je les entrevis dans lâespace dâun quart de mille,mâarrĂȘtant Ă peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait dâun geste.BientĂŽt la nature du sol se modifia. Ă la plaine de sable succĂ©da une couche
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de vase visqueuse que les AmĂ©ricains nomment « oaze », uniquementcomposĂ©e de coquilles siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourĂ»mes uneprairie dâalgues, plantes pĂ©lagiennes que les eaux nâavaient pas encorearrachĂ©es, et dont la vĂ©gĂ©tation Ă©tait fougueuse. Ces pelouses Ă tissu serrĂ©,douces au pied, eussent rivalisĂ© avec les plus moelleux tapis tissĂ©s par lamain des hommes. Mais, en mĂȘme temps que la verdure sâĂ©talait sous nospas, elle nâabandonnait pas nos tĂȘtes. Un lĂ©ger berceau de plantes marines,classĂ©es dans cette exubĂ©rante famille des algues dont on connaĂźt plus dedeux mille espĂšces, se croisait Ă la surface des eaux. Je voyais flotter de longsrubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulĂ©s, des laurencies, descladostĂšphes, au feuillage si dĂ©liĂ©, des rhodymĂšnes palmĂ©s, semblables Ă desĂ©ventails de cactus. Jâobservai que les plantes vertes se maintenaient plusprĂšs de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeurmoyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former lesjardins et les parterres des couches reculĂ©es de lâOcĂ©an.
Ces algues sont vĂ©ritablement un prodige de la crĂ©ation, une desmerveilles de la flore universelle. Cette famille produit Ă la fois les plus petitset les plus grands vĂ©gĂ©taux du globe. Car, de mĂȘme quâon a comptĂ© quarantemille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimĂštrescarrĂ©s, de mĂȘme on a recueilli des fucus dont la longueur dĂ©passait cinqcents mĂštres.
Nous avions quittĂ© le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il Ă©taitprĂšs de midi. Je mâen aperçus Ă la perpendicularitĂ© des rayons solaires qui nese rĂ©fractaient plus. La magie des couleurs disparut peu Ă peu, et les nuancesde lâĂ©meraude et du saphir sâeffacĂšrent de notre firmament. Nous marchionsdâun pas rĂ©gulier qui rĂ©sonnait sur le sol avec une intensitĂ© Ă©tonnante. Lesmoindres bruits se transmettaient avec une vitesse Ă laquelle lâoreille nâestpas habituĂ©e sur la terre. En effet, lâeau est pour le son un meilleur vĂ©hiculeque lâair, et il sây propage avec une rapiditĂ© quadruple.
En ce moment, le sol sâabaissa par une pente prononcĂ©e. La lumiĂšreprit une teinte uniforme. Nous atteignĂźmes une profondeur de cent mĂštres,subissant alors une pression de dix atmosphĂšres. Mais mon vĂȘtementde scaphandre Ă©tait Ă©tabli dans des conditions telles, que je ne souffraisaucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gĂȘne auxarticulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas Ă disparaĂźtre.Quant Ă la fatigue que devait amener cette promenade de deux heuressous un harnachement dont jâavais si peu lâhabitude, elle Ă©tait nulle. Mesmouvements, aidĂ©s par lâeau, se produisaient avec une surprenante facilitĂ©.
Arrivé à cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore lesrayons du soleil, mais faiblement. à leur éclat intense avait succédé uncrépuscule rougeùtre, moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous
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voyions suffisamment Ă nous conduire, et il nâĂ©tait pas encore nĂ©cessaire demettre les appareils Ruhmkorff en activitĂ©.
En ce moment, le capitaine Nemo sâarrĂȘta. Il attendit que je lâeusserejoint, et du doigt il me montra quelques masses obscures qui sâaccusaientdans lâombre Ă une petite distance.
« Câest la forĂȘt de lâĂźle Crespo, » pensai-je, et je ne me trompais pas.
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XVIIUne forĂȘt sous-marine
Nous Ă©tions enfin arrivĂ©s Ă la lisiĂšre de cette forĂȘt, sans doute lâunedes plus belles de lâimmense domaine du capitaine Nemo. Il la considĂ©raitcomme Ă©tant sienne, et sâattribuait sur elle les mĂȘmes droits quâavaientles premiers hommes aux premiers jours du monde. Dâailleurs, qui lui eĂ»tdisputĂ© la possession de cette propriĂ©tĂ© sous-marine ? Quel autre pionnierplus hardi serait venu, la hache Ă la main, en dĂ©fricher les sombres taillis ?
Cette forĂȘt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dĂšs quenous eĂ»mes pĂ©nĂ©trĂ© sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout dâabordfrappĂ©s dâune singuliĂšre disposition de leurs ramures, â disposition que jenâavais pas encore observĂ©e jusquâalors.
Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches quihĂ©rissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne sâĂ©tendaitdans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de lâOcĂ©an. Pas defilaments, pas de rubans, si minces quâils fussent, qui ne se tinssent droitscomme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se dĂ©veloppaient suivant uneligne rigide et perpendiculaire, commandĂ©e par la densitĂ© de lâĂ©lĂ©ment quiles avait produits. Immobiles, dâailleurs, lorsque je les Ă©cartais de la main,ces plantes reprenaient aussitĂŽt leur position premiĂšre. CâĂ©tait ici le rĂšgnede la verticalitĂ©.
BientĂŽt je mâhabituai Ă cette disposition bizarre, ainsi quâĂ lâobscuritĂ©relative qui nous enveloppait. Le sol de la forĂȘt Ă©tait semĂ© de blocs aigus,difficiles Ă Ă©viter. La flore sous-marine mây parut ĂȘtre assez complĂšte, plusriche mĂȘme quâelle ne lâeĂ»t Ă©tĂ© sous les zones arctiques ou tropicales, oĂčses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, jeconfondis involontairement les rĂšgnes entre eux, prenant des zoophytes pourdes hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne sây fĂ»t pas trompĂ© ?La faune et la flore se touchent de si prĂšs dans ce monde sous-marin !
Jâobservai que toutes ces productions du rĂšgne vĂ©gĂ©tal ne tenaient au solque par un empattement superficiel. DĂ©pourvues de racines, indiffĂ©rentes aucorps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne luidemandent quâun point dâappui, non la vitalitĂ©. Ces plantes ne procĂšdentque dâelles-mĂȘmes, et le principe de leur existence est dans cette eau quiles soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient deslamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte decouleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, lâolivĂątre, le fauveet le brun. Je revis lĂ , mais non plus dessĂ©chĂ©es comme les Ă©chantillonsdu Nautilus, des padines-paons dĂ©ployĂ©es en Ă©ventails qui semblaient
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solliciter la brise, des cĂ©ramies Ă©carlates, des laminaires allongeant leursjeunes pousses comestibles, des nĂ©rĂ©ocystĂ©es filiformes et fluxueuses, quisâĂ©panouissaient Ă une hauteur de quinze mĂštres, des bouquets dâacĂ©tabules,dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre dâautres plantespĂ©lagiennes, toutes dĂ©pourvues de fleurs. « Curieuse anomalie, bizarreĂ©lĂ©ment, a dit un spirituel naturaliste, oĂč le rĂšgne animal fleurit, et oĂč lerĂšgne vĂ©gĂ©tal ne fleurit pas ! »
Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zonestempĂ©rĂ©es, et sous leur ombre humide, se massaient de vĂ©ritables buissonsĂ fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquelles sâĂ©panouissaientdes mĂ©andrines zĂ©brĂ©es de sillons tortueux, des caryophylles jaunĂątres Ă tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, â et pourcomplĂ©ter lâillusion, â les poissons-mouches volaient de branches enbranches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lĂ©pissacanthes,Ă la mĂąchoire hĂ©rissĂ©e, aux Ă©cailles aiguĂ«s, des dactyloptĂšres et desmonocentres, se levaient sous nos pas, semblables Ă une troupe debĂ©cassines.
Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. Jâen fusassez satisfait pour mon compte, et nous nous Ă©tendĂźmes sous un berceaudâalariĂ©es, dont les longues laniĂšres amincies se dressaient comme desflĂšches.
Cet instant de repos me parut dĂ©licieux. Il ne nous manquait que le charmede la conversation. Mais impossible de parler, impossible de rĂ©pondre.Jâapprochai seulement ma grosse tĂȘte de cuivre de la tĂȘte de Conseil. Jevis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe desatisfaction, il sâagita dans sa carapace de lâair le plus comique du monde.
AprĂšs quatre heures de cette promenade, je fus trĂšs Ă©tonnĂ© de ne pasressentir un violent besoin de manger. Ă quoi tenait cette dispositionde lâestomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, jâĂ©prouvais uneinsurmontable envie de dormir, ainsi quâil arrive Ă tous les plongeurs. Aussimes yeux se fermĂšrent-ils bientĂŽt derriĂšre leur Ă©paisse vitre, et je tombaidans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche en avantavait seul pu combattre jusquâalors. Le capitaine Nemo et son robustecompagnon, Ă©tendus dans ce limpide cristal, nous donnaient lâexemple dusommeil.
Combien de temps restai-je ainsi plongĂ© dans cet assoupissement, jene pus lâĂ©valuer ; mais lorsque je me rĂ©veillai, il me sembla que le soleilsâabaissait vers lâhorizon. Le capitaine Nemo sâĂ©tait dĂ©jĂ relevĂ©, et jecommençais Ă me dĂ©tirer les membres, quand une apparition inattendue meremit brusquement sur les pieds.
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Ă quelques pas, une monstrueuse araignĂ©e de mer, haute dâun mĂštre, meregardait de ses yeux louches, prĂȘte Ă sâĂ©lancer sur moi. Quoique mon habitde scaphandre fĂ»t assez Ă©pais pour me dĂ©fendre contre les morsures de cetanimal, je ne pus retenir un mouvement dâhorreur. Conseil et le matelotdu Nautilus sâĂ©veillĂšrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra Ă soncompagnon le hideux crustacĂ©, quâun coup de crosse abattit aussitĂŽt, et jevis les horribles pattes du montre se tordre dans des convulsions terribles.
Cette rencontre me fit penser que dâautres animaux, plus redoutables,devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protĂ©geraitpas contre leurs attaques. Je nây avais pas songĂ© jusquâalors, et je rĂ©solus deme tenir sur mes gardes. Je supposais, dâailleurs, que cette halte marquait leterme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu de retourner auNautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion.
Le sol se dĂ©primait toujours, et sa pente, sâaccusant davantage, nousconduisit Ă de plus grandes profondeurs. Il devait ĂȘtre Ă peu prĂšs trois heures,quand nous atteignĂźmes une Ă©troite vallĂ©e, creusĂ©e entre de hautes parois Ă pic, et situĂ©e par cent cinquante mĂštres de fond. GrĂące Ă la perfection denos appareils, nous dĂ©passions ainsi de quatre-vingt-dix mĂštres la limite quela nature semblait avoir imposĂ©e jusquâici aux excursions sous-marines delâhomme.
Je dis cent cinquante mĂštres, bien quâaucun instrument ne me permĂźtdâĂ©valuer cette distance. Mais je savais que, mĂȘme dans les mers lesplus limpides, les rayons solaires ne peuvent pĂ©nĂ©trer plus avant. Or,prĂ©cisĂ©ment, lâobscuritĂ© devint profonde. Aucun objet nâĂ©tait visible Ă dixpas. Je marchais donc en tĂątonnant, quand je vis briller subitement unelumiĂšre blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareilĂ©lectrique en activitĂ©. Son compagnon lâimita. Conseil et moi nous suivĂźmesleur exemple. JâĂ©tablis, en tournant une vis, la communication entre labobine et le serpentin de verre, et la mer, Ă©clairĂ©e par nos quatre lanternes,sâillumina dans un rayon de vingt-cinq mĂštres.
Le capitaine Nemo continua de sâenfoncer dans les obscures profondeursde la forĂȘt dont les arbrisseaux se rarĂ©fiaient de plus en plus. Jâobservaique la vie vĂ©gĂ©tale disparaissait plus vite que la vie animale. Lesplantes pĂ©lagiennes abandonnaient dĂ©jĂ le sol devenu aride, quâun nombreprodigieux dâanimaux, zoophytes, articulĂ©s, mollusques et poissons, ypullulaient encore.
Tout en marchant, je pensais que la lumiĂšre de nos appareils Ruhmkorffdevait nĂ©cessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches.Mais sâils nous approchĂšrent, ils se tinrent du moins Ă une distance
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regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine NemosâarrĂȘter et mettre son fusil en joue ; puis, aprĂšs quelques instantsdâobservation, il le relevait et reprenait sa marche.
Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion sâacheva.Un mur de rochers superbes et dâune masse imposante se dressa devantnous, entassement de blocs gigantesques, Ă©norme falaise de granit, creusĂ©ede grottes obscures, mais qui ne prĂ©sentait aucune rampe praticable.
CâĂ©taient les accores de lâĂźle Crespo. CâĂ©tait la terre.Le capitaine Nemo sâarrĂȘta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte,
et si dĂ©sireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus mâarrĂȘter. Icifinissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dĂ©passer.Au-delĂ , câĂ©tait cette portion du globe quâil ne devait plus fouler du pied.
Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tĂȘte de sa petitetroupe, se dirigeant toujours sans hĂ©siter. Je crus voir que nous ne suivionspas le mĂȘme chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, trĂšsraide et par consĂ©quent trĂšs pĂ©nible, nous rapprocha sensiblement de lasurface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supĂ©rieures nefut pas tellement subit que la dĂ©compression se fit trop rapidement, ce quiaurait pu amener dans notre organisme des dĂ©sordres graves, et dĂ©terminerces lĂ©sions internes si fatales aux plongeurs. TrĂšs promptement, la lumiĂšrereparut, grandit, et, le soleil Ă©tant dĂ©jĂ bas sur lâhorizon, la rĂ©fraction bordade nouveau les divers objets dâun anneau spectral.
Ă dix mĂštres de profondeur, nous marchions au milieu dâun essaim depetits poissons de toute espĂšce, plus nombreux que les oiseaux dans lâair,plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne dâun coup de fusil, nesâĂ©tait encore offert Ă nos regards.
En ce moment, je vis lâarme du capitaine, vivement Ă©paulĂ©e, suivre entreles buissons un objet mobile. Le coup partit, jâentendis un faible sifflement,et un animal tomba foudroyĂ© Ă quelques pas.
CâĂ©tait une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupĂšdequi soit exclusivement marin. Cette loutre, longue dâun mĂštre cinquantecentimĂštres, devait ĂȘtre dâun trĂšs grand prix. Sa peau, dâun brun marronen dessus, argentĂ©e en dessous, faisait une de ces admirables fourrures sirecherchĂ©es sur les marchĂ©s russes et chinois. La finesse et le lustre de sonpoil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. Jâadmirai fortce curieux mammifĂšre Ă la tĂȘte arrondie et ornĂ©e dâoreilles courtes, aux yeuxronds, aux moustaches blanches et semblables Ă celles du chat, aux piedspalmĂ©s et unguiculĂ©s, Ă la queue touffue. Ce prĂ©cieux carnassier, chassĂ© ettraquĂ© par les pĂȘcheurs, devient extrĂȘmement rare, et il sâest principalementrĂ©fugiĂ© dans les portions borĂ©ales du Pacifique, oĂč vraisemblablement sonespĂšce ne tardera pas Ă sâĂ©teindre.
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Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bĂȘte, la chargea sur sonĂ©paule, et lâon se remit en route.
Pendant une heure, une plaine de sable se dĂ©roula devant nos pas. Elleremontait souvent Ă moins de deux mĂštres de la surface des eaux. Jevoyais alors notre image, nettement reflĂ©tĂ©e, se dessiner en sens inverse,et au-dessus de nous apparaissait une troupe identique, reproduisant nosmouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, Ă cela prĂšsquâelle marchait la tĂȘte en bas et les pieds en lâair.
Autre effet Ă noter. CâĂ©tait le passage de nuages Ă©pais qui se formaientet sâĂ©vanouissaient rapidement ; mais, en rĂ©flĂ©chissant, je compris que cesprĂ©tendus nuages nâĂ©taient dus quâĂ lâĂ©paisseur variable des longues lamesde fond, et jâapercevais mĂȘme les « moutons » Ă©cumeux que leur crĂȘte brisĂ©emultipliait sur les eaux. Il nâĂ©tait pas jusquâĂ lâombre des grands oiseauxqui passaient sur nos tĂȘtes, dont je, ne surprisse le rapide effleurement Ă lasurface de la mer.
En cette occasion, je fus tĂ©moin de lâun des plus beaux coups de fusil quiaient jamais fait tressaillir les fibres dâun chasseur. Un grand oiseau, Ă largeenvergure, trĂšs nettement visible, sâapprochait en planant. Le compagnondu capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsquâil fut Ă quelquesmĂštres seulement au-dessus des flots. Lâanimal tomba foudroyĂ©, et sa chutelâentraĂźna jusquâĂ la portĂ©e de lâadroit chasseur qui sâen empara. CâĂ©tait unalbatros de la plus belle espĂšce, admirable spĂ©cimen des oiseaux pĂ©lagiens.
Notre marche nâavait pas Ă©tĂ© interrompue par cet incident. Pendant deuxheures, nous suivĂźmes tantĂŽt des plaines sableuses, tantĂŽt des prairies devarechs, fort pĂ©nibles Ă traverser. Franchement, je nâen pouvais plus, quandjâaperçus une vague lueur qui rompait, Ă un demi-mille, lâobscuritĂ© des eaux.CâĂ©tait le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devions ĂȘtre Ă bord, etlĂ , je respirerais Ă lâaise, car il me semblait que mon rĂ©servoir ne fournissaitplus quâun air trĂšs pauvre en oxygĂšne. Mais je comptais sans une rencontrequi retarda quelque peu notre arrivĂ©e.
JâĂ©tais restĂ© dâune vingtaine de pas en arriĂšre, lorsque je vis le capitaineNemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba Ă terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout dâabord,je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai enobservant que le capitaine se couchait prĂšs de moi et demeurait immobile.
JâĂ©tais donc Ă©tendu sur le sol, prĂ©cisĂ©ment Ă lâabri dâun buissonde varechs, quand, relevant la tĂȘte, jâaperçus dâĂ©normes masses passerbruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.
Mon sang se glaça dans mes veines ! Jâavais reconnu les formidablessquales qui nous menaçaient. CâĂ©tait un couple de tintorĂ©as, requinsterribles, Ă la queue Ă©norme, au regard terne et vitreux, qui distillent
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une matiĂšre phosphorescente par des trous percĂ©s autour de leur museau.Monstrueuses mouches Ă feu, qui broient un homme tout entier dans leursmĂąchoires de fer ! Je ne sais si Conseil sâoccupait Ă les classer, maispour mon compte, jâobservais leur ventre argentĂ©, leur gueule formidable,hĂ©rissĂ©e de dents, Ă un point de vue peu scientifique, et plutĂŽt en victimequâen naturaliste.
TrĂšs heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passĂšrentsans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunĂątres, et nousĂ©chappĂąmes, comme par miracle, Ă ce danger, plus grand, Ă coup sĂ»r, que larencontre dâun tigre en pleine forĂȘt.
Une demi-heure aprĂšs, guidĂ©s par la traĂźnĂ©e Ă©lectrique, nous atteignionsle Nautilus. La porte extĂ©rieure Ă©tait restĂ©e ouverte, et le capitaine Nemola referma dĂšs que nous fĂ»mes rentrĂ©s dans la premiĂšre cellule. Puis, ilpressa un bouton. Jâentendis manĆuvrer les pompes au dedans du navire,je sentis lâeau baisser autour de moi, et, en quelques instants, la cellule futentiĂšrement vidĂ©e. La porte intĂ©rieure sâouvrit alors, et nous passĂąmes dansle vestiaire.
LĂ , nos habits de scaphandre furent retirĂ©s, non sans peine, et, trĂšsharassĂ©, tombant dâinanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, toutĂ©merveillĂ© de cette surprenante excursion au fond des mers.
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XVIIIQuatre mille lieuessous le Pacifique
Le lendemain, 18 novembre, jâĂ©tais parfaitement remis de mes fatiguesde la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment oĂč le second duNautilus prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors Ă lâesprit quâellese rapportait Ă lâĂ©tat de la mer, ou plutĂŽt quâelle signifiait : « Nous nâavonsrien en vue. »
Et en effet, lâOcĂ©an Ă©tait dĂ©sert. Pas une voile Ă lâhorizon. Les hauteurs delâĂźle Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleursdu prisme, Ă lâexception des rayons bleus, rĂ©flĂ©chissait ceux-ci dans toutesles directions et revĂȘtait une admirable teinte dâindigo. Une moire, Ă largesraies, se dessinait rĂ©guliĂšrement sur les flots onduleux.
Jâadmirais ce magnifique aspect de lâOcĂ©an, quand le capitaine Nemoapparut. Il ne sembla pas sâapercevoir de ma prĂ©sence et commença unesĂ©rie dâobservations astronomiques. Puis, son opĂ©ration terminĂ©e, il allasâaccouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent Ă la surface delâOcĂ©an.
Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureuxet bien constituĂ©s, Ă©taient montĂ©s sur la plate-forme. Ils venaient retirer lesfilets qui avaient Ă©tĂ© mis Ă la traĂźne pendant la nuit. Ces marins appartenaientĂ©videmment Ă des nations diffĂ©rentes, bien que le type europĂ©en fĂ»t indiquĂ©chez tous. Je reconnus, Ă ne pas me tromper, des Irlandais, des Français,quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes Ă©taientsobres de paroles, et nâemployaient entre eux que ce bizarre idiome dontje ne pouvais pas mĂȘme soupçonner lâorigine. Aussi, je dus renoncer Ă lesinterroger.
Les filets furent halĂ©s Ă bord. CâĂ©taient des espĂšces de chaluts, semblablesĂ ceux des cĂŽtes normandes, vastes poches quâune vergue flottante etune chaĂźne transfilĂ©e dans les mailles infĂ©rieures tiennent entrouvertes.Ces poches, ainsi traĂźnĂ©es sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond delâOcĂ©an et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-lĂ , ilsramenĂšrent de curieux Ă©chantillons de ces parages poissonneux, des lophies,auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif dâhistrions,des commersons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondulĂ©s,entourĂ©s de bandelettes rouges, des tĂ©trodons-croissants, dont le veninest extrĂȘmement subtil, quelques lamproies olivĂątres, des macrorhinques,couverts dâĂ©cailles argentĂ©es, des trichiures, dont la puissance Ă©lectrique est
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Ă©gale Ă celle du gymnote et de la torpille, des notoptĂšres Ă©cailleux, Ă bandesbrunes et transversales, des gades verdĂątres, plusieurs variĂ©tĂ©s de gobies,etc., enfin quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx Ă tĂȘteproĂ©minente, long dâun mĂštre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrĂ©sde couleurs bleues et argentĂ©es, et trois magnifiques thons que la rapiditĂ© deleur marche nâavait pu sauver du chalut.
Jâestimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poisson.CâĂ©tait une belle pĂȘche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent Ă la traĂźne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil toutun monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres dâuneexcellente qualitĂ©, que la rapiditĂ© du Nautilus et lâattraction de sa lumiĂšreĂ©lectrique pouvaient renouveler sans cesse.
Ces divers produits de la mer furent immĂ©diatement affalĂ©s par lepanneau vers les cambuses, destinĂ©s, les uns Ă ĂȘtre mangĂ©s frais, les autresĂ ĂȘtre conservĂ©s.
La pĂȘche finie, la provision dâair renouvelĂ©e, je pensais que le Nautilusallait reprendre son excursion sous-marine, et je me prĂ©parais Ă regagner machambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autreprĂ©ambule :
« Voyez cet OcĂ©an, monsieur le professeur, nâest-il pas douĂ© dâune vierĂ©elle ? Nâa-t-il pas ses colĂšres et ses tendresses ? Hier, il sâest endormicomme nous, et le voilĂ qui se rĂ©veille aprĂšs une nuit paisible. »
Ni bonjour, ni bonsoir ! NâeĂ»t-on pas dit que cet Ă©trange personnagecontinuait avec moi une conversation dĂ©jĂ commencĂ©e ?
« Regardez, reprit-il, il sâĂ©veille sous les caresses du soleil ! Il va revivrede son existence diurne ! Câest une intĂ©ressante Ă©tude que de suivre le jeu deson organisme. Il possĂšde un pouls, des artĂšres, il a ses spasmes, et je donneraison Ă ce savant Maury, qui a dĂ©couvert en lui une circulation aussi rĂ©elleque la circulation sanguine chez les animaux. »
Il est certain que le capitaine Nemo nâattendait de moi aucune rĂ©ponse, etil me parut inutile de lui prodiguer les « Ăvidemment », les « Ă coup sĂ»r »,et les « Vous avez raison ». Il se parlait plutĂŽt Ă lui-mĂȘme, prenant de longstemps entre chaque phrase. CâĂ©tait une mĂ©ditation Ă haute voix.
« Oui, dit-il, lâOcĂ©an possĂšde une circulation vĂ©ritable, et, pour laprovoquer, il a suffi au CrĂ©ateur de toutes choses de multiplier en lui lecalorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crĂ©e des densitĂ©sdiffĂ©rentes, qui amĂšnent les courants et les contre-courants. LâĂ©vaporation,nulle aux rĂ©gions hyperborĂ©ennes, trĂšs active dans les zones Ă©quatoriales,constitue un Ă©change permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. Enoutre, jâai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment lavraie respiration de lâOcĂ©an. Jâai vu la molĂ©cule dâeau de mer, Ă©chauffĂ©e Ă la
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surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densitĂ©Ă deux degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, puis, se refroidissant encore, devenir pluslĂ©gĂšre et remonter. Vous verrez au pĂŽle les consĂ©quences de ce phĂ©nomĂšne,et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prĂ©voyante nature, lacongĂ©lation ne peut jamais se produire quâĂ la surface des eaux. »
Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : « LepÎle ! Est-ce que cet audacieux personnage prétend nous conduire jusque-là ! »
Cependant le capitaine sâĂ©tait tu, et regardait cet Ă©lĂ©ment sicomplĂštement, si incessamment Ă©tudiĂ© par lui. Puis reprenant :
« Les sels, dit-il, sont en quantitĂ© considĂ©rable dans la mer, monsieur leprofesseur, et si vous enleviez tous ceux quâelle contient en dissolution, vousen feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, Ă©talĂ©e surle globe, formerait une couche de plus de dix mĂštres de hauteur. Et ne croyezpas que la prĂ©sence de ces sels ne soit due quâĂ un caprice de la nature !Non. Ils rendent les eaux marines moins Ă©vaporables, et empĂȘchent les ventsde leur enlever une trop grande quantitĂ© de vapeurs, qui, en se rĂ©solvant,submergeraient les zones tempĂ©rĂ©es. RĂŽle immense, rĂŽle de pondĂ©rateurdans lâĂ©conomie gĂ©nĂ©rale du globe ! »
Le capitaine Nemo sâarrĂȘta, se leva mĂȘme, fit quelques pas sur la plate-forme et revint vers moi :
« Quant aux infusoires, reprit-il, quant Ă ces milliards dâanimalcules quiexistent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pourpeser un milligramme, leur rĂŽle nâest pas moins important. Ils absorbentles sels marins, ils sâassimilent les Ă©lĂ©ments solides de lâeau, et, vĂ©ritablesfaiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrĂ©pores !Et alors la goutte dâeau, privĂ©e de son aliment minĂ©ral, sâallĂšge, remonteĂ la surface, y absorbe les sels abandonnĂ©s par lâĂ©vaporation, sâalourdit,redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux Ă©lĂ©ments Ă absorber.De lĂ , un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement,toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les continents, plus exubĂ©rante,plus infinie, sâĂ©panouissant dans toutes les parties de cet OcĂ©an, Ă©lĂ©ment demort pour lâhomme, a-t-on dit, Ă©lĂ©ment de vie pour des myriades dâanimaux,â et pour moi ! »
Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait enmoi une extraordinaire Ă©motion.
« Aussi, ajouta-t-il, lĂ est la vraie existence ! Et je concevrais la fondationde villes nautiques, dâagglomĂ©rations de maisons sous-marines, qui, commele Nautilus, reviendraient respirer chaque matin Ă la surface des mers,villes libres, sâil en fut, citĂ©s indĂ©pendantes ! Et encore, qui sait si quelquedespote⊠»
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Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis sâadressantdirectement Ă moi, comme pour chasser une pensĂ©e funeste :
« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est laprofondeur de lâOcĂ©an ?
â Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ontappris.
â Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrĂŽle au besoin ?â En voici quelques-uns, rĂ©pondis-je, qui me reviennent Ă la mĂ©moire.
Si je ne me trompe, on a trouvĂ© une profondeur moyenne de huit milledeux cent mĂštres dans lâAtlantique nord, et de deux mille cinq cents mĂštresdans la MĂ©diterranĂ©e. Les plus remarquables sondes ont Ă©tĂ© faites danslâAtlantique sud, prĂšs du trente-cinquiĂšme degrĂ©, et elles ont donnĂ© douzemille mĂštres, quatorze mille quatre-vingt-onze mĂštres et quinze mille centquarante-neuf mĂštres. En somme, on estime que si le fond de la mer Ă©taitnivelĂ©, sa profondeur moyenne serait de sept kilomĂštres environ.
â Bien, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, nous vousmontrerons mieux que cela, je lâespĂšre. Quant Ă la profondeur moyenne decette partie du Pacifique, je vous apprendrai quâelle est seulement de quatremille mĂštres. »
Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut parlâĂ©chelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. LâhĂ©lice se mit aussitĂŽten mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles Ă lâheure.
Pendant les jours, pendant les semaines qui sâĂ©coulĂšrent, le capitaineNemo fut trĂšs sobre de visites. Je ne le vis quâĂ de rares intervalles. Sonsecond faisait rĂ©guliĂšrement le point que je trouvais reportĂ© sur la carte, detelle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus.
Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avaitracontĂ© Ă son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadienregrettait de ne nous avoir point accompagnĂ©s. Mais jâespĂ©rais quelâoccasion se reprĂ©senterait de visiter les forĂȘts ocĂ©aniennes.
Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salonsâouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pĂ©nĂ©trer les mystĂšres dumonde sous-marin.
La direction gĂ©nĂ©rale du Nautilus Ă©tait sud-est, et il se maintenait entrecent mĂštres et cent cinquante mĂštres de profondeur. Un jour, cependant,par je ne sais quel caprice, entraĂźnĂ© diagonalement au moyen de ses plansinclinĂ©s, il atteignit les couches dâeau situĂ©es par deux mille mĂštres. LethermomĂštre indiquait une tempĂ©rature de 4°, 25 centigrades, tempĂ©raturequi, sous cette profondeur, paraĂźt ĂȘtre commune Ă toutes les latitudes.
Le 26 novembre, à trois heures du matin, le Nautilus franchit le tropiquedu Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich,
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oĂč lâillustre Cook trouva la mort, le 14 fĂ©vrier 1779. Nous avions alorsfait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de dĂ©part. Lematin, lorsque jâarrivai sur la plate-forme, jâaperçus, Ă deux milles sous levent, HaouaĂŻ, la plus considĂ©rable des sept Ăźles qui forment cet archipel. Jedistinguai nettement sa lisiĂšre cultivĂ©e, les diverses chaĂźnes de montagnesqui courent parallĂšlement Ă la cĂŽte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, Ă©levĂ© de cinq mille mĂštres au-dessus du niveau de la mer. Entre autresĂ©chantillons de ces parages, les filets rapportĂšrent des flabellaires pavonĂ©es,polypes comprimĂ©s de forme gracieuse, et qui sont particuliers Ă cette partiede lâOcĂ©an.
La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupa lâĂ©quateur, le 1erdĂ©cembre, par 142° de longitude, et le 4 du mĂȘme mois, aprĂšs une rapidetraversĂ©e que ne signala aucun incident, nous eĂ»mes connaissance du groupedes Marquises. Jâaperçus Ă trois milles, par 8° 57âde latitude sud et 139°32âde longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de cegroupe qui appartient Ă la France. Je vis seulement les montagnes boisĂ©esqui se dessinaient Ă lâhorizon, car le capitaine Nemo nâaimait pas Ă rallierles terres. LĂ , les filets rapportĂšrent de beaux spĂ©cimens de poissons, deschoryphĂšnes aux nageoires azurĂ©es et Ă la queue dâor, dont la chair estsans rivale au monde, des hologymnoses Ă peu prĂšs dĂ©pourvus dâĂ©cailles,mais dâun goĂ»t exquis, des ostorhinques Ă mĂąchoire osseuse, des thasardsjaunĂątres qui valaient la bonite, tous poissons dignes dâĂȘtre classĂ©s Ă lâofficedu bord.
AprĂšs avoir quittĂ© ces Ăźles charmantes protĂ©gĂ©es par le pavillon français,du 4 au 11 dĂ©cembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles.Cette navigation fut marquĂ©e par la rencontre dâune immense troupe decalmars, curieux mollusques, trĂšs voisins de la seiche. Les pĂȘcheurs françaisles dĂ©signent sous le nom dâencornets, et ils appartiennent Ă la classe descĂ©phalopodes et Ă la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux lesseiches et les argonautes. Ces animaux furent particuliĂšrement Ă©tudiĂ©s parles naturalistes de lâantiquitĂ©, et ils fournissaient de nombreuses mĂ©taphoresaux orateurs de lâAgora, en mĂȘme temps quâun plat excellent Ă la table desriches citoyens, sâil faut en croire AthĂ©nĂ©e, mĂ©decin grec, qui vivait avantGallien.
Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 dĂ©cembre que le Nautilus rencontracette armĂ©e de mollusques qui sont particuliĂšrement nocturnes. On pouvaitles compter par millions. Ils Ă©migraient des zones tempĂ©rĂ©es vers les zonesplus chaudes, en suivant lâitinĂ©raire des harengs et des sardines. Nous lesregardions Ă travers les Ă©paisses vitres de cristal, nageant Ă reculons avec uneextrĂȘme rapiditĂ©, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivantles poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangĂ©s des gros, et
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agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur aimplantĂ©s sur la tĂȘte, comme une chevelure de serpents pneumatiques. LeNautilus, malgrĂ© sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu decette troupe dâanimaux, et ses filets en ramenĂšrent une innombrable quantitĂ©,oĂč je reconnus les neuf espĂšces que dâOrbigny a classĂ©es pour lâocĂ©anPacifique.
On le voit, pendant cette traversĂ©e, la mer prodiguait incessamment sesplus merveilleux spectacles. Elle les variait Ă lâinfini. Elle changeait sondĂ©cor et sa mise en scĂšne pour le plaisir de nos yeux, et nous Ă©tions appelĂ©snon seulement Ă contempler les Ćuvres du CrĂ©ateur au milieu de lâĂ©lĂ©mentliquide, mais encore Ă pĂ©nĂ©trer les plus redoutables mystĂšres de lâOcĂ©an.
Pendant la journĂ©e du 11 dĂ©cembre, jâĂ©tais occupĂ© Ă lire dans le grandsalon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneauxentrouverts. Le Nautilus Ă©tait immobile. Ses rĂ©servoirs remplis. Il se tenait Ă une profondeur de mille mĂštres, rĂ©gion peu habitĂ©e des ocĂ©ans, dans laquelleles gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.
Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean MacĂ©, les Serviteursde lâestomac, et jâen savourais les leçons ingĂ©nieuses, lorsque Conseilinterrompit ma lecture.
« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il dâune voix singuliĂšre.â Quây a-t-il donc, Conseil ?â Que monsieur regarde. »Je me levai, jâallai mâaccouder devant la vitre, et je regardai.En pleine lumiĂšre Ă©lectrique, une Ă©norme masse noirĂątre, immobile, se
tenait suspendue au milieu des eaux. Je lâobservai attentivement, cherchantĂ reconnaĂźtre la nature de ce gigantesque cĂ©tacĂ©. Mais une pensĂ©e traversasubitement mon esprit.
« Un navire ! mâĂ©criai-je.â Oui, rĂ©pondit le Canadien, un bĂątiment dĂ©semparĂ© qui a coulĂ© Ă pic ! »Ned Land ne se trompait pas. Nous Ă©tions en prĂ©sence dâun navire, dont
les haubans coupĂ©s pendaient encore Ă leurs cadĂšnes. Sa coque paraissaitĂȘtre en bon Ă©tat, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Troistronçons de mĂąts, rasĂ©s Ă deux pieds au-dessus du pont, indiquaient quece navire engagĂ© avait dĂ» sacrifier sa mĂąture. Mais, couchĂ© sur le flanc,il sâĂ©tait rempli, et il donnait encore la bande Ă bĂąbord. Triste spectacleque celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encorela vue de son pont oĂč quelques cadavres, amarrĂ©s par des cordes, gisaientencore ! Jâen comptai quatre, â quatre hommes, dont lâun se tenait debout augouvernail, â puis une femme Ă demi sortie par la claire-voie de la dunette, et
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tenant un enfant dans ses bras. Cette femme Ă©tait jeune. Je pus reconnaĂźtre,vivement Ă©clairĂ©s par les feux du Nautilus, ses traits que lâeau nâavait pasencore dĂ©composĂ©s. Dans un suprĂȘme effort, elle avait Ă©levĂ© au-dessus desa tĂȘte son enfant, pauvre petit ĂȘtre dont les bras enlaçaient le cou de samĂšre ! Lâattitude des quatre marins me parut effrayante, tordus quâils Ă©taientdans des mouvements convulsifs, et morts en faisant un dernier effort poursâarracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face netteet grave, ses cheveux grisonnants collĂ©s Ă son front, la main crispĂ©e Ă laroue du gouvernail, le timonier semblait conduire son trois-mĂąts naufragĂ© Ă travers les profondeurs de lâOcĂ©an !
Quelle scĂšne ! Nous Ă©tions muets, le cĆur palpitant devant ce naufragepris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographiĂ© Ă sa derniĂšre minute ! Et jevoyais dĂ©jĂ sâavancer, lâĆil en feu, dâĂ©normes squales, attirĂ©s par cet appĂątde chair humaine !
Cependant le Nautilus, Ă©voluant, tourna autour du navire submergĂ©, et,un instant, je pus lire sur son tableau dâarriĂšre :
Florida, Sunderland.
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XIXVanikoro
Ce terrible spectacle inaugurait la sĂ©rie des catastrophes maritimes que leNautilus devait rencontrer sur sa route. Depuis quâil parcourait des mers plusfrĂ©quentĂ©es, nous apercevions souvent des coques de navires qui achevaientde pourrir entre deux eaux, et, plus profondĂ©ment, sur le sol, des canons, desboulets, des ancres, des chaĂźnes et mille autres objets de fer que la rouilledĂ©vorait.
Cependant, toujours entraĂźnĂ©s par ce Nautilus, oĂč nous vivions commeisolĂ©s, le 11 dĂ©cembre, nous eĂ»mes connaissance de lâarchipel des Pomotou,ancien « Groupe Dangereux » de Bougainville, qui sâĂ©tend sur un espacede cinq cents lieues de lâest-sud-est Ă lâouest-nord-ouest, entre 13° 30âet23° 50âde latitude sud, et 125° 30âet 151° 30âde longitude ouest, depuislâĂźle Ducie jusquâĂ lâĂźle Lazaref. Cet archipel couvre une superficie de troiscent soixante-dix lieues carrĂ©es, et il est formĂ© dâune soixantaine de groupesdâĂźles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France aimposĂ© son protectorat. Ces Ăźles sont coralligĂšnes. Un soulĂšvement lent,mais continu, provoquĂ© par le travail des polypes, les reliera un jour entreelles. Puis, cette nouvelle Ăźle se soudera plus tard aux archipels voisins, et uncinquiĂšme continent sâĂ©tendra depuis la Nouvelle-ZĂ©lande et la Nouvelle-CalĂ©donie jusquâaux Marquises.
Le jour oĂč je dĂ©veloppai cette thĂ©orie devant le capitaine Nemo, il merĂ©pondit froidement :
« Ce ne sont pas de nouveaux continents quâil faut Ă la terre, mais denouveaux hommes ! »
Les hasards de sa navigation avaient prĂ©cisĂ©ment conduit le Nautilusvers lâĂźle Clermont-Tonnerre, lâune des plus curieuses du groupe, qui futdĂ©couverte en 1822 par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors Ă©tudierce systĂšme madrĂ©porique auquel sont dues les Ăźles de cet OcĂ©an.
Les madrĂ©pores, quâil faut se garder de confondre avec les coraux, ont untissu revĂȘtu dâun encroĂ»tement calcaire, et les modifications de sa structureont amenĂ© M. Milne Edwards, mon illustre maĂźtre, Ă les classer en cinqsections. Les petits animalcules qui sĂ©crĂštent ce polypier vivent par milliardsau fond de leurs cellules. Ce sont leurs dĂ©pĂŽts calcaires qui deviennentrochers, rĂ©cifs, Ăźlots, Ăźles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant unlagon ou petit lac intĂ©rieur, que des brĂšches mettent en communication avecla mer. LĂ , ils figurent des barriĂšres de rĂ©cifs semblables Ă celles qui existentsur les cĂŽtes de la Nouvelle-CalĂ©donie et de diverses Ăźles des Pomotou. Endâautres endroits, comme Ă la RĂ©union et Ă Maurice, ils Ă©lĂšvent des rĂ©cifs
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frangĂ©s, hautes murailles droites, prĂšs desquelles les profondeurs de lâOcĂ©ansont considĂ©rables.
En prolongeant Ă quelques encablures seulement les accores de lâĂźleClermont-Tonnerre, jâadmirai lâouvrage gigantesque accompli par cestravailleurs microscopiques. Ces murailles Ă©taient spĂ©cialement lâĆuvre desmadrĂ©poraires dĂ©signĂ©s par les noms de millepores, de porites, dâastrĂ©eset de mĂ©andrines. Ces polypes se dĂ©veloppent particuliĂšrement dans lescouches agitĂ©es de la surface de la mer, et, par consĂ©quent, câest parleur partie supĂ©rieure quâils commencent ces substructions, lesquellessâenfoncent peu Ă peu avec les dĂ©bris de sĂ©crĂ©tions qui les supportent. Telleest, du reste, la thĂ©orie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation desatolls, â thĂ©orie supĂ©rieure, selon moi, Ă celle qui donne pour base auxtravaux madrĂ©poriques des sommets de montagnes ou de volcans, immergĂ©sĂ quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.
Je pus observer de trÚs prÚs ces curieuses murailles, car, à leur aplomb,la sonde accusait plus de trois cents mÚtres de profondeur, et nos nappesélectriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.
RĂ©pondant Ă une question que me posa Conseil sur la durĂ©edâaccroissement de ces barriĂšres colossales, je lâĂ©tonnai beaucoup en luidisant que les savants portaient cet accroissement Ă un huitiĂšme de poucepar siĂšcle.
« Donc, pour Ă©lever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?âŠâ Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge
singuliĂšrement les jours bibliques. Dâailleurs, la formation de la houille,câest-Ă -dire la minĂ©ralisation des forĂȘts enlisĂ©es par les dĂ©luges, et lerefroidissement des roches basaltiques ont exigĂ© un temps beaucoup plusconsidĂ©rable. Mais jâajouterai que les jours de la Bible ne sont que desĂ©poques et non lâintervalle qui sâĂ©coule entre deux levers de soleil, car,dâaprĂšs la Bible elle-mĂȘme, le soleil ne date pas du premier jour de lacrĂ©ation. »
Lorsque le Nautilus revint Ă la surface de lâOcĂ©an, je pus embrasser danstout son dĂ©veloppement cette Ăźle de Clermont-Tonnerre, basse et boisĂ©e.Ses roches madrĂ©poriques furent Ă©videmment fertilisĂ©es par les trombeset les tempĂȘtes. Un jour, quelque graine, enlevĂ©e par lâouragan aux terresvoisines, tomba sur ces couches calcaires, mĂȘlĂ©es des dĂ©tritus dĂ©composĂ©sde poissons et de plantes marines qui formĂšrent lâhumus vĂ©gĂ©tal. Une noixde coco, poussĂ©e par les lames, arriva sur cette cĂŽte nouvelle. Le germe pritracine. Lâarbre, grandissant, arrĂȘta la vapeur dâeau. Le ruisseau naquit. LavĂ©gĂ©tation gagna peu Ă peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes,abordĂšrent sur des troncs arrachĂ©s aux Ăźles du vent. Les tortues vinrentpondre leurs Ćufs. Les oiseaux nichĂšrent dans les jeunes arbres. De cette
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façon, la vie animale se dĂ©veloppa, et, attirĂ© par la verdure et la fertilitĂ©,lâhomme apparut. Ainsi se formĂšrent ces Ăźles, Ćuvres immenses dâanimauxmicroscopiques.
Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans lâĂ©loignement, et la routedu Nautilus se modifia dâune maniĂšre sensible. AprĂšs avoir touchĂ© letropique du Capricorne par le cent trente-cinquiĂšme degrĂ© de longitude, ilse dirigea vers lâouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale.Quoique le soleil de lâĂ©tĂ© fĂ»t prodigue de ses rayons, nous ne souffrionsaucunement de la chaleur, car Ă trente ou quarante mĂštres au-dessous delâeau, la tempĂ©rature ne sâĂ©levait pas au-dessus de dix Ă douze degrĂ©s.
Le 15 dĂ©cembre, nous laissions dans lâest le sĂ©duisant archipel de laSociĂ©tĂ© et la gracieuse Tahiti, la reine du Pacifique. Jâaperçus le matin,Ă quelques milles sous le vent, les sommets Ă©levĂ©s de cette Ăźle. Ses eauxfournirent aux tables du bord dâexcellents poissons, des maquereaux, desbonites, des albicores et quelques variĂ©tĂ©s dâun serpent de mer nommĂ©murĂ©nophis.
Le Nautilus avait franchi huit cents milles. Neuf mille sept cent vingtmilles Ă©taient relevĂ©s au loch, lorsquâil passa entre lâarchipel de Tonga-Tabou, oĂč pĂ©rirent les Ă©quipages de lâArgo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et lâarchipel des Navigateurs, oĂč fut tuĂ© le capitaine de Langle,lâami de La PĂ©rouse. Puis il eut connaissance de lâarchipel Viti, oĂč lessauvages massacrĂšrent les matelots de lâUnion et le capitaine Bureau, deNantes, commandant lâAimable-JosĂ©phine.
Cet archipel, qui se prolonge sur une Ă©tendue de cent lieues du nord ausud, et sur quatre-vingt-dix lieues de lâest Ă lâouest, est compris entre 6° et2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose dâuncertain nombre dâĂźles, dâilots et dâĂ©cueils, parmi lesquels on remarque lesĂźles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.
Ce fut Tasman qui dĂ©couvrit ce groupe en 1643, lâannĂ©e mĂȘme oĂčTorricelli inventait le baromĂštre, et oĂč Louis XIV montait sur le trĂŽne.Je laisse Ă penser lequel de ces trois faits fut le plus utile Ă lâhumanitĂ©.Vinrent ensuite Cook en 1714, dâEntrecasteaux en 1793, et enfin DumontdâUrville, en 1827, qui dĂ©brouilla tout le chaos gĂ©ographique de cet archipel.Le Nautilus sâapprocha de la baie de Wailea, thĂ©Ăątre des terribles aventuresde ce capitaine Dillon, qui, le premier, Ă©claira le mystĂšre du naufrage de LaPĂ©rouse.
Cette baie, draguĂ©e Ă plusieurs reprises, fournit abondamment des huĂźtresexcellentes. Nous en mangeĂąmes immodĂ©rĂ©ment, aprĂšs les avoir ouvertessur notre table mĂȘme, suivant le prĂ©cepte de SĂ©nĂšque. Ces mollusquesappartenaient Ă lâespĂšce connue sous le nom dâostrea lamellosa, qui esttrĂšs commune en Corse. Ce banc de Wailea devait ĂȘtre considĂ©rable, et,
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certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomĂ©rationsfiniraient par combler les baies, puisque lâon compte jusquâĂ deux millionsdâĆufs dans un seul individu.
Et si maĂźtre Ned Land nâeut pas Ă se repentir de sa gloutonnerie encette circonstance, câest que lâhuĂźtre est le seul mets qui ne provoquejamais dâindigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines deces mollusques acĂ©phales pour fournir les trois cent quinze grammes desubstance azotĂ©e nĂ©cessaires Ă la nourriture quotidienne dâun seul homme.
Le 25 dĂ©cembre, le Nautilus naviguait au milieu de lâarchipel desNouvelles-HĂ©brides que Quiros dĂ©couvrit en 1606, que Bougainvilleexplora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupese compose principalement de neuf grandes Ăźles, et forme une bande de centvingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° delatitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passĂąmes assez prĂšs delâĂźle dâAurou, qui, au moment des observations de midi, mâapparut commeune masse de bois verts, dominĂ©e par un pic dâune grande hauteur.
Ce jour-lĂ , câĂ©tait NoĂ«l, et Ned Land me sembla regretter vivementla cĂ©lĂ©bration du « Christmas », la vĂ©ritable fĂȘte de la famille, dont lesprotestants sont fanatiques.
Je nâavais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours,quand, le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours lâair dâunhomme qui vous a quittĂ© depuis cinq minutes.
JâĂ©tais occupĂ© Ă reconnaĂźtre sur le planisphĂšre la route du Nautilus. Lecapitaine sâapprocha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ceseul mot :
« Vanikoro. »CâĂ©tait le nom des Ăźlots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La
PĂ©rouse. Je me relevai subitement.« Le Nautilus nous porte Ă Vanikoro ? demandai-je.â Oui, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine.â Et je pourrai visiter ces Ăźles cĂ©lĂšbres oĂč se brisĂšrent la Boussole et
lâAstrolabe ?â Si cela vous plaĂźt, monsieur le professeur.â Quand serons-nous Ă Vanikoro ?â Nous y sommes, monsieur le professeur. »Suivi du capitaine Nemo, je montai sur la plate-forme, et, de lĂ , mes
regards parcoururent avidement lâhorizon.Dans le nord-est Ă©mergeaient deux Ăźles volcaniques dâinĂ©gale grandeur,
entourĂ©es dâun rĂ©cif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. NousĂ©tions en prĂ©sence de lâĂźle de Vanikoro proprement dite, Ă laquelle DumontdâUrville imposa le nom dâĂźle de la Recherche, et prĂ©cisĂ©ment devant le
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petit havre de Vanou, situĂ© par 16° 4âde latitude sud et 164° 32âde longitudeest. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusquâauxsommets de lâintĂ©rieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre centsoixante-seize toises.
Le Nautilus, aprĂšs avoir franchi la ceinture extĂ©rieure de roches parune Ă©troite passe, se trouva en dedans des brisants, oĂč la mer avait uneprofondeur de trente Ă quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage despalĂ©tuviers, jâaperçus une douzaine de sauvages qui montrĂšrent une extrĂȘmesurprise Ă notre approche. Dans ce long corps noirĂątre, sâavançant Ă fleurdâeau, ne voyaient-ils pas quelque cĂ©tacĂ© formidable dont ils devaient sedĂ©fier ?
En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais dunaufrage de La PĂ©rouse.
« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui rĂ©pondis-je.â Et pourriez-vous mâapprendre ce que tout le monde en sait ? ajouta-t-
il dâun ton un peu ironique.â TrĂšs facilement. »Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont dâUrville avaient
fait connaßtre, travaux dont voici le résumé trÚs succinct.La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyés par
Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ilsmontaient les corvettes la Boussole et lâAstrolabe, qui ne reparurent plus.
En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deuxcorvettes, arma deux grandes flĂ»tes, la Recherche et lâEspĂ©rance. Ces flĂ»tesquittĂšrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni dâEntrecasteaux.Deux mois aprĂšs, on apprenait par la dĂ©position dâun certain Bowen,commandant lâAlbermale, que des dĂ©bris de navires avaient Ă©tĂ© vus surles cĂŽtes de la Nouvelle-GĂ©orgie. Mais dâEntrecasteaux, ignorant cettecommunication, â assez incertaine dâailleurs, â se dirigea vers les Ăźles delâAmirautĂ©, dĂ©signĂ©es dans un rapport du capitaine Hunter comme Ă©tant lelieu du naufrage de La PĂ©rouse.
Ses recherches furent vaines. LâEspĂ©rance et la Recherche passĂšrentmĂȘme devant Vanikoro sans sây arrĂȘter, et, en somme, ce voyage fut trĂšsmalheureux, car il coĂ»ta la vie Ă dâEntrecasteaux, Ă deux de ses seconds etĂ plusieurs marins de son Ă©quipage.
Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier,retrouva les traces indiscutables des naufragĂ©s. Le 15 mai 1824, son navire,le Saint-Patrick, passa prĂšs de lâĂźle de Tikopia, lâune des Nouvelles-HĂ©brides. LĂ , un lascar, lâayant accostĂ© dans une pirogue, lui vendit unepoignĂ©e dâĂ©pĂ©e en argent qui portait lâempreinte de caractĂšres gravĂ©s auburin. Ce lascar prĂ©tendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un
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sĂ©jour Ă Vanikoro, il avait vu deux EuropĂ©ens qui appartenaient Ă des naviresĂ©chouĂ©s depuis de longues annĂ©es sur les rĂ©cifs de lâĂźle.
Dillon devina quâil sâagissait des navires de La PĂ©rouse, dont ladisparition avait Ă©mu le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, oĂč, suivantle lascar, se trouvaient de nombreux dĂ©bris du naufrage ; mais les vents etles courants lâen empĂȘchĂšrent.
Dillon revint Ă Calcutta. LĂ , il sut intĂ©resser Ă sa dĂ©couverte la SociĂ©tĂ©asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nomde la Recherche, fut mis Ă sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827,accompagnĂ© dâun agent français.
La Recherche, aprĂšs avoir relĂąchĂ© sur plusieurs points du Pacifique,mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce mĂȘme havre de Vanou,oĂč le Nautilus flottait en ce moment.
LĂ , Dillon recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles defer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit,des dĂ©bris dâinstruments dâastronomie, un morceau de couronnement et unecloche en bronze portant cette inscription : « Bazin mâa fait », marque de lafonderie de lâarsenal de Brest vers 1785. Le doute nâĂ©tait donc plus possible.
Dillon, complĂ©tant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistrejusquâau mois dâoctobre. Puis il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-ZĂ©lande, mouilla Ă Calcutta le 7 avril 1828, et revint en France, oĂč il fut trĂšssympathiquement accueilli par Charles X.
Mais, Ă ce moment, Dumont dâUrville, sans avoir eu connaissance destravaux de Dillon, Ă©tait dĂ©jĂ parti pour chercher ailleurs le thĂ©Ăątre dunaufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports dâun baleinier quedes mĂ©dailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains dessauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-CalĂ©donie.
Dumont dâUrville, commandant lâAstrolabe, avait donc pris la mer, et,deux mois aprĂšs que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devantHobart-Town. LĂ , il avait connaissance des rĂ©sultats obtenus par Dillon,et de plus il apprenait quâun certain James Hobbs, second de lâUnion, deCalcutta, ayant pris terre sur une Ăźle situĂ©e par 8° 18âde latitude sud et 156°30âde longitude est, avait remarquĂ© des barres de fer et des Ă©toffes rougesdont se servaient les naturels de ces parages.
Dumont dâUrville, assez perplexe, et ne sachant sâil devait ajouter foiĂ ces rĂ©cits rapportĂ©s par des journaux peu dignes de confiance, se dĂ©cidacependant Ă se lancer sur les traces de Dillon.
Le 10 fĂ©vrier 1828, lâAstrolabe se prĂ©senta devant Tikopia, prit pourguide et interprĂšte un dĂ©serteur fixĂ© sur cette Ăźle, fit route vers Vanikoro, eneut connaissance le 12 fĂ©vrier, prolongea ses rĂ©cifs jusquâau 14, et, le 20seulement, il mouilla au dedans de la barriĂšre, dans le havre de Vanou.
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Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de lâĂźle et rapportĂšrent quelquesdĂ©bris peu importants. Les naturels, adoptant un systĂšme de dĂ©nĂ©gations etde faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduitetrĂšs louche laissa croire quâils avaient maltraitĂ© les naufragĂ©s, et, en effet, ilssemblaient craindre que Dumont dâUrville ne fĂ»t venu venger La PĂ©rouseet ses infortunĂ©s compagnons.
Cependant, le 26, dĂ©cidĂ©s par des prĂ©sents, et comprenant quâils nâavaientĂ craindre aucune reprĂ©saille, ils conduisirent le second, M. Jaquinot, sur lethĂ©Ăątre du naufrage.
LĂ , par trois ou quatre brasses dâeau, entre les rĂ©cifs Pacou et Vanou,gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empĂątĂ©sdans les concrĂ©tions calcaires. La chaloupe et la baleiniĂšre de lâAstrolabefurent dirigĂ©es vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leursĂ©quipages parvinrent Ă retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, uncanon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.
Dumont dâUrville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La PĂ©rouse,aprĂšs avoir perdu ses deux navires sur les rĂ©cifs de lâĂźle, avait construit unbĂątiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois⊠OĂč ? on ne savait.
Le commandant de lâAstrolabe fit alors Ă©lever, sous une touffe demangliers, un cĂ©notaphe Ă la mĂ©moire du cĂ©lĂšbre navigateur et de sescompagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur unebase de coraux, et dans laquelle nâentra aucune ferrure qui pĂ»t tenter lacupiditĂ© des naturels.
Puis Dumont dâUrville voulut partir ; mais ses Ă©quipages Ă©taient minĂ©spar les fiĂšvres de ces cĂŽtes malsaines, et trĂšs malade lui-mĂȘme, il ne putappareiller que le 17 mars.
Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont dâUrville nefĂ»t pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyĂ© Ă Vanikoro la corvettela Bayonnaise, commandĂ©e par Legoarant de Tromelin, qui Ă©tait en stationsur la cĂŽte ouest de lâAmĂ©rique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro,quelques mois aprĂšs le dĂ©part de lâAstrolabe, ne trouva aucun documentnouveau, mais constata que les sauvages avaient respectĂ© le mausolĂ©e de LaPĂ©rouse.
Telle est la substance du rĂ©cit que je fis au capitaine Nemo.« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore oĂč est allĂ© pĂ©rir ce troisiĂšme navire
construit par les naufragĂ©s sur lâĂźle de Vanikoro ?â On ne sait. »Le capitaine Nemo ne rĂ©pondit rien, et me fit signe de le suivre au grand
salon. Le Nautilus sâenfonça de quelques mĂštres au-dessous des flots, et lespanneaux sâouvrirent.
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Je me prĂ©cipitai vers la vitre et sous ces empĂątements de coraux,revĂȘtus de fongies, de syphonules, dâalcyons, de cariophyllĂ©es, Ă traversdes myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, despomphĂ©rides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains dĂ©bris queles dragues nâavaient pu arracher, des Ă©triers de fer, des ancres, des canons,des boulets, une garniture de cabestan, une Ă©trave, tous objets provenant desnavires naufragĂ©s et maintenant tapissĂ©s de fleurs vivantes.
Et pendant que je regardais ces Ă©paves dĂ©solĂ©es, le capitaine Nemo medit dâune voix grave :
« Le commandant La PĂ©rouse partit le 7 dĂ©cembre 1785 avec ses naviresla Boussole et lâAstrolabe. Il mouilla dâabord Ă Botany-Bay, visita lâarchipeldes Amis, la Nouvelle-CalĂ©donie, se dirigea vers Santa-Cruz et relĂącha Ă Namouka, lâune des iles du groupe HapaĂŻ. Puis, ses navires arrivĂšrent surles rĂ©cifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, touchasur la cĂŽte mĂ©ridionale. LâAstrolabe vint Ă son secours et sâĂ©choua de mĂȘme.Le premier navire se dĂ©truisit presque immĂ©diatement. Le second, engravĂ©sous le vent, rĂ©sista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueilaux naufragĂ©s. Ceux-ci sâinstallĂšrent dans lâĂźle et construisirent un bĂątimentplus petit avec les dĂ©bris des deux grands. Quelques matelots restĂšrentvolontairement Ă Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec LaPĂ©rouse. Ils se dirigĂšrent vers les Ăźles Salomon, et ils pĂ©rirent, corps et biens,sur la cĂŽte occidentale de lâĂźle principale du groupe, entre les caps DĂ©ceptionet Satisfaction.
â Et comment le savez-vous ? mâĂ©criai-je.â Voici ce que jâai trouvĂ© sur le lieu mĂȘme de ce dernier naufrage ! »Le capitaine Nemo me montra une boĂźte de fer-blanc, estampillĂ©e aux
armes de France, et toute corrodĂ©e par les eaux salines. Il lâouvrit, et je visune liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles.
CâĂ©taient les instructions mĂȘmes du ministre de la marine au commandantLa PĂ©rouse, annotĂ©es en marge de la main de Louis XVI !
« Ah ! câest une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo.Câest une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que,mes compagnons et moi, nous nâen ayons jamais dâautre ! »
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XXLe détroit de TorrÚs
Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilus, abandonna les paragesde Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction était sud-ouest, et, entrois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui séparent le groupede La Pérouse de la pointe sud-est de la Papouasie.
Le 1er janvier 1868, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-forme.
« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de luisouhaiter une bonne année ?
â Comment donc, Conseil ! mais exactement comme si jâĂ©tais Ă Paris,dans mon cabinet du Jardin des Plantes. Jâaccepte tes vĆux et je tâenremercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par « une bonneannĂ©e », dans les circonstances oĂč nous nous trouvons. Est-ce lâannĂ©e quiamĂšnera la fin de notre emprisonnement, ou lâannĂ©e qui verra se continuercet Ă©trange voyage ?
â Ma foi, rĂ©pondit Conseil, je ne sais trop que dire Ă monsieur. Il estcertain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois,nous nâavons pas eu le temps de nous ennuyer. La derniĂšre merveille esttoujours la plus Ă©tonnante, et si cette progression se maintient, je ne saispas comment cela finira. Mâest avis que nous ne retrouverons jamais uneoccasion semblable.
â Jamais, Conseil.â En outre, M. Nemo, qui justifie bien son nom latin, nâest pas plus gĂȘnant
que sâil nâexistait pas.â Comme tu le dis, Conseil.â Je pense donc, nâen dĂ©plaise Ă monsieur, quâune bonne annĂ©e serait une
annĂ©e qui nous permettrait de tout voirâŠâ De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-ĂȘtre long. Mais quâen pense Ned
Land ?â Ned Land pense exactement le contraire de moi, rĂ©pondit Conseil. Câest
un esprit positif et un estomac impĂ©rieux. Regarder les poissons et toujoursen manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela neconvient pas Ă un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et quele brandy ou le gin, pris dans une proportion modĂ©rĂ©e, nâeffrayent guĂšre !
â Pour mon compte, Conseil, ce nâest point lĂ ce qui me tourmente, et jemâaccommode trĂšs bien du rĂ©gime du bord.
â Moi de mĂȘme, rĂ©pondit Conseil. Aussi je pense autant Ă rester quemaĂźtre Land Ă prendre la fuite. Donc, si lâannĂ©e qui commence nâest pas
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bonne pour moi, elle le sera pour lui, et rĂ©ciproquement. De cette façon, ily aura toujours quelquâun de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite Ă monsieur ce qui fera plaisir Ă monsieur.
â Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre Ă plus tard laquestion des Ă©trennes, et de les remplacer provisoirement par une bonnepoignĂ©e de main. Je nâai que cela sur moi.
â Monsieur nâa jamais Ă©tĂ© si gĂ©nĂ©reux, » rĂ©pondit Conseil.Et lĂ -dessus le brave garçon sâen alla.Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit
cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de dĂ©part dansles mers du Japon. Devant lâĂ©peron du Nautilus sâĂ©tendaient les dangereuxparages de la mer de Corail, sur la cĂŽte nord-est de lâAustralie. Notre bateauprolongeait Ă une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequelles navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bĂątiment quemontait Cook donna sur un roc, et sâil ne coula pas, ce fut grĂące Ă cettecirconstance que le morceau de corail, dĂ©tachĂ© au choc, resta engagĂ© dansla coque entrouverte.
Jâaurais vivement souhaitĂ© de visiter ce rĂ©cif long de trois cent soixantelieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensitĂ©formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce momentles plans inclinĂ©s du Nautilus nous entraĂźnaient Ă une grande profondeur, etje ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligĂšnes. Je dus me contenterdes divers Ă©chantillons de poissons rapportĂ©s par nos filets. Je remarquai,entre autres, des germons, espĂšces de scombres grands comme des thons,aux flancs bleuĂątres et rayĂ©s de bandes transversales qui disparaissentavec la vie de lâanimal. Ces poissons nous accompagnaient par troupeset fournirent Ă notre table une chair excessivement dĂ©licate. On prit aussiun grand nombre de spares vertors, longs dâun demi-dĂ©cimĂštre, ayant legoĂ»t de la dorade, et des pyrapĂšdes volants, vĂ©ritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eauxde leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes,je trouvai dans les mailles du chalut diverses espĂšces dâalcyonaires, desoursins, des marteaux, des Ă©perons, des cadrans, des cĂ©rites, des hyalles. Laflore Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par de belles algues flottantes, des laminaires et desmacrocystes, imprĂ©gnĂ©es du mucilage qui transsudait Ă travers leurs pores,et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma geliniaroĂŻde, quifut classĂ©e parmi les curiositĂ©s naturelles du musĂ©e.
Deux jours aprĂšs avoir traversĂ© la mer de Corail, le 4 janvier, nous eĂ»mesconnaissance des cĂŽtes de la Papouasie. Ă cette occasion, le capitaine Nemomâapprit que son intention Ă©tait de gagner lâocĂ©an Indien par le dĂ©troit de
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TorrÚs. Sa communication se borna là . Ned vit avec plaisir que cette routele rapprochait des mers européennes.
Ce détroit de TorrÚs est regardé comme non moins dangereux par lesécueils dont il est hérissé que par les sauvages habitants qui fréquententses cÎtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la grande ßle de la Papouasie,nommée aussi Nouvelle-Guinée.
La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large,et une superficie de quarante mille lieues gĂ©ographiques. Elle est situĂ©e, enlatitude, entre 0° 19âet 10° 2âsud, et en longitude, entre 128° 23âet 146°15â. Ă midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, jâaperçusles sommets des monts Arfalxs, Ă©levĂ©s par plans et terminĂ©s par des pitonsaigus.
Cette terre, dĂ©couverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, futvisitĂ©e successivement par don JosĂ© de MenesĂšs en 1526, par Grijalva en1527, par le gĂ©nĂ©ral espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortezen 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruic en 1753, parTasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest,Mac Cluer, par dâEntrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et parDumont dâUrville en 1827. « Câest le foyer des noirs qui occupent toute laMalaisie », a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guĂšre que les hasards decette navigation allaient me mettre en prĂ©sence des redoutables AndamĂšnes.
Le Nautilus se prĂ©senta donc Ă lâentrĂ©e du plus dangereux dĂ©troit duglobe, de celui que les plus hardis navigateurs osent Ă peine franchir, dĂ©troitque Louis Paz de TorrĂšs affronta en revenant des mers du Sud dans laMĂ©lanĂ©sie, et dans lequel, en 1840, les corvettes Ă©chouĂ©es de DumontdâUrville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautiluslui-mĂȘme, supĂ©rieur Ă tous les dangers de la mer, allait cependant faireconnaissance avec les rĂ©cifs coralliens.
Le dĂ©troit de TorrĂšs a environ trente-quatre lieues de large, mais il estobstruĂ© par une innombrable quantitĂ© dâĂźles, dâĂźlots, de brisants, de rochers,qui rendent sa navigation presque impraticable. En consĂ©quence, le capitaineNemo prit toutes les prĂ©cautions voulues pour le traverser. Le Nautilus,flottant Ă fleur dâeau, sâavançait Ă une allure modĂ©rĂ©e. Son hĂ©lice, commeune queue de cĂ©tacĂ©, battait les flots avec lenteur.
Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi nous avions prisplace sur la plate-forme toujours dĂ©serte. Devant nous sâĂ©levait la cage dutimonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait ĂȘtre lĂ , dirigeantlui-mĂȘme le Nautilus.
Jâavais sous les yeux les excellentes cartes du dĂ©troit de TorrĂšs levĂ©eset dressĂ©es par lâingĂ©nieur hydrographe Vincendon Dumoulin et lâenseignede vaisseau Coupvent-Desbois, maintenant amiral, â qui faisaient partie
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de lâĂ©tat-major de Dumont dâUrville pendant son dernier voyage decircumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleurescartes qui puissent servir Ă dĂ©brouiller lâimbroglio de cet Ă©troit passage, etje les consultais avec une scrupuleuse attention.
Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant des flots,qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi,se brisait sur les coraux dont la tĂȘte Ă©mergeait çà et lĂ .
« VoilĂ une mauvaise mer ! me dit Ned Land.â DĂ©testable, en effet, rĂ©pondis-je, et qui ne convient guĂšre Ă un bĂątiment
tel que le Nautilus.â Il faut, reprit le Canadien, que ce damnĂ© capitaine soit certain de sa
route, car je vois là des pùtés de coraux qui mettraient sa coque en millepiÚces si elle les effleurait seulement ! »
En effet, la situation Ă©tait pĂ©rilleuse, mais le Nautilus semblait se glissercomme par enchantement au milieu de ces furieux Ă©cueils. Il ne suivait pasexactement la route de lâAstrolabe et de la ZĂ©lĂ©e qui fut fatale Ă DumontdâUrville. Il prit plus au nord, rangea lâĂźle Murray, et revint au sud-ouestvers le passage de Cumberland. Je croyais quâil allait y donner franchement,quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, Ă travers une grandequantitĂ© dâĂźles et dâĂźlots peu connus, vers lâĂźle Tound et le canal Mauvais.
Je me demandais dĂ©jĂ si le capitaine Nemo, imprudent jusquâĂ la folie,voulait engager son navire dans cette passe oĂč touchĂšrent les deux corvettesde Dumont dâUrville, quand modifiant une seconde fois sa direction etcoupant droit Ă lâouest, il se dirigea vers File Gueboroar.
Il Ă©tait alors trois heures aprĂšs midi. Le flot se cassait, la marĂ©e Ă©taitpresque pleine. Le Nautilus sâapprocha de cette Ăźle, que je vois encore avecsa remarquable lisiĂšre de pendanus. Nous la rangions Ă moins de deux milles.
Soudain un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre unécueil, et il demeurait immobile, donnant une légÚre gßte sur bùbord.
Quand je me relevai, jâaperçus sur la plateforme le capitaine Nemo et sonsecond. Ils examinaient la situation du navire, Ă©changeant quelques motsdans leur incomprĂ©hensible idiome.
Voici quelle Ă©tait cette situation. Ă deux milles par tribord, apparaissaitlâĂźle Gueboroar, dont la cĂŽte sâarrondissait du nord Ă lâouest, comme unimmense bras. Vers le sud et lâest se montraient dĂ©jĂ quelques tĂȘtes de corauxque le jusant laissait Ă dĂ©couvert. Nous nous Ă©tions Ă©chouĂ©s au plein et dansune de ces mers oĂč les marĂ©es sont mĂ©diocres, circonstance fĂącheuse pourle renflouage du Nautilus. Cependant le navire nâavait aucunement souffert,tant sa coque Ă©tait solidement liĂ©e. Mais sâil ne pouvait ni couler ni sâouvrir,il risquait fort dâĂȘtre Ă jamais attachĂ© sur ces Ă©cueils, et alors câen Ă©tait faitde lâappareil sous-marin du capitaine Nemo.
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Je rĂ©flĂ©chissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maĂźtrede lui, ne paraissant ni Ă©mu ni contrariĂ©, sâapprocha :
« Un accident ? lui dis-je.â Non, un incident, me rĂ©pondit-il.â Mais un incident, rĂ©pliquai-je, qui vous obligera peut-ĂȘtre Ă redevenir
un habitant de ces terres que vous fuyez ! »Le capitaine Nemo me regarda dâun air singulier, et fit un geste nĂ©gatif.
CâĂ©tait me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais Ă remettreles pieds sur un continent. Puis il dit :
« Dâailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus nâest pas en perdition. Il voustransportera encore au milieu des merveilles de lâOcĂ©an. Notre voyage nefait que commencer, et je ne dĂ©sire pas me priver si vite de lâhonneur devotre compagnie.
â Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironiquede cette phrase, le Nautilus sâest Ă©chouĂ© au moment de la pleine mer. Or lesmarĂ©es ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez dĂ©lesterle Nautilus, â ce qui me paraĂźt impossible, â je ne vois pas comment il serarenflouĂ©.
â Les marĂ©es ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison,monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, mais, au dĂ©troit deTorrĂšs, on trouve encore une diffĂ©rence dâun mĂštre et demi entre le niveaudes hautes et des basses mers. Câest aujourdâhui le 4 janvier, et dans cinqjours la pleine lune. Or je serai bien Ă©tonnĂ© si ce complaisant satellite nesoulĂšve pas suffisamment ces masses dâeau, et ne me rend pas un serviceque je ne veux devoir quâĂ lui seul. »
Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit Ă lâintĂ©rieurdu Nautilus. Quant au bĂątiment, il demeurait immobile comme si les polypescoraliens lâeussent dĂ©jĂ maçonnĂ© dans leur indestructible ciment.
« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi aprÚs le départdu capitaine.
â Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marĂ©e du 9, car ilparaĂźt que la lune aura la complaisance de nous remettre Ă flot.
â Tout simplement ?â Tout simplement.â Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine
sur ses chaĂźnes, et tout faire pour se dĂ©haler ?â Puisque la marĂ©e suffira, » rĂ©pondit simplement Conseil.Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les Ă©paules. CâĂ©tait le marin
qui parlait en lui.« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que
ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il nâest
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bon quâĂ vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de faussercompagnie au capitaine Nemo.
â Ami Ned, rĂ©pondis-je, je ne dĂ©sespĂšre pas comme vous de ce vaillantNautilus, et dans quatre jours nous saurons Ă quoi nous en tenir sur lesmarĂ©es du Pacifique. Dâailleurs, le conseil de fuir pourrait ĂȘtre opportun sinous Ă©tions en vue des cĂŽtes de lâAngleterre ou de la Provence, mais dansles parages de la Papouasie câest autre chose, et il sera toujours temps dâenvenir Ă cette extrĂ©mitĂ©, si le Nautilus ne parvient pas Ă se relever ; ce que jeregarderais comme un Ă©vĂšnement grave.
â Mais ne saurait-on tĂąter, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land. VoilĂ une Ăźle. Sur cette Ăźle il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux terrestres,des porteurs de cĂŽtelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiersquelques coups de dents.
â Ici, lâami Ned a raison, dit Conseil, et je me range Ă son avis. Monsieurne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter Ă terre, ne fĂ»t-ce que pour ne pas perdre lâhabitude de fouler du pied les partiessolides de notre planĂšte ?
â Je peux le lui demander, rĂ©pondis-je, mais il refusera.â Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons Ă quoi nous en
tenir sur lâamabilitĂ© du capitaine. Ȉ ma grande surprise, le capitaine Nemo mâaccorda la permission que je
lui demandais. Il le fit mĂȘme avec beaucoup de grĂące et dâempressement,sans avoir exigĂ© de moi la promesse de revenir Ă bord. Mais une fuite Ă travers les terres de la Nouvelle-GuinĂ©e eĂ»t Ă©tĂ© trĂšs pĂ©rilleuse, et je nâauraispas conseillĂ© Ă Ned Land de la tenter. Mieux valait ĂȘtre prisonnier Ă bord duNautilus que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie.
Le canot fut mis Ă notre disposition pour le lendemain matin. Je necherchai pas Ă savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensaimĂȘme quâaucun homme de lâĂ©quipage ne nous conduirait, et que Ned Landserait seul chargĂ© de diriger lâembarcation. Dâailleurs, la terre se trouvait Ă deux milles au plus, et ce nâĂ©tait quâun jeu pour le Canadien de mener celĂ©ger canot entre les lignes de rĂ©cifs si fatales aux grands navires.
Le lendemain 5 janvier, le canot dĂ©pontĂ© fut arrachĂ© de son alvĂ©ole etlancĂ© Ă la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent Ă cetteopĂ©ration. Les avirons Ă©taient dans lâembarcation, et nous nâavions plus quâĂ y prendre place.
à huit heures, armés de fusils électriques et de haches, nous débordionsdu Nautilus. La mer était assez calme. Une petite brise soufflait de terre.Conseil et moi, placés aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Nedgouvernait dans les étroites passes que les brisants laissaient entre eux. Lecanot se maniait bien et filait rapidement.
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Ned Land ne pouvait contenir sa joie. CâĂ©tait un prisonnier Ă©chappĂ© desa prison, et il ne songeait guĂšre quâil lui faudrait y rentrer.
« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, etquelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dispas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser,et un morceau de fraßche venaison, grillé sur des charbons ardents, varieraagréablement notre ordinaire.
â Gourmand ! rĂ©pondait Conseil, il mâen fait venir lâeau Ă la bouche.â Il reste Ă savoir, dis-je, si ces forĂȘts sont giboyeuses, et si le gibier nây
est pas de telle taille quâil ne puisse lui-mĂȘme chasser le chasseur.â Bon ! monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, dont les dents
semblaient ĂȘtre affutĂ©es comme un tranchant de hache, mais je mangerai dutigre, de lâaloyau de tigre, sâil nây a pas dâautre quadrupĂšde dans cette Ăźle.
â Lâami Ned est inquiĂ©tant, rĂ©pondit Conseil.â Quel quâil soit, reprit Ned Land, tout animal Ă quatre pattes sans plumes,
ou Ă deux pattes avec plumes, sera saluĂ© de mon premier coup de fusil.â Bon ! rĂ©pondis-je, voilĂ les imprudences de maĂźtre Land qui vont
recommencer !â Nâayez pas peur, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, et nagez
ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mot dema façon. »
Ă huit heures et demie, le canot du Nautilus venait sâĂ©chouer doucementsur une grĂšve de sable, aprĂšs avoir heureusement franchi lâanneaucoralligĂšne qui entourait lâĂźle de Gueboroar.
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XXIQuelques jours Ă terre
Je fus assez vivement impressionnĂ© en touchant terre. Ned Land essayaitle sol du pied, comme pour en prendre possession. Il nây avait pourtantque deux mois que nous Ă©tions, suivant lâexpression du capitaine Nemo,les « passagers du Nautilus », câest-Ă -dire, en rĂ©alitĂ©, les prisonniers de soncommandant.
En quelques minutes, nous fĂ»mes Ă une portĂ©e de fusil de la cĂŽte. Lesol Ă©tait presque entiĂšrement madrĂ©porique, mais certains lits de torrentsdessĂ©chĂ©s, semĂ©s de dĂ©bris granitiques, dĂ©montraient que cette Ăźle Ă©tait dueĂ une formation primordiale. Tout lâhorizon se cachait derriĂšre un rideaude forĂȘts admirables. Des arbres Ă©normes, dont la taille atteignait parfoisdeux cents pieds, se reliaient lâun Ă lâautre par des guirlandes de lianes, vraishamacs naturels que berçait une brise lĂ©gĂšre. CâĂ©taient des mimosas, desficus, des casuarinas, des tecks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers,mĂ©langĂ©s Ă profusion, et sous lâabri de leur voĂ»te verdoyante, au pied deleur stipe gigantesque, croissaient des orchidĂ©es, des lĂ©gumineuses et desfougĂšres.
Mais, sans remarquer tous ces beaux Ă©chantillons de la florepapouasienne, le Canadien abandonna lâagrĂ©able pour lâutile. Il aperçut uncocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bĂ»mes leur lait,nous mangeĂąmes leur amande avec une satisfaction qui protestait contrelâordinaire du Nautilus.
« Excellent ! disait Ned Land.â Exquis ! rĂ©pondait Conseil.â Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo sâoppose Ă ce que
nous introduisions une cargaison de cocos Ă son bord ?â Je ne le crois pas, rĂ©pondis-je, mais il nây voudra pas goĂ»ter !â Tant pis pour lui ! dit Conseil.â Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage.â Un mot seulement, maĂźtre Land, dis-je au harponneur qui se disposait
Ă ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais, avant dâenremplir le canot, il me paraĂźt sage de reconnaĂźtre si lâĂźle ne produit pasquelque substance non moins utile. Des lĂ©gumes frais seraient bien reçus Ă lâoffice du Nautilus.
â Monsieur a raison, rĂ©pondit Conseil, et je propose de rĂ©server troisplaces dans notre embarcation, lâune pour les fruits, lâautre pour les lĂ©gumes,
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et la troisiĂšme pour la venaison, dont je nâai pas encore entrevu le plus minceĂ©chantillon.
â Conseil, il ne faut dĂ©sespĂ©rer de rien, rĂ©pondit le Canadien.â Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons lâĆil aux
aguets. Quoique lâĂźle paraisse inhabitĂ©e, elle pourrait renfermer cependantquelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature dugibier !
â Eh ! eh ! fit Ned Land, avec un mouvement de mĂąchoire trĂšs significatif.â Eh bien, Ned ! sâĂ©cria Conseil.â Ma foi, riposta le Canadien, je commence Ă comprendre les charmes
de lâanthropophagie !â Ned ! Ned ! que dites-vous lĂ ? rĂ©pliqua Conseil. Vous, anthropophage !
Mais je ne serai plus en sûreté prÚs de vous, moi qui partage votre cabine !Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré ?
â Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous mangersans nĂ©cessitĂ©.
â Je ne mây fie pas, rĂ©pondit Conseil. En chasse ! Il faut absolumentabattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, lâun de cesmatins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pourle servir. »
Tandis que sâĂ©changeaient ces divers propos, nous pĂ©nĂ©trions sous lessombres voĂ»tes de la forĂȘt, et, pendant deux heures, nous la parcourĂ»mesen tous sens.
Le hasard servit Ă souhait cette recherche de vĂ©gĂ©taux comestibles, et lâundes plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment prĂ©cieuxqui manquait Ă bord.
Je veux parler de lâarbre Ă pain, trĂšs abondant dans lâĂźle de Gueboroar, etjây remarquai principalement cette variĂ©tĂ© dĂ©pourvue de graines, qui porteen malais le nom de « Rima ».
Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et hautde quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formĂ©e de grandesfeuilles multilobĂ©es, dĂ©signait suffisamment aux yeux dâun naturaliste cet« artocarpus » qui a Ă©tĂ© trĂšs heureusement naturalisĂ© aux Ăźles Mascareignes.De sa masse de verdure se dĂ©tachaient de gros fruits globuleux, largesdâun dĂ©cimĂštre, et pourvus extĂ©rieurement de rugositĂ©s qui prenaient unedisposition hexagonale. Utile vĂ©gĂ©tal dont la nature a gratifiĂ© les rĂ©gionsauxquelles le blĂ© manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruitspendant huit mois de lâannĂ©e.
Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait dĂ©jĂ mangĂ© pendantses nombreux voyages, et il savait prĂ©parer leur substance comestible. Aussileur vue excita-t-elle ses dĂ©sirs, et il nây put tenir plus longtemps.
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« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goĂ»te pas un peu de cette pĂątede lâarbre Ă pain !
â GoĂ»tez, ami Ned, goĂ»tez Ă votre aise. Nous sommes ici pour faire desexpĂ©riences, faisons-les.
â Ce ne sera pas long, » rĂ©pondit le Canadien.Et, armĂ© dâune lentille, il alluma un feu de bois mort qui pĂ©tilla
joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions lesmeilleurs fruits de lâartocarpus. Quelques-uns nâavaient pas encore atteintun degrĂ© suffisant de maturitĂ©, et leur peau Ă©paisse recouvrait une pulpeblanche, mais peu fibreuse. Dâautres en trĂšs grand nombre, jaunĂątres etgĂ©latineux, nâattendaient que le moment dâĂȘtre cueillis.
Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaineà Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, aprÚs les avoir coupés entranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours :
« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !â Surtout quand on en est privĂ© depuis longtemps, dit Conseil.â Ce nâest mĂȘme plus du pain, ajouta le Canadien. Câest une pĂątisserie
dĂ©licate. Vous nâen avez jamais mangĂ©, monsieur ?â Non, Ned.â Eh bien, prĂ©parez-vous Ă absorber une chose succulente. Si vous nây
revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu fut
complĂštement charbonnĂ©e. Ă lâintĂ©rieur apparaissait une pĂąte blanche, sortede mie tendre, dont la saveur rappelait celle de lâartichaut.
Il faut lâavouer, ce pain Ă©tait excellent, et jâen mangeai avec grand plaisir.« Malheureusement, dis-je, une telle pĂąte ne peut se garder fraĂźche, et il
me paraĂźt inutile dâen faire une provision pour le bord.â Par exemple, monsieur ! sâĂ©cria Ned Land. Vous parlez lĂ comme un
naturaliste ; mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites unerécolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.
â Et comment les prĂ©parerez-vous ? demandai-je au Canadien.â En fabriquant avec leur pulpe une pĂąte fermentĂ©e qui se gardera
indĂ©finiment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai lâemployer, je la feraicuire Ă la cuisine du bord, et, malgrĂ© sa saveur un peu acide, vous la trouverezexcellente.
â Alors, maĂźtre Ned, je vois quâil ne manque rien Ă ce pain ?âŠâ Si, monsieur le professeur, rĂ©pondit le Canadien, il y manque quelques
fruits ou tout au moins quelques lĂ©gumes !â Cherchons les fruits et les lĂ©gumes. »Lorsque notre rĂ©colte fut terminĂ©e, nous nous mĂźmes en route pour
compléter ce dßner « terrestre ».
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Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions faitune ample provision de bananes. Ces produits dĂ©licieux de la zone torridemĂ»rissent pendant toute lâannĂ©e, et les Malais, qui leur ont donnĂ© le nomde « pisang », les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes nousrecueillĂźmes des jaks Ă©normes dont le goĂ»t est trĂšs accusĂ©, des manguessavoureuses et des ananas dâune grosseur invraisemblable. Mais cette rĂ©colteprit une grande partie de notre temps, que, dâailleurs, il nây avait pas lieude regretter.
Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant,et, pendant sa promenade Ă travers la forĂȘt, il glanait dâune main sĂ»redâexcellents fruits qui devaient complĂ©ter sa provision.
« Enfin, demanda Conseil, il ne nous manque plus rien, ami Ned ?â Hum ! fit le Canadien.â Quoi ! vous vous plaignez ?â Tous ces vĂ©gĂ©taux ne peuvent constituer un repas, rĂ©pondit Ned. Câest
la fin dâun repas, câest un dessert. Mais le potage ? mais le rĂŽti ?â En effet, dis-je, Ned nous avait promis des cĂŽtelettes qui me semblent
fort problĂ©matiques.â Monsieur, rĂ©pondit le Canadien, non seulement la chasse nâest pas finie,
mais elle nâest mĂȘme pas commencĂ©e. Patience ! nous finirons bien parrencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce nâest pas en cetendroit, ce sera dans un autreâŠ
â Et si ce nâest pas aujourdâhui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il nefaut pas trop sâĂ©loigner. Je propose mĂȘme de revenir au canot.
â Quoi ! dĂ©jĂ ! sâĂ©cria Ned.â Nous devons ĂȘtre de retour avant la nuit, dis-je.â Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien.â Deux heures, au moins, rĂ©pondit Conseil.â Comme le temps passe sur ce sol ferme ! sâĂ©crie maĂźtre Ned Land avec
un soupir de regret.â En route, » rĂ©pondit Conseil.Nous revĂźnmes Ă travers la forĂȘt, et nous complĂ©tĂąmes notre rĂ©colte en
faisant une razzia de choux-palmistes quâil fallut cueillir Ă la cime des arbres,de petits haricots que je reconnus pour ĂȘtre les « abrou » des Malais, etdâignamos dâune qualitĂ© supĂ©rieure.
Nous Ă©tions surchargĂ©s quand nous arrivĂąmes au canot. Cependant NedLand ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa.Au moment de sâembarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq Ă trente pieds, qui appartenaient Ă lâespĂšce des palmiers. Ces arbres,aussi prĂ©cieux que lâartocarpus, sont justement comptĂ©s parmi les plus utilesproduits de la Malaisie.
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CâĂ©taient des sagoutiers, vĂ©gĂ©taux qui croissent sans culture, sereproduisant, comme les mĂ»riers, par leurs rejetons et leurs graines.
Ned Land connaissait la maniÚre de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et,la maniant avec une grande vigueur, il eut bientÎt couché sur le sol deux outrois sagoutiers, dont la maturité se reconnaissait à la poussiÚre blanche quisaupoudrait leurs palmes.
Je le regardai faire plutĂŽt avec les yeux dâun naturaliste quâavec lesyeux dâun homme affamĂ©. Il commença par enlever Ă chaque tronc unebande dâĂ©corce, Ă©paisse dâun pouce, qui recouvrait un rĂ©seau de fibresallongĂ©es formant dâinextricables nĆuds, que mastiquait une sorte de farinegommeuse. Cette farine, câĂ©tait le sagou, substance comestible qui sertprincipalement Ă lâalimentation des populations mĂ©lanĂ©siennes.
Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs parmorceaux, comme il eĂ»t fait de bois Ă brĂ»ler, se rĂ©servant dâen extraire plustard la farine, de la passer dans une Ă©toffe afin de la sĂ©parer de ses ligamentsfibreux, dâen faire Ă©vaporer lâhumiditĂ© au soleil, et de la laisser durcir dansdes moules.
Enfin, Ă cinq heures du soir, chargĂ©s de toutes nos richesses, nousquittions le rivage de lâĂźle, et, une demi-heure aprĂšs, nous accostions leNautilus. Personne ne parut Ă notre arrivĂ©e. LâĂ©norme cylindre de tĂŽlesemblait dĂ©sert. Les provisions embarquĂ©es, je descendis Ă ma chambre. Jâytrouvai mon souper prĂȘt. Je mangeai, puis je mâendormis.
Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau Ă bord. Pas un bruit Ă lâintĂ©rieur,pas un signe de vie. Le canot Ă©tait restĂ© le long du Nautilus, Ă la place mĂȘmeoĂč nous lâavions laissĂ©. Nous rĂ©solĂ»mes de retourner Ă lâĂźle de Gueboroar.Ned Land espĂ©rait ĂȘtre plus heureux que la veille au point de vue du chasseur,et dĂ©sirait visiter une autre partie de la forĂȘt.
Au lever du soleil nous Ă©tions en route. Lâembarcation, enlevĂ©e par le flotqui portait Ă terre, atteignit lâĂźle en peu dâinstants.
Nous dĂ©barquĂąmes, et, pensant quâil valait mieux sâen rapporter Ă lâinstinct du Canadien, nous suivĂźmes Ned Land, dont les longues jambesmenaçaient de nous distancer.
Ned Land remonta la cĂŽte vers lâouest, puis, passant Ă guĂ© quelques lits detorrents, il gagna la haute plaine que bordaient dâadmirables forĂȘts. Quelquesmartins-pĂȘcheurs rĂŽdaient le long des cours dâeau, mais ils ne se laissĂšrentpas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient Ă quoi sâen tenir sur des bipĂšdes de notre espĂšce, et jâen conclus que, si lâĂźlenâĂ©tait pas habitĂ©e, du moins des ĂȘtres humains la frĂ©quentaient.
AprĂšs avoir traversĂ© une assez grande prairie, nous arrivĂąmes Ă la lisiĂšredâun petit bois quâanimaient le chant et le vol dâun grand nombre dâoiseaux.
« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.
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â Mais il y en a qui se mangent ! rĂ©pondit le harponneur.â Point, ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, car je ne vois lĂ que de simples
perroquets.â Ami Conseil, rĂ©pondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux
qui nâont pas autre chose Ă manger.â Et jâajouterai, dis-je, que cet oiseau convenablement prĂ©parĂ©, vaut son
coup de fourchette. »En effet, sous lâĂ©pais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets
voltigeait de branche en branche, nâattendant quâune Ă©ducation plussoignĂ©e pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaienten compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, quisemblaient mĂ©diter quelque problĂšme philosophique, tandis que des lorisdâun rouge Ă©clatant passaient comme un morceau dâĂ©tamine emportĂ© parla brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plusfines nuances de lâazur, et de toute une variĂ©tĂ© de volatiles charmants, maisgĂ©nĂ©ralement peu comestibles.
Cependant, un oiseau particulier Ă ces terres, et qui nâa jamais dĂ©passĂ© lalimite des Ăźles dâArrou et des Ăźles des Papouas, manquait Ă cette collection.Mais le sort me rĂ©servait de lâadmirer avant peu.
AprĂšs avoir traversĂ© un taillis de mĂ©diocre Ă©paisseur, nous avionsretrouvĂ© une plaine obstruĂ©e de buissons. Je vis alors sâenlever demagnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait Ă se diriger contre le vent. Leur vol ondulĂ©, la grĂące de leurs courbes aĂ©riennes,le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je nâeuspas de peine Ă les reconnaĂźtre.
« Des oiseaux de paradis ! mâĂ©criai-je.â Ordre des passereaux, section des clystomores, rĂ©pondit Conseil.â Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.â Je ne crois pas, maĂźtre Land. NĂ©anmoins, je compte sur votre adresse
pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale !On essayera, monsieur le professeur, quoique lâon soit plus habituĂ© Ă
manier le harpon que le fusil. »Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois,
ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. TantĂŽtils disposent des lacets au sommet des arbres Ă©levĂ©s que les paradisiershabitent de prĂ©fĂ©rence. TantĂŽt ils sâen emparent avec une glu tenacequi paralyse leurs mouvements. Ils vont mĂȘme jusquâĂ empoisonner lesfontaines oĂč ces oiseaux ont lâhabitude de boire. Quant Ă nous, nous Ă©tionsrĂ©duits Ă les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre.Et, en effet, nous Ă©puisĂąmes vainement une partie de nos munitions.
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Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui formentle centre de lâĂźle Ă©tait franchi, et nous nâavions encore rien tuĂ©. La faimnous aiguillonnait. Les chasseurs sâĂ©taient fiĂ©s au produit de leur chasse, etils avaient eu tort. TrĂšs heureusement, Conseil, Ă sa grande surprise, fit uncoup double et assura le dĂ©jeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier,qui, lestement plumĂ©s et suspendus Ă une brochette, rĂŽtirent devant un feuardent de bois mort. Pendant que ces intĂ©ressants animaux cuisaient, NedprĂ©para des fruits de lâartocarpus. Puis le pigeon et le ramier furent dĂ©vorĂ©sjusquâaux os et dĂ©clarĂ©s excellents. La muscade, dont ils ont lâhabitude dese gaver, parfume leur chair et en fait un manger dĂ©licieux.
â « Câest comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.â Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien.â Un gibier Ă quatre pattes, monsieur Aronnax, rĂ©pondit Ned Land. Tous
ces pigeons ne sont que des hors-dâĆuvre et amusettes de la bouche. Aussi,tant que je nâaurai pas tuĂ© un animal Ă cĂŽtelettes, je ne serai pas content.
â Ni moi, Ned, si je nâattrape pas un paradisier.â Continuons donc la chasse, rĂ©pondit Conseil, mais en revenant vers la
mer. Nous sommes arrivĂ©s aux premiĂšres pentes des montagnes, et je pensequâil vaut mieux regagner la rĂ©gion des forĂȘts. »
CâĂ©tait un avis sensĂ© et il fut suivi. AprĂšs une heure de marche, nousavions atteint une vĂ©ritable forĂȘt de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifsfuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dĂ©robaient Ă notre approche,et vĂ©ritablement je dĂ©sespĂ©rais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchaiten avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint Ă moi,rapportant un magnifique paradisier.
« Ah ! bravo ! Conseil, mâĂ©criai-je.â Monsieur est bien bon, rĂ©pondit Conseil.â Mais non, mon garçon. Tu as fait lĂ un coup de maĂźtre. Prendre un de
ces oiseaux vivants, et le prendre Ă la main !â Si monsieur veut lâexaminer de prĂšs, il verra que je nâai pas eu grand
mĂ©rite.â Et pourquoi, Conseil ?â Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.â Ivre ?â Oui, monsieur, ivre des muscades quâil dĂ©vorait sous le muscadier oĂč
je lâai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de lâintempĂ©rance !â Mille diables ! riposta le Canadien. Pour ce que jâai bu de gin depuis
deux mois, ce nâest pas la peine de me le reprocher ! »Cependant, jâexaminais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas.
Le paradisier, enivrĂ© par le suc capiteux, Ă©tait rĂ©duit Ă lâimpuissance. Il ne
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pouvait voler. Il marchait Ă peine. Mais cela mâinquiĂ©ta peu, et je le laissaicuver ses muscades.
Cet oiseau appartenait Ă la plus belle des huit espĂšces que lâon compte enPapouasie et dans les Ăźles voisines. CâĂ©tait le paradisier « grand-Ă©meraude »,lâun des plus rares. Il mesurait trois dĂ©cimĂštres de longueur. Sa tĂȘte Ă©taitrelativement petite, ses yeux placĂ©s prĂšs de lâouverture du bec et petits aussi.Mais il offrait une admirable rĂ©union de nuances, Ă©tant jaune de bec, brun depieds et dâongles, noisette aux ailes empourprĂ©es Ă leurs extrĂ©mitĂ©s, jaunepĂąle Ă la tĂȘte et sur le derriĂšre du cou, couleur dâĂ©meraude Ă la gorge, brun-marron au ventre et Ă la poitrine. Deux filets cornĂ©s et duveteux sâĂ©levaientau-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes trĂšs lĂ©gĂšres,dâune finesse admirable, et ils complĂ©taient lâensemble de ce merveilleuxoiseau, que les indigĂšnes ont poĂ©tiquement appelĂ© « lâoiseau du soleil ».
Je souhaitais vivement de pouvoir ramener Ă Paris ce superbe spĂ©cimendes paradisiers, afin dâen faire don au Jardin des Plantes, qui nâen possĂšdepas un seul vivant.
« Câest donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton dâun chasseur quiestime fort peu le gibier au point de vue de lâart.
â TrĂšs rare, mon brave compagnon, et surtout trĂšs difficile Ă prendrevivant. Et mĂȘme morts, ces oiseaux sont encore lâobjet dâun important trafic.Aussi les naturels ont-ils imaginĂ© dâen fabriquer comme on fabrique desperles ou des diamants.
â Quoi ! sâĂ©cria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?â Oui, Conseil.â Et monsieur connaĂźt-il le procĂ©dĂ© des indigĂšnes ?â Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson dâest, perdent ces
magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ontappelĂ©es plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et quâils adaptent adroitement Ă quelque pauvreperruche prĂ©alablement mutilĂ©e. Puis ils teignent la suture, ils vernissentlâoiseau, et ils expĂ©dient aux musĂ©ums et aux amateurs dâEurope cesproduits de leur singuliĂšre industrie.
â Bon ! fit Ned Land, si ce nâest pas lâoiseau, ce sont toujours ses plumes,et tant que lâobjet nâest pas destinĂ© Ă ĂȘtre mangĂ©, je nây vois pas grand mal ! »
Mais si mes dĂ©sirs Ă©taient satisfaits par la possession de ce paradisier,ceux du chasseur canadien ne lâĂ©taient pas encore. Heureusement, versdeux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux queles naturels appellent « bari-outang ». Lâanimal venait Ă propos pour nousprocurer de la vraie viande de quadrupĂšde, et il fut bien reçu. Ned Land se
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montra trÚs glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par la balleélectrique, était tombé raide mort.
Le Canadien le dĂ©pouilla et le vida proprement, aprĂšs en avoir retirĂ© unedemi-douzaine de cĂŽtelettes destinĂ©es Ă fournir une grillade pour le repasdu soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore ĂȘtre marquĂ©e par lesexploits de Ned et de Conseil.
En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe dekanguroos, qui sâenfuirent en bondissant sur leurs pattes Ă©lastiques. Maisces animaux ne dĂ©talĂšrent pas si rapidement que la capsule Ă©lectrique ne pĂ»tles arrĂȘter dans leur course.
« Ah ! monsieur le professeur, sâĂ©cria Ned Land, que la rage duchasseur enivrait, quel gibier excellent, cuit Ă lâĂ©tuvĂ©e surtout ! Quelapprovisionnement pour le Nautilus ! Deux ! trois ! cinq Ă terre ! Et quandje pense que nous dĂ©vorerons toute cette chair, et que ces imbĂ©ciles du bordnâen auront pas miette ! »
Je crois que, dans lâexcĂšs de sa joie, le Canadien, sâil nâavait pastant parlĂ©, aurait massacrĂ© toute la bande ! Mais il se contenta dâunedouzaine de ces marsupiaux, « qui forment le premier ordre des mammifĂšresaplacentaires », dit Conseil. Ces animaux Ă©taient de petite taille. CâĂ©tait uneespĂšce de ces « kanguroos-lapins » qui gĂźtent habituellement dans le creuxdes arbres, et dont la vĂ©locitĂ© est extrĂȘme ; mais, sâils sont de mĂ©diocregrosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimĂ©e.
Nous Ă©tions trĂšs satisfaits des rĂ©sultats de notre chasse. Le joyeux Nedse proposait de revenir le lendemain Ă cette Ăźle enchantĂ©e, quâil voulaitdĂ©peupler de tous quadrupĂšdes comestibles. Mais il comptait sans lesĂ©vĂšnements. Ă six heures du soir, nous avions regagnĂ© la plage. Notre canotĂ©tait Ă©chouĂ© Ă sa place habituelle. Le Nautilus, semblable Ă un long Ă©cueil,Ă©mergeait des flots Ă deux milles du rivage.
Ned Land, sans plus tarder, sâoccupa de la grande affaire du dĂźner. Ilsâentendait admirablement Ă toute cette cuisine. Les cĂŽtelettes de « bari-outang », grillĂ©es sur des charbons, rĂ©pandirent bientĂŽt une dĂ©licieuse odeur,qui parfuma lâatmosphĂšre !
Mais je mâaperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voicien extase devant une grillade de porc frais ! Que lâon me pardonne, commejâai pardonnĂ© Ă maĂźtre Land, et pour les mĂȘmes motifs !
Enfin le dĂźner fut excellent. Deux ramiers complĂ©tĂšrent ce menuextraordinaire. La pĂąte de sagou, le pain de lâartocarpus, quelques mangues,une demi-douzaine dâananas et la liqueur fermentĂ©e de certaines noix decoco nous mirent en joie. Je crois mĂȘme que les idĂ©es de mes dignescompagnons nâavaient pas toute la nettetĂ© dĂ©sirable.
« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ! dit Conseil.
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â Si nous nây retournions jamais ? » ajouta Ned Land.En ce moment une pierre vint tomber Ă nos pieds et coupa court Ă la
proposition du harponneur.
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XXIILa foudre du Capitaine Nemo
Nous avions regardĂ© du cĂŽtĂ© de la forĂȘt, sans nous lever, ma mainsâarrĂȘtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevantson office.
« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mĂ©rite le nomdâaĂ©rolithe. »
Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main deConseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids Ă sonobservation.
LevĂ©s tous les trois, le fusil Ă lâĂ©paule, nous Ă©tions prĂȘts Ă rĂ©pondre Ă toute attaque.
« Sont-ce des singes ? sâĂ©cria Ned Land.â Ă peu prĂšs, rĂ©pondit Conseil, ce sont des sauvages.â Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la mer.Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armĂ©s
dâarcs et de frondes, apparaissaient sur la lisiĂšre dâun taillis, qui masquaitlâhorizon de droite, Ă cent pas Ă peine.
Notre canot Ă©tait Ă©chouĂ© Ă dix toises de nous.Les sauvages sâapprochaient sans courir ; mais ils prodiguaient les
dĂ©monstrations les plus hostiles. Les pierres et les flĂšches pleuvaient.Ned Land nâavait pas voulu abandonner les provisions, et, malgrĂ©
lâimminence du danger, son cochon dâun cĂŽtĂ©, ses kanguroos de lâautre, ildĂ©talait avec une certaine rapiditĂ©.
En deux minutes nous Ă©tions sur la grĂšve. Charger le canot des provisionset des armes, le pousser Ă la mer, armer les deux avirons, ce fut lâaffairedâun instant. Nous nâavions pas gagnĂ© deux encablures, que cent sauvages,hurlant et gesticulant, entrĂšrent dans lâeau jusquâĂ la ceinture. Je regardai sileur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus.Mais non. LâĂ©norme engin, couchĂ© au large, demeurait absolument dĂ©sert.
Vingt minutes plus tard, nous montions Ă bord. Les panneaux Ă©taientouverts. AprĂšs avoir amarrĂ© le canot, nous rentrĂąmes Ă lâintĂ©rieur duNautilus.
Je descendis au salon dâoĂč sâĂ©chappaient quelques accords. Le capitaineNemo Ă©tait lĂ , courbĂ© sur son orgue et plongĂ© dans une extase musicale.
« Capitaine ! » lui dis-je.Il ne mâentendit pas.« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.Il frissonna, et se retournant :
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« Ah ! câest vous, monsieur le professeur, me dit-il. Eh bien, avez-vousfait bonne chasse ? Avez-vous herborisĂ© avec succĂšs ?
â Oui, capitaine, rĂ©pondis-je ; mais nous avons malheureusement ramenĂ©une troupe de bipĂšdes dont le voisinage me paraĂźt inquiĂ©tant.
â Quels bipĂšdes ?â Des sauvages.â Des sauvages ! rĂ©pondit le capitaine Nemo dâun ton ironique. Et vous
vous Ă©tonnez, monsieur le professeur, quâayant mis les pieds sur une desterres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, oĂč nây ena-t-il pas ? Et dâailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelezdes sauvages ?
â Mais, capitaineâŠâ Pour mon compte, monsieur, jâen ai rencontrĂ© partout.â Eh bien, rĂ©pondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir Ă bord du
Nautilus, vous ferez bien de prendre quelques prĂ©cautions.â Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il nây a pas lĂ de quoi se
prĂ©occuper.â Mais ces naturels sont nombreux.â Combien en avez-vous comptĂ© ?â Une centaine, au moins.â Monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo, dont les doigts
sâĂ©taient replacĂ©s sur les touches de lâorgue, quand tous les indigĂšnes de laPapouasie seraient rĂ©unis sur cette plage, le Nautilus nâaurait rien Ă craindrede leurs attaques ! »
Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de lâinstrument, etje remarquai quâil nâen frappait que les touches noires, ce qui donnait Ă sesmĂ©lodies une couleur essentiellement Ă©cossaise. BientĂŽt il eut oubliĂ© maprĂ©sence, et fut plongĂ© dans une rĂȘverie que je ne cherchai plus Ă dissiper.
Je remontai sur la plate-forme. La nuit Ă©tait dĂ©jĂ venue, car, sous cettebasse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crĂ©puscule. Je nâaperçusplus que confusĂ©ment lâĂźle Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumĂ©s surla plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas Ă la quitter.
Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantĂŽt songeant Ă cesindigĂšnes, â mais sans les redouter autrement, car lâimperturbable confiancedu capitaine me gagnait, â tantĂŽt les oubliant pour admirer les splendeurs decette nuit des tropiques. Mon souvenir sâenvolait vers la France, Ă la suitede ces Ă©toiles zodiacales qui devaient lâĂ©clairer dans quelques heures. Lalune resplendissait au milieu des constellations du zĂ©nith. Je pensai alorsque ce fidĂšle et complaisant satellite reviendrait aprĂšs-demain Ă cette mĂȘmeplace, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus Ă son lit de coraux.Vers minuit, voyant que tout Ă©tait tranquille sur les flots assombris aussi
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bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine et je mâendormispaisiblement.
La nuit sâĂ©coula sans mĂ©saventure. Les Papouas sâeffrayaient, sans doute,Ă la seule vue du monstre Ă©chouĂ© dans la baie, car les panneaux, restĂ©souverts, leur eussent offert un accĂšs facile Ă lâintĂ©rieur du Nautilus.
Ă six heures du matin, â 8 janvier, â je remontai sur la plate-forme.Les ombres du matin se levaient. LâĂźle montra bientĂŽt, Ă travers les brumesdissipĂ©es, ses plages dâabord, ses sommets ensuite.
Les indigĂšnes Ă©taient toujours lĂ , plus nombreux que la veille, â cinqou six cents peut-ĂȘtre. Quelques-uns, profitant de la marĂ©e basse, sâĂ©taientavancĂ©s sur les tĂȘtes de coraux, Ă moins de deux encablures du Nautilus.Je les distinguai facilement. CâĂ©taient bien de vĂ©ritables Papouas, Ă tailleathlĂ©tique, hommes de belle race, au front large et Ă©levĂ©, au nez grosmais non Ă©patĂ©, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte enrouge, tranchait sur un corps noir et luisant comme celui des Nubiens.Au lobe de leur oreille, coupĂ© et distendu, pendaient des chapelets en os.Ces sauvages Ă©taient gĂ©nĂ©ralement nus. Parmi eux, je remarquai quelquesfemmes, habillĂ©es, des hanches au genou, dâune vĂ©ritable crinoline dâherbesque soutenait une ceinture vĂ©gĂ©tale. Certains chefs avaient ornĂ© leur coudâun croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous,armĂ©s dâarcs, de flĂšches et de boucliers, portaient Ă leur Ă©paule une sorte defilet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.
Un de ces chefs, assez rapprochĂ© du Nautilus, lâexaminait avec attention.Ce devait ĂȘtre un « mado » de haut rang, car il se drapait dans une natte enfeuilles de bananier, dentelĂ©e sur ses bords et relevĂ©e dâĂ©clatantes couleurs.
Jâaurais pu facilement abattre cet indigĂšne, qui se trouvait Ă petite portĂ©e ;mais je crus quâil valait mieux attendre des dĂ©monstrations vĂ©ritablementhostiles. Entre EuropĂ©ens et sauvages, il convient que les EuropĂ©ensripostent et nâattaquent pas.
Pendant tout le temps de la marĂ©e basse, ces indigĂšnes rĂŽdĂšrent prĂšs duNautilus ; mais ils ne se montrĂšrent pas bruyants. Je les entendais rĂ©pĂ©terfrĂ©quemment le mot « assai », et Ă leurs gestes je compris quâils mâinvitaientĂ aller Ă terre, invitation que je crus devoir dĂ©cliner.
Donc, ce jour-lĂ , le canot ne quitta pas le bord, au grand dĂ©plaisir demaĂźtre Land, qui ne put complĂ©ter ses provisions. Cet adroit Canadienemploya son temps Ă prĂ©parer les viandes et les farines quâil avait rapportĂ©esde lâĂźle Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnĂšrent la terre vers onzeheures du matin, dĂšs que les tĂȘtes de corail commencĂšrent Ă disparaĂźtresous le flot de la marĂ©e montante. Mais je vis leur nombre sâaccroĂźtreconsidĂ©rablement sur la plage. Il Ă©tait probable quâils venaient des Ăźles
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voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant je nâavais pasaperçu une seule pirogue indigĂšne.
Nâayant rien de mieux Ă faire, je songeai Ă draguer ces belles eauxlimpides, qui laissaient voir Ă profusion des coquilles, des zoophytes et desplantes pĂ©lagiennes. CâĂ©tait, dâailleurs, la derniĂšre journĂ©e que le Nautilusallait passer dans ces parages, si toutefois il flottait Ă la pleine mer dulendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo.
Jâappelai donc Conseil, qui mâapporta une petite drague lĂ©gĂšre, Ă peu prĂšssemblable Ă celles qui servent Ă pĂȘcher les huĂźtres.
« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. Nâen dĂ©plaise Ă monsieur, ilsne me semblent pas trĂšs mĂ©chants !
â Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.â On peut ĂȘtre anthropophage et brave homme, rĂ©pondit Conseil, comme
on peut ĂȘtre gourmand et honnĂȘte. Lâun nâexclut pas lâautre.â Bon ! Conseil, je tâaccorde que ce sont dâhonnĂȘtes anthropophages,
et quâils dĂ©vorent honnĂȘtement leurs prisonniers. Cependant, comme je netiens pas Ă ĂȘtre dĂ©vorĂ©, mĂȘme honnĂȘtement, je me tiendrai sur mes gardes,car le commandant du Nautilus ne paraĂźt prendre aucune prĂ©caution. Etmaintenant Ă lâouvrage. »
Pendant deux heures, notre pĂȘche fut activement conduite, mais sansrapporter aucune raretĂ©. La drague sâemplissait dâoreilles de Midas, deharpes, de mĂ©lanies et particuliĂšrement des plus beaux marteaux que jâeussevus jusquâĂ ce jour. Nous prĂźmes aussi quelques holothuries, des huĂźtresperliĂšres et une douzaine de petites tortues qui furent rĂ©servĂ©es pour lâofficedu bord.
Mais, au moment oĂč je mây attendais le moins, je mis la main sur unemerveille, je devrais dire sur une difformitĂ© naturelle, trĂšs rare Ă rencontrer.Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait chargĂ©de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout dâun coup, il me vitplonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage et pousser uncri de conchyliologue, câest-Ă -dire le cri le plus perçant que puisse produireun gosier humain.
« Eh ! quâa donc monsieur ? demanda Conseil, trĂšs surpris. Monsieur a-t-il Ă©tĂ© mordu ?
â Non, mon garçon, et jâeusse volontiers payĂ© dâun doigt ma dĂ©couverte.â Quelle dĂ©couverte ?â Cette coquille, dis-je en montrant lâobjet de mon triomphe.â Mais câest tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des
pectinibranches, classe des gastĂ©ropodes, embranchement des mollusquesâŠâ Oui, Conseil. Mais au lieu dâĂȘtre enroulĂ©e de droite Ă gauche, cette olive
tourne de gauche Ă droite !
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â Est-il possible ? sâĂ©cria Conseil.â Oui, mon garçon, câest une coquille sĂ©nestre !â Une coquille sĂ©nestre ! rĂ©pĂ©tait Conseil, le cĆur palpitant.â Regarde sa spire.â Ah ! monsieur peut mâen croire, dit Conseil en prenant la prĂ©cieuse
coquille dâune main tremblante, mais je nâai jamais Ă©prouvĂ© une Ă©motionpareille ! »
Et il y avait de quoi ĂȘtre Ă©mu ! On sait, en effet, comme lâont fait observerles naturalistes, que la dextrositĂ© est une loi de nature. Les astres et leurssatellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuventde droite Ă gauche. Lâhomme se sert plus souvent de sa main droite quede sa main gauche, et, consĂ©quemment, ses instruments et ses appareils,escaliers, serrures, ressorts de montre, etc., sont combinĂ©s de maniĂšre Ă ĂȘtreemployĂ©s de droite Ă gauche. Or la nature a gĂ©nĂ©ralement suivi cette loipour lâenroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, Ă de raresexceptions, et quand, par hasard, leur spire est sĂ©nestre, les amateurs lespayent au poids de lâor.
Conseil et moi, nous Ă©tions donc plongĂ©s dans la contemplation de notretrĂ©sor, et je me promettais bien dâen enrichir le MusĂ©um, quand une pierre,malencontreusement lancĂ©e par un indigĂšne, vint briser le prĂ©cieux objetdans la main de Conseil.
Je poussai un cri de dĂ©sespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil et visaun sauvage qui balançait sa fronde Ă dix mĂštres de lui. Je voulus lâarrĂȘter,mais son coup partit et cassa le bracelet dâamulettes qui pendait au bras delâindigĂšne.
« Conseil, mâĂ©criai-je, Conseil !â Eh quoi ! Monsieur, ne voit-il pas que ce cannibale a commencĂ©
lâattaque ?â Une coquille ne vaut pas la vie dâun homme ! lui dis-je.â Ah ! le gueux ! sâĂ©cria Conseil. Jâaurais mieux aimĂ© quâil mâeĂ»t cassĂ©
lâĂ©paule ! »Conseil Ă©tait sincĂšre, mais je ne fus pas de son avis. Cependant la situation
avait changĂ© depuis quelques instants, et nous ne nous en Ă©tions pas aperçus.Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Nautilus. Ces pirogues,creusĂ©es dans des troncs dâarbres, longues, Ă©troites, bien combinĂ©es pourla marche, sâĂ©quilibraient au moyen dâun double balancier en bambousqui flottait Ă la surface de lâeau. Elles Ă©taient manĆuvrĂ©es par dâadroitspagayeurs Ă demi nus, et je ne les vis pas sâavancer as inquiĂ©tude.
Il Ă©tait Ă©vident que ces Papouas avaient eu dĂ©jĂ des relations avec lesEuropĂ©ens, et quâils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de ferallongĂ© dans la baie, sans mĂąts, sans cheminĂ©e, que devaient-ils en penser ?
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Rien de bon, car ils sâen Ă©taient dâabord tenus Ă distance respectueuse.Cependant, le voyant immobile, ils reprenaient peu Ă peu confiance etcherchaient Ă se familiariser avec lui. Or câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment cette familiaritĂ©quâil fallait empĂȘcher. Nos armes, auxquelles la dĂ©tonation manquait, nepouvaient produire quâun effet mĂ©diocre sur ces indigĂšnes, qui nâont derespect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements dutonnerre, effrayerait peu les hommes, bien que le danger soit dans lâĂ©clair,non dans le bruit.
En ce moment les pirogues sâapprochĂšrent plus prĂšs du Nautilus, et unenuĂ©e de flĂšches sâabattit sur lui.
« Diable ! il grĂȘle ! dit Conseil, et peut-ĂȘtre une grĂȘle empoisonnĂ©e !â Il faut prĂ©venir le capitaine Nemo », dis-je en rentrant par le panneau.Je descendis au salon. Je nây trouvai personne. Je me hasardai Ă frapper
Ă la porte qui sâouvrait sur la chambre du capitaine.Un « entrez » me rĂ©pondit. Jâentrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongĂ©
dans un calcul ou les x et autres signes algĂ©briques ne manquaient pas.« Je vous dĂ©range ? dis-je par politesse.â En effet, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine ; mais je pense
que vous avez des raisons sĂ©rieuses de me voir ?â TrĂšs sĂ©rieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans
quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centainesde sauvages.
â Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurspirogues ?
â Oui, monsieur.â Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.â PrĂ©cisĂ©ment, et je venais vous direâŠâ Rien nâest plus facile », dit le capitaine Nemo.Et, pressant un bouton Ă©lectrique, il transmit un ordre au poste de
lâĂ©quipage.« VoilĂ qui est fait, monsieur, me dit-il, aprĂšs quelques instants. Le canot
est en place et les panneaux sont fermĂ©s. Vous ne craignez pas, jâimagine,que ces messieurs dĂ©foncent les murailles que les boulets de votre frĂ©gatenâont pu entamer ?
â Non, capitaine ; mais il existe encore un danger.â Lequel, monsieur ?â Câest que demain, quand il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler
lâair du NautilusâŠâ Sans contredit, monsieur, puisque notre bĂątiment respire Ă la maniĂšre
des cétacés.
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â Or, si, Ă ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pascomment vous pourrez les empĂȘcher dâentrer.
â Alors, monsieur, vous supposez quâils monteront Ă bord ?â Jâen suis certain.â Eh bien, monsieur, quâils montent. Je ne vois aucune raison pour les en
empĂȘcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pasque ma visite Ă lâĂźle Gueboroar coĂ»te la vie Ă un seul de ces malheureux ! »
Cela dit, jâallais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et mâinvitaĂ mâasseoir prĂšs de lui. Il me questionna avec intĂ©rĂȘt sur nos excursions Ă terre, sur nos chasses, et nâeut pas lâair de comprendre ce besoin de viandequi passionnait le Canadien. Puis la conversation effleura divers sujets, et,sans ĂȘtre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.
Entre autres choses, nous en vĂźnmes Ă parler de la situation du Nautilus,prĂ©cisĂ©ment Ă©chouĂ© dans ce dĂ©troit oĂč Dumont dâUrville fut sur le point dese perdre. Puis, Ă ce propos :
« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plusintelligents navigateurs que ce dâUrville ! Câest votre capitaine Cook, Ă vousautres Français. InfortunĂ© savant ! Avoir bravĂ© les banquises du pĂŽle Sud, lescoraux de lâOcĂ©anie, les cannibales du Pacifique, pour pĂ©rir misĂ©rablementdans un train de chemin de fer ! Si cet homme Ă©nergique a pu rĂ©flĂ©chirpendant les derniĂšres secondes de son existence, vous figurez-vous quellesont dĂ» ĂȘtre ses suprĂȘmes pensĂ©es ! »
En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait Ă©mu, et je porte cette Ă©motionĂ son actif.
Puis, la carte Ă la main, nous revĂźmes les travaux du navigateur français,ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pĂŽle Sud quiamena la dĂ©couverte des terres AmĂ©lie et Louis-Philippe, enfin ses levĂ©shydrographiques des principales Ăźles de lâOcĂ©anie.
« Ce que votre dâUrville a fait Ă la surface des mers, me dit lecapitaine Nemo, je lâai fait Ă lâintĂ©rieur de lâOcĂ©an, et plus facilement, pluscomplĂštement que lui. LâAstrolabe et la ZĂ©lĂ©e, incessamment ballottĂ©es parles ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail,vĂ©ritablement sĂ©dentaire au milieu des eaux !
â Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre lescorvettes de Dumont dâUrville et le Nautilus.
â Lequel, monsieur ?â Câest que le Nautilus sâest Ă©chouĂ© comme elles !â Le Nautilus ne sâest pas Ă©chouĂ©, monsieur, me rĂ©pondit froidement le
capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les
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pĂ©nibles travaux, les manĆuvres quâimposa Ă dâUrville le renflouage de sescorvettes, je ne les entreprendrai pas. LâAstrolabe et la ZĂ©lĂ©e ont failli pĂ©rir,mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, Ă lâheure dite,la marĂ©e le soulĂšvera paisiblement, et il reprendra sa navigation Ă traversles mers.
â Capitaine, dis-je, je ne doute pasâŠâ Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, Ă deux heures
quarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le détroitde TorrÚs. »
Ces paroles prononcĂ©es dâun ton trĂšs bref, le capitaine Nemo sâinclinalĂ©gĂšrement. CâĂ©tait me donner congĂ©, et je rentrai dans ma chambre.
Là je trouvai Conseil, qui désirait connaßtre le résultat de mon entrevueavec le capitaine.
« Mon garçon, rĂ©pondis-je, lorsque jâai eu lâair de croire que son NautilusĂ©tait menacĂ© par les naturels de la Papouasie, le capitaine mâa rĂ©pondu trĂšsironiquement. Je nâai donc quâune chose Ă te dire : Aie confiance en lui, etva dormir en paix.
â Monsieur nâa pas besoin de mes services ?â Non, mon ami. Que fait Ned Land ?â Que monsieur mâexcuse, rĂ©pondit Conseil, mais lâami Ned
confectionne un pĂątĂ© de kanguroo qui sera une merveille ! »Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. Jâentendais le
bruit des sauvages qui piĂ©tinaient sur la plate-forme en poussant des crisassourdissants. La nuit se passa ainsi et sans que lâĂ©quipage sortĂźt de soninertie habituelle. Il ne sâinquiĂ©tait pas plus de la prĂ©sence de ces cannibalesque les soldats dâun fort blindĂ© ne se prĂ©occupent des fourmis qui courentsur son blindage.
Ă six heures du matin je me levai. Les panneaux nâavaient pas Ă©tĂ© ouverts.Lâair ne fut donc pas renouvelĂ© Ă lâintĂ©rieur, mais les rĂ©servoirs, chargĂ©s Ă toute occurrence, fonctionnĂšrent Ă propos et lancĂšrent quelques mĂštres cubesdâoxygĂšne dans lâatmosphĂšre appauvrie du Nautilus.
Je travaillai dans ma chambre jusquâĂ midi, sans avoir vu, mĂȘme uninstant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire Ă bord aucun prĂ©paratif dedĂ©part.
Jâattendis quelque temps encore, puis je me rendis au grand salon. Lapendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devaitavoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo nâavaitpoint fait une promesse tĂ©mĂ©raire, le Nautilus serait immĂ©diatement dĂ©gagĂ©.Sinon, bien des mois se passeraient avant quâil pĂ»t quitter son lit de corail.
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Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientĂŽtsentir dans la coque du bateau. Jâentendis grincer sur son bordage lesaspĂ©ritĂ©s calcaires du fond corallien.
Ă deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.« Nous allons partir, dit-il.â Ah ! fis-je.â Jâai donnĂ© lâordre dâouvrir les panneaux.â Et les Papouas ?â Les Papouas ? rĂ©pondit le capitaine Nemo, haussant lĂ©gĂšrement les
Ă©paules.â Ne vont-ils pas pĂ©nĂ©trer Ă lâintĂ©rieur du Nautilus.â Et comment ?â En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.â Monsieur Aronnax, rĂ©pondit tranquillement le capitaine Nemo, on
nâentre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, mĂȘme quand ils sontouverts. »
Je regardai le capitaine.« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.â Aucunement.â Eh bien, venez et vous verrez. »Je me dirigeai vers lâescalier central. LĂ , Ned Land et Conseil, trĂšs
intriguĂ©s, regardaient quelques hommes de lâĂ©quipage qui ouvraient lespanneaux, tandis que des cris de rage et dâĂ©pouvantables vocifĂ©rationsrĂ©sonnaient au dehors.
Les mantelets furent rabattus extĂ©rieurement. Vingt figures horriblesapparurent. Mais le premier de ces indigĂšnes qui mit la main sur la rampede lâescalier, rejetĂ© en arriĂšre par je ne sais quelle force invisible, sâenfuitpoussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes.
Dix de ses compagnons lui succĂ©dĂšrent. Dix eurent le mĂȘme sort.Conseil Ă©tait dans lâextase. Ned Land, emportĂ© par ses instincts violents,
sâĂ©lança sur lâescalier. Mais, dĂšs quâil eut saisi la rampe Ă deux mains, il futrenversĂ© Ă son tour.
« Mille diables ! sâĂ©cria-t-il. Je suis foudroyĂ© ? »Ce mot mâexpliqua tout. Ce nâĂ©tait plus une rampe, mais un cĂąble de
mĂ©tal, tout chargĂ© de lâĂ©lectricitĂ© du bord, qui aboutissait Ă la plateforme.Quiconque le touchait ressentait une formidable secousse, et cette secousseeĂ»t Ă©tĂ© mortelle, si le capitaine Nemo eĂ»t lancĂ© dans ce conducteur tout lecourant de ses appareils ! On peut rĂ©ellement dire quâentre ses assaillantset lui, il avait tendu un rĂ©seau Ă©lectrique que nul ne pouvait impunĂ©mentfranchir.
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Cependant les Papouas avaient battu en retraite, affolés de terreur. Nous,moitié riant, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land, quijurait comme un possédé.
Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevĂ© par les derniĂšres ondulations duflot, quitta son lit de corail Ă cette quarantiĂšme minute exactement fixĂ©e parle capitaine. Son hĂ©lice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Puis savitesse sâaccrut peu Ă peu, et, courant Ă la surface de lâOcĂ©an, il abandonnasain et sauf les dangereuses passes du dĂ©troit de TorrĂšs.
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XXIIIĂgri somnia
Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux,avec une vitesse que je ne puis estimer Ă moins de trente-cinq milles Ă lâheure. La rapiditĂ© de son hĂ©lice Ă©tait telle que je ne pouvais ni suivre sestours ni les compter.
Quand je songeais que ce merveilleux agent Ă©lectrique, aprĂšs avoir donnĂ©le mouvement, la chaleur, la lumiĂšre au Nautilus, le protĂ©geait encore contreles attaques extĂ©rieures, et le transformait en une arche sainte Ă laquelle nulprofanateur ne touchait sans ĂȘtre foudroyĂ©, mon admiration nâavait plus debornes, et de lâappareil elle remontait aussitĂŽt Ă lâingĂ©nieur qui lâavait crĂ©Ă©.
Nous marchions directement vers lâouest, et, le 11 janvier, nousdoublĂąmes ce cap Wessel, situĂ© par 135° de longitude et 10° de latitude nord,qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les rĂ©cifs Ă©taient encorenombreux, mais plus clairsemĂ©s et relevĂ©s sur la carte avec une extrĂȘmeprĂ©cision. Le Nautilus Ă©vita facilement les brisants de Money Ă bĂąbord, etles rĂ©cifs Victoria Ă tribord, placĂ©s par 130° de longitude, sur ce dixiĂšmeparallĂšle que nous suivions rigoureusement.
Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivĂ© dans la mer de Timor, avaitconnaissance de lâĂźle de ce nom par 122° de longitude. Cette Ăźle, dont lasuperficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrĂ©es, est gouvernĂ©e par desradjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, câest-Ă -dire issus de la plushaute origine Ă laquelle un ĂȘtre humain puisse prĂ©tendre. Aussi, ces ancĂȘtresĂ©cailleux foisonnent dans les riviĂšres de lâĂźle, et sont lâobjet dâune vĂ©nĂ©rationparticuliĂšre. On les protĂšge, on les gĂąte, on les adule, on les nourrit, on leuroffre des jeunes filles en pĂąture, et malheur Ă lâĂ©tranger qui porte la mainsur ces lĂ©zards sacrĂ©s.
Mais le Nautilus nâeut rien Ă dĂ©mĂȘler avec ces animaux. Timor ne futvisible quâun instant, Ă midi, pendant que le second relevait sa position.Ăgalement, je ne fis quâentrevoir cette petite Ăźle Rotti, qui fait partie dugroupe, et dont les femmes ont une rĂ©putation de beautĂ© trĂšs Ă©tablie sur lesmarchĂ©s malais.
Ă partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, sâinflĂ©chit versle sud-ouest. Le cap fut mis sur lâocĂ©an Indien. OĂč la fantaisie du capitaineNemo allait-elle nous entraĂźner ? Remonterait-il vers les cĂŽtes de lâAsie ?Se rapprocherait-il des rivages de lâEurope ? RĂ©solutions peu probables dela part dâun homme qui fuyait les continents habitĂ©s. Descendrait-il doncvers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance, puis le cap Horn, etpousser au pĂŽle antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ces mers du Pacifique,
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oĂč son Nautilus trouvait une navigation facile et indĂ©pendante ? Lâavenirdevait nous lâapprendre.
AprĂšs avoir prolongĂ© les Ă©cueils de Cartier, dâHibernia, de Seringapatam,de Scott, derniers efforts de lâĂ©lĂ©ment solide contre lâĂ©lĂ©ment liquide, le14 janvier, nous Ă©tions au-delĂ de toutes terres. La vitesse du Nautilus futsinguliĂšrement ralentie, et, trĂšs capricieux dans ses allures, tantĂŽt il nageaitau milieu des eaux, et tantĂŽt il flottait Ă leur surface.
Pendant cette pĂ©riode du voyage, le capitaine Nemo fit dâintĂ©ressantesexpĂ©riences sur les diverses tempĂ©ratures de la mer Ă des couchesdiffĂ©rentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevĂ©s sâobtiennent aumoyen dâinstruments assez compliquĂ©s, dont les rapports sont au moinsdouteux, que ce soient des sondes thermomĂ©triques, dont les verres se brisentsouvent sous la pression des eaux, ou des appareils basĂ©s sur la variation derĂ©sistance des mĂ©taux aux courants Ă©lectriques. Ces rĂ©sultats, ainsi obtenus,ne peuvent ĂȘtre suffisamment contrĂŽlĂ©s. Au contraire, le capitaine Nemoallait lui-mĂȘme chercher cette tempĂ©rature dans les profondeurs de la mer, etson thermomĂštre, mis en communication avec les diverses nappes liquides,lui donnait immĂ©diatement et sĂ»rement le degrĂ© recherchĂ©.
Câest ainsi que, soit en surchargeant ses rĂ©servoirs, soit en descendantobliquement au moyen de ses plans inclinĂ©s, le Nautilus atteignitsuccessivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix millemĂštres, et le rĂ©sultat dĂ©finitif de ces expĂ©riences fut que la mer prĂ©sentaitune tempĂ©rature permanente de quatre degrĂ©s et demi, Ă une profondeur demille mĂštres, sous toutes les latitudes.
Je suivais ces expĂ©riences avec le plus vif intĂ©rĂȘt. Le capitaine Nemo yapportait une vĂ©ritable passion. Souvent je me demandai dans quel but ilfaisait ces observations. Ătait-ce au profit de ces semblables ? Ce nâĂ©taitpas probable ; car, un jour ou lâautre, ses travaux devaient pĂ©rir avec luidans quelque mer ignorĂ©e ! Ă moins quâil ne me destinĂąt le rĂ©sultat de sesexpĂ©riences. Mais câĂ©tait admettre que mon Ă©trange voyage aurait un terme,et, ce terme, je ne lâapercevais pas encore.
Quoi quâil en soit, le capitaine me fit Ă©galement connaĂźtre divers chiffresobtenus par lui et qui Ă©tablissaient le rapport des densitĂ©s de lâeau dans lesprincipales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignementpersonnel qui nâavait rien de scientifique.
CâĂ©tait pendant la matinĂ©e du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je mepromenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les diffĂ©rentesdensitĂ©s que prĂ©sentent les eaux de la mer. Je lui rĂ©pondis nĂ©gativement, etjâajoutai que la science manquait dâobservations rigoureuses Ă ce sujet.
« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer lacertitude.
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â Bien, rĂ©pondis-je ; mais le Nautilus est un monde Ă part, et les secretsde ses savants nâarrivent pas jusquâĂ la terre.
â Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, aprĂšs quelquesinstants de silence. Câest un monde Ă part. Il est aussi Ă©tranger Ă la terre queles planĂštes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et lâon ne connaĂźtrajamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisquele hasard a liĂ© nos deux existences, je puis vous communiquer le rĂ©sultat demes observations.
â Je vous Ă©coute, capitaine.â Vous savez, monsieur le professeur, que lâeau de mer est plus dense que
lâeau douce, mais cette densitĂ© nâest pas uniforme. En effet, si je reprĂ©sentepar un la densitĂ© de lâeau douce, je trouve un vingt-huit milliĂšmes pour leseaux de lâAtlantique, un vingt-six milliĂšmes pour les eaux du Pacifique, untrente milliĂšmes pour les eaux de la MĂ©diterranĂ©eâŠ
â Ah ! pensai-je, il sâaventure dans la MĂ©diterranĂ©e ?â Un dix-huit milliĂšmes pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-
neuf milliĂšmes pour les eaux de lâAdriatique. »DĂ©cidĂ©ment, le Nautilus ne fuyait pas les mers frĂ©quentĂ©es de lâEurope,
et jâen conclus quâil nous ramĂšnerait, â peut-ĂȘtre avant peu, â versdes continents plus civilisĂ©s. Je pensai que Ned Land apprendrait cetteparticularitĂ© avec une satisfaction trĂšs naturelle.
Pendant plusieurs jours, nos journées se passÚrent en expériences detoutes sortes, qui portÚrent sur les degrés de salure des eaux à différentesprofondeurs, sur leur électrisation, sur leur coloration, sur leur transparence,et, dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déploya une ingéniositéqui ne fut égalée que par sa bonne grùce envers moi. Puis, pendant quelquesjours, je ne le revis plus, et je demeurai de nouveau comme isolé à son bord.
Le 16 janvier, le Nautilus parut sâendormir Ă quelques mĂštres seulementau-dessous de la surface des flots. Ses appareils Ă©lectriques ne fonctionnaientpas, et son hĂ©lice immobile le laissait errer au grĂ© des courants. Je supposaique lâĂ©quipage sâoccupait de rĂ©parations intĂ©rieures, nĂ©cessitĂ©es par laviolence des mouvements mĂ©caniques de la machine.
Mes compagnons et moi, nous fĂ»mes alors tĂ©moins dâun curieuxspectacle. Les panneaux du salon Ă©taient ouverts, et comme le fanal duNautilus nâĂ©tait pas en activitĂ©, une vague obscuritĂ© rĂ©gnait au milieu deseaux. Le ciel orageux et couvert dâĂ©pais nuages ne donnait aux premiĂšrescouches de lâOcĂ©an quâune insuffisante clartĂ©.
Jâobservais lâĂ©tat de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissonsne mâapparaissaient plus que comme des ombres Ă peine figurĂ©es, quand leNautilus se trouva subitement transportĂ© en pleine lumiĂšre. Je crus dâabordque le fanal avait Ă©tĂ© rallumĂ© et quâil projetait son Ă©clat Ă©lectrique dans la
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masse liquide. Je me trompais, et, aprĂšs une rapide observation, je reconnusmon erreur.
Le Nautilus flottait au milieu dâune couche phosphorescente, qui danscette obscuritĂ© devenait Ă©blouissante. Elle Ă©tait produite par des myriadesdâanimalcules lumineux, dont lâĂ©tincellement sâaccroissait en glissant sur lacoque mĂ©tallique de lâappareil. Je surprenais alors des Ă©clairs au milieu deces nappes lumineuses, comme eussent Ă©tĂ© des coulĂ©es de plomb fondu dansune fournaise ardente, ou des masses mĂ©talliques portĂ©es au rouge blanc ; detelle sorte que, par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombredans ce milieu ignĂ©, dont toute ombre semblait devoir ĂȘtre bannie. Non ! cenâĂ©tait plus lâirradiation calme de notre Ă©clairage habituel ! Il y avait lĂ unevigueur et un mouvement insolites ! Cette lumiĂšre on la sentait vivante !
En effet, câĂ©tait une agglomĂ©ration infinie dâinfusoires pĂ©lagiens, denoctiluques miliaires, vĂ©ritables globules de gelĂ©e diaphane, pourvus dâuntentacule filiforme, et dont a comptĂ© jusquâĂ vingt-cinq mille dans trentecentimĂštres cubes dâeau. Leur lumiĂšre Ă©tait encore doublĂ©e par ces lueursparticuliĂšres aux mĂ©duses, aux astĂ©ries, aux aurĂ©lies, aux pholades-datteset autres zoophytes phosphorescents, imprĂ©gnĂ©s du graissin des matiĂšresorganiques dĂ©composĂ©es par la mer, et peut-ĂȘtre du mucus sĂ©crĂ©tĂ© par lespoissons.
Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, etnotre admiration sâaccrut Ă voir les gros animaux marins sây jouer commedes salamandres. Je vis lĂ , au milieu de ce feu qui ne brĂ»le pas, des marsouinsĂ©lĂ©gants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longsde trois mĂštres, intelligents prĂ©curseurs des ouragans, dont le formidableglaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons pluspetits, des balistes variĂ©s, des scombĂ©roĂŻdes-sauteurs, des nasons-loups, etcent autres qui zĂ©braient dans leur course la lumineuse atmosphĂšre.
Ce fut un enchantement que cet Ă©blouissant spectacle ! Peut-ĂȘtrecertaines conditions atmosphĂ©riques augmentaient-elles lâintensitĂ© de cephĂ©nomĂšne ? Peut-ĂȘtre un orage se dĂ©chaĂźnait-il Ă la surface des flots ? Mais,Ă cette profondeur de quelques mĂštres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur,et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.
Ainsi nous marchions, incessamment charmĂ©s par quelque merveillenouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulĂ©s, sesmollusques, ses poissons. Les journĂ©es sâĂ©coulaient rapidement, et je ne lescomptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait Ă varier lâordinaire dubord. VĂ©ritables colimaçons, nous Ă©tions faits Ă notre coquille, et jâaffirmequâil est facile de devenir un parfait colimaçon.
Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nousnâimaginions plus quâil existĂąt une vie diffĂ©rente Ă la surface du globe
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terrestre, quand un Ă©vĂšnement vint nous rappeler Ă lâĂ©trangetĂ© de notresituation.
Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° delatitude mĂ©ridionale. Le temps Ă©tait menaçant, la mer dure et houleuse. Levent soufflait de lâest en grande brise. Le baromĂštre, qui baissait depuisquelques jours, annonçait une prochaine lutte des Ă©lĂ©ments.
JâĂ©tais montĂ© sur la plate-forme au moment oĂč le second prenait sesmesures dâangles horaires. Jâattendais, suivant la coutume, que la phrasequotidienne fĂ»t prononcĂ©e. Mais, ce jour-lĂ , elle fut remplacĂ©e par uneautre phrase non moins incomprĂ©hensible. Presque aussitĂŽt, je vis apparaĂźtrele capitaine Nemo, dont les yeux, munis dâune lunette, se dirigĂšrent verslâhorizon.
Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter lepoint enfermĂ© dans le champ de son objectif. Puis il abaissa sa lunette etĂ©changea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait ĂȘtre enproie Ă une Ă©motion quâil voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo,plus maĂźtre de lui, demeurait froid. Il paraissait, dâailleurs, faire certainesobjections auxquelles le second rĂ©pondait par des assurances formelles. Dumoins, je le compris ainsi Ă la diffĂ©rence de leur ton et de leurs gestes.
Quant Ă moi, jâavais soigneusement regardĂ© dans la direction indiquĂ©esans rien apercevoir. Le ciel et lâeau se confondaient sur une ligne dâhorizondâune parfaite nettetĂ©.
Cependant, le capitaine Nemo se promenait dâune extrĂ©mitĂ© Ă lâautre dela plate-forme, sans me regarder, peut-ĂȘtre sans me voir. Son pas Ă©tait assurĂ©,mais moins rĂ©gulier que dâhabitude. Il sâarrĂȘtait parfois, et, les bras croisĂ©ssur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immenseespace ? Le Nautilus se trouvait alors Ă quelques centaines de milles de lacĂŽte la plus rapprochĂ©e !
Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinĂ©ment lâhorizon,allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agitationnerveuse.
Dâailleurs, ce mystĂšre allait nĂ©cessairement sâĂ©claircir, et avant peu,car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine accroissant sa puissancepropulsive, imprima Ă lâhĂ©lice une rotation plus rapide.
En ce moment, le second attira de nouveau lâattention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiquĂ©. Ilobserva longtemps. De mon cĂŽtĂ©, trĂšs sĂ©rieusement intriguĂ©, je descendisau salon, et jâen rapportai une excellente longue-vue dont je me servaisordinairement ; puis, lâappuyant sur la cage du fanal qui formait saillie Ă lâavant de la plate-forme, je me disposai Ă parcourir toute la ligne du cielet de la mer.
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Mais mon Ćil ne sâĂ©tait pas encore appliquĂ© Ă lâoculaire, que lâinstrumentme fut vivement arrachĂ© des mains.
Je me retournai. Le capitaine Nemo Ă©tait devant moi, mais je ne lereconnus pas. Sa physionomie Ă©tait transformĂ©e. Son Ćil, brillant dâun feusombre, se dĂ©robait sous son sourcil froncĂ©. Ses dents se dĂ©couvraient Ă demi. Son corps raide, ses poings fermĂ©s, sa tĂȘte rentrĂ©e entre les Ă©paules,tĂ©moignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il nebougeait pas. Ma lunette, tombĂ©e de sa main, avait roulĂ© Ă ses pieds.
Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colĂšre ?Sâimaginait-il, cet incomprĂ©hensible personnage, que jâavais surprisquelque secret interdit aux hĂŽtes du Nautilus ?
Non ! cette haine, je nâen Ă©tais pas lâobjet, car il ne me regardait pas, etson Ćil restait obstinĂ©ment fixĂ© sur lâimpĂ©nĂ©trable point de lâhorizon.
Enfin le capitaine Nemo redevint maßtre de lui. Sa physionomie, siprofondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son secondquelques mots en langue étrangÚre ; puis il se retourna vers moi.
« Monsieur Aronnax, me dit-il dâun ton assez impĂ©rieux, je rĂ©clame devous lâobservation de lâun des engagements qui vous lient Ă moi.
â De quoi sâagit-il, capitaine ?â Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusquâau moment
oĂč je jugerai convenable de vous rendre la libertĂ©.Vous ĂȘtes le maĂźtre, lui rĂ©pondis-je en le regardant fixement. Mais puis-
je vous adresser une question ?â Aucune, monsieur. »Sur ce mot, je nâavais pas Ă discuter, mais Ă obĂ©ir, puisque toute rĂ©sistance
eĂ»t Ă©tĂ© impossible.Je descendis Ă la cabine quâoccupaient Ned Land et Conseil, et je leur
fis part de la dĂ©termination du capitaine. Je laisse Ă penser comment cettecommunication fut reçue par le Canadien. Dâailleurs, le temps manqua Ă toute explication. Quatre hommes de lâĂ©quipage attendaient Ă la porte, et ilsnous conduisirent Ă cette cellule oĂč nous avions passĂ© notre premiĂšre nuitĂ bord du Nautilus.
Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui pour touteréponse.
« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil.Je racontai Ă mes compagnons ce qui sâĂ©tait passĂ©. Ils furent aussi Ă©tonnĂ©s
que moi, mais aussi peu avancĂ©s.Cependant jâĂ©tais plongĂ© dans un abĂźme de rĂ©flexions, et cette Ă©trange
apprĂ©hension du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensĂ©e. JâĂ©tais incapabledâaccoupler deux idĂ©es logiques et je me perdais dans les plus absurdes
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hypothĂšses, quand je fus tirĂ© de ma contention dâesprit par ces paroles deNed Land :
« Tiens ! le déjeuner est servi ! »En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine Nemo
avait donnĂ© cet ordre en mĂȘme temps quâil faisait hĂąter la marche duNautilus.
« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? medemanda Conseil.
â Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je.â Eh bien, que monsieur dĂ©jeune ! Câest prudent, car nous ne savons ce
qui peut arriver.â Tu as raison, Conseil.â Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donnĂ© que le menu du
bord.â Ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, que diriez-vous donc si le dĂ©jeuner avait
manqué totalement ? »Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.Nous nous mßmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je
mangeai peu. Conseil « se força », toujours par prudence, et Ned Land, quoiquâil en eĂ»t, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le dĂ©jeuner terminĂ©, chacunde nous sâaccota dans un coin.
En ce moment, le globe lumineux qui Ă©clairait la cellule sâĂ©teignit et nousrestĂąmes dans une obscuritĂ© profonde. Ned Land ne tarda pas Ă sâendormir,et, ce qui mâĂ©tonna, Conseil se laissa aller aussi Ă un lourd assoupissementâŠJe me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impĂ©rieux besoin desommeil, quand je sentis mon cerveau sâimprĂ©gner dâune Ă©paisse torpeur.Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermĂšrent malgrĂ© moi. JâĂ©taisen proie Ă une hallucination douloureuse. Ăvidemment, des substancessoporifiques avaient Ă©tĂ© mĂȘlĂ©es aux aliments que nous venions de prendre.Ce nâĂ©tait donc pas assez de la prison pour nous dĂ©rober les projets ducapitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !
Jâentendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer, quiprovoquaient un lĂ©ger mouvement de roulis, cessĂšrent. Le Nautilus avait-ildonc quittĂ© la surface de lâOcĂ©an ? Ătait-il rentrĂ© dans la couche immobiledes eaux ?
Je voulus rĂ©sister au sommeil. Ce fut impossible, la respiration sâaffaiblit.Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysĂ©s.Mes paupiĂšres, vĂ©ritables calottes de plomb, tombĂšrent sur mes yeux. Je nepus les soulever. Un sommeil morbide, plein dâhallucinations, sâempara detout mon ĂȘtre. Puis les visions disparurent et me laissĂšrent dans un completanĂ©antissement.
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XXIVLe royaume de corail
Le lendemain, je me rĂ©veillai la tĂȘte singuliĂšrement dĂ©gagĂ©e. Ă ma grandesurprise, jâĂ©tais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute, avaient Ă©tĂ©rĂ©intĂ©grĂ©s dans leur cabine, sans quâils sâen fussent aperçus plus que moi.Ce qui sâĂ©tait passĂ© pendant cette nuit, ils lâignoraient comme je lâignoraismoi-mĂȘme, et pour dĂ©voiler ce mystĂšre, je ne comptais que sur les hasardsde lâavenir.
Je songeai alors Ă quitter ma chambre. Ătais-je encore une fois libre ouprisonnier ? Libre entiĂšrement. Jâouvris la porte, je pris par les coursives,je montai lâescalier central. Les panneaux, fermĂ©s la veille, Ă©taient ouverts.Jâarrivai sur la plate-forme.
Ned Land et Conseil mây attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaientrien. Endormis dâun sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ilsavaient Ă©tĂ© trĂšs surpris de se retrouver dans leur cabine.
Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme toujours.Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne semblaitchangé à bord.
Ned Land, de ses yeux pĂ©nĂ©trants, observa la mer. Elle Ă©tait dĂ©serte. LeCanadien ne signala rien de nouveau Ă lâhorizon, ni voile, ni terre. Une brisedâouest soufflait bruyamment, et de longues lames, Ă©chevelĂ©es par le vent,imprimaient Ă lâappareil un trĂšs sensible roulis.
Le Nautilus, aprĂšs avoir renouvelĂ© son air, se maintint Ă une profondeurmoyenne de quinze mĂštres, de maniĂšre Ă pouvoir revenir promptement Ă lasurface des flots : opĂ©ration qui, contre lâhabitude, fut pratiquĂ©e plusieursfois, pendant cette journĂ©e du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumĂ©e retentissait Ă lâintĂ©rieur du navire.
Quant au capitaine Nemo, il ne se montra pas. Des gens du bord, je ne visque lâimpassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutismeordinaires.
Vers deux heures, jâĂ©tais au salon, occupĂ© Ă classer mes notes, lorsque lecapitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presqueimperceptible, sans mâadresser la parole. Je me remis Ă mon travail, espĂ©rantquâil me donnerait peut-ĂȘtre des explications sur les Ă©vĂšnements qui avaientmarquĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente. Il nâen fit rien. Je le regardai. Sa figure me semblafatiguĂ©e ; ses yeux rougis nâavaient pas Ă©tĂ© rafraĂźchis par le sommeil ; saphysionomie exprimait une tristesse profonde, un rĂ©el chagrin. Il allait etvenait, sâasseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, lâabandonnait
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aussitĂŽt, consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, etparaissait ne pouvoir tenir un instant en place.
Enfin il vint vers moi et me dit :« Ătes-vous mĂ©decin, monsieur Aronnax ? »Je mâattendais si peu Ă cette demande, que je le regardai quelque temps
sans rĂ©pondre.« Ătes-vous mĂ©decin ? rĂ©pĂ©ta-t-il. Plusieurs de vos collĂšgues ont fait leurs
Ă©tudes de mĂ©decine. Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.â En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hĂŽpitaux. Jâai pratiquĂ©
pendant plusieurs annĂ©es avant dâentrer au MusĂ©um.â Bien, monsieur. »Ma rĂ©ponse avait Ă©videmment satisfait le capitaine Nemo. Mais, ne
sachant oĂč il en voulait venir, jâattendis de nouvelles questions, me rĂ©servantde rĂ©pondre suivant les circonstances.
« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous Ă donner vossoins Ă lâun de mes hommes ?
â Vous avez un malade ?â Oui.â Je suis prĂȘt Ă vous suivre.â Venez. »Jâavouerai que le cĆur me battait. Je ne sais pourquoi je voyais une
certaine connexitĂ© entre cette maladie dâun homme de lâĂ©quipage et lesĂ©vĂšnements de la veille, et ce mystĂšre me prĂ©occupait au moins autant quele malade.
Le capitaine Nemo me conduisit Ă lâarriĂšre du Nautilus et me fit entrerdans une cabine situĂ©e prĂšs du poste des matelots.
LĂ , sur un lit, reposait un homme dâune quarantaine dâannĂ©es, Ă figureĂ©nergique, vrai type de lâAnglo-Saxon.
Je me penchai sur lui. Ce nâĂ©tait pas seulement un malade, câĂ©tait unblessĂ©. Sa tĂȘte, emmaillotĂ©e de linges sanglants, reposait sur un doubleoreiller. Je dĂ©tachai ces linges, et le blessĂ©, regardant de ses grands yeuxfixes, me laissa faire, sans profĂ©rer une plainte.
La blessure Ă©tait horrible. Le crĂąne, fracassĂ© par un instrumentcontondant, montrait la cervelle Ă nu, et la substance cĂ©rĂ©brale avait subiune attrition profonde. Des caillots sanguins sâĂ©taient formĂ©s dans la massediffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu Ă la foiscontusion et commotion du cerveau. La respiration du malade Ă©tait lente.Quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. Laphlegmasie cĂ©rĂ©brale Ă©tait complĂšte et entraĂźnait la paralysie du sentimentet du mouvement.
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Je pris le pouls du blessĂ©. Il Ă©tait intermittent. Les extrĂ©mitĂ©s du corps serefroidissaient dĂ©jĂ , et je vis que la mort sâapprochait, sans quâil me parĂ»tpossible de lâenrayer. AprĂšs avoir pansĂ© ce malheureux, je rajustai les lingesde sa tĂȘte, et je me retournai vers le capitaine Nemo.
« DâoĂč vient cette blessure ? lui demandai-je.â Quâimporte ! rĂ©pondit Ă©vasivement le capitaine. Un choc du Nautilus a
brisĂ© un des leviers de la machine, qui a frappĂ© cet homme. Le second Ă©taitĂ ses cĂŽtĂ©s. Il sâest jetĂ© au-devant du choc⊠Un frĂšre se faisant tuer pourson frĂšre, un ami pour son ami, quoi de plus simple ! Câest la loi de tous Ă bord du Nautilus ! Mais votre avis sur son Ă©tat ? »
JâhĂ©sitais Ă me prononcer.« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme nâentend pas le
français. »Je regardai une derniĂšre fois le blessĂ©, puis je rĂ©pondis :« Cet homme sera mort dans deux heures.â Rien ne peut le sauver ?â Rien. »La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissĂšrent de
ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.Pendant quelques instants, jâobservai encore ce mourant, dont la vie se
retirait peu Ă peu. Sa pĂąleur sâaccroissait encore sous lâĂ©clat Ă©lectrique quibaignait son lit de mort. Je regardais sa tĂȘte intelligente, sillonnĂ©e de ridesprĂ©maturĂ©es, que le malheur, la misĂšre peut-ĂȘtre, avaient creusĂ©es depuislongtemps. Je cherchais Ă surprendre le secret de sa vie dans les derniĂšresparoles Ă©chappĂ©es de ses lĂšvres !
« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax, » me dit le capitaineNemo.
Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai machambre, trĂšs Ă©mu de cette scĂšne. Pendant toute la journĂ©e, je fus agitĂ©de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songesfrĂ©quemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et commeune psalmodie funĂšbre. Ătait-ce la priĂšre des morts, murmurĂ©e dans cettelangue que je ne savais pas comprendre ?
Le lendemain matin, je remontai sur le pont. Le capitaine Nemo mây avaitprĂ©cĂ©dĂ©. DĂšs quâil mâaperçut, il vint Ă moi.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faireaujourdâhui une excursion sous-marine ?
â Avec mes compagnons ? demandai-je.â Si cela leur plaĂźt.â Nous sommes Ă vos ordres, capitaine.â Veuillez donc aller revĂȘtir vos scaphandres. »
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Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Landet Conseil. Je leur fis connaĂźtre la proposition du capitaine Nemo. Conseilsâempressa dâaccepter, et, cette fois, le Canadien se montra trĂšs disposĂ© Ă nous suivre.
Il Ă©tait huit heures du matin. Ă huit heures et demie, nous Ă©tions vĂȘtuspour cette nouvelle promenade et munis des deux appareils dâĂ©clairage et derespiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnĂ©s du capitaine Nemoque suivaient une douzaine dâhommes de lâĂ©quipage, nous prenions pied Ă une profondeur de dix mĂštres sur le sol ferme oĂč reposait le Nautilus.
Une lĂ©gĂšre pente aboutissait Ă un fond accidentĂ©, par quinze brasses deprofondeur environ. Ce fond diffĂ©rait complĂštement de celui que jâavaisvisitĂ© pendant ma premiĂšre excursion sous les eaux de lâocĂ©an Pacifique.Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forĂȘt pĂ©lagienne.Je reconnus immĂ©diatement cette rĂ©gion merveilleuse dont, ce jour-lĂ , lecapitaine Nemo nous faisait les honneurs. CâĂ©tait le royaume du Corail.
Dans lâembranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires,on remarque lâordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes desgorgoniens, des isidiens et des coralliens. Câest Ă ce dernier quâappartient lecorail, curieuse substance qui fut tour Ă tour classĂ©e dans les rĂšgnes minĂ©ral,vĂ©gĂ©tal et animal. RemĂšde chez les anciens, bijou chez les modernes, ce futseulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea dĂ©finitivementdans le rĂšgne animal.
Le corail est un ensemble dâanimalcules, rĂ©unis sur un polypier denature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un gĂ©nĂ©rateur unique quiles a produits par bourgeonnement, et ils possĂšdent une existence propre,tout en participant Ă la vie commune. Câest donc une sorte de socialismenaturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte,qui se minĂ©ralise tout en sâarborisant, suivant la trĂšs juste observation desnaturalistes, et rien ne pouvait ĂȘtre plus intĂ©ressant pour moi que de visiterlâune de ces forĂȘts pĂ©trifiĂ©es que la nature a plantĂ©es au fond des mers.
Les appareils Ruhmkorff furent mis en activitĂ©, et nous suivĂźmes un bancde corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cetteportion de lâocĂ©an Indien. La route Ă©tait bordĂ©e dâinextricables buissonsformĂ©s par lâenchevĂȘtrement dâarbrisseaux que couvraient de petites fleursĂ©toilĂ©es Ă rayons blancs. Seulement, Ă lâinverse des plantes de la terre, cesarborisations, fixĂ©es aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.
La lumiĂšre produisait mille effets charmants en se jouant au milieu deces ramures si vivement colorĂ©es. Il me semblait voir ces tubes membraneuxet cylindriques trembler sous lâondulation des eaux. JâĂ©tais tentĂ© de cueillirleurs fraĂźches corolles ornĂ©es de dĂ©licats tentacules, les unes nouvellementĂ©panouies, les autres naissant Ă peine, pendant que de lĂ©gers poissons, aux
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rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volĂ©es dâoiseaux.Mais, si ma main sâapprochait de ces fleurs vivantes, de ces sensitivesanimĂ©es, aussitĂŽt lâalerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanchesrentraient dans leurs Ă©tuis rouges, les fleurs sâĂ©vanouissaient sous mesregards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.
Le hasard mâavait mis lĂ en prĂ©sence des plus prĂ©cieux Ă©chantillons dece zoophyte.
Ce corail valait celui qui se pĂȘche dans la MĂ©diterranĂ©e, sur les cĂŽtesde France, dâItalie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces nomspoĂ©tiques de fleur de sang et dâĂ©cume de sang que le commerce donneĂ ses plus beaux produits. Le corail se vend jusquâĂ cinq cents francsle kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient lafortune de tout un monde de corailleurs. Cette prĂ©cieuse matiĂšre, souventmĂ©langĂ©e avec dâautres polypiers, formait alors des ensembles compacts etinextricables appelĂ©s « macciota » et sur lesquels je remarquai dâadmirablesspĂ©cimens de corail rose.
Mais bientĂŽt les buissons se resserrĂšrent, les arborisations grandirent. DevĂ©ritables taillis pĂ©trifiĂ©s et de longues travĂ©es dâune architecture fantaisistesâouvrirent devant nos pas.
Le capitaine Nemo sâengagea sous une obscure galerie dont la pentedouce nous conduisit Ă une profondeur de cent mĂštres. La lumiĂšre denos serpentins produisait parfois des effets magiques en sâaccrochant auxrugueuses aspĂ©ritĂ©s de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposĂ©scomme des lustres quâelle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseauxcoralliens, jâobservai dâautres polypes non moins curieux, des mĂ©lites, desiris aux ramifications articulĂ©es, puis quelques touffes de corallines, lesunes vertes, les autres rouges, vĂ©ritables algues encroĂ»tĂ©es dans leurs selscalcaires, que les naturalistes, aprĂšs longues discussions, ont dĂ©finitivementrangĂ©es dans le rĂšgne vĂ©gĂ©tal. Mais, suivant la remarque dâun penseur,« câest peut-ĂȘtre lĂ le point rĂ©el oĂč la vie obscurĂ©ment se soulĂšve du sommeilde pierre sans se dĂ©tacher encore de ce rude point de dĂ©part. »
Enfin, aprĂšs deux heures de marche, nous avions atteint une profondeurde trois cents mĂštres environ, câest-Ă -dire la limite extrĂȘme sur laquellele corail commence Ă se former. Mais lĂ , ce nâĂ©tait plus le buisson isolĂ©,ni le modeste taillis de basse futaie ; câĂ©tait la forĂȘt immense, les grandesvĂ©gĂ©tations minĂ©rales, les Ă©normes arbres pĂ©trifiĂ©s, rĂ©unis par des guirlandesdâĂ©lĂ©gantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parĂ©es de nuances et dereflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans lâombredes flots, tandis quâĂ nos pieds, les tubipores, les mĂ©andrines, les astrĂ©es,les fongies, les cariophylles formaient un tapis de fleurs, semĂ© de gemmesĂ©blouissantes.
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Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquernos sensations ! Pourquoi Ă©tions-nous emprisonnĂ©s sous ce masque de mĂ©talet de verre. Pourquoi les paroles nous Ă©taient-elles interdites de lâun Ă lâautre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons quipeuplent le liquide Ă©lĂ©ment, ou plutĂŽt encore de celle de ces amphibies qui,pendant de longues heures, peuvent parcourir, au grĂ© de leur caprice, ledouble domaine de la terre et des eaux !
Cependant le capitaine Nemo sâĂ©tait arrĂȘtĂ©. Mes compagnons et moi,nous suspendĂźmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommesformaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plusdâattention, jâobservai que quatre dâentre eux portaient sur leurs Ă©paules unobjet de forme oblongue.
Nous occupions, en cet endroit, le centre dâune vaste clairiĂšre,entourĂ©e par les hautes arborisations de la forĂȘt sous-marine. Nos lampesprojetaient dans cet espace une sorte de clartĂ© crĂ©pusculaire qui allongeaitdĂ©mesurĂ©ment les ombres sur le sol. Ă la limite de la clairiĂšre, lâobscuritĂ©redevenait profonde et ne recueillait que de petites Ă©tincelles retenues parles vives arĂȘtes du corail.
Ned Land et Conseil Ă©taient prĂšs de moi. Nous regardions, et il me vintĂ la pensĂ©e que jâallais assister Ă une scĂšne Ă©trange. En observant le sol, jevis quâil Ă©tait gonflĂ©, en de certains points, par de lĂ©gĂšres extumescencesencroĂ»tĂ©es de dĂ©pĂŽts calcaires, et disposĂ©es avec une rĂ©gularitĂ© qui trahissaitla main de lâhomme.
Au milieu de la clairiĂšre, sur un piĂ©destal de rocs grossiĂšrement entassĂ©s,se dressait une croix de corail, qui Ă©tendait ses longs bras quâon eĂ»t dit faitsdâun sang pĂ©trifiĂ©.
Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes sâavança, et Ă quelques pieds de la croix, il commença Ă creuser un trou avec une piochequâil dĂ©tacha de sa ceinture.
Je compris tout ! Cette clairiĂšre câĂ©tait un cimetiĂšre ; ce trou, une tombe ;cet objet oblong, le corps de lâhomme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemoet les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune,au fond de cet inaccessible OcĂ©an.
Non ! jamais mon esprit ne fut surexcitĂ© Ă ce point ! Jamais idĂ©es plusimpressionnantes nâenvahirent mon cerveau ! Je ne voulais pas voir ce quevoyaient mes yeux !
Cependant la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et lĂ leur retraite troublĂ©e. Jâentendais rĂ©sonner, sur le sol calcaire, le fer du picqui Ă©tincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Letrou sâallongeait, sâĂ©largissait, et bientĂŽt il fut assez profond pour recevoirle corps.
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Alors les porteurs sâapprochĂšrent. Le corps, enveloppĂ© dans un tissu debyssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo, lesbras croisĂ©s sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimĂ©s,sâagenouillĂšrent dans lâattitude de la priĂšre. Mes deux compagnons et moi,nous nous Ă©tions religieusement inclinĂ©s.
La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formÚrentun léger renflement.
Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressĂšrent ; puis,se rapprochant de la tombe, tous flĂ©chirent encore le genou, et tous Ă©tendirentleur main en signe de suprĂȘme adieu.
Alors la funĂšbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous lesarceaux de la forĂȘt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, ettoujours montant.
Enfin les feux du bord apparurent. Leur traĂźnĂ©e lumineuse nous guidajusquâau Nautilus. Ă une heure, nous Ă©tions de retour.
DĂšs que mes vĂȘtements furent changĂ©s, je remontai sur la plate-forme,et, en proie Ă une terrible obsession dâidĂ©es, jâallai mâasseoir prĂšs du fanal.
Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :« Ainsi, suivant mes prĂ©visions, cet homme est mort dans la nuit ?â Oui, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo.â Et il repose maintenant prĂšs de ses compagnons dans ce cimetiĂšre de
corail ?â Oui, oubliĂ© de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et des
polypes se chargent dây sceller nos morts pour lâĂ©ternitĂ© ! »Et, cachant dâun geste brusque son visage dans ses mains crispĂ©es, le
capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :« Câest lĂ notre paisible cimetiĂšre, Ă quelques centaines de pieds au-
dessous de la surface des flots !â Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de lâatteinte
des requins !â Oui, monsieur, rĂ©pondit gravement le capitaine Nemo, des requins et
des hommes ! »
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DeuxiĂšme partie
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CHAPITRE PREMIERLâocĂ©an Indien
Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premiĂšresâest terminĂ©e sur cette Ă©mouvante scĂšne du cimetiĂšre de corail qui a laissĂ©dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette merimmense, la vie du capitaine Nemo se dĂ©roulait tout entiĂšre, et il nâĂ©taitpas jusquâĂ sa tombe quâil nâeĂ»t prĂ©parĂ©e dans le plus impĂ©nĂ©trable de sesabĂźmes. LĂ , pas un des monstres de lâOcĂ©an ne viendrait troubler le derniersommeil de ces hĂŽtes du Nautilus, de ces amis rivĂ©s les uns aux autres, dansla mort aussi bien que dans la vie ! « Nul homme, non plus ! » avait ajoutĂ©le capitaine.
Toujours cette mĂȘme dĂ©fiance farouche, implacable, des sociĂ©tĂ©shumaines !
Pour moi, je ne me contentais plus des hypothĂšses qui satisfaisaientConseil. Ce digne garçon persistait Ă ne voir dans le commandant duNautilus quâun de ces savants mĂ©connus qui rendent Ă lâhumanitĂ© mĂ©prispour indiffĂ©rence. CâĂ©tait encore pour lui un gĂ©nie incompris qui, las desdĂ©ceptions de la terre, avait dĂ» se rĂ©fugier dans cet inaccessible milieuoĂč ses instincts sâexerçaient librement. Mais, Ă mon avis, cette hypothĂšsenâexpliquait quâun des cĂŽtĂ©s du capitaine Nemo.
En effet, le mystĂšre de cette derniĂšre nuit pendant laquelle nous avionsĂ©tĂ© enchaĂźnĂ©s dans la prison et le sommeil, la prĂ©caution si violemment prisepar le capitaine dâarracher de mes yeux la lunette prĂȘte Ă parcourir lâhorizon,la blessure mortelle de cet homme due Ă un choc inexplicable du Nautilus,tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo nese contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait, nonseulement ses instincts de libertĂ©, mais peut-ĂȘtre aussi les intĂ©rĂȘts de je nesais quelles terribles reprĂ©sailles.
En ce moment, rien nâest Ă©vident pour moi, je nâentrevois encore dansces tĂ©nĂšbres que des lueurs, et je dois me borner Ă Ă©crire, pour ainsi dire,sous la dictĂ©e des Ă©vĂšnements.
Dâailleurs, rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que sâĂ©chapper duNautilus est impossible. Nous ne sommes pas mĂȘme prisonniers sur parole.Aucun engagement dâhonneur ne nous enchaĂźne. Nous ne sommes que descaptifs, que des prisonniers dĂ©guisĂ©s sous le nom dâhĂŽtes par un semblantde courtoisie. Toutefois Ned Land nâa pas renoncĂ© Ă lâespoir de recouvrer salibertĂ©. Il est certain quâil profitera de la premiĂšre occasion que le hasard luioffrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans unesorte de regret que jâemporterai ce que la gĂ©nĂ©rositĂ© du capitaine nous aura
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laissĂ© pĂ©nĂ©trer des mystĂšres du Nautilus ! Car enfin, faut-il haĂŻr cet hommeou lâadmirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour ĂȘtre franc, jevoudrais, avant de lâabandonner Ă jamais, je voudrais avoir accompli ce tourdu monde sous-marin dont les dĂ©buts sont si magnifiques. Je voudrais avoirobservĂ© la complĂšte sĂ©rie des merveilles entassĂ©es sous les mers du globe. Jevoudrais avoir vu ce que nul homme nâa vu encore, quand je devrais payerde ma vie cet insatiable besoin dâapprendre ! Quâai-je dĂ©couvert jusquâici ?Rien, ou presque rien, puisque nous nâavons encore parcouru que six millelieues Ă travers le Pacifique !
Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitĂ©es, etque, si quelque chance de salut sâoffre Ă nous, il serait cruel de sacrifiermes compagnons Ă ma passion pour lâinconnu. Il faudra les suivre, peut-ĂȘtremĂȘme les guider. Mais cette occasion se prĂ©sentera-t-elle jamais ? LâhommeprivĂ© par la force de son libre arbitre la dĂ©sire, cette occasion ; mais le savant,le curieux, la redoute.
Ce jour-lĂ , 21 janvier 1868, Ă midi, le second vint prendre la hauteur dusoleil. Je montai sur la plateforme, jâallumai un cigare et je suivis lâopĂ©ration.Il me parut Ă©vident que cet homme ne comprenait pas le français, carplusieurs fois je fis Ă voix haute des rĂ©flexions qui auraient dĂ» lui arracherquelque signe involontaire dâattention, sâil les eĂ»t comprises, mais il restaimpassible et muet.
Pendant quâil observait au moyen du sextant, un des matelots duNautilus, â cet homme vigoureux qui nous avait accompagnĂ©s lors de notrepremiĂšre excursion sous-marine Ă lâĂźle Crespo, â vint nettoyer les vitres dufanal. Jâexaminai alors lâinstallation de cet appareil dont la puissance Ă©taitcentuplĂ©e par des anneaux lenticulaires, disposĂ©s comme ceux des phares,qui maintenaient sa lumiĂšre dans le plan utile. La lampe Ă©lectrique Ă©taitcombinĂ©e de maniĂšre Ă donner tout son pouvoir Ă©clairant. Sa lumiĂšre, eneffet, se produisait dans le vide, ce qui en assurait Ă la fois la rĂ©gularitĂ© etlâintensitĂ©. Ce vide Ă©conomisait aussi les pointes de graphyte entre lesquellesse dĂ©veloppe lâarc lumineux. Ăconomie importante pour le capitaine Nemo,qui nâaurait pu les renouveler aisĂ©ment. Mais, dans ces conditions, leur usureĂ©tait presque insensible.
Lorsque le Nautilus se prĂ©para Ă reprendre sa marche sous-marine, jeredescendis au salon. Les panneaux se refermĂšrent, et la route fut donnĂ©edirectement Ă lâouest.
Nous sillonnions alors les flots de lâocĂ©an Indien, vaste plaine liquidedâune contenance de cinq cent cinquante millions dâhectares, et dont leseaux sont si transparentes quâelles donnent le vertige Ă qui se penche Ă leursurface. Le Nautilus y flottait gĂ©nĂ©ralement entre cent et deux cents mĂštresde profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. Ă tout autre que moi, pris
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dâun immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues etmonotones ; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme oĂč je meretrempais dans lâair vivifiant de lâOcĂ©an, le spectacle de ces riches eaux Ă travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothĂšque, la rĂ©dactionde mes mĂ©moires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas unmoment de lassitude ou dâennui.
Notre santĂ© Ă tous se maintenait dans un Ă©tat trĂšs satisfaisant. Le rĂ©gimedu bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bienpassĂ© des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, sâingĂ©niait Ă yapporter. De plus, dans cette tempĂ©rature constante, il nây avait pas mĂȘmeun rhume Ă craindre. Dâailleurs, ce madrĂ©poraire DendrophyllĂ©e, connu enProvence sous le nom de « Fenouil de mer », et dont il existait une certainerĂ©serve Ă bord, eĂ»t fourni avec la chair fondante de ses polypes une pĂąteexcellente contre la toux.
Pendant quelques jours, nous vĂźmes une grande quantitĂ© dâoiseauxaquatiques, palmipĂšdes, mouettes ou goĂ©lands. Quelques-uns furentadroitement tuĂ©s, et, prĂ©parĂ©s dâune certaine façon, ils fournirent un gibierdâeau trĂšs acceptable. Parmi les grands voiliers, emportĂ©s Ă de longuesdistances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues duvol, jâaperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braimentdâĂąne, oiseaux qui appartiennent Ă la famille des longipennes. La familledes totipalmes Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par des frĂ©gates rapides qui pĂȘchaientprestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaĂ©tons ou paille-en-queue, entre autres ce phaĂ©ton Ă brins rouges, gros comme un pigeon,et dont le plumage blanc est nuancĂ© de tons roses qui font valoir la teintenoire de ses ailes.
Les filets du Nautilus rapportĂšrent plusieurs sortes de tortues marines, dugenre caret, Ă dos bombĂ©, et dont lâĂ©caille est trĂšs estimĂ©e. Ces reptiles, quiplongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous lâeau en fermantla soupape charnue situĂ©e Ă lâorifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsquâon les prit, dormaient encore dans leur carapace,Ă lâabri des animaux marins. La chair de ces tortues Ă©tait gĂ©nĂ©ralementmĂ©diocre, mais leurs Ćufs formaient un rĂ©gal excellent.
Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quandnous surprenions Ă travers les panneaux ouverts les secrets de leur vieaquatique. Je remarquai plusieurs espĂšces quâil ne mâavait pas Ă©tĂ© donnĂ©dâobserver jusquâalors.
Je citerai principalement des ostracions particuliers Ă la mer Rouge,Ă la mer des Indes et Ă cette partie de lâOcĂ©an qui baigne les cĂŽtesde lâAmĂ©rique Ă©quinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous,les oursins, les crustacĂ©s, sont protĂ©gĂ©s par une cuirasse qui nâest ni
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crĂ©tacĂ©e ni pierreuse, mais vĂ©ritablement osseuse. TantĂŽt elle affecte laforme dâun solide triangulaire, tantĂŽt la forme dâun solide quadrangulaire.Parmi les triangulaires, jâen notai quelques-uns dâune longueur dâun demi-dĂ©cimĂštre, dâune chair salubre, dâun goĂ»t exquis, bruns Ă la queue, jaunesaux nageoires, et dont je recommande lâacclimatation mĂȘme dans leseaux douces, auxquelles dâailleurs un certain nombre de poissons de mersâaccoutument aisĂ©ment. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires,surmontĂ©s sur le dos de quatre gros tubercules, des ostracions mouchetĂ©s depoints blancs sous la partie infĂ©rieure du corps, qui sâapprivoisent commedes oiseaux, des trigones pourvus dâaiguillons formĂ©s par la prolongation deleur croĂ»te osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnomde « cochons de mer », puis des dromadaires Ă grosses bosses en forme decĂŽne, dont la chair est dure et coriace.
Je relĂšve encore sur les notes quotidiennes tenues par maĂźtre Conseilcertains poissons du genre tĂ©trodons, particuliers Ă ces mers, desspengleriens au dos rouge, Ă la poitrine blanche, qui se distinguent par troisrangĂ©es longitudinales de filaments, et des Ă©lectriques, longs de sept pouces,parĂ©s des plus vives couleurs. Puis, comme Ă©chantillons dâautres genres,des ovoĂŻdes semblables Ă un Ćuf dâun brun noir, sillonnĂ©s de bandelettesblanches et dĂ©pourvus de queue ; des diodons, vĂ©ritables porcs-Ă©pics dela mer, munis dâaiguillons et pouvant se gonfler de maniĂšre Ă former unepelote hĂ©rissĂ©e de dards ; des hypocampes communs Ă tous les OcĂ©ans ; despĂ©gases volants Ă museau allongĂ©, auxquels leurs nageoires pectorales, trĂšsĂ©tendues et disposĂ©es en forme dâailes, permettent sinon de voler, du moinsde sâĂ©lancer dans les airs ; des pigeons spatulĂ©s, dont la queue est couvertede nombreux anneaux Ă©cailleux ; des macrognathes Ă longues mĂąchoires,excellents poissons longs de vingt-cinq centimĂštres et brillant des plusagrĂ©ables couleurs ; des calliomores livides, dont la tĂȘte est rugueuse ;des myriades de blennies-sauteurs, rayĂ©s de noir, aux longues nageoirespectorales, glissant Ă la surface des eaux avec une prodigieuse vĂ©locitĂ© ;de dĂ©licieux vĂ©lifĂšres, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant devoiles dĂ©ployĂ©es aux courants favorables ; des kurtes splendides, auxquels lanature a prodiguĂ© le jaune, le bleu cĂ©leste, lâargent et lâor ; des trichoptĂšres,dont les ailes sont formĂ©es de filaments ; des cottes, toujours maculĂ©es delimon, qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie estconsidĂ©rĂ© comme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une ĆillĂšremobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, vĂ©ritables gobe-mouches de lâOcĂ©an, armĂ©s dâun fusil que nâont prĂ©vu ni les Chassepot niles Remington, et qui tuent les insectes en les frappant dâune simple gouttedâeau.
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Dans le quatre-vingt-neuviĂšme genre des poissons classĂ©s par LacĂ©pĂšde,qui appartient Ă la seconde sous-classe des osseux, caractĂ©risĂ©e par unopercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpĂšne, dont la tĂȘteest garnie dâaiguillons et qui ne possĂšde quâune seule nageoire dorsale ;ces animaux sont revĂȘtus ou privĂ©s de petites Ă©cailles, suivant le sous-genreauquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des Ă©chantillonsde didactyles, longs de trois Ă quatre dĂ©cimĂštres, rayĂ©s de jaune, mais dontla tĂȘte est dâun aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournitplusieurs spĂ©cimens de ce poisson bizarre, justement surnommĂ© « crapaudde mer », animal Ă tĂȘte grande, tantĂŽt creusĂ©e de sinus profonds, tantĂŽtboursouflĂ©e de protubĂ©rances ; hĂ©rissĂ© dâaiguillons et parsemĂ© de tubercules,il porte des cornes irrĂ©guliĂšres et hideuses ; son corps et sa queue sont garnisde callositĂ©s ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est rĂ©pugnantet horrible.
Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha Ă raison de deux cent cinquantelieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deuxmilles Ă lâheure. Si nous reconnaissions au passage les diverses variĂ©tĂ©sde poissons, câest que ceux-ci, attirĂ©s par lâĂ©clat Ă©lectrique, cherchaient Ă nous accompagner. La plupart, distancĂ©s par cette vitesse, restaient bientĂŽten arriĂšre. Quelques-uns cependant parvenaient Ă se maintenir pendant uncertain temps dans les eaux du Nautilus.
Le 24 au matin, par 12° 5âde latitude sud et 94° 33âde longitude, nouseĂ»mes connaissance de lâĂźle Keeling, soulĂšvement madrĂ©porique plantĂ©de magnifiques cocos, qui fut visitĂ© par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea Ă peu de distance les accores de cette ĂźledĂ©serte. Ses dragues rapportĂšrent de nombreux Ă©chantillons de polypes etdâĂ©chinodermes, et des tests curieux de lâembranchement des mollusques.Quelques prĂ©cieux produits de lâespĂšce des dauphinules accrurent les trĂ©sorsdu capitaine Nemo, auquel je joignis une astrĂ©e punctifĂšre, sorte de polypierparasite souvent fixĂ© sur une coquille.
BientĂŽt lâĂźle Keeling disparut sous lâhorizon et la route fut donnĂ©e aunord-ouest vers la pointe de la pĂ©ninsule indienne.
« Des terres civilisĂ©es, me dit ce jour-lĂ Ned Land, cela vaudra mieuxque ces Ăźles de la Papouasie, oĂč lâon rencontre plus de sauvages que dechevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a desroutes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. On neferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que lemoment nâest pas venu de brĂ»ler la politesse au capitaine Nemo ?
â Non, Ned, non, rĂ©pondis-je dâun ton trĂšs dĂ©terminĂ©. Laissons courir,comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche descontinents habitĂ©s. Il revient vers lâEurope, quâil nous y conduise. Une fois
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arrivĂ©s dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera detenter. Dâailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permettedâaller chasser sur les cĂŽtes du Malabar ou de Coromandel comme dans lesforĂȘts de la Nouvelle-GuinĂ©e.
â Eh bien, monsieur, ne peut-on se passer de sa permission ? »Je ne rĂ©pondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond,
jâavais Ă cĆur dâĂ©puiser jusquâau bout les hasards de la destinĂ©e qui mâavaitjetĂ© Ă bord du Nautilus.
Ă partir de lâĂźle Keeling, notre marche se ralentit gĂ©nĂ©ralement. Elle futaussi plus capricieuse et nous entraĂźna souvent Ă de grandes profondeurs. Onfit plusieurs fois usage des plans inclinĂ©s que des leviers intĂ©rieurs pouvaientplacer obliquement Ă la ligne de flottaison. Nous allĂąmes ainsi jusquâĂ deuxet trois kilomĂštres, mais sans jamais avoir vĂ©rifiĂ© les grands fonds de cettemer indienne que des sondes de treize mille mĂštres nâont pas pu atteindre.Quant Ă la tempĂ©rature des basses couches, le thermomĂštre indiqua toujoursinvariablement quatre degrĂ©s au-dessus de zĂ©ro. Jâobservai seulement que,dans les nappes supĂ©rieures, lâeau Ă©tait toujours plus froide sur les hautsfonds quâen pleine mer.
Le 25 janvier, lâOcĂ©an Ă©tait absolument dĂ©sert. Le Nautilus passa lajournĂ©e Ă sa surface, battant les flots de sa puissante hĂ©lice et les faisantrejaillir Ă une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne lâeĂ»t-on paspris pour un cĂ©tacĂ© gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journĂ©esur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien Ă lâhorizon, si ce nâest, versquatre heures du soir, un long steamer qui courait dans lâouest Ă contre-bord.Sa mĂąture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus,trop ras sur lâeau. Je pensai que ce bateau Ă vapeur appartenait Ă la lignepĂ©ninsulaire et orientale qui fait le service de lâĂźle de Ceyland Ă Sydney, entouchant Ă la pointe du Roi-George et Ă Melbourne.
à cinq heures du soir, avant ce rapide crépuscule qui lie le jour à la nuitdans les zones tropicales, Conseil et moi nous fûmes émerveillés par uncurieux spectacle.
Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, prĂ©sageaitdes chances heureuses. Aristote, AthĂ©nĂ©e, Pline, Oppien, avaient Ă©tudiĂ© sesgoĂ»ts et Ă©puisĂ© Ă son Ă©gard toute la poĂ©tique des savants de la GrĂšce et delâItalie. Ils lâappelĂšrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne nâapas ratifiĂ© cette appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous lenom dâArgonaute.
Qui eĂ»t consultĂ© Conseil eĂ»t appris de ce brave garçon quelâembranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la premiĂšreclasse, celle des cĂ©phalopodes dont les sujets sont tantĂŽt nus, tantĂŽt testacĂ©s,comprend deux familles : celles des dibranchiaux et des tĂ©trabranchiaux,
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qui se distinguent par le nombre de leurs branches ; que la famille desdibranchiaux renferme trois genres : lâargonaute, le calmar et la seiche, etque la famille des tĂ©trabranchiaux nâen contient quâun seul, le nautile. Si,aprĂšs cette nomenclature, un esprit rebelle eĂ»t confondu lâargonaute, quiest acĂ©tabulifĂšre, câest-Ă -dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui esttentaculifĂšre, câest-Ă -dire porteur de tentacules, il aurait Ă©tĂ© sans excuse.
Or, câĂ©tait une troupe de ces argonautes qui voyageait alors Ă la surfacede lâOcĂ©an. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaientĂ lâespĂšce des argonautes tubercules qui est spĂ©ciale aux mers de lâInde.
Ces gracieux mollusques se mouvaient Ă reculons au moyen de leur tubelocomoteur en chassant par ce tube lâeau quâils avaient aspirĂ©e. De leurs huittentacules, six, allongĂ©s et amincis, flottaient sur lâeau, tandis que les deuxautres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile lĂ©gĂšre.Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulĂ©e que Cuviercompare justement Ă une Ă©lĂ©gante chaloupe. VĂ©ritable bateau en effet, iltransporte lâanimal qui lâa sĂ©crĂ©tĂ©, sans que lâanimal y adhĂšre.
« Lâargonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je Ă Conseil, mais il nela quitte jamais.
â Ainsi fait le capitaine Nemo, rĂ©pondit judicieusement Conseil. Câestpourquoi il eĂ»t mieux fait dâappeler son navire lâArgonaute. »
Pendant une heure environ, le Nautilus flotta au milieu de cette troupe demollusques. Puis je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme Ă un signal,les voiles furent subitement amenĂ©es ; les bras se repliĂšrent, les corps secontractĂšrent, les coquilles se renversant changĂšrent leur centre de gravitĂ©,et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantanĂ©, et jamais naviresdâune escadre ne manĆuvrĂšrent avec plus dâensemble.
En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, Ă peine soulevĂ©espar la brise, sâallongĂšrent paisiblement sous les prĂ©ceintes du Nautilus.
Le lendemain, 26 janvier, nous coupions lâĂ©quateur sur le quatre-vingt-deuxiĂšme mĂ©ridien, et nous rendrions dans lâhĂ©misphĂšre borĂ©al.
Pendant cette journĂ©e, une formidable troupe de squales nous fitcortĂšge. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendentfort dangereuses. CâĂ©taient des squales-philipps au dos brun et au ventreblanchĂątre, armĂ©s de onze rangĂ©es de dents, des squales-ĆillĂ©s dont le couest marquĂ© dâune grande tache noire cerclĂ©e de blanc qui ressemble Ă un Ćil,des squales-isabelle Ă museau arrondi et semĂ© de points obscurs. Souvent cespuissants animaux se prĂ©cipitaient contre la vitre du salon avec une violencepeu rassurante. Ned Land ne se possĂ©dait plus alors. Il voulait remonterĂ la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales-Ă©missoles dont la gueule est pavĂ©e de dents disposĂ©es comme une mosaĂŻque,et de grands squales-tigrĂ©s, longs de cinq mĂštres, qui le provoquaient avec
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une insistance toute particuliĂšre. Mais bientĂŽt le Nautilus, accroissant savitesse, laissa facilement en arriĂšre les plus rapides de ces requins.
Le 27 janvier, Ă lâouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrĂąmes Ă plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient Ă la surfacedes flots. CâĂ©taient les morts des villes indiennes, charriĂ©s par le GangejusquâĂ la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays,nâavaient pas achevĂ© de dĂ©vorer. Mais les squales ne manquaient pas pourles aider dans leur funĂšbre besogne.
Vers sept heures du soir, le Nautilus Ă demi immergĂ© navigua au milieudâune mer de lait. Ă perte de vue lâOcĂ©an semblait ĂȘtre lactifiĂ©. Ătait-celâeffet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours Ă peine, Ă©taitencore perdue au-dessous de lâhorizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel,quoique Ă©clairĂ© par le rayonnement sidĂ©ral, semblait noir par contraste avecla blancheur des eaux.
Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il mâinterrogeait sur les causesde ce singulier phĂ©nomĂšne. Heureusement jâĂ©tais en mesure de lui rĂ©pondre.
« Câest ce quâon appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste Ă©tendue de flotsblancs qui se voit frĂ©quemment sur les cĂŽtes dâAmboine et dans ces parages.
â Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il mâapprendre quelle causeproduit un pareil effet, car cette eau ne sâest pas changĂ©e en lait, je suppose.
â Non, Conseil, et cette blancheur qui te surprend nâest due quâĂ laprĂ©sence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux,dâun aspect gĂ©latineux et incolore, de lâĂ©paisseur dâun cheveu, et dont lalongueur ne dĂ©passe pas un cinquiĂšme de millimĂštre. Quelques-unes de cesbestioles adhĂšrent entre elles pendant lâespace de plusieurs lieues.
â Plusieurs lieues ! sâĂ©cria Conseil.â Oui, mon garçon, et ne cherche pas Ă supputer le nombre de ces
infusoires ! Tu nây parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certainsnavigateurs ont flottĂ© sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. »
Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parutse plonger dans des rĂ©flexions profondes, cherchant sans doute Ă Ă©valuercombien quarante milles carrĂ©s renferment de cinquiĂšmes de millimĂštres.Pour moi, je continuai dâobserver le phĂ©nomĂšne. Pendant plusieurs heures,le Nautilus trancha de son Ă©peron ces flots blanchĂątres, et je remarquai quâilglissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme sâil eĂ»t flottĂ© dans cesremous dâĂ©cume que les courants et les contre-courants des baies laissaientquelquefois entre eux.
Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derriĂšrenous, jusquâaux limites de lâhorizon, le ciel, rĂ©flĂ©chissant la blancheur desflots, sembla longtemps imprĂ©gnĂ© des vagues lueurs dâune aurore borĂ©ale.
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CHAPITRE IIUne nouvelle proposition
du Capitaine NemoLe 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de la
mer, par 9° 4âde latitude nord, il se trouvait en vue dâune terre qui luirestait Ă huit milles dans lâouest. Jâobservai tout dâabord une agglomĂ©rationde montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes semodelaient trĂšs capricieusement. Le point terminĂ©, je rentrai dans le salon,et lorsque le relĂšvement eut Ă©tĂ© reportĂ© sur la carte, je reconnus que nousĂ©tions en prĂ©sence de lâĂźle de Ceyland, cette perle qui pend au lobe infĂ©rieurde la pĂ©ninsule indienne.
Jâallai chercher dans la bibliothĂšque quelque livre relatif Ă cette Ăźle, lâunedes plus fertiles du globe. Je trouvai prĂ©cisĂ©ment un volume de Sirr H.C.,intitulĂ© Ceylan and the Cingalese. RentrĂ© au salon, je notai dâabord lesrelĂšvements de Ceyland, Ă laquelle lâantiquitĂ© avait prodiguĂ© tant de nomsdivers. Sa situation Ă©tait entre 5° 55âet 9° 49 de latitude nord, et entre 79°42âet 82° 4âde longitude Ă lâest du mĂ©ridien de Greenwich ; sa longueur,deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquantemilles ; sa circonfĂ©rence, neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre millequatre cent quarante-huit milles, câest-Ă -dire un peu infĂ©rieure Ă celle delâIrlande.
Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.Le capitaine jeta un coup dâĆil sur la carte. Puis, se retournant vers moi :« LâĂźle de Ceyland, dit-il, une terre cĂ©lĂšbre par ses pĂȘcheries de perles.
Vous serait-il agrĂ©able, monsieur Aronnax, de visiter lâune de ses pĂȘcheries ?â Sans aucun doute, capitaine.â Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pĂȘcheries,
nous ne verrons pas les pĂȘcheurs. Lâexploitation annuelle nâest pas encorecommencĂ©e Nâimporte. Je vais donner lâordre de rallier le golfe de Manaar,oĂč nous arriverons dans la nuit. »
Le capitaine dit quelques mots Ă son second qui sortit aussitĂŽt. BientĂŽt leNautilus rentra dans son liquide Ă©lĂ©ment, et le manomĂštre indiqua quâil sâytenait Ă une profondeur de trente pieds.
La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai,par le neuviĂšme parallĂšle, sur la cĂŽte nord-ouest de Ceyland. Il Ă©tait formĂ©par une ligne allongĂ©e de la petite Ăźle Manaar. Pour lâatteindre, il fallaitremonter tout le rivage occidental de Ceyland.
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« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pĂȘche desperles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers deChine et du Japon, dans les mers du sud de lâAmĂ©rique, au golfe de Panama,au golfe de Californie ; mais câest Ă Ceyland que cette pĂȘche obtient les plusbeaux rĂ©sultats. Nous arrivons un peu tĂŽt, sans doute. Les pĂȘcheurs ne serassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et lĂ , pendanttrente jours, leurs trois cents bateaux se livrent Ă cette lucrative exploitationdes trĂ©sors de la mer. Chaque bateau est montĂ© par dix rameurs et par dixpĂȘcheurs. Ceux-ci, divisĂ©s en deux groupes, plongent alternativement etdescendent Ă une profondeur de douze mĂštres au moyen dâune lourde pierrequâils saisissent entre leurs pieds et quâune corde rattache au bateau.
â Ainsi, dis-je, câest toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ?â Toujours, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, bien que ces pĂȘcheries
appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquelsle traitĂ© dâAmiens les a cĂ©dĂ©es en 1802.
â Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous lâemployez,rendrait de grands services dans une telle opĂ©ration.
â Oui, car ces pauvres pĂȘcheurs ne peuvent demeurer longtemps souslâeau. LâAnglais Perceval, dans son voyage Ă Ceyland, parle bien dâun Cafrequi restait cinq minutes sans remonter Ă la surface, mais le fait me paraĂźtpeu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusquâĂ cinquante-septsecondes, et de trĂšs habiles jusquâĂ quatre-vingt-sept. Toutefois ils sontrares, et, revenus Ă bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreillesde lâeau teintĂ©e de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pĂȘcheurspeuvent passer sous les flots est de trente secondes, pendant lesquelles ilsse hĂątent dâentasser dans un petit filet toutes les huĂźtres perliĂšres quâilsarrachent. Mais, gĂ©nĂ©ralement, ces pĂȘcheurs ne vivent pas vieux ; leur vuesâaffaiblit ; des ulcĂ©rations se dĂ©clarent Ă leurs yeux ; des plaies se formentsur leur corps, et souvent mĂȘme ils sont frappĂ©s dâapoplexie au fond de lamer.
â Oui, dis-je, câest un triste mĂ©tier, et qui ne sert quâĂ la satisfaction dequelques caprices de la mode ! Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantitĂ©dâhuĂźtres peut pĂȘcher un bateau dans sa journĂ©e ?
â Quarante Ă cinquante mille environ. On dit mĂȘme quâen 1814, legouvernement anglais ayant fait pĂȘcher pour son propre compte, sesplongeurs, dans vingt journĂ©es de travail, rapportĂšrent soixante-seizemillions dâhuĂźtres.
â Au moins, demandai-je, ces pĂȘcheurs sont-ils suffisamment rĂ©tribuĂ©s ?â Ă peine, monsieur le professeur. Ă Panama, ils ne gagnent quâun dollar
par semaine. Le plus souvent ils ont un sou par huĂźtre qui renferme une perle,et combien en ramĂšnent-ils qui nâen contiennent pas !
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â Un sou Ă ces pauvres gens qui enrichissent leurs maĂźtres ! Câest odieux !â Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos
compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasardquelque pĂȘcheur hĂątif sây trouve dĂ©jĂ , eh bien, nous le verrons opĂ©rer.
â Câest convenu, capitaine.â Ă propos, monsieur Aronnax, vous nâavez pas peur des requins ?â Des requins ? » mâĂ©criai-je.Cette question me parut, pour le moins, trĂšs oiseuse.« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.â Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore trĂšs familiarisĂ©
avec ce genre de poissons.â Nous y sommes habituĂ©s, nous autres, rĂ©pliqua le capitaine Nemo, et,
avec le temps, vous vous y ferez. Dâailleurs, nous serons armĂ©s, et, cheminfaisant, nous pourrons peut-ĂȘtre chasser quelque squale. Câest une chasseintĂ©ressante. Ainsi donc, Ă demain, monsieur le professeur, et de grandmatin. »
Cela dit dâun ton dĂ©gagĂ©, le capitaine Nemo quitta le salon.On vous inviterait Ă chasser lâours dans les montagnes de la Suisse, que
vous diriez : « TrĂšs bien, demain nous irons chasser lâours. » On vousinviterait Ă chasser le lion dans les plaines de lâAtlas, ou le tigre dans lesjungles de lâInde, que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraĂźt que nous allonschasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait Ă chasser le requindans son Ă©lĂ©ment naturel, que vous demanderiez peut-ĂȘtre Ă rĂ©flĂ©chir avantdâaccepter cette invitation.
Pour moi, je passai ma main sur mon front, oĂč perlaient quelques gouttesde sueur froide.
« RĂ©flĂ©chissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutresdans les forĂȘts sous-marines, comme nous lâavons fait dans les forĂȘts delâĂźle Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est Ă peu prĂšs certain dây rencontrer des squales, câest autre chose ! Je sais bienque dans certains pays, aux Ăźles AndamĂšnes particuliĂšrement, les nĂšgresnâhĂ©sitent pas Ă attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacetdans lâautre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent cesformidables animaux ne reviennent pas vivants. Dâailleurs, je ne suis pasun nĂšgre, et quand je serais un nĂšgre, je crois que, dans ce cas, une lĂ©gĂšrehĂ©sitation de ma part ne serait pas dĂ©placĂ©e. »
Et me voilĂ rĂȘvant de requins, songeant Ă ces vastes mĂąchoires armĂ©es demultiples rangĂ©es de dents, et capables de couper un homme en deux. Je mesentais dĂ©jĂ une certaine douleur autour des reins. Puis je ne pouvais digĂ©rerle sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette dĂ©plorable invitation.
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NâeĂ»t-on pas dit quâil sâagissait dâaller traquer sous-bois quelque renardinoffensif ?
« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispenseradâaccompagner le capitaine. »
Quant Ă Ned Land, jâavoue que je ne me sentais pas aussi sĂ»r de sasagesse. Un pĂ©ril, si grand quâil fĂ»t, avait toujours un attrait pour sa naturebatailleuse.
Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement.Je voyais, entre les lignes, des mĂąchoires formidablement ouvertes.
En ce moment, Conseil et le Canadien entrĂšrent, lâair tranquille et mĂȘmejoyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.
« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo, â que lediable emporte ! â vient de nous faire une trĂšs aimable proposition.
â Ah ! dis-je, vous savez ?âŠâ Nâen dĂ©plaise Ă monsieur, rĂ©pondit Conseil, le commandant du Nautilus
nous a invitĂ©s Ă visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiquespĂȘcheries de Ceyland. Il lâa fait en termes excellents et sâest conduit envĂ©ritable gentleman.
â Il ne vous a rien dit de plus ?â Rien, monsieur, rĂ©pondit le Canadien, si ce nâest quâil vous avait parlĂ©
de cette petite promenade.â En effet, dis-je. Et il ne vous a donnĂ© aucun dĂ©tail sur⊠?â Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, nâest-il pas
vrai ?â Moi⊠sans doute ! Je vois que vous y prenez goĂ»t, maĂźtre Land.â Oui ! câest curieux, trĂšs curieux.â Dangereux peut-ĂȘtre ! ajoutai-je dâun ton insinuant.â Dangereux, rĂ©pondit Ned Land, une simple excursion sur un banc
dâhuĂźtres ! »DĂ©cidĂ©ment le capitaine Nemo avait jugĂ© inutile dâĂ©veiller lâidĂ©e de
requins dans lâesprit de mes compagnons. Moi, je les regardais dâun ĆiltroublĂ©, et comme sâil leur manquait dĂ©jĂ quelque membre. Devais-je lesprĂ©venir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment mây prendre.
« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des dĂ©tailssur la pĂȘche des perles ?
â Sur la pĂȘche elle-mĂȘme, demandai-je, ou sur les incidents quiâŠâ Sur la pĂȘche, rĂ©pondit le Canadien. Avant de sâengager sur le terrain,
il est bon de le connaĂźtre.â Eh bien, asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que
lâAnglais Sirr vient de mâapprendre Ă moi-mĂȘme. »Ned et Conseil prirent place sur un divan, et dâabord, le Canadien me dit :
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« Monsieur, quâest-ce que câest quâune perle ?â Mon brave Ned, rĂ©pondis-je, pour le poĂšte, la perle est une larme de
la mer ; pour les Orientaux, câest une goutte de rosĂ©e solidifiĂ©e ; pour lesdames, câest un bijou de forme oblongue, dâun Ă©clat hyalin, dâune matiĂšrenacrĂ©e, quâelles portent au doigt, au cou ou Ă lâoreille ; pour le chimiste,câest un mĂ©lange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu degĂ©latine, et enfin, pour les naturalistes, câest une simple sĂ©crĂ©tion maladivede lâorgane qui produit la nacre chez certains bivalves.
â Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acĂ©phales,ordre des testacĂ©s.
â PrĂ©cisĂ©ment, savant Conseil. Or, parmi ces testacĂ©s, lâoreille-de-meriris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux quisĂ©crĂštent la nacre, câest-Ă -dire cette substance bleue, bleuĂątre, violette oublanche, qui tapisse lâintĂ©rieur de leurs valves, sont susceptibles de produiredes perles.
â Les moules aussi ? demanda le Canadien.â Oui, les moules de certains cours dâeau de lâĂcosse, du pays de Galles,
de lâIrlande, de la Saxe, de la BohĂȘme, de la France.â Bon ! on y fera attention dĂ©sormais, rĂ©pondit le Canadien.â Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, câest
lâhuĂźtre perliĂšre, la prĂ©cieuse pintadine. La perle nâest quâune concrĂ©tionnacrĂ©e qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhĂšre Ă la coquillede lâhuĂźtre, ou elle sâincruste dans les plis de lâanimal. Sur les valves, laperle est adhĂ©rente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pournoyau un petit corps dur, soit un ovule stĂ©rile, soit un grain de sable, autourduquel la matiĂšre nacrĂ©e se dĂ©pose en plusieurs annĂ©es, successivement etpar couches minces et concentriques.
â Trouve-t-on plusieurs perles dans une mĂȘme huĂźtre ? demanda Conseil.â Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un vĂ©ritable
Ă©crin. On a mĂȘme citĂ© une huĂźtre, mais je me permets dâen douter, qui necontenait pas moins de cent cinquante requins.
â Cent cinquante requins ! sâĂ©cria Ned Land.â Ai-je dit requins ? mâĂ©criai-je vivement. Je veux dire cent cinquante
perles. Requins nâaurait aucun sens.â En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par
quels moyens on extrait ces perles ?â On procĂšde de plusieurs façons, et souvent mĂȘme, quand les perles
adhĂšrent aux valves, les pĂȘcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le pluscommunĂ©ment, les pintadines sont Ă©tendues sur des nattes de sparterie quicouvrent le rivage. Elles meurent ainsi Ă lâair libre, et, au bout de dix jours,elles se trouvent dans un Ă©tat satisfaisant de putrĂ©faction. On les plonge alors
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dans de vastes rĂ©servoirs dâeau de mer, puis on les ouvre et on les lave.Câest Ă ce moment que commence le double travail des rogueurs. Dâabordils sĂ©parent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom defranche argentĂ©e, de bĂątarde blanche et de bĂątarde noire, qui sont livrĂ©es parcaisses de cent vingt-cinq Ă cent cinquante kilogrammes. Puis ils enlĂšvent leparenchyme de lâhuĂźtre, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin dâen extrairejusquâaux plus petites perles.
â Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.â Non seulement selon leur grosseur, rĂ©pondis-je, mais aussi selon leur
forme, selon leur eau, câest-Ă -dire leur couleur, et selon leur orient, câest-Ă -dire cet Ă©clat chatoyant et diaprĂ© qui les rend si charmantes Ă lâĆil. Les plusbelles perles sont appelĂ©es perles-vierges ou parangons ; elles se formentisolĂ©ment dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques,mais quelquefois dâune transparence opaline, et le plus communĂ©mentsphĂ©rique ou pyriforme. SphĂ©riques, elles forment les bracelets ; pyriformes,des pendeloques, et, Ă©tant les plus prĂ©cieuses, elles se vendent Ă la piĂšce. Lesautres perles adhĂšrent Ă la coquille de lâhuĂźtre, et, plus irrĂ©guliĂšres, elles sevendent au poids. Enfin dans un ordre infĂ©rieur se classent les petites perles,connues sous le nom de semences ; elles se vendent Ă la mesure et serventplus particuliĂšrement Ă exĂ©cuter des broderies sur les ornements dâĂ©glise.
â Mais ce travail, qui consiste Ă sĂ©parer les perles selon leur grosseur,doit ĂȘtre long et difficile ? dit le Canadien.
â Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou criblespercĂ©s dâun nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamisqui comptent de vingt Ă quatre-vingts trous sont de premier ordre. Cellesqui ne sâĂ©chappent pas des cribles percĂ©s de cent Ă huit cents trous sont desecond ordre. Enfin les perles pour lesquelles lâon emploie les tamis percĂ©sde neuf cents Ă mille trous forment la semence.
â Câest ingĂ©nieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classementdes perles sâopĂšre mĂ©caniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce querapporte lâexploitation des bancs dâhuĂźtres perliĂšres ?
â Ă sâen tenir au livre de Sirr, rĂ©pondis-je, les pĂȘcheries de Ceyland sontaffermĂ©es annuellement pour la somme de trois millions de squales.
â De francs ! reprit Conseil.â Oui, de francs. Trois millions de francs ! repris-je. Mais je crois que
ces pĂȘcheries ne rapportent plus quâelles rapportaient autrefois. Il en estde mĂȘme des pĂȘcheries amĂ©ricaines, qui, sous le rĂšgne de Charles-Quint,produisaient quatre millions de francs, prĂ©sentement rĂ©duits aux deux tiers.En somme, on peut Ă©valuer Ă neuf millions de francs le rendement gĂ©nĂ©ralde lâexploitation des perles.
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â Mais, demanda Conseil, est-ce que lâon ne cite pas quelques perlescĂ©lĂšbres qui ont Ă©tĂ© cotĂ©es Ă un trĂšs haut prix ?
â Oui, mon garçon. On dit que CĂ©sar offrit Ă Servillia une perle estimĂ©ecent vingt mille francs de notre monnaie.
â Jâai mĂȘme entendu raconter, dit le Canadien, quâune certaine dameantique buvait des perles dans son vinaigre.
â ClĂ©opĂątre, riposta Conseil.â Ăa devait ĂȘtre mauvais, ajouta Ned Land.â DĂ©testable, ami Ned, rĂ©pondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre
qui coĂ»te quinze cent mille francs, câest dâun joli prix.â Je regrette de ne pas avoir Ă©pousĂ© cette dame, dit le Canadien en
manĆuvrant son bras dâun air peu rassurant.â Ned Land lâĂ©poux de ClĂ©opĂątre ! sâĂ©cria Conseil.â Mais jâai dĂ» me marier, Conseil, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien,
et ce nâest pas ma faute si lâaffaire nâa pas rĂ©ussi. Jâavais mĂȘme achetĂ© uncollier de perles Ă Kate Tender, ma fiancĂ©e, qui, dâailleurs, en a Ă©pousĂ© unautre. Eh bien, ce collier ne mâavait pas coĂ»tĂ© plus dâun dollar et demi, etcependant, â monsieur le professeur voudra bien me croire, â les perles quile composaient nâauraient pas passĂ© par le tamis de vingt trous.
â Mon brave Ned, rĂ©pondis-je en riant, câĂ©taient des perles artificielles,de simples globules de verre enduits Ă lâintĂ©rieur dâessence dâOrient.
â Eh ! cette essence dâOrient, rĂ©pondit le Canadien, cela doit coĂ»ter cher ?â Si peu que rien ! Ce nâest autre chose que la substance argentĂ©e de
lâĂ©caille de lâablette, recueillie dans lâeau et conservĂ©e dans lâammoniaque.Elle nâa aucune valeur.
â Câest peut-ĂȘtre pour cela que Kate Tender en a Ă©pousĂ© un autre, rĂ©ponditphilosophiquement maĂźtre Land.
â Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne croispas que jamais souverain en ait possĂ©dĂ© une supĂ©rieure Ă celle du capitaineNemo.
â Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermĂ© sous savitrine.
â Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deuxmillions deâŠ
â Francs ! dit vivement Conseil.â Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute, elle nâaura coĂ»tĂ© au
capitaine que la peine de la ramasser.â Eh ! sâĂ©cria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade,
nous ne rencontrerons passa pareille ?â Bah ! fit Conseil.â Et pourquoi pas ?
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â Ă quoi des millions nous serviraient-ils Ă bord du Nautilus ?â Ă bord, non, dit Ned Land, mais⊠ailleurs.â Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tĂȘte.â Au fait, dis-je, maĂźtre Land a raison. Et si nous rapportons jamais en
Europe ou en AmĂ©rique une perle de quelques millions, voilĂ du moins quidonnera une grande authenticitĂ© et, en mĂȘme temps, un grand prix au rĂ©citde nos aventures.
â Je le crois, dit le Canadien.â Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au cĂŽtĂ© instructif des choses,
est-ce que cette pĂȘche des perles est dangereuse ?â Non, rĂ©pondis-je vivement, surtout si lâon prend certaines prĂ©cautions.â Que risque-t-on dans ce mĂ©tier ? dit Ned Land. Dâavaler quelques
gorgĂ©es dâeau de mer ?â Comme vous dites, Ned. Ă propos, dis-je en essayant de prendre le ton
dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, braveNed ?
â Moi, rĂ©pondit le Canadien, un harponneur de profession ! Câest monmĂ©tier de me moquer dâeux !
â Il ne sâagit pas, dis-je, de les pĂȘcher avec un Ă©merillon, de les hisser surle pont dâun navire, de leur couper la queue Ă coups de hache, de leur ouvrirle ventre, de leur arracher le cĆur et de le jeter Ă la mer.
â Alors, il sâagit de⊠?â Oui, prĂ©cisĂ©ment.â Dans lâeau ?â Dans lâeau.â Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont
des bĂȘtes assez mal façonnĂ©es. Il faut quâelles se retournent sur le ventrepour vous happer, et pendant ce temps⊠»
Ned Land avait une maniÚre de prononcer le mot « happer » qui donnaitfroid.
« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ?â Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.â Ă la bonne heure, pensai-je.â Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi
son fidĂšle domestique ne les affronterait pas avec lui !
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CHAPITRE IIIUne perle de dix millions
La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouĂšrentun rĂŽle important dans mes rĂȘves, et je trouvai trĂšs juste et trĂšs injuste Ă lafois cette Ă©tymologie qui fait venir le mot requin du mot « requiem ».
Le lendemain, Ă quatre heures du matin, je fus rĂ©veillĂ© par le stewartque le capitaine Nemo avait spĂ©cialement mis Ă mon service. Je me levairapidement, je mâhabillai et je passai dans le salon.
Le capitaine Nemo mây attendait.« Monsieur Aronnax, me dit-il, ĂȘtes-vous prĂȘt Ă partir ?â Je suis prĂȘt.â Veuillez me suivre.â Et mes compagnons, capitaine ?â Ils sont prĂ©venus et nous attendent.â Nâallons-nous pas revĂȘtir nos scaphandres ? demandai-je.â Pas encore. Je nâai pas laissĂ© le Nautilus approcher de trop prĂšs cette
cĂŽte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais jâai faitparer le canot qui nous conduira au point prĂ©cis de dĂ©barquement et nousĂ©pargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, quenous revĂȘtirons au moment oĂč commencera cette exploration sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers lâescalier central, dont les marchesaboutissaient Ă la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient lĂ , enchantĂ©s de« la partie de plaisir » qui se prĂ©parait. Cinq matelots du Nautilus, les avironsarmĂ©s, nous attendaient dans le canot qui avait Ă©tĂ© bossĂ© contre le bord.
La nuit Ă©tait encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel etne laissaient apercevoir que de rares Ă©toiles. Je portais mes yeux du cĂŽtĂ© dela terre ; mais je ne vis quâune ligne trouble qui fermait les trois quarts delâhorizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remontĂ© pendant lanuit la cĂŽte Occidentale de Ceylan, se trouvait Ă lâouest de la baie, ou plutĂŽtde ce golfe formĂ© par cette terre et lâĂźle de Manaar. LĂ , sous les sombreseaux, sâĂ©tendait le banc de pintadines, inĂ©puisable champ de perles dont lalongueur dĂ©passe vingt milles.
Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prĂźmes place Ă lâarriĂšre du canot. Le patron de lâembarcation se mit Ă la barre ; ses quatrecompagnons appuyĂšrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguĂ©e et nousdĂ©bordĂąmes.
Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas.Jâobservai que leurs coups dâaviron vigoureusement engagĂ©s sous lâeau, nese succĂ©daient que de dix secondes en dix secondes, suivant la mĂ©thode
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gĂ©nĂ©ralement usitĂ©e dans les marines de guerre. Tandis que lâembarcationcourait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crĂ©pitant le fondnoir des flots comme des bavures de plomb fondu ; une petite houle, venuedu large, imprimait au canot un lĂ©ger roulis, et quelques crĂȘtes de lamesclapotaient Ă son avant.
Nous Ă©tions silencieux. Ă quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-ĂȘtre Ă cette terre dont il sâapprochait, et quâil trouvait trop prĂšs de lui,contrairement Ă lâopinion du Canadien, auquel elle semblait encore tropĂ©loignĂ©e. Quant Ă Conseil, il Ă©tait lĂ en simple curieux.
Vers cinq heures et demie, les premiĂšres teintes de lâhorizon accusĂšrentplus nettement la ligne supĂ©rieure de la cĂŽte. Assez plate dans lâest, elle serenflait un peu vers le sud. Cinq milles la sĂ©paraient encore, et son rivage seconfondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous la mer Ă©tait dĂ©serte.Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vousdes pĂȘcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me lâavait fait observer,nous arrivions un mois trop tĂŽt dans ces parages.
Ă six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapiditĂ© particuliĂšre auxrĂ©gions tropicales, qui ne connaissent ni lâaurore ni le crĂ©puscule. Les rayonssolaires percĂšrent le rideau de nuages amoncelĂ©s sur lâhorizon oriental, etlâastre radieux sâĂ©leva rapidement.
Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres Ă©pars çà et lĂ .Le canot sâavança vers lâĂźle de Manaar, qui sâarrondissait dans le sud. Le
capitaine Nemo sâĂ©tait levĂ© de son banc et observait la mer.Sur un signe de lui, lâancre fut mouillĂ©e, et la chaĂźne courut Ă peine, car
le fond nâĂ©tait pas Ă plus dâun mĂštre, et il formait en cet endroit lâun des plushauts points du banc de pintadines. Le canot Ă©vita aussitĂŽt, sous la poussĂ©edu jusant qui portait au large.
« Nous voici arrivĂ©s, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo.Vous voyez cette baie resserrĂ©e. Câest ici mĂȘme que dans un mois serĂ©uniront les nombreux bateaux de pĂȘche des exploitants, et ce sont ceseaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie estheureusement disposĂ©e pour ce genre de pĂȘche. Elle est abritĂ©e des ventsles plus forts, et la mer nây est jamais trĂšs houleuse, circonstance favorableau travail des plongeurs. Nous allons maintenant revĂȘtir nos scaphandres, etnous commencerons notre promenade. »
Je ne rĂ©pondis rien, et, tout en regardant ces flots suspects, aidĂ© desmatelots de lâembarcation, je commençai Ă revĂȘtir mon lourd vĂȘtement demer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons sâhabillaient aussi. Aucundes hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelleexcursion.
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BientĂŽt nous fĂ»mes emprisonnĂ©s jusquâau cou dans vĂȘtement decaoutchouc, et des bretelles fixĂšrent sur notre dos les appareils Ă air. Quantaux appareils Ruhmkorff, il nâen Ă©tait pas question. Avant dâintroduire matĂȘte dans sa capsule de cuivre, jâen fis lâobservation au capitaine.
« Ces appareils nous seraient inutiles, me rĂ©pondit le capitaine. Nousnâirons pas Ă de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront Ă Ă©clairer notre marche. Dâailleurs, il nâest pas prudent dâemporter sous ceseaux une lanterne Ă©lectrique. Son Ă©clat pourrait attirer inopinĂ©ment quelquedangereux habitant de ces parages. »
Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournaivers Conseil et Ned Land ; mais ces deux amis avaient dĂ©jĂ emboĂźtĂ© leur tĂȘtedans la calotte mĂ©tallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni rĂ©pondre.
Une derniĂšre question me restait Ă adresser au capitaine Nemo.« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ? â Des fusils ! Ă quoi bon ?
Vos montagnards nâattaquent-ils pas lâours un poignard Ă la main, et lâaciernâest-il pas plus sĂ»r que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la Ă votreceinture et partons. » Je regardai mes compagnons. Ils Ă©taient armĂ©s commenous, et, de plus, Ned Land brandissait un Ă©norme harpon quâil avait dĂ©posĂ©dans le canot avant de quitter le Nautilus.
Puis, suivant lâexemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesantesphĂšre de cuivre, et nos rĂ©servoirs Ă air furent immĂ©diatement mis enactivitĂ©.
Un instant aprĂšs, les matelots de lâembarcation nous dĂ©barquaient les unsaprĂšs les autres, et, par un mĂštre et demi dâeau, nous prenions pied sur unsable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main, nous le suivĂźmes,et par une pente douce nous disparĂ»mes sous les flots.
LĂ , les idĂ©es qui obsĂ©daient mon cerveau mâabandonnĂšrent. Je redevinsĂ©tonnamment calme. La facilitĂ© de mes mouvements accrut ma confiance,et lâĂ©trangetĂ© du spectacle captiva mon imagination.
Le soleil envoyait dĂ©jĂ sous les eaux une clartĂ© suffisante. Les moindresobjets restaient perceptibles. AprĂšs dix minutes de marche, nous Ă©tions parcinq mĂštres dâeau, et le terrain devenait Ă peu prĂšs plat.
Sur nos pas, comme des compagnies de bĂ©cassines dans un marais, selevaient des volĂ©es de poissons curieux du genre des monoptĂšres, dontles sujets nâont dâautre nageoire que celle de la queue. Je reconnus lejavanais, vĂ©ritable serpent long de huit dĂ©cimĂštres, au ventre livide, quelâon confondrait facilement avec le congre sans les lignes dâor de ses flancs.Dans le genre des stromatĂ©es, dont le corps est trĂšs comprimĂ© et ovale,jâobservai des parus aux couleurs Ă©clatantes portant comme une faux leurnageoire dorsale, poissons comestibles qui, sĂ©chĂ©s et marinĂ©s, forment unmets excellent connu sous le nom de karawade ; puis des tranquebars,
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appartenant au genre des apsiphoroĂŻdes, dont le corps est recouvert dâunecuirasse Ă©cailleuse Ă huit pans longitudinaux.
Cependant lâĂ©lĂ©vation progressive du soleil Ă©clairait de plus en plus lamasse des eaux. Le sol changeait peu Ă peu. Au sable fin succĂ©dait unevĂ©ritable chaussĂ©e de rochers arrondis, revĂȘtus dâun tapis de mollusqueset de zoophytes. Parmi les Ă©chantillons de ces deux embranchements, jeremarquai des placĂšnes Ă valves minces et inĂ©gales, sortes dâostracĂ©esparticuliĂšres Ă la mer Rouge et Ă lâocĂ©an Indien, des lucines orangĂ©es Ă coquille orbi cul aire, des tariĂšres subulĂ©es, quelques-unes de ces pourprespersiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rocherscornus, longs de onze centimĂštres, qui se dressaient sous les flots commedes mains prĂȘtes Ă vous saisir, des turbinelles cornigĂšres, toutes hĂ©rissĂ©esdâĂ©pines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles quialimentent les marchĂ©s de lâHindoustan, des pĂ©lagies panopyres, lĂ©gĂšrementlumineuses, et enfin dâadmirables oculines flabelliformes, magnifiquesĂ©ventails qui forment lâune des plus riches arborisations de ces mers.
Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux dâhydrophytescouraient de gauches lĂ©gions dâarticulĂ©s, particuliĂšrement des raninesdentĂ©es, dont la carapace reprĂ©sente un triangle un peu arrondi, des birguesspĂ©ciales Ă ces parages, des parthĂ©nopes horribles, dont lâaspect rĂ©pugnaitaux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois,ce fut ce crabe Ă©norme observĂ© par M. Darwin, auquel la nature a donnĂ©lâinstinct et la force nĂ©cessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpeaux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et illâouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe couraitavec une agilitĂ© sans pareille, tandis que des chĂ©lonĂ©es franches, de cetteespĂšce qui frĂ©quente les cĂŽtes du Malabar, se dĂ©plaçaient lentement entreles roches Ă©branlĂ©es.
Vers sept heures nous arpentions enfin le banc de pintadines sur lequeldes huĂźtres perliĂšres se reproduisent par millions.
Ces mollusques prĂ©cieux adhĂ©raient aux rocs et y Ă©taient fortementattachĂ©s par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de bouger :en quoi ces huĂźtres sont infĂ©rieures aux moules elles-mĂȘmes, auxquelles lanature nâa pas refusĂ© toute facultĂ© de locomotion.
La pintadine meleagrina, la mĂšre perle, dont les valves sont Ă peu prĂšsĂ©gales, se prĂ©sente sous la forme dâune coquille arrondie, aux Ă©paissesparois trĂšs rugueuses Ă lâextĂ©rieur. Quelques-unes de ces coquilles Ă©taientfeuilletĂ©es et sillonnĂ©es de bandes verdĂątres qui rayonnaient de leur sommet.Elles appartenaient aux jeunes huĂźtres.
Les autres, Ă surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraientjusquâĂ quinze centimĂštres de largeur.
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Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieuxde pintadines, et je compris que cette mine Ă©tait vĂ©ritablement inĂ©puisable :car la force crĂ©atrice de la nature lâemporte sur lâinstinct destructif delâhomme. Ned Land, fidĂšle Ă cet instinct de destruction, se hĂątait dâemplirdes plus beaux mollusques un filet quâil portait Ă son cĂŽtĂ©.
Mais nous ne pouvions nous arrĂȘter. Il fallait suivre le capitaine, quisemblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontaitsensiblement, et parfois mon bras, que jâĂ©levais, dĂ©passait la surface dela mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souventnous tournions de hauts rocs effilĂ©s en pyramidions. Dans leurs sombresanfractuositĂ©s, de gros crustacĂ©s, pointĂ©s sur leurs hautes pattes commedes machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nospieds rampaient des myrianes, des glycĂšres, des aricies et des annĂ©lides, quiallongeaient dĂ©mesurĂ©ment leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.
En ce moment sâouvrit devant nous une vaste grotte, creusĂ©e dans unpittoresque entassement de rochers tapissĂ©s de toutes les hautes-lisses dela flore sous-marine. Dâabord cette grotte me parut profondĂ©ment obscure.Les rayons solaires semblaient sây Ă©teindre par dĂ©gradations successives. Savague transparence nâĂ©tait plus que la lumiĂšre noyĂ©e.
Le capitaine Nemo y entra. Nous aprĂšs lui. Mes yeux sâaccoutumĂšrentbientĂŽt Ă ces tĂ©nĂšbres relatives. Je distinguai les retombĂ©es sicapricieusement contournĂ©es de la voĂ»te que supportaient des piliersnaturels, largement assis sur base granitique, comme les lourdes colonnesde lâarchitecture toscane. Pourquoi notre incomprĂ©hensible guide nousentraĂźnait-il au fond de cette crypte sous-marine ? Jâallais le savoir avant peu.
AprĂšs avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulĂšrent le fonddâune sorte de puits circulaire. LĂ , le capitaine Nemo sâarrĂȘta, et de la mainil nous indiqua un objet que je nâavais pas encore aperçu.
CâĂ©tait une huĂźtre de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque,un bĂ©nitier qui eĂ»t contenu un lac dâeau sainte, une vasque dont la largeurdĂ©passait deux mĂštres, et consĂ©quemment plus grande que celle qui ornaitle salon du Nautilus.
Je mâapprochai de ce mollusque phĂ©nomĂ©nal. Par son byssus il adhĂ©rait Ă une table de granit, et lĂ il se dĂ©veloppait isolĂ©ment dans les eaux calmes dela grotte. Jâestimai le poids de cette tridacne Ă trois cents kilogrammes. Orune telle huĂźtre contient quinze kilos de chair, et il faudrait lâestomac dâunGargantua pour en absorber quelques douzaines.
Le capitaine Nemo connaissait Ă©videmment lâexistence de ce bivalve. CenâĂ©tait pas la premiĂšre fois quâil le visitait, et je pensai quâen nous conduisanten cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiositĂ© naturelle. Je
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me trompais. Le capitaine Nemo avait un intĂ©rĂȘt particulier Ă constater lâĂ©tatactuel de cette tridacne.
Les deux valves du mollusque Ă©taient entrouvertes. Le capitainesâapprocha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empĂȘcherde se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangĂ©esur ses bords qui formait le manteau de lâanimal.
LĂ , entre les plis foliacĂ©s, je vis une perle libre dont la grosseur Ă©galaitcelle dâune noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpiditĂ© parfaite, sonorient admirable, en faisaient un bijou dâun inestimable prix. EmportĂ© parla curiositĂ©, jâĂ©tendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper !Mais le capitaine mâarrĂȘta, fit un signe nĂ©gatif, et, retirant son poignard parun mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement.
Je compris alors quel Ă©tait le dessein du capitaine Nemo. En laissant cetteperle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de sâaccroĂźtreinsensiblement. Avec chaque annĂ©e la sĂ©crĂ©tion du mollusque y ajoutaitde nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotteoĂč « mĂ»rissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il relevait, pourainsi dire, afin de le transporter un jour dans son prĂ©cieux musĂ©e. Peut-ĂȘtremĂȘme, suivant lâexemple des Chinois et des Indiens, avait-il dĂ©terminĂ© laproduction de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelquemorceau de verre et de mĂ©tal, qui sâĂ©tait peu Ă peu recouvert de la matiĂšrenacrĂ©e. En tout cas, comparant cette perle Ă celle que je connaissais dĂ©jĂ ,Ă celles qui brillaient dans la collection du capitaine, jâestimai sa valeur Ă dix millions de francs au moins. Superbe curiositĂ© naturelle et non bijou deluxe, car je ne sais quelles oreilles fĂ©minines auraient pu la supporter.
La visite Ă lâopulente tridacne Ă©tait terminĂ©e. Le capitaine Nemo quitta lagrotte, et nous remontĂąmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eauxclaires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.
Nous marchions isolĂ©ment, en vĂ©ritables flĂąneurs, chacun sâarrĂȘtant ousâĂ©loignant au grĂ© de sa fantaisie. Pour mon compte, je nâavais plus aucunsouci des dangers que mon imagination avait exagĂ©rĂ©s si ridiculement. Lehaut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientĂŽt, parun mĂštre dâeau, ma tĂȘte dĂ©passa le niveau ocĂ©anique. Conseil me rejoignit,et, collant sa grosse capsule Ă la mienne, il me fit des yeux un salut amical.Mais ce plateau Ă©levĂ© ne mesurait que quelques toises, et bientĂŽt nous fĂ»mesrentrĂ©s dans « notre Ă©lĂ©ment. » Je crois avoir maintenant le droit de lequalifier ainsi.
Dix minutes aprĂšs, le capitaine Nemo sâarrĂȘtait soudain. Je crus quâilfaisait halte pour retourner sur ses pas. Non. Dâun geste, il nous ordonna denous blottir prĂšs de lui au fond dâune large anfractuositĂ©. Sa main se dirigeavers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.
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Ă cinq mĂštres de moi, une ombre apparut et sâabaissa jusquâau sol.LâinquiĂ©tante idĂ©e des requins traversa mon esprit ; mais je me trompais, et,cette fois encore, nous nâavions pas affaire aux monstres de lâOcĂ©an.
CâĂ©tait un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pĂȘcheur, unpauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la rĂ©colte. Jâapercevais lesfonds de son canot mouillĂ© Ă quelques pieds au-dessus de sa tĂȘte. Il plongeaitet remontait successivement. Une pierre taillĂ©e en pain de sucre et quâilserrait du pied, tandis quâune corde la rattachait Ă son bateau, lui servait Ă descendre plus rapidement au fond de la mer. CâĂ©tait lĂ tout son outillage.ArrivĂ© au sol par cinq mĂštres de profondeur environ, il se prĂ©cipitait Ă genoux et remplissait son sac de pintadines ramassĂ©es au hasard. Puis ilremontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opĂ©ration,qui ne durait que trente secondes.
Ce plongeur ne nous voyait pas. Lâombre du rocher nous dĂ©robait Ă sesregards. Et dâailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposĂ©que des hommes, des ĂȘtres semblables Ă lui, fussent lĂ , sous les eaux, Ă©piantses mouvements, ne perdant aucun dĂ©tail de sa pĂȘche ?
Plusieurs fois il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportait pasplus dâune dizaine de pintadines Ă chaque plongĂ©e : car il fallait les arracherdu banc auquel elles sâaccrochaient par leur robuste byssus. Et combien deces huĂźtres Ă©taient privĂ©es de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie !
Je lâobservais avec une attention profonde. Sa manĆuvre se faisaitrĂ©guliĂšrement, et pendant une demi-heure aucun danger ne parut le menacer.Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pĂȘche intĂ©ressante, quandtout dâun coup, Ă un moment oĂč lâIndien Ă©tait agenouillĂ© sur le sol, je luivis faire un geste dâeffroi, se relever et prendre son Ă©lan pour remonter Ă lasurface des flots.
Je compris son Ă©pouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessusdu malheureux plongeur. CâĂ©tait un requin de grande taille qui sâavançaitdiagonalement, lâĆil en feu, les mĂąchoires ouvertes.
JâĂ©tais muet dâhorreur, incapable de faire un mouvement.Le vorace animal, dâun vigoureux coup de nageoire, sâĂ©lança vers
lâIndien, qui se jeta de cĂŽtĂ© et Ă©vita la morsure du requin, mais non lebattement de sa queue : car cette queue, le frappant Ă la poitrine, lâĂ©tenditsur le sol.
Cette scĂšne avait durĂ© quelques secondes Ă peine. Le requin revint, et,se retournant sur le dos, il sâapprĂȘtait Ă couper lâIndien en deux, quand jesentis le capitaine Nemo, postĂ© prĂšs de moi, se lever subitement. Puis, sonpoignard Ă la main, il marcha droit au monstre, prĂȘt Ă lutter corps Ă corpsavec lui.
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Le squale, au moment oĂč il allait happer le malheureux pĂȘcheur, aperçutson nouvel adversaire, et, se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidementvers lui.
Je vois encore la pose du capitaine Nemo. RepliĂ© sur lui-mĂȘme, ilattendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se prĂ©cipita sur lui, le capitaine, se jetant de cĂŽtĂ© avec une prestesseprodigieuse, Ă©vita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Maistout nâĂ©tait pas dit. Un combat terrible sâengagea.
Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait Ă flots de sa blessure.La mer se teignit de rouge, et, Ă travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien.
Plus rien jusquâau moment oĂč, dans une Ă©claircie, jâaperçus lâaudacieuxcapitaine, cramponnĂ© Ă lâune des nageoires de lâanimal, luttant corps Ă corpsavec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi,sans pouvoir toutefois porter le coup dĂ©finitif, câest-Ă -dire lâatteindre enplein cĆur. Le squale, se dĂ©battant, agitait la masse des eaux avec furie, etleur remous menaçait de me renverser.
Jâaurais voulu courir au secours du capitaine ; mais, clouĂ© par lâhorreur,je ne pouvais remuer.
Je regardais, lâĆil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Lecapitaine tomba sur le sol, renversĂ© par la masse Ă©norme qui pesait sur lui.Puis les mĂąchoires du requin sâouvrirent dĂ©mesurĂ©ment comme une cisailledâusine ; et câen Ă©tait fait du capitaine si, prompt comme la pensĂ©e, sonharpon Ă la main, Ned Land, se prĂ©cipitant vers le requin, ne lâeĂ»t frappĂ©de sa terrible pointe.
Les flots sâimprĂ©gnĂšrent dâune masse de sang. Ils sâagitĂšrent sous lesmouvements du squale, qui les battait avec une indescriptible fureur. NedLand nâavait pas manquĂ© son but. CâĂ©tait le rĂąle du monstre. FrappĂ© au cĆur,il se dĂ©battait dans des spasmes Ă©pouvantables, dont le contrecoup renversaConseil.
Cependant Ned Land avait dĂ©gagĂ© le capitaine. Celui-ci, relevĂ© sansblessures, alla droit Ă lâIndien, coupa vivement la corde qui le liait Ă sa pierre,le prit dans ses bras et, dâun vigoureux coup de talon, il remonta Ă la surfacede la mer.
Nous le suivĂźmes tous trois, et, en quelques instants miraculeusementsauvĂ©s, nous atteignions lâembarcation du pĂȘcheur.
Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux Ă la vie.Je ne savais sâil rĂ©ussirait. Je lâespĂ©rais, car lâimmersion de ce pauvre diablenâavait pas Ă©tĂ© longue. Mais le coup de queue du requin pouvait lâavoirfrappĂ© Ă mort.
Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine,peu Ă peu le noyĂ© revint au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut ĂȘtre sa
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surprise, son Ă©pouvante mĂȘme, Ă voir les quatre grosses tĂȘtes de cuivre quise penchaient sur lui !
Et surtout, que dut-il penser quand le capitaine Nemo, tirant dâune pochede son vĂȘtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cettemagnifique aumĂŽne de lâhomme des eaux au pauvre Indien de Ceyland futacceptĂ©e par celui-ci dâune main tremblante. Ses yeux effarĂ©s indiquaient,du reste, quâil ne savait Ă quels ĂȘtres surhumains il devait Ă la fois la fortuneet la vie.
Sur un signe du capitaine, nous regagnĂąmes le banc de pintadines, et,suivant la route dĂ©jĂ parcourue, aprĂšs une demi-heure de marche nousrencontrions lâancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus.
Une fois embarquĂ©s, chacun de nous, avec lâaide des matelots, sedĂ©barrassa de sa lourde carapace de cuivre.
La premiĂšre parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.« Merci, maĂźtre Land, lui dit-il.Câest une revanche, capitaine, rĂ©pondit Ned Land.Je vous devais cela. »Un pĂąle sourire glissa sur les lĂšvres du capitaine, et ce fut tout.« Au Nautilus, » dit-il.Lâembarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous
rencontrions le cadavre du requin qui flottait.Ă la couleur noire marquant lâextrĂ©mitĂ© de ses nageoires, je reconnus le
terrible mĂ©lanoptĂšre de la mer des Indes, de lâespĂšce des requins proprementdits. Sa longueur dĂ©passait vingt-cinq pieds ; sa bouche Ă©norme occupaitle tiers de son corps. CâĂ©tait un adulte, ce qui se voyait aux six rangĂ©es dedents, disposĂ©es en triangles isocĂšles sur la mĂąchoire supĂ©rieure.
Conseil le regardait avec un intĂ©rĂȘt tout scientifique, et je suis sĂ»rquâil le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordredes chondroptĂ©rygiens Ă branchies fixes, famille des sĂ©laciens, genre dessquales.
Pendant que je considĂ©rais cette masse inerte, une douzaine de cesvoraces mĂ©lanoptĂšres apparut tout dâun coup autour de lâembarcation ; maissans se prĂ©occuper de nous, ils se jetĂšrent sur le cadavre et sâen disputĂšrentles lambeaux.
à huit heures et demie, nous étions de retour à bord du Nautilus.Là , je me pris à réfléchir sur les incidents de notre excursion au banc de
Manaar. Deux observations sâen dĂ©gageaient inĂ©vitablement : lâune portantsur lâaudace sans pareille du capitaine Nemo, lâautre sur son dĂ©vouementpour un ĂȘtre humain, lâun des reprĂ©sentants de cette race quâil fuyait sousles mers. Quoi quâil en dĂźt, cet homme Ă©trange nâĂ©tait pas parvenu encoreĂ tuer son cĆur tout entier.
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Lorsque je lui fis cette observation, il me rĂ©pondit dâun ton lĂ©gĂšrementĂ©mu :
« Cet Indien, monsieur le professeur, câest un habitant du pays desopprimĂ©s, et je suis encore, et jusquâĂ mon dernier souffle, je serai de cepays-lĂ ! »
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CHAPITRE IVLa mer Rouge
Pendant la journĂ©e du 29 janvier, lâĂźle de Ceyland disparut sous lâhorizon,et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles Ă lâheure, se glissa dans celabyrinthe de canaux qui sĂ©pare les Maledives des Laquedives. Il rangeamĂȘme lâĂźle Kittan, terre dâorigine madrĂ©porique, dĂ©couverte par Vasco deGama en 1499, et lâune des dix-neuf principales Ăźles de cet archipel desLaquedives, situĂ© entre 10° et 14°, 30âde latitude nord, et 69° et 50°, 72âdelongitude est.
Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept millecinq cents lieues depuis notre point de départ dans les mers du Japon.
Le lendemain, â 30 janvier, â lorsque le Nautilus remonta Ă la surface delâOcĂ©an, il nâavait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer dâOman, creusĂ©e entre lâArabie et lapĂ©ninsule indienne, qui sert de dĂ©bouchĂ© au golfe Persique.
CâĂ©tait Ă©videmment une impasse, sans issue possible. OĂč nous conduisaitdonc le capitaine Nemo ? Je nâaurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas leCanadien, qui, ce jour-lĂ , me demanda oĂč nous allions.
« Nous allons, maĂźtre Ned, oĂč nous conduit la fantaisie du capitaine.â Cette fantaisie, rĂ©pondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe
Persique nâa pas dâissue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guĂšre Ă revenir sur nos pas.
Eh bien, nous reviendrons, maßtre Land, et si aprÚs le golfe Persique leNautilus veut visiter la mer Rouge, le détroit de Bab-el-Mandeb est toujourslà pour lui livrer passage.
â Je ne vous apprendrai pas, monsieur, rĂ©pondit Ned Land, que la merRouge est non moins fermĂ©e que le golfe, puisque lâisthme de Suez nâestpas encore percĂ©, et, le fĂ»t-il, un bateau mystĂ©rieux comme le nĂŽtre ne sehasarderait pas dans ses canaux coupĂ©s dâĂ©cluses. Donc la mer Rouge nâestpas encore le chemin qui nous ramĂšnera en Europe.
â Aussi nâai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.â Que supposez-vous donc ?â Je suppose quâaprĂšs avoir visitĂ© ces curieux parages de lâArabie et de
lâĂgypte, le Nautilus redescendra lâocĂ©an Indien, peut-ĂȘtre Ă travers le canalde Mozambique, peut-ĂȘtre au large des Mascareignes, de maniĂšre Ă gagnerle cap de Bonne-EspĂ©rance.
â Et une fois au cap de Bonne-EspĂ©rance ? demanda le Canadien avecune insistance toute particuliĂšre.
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â Eh bien, nous pĂ©nĂ©trerons dans cet Atlantique que nous ne connaissonspas encore. Ah çà ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sousles mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment variĂ© desmerveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extrĂȘme dĂ©pitfinir ce voyage quâil aura Ă©tĂ© donnĂ© Ă si peu dâhommes de faire.
â Mais savez-vous, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, que voilĂ bientĂŽt trois mois que nous sommes emprisonnĂ©s Ă bord de ce Nautilus ?
â Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compteni les jours, ni les heures.
â Mais la conclusion ?â La conclusion viendra en son temps. Dâailleurs, nous nây pouvons rien,
et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned : « Unechance dâĂ©vasion nous est offerte », je la discuterais avec vous. Mais telnâest pas le cas et, Ă vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaineNemo sâaventure jamais dans les mers europĂ©ennes. »
Par ce court dialogue on verra que, fanatique du Nautilus, jâĂ©tais incarnĂ©dans la peau de son commandant.
Quant Ă Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme demonologue : « Tout cela est bel et bon, mais, Ă mon avis, oĂč il y a de la gĂȘne,il nây a plus de plaisir. »
Pendant quatre jours, jusquâau 3 fĂ©vrier, le Nautilus visita la mer dâOman,sous diverses vitesses et Ă diverses profondeurs. Il semblait marcher auhasard, comme sâil eĂ»t hĂ©sitĂ© sur la route Ă suivre ; mais il ne dĂ©passa jamaisle tropique du Cancer.
En quittant cette mer, nous eĂ»mes un instant connaissance de Mascate,la plus importante ville du pays dâOman. Jâadmirai son aspect Ă©trange, aumilieu des noirs rochers qui lâentourent et sur lesquels se dĂ©tachent en blancses maisons et ses forts. Jâaperçus le dĂŽme arrondi de ses mosquĂ©es, la pointeĂ©lĂ©gante de ses minarets, ses fraĂźches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne futquâune vision, et le Nautilus sâenfonça bientĂŽt sous les flots de ces sombresparages.
Puis il prolongea Ă une distance de six milles les cĂŽtes arabiques duMahrah et de lâHadramant, et sa ligne ondulĂ©e de montagnes, relevĂ©e dequelques ruines anciennes. Le 5 fĂ©vrier, nous donnions enfin dans le golfedâAden, vĂ©ritable entonnoir introduit dans ce goulot de Bab-el-Mandeb, quientonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.
Le 6 fĂ©vrier, le Nautilus flottait en vue dâAden, perchĂ© sur un promontoirequâun isthme Ă©troit rĂ©unit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dontles Anglais ont refait les fortifications, aprĂšs sâen ĂȘtre emparĂ©s en 1839.Jâentrevis les minarets octogones de cette ville, qui fut autrefois lâentrepĂŽtle plus riche et le plus commerçant de la cĂŽte, au dire de lâhistorien Edrisi.
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Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu Ă ce point, allait reveniren arriĂšre ; mais je me trompais, et, Ă ma grande surprise, il nâen fut rien.
Le lendemain, 7 fĂ©vrier, nous embouquions le dĂ©troit de Bab-el-Mandeb,dont le nom veut dire en langue arabe : « la porte des Larmes. » Survingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomĂštres de long,et pour le Nautilus, lancĂ© Ă toute vitesse, le franchir fut lâaffaire dâuneheure Ă peine ; mais je ne vis rien, pas mĂȘme cette Ăźle de PĂ©rim, dont legouvernement britannique a fortifiĂ© la position dâAden. Trop de steamersanglais ou français des lignes de Suez Ă Bombay, Ă Calcutta, Ă Melbourne,Ă Bourbon, Ă Maurice, sillonnaient cet Ă©troit passage, pour que le NautilustentĂąt de sây montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux.
Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.La mer Rouge, le lac célÚbre des traditions bibliques, que les pluies ne
rafraĂźchissent guĂšre, quâaucun fleuve important nâarrose, quâune excessiveĂ©vaporation pompe incessamment et qui perd chaque annĂ©e une trancheliquide haute dâun mĂštre et demi ! Singulier golfe, qui, fermĂ© et dans lesconditions dâun lac, serait peut-ĂȘtre entiĂšrement dessĂ©chĂ© ; infĂ©rieur en ceciĂ ses voisines la Caspienne ou lâAsphaltite, dont le niveau a seulement baissĂ©jusquâau point oĂč leur Ă©vaporation a prĂ©cisĂ©ment Ă©galĂ© la somme des eauxreçues dans leur sein.
Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomĂštres de longueur sur unelargeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des PtolĂ©mĂ©es et desempereurs romains, elle fut la grande artĂšre commerciale du monde, et lepercement de lâisthme lui rendra cette antique importance que les railwaysde Suez ont dĂ©jĂ ramenĂ©e en partie.
Je ne voulus mĂȘme pas chercher Ă comprendre ce caprice du capitaineNemo, qui pouvait le dĂ©cider Ă nous entraĂźner dans ce golfe ; maisjâapprouvai sans rĂ©serve le Nautilus dây ĂȘtre entrĂ©. Il prit une alluremoyenne, tantĂŽt se tenant Ă la surface, tantĂŽt plongeant pour Ă©viter quelquenavire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse.
Le 8 fĂ©vrier, dĂšs les premiĂšres heures du jour, Moka nous apparut, villemaintenant ruinĂ©e, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, etquâabritent çà et lĂ quelques dattiers verdoyants. CitĂ© importante autrefois,qui renfermait six marchĂ©s publics, vingt-six mosquĂ©es, et Ă laquelle sesmurs, dĂ©fendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomĂštres.
Puis le Nautilus se rapprocha des rivages africains oĂč la profondeur de lamer est plus considĂ©rable. LĂ , entre deux eaux dâune limpiditĂ© de cristal, parles panneaux ouverts, il nous permit de contempler dâadmirables buissonsde coraux Ă©clatants, et de vastes pans de rochers revĂȘtus dâune splendidefourrure verte dâalgues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quellevariĂ©tĂ© de sites et de paysages Ă lâarasement de ces Ă©cueils et de ces Ăźlots
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volcaniques qui confinent Ă la cĂŽte libyenne ! Mais oĂč ces arborisationsapparurent dans toute leur beautĂ©, ce fut vers les rives orientales que leNautilus ne tarda pas Ă rallier ; ce fut sur les cĂŽtes du TĂ©hama : car alorsnon seulement ces Ă©talages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveaude la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui sedĂ©roulaient Ă dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moinscolorĂ©s que ceux-lĂ dont lâhumide vitalitĂ© des eaux entretenait la fraĂźcheur.
Que dâheures charmantes je passai ainsi Ă la vitre du salon ! QuedâĂ©chantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marines jâadmiraisous lâĂ©clat de notre fanal Ă©lectrique ! Des fongies agariciformes, des actiniesde couleurs ardoisĂ©es, entre autres le thalassianthus aster, des tubiporesdisposĂ©s comme des flĂ»tes et nâattendant que le souffle du dieu Pan, descoquilles particuliĂšres Ă cette mer, qui sâĂ©tablissent dans les excavationsmadrĂ©poriques et dont la base est contournĂ©e en courte spirale, et enfinmille spĂ©cimens dâun polypier que je nâavais pas observĂ© encore, la vulgaireĂ©ponge.
La classe des spongiaires, premiĂšre du groupe des polypes, a Ă©tĂ©prĂ©cisĂ©ment crĂ©Ă©e par ce curieux produit dont lâutilitĂ© est incontestable.LâĂ©ponge nâest point un vĂ©gĂ©tal, comme lâadmettent encore quelquesnaturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier infĂ©rieur Ă celuidu corail. Son animalitĂ© nâest pas douteuse, et on ne peut mĂȘme adopterlâopinion des anciens, qui la regardaient comme un ĂȘtre intermĂ©diaire entrela plante et lâanimal. Je dois dire cependant que les naturalistes ne sontpas dâaccord sur le mode dâorganisation de lâĂ©ponge. Pour les uns, câest unpolypier, et pour dâautres, tels que M. Milne Edwards, câest un individu isolĂ©et unique.
La classe des spongiaires contient environ trois cents espĂšces qui serencontrent dans un grand nombre de mers, et mĂȘme dans certains coursdâeau, oĂč elles ont reçu le nom de « fluviatiles ; » mais leurs eaux deprĂ©dilection sont celles de la MĂ©diterranĂ©e, de lâarchipel grec, de la cĂŽte deSyrie et de la mer Rouge. LĂ se reproduisent et se dĂ©veloppent ces Ă©pongesfines-douces dont la valeur sâĂ©lĂšve jusquâĂ cent cinquante francs, lâĂ©pongeblonde de Syrie, lâĂ©ponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvaisespĂ©rer dâĂ©tudier ces zoophytes dans les Ă©chelles du Levant, dont nous Ă©tionssĂ©parĂ©s par lâinfranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observerdans les eaux de la mer Rouge.
Jâappelai donc Conseil prĂšs de moi, pendant que le Nautilus, par uneprofondeur moyenne de huit Ă neuf mĂštres, rasait lentement tous ces beauxrochers de la cĂŽte orientale.
Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées,foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient assez exactement ces noms
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de corbeille, de calice, de quenouille, de corne dâĂ©lan, de pied de lion, dequeue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribuĂ©s les pĂȘcheurs,plus poĂštes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit dâune substancegĂ©latineuse Ă demi fluide, sâĂ©chappaient incessamment de petits filets dâeau,qui, aprĂšs avoir portĂ© la vie dans chaque cellule, en Ă©taient expulsĂ©s par unmouvement contractile. Cette substance disparaĂźt aprĂšs la mort du polype,et se putrĂ©fie en dĂ©gageant de lâammoniaque. Il ne reste plus alors que cesfibres cornĂ©es ou gĂ©latineuses dont se compose lâĂ©ponge domestique, quiprend une teinte roussĂątre, et qui sâemploie Ă des usages divers, selon sondegrĂ© dâĂ©lasticitĂ©, de permĂ©abilitĂ© ou de rĂ©sistance Ă la macĂ©ration.
Ces polypiers adhĂ©raient aux rochers, aux coquilles des mollusques etmĂȘme aux tiges dâhydrophyte. Ils garnissaient les plus petites anfractuositĂ©s,les uns sâĂ©talant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissancescoralligĂšnes. Jâappris Ă Conseil que ces Ă©ponges se pĂȘchaient de deuxmaniĂšres, soit Ă la drague, soit Ă la main. Cette derniĂšre mĂ©thode, quinĂ©cessite lâemploi des plongeurs, est prĂ©fĂ©rable, car en respectant le tissu dupolypier, elle lui laisse une valeur trĂšs supĂ©rieure.
Les autres zoophytes qui pullulaient auprĂšs des spongiaires consistaientprincipalement en mĂ©duses dâune espĂšce trĂšs Ă©lĂ©gante ; les mollusquesĂ©taient reprĂ©sentĂ©s par des variĂ©tĂ©s de calmars, qui, dâaprĂšs dâOrbigny, sontspĂ©ciales Ă la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenantau genre des chĂ©lonĂ©es, qui fournissent Ă notre table un mets sain et dĂ©licat.
Quant aux poissons, ils Ă©taient nombreux et souvent remarquables. Voiciceux que les filets du Nautilus rapportaient le plus frĂ©quemment Ă bord : desraies, parmi lesquelles les limes de forme ovale, de couleur brique, au corpssemĂ© dâinĂ©gales taches bleues et reconnaissables Ă leur double aiguillondentelĂ© ; des arnacks au dos argentĂ©, des pastenaques Ă la queue pointillĂ©e, etdes bockats, vastes manteaux longs de deux mĂštres qui ondulaient entre leseaux ; des aodons, absolument dĂ©pourvus de dents, sortes de cartilagineuxqui se rapprochent du squale ; des ostracions-dromadaires, dont la bosse setermine par un aiguillon recourbĂ©, long dâun pied et demi ; des ophidies,vĂ©ritables murĂšnes Ă la queue argentĂ©e, au dos bleuĂątre, aux pectoralesbrunes bordĂ©es dâun lisĂ©rĂ© gris ; des fiatoles, espĂšces de stromatĂ©es, zĂ©brĂ©sdâĂ©troites raies dâor et parĂ©s des trois couleurs de la France ; des blĂ©mies-garamits, longs de quatre dĂ©cimĂštres ; de superbes caranx, dĂ©corĂ©s desept bandes transversales dâun beau noir, de nageoires bleues et jaunes, etdâĂ©cailles dâor et dâargent ; des centropodes, des mulles auriflammes Ă tĂȘtejaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autrespoissons communs aux ocĂ©ans que nous avions dĂ©jĂ traversĂ©s.
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Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la merRouge, qui est comprise entre Souakin sur la cÎte ouest et Quonfodah sur lacÎte est, sur un diamÚtre de cent quatre-vingt-dix milles.
Ce jour-lĂ , Ă midi, aprĂšs le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme, oĂč je me trouvais. Je me promis de ne point le laisser redescendresans lâavoir au moins pressenti sur ses projets ultĂ©rieurs. Il vint Ă moi dĂšsquâil mâaperçut, mâoffrit gracieusement un cigare et me dit :
« Eh bien, monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaĂźt-elle ? Avez-vous suffisamment observĂ© les merveilles quâelle recouvre, ses poissons etses zoophytes, ses parterres dâĂ©ponges et ses forĂȘts de corail ? Avez-vousentrevu les villes jetĂ©es sur ses bords ?
â Oui, capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, et le Nautilus sâest merveilleusementprĂȘtĂ© Ă toute cette Ă©tude. Ah ! câest un intelligent bateau.
â Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnĂ©rable ! Il ne redoute niles terribles tempĂȘtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses Ă©cueils.
â En effet, dis-je, cette mer est citĂ©e entre les plus mauvaises, et, si je neme trompe, au temps des anciens, sa renommĂ©e Ă©tait dĂ©testable.
â DĂ©testable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins nâenparlent pas Ă son avantage, et Strabon dit quâelle est particuliĂšrement dureĂ lâĂ©poque des vents Ă©tĂ©siens et de la saison des pluies. LâArabe Edrisi,qui la dĂ©peint sous le nom de golfe de Colzoum, raconte que les navirespĂ©rissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne sehasardait Ă y naviguer la nuit. Câest, prĂ©tend-il, une mer sujette Ă dâaffreuxouragans, semĂ©e dâĂźles inhospitaliĂšres, et « qui nâoffre rien de bon » ni dansses profondeurs ni Ă sa surface. En effet, telle est lâopinion qui se trouvedans Arrien, Agatharchide et ArtĂ©midore.
â On voit bien, rĂ©pliquai-je, que ces historiens nâont pas naviguĂ© Ă borddu Nautilus.
â Sans doute, rĂ©pondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport lesmodernes ne sont pas plus avancĂ©s que les anciens. Il a fallu bien des siĂšclespour trouver la puissance mĂ©canique de la vapeur ! Qui sait si dans cent anson verra un second Nautilus ! Les progrĂšs sont lents, monsieur Aronnax.
â Certainement, rĂ©pondis-je, votre navire avance dâun siĂšcle, de plusieurspeut-ĂȘtre, sur son Ă©poque. Quel malheur quâun secret pareil, doive mouriravec son inventeur ! »
Le capitaine Nemo ne me répondit pas. AprÚs quelques minutes desilence :
« Vous me parliez, dit-il, de lâopinion des anciens historiens sur lesdangers quâoffre la navigation de la mer Rouge ?
â Câest vrai, rĂ©pondis-je, mais leurs craintes nâĂ©taient-elles pasexagĂ©rĂ©es ?
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â Oui et non, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, qui meparut possĂ©der Ă fond « sa mer Rouge. » Ce qui nâest plus dangereux pourun navire moderne, bien grĂ©Ă©, solidement construit, maĂźtre de sa directiongrĂące Ă lâobĂ©issante vapeur, offrait des pĂ©rils de toutes sortes aux bĂątimentsdes anciens. Il faut se reprĂ©senter ses premiers navigateurs sâaventurant surdes barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatĂ©esde rĂ©sines pilĂ©es et enduites de graisse de chiens de mer. Ils nâavaient pasmĂȘme dâinstruments pour relever leur direction, et ils marchaient Ă lâestimeau milieu de courants quâils connaissaient Ă peine. Dans ces conditions,les naufrages Ă©taient et devaient ĂȘtre nombreux ; mais, de notre temps,les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud nâont plusrien Ă redouter des colĂšres de ce golfe, en dĂ©pit des moussons contraires.Leurs capitaines et leurs passagers ne se prĂ©parent pas au dĂ©part par dessacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornĂ©s de guirlandeset de bandelettes dorĂ©es, remercier les dieux dans le temple voisin.
â Jâen conviens, dis-je, et la vapeur me paraĂźt avoir tuĂ© la reconnaissancedans le cĆur des marins. Mais, capitaine, puisque vous semblez avoirspĂ©cialement Ă©tudiĂ© cette mer, pouvez-vous mâapprendre quelle est lâoriginede son nom ?
â Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications Ă ce sujet.Voulez-vous connaĂźtre lâopinion dâun chroniqueur du XIVe siĂšcle ?
â Volontiers.â Ce fantaisiste prĂ©tend que son nom lui fut donnĂ© aprĂšs le passage des
Israélites, lorsque le pharaon eut péri dans les flots qui se refermÚrent à lavoix de Moïse :
En signe de cette merveille,Devint la mer rouge et vermeille.Non puis ne surent la nommerAutrement que la rouge mer.
â Explication de poĂšte, capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, mais je ne sauraismâen contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle.
â La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cetteappellation de mer Rouge une traduction du mot hĂ©breu « Edrom », et siles anciens lui donnĂšrent ce nom, ce fut Ă cause de la coloration particuliĂšrede ses eaux.
â Jusquâici cependant je nâai vu que des flots limpides et sans aucuneteinte particuliĂšre.
â Sans doute ; mais en avançant vers le fond du golfe vous remarquerezcette singuliĂšre apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entiĂšrementrouge, comme un lac de sang.
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â Et cette couleur, vous lâattribuez Ă la prĂ©sence dâune alguemicroscopique.
â Oui, câest une matiĂšre mucilagineuse pourpre produite par ces chĂ©tivesplantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut quarante millepour occuper lâespace dâun millimĂštre carrĂ©. Peut-ĂȘtre en rencontrerez-vousquand nous serons Ă Tor.
â Ainsi, capitaine Nemo, ce nâest pas la premiĂšre fois que vous parcourezla mer Rouge Ă bord du Nautilus ?
â Non, monsieur.â Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des IsraĂ©lites et de la
catastrophe des Ăgyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sousles eaux des traces de ce grand fait historique.
â Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison.â Laquelle ?â Câest que lâendroit mĂȘme oĂč MoĂŻse a passĂ© avec tout son peuple est
tellement ensablĂ© maintenant, que les chameaux y peuvent Ă peine baignerleurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus nâaurait pas assez dâeaupour lui.
â Et cet endroit ?⊠demandai-je.â Cet endroit est situĂ© un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait
autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge sâĂ©tendait jusquâauxlacs Amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les IsraĂ©litesnâen ont pas moins passĂ© lĂ pour gagner la Terre promise, et lâarmĂ©e dePharaon a prĂ©cisĂ©ment pĂ©ri en cet endroit. Je pense donc que des fouillespratiquĂ©es au milieu de ces sables mettraient Ă dĂ©couvert une grande quantitĂ©dâarmes et dâinstruments dâorigine Ă©gyptienne.
â Câest Ă©vident, rĂ©pondis-je, et il faut espĂ©rer pour les archĂ©ologues queces fouilles se feront tĂŽt ou tard, lorsque des villes nouvelles sâĂ©tabliront surcet isthme, aprĂšs le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pourun navire tel que le Nautilus !
â Dâaccord, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Lesanciens avaient bien compris cette utilitĂ© pour leurs affaires commercialesdâĂ©tablir une communication entre la mer Rouge et la MĂ©diterranĂ©e ; maisils ne songĂšrent point Ă creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pourintermĂ©diaire. TrĂšs probablement le canal qui rĂ©unissait le Nil Ă la merRouge fut commencĂ© sous SĂ©sostris, si lâon en croit la tradition. Ce qui estcertain, câest que, 615 ans avant JĂ©sus-Christ, NĂ©chao entreprit les travauxdâun canal alimentĂ© par les eaux du Nil, Ă travers la plaine dâĂgypte quiregarde lâArabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur Ă©taittelle que deux trirĂšmes pouvaient y passer de front. Il fut continuĂ© par Darius,fils dâHystaspe, et probablement achevĂ© par PtolĂ©mĂ©e II. Strabon le vit
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employĂ© Ă la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point dedĂ©part, prĂšs de Bubaste, et la mer Rouge ne le rendait navigable que pendantquelques mois de lâannĂ©e. Ce canal servit au commerce jusquâau siĂšcle desAntonins ; abandonnĂ©, ensablĂ©, puis rĂ©tabli par les ordres du calife Omar,il fut dĂ©finitivement comblĂ© en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, quivoulut empĂȘcher les vivres dâarriver Ă Mohammed-ben-Abdallah, rĂ©voltĂ©contre lui. Pendant lâexpĂ©dition dâĂgypte, votre gĂ©nĂ©ral Bonaparte retrouvales traces de ces travaux dans le dĂ©sert de Suez, et, surpris par la marĂ©e, ilfaillit pĂ©rir quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, lĂ mĂȘme oĂč MoĂŻseavait campĂ© trois mille trois cents ans avant lui.
â Eh bien, capitaine, ce que les anciens nâavaient osĂ© entreprendre, cettejonction entre les deux mers qui abrĂšgera de neuf mille kilomĂštres la route deCadix aux Indes, M. de Lesseps lâa fait, et avant peu il aura changĂ© lâAfriqueen une Ăźle immense.
â Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit dâĂȘtre fier de votrecompatriote. Câest un homme qui honore plus une nation que les plus grandscapitaines ! Il a commencĂ©, comme tant dâautres, par les ennuis et les rebuts ;mais il a triomphĂ©, car il a le gĂ©nie de la volontĂ©. Et il est triste de penserque cette Ćuvre, qui aurait dĂ» ĂȘtre une Ćuvre internationale, qui aurait suffiĂ illustrer un rĂšgne, nâaura rĂ©ussi que par lâĂ©nergie dâun seul homme. Donc,honneur Ă M. de Lesseps !
â Oui, honneur Ă ce grand citoyen, rĂ©pondis-je, tout surpris de lâaccentavec lequel le capitaine Nemo venait de parler.
â Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire Ă travers ce canalde Suez ; mais vous pourrez apercevoir les longues jetĂ©es de Port-SaĂŻd aprĂšs-demain, quand nous serons dans la MĂ©diterranĂ©e.
â Dans la MĂ©diterranĂ©e ! mâĂ©criai-je.â Oui, monsieur le professeur. Cela vous Ă©tonne ?â Ce qui mâĂ©tonne, câest de penser que nous y serons aprĂšs-demain.â Vraiment ?â Oui, capitaine, bien que je dusse ĂȘtre habituĂ© Ă ne mâĂ©tonner de rien
depuis que je suis Ă votre bord !â Mais Ă quel propos cette surprise ?â Ă propos de lâeffroyable vitesse que vous serez forcĂ© dâimprimer au
Nautilus sâil doit se retrouver aprĂšs-demain en pleine MĂ©diterranĂ©e, ayantfait le tour de lâAfrique et doublĂ© le cap de Bonne-EspĂ©rance !
â Et qui vous dit quâil fera le tour de lâAfrique, monsieur le professeur ?Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance ?
â Cependant, Ă moins que le Nautilus ne navigue enterre ferme et quâilne passe par-dessus lâisthmeâŠ
â Ou par-dessous, monsieur Aronnax.
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â Par-dessous ?â Sans doute, rĂ©pondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis
longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes fontaujourdâhui Ă sa surface.
â Quoi ! il existerait un passage ?â Oui, un passage souterrain que jâai nommĂ© Arabian-Tunnel. Il sâouvre
au-dessous de Suez et aboutit au golfe de PĂ©luse.â Mais cet isthme nâest composĂ© que de sables mouvants ?â JusquâĂ une certaine profondeur. Mais Ă cinquante mĂštres seulement se
rencontre une inĂ©branlable assise de rocs.â Et câest par hasard que vous avez dĂ©couvert ce passage ? demandai-je,
de plus en plus surpris.â Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et mĂȘme, raisonnement
plus que hasard.â Capitaine, je vous Ă©coute, mais mon oreille rĂ©siste Ă ce quâelle entend.â Ah ! monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les temps. Non
seulement ce passage existe, mais jâen ai profitĂ© plusieurs fois. Sans cela jene me serais pas aventurĂ© aujourdâhui dans cette impasse de la mer Rouge.
â Est-il indiscret de vous demander comment vous avez dĂ©couvert cetunnel ?
â Monsieur, me rĂ©pondit le capitaine, il ne peut y avoir rien de secretentre gens qui ne doivent plus se quitter. »
Je ne relevai pas lâinsinuation et jâattendis le rĂ©cit du capitaine Nemo.« Monsieur le professeur, me dit-il, câest un simple raisonnement de
naturaliste qui mâa conduit Ă dĂ©couvrir ce passage, que je suis seul Ă connaĂźtre. Jâavais remarquĂ© que dans la mer Rouge et dans la MĂ©diterranĂ©eil existait un certain nombre de poissons dâespĂšces absolument identiques,des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persĂšgues, des joels, des exocets.AssurĂ© de ce fait, je me demandai sâil nâexistait pas de communication entreles deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcĂ©ment aller dela mer Rouge Ă la MĂ©diterranĂ©e, par le seul effet de la diffĂ©rence des niveaux.Je pĂ©chai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leurpassai Ă la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai Ă la mer. Quelquesmois plus tard, sur les cĂŽtes de Syrie, je reprenais quelques Ă©chantillons demes poissons ornĂ©s de leur anneau indicateur. La communication entre lesdeux mers mâĂ©tait donc dĂ©montrĂ©e. Je la cherchai avec mon Nautilus, je ladĂ©couvris, je mây aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussivous aurez franchi mon tunnel arabique ! »
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CHAPITRE VArabian-tunnel
Ce jour mĂȘme, je rapportai Ă Conseil et Ă Ned Land la partie de cetteconversation qui les intĂ©ressait directement. Lorsque je leur appris que, dansdeux jours, nous serions au milieu des eaux de la MĂ©diterranĂ©e, Conseil battitdes mains, mais le Canadien haussa les Ă©paules.
« Un tunnel sous-marin ! sâĂ©cria-t-il, une communication entre les deuxmers ! Qui a entendu parler de cela ?
â Ami Ned, rĂ©pondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler duNautilus ? Non ! Il existe cependant. Donc, ne haussez pas les Ă©paules silĂ©gĂšrement, et ne repoussez pas les choses sous prĂ©texte que vous nâen avezjamais entendu parler.
â Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tĂȘte. AprĂšs tout,je ne demande pas mieux que de croire Ă son passage, Ă ce capitaine, et fassele ciel quâil nous conduise, en effet, dans la MĂ©diterranĂ©e. »
Le soir mĂȘme, par 21° 30âde latitude nord, le Nautilus, flottant Ă la surfacede la mer, se rapprocha de la cĂŽte arabe. Jâaperçus Djeddah, importantcomptoir de lâĂgypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguaiassez nettement lâensemble de ses constructions, les navires amarrĂ©s le longdes quais, et ceux que leur tirant dâeau obligeait Ă mouiller en rade. Le soleil,assez bas sur lâhorizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisaitressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseauxindiquaient le quartier habitĂ© par les BĂ©douins.
BientĂŽt Djeddah sâeffaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentrasous les eaux, lĂ©gĂšrement phosphorescentes.
Le lendemain, 10 fĂ©vrier, plusieurs navires apparurent qui couraient Ă contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ; mais Ă midi, au moment du point, la mer Ă©tant dĂ©serte, il remonta jusquâĂ sa lignede flottaison.
AccompagnĂ© de Ned et de Conseil, je vins mâasseoir sur la plate-forme.La cĂŽte Ă lâest se montrait comme une masse Ă peine estompĂ©e dans unhumide brouillard.
AppuyĂ© sur les flancs du canot, nous causions de choses et dâautres,quand Ned Land, tendant sa main vers un point de la mer, me dit :
« Voyez-vous lĂ quelque chose, monsieur le professeur ?â Non, Ned, rĂ©pondis-je, mais je nâai pas vos yeux, vous le savez.â Regardez bien, reprit Ned, lĂ , par tribord devant Ă peu prĂšs Ă la hauteur
du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ?
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â En effet, dis-je, aprĂšs une attentive observation, jâaperçois comme unlong corps noirĂątre Ă la surface des eaux.
â Un autre Nautilus ? dit Conseil.â Non, rĂ©pondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou câest lĂ quelque
animal marin.â Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.â Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je, on en rencontre quelquefois.â Ce nâest point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux
lâobjet signalĂ©. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances,et je ne me tromperais pas sur leur allure.
â Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce cĂŽtĂ©, et avant peu,nous saurons Ă quoi nous en tenir. »
En effet, cet objet noirĂątre ne fut bientĂŽt quâĂ un mille de nous. Ilressemblait Ă un gros Ă©cueil Ă©chouĂ© en pleine mer. QuâĂ©tait-ce ? Je nepouvais encore me prononcer.
« Ah ! il marche ! il plonge ! sâĂ©cria Ned Land. Mille diables ! quel peutĂȘtre cet animal ? Il nâa pas la queue bifurquĂ©e comme les baleines ou lescachalots, et ses nageoires ressemblent Ă des membres tronquĂ©s.
â Mais alorsâŠ, fis-je.â Bon, reprit le Canadien, le voilĂ sur le dos, et il dresse ses mamelles
en lâair !â Câest une sirĂšne, sâĂ©cria Conseil, une vĂ©ritable sirĂšne, nâen dĂ©plaise Ă
monsieur. »Ce nom de sirÚne me mit sur la voie, et je compris que cet animal
appartenait Ă cet ordre dâĂȘtres marins dont la fable a fait les sirĂšnes, moitiĂ©femmes et moitiĂ© poissons.
« Non, dis-je Ă Conseil, ce nâest point une sirĂšne, mais un ĂȘtre curieuxdont il reste Ă peine quelques Ă©chantillons dans la mer Rouge. Câest undugong.
â Ordre des sirĂ©niens, groupe des pisciformes, sous-classe desmonodelphiens, classe des mammifĂšres, embranchement des vertĂ©brĂ©s, »rĂ©pondit Conseil.
Et lorsque Conseil avait ainsi parlĂ©, il nây avait plus rien Ă dire.Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise
Ă la vue de cet animal. Sa main semblait prĂȘte Ă le harponner. On eĂ»t dit quâilattendait le moment de se jeter Ă la mer pour lâattaquer dans son Ă©lĂ©ment.
« Oh ! monsieur, me dit-il dâune voix tremblante dâĂ©motion, je nâai jamaistuĂ© de « cela. »
Tout le harponneur était dans le mot.En cet instant le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il aperçut le
dugong. Il comprit lâattitude du Canadien, et sâadressant directement Ă lui :
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« Si vous teniez un harpon, maĂźtre Land, est-ce quâil ne vous brĂ»leraitpas la main ?
â Comme vous dites, monsieur.â Et il ne vous dĂ©plairait pas de reprendre pour un jour votre mĂ©tier de
pĂȘcheur, et dâajouter ce cĂ©tacĂ© Ă la liste de ceux que vous avez dĂ©jĂ frappĂ©s ?â Cela ne me dĂ©plairait point.â Eh bien, vous pouvez essayer.â Merci, monsieur, rĂ©pondit Ned Land dont les yeux sâenflammĂšrent.â Seulement, reprit le capitaine, je vous engage Ă ne pas manquer cet
animal, et cela dans votre intĂ©rĂȘt.â Est-ce que ce dugong est dangereux Ă attaquer ? demandai-je, malgrĂ©
le haussement dâĂ©paule du Canadien.â Oui, quelquefois, rĂ©pondit le capitaine. Cet animal revient sur ses
assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maĂźtre Land, ce dangernâest pas Ă craindre. Son coup dâĆil est prompt, son bras est sĂ»r. Si je luirecommande de ne pas manquer ce dugong, câest quâon le regarde justementcomme un fin gibier, et je sais que maĂźtre Land ne dĂ©teste pas les bonsmorceaux.
â Ah ! fit le Canadien, cette bĂȘte-lĂ se donne aussi le luxe dâĂȘtre bonneĂ manger ?
â Oui, maĂźtre Land. Sa chair, une viande vĂ©ritable, est extrĂȘmementestimĂ©e, et on la rĂ©serve dans toute la Malaisie pour la table des princes.Aussi fait-on Ă cet excellent animal une chasse tellement acharnĂ©e que, demĂȘme que le lamantin, son congĂ©nĂšre, il devient de plus en plus rare.
â Alors, monsieur le capitaine, dit sĂ©rieusement Conseil, si par hasardcelui-ci Ă©tait le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de lâĂ©pargner, â danslâintĂ©rĂȘt de la science ?
â Peut-ĂȘtre, rĂ©pliqua le Canadien ; mais, dans lâintĂ©rĂȘt de la cuisine, ilvaut mieux lui donner la chasse.
â Faites-donc, maĂźtre Land, » rĂ©pondit le capitaine Nemo.En ce moment, sept hommes de lâĂ©quipage, muets et impassibles comme
toujours, montĂšrent sur la plateforme. Lâun portait un harpon et une lignesemblable Ă celles quâemploient les pĂȘcheurs de baleines. Le canot futdĂ©pontĂ©, arrachĂ© de son alvĂ©ole, lancĂ© Ă la mer. Six rameurs prirent placesur leurs bancs et le patron se mit Ă la barre. Ned, Conseil et moi, nous nousassĂźmes Ă lâarriĂšre.
« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.â Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »Le canot dĂ©borda, et, enlevĂ© par ses six avirons, il se dirigea rapidement
vers le dugong, qui flottait alors Ă deux milles du Nautilus.
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ArrivĂ© Ă quelques encablures du cĂ©tacĂ©, il ralentit sa marche, et les ramesplongĂšrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon Ă la main, alla se placer debout sur lâavant du canot. Le harpon qui sert Ă frapper la baleine est ordinairement attachĂ© Ă une trĂšs longue corde qui sedĂ©vide rapidement lorsque lâanimal blessĂ© lâentraĂźne avec lui. Mais ici lacorde ne mesurait pas plus dâune dizaine de brasses, et son extrĂ©mitĂ© Ă©taitseulement frappĂ©e sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marchedu dugong sous les eaux.
Je mâĂ©tais levĂ© et jâobservai distinctement lâadversaire du Canadien.Ce dugong, qui porte aussi le nom dâhalicore, ressemblait beaucoup aulamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale trĂšs allongĂ©e, et sesnageoires latĂ©rales par de vĂ©ritables doigts. Sa diffĂ©rence avec le lamantinconsistait en ce que sa mĂąchoire supĂ©rieure Ă©tait armĂ©e de deux dentslongues et pointues qui formaient de chaque cĂŽtĂ© des dĂ©fenses divergentes.
Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensionscolossales, et sa longueur dépassait au moins sept mÚtres. Il ne bougeait paset semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sa captureplus facile.
Le canot sâavança prudemment Ă trois brasses de lâanimal. Les avironsrestĂšrent suspendus sur leurs dames. Je me levai Ă demi. Ned Land, le corpsun peu rejetĂ© en arriĂšre, brandissait son harpon dâune main exercĂ©e.
Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon,lancĂ© avec force, nâavait frappĂ© que lâeau sans doute.
« Mille diables ! sâĂ©cria le Canadien furieux, je lâai manquĂ© !â Non, dis-je, lâanimal est blessĂ©, voici son sang, mais votre engin ne lui
est pas restĂ© dans le corps.â Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.Les matelots se remirent Ă nager, et le patron dirigea lâembarcation vers
le baril flottant. Le harpon repĂȘchĂ©, le canot se mit Ă la poursuite de lâanimal.Celui-ci revenait de temps en temps Ă la surface de la mer pour respirer.
Sa blessure ne lâavait pas affaibli, car il filait avec une rapiditĂ© extrĂȘme.Lâembarcation, manĆuvrĂ©e par des bras vigoureux, volait sur ses traces.Plusieurs fois elle lâapprocha Ă quelques brasses, et le Canadien se tenaitprĂȘt Ă frapper ; mais le dugong se dĂ©robait par un plongeon subit, et il Ă©taitimpossible de lâatteindre.
On juge de la colĂšre qui surexcitait lâimpatient Ned Land. Il lançait aumalheureux animal les plus Ă©nergiques jurons de la langue anglaise. Pourmon compte, je nâen Ă©tais encore quâau dĂ©pit de voir le dugong dĂ©jouertoutes nos ruses.
On le poursuivit sans relĂąche pendant une heure, et je commençais Ă croire quâil serait trĂšs difficile de sâen emparer, quand cet animal fut pris
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dâune malencontreuse idĂ©e de vengeance dont il eut Ă se repentir. Il revintsur le canot pour lâassaillir Ă son tour.
Cette manĆuvre nâĂ©chappa point au Canadien.« Attention ! » dit-il.Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il
prĂ©vint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.Le dugong, arrivĂ© Ă vingt pieds du canot, sâarrĂȘta, huma brusquement lâair
avec ses vastes narines percĂ©es, non Ă lâextrĂ©mitĂ©, mais Ă la partie supĂ©rieurede son museau. Puis, prenant son Ă©lan, il se prĂ©cipita sur nous.
Le canot ne put Ă©viter le choc ; Ă demi renversĂ©, il embarqua une ou deuxtonnes dâeau quâil fallut vider ; mais, grĂące Ă lâhabiletĂ© du patron, abordĂ©de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponnĂ© Ă lâĂ©trave,lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustĂ©esdans le plat-bord, soulevait lâembarcation hors de lâeau comme un lion faitdâun chevreuil. Nous Ă©tions renversĂ©s les uns sur les autres, et je ne sais tropcomment aurait fini lâaventure, si le Canadien, toujours acharnĂ© contre labĂȘte, ne lâeĂ»t enfin frappĂ©e au cĆur.
Jâentendis le grincement des dents sur la tĂŽle, et le dugong disparut,entraĂźnant le harpon avec lui. Mais bientĂŽt le baril revint Ă la surface, et peudâinstants aprĂšs, apparut le corps de lâanimal, retournĂ© sur le dos. Le canotle rejoignit, le prit Ă la remorque et se dirigea vers le Nautilus.
Il fallut employer des palans dâune grande puissance pour hisser ledugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dĂ©peçasous les yeux du Canadien, qui tenait Ă suivre tous les dĂ©tails de lâopĂ©ration.Le jour mĂȘme, le steward me servit au dĂźner quelques tranches de cette chairhabilement apprĂȘtĂ©e par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, etmĂȘme supĂ©rieure Ă celle du veau, sinon du bĆuf.
Le lendemain 11 fĂ©vrier, lâoffice du Nautilus sâenrichit encore dâun gibierdĂ©licat. Une compagnie dâhirondelles de mer sâabattit sur le Nautilus. CâĂ©taitune espĂšce de sterna nilotica, particuliĂšre Ă lâĂgypte, dont le bec est noir, latĂȘte grise et pointillĂ©e, lâĆil entourĂ© de points blancs, le dos, les ailes et laqueue grisĂątres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussiquelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages dâun haut goĂ»t, dontle cou et le dessus de la tĂȘte sont blancs et tachetĂ©s de noir.
La vitesse du Nautilus Ă©tait alors modĂ©rĂ©e. Il sâavançait en flĂąnant pourainsi dire. Jâobservai que lâeau de la mer Rouge devenait de moins en moinssalĂ©e, Ă mesure que nous approchions de Suez.
Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. Câest ce cap qui forme lâextrĂ©mitĂ© de lâArabie PĂ©trĂ©e, compriseentre le golfe de Suez et le golfe dâAcabah.
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Le Nautilus pĂ©nĂ©tra dans le dĂ©troit de Jubal, qui conduit au golfe deSuez. Jâaperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les deuxgolfes le Ras-Mohammed. CâĂ©tait le mont Oreb, ce SinaĂŻ au sommet duquelMoĂŻse vit Dieu face Ă face, et que lâesprit se figure incessamment couronnĂ©dâĂ©clairs.
Ă six heures, le Nautilus, tantĂŽt flottant, tantĂŽt immergĂ©, passait au largede Tor, assise au fond dâune baie dont les eaux paraissaient teintĂ©es de rouge,observation dĂ©jĂ faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit arriva, au milieudâun lourd silence que rompaient parfois le cri du pĂ©lican et de quelquesoiseaux de nuit, le bruit du ressac irritĂ© par les rocs ou le gĂ©missementlointain dâun steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.
De huit Ă neuf heures, le Nautilus demeura Ă quelques mĂštres sous leseaux. Suivant mon calcul, nous devions ĂȘtre trĂšs prĂšs de Suez. Ă travers lespanneaux du salon, jâapercevais des fonds de rochers vivement Ă©clairĂ©s parnotre lumiĂšre Ă©lectrique. Il me semblait que le dĂ©troit se rĂ©trĂ©cissait de plusen plus.
Ă neuf heures un quart, le bateau Ă©tait revenu Ă la surface. Je montai surla plate-forme. TrĂšs impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je nepouvais tenir en place, et je cherchais Ă respirer lâair frais de la nuit.
BientĂŽt, dans lâombre, jâaperçus un feu pale, Ă demi dĂ©colorĂ© par labrume, qui brillait Ă un mille de nous.
« Un phare flottant, » dit-on prĂšs de moi.Je me retournai et je reconnus le capitaine.« Câest le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas Ă gagner
lâorifice du tunnel.â LâentrĂ©e nâen doit pas ĂȘtre facile ?â Non, monsieur. Aussi jâai pour habitude de me tenir dans la cage du
timonier pour diriger moi-mĂȘme la manĆuvre. Et maintenant, si vous voulezdescendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va sâenfoncer sous les flots, et ilne reviendra Ă leur surface quâaprĂšs avoir franchi lâArabian-Tunnel. »
Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les rĂ©servoirs dâeausâemplirent, et lâappareil sâimmergea dâune dizaine de mĂštres.
Au moment oĂč je me disposais Ă regagner ma chambre, le capitainemâarrĂȘta.
« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de mâaccompagnerdans la cage du pilote ?
â Je nâosais vous le demander, rĂ©pondis-je.â Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que lâon peut voir de cette
navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »
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Le capitaine me conduisit vers lâescalier central. Ă mi-rampe, il ouvritune porte, suivit les coursives supĂ©rieures et arriva dans la cage du pilote,qui, on le sait, sâĂ©levait Ă lâextrĂ©mitĂ© de la plate-forme.
CâĂ©tait une cabine mesurant six pieds sur chaque face, Ă peu prĂšssemblables Ă celles quâoccupent les timoniers des steamboats du Mississipiou de lâHudson. Au milieu se manĆuvrait une roue disposĂ©e verticalement,engrenĂ©e sur les drosses du gouvernail qui couraient jusquâĂ lâarriĂšre duNautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, Ă©vidĂ©s dans les parois dela cabine, permettaient Ă lâhomme de barre de regarder dans toutes lesdirections.
Cette cabine Ă©tait obscure ; mais bientĂŽt mes yeux sâaccoutumĂšrent Ă cette obscuritĂ©, et jâaperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mainssâappuyaient sur les jantes de la roue : Au-dehors, la mer apparaissaitvivement Ă©clairĂ©e par le fanal qui rayonnait en arriĂšre de la cabine, Ă lâautreextrĂ©mitĂ© de la plateforme.
« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des
machines, et de lĂ , le capitaine pouvait communiquer simultanĂ©ment Ă sonNautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de mĂ©tal, etaussitĂŽt la vitesse de lâhĂ©lice fut trĂšs diminuĂ©e.
Je regardais en silence la haute muraille trÚs accore que nous longionsen ce moment, inébranlable base du massif sableux de la cÎte. Nous lasuivßmes ainsi pendant une heure, à quelques mÚtres de distance seulement.Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans lacabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timoniermodifiait à chaque instant la direction du Nautilus.
Je mâĂ©tais placĂ© au hublot de bĂąbord, et jâapercevais de magnifiquessubstructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacĂ©s agitantleurs pattes Ă©normes, qui sâallongeaient hors des anfractuositĂ©s du roc.
Ă dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-mĂȘme la barre. Unelarge galerie, noire et profonde, sâouvrait devant nous. Le Nautilus sâyengouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumĂ© se fit entendre sur sesflancs. CâĂ©taient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel prĂ©cipitaitvers la MĂ©diterranĂ©e. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme uneflĂšche, malgrĂ© les efforts de sa machine qui, pour rĂ©sister, battait les flotsĂ contre-hĂ©lice.
Sur les murailles Ă©troites du passage, je ne voyais plus que des raiesĂ©clatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracĂ©s par la vitesse souslâĂ©clat de lâĂ©lectricitĂ©. Mon cĆur palpitait, et je le comprimais de la main.
Ă dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonnant la rouedu gouvernail, et se retournant vers moi :
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« La Méditerranée, » me dit-il.En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraßné par ce torrent, venait de
franchir lâisthme de Suez.
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CHAPITRE VILâarchipel grec
Le lendemain, 12 fĂ©vrier, au lever du jour, le Nautilus remonta Ă la surfacedes flots. Je me prĂ©cipitai sur la plate-forme. Ă trois milles dans le sud sedessinait la vague silhouette de PĂ©luse. Un torrent nous avait portĂ© dâunemer Ă lâautre. Mais ce tunnel, facile Ă descendre, devait ĂȘtre impraticable Ă remonter.
Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparablescompagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrementdes prouesses du Nautilus.
« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien dâun tonlĂ©gĂšrement goguenard, et cette MĂ©diterranĂ©e ?
â Nous flottons Ă sa surface, ami Ned.â Hein ! fit Conseil, cette nuit mĂȘme ?âŠâ Oui, cette nuit mĂȘme, en quelques minutes, nous avons franchi cet
isthme infranchissable.â Je nâen crois rien, rĂ©pondit le Canadien.Et vous avez tort, maĂźtre Land, repris-je. Cette cĂŽte basse qui sâarrondit
vers le sud est la cĂŽte Ă©gyptienne.â Ă dâautres, monsieur, rĂ©pondit lâentĂȘtĂ© Canadien.â Mais puisque monsieur lâaffirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.â Dâailleurs, Ned, le capitaine Nemo mâa fait les honneurs de son tunnel,
et jâĂ©tais prĂšs de lui, dans la cage du timonier, pendant quâil dirigeait lui-mĂȘme le Nautilus Ă travers cet Ă©troit passage.
â Vous entendez, Ned ? dit Conseil.â Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned,
apercevoir les jetĂ©es de Port-SaĂŻd qui sâallongent sur la mer. »Le Canadien regarda attentivement.« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre
capitaine est un maĂźtre homme. Nous sommes dans la MĂ©diterranĂ©e. Bon.Causons donc, sâil vous plaĂźt, de nos petites affaires, mais de façon quepersonne ne puisse nous entendre. »
Je vis bien oĂč le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai quâilvalait mieux causer, puisquâil le dĂ©sirait, et tous les trois nous allĂąmes nousasseoir prĂšs du fanal, oĂč nous Ă©tions moins exposĂ©s Ă recevoir lâhumideembrun des lames.
« Maintenant, Ned, nous vous Ă©coutons, dis-je. Quâavez-vous Ă nousapprendre ?
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â Ce que jâai Ă vous apprendre est trĂšs simple, rĂ©pondit le Canadien.Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nousentraĂźnent jusquâau fond des mers polaires ou nous ramĂšnent en OcĂ©anie, jedemande Ă quitter le Nautilus. »
Jâavouerai que cette discussion avec le Canadien mâembarrassaittoujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la libertĂ© de mescompagnons, et cependant je nâĂ©prouvais nul dĂ©sir de quitter le capitaineNemo. GrĂące Ă lui, grĂące Ă son appareil, je complĂ©tais chaque jour mesĂ©tudes sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins aumilieu mĂȘme de son Ă©lĂ©ment. Retrouverai-je jamais une telle occasiondâobserver les merveilles de lâOcĂ©an ? Non, certes ! Je ne pouvais donc mefaire Ă cette idĂ©e dâabandonner le Nautilus avant notre cycle dâinvestigationsaccompli.
« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous à bord ? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entre les mains ducapitaine Nemo ? »
Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, se croisant lesbras :
« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je seraicontent de lâavoir fait ; mais pour lâavoir fait, il faut quâil se termine. VoilĂ mon sentiment.
â Il se terminera, Ned.â OĂč et quand ?â OĂč ? je nâen sais rien. Quand ? je ne peux le dire, oĂč plutĂŽt je suppose
quâil sâachĂšvera lorsque ces mers nâauront plus rien Ă nous apprendre. Toutce qui a commencĂ© a forcĂ©ment une fin en ce monde.
â Je pense comme monsieur, rĂ©pondit Conseil, et il est fort possiblequâaprĂšs avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nousdonne la volĂ©e Ă tous trois.
â La volĂ©e ! sâĂ©cria le Canadien. Une volĂ©e, voulez-vous dire ?â NâexagĂ©rons pas, maĂźtre Land, repris-je. Nous nâavons rien Ă craindre
du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idĂ©es de Conseil. Noussommes maĂźtres des secrets du Nautilus, et je nâespĂšre pas que soncommandant, pour nous rendre notre libertĂ©, se rĂ©signe Ă les voir courir lemonde avec nous.
â Mais alors, quâespĂ©rez-vous donc ? demanda le Canadien.â Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous
devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant.â Ouais ! fit Ned Land. Et oĂč serons-nous dans six mois, sâil vous plaĂźt,
monsieur le naturaliste ?
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Peut-ĂȘtre ici, peut-ĂȘtre en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un rapidemarcheur. Il traverse les ocĂ©ans comme une hirondelle traverse les airs, ouun express les continents. Il ne craint point les mers frĂ©quentĂ©es. Qui nousdit quâil ne va pas rallier les cĂŽtes de France, dâAngleterre ou dâAmĂ©rique,sur lesquelles une fuite pourra ĂȘtre aussi avantageusement tentĂ©e quâici ?
â Monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, vos arguments pĂšchent parla base. Vous parlez au futur : « Nous serons lĂ ! Nous serons ici ! » Moi jeparle au prĂ©sent : « Nous sommes ici, et il faut en profiter. »
JâĂ©tais serrĂ© de prĂšs par la logique de Ned Land, et je me sentais battu surce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur.
« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemovous offre aujourdâhui mĂȘme la libertĂ©. Accepterez-vous ?
â Je ne sais, rĂ©pondis-je.â Et sâil ajoute que cette offre quâil vous fait aujourdâhui, il ne la
renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? »Je ne rĂ©pondis pas.« Et quâen pense lâami Conseil ? demanda Ned Land.â Lâami Conseil, rĂ©pondit tranquillement le digne garçon, lâami Conseil
nâa rien Ă dire. Il est absolument dĂ©sintĂ©ressĂ© dans la question. Ainsi que sonmaĂźtre, ainsi que son camarade Ned, il est cĂ©libataire. Ni femme, ni parents,ni enfants ne lâattendent au pays. Il est au service de monsieur, il pensecomme monsieur, il parle comme monsieur, et, Ă son grand regret, on nedoit pas compter sur lui pour faire une majoritĂ©. Deux personnes seulementsont en prĂ©sence : monsieur dâun cĂŽtĂ©, Ned Land de lâautre. Cela dit, lâamiConseil Ă©coute, et il est prĂȘt Ă marquer les points. »
Je ne pus mâempĂȘcher de sourire, Ă voir Conseil annihiler sicomplĂštement sa personnalitĂ©. Au fond, le Canadien devait ĂȘtre enchantĂ© dene pas lâavoir contre lui.
« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil nâexiste pas, nediscutons quâentre nous deux. Jâai parlĂ©, vous mâavez entendu. Quâavez-vous Ă rĂ©pondre ? »
Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants me répugnaient.« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raison contre moi, et mes
arguments ne peuvent tenir devant les vÎtres. Il ne faut pas compter sur labonne volonté du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui défendde nous mettre en liberté. Par contre, la prudence veut que nous profitionsde la premiÚre occasion de quitter le Nautilus.
â Bien, monsieur Aronnax, voilĂ qui est sagement parlĂ©.â Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que lâoccasion soit
sérieuse. Il faut que notre premiÚre tentative de fuite réussisse ; car si elle
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avorte, nous ne retrouverons pas lâoccasion de la reprendre et le capitaineNemo ne nous pardonnera pas.
â Tout cela est juste, rĂ©pondit le Canadien. Mais votre observationsâapplique Ă toute tentative de fuite quâelle ait lieu dans deux ans ou dansdeux jours. Donc, la question est toujours celle-ci : si une occasion favorablese prĂ©sente, il faut la saisir.
â Dâaccord. Et maintenant, me direz-vous, Ned, ce que vous entendezpar une occasion favorable ?
â Ce serait celle qui, par une nuit sombre, amĂšnerait le Nautilus Ă peu dedistance dâune cĂŽte europĂ©enne.
â Et vous tenteriez de vous sauver Ă la nage ?â Oui, si nous Ă©tions suffisamment rapprochĂ©s du rivage, et si le navire
flottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, et si le navire naviguaitsous les eaux.
â Et dans ce cas ?â Dans ce cas, je chercherais Ă mâemparer du canot. Je sais comment il
se manĆuvre. Nous nous introduirions Ă lâintĂ©rieur, et les boulons enlevĂ©s,nous remonterions Ă la surface, sans mĂȘme que le timonier placĂ© Ă lâavant,sâaperçût de notre fuite.
â Bien, Ned. Ăpiez donc cette occasion ; mais nâoubliez pas quâun Ă©checnous perdrait.
â Je ne lâoublierai pas, monsieur.Et maintenant, Ned, voulez-vous connaĂźtre toute ma pensĂ©e sur votre
projet ?â Volontiers, monsieur Aronnax.â Eh bien je pense, â je ne dis pas jâespĂšre, â je pense que cette occasion
favorable ne se prĂ©sentera pas.â Pourquoi cela ?â Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous nâavons
aucunement renoncĂ© Ă lâespoir de recouvrer notre libertĂ©, et quâil se tiendrasur ses gardes, surtout en vue des cĂŽtes europĂ©ennes.
â Je suis de lâavis de monsieur, dit Conseil.â Nous verrons bien, rĂ©pondit Ned Land, qui secouait la tĂȘte dâun air
dĂ©terminĂ©.â Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en lĂ . Plus un mot sur
tout ceci. Le jour oĂč vous serez prĂȘt, vous nous prĂ©viendrez et nous voussuivrons. Je mâen rapporte complĂštement Ă vous. »
Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves conséquences,se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblÚrent confirmermes prévisions, au grand désespoir du Canadien. Le capitaine Nemo sedéfiait-il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait-il seulement se
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dĂ©rober Ă la vue des nombreux navires de toutes les nations qui sillonnentla MĂ©diterranĂ©e ? Je lâignore, mais il se maintint le plus souvent entre deuxeaux et au large des cĂŽtes. Ou le Nautilus Ă©mergeait, ne laissant passer quela cage du timonier, ou il sâen allait Ă de grandes profondeurs, car entrelâarchipel grec et lâAsie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deuxmille mĂštres.
Aussi, je nâeus connaissance de lâĂźle de Carpathos, lâune des Sporades,que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son doigtsur un point du planisphĂšre :
Est in Carpathio Neptuni gurgite vatesCĆruleus ProteusâŠ
CâĂ©tait, en effet, lâantique sĂ©jour de ProtĂ©e, le vieux pasteur des troupeauxde Neptune, maintenant lâĂźle de Scarpanto, situĂ©e entre Rhodes et la CrĂšte.Je nâen vis que les soubassements granitiques Ă travers la vitre du salon.
Le lendemain, 14 fĂ©vrier, je rĂ©solus dâemployer quelques heures Ă Ă©tudierles poissons de lâarchipel ; mais par un motif quelconque, les panneauxdemeurĂšrent hermĂ©tiquement fermĂ©s. En relevant la position du Nautilus, jeremarquai quâil marchait vers Candie, lâancienne Ăźle de CrĂšte. Au momentoĂč je mâĂ©tais embarquĂ© sur lâAbraham-Lincoln, cette Ăźle venait de sâinsurgertout entiĂšre contre le despotisme turc. Mais ce quâĂ©tait devenue cetteinsurrection depuis cette Ă©poque, je lâignorais absolument, et ce nâĂ©tait pasle capitaine Nemo, privĂ© de toute communication avec la terre, qui auraitpu me lâapprendre.
Je ne fis donc aucune allusion Ă cet Ă©vĂšnement, lorsque, le soir, jeme trouvai seul avec lui dans le salon. Dâailleurs, il me sembla taciturne,prĂ©occupĂ©. Puis, contrairement Ă ses habitudes, il ordonna dâouvrir les deuxpanneaux du salon, et, allant de lâun Ă lâautre, il observa attentivement lamasse des eaux. Dans quel but ? je ne pouvais le deviner, et, de mon cĂŽtĂ©,jâemployais mon temps Ă Ă©tudier les poissons qui passaient devant mes yeux.
Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citĂ©es par Aristote etvulgairement connues sous le nom de « loches de mer, » que lâon rencontreparticuliĂšrement dans les eaux salĂ©es avoisinant le delta du Nil. PrĂšs dâellesse dĂ©roulaient des pagres Ă demi phosphorescents, sortes de spares queles Ăgyptiens rangeaient parmi les animaux sacrĂ©s, et dont lâarrivĂ©e dansles eaux du fleuve annonçait son fĂ©cond dĂ©bordement, Ă©tait fĂȘtĂ©e par descĂ©rĂ©monies religieuses. Je notai Ă©galement des cheilines longues de troisdĂ©cimĂštres, poissons osseux Ă Ă©cailles transparentes, dont la couleur livideest mĂ©langĂ©e de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de vĂ©gĂ©tauxmarins, ce qui leur donne un goĂ»t exquis ; aussi ces cheilines Ă©taient-
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elles trĂšs recherchĂ©es des gourmets de lâancienne Rome, et leurs entrailles,accommodĂ©es avec des laites de murĂšnes, des cervelles de paons et deslangues de phĂ©nicoptĂšres, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.
Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans monesprit tous les souvenirs de lâantiquitĂ©. Ce fut le rĂ©mora, qui voyage attachĂ©au ventre des requins. Au dire des anciens, ce petit poisson, accrochĂ© Ă lacarĂšne dâun navire, pouvait lâarrĂȘter dans sa marche, et lâun dâeux, retenantle vaisseau dâAntoine pendant la bataille dâActium, facilita ainsi la victoiredâAuguste. Ă quoi tiennent les destinĂ©es des nations ! Jâobservai Ă©galementdâadmirables anthias qui appartiennent Ă lâordre des lutjans, poissons sacrĂ©spour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marinsdes eaux quâils frĂ©quentaient ; leur nom signifie fleur, et ils le justifiaientpar leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans la gamme durouge depuis la pĂąleur du rose jusquâĂ lâĂ©clat du rubis, et les fugitifs refletsqui moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se dĂ©tacher deces merveilles de la mer, quand ils furent frappĂ©s soudain par une apparitioninattendue.
Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant Ă sa ceintureune bourse de cuir. Ce nâĂ©tait pas un corps abandonnĂ© aux flots. CâĂ©tait unhomme vivant qui nageait dâune main vigoureuse, disparaissant parfois pouraller respirer Ă la surface et replongeant aussi tĂŽt.
Je me retournai vers le capitaine Nemo, et dâune voix Ă©mue :« Un homme ! un naufragĂ© ! mâĂ©criai-je. Il faut le sauver Ă tout prix ! »Le capitaine ne me rĂ©pondit pas et vint sâappuyer Ă la vitre.Lâhomme sâĂ©tait rapprochĂ©, et, la face collĂ©e au panneau, il nous
regardait.à ma profonde stupéfaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le
plongeur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surface dela mer, et ne reparut plus.
« Ne vous inquiĂ©tez pas, me dit le capitaine. Câest Nicolas, du capMatapan, surnommĂ© le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Unhardi plongeur ! Lâeau est son Ă©lĂ©ment, et il y vit plus que sur la terre, allantsans cesse dâune Ăźle Ă lâautre et jusquâĂ la CrĂšte.
â Vous le connaissez, capitaine ?â Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placĂ© prĂšs du
panneau gauche du salon. PrÚs de ce meuble, je vis un coffre cerclé de fer,dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus, avecsa devise Mobilis in mobile.
En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de ma présence, ouvrit lemeuble, sorte de coffre-fort qui renfermait un grand nombre de lingots.
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CâĂ©taient des lingots dâor. DâoĂč venait ce prĂ©cieux mĂ©tal qui reprĂ©sentaitune somme Ă©norme ? OĂč le capitaine recueillait-il cet or, et quâallait-il fairede celui-ci ?
Je ne prononçai pas un mot. Je regardais. Le capitaine Nemo prit un Ă un ces lingots et les rangea mĂ©thodiquement dans le coffre quâil remplitentiĂšrement. Jâestimai quâil contenait alors plus de mille kilogrammes dâor,câest-Ă -dire prĂšs de cinq millions de francs.
Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit sur son couvercleune adresse en caractÚres qui devaient appartenir au grec moderne.
Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondaitavec le poste de lâĂ©quipage. Quatre hommes parurent, et non sans peineils poussĂšrent le coffre hors du salon. Puis, jâentendis quâils le hissaient aumoyen de palans sur lâescalier de fer.
En ce moment le capitaine Nemo se tourna vers moi :« Et vous disiez, monsieur le professeur ? me demanda-t-il.â Je ne disais rien, capitaine.â Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. »Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.Je rentrai dans ma chambre trĂšs intriguĂ©, on le conçoit. Jâessayai
vainement de dormir. Je cherchais une relation entre lâapparition de ceplongeur et ce coffre rempli dâor. BientĂŽt, je sentis Ă certains mouvementsde roulis et de tangage, que le Nautilus, quittant les couches infĂ©rieures,revenait Ă la surface des eaux.
Puis, jâentendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que lâondĂ©tachait le canot, quâon le lançait Ă la mer. Il heurta un instant les flancsdu Nautilus, et tout bruit cessa.
Deux heures aprĂšs, le mĂȘme bruit, les mĂȘmes allĂ©es venues sereproduisaient. Lâembarcation, hissĂ©e Ă bord, Ă©tait rajustĂ©e dans son alvĂ©ole,et le Nautilus se replongeait sous les flots.
Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quelpoint du continent ? Quel était le correspondant du capitaine Nemo ?
Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les évÚnements decette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mes compagnonsne furent pas moins surpris que moi.
« Mais oĂč prend-il ces millions ? » demanda Ned Land.Ă cela, pas de rĂ©ponse possible. Je me rendis au salon aprĂšs avoir dĂ©jeunĂ©,
et je me mis au travail. JusquâĂ cinq heures du soir, je rĂ©digeai mes notes.En ce moment, â devais-je lâattribuer Ă une disposition personnelle, â jesentis une chaleur extrĂȘme, et je dus enlever mon vĂȘtement de byssus.Effet incomprĂ©hensible, car nous nâĂ©tions pas sous de hautes latitudes,et dâailleurs le Nautilus, immergĂ©, ne devait Ă©prouver aucune Ă©lĂ©vation
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de tempĂ©rature. Je regardai le manomĂštre. Il marquait une profondeur desoixante pieds, que la chaleur atmosphĂ©rique nâaurait pu atteindre.
Je continuai mon travail, mais la tempĂ©rature sâĂ©leva au point de devenirintolĂ©rable.
« Est-ce que le feu serait Ă bord ? » me demandai-je.Jâallais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il sâapprocha du
thermomĂštre, le consulta, et se retournant vers moi :« Quarante-deux degrĂ©s, dit-il.â Je mâen aperçois, capitaine, rĂ©pondis-je, et pour peu que cette chaleur
augmente, nous ne pourrons la supporter.â Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur nâaugmentera que si nous
le voulons bien.â Vous pouvez donc la modĂ©rer Ă votre grĂ© ?â Non, je puis mâĂ©loigner du foyer qui la produit.â Elle est extĂ©rieure ?â Sans doute. Nous flottons dans un courant dâeau bouillante.â Est-il possible ? mâĂ©criai-je.â Regardez. »Les panneaux sâouvrirent, et je vis la mer entiĂšrement blanche autour du
Nautilus. Une fumĂ©e de vapeurs sulfureuses se dĂ©roulait au milieu des flotsqui bouillonnaient comme lâeau dâune chaudiĂšre. Jâappuyai ma main sur unedes vitres, mais la chaleur Ă©tait telle que je dus la retirer.
« OĂč sommes-nous ? demandai-je.â PrĂšs de lâĂźle Santorin, monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine,
et prĂ©cisĂ©ment dans ce canal qui sĂ©pare NĂ©a-Kamenni de PalĂ©a-Kamenni.Jâai voulu vous donner le curieux spectacle dâune Ă©ruption sous-marine.
â Je croyais, dis-je, que la formation de ces Ăźles nouvelles Ă©tait terminĂ©e.â Rien nâest jamais terminĂ© dans les parages volcaniques, rĂ©pondit le
capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillĂ© par les feux souterrains.DĂ©jĂ , en lâan dix-neuf de notre Ăšre, suivant Cassiodore et Pline, une Ăźlenouvelle, ThĂ©ia la divine, apparut Ă la place mĂȘme oĂč se sont rĂ©cemmentformĂ©s ces Ăźlots. Puis, elle sâabĂźma sous les flots, pour se remontrer enlâan soixante-neuf et sâabĂźmer encore une fois. Depuis cette Ă©poque jusquâĂ nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 fĂ©vrier 1866, unnouvel Ăźlot, quâon nomma lâĂźlot de George, Ă©mergea au milieu des vapeurssulfureuses, prĂšs de NĂ©a-Kamenni, et sây souda, le 6 du mĂȘme mois. Septjours aprĂšs, le 13 fĂ©vrier, lâĂźlot Aphroessa parut, laissant entre NĂ©a-Kamenniet lui un canal de dix mĂštres. JâĂ©tais dans ses mers quand le phĂ©nomĂšnese produisit, et jâai pu en observer toutes les phases. LâĂźlot Aphroessa, deforme arrondie, mesurait trois cents pieds de diamĂštre sur trente pieds dehauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses, mĂȘlĂ©es de fragments
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feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un Ăźlot plus petit, appelĂ© RĂ©ka, se montraprĂšs de NĂ©a-Kamenni, et depuis lors, ces trois Ăźlots, soudĂ©s ensemble, neforment plus quâune seule et mĂȘme Ăźle.
â Et le canal oĂč nous sommes en ce moment ? demandai-je.â Le voici, rĂ©pondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de
lâArchipel. Vous voyez que jây ai portĂ© les nouveaux Ăźlots.â Mais ce canal se comblera un jour ?â Câest probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits Ăźlots de
lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de PalĂ©a-Kamenni. Il est doncĂ©vident que NĂ©a et PalĂ©a se rĂ©uniront dans un temps rapprochĂ©. Si, au milieudu Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sontles phĂ©nomĂšnes Ă©ruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui sâaccomplitsous ces flots. »
Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur devenaitintolĂ©rable. De blanche quâelle Ă©tait, la mer se faisait rouge, coloration dueĂ la prĂ©sence dâun sel de fer. MalgrĂ© lâhermĂ©tique fermeture du salon, uneodeur sulfureuse insupportable se dĂ©gageait, et jâapercevais des flammesĂ©carlates dont la vivacitĂ© tuait lâĂ©clat de lâĂ©lectricitĂ©.
JâĂ©tais en nage, jâĂ©touffais, jâallais cuire. Oui, en vĂ©ritĂ©, je me sentaiscuire !
« On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je aucapitaine.
â Non, ce ne serait pas prudent, » rĂ©pondit lâimpassible Nemo.Un ordre fut donnĂ©. Le Nautilus vira de bord et sâĂ©loigna de cette
fournaise quâil ne pouvait impunĂ©ment braver. Un quart dâheure plus tard,nous respirions Ă la surface des flots.
La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages poureffectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.
Le lendemain, 16 fĂ©vrier, nous quittions ce bassin qui, entre Rhodes etAlexandrie, compte des profondeurs de trois mille mĂštres, et le Nautilus,passant au large de Cerigo, abandonnait lâarchipel grec, aprĂšs avoir doublĂ©le cap Matapan.
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CHAPITRE VIILa Méditerranée en
quarante-huit heuresLa Méditerranée, la mer bleue par excellence, « la grande mer » des
HĂ©breux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordĂ©edâorangers, dâaloĂšs, de cactus, de pins maritimes, embaumĂ©e du parfum desmyrtes, encadrĂ©e de rudes montagnes, saturĂ©e dâun air pur et transparent,mais incessamment travaillĂ©e par les feux de la terre, est un vĂ©ritable champde bataille oĂč Neptune et Pluton se disputent encore lâempire du monde.Câest lĂ , sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que lâhomme seretrempe dans lâun des plus puissants climats du globe.
Mais si beau quâil soit, je nâai pu prendre quâun aperçu rapide de cebassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomĂštres carrĂ©s. Lesconnaissances personnelles du capitaine Nemo me firent mĂȘme dĂ©faut, carlâĂ©nigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traversĂ©eĂ grande vitesse. Jâestime Ă six cents lieues environ le chemin que le Nautilusparcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il lâaccomplit en deux foisvingt-quatre heures. Partis le matin du 16 fĂ©vrier des parages de la GrĂšce, le18, au soleil levant, nous avions franchi le dĂ©troit de Gibraltar.
Il fut Ă©vident pour moi que cette MĂ©diterranĂ©e, resserrĂ©e au milieu de cesterres quâil voulait fuir, dĂ©plaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses briseslui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il nâavait plus icicette libertĂ© dâallures, cette indĂ©pendance de manĆuvres que lui laissaientles ocĂ©ans, et son Nautilus se sentait Ă lâĂ©troit entre ces rivages rapprochĂ©sde lâAfrique et de lâEurope.
Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles Ă lâheure, soit douzelieues de quatre kilomĂštres. Il va sans dire que Ned Land, Ă son grandennui, dut renoncer Ă ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canotentraĂźnĂ© Ă raison de douze Ă treize mĂštres par seconde. Quitter le Nautilusdans ces conditions, câeĂ»t Ă©tĂ© sauter dâun train marchant avec cette rapiditĂ©,manĆuvre imprudente sâil en fut. Dâailleurs, notre appareil ne remontait quela nuit Ă la surface des flots, afin de renouveler sa provision dâair, et il sedirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relĂšvementsdu loch.
Je ne vis donc de lâintĂ©rieur de cette MĂ©diterranĂ©e que ce que le voyageurdâun express aperçoit du paysage qui fuit devant ses yeux, câest-Ă -direles horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme unĂ©clair. Cependant, Conseil et moi, nous pĂ»mes observer quelques-uns de
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ces poissons mĂ©diterranĂ©ens, que la puissance de leurs nageoires maintenaitquelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions Ă lâaffĂ»t devantles vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques motslâichtyologie de cette mer.
Des divers poissons qui lâhabitent, jâai vu les uns, entrevu les autres, sansparler de ceux que la vitesse du Nautilus dĂ©roba Ă mes yeux. Quâil me soitdonc permis de les classer dâaprĂšs cette classification fantaisiste. Elle rendramieux mes rapides observations.
Au milieu de la masse des eaux vivement Ă©clairĂ©es par les nappesĂ©lectriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues dâunmĂštre, qui sont communes Ă presque tous les climats. Des oxyrhinques,sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendrĂ©et tachetĂ©, se dĂ©veloppaient comme de vastes chĂąles emportĂ©s par lescourants. Dâautres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaĂźtre sielles mĂ©ritaient ce nom dâaigles qui leur fut donnĂ© par les Grecs, ou cesqualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pĂȘcheursmodernes les ont affublĂ©es. Des squales-milandres, longs de douze piedset particuliĂšrement redoutĂ©s des plongeurs, luttaient de rapiditĂ© entre eux.Des renards marins, longs de huit pieds et douĂ©s dâune extrĂȘme finessedâodorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuĂątres. Des dorades,du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusquâĂ treize dĂ©cimĂštres,se montraient dans leur vĂȘtement dâargent et dâazur entourĂ© de bandelettes,qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires ; poissons consacrĂ©s Ă VĂ©nus, et dont lâĆil est enchĂąssĂ© dans un sourcil dâor ; espĂšce prĂ©cieuse,amie de toutes les eaux, douces ou salĂ©es, habitant les fleuves, les lacs et lesocĂ©ans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les tempĂ©ratures, etdont la race, qui remonte aux Ă©poques gĂ©ologiques de la terre, a conservĂ©toute sa beautĂ© des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs deneuf Ă dix mĂštres, animaux de grande marche, heurtaient dâune queuepuissante la vitre des panneaux, montrant leur dos bleuĂątre Ă petites tachesbrunes ; ils ressemblent aux squales dont ils nâĂ©galent pas la force, etse rencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment Ă remonterles grands fleuves, Ă lutter contre les courants du Volga, du Danube,du PĂŽ, du Rhin, de la Loire, de lâOder, et se nourrissent de harengs,de maquereaux, de saumons et de gades ; bien quâils appartiennent Ă laclasse des cartilagineux, ils sont dĂ©licats ; on les mange frais, sĂ©chĂ©s,marinĂ©s ou salĂ©s, et autrefois, on les portait triomphalement sur la table deLucullus. Mais de ces divers habitants de la MĂ©diterranĂ©e, ceux que je pusobserver le plus utilement, lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface,appartenaient au soixante-troisiĂšme genre des poissons osseux. CâĂ©taientdes scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuirassĂ© dâargent, et dont
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les rayons dorsaux jettent des lueurs dâor. Ils ont la rĂ©putation de suivrela marche des navires dont ils recherchent lâombre fraĂźche sous les feuxdu ciel tropical, et ils ne la dĂ©mentirent pas en accompagnant le Nautiluscomme ils accompagnĂšrent autrefois les vaisseaux de LapĂ©rouse. Pendantde longues heures, ils luttĂšrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvaisme lasser dâadmirer ces animaux vĂ©ritablement taillĂ©s pour la course, leurtĂȘte petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dĂ©passait troismĂštres, leurs pectorales douĂ©es dâune remarquable vigueur et leurs caudalesfourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes dâoiseaux dontils Ă©galaient la rapiditĂ©, ce qui faisait dire aux anciens que la gĂ©omĂ©trieet la stratĂ©gie leur Ă©taient familiĂšres. Et cependant ils nâĂ©chappent pointaux poursuites des Provençaux, qui les estiment comme les estimaient leshabitants de la Propontide et de lâItalie, et câest en aveugles, en Ă©tourdis, queces prĂ©cieux animaux vont se jeter et pĂ©rir par milliers dans les madraguesmarseillaises.
Je citerai, pour mĂ©moire seulement, ceux des poissons mĂ©diterranĂ©ensque Conseil ou moi nous ne fĂźmes quâentrevoir. CâĂ©taient des gymnotes-fierasfers blanchĂątres qui passaient comme dâinsaisissables vapeurs ; desmurĂšnes-congres, serpents de trois Ă quatre mĂštres enjolivĂ©s de vert, de bleuet de jaune ; des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie forme unmorceau dĂ©licat ; des cĆpoles-tĂ©nias qui flottaient comme de fines algues ;des trygles que les poĂštes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est ornĂ© de deux lames triangulaires et dentelĂ©esqui figurent lâinstrument du vieil HomĂšre ; des trygles-hirondelles, nageantavec la rapiditĂ© de lâoiseau dont ils ont pris le nom ; des holocentres-mĂ©rons,Ă tĂȘte rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments ; des alosesagrĂ©mentĂ©es de taches noires, grises, brunes, Lieues, jaunes, vertes, qui sontsensibles Ă la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, cesfaisans de la mer, sortes de losanges Ă nageoires jaunĂątres, pointillĂ©s debrun, et dont le cĂŽtĂ© supĂ©rieur, le cĂŽtĂ© gauche, est gĂ©nĂ©ralement marbrĂ© debrun et de jaune ; enfin des troupes dâadmirables mulles-rougets, vĂ©ritablesparadisiers de lâOcĂ©an, que les Romains payaient jusquâĂ dix mille sestercesla piĂšce, et quâils faisaient mourir sous leurs yeux, pour suivre dâun regardcruel leurs changements de couleur depuis le rouge cinabre de la vie jusquâaublanc pĂąle de la mort.
Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tĂ©trodons, nihippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres,ni Ă©perlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous cesprincipaux reprĂ©sentants de lâordre des pleuronectes, les limandes, les fiez,les plies, les soles, les carrelets, communs Ă lâAtlantique et Ă la MĂ©diterranĂ©e,
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il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus Ă traversces eaux opulentes.
Quant aux mammifĂšres marins, je crois avoir reconnu, en passant Ă lâouvert de lâAdriatique, deux ou trois cachalots, munis dâune nageoiredorsale, du genre des physĂ©tĂšres, quelques dauphins du genre desglobicĂ©phales, spĂ©ciaux Ă la MĂ©diterranĂ©e et dont la partie antĂ©rieure de latĂȘte est zĂ©brĂ©e de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoquesau ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ontabsolument lâair de Dominicains longs de trois mĂštres.
Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds,ornĂ©e de trois arĂȘtes saillantes dirigĂ©es longitudinalement. Je regrettai de nepas avoir vu ce reptile, car, Ă la description que mâen fit Conseil, je crusreconnaĂźtre le luth qui forme une espĂšce assez rare. Je ne remarquai, pourmon compte, que quelques cacouannes Ă carapace allongĂ©e.
Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, uneadmirable galĂ©olaire orangĂ©e qui sâaccrocha Ă la vitre du panneau de bĂąbord ;câĂ©tait un long filament tĂ©nu, sâarborisant en branches infinies et terminĂ©espar la plus fine dentelle quâeussent jamais filĂ©e les rivales dâArachnĂ©. Jene pus, malheureusement, pĂȘcher cet admirable Ă©chantillon, et aucun autrezoophyte mĂ©diterranĂ©en ne se fĂ»t sans doute offert Ă mes regards, si leNautilus, dans la soirĂ©e du 16, nâeĂ»t singuliĂšrement ralenti sa vitesse. Voicidans quelles circonstances.
Nous passions alors entre la Sicile et la cĂŽte de Tunis. Dans cet espaceresserrĂ© entre le cap Bon et le dĂ©troit de Messine, le fond de la mer remontepresque subitement. LĂ sâest formĂ©e une vĂ©ritable crĂȘte sur laquelle il nereste que dix-sept mĂštres dâeau, tandis que de chaque cĂŽtĂ© la profondeur estde cent soixante-dix mĂštres. Le Nautilus dut donc manĆuvrer prudemmentafin de ne pas se heurter contre cette barriĂšre sous-marine.
Je montrai Ă Conseil, sur la carte de la MĂ©diterranĂ©e, lâemplacementquâoccupait ce long rĂ©cif.
« Mais nâen dĂ©plaise Ă monsieur, fit observer Conseil, câest comme unisthme vĂ©ritable qui rĂ©unit lâEurope Ă lâAfrique.
â Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je, il barre en entier le dĂ©troit de Libye, etles sondages de Smith ont prouvĂ© que les continents Ă©taient autrefois rĂ©unisentre le cap Bon et le cap Furina.
â Je le crois volontiers, dit Conseil.â Jâajouterai, repris-je, quâune barriĂšre semblable existe entre Gibraltar et
Cuenta, qui, aux temps gĂ©ologiques, fermait complĂštement la MĂ©diterranĂ©e.â Eh ! fit Conseil, si quelque poussĂ©e volcanique relevait un jour ces deux
barriĂšres au-dessus des flots ?â Ce nâest guĂšre probable, Conseil.
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â Enfin que monsieur me permette dâachever : si ce phĂ©nomĂšne seproduisait, ce serait fĂącheux pour M. de Lesseps, qui se donne tant de malpour percer son isthme !
â Jâen conviens ; mais, je te le rĂ©pĂšte, Conseil, ce phĂ©nomĂšne ne seproduira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Lesvolcans, si nombreux aux premiers jours du monde, sâĂ©teignent peu Ă peu ;la chaleur interne sâaffaiblit, la tempĂ©rature des couches infĂ©rieures du globebaisse dâune quantitĂ© apprĂ©ciable par siĂšcle, et au dĂ©triment de notre globe,car cette chaleur, câest sa vie.
â Cependant, le soleilâŠâ Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur Ă un cadavre ?â Non, que je sache.â Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle
deviendra inhabitable et sera inhabitée comme la lune, qui depuis longtempsa perdu sa chaleur vitale.
â Dans combien de siĂšcles ? demanda Conseil.â Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.â Alors, rĂ©pondit Conseil, nous avons le temps dâachever notre voyage,
si toutefois Ned Land ne sâen mĂȘle pas ! »Et Conseil, rassurĂ©, se remit Ă Ă©tudier le haut-fond que le Nautilus rasait
de prĂšs avec une vitesse modĂ©rĂ©e.LĂ , sous un sol rocheux et volcanique, sâĂ©panouissait toute une flore
vivante, des Ă©ponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornĂ©es decirrhes rougeĂątres et qui Ă©mettaient une lĂ©gĂšre phosphorescence, des bĂ©roes,vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignĂ©s dans lesmiroitements dâun spectre solaire, des comatules ambulantes, larges dâunmĂštre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes dela plus grande beautĂ©, des pavonacĂ©es Ă longues tiges, un grand nombredâoursins comestibles dâespĂšces variĂ©es, et des actinies vertes au troncgrisĂątre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivĂątre detentacules.
Conseil sâĂ©tait occupĂ© plus particuliĂšrement dâobserver les mollusques etles articulĂ©s, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pasfaire tort Ă ce brave garçon en omettant ses observations personnelles.
Dans lâembranchement des mollusques, il cite de nombreux pĂ©tonclespectiniformes, des spondyles pieds-dâĂąne qui sâentassaient les uns surles autres, des donaces triangulaires, des hyales tridentĂ©es, Ă nageoiresjaunes et Ă coquilles transparentes, des plenrobranches orangĂ©s, des ĆufspointillĂ©s ou semĂ©s de points verdĂątres, des aplysies connues aussi sous lenom de liĂšvres de mer, des dolabelles, des acĂšres charnus, des ombrellesspĂ©ciales Ă la MĂ©diterranĂ©e, des oreilles de mer dont la coquille produit
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une nacre trĂšs recherchĂ©e, des pĂ©toncles flammulĂ©s, des anomies queles Languedociens, dit-on, prĂ©fĂšrent aux huĂźtres des clovis si chers auxMarseillais, des praires doubles blanches et grasses, quelques-uns de cesclams qui abondent sur les cĂŽtes de lâAmĂ©rique du Nord et dont il se faitun dĂ©bit si considĂ©rable Ă New-York, des peignes operculaires de couleursvariĂ©es, des lithodonces enfoncĂ©es dans leurs trous et dont je goĂ»tais fortle goĂ»t poivrĂ©, des vĂ©nĂ©ricardes sillonnĂ©es dont la coquille Ă sommetbombĂ© prĂ©sente des cĂŽtes saillantes, des cynthies hĂ©rissĂ©es de tuberculesĂ©carlates, des carniaires Ă pointe recourbĂ©e et semblables Ă de lĂ©gĂšresgondoles, des fĂ©roles couronnĂ©es, des atlantes Ă coquilles spiraliformes, desthĂ©tys grises, tachetĂ©es de blanc et recouvertes de leur mantille frangĂ©e,des Ă©olides semblables Ă de petites limaces, des cavolines rampant sur ledos, des auricules et entre autres lâauricule myosotis, Ă coquille ovale, desscalaires fauves, des littorines, des janthures, des cinĂ©raires, des pĂ©tricoles,des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc.
Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, trÚs justement divisés ensix classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes descrustacés, des cyrrhopodes et des annélides.
Les crustacĂ©s se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordrescomprend les dĂ©capodes, câest-Ă -dire les animaux dont la tĂȘte et le thoraxsont le plus gĂ©nĂ©ralement soudĂ©s entre eux, dont lâappareil buccal estcomposĂ© de plusieurs paires de membres, et qui possĂšdent quatre, cinq ou sixpaires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la mĂ©thodede notre maĂźtre Milne Edwards, qui fait trois sections des dĂ©capodes : lesbrachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont lĂ©gĂšrementbarbares, mais ils sont justes et prĂ©cis. Parmi les macroures, Conseil citedes amathies dont le front est armĂ© de deux grandes pointes divergentes,lâinachus scorpion, qui, je ne sais pourquoi, â symbolisait la sagesse chez lesGrecs, des lambres-massĂ©na, des lambres-spinimanes, probablement Ă©garĂ©ssur ce haut-fond, car dâordinaire ils vivent Ă de grandes profondeurs, desxhantes, des pilumnes, des rhomboĂŻdes, des calappiens granuleux, â trĂšsfaciles Ă digĂ©rer, fait observer Conseil, des corystes Ă©dentĂ©s, des Ă©balies,des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivisĂ©sen cinq familles, les cuirassĂ©s, les fouisseurs, les astaciens, les salicoqueset les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est siestimĂ©e chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gĂ©biesriveraines, et toutes sortes dâespĂšces comestibles ; mais il ne dit rien de lasubdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sontles seuls homards de la MĂ©diterranĂ©e. Enfin, parmi les anomoures, il vitdes drocines communes, abritĂ©es derriĂšre cette coquille abandonnĂ©e dont
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elles sâemparent, des homoles Ă front Ă©pineux, des bernard lâhermite, desporcellanes, etc.
LĂ sâarrĂȘtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manquĂ©pour complĂ©ter la classe des crustacĂ©s par lâexamen des stomapodes,des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, desbranchiapodes, des ostracodes et des entomostracĂ©es. Et pour terminerlâĂ©tude des articulĂ©s marins, il aurait dĂ» citer la classe des cyrrhopodesqui renferme les cyclopes et les argules, puis la classe des annĂ©lides quâilnâeĂ»t pas manquĂ© de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais leNautilus, ayant dĂ©passĂ© le haut-fond du dĂ©troit de Libye, reprit dans les eauxplus profondes sa vitesse accoutumĂ©e. DĂšs lors plus de mollusques, plusdâarticulĂ©s, plus de zoophytes. Ă peine quelques gros poissons qui passaientcomme des ombres.
Pendant la nuit du 16 au 17 fĂ©vrier, nous Ă©tions entrĂ©s dans ce secondbassin mĂ©diterranĂ©en, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par troismille mĂštres. Le Nautilus, sous lâimpulsion de son hĂ©lice, glissant sur sesplans inclinĂ©s, sâenfonça jusquâaux derniĂšres couches de la mer.
LĂ , Ă dĂ©faut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit Ă mesregards bien des scĂšnes Ă©mouvantes et terribles. En effet, nous traversionsalors toute cette partie de la MĂ©diterranĂ©e si fĂ©conde en sinistres. De la cĂŽtealgĂ©rienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage,que de bĂątiments ont disparu ! La MĂ©diterranĂ©e nâest quâun lac, comparĂ©eaux vastes plaines liquides du Pacifique, mais câest un lac capricieux, auxflots changeants, aujourdâhui propice et caressant pour la frĂȘle tartane quisemble flotter entre le double outremer des eaux et du ciel, demain rageur,tourmentĂ©, dĂ©montĂ© par les vents, brisant les plus forts navires de ses lamescourtes qui les frappent Ă coups prĂ©cipitĂ©s.
Ainsi, dans cette promenade rapide Ă travers les couches profondes, quedâĂ©paves jâaperçus gisant sur le sol, les unes dĂ©jĂ empĂątĂ©es par les coraux, lesautres revĂȘtues seulement dâune couche de rouille, des ancres, des canons,des boulets, des garnitures de fer, des branches dâhĂ©lice, des morceaux demachines, des cylindres brisĂ©s, des chaudiĂšres dĂ©foncĂ©es, puis des coquesflottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-lĂ renversĂ©es.
De ces navires naufragĂ©s, les uns avaient pĂ©ri par collision, les autrespour avoir heurtĂ© quelque Ă©cueil de granit. Jâen vis qui avaient coulĂ© Ă pic,la mĂąture droite, le grĂ©ement raidi par lâeau. Ils avaient lâair dâĂȘtre Ă lâancredans une immense rade foraine et dâattendre le montent du dĂ©part. Lorsquele Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes Ă©lectriques, ilsemblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leurnumĂ©ro dâordre ! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ descatastrophes !
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Jâobservai que les fonds mĂ©diterranĂ©ens Ă©taient plus encombrĂ©s de cessinistres Ă©paves Ă mesure que le Nautilus se rapprochait du dĂ©troit deGibraltar. Les cĂŽtes dâAfrique et dâEurope se resserrent alors, et dans cetĂ©troit espace les rencontres sont frĂ©quentes. Je vis lĂ de nombreuses carĂšnesde fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchĂ©s, les autresdebout semblables Ă des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancsouverts, sa cheminĂ©e courbĂ©e, ses roues dont il ne restait plus que la monture,son gouvernail sĂ©parĂ© de lâĂ©tambot et retenu encore par une chaĂźne de fer,son tableau dâarriĂšre rongĂ© par les sels marins, se prĂ©sentait sous un aspectterrible ! Combien dâexistences brisĂ©es dans son naufrage, combien devictimes entraĂźnĂ©es sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il survĂ©cupour raconter ce terrible dĂ©sastre ou les flots gardaient-ils encore le secret dece sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint Ă la pensĂ©e que ce bateau enfouisous la mer pouvait ĂȘtre lâAtlas, disparu corps et biens depuis une vingtainedâannĂ©es, et dont on nâa jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoireserait Ă faire que celle de ces fonds mĂ©diterranĂ©ens, de ce vaste ossuaire, oĂčtant de richesses se sont perdues, oĂč tant de victimes ont trouvĂ© la mort !
Cependant le Nautilus, indiffĂ©rent et rapide, courait Ă toute hĂ©lice aumilieu de ces ruines. Le 18 fĂ©vrier, vers trois heures du matin, il se prĂ©sentaitĂ lâentrĂ©e du dĂ©troit de Gibraltar.
LĂ existent deux courants : un courant supĂ©rieur, depuis longtempsreconnu, qui amĂšne les eaux de lâOcĂ©an dans le bassin de la MĂ©diterranĂ©e ;puis un contre-courant infĂ©rieur, dont le raisonnement a dĂ©montrĂ©aujourdâhui lâexistence. En effet, la somme des eaux de la MĂ©diterranĂ©e,incessamment accrue par les flots de lâAtlantique et par les fleuves quisây jettent, devrait Ă©lever chaque annĂ©e le niveau de cette mer, car sonĂ©vaporation est insuffisante pour rĂ©tablir lâĂ©quilibre. Or, il nâen est pas ainsi,et on a dĂ» naturellement admettre lâexistence dâun courant infĂ©rieur qui, parle dĂ©troit de Gibraltar, verse dans le bassin de lâAtlantique le trop-plein dela MĂ©diterranĂ©e.
Fait exact, en effet. Câest de ce contre-courant que profita le Nautilus.Il sâavança rapidement par lâĂ©troite passe. Un instant je pus entrevoir lesadmirables ruines du temple dâHercule, enfoui, au dire de Pline et dâAvienus,avec lâĂźle basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard, nous flottionssur les flots de lâAtlantique.
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CHAPITRE VIIILa baie de Vigo
LâAtlantique ! vaste Ă©tendue dâeau dont la superficie couvre vingt-cinqmillions de milles carrĂ©s, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorĂ©e des anciens,sauf peut-ĂȘtre des Carthaginois, ces Hollandais de lâantiquitĂ©, qui dans leurspĂ©rĂ©grinations commerciales suivaient les cĂŽtes ouest de lâEurope et delâAfrique ! OcĂ©an dont les rivages aux sinuositĂ©s parallĂšles embrassentun pĂ©rimĂštre immense, arrosĂ© par les plus grands fleuves du monde, leSaint-Laurent, le Mississipi, lâAmazone, la Plata, lâOrĂ©noque, le Niger,le SĂ©nĂ©gal, lâElbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des paysles plus civilisĂ©s et des contrĂ©es les plus sauvages ! Magnifique plaine,incessamment sillonnĂ©e par les navires de toutes les nations, abritĂ©e soustous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles,redoutĂ©es des navigateurs, le cap Horn et le cap des TempĂȘtes !
Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son Ă©peron, aprĂšs avoiraccompli prĂšs de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours supĂ©rieur Ă lâun des grands cercles de la terre. OĂč allions-nous maintenant, et que nousrĂ©servait lâavenir ?
Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint à lasurface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nousfurent ainsi rendues.
Jây montai aussitĂŽt, accompagnĂ© de Ned Land et de Conseil. Ă unedistance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent, quiforme la pointe sud-ouest de la pĂ©ninsule hispanique. Il ventait un assezfort coup de vent du sud. La mer Ă©tait grosse, houleuse. Elle imprimait deviolentes secousses de roulis au Nautilus. Il Ă©tait presque impossible dese maintenir sur la plate-forme, que dâĂ©normes paquets de mer battaientĂ chaque instant. Nous redescendĂźmes donc aprĂšs avoir humĂ© quelquesbouffĂ©es dâair.
Je regagnai ma chambre. Conseil revint Ă sa cabine ; mais le Canadien,lâair assez prĂ©occupĂ©, me suivit. Notre rapide passage Ă travers laMĂ©diterranĂ©e ne lui avait pas permis de mettre ses projets Ă exĂ©cution, et ildissimulait peu son dĂ©sappointement.
Lorsque la porte de ma chambre fut fermĂ©e, il sâassit et me regardasilencieusement.
« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous nâavez rien Ă vousreprocher. Dans les conditions oĂč naviguait le Nautilus, songer Ă le quittereĂ»t Ă©tĂ© de la folie ! »
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Ned Land ne rĂ©pondit rien. Ses lĂšvres serrĂ©es, ses sourcils froncĂ©s,indiquaient chez lui la violente obsession dâune idĂ©e fixe.
« Voyons, repris-je, rien nâest dĂ©sespĂ©rĂ© encore. Nous remontons la cĂŽtedu Portugal. Non loin sont la France et lâAngleterre, oĂč nous trouverionsfacilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du dĂ©troit de Gibraltar, avaitmis le cap au sud, sâil nous eĂ»t entraĂźnĂ©s vers ces rĂ©gions oĂč les continentsmanquent, je partagerais vos inquiĂ©tudes. Mais, nous le savons maintenant,le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisĂ©es, et dans quelques jours, jecrois que vous pourrez agir avec sĂ©curitĂ©. »
Ned Land me regarda plus fixement encore, et des serrant enfin leslĂšvres :
« Câest pour ce soir, » dit-il.Je me redressai subitement. JâĂ©tais, je lâavoue, peu prĂ©parĂ© Ă cette
communication. Jâaurais voulu rĂ©pondre au Canadien, mais les mots ne mevinrent pas.
« Nous Ă©tions convenus dâattendre une circonstance, reprit Ned Land. Lacirconstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons quâĂ quelques milles de lacĂŽte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large Jâai votre parole,monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »
Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant demoi :
« Ce soir, Ă neuf heures, dit-il. Jâai prĂ©venu Conseil. Ă ce moment-lĂ , lecapitaine Nemo sera enfermĂ© dans sa chambre et probablement couchĂ©. Niles mĂ©caniciens ni les hommes de lâĂ©quipage ne peuvent nous voir. Conseilet moi nous gagnerons lâescalier central. Vous, monsieur Aronnax, vousresterez dans la bibliothĂšque Ă deux pas de nous, attendant mon signal. Lesavirons, le mĂąt et la voile sont dans le canot. Je suis mĂȘme parvenu Ă y porterquelques provisions. Je me suis procurĂ© une clef anglaise pour dĂ©visser lesĂ©crous qui attachent le canot Ă la coque du Nautilus. Ainsi tout est prĂȘt. Ăce soir.
â La mer est mauvaise, dis-je.â Jâen conviens, rĂ©pond le Canadien, mais il faut risquer cela. La libertĂ©
vaut quâon la paye. Dâailleurs, lâembarcation est solide, et quelques millesavec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous neserons pas Ă cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et,entre dix et onze heures, nous aurons dĂ©barquĂ© sur quelque point de la terreferme ou nous serons morts. Donc, Ă la grĂące de Dieu et Ă ce soir ! »
Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. JâavaisimaginĂ© que, le cas Ă©chĂ©ant, jâaurais eu le temps de rĂ©flĂ©chir, de discuter.Mon opiniĂątre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-jedit, aprĂšs tout ? Ned Land avait cent fois raison. CâĂ©tait presque une
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circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumercette responsabilitĂ© de compromettre dans un intĂ©rĂȘt tout personnel lâavenirde mes compagnons ? Demain le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nousentraĂźner au large de toutes terres ?
En ce moment, un sifflement assez fort mâapprit que les rĂ©servoirs seremplissaient, et le Nautilus sâenfonça sous les flots de lâAtlantique.
Je demeurai dans ma chambre. Je voulais Ă©viter le capitaine pour cacherĂ ses yeux lâĂ©motion qui me dominait. Triste journĂ©e que je passai ainsi,entre le dĂ©sir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regretdâabandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevĂ©es mes Ă©tudes sous-marines ! Quitter ainsi cet OcĂ©an, « mon Atlantique, » comme je meplaisais Ă le nommer, sans en avoir observĂ© les derniĂšres couches, sanslui avoir dĂ©robĂ© ces secrets que mâavaient rĂ©vĂ©lĂ©s les mers des Indes etdu Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dĂšs le premier volume,mon rĂȘve sâinterrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaisessâĂ©coulĂšrent ainsi, tantĂŽt me voyant en sĂ»retĂ©, Ă terre, avec mes compagnons,tantĂŽt souhaitant, en dĂ©pit de ma raison, que quelque circonstance imprĂ©vueempĂȘchĂąt la rĂ©alisation des projets de Ned Land !
Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voirsi la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous Ă©loignait de lacĂŽte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises. Ilpointait au nord en prolongeant les rivages de lâOcĂ©an.
Il fallait donc en prendre son parti et se prĂ©parer Ă fuir. Mon bagage nâĂ©taitpas lourd. Mes notes, rien de plus.
Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce quâil penserait de notreĂ©vasion, quelles inquiĂ©tudes, quels torts peut-ĂȘtre elle lui causerait, et cequâil ferait dans le double cas oĂč elle serait rĂ©vĂ©lĂ©e ou manquĂ©e ! Sans douteje nâavais pas Ă me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalitĂ© ne fut plusfranche que la sienne. En le quittant je ne pouvais ĂȘtre taxĂ© dâingratitude.Aucun serment ne nous liait Ă lui. CâĂ©tait sur la force des choses seule quâilcomptait, et non sur notre parole pour nous fixer Ă jamais auprĂšs de lui. Maiscette prĂ©tention hautement avouĂ©e de nous retenir Ă©ternellement prisonniersĂ son bord justifiait toutes nos tentatives.
Je nâavais pas revu le capitaine depuis notre visite Ă lâĂźle de Santorin. Lehasard devait-il me mettre en sa prĂ©sence avant notre dĂ©part ? Je le dĂ©siraiset je le craignais tout Ă la fois. JâĂ©coutai si je ne lâentendrais pas marcherdans sa chambre contiguĂ« Ă la mienne. Aucun bruit ne parvint Ă mon oreille.Cette chambre devait ĂȘtre dĂ©serte.
Alors jâen vins Ă me demander si cet Ă©trange personnage Ă©tait Ă bord.Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quittĂ© le Nautilus pour unservice mystĂ©rieux, mes idĂ©es sâĂ©taient, en ce qui le concernait, lĂ©gĂšrement
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modifiĂ©es. Je pensais, bien quâil eĂ»t pu dire, que le capitaine Nemo devaitavoir conservĂ© avec la terre quelques relations dâune certaine espĂšce. Nequittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entiĂšres sâĂ©taient souventĂ©coulĂ©es sans que je lâeusse rencontrĂ©. Que faisait-il pendant ce temps, et,alors que je le croyais en proie Ă des accĂšs de misanthropie, nâaccomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature mâĂ©chappait jusquâici ?
Toutes ces idĂ©es et mille autres mâassaillirent Ă la fois. Le champ desconjectures ne peut ĂȘtre quâinfini dans lâĂ©trange situation oĂč nous sommes.JâĂ©prouvais un malaise insupportable. Cette journĂ©e dâattente me semblaitĂ©ternelle. Les heures sonnaient trop lentement au grĂ© de mon impatience.
Mon dĂźner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeaimal, Ă©tant trop prĂ©occupĂ©. Je quittai la table Ă sept heures. Cent vingtminutes â je les comptai â me sĂ©paraient encore du moment oĂč je devaisrejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avecviolence. Je ne pouvais rester immobile. Jâallais et venais, espĂ©rant calmerpar le mouvement le trouble de mon esprit. LâidĂ©e de succomber dans notretĂ©mĂ©raire entreprise Ă©tait le moins pĂ©nible de mes soucis ; mais Ă la pensĂ©ede voir notre projet dĂ©couvert avant dâavoir quittĂ© le Nautilus, Ă la pensĂ©edâĂȘtre ramenĂ© devant le capitaine Nemo irritĂ©, ou, ce qui eĂ»t Ă©tĂ© pis, contristĂ©de mon abandon, mon cĆur palpitait.
Je voulus revoir le salon une derniĂšre fois. Je pris par les coursives, etjâarrivai dans ce musĂ©e oĂč jâavais passĂ© tant dâheures agrĂ©ables et utiles.Je regardais toutes ces richesses, tous ces trĂ©sors, comme un homme Ă laveille dâun Ă©ternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles dela nature, ces chefs-dâĆuvre de lâart, entre lesquels depuis tant de joursse concentrait ma vie, jâallais les abandonner pour jamais. Jâaurais vouluplonger mes regards par la vitre du salon Ă travers les eaux de lâAtlantique ;mais les panneaux Ă©taient hermĂ©tiquement fermĂ©s, et un manteau de tĂŽle mesĂ©parait de cet OcĂ©an que je ne connaissais pas encore.
En parcourant ainsi le salon, jâarrivai prĂšs de la porte, mĂ©nagĂ©e dansle pan coupĂ©, qui sâouvrait sur la chambre du capitaine. Ă mon grandĂ©tonnement, cette porte Ă©tait entrebĂąillĂ©e. Je reculai involontairement. Sile capitaine Nemo Ă©tait dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant,nâentendant aucun bruit, je mâapprochai. La chambre Ă©tait dĂ©serte. Jepoussai la porte. Je fis quelques pas Ă lâintĂ©rieur. Toujours le mĂȘme aspectsĂ©vĂšre, cĂ©nobitique.
En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues Ă la paroi, et que jenâavais pas remarquĂ©es pendant ma premiĂšre visite, frappĂšrent mes regards.CâĂ©taient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dontlâexistence nâa Ă©tĂ© quâun perpĂ©tuel dĂ©vouement Ă une grande idĂ©e humaine :Kosciusko, le hĂ©ros tombĂ© au cri de Finis PoloniĂŠ ; Botzaris, le LĂ©onidas
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de la GrĂšce moderne ; OâConnell, le dĂ©fenseur de lâIrlande ; Washington, lefondateur de lâUnion amĂ©ricaine ; Manin, le patriote italien ; Lincoln, mortsous la balle dâun esclavagiste, et enfin ce martyr de lâaffranchissement dela race noire, John Brown, suspendu Ă son gibet, tel que lâa si terriblementdessinĂ© le crayon de Victor Hugo.
Quel lien existait-il entre ces Ăąmes hĂ©roĂŻques et lâĂąme du capitaineNemo ? Pouvais-je enfin de cette rĂ©union de portraits dĂ©gager le mystĂšrede son existence ? Ătait-il le champion des peuples opprimĂ©s, le libĂ©rateurdes races esclaves ? Avait-il figurĂ© dans les derniĂšres commotions politiquesou sociales de ce siĂšcle ? Avait-il Ă©tĂ© lâun des hĂ©ros de la terrible guerreamĂ©ricaine, guerre lamentable et Ă jamais glorieuse ?âŠ
Tout Ă coup lâhorloge sonna huit heures. Le battement du premier coupde marteau sur le timbre mâarracha Ă mes rĂȘves. Je tressaillis comme si unĆil invisible eĂ»t pu plonger au plus secret de mes pensĂ©es, et je me prĂ©cipitaihors de la chambre.
LĂ , mes regards sâarrĂȘtĂšrent sur la boussole. Notre direction Ă©tait toujoursau nord. Le loch indiquait une vitesse modĂ©rĂ©e ; le manomĂštre, uneprofondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient doncles projets du Canadien.
Je regagnai ma chambre. Je me vĂȘtis chaudement : bottes de mer, bonnetde loutre, casaque de byssus doublĂ©e de peau de phoque. JâĂ©tais prĂȘt.Jâattendis. Les frĂ©missements de lâhĂ©lice troublaient seuls le silence profondqui rĂ©gnait Ă bord. JâĂ©coutais, je tendais lâoreille. Quelque Ă©clat de voixne mâapprendrait-il pas, tout Ă coup, que Ned Land venait dâĂȘtre surprisdans ses projets dâĂ©vasion ? Une inquiĂ©tude mortelle mâenvahit. Jâessayaivainement de reprendre mon sang-froid.
à neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille prÚs de laporte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon,qui était plongé dans une demi-obscurité, mais désert.
Jâouvris la porte communiquant avec la bibliothĂšque. MĂȘme clartĂ©insuffisante, mĂȘme solitude. Jâallai me poster prĂšs de la porte qui donnaitsur la cage de lâescalier central. Jâattendis le signal de Ned Land.
En ce moment, les frĂ©missements de lâhĂ©lice diminuĂšrent sensiblement,puis ils cessĂšrent tout Ă fait. Pourquoi ce changement dans les allures duNautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gĂȘnait-elle les desseins de NedLand ? je nâaurais pu le dire.
Le silence nâĂ©tait plus troublĂ© que par les battements de mon cĆur.Soudain, un lĂ©ger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait
de sâarrĂȘter sur le fond de lâOcĂ©an. Mon inquiĂ©tude redoubla. Le signaldu Canadien ne mâarrivait pas. Jâavais envie de rejoindre Ned Land pour
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lâengager Ă remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisaitplus dans les conditions ordinairesâŠ
En ce moment, la porte du grand salon sâouvrit, et le capitaine Nemoparut. Il mâaperçut, et, sans autre prĂ©ambule :
« Ah ! monsieur le professeur, dit-il dâun ton aimable, je vous cherchais.Savez-vous lâhistoire dâEspagne ? »
On saurait Ă fond lâhistoire de son propre pays que, dans les conditions oĂčje me trouvais, lâesprit troublĂ©, la tĂȘte perdue, on ne pourrait en citer un mot.
« Eh bien, reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ?Savez-vous lâhistoire dâEspagne ?
â TrĂšs mal, rĂ©pondis-je.â VoilĂ bien les savants, dit le capitaine, ils ne savent pas. Alors asseyez-
vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux épisode de cettehistoire. »
Le capitaine sâĂ©tendit sur un divan, et, machinalement, je pris placeauprĂšs de lui, dans la pĂ©nombre.
« Monsieur le professeur, me dit-il, Ă©coutez-moi bien. Cette histoire vousintĂ©ressera par un certain cĂŽtĂ©, car elle rĂ©pondra Ă une question que sansdoute vous nâavez pu rĂ©soudre.
â Je vous Ă©coute, capitaine, dis-je, ne sachant oĂč mon interlocuteurvoulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait Ă nos projetsde fuite.
â Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien,nous remonterons Ă 1702. Vous nâignorez pas quâĂ cette Ă©poque, votre roiLouis XIV, croyant quâil suffisait dâun geste de potentat pour faire rentrerles PyrĂ©nĂ©es sous terre, avait imposĂ© le duc dâAnjou, son petit-fils, auxEspagnols. Ce prince, qui rĂ©gna plus ou moins mal sous le nom de PhilippeV, eut affaire, au-dehors, Ă forte partie.
« En effet, lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, les maisons royales de Hollande,dâAutriche et dâAngleterre avaient conclu Ă la Haye un traitĂ© dâalliance, dansle but dâarracher la couronne dâEspagne Ă Philippe V afin de la placer sur latĂȘte dâun archiduc, auquel elles donnĂšrent prĂ©maturĂ©ment le nom de CharlesIII.
« LâEspagne dut rĂ©sister Ă cette coalition. Mais elle Ă©tait Ă peu prĂšsdĂ©pourvue de soldats et de marins. Cependant lâargent ne lui manquait pas,Ă la condition toutefois que ses galions, chargĂ©s de lâor et de lâargent delâAmĂ©rique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendaitun riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-troisvaisseaux commandĂ©s par lâamiral de ChĂąteau-Renaud, car les marinescoalisĂ©es couraient alors lâAtlantique.
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« Ce convoi devait se rendre Ă Cadix ; mais lâamiral, ayant appris que laflotte anglaise croisait dans ces parages, rĂ©solut de rallier un port de France.
« Les commandants espagnols du convoi protestĂšrent contre cettedĂ©cision. Ils voulurent ĂȘtre conduits dans un port espagnol, et, Ă dĂ©faut deCadix, dans la baie de Vigo, situĂ©e sur la cĂŽte nord-ouest de lâEspagne, etqui nâĂ©tait pas bloquĂ©e.
« Lâamiral de ChĂąteau-Renaud eut la faiblesse dâobĂ©ir Ă cette injonction,et les galions entrĂšrent dans la baie de Vigo.
« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut ĂȘtreaucunement dĂ©fendue. Il fallait donc se hĂąter de dĂ©charger les galionsavant lâarrivĂ©e des flottes coalisĂ©es, et le temps nâeĂ»t pas manquĂ© Ă cedĂ©barquement, si une misĂ©rable question de rivalitĂ© nâeĂ»t surgi tout Ă coup.
« Vous suivez bien lâenchaĂźnement des faits ? me demanda le capitaineNemo.
â Parfaitement, dis-je, ne sachant encore Ă quel propos mâĂ©tait faite cetteleçon dâhistoire.
â Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaientun privilĂšge dâaprĂšs lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises quivenaient des Indes occidentales. Or dĂ©barquer les lingots des galions auport de Vigo, câĂ©tait aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc Ă Madrid,et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procĂ©der Ă sondĂ©chargement, resterait en sĂ©questre dans la rade de Vigo, jusquâau momentoĂč les flottes ennemies se seraient Ă©loignĂ©es.
« Or, pendant que lâon prenait cette dĂ©cision, le 22 octobre 1702, lesvaisseaux anglais arrivĂšrent dans la baie de Vigo. Lâamiral de ChĂąteau-Renaud, malgrĂ© ses forces infĂ©rieures, se battit courageusement ; mais quandil vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis,il incendia et saborda les galions, qui sâengloutirent avec leurs immensestrĂ©sors. »
Le capitaine Nemo sâĂ©tait arrĂȘtĂ©. Je lâavoue, je ne voyais pas encore enquoi cette histoire pouvait mâintĂ©resser.
« Eh bien ? lui demandai-je.â Eh bien, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, nous
sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient quâĂ vous dâen pĂ©nĂ©trer lesmystĂšres. »
Le capitaine se leva et me pria de le suivre. Jâavais eu le temps deme remettre. JâobĂ©is. Le salon Ă©tait obscur ; mais Ă travers les vitrestransparentes Ă©tincelaient les flots de la mer. Je regardai.
Autour du Nautilus, dans un rayon dâun demi-mille, les eauxapparaissaient imprĂ©gnĂ©es de lumiĂšre Ă©lectrique. Le fond sableux Ă©tait netet clair. Des hommes de lâĂ©quipage, revĂȘtus de scaphandres, sâoccupaient
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Ă dĂ©blayer des tonneaux Ă demi pourris, des caisses Ă©ventrĂ©es, au milieudâĂ©paves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, sâĂ©chappaient deslingots dâor et dâargent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable enĂ©tait jonchĂ©. Puis, chargĂ©s de ce prĂ©cieux butin, ces hommes revenaient auNautilus, y dĂ©posaient leur fardeau et allaient reprendre cette inĂ©puisablepĂȘche dâargent et dâor.
Je comprenais. CâĂ©tait ici le thĂ©Ăątre de la bataille du 22 octobre 1702. IcimĂȘme avaient coulĂ© les galions chargĂ©s pour le compte du gouvernementespagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, lesmillions dont il lestait son Nautilus. CâĂ©tait pour lui, pour lui seul quelâAmĂ©rique avait livrĂ© ses prĂ©cieux mĂ©taux. Il Ă©tait lâhĂ©ritier direct et sanspartage de ces trĂ©sors arrachĂ©s aux Incas, aux vaincus de Fernand Cortez !
« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, quela mer contßnt tant de richesses ?
â Je savais, rĂ©pondis-je, que lâon Ă©value Ă deux millions de tonnes lâargentqui est tenu en suspension dans ses eaux.
â Sans doute ; mais, pour extraire cet argent, les dĂ©penses lâemporteraientsur le profit. Ici, au contraire, je nâai quâĂ ramasser ce que les hommesont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur millethĂ©Ăątres de naufrages dont ma carte sous-marine a notĂ© la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche Ă milliards ?
â Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire quâenexploitant prĂ©cisĂ©ment cette baie de Vigo, vous nâavez fait que devancer lestravaux dâune sociĂ©tĂ© rivale.
â Et laquelle ?â Une sociĂ©tĂ© qui a obtenu du gouvernement espagnol le privilĂšge de
rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont allĂ©chĂ©s par lâappĂątdâun Ă©norme bĂ©nĂ©fice, car on Ă©value Ă cinq cents millions la valeur de cesrichesses naufragĂ©es.
â Cinq cents millions ! me rĂ©pondit le capitaine Nemo. Ils y Ă©taient, maisils nây sont plus.
â En effet, dis-je. Aussi un bon avis Ă ces actionnaires serait-il acte decharitĂ©. Qui sait pourtant sâil serait bien reçu ? Ce que les joueurs regrettentpar-dessus tout, dâordinaire, câest moins la perte de leur argent que cellede leurs folles espĂ©rances. Je les plains moins, aprĂšs tout, que ces milliersde malheureux auxquels tant de richesses bien rĂ©parties eussent pu profiter,tandis quâelles seront Ă jamais stĂ©riles pour eux ! »
Je nâavais pas plus tĂŽt exprimĂ© ce regret que je sentis quâil avait dĂ» blesserle capitaine Nemo.
« StĂ©riles ! rĂ©pondit-il en sâanimant. Croyez-vous donc, monsieur, queces richesses soient perdues, alors que câest moi qui les ramasse ? Est-ce
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pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trĂ©sors ? Quivous dit que je nâen fais pas un bon usage ? Croyez-vous que jâignore quâilexiste des ĂȘtres souffrants, des races opprimĂ©es sur cette terre, des misĂ©rablesĂ soulager, des victimes Ă venger ? Ne comprenez-vous pas ?⊠»
Le capitaine Nemo sâarrĂȘta sur ces derniĂšres paroles, regrettant peut-ĂȘtredâavoir trop parlĂ©. Mais jâavais devinĂ©. Quels que fussent les motifs quilâavaient forcĂ© Ă chercher lâindĂ©pendance sous les mers, avant tout il Ă©taitrestĂ© un homme ! Son cĆur palpitait encore aux souffrances de lâhumanitĂ©, etson immense charitĂ© sâadressait aux races asservies comme aux individus !
Et je compris alors à qui étaient destinés ces millions expédiés par lecapitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la CrÚteinsurgée !
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CHAPITRE IXUn continent disparu
Le lendemain matin, 19 fĂ©vrier, je vis entrer le Canadien dans machambre. Jâattendais sa visite. Il avait lâair trĂšs dĂ©sappointĂ©.
« Eh bien, monsieur ? me dit-il.â Eh bien, Ned, le hasard sâest mis contre nous hier.â Oui ! il a fallu que ce damnĂ© capitaine sâarrĂȘtĂąt prĂ©cisĂ©ment Ă lâheure
oĂč nous allions fuir son bateau.â Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.â Son banquier !â Ou plutĂŽt sa maison de banque. Jâentends par lĂ cet OcĂ©an oĂč ses
richesses sont plus en sĂ»retĂ© quâelles ne le seraient dans les caisses dâunĂtat. »
Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secretespoir de le ramener Ă lâidĂ©e de ne point abandonner le capitaine ; mais monrĂ©cit nâeut dâautre rĂ©sultat que le regret Ă©nergiquement exprimĂ© par Ned denâavoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataillede Vigo.
« Enfin, dit-il, tout nâest pas fini ! Ce nâest quâun coup de harpon deperdu ! Une autre fois nous rĂ©ussirons, et dĂšs ce soir sâil le fautâŠ
â Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.â Je lâignore, rĂ©pondit Ned.â Eh bien, Ă midi, nous verrons le point. »Le Canadien retourna prĂšs de Conseil. DĂšs que je fus habillĂ©, je passai
dans le salon. Le compas nâĂ©tait pas rassurant. La route du Nautilus Ă©taitsud-sud-ouest. Nous tournions le dos Ă lâEurope.
Jâattendis avec une certaine impatience que le point fĂ»t reportĂ© sur lacarte. Vers onze heures et demie, les rĂ©servoirs se vidĂšrent, et notre appareilremonta Ă la surface de lâOcĂ©an. Je mâĂ©lançai vers la plate-forme. Ned Landmây avait prĂ©cĂ©dĂ©.
Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles Ă lâhorizon, de celles sans doute qui vont chercher jusquâau cap San-Roqueles vents favorables pour doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance. Le temps Ă©taitcouvert. Un coup de vent se prĂ©parait.
Ned, rageant, essayait de percer lâhorizon brumeux. Il espĂ©rait encoreque, derriĂšre tout ce brouillard, sâĂ©tendait cette terre si dĂ©sirĂ©e.
à midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cetteéclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nousredescendßmes, et le panneau fut refermé.
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Une heure aprĂšs, lorsque je consultai la carte, je vis que la position duNautilus Ă©tait indiquĂ©e par 16° 17âde longitude et 33° 22âde latitude, Ă centcinquante lieues de la cĂŽte la plus rapprochĂ©e. Il nây avait pas moyen desonger Ă fuir, et je laisse Ă penser quelles furent les colĂšres du Canadien,quand je lui fis connaĂźtre notre situation.
Pour mon compte, je ne me dĂ©solai pas outre mesure. Je me sentis commesoulagĂ© du poids qui mâoppressait, et je pus reprendre avec une sorte decalme relatif mes travaux habituels.
Le soir, vers onze heures, je reçus la visite trĂšs inattendue du capitaineNemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatiguĂ© dâavoirveillĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente. Je rĂ©pondis nĂ©gativement.
« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion.â Proposez, capitaine.â Vous nâavez encore visitĂ© les fonds sous-marins que le jour et sous la
clartĂ© du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ?â TrĂšs volontiers.â Cette promenade sera fatigante, je vous en prĂ©viens. Il faudra marcher
longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas trĂšs bienentretenus.
â Ce que vous me dites-lĂ , capitaine, redouble ma curiositĂ©. Je suis prĂȘtĂ vous suivre.
â Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revĂȘtir nosscaphandres. »
ArrivĂ© au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme delâĂ©quipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemone mâavait pas mĂȘme proposĂ© dâemmener Ned ou Conseil.
En quelques instants, nous eĂ»mes revĂȘtu nos appareils. On plaça sur notredos les rĂ©servoirs abondamment chargĂ©s dâair, mais les lampes Ă©lectriquesnâĂ©taient pas prĂ©parĂ©es. Je le fis observer au capitaine.
« Elles nous seraient inutiles, » répondit-il.Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer mon observation, car la
tĂȘte du capitaine avait dĂ©jĂ disparu dans son enveloppe mĂ©tallique. Jâachevaide me harnacher, je sentis quâon me plaçait dans la main un bĂąton ferrĂ©,et quelques minutes plus tard, aprĂšs la manĆuvre habituelle, nous prenionspied sur le fond de lâAtlantique, Ă une profondeur de trois cents mĂštres.
Minuit approchait. Les eaux Ă©taient profondĂ©ment obscures, mais lecapitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeĂątre, une sorte delarge lueur, qui brillait Ă deux milles environ du Nautilus. Ce quâĂ©tait ce feu,quelles matiĂšres lâalimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans lamasse liquide, je nâaurais pu le dire. En tout cas, il nous Ă©clairait, vaguement
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il est vrai, mais je mâaccoutumai bientĂŽt Ă ces tĂ©nĂšbres particuliĂšres, et jecompris, dans cette circonstance, lâinutilitĂ© des appareils Ruhmkorff.
Le capitaine Nemo et moi, nous marchions lâun prĂšs de lâautre,directement sur le feu signalĂ©. Le sol plat montait insensiblement. Nousfaisions de larges enjambĂ©es, nous aidant du bĂąton ; mais notre marche Ă©taitlente, en somme, car nos pieds sâenfonçaient souvent dans une sorte de vasepĂ©trie avec des algues et semĂ©e de pierres plates.
Tout en avançant, jâentendais une sorte de grĂ©sillement au-dessus de matĂȘte. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pĂ©tillement continu.Jâen compris bientĂŽt la cause. CâĂ©tait la pluie qui tombait violemment encrĂ©pitant Ă la surface des flots. Instinctivement, la pensĂ©e me vint que jâallaisĂȘtre trempĂ© ! Par lâeau, au milieu de lâeau ! Je ne pus mâempĂȘcher de rire Ă cette idĂ©e baroque. Mais pour tout dire, sous lâĂ©pais habit du scaphandre, onne sent plus le liquide Ă©lĂ©ment, et lâon se croit au milieu dâune atmosphĂšreun peu plus dense que lâatmosphĂšre terrestre, voilĂ tout.
AprĂšs une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les mĂ©duses,les crustacĂ©s microscopiques, les pennatules lâĂ©clairaient lĂ©gĂšrement delueurs phosphorescentes. Jâentrevoyais des monceaux de pierres quecouvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis dâalgues. Le piedme glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bĂąton ferrĂ©,je serais tombĂ© plus dâune fois. En me retournant, je voyais toujours le fanalblanchĂątre du Nautilus qui commençait Ă pĂąlir dans lâĂ©loignement.
Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler Ă©taient disposĂ©s surle fond ocĂ©anique suivant une certaine rĂ©gularitĂ© que je ne mâexpliquaispas. Jâapercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans lâobscuritĂ©lointaine et dont la longueur Ă©chappait Ă toute Ă©valuation. DâautresparticularitĂ©s se prĂ©sentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblaitque mes lourdes semelles de plomb Ă©crasaient une litiĂšre dâossementsqui craquaient avec un bruit sec. QuâĂ©tait donc cette vaste plaine que jeparcourais ainsi ? Jâaurais voulu interroger le capitaine, mais son langagepar signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsquâils lesuivaient dans ses excursions sous-marines, Ă©tait encore incomprĂ©hensiblepour moi.
Cependant, la clartĂ© rougeĂątre qui nous guidait sâaccroissait etenflammait lâhorizon. La prĂ©sence de ce foyer sous les eaux mâintriguait auplus haut degrĂ©. Ătait-ce quelque effluence Ă©lectrique qui se manifestait ?Allais-je vers un phĂ©nomĂšne naturel encore inconnu des savants de la terre ?Ou mĂȘme, â car cette pensĂ©e traversa mon cerveau, â la main de lâhommeintervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-je rencontrer, sous ces couches profondes, des compagnons, des amis ducapitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence Ă©trange, et auxquels
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il allait rendre visite ? Rencontrerais-je lĂ -bas toute une colonie dâexilĂ©s,qui, las des misĂšres de la terre, avaient cherchĂ© et trouvĂ© lâindĂ©pendanceau plus profond de lâOcĂ©an ? Toutes ces idĂ©es folles, inadmissibles, mepoursuivaient, et dans cette disposition dâesprit, surexcitĂ© sans cesse par lasĂ©rie de merveilles qui passait sous mes yeux, je nâaurais pas Ă©tĂ© surpris dedĂ©couvrir, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rĂȘvaitle capitaine Nemo !
Notre route sâĂ©clairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnaitau sommet dâune montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce quejâapercevais nâĂ©tait quâune simple rĂ©verbĂ©ration dĂ©veloppĂ©e par le cristaldes couches dâeau. Le foyer, source de cette inexplicable clartĂ©, occupait leversant opposĂ© de la montagne.
Au milieu des dĂ©dales pierreux qui sillonnaient le fond de lâAtlantique, lecapitaine Nemo sâavançait sans hĂ©sitation. Il connaissait cette sombre route.Il lâavait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait sây perdre. Je le suivaisavec une confiance inĂ©branlable. Il mâapparaissait comme un des gĂ©nies dela mer, et quand il marchait devant moi, jâadmirais sa haute stature qui sedĂ©coupait en noir sur le fond lumineux de lâhorizon.
Il Ă©tait une heure du matin. Nous Ă©tions arrivĂ©s aux premiĂšres rampesde la montagne. Mais pour les aborder, il fallut sâaventurer par les sentiersdifficiles dâun vaste taillis.
Oui ! un taillis dâarbres morts, sans feuilles, sans sĂšve, arbres minĂ©ralisĂ©ssous lâaction des eaux, et que dominaient çà et lĂ des pins gigantesques.CâĂ©tait comme une houillĂšre encore debout, tenant par ses racines au soleffondrĂ©, et dont la ramure, Ă la maniĂšre des fines dĂ©coupures de papier noir,se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que lâon se figure une forĂȘtdu Hartz, accrochĂ©e aux flancs dâune montagne, mais une forĂȘt engloutie.Les sentiers Ă©taient encombrĂ©s dâalgues et de fucus, entre lesquels grouillaitun monde de crustacĂ©s. Jâallais, gravissant les rocs, enjambant les troncsĂ©tendus, brisant les lianes de mer qui se balançaient dâun arbre Ă lâautre,effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. EntraĂźnĂ©, jene sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas.
Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre lâaspect deces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombreset farouches, leurs dessus colorĂ©s de tons rouges sous cette clartĂ© quedoublait la puissance rĂ©verbĂ©rante des eaux ? Nous gravissions des rocsqui sâĂ©boulaient ensuite par pans Ă©normes, avec un sourd grondementdâavalanche. Ă droite, Ă gauche, se creusaient de tĂ©nĂ©breuses galeries oĂč seperdait le regard. Ici sâouvraient de vastes clairiĂšres, que la main de lâhommesemblait avoir dĂ©gagĂ©es, et je me demandais parfois si quelque habitant deces rĂ©gions sous-marines nâallait pas tout Ă coup mâapparaĂźtre.
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Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester enarriĂšre. Je le suivais hardiment. Mon bĂąton me prĂȘtait un utile secours.Un faux pas eĂ»t Ă©tĂ© dangereux sur ces Ă©troites passes Ă©vidĂ©es aux flancsdes gouffres ; mais jây marchais dâun pied ferme et sans ressentir lâivressedu vertige. TantĂŽt je sautais une crevasse dont la profondeur mâeĂ»t faitreculer au milieu des glaciers de la terre ; tantĂŽt je mâaventurais sur le troncvacillant des arbres jetĂ©s dâun abĂźme Ă lâautre, sans regarder sous mes pieds,nâayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette rĂ©gion. LĂ ,des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irrĂ©guliĂšrement dĂ©coupĂ©es,semblaient dĂ©fier les lois de lâĂ©quilibre. Entre leurs genoux de pierre, desarbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaientceux qui les soutenaient eux-mĂȘmes. Puis, des tours naturelles, de largespans taillĂ©s Ă pic comme des courtines, sâinclinaient sous un angle que leslois de la gravitation nâeussent pas autorisĂ© Ă la surface des rĂ©gions terrestres.
Et moi-mĂȘme ne sentais-je pas cette diffĂ©rence due Ă la puissante densitĂ©de lâeau, quand, malgrĂ© mes lourds vĂȘtements, ma tĂȘte de cuivre, messemelles de mĂ©tal, je mâĂ©levais sur des pentes dâune impraticable raideur,les franchissant pour ainsi dire avec la lĂ©gĂšretĂ© dâun isard ou dâun chamois !
Au rĂ©cit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien queje ne pourrai ĂȘtre vraisemblable ! Je suis pourtant lâhistorien des chosesdâapparence impossible, mais qui sont rĂ©elles, incontestables. Je nâai pointrĂȘvĂ©. Jâai vu et senti !
Deux heures aprĂšs avoir quittĂ© le Nautilus, nous avions franchi la lignedes arbres, et Ă cent pieds au-dessus de nos tĂȘtes se dressait le pic de lamontagne dont la projection faisait ombre sur lâĂ©clatante irradiation duversant opposĂ©. Quelques arbrisseaux pĂ©trifiĂ©s couraient çà et lĂ en zigzagsmenaçants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme desoiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse Ă©tait creusĂ©edâimpĂ©nĂ©trables anfractuositĂ©s, de grottes profondes, dâinsondables trous,au fond desquels jâentendais remuer des choses formidables. Le sang merefluait jusquâau cĆur, quand jâapercevais une antenne Ă©norme qui mebarrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit danslâombre des cavitĂ©s ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieudes tĂ©nĂšbres. CâĂ©taient les yeux de crustacĂ©s gigantesques, tapis dansleur taniĂšre, des homards gĂ©ants se redressant comme des hallebardiers etremuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques,braquĂ©s comme des canons sur leurs affĂ»ts, et des poulpes effroyablesentrelaçant leurs tentacules, broussaille vivante de serpents.
Quel Ă©tait ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? Ăquel ordre appartenaient ces articulĂ©s auxquels le roc formait comme uneseconde carapace ? OĂč la nature avait-elle trouvĂ© le secret de leur existence
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vĂ©gĂ©tative, et depuis combien de siĂšcles vivaient-ils ainsi dans les derniĂšrescouches de lâOcĂ©an ?
Mais je ne pouvais mâarrĂȘter. Le capitaine Nemo, familiarisĂ© avec cesterribles animaux, nây prenait plus garde. Nous Ă©tions arrivĂ©s Ă un premierplateau, oĂč dâautres surprises mâattendaient encore. LĂ se dessinaient depittoresques ruines, qui trahissaient la main de lâhomme, et non plus celle duCrĂ©ateur. CâĂ©taient de vastes amoncellements de pierres oĂč lâon distinguaitde vagues formes de chĂąteaux, de temples, revĂȘtus dâun monde de zoophytesen fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient unĂ©pais manteau vĂ©gĂ©tal.
Mais quâĂ©tait donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ?Qui avait disposĂ© ces roches et ces pierres comme des dolmens des tempsantĂ©historiques ? OĂč Ă©tais-je, oĂč mâavait entraĂźnĂ© la fantaisie du capitaineNemo ?
Jâaurais voulu lâinterroger. Ne le pouvant, je lâarrĂȘtai. Je saisis son bras.Mais lui, secouant la tĂȘte, et me montrant le dernier sommet de la montagne,sembla me dire :
« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »Je le suivis dans un dernier Ă©lan, et en quelques minutes, jâeus gravi le
pic qui dominait dâune dizaine de mĂštres toute cette masse rocheuse.Je regardai cette pente que nous venions de franchir. La montagne ne
sâĂ©levait que de sept Ă huit cents pieds au-dessus de la plaine ; maisde son versant opposĂ©, elle, dominait dâune hauteur double le fond encontrebas de cette portion de lâAtlantique. Mes regards sâĂ©tendaient au loinet embrassaient un vaste espace Ă©clairĂ© par une fulguration violente. En effet,câĂ©tait un volcan que cette montagne. Ă cinquante pieds au-dessous du pic,au milieu dâune pluie de pierres et de scories, un large cratĂšre vomissait destorrents de lave, qui se dispersaient en cascades de feu au sein de la masseliquide. Ainsi posĂ©, ce volcan, comme un immense flambeau, Ă©clairait laplaine infĂ©rieure jusquâaux derniĂšres limites de lâhorizon.
Jâai dit que le cratĂšre sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes.Il faut aux flammes lâoxygĂšne de lâair, et elles ne sauraient se dĂ©veloppersous les eaux ; mais des coulĂ©es de lave, qui ont en elles le principe deleur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusementcontre lâĂ©lĂ©ment liquide et se vaporiser Ă son contact. De rapides courantsentraĂźnaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaientjusquâau bas de la montagne, comme des dĂ©jections du VĂ©suve sur un autreTorre del Greco.
En effet, lĂ , sous mes yeux, ruinĂ©e, abĂźmĂ©e, jetĂ©e bas, apparaissait uneville dĂ©truite, ses toits effondrĂ©s, ses temples abattus, ses arcs disloquĂ©s, sescolonnes gisant Ă terre, oĂč lâon sentait encore les solides proportions dâune
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sorte dâarchitecture toscane ; plus loin, quelques restes dâun gigantesqueaqueduc ; ici lâexhaussement empĂątĂ© dâune acropole, avec les formesflottantes dâun ParthĂ©non ; lĂ , des vestiges de quai, comme si quelqueantique port eĂ»t abritĂ© jadis sur les bords dâun ocĂ©an disparu les vaisseauxmarchands et les trirĂšmes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes demurailles Ă©croulĂ©es, de larges rues dĂ©sertes, toute une PompĂ©i enfouie sousles eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait Ă mes regards !
OĂč Ă©tais-je ? OĂč Ă©tais-je ? Je voulais le savoir Ă tout prix, je voulais parler,je voulais arracher la sphĂšre de cuivre qui emprisonnait ma tĂȘte.
Mais le capitaine Nemo vint Ă moi et mâarrĂȘta dâun geste. Puis, ramassantun morceau de pierre crayeuse, il sâavança vers un roc de basalte noire ettraça ce seul mot :
ATLANTIDE.
Quel Ă©clair traversa mon esprit ! LâAtlantide, lâancienne MĂ©ropidede ThĂ©opompe ; lâAtlantide de Platon, ce continent niĂ© par OrigĂšne,Porphyre, Jamblique, dâAnville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sadisparition au compte des rĂ©cits lĂ©gendaires, admis par Possidonius, Pline,Ammien Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, dâAvezac,je lâavais lĂ sous les yeux, portant encore les irrĂ©cusables tĂ©moignages desa catastrophe ! CâĂ©tait donc cette rĂ©gion engloutie qui existait en dehors delâEurope, de lâAsie, de la Libye, au-delĂ des colonnes dâHercule, oĂč vivaitce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premiĂšres guerresde lâancienne GrĂšce !
Lâhistorien qui a consignĂ© dans ses Ă©crits les hauts faits de ces tempshĂ©roĂŻques, câest Platon lui-mĂȘme. Son dialogue de TimĂ©e et de Critias a Ă©tĂ©,pour ainsi dire, tracĂ© sous lâinspiration de Solon, poĂšte et lĂ©gislateur.
Un jour, Solon sâentretenait avec quelques sages vieillards de SaĂŻs, villedĂ©jĂ vieille de huit cents ans, ainsi que le tĂ©moignaient ses annales gravĂ©essur le mur sacrĂ© de ses temples. Lâun de ces vieillards raconta lâhistoiredâune autre ville plus ancienne de mille ans. Cette premiĂšre citĂ© athĂ©nienne,ĂągĂ©e de neuf cents siĂšcles, avait Ă©tĂ© envahie et en partie dĂ©truite par lesAtlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plusgrand que lâAfrique et lâAsie rĂ©unies, qui couvrait une surface comprise dudouziĂšme degrĂ© de latitude au quarantiĂšme degrĂ© nord. Leur dominationsâĂ©tendait mĂȘme Ă lâĂgypte. Ils voulurent lâimposer jusquâen GrĂšce, mais ilsdurent se retirer devant lâindomptable rĂ©sistance des HellĂšnes. Des siĂšclessâĂ©coulĂšrent. Un cataclysme se produisit, inondations, tremblements de
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terre. Une nuit et un jour suffirent Ă lâanĂ©antissement de cette Atlantide, dontles plus hauts sommets, MadĂšre, les Açores, les Canaries, les Ăźles du capVert, Ă©mergent encore.
Tels Ă©taient ces souvenirs historiques que lâinscription du capitaine Nemofaisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus Ă©trangedestinĂ©e, je foulais du pied lâune des montagnes de ce continent ! Je touchaisde la main ces ruines mille fois sĂ©culaires et contemporaines des Ă©poquesgĂ©ologiques ! Je marchais lĂ mĂȘme oĂč avaient marchĂ© les contemporainsdu premier homme ! JâĂ©crasais sous mes lourdes semelles ces squelettesdâanimaux des temps fabuleux, que ces arbres maintenant minĂ©ralisĂ©scouvraient autrefois de leur ombre !
Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! Jâaurais voulu descendre lespentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immensequi sans doute reliait lâAfrique Ă lâAmĂ©rique, et visiter ces grandes citĂ©santĂ©diluviennes. LĂ , peut-ĂȘtre, sous mes regards, sâĂ©tendaient Makhimos,la guerriĂšre, EusebĂšs, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaientdes siĂšcles envers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasserces blocs Ă©normes qui rĂ©sistaient encore Ă lâaction des eaux. Un jourpeut-ĂȘtre, quelque phĂ©nomĂšne Ă©ruptif les ramĂšnera Ă la surface des flots,ces ruines englouties ! On a signalĂ© de nombreux volcans sous-marinsdans cette portion de lâOcĂ©an, et bien des navires ont senti des secoussesextraordinaires en passant sur ces fonds tourmentĂ©s. Les uns ont entendudes bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des Ă©lĂ©ments ; les autresont recueilli des cendres volcaniques projetĂ©es hors de la mer. Tout ce soljusquâĂ lâĂ©quateur est encore travaillĂ© par les forces plutoniennes. Et quisait si, dans une Ă©poque Ă©loignĂ©e, accrus par les dĂ©jections volcaniques etpar les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomesnâapparaĂźtront pas Ă la surface de lâAtlantique !
Pendant que je rĂȘvais ainsi, tandis que je cherchais Ă fixer dans monsouvenir tous les dĂ©tails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo,accoudĂ© sur une stĂšle moussue, demeurait immobile et comme pĂ©trifiĂ© dansune muette extase. Songeait-il Ă ces gĂ©nĂ©rations disparues et leur demandait-il le secret de la destinĂ©e humaine ? Ătait-ce Ă cette place que cet hommeĂ©trange venait se retremper dans les souvenirs de lâhistoire, et revivre decette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que nâaurais-jedonnĂ© pour connaĂźtre ses pensĂ©es, pour les partager, pour les comprendre !
Nous restĂąmes Ă cette place pendant une heure entiĂšre, contemplantla vaste plaine sous lâĂ©clat des laves qui prenaient parfois une intensitĂ©surprenante. Les bouillonnements intĂ©rieurs faisaient courir de rapidesfrissonnements sur lâĂ©corce de la montagne. Des bruits profonds, nettementtransmis par ce milieu liquide, se rĂ©percutaient avec une majestueuse
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ampleur. En ce moment, la lune apparut Ă travers la masse des eaux et jetaquelques pĂąles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut quâune lueur, maisdâun indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard Ă cetteimmense plaine. Puis de la main il me fit signe de le suivre.
Nous descendĂźmes rapidement la montagne. La forĂȘt minĂ©rale une foisdĂ©passĂ©e, jâaperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une Ă©toile. Lecapitaine marcha droit Ă lui, et nous Ă©tions rentrĂ©s Ă bord au moment oĂč lespremiĂšres teintes de lâaube blanchissaient la surface de lâOcĂ©an.
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CHAPITRE XLes houilles sous-marines
Le lendemain, 20 fĂ©vrier, je me rĂ©veillai fort tard. Les fatigues de lanuit avaient prolongĂ© mon sommeil jusquâĂ onze heures. Je mâhabillaipromptement. Jâavais hĂąte de connaĂźtre la direction du Nautilus. Lesinstruments mâindiquĂšrent quâil courait toujours vers le sud avec une vitessede vingt milles Ă lâheure par une profondeur de cent mĂštres.
Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneauxétant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submergé.
En effet, le Nautilus rasait Ă dix mĂštres du sol seulement la plainede lâAtlantide. Il filait comme un ballon emportĂ© par le vent au-dessusdes prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous Ă©tionsdans ce salon comme des voyageurs dans le wagon dâun train express.Les premiers plans qui passaient devant nos yeux, câĂ©taient des rocsdĂ©coupĂ©s fantastiquement, des forĂȘts dâarbres passĂ©s du rĂšgne vĂ©gĂ©talau rĂšgne minĂ©ral, et dont lâimmobile silhouette grimaçait sous les flots.CâĂ©taient aussi des masses pierreuses enfouies sous des tapis dâaxidies etdâanĂ©mones, hĂ©rissĂ©es de longues hydrophytes verticales, puis des blocs delaves Ă©trangement contournĂ©s qui attestaient toute la fureur des expansionsplutoniennes.
Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux Ă©lectriques, jeracontais Ă Conseil lâhistoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purementimaginaire, inspirĂšrent Ă Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais lesguerres de ces peuples hĂ©roĂŻques. Je discutais la question de lâAtlantide enhomme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, mâĂ©coutait peu, etson indiffĂ©rence Ă traiter ce point historique me fut bientĂŽt expliquĂ©e.
En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaientdes poissons, Conseil, emportĂ© dans les abĂźmes de la classification, sortaitdu monde rĂ©el. Dans ce cas, je nâavais plus quâĂ le suivre et Ă reprendre aveclui nos Ă©tudes ichthyologiques.
Du reste, ces poissons de lâAtlantique ne diffĂ©raient pas sensiblementde ceux que nous avions observĂ©s jusquâici. CâĂ©taient des raies dâunetaille gigantesque, longues de cinq mĂštres et douĂ©es dâune grande forcemusculaire qui leur permet de sâĂ©lancer au-dessus des flots, des squalesdâespĂšces diverses, entre autres un glauque de quinze pieds, Ă dentstriangulaires et aiguĂ«s, que sa transparence rendait presque invisible aumilieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismeset cuirassĂ©s dâune peau tuberculeuse, des esturgeons semblables Ă leurscongĂ©nĂšres de la MĂ©diterranĂ©e, des syngnathes-trompettes, longs dâun pied
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et demi, jaunes-bruns, pourvus de petites nageoires grises, sans dents nilangue, et qui défilaient comme de fins et souples serpents.
Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makaĂŻras noirĂątres, longs detrois mĂštres et armĂ©s Ă leur mĂąchoire supĂ©rieure dâune Ă©pĂ©e perçante, desvives, aux couleurs animĂ©es, connues du temps dâAristote sous le nom dedragons-marins, et que les aiguillons de leur dorsale rendent trĂšs dangereuxĂ saisir, puis des coryphĂšmes, au dos brun rayĂ© de petites raies bleues etencadrĂ© dans une bordure dâor, de belles dorades, des chrysostoses-lunes,sorte de disques Ă reflets dâazur, qui, Ă©clairĂ©s en dessus par les rayonssolaires, formaient comme des taches dâargent, enfin des xyphias-espadons,longs de huit mĂštres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunĂątrestaillĂ©es en faux et de longs glaives de six pieds, intrĂ©pides animaux, plutĂŽtherbivores que piscivores, qui obĂ©issaient au moindre signe de leurs femellescomme des maris bien stylĂ©s.
Mais tout en observant ces divers Ă©chantillons de la faune marine, jene laissais pas dâexaminer les longues plaines de lâAtlantide. Parfois, decapricieux accidents du sol obligeaient le Nautilus Ă ralentir sa vitesse, etil se glissait alors avec lâadresse dâun cĂ©tacĂ© dans dâĂ©troits Ă©tranglementsde collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, lâappareil sâĂ©levait alorscomme un ballon, et lâobstacle franchi, il reprenait sa course rapide Ă quelques mĂštres au-dessus du fond. Admirable et charmante navigation,qui rappelait les manĆuvres dâune promenade aĂ©rostatique, avec cettediffĂ©rence toutefois que le Nautilus obĂ©issait passivement Ă la main de sontimonier.
Vers quatre heures du soir, le terrain, gĂ©nĂ©ralement composĂ© dâune vaseĂ©paisse et entremĂȘlĂ©e de branches minĂ©ralisĂ©es, se modifia peu Ă peu ; ildevint plus rocailleux et parut semĂ© de conglomĂ©rats, de tufs basaltiques,avec quelques semis de laves et dâobsidiennes sulfureuses. Je pensai quela rĂ©gion des montagnes allait bientĂŽt succĂ©der aux longues plaines, et, eneffet, dans certaines Ă©volutions du Nautilus, jâaperçus lâhorizon mĂ©ridionalbarrĂ© par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommetdĂ©passait Ă©videmment le niveau de lâOcĂ©an. Ce devait ĂȘtre un continent, outout au moins une Ăźle, soit une des Canaries, soit une des Ăźles du cap Vert. Lepoint nâayant pas Ă©tĂ© fait, â Ă dessein peut-ĂȘtre, â jâignorais notre position.En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide,dont nous nâavions parcouru, en somme, quâune minime portion.
La nuit nâinterrompit pas mes observations. JâĂ©tais restĂ© seul. Conseilavait regagnĂ© sa cabine. Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol, tantĂŽt les effleurant comme sâil eĂ»tvoulu sây poser, tantĂŽt remontant capricieusement Ă la surface des flots.Jâentrevoyais alors quelques vives constellations Ă travers le cristal des eaux,
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et prĂ©cisĂ©ment cinq ou six de ces Ă©toiles zodiacales qui traĂźnent Ă la queuedâOrion.
Longtemps encore, je serais restĂ© Ă ma vitre, admirant les beautĂ©s de lamer et du ciel, quand les panneaux se refermĂšrent. Ă ce moment le NautilusĂ©tait arrivĂ© Ă lâaplomb de la haute muraille. Comment manĆuvrerait-il, je nepouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le Nautilus ne bougeait plus.Je mâendormis avec la ferme intention de me rĂ©veiller aprĂšs quelques heuresde sommeil.
Mais, le lendemain, il Ă©tait huit heures, lorsque je revins au salon. Jeregardai le manomĂštre. Il mâapprit que le Nautilus flottait Ă la surface delâOcĂ©an. Jâentendais, dâailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme.
Cependant aucun roulis ne trahissait lâondulation des lames supĂ©rieures.Je montai jusquâau panneau. Il Ă©tait ouvert. Mais, au lieu du grand jour quejâattendais, je me vis environnĂ© dâune obscuritĂ© profonde. OĂč Ă©tions-nous ?MâĂ©tais-je trompĂ© ? Faisait-il encore nuit ? Non ! Pas une Ă©toile ne brillait,et la nuit nâa point de ces tĂ©nĂšbres absolues.
Je ne savais que penser, quand une voix me dit :« Câest vous, monsieur le professeur ?â Ah ! capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, oĂč sommes-nous ?â Sous terre, monsieur le professeur.â Sous terre ! mâĂ©criai-je ! Et le Nautilus flotte encore ?â Il flotte toujours.â Mais, je ne comprends pas ?â Attendez quelques instants. Notre fanal va sâallumer, et, si vous aimez
les situations claires, vous serez satisfait. »Je mis le pied sur la plate-forme et jâattendis. LâobscuritĂ© Ă©tait si complĂšte
que je nâapercevais mĂȘme pas le capitaine Nemo. Cependant, en regardantau zĂ©nith, exactement au-dessus de ma tĂȘte, je crus saisir une lueur indĂ©cise,une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, lefanal sâalluma soudain, et son vif Ă©clat fit Ă©vanouir cette vague lumiĂšre.
Je regardai, aprĂšs avoir un instant fermĂ© mes yeux Ă©blouis par le jetĂ©lectrique. Le Nautilus Ă©tait stationnaire. Il flottait auprĂšs dâune bergedisposĂ©e comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, câĂ©taitun lac emprisonnĂ© dans un cirque de murailles qui mesurait deux milles dediamĂštre, soit six milles de tour. Son niveau, â le manomĂštre lâindiquait,â ne pouvait ĂȘtre que le niveau extĂ©rieur, car une communication existaitnĂ©cessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinĂ©es sur leurbase, sâarrondissaient en voĂ»te et figuraient un immense entonnoir retournĂ©,dont la hauteur comptait cinq ou six cents mĂštres. Au sommet sâouvrait unorifice circulaire par lequel jâavais surpris cette lĂ©gĂšre clartĂ©, Ă©videmmentdue au rayonnement diurne.
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Avant dâexaminer plus attentivement les dispositions intĂ©rieures de cetteĂ©norme caverne, avant de me demander si câĂ©tait lĂ lâouvrage de la natureou de lâhomme, jâallai vers le capitaine Nemo.
« OĂč sommes-nous ? dis-je.â Au centre mĂȘme dâun volcan Ă©teint, me rĂ©pondit le capitaine, un volcan
dont la mer a envahi lâintĂ©rieur Ă la suite de quelque convulsion du sol.Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le Nautilus a pĂ©nĂ©trĂ©dans ce lagon par un canal naturel ouvert Ă dix mĂštres au-dessous de lasurface de lâOcĂ©an. Câest ici son port dâattache, un port sĂ»r, commode,mystĂ©rieux, abritĂ© de tous les rumbs du vent ! Trouvez-moi sur les cĂŽtes devos continents ou de vos Ăźles une rade qui vaille ce refuge assurĂ© contre lafureur des ouragans.
â En effet, rĂ©pondis-je, ici vous ĂȘtes en sĂ»retĂ©, capitaine Nemo. Quipourrait vous atteindre au centre dâun volcan ? Mais, Ă son sommet, nâai-je pas aperçu une ouverture ?
â Oui, son cratĂšre, un cratĂšre empli jadis de laves, de vapeurs et deflammes, et qui maintenant donne passage Ă cet air vivifiant que nousrespirons.
â Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je.â Elle appartient Ă un des nombreux Ăźlots dont cette mer est semĂ©e. Simple
Ă©cueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard me lâa faitdĂ©couvrir, et, en cela, le hasard mâa bien servi.
â Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratĂšre duvolcan ?
â Non, monsieur le professeur. JusquâĂ une centaine de pieds, la baseintĂ©rieure de cette montagne est praticable, mais au-dessus, les paroissurplombent, et leurs rampes ne pourraient ĂȘtre franchies.
â Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous ĂȘtesen sĂ»retĂ© sur ce lac, et nul que vous nâen peut visiter les eaux. Mais, Ă quoibon ce refuge ? Le Nautilus nâa pas besoin de port.
â Non, monsieur le professeur, mais il a besoin dâĂ©lectricitĂ© pour semouvoir, dâĂ©lĂ©ments pour produire son Ă©lectricitĂ©, de sodium pour alimenterses Ă©lĂ©ments, de charbon pour faire son sodium, et de houillĂšres pour extraireson charbon. Or, prĂ©cisĂ©ment ici, la mer recouvre des forĂȘts entiĂšres quifurent enlisĂ©es dans les temps gĂ©ologiques ; minĂ©ralisĂ©es maintenant ettransformĂ©es en houille, elles sont pour moi une mine inĂ©puisable.
â Vos hommes, capitaine, font donc ici le mĂ©tier de mineurs ?â PrĂ©cisĂ©ment. Ces mines sâĂ©tendent sous les flots comme les houillĂšres
de Newcastle. Câest ici que, revĂȘtus du scaphandre, le pic et la pioche Ă la main, mes hommes vont extraire cette houille, que je nâai pas mĂȘmedemandĂ©e aux mines des continents. Lorsque je brĂ»le ce combustible pour
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la fabrication du sodium, la fumĂ©e qui sâĂ©chappe par le cratĂšre de cettemontagne lui donne encore lâapparence dâun volcan en activitĂ©.
â Et nous les verrons Ă lâĆuvre, vos compagnons ?â Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressĂ© de continuer notre
tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux rĂ©servesde sodium que je possĂšde. Le temps de les embarquer, câest-Ă -dire un jourseulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourircette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journĂ©e, monsieurAronnax. »
Je remerciai le capitaine, et jâallai chercher mes deux compagnons, quinâavaient pas encore quittĂ© leur cabine. Je les invitai Ă me suivre sans leurdire oĂč ils se trouvaient.
Ils montĂšrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne sâĂ©tonnait de rien,regarda comme une chose trĂšs naturelle de se rĂ©veiller sous une montagneaprĂšs sâĂȘtre endormi sous les flots. Mais Ned Land nâeut dâautre idĂ©e que dechercher si la caverne prĂ©sentait quelque issue.
AprĂšs dĂ©jeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge.« Nous voici donc encore une fois Ă terre, dit Conseil.â Je nâappelle pas cela « la terre », rĂ©pondit le Canadien. Et dâailleurs,
nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se développait
un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq centspieds. Sur cette grĂšve, on pouvait faire aisĂ©ment le tour du lac. Mais labase des hautes parois formait un sol tourmentĂ©, sur lequel gisaient, dans unpittoresque entassement, des blocs volcaniques et dâĂ©normes pierres ponces.Toutes ces masses dĂ©sagrĂ©gĂ©es, recouvertes dâun Ă©mail poli sous lâaction desfeux souterrains, resplendissaient au contact des jets Ă©lectriques du fanal.La poussiĂšre micacĂ©e du rivage, que soulevaient nos pas, sâenvolait commeune nuĂ©e dâĂ©tincelles.
Le sol sâĂ©levait sensiblement en sâĂ©loignant du relais des flots, et nousfĂ»mes bientĂŽt arrivĂ©s Ă des rampes longues et sinueuses, vĂ©ritables raidillonsqui permettaient de sâĂ©lever peu Ă peu ; mais il fallait marcher prudemmentau milieu de ces conglomĂ©rats, quâaucun ciment ne reliait entre eux, et lepied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et dequartz.
La nature volcanique de cette Ă©norme excavation sâaffirmait de toutesparts. Je le fis observer Ă mes compagnons.
« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait ĂȘtre cet entonnoir,lorsquâil sâemplissait de laves bouillantes, et que le niveau de ce liquideincandescent sâĂ©levait jusquâĂ lâorifice de la montagne, comme la fonte surles parois dâun fourneau ?
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â Je me le figure parfaitement, rĂ©pondit Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu son opĂ©ration, et comment il sefait que la fournaise soit remplacĂ©e par les eaux tranquilles dâun lac ?
â TrĂšs probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a produitau-dessous de la surface de lâOcĂ©an cette ouverture qui a servi de passageau Nautilus. Alors les eaux de lâAtlantique se sont prĂ©cipitĂ©es Ă lâintĂ©rieurde la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux Ă©lĂ©ments, lutte quisâest terminĂ©e Ă lâavantage de Neptune. Mais bien des siĂšcles se sont Ă©coulĂ©sdepuis lors, et le volcan submergĂ© sâest changĂ© en grotte paisible.
â TrĂšs bien, rĂ©pliqua Ned Land. Jâaccepte lâexplication, mais je regrette,dans notre intĂ©rĂȘt, que cette ouverture dont parle monsieur le professeur nesoit pas produite au-dessus du niveau de la mer.
â Mais, ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, si ce passage nâeĂ»t pas Ă©tĂ© sous-marin,le Nautilus nâaurait pu y pĂ©nĂ©trer.
â Et jâajouterai, maĂźtre Land, que les eaux ne se seraient pas prĂ©cipitĂ©essous la montagne et que le volcan serait restĂ© volcan. Donc vos regrets sontsuperflus. »
Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raideset Ă©troites. De profondes excavations les coupaient parfois, quâil fallaitfranchir. Des masses surplombantes voulaient ĂȘtre tournĂ©es. On se glissaitsur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais lâadresse de Conseil et la forcedu Canadien aidant tous les obstacles furent surmontĂ©s.
Ă une hauteur de trente mĂštres environ, la nature du terrain se modifia,sans quâil devĂźnt plus praticable. Aux conglomĂ©rats et aux trachytessuccĂ©dĂšrent de noires basaltes ; ceux-ci Ă©tendus par nappes toutes grumelĂ©esde soufflures ; ceux-lĂ formant des prismes rĂ©guliers, disposĂ©s comme unecolonnade qui supportait les retombĂ©es de cette voĂ»te immense, admirablespĂ©cimen de lâarchitecture naturelle. Puis entre ces basaltes serpentaient delongues coulĂ©es de laves refroidies, incrustĂ©es de raies bitumineuses, et, parplaces, sâĂ©tendaient de larges tapis de soufre. Un jour plus puissant, entrantpar le cratĂšre supĂ©rieur, inondait dâune vague clartĂ© toutes ces dĂ©jectionsvolcaniques, Ă jamais ensevelies au sein de la montagne Ă©teinte.
Cependant notre marche ascensionnelle fut bientĂŽt arrĂȘtĂ©e, Ă une hauteurde deux cent cinquante pieds environ, par dâinfranchissables obstacles. Lavoussure intĂ©rieure revenait en surplomb, et la montĂ©e dut se changer enpromenade circulaire. Ă ce dernier plan, le rĂšgne vĂ©gĂ©tal commençait Ă lutteravec le rĂšgne minĂ©ral. Quelques arbustes et mĂȘme certains arbres sortaientdes anfractuositĂ©s de la paroi. Je reconnus des euphorbes qui laissaientcouler leur suc caustique. Des hĂ©liotropes, trĂšs inhabiles Ă justifier leurnom, puisque les rayons solaires nâarrivaient jamais jusquâĂ eux, penchaienttristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums Ă demi
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passĂ©s. ĂĂ et lĂ , quelques chrysanthĂšmes poussaient timidement au pieddâaloĂšs Ă longues feuilles tristes et maladives. Mais entre les coulĂ©es delaves, jâaperçus de petites violettes, encore parfumĂ©es dâune lĂ©gĂšre odeur, etjâavoue que je les respirai avec dĂ©lices. Le parfum, câest lâĂąme de la fleur,et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, nâont pas dâĂąme !
Nous Ă©tions arrivĂ©s au pied dâun bouquet de dragonniers robustes, quiĂ©cartaient les roches sous lâeffort de leurs musculeuses racines, quand NedLand sâĂ©cria :
« Ah ! monsieur, une ruche !â Une ruche ! rĂ©pliquai-je, en faisant un geste de parfaite incrĂ©dulitĂ©.â Oui ! une ruche, rĂ©pĂ©ta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent
autour. »Je mâapprochai et je dus me rendre Ă lâĂ©vidence. Il y avait lĂ , Ă lâorifice
dâun trou creusĂ© dans le tronc dâun dragonnier, quelques milliers de cesingĂ©nieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produitsy sont particuliĂšrement estimĂ©s.
Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, etjâaurais eu mauvaise grĂące Ă mây opposer. Une certaine quantitĂ© de feuillessĂšches mĂ©langĂ©es de soufre sâallumĂšrent sous lâĂ©tincelle de son briquet, et ilcommença Ă enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessĂšrent peu Ă peu,et la ruche Ă©ventrĂ©e livra plusieurs livres dâun miel parfumĂ©. Ned Land enremplit son havresac.
« Quand jâaurai mĂ©langĂ© ce miel avec la pĂąte de lâartocarpus, nous dit-il,je serai en mesure de vous offrir un gĂąteau succulent.
â Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain dâĂ©pice.â Va pour le pain dâĂ©pice, dis-je, mais reprenons cette intĂ©ressante
promenade. »à certains détours du sentier que nous suivions alors, le lac apparaissait
dans toute son Ă©tendue. Le fanal Ă©clairait en entier sa surface paisible, qui neconnaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus gardait une immobilitĂ©parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge sâagitaient les hommes de sonĂ©quipage, ombres noires nettement dĂ©coupĂ©es au milieu de cette lumineuseatmosphĂšre.
En ce moment, nous contournions la crĂȘte Ă©levĂ©e de ces premiers plans deroches qui soutenaient la voĂ»te. Je vis alors que les abeilles nâĂ©taient pas lesseuls reprĂ©sentants du rĂšgne animal Ă lâintĂ©rieur de ce volcan. Des oiseauxde proie planaient et tournoyaient çà et lĂ dans lâombre, ou sâenfuyaient deleurs nids perchĂ©s sur des pointes de roc. CâĂ©taient des Ă©perviers au ventreblanc, et des crĂ©celles criardes. Sur les pentes dĂ©talaient aussi, de toute larapiditĂ© de leurs Ă©chasses, de belles et grasses outardes. Je laisse Ă pensersi la convoitise du Canadien fut allumĂ©e Ă la vue de ce gibier savoureux, et
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sâil regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacerle plomb par les pierres, et aprĂšs plusieurs essais infructueux, il parvint Ă blesser une de ces magnifiques outardes. Dire quâil risqua vingt fois sa viepour sâen emparer, ce nâest que vĂ©ritĂ© pure, mais il fit si bien que lâanimalalla rejoindre dans son sac les gĂąteaux de miel.
Nous dĂ»mes alors redescendre vers le rivage, car la crĂȘte devenaitimpraticable. Au-dessus de nous, le cratĂšre bĂ©ant apparaissait comme unelarge ouverture de puits. De cette place, le ciel se distinguait assez nettement,et je voyais courir des nuages Ă©chevelĂ©s par le vent dâouest, qui laissaienttraĂźner jusquâau sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuvecertaine que ces nuages se tenaient Ă une hauteur mĂ©diocre, car le volcan nesâĂ©levait pas Ă plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de lâOcĂ©an.
Une demi-heure aprÚs le dernier exploit du Canadien, nous avionsregagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentée par de larges tapis decette criste-marine, petite plante ombellifÚre trÚs bonne à confire, qui porteaussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseilen récolta quelques bottes. Quant à la faune, elle comptait par milliersdes crustacés de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, despalémons, des mysis, des faucheurs, des galathées et un nombre prodigieuxde coquillages, porcelaines, rochers et patelles.
En cet endroit sâouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moinous prĂźmes plaisir Ă nous Ă©tendre sur son sable fin. Le feu avait poli sesparois Ă©maillĂ©es et Ă©tincelantes, toutes saupoudrĂ©es de la poussiĂšre du mica.Ned Land en tĂątait les murailles et cherchait Ă sonder leur Ă©paisseur. Jene pus mâempĂȘcher de sourire. La conversation porta alors sur ses Ă©ternelsprojets dâĂ©vasion, et je crus pouvoir, sans trop mâavancer, lui donner cetteespĂ©rance : câest que le capitaine Nemo nâĂ©tait descendu au sud que pourrenouveler sa provision du sodium. JâespĂ©rais donc que, maintenant, ilrallierait les cĂŽtes de lâEurope et de lâAmĂ©rique ; ce qui permettrait auCanadien de reprendre avec plus de succĂšs sa tentative avortĂ©e.
Nous Ă©tions Ă©tendus depuis une heure dans cette grotte charmante. Laconversation, animĂ©e au dĂ©but, languissait alors. Une certaine somnolencesâemparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de rĂ©sister ausommeil, je me laissai aller Ă un assoupissement profond. Je rĂȘvais, â onne choisit pas ses rĂȘves, â je rĂȘvais que mon existence se rĂ©duisait Ă la vievĂ©gĂ©tative dâun simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait ladouble valve de ma coquille.
Tout Ă coup, je fus rĂ©veillĂ© par la voix de Conseil.« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.â Quây a-t-il ? demandai-je, me soulevant Ă demi.â Lâeau nous gagne ! »
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Je me redressai. La mer se prĂ©cipitait comme un torrent dans notreretraite, et, dĂ©cidĂ©ment, puisque nous nâĂ©tions pas des mollusques, il fallaitse sauver.
En quelques instants, nous fĂ»mes en sĂ»retĂ© sur le sommet de la grottemĂȘme.
« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveauphénomÚne ?
â Eh non ! mes amis, rĂ©pondis-je, câest la marĂ©e, ce nâest que la marĂ©equi a failli nous surprendre comme le hĂ©ros de Walter Scott ! LâOcĂ©an segonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle dâĂ©quilibre, le niveau du lacmonte Ă©galement. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nouschanger au Nautilus. »
Trois quarts dâheure plus tard, nous avions achevĂ© notre promenadecirculaire et nous rentrions Ă bord. Les hommes de lâĂ©quipage achevaienten ce moment dâembarquer les provisions de sodium, et le Nautilus auraitpu partir Ă lâinstant.
Cependant le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendrela nuit et sortir secrĂštement par son passage sous-marin ? Peut-ĂȘtre.
Quoi quâil en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quittĂ© son portdâattache, naviguait au large de toute terre, et Ă quelques mĂštres au-dessousdes flots de lâAtlantique.
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CHAPITRE XILa mer de Sargasses
La direction du Nautilus ne sâĂ©tait pas modifiĂ©e. Tout espoir de revenirvers les mers europĂ©ennes devait donc ĂȘtre momentanĂ©ment rejetĂ©. Lecapitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. OĂč nous entraĂźnait-il ? Jenâosais lâimaginer.
Ce jour-lĂ le Nautilus traversa une singuliĂšre portion de lâocĂ©anAtlantique. Personne nâignore lâexistence de ce grand courant dâeau chaudeconnu sous le nom de Gulf-Stream. AprĂšs ĂȘtre sorti des canaux de Floride, ilse dirige vers le Spitzberg. Mais avant de pĂ©nĂ©trer dans le golfe du Mexique,vers le quarante-quatriĂšme degrĂ© de latitude nord, ce courant se divise endeux bras ; le principal se porte vers les cĂŽtes dâIrlande et de NorvĂšge, tandisque le second flĂ©chit vers le sud Ă la hauteur des Açores, puis, frappant lesrivages africains et dĂ©crivant un ovale allongĂ©, il revient vers les Antilles.
Or, ce second bras, â câest plutĂŽt un collier quâun bras, â entoure de sesanneaux dâeau chaude cette portion de lâOcĂ©an froide, tranquille, immobile,que lâon appelle la mer de Sargasses, vĂ©ritable lac en plein Atlantique. Leseaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans Ă en faire le tour.
La mer de Sargasses, Ă proprement parler, couvre toute la partie immergĂ©ede lâAtlantide. Certains auteurs ont mĂȘme admis que les nombreuses herbesdont elle est semĂ©e sont arrachĂ©es aux prairies de cet ancien continent. Ilest plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevĂ©s auxrivages de lâEurope et de lâAmĂ©rique, sont entraĂźnĂ©s jusquâĂ cette zone parle Gulf-Stream. Ce fut lĂ une des raisons qui amenĂšrent Colomb Ă supposerlâexistence dâun nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheurarrivĂšrent Ă la mer de Sargasses, ils naviguĂšrent non sans peine au milieude ces herbes qui arrĂȘtaient leur marche au grand effroi des Ă©quipages, et ilsperdirent trois longues semaines Ă les traverser.
Telle Ă©tait cette rĂ©gion que le Nautilus visitait en ce moment, une prairievĂ©ritable, un tapis serrĂ© dâalgues, de fucus-natans, de raisins du tropique,si Ă©pais, si compacte, que lâĂ©trave dâun bĂątiment ne lâeĂ»t pas dĂ©chirĂ© sanspeine. Aussi le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son hĂ©lice dans cettemasse herbeuse, se tint-il Ă quelques mĂštres de profondeur au-dessous de lasurface des flots.
Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol « sargazzo, » qui signifievarech. Ce varech, varech-nageur ou porte-baie, forme principalement cebanc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, lâauteur dela GĂ©ographie physique du globe, ces hydrophytes se rĂ©unissent dans cepaisible bassin de lâAtlantique :
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« Lâexplication quâon peut donner, dit-il, me semble rĂ©sulter dâuneexpĂ©rience connue de tout le monde. Si lâon place dans un vase desfragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que lâonimprime Ă lâeau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragmentsĂ©parpillĂ©s se rĂ©unir en groupe au centre de la surface liquide, câest-Ă -direau point le moins agitĂ©. Dans le phĂ©nomĂšne qui nous occupe, le vasecâest lâAtlantique, le Gulf-Stream, câest le courant circulaire, et la mer deSargasses, le point central oĂč viennent se rĂ©unir les corps flottants. »
Je partage lâopinion de Maury, et jâai pu Ă©tudier le phĂ©nomĂšne dansce milieu spĂ©cial oĂč les navires pĂ©nĂštrent rarement. Au-dessus de nousflottaient des corps de toute provenance, entassĂ©s au milieu de ces herbesbrunĂątres, des troncs dâarbres arrachĂ©s aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottĂ©s par lâAmazone ou le Mississipi, de nombreuses Ă©paves,des restes de quilles ou de carĂšnes, des bordages dĂ©foncĂ©s et tellementalourdis par les coquilles et les anatifes, quâils ne pouvaient remonter Ă la surface de lâOcĂ©an. Et le temps justifiera un jour cette autre opinionde Maury, que ces matiĂšres, ainsi accumulĂ©es pendant des siĂšcles, seminĂ©raliseront sous lâaction des eaux et formeront alors dâinĂ©puisableshouillĂšres : rĂ©serve prĂ©cieuse que prĂ©pare la prĂ©voyante nature pour cemoment oĂč les hommes auront Ă©puisĂ© les mines des continents.
Au milieu de cet inextricable tissu dâherbes et de fucus, je remarquaide charmants alcyons-stellĂ©s aux couleurs roses, des actinies qui laissaienttraĂźner leur longue chevelure de tentacules, des mĂ©duses vertes, rouges,bleues, et particuliĂšrement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dontlâombelle bleuĂątre est bordĂ©e dâun feston violet.
Toute cette journĂ©e du 22 fĂ©vrier se passa dans la mer de Sargasses,oĂč les poissons, amateurs de plantes marines et de crustacĂ©s, trouventune abondante nourriture. Le lendemain, lâOcĂ©an avait repris son aspectaccoutumĂ©.
Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 fĂ©vrier au 12 mars, leNautilus, tenant le milieu de lâAtlantique, nous emporta avec une vitesseconstante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulaitĂ©videmment accomplir son programme sous-marin, et je ne doutais pas quâilne songeĂąt, aprĂšs avoir doublĂ© le cap Horn, Ă revenir vers les mers australesdu Pacifique.
Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privĂ©esdâĂźles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plusde sâopposer aux volontĂ©s du capitaine Nemo. Le seul parti Ă©tait de sesoumettre ; mais ce quâon ne devait plus attendre de la force ou de la ruse,jâaimais Ă penser quâon pourrait lâobtenir par la persuasion. Ce voyageterminĂ©, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas Ă nous rendre la libertĂ© sous
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serment de ne jamais rĂ©vĂ©ler son existence ? Serment dâhonneur que nousaurions tenu. Mais il fallait traiter cette dĂ©licate question avec le capitaine.Or, serais-je bien venu Ă rĂ©clamer cette libertĂ© ? Lui-mĂȘme nâavait-il pasdĂ©clarĂ©, dĂšs le dĂ©but et dâune façon formelle, que le secret de sa vie exigeaitnotre emprisonnement perpĂ©tuel Ă bord du Nautilus ? Mon silence, depuisquatre mois, ne devait-il pas lui paraĂźtre une acceptation tacite de cettesituation ? Revenir sur ce sujet nâaurait-il pas pour rĂ©sultat de donnerdes soupçons qui pourraient nuire Ă nos projets, si quelque circonstancefavorable se prĂ©sentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, jeles pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais Ă Conseil,qui nâĂ©tait pas moins embarrassĂ© que moi. En somme, bien que je ne fussepas facile Ă dĂ©courager, je comprenais que les chances de jamais revoir messemblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment oĂč le capitaineNemo courait en tĂ©mĂ©raire vers le sud de lâAtlantique.
Pendant les dix-neuf jours que jâai mentionnĂ©s plus haut, aucun incidentparticulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait.Dans la bibliothĂšque je trouvais souvent des livres quâil laissait entrouverts,et surtout des livres dâhistoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuilletĂ© par lui, Ă©tait couvert de notes marginales, qui contredisaientparfois mes thĂ©ories et mes systĂšmes. Mais le capitaine se contentaitdâĂ©purer ainsi mon travail, et il Ă©tait rare quâil discutĂąt avec moi. Quelquefoisjâentendais rĂ©sonner les sons mĂ©lancoliques de son orgue, dont il jouait avecbeaucoup dâexpression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrĂšteobscuritĂ© lorsque le Nautilus sâendormait dans les dĂ©serts de lâOcĂ©an.
Pendant cette partie du voyage, nous naviguĂąmes des journĂ©es entiĂšresĂ la surface des flots. La mer Ă©tait comme abandonnĂ©e. Ă peine quelquesnavires Ă voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap deBonne-EspĂ©rance. Un jour nous fĂ»mes poursuivis par les embarcations dâunbaleinier qui nous prenait sans doute pour quelque Ă©norme baleine dâun hautprix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre Ă ces braves gensleur temps et leur peine, et il termina la chasse en plongeant sous les eaux.Cet incident avait paru vivement intĂ©resser Ned Land. Je ne crois pas metromper en disant que le Canadien avait dĂ» regretter que notre cĂ©tacĂ© de tĂŽlene pĂ»t ĂȘtre frappĂ© Ă mort par le harpon de ces pĂȘcheurs.
Les poissons observĂ©s par Conseil et par moi, pendant cette pĂ©riode,diffĂ©raient peu de ceux que nous avions dĂ©jĂ Ă©tudiĂ©s sous dâautreslatitudes. Les principaux furent quelques Ă©chantillons de ce terrible genrede cartilagineux, divisĂ© en trois sous-genres qui ne comptent pas moinsde trente-deux espĂšces : des squales-galonnĂ©s, longs de cinq mĂštres, Ă tĂȘtedĂ©primĂ©e et plus large que le corps, Ă nageoire caudale arrondie, et dontle dos porte sept grandes bandes noires parallĂšles et longitudinales ; puis
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des squales-perlons, gris cendrĂ©s, percĂ©s de sept ouvertures branchiales etpourvus dâune seule nageoire dorsale placĂ©e Ă peu prĂšs vers le milieu ducorps.
Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces sâil en fut.On a le droit de ne point croire au rĂ©cit des pĂȘcheurs, mais voici ce quâilsracontent : on a trouvĂ© dans le corps de lâun de ces animaux une tĂȘte de buffleet un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ;dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, un cheval avecson cavalier. Tout ceci, Ă vrai dire, nâest pas article de foi. Toujours est-ilquâaucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du Nautilus, et queje ne pus vĂ©rifier leur voracitĂ©.
Des troupes Ă©lĂ©gantes et folĂątres de dauphins nous accompagnĂšrentpendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant enmeute comme les loups dans la campagne ; dâailleurs non moins voracesque les chiens de mer, si jâen crois un professeur de Copenhague, qui retirade lâestomac dâun dauphin treize marsouins et quinze phoques. CâĂ©tait,il est vrai, un Ă©paulard, appartenant Ă la plus grande espĂšce connue, etdont la longueur dĂ©passe quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille desdelphiniens compte dix genres, et ceux que jâaperçus tenaient du genre desdelphinorinques, remarquables par un museau excessivement Ă©troit et quatrefois long comme le crĂąne. Leur corps, mesurant trois mĂštres, noir en dessus,Ă©tait en dessous dâun blanc rosĂ© semĂ© de petites taches trĂšs rares.
Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux Ă©chantillons de ces poissonsde lâordre des acanthoptĂ©rygiens et de la famille des sciĂ©noĂŻdes. Quelquesauteurs, âplus poĂštes que naturalistes, â prĂ©tendent que ces poissonschantent mĂ©lodieusement, et que leurs voix rĂ©unies forment un concertquâun chĆur de voix humaines ne saurait Ă©galer. Je ne dis pas non, mais cessciĂšnes ne nous donnĂšrent aucune sĂ©rĂ©nade Ă notre passage, et je le regrette.
Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantitĂ© de poissonsvolants. Rien nâĂ©tait plus curieux que de voir les dauphins leur donner lachasse avec une prĂ©cision merveilleuse. Quelle que fĂ»t la portĂ©e de son vol,quelque trajectoire quâil dĂ©crivĂźt, mĂȘme au-dessus du Nautilus, lâinfortunĂ©poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir.CâĂ©taient ou des pirapĂšdes, ou des trigles-milans, Ă bouche lumineuse,qui pendant la nuit, aprĂšs avoir tracĂ© des raies de feu dans lâatmosphĂšre,plongeaient sous les eaux sombres comme autant dâĂ©toiles filantes.
Jusquâau 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions.Ce jour-lĂ , le Nautilus fut employĂ© Ă des expĂ©riences de sondages quimâintĂ©ressĂšrent vivement.
Nous avions fait alors prĂšs de treize mille lieues depuis notre dĂ©part dansles hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 45° 37âde latitude sud
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et 37° 53âde longitude ouest. CâĂ©taient ces mĂȘmes parages oĂč le capitaineDenham de lâHĂ©rald fila quatorze mille mĂštres de sonde sans trouver defond. LĂ aussi, le lieutenant Parcker, de la frĂ©gate amĂ©ricaine Congress,nâavait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarante mĂštres.
Le capitaine Nemo rĂ©solut dâenvoyer son Nautilus Ă la plus extrĂȘmeprofondeur afin de contrĂŽler ces diffĂ©rents sondages. Je me prĂ©parais Ă noter tous les rĂ©sultats de lâexpĂ©rience. Les panneaux du salon furentouverts, et les manĆuvres commencĂšrent pour atteindre ces couches siprodigieusement reculĂ©es.
On pense bien quâil ne fut pas question de plonger en remplissant lesrĂ©servoirs. Peut-ĂȘtre nâeussent-ils pu accroĂźtre suffisamment la pesanteurspĂ©cifique du Nautilus. Dâailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser cettesurcharge dâeau, et les pompes nâauraient pas Ă©tĂ© assez puissantes pourvaincre la pression extĂ©rieure.
Le capitaine Nemo rĂ©solut dâaller chercher le fond ocĂ©anique par unediagonale suffisamment allongĂ©e, au moyen de ses plans latĂ©raux qui furentplacĂ©s sous un angle de quarante-cinq degrĂ©s avec les lignes dâeau duNautilus. Puis lâhĂ©lice fut portĂ© Ă son maximum de vitesse, et sa quadruplebranche battit les flots avec une indescriptible violence.
Sous cette poussĂ©e puissante, la coque du Nautilus frĂ©mit comme unecorde sonore et sâenfonça rĂ©guliĂšrement sous les eaux. Le capitaine etmoi, postĂ©s dans le salon, nous suivions lâaiguille du manomĂštre quidĂ©viait rapidement. BientĂŽt fut dĂ©passĂ©e cette zone habitable oĂč rĂ©sidentla plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivrequâĂ la surface des mers ou des fleuves, dâautres, moins nombreux, se netiennent quâĂ des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, jâobservaislâexanche, espĂšce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, letĂ©lescope aux yeux Ă©normes, le malarmat-cuirassĂ© aux thoracines grises,aux pectorales noires, que protĂ©geait son plastron de plaques osseuses dâunrouge pĂąle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mĂštres deprofondeur, supporte alors une pression de cent vingt atmosphĂšres.
Je demandai au capitaine Nemo sâil avait observĂ© des poissons Ă desprofondeurs plus considĂ©rables.
« Des poissons ? me rĂ©pondit-il, rarement. Mais dans lâĂ©tat actuel de lascience, que prĂ©sume-t-on, que sait-on Ă ce sujet ?
â Le voici, capitaine. On sait que, en allant vers les basses couchesde lâOcĂ©an, la vie vĂ©gĂ©tale disparaĂźt plus vite que la vie animale. On saitque, lĂ oĂč se rencontrent encore des ĂȘtres animĂ©s, ne vĂ©gĂšte plus une seulehydrophyte. On sait que les pĂšlerines, les huĂźtres, vivent par deux millemĂštres dâeau, et que Mac Clintock, le hĂ©ros des mers polaires, a retirĂ© uneĂ©toile vivante dâune profondeur de deux mille cinq cents mĂštres. On sait
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que lâĂ©quipage du Bull-Dog, de la Marine royale, a pĂ©chĂ© une astĂ©rie pardeux mille six cent vingt brasses, soit plus dâune lieue de profondeur. Mais,capitaine Nemo, peut-ĂȘtre me direz-vous quâon ne sait rien ?
â Non, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine, je nâaurai pas cetteimpolitesse. Toutefois je vous demanderai comment vous expliquez que desĂȘtres puissent vivre Ă de telles profondeurs ?
â Je lâexplique par deux raisons, rĂ©pondis-je : dâabord, parce que lescourants verticaux, dĂ©terminĂ©s par les diffĂ©rences de salure et de densitĂ© deseaux, produisent un mouvement qui suffit Ă entretenir la vie rudimentairedes encrines et des astĂ©ries.
â Juste, fit le capitaine.â Ensuite, parce que, si lâoxygĂšne est la base de la vie, on sait que la
quantitĂ© dâoxygĂšne dissous dans lâeau de mer augmente avec la profondeurau lieu de diminuer, et que la pression des couches basses contribue Ă lâycomprimer.
â Ah ! on sait cela ? rĂ©pondit le capitaine Nemo, dâun ton lĂ©gĂšrementsurpris. Eh bien, monsieur le professeur, on a raison de le savoir, car câestla vĂ©ritĂ©. Jâajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renfermeplus dâazote que dâoxygĂšne, quand ces animaux sont pĂȘchĂ©s Ă la surface deseaux, et plus dâoxygĂšne que dâazote, au contraire, quand ils sont tirĂ©s desgrandes profondeurs. Ce qui donne raison Ă votre systĂšme. Mais continuonsnos observations. »
Mes regards se reportĂšrent sur le manomĂštre. Lâinstrument indiquait uneprofondeur de six mille mĂštres. Notre immersion durait depuis une heure.Le Nautilus glissant sur ses plans inclinĂ©s, sâenfonçait toujours. Les eauxdĂ©sertes Ă©taient admirablement transparentes et dâune diaphanĂ©itĂ© que rienne saurait peindre. Une heure plus tard, nous Ă©tions par treize mille mĂštres,â trois lieues et quart environ, â et le fond de lâOcĂ©an ne se laissait paspressentir.
Cependant, par quatorze mille mĂštres, jâaperçus des pics noirĂątres quisurgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir Ă des montagnes hautes comme lâHimalaya ou le Mont-Blanc, plus hautesmĂȘme, et la profondeur de ces abĂźmes demeurait inĂ©valuable.
Le Nautilus descendit plus bas encore, malgrĂ© les puissantes pressionsquâil subissait. Je sentais ses tĂŽles trembler sous la jointure de leurs boulons ;ses barreaux sâarquaient ; ses cloisons gĂ©missaient ; les vitres du salonsemblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eĂ»tcĂ©dĂ© sans doute, si, ainsi que lâavait dit son capitaine, il nâeĂ»t Ă©tĂ© capable derĂ©sister comme un bloc plein.
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En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, jâapercevaisencore quelques coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes et certainsĂ©chantillons dâastĂ©ries.
Mais bientĂŽt ces derniers reprĂ©sentants de la vie animale disparurent,et, au-dessous de trois lieues, le Nautilus dĂ©passa les limites lâexistencesous-marine comme fait le ballon qui sâĂ©lĂšve dans les airs au-dessus deszones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille mĂštres,â quatre lieues, â et les flancs du Nautilus supportaient alors une pressionde seize cents atmosphĂšres, câest-Ă -dire seize cents kilogrammes par chaquecentimĂštre carrĂ© de sa surface.
« Quelle situation ! mâĂ©criai-je. Parcourir dans ces rĂ©gions profondesoĂč lâhomme nâest jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocsmagnifiques, ces grottes inhabitĂ©es, ces derniers rĂ©ceptacles du globe, oĂč lavie nâest plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que noussoyons rĂ©duits Ă nâen conserver que le souvenir ?
â Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, dâen rapporter mieuxque le souvenir ?
â Que voulez-vous dire par ces paroles ?â Je veux dire que rien nâest plus facile que de prendre une vue
photographique de cette rĂ©gion sous-marine. »Je nâavais pas eu le temps dâexprimer la surprise que me causait cette
nouvelle proposition, que, sur un appel du capitaine Nemo, un objectifĂ©tait apportĂ© dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieuliquide Ă©clairĂ© Ă©lectriquement se distribuait avec une clartĂ© parfaite. Nulleombre, nulle dĂ©gradation de notre lumiĂšre factice. Le soleil nâeĂ»t pas Ă©tĂ©plus favorable Ă une opĂ©ration de cette nature. Le Nautilus, sous la poussĂ©ede son hĂ©lice, maĂźtrisĂ©e par lâinclinaison de ses plans, demeurait immobile.Lâinstrument fut braquĂ© sur ces sites du fond ocĂ©anique, et en quelquessecondes, nous avions obtenu un nĂ©gatif dâune extrĂȘme puretĂ©.
Câest lâĂ©preuve positive que jâen donne ici. On y voit ces rochesprimordiales qui nâont jamais connu la lumiĂšre des cieux, ces granitsinfĂ©rieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondesĂ©vidĂ©es dans la masse pierreuse, ces profils dâune incomparable nettetĂ© etdont le trait terminal se dĂ©tache en noir, comme sâil Ă©tait dĂ» au pinceaude certains artistes flamands ; puis, au-delĂ , un horizon de montagnes, uneadmirable ligne ondulĂ©e qui compose les arriĂšre-plans du paysage. Je ne puisdĂ©crire cet ensemble de roches lisses, noires, polies, sans une mousse, sansune tache, aux formes Ă©trangement dĂ©coupĂ©es et solidement Ă©tablies sur cetapis de sable qui Ă©tincelait sous les jets de la lumiĂšre Ă©lectrique.
Cependant le capitaine Nemo, aprĂšs avoir terminĂ© son opĂ©ration, mâavaitdit :
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« Remontons, monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cettesituation, ni exposer trop longtemps le Nautilus à de pareilles pressions.
â Remontons, rĂ©pondis-je.â Tenez-vous bien. »Je nâavais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine
me faisait cette recommandation, quand je fus précipité sur le tapis.Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plans dressés
verticalement, le Nautilus, emportĂ© comme un ballon dans les airs, sâenlevaitavec une rapiditĂ© foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec unfrĂ©missement sonore. Aucun dĂ©tail nâĂ©tait visible. En quatre minutes, il avaitfranchi les quatre lieues qui le sĂ©paraient de la surface de lâOcĂ©an, et, aprĂšsavoir Ă©mergĂ© comme un poisson-volant, il retombait en faisant jaillir les flotsĂ une prodigieuse hauteur.
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CHAPITRE XIICachalots et baleines
Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direction vers lesud. Je pensais quâĂ la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap Ă lâouest afinde rallier les mers du Pacifique et dâachever son tour du monde. Il nâen fitrien et continua de remonter vers les rĂ©gions australes. OĂč voulait-il doncaller ? Au pĂŽle ? CâĂ©tait insensĂ©. Je commençai Ă croire que les tĂ©mĂ©ritĂ©s ducapitaine justifiaient suffisamment les apprĂ©hensions de Ned Land.
Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projetsde fuite. Il Ă©tait devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyaiscombien cet emprisonnement prolongĂ© lui pesait. Je sentais ce qui sâamassaitde colĂšre en lui. Lorsquâil rencontrait le capitaine, ses yeux sâallumaientdâun feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portĂątĂ quelque extrĂ©mitĂ©.
Ce jour-lĂ , 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre.Je leur demandai la raison de leur visite.
« Une simple question Ă vous poser, monsieur, me rĂ©pondit le Canadien.â Parlez, Ned.â Combien dâhommes croyez-vous quâil y ait Ă bord du Nautilus ?â Je ne saurais le dire, mon ami.â Il me semble, reprit Ned Land, que sa manĆuvre ne nĂ©cessite pas un
nombreux Ă©quipage.â En effet, rĂ©pondis-je, dans les conditions oĂč il se trouve, une dizaine
dâhommes au plus doivent suffire Ă le manĆuvrer.â Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ?â Pourquoi ? » rĂ©pliquai-je.Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions Ă©taient faciles Ă
deviner.« Parce que, dis-je, si jâen crois mes pressentiments, si jâai bien compris
lâexistence du capitaine, le Nautilus nâest pas seulement un navire ; ce doitĂȘtre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont romputoute relation avec la terre.
â Peut-ĂȘtre, dit Conseil, mais enfin le Nautilus et peut contenir quâuncertain nombre dâhommes, ne monsieur ne pourrait-il Ă©valuer ce maximum ?
â Comment cela, Conseil ?â Par le calcul. Ătant donnĂ©e la capacitĂ© du navire que monsieur connaĂźt,
et, par consĂ©quent, la quantitĂ© dâair quâil renferme ; sachant dâautre part ceque chaque homme dĂ©pense dans lâacte de la respiration, et comparant ces
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rĂ©sultats avec la nĂ©cessitĂ© oĂč le Nautilus est de remonter toutes les vingt-quatre heures⊠»
La phrase de Conseil nâen finissait pas, mais je vis bien oĂč il voulait envenir.
« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-lĂ , facile Ă Ă©tablir dâailleurs, nepeut donner quâun chiffre trĂšs incertain.
â Nâimporte, reprit Ned Land, en insistant.â Voici le calcul, rĂ©pondis-je. Chaque homme dĂ©pense en une heure
lâoxygĂšne contenu dans cent litres dâair, soit en vingt-quatre heureslâoxygĂšne contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc cherchercombien de fois le Nautilus renferme deux mille quatre cents litres dâair.
â PrĂ©cisĂ©ment, dit Conseil.â Or, repris-je, la capacitĂ© du Nautilus Ă©tant de quinze cents tonneaux, et
celle du tonneau de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent mille litresdâair, qui, divisĂ©s par deux mille quatre cents⊠»
Je calculai rapidement au crayon :« ⊠donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient Ă dire que lâair
contenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire Ă six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures.
â Six cent vingt-cinq ! rĂ©pĂ©ta Ned.â Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins ou
officiers, nous ne formons pas la dixiĂšme partie de ce chiffre.â Câest encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.â Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience.â Et mĂȘme mieux que la patience, rĂ©pondit Conseil, la rĂ©signation. »Conseil avait employĂ© le mot juste.« AprĂšs tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours au
sud ! Il faudra bien quâil sâarrĂȘte, ne fĂ»t-ce que devant la banquise, et quâilrevienne vers des mers plus civilisĂ©es ! Alors il sera temps de reprendre lesprojets de Ned Land. »
Le Canadien secoua la tĂȘte, passa la main sur son front, ne rĂ©pondit pas,et se retira.
« Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alorsConseil. Ce pauvre Ned pense Ă tout ce quâil ne peut pas avoir. Tout luirevient de sa vie passĂ©e. Tout lui semble regrettable de ce qui nous estinterdit. Ses anciens souvenirs lâoppressent et il a le cĆur gros. Il faut lecomprendre. Quâest-ce quâil a Ă faire ici ? Rien. Il nâest pas un savantcomme monsieur, et ne saurait prendre le mĂȘme goĂ»t que nous aux chosesadmirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une tavernede son pays ! »
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Il est certain que la monotonie du bord devait paraßtre insupportable auCanadien, habitué à une vie libre et active. Les évÚnements qui pouvaient lepassionner étaient rares. Cependant, ce jour-là , un incident vint lui rappelerses beaux jours de harponneur.
Vers onze heures du matin, Ă©tant Ă la surface de lâOcĂ©an, le Nautilustomba au milieu dâune troupe de baleines : rencontre qui ne me surprit pas,car je savais que ces animaux, chassĂ©s Ă outrance, se sont rĂ©fugiĂ©s dans lesbassins des hautes latitudes.
Le rĂŽle jouĂ© par la baleine dans le monde marin et son influence sur lesdĂ©couvertes gĂ©ographiques ont Ă©tĂ© considĂ©rables. Câest elle qui, entraĂźnant Ă sa suite les Basques dâabord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais,les enhardit contre les dangers de lâOcĂ©an et les conduisit dâune extrĂ©mitĂ©de la terre Ă lâautre. Les baleines aiment Ă frĂ©quenter les mers australes etborĂ©ales. Dâanciennes lĂ©gendes prĂ©tendent mĂȘme que ces cĂ©tacĂ©s amenĂšrentles pĂȘcheurs jusquâĂ sept lieues seulement du pĂŽle Nord. Si le fait est fauxil sera vrai un jour, et câest probablement ainsi, en chassant la baleine dansles rĂ©gions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront les deuxpoints inconnus du globe.
Nous Ă©tions assis sur la plate-forme par une mer tranquille ; mais le moisdâoctobre de ces latitudes nous donnait de belles journĂ©es dâautomne. Ce futle Canadien, â il ne pouvait sây tromper, â qui signala une baleine Ă lâhorizondans lâest. En regardant attentivement, on voyait un dos noirĂątre sâĂ©lever etsâabaisser alternativement au-dessus des flots, Ă cinq milles du Nautilus.
« Ah ! sâĂ©cria Ned Land, si jâĂ©tais Ă bord dâun baleinier, voilĂ unerencontre qui me ferait plaisir ! Câest un animal de grande taille. Voyez avecquelle puissance ses Ă©vents rejettent des colonnes dâair et de vapeur ! Millediables ! pourquoi faut-il que je sois enchaĂźnĂ© sur ce morceau de tĂŽle !
â Quoi ! Ned, rĂ©pondis-je, vous nâĂȘtes pas encore revenu de vos vieillesidĂ©es de pĂȘche ?
â Est-ce quâun pĂȘcheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancienmĂ©tier ? Est-ce quâon se lasse jamais des Ă©motions dâune pareille chasse ?
â Vous nâavez jamais pĂȘchĂ© dans ces mers, Ned ?â Jamais, monsieur. Dans les mers borĂ©ales seulement, et autant dans le
dĂ©troit de Behring que dans celui de Davis.â Alors la baleine australe vous est encore inconnue. Câest la baleine
franche que vous avez chassĂ©e jusquâici, et elle ne se hasarderait pas Ă passerles eaux chaudes de lâĂ©quateur.
â Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous lĂ ? rĂ©pliqua le Canadiendâun ton passablement incrĂ©dule.
â Je dis ce qui est.
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â Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilĂ deux ans etdemi, jâai amarinĂ© prĂšs du Groenland une baleine qui portait encore dans sonflanc le harpon poinçonnĂ© dâun baleinier de Behring. Or je vous demandecomment, aprĂšs avoir Ă©tĂ© frappĂ© Ă lâouest de lâAmĂ©rique, lâanimal seraitvenu se faire tuer Ă lâest, sâil nâavait, aprĂšs avoir doublĂ© soit le cap Horn,soit le cap de Bonne-EspĂ©rance, franchi lâĂ©quateur !
â Je pense comme lâami Ned, dit Conseil, et jâattends ce que rĂ©pondramonsieur.
â Monsieur vous rĂ©pondra, mes amis, que les baleines sont localisĂ©es,suivant leurs espĂšces, dans certaines mers quâelles ne quittent pas. Et si lâunde ces animaux est venu du dĂ©troit de Behring dans celui de Davis, câesttout simplement parce quâil existe un passage dâune mer Ă lâautre, soit surles cĂŽtes septentrionales de lâAmĂ©rique, soit sur celles de lâAsie.
â Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un Ćil.â Il faut croire monsieur, rĂ©pondit Conseil.â DĂšs lors, reprit le Canadien, puisque je nâai jamais pĂȘchĂ© dans ces
parages, je ne connais point les baleines qui les frĂ©quentent ?â Je vous lâai dit, Ned.â Raison de plus pour faire leur connaissance, rĂ©pliqua Conseil.â Voyez ! voyez ! sâĂ©cria le Canadien, la voix Ă©mue. Elle sâapproche ! Elle
vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle ! »Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissant un harpon
imaginaire.« Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux des mers
borĂ©ales ?â Ă peu prĂšs, Ned.â Câest que jâai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines, qui
mesuraient jusquâĂ cent pieds de longueur. Je me suis mĂȘme laissĂ© dire quele Hullamock et lâUmgallick des Ăźles AlĂ©outiennes dĂ©passaient quelquefoiscent cinquante pieds.
â Ceci me paraĂźt exagĂ©rĂ©, rĂ©pondis-je. Ces animaux ne sont que desbaleinoptĂšres, pourvus de nageoires dorsales, et, de mĂȘme que les cachalots,ils sont gĂ©nĂ©ralement plus petits que la baleine franche.
â Ah ! sâĂ©cria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas lâOcĂ©an, ellese rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus. »
Puis, reprenant sa conversation :« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme dâune petite bĂȘte. On cite
cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cĂ©tacĂ©s intelligents.Quelques-uns, dit-on, se couvrent dâalgues et de fucus. On les prend pourles Ăźlots, on campe dessus, on sây installe, on fait du feuâŠ
â On y bĂątit des maisons, dit Conseil.
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â Oui, farceur, rĂ©pondit Ned Land. Puis, un beau jour, lâanimal plonge etentraĂźne tous ses habitants au fond de lâabĂźme.
â Comme dans les voyages de Simbad le marin, rĂ©pliquai-je en riant. Ah !maĂźtre Land, il paraĂźt que vous aimez les histoires extraordinaires ! Quelscachalots que les vĂŽtres ! JâespĂšre que vous nây croyez pas.
â Monsieur le naturaliste, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien, il faut toutcroire de la part des baleines. â Comme elle marche, celle-ci ! Comme ellese dĂ©robe ! â On prĂ©tend que ces animaux-lĂ peuvent faire le tour du mondeen quinze jours.
â Je ne dis pas non.â Mais ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, câest
que, au commencement du monde, les baleines nageaient plus rapidementencore.
â Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?â Parce quâalors elles avaient la queue en travers, comme les poissons,
câest-Ă -dire que cette queue, comprimĂ©e verticalement, frappait lâeau degauche Ă droite et de droite Ă gauche. Mais le CrĂ©ateur, sâapercevant quâellesmarchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-lĂ elles battentles flots de haut en bas, au dĂ©triment de leur rapiditĂ©.
â Bon, Ned, dis-je en reprenant une expression du Canadien, faut-il vouscroire ?
â Pas trop, rĂ©pondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais quâil existedes baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres.
â Câest beaucoup, en effet, dis-je. Cependant il faut avouer que certainscĂ©tacĂ©s acquiĂšrent un dĂ©veloppement considĂ©rable, puisque, dit-on, ilsfournissent jusquâĂ cent vingt tonnes dâhuile.
â Pour ça, je lâai vu, dit le Canadien.â Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines
égalent en grosseur cent éléphants. Jugez des effets produits par une tellemasse lancée à toute vitesse.
â Est-il vrai, demanda Conseil, quâelles peuvent couler des navires ?â Des navires, je ne le crois pas, rĂ©pondis-je. On raconte cependant quâen
1820, prĂ©cisĂ©ment dans ces mers du Sud, une baleine se prĂ©cipita sur lâEssexet le fit reculer avec une vitesse de quatre mĂštres par seconde. Des lamespĂ©nĂ©trĂšrent par lâarriĂšre, et lâEssex sombra presque aussitĂŽt. »
Ned me regarda dâun air narquois.« Pour mon compte, dit-il, jâai reçu un coup de queue de baleine, â dans
mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons Ă©tĂ©lancĂ©s Ă une hauteur de six mĂštres. Mais auprĂšs de la baleine de monsieurle professeur, la mienne nâĂ©tait quâun baleineau.
â Est-ce que ces animaux-lĂ vivent longtemps ! demanda Conseil.
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â Mille ans, rĂ©pondit le Canadien sans hĂ©siter.â Et comment le savez-vous, Ned ?â Parce quâon le dit.â Et pourquoi le dit-on ?â Parce quâon le sait.â Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement
sur lequel on sâappuie : Il y a quatre cents ans, lorsque les pĂȘcheurschassĂšrent pour la premiĂšre fois les baleines, ces animaux avaient une taillesupĂ©rieure Ă celle quâils acquiĂšrent aujourdâhui. On suppose donc, assezlogiquement, que lâinfĂ©rioritĂ© des baleines actuelles vient de ce quâellesnâont pas eu le temps dâatteindre leur complet dĂ©veloppement. Câest ce quia fait dire Ă Buffon que ces cĂ©tacĂ©s pouvaient et devaient mĂȘme vivre milleans. Vous entendez ? »
Ned Land nâentendait pas. Il nâĂ©coutait plus. La baleine sâapprochaittoujours. Il la dĂ©vorait des yeux.
« Ah ! sâĂ©cria-t-il, ce nâest plus une baleine, câest dix, câest vingt, câest untroupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Ătre lĂ pieds et poings liĂ©s !
â Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaineNemo la permission de chasser ?⊠»
Conseil nâavait pas achevĂ© sa phrase, que Ned Land sâĂ©tait affalĂ© par lepanneau et courait Ă la recherche du capitaine. Quelques instants aprĂšs, tousdeux reparaissaient sur la plate-forme.
Le capitaine Nemo observa le troupeau de cĂ©tacĂ©s qui sâĂ©battait sur leseaux Ă un mille du Nautilus.
« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a lĂ la fortune dâune flotte debaleiniers.
â Eh bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-je leur donner lachasse, ne fĂ»t-ce que pour ne pas oublier mon ancien mĂ©tier de harponneur ?
â Ă quoi bon, rĂ©pondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pourdĂ©truire ? Nous nâavons que faire dâhuile de baleine Ă bord.
â Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nousavez autorisĂ©s Ă poursuivre un dugong.
Il sâagissait alors de procurer de la viande fraĂźche Ă mon Ă©quipage. Ici, ceserait tuer pour tuer. Je sais bien que câest un privilĂšge rĂ©servĂ© Ă lâhomme,mais je nâadmets pas ces passe-temps meurtriers. En dĂ©truisant la baleineaustrale comme la baleine franche, ĂȘtres inoffensifs et bons, vos pareils,maĂźtre Land, commettent une action blĂąmable. Câest ainsi quâils ont dĂ©jĂ dĂ©peuplĂ© toute la baie de Baffin, et quâils anĂ©antiront une classe dâanimauxutiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cĂ©tacĂ©s. Ils ont bien assezde leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans quevous vous en mĂȘliez. »
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Je laisse Ă imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce coursde morale. Donner de semblables raisons Ă un chasseur, câĂ©tait perdreses paroles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenaitĂ©videmment pas ce quâil voulait lui dire. Cependant le capitaine avait raison :lâacharnement barbare et inconsidĂ©rĂ© des pĂȘcheurs fera disparaĂźtre un jourla derniĂšre baleine de lâOcĂ©an.
Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dansses poches et nous tourna le dos.
Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cĂ©tacĂ©s, etsâadressant Ă moi :
« Jâavais raison de prĂ©tendre que, sans compter lâhomme, les baleines ontassez dâautres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire Ă forte partieavant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, Ă huit milles sous le vent,ces points noirĂątres qui sont en mouvement ?
â Oui, capitaine, rĂ©pondis-je.â Ce sont des cachalots, animaux terribles, que jâai quelquefois rencontrĂ©s
par troupes de deux Ă trois cents. Quant Ă ceux-lĂ , bĂȘtes cruelles etmalfaisantes, on a raison de les exterminer. »
Le Canadien se retourna vivement Ă ces derniers mots.« Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans lâintĂ©rĂȘt mĂȘme des
baleinesâŠâ Inutile de sâexposer, monsieur le professeur. Le Nautilus suffira Ă
disperser ces cachalots. Il est armĂ© dâun Ă©peron dâacier qui vaut bien leharpon de maĂźtre Land, jâimagine ? »
Le Canadien ne se gĂȘna pas pour hausser les Ă©paules. Attaquer des cĂ©tacĂ©sĂ coups dâĂ©peron ! Qui avait jamais entendu parler de cela ?
« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vousmontrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitié pources féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et dents ! »
Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocĂ©phale,dont la taille dĂ©passe quelquefois vingt-cinq mĂštres. La tĂȘte Ă©norme de cecĂ©tacĂ© occupe environ le tiers de son corps. Mieux armĂ© que la baleine, dontla mĂąchoire supĂ©rieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimĂštres, cylindriques et coniques Ă leur sommet, et qui pĂšsent deux livres chacune. Câest Ă la partie supĂ©rieurede cette Ă©norme tĂȘte et dans de grandes cavitĂ©s sĂ©parĂ©es par des cartilages,que se trouvent trois Ă quatre cents kilogrammes de cette huile prĂ©cieuse,dite « blanc de baleine ». Le cachalot est un animal disgracieux, plutĂŽt tĂȘtardque poisson, suivant la remarque de FrĂ©dol. Il est mal construit, Ă©tant pourainsi dire « manquĂ© » dans toute la partie gauche de sa charpente, et nâyvoyant guĂšre que de lâĆil droit.
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Cependant le monstrueux troupeau sâapprochait toujours. Il avait aperçules baleines et se prĂ©parait Ă les attaquer. On pouvait prĂ©juger dâavance lavictoire des cachalots, non seulement parce quâils sont mieux bĂątis pourlâattaque que leurs inoffensifs adversaires, mais aussi parce quâils peuventrester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer Ă leur surface.
Il nâĂ©tait que temps dâaller au secours des baleines. Le Nautilus se mitentre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous prĂźmes place devant les vitresdu salon. Le capitaine Nemo se rendit prĂšs du timonier pour manĆuvrer sonappareil comme un engin de destruction. BientĂŽt je sentis les battements delâhĂ©lice se prĂ©cipiter et notre vitesse sâaccroĂźtre.
Le combat Ă©tait dĂ©jĂ commencĂ© entre les cachalots et les baleineslorsque le Nautilus arriva. Il manĆuvra de maniĂšre Ă couper la troupe demacrocĂ©phales. Ceux-ci, tout dâabord, se montrĂšrent peu Ă©mus Ă la vue dunouveau monstre qui se mĂȘlait Ă la bataille. Mais bientĂŽt ils durent se garerde ses coups.
Quelle lutte ! Ned Land lui-mĂȘme, bientĂŽt enthousiasmĂ©, finit par battredes mains. Le Nautilus nâĂ©tait plus quâun harpon formidable, brandi parla main de son capitaine. Il se lançait contre ces masses charnues et lestraversait de part en part, laissant aprĂšs son passage deux grouillantes moitiĂ©sdâanimal. Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, ilne les sentait pas. Les chocs quâil produisait, pas davantage. Un cachalotexterminĂ©, il courait Ă un autre, virant sur place pour ne pas manquer sa proie,allant de lâavant, de lâarriĂšre, docile Ă son gouvernail, plongeant quand lecĂ©tacĂ© sâenfonçait dans les couches profondes, remontant avec lui lorsquâilrevenait Ă la surface, le frappant de plein ou dâĂ©charpe, le coupant ou ledĂ©chirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures, le perçantde son terrible Ă©peron.
Quel carnage ! quels bruits à la surface des flots ! quels sifflements aiguset quels ronflements particuliers à ces animaux épouvantés ! Au milieude ces couches ordinairement si paisibles, leur queue créait de véritableshoules.
Pendant une heure se prolongea cet homĂ©rique massacre, auquel lesmacrocĂ©phales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douzerĂ©unis essayĂšrent dâĂ©craser le Nautilus sous leur masse. On voyait, Ă lavitre, leur gueule Ă©norme pavĂ©e de dents, leur Ćil formidable. Ned Land,qui ne se possĂ©dait plus, les menaçait et les injuriait. On sentait quâils secramponnaient Ă notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sousles taillis. Mais le Nautilus, forçant son hĂ©lice, les emportait, les entraĂźnaitou les ramenait vers le niveau supĂ©rieur des eaux, sans se soucier ni de leurpoids Ă©norme ni de leurs puissantes Ă©treintes.
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Enfin la masse des cachalots sâĂ©claircit, les flots redevinrent tranquilles.Je sentis que nous remontions Ă la surface de lâOcĂ©an. Le panneau fut ouvert,et nous nous prĂ©cipitĂąmes sur la plate-forme.
La mer Ă©tait couverte de cadavres mutilĂ©s. Une explosion formidablenâeĂ»t pas divisĂ©, dĂ©chirĂ©, dĂ©chiquetĂ© avec plus de violence ces massescharnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuĂątres sur ledos, blanchĂątres sous le ventre, et tout bossuĂ©s dâĂ©normes protubĂ©rances.Quelques cachalots Ă©pouvantĂ©s fuyaient Ă lâhorizon. Les flots Ă©taient teintsen rouge sur un espace de plusieurs milles, et le Nautilus nageait au milieudâune mer de sang.
Le capitaine Nemo nous rejoignit.« Eh bien, maĂźtre Land ? dit-il.â Eh bien, monsieur, rĂ©pondit le Canadien, chez lequel lâenthousiasme
sâĂ©tait calmĂ©, câest un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas unboucher, je suis un chasseur, et ceci nâest quâune boucherie.
â Câest un massacre dâanimaux malfaisants, rĂ©pondit le capitaine, et leNautilus nâest pas un couteau de boucher.
â Jâaime mieux mon harpon, rĂ©pliqua le Canadien.â Chacun son arme, » rĂ©pondit le capitaine, en regardant fixement Ned
Land.Je craignais que celui-ci ne se laissĂąt emporter Ă quelque violence qui
aurait eu des consĂ©quences dĂ©plorables. Mais sa colĂšre fut dĂ©tournĂ©e par lavue dâune baleine que le Nautilus accostait en ce moment.
Lâanimal nâavait pu Ă©chapper Ă la dent des cachalots. Je reconnus labaleine australe, Ă tĂȘte dĂ©primĂ©e, qui est entiĂšrement noire. Anatomiquementelle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par la souduredes sept vertĂšbres cervicales, et elle compte deux cĂŽtes de plus que sescongĂ©nĂšres. Le malheureux cĂ©tacĂ©, couchĂ© sur le flanc, le ventre trouĂ© demorsures, Ă©tait mort. Au bout de sa nageoire mutilĂ©e pendait encore un petitbaleineau quâil nâavait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissaitcouler lâeau qui murmurait comme un ressac Ă travers ses fanons.
Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus prĂšs du cadavre de lâanimal.Deux de ses hommes montĂšrent sur le flanc de la baleine, et je vis, nonsans Ă©tonnement, quâils retiraient de ses mamelles tout le lait quâellescontenaient, câest-Ă -dire la valeur de deux Ă trois tonneaux.
Le capitaine mâoffrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pusmâempĂȘcher de lui marquer ma rĂ©pugnance pour ce breuvage. Il mâassuraque ce lait Ă©tait excellent et quâil ne se distinguait en aucune façon du laitde vache.
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Je le goĂ»tai et je fus de son avis. CâĂ©tait donc pour nous une rĂ©serve utile,car ce lait, sous la forme de beurre salĂ© ou de fromage, devait apporter uneagrĂ©able variĂ©tĂ© Ă notre ordinaire.
De ce jour-là , je remarquai avec inquiétude que les dispositions de NedLand envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et jerésolus de surveiller de prÚs les faits et gestes du Canadien.
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CHAPITRE XIIILa banquise
Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivaitle cinquantiĂšme mĂ©ridien avec une vitesse considĂ©rable. Voulait-il doncatteindre le pĂŽle ? Je ne le pensais pas, car jusquâici toutes les tentatives poursâĂ©lever jusquâĂ ce point du globe avaient Ă©chouĂ©. La saison, dâailleurs, Ă©taitdĂ©jĂ fort avancĂ©e, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au13 septembre des rĂ©gions borĂ©ales, qui commence la pĂ©riode Ă©quinoxiale.
Le 14 mars, jâaperçus des glaces flottantes par 55° de latitude, simplesdĂ©bris blafards de vingt Ă vingt-cinq pieds, formant des Ă©cueils sur lesquelsla mer dĂ©ferlait. Le Nautilus se maintenait Ă la surface de lâOcĂ©an. Ned Land,ayant dĂ©jĂ pĂȘchĂ© dans les mers arctiques, Ă©tait familiarisĂ© avec ce spectacledes icebergs. Conseil et moi, nous lâadmirions pour la premiĂšre fois.
Dans lâatmosphĂšre, vers lâhorizon du sud, sâĂ©tendait une bande blanchedâun Ă©blouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donnĂ© le nom de « ice-blinck. » Quelque Ă©pais que soient les nuages, ils ne peuvent lâobscurcir.Elle annonce la prĂ©sence dâun pack ou banc de glace.
En effet, bientĂŽt apparurent des blocs plus considĂ©rables dont lâĂ©clat semodifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces massesmontraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eĂ»t tracĂ© leslignes ondulĂ©es. Dâautres, semblables Ă dâĂ©normes amĂ©thystes, se laissaientpĂ©nĂ©trer par la lumiĂšre. Celles-ci rĂ©verbĂ©raient les rayons du jour sur lesmille facettes de leurs cristaux. Celles-lĂ , nuancĂ©es des vifs reflets ducalcaire, auraient suffi Ă la construction de toute une ville de marbre.
Plus nous descendions au sud, plus ces Ăźles flottantes gagnaient ennombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers.CâĂ©taient des pĂ©trels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient deleurs cris. Quelques-uns, prenant le Nautilus pour le cadavre dâune baleine,venaient sây reposer et piquaient de coups de bec sa tĂŽle sonore.
Pendant cette navigation au milieu des glaces le capitaine Nemo setint souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces paragesabandonnĂ©s. Je voyais son calme regard sâanimer parfois. Se disait-il quedans ces mers polaires interdites Ă lâhomme, il Ă©tait lĂ chez lui, maĂźtrede ces infranchissables espaces ? Peut-ĂȘtre. Mais il ne parlait pas. Ilrestait immobile, ne revenant Ă lui que lorsque ses instincts de manĆuvrierreprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresseconsommĂ©e, il Ă©vitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur quivariait de soixante-dix Ă quatre-vingts mĂštres. Souvent lâhorizon paraissait
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entiĂšrement fermĂ©. Ă la hauteur du soixantiĂšme degrĂ© de latitude, toute passeavait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait bientĂŽtquelque Ă©troite ouverture par laquelle il se glissait audacieusement, sachantbien cependant, quâelle se refermerait derriĂšre lui.
Ce fut ainsi que le Nautilus, guidĂ© par cette main habile, dĂ©passa toutesces glaces, classĂ©es, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une prĂ©cisionqui enchantait Conseil : iceberg ou montagnes, icefields ou thamps unis etsans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisĂ©s, nommĂ©spalchs quand ils sont circulaires, et streams lorsquâils sont faits de morceauxallongĂ©s.
La tempĂ©rature Ă©tait assez basse. Le thermomĂštre, exposĂ© Ă lâair extĂ©rieur,marquait deux ou trois degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. Mais nous Ă©tionschaudement habillĂ©s de fourrure, dont les phoques ou les ours marins avaientfait les frais. LâintĂ©rieur du Nautilus, rĂ©guliĂšrement chauffĂ© par ses appareilsĂ©lectriques, dĂ©fiait les froids les plus intenses. Dâailleurs, il lui eĂ»t suffide sâenfoncer Ă quelques mĂštres au-dessous des flots pour y trouver unetempĂ©rature supportable.
Deux mois plus tĂŽt, nous aurions joui sous cette latitude dâun jourperpĂ©tuel ; mais dĂ©jĂ la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plustard elle devait jeter six mois dâombre sur ces rĂ©gions circum polaires.
Le 15 mars, la latitude des Ăźles New-Sethland et des Orkney du Sudfut dĂ©passĂ©e. Le capitaine mâapprit quâautrefois de nombreuses tribus dephoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et amĂ©ricains, dansleur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, lĂ oĂčexistait lâanimation de la vie, avaient laissĂ© aprĂšs eux le silence de la mort.
Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant le cinquante-cinquiĂšme mĂ©ridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nousentouraient de toutes parts et fermaient lâhorizon. Cependant le capitaineNemo marchait de passe en passe et sâĂ©levait toujours.
« Mais oĂč va-t-il ? demandai-je.â Devant lui, rĂ©pondait Conseil. AprĂšs tout, lorsquâil ne pourra pas aller
plus loin, il sâarrĂȘtera.â Je nâen jurerais pas ! » rĂ©pondis-je.Et, pour ĂȘtre franc, jâavouerai que cette excursion aventureuse ne me
dĂ©plaisait point. Ă quel degrĂ© mâĂ©merveillaient les beautĂ©s de ces rĂ©gionsnouvelles, je ne saurais lâexprimer. Les glaces prenaient des attitudessuperbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets etses mosquĂ©es innombrables ; lĂ , une citĂ© Ă©croulĂ©e, et comme jetĂ©e Ă terre parune convulsion du sol. Aspects incessamment variĂ©s par les obliques rayonsdu soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige.
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Puis, de toutes parts des dĂ©tonations, des Ă©boulements, de grandes culbutesdâicebergs, qui changeaient le dĂ©cor comme le paysage dâun diorama.
Lorsque le Nautilus Ă©tait immergĂ© au moment oĂč se rompaient cesĂ©quilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayante intensitĂ©,et la chute de ces masses crĂ©ait de redoutables remous jusque dans lescouches profondes de lâOcĂ©an. Le Nautilus roulait et tanguait alors commeun navire abandonnĂ© Ă la furie des Ă©lĂ©ments.
Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous Ă©tionsdĂ©finitivement prisonniers ; mais, lâinstinct le guidant, sur le plus lĂ©gerindice, le capitaine Nemo dĂ©couvrait des passes nouvelles. Il ne se trompaitjamais en observant les minces filets dâeau bleuĂątre qui sillonnaient lesicefields. Aussi ne mettais-je pas en doute quâil nâeĂ»t aventurĂ© dĂ©jĂ leNautilus au milieu des mers antarctiques.
Cependant, dans la journĂ©e du 16 mars, les champs de glace nousbarraient absolument la route. Ce nâĂ©tait pas encore la banquise, mais devastes icefields cimentĂ©s par le froid. Cet obstacle ne pouvait arrĂȘter lecapitaine Nemo, et il se lança contre lâicefield avec une effroyable violence.Le Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisaitavec des craquements terribles. CâĂ©tait lâantique bĂ©lier poussĂ© par unepuissance infinie. Les dĂ©bris de glace, haut projetĂ©s, retombaient en grĂȘleautour de nous. Par sa seule force dâimpulsion, notre appareil se creusait unchenal. Quelquefois, emportĂ© par son Ă©lan, il montait sur le champ de glace etlâĂ©crasait de son poids, ou par instants, enfournĂ© sous lâicefield, il le divisaitpar un simple mouvement de tangage qui produisait de larges dĂ©chirures.
Pendant ces journĂ©es, de violents grains nous assaillirent. Par certainesbrumes Ă©paisses, on ne se fĂ»t pas vu dâune extrĂ©mitĂ© de la plate-forme Ă lâautre. Le vent sautait brusquement Ă tous les points du compas. La neigesâaccumulait en couches si dures quâil fallait la briser Ă coups de pic. RienquâĂ la tempĂ©rature de cinq degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, toutes les partiesextĂ©rieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un grĂ©ement nâaurait puse manĆuvrer, car tous les garants eussent Ă©tĂ© engagĂ©s dans la gorge despoulies. Un bĂątiment sans voiles et mĂ» par un moteur Ă©lectrique qui se passaitde charbon pouvait seul affronter dâaussi hautes latitudes.
Dans ces conditions, le baromĂštre se tint gĂ©nĂ©ralement trĂšs bas. Il tombamĂȘme Ă 73° 5â. Les indications de la boussole nâoffraient plus aucunegarantie. Ses aiguilles affolĂ©es marquaient des directions contradictoires, ensâapprochant du pĂŽle magnĂ©tique mĂ©ridional, qui ne se confond pas avecle sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pĂŽle est situĂ© Ă peu prĂšspar 70° de latitude et 130° de longitude, et dâaprĂšs les observations deDuperrĂ©, par 135° de longitude et 70° 30âde latitude. Il fallait faire alors desobservations nombreuses sur les compas transportĂ©s Ă diffĂ©rentes parties du
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navire et prendre une moyenne. Mais souvent, on sâen rapportait Ă lâestimepour relever la route parcourue, mĂ©thode peu satisfaisante au milieu de cespasses sinueuses dont les points de repĂšre changent incessamment.
Enfin, le 18 mars, aprĂšs vingt assauts inutiles, le Nautilus se vitdĂ©finitivement enrayĂ©. Ce nâĂ©tait plus ni les streams, ni les palks, ni lesicefields, mais une interminable et immobile barriĂšre formĂ©e de montagnessoudĂ©es entre elles.
« La banquise ! » me dit le Canadien.Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui
nous avaient prĂ©cĂ©dĂ©s, câĂ©tait lâinfranchissable obstacle. Le soleil ayantun instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assezexacte qui donnait Ă notre situation 51° 30âde longitude et 67° 39âde latitudemĂ©ridionale. CâĂ©tait dĂ©jĂ un point avancĂ© des rĂ©gions antarctiques.
De mer, de surface liquide, il nây avait plus apparence devant nosyeux. Sous lâĂ©peron du Nautilus sâĂ©tendait une vaste plaine tourmentĂ©e,enchevĂȘtrĂ©e de blocs confus, avec tout ce pĂȘle-mĂȘle capricieux quicaractĂ©rise la surface dâun fleuve quelque temps avant la dĂ©bĂącle des glaces,mais sur des proportions gigantesques. ĂĂ et lĂ , des pics aigus, des aiguillesdĂ©liĂ©es sâĂ©levant Ă une hauteur de deux cents pieds ; plus loin, une suitede falaises taillĂ©es Ă pic et revĂȘtues de teintes grisĂątres, vastes miroirs quireflĂ©taient quelques rayons de soleil Ă demi noyĂ©s dans les brumes. Puis, surcette nature dĂ©solĂ©e, un silence farouche, Ă peine rompu par le battementdâailes des pĂ©trels ou des puffins. Tout Ă©tait gelĂ© alors, mĂȘme le bruit.
Le Nautilus dut donc sâarrĂȘter dans son aventureuse course au milieu deschamps de glace.
« Monsieur, me dit ce jour-lĂ Ned Land, si votre capitaine va plus loin !âŠâ Eh bien ?â Ce sera un maĂźtre homme.â Pourquoi, Ned ?â Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre
capitaine ; mais, mille diables ! il nâest pas plus puissant que la nature, et lĂ oĂč elle a mis des bornes, il faut que lâon sâarrĂȘte, bon grĂ©, mal grĂ©.
â En effet, Ned Land, et cependant jâaurais voulu savoir ce quâil y aderriĂšre cette banquise ! Un mur-voilĂ ce qui mâirrite le plus !
â Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs nâont Ă©tĂ© inventĂ©s que pouragacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part.
â Bon ! fit le Canadien. DerriĂšre cette banquise, on sait bien ce qui setrouve.
â Quoi donc ? demandai-je.â De la glace, et toujours de la glace !
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â Vous ĂȘtes certain de ce fait, Ned, rĂ©pliquai-je, mais moi je ne le suispas. VoilĂ pourquoi je voudrais aller voir.
â Eh bien, monsieur le professeur, rĂ©pondit le Canadien, renoncez Ă cetteidĂ©e. Vous ĂȘtes arrivĂ© Ă la banquise, ce qui est dĂ©jĂ suffisant, et vous nâirezpas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son Nautilus. Et quâil le veuille ounon, nous reviendrons vers le nord, câest-Ă -dire au pays des honnĂȘtes gens. »
Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires neseront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront sâarrĂȘterdevant la banquise.
En effet, malgrĂ© ses efforts, malgrĂ© les moyens puissants employĂ©s pourdisjoindre les glaces, le Nautilus fut rĂ©duit Ă lâimmobilitĂ©. Ordinairement,qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici,revenir Ă©tait aussi impossible quâavancer, car les passes sâĂ©taient refermĂ©esderriĂšre nous, et pour peu que notre appareil demeurĂąt stationnaire, il netarderait pas Ă ĂȘtre bloquĂ©. Ce fut mĂȘme ce qui arriva vers deux heures dusoir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une Ă©tonnante rapiditĂ©. Jedus avouer que la conduite du capitaine Nemo Ă©tait plus quâimprudente.
JâĂ©tais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine, qui observait lasituation depuis quelques instants, me dit :
« Et bien, monsieur le professeur, quâen pensez-vous ?â Je pense que nous sommes pris, capitaine.â Pris ! Et comment lâentendez-vous ?â Jâentends que nous ne pouvons aller ni en avant, ni en arriĂšre, ni dâaucun
cĂŽtĂ©. Câest, je crois, ce qui sâappelle « pris », du moins sur les continentshabitĂ©s.
â Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus ne pourra passe dĂ©gager ?
â Difficilement, capitaine, car la saison est dĂ©jĂ trop avancĂ©e pour quevous comptiez sur une dĂ©bĂącle des glaces.
â Ah ! monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo dâunton ironique, vous serez donc toujours le mĂȘme ! Vous ne voyezquâempĂȘchements et obstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement leNautilus se dĂ©gagera, mais quâil ira plus loin encore !
â Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine.â Oui, monsieur, il ira au pĂŽle.â Au pĂŽle ! mâĂ©criai-je, ne pouvant retenir un mouvement dâincrĂ©dulitĂ©.â Oui ! rĂ©pondit froidement le capitaine, au pĂŽle antarctique, Ă ce point
inconnu oĂč se croisent tous les mĂ©ridiens du globe. Vous savez si je fais duNautilus ce que je veux. »
Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusquâĂ la tĂ©mĂ©ritĂ© !Mais vaincre ces obstacles qui hĂ©rissent le pĂŽle sud, plus inaccessible que
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ce pĂŽle nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, nâĂ©tait-cepas une entreprise absolument insensĂ©e, et que seul lâesprit dâun fou pouvaitconcevoir !
Il me vint alors Ă lâidĂ©e de demander au capitaine Nemo sâil avait dĂ©jĂ dĂ©couvert ce pĂŽle que nâavait jamais foulĂ© le pied dâune crĂ©ature humaine.
« Non, monsieur, me rĂ©pondit-il, et nous le dĂ©couvrirons ensemble. LĂ oĂč dâautres ont Ă©chouĂ©, je nâĂ©chouerai pas. Jamais je nâai promenĂ© monNautilus aussi loin sur les mers australes ; mais, je vous le rĂ©pĂšte, il ira plusloin encore.
â Je veux vous croire, capitaine, repris-je dâun ton un peu ironique. Jevous crois ! Allons en avant ! Il nây a pas dâobstacles pour nous ! Brisonscette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle rĂ©siste, donnons des ailes auNautilus, afin quâil puisse passer par-dessus !
â Par-dessus ? monsieur le professeur, rĂ©pondit tranquillement lecapitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous.
â Par-dessous ! » mâĂ©criai-je.Une subite rĂ©vĂ©lation des projets du capitaine venait dâilluminer mon
esprit. Jâavais compris. Les merveilleuses qualitĂ©s du Nautilus allaient leservir encore dans cette surhumaine entreprise !
« Je vois que nous commençons Ă nous entendre, monsieur le professeur,me dit le capitaine, souriant Ă demi. Vous entrevoyez dĂ©jĂ la possibilitĂ©,â moi, je dirai le succĂšs, â de cette tentative. Ce qui est impraticable avec unnavire ordinaire devient facile au Nautilus. Si un continent Ă©merge au pĂŽle,il sâarrĂȘtera devant ce continent. Mais si, au contraire, câest la mer libre quile baigne, il ira au pĂŽle mĂȘme !
â En effet, dis-je, entraĂźnĂ© par le raisonnement du capitaine, si la surfacede la mer est solidifiĂ©e par les glaces, ses couches infĂ©rieures sont libres,par cette raison providentielle qui a placĂ© Ă un degrĂ© supĂ©rieur Ă celui de lacongĂ©lation le maximum de densitĂ© de lâeau de mer. Et, si je ne me trompe,la partie immergĂ©e de cette banquise est Ă la partie Ă©mergente comme quatreest Ă un ?
â Ă peu prĂšs, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ontau-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnesde glace ne dĂ©passent pas une hauteur de cent mĂštres, elles ne sâenfoncentque de trois cents. Or, quâest-ce que trois cents mĂštres pour le Nautilus ?
â Rien, monsieur.â Il pourra mĂȘme aller chercher Ă une profondeur plus grande cette
température uniforme des eaux marines, et là nous braverons impunémentles trente ou quarante degrés de froid de la surface.
â Juste, monsieur, trĂšs juste, rĂ©pondis-je en mâanimant.
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â La seule difficultĂ©, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieursjours immergĂ©s sans renouveler notre provision dâair.
â Nâest-ce que cela ? rĂ©pliquai-je. Le Nautilus a de vastes rĂ©servoirs, nousles remplirons, et ils nous fourniront tout lâoxygĂšne dont nous aurons besoin.
â Bien imaginĂ©, monsieur Aronnax, rĂ©pondit en souriant le capitaine.Mais ne voulant pas que vous puissiez mâaccuser de tĂ©mĂ©ritĂ©, je voussoumets dâavance toutes mes objections.
â En avez-vous encore Ă faire ?â Une seule. Il est possible, si la mer existe au pĂŽle sud, que cette mer
soit entiÚrement prise, et, par conséquent, que nous ne puissions revenir à sa surface !
â Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armĂ© dâun redoutableĂ©peron, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs deglace qui sâouvriront au choc ?
â Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idĂ©es aujourdâhui !â Dâailleurs, capitaine, ajoutai-je en mâenthousiasmant de plus belle,
pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pĂŽle sud comme au pĂŽlenord ? Les pĂŽles du froid et les pĂŽles de la terre ne se confondent nidans lâhĂ©misphĂšre austral ni dans lâhĂ©misphĂšre borĂ©al, et jusquâĂ preuvecontraire, on doit supposer ou un continent ou un ocĂ©an dĂ©gagĂ© de glaces Ă ces deux points du globe.
â Je le crois aussi, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo. Jevous ferai seulement observer quâaprĂšs avoir Ă©mis tant dâobjections contremon projet, maintenant vous mâĂ©crasez dâarguments en sa faveur. »
Le capitaine Nemo disait vrai. Jâen Ă©tais arrivĂ© Ă la vaincre en audace !CâĂ©tait moi qui lâentraĂźnais au pĂŽle ! Je le devançais, je le distançais⊠Maisnon ! pauvre fou ! Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et lecontre de la question, et il sâamusait Ă te voir emportĂ© dans les rĂȘveries delâimpossible !
Cependant, il nâavait pas perdu un instant. Ă un signal le second parut.Ces deux hommes sâentretinrent rapidement dans leur incomprĂ©hensiblelangage, et soit que le second eĂ»t Ă©tĂ© antĂ©rieurement prĂ©venu, soit quâiltrouvĂąt le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.
Mais si impassible quâil fĂ»t, il ne montra pas une plus complĂšteimpassibilitĂ© que Conseil, lorsque jâannonçai Ă ce digne garçon notreintention de pousser jusquâau pĂŽle sud. Un « comme il plaira Ă monsieur »accueillit ma communication, et je dus mâen contenter. Quant Ă Ned Land,si jamais Ă©paules se levĂšrent haut, ce furent celles du Canadien.
« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vousme faites pitié !
â Mais nous irons au pĂŽle, maĂźtre Ned.
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â Possible, mais vous nâen reviendrez pas ! »Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un malheur, » dit-
il en me quittant.Cependant les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient de
commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient lâair dans lesrĂ©servoirs et lâemmagasinaient Ă une haute pression. Vers quatre heures, lecapitaine Nemo mâannonça que les panneaux de la plate-forme allaient ĂȘtrefermĂ©s. Je jetai un dernier regard sur lâĂ©paisse banquise que nous allionsfranchir. Le temps Ă©tait clair, lâatmosphĂšre assez pure, le froid trĂšs vif, 12°au-dessous de zĂ©ro ; mais le vent sâĂ©tant calmĂ©, cette tempĂ©rature ne semblaitpas trop insupportable.
Une dizaine dâhommes montĂšrent sur les flancs du Nautilus et, armĂ©sde pics, ils cassĂšrent la glace autour de la carĂšne qui fut bientĂŽt dĂ©gagĂ©e.OpĂ©ration rapidement pratiquĂ©e, car la jeune glace Ă©tait mince encore. Tousnous rentrĂąmes Ă lâintĂ©rieur. Les rĂ©servoirs habituels se remplirent de cetteeau tenue libre Ă la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas Ă descendre.
Jâavais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nousregardions les couches infĂ©rieures de lâOcĂ©an austral. Le thermomĂštreremontait. Lâaiguille du manomĂštre dĂ©viait sur le cadran.
Ă trois cents mĂštres environ, ainsi que lâavait prĂ©vu le capitaine Nemo,nous flottions sous la surface ondulĂ©e de la banquise. Mais le Nautilussâimmergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mĂštres.La tempĂ©rature de lâeau, qui donnait douze degrĂ©s Ă la surface, nâen accusaitplus que onze. Deux degrĂ©s Ă©taient dĂ©jĂ gagnĂ©s. Il va sans dire que latempĂ©rature du Nautilus, Ă©levĂ©e par ses appareils de chauffage, se maintenaitĂ un degrĂ© trĂšs supĂ©rieur. Toutes les manĆuvres sâaccomplissaient avec uneextraordinaire prĂ©cision.
« On passera, nâen dĂ©plaise Ă monsieur, » me dit Conseil.â Jây compte bien ! » rĂ©pondis-je avec le ton dâune profonde conviction.Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin du pĂŽle,
sans sâĂ©carter du cinquante-deuxiĂšme mĂ©ridien. De 67° 30âĂ 90°, vingt-deuxdegrĂ©s et demi en latitude restaient Ă parcourir, câest-Ă -dire un peu plus decinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six milles Ă lâheure, la vitesse dâun train express. Sâil la conservait, quarante heures luisuffisaient pour atteindre le pĂŽle.
Pendant une partie de la nuit, la nouveautĂ© de la situation nous retint,Conseil et moi, Ă la vitre du salon. La mer sâilluminait sous lâirradiationĂ©lectrique du fanal. Mais elle Ă©tait dĂ©serte. Les poissons ne sĂ©journaient pasdans ces eaux prisonniĂšres. Ils ne trouvaient lĂ quâun passage pour aller delâOcĂ©an antarctique Ă la mer libre du pĂŽle. Notre marche Ă©tait rapide. On lasentait telle aux tressaillements de la longue coque dâacier.
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Vers deux heures du matin, jâallai prendre quelques heures de repos.Conseil mâimita. En traversant les coursives, je ne rencontrai pas le capitaineNemo. Je supposai quâil se tenait dans la cage du timonier.
Le lendemain 19 mars, Ă cinq heures du matin, je repris mon poste dansle salon. Le loch Ă©lectrique mâindiqua que la vitesse du Nautilus avait Ă©tĂ©modĂ©rĂ©e. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidantlentement ses rĂ©servoirs.
Mon cĆur battait. Allions-nous Ă©merger et retrouver lâatmosphĂšre libredu pĂŽle ?
Non. Un choc mâapprit que le Nautilus avait heurtĂ© la surface infĂ©rieurede la banquise, trĂšs Ă©paisse encore, Ă en juger par la matitĂ© du bruit. Eneffet, nous avions « touchĂ©, » pour employer lâexpression marine, mais ensens inverse et par trois mille pieds de profondeur. Ce qui donnait quatremille pieds de glace au-dessus de nous, dont mille Ă©mergeaient. La banquiseprĂ©sentait alors une hauteur supĂ©rieure Ă celle que nous avions relevĂ©e surses bords. Circonstance peu rassurante.
Pendant cette journĂ©e, le Nautilus recommença plusieurs fois cette mĂȘmeexpĂ©rience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. Ă de certains instants, il la rencontra par neuf cents mĂštres,ce qui accusait douze cents mĂštres dâĂ©paisseur dont trois cents mĂštressâĂ©levaient au-dessus de la surface de lâOcĂ©an. CâĂ©tait le double de la hauteurque prĂ©sentait la banquise, au moment oĂč le Nautilus sâĂ©tait enfoncĂ© sousles flots.
Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et jâobtins ainsi le profilsous-marin de cette chaĂźne qui se dĂ©veloppait sous les eaux.
Le soir ; aucun changement nâĂ©tait survenu dans notre situation. Toujoursla glace entre quatre cents et cinq cents mĂštres de profondeur. DiminutionĂ©vidente, mais quelle Ă©paisseur encore entre nous et la surface de lâOcĂ©an !
Il Ă©tait huit heures alors. Depuis quatre heures dĂ©jĂ , lâair aurait dĂ» ĂȘtrerenouvelĂ© Ă lâintĂ©rieur du Nautilus, suivant lâhabitude quotidienne du bord.Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo nâeĂ»t pasencore demandĂ© Ă ses rĂ©servoirs un supplĂ©ment dâoxygĂšne.
Mon sommeil fut pĂ©nible pendant cette nuit. Espoir et craintemâassiĂ©geaient tour Ă tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tĂątonnements duNautilus continuaient. Vers trois heures du matin, jâobservai que la surfaceinfĂ©rieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mĂštres deprofondeur. Cent cinquante pieds nous sĂ©paraient alors de la surface deseaux. La banquise redevenait peu Ă peu icefield. La montagne se refaisaitplaine.
Mes yeux ne quittaient plus le manomĂštre. Nous remontions toujours ensuivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui Ă©tincelait sous les
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rayons Ă©lectriques. La banquise sâabaissait en dessus et en dessous par desrampes allongĂ©es. Elle sâamincissait de mille en mille.
Enfin, Ă six heures du matin, ce jour mĂ©morable du 19 mars, la porte dusalon sâouvrit. Le capitaine Nemo parut.
« La mer libre ! » dit-il.
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CHAPITRE XIVLe PĂŽle Sud
Je me précipitai vers la plate-forme.Oui ! La mer libre. à peine quelques glaçons épars, les icebergs mobiles ;
au loin une mer Ă©tendue ; un monde dâoiseaux dans les airs, et des myriadesde poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intenseau vert-olive. Le thermomĂštre marquait trois degrĂ©s centigrades au-dessusde zĂ©ro. CâĂ©tait comme un printemps relatif enfermĂ© derriĂšre cette banquise,dont les masses Ă©loignĂ©es se profilaient sur lâhorizon du nord.
« Sommes-nous au pĂŽle ? demandai-je au capitaine, le cĆur palpitant.â Je lâignore, me rĂ©pondit-il. Ă midi nous ferons le point.â Mais le soleil se montrera-t-il Ă travers ces brumes ? dis-je en regardant
le ciel grisĂątre.â Si peu quâil paraisse, il me suffira, » rĂ©pondit le capitaine.Ă dix milles du Nautilus, vers le sud, un Ăźlot solitaire sâĂ©levait Ă une
hauteur de deux cents mĂštres. Nous marchions vers lui, mais prudemment,car cette mer pouvait ĂȘtre semĂ©e dâĂ©cueils.
Une heure aprĂšs, nous avions atteint lâĂźlot. Deux heures plus tard, nousachevions dâen faire le tour. Il mesurait quatre Ă cinq milles de circonfĂ©rence.Un Ă©troit canal le sĂ©parait dâune terre considĂ©rable, un continent peut-ĂȘtre,dont nous ne pouvions apercevoir les limites. Lâexistence de cette terresemblait donner raison aux hypothĂšses de Maury. LâingĂ©nieux AmĂ©ricain aremarquĂ©, en effet, quâentre le pĂŽle Sud et le soixantiĂšme parallĂšle, la mer estcouverte de glaces flottantes, de dimensions Ă©normes, qui ne se rencontrentjamais dans lâAtlantique nord. De ce fait, il a tirĂ© cette conclusion que lecercle antarctique renferme des terres considĂ©rables, puisque les icebergs nepeuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des cĂŽtes. Suivant sescalculs, la masse des glaces qui enveloppent le pĂŽle austral forme une vastecalotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomĂštres.
Cependant, le Nautilus, par crainte dâĂ©chouer, sâĂ©tait arrĂȘtĂ© Ă troisencablures dâune grĂšve que dominait un superbe amoncellement de roches.Le canot fut lancĂ© Ă la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant lesinstruments, Conseil et moi, nous nous y embarquĂąmes. Il Ă©tait dix heuresdu matin. Je nâavais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulaitpas se dĂ©juger en prĂ©sence du pĂŽle Sud.
Quelques coups dâaviron amenĂšrent le canot sur le sable, oĂč il sâĂ©choua.Au moment oĂč Conseil allait sauter Ă terre, je le retins.
« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, Ă vous lâhonneur de mettre piedle premier sur cette terre.
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â Oui, monsieur, rĂ©pondit le capitaine, et si je nâhĂ©site pas Ă fouler cesol du pĂŽle, câest que, jusquâici, aucun ĂȘtre humain nây a laissĂ© la trace deses pas. »
Cela dit, il sauta lĂ©gĂšrement sur le sable. Une vive Ă©motion lui faisaitbattre le cĆur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petitpromontoire, et lĂ , les bras croisĂ©s, le regard ardent, immobile, muet, ilsembla prendre possession de ces rĂ©gions australes. AprĂšs cinq minutespassĂ©es dans cette extase, il se retourna vers nous.
« Quand vous voudrez, monsieur, » me cria-t-il.Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot.Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rougeùtre, comme
sâil eĂ»t Ă©tĂ© fait de brique pilĂ©e. Des scories, des coulĂ©es de lave, despierres ponces le recouvraient. On ne pouvait mĂ©connaĂźtre son originevolcanique. En de certains endroits, quelques lĂ©gĂšres fumeroles, dĂ©gageantune odeur sulfureuse, attestaient que les feux intĂ©rieurs conservaient encoreleur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, jene vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dansces contrĂ©es antarctiques, James Ross a trouvĂ© les cratĂšres de lâErebus et duTerror en pleine activitĂ© sur le cent soixante-septiĂšme mĂ©ridien et par 77°32âde latitude.
La vĂ©gĂ©tation de ce continent dĂ©solĂ© me parut extrĂȘmement restreinte.Quelques lichens de lâespĂšce Usnea melanoxantha sâĂ©talaient sur les rochesnoires. Certaines plantules microscopiques, des diatomĂ©es rudimentaires,sortes de cellules disposĂ©es entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucuspourpres et cramoisis, supportĂ©s sur de petites vessies natatoires et que leressac jetait Ă la cĂŽte, composaient toute la maigre flore de cette rĂ©gion.
Le rivage Ă©tait parsemĂ© de mollusques, de petites moules, de patelles,de bucardes lisses, en forme de cĆurs, et particuliĂšrement de clios au corpsoblong et membraneux, dont la tĂȘte est formĂ©e de deux lobes arrondis. Je visaussi des myriades de ces clios borĂ©ales, longues de trois centimĂštres, dontla baleine avale un monde Ă chaque bouchĂ©e. Ces charmants ptĂ©ropodes,vĂ©ritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisiĂšre durivage.
Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts fonds quelquesarborescences coralligĂšnes, de celles qui, suivant James Ross, vivent dansles mers antarctiques jusquâĂ mille mĂštres de profondeur ; puis, de petitsalcyons appartenant Ă lâespĂšce Procellaria pelagica, ainsi quâun grandnombre dâastĂ©ries particuliĂšres Ă ces climats, et dâĂ©toiles de mer quiconstellaient le sol.
Mais oĂč la vie surabondait, câĂ©tait dans les airs. LĂ volaient et voletaientpar milliers des oiseaux dâespĂšces variĂ©es, qui nous assourdissaient de leurs
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cris. Dâautres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte etse pressant familiĂšrement sous nos pas. CâĂ©taient des pingouins aussi agileset souples dans lâeau, oĂč on les a confondus parfois avec de rapides bonites,quâils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques etformaient des assemblĂ©es nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues declameurs.
Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des Ă©chassiers,gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, lâĆilencadrĂ© dâun cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles,convenablement prĂ©parĂ©s, forment un mets agrĂ©able. Dans les airs passaientdes albatros fuligineux dâune envergure de quatre mĂštres, justementappelĂ©s les vautours de lâOcĂ©an, des pĂ©trels gigantesques, entre autres desquebrante-huesos, aux ailes arquĂ©es, qui sont grands mangeurs de phoques,des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du corps est noir et blanc,enfin toute une sĂ©rie de pĂ©trels, les uns blanchĂątres, aux ailes bordĂ©es debrun, les autres bleus et spĂ©ciaux aux mers antarctiques, ceux-là « si huileux,dis-je Ă Conseil, que les habitants des Ăźles FĂ©roĂ© se contentent dây adapterune mĂšche avant de les allumer.
â Un peu plus, rĂ©pondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites ! AprĂšsça, on ne peut exiger que la nature les ait prĂ©alablement munis dâunemĂšche ! »
Ă un demi-mille, le sol se montra tout criblĂ© de nids de manchots,sortes de terriers disposĂ©s pour la ponte, et dont sâĂ©chappaient de nombreuxoiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelques centaines, carleur chair noire est trĂšs mangeable. Ils poussaient des braiements dâĂąne. Cesanimaux, de la taille dâune oie, ardoisĂ©s sur le corps, blancs en dessous etcravatĂ©s dâun lisĂ©rĂ© citron, se laissaient tuer Ă coups de pierres sans chercherĂ sâenfuir.
Cependant, la brume ne se levait pas, et, Ă onze heures, le soleil nâavaitpoint encore paru. LâinvisibilitĂ© de cet astre ne laissait pas de mâinquiĂ©ter.Sans lui, pas dâobservations possibles. Comment dĂ©terminer alors si nousavions atteint le pĂŽle ?
Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusementaccoudĂ© sur un roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrariĂ©. Maisquây faire ? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleilcomme Ă la mer.
Midi arriva sans que lâastre du jour se fĂ»t montrĂ© un seul instant. On nepouvait mĂȘme reconnaĂźtre la place quâil occupait derriĂšre le rideau de brume.BientĂŽt cette brume vint Ă se rĂ©soudre en neige.
« Ă demain, » me dit simplement le capitaine, et nous regagnĂąmes leNautilus au milieu des tourbillons de lâatmosphĂšre.
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Pendant notre absence, les filets avaient Ă©tĂ© tendus, et jâobservai avecintĂ©rĂȘt les poissons que lâon venait de haler Ă bord. Les mers antarctiquesservent de refuge Ă un trĂšs grand nombre de migrateurs, qui fuient lestempĂȘtes des zones moins Ă©levĂ©es pour tomber, il est vrai, sous la dent desmarsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longues dâundĂ©cimĂštre, espĂšce de cartilagineux blanchĂątres traversĂ©s de bandes livides etarmĂ©s dâaiguillons, puis des chimĂšres antarctiques, longues de trois pieds, lecorps trĂšs allongĂ©, la peau blanche, argentĂ©e et lisse, la tĂȘte arrondie, le dosmuni de trois nageoires, le museau terminĂ© par une trompe qui se recourbevers la bouche. Je goĂ»tai leur chair ; mais je la trouvai insipide, malgrĂ©lâopinion de Conseil qui sâen accommoda fort.
La tempĂȘte de neige dura jusquâau lendemain. Il Ă©tait impossible de setenir sur la plate-forme. Du salon oĂč je notais les incidents de cette excursionau continent polaire, jâentendais les cris des pĂ©trels et des albatros qui sejouaient au milieu de la tourmente. Le Nautilus ne resta pas immobile,et, prolongeant la cĂŽte, il sâavança encore dâune dizaine de milles au sud,au milieu de cette demi-clartĂ© que laissait le soleil en rasant les bords delâhorizon.
Le lendemain 20 mars, la neige avait cessĂ©. Le froid Ă©tait un peu plus vif.Le thermomĂštre marquait deux degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. Les brouillards selevĂšrent, et jâespĂ©rai que, ce jour-lĂ , notre observation pourrait sâeffectuer.
Le capitaine Nemo nâayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil etmoi, et nous mit Ă terre. La nature du sol Ă©tait la mĂȘme, volcanique. Partoutdes traces de laves, de scories, de basaltes, sans que jâaperçusse le cratĂšre quiles avait vomis. Ici comme lĂ -bas, des myriades dâoiseaux animaient cettepartie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avecde vastes troupeaux de mammifĂšres marins qui nous regardaient de leursdoux yeux. CâĂ©taient des phoques dâespĂšces diverses, les uns Ă©tendus surle sol, les autres couchĂ©s sur des glaçons en dĂ©rive, plusieurs sortant de lamer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas Ă notre approche, nâayant jamaiseu affaire Ă lâhomme, et jâen comptai lĂ de quoi approvisionner quelquescentaines de navires.
« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pasaccompagnés !
â Pourquoi cela, Conseil ?â Parce que lâenragĂ© chasseur aurait tout tuĂ©.â Tout, câest beaucoup dire ; mais je crois, en effet, que nous nâaurions
pu empĂȘcher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de cesmagnifiques cĂ©tacĂ©s. Ce qui eĂ»t dĂ©sobligĂ© le capitaine Nemo, car il ne versepas inutilement le sang des bĂȘtes inoffensives.
â Il a raison.
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â Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, nâas-tu pas dĂ©jĂ classĂ© cessuperbes Ă©chantillons de la faune marine ?
â Monsieur sait bien, rĂ©pondit Conseil, que je ne suis pas trĂšs ferrĂ© sur lapratique. Quand monsieur mâaura appris le nom de ces animauxâŠ
â Ce sont des phoques et des morses.â Deux genres qui appartiennent Ă la famille des pinnipĂšdes, se hĂąta
de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculés,sous-classe des monodelphiens, classe des mammifÚres, embranchementdes vertébrés.
â Bien, Conseil, rĂ©pondis-je ; mais ces deux genres, phoques et morses,se divisent en espĂšces, et si je ne me trompe, nous aurons ici lâoccasion deles observer. Marchons. »
Il Ă©tait huit heures du matin. Quatre heures nous restaient Ă employerjusquâau moment oĂč le soleil pourrait ĂȘtre utilement observĂ©. Je dirigeai nospas vers une vaste baie qui sâĂ©chancrait dans la falaise granitique du rivage.
LĂ , je puis dire quâĂ perte de vue autour de nous, les terres et les glaçonsĂ©taient encombrĂ©s de mammifĂšres marins, et je cherchais involontairementdu regard le vieux ProtĂ©e, le mythologique pasteur qui gardait ces immensestroupeaux de Neptune. CâĂ©taient particuliĂšrement des phoques. Ils formaientdes groupes distincts, mĂąles et femelles, le pĂšre veillant sur sa famille, lamĂšre allaitant ses petits, quelques jeunes, dĂ©jĂ forts, sâĂ©mancipant Ă quelquespas. Lorsque ces mammifĂšres voulaient se dĂ©placer, ils allaient par petitssauts dus Ă la contraction de leur corps, et ils sâaidaient assez gauchementde leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamentin, leur congĂ©nĂšre, formeun vĂ©ritable avant-bras. Je dois dire, que dans lâeau, leur Ă©lĂ©ment parexcellence, ces animaux Ă lâĂ©pine dorsale mobile, au bassin Ă©troit, au poil raset serrĂ©, aux pieds palmĂ©s, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ilsprenaient des attitudes extrĂȘmement gracieuses. Aussi les anciens, observantleur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser leplus beau regard de femme, leurs yeux veloutĂ©s et limpides, leurs posescharmantes, et les poĂ©tisant Ă leur maniĂšre, mĂ©tamorphosĂšrent-ils les mĂąlesen tritons, et les femelles en sirĂšnes.
Je fis remarquer Ă Conseil le dĂ©veloppement considĂ©rable des lobescĂ©rĂ©braux chez ces intelligents cĂ©tacĂ©s. Aucun mammifĂšre, lâhommeexceptĂ©, nâa la matiĂšre cĂ©rĂ©brale plus riche. Aussi les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une certaine Ă©ducation ; ils se domestiquentaisĂ©ment, et je pense, avec certains naturalistes, que, convenablementdressĂ©s, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de pĂȘche.
La plupart de ces animaux dormaient sur les rochers ou sur le sable. Parmices phoques proprement dits qui nâont point dâoreilles externes, â diffĂ©ranten cela des otaries dont lâoreille est saillante, â jâobservai plusieurs variĂ©tĂ©s
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de stĂ©norhynques, longs de trois mĂštres, blancs de poils, Ă tĂȘtes de bulldogs,armĂ©s de dix dents Ă chaque mĂąchoire, quatre incisives en haut et en baset deux grandes canines dĂ©coupĂ©es en forme de fleur de lis. Entre euxse glissaient des Ă©lĂ©phants marins, sortes de phoques Ă trompe courte etmobile, les gĂ©ants de lâespĂšce, qui sur une circonfĂ©rence de vingt piedsmesuraient une longueur de dix mĂštres. Ils ne faisaient aucun mouvementĂ notre approche.
« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demanda Conseil.â Non, rĂ©pondis-je, Ă moins quâon ne les attaque. Lorsquâun phoque
dĂ©fend son petit, sa fureur est terrible, et il nâest pas rare quâil mette en piĂšceslâembarcation des pĂȘcheurs.
â Il est dans son droit, rĂ©pliqua Conseil.â Je ne dis pas non. »Deux milles plus loin, nous Ă©tions arrĂȘtĂ©s par le promontoire qui couvrait
la baie contre les vents du sud. Il tombait dâaplomb Ă la mer et Ă©cumaitsous le ressac. Au-delĂ Ă©clataient de formidables rugissements, tels quâuntroupeau de ruminants en eĂ»t pu produire.
« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?â Non, dis-je, un concert de morses.â Ils se battent ?â Ils se battent ou ils jouent.â Nâen dĂ©plaise Ă monsieur, il faut voir cela.â Il faut le voir, Conseil. »Et nous voilĂ franchissant les roches noirĂątres, au milieu dâĂ©boulements
imprĂ©vus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus dâunefois, je roulai au dĂ©triment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide,ne bronchait guĂšre, et me relevait, disant :
« Si monsieur voulait avoir la bontĂ© dâĂ©carter les jambes, monsieurconserverait mieux son Ă©quilibre. »
ArrivĂ© Ă lâarĂȘte supĂ©rieure du promontoire, jâaperçus une vaste plaineblanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. CâĂ©taient deshurlements de joie, non de colĂšre.
Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et parla disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquentĂ leur mĂąchoire infĂ©rieure, et, quant aux canines supĂ©rieures, ce sont deuxdĂ©fenses longues de quatre-vingts centimĂštres qui en mesurent trente-troisĂ la circonfĂ©rence de leur alvĂ©ole. Ces dents, faites dâun ivoire compacte etsans stries, plus dur que celui des Ă©lĂ©phants et moins prompt Ă jaunir, sonttrĂšs recherchĂ©es. Aussi les morses sont-ils en butte Ă une chasse inconsidĂ©rĂ©equi les dĂ©truira bientĂŽt jusquâau dernier, puisque les chasseurs, massacrant
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indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en détruisent chaque annéeplus de quatre mille.
En passant auprĂšs de ces curieux animaux, je pus les examiner Ă loisir,car ils ne se dĂ©rangeaient pas. Leur peau Ă©tait Ă©paisse et rugueuse, dâun tonfauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaientune longueur de quatre mĂštres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurscongĂ©nĂšres du nord, ils ne confiaient point Ă des sentinelles choisies le soinde surveiller les abords de leur campement.
AprĂšs avoir examinĂ© cette citĂ© des morses, je songeai Ă revenir surmes pas. Il Ă©tait onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans desconditions favorables pour observer, je voulais ĂȘtre prĂ©sent Ă son opĂ©ration.Cependant, je nâespĂ©rais pas que le soleil se montrĂąt ce jour-lĂ . Des nuagesĂ©crasĂ©s sur lâhorizon le dĂ©robaient encore Ă nos yeux. Il semblait que cetastre jaloux ne voulĂ»t pas rĂ©vĂ©ler Ă des ĂȘtres humains ce point inabordabledu globe.
Cependant, je songeai Ă revenir vers le Nautilus. Nous suivĂźmes un Ă©troitraidillon qui courait sur le sommet de la falaise. Ă onze heures et demie, nousĂ©tions arrivĂ©s au point de dĂ©barquement. Le canot Ă©chouĂ© avait dĂ©posĂ© lecapitaine Ă terre. Je lâaperçus debout sur un bloc de basalte. Ses instrumentsĂ©taient prĂšs de lui. Son regard se fixait sur lâhorizon du nord, prĂšs duquel lesoleil dĂ©crivait alors sa courbe allongĂ©e.
Je pris place auprĂšs de lui et jâattendis sans parler Midi arriva, et, ainsique la veille, le soleil ne se montra pas.
CâĂ©tait une fatalitĂ©. Lâobservation manquait encore. Si demain elle nesâaccomplissait pas, il faudrait renoncer dĂ©finitivement Ă relever notresituation.
En effet, nous Ă©tions prĂ©cisĂ©ment au 20 mars. Demain, 21, jour delâĂ©quinoxe, rĂ©fraction non comptĂ©e le soleil disparaĂźtrait sous lâhorizonpour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire.Depuis lâĂ©quinoxe de septembre, il avait Ă©mergĂ© de lâhorizon septentrional,sâĂ©levant par des spirales allongĂ©es jusquâau 21 dĂ©cembre. Ă cette Ă©poque,solstice de ces contrĂ©es borĂ©ales, il avait commencĂ© Ă redescendre, et lelendemain il devait lancer ses derniers rayons.
Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo.« Vous avez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain je nâobtiens la
hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cette opĂ©ration. Maisaussi, prĂ©cisĂ©ment parce que les hasards de ma navigation mâont amenĂ©, le21 mars, dans ces mers, mon point sera facile Ă relever, si, Ă midi, le soleilse montre Ă nos yeux.
â Pourquoi, capitaine ?
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â Parce que, lorsque lâastre du jour dĂ©crit des spirales si allongĂ©es, ilest difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de lâhorizon, et lesinstruments sont exposĂ©s Ă commettre de graves erreurs.
â Comment procĂ©derez-vous donc ?â Je nâemploierai que mon chronomĂštre, me rĂ©pondit le capitaine Nemo.
Si demain, 21 mars, Ă midi, le disque du soleil, en tenant compte de larĂ©fraction, est coupĂ© exactement par lâhorizon du nord, câest que je suis aupĂŽle sud.
â En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation nâest pas mathĂ©matiquementrigoureuse, parce que lâĂ©quinoxe ne tombe pas nĂ©cessairement Ă midi.
â Sans doute, monsieur ; mais lâerreur ne sera pas de cent mĂštres, et il nenous en faut pas davantage. Ă demain donc. »
Le capitaine Nemo retourna Ă bord. Conseil et moi, nous restĂąmes jusquâĂ cinq heures Ă arpenter la plage, observant et Ă©tudiant. Je ne rĂ©coltai aucunobjet curieux, si ce nâest un Ćuf de pingouin, remarquable par sa grosseur,et quâun amateur eĂ»t payĂ© plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raieset les caractĂšres qui lâornaient comme autant dâhiĂ©roglyphes, en faisaientun bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garçon,au pied sĂ»r, le tenant comme une prĂ©cieuse porcelaine de Chine, le rapportaintact au Nautilus.
LĂ je dĂ©posai cet Ćuf rare sous une des vitrines du musĂ©e. Je soupai avecappĂ©tit dâun excellent morceau de foie de phoque dont le goĂ»t rappelait celuide la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoquĂ©, commeun Indou, les faveurs de lâastre radieux.
Le lendemain, 21 mars, dĂšs cinq heures du matin, je montai sur la plate-forme. Jây trouvai le capitaine Nemo.
« Le temps se dĂ©gage un peu, me dit-il. Jâai bon espoir. AprĂšs dĂ©jeuner,nous nous rendrons Ă terre pour choisir un poste dâobservation. »
Ce point convenu, jâallai trouver Ned Land. Jâaurais voulu lâemmeneravec moi. LâobstinĂ© Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnitĂ© commesa fĂącheuse humeur sâaccroissaient de jour en jour. AprĂšs tout, je ne regrettaipas son entĂȘtement dans cette circonstance. VĂ©ritablement, il y avait trop dephoques Ă terre, et il ne fallait pas soumettre ce pĂȘcheur irrĂ©flĂ©chi Ă cettetentation.
Le dĂ©jeuner terminĂ©, je me rendis Ă terre. Le Nautilus sâĂ©tait encore Ă©levĂ©de quelques milles pendant la nuit. Il Ă©tait au large, Ă une grande lieue dâunecĂŽte que dominait un pic aigu de quatre Ă cinq cents mĂštres. Le canot portaitavec moi le capitaine Nemo, deux hommes de lâĂ©quipage et les instruments,câest-Ă -dire un chronomĂštre, une lunette et un baromĂštre.
Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines qui appartenaientaux trois espÚces particuliÚres aux mers australes, la baleine franche ou
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« right-whale » des Anglais, qui nâa pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptĂšre Ă ventre plissĂ©, aux vastes nageoires blanchĂątres qui,malgrĂ© son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brunjaunĂątre, le plus vif des cĂ©tacĂ©s. Ce puissant animal se fait entendre deloin, lorsquâil projette Ă une grande hauteur ses colonnes dâair et de vapeur,qui ressemblent Ă des tourbillons de fumĂ©e. Ces diffĂ©rents mammifĂšressâĂ©battaient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassindu pĂŽle antarctique servait maintenant de refuge aux cĂ©tacĂ©s trop vivementtraquĂ©s par les pĂȘcheurs.
Je remarquai également de longs cordons blanchùtres de salpes, sortes demollusques agrégés, et des méduses de grande taille qui se balançaient entrele remous des lames.
Ă neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel sâĂ©claircissait. Les nuagesfuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux.Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire sonobservatoire. Ce fut une ascension pĂ©nible sur des laves aiguĂ«s et des pierresponces, au milieu dâune atmosphĂšre souvent saturĂ©e par les Ă©manationssulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme dĂ©shabituĂ© defouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, uneagilitĂ© que je ne pouvais Ă©galer, et quâeĂ»t enviĂ©e un chasseur dâisards.
Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitiĂ©porphyre, moitiĂ© basalte. De lĂ , nos regards embrassaient une vaste mer qui,vers le nord, traçait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. Ă nospieds, des champs Ă©blouissants de blancheur. Sur notre tĂȘte, un pĂąle azur,dĂ©gagĂ© de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu dĂ©jĂ Ă©cornĂ©e par le tranchant de lâhorizon. Du sein des eaux sâĂ©levaient en gerbesmagnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le Nautilus, comme uncĂ©tacĂ© endormi. DerriĂšre nous, vers le sud et lâest, une terre immense, unamoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on nâapercevait pasla limite.
Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusementsa hauteur au moyen du baromĂštre, car il devait en tenir compte dans sonobservation.
Ă midi moins le quart, le soleil, vu alors par rĂ©fraction seulement, semontra comme un disque dâor et dispersa ses derniers rayons sur ce continentabandonnĂ©, Ă ces mers que lâhomme nâa jamais sillonnĂ©es encore.
Le capitaine Nemo, muni dâune lunette Ă rĂ©ticules, qui, au moyen dâunmiroir, corrigeait la rĂ©fraction observa lâastre qui sâenfonçait peu Ă peu au-dessous de lâhorizon en suivant une diagonale trĂšs allongĂ©e. Je tenais lechronomĂštre. Mon cĆur battait fort. Si la disparition du demi-disque dusoleil coĂŻncidait avec le midi du chronomĂštre, nous Ă©tions au pĂŽle mĂȘme.
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« Midi ! « mâĂ©criai-je.â Le pĂŽle sud ! » rĂ©pondit le capitaine Nemo dâune voix grave, en me
donnant la lunette qui montrait lâastre du jour, prĂ©cisĂ©ment coupĂ© en deuxportions Ă©gales par lâhorizon.
Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peuĂ peu sur ses rampes.
En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon Ă©paule, medit :
« Monsieur, en 1600, le Hollandais GhĂ©ritk, entraĂźnĂ© par les courants etles tempĂȘtes, atteignit le 64° de latitude sud et dĂ©couvrit les New-Shetland.En 1773, le 17 janvier, lâillustre Cook, suivant le trente-huitiĂšme mĂ©ridien,arriva par 67° 30âde latitude, et en 1774, le 30 janvier, sur le cent neuviĂšmemĂ©ridien, il atteignit 71° 15 de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausense trouva sur le soixante-neuviĂšme parallĂšle, et en 1821, sur le soixante-sixiĂšme par 111° de longitude ouest. En 1820, lâAnglais Brunsfield futarrĂȘtĂ© sur le soixante-cinquiĂšme degrĂ©. La mĂȘme annĂ©e, lâAmĂ©ricain Morrel,dont les rĂ©cits sont douteux, remontant sur le quarante-deuxiĂšme mĂ©ridien,dĂ©couvrait la mer libre par 70° 14âde latitude. En 1825, lâAnglais Powellne pouvait dĂ©passer le soixante-deuxiĂšme degrĂ©. La mĂȘme annĂ©e, un simplepĂȘcheur de phoques, lâAnglais Weddel sâĂ©levait jusquâĂ 72° 14âde latitudesur le trente-cinquiĂšme mĂ©ridien, et jusquâĂ 74° 15âsur le trente-sixiĂšme. En1829, lâAnglais Forster, commandant le Chanticleer, prenait possession ducontinent antarctique par 63° 26âde latitude et 66° 26âde longitude. En 1831,lâAnglais BiscoĂ«, le 1er fĂ©vrier, dĂ©couvrait la terre dâEnderby par 68° 50âdelatitude ; en 1832, le 5 fĂ©vrier, la terre dâAdĂ©laĂŻde par 67° de latitude, et le21 fĂ©vrier, la terre de Graham par 64° 45âde latitude. En 1838, le FrançaisDumont dâUrville, arrĂȘtĂ© devant la banquise par 62° 57âde latitude, relevaitla terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud,il nommait par 66° 30â, le 21 janvier, la terre Adelie, et huit jours aprĂšs,par 64° 40â, la cĂŽte Clarie. En 1838, lâAnglais Wilkes sâavançait jusquâausoixante-neuviĂšme parallĂšle sur le centiĂšme mĂ©ridien. En 1839, lâAnglaisBalleny dĂ©couvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin,en 1842, lâAnglais James Ross, montant lâErebus et le Terror, le 12 janvier,par 76° 56âde latitude et 171° 7âde longitude est, trouvait la terre Victoria ;le 23 du mĂȘme mois, il relevait le soixante-quatorziĂšme parallĂšle, le plushaut point atteint jusquâalors ; le 27, il Ă©tait par 76° 8â, le 28, par 77° 32,le 2 fĂ©vrier, par 78° 4 ÂŽ, et en 1842, il revenait au soixante-onziĂšme degrĂ©quâil ne put dĂ©passer. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, jâaiatteint le pĂŽle sud sur le quatre-vingt-dixiĂšme degrĂ©, et je prends possessionde cette partie du globe Ă©gale au sixiĂšme des continents reconnus.
â Au nom de qui, capitaine ?
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â Au mien, monsieur ! »Et ce disant, le capitaine Nemo dĂ©ploya un pavillon noir, portant un N
dâor brodĂ© sur son Ă©tamine. Puis, se retournant vers lâastre du jour dont lesderniers rayons lĂ©chaient lâhorizon de la mer :
« Adieu, soleil, sâĂ©cria-t-il ! Disparais, astre radieux ! Couche-toi souscette mer libre, et laisse une nuit de six mois Ă©tendre ses ombres sur monnouveau domaine ! »
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CHAPITRE XVAccident ou incident ?
Le lendemain, 22 mars, Ă six heures du matin, les prĂ©paratifs de dĂ©partfurent commencĂ©s. Les derniĂšres lueurs du crĂ©puscule se fondaient dansla nuit. Le froid Ă©tait vif. Les constellations resplendissaient avec unesurprenante intensitĂ©. Au zĂ©nith brillait cette admirable Croix du Sud,lâĂ©toile polaire des rĂ©gions antarctiques.
Le thermomĂštre marquait douze degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, et, quandle vent fraĂźchissait, il causait de piquantes morsures. Les glaçons semultipliaient sur lâeau libre. La mer tendait Ă se prendre partout. Denombreuses plaques noirĂątres, Ă©talĂ©es Ă sa surface, annonçaient la prochaineformation de la jeune glace. Ăvidemment, le bassin austral, gelĂ© pendantles six mois de lâhiver, Ă©tait absolument inaccessible. Que devenaient lesbaleines pendant cette pĂ©riode ? Sans doute, elles allaient par-dessous labanquise chercher des mers plus praticables. Quant aux phoques et auxmorses, habituĂ©s Ă vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur cesparages glacĂ©s. Ces animaux ont lâinstinct de creuser des trous dans lesicefields et de les maintenir toujours ouverts. Câest par ces trous quâilsviennent respirer ; lorsque les oiseaux, chassĂ©s par le froid, ont Ă©migrĂ© versle nord, ces mammifĂšres marins demeurent les seuls maĂźtres du continentpolaire.
Cependant les rĂ©servoirs dâeau sâĂ©taient remplis, et le Nautilus descendaitlentement. Ă une profondeur de mille pieds, il sâarrĂȘta. Son hĂ©lice battit lesflots, et il sâavança droit au nord avec une vitesse de quinze milles Ă lâheure.Vers le soir, il flottait dĂ©jĂ sous lâimmense carapace glacĂ©e de la banquise.
Les panneaux du salon avaient Ă©tĂ© fermĂ©s par prudence, car la coquedu Nautilus pouvait se heurter Ă quelque bloc immergĂ©. Aussi je passaicette journĂ©e Ă mettre mes notes au net. Mon esprit Ă©tait tout entier Ă sessouvenirs du pĂŽle. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues,sans danger, comme si notre wagon flottant eĂ»t glissĂ© sur les rails dâunchemin de fer. Et maintenant, le retour commençait vĂ©ritable ment. MerĂ©serverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la sĂ©rie desmerveilles sous-marines est inĂ©puisable ! Cependant, depuis cinq mois etdemi que le hasard nous avait jetĂ©s Ă ce bord, nous avions franchi quatorzemille lieues, et sur ce parcours plus Ă©tendu que lâĂ©quateur terrestre, combiendâincidents ou curieux ou terribles avaient charmĂ© notre voyage : la chassedans les forĂȘts de Crespo, lâĂ©chouement du dĂ©troit de TorrĂšs, le cimetiĂšrede corail, les pĂȘcheries de Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin,les millions de la baie du Vigo, lâAtlantide, le pĂŽle Sud ! Pendant la nuit,
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tous ces souvenirs, passant de rĂȘve en rĂȘve, ne laissĂšrent pas mon cerveausommeiller un instant.
Ă trois heures du matin, je fus rĂ©veillĂ© par un choc violent. Je mâĂ©taisredressĂ© sur mon lit et jâĂ©coutais au milieu de lâobscuritĂ©, quand je fusprĂ©cipitĂ© brusquement au milieu de la chambre. Ăvidemment, le Nautilusdonnait une bande considĂ©rable aprĂšs avoir touchĂ©.
Je mâaccotai aux parois et je me traĂźnai par les coursives jusquâausalon quâĂ©clairait le plafond lumineux. Les meubles Ă©taient renversĂ©s.Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient rĂ©sistĂ©.Les tableaux de tribord, sous le dĂ©placement de la verticale, se collaientaux tapisseries, tandis que ceux de bĂąbord sâen Ă©cartaient dâun pied par leurbordure infĂ©rieure. Le Nautilus Ă©tait donc couchĂ© sur tribord, et, de plus,complĂštement immobile.
Ă lâintĂ©rieur jâentendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais lecapitaine Nemo ne parut point. Au moment oĂč jâallais quitter le salon, NedLand et Conseil entrĂšrent.
« Quây a-t-il ? leur dis-je aussitĂŽt.â Je venais le demander Ă monsieur, rĂ©pondit Conseil.â Mille diables ! sâĂ©cria le Canadien, je le sais bien moi ! Le Nautilus a
touchĂ©, et, Ă en juger par la gite quâil donne, je ne crois pas quâil sâen tirecomme la premiĂšre fois dans le dĂ©troit de TorrĂšs.
â Mais au moins, demandai-je, est-il revenu Ă la surface de la mer ?â Nous lâignorons, rĂ©pondit Conseil.â Il est facile de sâen assurer, » rĂ©pondis-je.Je consultai le manomĂštre. Ă ma grande surprise, il indiquait une
profondeur de trois cent soixante mĂštres.« Quâest-ce que cela veut dire ? mâĂ©criai-je.â Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.â Mais oĂč le trouver ? demanda Ned Land.â Suivez-moi, » dis-je Ă mes deux compagnons.Nous quittĂąmes le salon. Dans la bibliothĂšque, personne. Je supposai que
le capitaine Nemo devait ĂȘtre postĂ© dans la cage du timonier. Le mieux Ă©taitdâattendre. Nous revĂźnmes tous trois au salon.
Je passerai sous silence les rĂ©criminations du Canadien. Il avait beau jeupour sâemporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout Ă son aise,sans lui rĂ©pondre.
Nous Ă©tions ainsi depuis vingt minutes, cherchant Ă surprendre lesmoindres bruits qui se produisaient Ă lâintĂ©rieur du Nautilus, quand lecapitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie,habituellement si impassible, rĂ©vĂ©lait une certaine inquiĂ©tude. Il observa
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silencieusement la boussole, le manomÚtre, et vint poser son doigt sur unpoint du planisphÚre, dans cette partie qui représentait les mers australes.
Je ne voulus pas lâinterrompre. Seulement, quelques instants plus tard,lorsquâil se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expressiondont il sâĂ©tait servi au dĂ©troit de TorrĂšs :
« Un incident, capitaine ?â Non, monsieur, rĂ©pondit-il, un accident cette fois.â Grave ?â Peut-ĂȘtre.â Le danger est-il immĂ©diat ?â Non.â Le Nautilus sâest Ă©chouĂ© ?â Oui.â Et cet Ă©chouement est venu ?âŠâ Dâun caprice de la nature, non de lâimpĂ©ritie des hommes. Pas une faute
nâa Ă©tĂ© commise dans nos manĆuvres. Toutefois on ne saurait empĂȘcherlâĂ©quilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais nonrĂ©sister aux lois naturelles. »
Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer Ă cetterĂ©flexion philosophique. En somme, sa rĂ©ponse ne mâapprenait rien.
« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cetaccident ?
â Un Ă©norme bloc de glace, une montagne entiĂšre sâest retournĂ©e, merĂ©pondit-il. Lorsque les icebergs sont minĂ©s Ă leur base par des eaux pluschaudes ou par des chocs rĂ©itĂ©rĂ©s, leur centre de gravitĂ© remonte. Alors ils seretournent en grand, ils culbutent. Câest ce qui est arrivĂ©. Lâun de ces blocs,en se renversant, a heurtĂ© le Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis, glissantsous sa coque et le relevant avec une irrĂ©sistible force, il lâa ramenĂ© dans descouches moins denses, oĂč il se trouve couchĂ© sur le flanc.
â Mais ne peut-on dĂ©gager le Nautilus en vidant ses rĂ©servoirs, de maniĂšreĂ le remettre en Ă©quilibre ?
â Câest ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendreles pompes fonctionner. Voyez lâaiguille du manomĂštre. Elle indique quele Nautilus remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et, jusquâĂ cequâun obstacle arrĂȘte son mouvement ascensionnel, notre position ne serapas changĂ©e. » En effet, le Nautilus donnait toujours la mĂȘme bande surtribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc sâarrĂȘterait lui-mĂȘme.Mais Ă ce moment, qui sait si nous nâaurions pas heurtĂ© la partie supĂ©rieurede la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressĂ©s entre les deuxsurfaces glacĂ©es ?
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Je rĂ©flĂ©chissais Ă toutes les consĂ©quences de cette situation. Le capitaineNemo ne cessait dâobserver le manomĂštre. Le Nautilus, depuis la chute delâiceberg, avait remontĂ© de cent cinquante pieds environ ; mais il faisaittoujours le mĂȘme angle avec la perpendiculaire.
Soudain un lĂ©ger mouvement se fit sentir dans la coque. Ăvidemment, leNautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaientsensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de laverticalitĂ©. Personne de nous ne parlait. Le cĆur Ă©mu, nous observions, noussentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds.Dix minutes sâĂ©coulĂšrent.
« Enfin, nous sommes droits ! mâĂ©criai-je.â Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon.â Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.â Certainement, rĂ©pondit-il. DĂšs que les rĂ©servoirs auront Ă©tĂ© vidĂ©s, le
Nautilus remontera Ă la surface de ta mer. »Le capitaine sortit, et je vis bientĂŽt que, par ses ordres, on avait arrĂȘtĂ© la
marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientÎt heurté la partieinférieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux.
« Nous lâavons Ă©chappĂ© belle ! dit alors Conseil.â Oui. Nous pouvions ĂȘtre Ă©crasĂ©s entre ces blocs de glace, ou tout au
moins emprisonnĂ©s. Et alors, faute de pouvoir renouveler lâair⊠Oui ! nouslâavons Ă©chappĂ© belle !
â Si câest fini ! » murmura Ned Land.Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilitĂ©, et
je ne rĂ©pondis pas. Dâailleurs, les panneaux sâouvrirent en ce moment, et lalumiĂšre extĂ©rieure fit irruption Ă travers la vitre dĂ©gagĂ©e.
Nous Ă©tions en pleine eau, ainsi que je lâai dit ; mais, Ă une distance dedix mĂštres, sur chaque cĂŽtĂ© du Nautilus, sâĂ©levait une Ă©blouissante muraillede glace. Au-dessus et au-dessous, mĂȘme muraille ; au-dessus, parce quela surface infĂ©rieure de la banquise se dĂ©veloppait comme un plafondimmense ; au-dessous, parce que le bloc culbutĂ©, ayant glissĂ© peu Ă peu, avaittrouvĂ© sur les murailles latĂ©rales deux points dâappui qui le maintenaientdans cette position. Le Nautilus Ă©tait emprisonnĂ© dans un vĂ©ritable tunnelde glace, dâune largeur de vingt mĂštres environ, rempli dâune eau tranquille.Il lui Ă©tait donc facile dâen sortir en marchant soit en avant soit en arriĂšre,et de reprendre ensuite, Ă quelques centaines de mĂštres plus bas, un librepassage sous la banquise.
Le plafond lumineux avait Ă©tĂ© Ă©teint, et cependant le salon resplendissaitdâune lumiĂšre intense. Câest que la puissante rĂ©verbĂ©ration des parois deglace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindrelâeffet des rayons voltaĂŻques sur ces grands blocs capricieusement dĂ©coupĂ©s,
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dont chaque angle, chaque arĂȘte, chaque facette jetait une lueur diffĂ©rente,suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine Ă©blouissante degemmes, et particuliĂšrement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec lejet vert des Ă©meraudes. ĂĂ et lĂ des nuances opalines dâune douceur infiniecouraient au milieu de points ardents, vĂ©ritables diamants de feu dont lâĆilne pouvait soutenir lâĂ©clat. La puissance du fanal Ă©tait centuplĂ©e, commecelle dâune lampe Ă travers les lames lenticulaires dâun phare de premierordre.
« Que câest beau ! Que câest beau ! sâĂ©cria Conseil.â Oui ! dis-je, câest un admirable spectacle. Nâest-ce pas, Ned ?â Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. Câest superbe ! Je rage dâĂȘtre
forcĂ© dâen convenir. On nâa jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-lĂ pourra nous coĂ»ter cher. Et, sâil faut tout dire, je pense que nous voyons icides choses que Dieu a voulu interdire aux regards de lâhomme ! »
Ned avait raison. CâĂ©tait trop beau. Tout Ă coup, un cri de Conseil mefit retourner.
« Quây a-t-il ? demandai-je.â Que monsieur ferme les yeux ! Que monsieur ne regarde pas ! »Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupiĂšres.« Mais quâas-tu, mon garçon ?â Je suis Ă©bloui, aveuglĂ© ! »Mes regards se portĂšrent involontairement vers la vitre, mais je ne pus
supporter le feu qui la dĂ©vorait.Je compris ce qui sâĂ©tait passĂ©. Le Nautilus venait de se mettre en marche
Ă grande vitesse. Tous les Ă©clats tranquilles des murailles de glace sâĂ©taientalors changĂ©s en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamantsse confondaient. Le Nautilus, emportĂ© par son hĂ©lice, voyageait dans unfourreau dâĂ©clairs. Les panneaux du salon se refermĂšrent alors. Nous tenionsnos mains sur nos yeux tout imprĂ©gnĂ©s de ces lueurs concentriques quiflottent devant la rĂ©tine, lorsque les rayons solaires lâont trop violemmentfrappĂ©e. Il fallut un certain temps pour calmer ce trouble de nos regards.
Enfin, nos mains sâabaissĂšrent.« Ma foi, je ne lâaurais jamais cru, dit Conseil.â Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.â Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasĂ©s sur tant de
merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misĂ©rables continents etdes petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habitĂ©nâest plus digne de nous ! »
De telles paroles dans la bouche dâun impassible Flamand montrent Ă quel degrĂ© dâĂ©bullition Ă©tait montĂ© notre enthousiasme. Mais le Canadien nemanqua pas dây jeter sa goutte dâeau froide.
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« Le monde habitĂ© ! dit-il en secouant la tĂȘte. Soyez tranquille, amiConseil, nous nây reviendrons pas ! »
Il Ă©tait alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit Ă lâavant du Nautilus. Je compris que son Ă©peron venait de heurter un bloc deglace. Ce devait ĂȘtre une fausse manĆuvre, car ce tunnel sous-marin, obstruĂ©de blocs, nâoffrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaineNemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuositĂ©sdu tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait ĂȘtre absolumentenrayĂ©e. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvementrĂ©trograde trĂšs prononcĂ©.
« Nous revenons en arriĂšre ? dit Conseil.â Oui, rĂ©pondis-je. Il faut que, de ce cĂŽtĂ©, le tunnel soit sans issue.â Et alors ?âŠâ Alors, dis-je, la manĆuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos
pas, et nous sortirons par lâorifice sud. VoilĂ tout. »En parlant ainsi, je voulais paraĂźtre plus rassurĂ© que je ne lâĂ©tais
rĂ©ellement. Cependant le mouvement rĂ©trograde du Nautilus sâaccĂ©lĂ©rait, et,marchant Ă contre-hĂ©lice, il nous entraĂźnait avec une grande rapiditĂ©.
« Ce sera un retard, dit Ned.â Quâimportent quelques heures de plus ou de moins, pourvu quâon
sorte ! »Je me promenai pendant quelques instants du salon à la bibliothÚque. Mes
compagnons, assis, se taisaient. Je me jetai bientĂŽt sur un divan, et je prisun livre que mes yeux parcoururent machinalement.
Un quart dâheure aprĂšs. Conseil, sâĂ©tant approchĂ© de moi, me dit :« Est-ce bien intĂ©ressant ce que lit monsieur ?â TrĂšs intĂ©ressant, rĂ©pondis-je.â Je le crois. Câest le livre de monsieur que lit monsieur !â Mon livre ? »En effet, je tenais Ă la main lâouvrage des Grands Fonds sous-marins. Je
ne mâen doutais mĂȘme pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Nedet Conseil se levĂšrent pour se retirer.
« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusquâaumoment oĂč nous sortirons de cette impasse.
â Comme il plaira Ă monsieur, » rĂ©pondit Conseil.Quelques heures sâĂ©coulĂšrent. Jâobservai souvent les instruments
suspendus Ă la paroi du salon. Le manomĂštre indiquait que le Nautilus semaintenait Ă une profondeur constante de trois cents mĂštres, la boussole,quâil se dirigeait toujours au sud, le loch, quâil marchait avec une vitessede vingt milles Ă lâheure, vitesse excessive dans un espace aussi resserrĂ©.
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Mais le capitaine Nemo savait quâil ne pouvait trop se hĂąter, et quâalors lesminutes valaient des siĂšcles.
Ă huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu, Ă lâarriĂšre cette fois.Je pĂąlis. Mes compagnons sâĂ©taient rapprochĂ©s de moi. Jâavais saisi la mainde Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si lesmots eussent interprĂ©tĂ© notre pensĂ©e.
En ce moment, le capitaine entra dans le salon. Jâallai Ă lui.« La route est barrĂ©e au sud ? lui demandai-je.â Oui, monsieur. Lâiceberg en se retournant a fermĂ© toute issue.â Nous sommes bloquĂ©s ?â Oui. »
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CHAPITRE XVIFaute dâair
Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impĂ©nĂ©trable murde glace. Nous Ă©tions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappĂ©une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine.Sa figure avait repris son impassibilitĂ© habituelle. Il sâĂ©tait croisĂ© les bras.Il rĂ©flĂ©chissait. Le Nautilus ne bougeait plus.
Le capitaine prit alors la parole :« Messieurs, dit-il dâune voix calme, il y a deux maniĂšres de mourir dans
les conditions oĂč nous sommes. »Cet inexplicable personnage avait lâair dâun professeur de mathĂ©matiques
qui fait une dĂ©monstration Ă ses Ă©lĂšves.« La premiĂšre, reprit-il, câest de mourir Ă©crasĂ©s. La seconde, câest de
mourir asphyxiĂ©s. Je ne parle pas de la possibilitĂ© de mourir de faim, carles approvisionnements du Nautilus dureront certainement plus que nous.PrĂ©occupons-nous donc des chances dâĂ©crasement ou dâasphyxie.
â Quant Ă lâasphyxie, capitaine, rĂ©pondis-je, elle nâest pas Ă craindre, carnos rĂ©servoirs sont pleins.
â Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux joursdâair. Or, voilĂ trente-six heures que nous sommes enfouis sous les eaux,et dĂ©jĂ lâatmosphĂšre alourdie du Nautilus devrait ĂȘtre renouvelĂ©e. Dansquarante-huit heures, notre rĂ©serve sera Ă©puisĂ©e.
â Eh bien, capitaine, soyons dĂ©livrĂ©s avant quarante-huit heures !â Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille qui nous entoure.â De quel cĂŽtĂ© ? demandai-je.â Câest ce que la sonde nous apprendra. Je vais Ă©chouer le Nautilus sur le
banc infĂ©rieur, et mes hommes, revĂȘtus de scaphandres, attaqueront lâicebergpar sa paroi la moins Ă©paisse.
â Peut-on ouvrir les panneaux du salon ?â Sans inconvĂ©nient. Nous ne marchons plus. »Le capitaine Nemo sortit. BientĂŽt des sifflements mâapprirent que lâeau
sâintroduisait dans les rĂ©servoirs. Le Nautilus sâabaissa lentement et reposasur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante mĂštres,profondeur Ă laquelle Ă©tait immergĂ© le banc de glace infĂ©rieur.
« Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courageet sur votre énergie.
â Monsieur, me rĂ©pondit le Canadien, ce nâest pas en ce moment que jevous ennuierai de mes rĂ©criminations. Je suis prĂȘt Ă tout faire pour le salutcommun.
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â Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.â Jâajouterai, reprit-il, quâhabile Ă manier le pic comme le harpon, si je
puis ĂȘtre utile au capitaine, il peut disposer de moi.â Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »Je conduisis le Canadien Ă la chambre oĂč les hommes du Nautilus
revĂȘtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition deNed, qui fut acceptĂ©e. Le Canadien endossa son costume de mer et futaussitĂŽt prĂȘt que ses compagnons de travail. Chacun dâeux portait sur sondos lâappareil Rouquayrol auquel les rĂ©servoirs avaient fourni un largecontingent dâair pur. Emprunt considĂ©rable, mais nĂ©cessaire, fait Ă la rĂ©servedu Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles aumilieu de ces eaux lumineuses et saturĂ©es de rayons Ă©lectriques.
Lorsque Ned fut habillĂ©, je rentrai dans le salon dont les vitres Ă©taientdĂ©couvertes, et, postĂ© prĂšs de Conseil, jâexaminai les couches ambiantes quisupportaient le Nautilus.
Quelques instants aprĂšs, nous voyions une douzaine dâhommes delâĂ©quipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land,reconnaissable Ă sa haute taille. Le capitaine Nemo les accompagnait.
Avant de procĂ©der au creusement des murailles, il fit pratiquer dessondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longuessondes furent enfoncĂ©es dans les parois latĂ©rales ; mais aprĂšs quinzemĂštres, elles Ă©taient encore arrĂȘtĂ©es par lâĂ©paisse muraille. Il Ă©tait inutile desâattaquer Ă la surface plafonnante, puisque câĂ©tait la banquise elle-mĂȘme,qui mesurait plus de quatre cents mĂštres de hauteur. Le capitaine Nemo fitalors sonder la surface infĂ©rieure. LĂ , dix mĂštres de paroi nous sĂ©paraientde lâeau. Telle Ă©tait lâĂ©paisseur de cet icefield. DĂšs lors, il sâagissait dâendĂ©couper un morceau Ă©gal en superficie Ă la ligne de flottaison du Nautilus.CâĂ©tait environ six mille cinq cents mĂštres cubes Ă dĂ©tacher, afin de creuserun trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace.
Le travail fut immĂ©diatement commencĂ© et conduit avec une infatigableopiniĂątretĂ©. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eĂ»t entraĂźnĂ© deplus grandes difficultĂ©s, le capitaine Nemo fit dessiner lâimmense fosseĂ huit mĂštres de sa hanche de bĂąbord. Puis, ses hommes la taraudĂšrentsimultanĂ©ment sur plusieurs points de sa circonfĂ©rence. BientĂŽt, le picattaqua vigoureusement cette matiĂšre compacte, et de gros blocs furentdĂ©tachĂ©s de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spĂ©cifique, ces blocs,moins lourds que lâeau, sâenvolaient pour ainsi dire Ă la voĂ»te du tunnel,qui sâĂ©paississait par le haut de ce dont il diminuait par le bas. Mais peuimportait, du moment que la paroi infĂ©rieure sâamincissait dâautant.
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AprĂšs deux heures dâun travail Ă©nergique, Ned Land rentra Ă©puisĂ©. Sescompagnons et lui furent remplacĂ©s par de nouveaux travailleurs auxquelsnous nous joignĂźmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait.
Lâeau me parut singuliĂšrement froide, mais je me rĂ©chauffai promptementen maniant le pic. Mes mouvements Ă©taient trĂšs libres, bien quâils seproduisissent sous une pression de trente atmosphĂšres.
Quand je rentrai, aprĂšs deux heures de travail, pour prendre quelquenourriture et quelque repos, je trouvai une notable diffĂ©rence entre le fluidepur que me fournissait lâappareil Rouquayrol et lâatmosphĂšre du Nautilus,dĂ©jĂ chargĂ©e dâacide carbonique. Lâair nâavait pas Ă©tĂ© renouvelĂ© depuisquarante-huit heures, et ses qualitĂ©s vivifiantes Ă©taient considĂ©rablementaffaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous nâavions enlevĂ©quâune tranche de glace Ă©paisse dâun mĂštre sur la superficie dessinĂ©e,soit environ six cents mĂštres cubes. En admettant que le mĂȘme travail fĂ»taccompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pourmener Ă bonne fin cette entreprise.
« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je Ă mes compagnons, et nous nâavonsque pour deux jours dâair dans ces rĂ©servoirs.
â Sans compter, reprit Ned, quâune fois sortis de cette damnĂ©e prison,nous serons encore emprisonnĂ©s sous la banquise et sans communicationpossible avec lâatmosphĂšre ! »
RĂ©flexion juste. Qui pouvait alors prĂ©voir le minimum de tempsnĂ©cessaire Ă notre dĂ©livrance ? Lâasphyxie ne nous aurait-elle pas Ă©touffĂ©savant que le Nautilus eĂ»t pu revenir Ă la surface des flots ? Ătait-il destinĂ© Ă pĂ©rir dans ce tombeau de glace avec tous ceux quâil renfermait ? La situationparaissait terrible. Mais chacun lâavait envisagĂ©e en face, et tous Ă©taientdĂ©cidĂ©s Ă faire leur devoir jusquâau bout.
Suivant mes prĂ©visions, pendant la nuit, une nouvelle tranche dâun mĂštrefut enlevĂ©e Ă lâimmense alvĂ©ole. Mais, le matin, quand, revĂȘtu de monscaphandre, je parcourus la masse liquide par une tempĂ©rature de six Ă sept degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, je remarquai que les murailles latĂ©ralesse rapprochaient peu Ă peu. Les couches dâeau Ă©loignĂ©es de la fosse, quenâĂ©chauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient unetendance Ă se solidifier. En prĂ©sence de ce nouveau et imminent danger, quedevenaient nos chances de salut, et comment empĂȘcher la solidification dece milieu liquide, qui eĂ»t fait Ă©clater comme du verre les parois du Nautilus ?
Je ne fis point connaĂźtre ce nouveau danger Ă mes deux compagnons. Ăquoi bon risquer dâabattre cette Ă©nergie quâils employaient au pĂ©nible travaildu sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu Ă bord, je fis observer au capitaineNemo cette grave complication.
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« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier lesplus terribles conjonctures. Câest un danger de plus, mais je ne vois aucunmoyen dây parer. La seule chance de salut, câest dâaller plus vite que lasolidification. Il sâagit dâarriver premiers. VoilĂ tout. »
Arriver premiers ! Enfin jâaurais dĂ» ĂȘtre habituĂ© Ă ces façons de parler !Cette journĂ©e, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniĂątretĂ©.
Ce travail me soutenait. Dâailleurs, travailler, câĂ©tait quitter le Nautilus,câĂ©tait respirer directement cet air pur empruntĂ© aux rĂ©servoirs et fourni parles appareils, câĂ©tait abandonner une atmosphĂšre appauvrie et viciĂ©e.
Vers le soir, la fosse sâĂ©tait encore creusĂ©e dâun mĂštre. Quand je rentraiĂ bord, je faillis ĂȘtre asphyxiĂ© par lâacide carbonique dont lâair Ă©tait saturĂ©.Ah ! que nâavions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasserce gaz dĂ©lĂ©tĂšre ! LâoxygĂšne ne nous manquait pas. Toute cette eau encontenait une quantitĂ© considĂ©rable, et en la dĂ©composant par nos puissantespiles, elle nous eĂ»t restituĂ© le fluide vivifiant. Jây avais bien songĂ©, maisĂ quoi bon, puisque lâacide carbonique, produit de notre respiration, avaitenvahi toutes les parties du navire ? Pour lâabsorber, il eĂ»t fallu remplir desrĂ©cipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matiĂšremanquait Ă bord, et rien ne la pouvait remplacer.
Ce soir-lĂ , le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses rĂ©servoirset lancer quelques colonnes dâair pur Ă lâintĂ©rieur du Nautilus. Sans cetteprĂ©caution, nous ne nous serions pas rĂ©veillĂ©s.
Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant lecinquiĂšme mĂštre. Les parois latĂ©rales et la surface infĂ©rieure de la banquisesâĂ©paississaient visiblement. Il Ă©tait Ă©vident quâelles se rejoindraient avantque le Nautilus fĂ»t parvenu Ă se dĂ©gager. Le dĂ©sespoir me prit un instant.Mon pic fut prĂšs de sâĂ©chapper de mes mains. Ă quoi bon creuser, si jedevais pĂ©rir Ă©touffĂ©, Ă©crasĂ© par cette eau qui se faisait pierre, un suppliceque la fĂ©rocitĂ© des sauvages nâeĂ»t pas mĂȘme inventĂ© ? Il me semblait quejâĂ©tais entre les formidables mĂąchoires dâun monstre qui se rapprochaientirrĂ©sistiblement.
En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-mĂȘme, passa prĂšs de moi. Je le touchai de la main et je lui montrai les paroisde notre prison. La muraille de tribord sâĂ©tait avancĂ©e Ă moins de quatremĂštres de la coque du Nautilus.
Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrĂąmes Ă bord. Mon scaphandre ĂŽtĂ©, je lâaccompagnai dans le salon.
« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque hĂ©roĂŻque moyen, ounous allons ĂȘtre scellĂ©s dans cette eau solidifiĂ©e comme dans du ciment.
â Oui, dis-je, mais que faire ?
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â Ah ! sâĂ©cria-t-il, si mon Nautilus Ă©tait assez fort pour supporter cettepression sans en ĂȘtre Ă©crasĂ© ?
â Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas lâidĂ©e du capitaine.â Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congĂ©lation de lâeau nous
viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle feraitĂ©clater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en segelant, Ă©clater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas quâelle seraitun agent de salut au lieu dâĂȘtre un agent de destruction !
â Oui, capitaine, peut-ĂȘtre. Mais quelque rĂ©sistance Ă lâĂ©crasement quepossĂšde le Nautilus, il ne pourrait supporter cette Ă©pouvantable pression etsâaplatirait comme une feuille de tĂŽle.
â Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de lanature, mais sur nous-mĂȘmes. Il faut sâopposer Ă cette solidification. Il fautlâenrayer. Non seulement, les parois latĂ©rales se resserrent, mais il ne restepas dix pieds dâeau Ă lâavant ou Ă lâarriĂšre du Nautilus. La congĂ©lation nousgagne de tous les cĂŽtĂ©s.
â Combien de temps, demandai-je, lâair des rĂ©servoirs nous permettra-t-il de respirer Ă bord ? »
Le capitaine me regarda en face.« AprĂšs-demain, dit-il, les rĂ©servoirs seront vides ! »Une sueur froide mâenvahit. Et cependant, devais-je mâĂ©tonner de cette
rĂ©ponse ? Le 22 mars, le Nautilus sâĂ©tait plongĂ© sous les eaux libres du pĂŽle.Nous Ă©tions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les rĂ©serves du bord !Et ce qui restait dâair respirable, il fallait de conserver aux travailleurs. Aumoment oĂč jâĂ©cris ces choses, mon impression est tellement vive encore,quâune terreur involontaire sâempare de tout mon ĂȘtre, et que lâair semblemanquer Ă mes poumons !
Cependant, le capitaine Nemo rĂ©flĂ©chissait, silencieux, immobile.Visiblement, une idĂ©e lui traversait lâesprit. Mais, il paraissait la repousser.Il se rĂ©pondait nĂ©gativement Ă lui-mĂȘme. Enfin, ces mots sâĂ©chappĂšrent deses lĂšvres :
« Lâeau bouillante ! murmura-t-il.â Lâeau bouillante ? mâĂ©criai-je.â Oui, monsieur. Nous sommes renfermĂ©s dans un espace relativement
restreint. Est-ce que des jets dâeau bouillante, constamment injectĂ©e par lespompes du Nautilus, nâĂ©lĂšveraient pas la tempĂ©rature de ce milieu et neretarderaient pas sa congĂ©lation ?
â Il faut lâessayer, dis-je rĂ©solument.â Essayons, monsieur le professeur. »Le thermomĂštre marquait alors moins sept degrĂ©s Ă lâextĂ©rieur. Le
capitaine Nemo me conduisit aux cuisines oĂč fonctionnaient de vastes
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appareils distillatoires qui fournissaient de lâeau potable par Ă©vaporation.Ils se chargĂšrent dâeau, et toute la chaleur Ă©lectrique des piles fut lancĂ©e Ă travers les serpentins baignĂ©s par le liquide. En quelques minutes, cette eauavait atteint cent degrĂ©s. Elle fut dirigĂ©e vers les pompes pendant quâuneeau nouvelle la remplaçait au fur et Ă mesure. La chaleur dĂ©veloppĂ©e parles piles Ă©tait telle que lâeau froide, puisĂ©e Ă la mer, aprĂšs avoir seulementtraverse les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe.
Lâinjection commença, et trois heures aprĂšs, le thermomĂštre marquaitextĂ©rieurement six degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. CâĂ©tait un degrĂ© de gagnĂ©.Deux heures plus tard, le thermomĂštre nâen marquait que quatre.
« Nous rĂ©ussirons, dis-je au capitaine, aprĂšs avoir suivi et contrĂŽlĂ© par denombreuses remarques les progrĂšs de lâopĂ©ration.
â Je le pense, me rĂ©pondit-il. Nous ne serons pas Ă©crasĂ©s. Nous nâavonsplus que lâasphyxie Ă craindre. »
Pendant la nuit, la tempĂ©rature de lâeau remonta Ă un degrĂ© au-dessous dezĂ©ro. Les injections ne purent la porter Ă un point plus Ă©levĂ©. Mais commela congĂ©lation de lâeau de mer ne se produit quâĂ moins deux degrĂ©s, je fusenfin rassurĂ© contre les dangers de la solidification.
Le lendemain, 27 mars, six mĂštres de glace avaient Ă©tĂ© arrachĂ©s delâalvĂ©ole. Quatre mĂštres seulement restaient Ă enlever. CâĂ©taient encorequarante-huit heures de travail. Lâair ne pouvait plus ĂȘtre renouvelĂ© Ă lâintĂ©rieur du Nautilus. Aussi cette journĂ©e alla-t-elle toujours en empirant.
Une lourdeur intolĂ©rable mâaccablait. Vers trois heures du soir, cesentiment dâangoisse fut portĂ© en moi Ă un degrĂ© violent. Des bĂąillementsme disloquaient les mĂąchoires. Mes poumons haletaient en cherchant cefluide comburant, indispensable Ă la respiration, et qui se rarĂ©fiait de plusen plus. Une torpeur morale sâempara de moi. JâĂ©tais Ă©tendu sans force,presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mĂȘmes symptĂŽmes,souffrant des mĂȘmes souffrances, ne me quittait pas. Il me prenait la main,il mâencourageait, et je lâentendais encore murmurer :
« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus dâair Ă monsieur ! »Les larmes me venaient aux yeux de lâentendre parler ainsi.Si notre situation, Ă tous, Ă©tait intolĂ©rable Ă lâintĂ©rieur, avec quelle hĂąte,
avec quel bonheur, nous revĂȘtions nos scaphandres pour travailler Ă notretour ! Les pics rĂ©sonnaient sur la couche glacĂ©e. Les bras se fatiguaient,les mains sâĂ©corchaient, mais quâĂ©taient ces fatigues, quâimportaient cesblessures ! Lâair vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait !
Et cependant, personne ne prolongeait au-delĂ du temps voulu son travailsous les eaux. Sa tĂąche accomplie, chacun remettait Ă ses compagnonshaletants le rĂ©servoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnaitlâexemple et se soumettait le premier Ă cette sĂ©vĂšre discipline. Lâheure
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arrivĂ©e, il cĂ©dait son appareil Ă un autre et rentrait dans lâatmosphĂšre viciĂ©edu bord, toujours calme, sans une dĂ©faillance, sans un murmure.
Ce jour-lĂ , le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore.Deux mĂštres seulement restaient Ă enlever sur toute la superficie. DeuxmĂštres seulement nous sĂ©paraient de la mer libre. Mais les rĂ©servoirs Ă©taientpresque vides dâair. Le peu quâils contenaient devait ĂȘtre conservĂ© auxtravailleurs. Pas un atome pour le Nautilus !
Lorsque je rentrai Ă bord, je fus Ă demi suffoquĂ©. Quelle nuit ! Jene saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent ĂȘtre dĂ©crites. Lelendemain, ma respiration Ă©tait horriblement oppressĂ©e. Aux douleurs detĂȘte se mĂȘlaient dâĂ©tourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre.Mes compagnons Ă©prouvaient les mĂȘmes symptĂŽmes. Quelques hommes delâĂ©quipage rĂąlaient.
Ce jour-lĂ , le sixiĂšme de notre emprisonnement, le capitaine Nemo,trouvant trop lents la pioche et le pic, rĂ©solut dâĂ©craser la couche de glacesqui nous sĂ©parait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conservĂ©son sang-froid et son Ă©nergie. Il domptait par sa force morale les douleursphysiques. Il pensait, il combinait, il agissait.
DâaprĂšs son ordre, le bĂątiment fut soulagĂ©, câest-Ă -dire soulevĂ© de lacouche glacĂ©e par un changement de pesanteur spĂ©cifique. Lorsquâil flotta,on le hala de maniĂšre Ă lâamener au-dessus de lâimmense fosse dessinĂ©esuivant sa ligne de flottaison. Puis, ses rĂ©servoirs dâeau sâemplissant, ildescendit et sâemboĂźta dans lâalvĂ©ole.
En ce moment, tout lâĂ©quipage rentra Ă bord, et la double porte decommunication fut fermĂ©e. Le Nautilus reposait alors sur la couche de glacequi ne mesurait pas un mĂštre dâĂ©paisseur et que les sondes avaient trouĂ©een mille endroits.
Les robinets des rĂ©servoirs furent alors ouverts en grand, et cent mĂštrescubes dâeau sây prĂ©cipitĂšrent, accroissant de cent mille kilogrammes le poidsdu Nautilus.
Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances, espérantencore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.
MalgrĂ© les bourdonnements qui emplissaient ma tĂȘte, jâentendis bientĂŽtdes frĂ©missements sous la coque du Nautilus. Un dĂ©nivellement se produisit.La glace craqua avec un fracas singulier, pareil Ă celui du papier qui sedĂ©chire, et le Nautilus sâabaissa.
« Nous passons ! » murmura Conseil à mon oreille.Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsion
involontaire.
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Tout Ă coup, emportĂ© par son effroyable surcharge, le Nautilus sâenfonçacomme un boulet sous les eaux, câest-Ă -dire quâil tomba comme il eĂ»t faitdans le vide !
Alors toute la force Ă©lectrique fut mise sur les pompes qui aussitĂŽtcommencĂšrent Ă chasser lâeau des rĂ©servoirs. AprĂšs quelques minutes, notrechute fut enrayĂ©e. BientĂŽt mĂȘme le manomĂštre indiqua un mouvementascensionnel. LâhĂ©lice, marchant Ă toute vitesse, fit tressaillir la coque detĂŽle jusque dans ses boulons, et nous entraĂźna vers le nord.
Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusquâĂ la merlibre ? Un jour encore ? Je serais mort avant !
Ă demi Ă©tendu sur un divan de la bibliothĂšque, je suffoquais. Ma faceĂ©tait violette, mes lĂšvres bleues, mes facultĂ©s suspendues. Je ne voyais plus,je nâentendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mesmuscles ne pouvaient se contracter.
Les heures qui sâĂ©coulĂšrent ainsi, je ne saurais les Ă©valuer. Mais jâeus laconscience de mon agonie qui commençait. Je compris que jâallais mourirâŠ
Soudain je revins Ă moi. Quelques bouffĂ©es dâair pĂ©nĂ©traient dans mespoumons. Ătions-nous remontĂ©s Ă la surface des flots ? Avions-nous franchila banquise ?
Non ! CâĂ©taient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaientpour me sauver. Quelques atomes dâair restaient encore au fond dâunappareil. Au lieu de le respirer, ils lâavaient conservĂ© pour moi, et, tandisquâils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte Ă goutte. Je voulusrepousser lâappareil, ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants,je respirai avec voluptĂ©.
Mes regards se portĂšrent vers lâhorloge. Il Ă©tait onze heures du matin.Nous devions ĂȘtre au 28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesseeffrayante de quarante milles Ă lâheure. Il se tordait dans les eaux.
OĂč Ă©tait le capitaine Nemo ? Avait-il succombĂ© ? Ses compagnonsĂ©taient-ils morts avec lui ?
En ce moment, le manomĂštre indiqua que nous nâĂ©tions plus quâĂ vingtpieds de la surface. Un simple champ de glace nous sĂ©parait de lâatmosphĂšre.Ne pouvait-on le briser ?
Peut-ĂȘtre ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet,quâil prenait une position oblique, abaissant son arriĂšre et relevant sonĂ©peron. Une introduction dâeau avait suffi pour rompre son Ă©quilibre. Puis,poussĂ© par sa puissante hĂ©lice, il attaqua lâicefield par en dessous comme unformidable bĂ©lier. Il le crevait peu Ă peu, se retirait, donnait Ă toute vitessecontre le champ qui se dĂ©chirait, et enfin, emportĂ© par un Ă©lan suprĂȘme, ilsâĂ©lança sur la surface glacĂ©e quâil Ă©crasa de son poids.
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Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arrachĂ©, et lâair pur sâintroduisitĂ flots dans toutes les parties du Nautilus.
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CHAPITRE XVIIDu Cap Horn Ă LâAmazone
Comment Ă©tais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-ĂȘtre leCanadien mây avait-il transportĂ©. Mais je respirais, je humais lâair vivifiantde la mer. Mes deux compagnons sâenivraient prĂšs de moi de ses fraĂźchesmolĂ©cules. Les malheureux trop longtemps privĂ©s de nourriture ne peuventse jeter inconsidĂ©rĂ©ment sur les premiers aliments quâon leur prĂ©sente. Nous,au contraire, nous nâavions pas Ă nous modĂ©rer, nous pouvions aspirer Ă pleins poumons les atomes de cette atmosphĂšre, et câĂ©tait la brise, la briseelle-mĂȘme qui nous versait cette voluptueuse ivresse !
« Ah ! faisait Conseil, que câest bon, lâoxygĂšne ! Que monsieur ne craignepas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »
Quant Ă Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mĂąchoires Ă effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait »comme un poĂȘle en pleine combustion.
Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autourde moi, je vis que nous Ă©tions seuls sur la plate-forme. Aucun homme delâĂ©quipage. Pas mĂȘme le capitaine Nemo. Les Ă©tranges marins du Nautilus secontentaient de lâair qui circulait Ă lâintĂ©rieur. Aucun nâĂ©tait venu se dĂ©lecteren pleine atmosphĂšre.
Les premiÚres paroles que je prononçai furent des paroles deremerciement et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseilavaient prolongé mon existence pendant les derniÚres heures de cette longueagonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer un tel dévouement.
« Bon ! monsieur le professeur, me rĂ©pondit Ned Land, cela ne vaut pasla peine dâen parler ! Quel mĂ©rite avons-nous eu Ă cela ? Aucun. Ce nâĂ©taitquâune question dâarithmĂ©tique. Votre existence valait plus que la nĂŽtre.Donc il fallait la conserver.
â Non, Ned, rĂ©pondis-je, elle ne valait pas plus. Personne nâest supĂ©rieurĂ un homme gĂ©nĂ©reux et bon et vous lâĂȘtes !
â Câest bien ! câest bien ! rĂ©pĂ©tait le Canadien embarrassĂ©.â Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.â Pas trop. Pour tout dire Ă monsieur, il me manquait bien quelques
gorgĂ©es dâair, mais je crois que je mây serais fait. Dâailleurs, je regardaismonsieur qui se pĂąmait, et cela ne me donnait pas la moindre envie derespirer. Cela me coupait, comme on dit le respire⊠»
Conseil, confus de sâĂȘtre jetĂ© dans la banalitĂ©, nâacheva pas.« Mes amis, rĂ©pondis-je vivement Ă©mu, nous sommes liĂ©s les uns aux
autres pour jamais, et vous avez sur moi des droitsâŠ
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â Dont jâabuserai, riposta le Canadien.â Hein ? fit Conseil.â Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraĂźner avec moi, quand je
quitterai cet infernal Nautilus.â Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon cĂŽtĂ© ?â Oui, rĂ©pondis-je, puisque nous allons du cĂŽtĂ© du soleil, et ici le soleil,
câest le nord.â Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste Ă savoir si nous rallions le
Pacifique ou lâAtlantique, câest-Ă -dire les mers frĂ©quentĂ©es ou dĂ©sertes. Ȉ cela je ne pouvais rĂ©pondre, et je craignais que le capitaine Nemo
ne nous ramenĂąt plutĂŽt vers ce vaste OcĂ©an qui baigne Ă la fois les cĂŽtesde lâAsie et de lâAmĂ©rique. Il complĂ©terait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers oĂč le Nautilus trouvait la plus entiĂšreindĂ©pendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terrehabitĂ©e, que devenaient les projets de Ned Land ?
Nous devions, avant peu, ĂȘtre fixĂ©s sur ce point important. Le Nautilusmarchait rapidement. Le cercle polaire fut bientĂŽt franchi, et le cap mis surle promontoire de Horn. Nous Ă©tions par le travers de la pointe amĂ©ricaine,le 31 mars, Ă sept heures du soir.
Alors toutes nos souffrances passĂ©es Ă©taient oubliĂ©es. Le souvenir de cetemprisonnement dans les glaces sâeffaçait peu Ă peu de notre esprit. Nousne songions quâĂ lâavenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans lesalon, ni sur la plate-forme. Le point reportĂ© chaque jour sur le planisphĂšreet fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus.Or, ce soir-lĂ , il devint Ă©vident, Ă ma grande satisfaction, que nous revenionsau nord par la route de lâAtlantique.
Jâappris au Canadien et Ă Conseil le rĂ©sultat de mes observations.« Bonne nouvelle, rĂ©pondit le Canadien, mais oĂč va le Nautilus ?â Je ne saurais le dire, Ned.â Son capitaine voudrait-il, aprĂšs le pĂŽle sud, affronter le pĂŽle nord, et
revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ?â Il ne faudrait pas lâen dĂ©fier, rĂ©pondit Conseil.â Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.â En tout cas, ajouta Conseil, câest un maĂźtre homme que ce capitaine
Nemo, et nous ne regretterons pas de lâavoir connu.â Surtout quand nous lâaurons quittĂ© ! » riposta Ned Land.Le lendemain, 1er avril, lorsque le Nautilus remonta Ă la surface des flots,
quelques minutes avant midi, nous eĂ»mes connaissance dâune cĂŽte Ă lâouest.CâĂ©tait la Terre-du-Feu, Ă laquelle les premiers navigateurs donnĂšrent cenom en voyant les fumĂ©es nombreuses qui sâĂ©levaient des huttes indigĂšnes.Cette Terre-du-Feu forme une vaste agglomĂ©ration dâĂźles qui sâĂ©tend sur
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trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53° et 56°de latitude australe, et 67° 50âet 77° 15âde longitude ouest. La cĂŽte meparut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus mĂȘmeentrevoir le mont Sarmiento, Ă©levĂ© de deux mille soixante-dix mĂštres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, Ă sommet trĂšs aigu,qui, suivant quâil est voilĂ© ou dĂ©gagĂ© de vapeurs, « annonce le beau ou lemauvais temps, » me dit Ned Land.
â Un fameux baromĂštre, mon ami.â Oui, monsieur, un baromĂštre naturel, qui ne mâa jamais trompĂ© quand
je naviguais dans les passes du détroit de Magellan. »En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur le fond du ciel.
CâĂ©tait un prĂ©sage de beau temps, qui se rĂ©alisa.Le Nautilus, rentrĂ© sous les eaux, se rapprocha de la cĂŽte, quâil prolongea
Ă quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes,et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pĂŽlerenfermait quelques Ă©chantillons ; avec leurs filaments visqueux et polis,ils mesuraient jusquâĂ trois cents mĂštres de longueur ; vĂ©ritables cĂąbles,plus gros que le pouce, trĂšs rĂ©sistants, ils servent souvent dâamarres auxnavires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, Ă feuilles longuesde quatre pieds, empĂątĂ©es dans les concrĂ©tions coralligĂšnes, tapissait lesfonds. Elle servait de nid et de nourriture Ă des myriades de crustacĂ©s et demollusques, des crabes, des seiches. LĂ , les phoques et les loutres se livraientĂ de splendides repas, mĂ©langeant la chair du poisson et les lĂ©gumes de lamer, suivant la mĂ©thode anglaise.
Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrĂȘmerapiditĂ©. Vers le soir, il se rapprocha de lâarchipel des Malouines, dont je pus,le lendemain, reconnaĂźtre les Ăąpres sommets. La profondeur de la mer Ă©taitmĂ©diocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux Ăźles, entourĂ©es dâungrand nombre dâĂźlots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques.Les Malouines furent probablement dĂ©couvertes par le cĂ©lĂšbre John Davis,qui leur imposa le nom de Davis-Southern-Islands. Plus tard, RichardHawkins les appela Maiden-Islands, Ăźles de la Vierge. Elles furent ensuitenommĂ©es Malouines, au commencement du XVIIIe siĂšcle, par des pĂȘcheursde Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennentaujourdâhui.
Sur ces parages, nos filets rapportĂšrent de beaux spĂ©cimens dâalgues, etparticuliĂšrement un certain fucus dont les racines Ă©taient chargĂ©es de moulesqui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards sâabattirent pardouzaines sur la plate-forme et prirent place bientĂŽt dans les offices du bord.En fait de poissons, jâobservai spĂ©cialement des osseux appartenant au genre
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gobie, et surtout des boulerots, longs de deux décimÚtres, tout parsemés detaches blanchùtres et jaunes.
Jâadmirai Ă©galement de nombreuses mĂ©duses, et les plus belles du genre,les chrysaores, particuliĂšres aux mers des Malouines. TantĂŽt elles figuraientune ombrelle demi-sphĂ©rique trĂšs lisse, rayĂ©e de lignes dâun rouge brunet terminĂ©e par douze festons rĂ©guliers ; tantĂŽt câĂ©tait une corbeille dâoĂčsâĂ©chappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges.Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacĂ©s et laissaient pendre Ă la dĂ©rive leur opulente chevelure de tentacules, Jâaurais voulu conserverquelques Ă©chantillons de ces dĂ©licats zoophytes ; mais ce ne sont que desnuages, des ombres, des apparences, qui fondent et sâĂ©vaporent hors de leurĂ©lĂ©ment natal.
Lorsque les derniĂšres hauteurs des Malouines eurent disparu souslâhorizon, le Nautilus sâimmergea entre vingt et vingt-cinq mĂštres et suivitla cĂŽte amĂ©ricaine, le capitaine Nemo ne se montrait pas.
Jusquâau 3 avril, nous ne quittĂąmes pas les parages de la Patagonie,tantĂŽt sous lâOcĂ©an, tantĂŽt Ă sa surface. Le Nautilus dĂ©passa le large estuaireformĂ© par lâembouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers delâUruguay, mais Ă cinquante milles au large. Sa direction se maintenait aunord, et il suivait les longues sinuositĂ©s de lâAmĂ©rique mĂ©ridionale. Nousavions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mersdu Japon.
Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupĂ© surle trente-septiĂšme mĂ©ridien, et nous passĂąmes au large du cap Frio. Lecapitaine Nemo, au grand dĂ©plaisir de Ned Land, nâaimait pas le voisinagede ces cĂŽtes habitĂ©es du BrĂ©sil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse.Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaientnous suivre, et les curiositĂ©s naturelles de ces mers Ă©chappĂšrent Ă touteobservation.
Cette rapiditĂ© se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nousavions connaissance de la pointe la plus orientale de lâAmĂ©rique du Sud quiforme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus sâĂ©carta de nouveau, et il allachercher Ă de plus grandes profondeurs une vallĂ©e sous-marine qui se creuseentre ce cap et Sierra-Leone sur la cĂŽte africaine. Cette vallĂ©e se bifurqueĂ la hauteur des Antilles et se termine au nord par une Ă©norme dĂ©pressionde neuf mille mĂštres. En cet endroit, la coupe gĂ©ologique de lâOcĂ©an figurejusquâaux petites Antilles une falaise de six kilomĂštres, taillĂ©e Ă pic, et, Ă lahauteur des Ăźles du cap Vert, une autre muraille non moins considĂ©rable, quienferment ainsi tout le continent immergĂ© de lâAtlantide. Le fond de cetteimmense vallĂ©e est accidentĂ© de quelques montagnes qui donnent un aspectpittoresque Ă ces fonds sous-marins. Jâen parle surtout dâaprĂšs les cartes
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manuscrites que contenait la bibliothÚque du Nautilus, cartes évidemmentdues à la main du capitaine Nemo et levées sur ses observations personnelles.
Pendant deux jours, ces eaux dĂ©sertes et profondes furent visitĂ©es aumoyen des plans inclinĂ©s. Le Nautilus fournissait de longues bordĂ©esdiagonales qui le portaient Ă toutes les hauteurs. Mais, le 11 avril, il se relevasubitement, et la terre nous rĂ©apparut Ă lâouvert du fleuve des Amazones,vaste estuaire dont le dĂ©bit est si considĂ©rable quâil dessale la mer sur unespace de plusieurs lieues.
LâĂ©quateur Ă©tait coupĂ©. Ă vingt milles dans lâouest restaient les Guyanes,une terre française sur laquelle nous eussions trouvĂ© un facile refuge. Maisle vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses nâauraient pas permisĂ un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car ilne parla pas de fuir. De mon cĂŽtĂ©, je ne fis aucune allusion Ă ses projetsdâĂ©vasion, car je ne voulais pas le pousser Ă quelque tentative qui eĂ»tinfailliblement avortĂ©.
Je me dĂ©dommageai facilement de ce retard par dâintĂ©ressantes Ă©tudes.Pendant ces deux journĂ©es des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas lasurface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pĂȘche miraculeuse enzoophytes, en poissons et en reptiles.
Quelques zoophytes avaient Ă©tĂ© draguĂ©s par la chaĂźne des chaluts.CâĂ©taient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant Ă la famille desactinidiens, et entre autres espĂšces, le phyctalis protexta, originaire de cettepartie de lâOcĂ©an, petit tronc cylindrique, agrĂ©mentĂ© de lignes verticales ettachetĂ© de points rouges que couronne un merveilleux Ă©panouissement detentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que jâavaisdĂ©jĂ observĂ©s, des turritelles, des olives-porphyres, Ă lignes rĂ©guliĂšremententrecroisĂ©es, dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fondde chair, des ptĂ©rocĂšres fantaisistes, semblables Ă des scorpions pĂ©trifiĂ©s,des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes Ă manger,et certaines espĂšces de calmars, que les naturalistes de lâantiquitĂ© classaientparmi les poissons volants, et qui servent principalement dâappĂąt pour lapĂȘche de la morue.
Des poissons de ces parages que je nâavais pas encore eu lâoccasiondâĂ©tudier, je notai diverses espĂšces. Parmi les cartilagineux : desptĂ©romizons-pricka, sortes dâanguilles, longues de quinze pouces, tĂȘteverdĂątre, nageoires violettes, dos gris bleuĂątre, ventre brun argentĂ© semĂ© detaches vives, iris des yeux cerclĂ© dâor, curieux animaux que le courant delâAmazone avait dĂ» entraĂźner jusquâen mer, car ils habitent les eaux douces ;des raies tuberculĂ©es, Ă museau pointu, Ă queue longue et dĂ©liĂ©e, armĂ©esdâun long aiguillon dentelĂ© ; de petits squales dâun mĂštre, gris et blanchĂątresde peau, dont les dents, disposĂ©es sur plusieurs rangs, se recourbent en
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arriĂšre, et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantoufliers ; deslophies-vespertilions, sortes de triangles isocĂšles rougeĂątres, dâun demi-mĂštre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues quileur donnent lâaspect de chauves-souris, mais que leur appendice cornĂ©, situĂ©prĂšs des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espĂšcesde balistes, le curassavien dont les flancs pointillĂ©s brillent dâune Ă©clatantecouleur dâor, et le caprisque violet clair, Ă nuances chatoyantes comme lagorge dâun pigeon.
Je termine lĂ cette nomenclature un peu sĂšche, mais trĂšs exacte, par lasĂ©rie des poissons osseux que jâobservai : passants, appartenant au genredes aptĂ©ronotes, dont le museau est trĂšs obtus et blanc de neige, le corpspeint dâun beau noir, et qui sont munis dâune laniĂšre charnue trĂšs longue ettrĂšs dĂ©liĂ©e odontagnathes aiguillonnĂ©s, longues sardines de trois dĂ©cimĂštres,resplendissant dâun vif Ă©clat argentĂ© ; scombres-guares, pourvus de deuxnageoires anales ; centronotes-nĂšgres Ă teintes noires, que lâon pĂȘche avecdes brandons, longs poissons de deux mĂštres, Ă chair grasse, blanche, ferme,qui, frais, ont le goĂ»t de lâanguille, et secs, le goĂ»t du saumon fumĂ© ; labresdemi-rouges, revĂȘtus dâĂ©cailles seulement Ă la base des nageoires dorsaleset anales ; chrysoptĂšres, sur lesquels lâor et lâargent mĂȘlent leur Ă©clat Ă ceuxdu rubis et de la topaze ; spares-queues dâor, dont la chair est extrĂȘmementdĂ©licate, et que leurs propriĂ©tĂ©s phosphorescentes trahissent au milieu deseaux ; spares-pobs, Ă langue fine, Ă teintes oranges ; sciĂšnes-coro Ă caudalesdâor, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc.
Cet « et cĂŠtera » ne saurait mâempĂȘcher de citer encore un poisson dontConseil se souviendra longtemps et pour cause.
Un de nos filets avait rapportĂ© une sorte de raie trĂšs aplatie qui, laqueue coupĂ©e, eĂ»t formĂ© un disque parfait et qui pesait une vingtaine dekilogrammes. Elle Ă©tait blanche en dessous, rougeĂątre en dessus, avec degrandes taches rondes dâun bleu foncĂ© et cerclĂ©es de noir, trĂšs lisse de peau,et elle se terminait par une nageoire bilobĂ©e. Ătendue sur la plate-forme,elle se dĂ©battit, essaya de se retourner par des mouvements convulsifs, et fittant dâefforts quâun dernier soubresaut allait la prĂ©cipiter Ă la mer, lorsqueConseil, qui tenait Ă son poisson, se jeta sur lui, et, avant que je ne pusselâen empĂȘcher, il le saisit Ă deux mains.
AussitĂŽt, le voilĂ renversĂ©, les jambes en lâair, paralysĂ© dâune moitiĂ© ducorps, et criant :
« Ah ! mon maĂźtre, mon maĂźtre ! Venez Ă moi. »CâĂ©tait la premiĂšre fois que le pauvre garçon ne me parlait pas Ă la
« troisiÚme personne. »
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Le Canadien et moi, nous lâavions relevĂ©, nous le frictionnions Ă brasraccourcis, et quand il reprit ses sens, cet Ă©ternel classificateur murmuradâune voix entrecoupĂ©e :
« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchiesfixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »
â Oui, mon ami, rĂ©pondis-je, câest une torpille qui tâa mis dans cedĂ©plorable Ă©tat.
â Ah ! monsieur peut mâen croire, riposta Conseil, mais je me vengeraide cet animal.
â Et comment ?â En le mangeant. »Ce quâil fit le soir mĂȘme, mais par pure reprĂ©saille, car franchement,
câĂ©tait coriace.LâinfortunĂ© Conseil sâĂ©tait attaquĂ© Ă une torpille de la plus dangereuse
espĂšce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel quelâeau, foudroie les poissons Ă plusieurs mĂštres de distance, tant est grandela puissance de son organe Ă©lectrique, dont les deux surfaces principales nemesurent pas moins de vingt-sept pieds carrĂ©s.
Le lendemain, 12 avril, pendant la journĂ©e, le Nautilus sâapprocha dela cĂŽte hollandaise, vers lâembouchure du Maroni. LĂ vivaient en familleplusieurs groupes de lamantins. CâĂ©taient des manates qui, comme le dugonget le stellĂšre, appartiennent Ă lâordre des syrĂ©niens. Ces beaux animaux,paisibles et inoffensifs, longs de six Ă sept mĂštres, devaient peser aumoins quatre mille kilogrammes. Jâappris Ă Ned Land et Ă Conseil quela prĂ©voyante nature avait assignĂ© Ă ces mammifĂšres un rĂŽle important.Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paĂźtre les prairiessous-marines et dĂ©truire ainsi les agglomĂ©rations dâherbes qui obstruentlâembouchure des fleuves tropicaux.
« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui sâest produit, depuis que les hommesont presque entiĂšrement anĂ©anti ces races utiles ? Câest que les herbesputrĂ©fiĂ©es ont empoisonnĂ© lâair, et lâair empoisonnĂ©, câest la fiĂšvre jaunequi dĂ©sole ces admirables contrĂ©es. Les vĂ©gĂ©tations vĂ©nĂ©neuses se sontmultipliĂ©es sous ces mers torrides, et le mal sâest irrĂ©sistiblement dĂ©veloppĂ©depuis lâembouchure du Rio de la Plata jusquâaux Florides ! »
Et sâil faut en croire Toussenel, ce flĂ©au nâest rien encore auprĂšs de celuiqui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dĂ©peuplĂ©es de baleineset de phoques. Alors, encombrĂ©es de poulpes, de mĂ©duses, de calmars, ellesdeviendront de vastes foyers dâinfection, puisque leurs flots ne possĂ©derontplus ces « vastes estomacs, que Dieu avait chargĂ©s dâĂ©cumer la surface desmers. »
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Cependant, sans dĂ©daigner ces thĂ©ories, lâĂ©quipage du Nautilus sâemparadâune demi-douzaine de manates. Il sâagissait, en effet, dâapprovisionnerles cambuses dâune chair excellente, supĂ©rieure Ă celle du bĆuf et du veau.Cette chasse ne fut pas intĂ©ressante. Les manates se laissaient frapper sans sedĂ©fendre. Plusieurs milliers de kilos de viande destinĂ©e Ă ĂȘtre sĂ©chĂ©e furentemmagasinĂ©s Ă bord.
Ce jour-lĂ , une pĂȘche, singuliĂšrement pratiquĂ©e, vint encore accroĂźtreles rĂ©serves du Nautilus, tant ces mers Ă©taient giboyeuses. Le chalut avaitrapportĂ© dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tĂȘte seterminait par une plaque ovale Ă rebords charnus. CâĂ©taient des Ă©chĂ©nĂ©idesde la troisiĂšme famille des malacoptĂ©rygiens subbrachiens. Leur disqueaplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entrelesquelles lâanimal peut opĂ©rer le vide, ce qui lui permet dâadhĂ©rer aux objetsĂ la façon dâune ventouse.
Le remora que jâavais observĂ© dans la MĂ©diterranĂ©e appartient Ă cette espĂšce. Mais celui dont il sâagit ici, câĂ©tait lâĂ©chĂ©nĂ©ide ostĂ©ochĂšre,particulier Ă cette mer. Nos marins, Ă mesure quâils les prenaient, lesdĂ©posaient dans des bailles pleines dâeau.
La pĂȘche terminĂ©e, le Nautilus se rapprocha de la cĂŽte. En cet endroit,un certain nombre de tortues marines dormaient Ă la surface des flots. Il eĂ»tĂ©tĂ© difficile de sâemparer de ces prĂ©cieux reptiles, car le moindre bruit lesĂ©veille, et leur solide carapace est Ă lâĂ©preuve du harpon. Mais lâĂ©chĂ©nĂ©idedevait opĂ©rer cette capture avec une sĂ»retĂ© et une prĂ©cision extraordinaires.Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortunedu naĂŻf pĂȘcheur Ă la ligne.
Les hommes du Nautilus attachĂšrent Ă la queue de ces poissons un anneauassez large pour ne pas gĂȘner leurs mouvements, et Ă cet anneau, une longuecorde amarrĂ©e Ă bord par lâautre bout.
Les Ă©chĂ©nĂ©ides, jetĂ©s Ă la mer, commencĂšrent aussitĂŽt leur rĂŽle et allĂšrentse fixer au plastron des tortues. Leur tĂ©nacitĂ© Ă©tait telle quâils se fussentdĂ©chirĂ©s plutĂŽt que de lĂącher prise. On les halait Ă bord, et avec eux lestortues auxquelles ils adhĂ©raient.
On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges dâun mĂštre, qui pesaient deuxcents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornĂ©es grandes, minces,transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaienttrĂšs prĂ©cieuses. En outre, elles Ă©taient excellentes au point de vue comestible,ainsi que les tortues franches qui sont dâun goĂ»t exquis.
Cette pĂȘche termina notre sĂ©jour sur les parages de lâAmazone, et, la nuitvenue, le Nautilus regagna la haute mer.
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CHAPITRE XVIIILes poulpes
Pendant quelques jours, le Nautilus sâĂ©carta constamment de la cĂŽteamĂ©ricaine. Il ne voulait pas, Ă©videmment, frĂ©quenter les flots du golfe duMexique ou de la mer des Antilles. Cependant, lâeau nâeĂ»t pas manquĂ©sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huitcents mĂštres ; mais, probablement, ces parages, semĂ©s dâĂźles et sillonnĂ©s desteamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.
Le 16 avril, nous eĂ»mes connaissance de la Martinique et de laGuadeloupe, Ă une distance de trente milles environ. Jâaperçus un instantleurs pitons Ă©levĂ©s.
Le Canadien, qui comptait mettre ses projets Ă exĂ©cution dans le golfe,soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux quifont le cabotage dâune Ăźle Ă lâautre, fut trĂšs dĂ©contenancĂ©. La fuite eĂ»t Ă©tĂ©fort praticable si Ned Land fĂ»t parvenu Ă sâemparer du canot Ă lâinsu ducapitaine. Mais en plein OcĂ©an, il ne fallait plus y songer.
Le Canadien, Conseil et moi, nous eĂ»mes une assez longue conversationĂ ce sujet. Depuis six mois nous Ă©tions prisonniers Ă bord du Nautilus. Nousavions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il nây avaitpas de raison pour que cela finĂźt. Il me fit donc une proposition Ă laquelleje ne mâattendais pas. Ce fut de poser catĂ©goriquement cette question aucapitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garder indĂ©finiment Ă sonbord ?
Une semblable dĂ©marche me rĂ©pugnait. Suivant moi elle ne pouvaitaboutir. Il ne fallait rien espĂ©rer du commandant du Nautilus, mais toutde nous seuls. Dâailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plussombre, plus retirĂ©, moins sociable. Il paraissait mâĂ©viter. Je ne le rencontraisquâĂ de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait Ă mâexpliquer les merveillessous-marines ; maintenant il mâabandonnait Ă mes Ă©tudes et ne venait plusau salon.
Quel changement sâĂ©tait opĂ©rĂ© en lui ? Pour quelle cause ? Je nâavais rienĂ me reprocher. Peut-ĂȘtre notre prĂ©sence Ă bord lui pesait-elle ? Cependant,je ne devais pas espĂ©rer quâil fĂ»t homme Ă nous rendre la libertĂ©.
Je priai donc Ned de me laisser rĂ©flĂ©chir avant dâagir. Si cette dĂ©marchenâobtenait aucun rĂ©sultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre notresituation pĂ©nible et nuire aux projets du Canadien. Jâajouterai que je nepouvais en aucune façon invoquer la question de santĂ©. Si lâon exceptela rude Ă©preuve de la banquise du pĂŽle Sud, nous ne nous Ă©tions jamaismieux portĂ©s, Ned, Conseil et moi. Cette nourriture saine, cette atmosphĂšre
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salubre, cette rĂ©gularitĂ© dâexistence, cette uniformitĂ© de tempĂ©rature, nedonnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirsde la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chezlui, qui va oĂč il veut, qui, par des voies mystĂ©rieuses pour les autres, nonpour lui-mĂȘme, marche Ă son but, je comprenais une telle existence. Maisnous, nous nâavions pas rompu avec lâhumanitĂ©. Pour mon compte, je nevoulais pas ensevelir avec moi mes Ă©tudes si curieuses et si nouvelles. Jâavaismaintenant le droit dâĂ©crire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que,plus tĂŽt que plus tard, il pĂ»t voir le jour.
LĂ encore, dans ces eaux des Antilles, Ă dix mĂštres au-dessous de lasurface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intĂ©ressants jâeusĂ signaler sur mes notes quotidiennes ! CâĂ©taient, entre autres zoophytes,des galĂšres connues sous le nom de physalies-pĂ©lagiques, sortes de grossesvessies oblongues, Ă reflets nacrĂ©s, tendant leur membrane au vent et laissantflotter leurs tentacules bleus comme des fils de soie ; mĂ©duses charmantesĂ lâĆil, vĂ©ritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif.CâĂ©taient parmi les articulĂ©s, des annĂ©lides longs dâun mĂštre et demi, armĂ©sdâune trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, quiserpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectresolaire. CâĂ©taient, dans lâembranchement des poissons des raies-molubars,Ă©normes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, lanageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombĂ©, des yeuxfixĂ©s aux extrĂ©mitĂ©s de la face antĂ©rieure de la tĂȘte et qui, flottant comme uneĂ©pave de navire, sâappliquaient parfois Ă la façon dâun opaque volet sur notrevitre. CâĂ©taient des balistes-amĂ©ricains, pour lesquels la nature nâa broyĂ© quedu blanc et du noir, des gobies-plumiers, allongĂ©s et charnus, aux nageoiresjaunes Ă la mĂąchoire proĂ©minente, des scombres de seize dĂ©cimĂštres, Ă dentscourtes et aiguĂ«s, couverts de petites Ă©cailles, appartenant Ă lâespĂšce desalbicores. Puis, par nuĂ©es, apparaissaient des surmulets, corsetĂ©s de raiesdâor de la tĂȘte Ă la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; vĂ©ritableschefs-dâĆuvre de bijouterie consacrĂ©s autrefois Ă Diane, particuliĂšrementrecherchĂ©s des riches Romains, et dont le proverbe disait : « Ne lesmange pas qui les prend ! » Enfin, des pomacanthes dorĂ©s, ornĂ©s debandelettes Ă©meraude, habillĂ©s de velours et de soie, passaient devant nosyeux comme des seigneurs de VĂ©ronĂšse ; des spares-Ă©peronnĂ©s se dĂ©robaientsous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze poucessâenveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient lamer de leur grosse queue charnue ; des corĂ©gones rouges semblaient faucherles flots avec leur pectorale tranchante, et des sĂ©lĂšnes argentĂ©es, dignes deleur nom, se levaient sur lâhorizon des eaux comme autant de lunes auxreflets blanchĂątres.
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Que dâautres Ă©chantillons merveilleux et nouveaux jâeusse encoreobservĂ©s, si le Nautilus ne se fĂ»t peu Ă peu abaissĂ© vers les couchesprofondes ! Ses plans inclinĂ©s lâentraĂźnĂšrent jusquâĂ des fonds de deux milleet trois mille cinq cents mĂštres. Alors la vie animale nâĂ©tait plus reprĂ©sentĂ©eque par des encrines, des Ă©toiles de mer, de charmantes pentacrines tĂȘtede mĂ©duse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques,des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grandeespĂšce.
Le 20 avril, nous Ă©tions remontĂ©s Ă une hauteur moyenne de quinze centsmĂštres. La terre la plus rapprochĂ©e Ă©tait alors cet archipel des Ăźles Lucayes,dissĂ©minĂ©es comme un tas de pavĂ©s Ă la surface des eaux. LĂ sâĂ©levaientde hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes,disposĂ©s par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs quenos rayons Ă©lectriques nâĂ©clairaient pas jusquâau fond.
Ces roches Ă©taient tapissĂ©es de grandes herbes, de laminaires gĂ©antes, defucus interminables, un vĂ©ritable espalier dâhydrophytes dignes dâun mondede Titans.
De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil Ned et moi, nousfĂ»mes naturellement amenĂ©s Ă citer les animaux gigantesques de la mer. Lesunes sont Ă©videmment destinĂ©es Ă la nourriture des autres. Cependant, parles vitres du Nautilus presque immobile je nâapercevais encore sur ces longsfilaments que les principaux articulĂ©s de la division des brachyoures deslambres Ă longues pattes, des crabes violacĂ©s, des clios particuliers aux mersdes Antilles.
Il Ă©tait environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur unformidable fourmillement qui se produisait Ă travers les grandes algues.
« Eh bien, dis-je, ce sont lĂ de vĂ©ritables cavernes Ă poulpes, et je ne seraispas Ă©tonnĂ© dây voir quelques-uns de ces monstres.
â Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe descĂ©phalopodes ?
â Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais lâami Land sâesttrompĂ© sans doute, car je nâaperçois rien.
â Je le regrette, rĂ©pliqua Conseil. Je voudrais contempler face Ă face lâunde ces poulpes dont jâai tant entendu parler et qui peuvent entraĂźner desnavires dans le fond des abĂźmes. Ces bĂȘtes-lĂ , ça se nomme des krakâŠ
â Craque suffit, rĂ©pondit ironiquement le Canadien.â Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la
plaisanterie de son compagnon.â Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.â Pourquoi pas ? rĂ©pondit Conseil. Nous avons bien cru au narwal de
monsieur.
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â Nous avons eu tort, Conseil.â Sans doute ! mais il est probable que dâautres y croient encore.â Câest vraisemblable, rĂ©pondis-je Ă Conseil, mais pour mon compte, je
suis bien dĂ©cidĂ© Ă nâadmettre lâexistence de ces monstres que lorsque je lesaurai dissĂ©quĂ©s de ma propre main.
â Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas Ă lâexistence despoulpes gigantesques ?
â Eh ! qui diable y a jamais cru ? sâĂ©cria le Canadien.â Beaucoup de gens, ami Ned.â Pas des pĂȘcheurs. Des savants, peut-ĂȘtre !â Pardon, Ned. Des pĂȘcheurs et des savants !â Mais moi qui vous parle, dit Conseil de lâair le plus sĂ©rieux du monde,
je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraĂźnĂ©e sousles flots par les bras dâun cĂ©phalopode.
â Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.â Oui, Ned.â De vos propres yeux ?â De mes propres yeux.â OĂč, sâil vous plaĂźt ?â Ă Saint-Malo, rĂ©partit imperturbablement Conseil.â Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.â Non, dans une Ă©glise, rĂ©pondit Conseil.â Dans une Ă©glise ! sâĂ©cria le Canadien.â Oui, ami Ned. CâĂ©tait un tableau qui reprĂ©sentait le poulpe en question !â Bon ! fit Ned Land, Ă©clatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser !â Au fait, il a raison, dis-je. Jâai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet
quâil reprĂ©sente est tirĂ© dâune lĂ©gende, et vous savez ce quâil faut penserdes lĂ©gendes en matiĂšre dâhistoire naturelle ! Dâailleurs, quand il sâagitde monstres, lâimagination ne demande quâĂ sâĂ©garer. Non seulement on aprĂ©tendu que ces poulpes pouvaient entraĂźner des navires, mais un certainOlaĂŒs Magnus parle dâun cĂ©phalopode, long dâun mille, qui ressemblaitplutĂŽt Ă une Ăźle quâĂ un animal. On raconte aussi que lâĂ©vĂȘque de Nidrosdressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher semit en marche et retourna Ă la mer. Le rocher Ă©tait un poulpe.
â Et câest tout ? demanda le Canadien.â Non, rĂ©pondis-je. Un autre Ă©vĂȘque, Pontoppidam de Berghem, parle
Ă©galement dâun poulpe sur lequel pouvait manĆuvrer un rĂ©giment decavalerie !
â Ils allaient bien, les Ă©vĂȘques dâautrefois ! dit Ned Land.
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â Enfin, les naturalistes de lâantiquitĂ© citent des monstres dont la gueuleressemblait Ă un golfe, et qui Ă©taient trop gros pour passer par le dĂ©troit deGibraltar.
â Ă la bonne heure ! fit le Canadien.â Mais dans tous ces rĂ©cits, quây a-t-il de vrai ? demanda Conseil.â Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la
vraisemblance pour monter jusquâĂ la fable ou Ă la lĂ©gende. Toutefois, Ă lâimagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prĂ©texte. Onne peut nier quâil existe des poulpes et des calmars de trĂšs grande espĂšce,mais infĂ©rieurs cependant aux cĂ©tacĂ©s. Aristote a constatĂ© les dimensionsdâun calmar de cinq coudĂ©es, soit trois mĂštres dix. Nos pĂȘcheurs en voientfrĂ©quemment dont la longueur dĂ©passe un mĂštre quatre-vingts. Les musĂ©esde Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes quimesurent deux mĂštres. Dâailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un deces animaux, longs de six pieds seulement, aurait des tentacules longs devingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.
â En pĂȘche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.â Sâils nâen pĂȘchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis,
le capitaine Paul Bos, du Havre, mâa souvent affirmĂ© quâil avait rencontrĂ©un de ces monstres de taille colossale dans les mers de lâInde. Mais le faitle plus Ă©tonnant, et qui ne permet plus de nier lâexistence de ces animauxgigantesques, sâest passĂ© il y a quelques annĂ©es, en 1861.
â Quel est ce fait ? demanda Ned Land.â Le voici. En 1861, dans le nord-est de TĂ©nĂ©riffe, Ă peu prĂšs par la
latitude oĂč nous sommes en ce moment, lâĂ©quipage de lâaviso lâAlectonaperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandantBouguer sâapprocha de lâanimal, et il lâattaqua Ă coups de harpon et Ă coups de fusils, sans grand succĂšs, car balles et harpons traversaient ceschairs molles comme une gelĂ©e sans consistance. AprĂšs plusieurs tentativesinfructueuses, lâĂ©quipage parvint Ă passer un nĆud coulant autour du corpsdu mollusque. Ce nĆud glissa jusquâaux nageoires caudales et sây arrĂȘta. Onessaya alors de haler le monstre Ă bord, mais son poids Ă©tait si considĂ©rablequâil se sĂ©para de sa queue sous la traction de la corde, et, privĂ© de cetornement, il disparut sous les eaux.
â Enfin, voilĂ un fait, dit Ned Land.â Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposĂ© de nommer
ce poulpe « calmar de Bouguer. »â Et quelle Ă©tait sa longueur ? demanda le Canadien.â Ne mesurait-il pas six mĂštres environ ? dit Conseil, qui, postĂ© Ă la vitre,
examinait de nouveau les anfractuositĂ©s de la falaise.â PrĂ©cisĂ©ment, rĂ©pondis-je.
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â Sa tĂȘte, reprit Conseil, nâĂ©tait-elle pas couronnĂ©e de huit tentacules, quisâagitaient sur lâeau comme une nichĂ©e de serpents ?
â PrĂ©cisĂ©ment.â Ses yeux, placĂ©s Ă fleur de tĂȘte, nâavaient-ils pas un dĂ©veloppement
considĂ©rable ?â Oui, Conseil.â Et sa bouche, nâĂ©tait-ce pas un vĂ©ritable bec de perroquet, mais un bec
formidable ?â En effet, Conseil.â Eh bien, nâen dĂ©plaise Ă monsieur, rĂ©pondit tranquillement Conseil, si
ce nâest pas le calmar de Bouguer, voici du moins un de ses frĂšres. »Je regardai Conseil. Ned Land se prĂ©cipita vers la vitre.« LâĂ©pouvantable bĂȘte ! » sâĂ©cria-t-il.Je regardai Ă mon tour, et je ne pus rĂ©primer un mouvement de rĂ©pulsion.
Devant mes yeux sâagitait un monstre horrible, digne de figurer dans leslĂ©gendes tĂ©ratologiques.
CâĂ©tait un calmar de dimensions colossales, ayant huit mĂštres delongueur. Il marchait Ă reculons avec une extrĂȘme vĂ©locitĂ© dans la directiondu Nautilus. Il regardait de ses Ă©normes yeux fixes Ă teintes glauques.Ses huit bras, ou plutĂŽt ses huit pieds, implantĂ©s sur sa tĂȘte, qui ontvalu Ă ces animaux le nom de cĂ©phalopodes, avaient un dĂ©veloppementdouble de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. Onvoyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposĂ©es sur la faceinterne des tentacules sous forme de capsules semi-sphĂ©riques. Parfois cesventouses sâappliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouchede ce monstre, â un bec de corne fait comme le bec dâun perroquet, âsâouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornĂ©e, armĂ©eelle-mĂȘme de plusieurs rangĂ©es de dents aiguĂ«s, sortait en frĂ©missant decette vĂ©ritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec dâoiseau Ă unmollusque ! Son corps, fusiforme et renflĂ© dans sa partie moyenne, formaitune masse charnue qui devait peser vingt Ă vingt-cinq mille kilogrammes. Sacouleur inconstante, changeant avec une extrĂȘme rapiditĂ© suivant lâirritationde lâanimal, passait successivement du gris livide au brun rougeĂątre.
De quoi sâirritait ce mollusque ? Sans doute de la prĂ©sence de ce Nautilus,plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibulesnâavaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quellevitalitĂ© le CrĂ©ateur leur a dĂ©partie, quelle vigueur dans leurs mouvements,puisquâils possĂšdent trois cĆurs !
Le hasard nous avait mis en prĂ©sence de ce calmar, et je ne vouluspas laisser perdre lâoccasion dâĂ©tudier soigneusement cet Ă©chantillon des
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cĂ©phalopodes. Je surmontai lâhorreur que mâinspirait son aspect, et, prenantun crayon, je commençai Ă le dessiner.
« Câest peut-ĂȘtre le mĂȘme que celui de lâAlecton, dit Conseil.Non, rĂ©pondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que lâautre a
perdu sa queue !â Ce ne serait pas une raison, rĂ©pondis-je. Les bras et la queue de ces
animaux se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue ducalmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.
â Dâailleurs, riposta Ned, si ce nâest pas celui-ci, câest peut-ĂȘtre un deceux-lĂ ! »
En effet, dâautres poulpes apparaissaient Ă la vitre de tribord. Jâen comptaisept. Ils faisaient cortĂšge au Nautilus, et jâentendais les grincements de leurbec sur la coque de tĂŽle. Nous Ă©tions servis Ă souhait.
Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eauxavec une telle prĂ©cision quâils semblaient immobiles, et jâaurais pu lesdĂ©calquer en raccourci sur la vitre. Dâailleurs, nous marchions sous uneallure modĂ©rĂ©e.
Tout Ă coup le Nautilus sâarrĂȘta. Un choc le fit tressaillir dans toute samembrure.
« Est-ce que nous avons touchĂ© ? demandai-je.â En tout cas, rĂ©pondit le Canadien, nous serions dĂ©jĂ dĂ©gagĂ©s, car nous
flottons. »Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches
de son hélice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaineNemo, suivi de son second, entra dans le salon.
Je ne lâavais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nousparler, sans nous voir peut-ĂȘtre, il alla au panneau, regarda les poulpes et ditquelques mots Ă son second.
Celui-ci sortit. BientĂŽt les panneaux se refermĂšrent. Le plafondsâillumina.
Jâallai vers le capitaine.« Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dĂ©gagĂ© que
prendrait un amateur devant le cristal dâun aquarium.â En effet, monsieur le naturaliste, me rĂ©pondit-il, et nous allons les
combattre corps Ă corps. »Je regardai le capitaine. Je croyais nâavoir pas bien entendu.« Corps Ă corps ? rĂ©pĂ©tai-je.â Oui, monsieur. LâhĂ©lice est arrĂȘtĂ©e. Je pense que les mandibules cornĂ©es
de lâun de ces calmars se sont engagĂ©es dans ses branches. Ce qui nousempĂȘche de marcher.
â Et quâallez-vous faire ?
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â Remonter Ă la surface et massacrer toute cette vermine.â Entreprise difficile.â En effet. Les balles Ă©lectriques sont impuissantes contre ces chairs
molles oĂč elles ne trouvent pas assez de rĂ©sistance pour Ă©clater. Mais nousles attaquerons Ă la hache.
â Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas monaide.
â Je lâaccepte, maĂźtre Land.â Nous vous accompagnerons, dis-je, » et, suivant le capitaine Nemo,
nous nous dirigeĂąmes vers lâescalier central.LĂ , une dizaine dâhommes, armĂ©s de haches dâabordage, se tenaient prĂȘts
Ă lâattaque. Conseil et moi, nous primes deux haches. Ned Land saisit unharpon.
Le Nautilus Ă©tait alors revenu Ă la surface des flots. Un des marins, placĂ©sur les derniers Ă©chelons, dĂ©vissait les boulons du panneau. Mais les Ă©crousĂ©taient Ă peine dĂ©gagĂ©s, que le panneau se releva avec une violence extrĂȘme,Ă©videmment tirĂ© par la ventouse dâun bras de poulpe.
AussitĂŽt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par lâouverture,et vingt autres sâagitĂšrent au-dessus. Dâun coup de hache, le capitaine Nemocoupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les Ă©chelons en se tordant.
Au moment oĂč nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindrela plate-forme, deux autres bras, cinglant lâair, sâabattirent sur le marin placĂ©devant le capitaine Nemo et lâenlevĂšrent avec une violence irrĂ©sistible.
Le capitaine Nemo poussa un cri et sâĂ©lança au-dehors. Nous nous Ă©tionsprĂ©cipitĂ©s Ă sa suite.
Quelle scĂšne ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collĂ© Ă sesventouses, Ă©tait balancĂ© dans lâair au caprice de cette Ă©norme trompe. IlrĂąlait, il Ă©touffait, il criait : « Ă moi ! Ă moi ! » Ces mots, prononcĂ©s enfrançais, me causĂšrent une profonde stupeur ! jâavais donc un compatriote Ă bord, plusieurs peut-ĂȘtre ! Cet appel dĂ©chirant, je lâentendrai toute ma vie !
LâinfortunĂ© Ă©tait perdu. Qui pouvait lâarracher Ă cette puissante Ă©treinte ?Cependant le capitaine Nemo sâĂ©tait prĂ©cipitĂ© sur le poulpe, et, dâun coup dehache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contredâautres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. LâĂ©quipage sebattait Ă coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncionsnos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pĂ©nĂ©traitlâatmosphĂšre. CâĂ©tait horrible.
Un instant, je crus que le malheureux, enlacĂ© par le poulpe, serait arrachĂ©Ă sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient Ă©tĂ© coupĂ©s. Un seul,brandissant la victime comme une plume, se tordait dans lâair. Mais aumoment oĂč le capitaine Nemo et son second se prĂ©cipitaient sur lui, lâanimal
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lança une colonne dâun liquide noirĂątre, sĂ©crĂ©tĂ© par une bourse situĂ©e dansson abdomen. Nous en fĂ»mes aveuglĂ©s. Quand ce nuage se fut dissipĂ©, lecalmar avait disparu, et avec lui mon infortunĂ© compatriote !
Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possĂ©daitplus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs duNautilus. Nous roulions pĂȘle-mĂȘle au milieu de ces tronçons de serpentsqui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et dâencre noire.Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les tĂȘtes delâhydre. Le harpon de Ned Land, Ă chaque coup, se plongeait dans les yeuxglauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon futsoudain renversĂ© par les tentacules dâun monstre quâil nâavait pu Ă©viter.
Ah ! comment mon cĆur ne sâest-il pas brisĂ© dâĂ©motion et dâhorreur ! Leformidable bec du calmar sâĂ©tait ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allaitĂȘtre coupĂ© en deux. Je me prĂ©cipitai Ă son secours. Mais le capitaine Nemomâavait devancĂ©. Sa hache disparut entre les deux Ă©normes mandibules, etmiraculeusement sauvĂ©, le Canadien, se relevant, plongea son harpon toutentier jusquâau triple cĆur du poulpe.
« Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo au Canadien.Ned sâinclina sans lui rĂ©pondre.Ce combat avait durĂ© un quart dâheure. Les monstres vaincus, mutilĂ©s,
frappés à mort, nous laissÚrent enfin la place et disparurent sous les flots.Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile prÚs du fanal, regardait
la mer qui avait englouti lâun de ses compagnons, et de grosses larmescoulaient de ses yeux.
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CHAPITRE XIXLe Gulf-Stream
Cette terrible scĂšne du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais lâoublier.Je lâai Ă©crite sous lâimpression dâune Ă©motion violente. Depuis, jâen ai revule rĂ©cit. Je lâai lu Ă Conseil et au Canadien. Ils lâont trouvĂ© exact comme fait,mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait laplume du plus illustre de nos poĂštes, lâauteur des Travailleurs de la mer.
Jâai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleurfut immense. CâĂ©tait le second compagnon quâil perdait depuis notre arrivĂ©eĂ bord. Et quelle mort ! Cet ami, Ă©crasĂ©, Ă©touffĂ©, brisĂ© par le formidable brasdâun poulpe, broyĂ© sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avecses compagnons dans les paisibles eaux du cimetiĂšre de corail !
Pour moi, au milieu de cette lutte, câĂ©tait ce cri de dĂ©sespoir poussĂ© parlâinfortunĂ© qui mâavait dĂ©chirĂ© le cĆur. Ce pauvre Français, oubliant sonlangage de convention, sâĂ©tait repris Ă parler la langue de son pays et de samĂšre, pour jeter un suprĂȘme appel ! Parmi cet Ă©quipage du Nautilus, associĂ©de corps et dâĂąme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact deshommes, jâavais donc un compatriote ! Ătait-il seul Ă reprĂ©senter la Francedans cette mystĂ©rieuse association, Ă©videmment composĂ©e dâindividus denationalitĂ©s diverses ? CâĂ©tait encore un de ces insolubles problĂšmes qui sedressaient sans cesse devant mon esprit !
Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis pluspendant quelque temps. Mais quâil devait ĂȘtre triste, dĂ©sespĂ©rĂ©, irrĂ©solu,si jâen jugeais par ce navire dont il Ă©tait lâĂąme et qui recevait toutes sesimpressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction dĂ©terminĂ©e. Il allait,venait, flottait comme un cadavre au grĂ© des lames. Son hĂ©lice avait Ă©tĂ©dĂ©gagĂ©e, et cependant il sâen servait Ă peine. Il naviguait au hasard. Il nepouvait sâarracher du thĂ©Ăątre de sa derniĂšre lutte, de cette mer qui avaitdĂ©vorĂ© lâun des siens !
Dix jours se passĂšrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilusreprit franchement sa route au nord, aprĂšs avoir eu connaissance des LucayesĂ lâouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grandfleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa tempĂ©rature propres. JâainommĂ© le Gulf-Stream.
Câest un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de lâAtlantique,et dont les eaux ne se mĂ©langent pas aux eaux ocĂ©aniennes. Câest un fleuvesalĂ©, plus salĂ© que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois millepieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, soncourant marche avec une vitesse de quatre kilomĂštres Ă lâheure. Lâinvariable
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volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les fleuves duglobe.
La vĂ©ritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury,son point de dĂ©part, si lâon veut, est situĂ© dans le golfe de Gascogne. LĂ , seseaux, encore faibles de tempĂ©rature et de couleur, commencent Ă se former.Il descend au sud, longe lâAfrique Ă©quatoriale, Ă©chauffe ses flots aux rayonsde la zone torride, traverse lâAtlantique, atteint le cap San Roque sur lacĂŽte brĂ©silienne, et se bifurque en deux branches dont lâune va se saturerencore des chaudes molĂ©cules de la mer des Antilles. Alors le Gulf-Stream,chargĂ© de rĂ©tablir lâĂ©quilibre entre les tempĂ©ratures et de mĂȘler les eaux destropiques aux eaux borĂ©ales, commence son rĂŽle de pondĂ©rateur. ChauffĂ© Ă blanc dans le golfe du Mexique, il sâĂ©lĂšve au nord sur les cĂŽtes amĂ©ricaines,sâavance jusquâĂ Terre-Neuve, dĂ©via sous la poussĂ©e du courant froid dudĂ©troit de Davis, reprend la route de lâOcĂ©an en suivant sur un des grandscercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers lequarante-troisiĂšme degrĂ©, dont lâun, aidĂ© par lâalizĂ© du nord-est, revient augolfe de Gascogne et aux Açores, et dont lâautre, aprĂšs avoir attiĂ©di lesrivages de lâIrlande et de la NorvĂšge, va jusquâau-delĂ du Spitzberg, oĂč satempĂ©rature tombe Ă quatre degrĂ©s, former la mer libre du pĂŽle.
Câest sur ce fleuve de lâOcĂ©an que le Nautilus naviguait alors. Ă sa sortiedu canal de Bahama, sur quatorze lieues de large et sur trois cent cinquantemĂštres de profondeur, le Gulf-Stream marche Ă raison de huit kilomĂštres Ă lâheure. Cette rapiditĂ© dĂ©croĂźt rĂ©guliĂšrement Ă mesure quâil sâavance vers lenord, et il faut souhaiter que cette rĂ©gularitĂ© persiste, car, si, comme on a crule remarquer, sa vitesse et sa direction viennent Ă se modifier, les climatseuropĂ©ens seront soumis Ă des perturbations dont on ne saurait calculer lesconsĂ©quences.
Vers midi, jâĂ©tais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaĂźtreles particularitĂ©s relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication futterminĂ©e, je lâinvitai Ă plonger ses mains dans le courant.
Conseil obĂ©it et fut trĂšs Ă©tonnĂ© de nâĂ©prouver aucune sensation de chaudni de froid.
« Cela vient, lui dis-je, de ce que la tempĂ©rature des eaux du Gulf-Stream,en sortant du golfe du Mexique, est peu diffĂ©rente de celle du sang. CeGulf-Stream est un vaste calorifĂšre qui permet aux cĂŽtes dâEurope de separer dâune Ă©ternelle verdure. Et, sâil faut en croire Maury, la chaleur dece courant, totalement utilisĂ©e, fournirait assez de calorique pour tenir enfusion un fleuve de fer fondu aussi grand que lâAmazone ou le Missouri. »
En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream Ă©tait de deux mĂštres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante,que ses eaux comprimĂ©es font saillie sur lâOcĂ©an et quâun dĂ©nivellement
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sâopĂšre entre elles et les eaux froides. Sombres dâailleurs et trĂšs riches enmatiĂšres salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui lesenvironnent. Telle est mĂȘme la nettetĂ© de leur ligne de dĂ©marcation, que leNautilus, Ă la hauteur des Carolines, trancha de son Ă©peron les flots du Gulf-Stream, tandis que son hĂ©lice battait encore ceux de lâOcĂ©an.
Ce courant entraĂźnait avec lui tout un monde dâĂȘtres vivants. Lesargonautes, si communs dans la MĂ©diterranĂ©e, y voyageaient par troupesnombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables Ă©taient des raiesdont la queue trĂšs dĂ©liĂ©e formait Ă peu prĂšs le tiers du corps, et qui figuraientde vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales dâunmĂštre, Ă tĂȘte grande, Ă museau court et arrondi Ă dents pointues disposĂ©essur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert dâĂ©cailles.
Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers Ă cesmers, des spares-synagres dont lâiris brillait comme un feu, des sciĂšneslongues dâun mĂštre, Ă large gueule hĂ©rissĂ©e de petites dents, qui faisaiententendre un lĂ©ger cri, des centronotes-nĂšgres dont jâai dĂ©jĂ parlĂ©, descoriphĂšnes bleus, relevĂ©s dâor et dâargent, des perroquets, vrais arcs-en-cielde lâOcĂ©an, qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux destropiques, des blĂ©mies-bosquiens Ă tĂȘte triangulaire, des rhombes bleuĂątresdĂ©pourvus dâĂ©cailles, des batrachoĂŻdes recouverts dâune bande jaune ettransversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gobies-bospointillĂ©s de taches brunes, des diptĂ©rodons Ă tĂȘte argentĂ©e et Ă queue jaune,divers Ă©chantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille, brillantdâun Ă©clat doux, que LacĂ©pĂšde a consacrĂ©s Ă lâaimable compagne de sa vie,enfin un beau poisson, le chevalier amĂ©ricain, qui, dĂ©corĂ© de tous les ordreset chamarrĂ© de tous les rubans, frĂ©quente les rivages de cette grande nationoĂč les rubans et les ordres sont si mĂ©diocrement estimĂ©s.
Jâajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec lâĂ©clat Ă©lectrique de notre fanal, surtout par cestemps orageux qui nous menaçaient frĂ©quemment.
Le 8 mai, nous Ă©tions encore en travers du cap Hatteras, Ă la hauteurde la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est lĂ de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix mĂštres. Le Nautiluscontinuait dâerrer Ă lâaventure. Toute surveillance semblait bannie du bord.Je conviendrai que, dans ces conditions, une Ă©vasion pouvait rĂ©ussir. Eneffet, les rivages habitĂ©s offraient partout de faciles refuges. La mer Ă©taitincessamment sillonnĂ©e de nombreux steamers qui font le service entreNew-York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue parces petites goĂ©lettes chargĂ©es du cabotage sur les divers points de la cĂŽteamĂ©ricaine. On pouvait espĂ©rer dâĂȘtre recueilli. CâĂ©tait donc une occasion
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favorable, malgrĂ© les trente milles qui sĂ©paraient le Nautilus des cĂŽtes delâUnion.
Mais une circonstance fĂącheuse contrariait absolument les projets duCanadien. Le temps Ă©tait fort mauvais. Nous approchions de ces parages oĂčles tempĂȘtes sont frĂ©quentes, de cette patrie des trombes et des cyclones,prĂ©cisĂ©ment engendrĂ©s par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mersouvent dĂ©montĂ©e sur un frĂȘle canot, câĂ©tait courir Ă une perte certaine. NedLand en convenait lui-mĂȘme. Aussi rongeait-il son frein, pris dâune furieusenostalgie que la fuite seule eĂ»t pu guĂ©rir.
« Monsieur, me dit-il ce jour-lĂ , il faut que cela finisse. Je veux en avoirle cĆur net. Votre Nemo sâĂ©carte des terres et remonte vers le nord. Mais jevous le dĂ©clare, jâai assez du pĂŽle Sud, et je ne le suivrai pas au pĂŽle Nord.
â Que faire, Ned, puisquâune Ă©vasion est impraticable en ce moment ?â Jâen reviens Ă mon idĂ©e. Il faut parler au capitaine. Vous nâavez rien dit
quand nous Ă©tions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenantque nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe quâavant quelquesjours, le Nautilus va se trouver Ă la hauteur de la Nouvelle-Ăcosse, et quelĂ , vers Terre-Neuve, sâouvre une large baie, que dans cette baie se jette leSaint-Laurent, et que le Saint-Laurent, câest mon fleuve Ă moi, le fleuve deQuĂ©bec, ma ville natale ; quand je songe Ă cela, la fureur me monte au visage,mes cheveux se hĂ©rissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutĂŽt Ă la mer !Je ne resterai pas ici ! Jây Ă©touffe ! »
Le Canadien Ă©tait Ă©videmment Ă bout de patience. Sa vigoureuse naturene pouvait sâaccommoder de cet emprisonnement prolongĂ©. Sa physionomiesâaltĂ©rait de jour en jour. Son caractĂšre devenait de plus en plus sombre. Jesentais ce quâil devait souffrir, car moi aussi, la nostalgie me prenait. PrĂšsde sept mois sâĂ©taient Ă©coulĂ©s sans que nous eussions eu aucune nouvellede la terre. De plus, lâisolement du capitaine Nemo, son humeur modifiĂ©e,surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnitĂ©, tout me faisait apparaĂźtreles choses sous un aspect diffĂ©rent. Je ne sentais plus lâenthousiasme despremiers jours. Il fallait ĂȘtre un Flamand comme Conseil pour accepter cettesituation, dans ce milieu rĂ©servĂ© aux cĂ©tacĂ©s et autres habitants de la mer.VĂ©ritablement, si ce brave garçon au lieu de poumons avait eu des branchies,je crois quâil aurait fait un poisson distinguĂ© ! « Eh bien, monsieur ? repritNed Land, voyant que je ne rĂ©pondais pas.
â Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quellessont ses intentions Ă notre Ă©gard ?
â Oui, monsieur.â Et cela, quoiquâil les ait dĂ©jĂ fait connaĂźtre ?â Oui. Je dĂ©sire ĂȘtre fixĂ© une derniĂšre fois. Parlez pour moi seul, en mon
seul nom, si vous voulez.
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â Mais je le rencontre rarement. Il mâĂ©vite mĂȘme.â Câest une raison de plus pour lâaller voir.â Je lâinterrogerai, Ned.â Quand ? demanda le Canadien en insistant.â Quand je le rencontrerai.â Monsieur Aronnax, voulez-vous que jâaille le trouver, moi ?â Non, laissez-moi faire. DemainâŠâ Aujourdâhui, dit Ned Land.â Soit. Aujourdâhui, je le verrai, » rĂ©pondis-je au Canadien, qui, en
agissant lui-mĂȘme, eĂ»t certainement tout compromis.Je restai seul. La demande dĂ©cidĂ©e, je rĂ©solus dâen finir immĂ©diatement.
Jâaime mieux chose faite que chose Ă faire.Je rentrai dans ma chambre. De lĂ jâentendis marcher dans celle du
capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser Ă©chapper cette occasion de lerencontrer. Je frappai Ă sa porte. Je nâobtins pas de rĂ©ponse. Je frappai denouveau, puis je tournai le bouton. La porte sâouvrit.
Jâentrai. Le capitaine Ă©tait lĂ . CourbĂ© sur sa table de travail, il ne mâavaitpas entendu. RĂ©solu Ă ne pas sortir sans lâavoir interrogĂ©, je mâapprochai delui. Il releva la tĂȘte brusquement, fronça les sourcils, et me dit dâun ton assezrude : « Vous ici ! Que me voulez-vous ?
â Vous parler, capitaine.â Mais je suis occupĂ©, monsieur, je travaille. Cette libertĂ© que je vous
laisse de vous isoler, ne puis-je lâavoir pour moi ? »La rĂ©ception Ă©tait peu encourageante. Mais jâĂ©tais dĂ©cidĂ© Ă tout entendre
pour tout rĂ©pondre.« Monsieur, dis-je froidement, jâai Ă vous parler dâune affaire quâil ne
mâest pas permis de retarder.â Laquelle, monsieur ? rĂ©pondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque
dĂ©couverte qui mâait Ă©chappĂ© ? La mer vous a-t-elle livrĂ© de nouveauxsecrets ? »
Nous Ă©tions loin de compte. Mais avant que jâeusse rĂ©pondu, me montrantun manuscrit ouvert sur sa table, il me dit dâun ton plus grave :
« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit Ă©crit en plusieurs langues. Ilcontient le rĂ©sumĂ© de mes Ă©tudes sur la mer, et, sâil plaĂźt Ă Dieu, il ne pĂ©rirapas avec moi. Ce manuscrit, signĂ© de mon nom, complĂ©tĂ© par lâhistoire de mavie, sera renfermĂ© dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivantde nous tous Ă bord du Nautilus jettera cet appareil Ă la mer, et il ira oĂč lesflots le porteront. »
Le nom de cet homme ! Son histoire Ă©crite par lui-mĂȘme ! Son mystĂšreserait donc un jour dĂ©voilĂ© ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cettecommunication quâune entrĂ©e en matiĂšre.
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« Capitaine, rĂ©pondis-je, je ne puis quâapprouver la pensĂ©e qui vous faitagir. Il ne faut pas que le fruit de vos Ă©tudes soit perdu. Mais le moyenque vous employez me paraĂźt primitif. Qui sait oĂč les vents pousseront cetappareil, en quelles mains il tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ?Vous, ou lâun des vĂŽtres ne peut-il⊠?
â Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en mâinterrompant.â Mais moi, mes compagnons, nous sommes prĂȘts Ă garder ce manuscrit
en rĂ©serve, et si vous nous rendez la libertĂ©âŠâ La libertĂ© ! fit le capitaine Nemo se levant.â Oui, monsieur, et câest Ă ce sujet que je voulais vous interroger. Depuis
sept mois, nous sommes Ă votre bord, et je vous demande aujourdâhui, aunom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous ygarder toujours.
â Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous rĂ©pondraiaujourdâhui ce que je vous ai rĂ©pondu il y a sept mois : Qui entre dans leNautilus ne doit plus le quitter.
â Câest lâesclavage mĂȘme que vous nous imposez !â Donnez-lui le nom quâil vous plaira.â Mais partout lâesclave garde le droit de recouvrer sa libertĂ© ! Quels que
soient les moyens qui sâoffrent Ă lui, il peut les croire bons !â Ce droit, rĂ©pondit le capitaine Nemo, qui vous le dĂ©nie ? Ai-je jamais
pensé à vous enchaßner par un serment ? »Le capitaine me regardait en se croisant les bras.« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni
de votre goĂ»t ni du mien. Mais puisque nous lâavons entamĂ©, Ă©puisons-le.Je vous le rĂ©pĂšte, ce nâest pas seulement de ma personne quâil sâagit. Pourmoi lâĂ©tude est un secours, une diversion puissante, un entraĂźnement, unepassion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme Ă vivreignorĂ©, obscur, dans le fragile espoir de lĂ©guer un jour Ă lâavenir le rĂ©sultatde mes travaux, au moyen dâun appareil hypothĂ©tique confiĂ© au hasard desflots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans dĂ©plaisirdans un rĂŽle que je comprends sur certains points ; mais il est encore dâautresaspects de votre vie qui me la font entrevoir entourĂ©e de complications et demystĂšres auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous nâavons aucunepart. Et mĂȘme, quand notre cĆur a pu battre pour vous, Ă©mu par quelques-unes de vos douleurs ou remuĂ© par vos actes de gĂ©nie et de courage, nousavons dĂ» refouler en nous jusquâau plus petit tĂ©moignage de cette sympathieque fait naĂźtre la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de lâami oude lâennemi. Eh bien, câest ce sentiment, que nous sommes Ă©trangers Ă toutce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose dâinacceptable,dâimpossible, mĂȘme pour moi, mais dâimpossible pour Ned Land surtout.
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Tout homme, par cela seul quâil est homme, vaut quâon songe Ă lui. VousĂȘtes-vous demandĂ© ce que lâamour de la libertĂ©, la haine de lâesclavage,pouvaient faire naĂźtre de projets de vengeance dans une nature comme celledu Canadien, ce quâil pouvait penser, tenter, essayer ?⊠»
Je mâĂ©tais tu. Le capitaine Nemo se leva.« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce quâil voudra, que
mâimporte ? Ce nâest pas moi qui lâai Ă©tĂ© chercher ! Ce nâest pas pour monplaisir que je le garde Ă mon bord ! Quant Ă vous, monsieur Aronnax, vousĂȘtes de ceux qui peuvent tout comprendre, mĂȘme le silence. Je nâai rien deplus Ă vous rĂ©pondre. Que cette premiĂšre fois oĂč vous venez de traiter cesujet soit aussi la derniĂšre, car une seconde fois, je ne pourrais mĂȘme pasvous Ă©couter. »
Je me retirai. Ă compter de ce jour, notre situation fut trĂšs tendue. Jerapportai ma conversation Ă mes deux compagnons.
« Nous savons maintenant, dit Ned, quâil nây a rien Ă attendre de cethomme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel quesoit le temps. »
Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symptĂŽmesdâouragan se manifestaient. LâatmosphĂšre se faisait blanchĂątre et laiteuse.Aux cyrrhus Ă gerbes dĂ©liĂ©es succĂ©daient Ă lâhorizon des couches de nimbo-cumulus. Dâautres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et segonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, Ă lâexception dessatanicles, amis des tempĂȘtes. Le baromĂštre baissait notablement et indiquaitdans lâair une extrĂȘme tension de vapeurs. Le mĂ©lange du stormglass sedĂ©composait sous lâinfluence de lâĂ©lectricitĂ© qui saturait lâatmosphĂšre. Lalutte des Ă©lĂ©ments Ă©tait prochaine.
La tempĂȘte Ă©clata dans la journĂ©e du 18 mai, prĂ©cisĂ©ment lorsque leNautilus flottait Ă la hauteur de Long-Island, Ă quelques milles des passes deNew-York. Je puis dĂ©crire cette lutte des Ă©lĂ©ments, car au lieu de la fuir dansles profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice,voulut la braver Ă sa surface.
Le vent soufflait du sud-ouest, dâabord en grand frais, câest-Ă -dire avecune vitesse de quinze mĂštres Ă la seconde, qui fut portĂ©e Ă vingt-cinq mĂštresvers trois heures du soir. Câest le chiffre des tempĂȘtes.
Le capitaine Nemo, inĂ©branlable sous les rafales, avait pris place surla plate-forme. Il sâĂ©tait amarrĂ© Ă mi-corps pour rĂ©sister aux vaguesmonstrueuses qui dĂ©ferlaient. Je mây Ă©tais hissĂ© et attachĂ© aussi, partageantmon admiration entre cette tempĂȘte et cet homme incomparable qui lui tenaittĂȘte.
La mer démontée était balayée par de grandes loques de nuages quitrempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames
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intermĂ©diaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que delongues ondulations fuligineuses, dont la crĂȘte ne dĂ©ferle pas, tant ellessont compactes. Leur hauteur sâaccroissait. Elles sâexcitaient entre elles. LeNautilus, tantĂŽt couchĂ© sur le cĂŽtĂ©, tantĂŽt dressĂ© comme un mĂąt, roulait ettanguait Ă©pouvantablement.
Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui nâabattit ni le vent nila mer. Lâouragan se dĂ©chaĂźna avec une vitesse de quarante-cinq mĂštres Ă la seconde, soit prĂšs de quarante lieues Ă lâheure. Câest dans ces conditionsquâil renverse des maisons, quâil enfonce des tuiles de toit dans des portes,quâil rompt des grilles de fer, quâil dĂ©place des canons de vingt-quatre. Etpourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole dâunsavant ingĂ©nieur. « Il nây a pas de coque bien construite qui ne puisse dĂ©fierla mer ! » Ce nâĂ©tait pas un roc rĂ©sistant, que ces lames eussent dĂ©moli,câĂ©tait un fuseau dâacier, obĂ©issant et mobile, sans grĂ©ement, sans mĂąture,qui bravait impunĂ©ment leur fureur.
Cependant jâexaminais attentivement ces vagues dĂ©chaĂźnĂ©es. Ellesmesuraient jusquâĂ quinze mĂštres de hauteur sur une longueur de centcinquante Ă cent soixante-quinze mĂštres, et leur vitesse de propagation,moitiĂ© de celle du vent, Ă©tait de quinze mĂštres Ă la seconde. Leur volume etleur puissance sâaccroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alorsle rĂŽle de ces lames qui emprisonnent lâair dans leurs flancs et le refoulentau fond des mers oĂč elles portent la vie avec lâoxygĂšne. Leur extrĂȘmeforce de pression, â on lâa calculĂ©e, â peut sâĂ©lever jusquâĂ trois millekilogrammes par pied carrĂ© de la surface quâelles contrebattent. Ce sontde telles lames qui, aux HĂ©brides, ont dĂ©placĂ© un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempĂȘte du 23 dĂ©cembre 1864,aprĂšs avoir renversĂ© une partie de la ville de YĂ©do, au Japon, faisant septcents kilomĂštres Ă lâheure, allĂšrent se briser le mĂȘme jour sur les rivages delâAmĂ©rique.
LâintensitĂ© de la tempĂȘte sâaccrut avec la nuit. Le baromĂštre, comme en1860, Ă la RĂ©union, pendant un cyclone, tomba Ă 710 millimĂštres. Ă la chutedu jour, je vis passer Ă lâhorizon un grand navire qui luttait pĂ©niblement. Ilcapeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout Ă la lame. Ce devaitĂȘtre un des steamers des lignes de New-York Ă Liverpool ou au Havre. Ildisparut bientĂŽt dans lâombre.
Ă dix heures du soir, le ciel Ă©tait en feu. LâatmosphĂšre fut zĂ©brĂ©e dâĂ©clairsviolents. Je ne pouvais en supporter lâĂ©clat, tandis que le capitaine Nemo,les regardant en face, semblait aspirer en lui lâĂąme de la tempĂȘte. Un bruitterrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vaguesĂ©crasĂ©es, des mugissements du vent, des Ă©clats de tonnerre. Le vent sautaitĂ tous les points de lâhorizon, et le cyclone, partant de lâest, y revenait en
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passant par le nord, lâouest et le sud, en sens inverse des tempĂȘtes tournantesde lâhĂ©misphĂšre austral.
Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempĂȘtes ! Câestlui qui crĂ©e ces formidables cyclones par la diffĂ©rence de tempĂ©rature descouches dâair superposĂ©es Ă ses courants.
Ă la pluie avait succĂ©dĂ© une averse de feu. Les gouttelettes dâeau sechangeaient en aigrettes fulminantes. On eĂ»t dit que le capitaine Nemo,voulant une mort digne de lui, cherchait Ă se faire foudroyer. Dans uneffroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en lâair son Ă©perondâacier, comme la tige dâun paratonnerre, et jâen vis jaillir de nombreusesĂ©tincelles.
BrisĂ©, Ă bout de forces, je me coulai Ă plat ventre vers le panneau. Jelâouvris et je redescendis au salon. Lâorage atteignait alors son maximumdâintensitĂ©. Il Ă©tait impossible de se tenir debout Ă lâintĂ©rieur du Nautilus.
Le capitaine Nemo rentra vers minuit. Jâentendis les rĂ©servoirs se remplirpeu Ă peu, et le Nautilus sâenfonça doucement au-dessous de la surface desflots.
Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés quipassaient comme des fantÎmes dans les eaux en feu. Quelques-uns furentfoudroyés sous mes yeux !
Le Nautilus descendait toujours. Je pensais quâil retrouverait le calme Ă une profondeur de quinze mĂštres. Non. Les couches supĂ©rieures Ă©taient tropviolemment agitĂ©es. Il fallut aller chercher le repos jusquâĂ cinquante mĂštresdans les entrailles de la mer.
Mais lĂ , quelle tranquillitĂ©, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eĂ»t ditquâun ouragan terrible se dĂ©chaĂźnait alors Ă la surface de cet OcĂ©an ?
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CHAPITRE XXPar 47° 24â de latitudeet 17° 28â de longitude
Ă la suite de cette tempĂȘte, nous avions Ă©tĂ© rejetĂ©s dans lâest. Toutespoir de sâĂ©vader sur les atterrages de New-York ou du Saint-LaurentsâĂ©vanouissait. Le pauvre Ned, dĂ©sespĂ©rĂ©, sâisola comme le capitaine Nemo.Conseil et moi, nous ne nous quittions plus.
Jâai dit que le Nautilus sâĂ©tait Ă©cartĂ© dans lâest. Jâaurais dĂ» dire, plusexactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantĂŽt Ă lasurface des flots, tantĂŽt au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutablesaux navigateurs. Elles sont principalement dues Ă la fonte des glaces, quientretient une extrĂȘme humiditĂ© dans lâatmosphĂšre. Que de navires perdusdans ces parages, lorsquâils allaient reconnaĂźtre les feux incertains de lacĂŽte ! Que de sinistres dus Ă ces brouillards opaques ! Que de chocs sur cesĂ©cueils dont le ressac est Ă©teint par le bruit du vent ! Que de collisions entreles bĂątiments, malgrĂ© leurs feux de position, malgrĂ© les avertissements deleurs sifflets et de leurs cloches dâalarme !
Aussi le fond de ces mers offrait-il lâaspect dâun champ de bataille,oĂč gisaient tous ces vaincus de lâOcĂ©an : les uns vieux et empĂątĂ©s dĂ©jĂ ;les autres jeunes et rĂ©flĂ©chissant lâĂ©clat de notre fanal sur leurs ferrures etleurs carĂšnes de cuivre. Parmi eux, que de bĂątiments perdus corps et biens,avec leurs Ă©quipages, leur monde dâĂ©migrants, sur ces points dangereuxsignalĂ©s dans les statistiques, le cap Race, lâĂźle Saint-Paul, le dĂ©troit deBelle-Ăle, lâestuaire du Saint-Laurent ! Et depuis quelques annĂ©es seulement,que de victimes fournies Ă ces funĂšbres annales par les lignes du Royal-Mail, dâInmann, de MontrĂ©al, le Solway, lâIsis, le Paramatta, lâHungarian,le Canadian, lâAnglo-Saxon, le Humboldt, lâUnited-States, tous Ă©chouĂ©s ;lâArtic, le Lyonnais, coulĂ©s par abordage ; le PrĂ©sident, le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes ignorĂ©es, sombres dĂ©bris au milieudesquels naviguait le Nautilus, comme sâil eĂ»t passĂ© une revue des morts !
Le 15 mai, nous Ă©tions sur lâextrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considĂ©rablede ces dĂ©tritus organiques, amenĂ©s soit de lâĂ©quateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pĂŽle borĂ©al par ce contre-courant dâeau froide qui longela cĂŽte amĂ©ricaine. LĂ aussi sâamoncellent les blocs erratiques charriĂ©s parla dĂ©bĂącle des glaces. LĂ sâest formĂ© un vaste ossuaire de poissons, demollusques ou de zoophytes qui y pĂ©rissent par milliards.
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La profondeur de la mer nâest pas considĂ©rable au banc de Terre-Neuve.Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitementune dĂ©pression profonde, un trou de trois mille mĂštres. LĂ sâĂ©largit le Gulf-Stream. Câest un Ă©panouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de satempĂ©rature, mais il devient une mer.
Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha Ă son passage, je citeraile cycloptĂšre dâun mĂštre, Ă dos noirĂątre, Ă ventre orange, qui donne Ă sescongĂ©nĂšres un exemple peu suivi de fidĂ©litĂ© conjugale, un unernack degrande taille, sorte de murĂšne Ă©meraude, dâun goĂ»t excellent, des karraksĂ gros yeux, dont la tĂȘte a quelque ressemblance avec celle du chien, desblennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujonsnoirs de deux dĂ©cimĂštres, des macroures Ă longue queue, brillant dâun Ă©clatargentĂ©, poissons rapides, aventurĂ©s loin des mers hyperborĂ©ennes.
Les filets ramassĂšrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bienmusclĂ©, armĂ© de piquants Ă la tĂȘte et dâaiguillons aux nageoires, vĂ©ritablescorpion de deux Ă trois mĂštres, ennemi acharnĂ© des blennies, des gades etdes saumons ; câĂ©tait le cotte des mers septentrionales, au corps tuberculeux,brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pĂȘcheurs du Nautilus eurentquelque peine Ă sâemparer de cet animal, qui, grĂące Ă la conformation deses opercules, prĂ©serve ses organes respiratoires du contact dessĂ©chant delâatmosphĂšre et peut vivre quelque temps hors de lâeau.
Je cite maintenant, â pour mĂ©moire, â des bosquiens, petits poissonsqui accompagnent longtemps les navires dans les mers borĂ©ales, des ables-oxyrhinques, spĂ©ciaux Ă lâAtlantique septentrional, des rascasses, et jâarriveaux gades, principalement Ă lâespĂšce morue, que je surpris dans ses eaux deprĂ©dilection, sur cet inĂ©puisable banc de Terre-Neuve.
On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve nâest quâune montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus sâouvritun chemin Ă travers leurs phalanges pressĂ©es, Conseil ne put retenir cetteobservation :
« Ăa ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues Ă©taient platescomme des limandes ou des soles ?
â NaĂŻf ! mâĂ©criai-je. Les morues ne sont plates que chez lâĂ©picier, oĂčon les montre ouvertes et Ă©talĂ©es. Mais dans lâeau, ce sont des poissonsfusiformes comme les mulets, et parfaitement conformĂ©s pour la marche.
â Je veux croire monsieur, rĂ©pondit Conseil. Quelle nuĂ©e ! quellefourmiliĂšre !
â Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage sans leurs ennemis, lesrascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a comptĂ© dâĆufs dans uneseule femelle ?
â Faisons bien les choses, rĂ©pondit Conseil. Cinq cent mille.
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â Onze millions, mon ami.â Onze millions. VoilĂ ce que je nâadmettrai jamais, Ă moins de les
compter moi-mĂȘme.â Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire.
Dâailleurs, câest par milliers que les Français, les Anglais, les AmĂ©ricains,les Danois, les NorvĂ©giens, pĂȘchent les morues. On les consomme enquantitĂ©s prodigieuses, et sans lâĂ©tonnante fĂ©conditĂ© de ces poissons, lesmers en seraient bientĂŽt dĂ©peuplĂ©es. Ainsi, en Angleterre et en AmĂ©riqueseulement, cinq mille navires montĂ©s par soixante-quinze mille marins sontemployĂ©s Ă la pĂȘche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante milleen moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les cĂŽtes de la NorvĂšge,mĂȘme rĂ©sultat.
â Bien, rĂ©pondit Conseil, je mâen rapporte Ă Monsieur. Je ne les compteraipas.
â Quoi donc ?â Les onze millions dâĆufs. Mais je ferai une remarque.â Laquelle ?â Câest que si tous les Ćufs Ă©closaient, il suffirait de quatre morues pour
alimenter lâAngleterre, lâAmĂ©rique et la NorvĂšge. »Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je
vis parfaitement ces longues lignes, armĂ©es de deux cents hameçons, quechaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne, entraĂźnĂ©e par un bout aumoyen dâun petit grappin, Ă©tait retenue Ă la surface par un crin fixĂ© sur unebouĂ©e de liĂšge. Le Nautilus dut manĆuvrer adroitement au milieu de cerĂ©seau sous-marin.
Dâailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages frĂ©quentĂ©s.Il sâĂ©leva jusque vers le quarante-deuxiĂšme degrĂ© de latitude. CâĂ©tait Ă lahauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heartâs Content, oĂč aboutitlâextrĂ©mitĂ© du cĂąble transatlantique.
Le Nautilus, au lieu de continuer Ă marcher au nord, prit direction verslâest, comme sâil voulait suivre ce plateau tĂ©lĂ©graphique sur lequel repose lecĂąble, et dont des sondages multipliĂ©s ont donnĂ© le relief avec une extrĂȘmeexactitude.
Ce fut le 17 mai, Ă cinq cents milles environ de Heartâs Content, par deuxmille huit cents mĂštres de profondeur, que jâaperçus le cĂąble gisant sur lesol. Conseil, que je nâavais pas prĂ©venu, le prit dâabord pour un gigantesqueserpent de mer et sâapprĂȘtait Ă le classer suivant sa mĂ©thode ordinaire. Maisje dĂ©sabusai le digne garçon, et pour le consoler de son dĂ©boire, je lui apprisdiverses particularitĂ©s de la pose de ce cĂąble.
Le premier cùble fut établi pendant les années 1857 et 1858 ; mais, aprÚsavoir transmis quatre cents télégrammes environ, il cessa de fonctionner. En
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1863, les ingénieurs construisirent un nouveau cùble, mesurant trois millequatre cents kilomÚtres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui futembarqué sur le Great-Eastern. Cette tentative échoua encore.
Or, le 25 mai, le Nautilus, immergĂ© par trois mille huit cent trente-sixmĂštres de profondeur, se trouvait prĂ©cisĂ©ment en cet endroit oĂč se produisitla rupture qui ruina lâentreprise. CâĂ©tait Ă six cent trente-huit milles de la cĂŽtedâIrlande. On sâaperçut, Ă deux heures aprĂšs-midi, que les communicationsavec lâEurope venaient de sâinterrompre. Les Ă©lectriciens du bord rĂ©solurentde couper le cĂąble avant de le repĂȘcher, et Ă onze heures du soir, ils avaientramenĂ© la partie avariĂ©e. On refit un joint et une Ă©pissure ; puis le cĂąble futimmergĂ© de nouveau. Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne putĂȘtre ressaisi dans les profondeurs de lâOcĂ©an.
Les AmĂ©ricains ne se dĂ©couragĂšrent pas. Lâaudacieux Cyrus Field, lepromoteur de lâentreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua unenouvelle souscription. Elle fut immĂ©diatement couverte. Un autre cĂąble futĂ©tabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolĂ©sdans une enveloppe de gutta-percha Ă©tait protĂ©gĂ© par un matelas de matiĂšrestextiles contenu dans une armature mĂ©tallique. Le Great-Eastern reprit lamer le 13 juillet 1866.
LâopĂ©ration marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois,en dĂ©roulant le cĂąble, les Ă©lectriciens observĂšrent que des clous y avaientĂ©tĂ© rĂ©cemment enfoncĂ©s dans le but dâen dĂ©tĂ©riorer lâĂąme. Le capitaineAnderson, ses officiers, ses ingĂ©nieurs, se rĂ©unirent, dĂ©libĂ©rĂšrent, et firentafficher que si le coupable Ă©tait surpris Ă bord, il serait jetĂ© Ă la mer sansautre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus.
Le 23 juillet, le Great-Eastern nâĂ©tait plus quâĂ huit cents kilomĂštres deTerre-Neuve, lorsquâon lui tĂ©lĂ©graphia dâIrlande la nouvelle de lâarmisticeconclu entre la Prusse et lâAutriche aprĂšs Sadowa. Le 27, il relevait au milieudes brumes le port de Heartâs Content. Lâentreprise Ă©tait heureusementterminĂ©e, et par sa premiĂšre dĂ©pĂȘche, la jeune AmĂ©rique adressait Ă la vieilleEurope ces sages paroles si rarement comprises : « Gloire Ă Dieu dans leciel, et paix aux hommes de bonne volontĂ© sur la terre. »
Je ne mâattendais pas Ă trouver le cĂąble Ă©lectrique dans son Ă©tat primitif,tel quâil Ă©tait en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent, recouvertde dĂ©bris de coquilles, hĂ©rissĂ© de foraminifĂšres, Ă©tait encroĂ»tĂ© dans unempĂątement pierreux qui le protĂ©geait contre les mollusques perforants. Ilreposait tranquillement, Ă lâabri des mouvements de la mer, et sous unepression favorable Ă la transmission de lâĂ©tincelle Ă©lectrique qui passe delâAmĂ©rique Ă lâEurope en trente-deux centiĂšmes de seconde. La durĂ©e dece cĂąble sera infinie sans doute, car on a observĂ© que lâenveloppe de gutta-percha sâamĂ©liore par son sĂ©jour dans lâeau de mer.
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Dâailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le cĂąble nâest jamaisimmergĂ© Ă des profondeurs telles quâil puisse se rompre. Le Nautilus le suivitjusquâĂ son fond le plus bas, situĂ© par quatre mille quatre cent trente et unmĂštres, et lĂ , il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis nous nousrapprochĂąmes de lâendroit oĂč avait eu lieu lâaccident de 1863.
Le fond ocĂ©anique formait alors une vallĂ©e large de cent vingt kilomĂštres,sur laquelle on eĂ»t pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet Ă©mergeĂątde la surface des flots. Cette vallĂ©e est fermĂ©e Ă lâest par une muraille Ă picde deux mille mĂštres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus nâĂ©tait plusquâĂ cent cinquante kilomĂštres de lâIrlande.
Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les Ăles-Britanniques ? Non. Ă ma grande surprise, il redescendit au sud et revintvers les mers europĂ©ennes. En contournant lâĂźle dâĂmeraude, jâaperçus uninstant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui Ă©claire les milliers de naviressortis de Glasgow ou de Liverpool.
Une importante question se posait alors Ă mon esprit. Le Nautilus oserait-il sâengager dans la Manche ? Ned Land, qui avait reparu depuis quenous ralliions la terre, ne cessait de mâinterroger. Comment lui rĂ©pondre ?Le capitaine Nemo demeurait invisible. AprĂšs avoir laissĂ© entrevoir auCanadien les rivages dâAmĂ©rique, allait-il donc me montrer les cĂŽtes deFrance ?
Cependant le Nautilus sâabaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, ilpassait en vue du Landâs End, entre la pointe extrĂȘme de lâAngleterre et lesSorlingues, quâil laissa sur tribord.
Sâil voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement Ă lâest.Il ne le fit pas.
Pendant toute la journĂ©e du 31 mai, le Nautilus dĂ©crivit sur la merune sĂ©rie de cercles qui mâintriguĂšrent vivement. Il semblait chercher unendroit quâil avait quelque peine Ă trouver. Ă midi, le capitaine Nemo vintfaire son point lui-mĂȘme. Il ne mâadressa pas la parole. Il me parut plussombre que jamais. Qui pouvait lâattrister ainsi ? Ătait-ce sa proximitĂ© desrivages europĂ©ens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonnĂ© ?QuâĂ©prouvait-il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette pensĂ©eoccupa mon esprit, et jâeus comme un pressentiment que le hasard trahiraitavant peu les secrets du capitaine.
Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mĂȘmes allures. Il Ă©taitĂ©vident quâil cherchait Ă reconnaĂźtre un point prĂ©cis de lâOcĂ©an. Le capitaineNemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi quâil avait fait la veille. La merĂ©tait belle, le ciel pur. Ă huit milles dans lâest, un grand navire Ă vapeur sedessinait sur la ligne de lâhorizon. Aucun pavillon ne battait Ă sa corne, etje ne pus reconnaĂźtre sa nationalitĂ©.
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Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passĂąt aumĂ©ridien, prit son sextant et observa avec une prĂ©cision extrĂȘme. Le calmeabsolu des flots facilitait son opĂ©ration. Le Nautilus immobile ne ressentaitni roulis ni tangage.
JâĂ©tais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relĂšvement futterminĂ©, le capitaine prononça ces seuls mots :
« Câest ici ! »Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bĂątiment qui modifiait sa
marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire.Je revins au salon. Le panneau se ferma, et jâentendis les sifflements
de lâeau dans les rĂ©servoirs. Le Nautilus commença de sâenfoncer, suivantune ligne verticale, car son hĂ©lice enrayĂ©e ne lui communiquait plus aucunmouvement.
Quelques minutes plus tard, il sâarrĂȘtait Ă une profondeur de huit centtrente-trois mĂštres et reposait sur le sol.
Le plafond lumineux du salon sâĂ©teignit alors, les panneaux sâouvrirent,et Ă travers les vitres, jâaperçus la mer vivement illuminĂ©e par les rayons dufanal dans un rayon dâun demi-mille.
Je regardai Ă bĂąbord et je ne vis rien que lâimmensitĂ© des eaux tranquilles.Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira
mon attention. On eĂ»t dit des ruines ensevelies sous un empĂątement decoquilles blanchĂątres comme sous un manteau de neige. En examinantattentivement cette masse, je crus reconnaĂźtre les formes Ă©paissies dâunnavire, rasĂ© de ses mĂąts, qui devait avoir coulĂ© par lâavant. Ce sinistre dataitcertainement dâune Ă©poque reculĂ©e. Cette Ă©pave, pour ĂȘtre ainsi encroĂ»tĂ©edans le calcaire des eaux, comptait dĂ©jĂ bien des annĂ©es passĂ©es sur ce fondde lâOcĂ©an.
Quel Ă©tait ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe ?NâĂ©tait-ce donc pas un naufrage qui avait entraĂźnĂ© ce bĂątiment sous les eaux ?
Je ne savais que penser, quand, prĂšs de moi, jâentendis le capitaine Nemodire dâune voix lente :
« Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et fut lancĂ© en 1762. En 1778, le 13 aoĂ»t, commandĂ© parLa Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le Preston. En 1779,le 4 juillet, il assistait avec lâescadre de lâamiral dâEstaing Ă la prise deGrenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte deGrasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la rĂ©publique française luichangeait son nom. Le 16 avril de la mĂȘme annĂ©e, il rejoignait Ă Brestlâescadre de Villaret-Joyeuse, chargĂ©e dâescorter un convoi de blĂ© qui venaitdâAmĂ©rique sous le commandement de lâamiral Van Stabel. Le 11 et le12 prairial an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais.
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Monsieur, câest aujourdâhui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, Ă cette place mĂȘme, par 47° 24âde latitude et17° 28âde longitude, ce navire, aprĂšs un combat hĂ©roĂŻque, dĂ©mĂątĂ© de sestrois mĂąts, lâeau dans ses soutes, le tiers de son Ă©quipage hors de combat,aima mieux sâengloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de serendre, et clouant son pavillon Ă sa poupe, il disparut sous les flots au cride Vive la RĂ©publique !
â Le Vengeur ! mâĂ©criai-je.â Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le capitaine
Nemo en se croisant les bras.
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CHAPITRE XXIUne hécatombe
Cette façon de dire, lâimprĂ©vu de cette scĂšne, cet historique du navirepatriote froidement racontĂ© dâabord, puis lâĂ©motion avec laquelle lâĂ©trangepersonnage avait prononcĂ© ses derniĂšres paroles, ce nom de Vengeur dontla signification ne pouvait mâĂ©chapper, tout se rĂ©unissait pour frapperprofondĂ©ment mon esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui,les mains tendues vers la mer, considĂ©rait dâun Ćil ardent la glorieuse Ă©pave.Peut-ĂȘtre ne devais-je jamais savoir qui il Ă©tait, dâoĂč il venait, oĂč il allait ;mais je voyais de plus en plus lâhomme se dĂ©gager du savant. Ce nâĂ©tait pasune misanthropie commune qui avait enfermĂ© dans les flancs du Nautilus lecapitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublimeque le temps ne pouvait affaiblir.
Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? Lâavenir devaitbientĂŽt me lâapprendre.
Cependant le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et jevis disparaĂźtre peu Ă peu les formes confuses du Vengeur. BientĂŽt un lĂ©gerroulis mâindiqua que nous flottions Ă lâair libre.
En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Je regardai lecapitaine. Le capitaine ne bougea pas.
« Capitaine ? » dis-je.Il ne rĂ©pondit pas.Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien mây
avaient prĂ©cĂ©dĂ©.« DâoĂč vient cette dĂ©tonation ? » demandai-je.Je regardai dans la direction du navire que jâavais aperçu. Il sâĂ©tait
rapprochĂ© du Nautilus et lâon voyait quâil forçait de vapeur. Six milles lesĂ©paraient de nous.
« Un coup de canon, » rĂ©pondit Ned Land.â Quel est ce bĂątiment, Ned ?â Ă son grĂ©ement, Ă la hauteur de ses bas mĂąts, rĂ©pondit le Canadien, je
parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, sâille faut, ce damnĂ© Nautilus !
â Ami Ned, rĂ©pondit Conseil, quel mal peut-il faire au Nautilus ? Ira-t-illâattaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ?
â Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaĂźtre la nationalitĂ©de ce bĂątiment ? »
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Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupiÚres, plissantses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute lapuissance de son regard.
« Non, monsieur, rĂ©pondit-il, je ne saurais reconnaĂźtre Ă quelle nation ilappartient. Son pavillon nâest pas hissĂ©. Mais je puis affirmer que câest unnavire de guerre, car une longue flamme se dĂ©roule Ă lâextrĂ©mitĂ© de songrand mĂąt. »
Pendant un quart dâheure, nous continuĂąmes dâobserver le bĂątiment quise dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant, quâil eĂ»t reconnule Nautilus Ă cette distance, encore moins quâil sĂ»t ce quâĂ©tait cet engin sous-marin.
BientĂŽt le Canadien mâannonça que ce bĂątiment Ă©tait un grand vaisseaude guerre, Ă Ă©peron, un deux-ponts cuirassĂ©. Une Ă©paisse fumĂ©e noiresâĂ©chappait de ses deux cheminĂ©es. Ses voiles serrĂ©es se confondaientavec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distanceempĂȘchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait commeun mince ruban.
Il sâavançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, unechance de salut sâoffrait Ă nous
« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bùtiment nous passe à un mille, jeme jette à la mer, et je vous engage à faire comme moi. »
Je ne rĂ©pondis pas Ă la proposition du Canadien, et je continuai deregarder le navire, qui grandissait Ă vue dâĆil. Quâil fĂ»t anglais, français,amĂ©ricain ou russe, il Ă©tait certain quâil nous accueillerait si nous pouvionsgagner son bord. « Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, quenous avons quelque expĂ©rience de la natation. Il peut se reposer sur moi dusoin de le remorquer vers ce navire, sâil lui convient de suivre lâami Ned. »
Jâallais rĂ©pondre, lorsquâune vapeur blanche jaillit Ă lâavant du vaisseaude guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux, troublĂ©es par lachute dâun corps pesant, Ă©claboussĂšrent lâarriĂšre du Nautilus. Peu aprĂšs, unedĂ©tonation frappait mon oreille.
« Comment ? ils tirent sur nous ! mâĂ©criai-je.â Braves gens ! murmura le Canadien.â Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragĂ©s accrochĂ©s Ă une
Ă©pave !â Nâen dĂ©plaise Ă monsieur⊠â Bon, fit Conseil en secouant lâeau quâun
nouveau boulet avait fait jaillir jusquâĂ lui. â Nâen dĂ©plaise Ă monsieur, ilsont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.
â Mais ils doivent bien voir, mâĂ©criai-je, quâils ont affaire Ă des hommes.â Câest peut-ĂȘtre pour cela ! » rĂ©pondit Ned Land en me regardant.
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Toute une rĂ©vĂ©lation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait Ă quoisâen tenir maintenant sur lâexistence du prĂ©tendu monstre. Sans doute, dansson abordage avec lâAbraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de sonharpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal Ă©tait un bateausous-marin, plus dangereux quâun cĂ©tacĂ© surnaturel ?
Oui, cela devait ĂȘtre ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, onpoursuivait maintenant ce terrible engin de destruction !
Terrible en effet, si, comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemoemployait le Nautilus Ă une Ćuvre de vengeance ! Pendant cette nuit,lorsquâil nous emprisonna dans la cellule, au milieu de lâocĂ©an Indien, nesâĂ©tait-il pas attaquĂ© Ă quelque navire ? Cet homme, enterrĂ© maintenantdans le cimetiĂšre de corail, nâavait-il pas Ă©tĂ© victime du choc provoquĂ©par le Nautilus ? Oui, je le rĂ©pĂšte. Il en devait ĂȘtre ainsi. Une partie dela mystĂ©rieuse existence du capitaine Nemo se dĂ©voilait. Et si son identitĂ©nâĂ©tait pas reconnue, du moins, les nations coalisĂ©es contre lui chassaientmaintenant, non plus un ĂȘtre chimĂ©rique, mais un homme qui leur avait vouĂ©une haine implacable !
Tout ce passĂ© formidable apparut Ă mes yeux. Au lieu de rencontrer desamis sur ce navire qui sâapprochait, nous nây pouvions trouver que desennemis sans pitiĂ©.
Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns,rencontrant la surface liquide, sâen allaient par ricochet se perdre Ă desdistances considĂ©rables. Mais aucun nâatteignit le Nautilus.
Le navire cuirassĂ© nâĂ©tait plus alors quâĂ trois milles. MalgrĂ© sa violentecanonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Etcependant lâun de ces boulets coniques, frappant normalement la coque duNautilus, lui eĂ»t Ă©tĂ© fatal.
Le Canadien me dit alors :« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas.
Faisons des signaux ! Mille diables ! on comprendra peut-ĂȘtre que noussommes dâhonnĂȘtes gens ! »
Ned Land prit son mouchoir pour lâagiter dans lâair. Mais il lâavait Ă peinedĂ©ployĂ©, que, terrassĂ© par une main de fer malgrĂ© sa force prodigieuse, iltombait sur le pont.
« MisĂ©rable ! sâĂ©cria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue surlâĂ©peron du Nautilus avant quâil ne se prĂ©cipite contre ce navire ! »
Le capitaine Nemo, terrible Ă entendre, Ă©tait plus terrible encore Ă voir. Saface avait pĂąli sous les spasmes de son cĆur, qui avait dĂ» cesser de battre uninstant. Ses pupilles sâĂ©taient contractĂ©es effroyablement. Sa voix ne parlaitplus, elle rugissait. Le corps penchĂ© en avant, il tordait sous sa main lesĂ©paules du Canadien.
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Puis, lâabandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont lesboulets pleuvaient autour de lui :
« Ah ! tu sais qui je suis, navire dâun pouvoir maudit ! sâĂ©cria-t-il de savoix puissante. Moi, je nâai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaĂźtre !Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! »
Et le capitaine Nemo dĂ©ploya Ă lâavant de la plateforme un pavillon noir,semblable Ă celui quâil avait dĂ©jĂ plantĂ© au pĂŽle sud.
Ă ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus, sanslâentamer, et passant par ricochet prĂšs du capitaine, alla se perdre en mer.
Le capitaine Nemo haussa les Ă©paules. Puis, sâadressant Ă moi :« Descendez, me dit-il dâun ton bref, descendez, vous et vos compagnons.â Monsieur, mâĂ©criai-je, allez-vous donc attaquer ce navire ?â Monsieur, je vais le couler.â Vous ne ferez pas cela !â Je le ferai, rĂ©pondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas
de me juger, monsieur. La fatalitĂ© vous montre ce que vous ne deviez pasvoir. Lâattaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez.
â Ce navire, quel est-il ?â Vous ne le savez pas ? Eh bien, tant mieux ! Sa nationalitĂ©, du moins,
restera un secret pour vous. Descendez. »Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions quâobĂ©ir. Une quinzaine
de marins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec unimplacable sentiment de haine ce navire qui sâavançait vers eux. On sentaitque le mĂȘme souffle de vengeance animait toutes ces Ăąmes.
Je descendis au moment oĂč un nouveau projectile Ă©raillait encore la coquedu Nautilus, et jâentendis le capitaine sâĂ©crier :
« Frappe, navire insensĂ© ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu nâĂ©chapperaspas Ă lâĂ©peron du Nautilus. Mais ce nâest pas Ă cette place que tu dois pĂ©rir !Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines glorieusesdu Vengeur ! »
Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second Ă©taient restĂ©s sur laplate-forme. LâhĂ©lice fut mise en mouvement. Le Nautilus, sâĂ©loignant avecvitesse, se mit hors de la portĂ©e des boulets du vaisseau. Mais la poursuitecontinua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance.
Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir lâimpatience etlâinquiĂ©tude qui me dĂ©voraient, je revins vers lâescalier central. Le panneauĂ©tait ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine sây promenaitencore dâun pas agitĂ©. Il regardait le navire qui restait sous le vent Ă cinqou six milles. Il tournait autour de lui comme une bĂȘte fauve, et, lâattirantvers lâest, il se laissait poursuivre. Cependant il nâattaquait pas. Peut-ĂȘtrehĂ©sitait-il encore.
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Je voulus intervenir une derniĂšre fois. Mais jâavais Ă peine interpellĂ© lecapitaine Nemo, que celui-ci mâimposant silence :
« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suis lâopprimĂ©, et voilĂ lâoppresseur ! Câest par lui que ce que jâai aimĂ©, chĂ©ri, vĂ©nĂ©rĂ© : patrie,femme, enfants, mon pĂšre, ma mĂšre, tout a pĂ©ri ! Tout ce que je hais est lĂ !Taisez-vous ! »
Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forçait de vapeur.Puis je rejoignis Ned et Conseil.
« Nous fuirons ! mâĂ©criai-je.â Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?â Je lâignore ; mais, quel quâil soit, il sera coulĂ© avant la nuit. En tout cas,
mieux vaut pĂ©rir avec lui que de se faire les complices de reprĂ©sailles donton ne peut pas mesurer lâĂ©quitĂ©.
â Câest mon avis, rĂ©pondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »La nuit arriva. Un profond silence rĂ©gnait Ă bord. La boussole indiquait
que le Nautilus nâavait pas modifiĂ© sa direction. Jâentendais le battement deson hĂ©lice qui frappait les flots avec une rapide rĂ©gularitĂ©. Il se tenait Ă lasurface des eaux, et un lĂ©ger roulis le portait tantĂŽt sur un bord, tantĂŽt surun autre.
Mes compagnons et moi, nous avions rĂ©solu de fuir au moment oĂč levaisseau serait assez rapprochĂ©, soit pour nous faire entendre, soit pournous faire voir, car la lune, qui devait ĂȘtre pleine trois jours plus tard,resplendissait. Une fois Ă bord de ce navire, si nous ne pouvions prĂ©venir lecoup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce que les circonstancesnous permettraient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus sedisposait pour lâattaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher sonadversaire, et, peu de temps aprĂšs, il reprenait son allure de fuite.
Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions lâoccasiondâagir. Nous parlions peu, Ă©tant trop Ă©mus. Ned Land aurait voulu seprĂ©cipiter Ă la mer. Je le forçai dâattendre. Suivant moi, le Nautilus devaitattaquer le deux-ponts Ă la surface des flots, et alors il serait non seulementpossible, mais facile de sâenfuir.
Ă trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaineNemo ne lâavait pas quittĂ©e. Il Ă©tait debout, Ă lâavant, prĂšs de son pavillon,quâune lĂ©gĂšre brise dĂ©ployait au-dessus de sa tĂȘte. Il ne quittait pas levaisseau des yeux. Son regard, dâune extraordinaire intensitĂ©, semblaitlâattirer, le fasciner, lâentraĂźner plus sĂ»rement que sâil lui eĂ»t donnĂ© laremorque !
La lune passait alors au mĂ©ridien. Jupiter se levait dans lâest. Au milieu decette paisible nature, le ciel et lâOcĂ©an rivalisaient de tranquillitĂ©, et la meroffrait Ă lâastre des nuits le plus beau miroir qui eĂ»t jamais reflĂ©tĂ© son image.
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Et quand je pensais Ă ce calme profond des Ă©lĂ©ments, comparĂ© Ă toutes cescolĂšres qui couvaient dans les flancs de lâimperceptible Nautilus, je sentaisfrissonner tout mon ĂȘtre.
Le vaisseau se tenait Ă deux milles de nous. Il sâĂ©tait rapprochĂ©, marchanttoujours vers cet Ă©clat phosphorescent qui signalait la prĂ©sence du Nautilus.Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu augrand Ă©tai de misaine. Une vague rĂ©verbĂ©ration Ă©clairait son grĂ©ement etindiquait que les feux Ă©taient poussĂ©s Ă outrance. Des gerbes dâĂ©tincelles,des scories de charbons enflammĂ©s, sâĂ©chappant de ses cheminĂ©es, Ă©toilaientlâatmosphĂšre.
Je demeurai ainsi jusquâĂ six heures du matin, sans que le capitaine NemoeĂ»t paru mâapercevoir. Le vaisseau nous restait Ă un mille et demi, et avec lespremiĂšres lueurs du jour, sa canonnade recommença. Le moment ne pouvaitĂȘtre Ă©loignĂ© oĂč, le Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons etmoi nous quitterions pour jamais cet homme que je nâosais juger.
Je me disposais Ă descendre afin de les prĂ©venir, lorsque le second montasur la plate-forme. Plusieurs marins lâaccompagnaient. Le capitaine Nemone les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prisesquâon aurait pu appeler « le branlebas de combat » du Nautilus. Elles Ă©taienttrĂšs simples. La filiĂšre qui formait balustrade autour de la plateforme futabaissĂ©e. De mĂȘme, les cages du fanal et du timonier rentrĂšrent dans la coquede maniĂšre Ă lâaffleurer seulement. La surface du long cigare de tĂŽle if offraitplus une seule saillie qui pĂ»t gĂȘner sa manĆuvre.
Je revins au salon. Le Nautilus Ă©mergeait toujours. Quelques lueursmatinales sâinfiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulationsdes lames, les vitres sâanimaient des rougeurs du soleil levant.
Ce terrible jour du 2 juin se levait.Ă cinq heures, le loch mâapprit que la vitesse du Nautilus se modĂ©rait.
Je compris quâil se laissait approcher. Dâailleurs les dĂ©tonations se faisaientplus violemment entendre. Les boulets labouraient lâeau ambiante et sâyvissaient avec un sifflement singulier.
« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée de main, et queDieu nous garde ! »
Ned Land Ă©tait rĂ©solu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant Ă peine.Nous passĂąmes dans la bibliothĂšque. Au moment oĂč je poussais la porte
qui sâouvrait sur la cage de lâescalier central, jâentendis le panneau supĂ©rieurse fermer brusquement.
Le Canadien sâĂ©lança sur les marches, mais je lâarrĂȘtai. Un sifflementbien connu mâapprenait que lâeau pĂ©nĂ©trait dans les rĂ©servoirs du bord.En effet, en peu dâinstants, le Nautilus sâimmergea Ă quelques mĂštres au-dessous de la surface des flots.
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Je compris sa manĆuvre. Il Ă©tait trop tard pour agir. Le Nautilus nesongeait pas Ă frapper le deux-ponts dans son impĂ©nĂ©trable cuirasse, maisau-dessous de sa ligne de flottaison, lĂ oĂč la carapace mĂ©tallique ne protĂšgeplus le bordĂ©.
Nous Ă©tions emprisonnĂ©s de nouveau, tĂ©moins obligĂ©s du sinistre dramequi se prĂ©parait. Dâailleurs, nous eĂ»mes Ă peine le temps de rĂ©flĂ©chir.RĂ©fugiĂ©s dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole.Une stupeur profonde sâĂ©tait emparĂ©e de mon esprit. Le mouvement de lapensĂ©e sâarrĂȘtait en moi. Je me trouvais dans cet Ă©tat pĂ©nible qui prĂ©cĂšdelâattente dâune dĂ©tonation Ă©pouvantable. Jâattendais, jâĂ©coutais, je ne vivaisque par le sens de lâouĂŻe !
Cependant la vitesse du Nautilus sâaccrut sensiblement. CâĂ©tait son Ă©lanquâil prenait ainsi. Toute sa coque frĂ©missait.
Soudain je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement lĂ©ger. Jesentis la force pĂ©nĂ©trante de lâĂ©peron dâacier. Jâentendis des Ă©raillements,des raclements. Mais le Nautilus, emportĂ© par sa puissance de propulsion,passait au travers de la masse du vaisseau comme lâaiguille du voilier Ă travers la toile !
Je ne pus y tenir. Fou, Ă©perdu, je mâĂ©lançai hors de ma chambre et meprĂ©cipitai dans le salon.
Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Muet, sombre, implacable, il regardait par lepanneau de bĂąbord.
Une masse Ă©norme sombrait sous les eaux, et, pour ne rien perdre deson agonie, le Nautilus descendait dans lâabĂźme avec elle. Ă dix mĂštres demoi, je vis cette coque entrouverte, oĂč lâeau sâenfonçait avec un bruit detonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont Ă©taitcouvert dâombres noires qui sâagitaient.
Lâeau montait. Les malheureux sâĂ©lançaient dans les haubans,sâaccrochaient aux mĂąts, se tordaient sous les eaux. CâĂ©tait une fourmiliĂšrehumaine surprise par lâenvahissement dâune mer !
ParalysĂ©, roidi par lâangoisse, les cheveux hĂ©rissĂ©s, lâĆil dĂ©mesurĂ©mentouvert, la respiration incomplĂšte, sans souffle, sans voix, je regardais, moiaussi ! Une irrĂ©sistible attraction me collait Ă la vitre.
LâĂ©norme vaisseau sâenfonçait lentement. Le Nautilus, le suivant, Ă©piaittous ses mouvements. Tout Ă coup une explosion se produisit. LâaircomprimĂ© fit voler les ponts du bĂątiment comme si le feu eĂ»t pris aux soutes.La poussĂ©e des eaux fut telle, que le Nautilus dĂ©via.
Alors le malheureux navire sâenfonça plus rapide ment. Ses hunes,chargĂ©es de victimes, apparurent, ensuite ses barres, pliant sous des grappesdâhommes, enfin le sommet de son grand mĂąt. Puis la masse sombre
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disparut, et avec elle cet Ă©quipage de cadavres entraĂźnĂ©s par un formidableremousâŠ
Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, vĂ©ritablearchange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaineNemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, lâouvrit et entra. Je le suivisdes yeux.
Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses hĂ©ros, jevis le portrait dâune femme jeune encore et de deux petits enfants. Lecapitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras,et, sâagenouillant, il fondit en sanglots.
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CHAPITRE XXIILes derniĂšres parolesdu Capitaine Nemo
Les panneaux sâĂ©taient refermĂ©s sur cette vision effrayante, mais lalumiĂšre nâavait pas Ă©tĂ© rendue au salon. Ă lâintĂ©rieur du Nautilus, ce nâĂ©taitque tĂ©nĂšbres et silence. Il quittait ce lieu de dĂ©solation, Ă cent pieds sous leseaux, avec une rapiditĂ© prodigieuse. OĂč allait-il ? Au nord ou au sud ? OĂčfuyait cet homme aprĂšs cette horrible reprĂ©saille ?
JâĂ©tais rentrĂ© dans ma chambre oĂč Ned et Conseil se tenaientsilencieusement. JâĂ©prouvais une insurmontable horreur pour le capitaineNemo. Quoi quâil eĂ»t souffert de la part des hommes, il nâavait pas le droitde punir ainsi. Il mâavait fait, sinon le complice, du moins le tĂ©moin de sesvengeances ! CâĂ©tait dĂ©jĂ trop.
Ă onze heures, la clartĂ© Ă©lectrique rĂ©apparut. Je passai dans le salon. IlĂ©tait dĂ©sert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans lenord avec une rapiditĂ© de vingt-cinq milles Ă lâheure, tantĂŽt Ă la surface dela mer, tantĂŽt Ă trente pieds au-dessous.
RelĂšvement fait sur la carte, je vis que nous passions Ă lâouvert de laManche, et que notre direction nous portait vers les mers borĂ©ales avec uneincomparable vitesse.
Ă peine pouvais-je saisir Ă leur rapide passage des squales au long nez,des squales-marteaux, des roussettes qui frĂ©quentent ces eaux, de grandsaigles de mer, des nuĂ©es dâhippocampes, semblables aux cavaliers du jeudâĂ©checs, des anguilles sâagitant comme les serpenteaux dâun feu dâartifice,des armĂ©es de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces surleur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapiditĂ© avec leNautilus. Mais dâobserver, dâĂ©tudier, de classer, il nâĂ©tait plus question alors.
Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de lâAtlantique. Lâombrese fit, et la mer fut envahie par les tĂ©nĂšbres jusquâau lever de la lune.
Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. JâĂ©tais assailli de cauchemars.Lâhorrible scĂšne de destruction se rĂ©pĂ©tait dans mon esprit.
Depuis ce jour, qui pourra dire jusquâoĂč nous entraĂźna le Nautilus dansce bassin de lâAtlantique nord ? Toujours avec une vitesse inapprĂ©ciable !Toujours au milieu des brunes hyperborĂ©ennes ! Toucha-t-il aux pointesdu Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mersignorĂ©es, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de lâObi, lâarchipelde Liarrov, et ces rivages inconnus de la cĂŽte asiatique ? Je ne saurais ledire. Le temps qui sâĂ©coulait, je ne pouvais plus lâĂ©valuer. Lâheure avait
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Ă©tĂ© suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour,comme dans les contrĂ©es polaires, ne suivaient plus leur cours rĂ©gulier. Jeme sentais entraĂźnĂ© dans ce domaine de lâĂ©trange oĂč se mouvait Ă lâaiselâimagination surmenĂ©e dâEdgard PoĂ«. Ă chaque instant, je mâattendais Ă voir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure humaine voilĂ©e, deproportion beaucoup plus vaste que celle dâaucun habitant de la terre, jetĂ©een travers de cette cataracte qui dĂ©fend les abords du pĂŽle ! »
Jâestime, â mais je me trompe peut-ĂȘtre, â jâestime que cette courseaventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours,et je ne sais ce quâelle aurait durĂ©, sans la catastrophe qui termina cevoyage. Du capitaine Nemo, il nâĂ©tait plus question. De son second, pasdavantage. Pas un homme de lâĂ©quipage ne fut visible un seul instant.Presque incessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontaitĂ leur surface afin de renouveler son air, les panneaux sâouvraient ou serefermaient automatiquement. Plus de point reportĂ© sur le planisphĂšre. Je nesavais oĂč nous Ă©tions.
Je dirai aussi que le Canadien, Ă bout de forces et de patience, ne paraissaitplus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans unaccĂšs de dĂ©lire et sous lâempire dâune nostalgie effrayante, il ne se tuĂąt. Il lesurveillait donc avec un dĂ©vouement de tous les instants.
On comprend que, dans ces conditions, la situation nâĂ©tait plus tenable.Un matin, â Ă quelle date, je ne saurais le dire, â je mâĂ©tais assoupi vers
les premiĂšres heures du jour, assoupissement pĂ©nible et maladif. Quand jemâĂ©veillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je lâentendis me dire Ă voix basse :
« Nous allons fuir ! »Je me redressai.« Quand fuyons-nous ? demandai-je.â La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nautilus.
On dirait que la stupeur rĂšgne Ă bord. Vous serez prĂȘt, monsieur ?â Oui. OĂč sommes-nous ?â En vue de terres que je viens de relever ce malin au milieu des brumes,
Ă vingt milles dans lâest.â Quelles sont ces terres ?â Je lâignore, mais quelles quâelles soient, nous nous y rĂ©fugierons.â Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dĂ»t la mer nous engloutir.â La mer est mauvaise, le vent violent ; mais vingt milles Ă faire dans
cette lĂ©gĂšre embarcation du Nautilus ne mâeffrayent pas. Jâai pu y transporterquelques vivres et quelques bouteilles dâeau Ă lâinsu de lâĂ©quipage.
â Je vous suivrai.
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â Dâailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me dĂ©fends, je mefais tuer.
â Nous mourrons ensemble, ami Ned. »JâĂ©tais dĂ©cidĂ© Ă tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme,
sur laquelle je pouvais à peine me maintenir contre le choc des lames. Leciel était menaçant, mais puisque la terre était là dans ces brumes épaisses,il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure.
Je revins au salon, craignant et dĂ©sirant tout Ă la fois de rencontrer lecapitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ?Pouvais-je lui cacher lâinvolontaire horreur quâil mâinspirait ? Non ! Mieuxvalait ne pas me trouver face Ă face avec lui ! Mieux valait lâoublier ! Etpourtant !
Combien fut longue cette journée, la derniÚre que je dusse passer à borddu Nautilus ! Je restais seul.
Ned Land et Conseil Ă©vitaient de me parler par crainte de se trahir.Ă six heures, je dĂźnai, mais je nâavais pas faim. Je me forçai Ă manger,
malgrĂ© mes rĂ©pugnances, ne voulant pas mâaffaiblir.Ă six heures et demie, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit :« Nous ne nous reverrons pas avant notre dĂ©part. Ă dix heures, la lune
ne sera pas encore levĂ©e. Nous profiterons de lâobscuritĂ©. Venez au canot.Conseil et moi, nous vous y attendrons. »
Puis le Canadien sortit, sans mâavoir donnĂ© le temps de lui rĂ©pondre.Je voulus vĂ©rifier la direction du Nautilus. Je me rendis au salon. Nous
courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante mĂštres deprofondeur.
Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richessesde lâart entassĂ©es dans ce musĂ©e, sur cette collection sans rivale destinĂ©eĂ pĂ©rir un jour au fond des mers avec celui qui lâavait formĂ©e. Je voulusfixer dans mon esprit une impression suprĂȘme. Je restai une heure ainsi,baignĂ© dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces trĂ©sorsresplendissant sous leurs vitrines. Puis je revins Ă ma chambre.
LĂ , je revĂȘtis de solides vĂȘtements de mer. Je rassemblai mes notes et lesserrai prĂ©cieusement sur moi. Mon cĆur battait avec force. Je ne pouvaisen comprimer les pulsations. Certainement mon trouble, mon agitationmâeussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.
Que faisait-il en ce moment ? JâĂ©coutai Ă la porte de sa chambre.Jâentendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il ne sâĂ©tait pascouchĂ©. Ă chaque mouvement, il me semblait quâil allait mâapparaĂźtre et medemander pourquoi je voulais fuir ! JâĂ©prouvais des alertes incessantes. Monimagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me
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demandai sâil ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, levoir face Ă face, le braver du geste et du regard !
CâĂ©tait une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je mâĂ©tendissur mon lit, pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs secalmĂšrent un peu, mais, le cerveau surexcitĂ©, je revis dans un rapide souvenirtoute mon existence Ă bord du Nautilus, tous les incidents heureux oumalheureux qui lâavaient traversĂ©e depuis ma disparition de lâAbraham-Lincoln, les chasses sous-marines, le dĂ©troit de TorrĂšs, les sauvages de laPapouasie, lâĂ©chouement, le cimetiĂšre de corail, le passage de Suez, lâĂźlede Santorin, le plongeur crĂ©tois, la baie du Vigo, lâAtlantique, la banquise,le pĂŽle sud, lâemprisonnement dans les glaces, le combat des poulpes, latempĂȘte du Gulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scĂšne du vaisseau coulĂ©avec son Ă©quipage !⊠Tous ces Ă©vĂšnements passĂšrent devant mes yeux,comme ces toiles de fond qui se dĂ©roulent Ă lâarriĂšre-plan dâun thĂ©Ăątre. Alorsle capitaine Nemo grandissait dĂ©mesurĂ©ment dans ce milieu Ă©trange. Sontype sâaccentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce nâĂ©tait plus monsemblable, câĂ©tait lâhomme des eaux, le gĂ©nie des mers.
Il Ă©tait alors neuf heures et demie. Je tenais ma tĂȘte Ă deux mains pourlâempĂȘcher dâĂ©clater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Unedemi-heure dâattente encore ! Une demi-heure dâun cauchemar qui pouvaitme rendre fou !
En ce moment, jâentendis les vagues accords de lâorgue, une harmonietriste sous un chant indĂ©finissable, vĂ©ritables plaintes dâune Ăąme qui veutbriser ses liens terrestres. JâĂ©coutai par tous mes sens Ă la fois, respirantĂ peine, plongĂ© comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales quilâentraĂźnaient hors des limites de ce monde.
Puis une pensĂ©e soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quittĂ© sachambre. Il Ă©tait dans ce salon que je devais traverser pour fuir. LĂ , je lerencontrerais une derniĂšre fois. Il me verrait, il me parlerait peut-ĂȘtre ! Ungeste de lui pouvait mâanĂ©antir, un seul mot mâenchaĂźner Ă son bord !
Cependant dix heures allaient sonner. Le moment Ă©tait venu de quitterma chambre et de rejoindre mes compagnons.
Il nây avait pas Ă hĂ©siter, dĂ»t le capitaine Nemo se dresser devant moi.Jâouvris ma porte avec prĂ©caution, et cependant il me sembla quâen tournantsur ses gonds elle faisait un bruit effrayant. Peut-ĂȘtre ce bruit nâexistait-ilque dans mon imagination !
Je mâavançai en rampant Ă travers les coursives obscures du Nautilus,mâarrĂȘtant Ă chaque pas pour comprimer les battements de mon cĆur.
Jâarrivai Ă la porte angulaire du salon. Je lâouvris doucement. Le salonĂ©tait plongĂ© dans une obscuritĂ© profonde. Les accords de lâorgue rĂ©sonnaientfaiblement. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il ne me voyait pas. Je crois mĂȘme
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quâen pleine lumiĂšre il ne mâeĂ»t pas aperçu, tant son extase lâabsorbait toutentier.
Je me traßnai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont le bruit eût putrahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond,qui donnait sur la bibliothÚque.
Jâallais lâouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place.Je compris quâil se levait. Je lâentrevis mĂȘme, car quelques rayons de labibliothĂšque Ă©clairĂ©e filtraient jusquâau salon. Il vint vers moi, les brascroisĂ©s, silencieux, glissant plutĂŽt que marchant comme un spectre. Sapoitrine oppressĂ©e se gonflait de sanglots. Et je lâentendis murmurer cesparoles, â les derniĂšres qui aient frappĂ© mon oreille :
« Dieu tout-puissant ! assez ! assez ! »Ătait-ce lâaveu du remords qui sâĂ©chappait ainsi de la conscience de cet
homme ?âŠĂperdu, je me prĂ©cipitai dans la bibliothĂšque. Je montai lâescalier central,
et, suivant la coursive supĂ©rieure, jâarrivai au canot. Jây pĂ©nĂ©trai parlâouverture qui avait dĂ©jĂ livrĂ© passage Ă mes deux compagnons. « Partons !Partons ! mâĂ©criai-je.
â Ă lâinstant ! » rĂ©pondit le Canadien.Lâorifice Ă©vidĂ© dans la tĂŽle du Nautilus fut prĂ©alablement fermĂ© et
boulonnĂ© au moyen dâune clef anglaise dont Ned Land sâĂ©tait muni.Lâouverture du canot se ferma Ă©galement, et le Canadien commença Ă dĂ©visser les Ă©crous qui nous retenaient encore au bateau sous-marin.
Soudain un bruit intĂ©rieur se fit entendre. Des voix se rĂ©pondaient avecvivacitĂ©. Quây avait-il ? SâĂ©tait-on aperçu de notre fuite ? Je sentis que NedLand me glissait un poignard dans la main.
« Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! »Le Canadien sâĂ©tait arrĂȘtĂ© dans son travail. Mais un mot, vingt fois rĂ©pĂ©tĂ©,
un mot terrible, me rĂ©vĂ©la la cause de cette agitation qui se propageait Ă borddu Nautilus. Ce nâĂ©tait pas Ă nous que son Ă©quipage en voulait !
« Maelstrom ! Maelstrom ! » sâĂ©criait-il.Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante
pouvait-il retentir Ă notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur cesdangereux parages de la cĂŽte norvĂ©gienne ? Le Nautilus Ă©tait-il entraĂźnĂ© dansce gouffre, au moment oĂč notre canot allait se dĂ©tacher de ses flancs ?
On sait quâau moment du flux, les eaux resserrĂ©es entre les Ăźles FeroĂ«et Loffoden sont prĂ©cipitĂ©es avec une irrĂ©sistible violence. Elles formentun tourbillon dont aucun navire nâa jamais pu sortir. De tous les pointsde lâhorizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffrejustement appelĂ© le « Nombril de lâOcĂ©an, » dont la puissance dâattractionsâĂ©tend jusquâĂ une distance de quinze kilomĂštres. LĂ sont aspirĂ©s non
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seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs desrégions boréales.
Câest lĂ que le Nautilus, â involontairement ou volontairement peut-ĂȘtre,â avait Ă©tĂ© engagĂ© par son capitaine. Il dĂ©crivait une spirale dont le rayondiminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accrochĂ© Ă sonflanc, Ă©tait emportĂ© avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. JâĂ©prouvaisce tournoiement maladif qui succĂšde Ă un mouvement de gyration tropprolongĂ©. Nous Ă©tions dans lâĂ©pouvante, dans lâhorreur portĂ©e Ă son comble,la circulation suspendue, lâinfluence nerveuse annihilĂ©e, traversĂ©s de sueursfroides comme les sueurs de lâagonie ! Et quel bruit autour de notre frĂȘlecanot ! Quels mugissements que lâĂ©cho rĂ©pĂ©tait Ă une distance de plusieursmilles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisĂ©es sur les roches aiguĂ«s dufond, lĂ oĂč les corps les plus durs se brisent, lĂ oĂč les troncs dâarbres sâusentet se font « une fourrure de poils, » selon lâexpression norvĂ©gienne !
Quelle situation ! Nous Ă©tions ballottĂ©s affreusement. Le Nautilus sedĂ©fendait comme un ĂȘtre humain. Ses muscles dâacier craquaient. Parfois ilse dressait, et nous avec lui !
« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les écrous ! En restant attachés auNautilus, nous pouvons nous sauver encore !⊠»
Il nâavait pas achevĂ© de parler, quâun craquement se produisait. LesĂ©crous manquaient, et le canot, arrachĂ© de son alvĂ©ole, Ă©tait lancĂ© comme lapierre dâune fronde au milieu du tourbillon.
Ma tĂȘte porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdisconnaissance.
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CHAPITRE XXIIIConclusion
Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendantcette nuit, comment le canot Ă©chappa au formidable remous du Maelstrom,comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortĂźmes du gouffre, je ne sauraisle dire. Mais quand je revins Ă moi, jâĂ©tais couchĂ© dans la cabane dâunpĂȘcheur des Ăźles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs, Ă©taient prĂšsde moi et me pressaient les mains. Nous nous embrassĂąmes avec effusion.
En ce moment, nous ne pouvons songer Ă regagner la France. Les moyensde communication entre la NorvĂšge septentrionale et le sud sont rares. Jesuis donc forcĂ© dâattendre le passage du bateau Ă vapeur qui fait le servicebimensuel du cap Nord.
Câest donc lĂ , au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, queje revois le rĂ©cit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait nâa Ă©tĂ© omis, pasun dĂ©tail nâa Ă©tĂ© exagĂ©rĂ©. Câest la narration fidĂšle de cette invraisemblableexpĂ©dition sous un Ă©lĂ©ment inaccessible Ă lâhomme et dont le progrĂšs rendrales routes libres un jour.
Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, aprĂšs tout. Ce que je puisaffirmer maintenant, câest mon droit de parler de ces mers sous lesquelles,en moins de dix mois, jâai franchi vingt mille lieues, de ce tour du mondesous-marin qui mâa rĂ©vĂ©lĂ© tant de merveilles Ă travers le Pacifique, lâocĂ©anIndien, la mer Rouge, la MĂ©diterranĂ©e, lâAtlantique, les mers australes etborĂ©ales !
Mais quâest devenu le Nautilus ? A-t-il rĂ©sistĂ© aux Ă©treintes duMaelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-il sous lâocĂ©an seseffrayantes reprĂ©sailles, ou sâest-il arrĂȘtĂ© devant cette derniĂšre hĂ©catombe ?Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute lâhistoirede sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparu nousdira-t-il, par sa nationalitĂ©, la nationalitĂ© du capitaine Nemo ?
Je lâespĂšre. JâespĂšre Ă©galement que son puissant appareil a vaincu la merdans son gouffre le plus terrible et que le Nautilus a survĂ©cu lĂ oĂč tantde navires ont pĂ©ri ! Sâil en est ainsi, si le capitaine Nemo habite toujourscet OcĂ©an, sa patrie dâadoption, puisse la haine sâapaiser dans ce cĆurfarouche ! Que la contemplation de tant de merveilles Ă©teigne en lui lâespritde vengeance ! Que le justicier sâefface, que le savant continue la paisible,exploration des mers ! Si sa destinĂ©e est Ă©trange, elle est sublime aussi.Ne lâai-je pas compris par moi-mĂȘme ? Nâai-je pas vĂ©cu dix mois de cetteexistence extranaturelle ? Aussi, Ă cette demande posĂ©e, il y a six mille ans,par lâEcclĂ©siaste : « Qui a jamais pu sonder les profondeurs de lâabĂźme ? »
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deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondre maintenant :le capitaine Nemo et moi.
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