Vingt mille lieues sous les mers - TV5MONDE

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PremiĂšre partie

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IUn Ă©cueil fuyant

L’annĂ©e 1866 fut marquĂ©e par un Ă©vĂšnement bizarre, un phĂ©nomĂšneinexpliquĂ© et inexplicable que personne n’a sans doute oubliĂ©. Sans parlerdes rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l’espritpublic Ă  l’intĂ©rieur des continents, les gens de mer furent particuliĂšrementĂ©mus. Les nĂ©gociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et mastersde l’Europe et de l’AmĂ©rique, officiers de marines militaires de tous pays,et, aprĂšs eux, les gouvernements des divers États des deux continents, seprĂ©occupĂšrent de ce fait au plus haut point.

En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’étaient rencontrĂ©ssur mer avec « une chose Ă©norme », un objet long, fusiforme, parfoisphosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine.

Les faits relatifs Ă  cette apparition, consignĂ©s aux divers livres debord, s’accordaient assez exactement sur la structure de l’objet ou del’ĂȘtre en question, la vitesse incalculable de ses mouvements, la puissancesurprenante de sa locomotion, la vie particuliĂšre dont il semblait douĂ©. Sic’était un cĂ©tacĂ©, il surpassait en volume tous ceux que la science avaitclassĂ©s jusqu’alors. Ni Cuvier, ni LacĂ©pĂšde, ni M. Dumeril, ni M. deQuatrefages, n’eussent admis l’existence d’un tel monstre, – Ă  moins del’avoir vu, ce qui s’appelle vu, de leurs propres yeux de savants.

À prendre la moyenne des observations faites Ă  diverses reprises, enrejetant les Ă©valuations timides qui assignaient Ă  cet objet une longueur dedeux cents pieds, et en repoussant les opinions exagĂ©rĂ©es qui le disaientlarge d’un mille et long de trois, on pouvait affirmer, cependant, que cet ĂȘtrephĂ©nomĂ©nal dĂ©passait de beaucoup toutes les dimensions admises jusqu’àce jour par les ichtyologistes, – s’il existait toutefois.

Or il existait, le fait en lui-mĂȘme n’était plus niable, et, avec ce penchantqui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l’émotionproduite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant Ă  larejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.

En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcuttaand Burnach steam navigation Company, avait rencontrĂ© cette massemouvante Ă  cinq milles dans l’est des cĂŽtes de l’Australie. Le capitaineBaker se crut, tout d’abord, en prĂ©sence d’un Ă©cueil inconnu. Il se disposaitmĂȘme Ă  en dĂ©terminer la situation exacte, quand deux colonnes d’eau,projetĂ©es par l’inexplicable objet, s’élancĂšrent en sifflant Ă  cent cinquantepieds dans l’air. Donc, Ă  moins que cet Ă©cueil ne fĂ»t soumis aux expansionsintermittentes d’un geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien Ă 

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quelque mammifĂšre aquatique, inconnu jusque-lĂ , qui rejetait par ses Ă©ventsdes colonnes d’eau, mĂ©langĂ©es d’air et de vapeur.

Pareil fait fut Ă©galement observĂ©, le 23 juillet de la mĂȘme annĂ©e, dans lesmers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific steamnavigation Company. Donc, ce cĂ©tacĂ© extraordinaire pouvait se transporterd’un endroit Ă  un autre avec une vĂ©locitĂ© surprenante, puisque Ă  trois joursd’intervalle le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon l’avaient observĂ©en deux points de la carte sĂ©parĂ©s par une distance de plus de sept centslieues marines.

Quinze jours plus tard, Ă  deux mille lieues de lĂ , l’Helvetia, de laCompagnie nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant Ă  contre-borddans cette portion de l’Atlantique comprise entre les États-Unis et l’Europe,se signalĂšrent respectivement le monstre par 42° 15’de latitude nord, et 60°35’de longitude Ă  l’ouest du mĂ©ridien de Greenwich. Dans cette observationsimultanĂ©e, on crut pouvoir Ă©valuer la longueur minimum du mammifĂšre Ă plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le Shannon et l’HelvetiaĂ©taient de dimension infĂ©rieure Ă  lui, bien qu’ils mesurassent cent mĂštresde l’étrave Ă  l’étambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui frĂ©quententles parages des Ăźles AlĂ©outiennes, le Kulammok et l’Umgullil, n’ont jamaisdĂ©passĂ© la longueur de cinquante-six mĂštres, – si mĂȘme elles l’atteignent.

Ces rapports arrivĂ©s coup sur coup, de nouvelles observations faitesĂ  bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre l’Etna, de laligne Inman, et le monstre, un procĂšs-verbal dressĂ© par les officiers dela frĂ©gate française la Normandie, un trĂšs sĂ©rieux relĂšvement obtenu parl’état-major du commodore Fitz-James Ă  bord du Lord-Clyde, Ă©murentprofondĂ©ment l’opinion publique. Dans les pays d’humeur lĂ©gĂšre, onplaisanta le phĂ©nomĂšne, mais les pays graves et pratiques, l’Angleterre,l’AmĂ©rique, l’Allemagne, s’en prĂ©occupĂšrent vivement.

Partout dans les grands centres, le monstre devint Ă  la mode. On lechanta dans les cafĂ©s, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur lesthĂ©Ăątres. Les canards eurent lĂ  une belle occasion de pondre des Ɠufs detoutes couleurs. On vit rĂ©apparaĂźtre dans les journaux Ă  court de copie– tous les ĂȘtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche,la terrible « Maby Dick » des rĂ©gions hyperborĂ©ennes, jusqu’au KrakendĂ©mesurĂ©, dont les tentacules peuvent enlacer un bĂątiment de cinq centstonneaux et l’entraĂźner dans les abĂźmes de l’OcĂ©an. On reproduisit mĂȘmeles procĂšs-verbaux des temps anciens, les opinions d’Aristote et de Pline,qui admettaient l’existence de ces monstres, puis les rĂ©cits norvĂ©giens del’évĂȘque Pontoppidan, les relations de Paul Eggede, et enfin les rapports deM. Harrington, dont la bonne foi ne peut ĂȘtre soupçonnĂ©e, quand il affirme

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avoir vu, Ă©tant Ă  bord du Castillan, en 1857, cet Ă©norme serpent qui n’avaitjamais frĂ©quentĂ© jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitutionnel.

Alors Ă©clata l’interminable polĂ©mique des crĂ©dules et des incrĂ©dules dansles sociĂ©tĂ©s savantes et les journaux scientifiques. La « question du monstre »enflamma les esprits. Les journalistes qui font profession de science, en lutteavec ceux qui font profession d’esprit, versĂšrent des flots d’encre pendantcette mĂ©morable campagne ; quelques-uns mĂȘme, deux ou trois gouttesde sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalitĂ©s les plusoffensantes.

Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses.Aux articles de fond de l’Institut gĂ©ographique du BrĂ©sil, de l’AcadĂ©mieroyale des sciences de Berlin, de l’Association britannique, de l’Institutionsmithsonienne de Washington, aux discussions du Indian Archipelago,du Cosmos de l’abbĂ© Moigno, des Mittheilungen de Petermann, auxchroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l’étranger,la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels Ă©crivains,parodiant un mot de LinnĂ©, citĂ© par les adversaires du monstre, soutinrenten effet que « la nature ne faisait pas de sots », et ils adjurĂšrent leurscontemporains de ne point donner un dĂ©menti Ă  la nature en admettantl’existence des Krakens, des serpents de mer, des « Maby Dick » et autresĂ©lucubrations de marins en dĂ©lire. Enfin, dans un article d’un journalsatirique trĂšs redoutĂ©, le plus aimĂ© de ses rĂ©dacteurs, brochant sur le tout,poussa au monstre comme Hippolyte, lui porta un dernier coup, et l’achevaau milieu d’un Ă©clat de rire universel. L’esprit avait vaincu la science.

Pendant les premiers mois de l’annĂ©e 1867, la question parut ĂȘtreenterrĂ©e, et elle ne semblait pas devoir renaĂźtre, quand de nouveaux faitsfurent portĂ©s Ă  la connaissance du public. Il ne s’agit plus alors d’unproblĂšme scientifique Ă  rĂ©soudre, mais bien d’un danger rĂ©el et sĂ©rieux Ă Ă©viter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint Ăźlot, rocher,Ă©cueil, mais Ă©cueil fuyant, indĂ©terminable, insaisissable.

Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montreal Ocean Company, se trouvantpendant la nuit par 27° 30’de latitude et 72° 15’de longitude, heurta de sahanche de tribord un roc qu’aucune carte ne marquait dans ces parages. Sousl’effort combinĂ© du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchaitĂ  la vitesse de treize nƓuds. Nul doute que sans la qualitĂ© supĂ©rieure de sacoque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fĂ»t englouti avec les deux centtrente-sept passagers qu’il ramenait du Canada.

L’accident Ă©tait arrivĂ© vers cinq heures du matin, lorsque le jourcommençait Ă  poindre. Les officiers de quart se prĂ©cipitĂšrent Ă  l’arriĂšredu bĂątiment. Ils examinĂšrent l’OcĂ©an avec la plus scrupuleuse attention.Ils ne virent rien, si ce n’est un fort remous qui brisait Ă  trois encablures,

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comme si les nappes liquides eussent Ă©tĂ© violemment battues. Le relĂšvementdu lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avariesapparentes. Avait-il heurtĂ© une roche sous-marine ou quelque Ă©norme Ă©paved’un naufrage ? on ne put le savoir. Mais, examen fait de sa carĂšne dans lesbassins de radoub, il fut reconnu qu’une partie de la quille avait Ă©tĂ© brisĂ©e.

Ce fait, extrĂȘmement grave en lui-mĂȘme, eĂ»t peut-ĂȘtre Ă©tĂ© oubliĂ© commetant d’autres, si, trois semaines aprĂšs, il ne se fĂ»t reproduit dans desconditions identiques. Seulement, grĂące Ă  la nationalitĂ© du navire victimede ce nouvel abordage, grĂące Ă  la rĂ©putation de la Compagnie Ă  laquelle cenavire appartenait, l’évĂšnement eut un retentissement immense.

Personne n’ignore le nom du cĂ©lĂšbre armateur anglais Cunard. Cetintelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool etHalifax, avec trois navires en bois et Ă  roues d’une force de quatre centschevaux, et d’une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ansaprĂšs, le matĂ©riel de la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six centcinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard,de deux autres bĂątiments supĂ©rieurs en puissance et en tonnage. En 1853, lacompagnie Cunard, dont le privilĂšge pour le transport des dĂ©pĂȘches venaitd’ĂȘtre renouvelĂ©, ajouta successivement Ă  son matĂ©riel l’Arabia, le Persia,le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de premiĂšre marche, etles plus vastes qui, aprĂšs le Great-Eastern, eussent jamais sillonnĂ© les mers.Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possĂ©dait douze navires, dont huit Ă roues et quatre Ă  hĂ©lices.

Si je donne ces dĂ©tails trĂšs succincts, c’est afin que chacun sache bienquelle est l’importance de cette compagnie de transports maritimes, connuedu monde entier par son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigationtransocĂ©anienne n’a Ă©tĂ© conduite avec plus d’habiletĂ© ; nulle affaire n’a Ă©tĂ©couronnĂ©e de plus de succĂšs. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard onttraversĂ© deux mille fois l’Atlantique, et jamais un voyage n’a Ă©tĂ© manquĂ©,jamais un retard n’a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni unbĂątiment n’ont Ă©tĂ© perdus. Aussi les passagers choisissent-ils encore, malgrĂ©la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de prĂ©fĂ©renceĂ  toute autre, ainsi qu’il appert d’un relevĂ© fait sur les documents officielsdes derniĂšres annĂ©es. Ceci dit, personne ne s’étonnera du retentissement queprovoqua l’accident arrivĂ© Ă  l’un de ses plus beaux steamers.

Le 13 avril 1867, la mer Ă©tant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvaitpar 15° 12’de longitude et 45° 37’de latitude. Il marchait avec une vitesse detreize nƓuds quarante-trois centiĂšmes sous la poussĂ©e de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une rĂ©gularitĂ© parfaite. Son tirantd’eau Ă©tait alors de six mĂštres soixante-dix centimĂštres, et son dĂ©placementde six mille six cent vingt-quatre mĂštres cubes.

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À quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagersrĂ©unis dans le grand salon, un choc, peu sensible en somme, se produisit surla coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arriĂšre de la roue de bĂąbord.

Le Scotia n’avait pas heurtĂ©, il avait Ă©tĂ© heurtĂ©, et plutĂŽt par un instrumenttranchant ou perforant que contondant. L’abordage avait semblĂ© si lĂ©ger, quepersonne ne s’en fĂ»t inquiĂ©tĂ© Ă  bord, sans le cri des soutiers qui remontĂšrentsur le pont en s’écriant : « Nous coulons ! nous coulons ! »

Tout d’abord, les passagers furent trĂšs effrayĂ©s ; mais le capitaineAnderson se hĂąta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait ĂȘtreimminent. Le Scotia, divisĂ© en sept compartiments par des cloisons Ă©tanches,devait braver impunĂ©ment une voie d’eau.

Le capitaine Anderson se rendit immĂ©diatement dans la cale. Il reconnutque le cinquiĂšme compartiment avait Ă©tĂ© envahi par la mer, et la rapiditĂ©de l’envahissement prouvait que la voie d’eau Ă©tait considĂ©rable. Fortheureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudiĂšres, car lesfeux se fussent subitement Ă©teints.

Le capitaine Anderson fit stopper immĂ©diatement, et l’un des matelotsplongea pour reconnaĂźtre l’avarie. Quelques instants aprĂšs, on constataitl’existence d’un trou large de deux mĂštres dans la carĂšne du steamer. Unetelle voie d’eau ne pouvait ĂȘtre aveuglĂ©e, et le Scotia, ses roues Ă  deminoyĂ©es, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors Ă  trois centsmilles du cap Clear, et, aprĂšs trois jours d’un retard qui inquiĂ©ta vivementLiverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.

Les ingĂ©nieurs procĂ©dĂšrent alors Ă  la visite du Scotia, qui fut mis encale sĂšche. Ils ne purent en croire leurs yeux. À deux mĂštres et demiau-dessous de la flottaison s’ouvrait une dĂ©chirure rĂ©guliĂšre, en forme detriangle isocĂšle. La cassure de la tĂŽle Ă©tait d’une nettetĂ© parfaite, et elle n’eĂ»tpas Ă©tĂ© frappĂ©e plus sĂ»rement Ă  l’emporte-piĂšce. Il fallait donc que l’outilperforant qui l’avait produite fĂ»t d’une trempe peu commune, – et, aprĂšsavoir Ă©tĂ© lancĂ© avec une force prodigieuse, ayant ainsi percĂ© une tĂŽle dequatre centimĂštres, il avait dĂ» se retirer de lui-mĂȘme par un mouvementrĂ©trograde et vraiment inexplicable.

Tel Ă©tait ce dernier fait, qui eut pour rĂ©sultat de passionner Ă  nouveaul’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes quin’avaient pas de cause dĂ©terminĂ©e furent mis sur le compte du monstre. Cefantastique animal endossa la responsabilitĂ© de tous ces naufrages, dont lenombre est malheureusement considĂ©rable ; car sur trois mille navires dontla perte est annuellement relevĂ©e au Bureau Veritas, le chiffre des naviresĂ  vapeur ou Ă  voiles, supposĂ©s perdus corps et biens par suite d’absence denouvelles, ne s’élĂšve pas Ă  moins de deux cents !

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Or ce fut le « monstre » que, justement ou injustement, on accusa de leurdisparition, et, grùce à lui, les communications entre les divers continentsdevenant de plus en plus dangereuses, le public se déclara et demandacatégoriquement que les mers fussent enfin débarrassées à tout prix de ceformidable cétacé.

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IILe pour et le contre

À l’époque oĂč ces Ă©vĂšnements se produisirent, je revenais d’uneexploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du NĂ©braska,aux États-Unis. En ma qualitĂ© de professeur supplĂ©ant au MusĂ©um d’histoirenaturelle de Paris, le gouvernement français m’avait joint Ă  cette expĂ©dition.AprĂšs six mois passĂ©s dans le NĂ©braska, chargĂ© de prĂ©cieuses collections,j’arrivai Ă  New-York vers la fin de mars. Mon dĂ©part pour la France Ă©tait fixĂ©aux premiers jours de mai. Je m’occupais donc, en attendant, de classer mesrichesses minĂ©ralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l’incidentdu Scotia.

J’étais parfaitement au courant de la question Ă  l’ordre du jour, etcomment ne l’aurais-je pas Ă©tĂ© ? J’avais lu et relu tous les journauxamĂ©ricains et europĂ©ens sans ĂȘtre plus avancĂ©. Ce mystĂšre m’intriguait.Dans l’impossibilitĂ© de me former une opinion, je flottais d’un extrĂȘmeĂ  l’autre. Qu’il y eĂ»t quelque chose, cela ne pouvait ĂȘtre douteux, et lesincrĂ©dules Ă©taient invitĂ©s Ă  mettre le doigt sur la plaie du Scotia.

À mon arrivĂ©e Ă  New-York, la question brĂ»lait. L’hypothĂšse del’ülot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peucompĂ©tents, Ă©tait absolument abandonnĂ©e. Et, en effet, Ă  moins que cet Ă©cueiln’eĂ»t une machine dans le ventre, comment pouvait-il se dĂ©placer avec unerapiditĂ© si prodigieuse ?

De mĂȘme fut repoussĂ©e l’existence d’une coque flottante, d’une Ă©normeĂ©pave, et toujours Ă  cause de la rapiditĂ© du dĂ©placement.

Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui crĂ©aient deuxclans trĂšs distincts de partisans : d’un cĂŽtĂ©, ceux qui tenaient pour un monstred’une force colossale ; de l’autre, ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin » d’une extrĂȘme puissance motrice.

Or cette derniĂšre hypothĂšse, admissible aprĂšs tout, ne put rĂ©sister auxenquĂȘtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu’un simpleparticulier eĂ»t Ă  sa disposition un tel engin mĂ©canique, c’était peu probable.OĂč et quand l’eĂ»t-il fait construire, et comment aurait-il tenu cetteconstruction secrĂšte ?

Seul, un gouvernement pouvait possĂ©der une pareille machinedestructive, et, en ces temps dĂ©sastreux oĂč l’homme s’ingĂ©nie Ă  multiplierla puissance des armes de guerre, il Ă©tait possible qu’un État essayĂąt Ă  l’insudes autres ce formidable engin. AprĂšs les chassepots, les torpilles ; aprĂšs lestorpilles, les bĂ©liers sous-marins ; puis – la rĂ©action. Du moins, je l’espĂšre.

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Mais l’hypothĂšse d’une machine de guerre tomba encore devant ladĂ©claration des gouvernements. Comme il s’agissait lĂ  d’un intĂ©rĂȘt public,puisque les communications transocĂ©aniennes en souffraient, la franchisedes gouvernements ne pouvait ĂȘtre mise en doute. D’ailleurs, commentadmettre que la construction de ce bateau sous-marin eĂ»t Ă©chappĂ© aux yeuxdu public ? Garder le secret dans ces circonstances est trĂšs difficile pour unparticulier, et certainement impossible pour un État dont tous les actes sontobstinĂ©ment surveillĂ©s par les puissances rivales.

Donc, aprĂšs enquĂȘtes faites en Angleterre, en France, en Russie, enPrusse, en Espagne, en Italie, en AmĂ©rique, voire mĂȘme en Turquie,l’hypothĂšse d’un Monitor sous-marin fut dĂ©finitivement rejetĂ©e.

Le monstre revint donc Ă  flot, en dĂ©pit des incessantes plaisanteries dontle lardait la petite presse, et, dans cette voie, les imaginations se laissĂšrentbientĂŽt aller aux plus absurdes rĂȘveries d’une ichtyologie fantastique.

À mon arrivĂ©e Ă  New-York, plusieurs personnes m’avaient fait l’honneurde me consulter sur le phĂ©nomĂšne en question. J’avais publiĂ© en France unouvrage in-quarto en deux volumes, intitulĂ© les MystĂšres des grands fondssous-marins. Ce livre, particuliĂšrement goĂ»tĂ© du monde savant, faisait demoi un spĂ©cialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire naturelle. Monavis me fut demandĂ©. Tant que je pus nier la rĂ©alitĂ© du fait, je me renfermaidans une absolue nĂ©gation. Mais bientĂŽt, collĂ© au mur, je dus m’expliquercatĂ©goriquement. Et mĂȘme « l’honorable Pierre Aronnax, professeur auMusĂ©um de Paris », fut mis en demeure par le New-York Herald de formulerune opinion quelconque.

Je m’exĂ©cutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la questionsous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici laconclusion d’un article trĂšs nourri que je publiai dans le numĂ©ro du 30 avril :

« Ainsi donc, disais-je, aprĂšs avoir examinĂ© une Ă  une les diverseshypothĂšses, toute autre supposition Ă©tant rejetĂ©e, il faut nĂ©cessairementadmettre l’existence d’un animal marin d’une puissance excessive.

« Les grandes profondeurs de l’OcĂ©an nous sont totalement inconnues.La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abĂźmes reculĂ©s ?Quels ĂȘtres habitent et peuvent habiter Ă  douze ou quinze milles au-dessousde la surface des eaux ? Quel est l’organisme de ces animaux ? On sauraitĂ  peine le conjecturer.

« Cependant, la solution du problĂšme qui m’est soumis peut affecter laforme du dilemme.

« Ou nous connaissons toutes les variĂ©tĂ©s d’ĂȘtres qui peuplent notreplanĂšte, ou nous ne les connaissons pas.

« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore dessecrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d’admettre

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l’existence de poissons ou de cĂ©tacĂ©s, d’espĂšces ou mĂȘme de genresnouveaux, d’une organisation essentiellement « fondriĂšre », qui habitentles couches inaccessibles Ă  la sonde, et qu’un Ă©vĂšnement quelconque, unefantaisie, un caprice, si l’on veut, ramĂšne Ă  de longs intervalles vers le niveausupĂ©rieur de l’OcĂ©an.

« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espĂšces vivantes, il fautnĂ©cessairement chercher l’animal en question parmi les ĂȘtres marins dĂ©jĂ cataloguĂ©s, et, dans ce cas, je serais disposĂ© Ă  admettre l’existence d’unNarval gĂ©ant.

« Le narval vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur desoixante pieds. Quintuplez, dĂ©cuplez mĂȘme cette dimension, donnez Ă  cecĂ©tacĂ© une force proportionnelle Ă  sa taille, accroissez ses armes offensives,et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportions dĂ©terminĂ©es par lesofficiers du Shannon, l’instrument exigĂ© par la perforation du Scotia, et lapuissance nĂ©cessaire pour entamer la coque d’un steamer.

« En effet, le narval est armĂ© d’une sorte d’épĂ©e d’ivoire, d’unehallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dentprincipale qui a la duretĂ© de l’acier. On a trouvĂ© quelques-unes de ces dentsimplantĂ©es dans le corps des baleines, que le narval attaque toujours avecsuccĂšs. D’autres ont Ă©tĂ© arrachĂ©es non sans peine, de carĂšnes de vaisseauxqu’elles avaient percĂ©es d’outre en outre, comme un foret perce un tonneau.Le musĂ©e de la FacultĂ© de mĂ©decine de Paris possĂšde une de ces dĂ©fenseslongue de deux mĂštres vingt-cinq centimĂštres, et large de quarante-huitcentimĂštres Ă  sa base !

« Eh bien, supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dix fois pluspuissant, lancez-le avec une vitesse de vingt milles Ă  l’heure, multipliez samasse par le carrĂ© de sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produirela catastrophe demandĂ©e.

« Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pour une licornede mer, de dimensions colossales, armĂ©e, non d’une hallebarde, mais d’unvĂ©ritable Ă©peron, comme les frĂ©gates cuirassĂ©es ou les « rams » de guerre,dont elle aurait Ă  la fois la masse et la puissance motrice.

« Ainsi s’expliquerait ce phĂ©nomĂšne inexplicable, – Ă  moins qu’il n’y aitrien, en dĂ©pit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti, ce qui est encorepossible ! »

Ces derniers mots Ă©taient une lĂąchetĂ© de ma part ; mais je voulais jusqu’àun certain point couvrir ma dignitĂ© de professeur, et ne pas trop prĂȘter Ă rire aux AmĂ©ricains, qui rient bien, quand ils rient. Je me rĂ©servais uneĂ©chappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du « monstre ».

Mon article fut chaudement discutĂ©, ce qui lui valut un grandretentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’il

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proposait, d’ailleurs, laissait libre carriĂšre Ă  l’imagination. L’esprit humainse plaĂźt Ă  ces conceptions grandioses d’ĂȘtres surnaturels. Or la mer estprĂ©cisĂ©ment leur meilleur vĂ©hicule, le seul milieu oĂč ces gĂ©ants, prĂšsdesquels les animaux terrestres, Ă©lĂ©phants ou rhinocĂ©ros, ne sont que desnains, puissent se produire et se dĂ©velopper. Les masses liquides transportentles plus grandes espĂšces connues de mammifĂšres, et peut-ĂȘtre recĂšlent-elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacĂ©s effrayants Ă contempler, tels que seraient des homards de cent mĂštres ou des crabespesant deux-cents tonnes ! Pourquoi non ? Autrefois, les animaux terrestres,contemporains des Ă©poques gĂ©ologiques, les quadrupĂšdes, les quadrumanes,les reptiles, les oiseaux, Ă©taient construits sur des gabarits gigantesques.Le CrĂ©ateur les avait jetĂ©s dans un moule colossal que le temps a rĂ©duitpeu Ă  peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorĂ©es, n’aurait-ellepas gardĂ© ces vastes Ă©chantillons de la vie d’un autre Ăąge, elle qui ne semodifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment ?Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les derniĂšres variĂ©tĂ©s de cesespĂšces titanesques, dont les annĂ©es sont des siĂšcles, et les siĂšcles desmillĂ©naires ?

Mais je me laisse entraĂźner Ă  des rĂȘveries qu’il ne m’appartient plusd’entretenir. TrĂȘve Ă  ces chimĂšres que le temps a changĂ©es pour moien rĂ©alitĂ©s terribles. Je le rĂ©pĂšte, l’opinion se fit alors sur la nature duphĂ©nomĂšne, et le public admit sans conteste l’existence d’un ĂȘtre prodigieux,qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent lĂ  qu’un problĂšme purement scientifique Ă rĂ©soudre, les autres, plus positifs, surtout en AmĂ©rique et en Angleterre,furent d’avis de purger l’OcĂ©an de ce redoutable monstre, afin de rassurer lescommunications transocĂ©aniennes. Les journaux industriels et commerciauxtraitĂšrent la question principalement Ă  ce point de vue. La Shipping andMercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale,toutes les feuilles dĂ©vouĂ©es aux Compagnies d’assurances qui menaçaientd’élever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.

L’opinion publique s’étant prononcĂ©e, les États de l’Union se dĂ©clarĂšrentles premiers. On fit Ă  New-York les prĂ©paratifs d’une expĂ©dition destinĂ©e Ă poursuivre le narval. Une frĂ©gate Ă  Ă©peron, de grande marche, l’Abraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tĂŽt. Les arsenaux furentouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l’armement de safrĂ©gate.

PrĂ©cisĂ©ment, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l’on se futdĂ©cidĂ© Ă  poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deuxmois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblaitque cette licorne eĂ»t connaissance des complots qui se tramaient contre

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elle. On en avait tant causĂ©, et mĂȘme par le cĂąble transatlantique ! Aussiles plaisants prĂ©tendaient-ils que cette fine mouche avait arrĂȘtĂ© au passagequelque tĂ©lĂ©gramme dont elle faisait maintenant son profit.

Donc, la frĂ©gate armĂ©e pour une campagne lointaine et pourvue deformidables engins de pĂȘche, on ne savait plus oĂč la diriger. Et l’impatienceallait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit que le Tampico, steamer de laligne de San-Francisco de Californie Ă  ShangaĂŻ, avait revu l’animal, troissemaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.

L’émotion causĂ©e par cette nouvelle fut extrĂȘme. On n’accorda pasvingt-quatre heures de rĂ©pit, au commandant Farragut. Ses vivres Ă©taientembarquĂ©s. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquaitĂ  son rĂŽle d’équipage. Il n’avait qu’à allumer ses fourneaux, Ă  chauffer, Ă dĂ©marrer. On ne lui eĂ»t pas pardonnĂ© une demi-journĂ©e de retard. D’ailleurs,le commandant Farragut ne demandait qu’à partir.

Trois heures avant que l’Abraham-Lincoln ne quittĂąt le pier de Brooklyn,je reçus une lettre libellĂ©e en ces termes :

« Monsieur Aronnax, professeur au Muséum de Paris,

« Fifth Avenue hotel. New-York.

Monsieur,Si vous voulez vous joindre Ă  l’expĂ©dition de l’Abraham-Lincoln,le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que la France soitreprĂ©sentĂ©e par vous dans cette entreprise. Le commandant Farraguttient une cabine Ă  votre disposition.

TrĂšs cordialement votre J.-B.Hobson,

Secrétaire de la marine. »

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IIIComme il plaira Ă  Monsieur

Trois secondes avant l’arrivĂ©e de la lettre de J.-B. Hobson, je ne songeaispas plus Ă  poursuivre la licorne qu’à tenter le passage du Nord-Ouest. Troissecondes aprĂšs avoir lu la lettre de l’honorable secrĂ©taire de la marine, jecomprenais enfin que ma vĂ©ritable vocation, l’unique but de ma vie, Ă©tait dechasser ce monstre inquiĂ©tant et d’en purger le monde.

Cependant, je revenais d’un pĂ©nible voyage, fatiguĂ©, avide de repos. Jen’aspirais plus qu’à revoir mon pays, mes amis, mon petit logement duJardin des Plantes, mes chĂšres et prĂ©cieuses collections ! Mais rien ne putme retenir. J’oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plusde rĂ©flexions l’offre du gouvernement amĂ©ricain.

« D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramĂšne en Europe, et la licorne seraassez aimable pour m’entraĂźner vers les cĂŽtes de France. Ce digne animal selaissera prendre dans les mers d’Europe, – pour mon agrĂ©ment personnel, –et je ne veux pas rapporter moins d’un demi-mĂštre de sa hallebarde d’ivoireau MusĂ©um d’histoire naturelle. »

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narval dans le nord de l’ocĂ©anPacifique ; ce qui, pour revenir en France, Ă©tait prendre le chemin desantipodes.

« Conseil ! » criai-je d’une voix impatiente.Conseil Ă©tait mon domestique. Un garçon dĂ©vouĂ© qui m’accompagnait

dans tous mes voyages ; un brave Flamand que j’aimais et qui me le rendaitbien ; un ĂȘtre flegmatique par nature, rĂ©gulier par principe, zĂ©lĂ© par habitude,s’étonnant peu des surprises de la vie, trĂšs adroit de ses mains, apte Ă  toutservice, et, en dĂ©pit de son nom, ne donnant jamais de conseils, – mĂȘmequand on ne lui en demandait pas.

À se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes,Conseil en Ă©tait venu Ă  savoir quelque chose. J’avais en lui un spĂ©cialiste trĂšsferrĂ© sur les classifications d’histoire naturelle, parcourant avec une agilitĂ©d’acrobate toute l’échelle des embranchements, des groupes, des classes,des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, desespĂšces et des variĂ©tĂ©s. Mais sa science s’arrĂȘtait lĂ . Classer, c’était sa vie,et il n’en savait pas davantage. TrĂšs versĂ© dans la thĂ©orie de la classification,peu dans la pratique, il n’eĂ»t pas distinguĂ©, je crois, un cachalot d’unebaleine ! Et cependant, quel brave et digne garçon !

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Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout oĂč m’entraĂźnaitla science. Jamais une rĂ©flexion de lui sur la longueur ou la fatigue d’unvoyage. Nulle objection Ă  boucler sa valise pour un pays quelconque, Chineou Congo, si Ă©loignĂ© qu’il fĂ»t. Il allait lĂ  comme ici, sans en demanderdavantage. D’ailleurs, d’une belle santĂ© qui dĂ©fiait toutes les maladies ; desmuscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs, – au moral,s’entend.

Ce garçon avait trente ans, et son Ăąge Ă©tait Ă  celui de son maĂźtre commequinze est Ă  vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsi que j’avais quarante ans.

Seulement, Conseil avait un dĂ©faut. Formaliste enragĂ©, il ne me parlaitjamais qu’à la troisiĂšme personne, – au point d’en ĂȘtre agaçant.

« Conseil ! » rĂ©pĂ©tai-je, tout en commençant d’une main fĂ©brile mesprĂ©paratifs de dĂ©part.

Certainement, j’étais sĂ»r de ce garçon si dĂ©vouĂ©. D’ordinaire, je ne luidemandais jamais s’il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages ;mais, cette fois, il s’agissait d’une expĂ©dition qui pouvait indĂ©finiment seprolonger, d’une entreprise hasardeuse, Ă  la poursuite d’un animal capablede couler une frĂ©gate comme une coque de noix. Il y avait lĂ  matiĂšre Ă rĂ©flexion, mĂȘme pour l’homme le plus impassible du monde. Qu’allait direConseil ?

« Conseil ! » criai-je une troisiĂšme fois.Conseil parut.« Monsieur m’appelle ? dit-il en entrant.– Oui, mon garçon. PrĂ©pare-moi, prĂ©pare-toi. Nous partons dans deux

heures.– Comme il plaira Ă  monsieur, rĂ©pondit tranquillement Conseil.– Pas un instant Ă  perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de

voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plusque tu pourras, et hĂąte-toi !

– Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil.– On s’en occupera plus tard.– Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les orĂ©odons, les

chĂ©ropotamus et autres carcasses de monsieur ?– On les gardera Ă  l’hĂŽtel.– Et le babiroussa de monsieur ?– On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donnerai l’ordre de

nous expĂ©dier en France toute notre mĂ©nagerie.– Nous ne retournons donc pas Ă  Paris ? demanda Conseil.– Si
 certainement
 rĂ©pondis-je Ă©vasivement, mais en faisant un

crochet.– Le crochet qui plaira à monsieur.

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– Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voilà tout.Nous prenons passage sur l’Abraham-Lincoln.

– Comme il conviendra Ă  monsieur, rĂ©pondit paisiblement Conseil.– Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre
 du fameux narval


Nous allons en purger les mers !
 L’auteur d’un ouvrage in-quartoen deux volumes sur les MystĂšres des grands fonds sous-marins nepeut se dispenser de s’embarquer avec le commandant Farragut. Missionglorieuse
 dangereuse aussi ! On ne sait pas oĂč l’on va. Ces bĂȘtes-lĂ peuvent ĂȘtre trĂšs capricieuses. Mais nous irons quand mĂȘme. Nous avons uncommandant qui n’a pas froid aux yeux


– Comme fera monsieur je ferai, rĂ©pondit Conseil.– Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C’est lĂ  un de ces

voyages dont on ne revient pas toujours.– Comme il plaira Ă  monsieur. »Un quart d’heure aprĂšs, nos malles Ă©taient prĂȘtes. Conseil avait fait en un

tour de main, et j’étais sĂ»r que rien ne manquait, car ce garçon classait leschemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifĂšres.

L’ascenseur de l’hĂŽtel nous dĂ©posa au grand vestibule de l’entresol.Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussĂ©e.Je rĂ©glai ma note Ă  ce vaste comptoir toujours assiĂ©gĂ© par une fouleconsidĂ©rable. Je donnai l’ordre d’expĂ©dier pour Paris (France) mes ballotsd’animaux empaillĂ©s et de plantes dessĂ©chĂ©es. Je fis ouvrir un crĂ©ditsuffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.

Le vĂ©hicule Ă  vingt francs la course descendit Broadway jusqu’à Union-square, suivit Fourth-Avenue jusqu’à sa jonction avec Bowery-street, pritKatrin-street et s’arrĂȘta au trente-quatriĂšme pier. LĂ , le Katrin-ferry-boatnous transporta, hommes, chevaux et voiture, Ă  Brooklyn, la grande annexede New-York, situĂ©e sur la rive gauche de la riviĂšre de l’Est, et en quelquesminutes nous arrivions au quai prĂšs duquel l’Abraham-Lincoln vomissaitpar ses deux cheminĂ©es des torrents de fumĂ©e noire.

Nos bagages furent immĂ©diatement transbordĂ©s sur le pont de la frĂ©gate.Je me prĂ©cipitai Ă  bord. Je demandai le commandant Farragut. Un desmatelots me conduisit sur la dunette, oĂč je me trouvai en prĂ©sence d’unofficier de bonne mine qui me tendit la main.

« Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il.– Lui-mĂȘme, rĂ©pondis-je. Le commandant Farragut ?– En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine

vous attend. »

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Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je mefis conduire Ă  la cabine qui m’était destinĂ©e.

L’Abraham-Lincoln avait Ă©tĂ© parfaitement choisi et amĂ©nagĂ© poursa destination nouvelle. C’était une frĂ©gate de marche rapide, munied’appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter Ă  sept atmosphĂšre latension de sa vapeur.

Sous cette pression, l’Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyennede dix-huit milles et trois dixiĂšmes Ă  l’heure, vitesse considĂ©rable, maiscependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cĂ©tacĂ©.

Les amĂ©nagements intĂ©rieurs de la frĂ©gate rĂ©pondaient Ă  ses qualitĂ©snautiques. Je fus trĂšs satisfait de ma cabine, situĂ©e Ă  l’arriĂšre, qui s’ouvraitsur le carrĂ© des officiers.

« Nous serons bien ici, dis-je Ă  Conseil.– Aussi bien, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, rĂ©pondit Conseil, qu’un bernard-

l’hermite dans la coquille d’un buccin. »Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur

le pont afin de suivre les prĂ©paratifs de l’appareillage.

À ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les derniĂšresamarres qui retenaient l’Abraham-Lincoln au pied de Brooklyn. Ainsi donc,un quart d’heure de retard, moins mĂȘme, et la frĂ©gate partait sans moi, etje manquais cette expĂ©dition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable,dont le rĂ©cit vĂ©ridique pourra bien trouver, cependant, quelques incrĂ©dules.

Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour ni une heurepour rallier les mers dans lesquelles l’animal venait d’ĂȘtre signalĂ©. Il fit venirson ingĂ©nieur.

« Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il.– Oui, monsieur, rĂ©pondit l’ingĂ©nieur.– Go ahead ! » cria le commandant Farragut.À cet ordre, qui fut transmis Ă  la machine au moyen d’appareils Ă 

air comprimĂ©, les mĂ©caniciens firent agir la roue de la mise en train. Lavapeur siffla en se prĂ©cipitant dans les tiroirs entrouverts. Les longs pistonshorizontaux gĂ©mirent et poussĂšrent les bielles de l’arbre. Les branches del’hĂ©lice battirent les flots avec une rapiditĂ© croissante, et l’Abraham-Lincolns’avança majestueusement au milieu d’une centaine de ferry-boats et detenders chargĂ©s de spectateurs, qui lui faisaient cortĂšge.

Les quais de Brooklyn et toute la partie de New-York qui borde la riviĂšrede l’Est Ă©taient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent millepoitrines, Ă©clatĂšrent successivement. Des milliers de mouchoirs s’agitĂšrentau-dessus de la masse compacte et saluĂšrent l’Abraham-Lincoln jusqu’à son

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arrivĂ©e dans les eaux de l’Hudson, Ă  la pointe de cette presqu’üle allongĂ©equi forme la ville de New-York.

Alors, la frĂ©gate, suivant du cĂŽtĂ© de New-Jersey l’admirable rive droitedu fleuve toute chargĂ©e de villas, passa entre les forts qui la saluĂšrent de leursplus gros canons. L’Abraham-Lincoln rĂ©pondit en amenant et en hissant troisfois le pavillon amĂ©ricain, dont les trente-neuf Ă©toiles resplendissaient Ă  sacorne d’artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisĂ© quis’arrondit dans la baie intĂ©rieure formĂ©e par la pointe de Sandy-Hook, il rasacette langue sablonneuse oĂč quelques milliers de spectateurs l’acclamĂšrentencore une fois.

Le cortĂšge des boats et des tenders suivait toujours la frĂ©gate, et il ne laquitta qu’à la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent l’entrĂ©e despasses de New-York.

Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, etrejoignit la petite goĂ©lette qui l’attendait sous le vent. Les feux furentpoussĂ©s ; l’hĂ©lice battit plus rapidement les flots ; la frĂ©gate longea la cĂŽtejaune et basse de Long-Island, et, Ă  huit heures du soir, aprĂšs avoir perdudans le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle courut Ă  toute vapeur sur lessombres eaux de l’Atlantique.

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IVNed Land

Le commandant Farragut Ă©tait un bon marin, digne de la frĂ©gatecommandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Il en Ă©tait l’ñme. Surla question du cĂ©tacĂ©, aucun doute ne s’élevait dans son esprit, et il nepermettait pas que l’existence de l’animal fĂ»t discutĂ©e Ă  son bord. Il y croyaitcomme certaines bonnes femmes croient au LĂ©viathan, – par foi, non parraison. Le monstre existait, il en dĂ©livrerait les mers, il l’avait jurĂ©. C’étaitune sorte de chevalier de Rhodes, un DieudonnĂ© de Gozon, marchant Ă  larencontre du serpent qui dĂ©solait son Ăźle. Ou le commandant Farragut tueraitle narval, ou le narval tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu.

Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Il fallait lesentendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d’unerencontre, et observer la vaste Ă©tendue de l’OcĂ©an. Plus d’un s’imposait unquart volontaire dans les barres de perroquet, qui eĂ»t maudit une telle corvĂ©een toute autre circonstance. Tant que le soleil dĂ©crivait son arc diurne, lamĂąture Ă©tait peuplĂ©e de matelots auxquels les planches du pont brĂ»laient lespieds, et qui n’y pouvaient tenir en place. Et cependant, l’Abraham-Lincolnne tranchait pas encore de son Ă©trave les eaux suspectes du Pacifique.

Quant Ă  l’équipage, il ne demandait qu’à rencontrer la licorne, Ă  laharponner, Ă  la hisser Ă  bord, Ă  la dĂ©pecer. Il surveillait la mer avec unescrupuleuse attention. D’ailleurs, le commandant Farragut parlait d’unecertaine somme de deux mille dollars, rĂ©servĂ©e Ă  quiconque, mousse oumatelot, marin ou officier, signalerait l’animal. Je laisse Ă  penser si les yeuxs’exerçaient Ă  bord de l’Abraham-Lincoln.

Pour mon compte, je n’étais pas en reste avec les autres, et je ne laissaisĂ  personne ma part d’observations quotidiennes. La frĂ©gate aurait eu centfois raison de s’appeler l’Argus. Seul entre tous, Conseil protestait parson indiffĂ©rence touchant la question qui nous passionnait, et dĂ©tonnait surl’enthousiasme gĂ©nĂ©ral du bord.

J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu sonnavire d’appareils propres Ă  pĂȘcher le gigantesque cĂ©tacĂ©. Un baleinier n’eĂ»tpas Ă©tĂ© mieux armĂ©. Nous possĂ©dions tous les engins connus, depuis leharpon qui se lance Ă  la main, jusqu’aux flĂšches barbelĂ©es des espingoles etaux balles explosibles des canardiĂšres. Sur le gaillard d’avant s’allongeaitun canon perfectionnĂ©, se chargeant par la culasse, trĂšs Ă©pais de parois, trĂšsĂ©troit d’ñme, et dont le modĂšle doit figurer Ă  l’Exposition universelle de

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1867. Ce prĂ©cieux instrument, d’origine amĂ©ricaine, envoyait, sans se gĂȘner,un projectile conique de quatre kilogrammes Ă  une distance moyenne deseize kilomĂštres.

Donc, l’Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction.Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.

Ned Land Ă©tait un Canadien, d’une habiletĂ© de main peu commune, etqui ne connaissait pas d’égal dans son pĂ©rilleux mĂ©tier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possĂ©dait ces qualitĂ©s Ă  un degrĂ© supĂ©rieur, et il fallaitĂȘtre une baleine bien maligne ou un cachalot singuliĂšrement astucieux pourĂ©chapper Ă  son coup de harpon.

Ned Land avait environ quarante ans. C’était un homme de grandetaille, – plus de six pieds anglais, – vigoureusement bĂąti, l’air grave, peucommunicatif, violent parfois, et trĂšs rageur quand on le contrariait. Sapersonne provoquait l’attention, et la puissance de son regard accentuaitsinguliĂšrement sa physionomie.

Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d’engager cethomme Ă  son bord. Il valait tout l’équipage, Ă  lui seul, pour l’Ɠil et le bras. Jene saurais mieux le comparer qu’à un tĂ©lescope puissant qui serait en mĂȘmetemps un canon toujours prĂȘt Ă  partir.

Qui dit Canadien, dit Français, et, si peu communicatif que fĂ»t Ned Land,je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affection pour moi. Ma nationalitĂ©l’attirait sans doute. C’était une occasion pour lui de parler, et pour moid’entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dansquelques provinces canadiennes. La famille du harponneur Ă©tait originairede QuĂ©bec, et formait dĂ©jĂ  une tribu de hardis pĂȘcheurs Ă  l’époque oĂč cetteville appartenait Ă  la France.

Peu Ă  peu, Ned prit goĂ»t Ă  causer, et j’aimais Ă  entendre le rĂ©cit de sesaventures dans les mers polaires. Il racontait ses pĂȘches et ses combatsavec une grande poĂ©sie naturelle. Son rĂ©cit prenait une forme Ă©pique, etje croyais Ă©couter quelque HomĂšre canadien, chantant l’Iliade des rĂ©gionshyperborĂ©ennes.

Je dĂ©peins ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. C’estque nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inaltĂ©rable amitiĂ© quinaĂźt et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned !je ne demande qu’à vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtempsde toi !

Et maintenant, quelle Ă©tait l’opinion de Ned Land sur la question dumonstre marin ? Je dois avouer qu’il ne croyait guĂšre Ă  la licorne, et que,seul Ă  bord, il ne partageait pas la conviction gĂ©nĂ©rale. Il Ă©vitait mĂȘme detraiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l’entreprendre un jour.

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Par une magnifique soirĂ©e du 30 juillet, c’est-Ă -dire trois semaines aprĂšsnotre dĂ©part, la frĂ©gate se trouvait Ă  la hauteur du cap Blanc, Ă  trente millessous le vent des cĂŽtes patagonnes. Nous avions dĂ©passĂ© le tropique duCapricorne, et le dĂ©troit de Magellan s’ouvrait Ă  moins de sept cents millesdans le sud. Avant huit jours, l’Abraham-Lincoln sillonnerait les flots duPacifique.

Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses etd’autres, regardant cette mystĂ©rieuse mer dont les profondeurs sont restĂ©esjusqu’ici inaccessibles aux regards de l’homme. J’amenai tout naturellementla conversation sur la licorne gĂ©ante, et j’examinai les diverses chances desuccĂšs ou d’insuccĂšs de notre expĂ©dition. Puis, voyant que Ned me laissaitparler sans trop rien dire, je le poussai plus directement « Comment, Ned,lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas ĂȘtre convaincu de l’existencedu cĂ©tacĂ© que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particuliĂšresde vous montrer si incrĂ©dule ? »

Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de répondre,frappa de sa main son large front par un geste qui lui était habituel, fermales yeux comme pour se recueillir, et dit enfin :

« Peut-ĂȘtre bien, monsieur Aronnax.– Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui ĂȘtes

familiarisĂ© avec les grands mammifĂšres marins, vous dont l’imaginationdoit aisĂ©ment accepter l’hypothĂšse de cĂ©tacĂ©s Ă©normes, vous devriez ĂȘtre ledernier Ă  douter de pareilles circonstances !

– C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, rĂ©pondit Ned. Quele vulgaire croie Ă  des comĂštes extraordinaires qui traversent l’espace, ouĂ  l’existence de monstres antĂ©diluviens qui peuplent l’intĂ©rieur du globe,passe encore ; mais ni l’astronome, ni le gĂ©ologue n’admettent de telleschimĂšres. De mĂȘme, le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup de cĂ©tacĂ©s, j’en aiharponnĂ© un grand nombre, j’en ai tuĂ© plusieurs ; mais si puissants et si bienarmĂ©s qu’ils fussent, ni leurs queues ni leurs dĂ©fenses n’auraient pu entamerles plaques de tĂŽle d’un steamer.

– Cependant, Ned, on cite des bĂątiments que la dent du narval a traversĂ©sde part en part.

– Des navires en bois, c’est possible, rĂ©pondit le Canadien, et encore jene les ai jamais vus. Donc, jusqu’à preuve contraire, je nie que baleines,cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.

– Écoutez-moi, Ned
– Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez, exceptĂ©

cela. Un poulpe gigantesque, peut-ĂȘtre ?
– Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, et ce nom mĂȘme

indique le peu de consistance de ses chairs. Eût-il cinq cents pieds de

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longueur, le poulpe, qui n’appartient point Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s,est tout Ă  fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou l’Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Kraliens ouautres monstres de cette espĂšce.

– Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un ton assez narquois,vous persistez Ă  admettre l’existence d’un Ă©norme cĂ©tacĂ© ?


– Oui, Ned, je vous le rĂ©pĂšte avec une conviction qui s’appuie surla logique des faits. Je crois Ă  l’existence d’un mammifĂšre, puissammentorganisĂ©, appartenant Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s, comme les baleines,les cachalots ou les dauphins, et muni d’une dĂ©fense cornĂ©e dont la force depĂ©nĂ©tration est extrĂȘme.

– Hum ! fit le harponneur, en secouant la tĂȘte de l’air d’un homme quine veut pas se laisser convaincre.

– Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe,s’il habite les profondeurs de l’OcĂ©an, s’il frĂ©quente les couches liquidessituĂ©es Ă  quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possĂšdenĂ©cessairement un organisme dont la soliditĂ© dĂ©fie toute comparaison.

– Et pourquoi cet organisme ? demanda Ned.– Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenir dans des

couches profondes et rĂ©sister Ă  leur pression.– Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l’Ɠil.– Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.– Oh ! les chiffres ! rĂ©pliqua Ned. On fait ce qu’on veut avec des chiffres !– En affaires, Ned, mais non en mathĂ©matiques. Écoutez-moi. Admettons

que la pression d’une atmosphĂšre soit reprĂ©sentĂ©e par la pression d’unecolonne d’eau haute de trente-deux pieds. En rĂ©alitĂ©, la colonne d’eau seraitd’une moindre hauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont la densitĂ©est supĂ©rieure Ă  celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned,autant de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous, autant de fois votrecorps supporte une pression Ă©gale Ă  celle de l’atmosphĂšre, c’est-Ă -dire dekilogrammes par chaque centimĂštre carrĂ© de sa surface. Il suit de lĂ  qu’à troiscent vingt pieds cette pression est de dix atmosphĂšres, de cent atmosphĂšresĂ  trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphĂšres Ă  trente-deux millepieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui Ă©quivaut Ă  dire que si vouspouviez atteindre cette profondeur dans l’OcĂ©an, chaque centimĂštre carrĂ©de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes.Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimĂštres carrĂ©s ensurface ?

– Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.– Environ dix-sept mille.– Tant que cela ?

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– Et comme en rĂ©alitĂ© la pression atmosphĂ©rique est un peu supĂ©rieure aupoids d’un kilogramme par centimĂštre carrĂ©, vos dix-sept mille centimĂštrescarrĂ©s supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq centsoixante-huit kilogrammes.

– Sans que je m’en aperçoive ?– Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’ĂȘtes pas Ă©crasĂ© par une

telle pression, c’est que l’air pĂ©nĂštre Ă  l’intĂ©rieur de votre corps avec unepression Ă©gale. De lĂ  un Ă©quilibre parfait entre la poussĂ©e intĂ©rieure et lapoussĂ©e extĂ©rieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supportersans peine. Mais dans l’eau, c’est autre chose.

– Oui, je comprends, rĂ©pondit Ned, devenu plus attentif, parce que l’eaum’entoure et ne me pĂ©nĂštre pas.

– PrĂ©cisĂ©ment, Ned. Ainsi donc, Ă  trente-deux pieds au-dessous de lasurface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq centsoixante-huit kilogrammes ; Ă  trois cent vingt pieds, dix fois cette pression,soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingts kilogrammes ; Ă  troismille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cents kilogrammes ; Ă  trente-deux mille pieds, enfin, millefois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit millekilogrammes ; c’est-Ă -dire que vous seriez aplati comme si l’on vous retiraitdes plateaux d’une machine hydraulique !

– Diable ! fit Ned.– Eh bien, mon digne harponneur, si des vertĂ©brĂ©s, longs de plusieurs

centaines de mĂštres et gros Ă  proportion, se maintiennent Ă  de pareillesprofondeurs, eux dont la surface est reprĂ©sentĂ©e par des millions decentimĂštres carrĂ©s, c’est par milliards de kilogrammes qu’il faut estimer lapoussĂ©e qu’ils subissent. Calculez alors quelle doit ĂȘtre la rĂ©sistance de leurcharpente osseuse et la puissance de leur organisme pour rĂ©sister Ă  de tellespressions !

– Il faut, rĂ©pondit Ned Land, qu’ils soient fabriquĂ©s en plaques de tĂŽle dehuit pouces, comme les frĂ©gates cuirassĂ©es.

– En effet, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareillemasse lancĂ©e avec la vitesse d’un express contre la coque d’un navire.

– Oui
 en effet
 peut-ĂȘtre, rĂ©pondit le Canadien, Ă©branlĂ© par ceschiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.

– Eh bien, vous ai-je convaincu ?– Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le naturaliste, c’est que

si de tels animaux existent au fond des mers, il faut nĂ©cessairement qu’ilssoient aussi forts que vous le dites.

– Mais s’ils n’existent pas, entĂȘtĂ© harponneur, comment expliquez-vousl’accident arrivĂ© au Scotia ?

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– C’est peut-ĂȘtre
, dit Ned hĂ©sitant.– Allez donc !– Parce que
 ça n’est pas vrai ! » rĂ©pondit le Canadien, en reproduisant

sans le savoir une cĂ©lĂšbre rĂ©ponse d’Arago.Mais cette rĂ©ponse prouvait l’obstination du harponneur et pas autre

chose. Ce jour-lĂ , je ne le poussai pas davantage. L’accident du Scotia n’étaitpas niable. Le trou existait si bien qu’il avait fallu le boucher, et je ne pensepas que l’existence d’un trou puisse se dĂ©montrer plus catĂ©goriquement. Or,ce trou ne s’était pas fait tout seul, et puisqu’il n’avait pas Ă©tĂ© produit pardes roches sous-marines, il Ă©tait nĂ©cessairement dĂ» Ă  l’outil perforant d’unanimal.

Or, suivant moi, et pour toutes les raisons prĂ©cĂ©demment dĂ©duites,cet animal appartenait Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s, Ă  la classe desmammifĂšres, au groupe des pisciformes, et finalement Ă  l’ordre des cĂ©tacĂ©s.Quant Ă  la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin,quant au genre dont il faisait partie, quant Ă  l’espĂšce dans laquelle ilconvenait de le ranger, c’était une question Ă  Ă©lucider ultĂ©rieurement. Pourla rĂ©soudre, il fallait dissĂ©quer ce monstre inconnu, pour le dissĂ©quer leprendre, pour le prendre le harponner, – ce qui Ă©tait l’affaire de Ned Land,– pour le harponner le voir, – ce qui Ă©tait l’affaire de l’équipage, – et pourle voir le rencontrer, – ce qui Ă©tait l’affaire du hasard.

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VÀ l’aventure

Le voyage de l’Abraham-Lincoln, pendant quelque temps, ne fut marquĂ©par aucun incident. Cependant une circonstance se prĂ©senta, qui mit en reliefla merveilleuse habiletĂ© de Ned Land, et montra quelle confiance on devaitavoir en lui.

Au large des Malouines, le 30 juin, la frĂ©gate communiqua avecdes baleiniers amĂ©ricains, et nous apprĂźmes qu’ils n’avaient eu aucuneconnaissance du narval. Mais l’un d’eux, le capitaine du Monroe, sachantque Ned Land Ă©tait embarquĂ© Ă  bord de l’Abraham-Lincoln, demanda sonaide pour chasser une baleine qui Ă©tait en vue. Le commandant Farragut,dĂ©sireux de voir Ned Land Ă  l’Ɠuvre, l’autorisa Ă  se rendre Ă  bord duMonroe. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu’au lieu d’une baleine,il en harponna deux d’un coup double, frappant l’une droit au cƓur, ets’emparant de l’autre aprĂšs une poursuite de quelques minutes !

Décidément, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je neparierai pas pour le monstre.

La frĂ©gate prolongea la cĂŽte sud-est de l’AmĂ©rique avec une rapiditĂ©prodigieuse. Le 3 juillet, nous Ă©tions Ă  l’ouvert du dĂ©troit de Magellan, Ă la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pasprendre ce sinueux passage, et manƓuvra de maniĂšre Ă  doubler le cap Horn.

L’équipage lui donna raison Ă  l’unanimitĂ©. Et en effet, Ă©tait-il probableque l’on pĂ»t rencontrer le narval dans ce dĂ©troit resserrĂ© ? Bon nombre dematelots affirmaient que le monstre n’y pouvait passer, « qu’il Ă©tait trop grospour cela ! »

Le 6 juillet, vers trois heures du soir, l’Abraham-Lincoln, Ă  quinze millesdans le sud, doubla cet Ăźlot solitaire, ce roc perdu Ă  l’extrĂ©mitĂ© du continentamĂ©ricain, auquel des marins hollandais imposĂšrent le nom de leur villenatale, le cap Horn. La route fut donnĂ©e vers le nord-ouest, et le lendemain,l’hĂ©lice de la frĂ©gate battit enfin les eaux du Pacifique.

« Ouvre l’Ɠil ! ouvre l’Ɠil ! » rĂ©pĂ©taient les matelots de l’Abraham-Lincoln.

Et ils l’ouvraient dĂ©mesurĂ©ment. Les yeux et les lunettes, un peu Ă©blouis,il est vrai, par la perspective des deux mille dollars, ne restĂšrent pas uninstant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l’OcĂ©an, et lesnyctalopes, dont la facultĂ© de voir dans l’obscuritĂ© accroissait les chancesde cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime.

Moi, que l’appĂąt de l’argent n’attirait guĂšre, je n’étais pourtant pas lemoins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques

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heures au sommeil, indiffĂ©rent au soleil ou Ă  la pluie, je ne quittais plusle pont du navire. TantĂŽt penchĂ© sur les bastingages du gaillard d’avant,tantĂŽt appuyĂ© Ă  la lisse de l’arriĂšre, je dĂ©vorais d’un Ɠil avide le cotonneuxsillage qui blanchissait la mer jusqu’à perte de vue. Et que de fois j’ai partagĂ©l’émotion de l’état-major, de l’équipage, lorsque quelque capricieuse baleineĂ©levait son dos noirĂątre au-dessus des flots ! Le pont de la frĂ©gate se peuplaiten un instant. Les capots vomissaient un flot de matelots et d’officiers.Chacun, la poitrine haletante, l’Ɠil trouble, observait la marche du cĂ©tacĂ©.Je regardais, je regardais Ă  en user ma rĂ©tine, Ă  en devenir aveugle, tandisque Conseil, toujours flegmatique, me rĂ©pĂ©tait d’un ton calme :

« Si monsieur voulait avoir la bonté de moins écarquiller ses yeux,monsieur verrait bien davantage ! »

Mais, vaine Ă©motion ! L’Abraham-Lincoln modifiait sa route, couraitsur l’animal signalĂ©, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissaitbientĂŽt au milieu d’un concert d’imprĂ©cations !

Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s’accomplissait dansles meilleures conditions. C’était alors la mauvaise saison australe, car lejuillet de cette zone correspond Ă  notre janvier d’Europe ; mais la mer semaintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste pĂ©rimĂštre.

Ned Land montrait toujours la plus tenace incrĂ©dulitĂ© ; il affectait mĂȘmede ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordĂ©e,– du moins quand aucune baleine n’était en vue. Et pourtant sa merveilleusepuissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures surdouze, cet entĂȘtĂ© Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je luireprochai son indiffĂ©rence.

« Bah ! rĂ©pondait-il, il n’y a rien, monsieur Aronnax, et, y eĂ»t-il quelqueanimal, quelle chance avons-nous de l’apercevoir ? Est-ce que nous necourons pas Ă  l’aventure ? On a revu, dit-on, cette bĂȘte introuvable dans leshautes mers du Pacifique, je veux bien l’admettre ; mais deux mois dĂ©jĂ  sesont Ă©coulĂ©s depuis cette rencontre, et Ă  s’en rapporter au tempĂ©rament devotre narval, il n’aime point Ă  moisir longtemps dans les mĂȘmes parages ! Ilest douĂ© d’une prodigieuse facilitĂ© de dĂ©placement. Or, vous le savez mieuxque moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien Ă  contresens, et ellene donnerait pas Ă  un animal lent de sa nature la facultĂ© de se mouvoirrapidement, s’il n’avait pas besoin de s’en servir. Donc, si la bĂȘte existe, elleest dĂ©jĂ  loin ! »

À cela, je ne savais que rĂ©pondre. Évidemment, nous marchions enaveugles. Mais le moyen de procĂ©der autrement ? Aussi, nos chances Ă©taient-elles fort limitĂ©es. Cependant, personne ne doutait encore du succĂšs, etpas un matelot du bord n’eĂ»t pariĂ© contre le narval et contre sa prochaineapparition.

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Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupĂ© par 105° de longitude,et le 27 du mĂȘme mois, nous franchissions l’équateur sur le cent dixiĂšmemĂ©ridien. Ce relĂšvement fait, la frĂ©gate prit une direction plus dĂ©cidĂ©e versl’ouest, et s’engagea dans les mers centrales du Pacifique. Le commandantFarragut pensait, avec raison, qu’il valait mieux frĂ©quenter les eauxprofondes, et s’éloigner des continents ou des Ăźles dont l’animal avaittoujours paru Ă©viter l’approche, « sans doute parce qu’il n’y avait pas assezd’eau pour lui ! » disait le maĂźtre d’équipage. La frĂ©gate, aprĂšs avoir refaitson charbon, passa au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich,coupa le tropique du Cancer par 132° de longitude, et se dirigea vers lesmers de Chine.

Nous Ă©tions enfin sur le thĂ©Ăątre des derniers Ă©bats du monstre ! Et, pourtout dire, on ne vivait plus Ă  bord. Les cƓurs palpitaient effroyablement,et se prĂ©paraient pour l’avenir d’incurables anĂ©vrismes. L’équipage entiersubissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l’idĂ©e.On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreurd’apprĂ©ciation, une illusion d’optique de quelque matelot perchĂ© surles barres, causaient d’intolĂ©rables douleurs, et ces Ă©motions, vingt foisrĂ©pĂ©tĂ©es, nous maintenaient dans un Ă©tat d’érĂ©thisme trop violent pour nepas amener une rĂ©action prochaine.

Et, en effet, la rĂ©action ne tarda pas Ă  se produire. Pendant trois mois,trois mois dont chaque jour durait un siĂšcle ! l’Abraham-Lincoln sillonnatoutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalĂ©es,faisant de brusques Ă©carts de route, virant subitement d’un bord sur l’autre,s’arrĂȘtant soudain, forçant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risquede dĂ©niveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexplorĂ© des rivages duJapon Ă  la cĂŽte amĂ©ricaine. Et rien ! rien que l’immensitĂ© des flots dĂ©serts !rien qui ressemblĂąt Ă  un narval gigantesque, ni Ă  un Ăźlot sous-marin, ni Ă  uneĂ©pave de naufrage, ni Ă  un Ă©cueil fuyant, ni Ă  quoi que ce fĂ»t de surnaturel !

La rĂ©action se fit donc. Le dĂ©couragement s’empara d’abord des esprits,et ouvrit une brĂšche Ă  l’incrĂ©dulitĂ©. Un nouveau sentiment se produisit Ă bord, qui se composait de trois dixiĂšmes de honte contre sept dixiĂšmes defureur. On Ă©tait « tout bĂȘte » de s’ĂȘtre laissĂ© prendre Ă  une chimĂšre, maisencore plus furieux ! Les montagnes d’arguments entassĂ©s depuis un ans’écroulĂšrent Ă  la fois, et chacun ne songea plus qu’à se rattraper, aux heuresde repas ou de sommeil, du temps qu’il avait si sottement sacrifiĂ©.

Avec la mobilitĂ© naturelle Ă  l’esprit humain, d’un excĂšs on se jeta dansun autre. Les plus chauds partisans de l’entreprise devinrent fatalement sesplus ardents dĂ©tracteurs. La rĂ©action monta des fonds du navire, du poste dessoutiers jusqu’au carrĂ© de l’état-major, et certainement, sans un entĂȘtement

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trÚs particulier du commandant Farragut, la frégate eût définitivement remisle cap au sud.

Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger pluslongtemps. L’Abraham-Lincoln n’avait rien Ă  se reprocher, ayant tout faitpour rĂ©ussir. Jamais Ă©quipage d’un bĂątiment de la marine amĂ©ricaine nemontra plus de patience et plus de zĂšle ; son insuccĂšs ne saurait lui ĂȘtreimputĂ© ; il ne restait plus qu’à revenir.

Une reprĂ©sentation dans ce sens fut faite au commandant. Lecommandant tint bon. Les matelots ne cachĂšrent point leur mĂ©contentement,et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu’il y eut rĂ©volte Ă  bord,mais aprĂšs une raisonnable pĂ©riode d’obstination, le commandant Farragut,comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le dĂ©laide trois jours le monstre n’avait pas paru, l’homme de barre donneraittrois tours de roue, et l’Abraham-Lincoln prendrait route vers les merseuropĂ©ennes.

Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d’abord pour rĂ©sultatde ranimer les dĂ©faillances de l’équipage. L’OcĂ©an fut observĂ© avec unenouvelle attention. Chacun voulait lui donner ce dernier coup d’Ɠil danslequel se rĂ©sume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnĂšrent avec uneactivitĂ© fiĂ©vreuse. C’était un suprĂȘme dĂ©fi portĂ© au narval gĂ©ant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de rĂ©pondre Ă  cette sommation« Ă  comparaĂźtre ».

Deux jours se passĂšrent. L’Abraham-Lincoln se tenait sous petite vapeur.On employait mille moyens pour Ă©veiller l’attention ou stimuler l’apathie del’animal, au cas oĂč il se fĂ»t rencontrĂ© dans ces parages. D’énormes quartiersde lard furent mis Ă  la traĂźne, – pour la plus grande satisfaction des requins,je dois le dire.

Les embarcations rayonnĂšrent dans toutes les directions autour del’Abraham-Lincoln pendant qu’il mettait en panne, et ne laissĂšrent pas uncoin de mer inexplorĂ©. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fĂ»tdĂ©voilĂ© ce mystĂšre sous-marin.

Le lendemain, 5 novembre, à midi, expirait le délai de rigueur. AprÚsle point, le commandant Farragut, fidÚle à sa promesse, devait donner laroute au sud-est, et abandonner définitivement les régions septentrionalesdu Pacifique.

La frĂ©gate se trouvait alors par 31° 15’de latitude nord et par 136° 42’delongitude est. Les terres du Japon nous restaient Ă  moins de deux cents millessous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De grosnuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La merondulait paisiblement sous l’étrave de la frĂ©gate.

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En ce moment, j’étais appuyĂ© Ă  l’avant, sur le bastingage de tribord.Conseil, postĂ© prĂšs de moi, regardait devant lui. L’équipage, juchĂ© dansles haubans, examinait l’horizon qui se rĂ©trĂ©cissait et s’obscurcissait peuĂ  peu. Les officiers, armĂ©s de leur lorgnette de nuit, fouillaient l’obscuritĂ©croissante. Parfois le sombre OcĂ©an Ă©tincelait sous un rayon que lalune dardait entre la frange de deux nuages. Puis toute trace lumineuses’évanouissait dans les tĂ©nĂšbres.

En observant Conseil, je constatai que ce brave garçon subissait tantsoit peu l’influence gĂ©nĂ©rale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-ĂȘtre, et pourla premiĂšre fois, ses nerfs vibraient-ils sous l’action d’un sentiment decuriositĂ©.

« Allons, Conseil, lui dis-je, voilĂ  une derniĂšre occasion d’empocherdeux mille dollars.

– Que monsieur me permette de le lui dire, rĂ©pondit Conseil, je n’ai pascomptĂ© sur cette prime, et le gouvernement de l’Union pouvait promettrecent mille dollars, il n’en aurait pas Ă©tĂ© plus pauvre.

– Tu as raison, Conseil. C’est une sotte affaire, aprĂšs tout, et danslaquelle nous nous sommes lancĂ©s trop lĂ©gĂšrement. Que de temps perdu, qued’émotions inutiles ! Depuis six mois dĂ©jĂ , nous serions rentrĂ©s en France


– Dans le petit appartement de monsieur, rĂ©pliqua Conseil, dans leMusĂ©um de monsieur ! Et j’aurais dĂ©jĂ  classĂ© les fossiles de monsieur ! Etle babiroussa de monsieur serait installĂ© dans sa cage du Jardin des Plantes,et il attirerait tous les curieux de la capitale !

– Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j’imagine, que l’on se moquerade nous !

– Effectivement, rĂ©pondit tranquillement Conseil, je pense que l’on semoquera de monsieur. Et, faut-il le dire ?


– Il faut le dire, Conseil.– Eh bien, monsieur n’aura que ce qu’il mĂ©rite !– Vraiment !– Quand on a l’honneur d’ĂȘtre un savant comme monsieur, on ne s’expose

pas
 »Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence gĂ©nĂ©ral,

une voix venait de se faire entendre. C’était la voix de Ned Land, et NedLand criait :

« Ohé ! la chose en question, sous le vent, par le travers à nous ! »

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VIÀ toute vapeur

À ce cri, l’équipage entier se prĂ©cipita vers le harponneur, commandant,officiers, maĂźtres, matelots, mousses, jusqu’aux ingĂ©nieurs qui laissĂšrentleur machine, jusqu’aux chauffeurs qui abandonnĂšrent leurs fourneaux.L’ordre de stopper avait Ă©tĂ© donnĂ©, et la frĂ©gate ne courait plus que sur sonerre.

L’obscuritĂ© Ă©tait profonde alors, et, quelque bons que fussent les yeux duCanadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu’il avait pu voir.Mon cƓur battait Ă  se rompre.

Mais Ned Land ne s’était pas trompĂ©, et tous, nous aperçûmes l’objetqu’il indiquait de la main.

À deux encablures de l’Abraham-Lincoln et de sa hanche de tribord,la mer semblait ĂȘtre illuminĂ©e par-dessous. Ce n’était point un simplephĂ©nomĂšne de phosphorescence, et l’on ne pouvait s’y tromper. Le monstre,immergĂ© Ă  quelques toises de la surface des eaux, projetait cet Ă©clat trĂšsintense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurscapitaines. Cette magnifique irradiation devait ĂȘtre produite par un agentd’une grande puissance Ă©clairante. La partie lumineuse dĂ©crivait sur la merun immense ovale trĂšs allongĂ©, au centre duquel se condensait un foyerardent dont l’insoutenable Ă©clat s’éteignait par dĂ©gradations successives.

« Ce n’est qu’une agglomĂ©ration de molĂ©cules phosphorescentes, s’écrial’un des officiers.

– Non, monsieur, rĂ©pliquai-je avec conviction. Jamais les pholades oules salpes n’émettent une si puissante lumiĂšre. Cet Ă©clat est de natureessentiellement Ă©lectrique
 D’ailleurs, voyez, voyez ! il se dĂ©place ! il semeut en avant, en arriĂšre ! il s’élance sur nous ! »

Un cri gĂ©nĂ©ral s’éleva de la frĂ©gate.« Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine

en arriÚre ! »Les matelots se précipitÚrent à la barre, les ingénieurs à leur machine.

La vapeur tut immĂ©diatement renversĂ©e, et l’Abraham-Lincoln, abattant surbĂąbord, dĂ©crivit un demi-cercle.

« La barre droite ! Machine en avant ! » cria le commandant Farragut.

Ces ordres furent exĂ©cutĂ©s, et la frĂ©gate s’éloigna rapidement du foyerlumineux.

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Je me trompe. Elle voulut s’éloigner, mais le surnaturel animal serapprocha avec une vitesse double de la sienne.

Nous Ă©tions haletants. La stupĂ©faction, bien plus que la crainte, noustenait muets et immobiles. L’animal nous gagnait en se jouant. Il fit letour de la frĂ©gate, qui filait alors quatorze nƓuds, et l’enveloppa de sesnappes Ă©lectriques comme d’une poussiĂšre lumineuse. Puis il s’éloigna dedeux ou trois milles, laissant une traĂźnĂ©e phosphorescente comparable auxtourbillons de vapeur que jette en arriĂšre la locomotive d’un express. Toutd’un coup, des obscures limites de l’horizon, oĂč il alla prendre son Ă©lan,le monstre fonça subitement vers l’Abraham-Lincoln avec une effrayanterapiditĂ©, s’arrĂȘta brusquement Ă  vingt pieds de ses prĂ©cintes, s’éteignit,– non pas en s’abĂźmant sous les eaux, puisque son Ă©clat ne subit aucunedĂ©gradation, – mais soudainement et comme si la source de son brillanteffluve se fut subitement tarie ! Puis il reparut de l’autre cĂŽtĂ© du navire, soitqu’il l’eĂ»t tournĂ©, soit qu’il eĂ»t glissĂ© sous sa coque. À chaque instant, unecollision pouvait se produire, qui nous eĂ»t Ă©tĂ© fatale.

Cependant, je m’étonnais des manƓuvres de la frĂ©gate. Elle fuyait etn’attaquait pas. Elle Ă©tait poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j’en fisl’observation au commandant Farragut. Sa figure, d’ordinaire si impassible,Ă©tait empreinte d’un indĂ©finissable Ă©tonnement.

« Monsieur Aronnax, me rĂ©pondit-il, je ne sais Ă  quel ĂȘtre formidablej’ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma frĂ©gate au milieude cette obscuritĂ©. D’ailleurs, comment attaquer l’inconnu, comment s’endĂ©fendre ? Attendons le jour, et les rĂŽles changeront.

– Vous n’avez plus de doute, commandant, sur la nature de l’animal ?– Non, monsieur, c’est Ă©videmment un narval gigantesque, mais aussi un

narval Ă©lectrique.– Peut-ĂȘtre, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l’approcher qu’un gymnote

ou une torpille !– En effet, rĂ©pondit le commandant, et s’il possĂšde en lui une puissance

foudroyante, c’est Ă  coup sĂ»r le plus terrible animal qui soit jamais sorti de lamain du CrĂ©ateur. C’est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. »

Tout l’équipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea Ă dormir. L’Abraham-Lincoln, ne pouvant lutter de vitesse, avait modĂ©rĂ© samarche et se tenait sous petite vapeur. De son cĂŽtĂ©, le narval, imitant lafrĂ©gate, se laissait bercer au grĂ© des lames, et semblait dĂ©cidĂ© Ă  ne pointabandonner le thĂ©Ăątre de la lutte.

Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expressionplus juste, il « s’éteignit » comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? il fallaitle craindre, non pas l’espĂ©rer. Mais Ă  une heure moins sept minutes du matin,

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un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable Ă  celui que produitune colonne d’eau chassĂ©e avec une extrĂȘme violence.

Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous Ă©tions alors sur ladunette, jetant d’avides regards Ă  travers les profondes tĂ©nĂšbres.

« Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugirdes baleines !

– Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m’aitrapportĂ© deux mille dollars.

– En effet, vous avez droit Ă  la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n’est-ilpas celui que font les cĂ©tacĂ©s rejetant l’eau par leurs Ă©vents ?

– Le mĂȘme bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort.Aussi, ne peut-on s’y tromper. C’est bien un cĂ©tacĂ© qui se tient lĂ  dans noseaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dironsdeux mots demain au lever du jour.

– S’il est d’humeur Ă  vous entendre, maĂźtre Land, rĂ©pondis-je d’un tonpeu convaincu.

– Que je l’approche Ă  quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien,et il faudra bien qu’il m’écoute !

– Mais pour l’approcher, reprit le commandant, devrai-je mettre unebaleiniùre à votre disposition ?

– Sans doute, monsieur.– Ce sera jouer la vie de mes hommes ?– Et la mienne ! » rĂ©pondit simplement le harponneur.Vers deux heures du matin, le foyer lumineux reparut, non moins intense,

Ă  cinq milles au vent de l’Abraham-Lincoln. MalgrĂ© la distance, malgrĂ©le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidablesbattements de queue de l’animal, et jusqu’à sa respiration haletante. Ilsemblait qu’au moment oĂč l’énorme narval venait respirer Ă  la surface del’OcĂ©an, l’air s’engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dansles vastes cylindres d’une machine de deux mille chevaux.

« Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d’un rĂ©giment decavalerie, ce serait une jolie baleine ! »

On resta sur le qui-vive jusqu’au jour, et l’on se prĂ©para au combat.Les engins de pĂȘche furent disposĂ©s le long des bastingages. Le second fitcharger ces espingoles qui lancent un harpon Ă  une distance d’un mille, et delongues canardiĂšres Ă  balles explosibles dont la blessure est mortelle, mĂȘmeaux plus puissants animaux. Ned Land s’était contentĂ© d’affĂ»ter son harpon,arme terrible dans sa main.

À six heures, l’aube commença Ă  poindre, et avec les premiĂšres lueursde l’aurore disparut l’éclat Ă©lectrique du narval. À sept heures, le jourĂ©tait suffisamment fait, mais une brume matinale trĂšs Ă©paisse rĂ©trĂ©cissait

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l’horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De lĂ ,dĂ©sappointement et colĂšre.

Je me hissai jusqu’aux barres d’artimon. Quelques officiers s’étaient dĂ©jĂ perchĂ©s Ă  la tĂȘte des mĂąts.

À huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grossesvolutes se levĂšrent peu Ă  peu. L’horizon s’élargissait et se purifiait la fois.Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre.

« La chose en question, par bùbord derriÚre ! » cria le harponneur.Tous les regards se portÚrent vers le point indiqué.Là, à un mille et demi de la frégate, un long corps noirùtre émergeait

d’un mĂštre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitĂ©e, produisaitun remous considĂ©rable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec unetelle puissance. Un immense sillage, d’une blancheur Ă©clatante, marquait lepassage de l’animal et dĂ©crivait une courbe allongĂ©e.

La frĂ©gate s’approcha du cĂ©tacĂ©. Je l’examinai en toute libertĂ© d’esprit.Les rapports du Shannon et de l’Helvetia avaient un peu exagĂ©rĂ© sesdimensions, et j’estimai sa longueur Ă  deux cent cinquante pieds seulement.Quant Ă  sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l’apprĂ©cier ; mais, ensomme, l’animal me parut ĂȘtre admirablement proportionnĂ© dans ses troisdimensions.

Pendant que j’observais cet ĂȘtre phĂ©nomĂ©nal, deux jets de vapeur et d’eaus’élancĂšrent de ses Ă©vents, et montĂšrent Ă  une hauteur de quarante mĂštres,ce qui me fixa sur son mode de respiration. J’en conclus dĂ©finitivementqu’il appartenait Ă  l’embranchement des vertĂ©brĂ©s, classe des mammifĂšres,sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cĂ©tacĂ©s,famille
 Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L’ordre des cĂ©tacĂ©scomprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins et c’estdans cette derniĂšre que sont rangĂ©s les narvals. Chacune de ces famillesse divise en plusieurs genres, chaque genre en espĂšces, chaque espĂšce envariĂ©tĂ©s. VariĂ©tĂ©, espĂšce, genre et famille me manquaient encore, mais jene doutais pas de complĂ©ter ma classification avec l’aide du ciel et ducommandant Farragut.

L’équipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, aprĂšsavoir attentivement observĂ© l’animal, fit appeler l’ingĂ©nieur. L’ingĂ©nieuraccourut.

« Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ?– Oui, monsieur, rĂ©pondit l’ingĂ©nieur.– Bien. Forcez vos feux, et Ă  toute vapeur ! »Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L’heure de la lutte avait sonnĂ©.

Quelques instants aprÚs, les deux cheminées de la frégate vomissaient des

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torrents de fumée noire, et le pont frémissait sous le tremblotement deschaudiÚres.

L’Abraham-Lincoln, chassĂ© en avant par sa puissante hĂ©lice, se dirigeadroit sur l’animal. Celui-ci le laissa indiffĂ©remment s’approcher Ă  une demi-encablure ; puis, dĂ©daignant de plonger, il prit une petite allure de fuite etse contenta de maintenir sa distance.

Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d’heure environ, sansque la frĂ©gate gagnĂąt deux toises sur le cĂ©tacĂ©. Il Ă©tait donc Ă©vident qu’àmarcher ainsi, on ne l’atteindrait jamais.

Le commandant Farragut tordait avec rage l’épaisse touffe de poils quifoisonnait sous son menton.

« Ned Land ? » cria-t-il.Le Canadien vint Ă  l’ordre.« Eh bien, maĂźtre Land, demanda le commandant, me conseillez-vous

encore de mettre mes embarcations Ă  la mer ?– Non, monsieur, rĂ©pondit Ned Land, car cette bĂȘte-lĂ  ne se laissera

prendre que si elle le veut bien.– Que faire alors ?– Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre

permission, s’entend, je vais m’installer sur les sous-barbes de beauprĂ©, etsi nous arrivons Ă  longueur de harpon, je harponne.

– Allez, Ned, rĂ©pondit le commandant Farragut. IngĂ©nieur, cria-t-il, faitesmonter la pression. »

Ned Land se rendit Ă  son poste. Les feux furent plus activement poussĂ©s ;l’hĂ©lice donna quarante-trois tours Ă  la minute, et la vapeur fusa par lessoupapes. Le loch jetĂ©, on constata que l’Abraham-Lincoln marchait Ă  raisonde dix-huit milles cinq dixiĂšmes Ă  l’heure.

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinqdixiĂšmes.

Pendant une heure encore, la frĂ©gate se maintint sous cette allure, sansgagner une toise ! C’était humiliant pour l’un des plus rapides marcheursde la marine amĂ©ricaine. Une sourde colĂšre courait parmi l’équipage. Lesmatelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dĂ©daignait de leur rĂ©pondre.Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il lamordait.

L’ingĂ©nieur fut encore une fois appelĂ©.« Vous avez atteint votre maximum de pression ? lui demanda le

commandant.– Oui, monsieur, rĂ©pondit l’ingĂ©nieur.– Et vos soupapes sont chargĂ©es ?
– À six atmosphĂšres et demie.

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– Chargez-les Ă  dix atmosphĂšres. »VoilĂ  un ordre amĂ©ricain s’il en fut. On n’eĂ»t pas mieux fait sur le

Mississipi pour distancer « une concurrence ».« Conseil, dis-je à mon brave serviteur qui se trouvait prÚs de moi, sais-

tu bien que nous allons probablement sauter !– Comme il plaira Ă  monsieur ! » rĂ©pondit Conseil.Eh bien ! je l’avouerai, cette chance, il ne me dĂ©plaisait pas de la risquer.Les soupapes furent chargĂ©es. Le charbon s’engouffra dans les

fourneaux. Les ventilateurs envoyĂšrent des torrents d’air sur les brasiers. LarapiditĂ© de l’Abraham-Lincoln s’accrut. Ses mĂąts tremblaient jusque dansleurs emplantures, et les tourbillons de fumĂ©e pouvaient Ă  peine trouverpassage par les cheminĂ©es trop Ă©troites.

On jeta le loch une seconde fois.« Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut.– Dix-neuf milles trois dixiĂšmes, monsieur.– Forcez les feux. »L’ingĂ©nieur obĂ©it. Le manomĂštre marqua dix atmosphĂšres. Mais le cĂ©tacĂ©

« chauffa », lui aussi, sans doute, car, sans se gĂȘner, il fila ses dix-neuf milleset trois dixiĂšmes.

Quelle poursuite ! Non, je ne puis dĂ©crire l’émotion qui faisait vibrer toutmon ĂȘtre. Ned Land se tenait Ă  son poste, le harpon Ă  la main. Plusieurs fois,l’animal se laissa approcher.

« Nous le gagnons ! nous le gagnons ! » s’écriait le Canadien.Puis, au moment oĂč il se disposait Ă  frapper, le cĂ©tacĂ© se dĂ©robait avec une

rapiditĂ© que je ne puis estimer Ă  moins de trente milles Ă  l’heure. Et mĂȘme,pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frĂ©gateen en faisant le tour ! Un cri de fureur s’échappa de toutes les poitrines.

À midi, nous n’étions pas plus avancĂ©s qu’à huit heures du matin.Le commandant Farragut se dĂ©cida Ă  employer des moyens plus directs.« Ah ! dit-il, cet animal-lĂ  va plus vite que l’Abraham-Lincoln ! Eh bien !

nous allons voir s’il distancera ses boulets coniques. MaĂźtre, des hommes Ă la piĂšce de l’avant ! »

Le canon du gaillard fut immédiatement chargé et braqué. Le coup partit,mais le boulet passa à quelques pieds au-dessus du cétacé qui se tenait à undemi-mille.

« À un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars Ă  quipercera cette infernale bĂȘte ! »

Un vieux canonnier Ă  barbe grise, – que je vois encore, – l’Ɠil calme,la physionomie froide, s’approcha de sa piĂšce, la mit en position et visalongtemps. Une forte dĂ©tonation Ă©clata, Ă  laquelle se mĂȘlĂšrent les hurrahsde l’équipage.

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Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pas normalement,et, glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre à deux milles en mer.

« Ah çà ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-là est donc blindé avecdes plaques de six pouces.

– MalĂ©diction ! » s’écria le commandant Farragut.La chasse recommença, et le commandant Farragut, se penchant vers

moi, me dit :« Je poursuivrai jusqu’à ce que ma frĂ©gate Ă©clate !– Oui, rĂ©pondis-je, et vous aurez raison ! »On pouvait espĂ©rer que l’animal s’épuiserait, et qu’il ne serait pas

indiffĂ©rent Ă  la fatigue comme une machine Ă  vapeur. Mais il n’en fut rien.Les heures s’écoulĂšrent, sans qu’il donnĂąt aucun signe d’épuisement.

Cependant, il faut dire Ă  la louange de l’Abraham-Lincoln que ce bravenavire lutta avec une infatigable tĂ©nacitĂ©. Je n’estime pas Ă  moins de cinqcents kilomĂštres la distance qu’il parcourut pendant cette malencontreusejournĂ©e du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres lehouleux ocĂ©an.

En ce moment, je crus que notre expédition était terminée, et que nousne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

Vers dix heures cinquante minutes du soir, la clarté électrique réapparut, àtrois milles au vent de la frégate, aussi pure, aussi intense que la nuit derniÚre.

Le narval semblait immobile. Peut-ĂȘtre, fatiguĂ© de la journĂ©e, dormait-il, se laissant aller Ă  l’ondulation des lames. Il y avait lĂ  une chance dont lecommandant Farragut rĂ©solut de profiter.

Il donna ses ordres. L’Abraham-Lincoln fut tenu sous petite vapeur, ets’avança prudemment pour ne pas Ă©veiller son adversaire. Il n’est pas rarede rencontrer en plein OcĂ©an des baleines profondĂ©ment endormies que l’onattaque alors avec succĂšs, et Ned Land en avait harponnĂ© plus d’une pendantson sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes dubeauprĂ©.

La frĂ©gate s’approcha sans bruit, stoppa Ă  deux encablures de l’animal, etcourut sur son erre. On ne respirait plus Ă  bord. Un silence profond rĂ©gnaitsur le pont. Nous n’étions pas Ă  cent pieds du foyer ardent, dont l’éclatgrandissait et Ă©blouissait nos yeux.

En ce moment, penchĂ© sur la lisse du gaillard d’avant, je voyais au-dessous de moi Ned Land, accrochĂ© d’une main Ă  la martingale, de l’autrebrandissant son terrible harpon. Vingt pieds Ă  peine le sĂ©paraient de l’animalimmobile.

Tout d’un coup, son bras se dĂ©tendit violemment, et le harpon fut lancĂ©.J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblait avoir heurtĂ© un corps dur.

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La clartĂ© Ă©lectrique s’éteignit soudain, et deux Ă©normes trombes d’eaus’abattirent sur le pont de la frĂ©gate, courant comme un torrent de l’avant Ă l’arriĂšre, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.

Un choc effroyable se produisit, et, lancé par-dessus la lisse, sans avoirle temps de me retenir, je fus précipité à la mer.

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VIIUne baleine d’espùce inconnue

Bien que j’eusse Ă©tĂ© surpris par cette chute inattendue, je n’en conservaipas moins une impression trĂšs nette de mes sensations.

Je fus d’abord entraĂźnĂ© Ă  une profondeur de vingt pieds environ. Je suisbon nageur, sans prĂ©tendre Ă©galer Byron et Edgar Poe, qui furent des maĂźtres,et ce plongeon ne me fit point perdre la tĂȘte. Deux vigoureux coups de talonme ramenĂšrent Ă  la surface de la mer.

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frĂ©gate. L’équipage s’était-il aperçu de ma disparition ? L’Abraham-Lincoln avait-il virĂ© de bord ?Le commandant Farragut mettait-il une embarcation Ă  la mer ? Devais-jeespĂ©rer d’ĂȘtre sauvĂ© ?

Les tĂ©nĂšbres Ă©taient profondes. J’entrevis une masse noire quidisparaissait vers l’est, et dont les feux de position s’éteignirent dansl’éloignement. C’était la frĂ©gate. Je me sentis perdu.

« À moi ! Ă  moi ! » criai-je, en nageant vers l’Abraham-Lincoln d’un brasdĂ©sespĂ©rĂ©.

Mes vĂȘtements m’embarrassaient. L’eau les collait Ă  mon corps. Ilsparalysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !


« À moi ! »Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me dĂ©battis,

entraĂźnĂ© dans l’abĂźme
Soudain mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis

violemment ramenĂ© Ă  la surface de la mer, et j’entendis – oui, j’entendis cesparoles prononcĂ©es Ă  mon oreille :

« Si monsieur veut avoir l’extrĂȘme obligeance de s’appuyer sur monĂ©paule, monsieur nagera beaucoup plus Ă  son aise. »

Je saisis d’une main le bras de mon fidĂšle Conseil.« Toi ! dis-je, toi !– Moi-mĂȘme, rĂ©pondit Conseil, et aux ordres de monsieur.– Et ce choc t’a prĂ©cipitĂ© en mĂȘme temps que moi Ă  la mer ?– Nullement. Mais Ă©tant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur. »Le digne garçon trouvait cela tout naturel !« Et la frĂ©gate ? demandai-je.La frĂ©gate ! rĂ©pondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que

monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle !– Tu dis ?– Je dis qu’au moment oĂč je me prĂ©cipitai Ă  la mer, j’entendis les hommes

de barre s’écrier : « L’hĂ©lice et le gouvernail sont brisĂ©s
 »

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– BrisĂ©s ?– Oui ! brisĂ©s par la dent du monstre. C’est la seule avarie, je pense, que

l’Abraham-Lincoln ait Ă©prouvĂ©e. Mais, circonstance fĂącheuse pour nous, ilne gouverne plus.

– Alors, nous sommes perdus !– Peut-ĂȘtre, rĂ©pondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons

encore quelques heures devant nous, et en quelques heures on fait bien deschoses. »

L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plusvigoureusement ; mais, gĂȘnĂ© par mes vĂȘtements qui me serraient comme unechape de plomb, j’éprouvais une extrĂȘme difficultĂ© Ă  me soutenir. Conseils’en aperçut.

« Que monsieur me permette de lui faire une incision, » dit-il.Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas

d’un coup rapide. Puis, il m’en dĂ©barrassa lestement, tandis que je nageaispour tous deux.

À mon tour, je rendis le mĂȘme service Ă  Conseil, et nous continuĂąmes de« naviguer » l’un prĂšs de l’autre.

Cependant, la situation n’en Ă©tait pas moins terrible. Peut-ĂȘtre notredisparition n’avait-elle pas Ă©tĂ© remarquĂ©e, et, l’eĂ»t-elle Ă©tĂ©, la frĂ©gate nepouvait revenir sous le vent Ă  nous, Ă©tant dĂ©montĂ©e de son gouvernail. Il nefallait donc compter que sur les embarcations.

Conseil raisonna froidement dans cette hypothĂšse, et fit son plan enconsĂ©quence. Étonnante nature ! ce flegmatique garçon Ă©tait lĂ  comme chezlui !

Il fut donc dĂ©cidĂ© que, notre seule chance de salut Ă©tant d’ĂȘtre recueillispar les embarcations de l’Abraham-Lincoln, nous devions nous organiserde maniĂšre Ă  les attendre le plus longtemps possible. Je rĂ©solus alors dediviser nos forces afin de ne pas les Ă©puiser simultanĂ©ment, et voici ce qui futconvenu : Pendant que l’un de nous, Ă©tendu sur le dos, se tiendrait immobile,les bras croisĂ©s, les jambes allongĂ©es, l’autre nagerait et le pousserait enavant. Ce rĂŽle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et, nousrelayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-ĂȘtrejusqu’au lever du jour.

Faible chance ! mais l’espoir est si fortement enracinĂ© au cƓur del’homme ! Puis, nous Ă©tions deux. Enfin, je l’affirme, – bien que celaparaisse improbable, – si je cherchais Ă  dĂ©truire en moi toute illusion, si jevoulais « dĂ©sespĂ©rer », je ne le pouvais pas !

La collision de la frĂ©gate et du cĂ©tacĂ© s’était produite vers onze heuresdu soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au leverdu soleil. OpĂ©ration rigoureusement praticable, en se relayant. La mer,

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assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais à percer du regard cesépaisses ténÚbres que rompait seule la phosphorescence provoquée par nosmouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma mainet dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eût dit que nousétions plongés dans un bain de mercure.

Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrĂȘme fatigue. Mes membresse raidirent sous l’étreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, etle soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientĂŽt haleterle pauvre garçon ; sa respiration devint courte et pressĂ©e. Je compris qu’ilne pouvait rĂ©sister plus longtemps.

« Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je.– Abandonner monsieur ? jamais ! rĂ©pondit-il. Je compte bien me noyer

avant lui ! »En ce moment la lune apparut Ă  travers les franges d’un gros nuage que le

vent entraĂźnait dans l’est. La surface de la mer Ă©tincela sous ses rayons. Cettebienfaisante lumiĂšre ranima nos forces. Ma tĂȘte se redressa. Mes regards seportĂšrent Ă  tous les points de l’horizon. J’aperçus la frĂ©gate. Elle Ă©tait Ă  cinqmilles de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, Ă  peine apprĂ©ciable.Mais d’embarcations, point !

Je voulus crier. À quoi bon, Ă  pareille distance ! Mes lĂšvres gonflĂ©esne laissĂšrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et jel’entendis rĂ©pĂ©ter Ă  plusieurs reprises :

« À nous ! Ă  nous ! »Nos mouvements un instant suspendus, nous Ă©coutĂąmes. Et, fut-ce un

de ces bourdonnements dont le sang oppressĂ© emplit l’oreille, mais il mesembla qu’un cri rĂ©pondait au cri de Conseil.

« As-tu entendu ? murmurai-je.– Oui ! oui ! »Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel dĂ©sespĂ©rĂ©.Cette fois, pas d’erreur possible ! Une voix humaine rĂ©pondait Ă  la nĂŽtre.

Était-ce la voix de quelque infortunĂ©, abandonnĂ© au milieu de l’OcĂ©an,quelque autre victime du choc Ă©prouvĂ© par le navire ? Ou plutĂŽt uneembarcation de la frĂ©gate ne nous hĂ©lait-elle pas dans l’ombre ?

Conseil fit un suprĂȘme effort, et, s’appuyant sur mon Ă©paule, tandis queje rĂ©sistais dans une derniĂšre convulsion, il se dressa Ă  demi hors de l’eauet retomba Ă©puisĂ©.

« Qu’as-tu vu ?– J’ai vu
 murmura-t-il, j’ai vu
 mais ne parlons pas
 gardons toutes

nos forces !
 »

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Qu’avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensĂ©e du monstre me vintpour la premiĂšre fois Ă  l’esprit !
 Mais cette voix cependant ?
 Les tempsne sont plus oĂč les Jonas se rĂ©fugient dans le ventre des baleines !

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tĂȘte,regardait devant lui, et jetait un cri auquel rĂ©pondait une voix de plus en plusrapprochĂ©e. Je l’entendais Ă  peine. Mes forces Ă©taient Ă  bout ; mes doigtss’écartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d’appui ; ma bouche,convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salĂ©e ; le froid m’envahissait. Jerelevai la tĂȘte une derniĂšre fois, puis, je m’abĂźmai


En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentisqu’on me retirait, qu’on me ramenait Ă  la surface de l’eau, que ma poitrinese dĂ©gonflait, et je m’évanouis


Il est certain que je revins promptement à moi, grñce à de vigoureusesfrictions qui me sillonnùrent le corps. J’entrouvris les yeux


« Conseil ! murmurai-je.– Monsieur m’a sonnĂ© ? » rĂ©pondit Conseil.En ce moment, aux derniĂšres clartĂ©s de la lune qui s’abaissait vers

l’horizon, j’aperçus une figure qui n’était pas celle de Conseil, et que jereconnus aussitĂŽt.

« Ned ! m’écriai-je.– En personne, monsieur, et qui court aprĂšs sa prime ! rĂ©pondit le

Canadien.– Vous avez Ă©tĂ© prĂ©cipitĂ© Ă  la mer au choc de la frĂ©gate ?– Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisĂ© que vous, j’ai pu prendre

pied presque immĂ©diatement sur un Ăźlot flottant.– Un Ăźlot ?– Ou, pour mieux dire, sur votre narval gigantesque.– Expliquez-vous, Ned.– Seulement, j’ai bientĂŽt compris pourquoi mon harpon n’avait pu

l’entamer et s’était Ă©moussĂ© sur sa peau.– Pourquoi, Ned, pourquoi ?– C’est que cette bĂȘte-lĂ , monsieur le professeur, est faite en tĂŽle

d’acier ! »Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que

je contrĂŽle moi-mĂȘme mes assertions.Les derniĂšres paroles du Canadien avaient produit un revirement subit

dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’ĂȘtre ou de l’objetĂ  demi immergĂ© qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’étaitĂ©videmment un corps dur, impĂ©nĂ©trable, et non pas cette substance mollequi forme la masse des grands mammifĂšres marins.

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Mais ce corps dur pouvait ĂȘtre une carapace osseuse, semblable Ă  celledes animaux antĂ©diluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmiles reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.

Eh bien, non ! Le dos noirùtre qui me supportait était lisse, poli, nonimbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable quecela fût, il semblait, que dis-je ? il était fait de plaques boulonnées.

Le doute n’était pas possible ! L’animal, le monstre, le phĂ©nomĂšnenaturel qui avait intriguĂ© le monde savant tout entier, bouleversĂ© etfourvoyĂ© l’imagination des marins des deux hĂ©misphĂšres, il fallait bien lereconnaĂźtre, c’était un phĂ©nomĂšne plus Ă©tonnant encore, un phĂ©nomĂšne demain d’homme.

La dĂ©couverte de l’existence de l’ĂȘtre le plus fabuleux, le plusmythologique, n’eĂ»t pas, au mĂȘme degrĂ©, surpris ma raison. Que ce qui estprodigieux vienne du CrĂ©ateur, c’est tout simple. Mais trouver tout Ă  coup,sous ses yeux, l’impossible mystĂ©rieusement et humainement rĂ©alisĂ©, c’étaitĂ  confondre l’esprit !

Il n’y avait pas Ă  hĂ©siter cependant. Nous Ă©tions Ă©tendus sur le dos d’unesorte de bateau sous-marin, qui prĂ©sentait, autant que j’en pouvais juger, laforme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land Ă©tait faite surce point. Conseil et moi, nous ne pĂ»mes que nous y ranger.

« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mĂ©canisme delocomotion et un Ă©quipage pour le manƓuvrer ?

– Évidemment, rĂ©pondit le harponneur, et nĂ©anmoins, depuis trois heuresque j’habite cette Ăźle flottante, elle n’a pas donnĂ© signe de vie.

– Ce bateau n’a pas marchĂ© ?– Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au grĂ© des lames, mais il

ne bouge pas.– Nous savons, Ă  n’en pas douter, cependant, qu’il est douĂ© d’une grande

vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et unmĂ©canicien pour conduire cette machine, j’en conclus que nous sommessauvĂ©s.

– Hum ! » fit Ned Land d’un ton rĂ©servĂ©.En ce moment, et comme pour donner raison Ă  mon argumentation, un

bouillonnement se fit Ă  l’arriĂšre de cet Ă©trange appareil, dont le propulseurĂ©tait Ă©videmment une hĂ©lice, et il se mit en mouvement. Nous n’eĂ»mesque le temps de nous accrocher Ă  sa partie supĂ©rieure qui Ă©mergeait dequatre-vingts centimĂštres environ. TrĂšs heureusement sa vitesse n’était pasexcessive.

« Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rienĂ  dire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deuxdollars de ma peau ! »

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Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent decommuniquer avec les ĂȘtres quelconques renfermĂ©s dans les flancs de cettemachine. Je cherchai Ă  sa surface une ouverture, un panneau, « un troud’homme », pour employer l’expression technique ; mais les lignes deboulons, solidement rabattues sur la jointure des tĂŽles, Ă©taient nettes etuniformes.

D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscuritĂ©profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pĂ©nĂ©trer Ă l’intĂ©rieur de ce bateau sous-marin.

Ainsi donc, notre salut dĂ©pendait uniquement du caprice des mystĂ©rieuxtimoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plongeaient, nous Ă©tionsperdus ! Ce cas exceptĂ©, je ne doutais pas de la possibilitĂ© d’entrer enrelations avec eux. Et, en effet, s’ils ne faisaient pas eux-mĂȘmes leur air,il fallait nĂ©cessairement qu’ils revinssent de temps en temps Ă  la surfacede l’OcĂ©an pour renouveler leur provision de molĂ©cules respiratoires.Donc, nĂ©cessitĂ© d’une ouverture qui mettrait l’intĂ©rieur du bateau encommunication avec l’atmosphĂšre.

Quant Ă  l’espoir d’ĂȘtre sauvĂ©s par le commandant Farragut, il fallaity renoncer complĂštement. Nous Ă©tions entraĂźnĂ©s vers l’ouest, et j’estimaique notre vitesse, relativement modĂ©rĂ©e, atteignait douze milles Ă  l’heure.L’hĂ©lice battait les flots avec une rĂ©gularitĂ© mathĂ©matique, Ă©mergeantquelquefois et faisant jaillir l’eau phosphorescente Ă  une grande hauteur.

Vers quatre heures du matin, la rapiditĂ© de l’appareil s’accrut. NousrĂ©sistions difficilement Ă  ce vertigineux entraĂźnement, lorsque les lamesnous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main unlarge organeau fixĂ© Ă  la partie supĂ©rieure du dos de tĂŽle, et nous parvĂźnmesĂ  nous y accrocher solidement.

Enfin cette longue nuit s’écoula. Mon souvenir incomplet ne me permetpas d’en retracer toutes les impressions. Un seul dĂ©tail me revient Ă  l’esprit.Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieursfois des sons vagues, une sorte d’harmonie fugitive produite par des accordslointains. Quel Ă©tait donc le mystĂšre de cette navigation sous-marine dont lemonde entier cherchait vainement l’explication ? Quels ĂȘtres vivaient danscet Ă©trange bateau ? Quel agent mĂ©canique lui permettait de se dĂ©placer avecune si prodigieuse vitesse ?

Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles netardĂšrent pas Ă  se dĂ©chirer. J’allais procĂ©der Ă  un examen attentif de la coquequi formait Ă  sa partie supĂ©rieure une sorte de plate-forme horizontale, quandje la sentis s’enfoncer peu Ă  peu.

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« Eh ! mille diables ! s’écria Ned Land, frappant du pied la tĂŽle sonore,ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! »

Mais il Ă©tait difficile de se faire entendre au milieu des battementsassourdissants de l’hĂ©lice. Heureusement, le mouvement d’immersions’arrĂȘta.

Soudain, un bruit de ferrures violemment poussĂ©es se produisit Ă l’intĂ©rieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cribizarre et disparut aussitĂŽt.

Quelques instants aprÚs, huit solides gaillards, le visage voilé,apparaissaient silencieusement, et nous entraßnaient dans leur formidablemachine.

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VIIIMobilis in mobili

Cet enlĂšvement, si brutalement exĂ©cutĂ©, s’était accompli avec la rapiditĂ©de l’éclair. Mes compagnons et moi, nous n’avions pas eu le temps de nousreconnaĂźtre. Je ne sais ce qu’ils Ă©prouvĂšrent en se sentant introduits danscette prison flottante, mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaçal’épiderme. À qui avions-nous affaire ? Sans doute Ă  quelques pirates d’unenouvelle espĂšce qui exploitaient la mer Ă  leur façon.

À peine l’étroit panneau fut-il refermĂ© sur moi, qu’une obscuritĂ© profondem’enveloppa. Mes yeux, imprĂ©gnĂ©s de la lumiĂšre extĂ©rieure, ne purent rienpercevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux Ă©chelons d’une Ă©chellede fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas del’échelle, une porte s’ouvrit et se referma immĂ©diatement sur nous avec unretentissement sonore.

Nous Ă©tions seuls. OĂč ? je ne pouvais le dire, Ă  peine l’imaginer. ToutĂ©tait noir, mais d’un noir si absolu, qu’aprĂšs quelques minutes, mes yeuxn’avaient encore pu saisir une de ces lueurs indĂ©terminĂ©es qui flottent dansles plus profondes nuits.

Cependant, Ned Land, furieux de ces façons de procéder, donnait un librecours à son indignation.

« Mille diables ! s’écriait-il, voilĂ  des gens qui en remontreraientaux CalĂ©doniens pour l’hospitalitĂ© ! Il ne leur manque plus que d’ĂȘtreanthropophages ! Je n’en serais pas surpris, mais je dĂ©clare que l’on ne memangera pas sans que je proteste ?

– Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, rĂ©pondit tranquillement Conseil.Ne vous emportez pas avant l’heure. Nous ne sommes pas encore dans larĂŽtissoire !

– Dans la rĂŽtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, Ă  coupsĂ»r ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon « bowie-knife » ne m’a pasquittĂ©, et j’y vois toujours assez clair pour m’en servir. Le premier de cesbandits qui met la main sur moi


– Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nouscompromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si on ne nous Ă©coutepas ! Essayons plutĂŽt de savoir oĂč nous sommes ! »

Je marchai en tùtonnant. AprÚs cinq pas, je rencontrai une muraille de fer,faite de tÎles boulonnées. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois,prÚs de laquelle étaient rangés plusieurs escabeaux. Le plancher de cette

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prison se dissimulait sous une Ă©paisse natte de phormium qui assourdissait lebruit des pas. Les murs ne nous rĂ©vĂ©laient aucune trace de porte ni de fenĂȘtre.Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revĂźnmes aumilieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix piedsde large. Quant Ă  sa hauteur, Ned Land, malgrĂ© sa grande taille, ne put lamesurer.

Une demi-heure s’était dĂ©jĂ  Ă©coulĂ©e sans que la situation se fĂ»t modifiĂ©e,quand, d’une extrĂȘme obscuritĂ©, mes yeux passĂšrent subitement Ă  la plusviolente lumiĂšre. Notre prison s’éclaira soudain, c’est-Ă -dire qu’elle s’emplitd’une matiĂšre lumineuse tellement vive que je ne pus d’abord en supporterl’éclat. À sa blancheur, Ă  son intensitĂ©, je reconnus cet Ă©clairage Ă©lectriquequi produisait autour du bateau sous-marin un magnifique phĂ©nomĂšnede phosphorescence. AprĂšs avoir involontairement fermĂ© les yeux, je lesrouvris, et je vis que l’agent lumineux s’échappait d’un demi-globe dĂ©poliqui s’arrondissait Ă  la partie supĂ©rieure de la cabine.

« Enfin ! on y voit clair ! s’écria Ned Land, qui, son couteau Ă  la main,se tenait sur la dĂ©fensive.

– Oui, rĂ©pondis-je, risquant l’antithĂšse, mais la situation n’en est pasmoins obscure.

– Que monsieur prenne patience, » dit l’impassible Conseil.Le soudain Ă©clairage de la cabine m’avait permis d’en examiner les

moindres dĂ©tails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. Laporte invisible devait ĂȘtre hermĂ©tiquement fermĂ©e. Aucun bruit n’arrivait Ă notre oreille. Tout semblait mort Ă  l’intĂ©rieur de ce bateau. Marchait-il, semaintenait-il Ă  la surface de l’OcĂ©an, s’enfonçait-il dans ses profondeurs ?Je ne pouvais le deviner.

Cependant, le globe lumineux ne s’était pas allumĂ© sans raison. J’espĂ©raisdonc que les hommes de l’équipage ne tarderaient pas Ă  se montrer. Quandon veut oublier les gens, on n’éclaire pas les oubliettes.

Je ne me trompais pas. Un bruit de verrous se fit entendre, la portes’ouvrit, deux hommes parurent.

L’un Ă©tait de petite taille, vigoureusement musclĂ©, large d’épaules,robuste de membres, la tĂȘte forte, la chevelure abondante et noire, lamoustache Ă©paisse, le regard vif et pĂ©nĂ©trant, et toute sa personne empreintede cette vivacitĂ© mĂ©ridionale qui caractĂ©rise en France les populationsprovençales. Diderot a trĂšs justement prĂ©tendu que le geste de l’homme estmĂ©taphorique. Ce petit homme en Ă©tait certainement la preuve vivante. Onsentait que, dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopĂ©es,les mĂ©tonymies et les hypallages. Ce que, d’ailleurs, je ne fus jamais Ă mĂȘme de vĂ©rifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier etabsolument incomprĂ©hensible.

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Le second inconnu mĂ©rite une description plus dĂ©taillĂ©e. Un disciple deGratiolet ou d’Engel eĂ»t lu sur sa physionomie Ă  livre ouvert. Je reconnussans hĂ©siter ses qualitĂ©s dominantes : – la confiance en soi, car sa tĂȘtese dĂ©gageait noblement sur l’arc formĂ© par la ligne de ses Ă©paules, et sesyeux noirs regardaient avec une froide assurance ; – le calme, car sa peau,pĂąle plutĂŽt que colorĂ©e, annonçait la tranquillitĂ© du sang ; – l’énergie, quedĂ©montrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; – le courageenfin, car sa vaste respiration dĂ©notait une grande expansion vitale.

J’ajouterai que cet homme Ă©tait fier, que son regard ferme etcalme semblait reflĂ©ter de hautes pensĂ©es, et de tout cet ensemble, del’homogĂ©nĂ©itĂ© des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivantl’observation des physionomistes, il rĂ©sultait une indiscutable franchise.

Je me sentis « involontairement » rassurĂ© en sa prĂ©sence, et j’augurai biende notre entrevue.

Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu leprĂ©ciser. Sa taille Ă©tait haute, son front large, son nez droit, sa bouchenettement dessinĂ©e, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongĂ©es,Ă©minemment psychiques pour employer un mot de la chirognomonie,c’est-Ă -dire dignes de servir une Ăąme passionnĂ©e. Cet homme formaitcertainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontrĂ©. DĂ©tailparticulier, ses yeux, un peu Ă©cartĂ©s l’un de l’autre, pouvaient embrassersimultanĂ©ment prĂšs d’un quart de l’horizon. Cette facultĂ©, je l’ai vĂ©rifiĂ© plustard, – se doublait d’une puissance de vision encore supĂ©rieure Ă  celle de NedLand. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait,ses larges paupiĂšres se rapprochaient de maniĂšre Ă  circonscrire la pupilledes yeux et Ă  rĂ©trĂ©cir ainsi l’étendue du champ visuel, et il regardait ! Quelregard ! comme il grossissait les objets rapetissĂ©s par l’éloignement ! commeil vous pĂ©nĂ©trait jusqu’à l’ñme ! comme il perçait ces nappes liquides, siopaques Ă  nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers ! Lesdeux inconnus, coiffĂ©s de bĂ©rets laits d’une fourrure de loutre marine, etchaussĂ©s de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vĂȘtements d’untissu particulier, qui dĂ©gageaient la taille et laissaient une parfaite libertĂ© demouvements.

Le plus grand des deux, – Ă©videmment le chef du bord, – nous examinaavec une extrĂȘme attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournantvers son compagnon, il s’entretint avec lui dans une langue que je nepus reconnaĂźtre. C’était un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont lesvoyelles semblaient soumises Ă  une accentuation trĂšs variĂ©e.

L’autre rĂ©pondit par un hochement de tĂȘte, et ajouta deux ou troismots parfaitement incomprĂ©hensibles. Puis du regard il parut m’interrogerdirectement.

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Je rĂ©pondis, en bon français, que je n’entendais point son langage ; maisil ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante.

« Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Cesmessieurs en saisiront peut-ĂȘtre quelques mots ! »

Je recommençai le récit de nos aventures, articulant nettement toutes lessyllabes, et sans omettre un seul détail. Je déclinai nos noms et qualités ;puis, je présentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestiqueConseil, et maßtre Ned Land, le harponneur.

L’homme aux yeux doux et calmes m’écouta tranquillement, polimentmĂȘme, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomien’indiqua qu’il eĂ»t compris mon histoire. Quand j’eus fini, il ne prononçapas un seul mot.

Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-ĂȘtre se ferait-onentendre dans cette langue qui est Ă  peu prĂšs universelle. Je la connaissais,ainsi que la langue allemande, d’une maniĂšre suffisante pour la lirecouramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtoutse faire comprendre.

« Allons, Ă  votre tour, dis-je au harponneur. À vous, maĂźtre Land, tirez devotre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parlĂ© un Anglo-Saxon, et tĂąchezd’ĂȘtre plus heureux que moi. »

Ned ne se fit pas prier et recommença mon rĂ©cit que je compris Ă  peuprĂšs. Le fond fut le mĂȘme, mais la forme diffĂ©ra. Le Canadien, emportĂ© parson caractĂšre, y mit beaucoup d’animation. Il se plaignit violemment d’ĂȘtreemprisonnĂ© au mĂ©pris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi onle retenait ainsi, invoqua l’habeas corpus, menaça de poursuivre ceux quile sĂ©questraient indĂ»ment, se dĂ©mena, gesticula, cria, et, finalement, il fitcomprendre par un geste expressif que nous mourions de faim.

Ce qui Ă©tait parfaitement vrai, mais nous l’avions Ă  peu prĂšs oubliĂ©.À sa grande stupĂ©faction, le harponneur ne parut pas avoir Ă©tĂ© plus

intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillĂšrent pas. Il Ă©tait Ă©vident qu’ilsne comprenaient ni la langue d’Arago ni celle de Faraday.

Fort embarrassé, aprÚs avoir épuisé vainement nos ressourcesphilologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit :

« Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose en allemand.– Comment ! tu sais l’allemand ? m’écriai-je.– Comme un Flamand, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur.– Cela me plaĂźt, au contraire. Va, mon garçon. »Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisiĂšme fois les

diverses pĂ©ripĂ©ties de notre histoire. Mais, malgrĂ© les Ă©lĂ©gantes tournures etla belle accentuation du narrateur, la langue allemande n’eut aucun succĂšs.

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Enfin, poussĂ© Ă  bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premiĂšresĂ©tudes, et j’entrepris de narrer nos aventures en latin. CicĂ©ron se fĂ»t bouchĂ©les oreilles et m’eĂ»t renvoyĂ© Ă  la cuisine. Cependant, je parvins Ă  m’en tirer.MĂȘme rĂ©sultat nĂ©gatif.

Cette derniĂšre tentative dĂ©finitivement avortĂ©e, les deux inconnusĂ©changĂšrent quelques mots dans leur incomprĂ©hensible langage, et seretirĂšrent, sans mĂȘme nous avoir adressĂ© un de ces gestes rassurants, qui ontcours dans tous les pays du monde. La porte se referma.

« C’est une infamie ! s’écria Ned Land, qui Ă©clata pour la vingtiĂšme fois.Comment ! On leur parle français, anglais, allemand, latin, Ă  ces coquins-lĂ ,et il n’en est pas un qui ait la civilitĂ© de rĂ©pondre !

– Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colùre ne mùneraità rien.

– Mais, savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irasciblecompagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer ?

– Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenirlongtemps !

– Mes amis, dis-je, il ne faut pas se dĂ©sespĂ©rer. Nous nous sommestrouvĂ©s dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d’attendrepour vous former une opinion sur le commandant et l’équipage de ce bateau.

– Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins
– Bon ! et de quel pays ?– Du pays des coquins !– Mon brave Ned, ce pays-lĂ  n’est pas encore suffisamment indiquĂ© sur la

mappemonde, et j’avoue que la nationalitĂ© de ces deux inconnus est difficileĂ  dĂ©terminer ! Ni Anglais, ni Français, ni Allemands, voilĂ  tout ce que l’onpeut affirmer. Cependant, je serais tentĂ© d’admettre que ce commandantet son second sont nĂ©s sous de basses latitudes. Il y a du mĂ©ridional eneux. Mais sont-ils Espagnols, Turcs, Arabes ou Indiens, c’est ce que leurtype physique ne me permet pas de dĂ©cider. Quant Ă  leur langage, il estabsolument incomprĂ©hensible.

– VoilĂ  le dĂ©sagrĂ©ment de ne pas savoir toutes les langues, rĂ©ponditConseil, ou le dĂ©savantage de ne pas avoir une langue unique !

– Ce qui ne servirait Ă  rien ! rĂ©pondit Ned Land. Ne voyez-vous pas queces gens-lĂ  ont un langage Ă  eux, un langage inventĂ© pour dĂ©sespĂ©rer lesbraves gens qui demandent Ă  dĂźner ! Mais, dans tous les pays de la terre,ouvrir la bouche, remuer les mĂąchoires, happer des dents et des lĂšvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas direĂ  QuĂ©bec comme aux Pomotou, Ă  Paris comme aux antipodes : J’ai faim !donnez-moi Ă  manger ?

– Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes ! »

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Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewart entra. Il nousapportait des vĂȘtements, vestes et culottes de mer, faites d’une Ă©toffe dontje ne reconnus pas la nature. Je me hĂątai de les revĂȘtir, et mes compagnonsm’imitĂšrent.

Pendant ce temps, le stewart, – muet, sourd peut-ĂȘtre, – avait disposĂ© latable et placĂ© trois couverts.

« VoilĂ  quelque chose de sĂ©rieux, dit Conseil, et cela s’annonce bien.– Bah ! rĂ©pondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu’on

mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien demer !

– Nous verrons bien ! » dit Conseil.Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symĂ©triquement

posĂ©s sur la nappe, et nous primes place Ă  table. DĂ©cidĂ©ment, nous avionsaffaire Ă  des gens civilisĂ©s, et, sans la lumiĂšre Ă©lectrique qui nous inondait,je me serais cru dans la salle Ă  manger de l’hĂŽtel Adelphi, Ă  Liverpool, ou duGrand-HĂŽtel, Ă  Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaienttotalement. L’eau Ă©tait fraĂźche et limpide, mais c’était de l’eau, – ce qui ne futpas du goĂ»t de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnusdivers poissons dĂ©licatement apprĂȘtĂ©s ; mais, sur certains plats, excellentsd’ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n’aurais mĂȘme su dire Ă  quel rĂšgne,vĂ©gĂ©tal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il Ă©taitĂ©lĂ©gant et d’un goĂ»t parlait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau,assiette, portait une lettre entourĂ©e d’une devise en exergue, et dont voici lefacsimile exact :

Mobile dans l’élĂ©ment mobile ! Cette devise s’appliquait justement Ă  cetappareil sous-marin, Ă  la condition de traduire la prĂ©position in par dans etnon par sur. La lettre N formait sans doute l’initiale du nom de l’énigmatiquepersonnage qui commandait au fond des mers !

Ned et Conseil ne faisaient pas tant de rĂ©flexions. Ils dĂ©voraient, et jene tardai pas Ă  les imiter. J’étais, d’ailleurs, rassurĂ© sur notre sort, et ilme paraissait Ă©vident que nos hĂŽtes ne voulaient pas nous laisser mourird’inanition.

Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, mĂȘme la faim de gens quin’ont pas mangĂ© depuis quinze heures. Notre appĂ©tit satisfait, le besoinde sommeil se fit impĂ©rieusement sentir. RĂ©action bien naturelle, aprĂšsl’interminable nuit pendant laquelle nous avions luttĂ© contre la mort.

« Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.– Et moi, je dors dit Ned Land.

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Mes deux compagnons s’étendirent sur le tapis de la cabine, et furentbientĂŽt plongĂ©s dans un profond sommeil.

Pour mon compte, je cĂ©dai moins facilement Ă  ce violent besoinde dormir. Trop de pensĂ©es s’accumulaient dans mon esprit, trop dequestions insolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupiĂšresentrouvertes ! OĂč Ă©tions-nous ? Quelle Ă©trange puissance nous emportait ?Je sentais, – ou plutĂŽt je croyais sentir, – l’appareil s’enfoncer vers lescouches les plus reculĂ©es de la mer. De violents cauchemars m’obsĂ©daient.J’entrevoyais dans ces mystĂ©rieux asiles tout un monde d’animaux inconnus,dont ce bateau sous-marin semblait ĂȘtre le congĂ©nĂšre, vivant, se mouvant,formidable comme eux !
 Puis, mon cerveau se calma, mon imaginationse fondit en une vague somnolence, et je tombai bientĂŽt dans un mornesommeil.

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IXLes colĂšres de Ned Land

Quelle fut la durĂ©e de ce sommeil, je l’ignore ; mais il dut ĂȘtre long, car ilnous reposa complĂštement de nos fatigues. Je me rĂ©veillai le premier. Mescompagnons n’avaient pas encore bougĂ©, et demeuraient Ă©tendus dans leurcoin comme des masses inertes.

À peine relevĂ© de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveaudĂ©gagĂ©, mon esprit net. Je recommençai alors un examen attentif de notrecellule.

Rien n’était changĂ© Ă  ses dispositions intĂ©rieures. La prison Ă©tait restĂ©eprison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitantde notre sommeil, avait desservi la table. Rien n’indiquait donc unemodification prochaine dans cette situation, et je me demandai sĂ©rieusementsi nous Ă©tions destinĂ©s Ă  vivre indĂ©finiment dans cette cage.

Cette perspective me sembla d’autant plus pĂ©nible que, si mon cerveauĂ©tait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrinesinguliĂšrement oppressĂ©e. Ma respiration se faisait difficilement. L’air lourdne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fĂ»t vaste,il Ă©tait Ă©vident que nous avions consommĂ© en grande partie l’oxygĂšnequ’elle contenait. En effet, chaque homme dĂ©pense, en une heure, l’oxygĂšnerenfermĂ© dans cent litres d’air, et cet air, chargĂ© alors d’une quantitĂ© presqueĂ©gale d’acide carbonique, devient irrespirable.

Il Ă©tait donc urgent de renouveler l’atmosphĂšre de notre prison, et, sansdoute aussi, l’atmosphĂšre du bateau sous-marin.

LĂ  se posait une question Ă  mon esprit. Comment procĂ©dait lecommandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l’air par des moyenschimiques, en dĂ©gageant par la chaleur l’oxygĂšne contenu dans du chloratede potasse, et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique ?Dans ce cas, il devait avoir conservĂ© quelques relations avec les continents,afin de se procurer les matiĂšres nĂ©cessaires Ă  cette opĂ©ration. Se bornait-ilseulement Ă  emmagasiner l’air sous de hautes pressions dans des rĂ©servoirs,puis Ă  le rĂ©pandre suivant les besoins de son Ă©quipage ? Peut-ĂȘtre. Ou,procĂ©dĂ© plus commode, plus Ă©conomique, et par consĂ©quent plus probable,se contentait-il de revenir respirer Ă  la surface des eaux, comme un cĂ©tacĂ©,et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d’atmosphĂšre ? Quoiqu’il en soit, et quelle que fĂ»t la mĂ©thode, il me paraissait prudent del’employer sans retard.

En effet, j’étais dĂ©jĂ  rĂ©duit Ă  multiplier mes inspirations pour extrairede cette cellule le peu d’oxygĂšne qu’elle renfermait, quand, soudain, je fus

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rafraĂźchi par un courant d’air pur et tout parfumĂ© d’émanations salines.C’était bien la brise de mer, vivifiante, chargĂ©e d’iode ! J’ouvris largementla bouche, et mes poumons se saturĂšrent de fraĂźches molĂ©cules. En mĂȘmetemps, je sentis un balancement, un roulis de mĂ©diocre amplitude, maisparfaitement dĂ©terminable. Le bateau, le monstre de tĂŽle, venait Ă©videmmentde remonter Ă  la surface de l’OcĂ©an pour y respirer Ă  la façon des baleines.Le mode de ventilation du navire Ă©tait donc parfaitement reconnu.

Lorsque j’eus absorbĂ© cet air pur Ă  pleine poitrine, je cherchai le conduit,« l’aĂ©rifĂšre », si l’on veut, qui laissait arriver jusqu’à nous ce bienfaisanteffluve, et je ne tardai pas Ă  le trouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait untrou d’aĂ©rage laissant passer une fraĂźche colonne d’air, qui renouvelait ainsil’atmosphĂšre appauvrie de la cellule.

J’en Ă©tais lĂ  de mes observations, quand Ned et Conseil s’éveillĂšrentpresque en mĂȘme temps, sous l’influence de cette aĂ©ration revivifiante. Ilsse frottĂšrent les yeux, se dĂ©tirĂšrent les bras et furent sur pied en un instant.

« Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politessequotidienne.

– Fort bien, mon brave garçon, rĂ©pondis-je. Et vous, maĂźtre Ned Land ?– ProfondĂ©ment, monsieur le professeur. Mais je ne sais si je me trompe,

il me semble que je respire comme une brise de mer ? »Un marin ne pouvait s’y mĂ©prendre, et je racontai au Canadien ce qui

s’était passĂ© pendant son sommeil.« Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous

entendions, lorsque le prĂ©tendu narval se trouvait en vue de l’Abraham-Lincoln.

– Parfaitement, maĂźtre Land, c’était sa respiration !– Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idĂ©e de l’heure qu’il est,

à moins que ce soit l’heure du düner ?– L’heure du düner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, l’heure du

dĂ©jeuner, car nous sommes certainement au lendemain d’hier.– Ce qui dĂ©montre, rĂ©pondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre

heures de sommeil.– C’est mon avis, rĂ©pondis-je.– Je ne vous contredis point, rĂ©pliqua Ned Land. Mais dĂźner ou dĂ©jeuner,

le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’un ou l’autre.– L’un et l’autre, dit Conseil.– Juste, rĂ©pondit le Canadien. Nous avons droit Ă  deux repas, et, pour

mon compte, je ferai honneur Ă  tous les deux.– Eh bien, Ned, attendons, rĂ©pondis-je. Il est Ă©vident que ces inconnus

n’ont pas l’intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le dünerd’hier soir n’aurait aucun sens.

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– À moins qu’on ne nous engraisse ! riposta Ned.– Je proteste, rĂ©pondis-je. Nous ne sommes point tombĂ©s entre les mains

de cannibales !– Une fois n’est pas coutume, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien. Qui

sait si ces gens-là ne sont pas privés depuis longtemps de chair fraßche, etdans ce cas, trois particuliers sains et bien constitués comme monsieur leprofesseur, son domestique et moi


– Chassez ces idĂ©es, maĂźtre Land, rĂ©pondis-je au harponneur, et surtout,ne partez pas de lĂ  pour vous emporter contre nos hĂŽtes, ce qui ne pourraitqu’aggraver la situation.

– En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim de tous les diables, et dĂźnerou dĂ©jeuner, le repas n’arrive guĂšre !

– MaĂźtre Land, rĂ©pliquai-je, il faut se conformer au rĂšglement du bord, etje suppose que notre estomac avance sur la cloche du maĂźtre-coq.

– Eh bien, on le mettra Ă  l’heure, rĂ©pondit tranquillement Conseil.– Je vous reconnais lĂ , ami Conseil, riposta l’impatient Canadien. Vous

usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable dedire vos grùces avant votre bénédicité, et de mourir de faim plutÎt que devous plaindre !

– À quoi cela servirait-il ? demanda Conseil.– Mais cela servirait Ă  se plaindre ! C’est dĂ©jĂ  quelque chose. Et si

ces pirates, – je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieurle professeur qui dĂ©fend de les appeler des cannibales, – si ces pirates sefigurent qu’ils vont me garder dans cette cage oĂč j’étouffe, sans apprendrede quels jurons j’assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Croyez-vous qu’ils nous tiennent longtemps dans cette boite de fer ?

– À vrai dire, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land.– Mais enfin, que supposez-vous ?– Je suppose que le hasard nous a rendus maütres d’un secret important.

Or, si l’équipage de ce bateau sous-marin a intĂ©rĂȘt Ă  le garder, et si cetintĂ©rĂȘt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence trĂšscompromise. Dans le cas contraire, Ă  la premiĂšre occasion, le monstre quinous a engloutis nous rendra au monde habitĂ© par nos semblables.

– À moins qu’il ne nous enrĂŽle parmi son Ă©quipage, dit Conseil, et qu’ilnous garde ainsi


– Jusqu’au moment, rĂ©pliqua Ned Land, oĂč quelque frĂ©gate, plus rapideou plus adroite que l’Abraham-Lincoln, s’emparera de ce nid de forbans, etenverra son Ă©quipage et nous respirer une derniĂšre fois au bout de sa grand-vergue.

– Bien raisonnĂ©, maĂźtre Land, rĂ©pliquai-je. Mais on ne nous a pas encorefait, que je sache, de proposition Ă  cet Ă©gard. Inutile donc de discuter le

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parti que nous devons prendre, le cas Ă©chĂ©ant. Je vous le rĂ©pĂšte, attendons,prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien Ă faire.

– Au contraire ! monsieur le professeur, rĂ©pondit le harponneur, qui n’envoulait pas dĂ©mordre, il faut faire quelque chose.

– Eh ! quoi donc, maĂźtre Land ?– Nous sauver.– Se sauver d’une prison « terrestre » est souvent difficile, mais d’une

prison sous-marine, cela me parait absolument impraticable.– Allons, ami Ned, demanda Conseil, que rĂ©pondrez-vous Ă  l’objection

de monsieur ? Je ne puis croire qu’un AmĂ©ricain soit jamais Ă  bout deressources ! »

Le harponneur, visiblement embarrassĂ©, se taisait. Une fuite dans lesconditions oĂč le hasard nous avait jetĂ©s, Ă©tait absolument impossible. Maisun Canadien est Ă  demi Français, et maĂźtre Ned Land le fit bien voir par sarĂ©ponse.

« Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il aprĂšs quelques instants de rĂ©flexion,vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent s’échapperde leur prison ?

– Non, mon ami.– C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de maniĂšre Ă  y rester.– Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux ĂȘtre dedans que dessus ou

dessous !– Mais aprĂšs avoir jetĂ© dehors geĂŽliers, porte-clefs et gardiens, ajouta

Ned Land.– Quoi, Ned ? vous songeriez sĂ©rieusement Ă  vous emparer de ce

bĂątiment ?– TrĂšs sĂ©rieusement, rĂ©pondit le Canadien.– C’est impossible.– Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se prĂ©senter quelque chance

favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empĂȘcher d’en profiter. S’ilsne sont qu’une vingtaine d’hommes Ă  bord de cette machine, ils ne ferontpas reculer deux Français et un Canadien, je suppose ! »

Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter.Aussi, me contentai-je de répondre :

« Laissons venir les circonstances, maĂźtre Land, et nous verrons. Mais,jusque-lĂ , je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir quepar ruse, et ce n’est pas en vous emportant que vous ferez naĂźtre des chancesfavorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans tropde colĂšre.

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– Je vous le promets, monsieur le professeur, rĂ©pondit Ned Land d’unton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un gestebrutal ne me trahira, quand bien mĂȘme le service de la table ne se ferait pasavec toute la rĂ©gularitĂ© dĂ©sirable.

– J’ai votre parole, Ned, » rĂ©pondis-je au Canadien.Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit Ă  rĂ©flĂ©chir

Ă  part soi. J’avouerai que, pour mon compte, et malgrĂ© l’assurance duharponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n’admettais pas ces chancesfavorables dont Ned Land avait parlĂ©. Pour ĂȘtre si sĂ»rement manƓuvrĂ©, lebateau sous-marin exigeait un nombreux Ă©quipage, et consĂ©quemment, dansle cas d’une lutte, nous aurions affaire Ă  trop forte partie. D’ailleurs, il fallait,avant tout, ĂȘtre libres, et nous ne l’étions pas. Je ne voyais mĂȘme aucunmoyen de fuir cette cellule de tĂŽle si hermĂ©tiquement fermĂ©e. Et pour peuque l’étrange commandant de ce bateau eĂ»t un secret Ă  garder, – ce quiparaissait au moins probable, – il ne nous laisserait pas agir librement Ă son bord. Maintenant, se dĂ©barrasserait-il de nous par la violence, ou nousjetterait-il un jour sur quelque coin de terre ? C’était lĂ  l’inconnu. Toutesces hypothĂšses me semblaient extrĂȘmement plausibles, et il fallait ĂȘtre unharponneur pour espĂ©rer de reconquĂ©rir sa libertĂ©.

Je compris que les idĂ©es de Ned Land s’aigrissaient avec les rĂ©flexionsqui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu Ă  peu les jurons gronderau fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaçants. Il selevait, tournait comme une bĂȘte fauve en cage, frappait les murs du pied etdu poing. D’ailleurs, le temps s’écoulait, la faim se faisait cruellement sentir,le stewart ne paraissait pas, et c’était oublier trop longtemps notre positionde naufragĂ©s, si l’on avait rĂ©ellement de bonnes intentions Ă  notre Ă©gard.

Ned Land, tourmentĂ© par les tiraillements de son robuste estomac, semontait de plus en plus, et, malgrĂ© sa parole, je craignais vĂ©ritablement uneexplosion, lorsqu’il se trouverait en prĂ©sence de l’un des hommes du bord.

Pendant deux heures encore, la colĂšre du Canadien s’exalta. Il appelait,il criait, mais en vain. Les murailles de tĂŽle Ă©taient sourdes. Je n’entendaismĂȘme aucun bruit Ă  l’intĂ©rieur de ce bateau, qui semblait mort. Il nebougeait pas, car j’aurais Ă©videmment senti les frĂ©missements de la coquesous l’impulsion de l’hĂ©lice. PlongĂ© sans doute dans l’abĂźme des eaux, iln’appartenait plus Ă  la terre. Tout ce morne silence Ă©tait effrayant.

Quant Ă  notre abandon, Ă  notre isolement au fond de notre cellule,je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espĂ©rances que j’avaisconçues aprĂšs notre entrevue avec le commandant du bord s’effaçaientpeu Ă  peu. La douceur du regard de cet homme, l’expression gĂ©nĂ©reusede sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de monsouvenir. Je revoyais cet Ă©nigmatique personnage tel qu’il devait ĂȘtre,

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nĂ©cessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l’humanitĂ©,inaccessible Ă  tout sentiment de pitiĂ©, implacable ennemi de ses semblables,auxquels il avait dĂ» vouer une impĂ©rissable haine.

Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser pĂ©rir d’inanition, enfermĂ©sdans cette prison Ă©troite, livrĂ©s Ă  ces horribles tentations auxquelles poussela faim farouche ? Cette affreuse pensĂ©e prit dans mon esprit une intensitĂ©terrible, et, l’imagination aidant, je me sentis envahir par une Ă©pouvanteinsensĂ©e. Conseil restait calme. Ned Land rugissait.

En ce moment, un bruit se fit entendre extĂ©rieurement. Des pasrĂ©sonnĂšrent sur la dalle de mĂ©tal. Les serrures furent fouillĂ©es, la portes’ouvrit, le stewart parut.

Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empĂȘcher, le Canadiens’était prĂ©cipitĂ© sur ce malheureux ; il l’avait renversĂ© ; il le tenait Ă  la gorge.Le stewart Ă©touffait sous sa main puissante.

Conseil cherchait dĂ©jĂ  Ă  retirer des mains du harponneur sa victime Ă demi suffoquĂ©e, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement,je fus clouĂ© Ă  ma place par ces mots prononcĂ©s en français :

« Calmez-vous, maĂźtre Land, et vous, monsieur le professeur, veuillezm’écouter. »

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XL’homme des eaux

C’était le commandant du bord qui parlait ainsi.À ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque Ă©tranglĂ©,

sortit en chancelant sur un signe de son maĂźtre, et tel Ă©tait l’empire ducommandant Ă  son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cethomme devrait ĂȘtre animĂ© contre le Canadien. Conseil, intĂ©ressĂ© malgrĂ© lui,moi stupĂ©fait, nous attendions en silence le dĂ©nouement de cette scĂšne.

Le commandant, appuyĂ© sur l’angle de la table, les bras croisĂ©s, nousobservait avec une profonde attention. HĂ©sitait-il Ă  parler ? Regrettait-il cesmots qu’il venait de prononcer en français ? On pouvait le croire.

Aprùs quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea àinterrompre :

« Messieurs, dit-il d’une voix calme et pĂ©nĂ©trante, je parle Ă©galement lefrançais, l’anglais, l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous rĂ©pondre dĂšsnotre premiĂšre entrevue, mais je voulais vous connaĂźtre d’abord, rĂ©flĂ©chirensuite. Votre quadruple rĂ©cit, absolument semblable au fond, m’a affirmĂ©l’identitĂ© de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis enma prĂ©sence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoire naturelle auMusĂ©um de Paris, chargĂ© d’une mission scientifique Ă  l’étranger, Conseil,son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne, harponneur Ă  bordde la frĂ©gate l’Abraham-Lincoln, de la marine nationale des États-Unisd’AmĂ©rique. »

Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’était pas une question que meposait le commandant. Donc, pas de rĂ©ponse Ă  faire. Cet homme s’exprimaitavec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase Ă©tait nette, ses motsjustes, sa facilitĂ© d’élocution remarquable. Et cependant, je ne « sentais »pas en lui un compatriote.

Il reprit la conversation en ces termes :« Vous avez trouvĂ© sans doute, monsieur, que j’ai longtemps tardĂ© Ă  vous

rendre cette seconde visite. C’est que, votre identitĂ© reconnue, je voulaispeser mĂ»rement le parti Ă  prendre envers vous. J’ai beaucoup hĂ©sitĂ©. Lesplus fĂącheuses circonstances vous ont mis en prĂ©sence d’un homme qui arompu avec l’humanitĂ©. Vous ĂȘtes venu troubler mon existence


– Involontairement, dis-je.– Involontairement ? rĂ©pondit l’inconnu, en forçant un peu sa voix. Est-

ce involontairement que l’Abraham-Lincoln me chasse sur toutes les mers ?

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Est-ce involontairement que vous avez pris passage Ă  bord de cette frĂ©gate ?Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de monnavire ? Est-ce involontairement que maĂźtre Ned Land l’a frappĂ© de sonharpon ? »

Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, Ă  cesrĂ©criminations j’avais une rĂ©ponse toute naturelle Ă  faire, et je la fis.

« Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieuĂ  votre sujet en AmĂ©rique et en Europe. Vous savez pas que divers accidents,provoquĂ©s par le choc de votre appareil sous-marin, ont Ă©mu l’opinionpublique dans les deux continents. Je vous fais grĂące des hypothĂšses sansnombre par lesquelles on cherchait Ă  expliquer l’inexplicable phĂ©nomĂšnedont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursuivant jusquesur les hautes mers du Pacifique l’Abraham-Lincoln croyait chasser quelquepuissant monstre marin dont il fallait Ă  tout prix dĂ©livrer l’OcĂ©an. »

Un demi-sourire dĂ©tendit les lĂšvres du commandant ; puis, d’un toncalme :

« Monsieur Aronnax, rĂ©pondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frĂ©gaten’aurait pas poursuivi et canonnĂ© un bateau sous-marin aussi bien qu’unmonstre ? »

Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragutn’aurait pas hĂ©sitĂ©. Il eĂ»t cru de son devoir de dĂ©truire un appareil de cegenre tout comme un narval gigantesque.

« Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’aie le droit devous traiter en ennemis. »

Je ne rĂ©pondis rien, et pour cause. À quoi bon discuter une propositionsemblable, quand la force peut dĂ©truire les meilleurs arguments ?

« J’ai longtemps hĂ©sitĂ©, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait Ă  vousdonner l’hospitalitĂ©. Si je devais me sĂ©parer de vous, je n’avais aucun intĂ©rĂȘtĂ  vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avaitservi de refuge. Je m’enfonçais sous les mers, et j’oubliais que vous aviezjamais existĂ©. N’était-ce pas mon droit ?

– C’était peut-ĂȘtre le droit d’un sauvage, rĂ©pondis-je, ce n’était pas celuid’un homme civilisĂ©.

– Monsieur le professeur, rĂ©pliqua vivement le commandant, je ne suispas ce que vous appelez un homme civilisĂ© ! J’ai rompu avec la sociĂ©tĂ© toutentiĂšre pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprĂ©cier. Je n’obĂ©is doncpoint Ă  ses rĂšgles, et je vous engage Ă  ne jamais les invoquer devant moi. »

Ceci fut dit nettement. Un Ă©clair de colĂšre et de dĂ©dain avait allumĂ©les yeux de l’inconnu, et, dans la vie de cet homme, j’entrevis un passĂ©formidable. Non seulement il s’était mis en dehors des lois humaines, maisil s’était fait indĂ©pendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot,

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hors d’atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisqueĂ  leur surface il dĂ©jouait les efforts tentĂ©s contre lui. Quel navire rĂ©sisteraitau choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si Ă©paisse qu’elle fĂ»t,supporterait les coups de son Ă©peron ? Nul, entre les hommes, ne pouvait luidemander compte de ses Ɠuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’il enavait une, Ă©taient les seuls juges dont il pĂ»t dĂ©pendre.

Ces rĂ©flexions traversĂšrent rapidement mon esprit, pendant que l’étrangepersonnage se taisait, absorbĂ© et comme retirĂ© en lui-mĂȘme. Je le considĂ©raisavec un effroi mĂ©langĂ© d’intĂ©rĂȘt, et, sans doute, ainsi qu’ƒdipe considĂ©raitle sphinx.

AprĂšs un assez long silence, le commandant reprit la parole.« J’ai donc hĂ©sitĂ©, dit-il, mais j’ai pensĂ© que mon intĂ©rĂȘt pouvait

s’accorder avec cette pitiĂ© naturelle Ă  laquelle tout ĂȘtre humain a droit. Vousresterez Ă  mon bord, puisque la fatalitĂ© vous y a jetĂ©s. Vous y serez libres,et en Ă©change de cette libertĂ©, toute relative d’ailleurs, je ne vous imposeraiqu’une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.

– Parlez, monsieur, rĂ©pondis-je, je pense que cette condition est de cellesqu’un honnĂȘte homme peut accepter.

– Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains Ă©vĂšnementsimprĂ©vus m’obligent Ă  vous consigner dans vos cabines pour quelquesheures ou quelques jours. DĂ©sirant ne jamais employer la violence, j’attendsde vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obĂ©issancepassive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilitĂ©, je vous dĂ©gageentiĂšrement, car c’est Ă  moi de vous mettre dans l’impossibilitĂ© de voir cequi ne doit pas ĂȘtre vu. Acceptez-vous cette condition ? »

Il se passait donc Ă  bord des choses tout au moins singuliĂšres, et que nedevaient point voir des gens qui ne s’étaient pas mis hors des lois sociales !Entre les surprises que l’avenir me mĂ©nageait, celle-ci ne devait pas ĂȘtre lamoindre.

« Nous acceptons, répondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur,la permission de vous adresser une question, une seule.

– Parlez, monsieur.– Vous avez dit que nous serions libres Ă  votre bord ?– EntiĂšrement.– Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette libertĂ©.– Mais, la libertĂ© d’aller, de venir, de voir, d’observer mĂȘme tout ce qui

se passe ici, – sauf en quelques circonstances rares, – la libertĂ© enfin dontnous jouissons nous-mĂȘmes, mes compagnons et moi. »

Il Ă©tait Ă©vident que nous ne nous entendions point.« Pardon, monsieur, repris-je, mais cette libertĂ©, ce n’est que celle que

tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire.

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– Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise !– Quoi, nous devons renoncer à revoir jamais notre patrie, nos amis, nos

parents !– Oui, monsieur. Mais renoncer à reprendre cet insupportable joug de la

terre, que les hommes croient ĂȘtre la libertĂ©, n’est peut-ĂȘtre pas aussi pĂ©nibleque vous le pensez !

– Par exemple, s’écria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de nepas chercher Ă  me sauver !

– Je ne vous demande pas de parole, maĂźtre Land, rĂ©pondit froidementle commandant.

– Monsieur, rĂ©pondis-je, emportĂ© malgrĂ© moi, vous abusez de votresituation envers nous ! C’est de la cruautĂ© !

– Non, monsieur, c’est de la clĂ©mence ! Vous ĂȘtes mes prisonniers aprĂšscombat ! Je vous garde, quand je pourrais d’un mot vous replonger dansles abĂźmes de l’OcĂ©an ! Vous m’avez attaquĂ© ! Vous ĂȘtes venus surprendreun secret que nul homme au monde ne doit pĂ©nĂ©trer, le secret de toute monexistence ! Et vous croyez que je vais vous renvoyer sur cette terre qui nedoit plus me connaĂźtre ! Jamais ! En vous retenant, ce n’est pas vous que jegarde, c’est moi-mĂȘme ! »

Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contrelequel ne prévaudrait aucun argument.

« Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement à choisirentre la vie ou la mort ?

– Tout simplement.– Mes amis, dis-je, a une question ainsi posĂ©e, il n’y a rien Ă  rĂ©pondre.

Mais aucune parole ne nous lie au maĂźtre de ce bord.– Aucune, monsieur, » rĂ©pondit l’inconnu.Puis, d’une voix plus douce, il reprit :« Maintenant, permettez-moi d’achever ce que j’ai Ă  vous dire. Je vous

connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n’aurezpeut-ĂȘtre pas tant Ă  vous plaindre du hasard qui vous lie Ă  mon sort. Voustrouverez parmi les livres qui servent Ă  mes Ă©tudes favorites cet ouvrage quevous avez publiĂ© sur les grands fonds de la mer. Je l’ai souvent lu. Vous avezpoussĂ© votre Ɠuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre.Mais vous ne savez pas tout, vous n’avez pas tout vu. Laissez-moi vousdire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passĂ© Ă mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L’étonnement,la stupĂ©faction seront probablement l’état habituel de votre esprit. Vous nevous blaserez pas facilement sur le spectacle incessant offert Ă  vos yeux.Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin, – qui sait ? ledernier peut-ĂȘtre, – tout ce que j’ai pu Ă©tudier au fond de ces mers tant de

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fois parcourues, et vous serez mon compagnon d’études. À partir de ce jour,vous entrez dans un nouvel Ă©lĂ©ment, vous verrez ce que n’a vu encore aucunhomme, – car moi et les miens nous ne comptons plus, – et notre planĂšte,grĂące Ă  moi, va vous livrer ses derniers secrets. »

Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grandeffet. J’étais pris lĂ  par mon faible, et j’oubliai, pour un instant, que lacontemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la libertĂ© perdue.D’ailleurs, je comptais sur l’avenir pour trancher cette grave question. Aussi,je me contentai de rĂ©pondre :

« Monsieur, si vous avez brisĂ© avec l’humanitĂ©, je veux croire quevous n’avez pas reniĂ© tout sentiment humain. Nous sommes des naufragĂ©scharitablement recueillis Ă  votre bord, nous ne l’oublierons pas. Quant Ă  moi,je ne mĂ©connais pas que, si l’intĂ©rĂȘt de la science pouvait absorber jusqu’aubesoin de libertĂ©, ce que me promet notre rencontre m’offrirait de grandescompensations. »

Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notretraitĂ©. Il n’en fit rien. Je le regrettai pour lui.

« Une derniĂšre question, dis-je, au moment oĂč cet ĂȘtre inexplicablesemblait vouloir se retirer.

– Parlez, monsieur le professeur.– De quel nom dois-je vous appeler ?– Monsieur, rĂ©pondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine

Nemo. Vos compagnons et vous, n’ĂȘtes pour moi que les passagers duNautilus. »

Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna sesordres dans cette langue Ă©trangĂšre que je ne pouvais reconnaĂźtre. Puis, setournant vers le Canadien et Conseil :

« Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cethomme.

– Ce n’est pas de refus ! » rĂ©pondit le harponneur.Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule oĂč ils Ă©taient renfermĂ©s

depuis plus de trente heures.« Et maintenant, monsieur Aronnax, notre dĂ©jeuner est prĂȘt. Permettez-

moi de vous prĂ©cĂ©der.– À vos ordres, capitaine. »Je suivis le capitaine Nemo, et dĂšs que j’eus franchi la porte, je pris une

sorte de couloir Ă©lectriquement Ă©clairĂ©, semblable aux coursives d’un navire.AprĂšs un parcours d’une dizaine de mĂštres, une seconde porte s’ouvritdevant moi.

J’entrai alors dans une salle Ă  manger, ornĂ©e et meublĂ©e avec ungoĂ»t sĂ©vĂšre. De hauts dressoirs de chĂȘne, incrustĂ©s d’ornements d’ébĂšne,

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s’élevaient aux deux extrĂ©mitĂ©s de cette salle, et sur leurs rayons Ă  ligneondulĂ©e Ă©tincelaient des faĂŻences, des porcelaines, des verreries d’un prixinestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait unplafond lumineux dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l’éclat.

Au centre de la salle Ă©tait une table richement servie. Le capitaine Nemom’indiqua la place que je devais occuper.

« Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourirde faim. »

Le dĂ©jeuner se composait d’un certain nombre de plats dont la mer seuleavait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature etla provenance. J’avouerai que c’était bon, mais avec un goĂ»t particulierauquel je m’habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches enphosphore, et je pensai qu’ils devaient avoir une origine marine.

Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devinames pensĂ©es, et il rĂ©pondit de lui-mĂȘme aux questions que je brĂ»lais de luiadresser.

« La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vouspouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps,j’ai renoncĂ© aux aliments de la terre, et je ne m’en porte pas plus mal. MonĂ©quipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi.

– Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ?– Oui, monsieur le professeur, la mer fournit à tous mes besoins. Tantît,

je mets mes filets Ă  la traine, et je les retire prĂȘts Ă  se rompre. TantĂŽt, je vaischasser au milieu de cet Ă©lĂ©ment qui parait ĂȘtre inaccessible Ă  l’homme, et jeforce le gibier qui gĂźte dans mes forĂȘts sous-marines. Mes troupeaux, commeceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immensesprairies de l’OcĂ©an. J’ai lĂ  un vaste domaine que j’exploite moi-mĂȘme et quiest toujours ensemencĂ© par la main du CrĂ©ateur de toutes choses. »

Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je luirépondis :

« Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissentd’excellents poissons Ă  votre table ; je comprends moins que vouspoursuiviez le gibier aquatique dans vos forĂȘts sous-marines ; mais je necomprends plus du tout qu’une parcelle de viande, si petite qu’elle soit,figure dans votre menu.

– Aussi, monsieur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usagede la chair des animaux terrestres.

– Ceci, cependant ?
 repris-je, en dĂ©signant un plat oĂč restaient encorequelques tranches de filet.

– Ce que vous croyez ĂȘtre de la viande, monsieur le professeur, n’estautre chose que du filet de tortue de mer. Voici Ă©galement quelques foies de

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dauphin que vous prendriez pour un ragoĂ»t de porc. Mon cuisinier est unhabile prĂ©parateur, qui excelle Ă  conserver ces produits variĂ©s de l’OcĂ©an.GoĂ»tez Ă  tous ces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’un MalaisdĂ©clarerait sans rivale au monde ; voilĂ  une crĂšme dont le lait a Ă©tĂ© fournipar la mamelle des cĂ©tacĂ©s, et le sucre par les grands fucus de la mer duNord ; enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d’anĂ©mones quivalent celles des fruits les plus savoureux. »

Et je goĂ»tais, plutĂŽt en curieux qu’en gourmet, tandis que le capitaineNemo m’enchantait par ses invraisemblables rĂ©cits.

« Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourriceprodigieuse, inĂ©puisable, elle ne me nourrit pas seulement, elle me vĂȘtencore. Ces Ă©toffes qui vous couvrent sont tissĂ©es avec le byssus de certainscoquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancĂ©es decouleurs violettes que j’extrais des aplysis de la MĂ©diterranĂ©e. Les parfumsque vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de ladistillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostĂšre del’OcĂ©an. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur sĂ©crĂ©tĂ©epar la seiche ou l’encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme toutlui retournera un jour !

– Vous aimez la mer, capitaine.– Oui ! je l’aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixiùmes

du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense dĂ©sert oĂčl’homme n’est jamais seul, car il sent frĂ©mir la vie Ă  ses cĂŽtĂ©s. La mer n’estque le vĂ©hicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n’est quemouvement et amour ; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poĂštes.Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses troisrĂšgnes, minĂ©ral, vĂ©gĂ©tal, animal. Ce dernier y est largement reprĂ©sentĂ© parles quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulĂ©s, par cinqclasses des mollusques, par trois classes des vertĂ©brĂ©s, les mammifĂšres, lesreptiles et les innombrables lĂ©gions de poissons, ordre infini d’animaux quicompte plus de treize mille espĂšces, dont un dixiĂšme seulement appartient Ă l’eau douce. La mer est le vaste rĂ©servoir de la nature. C’est par la mer quele globe a pour ainsi dire commencĂ©, et qui sait s’il ne finira pas par elle !LĂ  est la suprĂȘme tranquillitĂ©. La mer n’appartient pas aux despotes. À sasurface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dĂ©vorer,y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais Ă  trente pieds au-dessousde son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissancedisparaĂźt ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! LĂ  seulement estl’indĂ©pendance ! LĂ  je ne reconnais pas de maĂźtres ! LĂ  je suis libre ! »

Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme quidĂ©bordait de lui. S’était-il laissĂ© entraĂźner au-delĂ  de sa rĂ©serve habituelle ?

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Avait-il trop parlé ? Pendant quelques instants, il se promena, trÚs agité. Puis,ses nerfs se calmÚrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et, setournant vers moi :

« Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter leNautilus, je suis à vos ordres. »

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XILe Nautilus

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, mĂ©nagĂ©e Ă l’arriĂšre de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimension Ă©galeĂ  celle que je venais de quitter.

C’était une bibliothĂšque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustĂ©sde cuivre, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livresuniformĂ©ment reliĂ©s. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaientĂ  leur partie infĂ©rieure par de vastes divans, capitonnĂ©s de cuir marron,qui offraient les courbes les plus confortables. De lĂ©gers pupitres mobiles,en s’écartant ou se rapprochant Ă  volontĂ©, permettaient d’y poser le livreen lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures,entre lesquelles apparaissaient quelques journaux dĂ©jĂ  vieux. La lumiĂšreĂ©lectrique inondait tout cet harmonieux ensemble et tombait de quatre globesdĂ©polis Ă  demi engagĂ©s dans les volutes du plafond. Je regardais avec uneadmiration rĂ©elle cette salle si ingĂ©nieusement amĂ©nagĂ©e, et je ne pouvaisen croire mes yeux.

« Capitaine Nemo, dis-je Ă  mon hĂŽte, qui venait de s’étendre sur un divan,voilĂ  une bibliothĂšque qui ferait honneur Ă  plus d’un palais des continents,et je suis vraiment Ă©merveillĂ©, quand je songe qu’elle peut vous suivre auplus profond des mers.

– OĂč trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur leprofesseur ? rĂ©pondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du MusĂ©um vousoffre-t-il un repos aussi complet ?

– Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprĂšs du vĂŽtre.Vous possĂ©dez lĂ  six ou sept mille volumes


– Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui merattachent Ă  la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour oĂč mon Nautiluss’est plongĂ© pour la premiĂšre fois sous les eaux. Ce jour-lĂ , j’ai achetĂ© mesderniers volumes, mes derniĂšres brochures, mes derniers journaux, et depuislors, je veux croire que l’humanitĂ© n’a plus ni pensĂ© ni Ă©crit. Ces livres,monsieur le professeur, sont d’ailleurs Ă  votre disposition, et vous pourrezen user librement. »

Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de labibliothĂšque. Livres de science, de morale et de littĂ©rature, Ă©crits en toutelangue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d’économiepolitique ; ils semblaient ĂȘtre sĂ©vĂšrement proscrits du bord. DĂ©tail curieux,tous ces livres Ă©taient indistinctement classĂ©s, en quelque langue qu’ils

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fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lirecouramment les volumes que sa main prenait au hasard.

Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’Ɠuvre des maĂźtres ancienset modernes, c’est-Ă -dire tout ce que l’humanitĂ© a produit de plus beaudans l’histoire, la poĂ©sie, le roman et la science, depuis HomĂšre jusqu’àVictor Hugo, depuis XĂ©nophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’àMme Sand. Mais la science, plus particuliĂšrement, faisait les frais de cettebibliothĂšque ; les livres de mĂ©canique, de balistique, d’hydrographie, demĂ©tĂ©orologie, de gĂ©ographie, de gĂ©ologie, etc., y tenaient une place nonmoins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ilsformaient la principale Ă©tude du capitaine. Je vis lĂ  tout le Humboldt, toutl’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles,de Milne Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot,de l’abbĂ© Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassis, etc.,les mĂ©moires de l’AcadĂ©mie des sciences, les bulletins de diverses sociĂ©tĂ©sde gĂ©o graphie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-ĂȘtre valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi lesƓuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulĂ© les Fondateurs de l’Astronomieme donna mĂȘme une date certaine ; et comme je savais qu’il avait parudans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus neremontait pas Ă  une Ă©poque postĂ©rieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus,le capitaine Nemo avait commencĂ© son existence sous-marine. J’espĂ©rai,d’ailleurs, que des ouvrages plus rĂ©cents encore me permettraient de fixerexactement cette Ă©poque ; mais j’avais le temps de faire cette recherche, etje ne voulus pas retarder davantage notre promenade Ă  travers les merveillesdu Nautilus.

« Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cettebibliothĂšque Ă  ma disposition. Il y a lĂ  des trĂ©sors de science, et j’enprofiterai.

– Cette salle n’est pas seulement une bibliothùque, dit le capitaine Nemo,c’est aussi un fumoir.

– Un fumoir ! m’écriai-je. On fume donc Ă  bord ?– Sans doute.– Alors, monsieur, je suis forcĂ© de croire que vous avez conservĂ© des

relations avec la Havane.– Aucune, rĂ©pondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax,

et, bien qu’il ne vienne pas de la Havane, vous en serez content, si vous ĂȘtesconnaisseur. »

Je pris le cigare qui m’était offert, et dont la forme rappelait celle dulondrĂšs ; mais il semblait fabriquĂ© avec des feuilles d’or. Je l’allumai Ă un petit brasero que supportait un Ă©lĂ©gant pied de bronze, et j’aspirai ses

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premiĂšres bouffĂ©es avec la voluptĂ© d’un amateur qui n’a pas fumĂ© depuisdeux jours.

« C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac.– Non, rĂ©pondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de la Havane ni de

l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit,non sans quelque parcimonie. Regretterez-vous les londrùs, monsieur ?

– Capitaine, je les mĂ©prise Ă  partir de ce jour.– Fumez donc Ă  votre fantaisie, et sans discuter l’origine de ces cigares.

Aucune rĂ©gie ne les a contrĂŽlĂ©s, mais ils n’en sont pas moins bons, j’imagine.– Au contraire. »À ce moment, le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face Ă  celle

par laquelle j’étais entrĂ© dans la bibliothĂšque, et je passai dans un salonimmense et splendidement Ă©clairĂ©.

C’était un vaste quadrilatĂšre, Ă  pans coupĂ©s, long de dix mĂštres, largede six, haut de cinq. Un plafond lumineux, dĂ©corĂ© de lĂ©gĂšres arabesques,distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassĂ©es dans cemusĂ©e. Car c’était rĂ©ellement un musĂ©e dans lequel une main intelligente etprodigue avait rĂ©uni tous les trĂ©sors de la nature et de l’art, avec ce pĂȘle-mĂȘle artiste qui distingue un atelier de peintre.

Une trentaine de tableaux de maĂźtres, Ă  cadres uniformes, sĂ©parĂ©s pard’étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d’undessin sĂ©vĂšre. Je vis lĂ  des toiles de la plus haute valeur, et que, pourla plupart, j’avais admirĂ©es dans les collections particuliĂšres de l’Europeet aux expositions de peinture. Les diverses Ă©coles des maĂźtres anciensĂ©taient reprĂ©sentĂ©es par une madone de RaphaĂ«l, une vierge de LĂ©onardde Vinci, une nymphe du CorrĂ©ge, une femme du Titien, une adoration deVĂ©ronĂšse, une assomption de Murillo, un portrait d’Holbein, un moine deVelasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysagesflamands de Teniers, trois petits tableaux de genre de GĂ©rard Dow, deMestu, de Paul Potter, deux toiles de GĂ©ricault et de Prud’hon, quelquesmarines de Backuysen et de Vernet. Parmi les Ɠuvres de la peinture moderneapparaissaient des tableaux signĂ©s Delacroix. Ingres, Decamp, Troyon,Meissonier, etc., et quelques admirables rĂ©ductions de statues de marbreou de bronze, d’aprĂšs les plus beaux modĂšles de l’antiquitĂ©, se dressaientsur leurs piĂ©destaux dans les angles de ce magnifique musĂ©e. Cet Ă©tat destupĂ©faction que m’avait prĂ©dit le commandant du Nautilus commençaitdĂ©jĂ  Ă  s’emparer de mon esprit.

« Monsieur le professeur, dit alors cet homme Ă©trange, vous excuserez lesans-gĂȘne avec lequel je vous reçois, et le dĂ©sordre qui rĂšgne dans ce salon.

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– Monsieur, rĂ©pondis-je, sans chercher Ă  savoir qui vous ĂȘtes, m’est-ilpermis de reconnaĂźtre en vous un artiste ?

– Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois Ă  collectionnerces belles Ɠuvres crĂ©Ă©es par la main de l’homme. J’étais un chercheur avide,un fureteur infatigable, et j’ai pu rĂ©unir quelques objets de haute valeur. Cesont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. À mesyeux, vos artistes modernes ne sont dĂ©jĂ  plus que des anciens ; ils ont deuxou trois mille ans d’existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maĂźtresn’ont pas d’ñge.

– Et ces musiciens ? dis-je en montrant des partitions de Weber, deRossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, de Meyerbeer, d’Herold, deWagner, d’Auber, de Gounod, de MassĂ©, et nombre d’autres, Ă©parses sur unpiano-orgue de grand modĂšle qui occupait un des panneaux du salon.

– Ces musiciens, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, ce sont descontemporains d’OrphĂ©e, car les diffĂ©rences chronologiques s’effacent dansla mĂ©moire des morts, – et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bienmort que ceux de vos amis qui reposent Ă  six pieds sous terre ! »

Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rĂȘverie profonde. Jele considĂ©rais avec une vive Ă©motion, analysant en silence les Ă©trangetĂ©s desa physionomie. AccoudĂ© sur l’angle d’une prĂ©cieuse table de mosaĂŻque, ilne me voyait plus, il oubliait ma prĂ©sence.

Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue lescuriosités qui enrichissaient ce salon.

AuprĂšs des Ɠuvres de l’art, les raretĂ©s naturelles tenaient une place trĂšsimportante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles etautres productions de l’OcĂ©an, qui devaient ĂȘtre les trouvailles personnellesdu capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d’eau, Ă©lectriquementĂ©clairĂ©, retombait dans une vasque faite d’une seule tridacne. Cette coquille,fournie par le plus grand des mollusques acĂ©phales, mesurait sur ses bordsdĂ©licatement festonnĂ©s une circonfĂ©rence de six mĂštres environ ; elledĂ©passait donc en grandeur ces belles tridacnes qui furent donnĂ©es Ă  FrançoisIer par la rĂ©publique de Venise, et dont l’église Saint-Sulpice, Ă  Paris, a faitdeux bĂ©nitiers gigantesques.

Autour de cette vasque, sous d’élĂ©gantes vitrines fixĂ©es par des armaturesde cuivre, Ă©taient classĂ©s et Ă©tiquetĂ©s les plus prĂ©cieux produits de la mer quieussent jamais Ă©tĂ© livrĂ©s aux regards d’un naturaliste. On conçoit ma joiede professeur.

L’embranchement des zoophytes offrait de trĂšs curieux spĂ©cimens de sesdeux groupes des polypes et des Ă©chinodermes. Dans le premier groupe, destubipores, des gorgones disposĂ©es en Ă©ventail, des Ă©ponges douces de Syrie,des isis des Moluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers

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de NorvĂšge, des ombellulaires variĂ©es, des alcyonnaires, toute une sĂ©rie deces madrĂ©pores que mon maĂźtre Milne Edwards a si sagacement classĂ©s ensections, et parmi lesquels je remarquai d’adorables flabellines, des oculinesde l’üle Bourbon, le « char de Neptune » des Antilles, de superbes variĂ©tĂ©s decoraux, enfin toutes les espĂšces de ces curieux polypiers dont l’assemblageforme des Ăźles entiĂšres qui deviendront un jour des continents. Dans lesĂ©chinodermes, remarquables par leur enveloppe Ă©pineuse, les astĂ©ries, lesĂ©toiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astĂ©rophons, les oursins,les holoturies, etc., reprĂ©sentaient la collection complĂšte des individus de cegroupe.

Un conchyliologue un peu nerveux se serait pĂąmĂ© certainement devantd’autres vitrines plus nombreuses oĂč Ă©taient classĂ©s les Ă©chantillons del’embranchement des mollusques. Je vis lĂ  une collection d’une valeurinestimable, et que le temps me manquerait Ă  dĂ©crire tout entiĂšre. Parmices produits, je citerai, pour mĂ©moire seulement, l’élĂ©gant manteau royalde l’ocĂ©an Indien, dont les rĂ©guliĂšres taches blanches ressortaient vivementsur un fond rouge et brun, un spondyle impĂ©rial, aux vives couleurs,tout hĂ©rissĂ© d’épines, rare spĂ©cimen dans les musĂ©ums europĂ©ens, et dontj’estimai la valeur Ă  vingt mille francs, un marteau commun des mers de laNouvelle-Hollande, qu’on se procure difficilement, des bucardes exotiquesdu SĂ©nĂ©gal, fragiles coquilles blanches Ă  doubles valves, qu’un souffle eĂ»tdissipĂ©es comme une bulle de savon, plusieurs variĂ©tĂ©s des arrosoirs deJava, sortes de tubes calcaires bordĂ©s de replis foliacĂ©s, et trĂšs disputĂ©s parles amateurs, toute une sĂ©rie de troques, les uns jaunes verdĂątres, pĂ©chĂ©sdans les mers d’AmĂ©rique, les autres d’un brun roux, amis des eaux de laNouvelle-Hollande, ceux-ci venus du golfe du Mexique et remarquables parleur coquille imbriquĂ©e, ceux-lĂ  trouvĂ©s dans les mers australes, et enfin,le plus rare de tous, le magnifique Ă©peron de la Nouvelle-ZĂ©lande ; puisd’admirables tellines sulfurĂ©es, de prĂ©cieuses espĂšces de cythĂ©rĂ©es et devĂ©nus, le cadran treillisĂ© des cĂŽtes de Tranquebar, le sabot marbrĂ© Ă  nacreresplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cĂŽne presqueinconnu du genre CƓnodulli, toutes les variĂ©tĂ©s de porcelaines qui servent demonnaie dans l’Inde et en Afrique, la « gloire de la mer », la plus prĂ©cieusecoquille des Indes orientales ; enfin des littorines, des dauphinules, desturritelles, des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, descasques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, descĂ©rites, des fuseaux, des strombes, des ptĂ©rocĂšres, des patelles, des hyales,des clĂ©odores, coquillages dĂ©licats et fragiles, que la science a baptisĂ©s deses noms les plus charmants.

À part, et dans des compartiments spĂ©ciaux, se dĂ©roulaient des chapeletsde perles de la plus grande beautĂ©, que la lumiĂšre Ă©lectrique piquait de

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pointes de feu, des perles roses arrachĂ©es aux pinnes marines de la merRouge, des perles vertes de l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues,noires, curieux produits des divers mollusques de tous les ocĂ©ans et decertaines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurs Ă©chantillonsd’un prix inapprĂ©ciable qui avaient Ă©tĂ© distillĂ©s par les pintadines les plusrares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un Ɠuf depigeon : elles valaient, et au-delĂ , celle que le voyageur Tavernier vendittrois millions au schah de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman deMascate, que je croyais sans rivale au monde.

Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire,impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour acquérirces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il puisait poursatisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu parces mots :

« Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, ellespeuvent intĂ©resser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme deplus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n’est pas une mer duglobe qui ait Ă©chappĂ© Ă  mes recherches.

– Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener aumilieu de telles richesses. Vous ĂȘtes de ceux qui ont fait eux-mĂȘmes leurtrĂ©sor. Aucun musĂ©um d’Europe ne possĂšde une semblable collection desproduits de l’OcĂ©an. Mais si j’épuise mon admiration pour elle, que merestera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point pĂ©nĂ©trer des secretsqui sont les vĂŽtres ! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la force motricequ’il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manƓuvrer, l’agent sipuissant qui l’anime, tout cela excite au plus haut point ma curiositĂ©. Je voissuspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m’estinconnue. Puis-je savoir ?


– Monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, je vous ai dit quevous seriez libre Ă  mon bord, et, par consĂ©quent, aucune partie du Nautilusne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en dĂ©tail, et je me ferai unplaisir d’ĂȘtre votre cicĂ©rone.

– Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n’abuserai pasde votre complaisance. Je vous demanderai seulement Ă  quel usage sontdestinĂ©s ces instruments de physique.

– Monsieur le professeur, ces mĂȘmes instruments se trouvent dans machambre, et c’est lĂ  que j’aurai l’honneur de vous expliquer leur emploi.Mais, auparavant, venez visiter la cabine qui vous est rĂ©servĂ©e. Il faut quevous sachiez comment vous serez installĂ© Ă  bord du Nautilus. »

Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque pancoupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit

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vers l’avant, et lĂ  je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre Ă©lĂ©gante,avec lit, toilette et divers autres meubles.

Je ne pus que remercier mon hÎte.« Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il en ouvrant une porte,

et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. »J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sĂ©vĂšre, presque

cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meublesde toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de confortable. Le strictnécessaire seulement.

Le capitaine Nemo me montra un siĂšge.« Veuillez vous asseoir, » me dit-il.Je m’assis, et il prit la parole en ces termes :

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XIITout par l’électricitĂ©

« Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instrumentssuspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigĂ©s par lanavigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sousles yeux, et ils m’indiquent ma situation et ma direction exactes au milieude l’OcĂ©an. Les uns vous sont connus, tels que le thermomĂštre, qui donnela tempĂ©rature intĂ©rieure du Nautilus ; le baromĂštre, qui pĂšse le poids del’air et prĂ©dit les changements de temps ; l’hygromĂštre, qui marque ledegrĂ© de sĂ©cheresse de l’atmosphĂšre ; le storm-glass, dont le mĂ©lange, ense dĂ©composant, annonce l’arrivĂ©e des tempĂȘtes ; la boussole, qui dirigema route ; le sextant, qui par la hauteur du soleil m’apprend ma latitude ;les chronomĂštres, qui me permettent de calculer ma longitude, et enfindes lunettes de jour et de nuit, qui me servent Ă  scruter tous les points del’horizon, quand le Nautilus est remontĂ© Ă  la surface des flots.

– Ce sont les instruments habituels au navigateur, rĂ©pondis-je, et j’enconnais l’usage. Mais en voici d’autres qui rĂ©pondent sans doute auxexigences particuliĂšres du Nautilus. Ce cadran que j’aperçois et que parcourtune aiguille mobile, n’est-ce pas un manomĂštre ?

– C’est un manomĂštre, en effet. Mis en communication avec l’eau dontil indique la pression extĂ©rieure, il me donne par lĂ  mĂȘme la profondeur Ă laquelle se maintient mon appareil.

– Et ces sondes d’une nouvelle espĂšce ?– Ce sont des sondes thermomĂ©triques qui rapportent la tempĂ©rature des

diverses couches d’eau.– Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi ?– Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications,

dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’écouter. »Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit :« Il est un agent puissant, obĂ©issant, rapide, facile, qui se plie Ă  tous les

usages et qui rĂšgne en maĂźtre Ă  mon bord. Tout se fait par lui. Il m’éclaire,il m’échauffe, il est l’ñme de mes appareils mĂ©caniques. Cet agent, c’estl’électricitĂ©.

– L’électricitĂ© ! m’écriai-je assez surpris.– Oui, monsieur.– Cependant, capitaine, vous possĂ©dez une extrĂȘme rapiditĂ© de

mouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir de l’électricitĂ©. Jusqu’icisa puissance dynamique est restĂ©e trĂšs restreinte et n’a pu produire que depetites forces !

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– Monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, mon Ă©lectricitĂ©n’est pas celle de tout le monde, et c’est lĂ  tout ce que vous me permettrezde vous en dire.

– Je n’insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d’ĂȘtre trĂšs Ă©tonnĂ©d’un tel rĂ©sultat. Une seule question, cependant, Ă  laquelle vous ne rĂ©pondrezpas si elle est indiscrĂšte. Les Ă©lĂ©ments que vous employez pour produirece merveilleux agent doivent s’user vite. Le zinc, par exemple, comment leremplacez-vous, puisque vous n’avez plus aucune communication avec laterre ?

– Votre question aura sa rĂ©ponse, rĂ©pondit le capitaine Nemo. Je vousdirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer,d’argent, d’or, dont l’exploitation serait trĂšs certainement praticable. Maisje n’ai rien empruntĂ© Ă  ces mĂ©taux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’àla mer elle-mĂȘme les moyens de produire mon Ă©lectricitĂ©.

– À la mer ?– Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas.

J’aurais pu, en effet, en Ă©tablissant un circuit entre des fils plongĂ©s Ă diffĂ©rentes profondeurs, obtenir l’électricitĂ© par la diversitĂ© de tempĂ©raturesqu’ils Ă©prouvaient ; mais j’ai prĂ©fĂ©rĂ© employer un systĂšme plus pratique.

– Et lequel ?– Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur mille grammes on

trouve quatre-vingt-seize centiĂšmes et demi d’eau, et deux centiĂšmes deuxtiers environ de chlorure de sodium ; puis, en petite quantitĂ©, des chloruresde magnĂ©sium et de potassium, du bromure de magnĂ©sium, du sulfate demagnĂ©sie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que lechlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable. Or, c’est cesodium que j’extrais de l’eau de mer et dont je compose mes Ă©lĂ©ments.

– Le sodium ?– Oui, monsieur. MĂ©langĂ© avec le mercure, il forme un amalgame qui

tient lieu du zinc dans les Ă©lĂ©ments Bunsen. Le mercure ne s’use jamais. Lesodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-mĂȘme. Je vous dirai,en outre, que les piles au sodium doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme les plusĂ©nergiques, et que leur force Ă©lectromotrice est double de celle des piles auzinc.

– Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodium dans lesconditions oĂč vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il fautencore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos pilespourraient Ă©videmment servir Ă  cette extraction ; mais, si je ne me trompe,la dĂ©pense du sodium nĂ©cessitĂ©e par les appareils Ă©lectriques dĂ©passeraitla quantitĂ© extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour leproduire plus que vous n’en produiriez !

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– Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par la pile, et j’emploietout simplement la chaleur du charbon de terre.

– De terre ? dis-je en insistant.– Disons charbon de mer, si vous voulez, rĂ©pondit le capitaine Nemo.– Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ?– Monsieur Aronnax, vous me verrez Ă  l’Ɠuvre. Je ne vous demande

qu’un peu de patience, puisque vous avez le temps d’ĂȘtre patient. Rappelez-vous seulement ceci : Je dois tout Ă  l’OcĂ©an ; il produit l’électricitĂ©, etl’électricitĂ© donne au Nautilus la chaleur, la lumiĂšre, le mouvement, la vieen un mot.

– Mais non pas l’air que vous respirez ?– Oh ! je pourrais fabriquer l’air nĂ©cessaire Ă  ma consommation, mais

c’est inutile, puisque je remonte Ă  la surface de la mer quand il me plaĂźt.Cependant, si l’électricitĂ© ne me fournit pas l’air respirable, elle manƓuvre,du moins, des pompes puissantes qui l’emmagasinent dans des rĂ©servoirsspĂ©ciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps queje le veux, mon sĂ©jour dans les couches profondes.

– Capitaine, rĂ©pondis-je, je me contente d’admirer. Vous avezĂ©videmment trouvĂ© ce que les hommes trouveront sans doute un jour, lavĂ©ritable puissance dynamique de l’électricitĂ©.

– Je ne sais s’ils la trouveront, rĂ©pondit froidement le capitaine Nemo.Quoi qu’il en soit, vous connaissez dĂ©jĂ  la premiĂšre application que j’aifaite de ce prĂ©cieux agent. C’est lui qui nous Ă©claire avec une Ă©galitĂ©,une continuitĂ© que n’a pas la lumiĂšre du soleil. Maintenant, regardez cettehorloge ; elle est Ă©lectrique et marche avec une rĂ©gularitĂ© qui dĂ©fie celle desmeilleurs chronomĂštres. Je l’ai divisĂ©e en vingt-quatre heures, comme leshorloges italiennes, car pour moi il n’existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune,mais seulement cette lumiĂšre factice que j’entraĂźne jusqu’au fond des mers.Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.

– Parfaitement.– Autre application de l’électricitĂ©. Ce cadran, suspendu devant nos

yeux, sert Ă  indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil Ă©lectrique le met encommunication avec l’hĂ©lice du loch, et son aiguille m’indique la marcherĂ©elle de l’appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitessemodĂ©rĂ©e de quinze milles Ă  l’heure.

– C’est merveilleux, rĂ©pondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avezeu raison d’employer cet agent, qui est destinĂ© Ă  remplacer le vent, l’eau etla vapeur.

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– Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en selevant, et, si vous voulez me suivre, nous visiterons l’arriĂšre du Nautilus. »

En effet, je connaissais dĂ©jĂ  toute la partie antĂ©rieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre Ă  l’éperon : la salle Ă manger de cinq mĂštres, sĂ©parĂ©e de la bibliothĂšque par une cloison Ă©tanche,c’est-Ă -dire ne pouvant ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©e par l’eau, – la bibliothĂšque de cinqmĂštres, – le grand salon de dix mĂštres, sĂ©parĂ© de la chambre du capitaine parune seconde cloison Ă©tanche, – ladite chambre du capitaine de cinq mĂštres,– la mienne de deux mĂštres cinquante, – et enfin un rĂ©servoir d’air de septmĂštres cinquante, qui s’étendait jusqu’à l’étrave. Total, trente-cinq mĂštresde longueur. Les cloisons Ă©tanches Ă©taient percĂ©es de portes qui se fermaienthermĂ©tiquement au moyen d’obturateurs en caoutchouc, et elles assuraienttoute sĂ©curitĂ© Ă  bord du Nautilus, au cas oĂč une voie d’eau se fĂ»t dĂ©clarĂ©e.

Je suivis le capitaine Nemo Ă  travers les coursives situĂ©es en abord, etj’arrivai au centre du navire. LĂ  se trouvait une sorte de puits qui s’ouvraitentre deux cloisons Ă©tanches. Une Ă©chelle de fer, cramponnĂ©e Ă  la paroi,conduisait Ă  son extrĂ©mitĂ© supĂ©rieure. Je demandai au capitaine Ă  quel usageservait cette Ă©chelle.

« Elle aboutit au canot, rĂ©pondit-il.– Quoi ! vous avez un canot ? rĂ©pliquai-je, assez Ă©tonnĂ©.– Sans doute. Une excellente embarcation, lĂ©gĂšre et insubmersible, qui

sert Ă  la promenade et Ă  la pĂȘche.Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous ĂȘtes forcĂ© de revenir

Ă  la surface de la mer ?– Aucunement. Ce canot adhĂšre Ă  la partie supĂ©rieure de la coque du

Nautilus et occupe une cavitĂ© disposĂ©e pour le recevoir. Il est entiĂšrementpontĂ©, absolument Ă©tanche et retenu par de solides boulons. Cette Ă©chelleconduit Ă  un trou d’homme percĂ© dans la coque du Nautilus, qui correspondĂ  un trou pareil percĂ© dans le flanc du canot. C’est par cette double ouvertureque je m’introduis dans l’embarcation. On referme l’une, celle du Nautilus ;je referme l’autre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue lesboulons, et l’embarcation remonte avec une prodigieuse rapiditĂ© Ă  la surfacede la mer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-lĂ ,je mĂąte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promĂšne.

– Mais comment revenez-vous Ă  bord ?–Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui revient.– À vos ordres ?– À mes ordres. Un fil Ă©lectrique me rattache Ă  lui. Je lance un

tĂ©lĂ©gramme, et cela suffit.– En effet, dis-je, grisĂ© par ces merveilles, rien n’est plus simple ! »

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AprĂšs avoir dĂ©passĂ© la cage de l’escalier qui aboutissait Ă  la plate-forme,je vis une cabine, longue de deux mĂštres, dans laquelle Conseil et Ned Land,enchantĂ©s de leur repas, s’occupaient Ă  le dĂ©vorer Ă  belles dents. Puis, uneporte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mĂštres, situĂ©e entre les vastescambuses du bord.

LĂ , l’électricitĂ©, plus Ă©nergique et plus obĂ©issante que le gaz lui-mĂȘme, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous lesfourneaux, communiquaient Ă  des Ă©ponges de platine une chaleur quise distribuait et se maintenait rĂ©guliĂšrement. Elle chauffait Ă©galementdes appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient uneexcellente eau potable. AuprĂšs de cette cuisine s’ouvrait une salle de bains,confortablement disposĂ©e, et dont les robinets fournissaient l’eau froide oul’eau chaude, Ă  volontĂ©.

À la cuisine succĂ©dait le poste de l’équipage, long de cinq mĂštres. Maisla porte en Ă©tait fermĂ©e, et je ne pus voir son amĂ©nagement, qui m’eĂ»t peut-ĂȘtre fixĂ© sur le nombre d’hommes nĂ©cessitĂ© par la manƓuvre du Nautilus.

Au fond s’élevait une quatriĂšme cloison Ă©tanche, qui sĂ©parait ce postede la chambre des machines. Une porte s’ouvrit, et je me trouvai dans cecompartiment oĂč le capitaine Nemo, – ingĂ©nieur de premier ordre, Ă  coupsĂ»r, – avait disposĂ© ses appareils de locomotion.

Cette chambre des machines, nettement Ă©clairĂ©e, ne mesurait pas moinsde vingt mĂštres en longueur. Elle Ă©tait naturellement divisĂ©e en deux parties :la premiĂšre renfermait les Ă©lĂ©ments qui produisaient l’électricitĂ©, et laseconde, le mĂ©canisme qui transmettait le mouvement Ă  l’hĂ©lice.

Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplissait cecompartiment. Le capitaine Nemo s’aperçut de mon impression.

« Ce sont, me dit-il, quelques dĂ©gagements de gaz produits par l’emploidu sodium ; mais ce n’est qu’un lĂ©ger inconvĂ©nient. Tous les matins,d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant Ă  grand air. »

Cependant, j’examinais avec un intĂ©rĂȘt facile Ă  concevoir la machine duNautilus.

« Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, l’emploie des Ă©lĂ©mentsBunsen, et non des Ă©lĂ©ments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent Ă©tĂ© impuissants.Les Ă©lĂ©ments Bunsen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vautmieux, expĂ©rience faite. L’électricitĂ© produite se rend Ă  l’arriĂšre, oĂč elle agitpar des Ă©lectro-aimants de grande dimension sur un systĂšme particulier deleviers et d’engrenages qui transmettent le mouvement Ă  l’arbre de l’hĂ©lice.Celle-ci, dont le diamĂštre est de six mĂštres et le pas de sept mĂštres cinquante,peut donner jusqu’à cent vingt tours par seconde.

– Et vous obtenez alors ?– Une vitesse de cinquante milles Ă  l’heure. »

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Il y avait lĂ  un mystĂšre, mais je n’insistai pas pour le connaĂźtre. Commentl’électricitĂ© pouvait-elle agir avec une telle puissance ? OĂč cette forcepresque illimitĂ©e prenait-elle son origine ? Était-ce dans sa tension excessiveobtenue par des bobines d’une nouvelle sorte ? Était-ce dans sa transmissionqu’un systĂšme de leviers inconnus pouvait accroĂźtre Ă  l’infini ? C’est ce queje ne pouvais comprendre.

« Capitaine Nemo, dis-je, je constate les rĂ©sultats et je ne cherche pasĂ  les expliquer. J’ai vu le Nautilus manƓuvrer devant l’Abraham-Lincoln,et je sais Ă  quoi m’en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Ilfaut voir oĂč l’on va ! Il faut pouvoir se diriger Ă  droite, Ă  gauche, en haut,en bas ! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, oĂč vous trouvezune rĂ©sistance croissante qui s’évalue par des centaines d’atmosphĂšres ?Comment remontez-vous Ă  la surface de l’OcĂ©an ? Enfin, comment vousmaintenez-vous dans le milieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vousle demandant ?

– Aucunement, monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine, aprĂšsune lĂ©gĂšre hĂ©sitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C’est notre vĂ©ritable cabinet de travail, et lĂ ,vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le Nautilus ! »

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XIIIQuelques chiffres

Un instant aprÚs, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare auxlÚvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les plans, coupeet élévation du Nautilus. Puis il commença sa dissertation en ces termes :

« Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau quivous porte. C’est un cylindre trĂšs allongĂ©, Ă  bouts coniques. Il affectesensiblement la forme d’un cigare, forme dĂ©jĂ  adoptĂ©e Ă  Londres dansplusieurs constructions du mĂȘme genre. La longueur de ce cylindre, de tĂȘteen tĂȘte, est exactement de soixante-dix mĂštres, et son bau, Ă  sa plus grandelargeur, est de huit mĂštres. Il n’est donc pas construit tout Ă  fait au dixiĂšmecomme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisammentlongues et sa coulĂ©e assez prolongĂ©e pour que l’eau dĂ©placĂ©e s’échappeaisĂ©ment et n’oppose aucun obstacle Ă  sa marche.

« Ces deux dimensions vous permettent d’obtenir par un simple calculla surface et le volume du Nautilus. Sa surface comprend mille onze mĂštrescarrĂ©s et quarante-cinq centiĂšmes ; son volume quinze cents mĂštres cubes etdeux dixiĂšmes, – ce qui revient Ă  dire qu’entiĂšrement immergĂ©, il dĂ©placeou pĂšse quinze cents mĂštres cubes ou tonneaux.

« Lorsque j’ai fait les plans de ce navire destinĂ© Ă  une navigation sous-marine, j’ai voulu qu’en Ă©quilibre dans l’eau, il plongeĂąt des neuf dixiĂšmes,et qu’il Ă©mergeĂąt d’un dixiĂšme seulement. Par consĂ©quent, il ne devaitdĂ©placer dans ces conditions que les neuf dixiĂšmes de son volume, soit treizecent cinquante-six mĂštres cubes et quarante-huit centiĂšmes, c’est-Ă -dire nepeser que ce nombre de tonneaux. J’ai donc dĂ» ne pas dĂ©passer ce poids enle construisant suivant les dimensions susdites.

« Le Nautilus se compose de deux coques, l’une intĂ©rieure, l’autreextĂ©rieure, rĂ©unies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigiditĂ©extrĂȘme. En effet, grĂące Ă  cette disposition cellulaire, il rĂ©siste comme unbloc, comme s’il Ă©tait plein. Son bordĂ© ne peut cĂ©der ; il adhĂšre par lui-mĂȘme, non par le serrage des rivets, et l’homogĂ©nĂ©itĂ© de sa construction,due au parfait assemblage des matĂ©riaux, lui permet de dĂ©fier les mers lesplus violentes.

« Ces deux coques sont fabriquĂ©es en tĂŽle d’acier dont la densitĂ© parrapport Ă  l’eau est de sept huit dixiĂšmes. La premiĂšre n’a pas moins de cinqcentimĂštres d’épaisseur et pĂšse trois cent quatre-vingt-quatorze tonneauxquatre-vingt-seize centiĂšmes. La seconde enveloppe, la quille, haute decinquante centimĂštres et large de vingt-cinq, pesant, Ă  elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et amĂ©nagements,

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les cloisons et les étrésillons intérieurs ont un poids de neuf cent soixanteet un tonneaux soixante-deux centiÚmes, qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centiÚmes, forment le totalexigé de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centiÚmes. Est-ce entendu ?

– C’est entendu, rĂ©pondis-je.– Donc, reprit le capitaine, lorsque le Nautilus se trouve Ă  flot dans

ces conditions, il Ă©merge d’un dixiĂšme. Or, si j’ai disposĂ© des rĂ©servoirsd’une capacitĂ© Ă©gale Ă  ce dixiĂšme, soit d’une contenance de cent cinquantetonneaux et soixante-douze centiĂšmes, et si je les remplis d’eau, le bateaudĂ©plaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complĂštementimmergĂ©. C’est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces rĂ©servoirs existenten abord dans les parties infĂ©rieures du Nautilus. J’ouvre des robinets, ils seremplissent, et le bateau s’enfonçant vient affleurer la surface de l’eau.

– Bien, capitaine, mais nous arrivons alors Ă  la vĂ©ritable difficultĂ©. Quevous puissiez affleurer la surface de l’OcĂ©an, je le comprends. Mais plusbas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin neva-t-il pas rencontrer une pression et par consĂ©quent subir une poussĂ©e debas en haut qui doit ĂȘtre Ă©valuĂ©e Ă  une atmosphĂšre par trente pieds d’eau,soit environ un kilogramme par centimĂštre carrĂ© ?

– Parfaitement, monsieur.– Donc, à moins que vous ne remplissiez le Nautilus en entier, je ne vois

pas comment vous pouvez l’entraüner au sein des masses liquides.– Monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, il ne faut pas

confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l’on s’expose Ă  de graveserreurs. Il y a trĂšs peu de travail Ă  dĂ©penser pour atteindre les basses rĂ©gionsde l’OcĂ©an, car les corps ont une tendance Ă  devenir « fondriers ». Suivezmon raisonnement.

– Je vous Ă©coute, capitaine.– Lorsque j’ai voulu dĂ©terminer l’accroissement de poids qu’il faut

donner au Nautilus pour l’immerger, je n’ai eu Ă  me prĂ©occuper que de larĂ©duction du volume que l’eau de mer Ă©prouve Ă  mesure que ses couchesdeviennent de plus en plus profondes.

– C’est Ă©vident, rĂ©pondis-je.– Or, si l’eau n’est pas absolument incompressible, elle est, du moins,

trĂšs peu compressible. En effet, d’aprĂšs les calculs les plus rĂ©cents,cette rĂ©duction n’est que de quatre cent trente-six dix-millioniĂšmes paratmosphĂšre, ou par chaque trente pieds de profondeur. S’agit-il d’aller Ă mille mĂštres, je tiens compte alors de la rĂ©duction du volume sous unepression Ă©quivalente Ă  celle d’une colonne d’eau de mille mĂštres, c’est-Ă -dire sous une pression de cent atmosphĂšres. Cette rĂ©duction sera alors de

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quatre cent trente-six cent-milliĂšmes. Je devrai donc accroĂźtre le poids defaçon Ă  peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centiĂšmes aulieu de quinze cent sept tonneaux deux dixiĂšmes. L’augmentation ne seraconsĂ©quemment que de six tonneaux cinquante-sept centiĂšmes.

– Seulement ?– Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile Ă  vĂ©rifier. Or,

j’ai des rĂ©servoirs supplĂ©mentaires capables d’embarquer cent tonneaux.Je puis donc descendre Ă  des profondeurs considĂ©rables. Lorsque je veuxremonter Ă  la surface et l’affleurer, il me suffit de chasser cette eau et devider entiĂšrement tous les rĂ©servoirs, si je dĂ©sire que le Nautilus Ă©merge dudixiĂšme de sa capacitĂ© totale. »

À ces raisonnements appuyĂ©s sur des chiffres, je n’avais rien Ă  objecter.« J’admets vos calculs, capitaine, rĂ©pondis-je, et j’aurais mauvaise grĂące

Ă  les contester, puisque l’expĂ©rience leur donne raison chaque jour. Mais jepressens actuellement une difficultĂ© rĂ©elle.

– Laquelle, monsieur ?– Lorsque vous ĂȘtes par mille mĂštres de profondeur, les parois du Nautilus

supportent une pression de cent atmosphÚres. Si donc, à ce moment, vousvoulez vider les réservoirs supplémentaires pour alléger votre bateau etremonter à la surface, il faut que les pompes vainquent cette pression de centatmosphÚres, qui est de cent kilogrammes par centimÚtre carré. De là unepuissance


– Que l’électricitĂ© seule pouvait me donner, se hĂąta de dire le capitaineNemo. Je vous rĂ©pĂšte, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machinesest Ă  peu prĂšs infini. Les pompes du Nautilus ont une force prodigieuse, etvous avez dĂ» le voir quand leurs colonnes d’eau se sont prĂ©cipitĂ©es commeun torrent sur l’Abraham-Lincoln. D’ailleurs, je ne me sers des rĂ©servoirssupplĂ©mentaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinzecents Ă  deux mille mĂštres, et cela dans le but de mĂ©nager mes appareils.Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l’OcĂ©anĂ  deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j’emploie des manƓuvresplus longues, mais non moins infaillibles.

– Lesquelles, capitaine ? demandai-je.– Ceci m’amùne naturellement à vous dire comment se manƓuvre le

Nautilus.– Je suis impatient de l’apprendre.– Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bĂąbord, pour Ă©voluer, en

un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d’un gouvernail ordinaire Ă large safran, fixĂ© sur l’arriĂšre de l’étambot, et qu’une roue et des palansfont agir. Mais je puis aussi mouvoir le Nautilus de bas en haut et de hauten bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinĂ©s, attachĂ©s

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Ă  ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes Ă  prendretoutes les positions, et qui se manƓuvrent de l’intĂ©rieur au moyen de levierspuissants. Ces plans sont-ils maintenus parallĂšles au bateau, celui-ci se meuthorizontalement. Sont-ils inclinĂ©s, le Nautilus, selon cette inclinaison et sousla poussĂ©e de son hĂ©lice, ou s’enfonce suivant une diagonale aussi allongĂ©equ’il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et mĂȘme, si je veuxrevenir plus rapidement Ă  la surface, j’embraye l’hĂ©lice, et la pression deseaux fait remonter verticalement le Nautilus comme un ballon qui, gonflĂ©d’hydrogĂšne, s’élĂšve rapidement dans les airs.

– Bravo ! capitaine, m’écriai-je. Mais comment le timonier peut-il suivrela route que vous lui donnez au milieu des eaux ?

– Le timonier est placĂ© dans une cage vitrĂ©e, qui fait saillie Ă  la partiesupĂ©rieure de la coque du Nautilus, et que garnissent des verres lenticulaires.

– Des verres capables de rĂ©sister Ă  de telles pressions ?– Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une rĂ©sistance

considĂ©rable. Dans des expĂ©riences de pĂȘche Ă  la lumiĂšre Ă©lectrique faitesen 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matiĂšre,sous une Ă©paisseur de sept millimĂštres seulement, rĂ©sister Ă  une pression deseize atmosphĂšres, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiquesqui lui rĂ©partissaient inĂ©galement la chaleur. Or les verres dont je me sersn’ont pas moins de vingt et un centimĂštres Ă  leur centre, c’est-Ă -dire trentefois cette Ă©paisseur.

– Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumiĂšrechasse les tĂ©nĂšbres, et je me demande comment au milieu de l’obscuritĂ© deseaux


– En arriĂšre de la cage du timonier est placĂ© un puissant rĂ©flecteurĂ©lectrique, dont les rayons illuminent la mer Ă  un demi-mille de distance.

– Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m’explique maintenant cettephosphorescence du prĂ©tendu narval, qui a tant intriguĂ© les savants ! À cepropos, je vous demanderai si l’abordage du Nautilus et du Scotia, qui a euun si grand retentissement, a Ă©tĂ© le rĂ©sultat d’une rencontre fortuite ?

– Purement fortuite, monsieur. Je naviguais Ă  deux mĂštres au-dessousde la surface des eaux, quand le choc s’est produit. J’ai d’ailleurs vu qu’iln’avait eu aucun rĂ©sultat fĂącheux.

– Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avec l’Abraham-Lincoln ?


– Monsieur le professeur, j’en suis fĂąchĂ© pour l’un des meilleurs naviresde cette brave marine amĂ©ricaine, mais on m’attaquait et j’ai dĂ» medĂ©fendre ! Je me suis contentĂ©, toutefois, de mettre la frĂ©gate hors d’étatde me nuire, et elle ne sera pas gĂȘnĂ©e de rĂ©parer ses avaries au port le plusprochain.

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– Ah ! commandant, m’écriai-je avec conviction, c’est vraiment unmerveilleux bateau que votre Nautilus !

– Oui, monsieur le professeur, rĂ©pondit avec une vĂ©ritable Ă©motion lecapitaine Nemo, et je l’aime comme la chair de ma chair ! Si tout est dangersur un de vos navires soumis aux hasards de l’OcĂ©an, si sur cette mer lapremiĂšre impression est le sentiment de l’abĂźme, comme l’a si bien dit leHollandais Jansen, au-dessous et Ă  bord du Nautilus, le cƓur de l’hommen’a plus rien Ă  redouter. Pas de dĂ©formation Ă  craindre, car la double coquede ce bateau a la rigiditĂ© du fer ; pas de grĂ©ement que le roulis ou le tangagefatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudiĂšres que la vapeurdĂ©chire ; pas d’incendie possible, puisque cet appareil est fait de tĂŽle et nonde bois ; pas de charbon qui s’épuise, puisque l’électricitĂ© est son agentmĂ©canique ; pas de rencontre Ă  prĂ©venir, puisqu’il est seul Ă  naviguer dansles eaux profondes ; pas de tempĂȘte Ă  braver, puisqu’il trouve Ă  quelquesmĂštres au-dessous des eaux l’absolue tranquillitĂ© ! VoilĂ , monsieur, voilĂ  lenavire par excellence ! Et s’il est vrai que l’ingĂ©nieur ait plus de confiancedans le bĂątiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitainelui-mĂȘme, comprenez donc avec quel abandon je me fie Ă  mon Nautilus,puisque j’en suis tout Ă  la fois le capitaine, le constructeur et l’ingĂ©nieur ! »

Le capitaine Nemo parlait avec une Ă©loquence entraĂźnante. Le feu de sonregard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui, il aimait son navirecomme un pĂšre aime son enfant !

Mais une question, indiscrĂšte peut-ĂȘtre, se posait naturellement, et je nepus me retenir de la lui faire.

« Vous ĂȘtes donc ingĂ©nieur, capitaine Nemo ?– Oui, monsieur le professeur, me rĂ©pondit-il, j’ai Ă©tudiĂ© Ă  Londres, Ă 

Paris, Ă  New-York, du temps que j’étais un habitant des continents de la terre.– Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable

Nautilus ?– Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m’est arrivĂ© d’un point

diffĂ©rent du globe, et sous une destination dĂ©guisĂ©e. Sa quille a Ă©tĂ© forgĂ©eau Creusot, en France, son arbre d’hĂ©lice chez Pen et C°, de Londres, lesplaques de tĂŽle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hĂ©lice chez Scott,de Glasgow. Ses rĂ©servoirs ont Ă©tĂ© fabriquĂ©s par Cail et Cie de Paris, samachine par KrĂŒpp, en Prusse, son Ă©peron dans les ateliers de Motala, enSuĂšde, ses instruments de prĂ©cision chez Hart frĂšres, de New-York, etc., etchacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers.

– Mais, repris-je, ces morceaux fabriquĂ©s, il a fallu les monter, les ajuster.– Monsieur le professeur, j’avais Ă©tabli mes ateliers sur un Ăźlot dĂ©sert,

en plein OcĂ©an. LĂ , mes ouvriers, c’est-Ă -dire mes braves compagnons, quej’ai instruits et formĂ©s, et moi, nous avons achevĂ© notre Nautilus. Puis,

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l’opĂ©ration terminĂ©e, le feu a dĂ©truit toute trace de notre passage sur cet Ăźlotque j’aurais fait sauter, si je l’avais pu.

– Alors, il m’est permis de croire que le prix de revient de ce bñtimentest excessif ?

– Monsieur Aronnax, un navire en fer coĂ»te onze cent vingt-cinq francspar tonneau. Or le Nautilus en jauge quinze cents. Il revient donc Ă seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris sonamĂ©nagement, soit quatre ou cinq millions avec les Ɠuvres d’art et lescollections qu’il renferme.

– Une derniĂšre question, capitaine Nemo.– Faites, monsieur le professeur.– Vous ĂȘtes donc riche ?– Riche Ă  l’infini, monsieur, et je pourrais, sans me gĂȘner, payer les douze

milliards de dettes de la France ! »Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait-

il de ma crĂ©dulitĂ© ? L’avenir devait me l’apprendre.

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XIVLe fleuve-noir

La portion du globe terrestre occupĂ©e par les eaux est Ă©valuĂ©e Ă  troismillions huit cent trente-deux-mille cinq cent cinquante-huit myriamĂštrescarrĂ©s. – Cette masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquantemillions de milles cubes, et formerait une sphĂšre d’un diamĂštre de soixantelieues dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pourcomprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au milliard ceque le milliard est Ă  l’unitĂ©, c’est-Ă -dire qu’il y a autant de milliards dansun quintillion que d’unitĂ©s dans un milliard. Or cette masse liquide, c’est Ă peu prĂšs la quantitĂ© d’eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendantquarante mille ans.

Durant les Ă©poques gĂ©ologiques, Ă  la pĂ©riode du feu succĂ©da la pĂ©riodede l’eau. L’OcĂ©an fut d’abord universel. Puis, peu Ă  peu, dans les tempssiluriens, des sommets de montagnes apparurent, des Ăźles Ă©mergĂšrent,disparurent sous des dĂ©luges partiels, se montrĂšrent Ă  nouveau, se soudĂšrent,formĂšrent des continents, et enfin les terres se fixĂšrent gĂ©ographiquementtelles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-septmillions six cent cinquante-sept milles carrĂ©s, soit douze mille neuf centseize millions d’hectares.

La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinqparties : l’ocĂ©an Glacial arctique, l’ocĂ©an Glacial antarctique, l’ocĂ©an Indien,l’ocĂ©an Atlantique, l’ocĂ©an Pacifique.

L’ocĂ©an Pacifique s’étend du nord au sud entre les deux cercles polaires,et de l’ouest Ă  l’est entre l’Asie et l’AmĂ©rique sur une Ă©tendue de centquarante-cinq degrĂ©s en longitude. C’est la plus tranquille des mers ; sescourants sont larges et lents, ses marĂ©es mĂ©diocres, ses pluies abondantes.Tel Ă©tait l’OcĂ©an que ma destinĂ©e m’appelait d’abord Ă  parcourir dans lesplus Ă©tranges conditions.

« Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vousle voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de départde ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter à la surface deseaux. »

Le capitaine pressa trois fois un timbre Ă©lectrique. Les pompescommencĂšrent Ă  chasser l’eau des rĂ©servoirs ; l’aiguille du manomĂštremarqua par les diffĂ©rentes pressions le mouvement ascensionnel duNautilus, puis elle s’arrĂȘta.

« Nous sommes arrivés, » dit le capitaine.

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Je me rendis Ă  l’escalier central qui aboutissait Ă  la plate-forme. Je gravisles marches de mĂ©tal, et, par les panneaux ouverts, j’arrivai sur la partiesupĂ©rieure du Nautilus.

La plate-forme Ă©mergeait de quatre-vingts centimĂštres seulement.L’avant et l’arriĂšre du Nautilus prĂ©sentaient cette disposition fusiforme quile faisait justement comparer Ă  un long cigare. Je remarquai que ses plaquesde tĂŽle, imbriquĂ©es lĂ©gĂšrement, ressemblaient aux Ă©cailles qui revĂȘtent lecorps des grands reptiles terrestres. Je m’expliquai donc trĂšs naturellementque, malgrĂ© les meilleures lunettes, ce bateau eĂ»t toujours Ă©tĂ© pris pour unanimal marin.

Vers le milieu de la plate-forme, le canot, Ă  demi engagĂ© dans la coque dunavire, formait une lĂ©gĂšre extumescence. En avant et en arriĂšre s’élevaientdeux cages de hauteur mĂ©diocre, Ă  parois inclinĂ©es, et en partie fermĂ©espar d’épais verres lenticulaires : l’une destinĂ©e au timonier qui dirigeait leNautilus, l’autre oĂč brillait le puissant fanal Ă©lectrique qui Ă©clairait sa route.

La mer Ă©tait magnifique, le ciel pur, Ă  peine si le long vĂ©hicule ressentaitles ondulations de l’OcĂ©an. Une lĂ©gĂšre brise de l’est ridait la surface deseaux. L’horizon, dĂ©gagĂ© des brumes, se prĂȘtait aux meilleures observations.

Nous n’avions rien en vue. Pas un Ă©cueil, pas un Ăźlot. Plus d’Abraham-Lincoln. L’immensitĂ© dĂ©serte.

Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, quidevait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que l’astrevint affleurer le bord de l’horizon. Tandis qu’il observait, pas un de sesmuscles ne tressaillait, et l’instrument n’eĂ»t pas Ă©tĂ© plus immobile dans unemain de marbre.

« Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?
 »Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunĂątre des atterrages

japonais, et je redescendis au grand salon.Là, le capitaine fit son point et calcula chronométriquement sa longitude,

qu’il contrĂŽla par de prĂ©cĂ©dentes observations d’angles horaires. Puis il medit :

« Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degrĂ©s et quinzeminutes de longitude Ă  l’ouest.

– De quel mĂ©ridien ? demandai-je vivement, espĂ©rant que la rĂ©ponse ducapitaine m’indiquerait peut-ĂȘtre sa nationalitĂ©.

– Monsieur, me rĂ©pondit-il, j’ai divers chronomĂštres rĂ©glĂ©s sur lesmĂ©ridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur,je me servirai de celui de Paris. »

Cette rĂ©ponse ne m’apprenait rien. Je m’inclinai, et le commandantreprit :

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« Cent trente-sept degrĂ©s et 15 minutes de longitude Ă  l’ouest du mĂ©ridiende Paris, et par trente degrĂ©s et sept minutes de latitude nord, c’est-Ă -dire Ă trois cents milles environ des cĂŽtes du Japon. C’est aujourd’hui, 8 novembre,Ă  midi, que commence notre voyage d’exploration sous les eaux.

– Dieu nous garde ! rĂ©pondis-je.– Et, maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous

laisse Ă  vos Ă©tudes. J’ai donnĂ© la route Ă  l’est-nord-est par cinquante mĂštresde profondeur. Voici des cartes Ă  grands points oĂč vous pourrez la suivre.Le salon est Ă  votre disposition, et je vous demande la permission de meretirer. »

Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbĂ© dans mes pensĂ©es.Toutes se portaient sur ce commandant du Nautilus. Saurai-je jamais Ă quelle nation appartenait cet homme Ă©trange qui se vantait de n’appartenir Ă aucune ? Cette haine qu’il avait vouĂ©e Ă  l’humanitĂ©, cette haine qui cherchaitpeut-ĂȘtre des vengeances terribles, qui l’avait provoquĂ©e ? Était-il un de cessavants mĂ©connus, un de ces gĂ©nies « auxquels on a fait du chagrin », suivantl’expression de Conseil, un GalilĂ©e moderne, ou bien un de ces hommesde science comme l’AmĂ©ricain Maury, dont la carriĂšre a Ă©tĂ© brisĂ©e par lesrĂ©volutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venaitde jeter Ă  son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il m’accueillaitfroidement, mais hospitaliĂšrement. Seulement il n’avait jamais pris la mainque je lui tendais. Il ne m’avait jamais tendu la sienne.

Une heure entiĂšre, je demeurai plongĂ© dans ces rĂ©flexions, cherchant Ă percer ce mystĂšre si intĂ©ressant pour moi. Puis mes regards se fixĂšrent surle vaste planisphĂšre Ă©talĂ© sur la table, et je plaçai le doigt sur le point mĂȘmeoĂč se croisaient la longitude et la latitude observĂ©es.

La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courantsspĂ©ciaux, reconnaissables Ă  leur tempĂ©rature, Ă  leur couleur, et dont le plusremarquable est connu sous le nom de Gulf-Stream. La science a dĂ©terminĂ©,sur le globe, la direction de cinq courants principaux : un dans l’Atlantiquenord, un second dans l’Atlantique sud, un troisiĂšme dans le Pacifique nord,un quatriĂšme dans le Pacifique sud, et un cinquiĂšme dans l’ocĂ©an Indiensud. Il est mĂȘme probable qu’un sixiĂšme courant existait dans l’ocĂ©an Indiennord, lorsque les mers Caspienne et d’Aral, rĂ©unies aux grands lacs de l’Asie,ne formaient qu’une seule et mĂȘme Ă©tendue d’eau.

Or, au point indiquĂ© sur le planisphĂšre, se dĂ©roulait l’un de ces courants,le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du BengaleoĂč le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traversele dĂ©troit de Malacca, prolonge la cĂŽte d’Asie, s’arrondit dans le Pacifiquenord jusqu’aux Ăźles AlĂ©outiennes, charriant des troncs de camphrier et autresproduits indigĂšnes, et tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec

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les flots de l’OcĂ©an. C’est ce courant que le Nautilus allait parcourir. Je lesuivais du regard, je le voyais se perdre dans l’immensitĂ© du Pacifique, etje me sentais entraĂźner avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent Ă  laporte du salon.

Mes deux braves compagnons restÚrent pétrifiés à la vue des merveillesentassées devant leurs yeux,

« OĂč sommes-nous ? oĂč sommes-nous ? s’écria le Canadien. Au musĂ©umde QuĂ©bec ?

– S’il plaĂźt Ă  monsieur, rĂ©pliqua Conseil, ce serait plutĂŽt Ă  l’hĂŽtel duSommerard !

– Mes amis, rĂ©pondis-je, en leur faisant signe d’entrer, vous n’ĂȘtes ni auCanada ni en France, mais bien Ă  bord du Nautilus, et Ă  cinquante mĂštresau-dessous du niveau de la mer.

– Il faut croire monsieur, puisque monsieur l’affirme, rĂ©pliqua Conseil ;mais franchement ce salon est fait pour Ă©tonner mĂȘme un Flamand commemoi.

– Étonne-toi, mon ami, et regarde, car, pour un classificateur de ta force,il y a de quoi travailler ici. »

Je n’avais pas besoin d’encourager Conseil. Le brave garçon, penchĂ© surles vitrines, murmurait dĂ©jĂ  des mots de la langue des naturalistes : classedes GastĂ©ropodes, famille des BuccinoĂŻdes, genre des Porcelaines, espĂšcesdes CyprƓa Madagascariensis, etc.

Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m’interrogeaitsur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je dĂ©couvert qui il Ă©tait,d’oĂč il venait, oĂč il allait, vers quelles profondeurs il nous entraĂźnait ? enfinmille questions auxquelles je n’avais pas le temps de rĂ©pondre.

Je lui appris tout ce que je savais, ou plutĂŽt, tout ce que je ne savais pas,et je lui demandai ce qu’il avait entendu ou vu de son cĂŽtĂ©.

« Rien vu, rien entendu, rĂ©pondit le Canadien. Je n’ai pas mĂȘme aperçul’équipage de ce bateau. Est-ce que par hasard il serait Ă©lectrique aussi, lui ?

– Électrique !– Par ma foi ! on serait tentĂ© de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax,

demanda Ned Land, qui avait toujours son idĂ©e, vous ne pouvez me direcombien d’hommes il y a Ă  bord : dix, vingt, cinquante, cent ?

– Je ne saurais vous rĂ©pondre, maĂźtre Land. D’ailleurs, croyez-moi,abandonnez, pour le moment, cette idĂ©e de vous emparer du Nautilus oude le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’Ɠuvre de l’industrie moderne, et jeregretterais de ne pas l’avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation quinous est faite, ne fĂ»t-ce que pour se promener Ă  travers toutes ces merveilles.Ainsi, tenez-vous tranquille, et tĂąchons de voir ce qui se passe autour denous.

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– Voir ! s’écria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra jamaisrien hors de cette prison de tĂŽle ! Nous marchons, nous naviguons enaveugles
 »

Ned Land prononçait ces mots, quand l’obscuritĂ© se fit subitement, maisune obscuritĂ© absolue. Le plafond lumineux s’éteignit, et si rapidementque mes yeux en ressentirent une sorte d’impression douloureuse, analogueĂ  celle que produit le passage contraire des profondes tĂ©nĂšbres Ă  la plusĂ©clatante lumiĂšre.

Nous Ă©tions restĂ©s muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surpriseagrĂ©able ou dĂ©sagrĂ©able nous attendait. Mais un glissement se fit entendre.On eĂ»t dit que des panneaux se manƓuvraient sur les flancs du Nautilus.

« C’est la fin de la fin, dit Ned Land.– Ordre des HydromĂ©duses ! » murmura Conseil.Soudain le jour se fit de chaque cĂŽtĂ© du salon Ă  travers deux ouvertures

oblongues. Les masses liquides apparurent vivement Ă©clairĂ©es par leseffluences Ă©lectriques. Deux plaques de cristal nous sĂ©paraient de la mer. JefrĂ©mis, d’abord, Ă  la pensĂ©e que cette fragile paroi pouvait se briser ; maisde fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une rĂ©sistancepresque infinie.

La mer Ă©tait distinctement visible dans un rayon d’un mille autour duNautilus. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait dĂ©crire ! Qui sauraitpeindre les effets de la lumiĂšre Ă  travers ces masses transparentes, et ladouceur de ces dĂ©gradations successives jusqu’aux couches infĂ©rieures etsupĂ©rieures de l’OcĂ©an !

On connaĂźt la diaphanĂ©itĂ© de la mer. On sait que sa limpiditĂ© l’emporte surcelle de l’eau de roche. Les substances minĂ©rales et organiques qu’elle tienten suspension accroissent mĂȘme sa transparence. Dans certaines parties del’OcĂ©an, aux Antilles, cent quarante-cinq mĂštres d’eau laissent apercevoirle lit de sable avec une surprenante nettetĂ©, et la force de pĂ©nĂ©tration desrayons solaires ne paraĂźt s’arrĂȘter qu’à une profondeur de trois cents mĂštres.Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, l’éclat Ă©lectrique seproduisait au sein mĂȘme des ondes. Ce n’était plus de l’eau lumineuse, maisde la lumiĂšre liquide.

Si l’on admet l’hypothĂšse d’Erhemberg, qui croit Ă  une illuminationphosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement rĂ©servĂ©pour les habitants de la mer l’un de ses plus prodigieux spectacles, et j’enpouvais juger ici par les mille jeux de cette lumiĂšre. De chaque cĂŽtĂ©, j’avaisune fenĂȘtre ouverte sur ces abĂźmes inexplorĂ©s. L’obscuritĂ© du salon faisaitvaloir la clartĂ© extĂ©rieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eĂ»t Ă©tĂ©la vitre d’un immense aquarium.

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Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points de repĂšremanquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divisĂ©es par son Ă©peron,filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.

ÉmerveillĂ©s, nous Ă©tions accoudĂ©s devant ces vitrines, et nul de nousn’avait encore rompu ce silence de stupĂ©faction, quand Conseil dit :

« Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez !– Curieux ! curieux ! faisait le Canadien, – qui oubliant ses colĂšres et ses

projets d’évasion, subissait une attraction irrĂ©sistible, – et l’on viendrait deplus loin pour admirer ce spectacle !

– Ah ! m’écriai-je, je comprends la vie de cet homme ! il s’est fait unmonde Ă  part, qui lui rĂ©serve ses plus Ă©tonnantes merveilles !

– Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons.– Que vous importe, ami Ned, rĂ©pondit Conseil, puisque vous ne les

connaissez pas.– Moi ! un pĂȘcheur ! » s’écria Ned Land.Et sur ce sujet une discussion s’éleva entre les deux amis, car ils

connaissaient les poissons, mais chacun d’une façon trĂšs diffĂ©rente.Tout le monde sait que les poissons forment la quatriĂšme et derniĂšre

classe de l’embranchement des vertĂ©brĂ©s. On les a trĂšs justement dĂ©finis :« des vertĂ©brĂ©s Ă  circulation double et Ă  sang froid, respirant par desbranchies et destinĂ©s Ă  vivre dans l’eau ». Ils composent deux sĂ©riesdistinctes : la sĂ©rie des poissons osseux, c’est-Ă -dire ceux dont l’épinedorsale est faite de vertĂšbres osseuses, les poissons cartilagineux, c’est-Ă -dire ceux dont l’épine dorsale est faite de vertĂšbres cartilagineuses.

Le Canadien connaissait peut-ĂȘtre cette distinction, mais Conseil ensavait bien davantage, et, maintenant, liĂ© d’amitiĂ© avec Ned, il ne pouvaitadmettre qu’il fĂ»t moins instruit que lui. Aussi lui dit-il.

« Ami Ned, vous ĂȘtes un tueur de poissons, un trĂšs habile pĂȘcheur. Vousavez pris un grand nombre de ces intĂ©ressants animaux. Mais je gageraisque vous ne savez pas comment on les classe.

– Si, rĂ©pondit sĂ©rieusement le harponneur. On les classe en poissons quise mangent et en poissons qui ne se mangent pas !

– VoilĂ  une distinction de gourmand, rĂ©pondit Conseil. Mais dites-moisi vous connaissez la diffĂ©rence qui existe entre les poissons osseux et lespoissons cartilagineux ?

– Peut-ĂȘtre bien, Conseil.– Et la subdivision de ces deux grandes classes ?– Je ne m’en doute pas, rĂ©pondit le Canadien.– Eh bien, ami Ned, Ă©coutez et retenez ! Les poissons osseux se

subdivisent en six ordres : Primo, les AcanthoptĂ©rygiens, dont la mĂąchoiresupĂ©rieure est complĂšte, mobile, et dont les branchies affectent la forme d’un

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peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c’est-à-dire les trois quarts despoissons connus. Type : la perche commune.

– Assez bonne Ă  manger, rĂ©pondit Ned Land.– Secundo, reprit Conseil, les Abdominaux, qui ont les nageoires

ventrales suspendues sous l’abdomen et en arriĂšre des pectorales, sans ĂȘtreattachĂ©es aux os de l’épaule, – ordre qui se divise en cinq familles, et quicomprend la plus grande partie des poissons d’eau douce. Type : la carpe,le brochet.

– Peuh ! fit le Canadien avec un certain mĂ©pris, des poissons d’eau douce !– Tertio, dit Conseil, les Subbrachiens, dont les ventrales sont attachĂ©es

sous les pectorales et immĂ©diatement suspendues aux os de l’épaule. Cetordre contient quatre familles. Types : plies, limandes, barbues, soles, etc.

– Excellent ! excellent ! s’écriait le harponneur, qui ne voulait considĂ©rerles poissons qu’au point de vue comestible.

– Quarto, reprit Conseil, sans se dĂ©monter, les Apodes, au corps allongĂ©,dĂ©pourvus de nageoires ventrales, et revĂȘtus d’une peau Ă©paisse et souventgluante, – ordre qui ne comprend qu’une famille. Types : l’anguille, legymnote.

– MĂ©diocre ! mĂ©diocre ! rĂ©pondit Ned Land.– Quinto, dit Conseil, les Lophobranches, qui ont les mĂąchoires

complĂštes et libres, mais dont les branchies sont formĂ©es de petites houppes,disposĂ©es par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu’unefamille, Types : les hippocampes, les pĂ©gases-dragons.

– Mauvais ! mauvais ! rĂ©pliqua le harponneur.– Sexto, enfin, dit Conseil, les Plectognathes, dont l’os maxillaire est

attachĂ© fixement sur le cĂŽtĂ© de l’intermaxillaire qui forme la mĂąchoire, etdont l’arcade palatine s’engrĂšne par suture avec le crĂąne, ce qui la rendimmobile, ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deuxfamilles. Types : les tĂ©trodons, les poissons-lune.

– Bons Ă  dĂ©shonorer une chaudiĂšre ! s’écria le Canadien.– Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil.– Pas le moins du monde, ami Conseil, rĂ©pondit le harponneur. Mais allez

toujours, car vous ĂȘtes trĂšs intĂ©ressant.– Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils

ne comprennent que trois ordres.– Tant mieux, fit Ned.– Primo, les Cyclostomes, dont les mĂąchoires sont soudĂ©es en un anneau

mobile, et dont les branchies s’ouvrent par des trous nombreux, – ordre necomprenant qu’une seule famille. Type : la lamproie.

– Faut l’aimer, rĂ©pondit Ned Land.

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– Secundo, les SĂ©laciens, avec branchies semblables Ă  celles desCyclostomes, mais dont la mĂąchoire infĂ©rieure est mobile. Cet ordre, quiest le plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raieet les squales.

– Quoi ! s’écria Ned, des raies et des requins dans le mĂȘme ordre ! Ehbien, ami Conseil, dans l’intĂ©rĂȘt des raies, je ne vous conseille pas de lesmettre ensemble dans le mĂȘme bocal !

– Tertio, rĂ©pondit Conseil, les Sturioniens, dont les branchies sontouvertes, comme Ă  l’ordinaire, par une seule fente garnie d’un opercule,– ordre qui comprend quatre genres. Type : l’esturgeon.

– Ah ! ami Conseil, vous avez gardĂ© le meilleur pour la fin, – Ă  mon avis,du moins. Et c’est tout ?

– Oui, mon brave Ned, rĂ©pondit Conseil, et remarquez que quand on saitcela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres, en espĂšces, en variĂ©tĂ©s


– Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre dupanneau, voici des « variĂ©tĂ©s » qui passent !

– Oui ! des poissons, s’écria Conseil, on se croirait devant un aquarium !– Non, rĂ©pondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et ces poissons-lĂ 

sont libres comme l’oiseau dans l’air.– Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc ! disait Ned

Land.– Moi, rĂ©pondit Conseil, je n’en suis pas capable ! Cela regarde mon

maĂźtre ! »Et, en effet, le digne garçon, classificateur enragĂ©, n’était point un

naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distinguĂ© un thon d’une bonite. En unmot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hĂ©siter.

« Un baliste, avais-je dit.– Et un baliste chinois ! rĂ©pondait Ned Land.– Genre des balistes, famille des sclĂ©rodermes , ordre des Plectognathes, »

murmura Conseil.Décidément, à eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste

distinguĂ©.Le Canadien ne s’était pas trompĂ©. Une troupe de balistes, Ă  corps

comprimĂ©, Ă  peau grenue, armĂ©s d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaientautour du Nautilus, et agitaient les quatre rangĂ©es de piquants qui hĂ©rissentchaque cĂŽtĂ© de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe,grise dessus, blanche dessous, dont les taches d’or scintillaient dans lesombre remous des lames. Entre eux ondulaient les raies, comme une nappe

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abandonnĂ©e aux vents, et parmi elles j’aperçus, Ă  ma grande joie, cette raiechinoise, jaunĂątre Ă  sa partie supĂ©rieure, rose tendre sous le ventre, et muniede trois aiguillons en arriĂšre de son Ɠil ; espĂšce rare, et mĂȘme douteuse autemps de LacĂ©pĂšde, qui ne l’avait jamais vue que dans un recueil de dessinsjaponais.

Pendant deux heures, toute une armĂ©e aquatique fit escorte au Nautilus.Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beautĂ©,d’éclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquĂ©d’une double raie noire, le gobie Ă©lĂ©otre, Ă  caudale arrondie, blanc de couleuret tachetĂ© de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereaude ces mers, au corps bleu et Ă  la tĂȘte argentĂ©e, de brillants azurors dontle nom seul emporte toute description, des spares rayĂ©s, aux nageoiresvariĂ©es de bleu et de jaune, des spares fascĂ©s, relevĂ©s d’une bande noiresur leur caudale, des spares zonĂ©phores, Ă©lĂ©gamment corsetĂ©s dans leurssix ceintures, des aulostones, vĂ©ritables bouches en flĂ»te ou bĂ©casses demer, dont quelques Ă©chantillons atteignent une longueur d’un mĂštre, dessalamandres du Japon, des murĂšnes Ă©chidnĂ©es, longs serpents de six pieds,aux yeux vifs et petits, Ă  la vaste bouche hĂ©rissĂ©e de dents.

Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nosinterjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil lesclassait ; moi, je m’extasiais devant la vivacitĂ© de leurs allures et la beautĂ©de leurs formes. Jamais il ne m’avait Ă©tĂ© donnĂ© de surprendre ces animaux,vivants et libres, dans leur Ă©lĂ©ment naturel.

Je ne citerai pas toutes les variĂ©tĂ©s qui passĂšrent ainsi devant nos yeuxĂ©blouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissonsaccouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirĂ©s sans doute parl’éclatant foyer de lumiĂšre Ă©lectrique.

Subitement le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tĂŽle serefermĂšrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps je rĂȘvaiencore, jusqu’au moment oĂč mes regards se fixĂšrent sur les instrumentssuspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction aunord-nord-est, le manomĂštre indiquait une pression de cinq atmosphĂšrescorrespondant Ă  une profondeur de cinquante mĂštres, et le loch Ă©lectriquedonnait une marche de quinze milles Ă  l’heure.

J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquaitcinq heures.

Ned Land et Conseil retournĂšrent Ă  leur cabine. Moi, je regagnai machambre. Mon dĂźner s’y trouvait prĂ©parĂ©. Il se composait d’une soupe Ă  latortue faite des carets les plus dĂ©licats, d’un surmulet Ă  chair blanche, un peufeuilletĂ©e, dont le foie, prĂ©parĂ© Ă  part, fit un manger dĂ©licieux, et de filets

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de cette viande de l’holocante-empereur, dont la saveur me parut supĂ©rieureĂ  celle du saumon.

Je passai la soirĂ©e Ă  lire, Ă  Ă©crire, Ă  penser. Puis, le sommeil me gagnant,je m’étendis sur ma couche de zostĂšre, et je m’endormis profondĂ©ment,pendant que le Nautilus se glissait Ă  travers le rapide courant du Fleuve-Noir.

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XVUne invitation par lettre

Le lendemain, 9 novembre, je ne me rĂ©veillai qu’aprĂšs douze heures desommeil. Conseil vint, suivant son habitude, savoir « comment monsieuravait passĂ© la nuit », et lui offrir ses services. Il avait laissĂ© son ami leCanadien dormant comme un homme qui n’aurait fait que cela toute sa vie.

Je laissai ce brave garçon babiller Ă  sa fantaisie, sans trop lui rĂ©pondre.J’étais assez prĂ©occupĂ© de l’absence du capitaine Nemo qui n’avait pas parupendant notre sĂ©ance de la veille, et j’espĂ©rais le revoir aujourd’hui.

BientĂŽt j’eus revĂȘtu mes vĂȘtements de byssus. Leur nature provoqua plusd’une fois les rĂ©flexions de Conseil. Je lui appris qu’ils Ă©taient fabriquĂ©s avecles filaments lustrĂ©s et soyeux qui rattachent aux rochers les « jambonneauxsortes de mollusques trĂšs abondants sur les bords de la MĂ©diterranĂ©e.Autrefois on en faisait de belles Ă©toffes, des bas, des gants, car ils Ă©taient Ă la fois trĂšs moelleux et trĂšs chauds. L’équipage du Nautilus pouvait donc sevĂȘtir Ă  bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons,ni aux vers Ă  soie de la terre.

Lorsque je fus habillĂ©, je me rendis au grand salon. Il Ă©tait dĂ©sert.Je me plongeai dans l’étude de ces trĂ©sors de conchyliologie, entassĂ©s

sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantesmarines les plus rares, et qui, quoique desséchées, conservaient leursadmirables couleurs. Parmi ces précieuses hydrophytes, je remarquaides cladostÚphes verticillées, des padines-paon, des caulerpes à feuillesde vigne, des callithammes granifÚres, de délicates céramies à teintesécarlates, des agares disposées en éventails, des acétabules, semblables àdes champignons trÚs déprimés, et qui furent longtemps classées parmi leszoophytes, enfin toute une série de varechs.

La journĂ©e entiĂšre se passa, sans que je fusse honorĂ© de la visite ducapitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut-ĂȘtre nevoulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.

La direction du Nautilus se maintint à l’est-nord-est, sa vitesse à douzemilles, sa profondeur entre cinquante et soixante mùtres.

Le lendemain, 10 novembre, mĂȘme abandon, mĂȘme solitude. Je ne vispersonne de l’équipage. Ned et Conseil passĂšrent la plus grande partie dela journĂ©e avec moi. Ils s’étonnĂšrent de l’inexplicable absence du capitaine.Cet homme singulier Ă©tait-il malade ? Voulait-il modifier ses projets Ă  notreĂ©gard ?

AprĂšs tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d’une entiĂšrelibertĂ©, nous Ă©tions dĂ©licatement nourris. Notre hĂŽte se tenait dans les termes

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de son traitĂ©. Nous ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs la singularitĂ©mĂȘme de notre destinĂ©e nous rĂ©servait de si belles compensations, que nousn’avions pas encore le droit de l’accuser.

Ce jour-lĂ , je commençai le journal de ces aventures, ce qui m’a permis deles raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, dĂ©tail curieux, je l’écrivissur un papier fabriquĂ© avec la zostĂšre marine.

Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais rĂ©pandu Ă  l’intĂ©rieur duNautilus m’apprit que nous Ă©tions revenus Ă  la surface de l’OcĂ©an, afin derenouveler les provisions d’oxygĂšne. Je me dirigeai vers l’escalier central,et je montai sur la plate-forme.

Il Ă©tait six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. Àpeine de houle. Le capitaine Nemo, que j’espĂ©rais rencontrer lĂ , viendrait-il ? Je n’aperçus que le timonier, emprisonnĂ© dans sa cage de verre. Assis surla saillie produite par la coque du canot, j’aspirai avec dĂ©lices les Ă©manationssalines.

Peu Ă  peu la brume se dissipa sous l’action des rayons solaires. L’astreradieux dĂ©bordait de l’horizon oriental. La mer s’enflamma sous son regardcomme une traĂźnĂ©e de poudre. Les nuages, Ă©parpillĂ©s dans les hauteurs, secolorĂšrent de tons vifs admirablement nuancĂ©s, et de nombreuses « languesde chat » annoncĂšrent du vent pour toute la journĂ©e.

Mais que faisait le vent Ă  ce Nautilus que les tempĂȘtes ne pouvaienteffrayer !

J’admirais donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsquej’entendis quelqu’un monter sur la plate-forme.

Je me prĂ©parais Ă  saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son secondqui parut. Il s’avança sur la plate-forme et ne sembla pas s’apercevoir dema prĂ©sence. Une puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points del’horizon avec une attention extrĂȘme. Puis, cet examen fait, il s’approcha dupanneau, et prononça une phrase dont voici exactement les termes. Je l’airetenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques.Elle Ă©tait ainsi conçue :

« Nautron respoc lorni virch. »Ce qu’elle signifiait, je ne saurais le dire.Ces mots prononcĂ©s, le second redescendit. Je pensais que le Nautilus

allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, etpar les coursives je revins Ă  ma chambre.

Cinq jours s’écoulĂšrent ainsi sans que la situation se modifiĂąt. Chaquematin, je montais sur la plate-forme, la mĂȘme phrase Ă©tait prononcĂ©e par lemĂȘme individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.

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J’avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentrĂ©dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet Ă  monadresse.

Je l’ouvris d’une main impatiente. Il Ă©tait Ă©crit d’une Ă©criture franche,nette, mais un peu gothique, et qui rappelait les types allemands.

Ce billet était libellé en ces termes :« Monsieur le professeur Aronnax,

Ă  bord du Nautilus.16 novembre 1867.

Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax Ă  une partiede chasse qui aura lieu demain matin dans ses forĂȘts de l’üle Crespo. IlespĂšre que rien ne l’empĂȘchera d’y assister, et il verra avec plaisir sescompagnons se joindre Ă  lui.

Le commandant du Nautilus,Capitaine Nemo. »

« Une chasse ! s’écria Ned.– Et dans ses forĂȘts de l’üle Crespo ! ajouta Conseil.– Mais il va donc Ă  terre, ce particulier-lĂ  ? reprit Ned Land.– Cela me paraĂźt clairement indiquĂ©, dis-je en relisant la lettre.– Eh bien, il faut accepter, rĂ©pliqua le Canadien. Une fois sur la terre

ferme, nous aviserons Ă  prendre un parti. D’ailleurs, je ne serais pas fĂąchĂ©de manger quelques morceaux de venaison fraĂźche. »

Sans chercher Ă  concilier ce qu’il y avait de contradictoire entre l’horreurmanifeste du capitaine Nemo pour les continents et les Ăźles, et son invitationde chasser en forĂȘt, je me contentai de rĂ©pondre :

« Voyons d’abord ce que c’est que l’üle Crespo. »Je consultai le planisphĂšre, et, par 32° 40’de latitude nord et 167° 50’de

longitude ouest, je trouvai un Ăźlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaineCrespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Roca de la Plata,c’est-Ă -dire « Roche d’Argent ». Nous Ă©tions donc Ă  dix-huit cents millesenviron du point de dĂ©part, et la direction un peu modifiĂ©e du Nautilus leramenait vers le sud-est.

Je montrai Ă  mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifiquenord.

« Si le capitaine Nemo va quelquefois à terre, leur dis-je, il choisit dumoins des ßles absolument désertes ! »

Ned Land hocha la tĂȘte sans rĂ©pondre, puis Conseil et lui me quittĂšrent.AprĂšs un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, jem’endormis, non sans quelque prĂ©occupation.

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Le lendemain, 17 novembre, Ă  mon rĂ©veil, je sentis que le Nautilus Ă©taitabsolument immobile. Je m’habillai lestement, et j’entrai dans le grandsalon.

Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il m’attendait, se leva, salua, et me demandas’il nous convenait de l’accompagner.

Comme il ne fit aucune allusion Ă  son absence pendant ces huit jours, jem’abstins de lui en parler, et je rĂ©pondis simplement que mes compagnonset moi nous Ă©tions prĂȘts Ă  le suivre.

« Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser unequestion.

– Adressez, monsieur Aronnax, et si je puis y rĂ©pondre, j’y rĂ©pondrai.– Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute

relation avec la terre, vous possĂ©diez des forĂȘts dans l’üle Crespo ?– Monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine, les forĂȘts que je

possĂšde ne demandent au soleil ni sa lumiĂšre ni sa chaleur. Ni les lions, niles tigres, ni les panthĂšres, ni aucun quadrupĂšde ne les frĂ©quentent. Elles nesont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce nesont point des forĂȘts terrestres, mais des forĂȘts sous-marines.

– Des forĂȘts sous-marines ! m’écriai-je.– Oui, monsieur le professeur.– Et vous m’offrez de m’y conduire ?– PrĂ©cisĂ©ment.– À pied ?– Et mĂȘme Ă  pied sec.– En chassant ?– En chassant.– Le fusil Ă  la main ?– Le fusil Ă  la main. »Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avait rien de flatteur

pour sa personne.« Décidément, il a le cerveau malade, pensais-je. Il a eu un accÚs qui a

durĂ© huit jours, et mĂȘme qui dure encore. C’est dommage ! Je l’aimais mieuxĂ©trange que fou ! »

Cette pensĂ©e se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemose contenta de m’inviter Ă  le suivre, et je le suivis en homme rĂ©signĂ© Ă  tout.

Nous arrivĂąmes dans la salle Ă  manger, oĂč le dĂ©jeuner se trouvait servi.« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mon

dĂ©jeuner sans façon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai promisune promenade en forĂȘt, je ne me suis point engagĂ© Ă  vous y faire rencontrerun restaurant. DĂ©jeunez donc en homme qui ne dĂźnera probablement quefort tard. »

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Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranchesd’holoturies, excellents zoophytes, relevĂ©s d’algues trĂšs apĂ©ritives, telle quela Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson se composaitd’eau limpide Ă  laquelle, Ă  l’exemple du capitaine, j’ajoutai quelques gouttesd’une liqueur fermentĂ©e, extraite, suivant la mĂ©thode kamtschatkienne, del’algue connue sous le nom de « RhodomĂ©nie palmĂ©e ».

Le capitaine Nemo mangea d’abord, sans prononcer une seule parole.Puis il me dit :

« Monsieur le professeur, quand je vous ai proposĂ© de venir chasser dansmes forĂȘts de Crespo, vous m’avez cru en contradiction avec moi-mĂȘme.Quand je vous ai appris qu’il s’agissait de forĂȘts sous-marines, vous m’avezcru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes Ă  lalĂ©gĂšre.

– Mais, capitaine, croyez que
– Veuillez m’écouter, et vous verrez si vous devez m’accuser de folie ou

de contradiction.– Je vous Ă©coute.– Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l’homme

peut vivre sous l’eau Ă  la condition d’emporter avec lui sa provision d’airrespirable. Dans les travaux sous-marins, l’ouvrier, revĂȘtu d’un vĂȘtementimpermĂ©able et la tĂȘte emprisonnĂ©e dans une capsule de mĂ©tal, reçoit l’air del’extĂ©rieur au moyen de pompes foulantes et de rĂ©gulateurs d’écoulement.

– C’est l’appareil des scaphandres, dis-je.– En effet, mais dans ces conditions, l’homme n’est pas libre. Il est

rattachĂ© Ă  la pompe qui lui envoie l’air par un tuyau de caoutchouc, vĂ©ritablechaĂźne qui le rive Ă  la terre, et si nous Ă©tions ainsi retenus au Nautilus, nousne pourrions aller loin.

– Et le moyen d’ĂȘtre libre ? demandai-je.– C’est d’employer l’appareil Rouquayrol-Denayrouze, imaginĂ© par deux

de vos compatriotes, mais que j’ai perfectionnĂ© pour mon usage, et qui vouspermettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques,sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose d’un rĂ©servoiren tĂŽle Ă©paisse, dans lequel j’emmagasine l’air sous une pression decinquante atmosphĂšres. Ce rĂ©servoir se fixe sur le dos au moyen de bretelles,comme un sac de soldat. Sa partie supĂ©rieure forme une boĂźte dont l’air,maintenu par un mĂ©canisme Ă  soufflet, ne peut s’échapper qu’à sa tensionnormale. Dans l’appareil Rouquayrol, tel qu’il est employĂ©, deux tuyaux encaoutchouc, partant de cette boite, viennent aboutir Ă  une sorte de pavillonqui emprisonne le nez et la bouche de l’opĂ©rateur ; l’un sert Ă  l’introductionde l’air inspirĂ©, l’autre Ă  l’issue de l’air expirĂ©, et la langue ferme celui-ciou celui-lĂ , suivant les besoins de la respiration. Mais moi qui affronte des

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pressions considĂ©rables au fond des mers, j’ai dĂ» enfermer ma tĂȘte, commecelles des scaphandres, dans une sphĂšre de cuivre, et c’est Ă  cette sphĂšrequ’aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expirateurs.

– Parfaitement, capitaine Nemo. Cependant, l’air que vous emportez doits’user vite, et dùs qu’il ne contient plus que quinze pour cent d’oxygùne, ildevient irrespirable.

– Sans doute, mais je vous l’ai dit, monsieur Aronnax, les pompes duNautilus me permettent de l’emmagasiner sous une pression considĂ©rable,et, dans ces conditions, le rĂ©servoir de l’appareil peut fournir de l’airrespirable pendant neuf ou dix heures.

– Je n’ai plus d’objection Ă  faire, rĂ©pondis-je. Je vous demanderaiseulement comment vous Ă©clairez votre route au fond de l’OcĂ©an.

– Avec l’appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se portesur le dos, le second s’attache Ă  la ceinture. Il se compose d’une pile deBunsen que je mets en activitĂ©, non avec du bichromate de potasse queje ne pourrais me procurer, mais avec ce sodium dont la mer est saturĂ©e.Une bobine d’induction recueille l’électricitĂ© produite, et la dirige versune lanterne d’une disposition particuliĂšre. Dans cette lanterne se trouveun serpentin de verre qui contient seulement un rĂ©sidu de gaz carbonique.Quand l’appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant unelumiĂšre blanchĂątre et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois.

– Capitaine Nemo, Ă  toutes mes objections, vous faites de si Ă©crasantesrĂ©ponses que je n’ose plus douter. Cependant, si je suis forcĂ© d’admettre lesappareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande Ă  faire des rĂ©serves pour lefusil dont vous voulez m’armer.

– Mais ce n’est point un fusil Ă  poudre, rĂ©pondit le capitaine.– C’est donc un fusil Ă  vent ?– Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre Ă  mon

bord, n’ayant ni salpĂȘtre, ni soufre, ni charbon ?– D’ailleurs, dis-je, pour tirer utilement sous l’eau, dans ce milieu

huit cent cinquante-cinq fois plus dense que l’air, il faudrait vaincre unerĂ©sistance considĂ©rable.

– Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnĂ©s aprĂšsFulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le Français Furcy, parl’Italien Landi et qui, munis d’un systĂšme particulier de fermeture, peuventtirer dans ces conditions. Mais, je vous le rĂ©pĂšte, n’ayant pas de poudre, jel’ai remplacĂ©e par de l’air Ă  haute pression, que les pompes du Nautilus mefournissent abondamment.

– Cet air doit rapidement s’user.– Eh bien, n’ai-je pas mon rĂ©servoir Rouquayrol, qui peut, au besoin,

m’en fournir ? Il suffit pour cela d’un robinet ad hoc. D’ailleurs, monsieur

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Aronnax, vous verrez par vous-mĂȘme que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande dĂ©pense d’air ni de balles.

– Cependant, il me semble que dans cette demi-obscuritĂ©, et au milieu dece liquide trĂšs dense par rapport Ă  l’atmosphĂšre, les coups ne peuvent porterloin et sont difficilement mortels ?

– Monsieur, avec ce fusil, tous les coups sont mortels, au contraire, et dĂšsqu’un animal est touchĂ©, si lĂ©gĂšrement que ce soit, il tombe foudroyĂ©.

– Pourquoi ?– Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais

de petites capsules de verre inventĂ©es par le chimiste autrichien Leniebroek,et dont j’ai un approvisionnement considĂ©rable. Ces capsules de verre,recouvertes d’une armature d’acier et alourdies par un culot de plomb, sontde vĂ©ritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l’électricitĂ© estforcĂ©e Ă  une trĂšs haute tension. Au plus lĂ©ger choc, elles se dĂ©chargent,et l’animal, si puissant qu’il soit, tombe mort. J’ajouterai que ces capsulesne sont pas plus grosses que du numĂ©ro quatre, et que la charge d’un fusilordinaire pourrait en contenir dix.

– Je ne discute plus, rĂ©pondis-je en me levant de table, et je n’ai plus qu’àprendre mon fusil. D’ailleurs, oĂč vous irez, j’irai. »

Le capitaine me conduisit vers l’arriùre du Nautilus, et, en passant devantla cabine de Ned et de Conseil, j’appelai mes deux compagnons, qui noussuivirent aussitît.

Puis nous arrivĂąmes Ă  une cellule situĂ©e en abord, prĂšs de la chambredes machines, et dans laquelle nous devions revĂȘtir nos vĂȘtements depromenade.

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XVIPromenade en plaine

Cette cellule Ă©tait, Ă  proprement parler, l’arsenal et le vestiaire duNautilus. Une douzaine d’appareils de scaphandres, suspendus Ă  la paroi,attendaient les promeneurs.

Ned Land, en les voyant, manifesta une rĂ©pugnance Ă©vidente Ă  s’enrevĂȘtir.

« Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forĂȘts de l’üle Crespo ne sont quedes forĂȘts sous-marines !

– Bon ! fit le harponneur dĂ©sappointĂ©, qui voyait s’évanouir ses rĂȘves deviande fraĂźche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dansces habits-lĂ  ?

– Il le faut bien, maĂźtre Ned.– Libre Ă  vous, monsieur, rĂ©pondit le harponneur, haussant les Ă©paules,

mais quant Ă  moi, Ă  moins qu’on ne m’y force, je n’entrerai jamais lĂ -dedans.– On ne vous forcera pas, maĂźtre Ned, dit le capitaine Nemo.– Et Conseil va se risquer ? demanda Ned.– Je suis monsieur partout oĂč va monsieur, » rĂ©pondit Conseil.Sur un appel du capitaine, deux hommes de l’équipage vinrent nous

aider Ă  revĂȘtir ces lourds vĂȘtements impermĂ©ables, faits en caoutchouc sanscouture, et prĂ©parĂ©s de maniĂšre Ă  supporter des pressions considĂ©rables. OneĂ»t dit une armure Ă  la fois souple et rĂ©sistante. Ces vĂȘtements formaientpantalon et veste. Le pantalon se terminait par d’épaisses chaussures, garniesde lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste Ă©tait maintenu pardes lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la dĂ©fendaient contrela poussĂ©e des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement ;ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaientaucunement les mouvements de la main.

Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnĂ©s aux vĂȘtementsinformes, tels que les cuirasses de liĂšge, les soubrevestes, les habits de mer,les coffres, etc., qui furent inventĂ©s et prĂŽnĂ©s dans le XVIIIe siĂšcle.

Le capitaine Nemo, un de ses compagnons, – sorte d’Hercule, qui devaitĂȘtre d’une force prodigieuse, – Conseil et moi, nous eĂ»mes bientĂŽt revĂȘtu ceshabits de scaphandres. Il ne s’agissait plus que d’emboĂźter notre tĂȘte dans sasphĂšre mĂ©tallique. Mais, avant de procĂ©der Ă  cette opĂ©ration, je demandaiau capitaine la permission d’examiner les fusils qui nous Ă©taient destinĂ©s.

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L’un des hommes du Nautilus me prĂ©senta un fusil simple dont la crosse,faite en tĂŽle d’acier et creuse Ă  l’intĂ©rieur, Ă©tait d’assez grande dimension.Elle servait de rĂ©servoir Ă  l’air comprimĂ©, qu’une soupape, manƓuvrĂ©e parune gĂąchette, laissait Ă©chapper dans le tube de mĂ©tal. Une boite Ă  projectiles,Ă©vidĂ©e dans l’épaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine de ballesĂ©lectriques, qui, au moyen d’un ressort, se plaçaient automatiquement dansle canon du fusil. DĂšs qu’un coup Ă©tait tirĂ©, l’autre Ă©tait prĂȘt Ă  partir.

« Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d’un maniementfacile. Je ne demande plus qu’à l’essayer. Mais comment allons-nous gagnerle fond de la mer ?

– En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus est Ă©chouĂ© par dixmĂštres d’eau, et nous n’aurons plus qu’à partir.

– Comment sortirons-nous ?– Vous l’allez voir. »Le capitaine Nemo introduisit sa tĂȘte dans la calotte sphĂ©rique. Conseil et

moi, nous en fĂźmes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancerun « bonne chasse » ironique. Le haut de notre vĂȘtement Ă©tait terminĂ© parun collet de cuivre taraudĂ©, sur lequel se vissait ce casque de mĂ©tal. Troistrous, protĂ©gĂ©s par des verres Ă©pais, permettaient de voir dans toutes lesdirections, rien qu’en tournant la tĂȘte Ă  l’intĂ©rieur de cette sphĂšre. DĂšs qu’ellefut en place, les appareils Rouquayrol, placĂ©s sur notre dos, commencĂšrentĂ  fonctionner, et, pour mon compte, je respirai Ă  l’aise.

La lampe Ruhmkorff suspendue Ă  ma ceinture, le fusil Ă  la main, j’étaisprĂȘt Ă  partir. Mais, pour ĂȘtre franc, emprisonnĂ© dans ces lourds vĂȘtements etclouĂ© au tillac par mes semelles de plomb, il m’eĂ»t Ă©tĂ© impossible de faireun mouvement.

Mais ce cas Ă©tait prĂ©vu, et je sentis que l’on me poussait dans une petitechambre contiguĂ« au vestiaire. Mes compagnons, Ă©galement remorquĂ©s, mesuivaient. J’entendis une porte, munie d’obturateurs, se refermer sur nous,et une profonde obscuritĂ© nous enveloppa.

AprĂšs quelques minutes, un vif sifflement parvint Ă  mon oreille. Jesentis une certaine impression de froid monter de mes pieds Ă  ma poitrine.Évidemment, de l’intĂ©rieur du bateau, on avait, par un robinet, donnĂ© entrĂ©eĂ  l’eau extĂ©rieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientĂŽtremplie. Une seconde porte, percĂ©e dans le flanc du Nautilus, s’ouvrit alors.Un demi-jour nous Ă©claira. Un instant aprĂšs, nos pieds foulaient le fond dela mer.

Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m’alaissĂ©es cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants Ă raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-mĂȘme est inhabile Ă 

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rendre les effets particuliers Ă  l’élĂ©ment liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire ?

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait Ă quelques pas en arriĂšre. Conseil et moi, nous restions l’un prĂšs de l’autre,comme si un Ă©change de paroles eĂ»t Ă©tĂ© possible Ă  travers nos carapacesmĂ©talliques. Je ne sentais dĂ©jĂ  plus la lourdeur de mes vĂȘtements, de meschaussures, de mon rĂ©servoir d’air, ni le poids de cette Ă©paisse sphĂšre, aumilieu de laquelle ma tĂȘte ballottait comme une amande dans sa coquille.Tous ces objets, plongĂ©s dans l’eau, perdaient une partie de leur poids Ă©galeĂ  celui du liquide dĂ©placĂ©, et je me trouvais trĂšs bien de cette loi physiquereconnue par ArchimĂšde. Je n’étais plus une masse inerte, et j’avais unelibertĂ© de mouvement relativement grande.

La lumiĂšre, qui Ă©clairait le sol jusqu’à trente pieds au-dessous dela surface de l’OcĂ©an, m’étonna par sa puissance. Les rayons solairestraversaient aisĂ©ment cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration.Je distinguais nettement les objets Ă  une distance de cent mĂštres. Au-delĂ , les fonds se nuançaient des fines dĂ©gradations de l’outremer, puisils bleuissaient dans les lointains, et s’effaçaient au milieu d’une vagueobscuritĂ©. VĂ©ritablement, cette eau qui m’entourait n’était qu’une sorte d’air,plus dense que l’atmosphĂšre terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j’apercevais la calme surface de la mer.

Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridĂ© comme celui des plages quiconserve l’empreinte de la houle. Ce tapis Ă©blouissant, vĂ©ritable rĂ©flecteur,repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensitĂ©. De lĂ , cetteimmense rĂ©verbĂ©ration qui pĂ©nĂ©trait toutes les molĂ©cules liquides. Serais-je cru si j’affirme qu’à cette profondeur de trente pieds, j’y voyais commeen plein jour ?

Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable ardent, semĂ© d’uneimpalpable poussiĂšre de coquillages. La coque du Nautilus, dessinĂ©e commeun long Ă©cueil, disparaissait peu Ă  peu ; mais son fanal, lorsque la nuitse serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour Ă  bord, enprojetant ses rayons avec une nettetĂ© parfaite. Effet difficile Ă  comprendrepour qui n’a vu que sur terre ces nappes blanchĂątres si vivement accusĂ©es.LĂ , la poussiĂšre dont l’air est saturĂ© leur donne l’apparence d’un brouillardlumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits Ă©lectriques setransmettent avec une incomparable puretĂ©.

Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait ĂȘtresans bornes. J’écartais de la main les rideaux liquides qui se refermaientderriĂšre moi, et la trace de mes pas s’effaçait soudain sous la pression deseaux.

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BientĂŽt quelques formes d’objets, Ă  peine estompĂ©s dans l’éloignement,se dessinĂšrent Ă  mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans derochers, tapissĂ©s de zoophytes du plus bel Ă©chantillon, et je fus tout d’abordfrappĂ© d’un effet spĂ©cial Ă  ce milieu.

Il Ă©tait alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient lasurface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumiĂšredĂ©composĂ©e par la rĂ©fraction comme Ă  travers un prisme, fleurs, rochers,plantules, coquillages, polypes, se nuançaient sur leurs bords des septcouleurs du spectre solaire. C’était une merveille, une fĂȘte des yeux, quecet enchevĂȘtrement de tons colorĂ©s, une vĂ©ritable kalĂ©idoscopie de vert, dejaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot, toute la paletted’un coloriste enragĂ© ! Que ne pouvais-je, communiquer Ă  Conseil les vivessensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d’interjectionsadmiratives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon,Ă©changer mes pensĂ©es au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux,je me parlais Ă  moi-mĂȘme, je criais dans la boĂźte de cuivre qui coiffait matĂȘte, dĂ©pensant peut-ĂȘtre en vaines paroles plus d’air qu’il ne convenait.

Devant ce splendide spectacle, Conseil s’était arrĂȘtĂ© comme moi.Évidemment, le digne garçon, en prĂ©sence de ces Ă©chantillons de zoophyteset de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et Ă©chinodermesabondaient sur le sol. Les isis variĂ©es, les cornulaires qui vivent isolĂ©ment,des touffes d’oculines vierges, dĂ©signĂ©es autrefois sous le nom de « corailblanc », les fongies hĂ©rissĂ©es en forme de champignons, les anĂ©monesadhĂ©rant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, Ă©maillĂ©de porpites parĂ©es de leur collerette de tentacules azurĂ©s, d’étoiles de merqui constellaient le sable, et d’astĂ©rophytons verruqueux, fines dentellesbrodĂ©es par la main des naĂŻades, dont les festons se balançaient aux faiblesondulations provoquĂ©es par notre marche. C’était un vĂ©ritable chagrin pourmoi d’écraser sous mes pas les brillants spĂ©cimens de mollusques quijonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, lesdonaces, vĂ©ritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges,les strombes aile d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits de cetinĂ©puisable OcĂ©an. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendantque voguaient au-dessus de nos tĂȘtes des troupes de physalies, laissant leurstentacules d’outremer flotter Ă  la traĂźne, des mĂ©duses dont l’ombrelle opalineou rose tendre, festonnĂ©e d’un liston d’azur, nous abritait des rayons solaires,et des pĂ©lagies panopyres, qui, dans l’obscuritĂ©, eussent semĂ© notre cheminde lueurs phosphorescentes !

Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’un quart de mille,m’arrĂȘtant Ă  peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d’un geste.BientĂŽt la nature du sol se modifia. À la plaine de sable succĂ©da une couche

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de vase visqueuse que les AmĂ©ricains nomment « oaze », uniquementcomposĂ©e de coquilles siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourĂ»mes uneprairie d’algues, plantes pĂ©lagiennes que les eaux n’avaient pas encorearrachĂ©es, et dont la vĂ©gĂ©tation Ă©tait fougueuse. Ces pelouses Ă  tissu serrĂ©,douces au pied, eussent rivalisĂ© avec les plus moelleux tapis tissĂ©s par lamain des hommes. Mais, en mĂȘme temps que la verdure s’étalait sous nospas, elle n’abandonnait pas nos tĂȘtes. Un lĂ©ger berceau de plantes marines,classĂ©es dans cette exubĂ©rante famille des algues dont on connaĂźt plus dedeux mille espĂšces, se croisait Ă  la surface des eaux. Je voyais flotter de longsrubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulĂ©s, des laurencies, descladostĂšphes, au feuillage si dĂ©liĂ©, des rhodymĂšnes palmĂ©s, semblables Ă  desĂ©ventails de cactus. J’observai que les plantes vertes se maintenaient plusprĂšs de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeurmoyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former lesjardins et les parterres des couches reculĂ©es de l’OcĂ©an.

Ces algues sont vĂ©ritablement un prodige de la crĂ©ation, une desmerveilles de la flore universelle. Cette famille produit Ă  la fois les plus petitset les plus grands vĂ©gĂ©taux du globe. Car, de mĂȘme qu’on a comptĂ© quarantemille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimĂštrescarrĂ©s, de mĂȘme on a recueilli des fucus dont la longueur dĂ©passait cinqcents mĂštres.

Nous avions quittĂ© le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il Ă©taitprĂšs de midi. Je m’en aperçus Ă  la perpendicularitĂ© des rayons solaires qui nese rĂ©fractaient plus. La magie des couleurs disparut peu Ă  peu, et les nuancesde l’émeraude et du saphir s’effacĂšrent de notre firmament. Nous marchionsd’un pas rĂ©gulier qui rĂ©sonnait sur le sol avec une intensitĂ© Ă©tonnante. Lesmoindres bruits se transmettaient avec une vitesse Ă  laquelle l’oreille n’estpas habituĂ©e sur la terre. En effet, l’eau est pour le son un meilleur vĂ©hiculeque l’air, et il s’y propage avec une rapiditĂ© quadruple.

En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcĂ©e. La lumiĂšreprit une teinte uniforme. Nous atteignĂźmes une profondeur de cent mĂštres,subissant alors une pression de dix atmosphĂšres. Mais mon vĂȘtementde scaphandre Ă©tait Ă©tabli dans des conditions telles, que je ne souffraisaucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gĂȘne auxarticulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas Ă  disparaĂźtre.Quant Ă  la fatigue que devait amener cette promenade de deux heuressous un harnachement dont j’avais si peu l’habitude, elle Ă©tait nulle. Mesmouvements, aidĂ©s par l’eau, se produisaient avec une surprenante facilitĂ©.

ArrivĂ© Ă  cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore lesrayons du soleil, mais faiblement. À leur Ă©clat intense avait succĂ©dĂ© uncrĂ©puscule rougeĂątre, moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous

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voyions suffisamment Ă  nous conduire, et il n’était pas encore nĂ©cessaire demettre les appareils Ruhmkorff en activitĂ©.

En ce moment, le capitaine Nemo s’arrĂȘta. Il attendit que je l’eusserejoint, et du doigt il me montra quelques masses obscures qui s’accusaientdans l’ombre Ă  une petite distance.

« C’est la forĂȘt de l’üle Crespo, » pensai-je, et je ne me trompais pas.

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XVIIUne forĂȘt sous-marine

Nous Ă©tions enfin arrivĂ©s Ă  la lisiĂšre de cette forĂȘt, sans doute l’unedes plus belles de l’immense domaine du capitaine Nemo. Il la considĂ©raitcomme Ă©tant sienne, et s’attribuait sur elle les mĂȘmes droits qu’avaientles premiers hommes aux premiers jours du monde. D’ailleurs, qui lui eĂ»tdisputĂ© la possession de cette propriĂ©tĂ© sous-marine ? Quel autre pionnierplus hardi serait venu, la hache Ă  la main, en dĂ©fricher les sombres taillis ?

Cette forĂȘt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dĂšs quenous eĂ»mes pĂ©nĂ©trĂ© sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout d’abordfrappĂ©s d’une singuliĂšre disposition de leurs ramures, – disposition que jen’avais pas encore observĂ©e jusqu’alors.

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches quihĂ©rissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s’étendaitdans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l’OcĂ©an. Pas defilaments, pas de rubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssent droitscomme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se dĂ©veloppaient suivant uneligne rigide et perpendiculaire, commandĂ©e par la densitĂ© de l’élĂ©ment quiles avait produits. Immobiles, d’ailleurs, lorsque je les Ă©cartais de la main,ces plantes reprenaient aussitĂŽt leur position premiĂšre. C’était ici le rĂšgnede la verticalitĂ©.

BientĂŽt je m’habituai Ă  cette disposition bizarre, ainsi qu’à l’obscuritĂ©relative qui nous enveloppait. Le sol de la forĂȘt Ă©tait semĂ© de blocs aigus,difficiles Ă  Ă©viter. La flore sous-marine m’y parut ĂȘtre assez complĂšte, plusriche mĂȘme qu’elle ne l’eĂ»t Ă©tĂ© sous les zones arctiques ou tropicales, oĂčses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, jeconfondis involontairement les rĂšgnes entre eux, prenant des zoophytes pourdes hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fĂ»t pas trompĂ© ?La faune et la flore se touchent de si prĂšs dans ce monde sous-marin !

J’observai que toutes ces productions du rĂšgne vĂ©gĂ©tal ne tenaient au solque par un empattement superficiel. DĂ©pourvues de racines, indiffĂ©rentes aucorps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne luidemandent qu’un point d’appui, non la vitalitĂ©. Ces plantes ne procĂšdentque d’elles-mĂȘmes, et le principe de leur existence est dans cette eau quiles soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient deslamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte decouleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l’olivĂątre, le fauveet le brun. Je revis lĂ , mais non plus dessĂ©chĂ©es comme les Ă©chantillonsdu Nautilus, des padines-paons dĂ©ployĂ©es en Ă©ventails qui semblaient

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solliciter la brise, des cĂ©ramies Ă©carlates, des laminaires allongeant leursjeunes pousses comestibles, des nĂ©rĂ©ocystĂ©es filiformes et fluxueuses, quis’épanouissaient Ă  une hauteur de quinze mĂštres, des bouquets d’acĂ©tabules,dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre d’autres plantespĂ©lagiennes, toutes dĂ©pourvues de fleurs. « Curieuse anomalie, bizarreĂ©lĂ©ment, a dit un spirituel naturaliste, oĂč le rĂšgne animal fleurit, et oĂč lerĂšgne vĂ©gĂ©tal ne fleurit pas ! »

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zonestempĂ©rĂ©es, et sous leur ombre humide, se massaient de vĂ©ritables buissonsĂ  fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquelles s’épanouissaientdes mĂ©andrines zĂ©brĂ©es de sillons tortueux, des caryophylles jaunĂątres Ă tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, – et pourcomplĂ©ter l’illusion, – les poissons-mouches volaient de branches enbranches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lĂ©pissacanthes,Ă  la mĂąchoire hĂ©rissĂ©e, aux Ă©cailles aiguĂ«s, des dactyloptĂšres et desmonocentres, se levaient sous nos pas, semblables Ă  une troupe debĂ©cassines.

Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J’en fusassez satisfait pour mon compte, et nous nous Ă©tendĂźmes sous un berceaud’alariĂ©es, dont les longues laniĂšres amincies se dressaient comme desflĂšches.

Cet instant de repos me parut dĂ©licieux. Il ne nous manquait que le charmede la conversation. Mais impossible de parler, impossible de rĂ©pondre.J’approchai seulement ma grosse tĂȘte de cuivre de la tĂȘte de Conseil. Jevis les yeux de ce brave garçon briller de contentement, et en signe desatisfaction, il s’agita dans sa carapace de l’air le plus comique du monde.

AprĂšs quatre heures de cette promenade, je fus trĂšs Ă©tonnĂ© de ne pasressentir un violent besoin de manger. À quoi tenait cette dispositionde l’estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j’éprouvais uneinsurmontable envie de dormir, ainsi qu’il arrive Ă  tous les plongeurs. Aussimes yeux se fermĂšrent-ils bientĂŽt derriĂšre leur Ă©paisse vitre, et je tombaidans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche en avantavait seul pu combattre jusqu’alors. Le capitaine Nemo et son robustecompagnon, Ă©tendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l’exemple dusommeil.

Combien de temps restai-je ainsi plongĂ© dans cet assoupissement, jene pus l’évaluer ; mais lorsque je me rĂ©veillai, il me sembla que le soleils’abaissait vers l’horizon. Le capitaine Nemo s’était dĂ©jĂ  relevĂ©, et jecommençais Ă  me dĂ©tirer les membres, quand une apparition inattendue meremit brusquement sur les pieds.

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À quelques pas, une monstrueuse araignĂ©e de mer, haute d’un mĂštre, meregardait de ses yeux louches, prĂȘte Ă  s’élancer sur moi. Quoique mon habitde scaphandre fĂ»t assez Ă©pais pour me dĂ©fendre contre les morsures de cetanimal, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Conseil et le matelotdu Nautilus s’éveillĂšrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra Ă  soncompagnon le hideux crustacĂ©, qu’un coup de crosse abattit aussitĂŽt, et jevis les horribles pattes du montre se tordre dans des convulsions terribles.

Cette rencontre me fit penser que d’autres animaux, plus redoutables,devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protĂ©geraitpas contre leurs attaques. Je n’y avais pas songĂ© jusqu’alors, et je rĂ©solus deme tenir sur mes gardes. Je supposais, d’ailleurs, que cette halte marquait leterme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu de retourner auNautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion.

Le sol se dĂ©primait toujours, et sa pente, s’accusant davantage, nousconduisit Ă  de plus grandes profondeurs. Il devait ĂȘtre Ă  peu prĂšs trois heures,quand nous atteignĂźmes une Ă©troite vallĂ©e, creusĂ©e entre de hautes parois Ă pic, et situĂ©e par cent cinquante mĂštres de fond. GrĂące Ă  la perfection denos appareils, nous dĂ©passions ainsi de quatre-vingt-dix mĂštres la limite quela nature semblait avoir imposĂ©e jusqu’ici aux excursions sous-marines del’homme.

Je dis cent cinquante mĂštres, bien qu’aucun instrument ne me permĂźtd’évaluer cette distance. Mais je savais que, mĂȘme dans les mers lesplus limpides, les rayons solaires ne peuvent pĂ©nĂ©trer plus avant. Or,prĂ©cisĂ©ment, l’obscuritĂ© devint profonde. Aucun objet n’était visible Ă  dixpas. Je marchais donc en tĂątonnant, quand je vis briller subitement unelumiĂšre blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareilĂ©lectrique en activitĂ©. Son compagnon l’imita. Conseil et moi nous suivĂźmesleur exemple. J’établis, en tournant une vis, la communication entre labobine et le serpentin de verre, et la mer, Ă©clairĂ©e par nos quatre lanternes,s’illumina dans un rayon de vingt-cinq mĂštres.

Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscures profondeursde la forĂȘt dont les arbrisseaux se rarĂ©fiaient de plus en plus. J’observaique la vie vĂ©gĂ©tale disparaissait plus vite que la vie animale. Lesplantes pĂ©lagiennes abandonnaient dĂ©jĂ  le sol devenu aride, qu’un nombreprodigieux d’animaux, zoophytes, articulĂ©s, mollusques et poissons, ypullulaient encore.

Tout en marchant, je pensais que la lumiĂšre de nos appareils Ruhmkorffdevait nĂ©cessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches.Mais s’ils nous approchĂšrent, ils se tinrent du moins Ă  une distance

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regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemos’arrĂȘter et mettre son fusil en joue ; puis, aprĂšs quelques instantsd’observation, il le relevait et reprenait sa marche.

Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s’acheva.Un mur de rochers superbes et d’une masse imposante se dressa devantnous, entassement de blocs gigantesques, Ă©norme falaise de granit, creusĂ©ede grottes obscures, mais qui ne prĂ©sentait aucune rampe praticable.

C’étaient les accores de l’üle Crespo. C’était la terre.Le capitaine Nemo s’arrĂȘta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte,

et si dĂ©sireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrĂȘter. Icifinissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dĂ©passer.Au-delĂ , c’était cette portion du globe qu’il ne devait plus fouler du pied.

Le retour commença. Le capitaine Nemo avait repris la tĂȘte de sa petitetroupe, se dirigeant toujours sans hĂ©siter. Je crus voir que nous ne suivionspas le mĂȘme chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, trĂšsraide et par consĂ©quent trĂšs pĂ©nible, nous rapprocha sensiblement de lasurface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supĂ©rieures nefut pas tellement subit que la dĂ©compression se fit trop rapidement, ce quiaurait pu amener dans notre organisme des dĂ©sordres graves, et dĂ©terminerces lĂ©sions internes si fatales aux plongeurs. TrĂšs promptement, la lumiĂšrereparut, grandit, et, le soleil Ă©tant dĂ©jĂ  bas sur l’horizon, la rĂ©fraction bordade nouveau les divers objets d’un anneau spectral.

À dix mĂštres de profondeur, nous marchions au milieu d’un essaim depetits poissons de toute espĂšce, plus nombreux que les oiseaux dans l’air,plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d’un coup de fusil, nes’était encore offert Ă  nos regards.

En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement Ă©paulĂ©e, suivre entreles buissons un objet mobile. Le coup partit, j’entendis un faible sifflement,et un animal tomba foudroyĂ© Ă  quelques pas.

C’était une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupĂšdequi soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d’un mĂštre cinquantecentimĂštres, devait ĂȘtre d’un trĂšs grand prix. Sa peau, d’un brun marronen dessus, argentĂ©e en dessous, faisait une de ces admirables fourrures sirecherchĂ©es sur les marchĂ©s russes et chinois. La finesse et le lustre de sonpoil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J’admirai fortce curieux mammifĂšre Ă  la tĂȘte arrondie et ornĂ©e d’oreilles courtes, aux yeuxronds, aux moustaches blanches et semblables Ă  celles du chat, aux piedspalmĂ©s et unguiculĂ©s, Ă  la queue touffue. Ce prĂ©cieux carnassier, chassĂ© ettraquĂ© par les pĂȘcheurs, devient extrĂȘmement rare, et il s’est principalementrĂ©fugiĂ© dans les portions borĂ©ales du Pacifique, oĂč vraisemblablement sonespĂšce ne tardera pas Ă  s’éteindre.

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Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bĂȘte, la chargea sur sonĂ©paule, et l’on se remit en route.

Pendant une heure, une plaine de sable se dĂ©roula devant nos pas. Elleremontait souvent Ă  moins de deux mĂštres de la surface des eaux. Jevoyais alors notre image, nettement reflĂ©tĂ©e, se dessiner en sens inverse,et au-dessus de nous apparaissait une troupe identique, reproduisant nosmouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, Ă  cela prĂšsqu’elle marchait la tĂȘte en bas et les pieds en l’air.

Autre effet Ă  noter. C’était le passage de nuages Ă©pais qui se formaientet s’évanouissaient rapidement ; mais, en rĂ©flĂ©chissant, je compris que cesprĂ©tendus nuages n’étaient dus qu’à l’épaisseur variable des longues lamesde fond, et j’apercevais mĂȘme les « moutons » Ă©cumeux que leur crĂȘte brisĂ©emultipliait sur les eaux. Il n’était pas jusqu’à l’ombre des grands oiseauxqui passaient sur nos tĂȘtes, dont je, ne surprisse le rapide effleurement Ă  lasurface de la mer.

En cette occasion, je fus tĂ©moin de l’un des plus beaux coups de fusil quiaient jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur. Un grand oiseau, Ă  largeenvergure, trĂšs nettement visible, s’approchait en planant. Le compagnondu capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut Ă  quelquesmĂštres seulement au-dessus des flots. L’animal tomba foudroyĂ©, et sa chutel’entraĂźna jusqu’à la portĂ©e de l’adroit chasseur qui s’en empara. C’était unalbatros de la plus belle espĂšce, admirable spĂ©cimen des oiseaux pĂ©lagiens.

Notre marche n’avait pas Ă©tĂ© interrompue par cet incident. Pendant deuxheures, nous suivĂźmes tantĂŽt des plaines sableuses, tantĂŽt des prairies devarechs, fort pĂ©nibles Ă  traverser. Franchement, je n’en pouvais plus, quandj’aperçus une vague lueur qui rompait, Ă  un demi-mille, l’obscuritĂ© des eaux.C’était le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devions ĂȘtre Ă  bord, etlĂ , je respirerais Ă  l’aise, car il me semblait que mon rĂ©servoir ne fournissaitplus qu’un air trĂšs pauvre en oxygĂšne. Mais je comptais sans une rencontrequi retarda quelque peu notre arrivĂ©e.

J’étais restĂ© d’une vingtaine de pas en arriĂšre, lorsque je vis le capitaineNemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba Ă terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d’abord,je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai enobservant que le capitaine se couchait prĂšs de moi et demeurait immobile.

J’étais donc Ă©tendu sur le sol, prĂ©cisĂ©ment Ă  l’abri d’un buissonde varechs, quand, relevant la tĂȘte, j’aperçus d’énormes masses passerbruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.

Mon sang se glaça dans mes veines ! J’avais reconnu les formidablessquales qui nous menaçaient. C’était un couple de tintorĂ©as, requinsterribles, Ă  la queue Ă©norme, au regard terne et vitreux, qui distillent

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une matiĂšre phosphorescente par des trous percĂ©s autour de leur museau.Monstrueuses mouches Ă  feu, qui broient un homme tout entier dans leursmĂąchoires de fer ! Je ne sais si Conseil s’occupait Ă  les classer, maispour mon compte, j’observais leur ventre argentĂ©, leur gueule formidable,hĂ©rissĂ©e de dents, Ă  un point de vue peu scientifique, et plutĂŽt en victimequ’en naturaliste.

TrĂšs heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passĂšrentsans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunĂątres, et nousĂ©chappĂąmes, comme par miracle, Ă  ce danger, plus grand, Ă  coup sĂ»r, que larencontre d’un tigre en pleine forĂȘt.

Une demi-heure aprĂšs, guidĂ©s par la traĂźnĂ©e Ă©lectrique, nous atteignionsle Nautilus. La porte extĂ©rieure Ă©tait restĂ©e ouverte, et le capitaine Nemola referma dĂšs que nous fĂ»mes rentrĂ©s dans la premiĂšre cellule. Puis, ilpressa un bouton. J’entendis manƓuvrer les pompes au dedans du navire,je sentis l’eau baisser autour de moi, et, en quelques instants, la cellule futentiĂšrement vidĂ©e. La porte intĂ©rieure s’ouvrit alors, et nous passĂąmes dansle vestiaire.

LĂ , nos habits de scaphandre furent retirĂ©s, non sans peine, et, trĂšsharassĂ©, tombant d’inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, toutĂ©merveillĂ© de cette surprenante excursion au fond des mers.

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XVIIIQuatre mille lieuessous le Pacifique

Le lendemain, 18 novembre, j’étais parfaitement remis de mes fatiguesde la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment oĂč le second duNautilus prononçait sa phrase quotidienne. Il me vint alors Ă  l’esprit qu’ellese rapportait Ă  l’état de la mer, ou plutĂŽt qu’elle signifiait : « Nous n’avonsrien en vue. »

Et en effet, l’OcĂ©an Ă©tait dĂ©sert. Pas une voile Ă  l’horizon. Les hauteurs del’üle Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleursdu prisme, Ă  l’exception des rayons bleus, rĂ©flĂ©chissait ceux-ci dans toutesles directions et revĂȘtait une admirable teinte d’indigo. Une moire, Ă  largesraies, se dessinait rĂ©guliĂšrement sur les flots onduleux.

J’admirais ce magnifique aspect de l’OcĂ©an, quand le capitaine Nemoapparut. Il ne sembla pas s’apercevoir de ma prĂ©sence et commença unesĂ©rie d’observations astronomiques. Puis, son opĂ©ration terminĂ©e, il allas’accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent Ă  la surface del’OcĂ©an.

Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureuxet bien constituĂ©s, Ă©taient montĂ©s sur la plate-forme. Ils venaient retirer lesfilets qui avaient Ă©tĂ© mis Ă  la traĂźne pendant la nuit. Ces marins appartenaientĂ©videmment Ă  des nations diffĂ©rentes, bien que le type europĂ©en fĂ»t indiquĂ©chez tous. Je reconnus, Ă  ne pas me tromper, des Irlandais, des Français,quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes Ă©taientsobres de paroles, et n’employaient entre eux que ce bizarre idiome dontje ne pouvais pas mĂȘme soupçonner l’origine. Aussi, je dus renoncer Ă  lesinterroger.

Les filets furent halĂ©s Ă  bord. C’étaient des espĂšces de chaluts, semblablesĂ  ceux des cĂŽtes normandes, vastes poches qu’une vergue flottante etune chaĂźne transfilĂ©e dans les mailles infĂ©rieures tiennent entrouvertes.Ces poches, ainsi traĂźnĂ©es sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond del’OcĂ©an et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-lĂ , ilsramenĂšrent de curieux Ă©chantillons de ces parages poissonneux, des lophies,auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d’histrions,des commersons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondulĂ©s,entourĂ©s de bandelettes rouges, des tĂ©trodons-croissants, dont le veninest extrĂȘmement subtil, quelques lamproies olivĂątres, des macrorhinques,couverts d’écailles argentĂ©es, des trichiures, dont la puissance Ă©lectrique est

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Ă©gale Ă  celle du gymnote et de la torpille, des notoptĂšres Ă©cailleux, Ă  bandesbrunes et transversales, des gades verdĂątres, plusieurs variĂ©tĂ©s de gobies,etc., enfin quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx Ă  tĂȘteproĂ©minente, long d’un mĂštre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrĂ©sde couleurs bleues et argentĂ©es, et trois magnifiques thons que la rapiditĂ© deleur marche n’avait pu sauver du chalut.

J’estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poisson.C’était une belle pĂȘche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent Ă la traĂźne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil toutun monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d’uneexcellente qualitĂ©, que la rapiditĂ© du Nautilus et l’attraction de sa lumiĂšreĂ©lectrique pouvaient renouveler sans cesse.

Ces divers produits de la mer furent immĂ©diatement affalĂ©s par lepanneau vers les cambuses, destinĂ©s, les uns Ă  ĂȘtre mangĂ©s frais, les autresĂ  ĂȘtre conservĂ©s.

La pĂȘche finie, la provision d’air renouvelĂ©e, je pensais que le Nautilusallait reprendre son excursion sous-marine, et je me prĂ©parais Ă  regagner machambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autreprĂ©ambule :

« Voyez cet OcĂ©an, monsieur le professeur, n’est-il pas douĂ© d’une vierĂ©elle ? N’a-t-il pas ses colĂšres et ses tendresses ? Hier, il s’est endormicomme nous, et le voilĂ  qui se rĂ©veille aprĂšs une nuit paisible. »

Ni bonjour, ni bonsoir ! N’eĂ»t-on pas dit que cet Ă©trange personnagecontinuait avec moi une conversation dĂ©jĂ  commencĂ©e ?

« Regardez, reprit-il, il s’éveille sous les caresses du soleil ! Il va revivrede son existence diurne ! C’est une intĂ©ressante Ă©tude que de suivre le jeu deson organisme. Il possĂšde un pouls, des artĂšres, il a ses spasmes, et je donneraison Ă  ce savant Maury, qui a dĂ©couvert en lui une circulation aussi rĂ©elleque la circulation sanguine chez les animaux. »

Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moi aucune rĂ©ponse, etil me parut inutile de lui prodiguer les « Évidemment », les « À coup sĂ»r »,et les « Vous avez raison ». Il se parlait plutĂŽt Ă  lui-mĂȘme, prenant de longstemps entre chaque phrase. C’était une mĂ©ditation Ă  haute voix.

« Oui, dit-il, l’OcĂ©an possĂšde une circulation vĂ©ritable, et, pour laprovoquer, il a suffi au CrĂ©ateur de toutes choses de multiplier en lui lecalorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crĂ©e des densitĂ©sdiffĂ©rentes, qui amĂšnent les courants et les contre-courants. L’évaporation,nulle aux rĂ©gions hyperborĂ©ennes, trĂšs active dans les zones Ă©quatoriales,constitue un Ă©change permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. Enoutre, j’ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment lavraie respiration de l’OcĂ©an. J’ai vu la molĂ©cule d’eau de mer, Ă©chauffĂ©e Ă  la

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surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densitĂ©Ă  deux degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, puis, se refroidissant encore, devenir pluslĂ©gĂšre et remonter. Vous verrez au pĂŽle les consĂ©quences de ce phĂ©nomĂšne,et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prĂ©voyante nature, lacongĂ©lation ne peut jamais se produire qu’à la surface des eaux. »

Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : « LepÎle ! Est-ce que cet audacieux personnage prétend nous conduire jusque-là ! »

Cependant le capitaine s’était tu, et regardait cet Ă©lĂ©ment sicomplĂštement, si incessamment Ă©tudiĂ© par lui. Puis reprenant :

« Les sels, dit-il, sont en quantitĂ© considĂ©rable dans la mer, monsieur leprofesseur, et si vous enleviez tous ceux qu’elle contient en dissolution, vousen feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, Ă©talĂ©e surle globe, formerait une couche de plus de dix mĂštres de hauteur. Et ne croyezpas que la prĂ©sence de ces sels ne soit due qu’à un caprice de la nature !Non. Ils rendent les eaux marines moins Ă©vaporables, et empĂȘchent les ventsde leur enlever une trop grande quantitĂ© de vapeurs, qui, en se rĂ©solvant,submergeraient les zones tempĂ©rĂ©es. RĂŽle immense, rĂŽle de pondĂ©rateurdans l’économie gĂ©nĂ©rale du globe ! »

Le capitaine Nemo s’arrĂȘta, se leva mĂȘme, fit quelques pas sur la plate-forme et revint vers moi :

« Quant aux infusoires, reprit-il, quant Ă  ces milliards d’animalcules quiexistent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pourpeser un milligramme, leur rĂŽle n’est pas moins important. Ils absorbentles sels marins, ils s’assimilent les Ă©lĂ©ments solides de l’eau, et, vĂ©ritablesfaiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrĂ©pores !Et alors la goutte d’eau, privĂ©e de son aliment minĂ©ral, s’allĂšge, remonteĂ  la surface, y absorbe les sels abandonnĂ©s par l’évaporation, s’alourdit,redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux Ă©lĂ©ments Ă  absorber.De lĂ , un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement,toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les continents, plus exubĂ©rante,plus infinie, s’épanouissant dans toutes les parties de cet OcĂ©an, Ă©lĂ©ment demort pour l’homme, a-t-on dit, Ă©lĂ©ment de vie pour des myriades d’animaux,– et pour moi ! »

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait enmoi une extraordinaire Ă©motion.

« Aussi, ajouta-t-il, lĂ  est la vraie existence ! Et je concevrais la fondationde villes nautiques, d’agglomĂ©rations de maisons sous-marines, qui, commele Nautilus, reviendraient respirer chaque matin Ă  la surface des mers,villes libres, s’il en fut, citĂ©s indĂ©pendantes ! Et encore, qui sait si quelquedespote
 »

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Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis s’adressantdirectement Ă  moi, comme pour chasser une pensĂ©e funeste :

« Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est laprofondeur de l’OcĂ©an ?

– Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ontappris.

– Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrĂŽle au besoin ?– En voici quelques-uns, rĂ©pondis-je, qui me reviennent Ă  la mĂ©moire.

Si je ne me trompe, on a trouvĂ© une profondeur moyenne de huit milledeux cent mĂštres dans l’Atlantique nord, et de deux mille cinq cents mĂštresdans la MĂ©diterranĂ©e. Les plus remarquables sondes ont Ă©tĂ© faites dansl’Atlantique sud, prĂšs du trente-cinquiĂšme degrĂ©, et elles ont donnĂ© douzemille mĂštres, quatorze mille quatre-vingt-onze mĂštres et quinze mille centquarante-neuf mĂštres. En somme, on estime que si le fond de la mer Ă©taitnivelĂ©, sa profondeur moyenne serait de sept kilomĂštres environ.

– Bien, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, nous vousmontrerons mieux que cela, je l’espĂšre. Quant Ă  la profondeur moyenne decette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu’elle est seulement de quatremille mĂštres. »

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut parl’échelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L’hĂ©lice se mit aussitĂŽten mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles Ă  l’heure.

Pendant les jours, pendant les semaines qui s’écoulĂšrent, le capitaineNemo fut trĂšs sobre de visites. Je ne le vis qu’à de rares intervalles. Sonsecond faisait rĂ©guliĂšrement le point que je trouvais reportĂ© sur la carte, detelle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus.

Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avaitracontĂ© Ă  son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadienregrettait de ne nous avoir point accompagnĂ©s. Mais j’espĂ©rais quel’occasion se reprĂ©senterait de visiter les forĂȘts ocĂ©aniennes.

Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salons’ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pĂ©nĂ©trer les mystĂšres dumonde sous-marin.

La direction gĂ©nĂ©rale du Nautilus Ă©tait sud-est, et il se maintenait entrecent mĂštres et cent cinquante mĂštres de profondeur. Un jour, cependant,par je ne sais quel caprice, entraĂźnĂ© diagonalement au moyen de ses plansinclinĂ©s, il atteignit les couches d’eau situĂ©es par deux mille mĂštres. LethermomĂštre indiquait une tempĂ©rature de 4°, 25 centigrades, tempĂ©raturequi, sous cette profondeur, paraĂźt ĂȘtre commune Ă  toutes les latitudes.

Le 26 novembre, à trois heures du matin, le Nautilus franchit le tropiquedu Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich,

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oĂč l’illustre Cook trouva la mort, le 14 fĂ©vrier 1779. Nous avions alorsfait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de dĂ©part. Lematin, lorsque j’arrivai sur la plate-forme, j’aperçus, Ă  deux milles sous levent, HaouaĂŻ, la plus considĂ©rable des sept Ăźles qui forment cet archipel. Jedistinguai nettement sa lisiĂšre cultivĂ©e, les diverses chaĂźnes de montagnesqui courent parallĂšlement Ă  la cĂŽte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, Ă©levĂ© de cinq mille mĂštres au-dessus du niveau de la mer. Entre autresĂ©chantillons de ces parages, les filets rapportĂšrent des flabellaires pavonĂ©es,polypes comprimĂ©s de forme gracieuse, et qui sont particuliers Ă  cette partiede l’OcĂ©an.

La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupa l’équateur, le 1erdĂ©cembre, par 142° de longitude, et le 4 du mĂȘme mois, aprĂšs une rapidetraversĂ©e que ne signala aucun incident, nous eĂ»mes connaissance du groupedes Marquises. J’aperçus Ă  trois milles, par 8° 57’de latitude sud et 139°32’de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de cegroupe qui appartient Ă  la France. Je vis seulement les montagnes boisĂ©esqui se dessinaient Ă  l’horizon, car le capitaine Nemo n’aimait pas Ă  rallierles terres. LĂ , les filets rapportĂšrent de beaux spĂ©cimens de poissons, deschoryphĂšnes aux nageoires azurĂ©es et Ă  la queue d’or, dont la chair estsans rivale au monde, des hologymnoses Ă  peu prĂšs dĂ©pourvus d’écailles,mais d’un goĂ»t exquis, des ostorhinques Ă  mĂąchoire osseuse, des thasardsjaunĂątres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d’ĂȘtre classĂ©s Ă  l’officedu bord.

AprĂšs avoir quittĂ© ces Ăźles charmantes protĂ©gĂ©es par le pavillon français,du 4 au 11 dĂ©cembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles.Cette navigation fut marquĂ©e par la rencontre d’une immense troupe decalmars, curieux mollusques, trĂšs voisins de la seiche. Les pĂȘcheurs françaisles dĂ©signent sous le nom d’encornets, et ils appartiennent Ă  la classe descĂ©phalopodes et Ă  la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux lesseiches et les argonautes. Ces animaux furent particuliĂšrement Ă©tudiĂ©s parles naturalistes de l’antiquitĂ©, et ils fournissaient de nombreuses mĂ©taphoresaux orateurs de l’Agora, en mĂȘme temps qu’un plat excellent Ă  la table desriches citoyens, s’il faut en croire AthĂ©nĂ©e, mĂ©decin grec, qui vivait avantGallien.

Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 dĂ©cembre que le Nautilus rencontracette armĂ©e de mollusques qui sont particuliĂšrement nocturnes. On pouvaitles compter par millions. Ils Ă©migraient des zones tempĂ©rĂ©es vers les zonesplus chaudes, en suivant l’itinĂ©raire des harengs et des sardines. Nous lesregardions Ă  travers les Ă©paisses vitres de cristal, nageant Ă  reculons avec uneextrĂȘme rapiditĂ©, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivantles poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangĂ©s des gros, et

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agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur aimplantĂ©s sur la tĂȘte, comme une chevelure de serpents pneumatiques. LeNautilus, malgrĂ© sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu decette troupe d’animaux, et ses filets en ramenĂšrent une innombrable quantitĂ©,oĂč je reconnus les neuf espĂšces que d’Orbigny a classĂ©es pour l’ocĂ©anPacifique.

On le voit, pendant cette traversĂ©e, la mer prodiguait incessamment sesplus merveilleux spectacles. Elle les variait Ă  l’infini. Elle changeait sondĂ©cor et sa mise en scĂšne pour le plaisir de nos yeux, et nous Ă©tions appelĂ©snon seulement Ă  contempler les Ɠuvres du CrĂ©ateur au milieu de l’élĂ©mentliquide, mais encore Ă  pĂ©nĂ©trer les plus redoutables mystĂšres de l’OcĂ©an.

Pendant la journĂ©e du 11 dĂ©cembre, j’étais occupĂ© Ă  lire dans le grandsalon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneauxentrouverts. Le Nautilus Ă©tait immobile. Ses rĂ©servoirs remplis. Il se tenait Ă une profondeur de mille mĂštres, rĂ©gion peu habitĂ©e des ocĂ©ans, dans laquelleles gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean MacĂ©, les Serviteursde l’estomac, et j’en savourais les leçons ingĂ©nieuses, lorsque Conseilinterrompit ma lecture.

« Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d’une voix singuliĂšre.– Qu’y a-t-il donc, Conseil ?– Que monsieur regarde. »Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai.En pleine lumiĂšre Ă©lectrique, une Ă©norme masse noirĂątre, immobile, se

tenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observai attentivement, cherchantĂ  reconnaĂźtre la nature de ce gigantesque cĂ©tacĂ©. Mais une pensĂ©e traversasubitement mon esprit.

« Un navire ! m’écriai-je.– Oui, rĂ©pondit le Canadien, un bĂątiment dĂ©semparĂ© qui a coulĂ© Ă  pic ! »Ned Land ne se trompait pas. Nous Ă©tions en prĂ©sence d’un navire, dont

les haubans coupĂ©s pendaient encore Ă  leurs cadĂšnes. Sa coque paraissaitĂȘtre en bon Ă©tat, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Troistronçons de mĂąts, rasĂ©s Ă  deux pieds au-dessus du pont, indiquaient quece navire engagĂ© avait dĂ» sacrifier sa mĂąture. Mais, couchĂ© sur le flanc,il s’était rempli, et il donnait encore la bande Ă  bĂąbord. Triste spectacleque celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encorela vue de son pont oĂč quelques cadavres, amarrĂ©s par des cordes, gisaientencore ! J’en comptai quatre, – quatre hommes, dont l’un se tenait debout augouvernail, – puis une femme Ă  demi sortie par la claire-voie de la dunette, et

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tenant un enfant dans ses bras. Cette femme Ă©tait jeune. Je pus reconnaĂźtre,vivement Ă©clairĂ©s par les feux du Nautilus, ses traits que l’eau n’avait pasencore dĂ©composĂ©s. Dans un suprĂȘme effort, elle avait Ă©levĂ© au-dessus desa tĂȘte son enfant, pauvre petit ĂȘtre dont les bras enlaçaient le cou de samĂšre ! L’attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu’ils Ă©taientdans des mouvements convulsifs, et morts en faisant un dernier effort pours’arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face netteet grave, ses cheveux grisonnants collĂ©s Ă  son front, la main crispĂ©e Ă  laroue du gouvernail, le timonier semblait conduire son trois-mĂąts naufragĂ© Ă travers les profondeurs de l’OcĂ©an !

Quelle scĂšne ! Nous Ă©tions muets, le cƓur palpitant devant ce naufragepris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographiĂ© Ă  sa derniĂšre minute ! Et jevoyais dĂ©jĂ  s’avancer, l’Ɠil en feu, d’énormes squales, attirĂ©s par cet appĂątde chair humaine !

Cependant le Nautilus, Ă©voluant, tourna autour du navire submergĂ©, et,un instant, je pus lire sur son tableau d’arriĂšre :

Florida, Sunderland.

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XIXVanikoro

Ce terrible spectacle inaugurait la sĂ©rie des catastrophes maritimes que leNautilus devait rencontrer sur sa route. Depuis qu’il parcourait des mers plusfrĂ©quentĂ©es, nous apercevions souvent des coques de navires qui achevaientde pourrir entre deux eaux, et, plus profondĂ©ment, sur le sol, des canons, desboulets, des ancres, des chaĂźnes et mille autres objets de fer que la rouilledĂ©vorait.

Cependant, toujours entraĂźnĂ©s par ce Nautilus, oĂč nous vivions commeisolĂ©s, le 11 dĂ©cembre, nous eĂ»mes connaissance de l’archipel des Pomotou,ancien « Groupe Dangereux » de Bougainville, qui s’étend sur un espacede cinq cents lieues de l’est-sud-est Ă  l’ouest-nord-ouest, entre 13° 30’et23° 50’de latitude sud, et 125° 30’et 151° 30’de longitude ouest, depuisl’üle Ducie jusqu’à l’üle Lazaref. Cet archipel couvre une superficie de troiscent soixante-dix lieues carrĂ©es, et il est formĂ© d’une soixantaine de groupesd’üles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France aimposĂ© son protectorat. Ces Ăźles sont coralligĂšnes. Un soulĂšvement lent,mais continu, provoquĂ© par le travail des polypes, les reliera un jour entreelles. Puis, cette nouvelle Ăźle se soudera plus tard aux archipels voisins, et uncinquiĂšme continent s’étendra depuis la Nouvelle-ZĂ©lande et la Nouvelle-CalĂ©donie jusqu’aux Marquises.

Le jour oĂč je dĂ©veloppai cette thĂ©orie devant le capitaine Nemo, il merĂ©pondit froidement :

« Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut Ă  la terre, mais denouveaux hommes ! »

Les hasards de sa navigation avaient prĂ©cisĂ©ment conduit le Nautilusvers l’üle Clermont-Tonnerre, l’une des plus curieuses du groupe, qui futdĂ©couverte en 1822 par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors Ă©tudierce systĂšme madrĂ©porique auquel sont dues les Ăźles de cet OcĂ©an.

Les madrĂ©pores, qu’il faut se garder de confondre avec les coraux, ont untissu revĂȘtu d’un encroĂ»tement calcaire, et les modifications de sa structureont amenĂ© M. Milne Edwards, mon illustre maĂźtre, Ă  les classer en cinqsections. Les petits animalcules qui sĂ©crĂštent ce polypier vivent par milliardsau fond de leurs cellules. Ce sont leurs dĂ©pĂŽts calcaires qui deviennentrochers, rĂ©cifs, Ăźlots, Ăźles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant unlagon ou petit lac intĂ©rieur, que des brĂšches mettent en communication avecla mer. LĂ , ils figurent des barriĂšres de rĂ©cifs semblables Ă  celles qui existentsur les cĂŽtes de la Nouvelle-CalĂ©donie et de diverses Ăźles des Pomotou. End’autres endroits, comme Ă  la RĂ©union et Ă  Maurice, ils Ă©lĂšvent des rĂ©cifs

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frangĂ©s, hautes murailles droites, prĂšs desquelles les profondeurs de l’OcĂ©ansont considĂ©rables.

En prolongeant Ă  quelques encablures seulement les accores de l’üleClermont-Tonnerre, j’admirai l’ouvrage gigantesque accompli par cestravailleurs microscopiques. Ces murailles Ă©taient spĂ©cialement l’Ɠuvre desmadrĂ©poraires dĂ©signĂ©s par les noms de millepores, de porites, d’astrĂ©eset de mĂ©andrines. Ces polypes se dĂ©veloppent particuliĂšrement dans lescouches agitĂ©es de la surface de la mer, et, par consĂ©quent, c’est parleur partie supĂ©rieure qu’ils commencent ces substructions, lesquelless’enfoncent peu Ă  peu avec les dĂ©bris de sĂ©crĂ©tions qui les supportent. Telleest, du reste, la thĂ©orie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation desatolls, – thĂ©orie supĂ©rieure, selon moi, Ă  celle qui donne pour base auxtravaux madrĂ©poriques des sommets de montagnes ou de volcans, immergĂ©sĂ  quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.

Je pus observer de trÚs prÚs ces curieuses murailles, car, à leur aplomb,la sonde accusait plus de trois cents mÚtres de profondeur, et nos nappesélectriques faisaient étinceler ce brillant calcaire.

RĂ©pondant Ă  une question que me posa Conseil sur la durĂ©ed’accroissement de ces barriĂšres colossales, je l’étonnai beaucoup en luidisant que les savants portaient cet accroissement Ă  un huitiĂšme de poucepar siĂšcle.

« Donc, pour Ă©lever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?
– Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge

singuliĂšrement les jours bibliques. D’ailleurs, la formation de la houille,c’est-Ă -dire la minĂ©ralisation des forĂȘts enlisĂ©es par les dĂ©luges, et lerefroidissement des roches basaltiques ont exigĂ© un temps beaucoup plusconsidĂ©rable. Mais j’ajouterai que les jours de la Bible ne sont que desĂ©poques et non l’intervalle qui s’écoule entre deux levers de soleil, car,d’aprĂšs la Bible elle-mĂȘme, le soleil ne date pas du premier jour de lacrĂ©ation. »

Lorsque le Nautilus revint Ă  la surface de l’OcĂ©an, je pus embrasser danstout son dĂ©veloppement cette Ăźle de Clermont-Tonnerre, basse et boisĂ©e.Ses roches madrĂ©poriques furent Ă©videmment fertilisĂ©es par les trombeset les tempĂȘtes. Un jour, quelque graine, enlevĂ©e par l’ouragan aux terresvoisines, tomba sur ces couches calcaires, mĂȘlĂ©es des dĂ©tritus dĂ©composĂ©sde poissons et de plantes marines qui formĂšrent l’humus vĂ©gĂ©tal. Une noixde coco, poussĂ©e par les lames, arriva sur cette cĂŽte nouvelle. Le germe pritracine. L’arbre, grandissant, arrĂȘta la vapeur d’eau. Le ruisseau naquit. LavĂ©gĂ©tation gagna peu Ă  peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes,abordĂšrent sur des troncs arrachĂ©s aux Ăźles du vent. Les tortues vinrentpondre leurs Ɠufs. Les oiseaux nichĂšrent dans les jeunes arbres. De cette

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façon, la vie animale se dĂ©veloppa, et, attirĂ© par la verdure et la fertilitĂ©,l’homme apparut. Ainsi se formĂšrent ces Ăźles, Ɠuvres immenses d’animauxmicroscopiques.

Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l’éloignement, et la routedu Nautilus se modifia d’une maniĂšre sensible. AprĂšs avoir touchĂ© letropique du Capricorne par le cent trente-cinquiĂšme degrĂ© de longitude, ilse dirigea vers l’ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale.Quoique le soleil de l’étĂ© fĂ»t prodigue de ses rayons, nous ne souffrionsaucunement de la chaleur, car Ă  trente ou quarante mĂštres au-dessous del’eau, la tempĂ©rature ne s’élevait pas au-dessus de dix Ă  douze degrĂ©s.

Le 15 dĂ©cembre, nous laissions dans l’est le sĂ©duisant archipel de laSociĂ©tĂ© et la gracieuse Tahiti, la reine du Pacifique. J’aperçus le matin,Ă  quelques milles sous le vent, les sommets Ă©levĂ©s de cette Ăźle. Ses eauxfournirent aux tables du bord d’excellents poissons, des maquereaux, desbonites, des albicores et quelques variĂ©tĂ©s d’un serpent de mer nommĂ©murĂ©nophis.

Le Nautilus avait franchi huit cents milles. Neuf mille sept cent vingtmilles Ă©taient relevĂ©s au loch, lorsqu’il passa entre l’archipel de Tonga-Tabou, oĂč pĂ©rirent les Ă©quipages de l’Argo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l’archipel des Navigateurs, oĂč fut tuĂ© le capitaine de Langle,l’ami de La PĂ©rouse. Puis il eut connaissance de l’archipel Viti, oĂč lessauvages massacrĂšrent les matelots de l’Union et le capitaine Bureau, deNantes, commandant l’Aimable-JosĂ©phine.

Cet archipel, qui se prolonge sur une Ă©tendue de cent lieues du nord ausud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l’est Ă  l’ouest, est compris entre 6° et2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d’uncertain nombre d’üles, d’ilots et d’écueils, parmi lesquels on remarque lesĂźles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.

Ce fut Tasman qui dĂ©couvrit ce groupe en 1643, l’annĂ©e mĂȘme oĂčTorricelli inventait le baromĂštre, et oĂč Louis XIV montait sur le trĂŽne.Je laisse Ă  penser lequel de ces trois faits fut le plus utile Ă  l’humanitĂ©.Vinrent ensuite Cook en 1714, d’Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumontd’Urville, en 1827, qui dĂ©brouilla tout le chaos gĂ©ographique de cet archipel.Le Nautilus s’approcha de la baie de Wailea, thĂ©Ăątre des terribles aventuresde ce capitaine Dillon, qui, le premier, Ă©claira le mystĂšre du naufrage de LaPĂ©rouse.

Cette baie, draguĂ©e Ă  plusieurs reprises, fournit abondamment des huĂźtresexcellentes. Nous en mangeĂąmes immodĂ©rĂ©ment, aprĂšs les avoir ouvertessur notre table mĂȘme, suivant le prĂ©cepte de SĂ©nĂšque. Ces mollusquesappartenaient Ă  l’espĂšce connue sous le nom d’ostrea lamellosa, qui esttrĂšs commune en Corse. Ce banc de Wailea devait ĂȘtre considĂ©rable, et,

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certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomĂ©rationsfiniraient par combler les baies, puisque l’on compte jusqu’à deux millionsd’Ɠufs dans un seul individu.

Et si maĂźtre Ned Land n’eut pas Ă  se repentir de sa gloutonnerie encette circonstance, c’est que l’huĂźtre est le seul mets qui ne provoquejamais d’indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines deces mollusques acĂ©phales pour fournir les trois cent quinze grammes desubstance azotĂ©e nĂ©cessaires Ă  la nourriture quotidienne d’un seul homme.

Le 25 dĂ©cembre, le Nautilus naviguait au milieu de l’archipel desNouvelles-HĂ©brides que Quiros dĂ©couvrit en 1606, que Bougainvilleexplora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupese compose principalement de neuf grandes Ăźles, et forme une bande de centvingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° delatitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passĂąmes assez prĂšs del’üle d’Aurou, qui, au moment des observations de midi, m’apparut commeune masse de bois verts, dominĂ©e par un pic d’une grande hauteur.

Ce jour-lĂ , c’était NoĂ«l, et Ned Land me sembla regretter vivementla cĂ©lĂ©bration du « Christmas », la vĂ©ritable fĂȘte de la famille, dont lesprotestants sont fanatiques.

Je n’avais pas aperçu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours,quand, le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l’air d’unhomme qui vous a quittĂ© depuis cinq minutes.

J’étais occupĂ© Ă  reconnaĂźtre sur le planisphĂšre la route du Nautilus. Lecapitaine s’approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononça ceseul mot :

« Vanikoro. »C’était le nom des Ăźlots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La

PĂ©rouse. Je me relevai subitement.« Le Nautilus nous porte Ă  Vanikoro ? demandai-je.– Oui, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine.– Et je pourrai visiter ces Ăźles cĂ©lĂšbres oĂč se brisĂšrent la Boussole et

l’Astrolabe ?– Si cela vous plaĂźt, monsieur le professeur.– Quand serons-nous Ă  Vanikoro ?– Nous y sommes, monsieur le professeur. »Suivi du capitaine Nemo, je montai sur la plate-forme, et, de lĂ , mes

regards parcoururent avidement l’horizon.Dans le nord-est Ă©mergeaient deux Ăźles volcaniques d’inĂ©gale grandeur,

entourĂ©es d’un rĂ©cif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. NousĂ©tions en prĂ©sence de l’üle de Vanikoro proprement dite, Ă  laquelle Dumontd’Urville imposa le nom d’üle de la Recherche, et prĂ©cisĂ©ment devant le

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petit havre de Vanou, situĂ© par 16° 4’de latitude sud et 164° 32’de longitudeest. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu’auxsommets de l’intĂ©rieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre centsoixante-seize toises.

Le Nautilus, aprĂšs avoir franchi la ceinture extĂ©rieure de roches parune Ă©troite passe, se trouva en dedans des brisants, oĂč la mer avait uneprofondeur de trente Ă  quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage despalĂ©tuviers, j’aperçus une douzaine de sauvages qui montrĂšrent une extrĂȘmesurprise Ă  notre approche. Dans ce long corps noirĂątre, s’avançant Ă  fleurd’eau, ne voyaient-ils pas quelque cĂ©tacĂ© formidable dont ils devaient sedĂ©fier ?

En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais dunaufrage de La PĂ©rouse.

« Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui rĂ©pondis-je.– Et pourriez-vous m’apprendre ce que tout le monde en sait ? ajouta-t-

il d’un ton un peu ironique.– TrĂšs facilement. »Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d’Urville avaient

fait connaßtre, travaux dont voici le résumé trÚs succinct.La Pérouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyés par

Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ilsmontaient les corvettes la Boussole et l’Astrolabe, qui ne reparurent plus.

En 1791, le gouvernement français, justement inquiet du sort des deuxcorvettes, arma deux grandes flĂ»tes, la Recherche et l’EspĂ©rance. Ces flĂ»tesquittĂšrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d’Entrecasteaux.Deux mois aprĂšs, on apprenait par la dĂ©position d’un certain Bowen,commandant l’Albermale, que des dĂ©bris de navires avaient Ă©tĂ© vus surles cĂŽtes de la Nouvelle-GĂ©orgie. Mais d’Entrecasteaux, ignorant cettecommunication, – assez incertaine d’ailleurs, – se dirigea vers les Ăźles del’AmirautĂ©, dĂ©signĂ©es dans un rapport du capitaine Hunter comme Ă©tant lelieu du naufrage de La PĂ©rouse.

Ses recherches furent vaines. L’EspĂ©rance et la Recherche passĂšrentmĂȘme devant Vanikoro sans s’y arrĂȘter, et, en somme, ce voyage fut trĂšsmalheureux, car il coĂ»ta la vie Ă  d’Entrecasteaux, Ă  deux de ses seconds etĂ  plusieurs marins de son Ă©quipage.

Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier,retrouva les traces indiscutables des naufragĂ©s. Le 15 mai 1824, son navire,le Saint-Patrick, passa prĂšs de l’üle de Tikopia, l’une des Nouvelles-HĂ©brides. LĂ , un lascar, l’ayant accostĂ© dans une pirogue, lui vendit unepoignĂ©e d’épĂ©e en argent qui portait l’empreinte de caractĂšres gravĂ©s auburin. Ce lascar prĂ©tendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un

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sĂ©jour Ă  Vanikoro, il avait vu deux EuropĂ©ens qui appartenaient Ă  des naviresĂ©chouĂ©s depuis de longues annĂ©es sur les rĂ©cifs de l’üle.

Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La PĂ©rouse, dont ladisparition avait Ă©mu le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, oĂč, suivantle lascar, se trouvaient de nombreux dĂ©bris du naufrage ; mais les vents etles courants l’en empĂȘchĂšrent.

Dillon revint Ă  Calcutta. LĂ , il sut intĂ©resser Ă  sa dĂ©couverte la SociĂ©tĂ©asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nomde la Recherche, fut mis Ă  sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827,accompagnĂ© d’un agent français.

La Recherche, aprĂšs avoir relĂąchĂ© sur plusieurs points du Pacifique,mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce mĂȘme havre de Vanou,oĂč le Nautilus flottait en ce moment.

LĂ , Dillon recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles defer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit,des dĂ©bris d’instruments d’astronomie, un morceau de couronnement et unecloche en bronze portant cette inscription : « Bazin m’a fait », marque de lafonderie de l’arsenal de Brest vers 1785. Le doute n’était donc plus possible.

Dillon, complĂ©tant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistrejusqu’au mois d’octobre. Puis il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-ZĂ©lande, mouilla Ă  Calcutta le 7 avril 1828, et revint en France, oĂč il fut trĂšssympathiquement accueilli par Charles X.

Mais, Ă  ce moment, Dumont d’Urville, sans avoir eu connaissance destravaux de Dillon, Ă©tait dĂ©jĂ  parti pour chercher ailleurs le thĂ©Ăątre dunaufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d’un baleinier quedes mĂ©dailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains dessauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-CalĂ©donie.

Dumont d’Urville, commandant l’Astrolabe, avait donc pris la mer, et,deux mois aprĂšs que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devantHobart-Town. LĂ , il avait connaissance des rĂ©sultats obtenus par Dillon,et de plus il apprenait qu’un certain James Hobbs, second de l’Union, deCalcutta, ayant pris terre sur une Ăźle situĂ©e par 8° 18’de latitude sud et 156°30’de longitude est, avait remarquĂ© des barres de fer et des Ă©toffes rougesdont se servaient les naturels de ces parages.

Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devait ajouter foiĂ  ces rĂ©cits rapportĂ©s par des journaux peu dignes de confiance, se dĂ©cidacependant Ă  se lancer sur les traces de Dillon.

Le 10 fĂ©vrier 1828, l’Astrolabe se prĂ©senta devant Tikopia, prit pourguide et interprĂšte un dĂ©serteur fixĂ© sur cette Ăźle, fit route vers Vanikoro, eneut connaissance le 12 fĂ©vrier, prolongea ses rĂ©cifs jusqu’au 14, et, le 20seulement, il mouilla au dedans de la barriĂšre, dans le havre de Vanou.

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Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l’üle et rapportĂšrent quelquesdĂ©bris peu importants. Les naturels, adoptant un systĂšme de dĂ©nĂ©gations etde faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduitetrĂšs louche laissa croire qu’ils avaient maltraitĂ© les naufragĂ©s, et, en effet, ilssemblaient craindre que Dumont d’Urville ne fĂ»t venu venger La PĂ©rouseet ses infortunĂ©s compagnons.

Cependant, le 26, dĂ©cidĂ©s par des prĂ©sents, et comprenant qu’ils n’avaientĂ  craindre aucune reprĂ©saille, ils conduisirent le second, M. Jaquinot, sur lethĂ©Ăątre du naufrage.

LĂ , par trois ou quatre brasses d’eau, entre les rĂ©cifs Pacou et Vanou,gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empĂątĂ©sdans les concrĂ©tions calcaires. La chaloupe et la baleiniĂšre de l’Astrolabefurent dirigĂ©es vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leursĂ©quipages parvinrent Ă  retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, uncanon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.

Dumont d’Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La PĂ©rouse,aprĂšs avoir perdu ses deux navires sur les rĂ©cifs de l’üle, avait construit unbĂątiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois
 OĂč ? on ne savait.

Le commandant de l’Astrolabe fit alors Ă©lever, sous une touffe demangliers, un cĂ©notaphe Ă  la mĂ©moire du cĂ©lĂšbre navigateur et de sescompagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur unebase de coraux, et dans laquelle n’entra aucune ferrure qui pĂ»t tenter lacupiditĂ© des naturels.

Puis Dumont d’Urville voulut partir ; mais ses Ă©quipages Ă©taient minĂ©spar les fiĂšvres de ces cĂŽtes malsaines, et trĂšs malade lui-mĂȘme, il ne putappareiller que le 17 mars.

Cependant, le gouvernement français, craignant que Dumont d’Urville nefĂ»t pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyĂ© Ă  Vanikoro la corvettela Bayonnaise, commandĂ©e par Legoarant de Tromelin, qui Ă©tait en stationsur la cĂŽte ouest de l’AmĂ©rique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro,quelques mois aprĂšs le dĂ©part de l’Astrolabe, ne trouva aucun documentnouveau, mais constata que les sauvages avaient respectĂ© le mausolĂ©e de LaPĂ©rouse.

Telle est la substance du rĂ©cit que je fis au capitaine Nemo.« Ainsi, me dit-il, on ne sait encore oĂč est allĂ© pĂ©rir ce troisiĂšme navire

construit par les naufragĂ©s sur l’üle de Vanikoro ?– On ne sait. »Le capitaine Nemo ne rĂ©pondit rien, et me fit signe de le suivre au grand

salon. Le Nautilus s’enfonça de quelques mùtres au-dessous des flots, et lespanneaux s’ouvrirent.

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Je me prĂ©cipitai vers la vitre et sous ces empĂątements de coraux,revĂȘtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, de cariophyllĂ©es, Ă  traversdes myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, despomphĂ©rides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains dĂ©bris queles dragues n’avaient pu arracher, des Ă©triers de fer, des ancres, des canons,des boulets, une garniture de cabestan, une Ă©trave, tous objets provenant desnavires naufragĂ©s et maintenant tapissĂ©s de fleurs vivantes.

Et pendant que je regardais ces Ă©paves dĂ©solĂ©es, le capitaine Nemo medit d’une voix grave :

« Le commandant La PĂ©rouse partit le 7 dĂ©cembre 1785 avec ses naviresla Boussole et l’Astrolabe. Il mouilla d’abord Ă  Botany-Bay, visita l’archipeldes Amis, la Nouvelle-CalĂ©donie, se dirigea vers Santa-Cruz et relĂącha Ă Namouka, l’une des iles du groupe HapaĂŻ. Puis, ses navires arrivĂšrent surles rĂ©cifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, touchasur la cĂŽte mĂ©ridionale. L’Astrolabe vint Ă  son secours et s’échoua de mĂȘme.Le premier navire se dĂ©truisit presque immĂ©diatement. Le second, engravĂ©sous le vent, rĂ©sista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueilaux naufragĂ©s. Ceux-ci s’installĂšrent dans l’üle et construisirent un bĂątimentplus petit avec les dĂ©bris des deux grands. Quelques matelots restĂšrentvolontairement Ă  Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec LaPĂ©rouse. Ils se dirigĂšrent vers les Ăźles Salomon, et ils pĂ©rirent, corps et biens,sur la cĂŽte occidentale de l’üle principale du groupe, entre les caps DĂ©ceptionet Satisfaction.

– Et comment le savez-vous ? m’écriai-je.– Voici ce que j’ai trouvĂ© sur le lieu mĂȘme de ce dernier naufrage ! »Le capitaine Nemo me montra une boĂźte de fer-blanc, estampillĂ©e aux

armes de France, et toute corrodĂ©e par les eaux salines. Il l’ouvrit, et je visune liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles.

C’étaient les instructions mĂȘmes du ministre de la marine au commandantLa PĂ©rouse, annotĂ©es en marge de la main de Louis XVI !

« Ah ! c’est une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo.C’est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que,mes compagnons et moi, nous n’en ayons jamais d’autre ! »

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XXLe détroit de TorrÚs

Pendant la nuit du 27 au 28 décembre, le Nautilus, abandonna les paragesde Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction était sud-ouest, et, entrois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui séparent le groupede La Pérouse de la pointe sud-est de la Papouasie.

Le 1er janvier 1868, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-forme.

« Monsieur, me dit ce brave garçon, monsieur me permettra-t-il de luisouhaiter une bonne année ?

– Comment donc, Conseil ! mais exactement comme si j’étais Ă  Paris,dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J’accepte tes vƓux et je t’enremercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par « une bonneannĂ©e », dans les circonstances oĂč nous nous trouvons. Est-ce l’annĂ©e quiamĂšnera la fin de notre emprisonnement, ou l’annĂ©e qui verra se continuercet Ă©trange voyage ?

– Ma foi, rĂ©pondit Conseil, je ne sais trop que dire Ă  monsieur. Il estcertain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois,nous n’avons pas eu le temps de nous ennuyer. La derniĂšre merveille esttoujours la plus Ă©tonnante, et si cette progression se maintient, je ne saispas comment cela finira. M’est avis que nous ne retrouverons jamais uneoccasion semblable.

– Jamais, Conseil.– En outre, M. Nemo, qui justifie bien son nom latin, n’est pas plus gĂȘnant

que s’il n’existait pas.– Comme tu le dis, Conseil.– Je pense donc, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, qu’une bonne annĂ©e serait une

annĂ©e qui nous permettrait de tout voir
– De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-ĂȘtre long. Mais qu’en pense Ned

Land ?– Ned Land pense exactement le contraire de moi, rĂ©pondit Conseil. C’est

un esprit positif et un estomac impĂ©rieux. Regarder les poissons et toujoursen manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela neconvient pas Ă  un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et quele brandy ou le gin, pris dans une proportion modĂ©rĂ©e, n’effrayent guĂšre !

– Pour mon compte, Conseil, ce n’est point lĂ  ce qui me tourmente, et jem’accommode trĂšs bien du rĂ©gime du bord.

– Moi de mĂȘme, rĂ©pondit Conseil. Aussi je pense autant Ă  rester quemaĂźtre Land Ă  prendre la fuite. Donc, si l’annĂ©e qui commence n’est pas

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bonne pour moi, elle le sera pour lui, et rĂ©ciproquement. De cette façon, ily aura toujours quelqu’un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite Ă monsieur ce qui fera plaisir Ă  monsieur.

– Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre Ă  plus tard laquestion des Ă©trennes, et de les remplacer provisoirement par une bonnepoignĂ©e de main. Je n’ai que cela sur moi.

– Monsieur n’a jamais Ă©tĂ© si gĂ©nĂ©reux, » rĂ©pondit Conseil.Et lĂ -dessus le brave garçon s’en alla.Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit

cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de dĂ©part dansles mers du Japon. Devant l’éperon du Nautilus s’étendaient les dangereuxparages de la mer de Corail, sur la cĂŽte nord-est de l’Australie. Notre bateauprolongeait Ă  une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequelles navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bĂątiment quemontait Cook donna sur un roc, et s’il ne coula pas, ce fut grĂące Ă  cettecirconstance que le morceau de corail, dĂ©tachĂ© au choc, resta engagĂ© dansla coque entrouverte.

J’aurais vivement souhaitĂ© de visiter ce rĂ©cif long de trois cent soixantelieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensitĂ©formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce momentles plans inclinĂ©s du Nautilus nous entraĂźnaient Ă  une grande profondeur, etje ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligĂšnes. Je dus me contenterdes divers Ă©chantillons de poissons rapportĂ©s par nos filets. Je remarquai,entre autres, des germons, espĂšces de scombres grands comme des thons,aux flancs bleuĂątres et rayĂ©s de bandes transversales qui disparaissentavec la vie de l’animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupeset fournirent Ă  notre table une chair excessivement dĂ©licate. On prit aussiun grand nombre de spares vertors, longs d’un demi-dĂ©cimĂštre, ayant legoĂ»t de la dorade, et des pyrapĂšdes volants, vĂ©ritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eauxde leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes,je trouvai dans les mailles du chalut diverses espĂšces d’alcyonaires, desoursins, des marteaux, des Ă©perons, des cadrans, des cĂ©rites, des hyalles. Laflore Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par de belles algues flottantes, des laminaires et desmacrocystes, imprĂ©gnĂ©es du mucilage qui transsudait Ă  travers leurs pores,et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma geliniaroĂŻde, quifut classĂ©e parmi les curiositĂ©s naturelles du musĂ©e.

Deux jours aprĂšs avoir traversĂ© la mer de Corail, le 4 janvier, nous eĂ»mesconnaissance des cĂŽtes de la Papouasie. À cette occasion, le capitaine Nemom’apprit que son intention Ă©tait de gagner l’ocĂ©an Indien par le dĂ©troit de

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TorrÚs. Sa communication se borna là. Ned vit avec plaisir que cette routele rapprochait des mers européennes.

Ce détroit de TorrÚs est regardé comme non moins dangereux par lesécueils dont il est hérissé que par les sauvages habitants qui fréquententses cÎtes. Il sépare de la Nouvelle-Hollande la grande ßle de la Papouasie,nommée aussi Nouvelle-Guinée.

La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large,et une superficie de quarante mille lieues gĂ©ographiques. Elle est situĂ©e, enlatitude, entre 0° 19’et 10° 2’sud, et en longitude, entre 128° 23’et 146°15’. À midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j’aperçusles sommets des monts Arfalxs, Ă©levĂ©s par plans et terminĂ©s par des pitonsaigus.

Cette terre, dĂ©couverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, futvisitĂ©e successivement par don JosĂ© de MenesĂšs en 1526, par Grijalva en1527, par le gĂ©nĂ©ral espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortezen 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruic en 1753, parTasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest,Mac Cluer, par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et parDumont d’Urville en 1827. « C’est le foyer des noirs qui occupent toute laMalaisie », a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guĂšre que les hasards decette navigation allaient me mettre en prĂ©sence des redoutables AndamĂšnes.

Le Nautilus se prĂ©senta donc Ă  l’entrĂ©e du plus dangereux dĂ©troit duglobe, de celui que les plus hardis navigateurs osent Ă  peine franchir, dĂ©troitque Louis Paz de TorrĂšs affronta en revenant des mers du Sud dans laMĂ©lanĂ©sie, et dans lequel, en 1840, les corvettes Ă©chouĂ©es de Dumontd’Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautiluslui-mĂȘme, supĂ©rieur Ă  tous les dangers de la mer, allait cependant faireconnaissance avec les rĂ©cifs coralliens.

Le dĂ©troit de TorrĂšs a environ trente-quatre lieues de large, mais il estobstruĂ© par une innombrable quantitĂ© d’üles, d’ülots, de brisants, de rochers,qui rendent sa navigation presque impraticable. En consĂ©quence, le capitaineNemo prit toutes les prĂ©cautions voulues pour le traverser. Le Nautilus,flottant Ă  fleur d’eau, s’avançait Ă  une allure modĂ©rĂ©e. Son hĂ©lice, commeune queue de cĂ©tacĂ©, battait les flots avec lenteur.

Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi nous avions prisplace sur la plate-forme toujours dĂ©serte. Devant nous s’élevait la cage dutimonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait ĂȘtre lĂ , dirigeantlui-mĂȘme le Nautilus.

J’avais sous les yeux les excellentes cartes du dĂ©troit de TorrĂšs levĂ©eset dressĂ©es par l’ingĂ©nieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l’enseignede vaisseau Coupvent-Desbois, maintenant amiral, – qui faisaient partie

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de l’état-major de Dumont d’Urville pendant son dernier voyage decircumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleurescartes qui puissent servir Ă  dĂ©brouiller l’imbroglio de cet Ă©troit passage, etje les consultais avec une scrupuleuse attention.

Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant des flots,qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi,se brisait sur les coraux dont la tĂȘte Ă©mergeait çà et lĂ .

« VoilĂ  une mauvaise mer ! me dit Ned Land.– DĂ©testable, en effet, rĂ©pondis-je, et qui ne convient guĂšre Ă  un bĂątiment

tel que le Nautilus.– Il faut, reprit le Canadien, que ce damnĂ© capitaine soit certain de sa

route, car je vois là des pùtés de coraux qui mettraient sa coque en millepiÚces si elle les effleurait seulement ! »

En effet, la situation Ă©tait pĂ©rilleuse, mais le Nautilus semblait se glissercomme par enchantement au milieu de ces furieux Ă©cueils. Il ne suivait pasexactement la route de l’Astrolabe et de la ZĂ©lĂ©e qui fut fatale Ă  Dumontd’Urville. Il prit plus au nord, rangea l’üle Murray, et revint au sud-ouestvers le passage de Cumberland. Je croyais qu’il allait y donner franchement,quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, Ă  travers une grandequantitĂ© d’üles et d’ülots peu connus, vers l’üle Tound et le canal Mauvais.

Je me demandais dĂ©jĂ  si le capitaine Nemo, imprudent jusqu’à la folie,voulait engager son navire dans cette passe oĂč touchĂšrent les deux corvettesde Dumont d’Urville, quand modifiant une seconde fois sa direction etcoupant droit Ă  l’ouest, il se dirigea vers File Gueboroar.

Il Ă©tait alors trois heures aprĂšs midi. Le flot se cassait, la marĂ©e Ă©taitpresque pleine. Le Nautilus s’approcha de cette Ăźle, que je vois encore avecsa remarquable lisiĂšre de pendanus. Nous la rangions Ă  moins de deux milles.

Soudain un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre unécueil, et il demeurait immobile, donnant une légÚre gßte sur bùbord.

Quand je me relevai, j’aperçus sur la plateforme le capitaine Nemo et sonsecond. Ils examinaient la situation du navire, Ă©changeant quelques motsdans leur incomprĂ©hensible idiome.

Voici quelle Ă©tait cette situation. À deux milles par tribord, apparaissaitl’üle Gueboroar, dont la cĂŽte s’arrondissait du nord Ă  l’ouest, comme unimmense bras. Vers le sud et l’est se montraient dĂ©jĂ  quelques tĂȘtes de corauxque le jusant laissait Ă  dĂ©couvert. Nous nous Ă©tions Ă©chouĂ©s au plein et dansune de ces mers oĂč les marĂ©es sont mĂ©diocres, circonstance fĂącheuse pourle renflouage du Nautilus. Cependant le navire n’avait aucunement souffert,tant sa coque Ă©tait solidement liĂ©e. Mais s’il ne pouvait ni couler ni s’ouvrir,il risquait fort d’ĂȘtre Ă  jamais attachĂ© sur ces Ă©cueils, et alors c’en Ă©tait faitde l’appareil sous-marin du capitaine Nemo.

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Je rĂ©flĂ©chissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maĂźtrede lui, ne paraissant ni Ă©mu ni contrariĂ©, s’approcha :

« Un accident ? lui dis-je.– Non, un incident, me rĂ©pondit-il.– Mais un incident, rĂ©pliquai-je, qui vous obligera peut-ĂȘtre Ă  redevenir

un habitant de ces terres que vous fuyez ! »Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier, et fit un geste nĂ©gatif.

C’était me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais Ă  remettreles pieds sur un continent. Puis il dit :

« D’ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n’est pas en perdition. Il voustransportera encore au milieu des merveilles de l’OcĂ©an. Notre voyage nefait que commencer, et je ne dĂ©sire pas me priver si vite de l’honneur devotre compagnie.

– Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironiquede cette phrase, le Nautilus s’est Ă©chouĂ© au moment de la pleine mer. Or lesmarĂ©es ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez dĂ©lesterle Nautilus, – ce qui me paraĂźt impossible, – je ne vois pas comment il serarenflouĂ©.

– Les marĂ©es ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison,monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo, mais, au dĂ©troit deTorrĂšs, on trouve encore une diffĂ©rence d’un mĂštre et demi entre le niveaudes hautes et des basses mers. C’est aujourd’hui le 4 janvier, et dans cinqjours la pleine lune. Or je serai bien Ă©tonnĂ© si ce complaisant satellite nesoulĂšve pas suffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un serviceque je ne veux devoir qu’à lui seul. »

Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit Ă  l’intĂ©rieurdu Nautilus. Quant au bĂątiment, il demeurait immobile comme si les polypescoraliens l’eussent dĂ©jĂ  maçonnĂ© dans leur indestructible ciment.

« Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint à moi aprÚs le départdu capitaine.

– Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marĂ©e du 9, car ilparaĂźt que la lune aura la complaisance de nous remettre Ă  flot.

– Tout simplement ?– Tout simplement.– Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine

sur ses chaĂźnes, et tout faire pour se dĂ©haler ?– Puisque la marĂ©e suffira, » rĂ©pondit simplement Conseil.Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les Ă©paules. C’était le marin

qui parlait en lui.« Monsieur, répliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que

ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n’est

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bon qu’à vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de faussercompagnie au capitaine Nemo.

– Ami Ned, rĂ©pondis-je, je ne dĂ©sespĂšre pas comme vous de ce vaillantNautilus, et dans quatre jours nous saurons Ă  quoi nous en tenir sur lesmarĂ©es du Pacifique. D’ailleurs, le conseil de fuir pourrait ĂȘtre opportun sinous Ă©tions en vue des cĂŽtes de l’Angleterre ou de la Provence, mais dansles parages de la Papouasie c’est autre chose, et il sera toujours temps d’envenir Ă  cette extrĂ©mitĂ©, si le Nautilus ne parvient pas Ă  se relever ; ce que jeregarderais comme un Ă©vĂšnement grave.

– Mais ne saurait-on tñter, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land. Voilàune üle. Sur cette üle il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux terrestres,des porteurs de cîtelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiersquelques coups de dents.

– Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range Ă  son avis. Monsieurne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter Ă terre, ne fĂ»t-ce que pour ne pas perdre l’habitude de fouler du pied les partiessolides de notre planĂšte ?

– Je peux le lui demander, rĂ©pondis-je, mais il refusera.– Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons Ă  quoi nous en

tenir sur l’amabilitĂ© du capitaine. »À ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la permission que je

lui demandais. Il le fit mĂȘme avec beaucoup de grĂące et d’empressement,sans avoir exigĂ© de moi la promesse de revenir Ă  bord. Mais une fuite Ă travers les terres de la Nouvelle-GuinĂ©e eĂ»t Ă©tĂ© trĂšs pĂ©rilleuse, et je n’auraispas conseillĂ© Ă  Ned Land de la tenter. Mieux valait ĂȘtre prisonnier Ă  bord duNautilus que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie.

Le canot fut mis Ă  notre disposition pour le lendemain matin. Je necherchai pas Ă  savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensaimĂȘme qu’aucun homme de l’équipage ne nous conduirait, et que Ned Landserait seul chargĂ© de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se trouvait Ă deux milles au plus, et ce n’était qu’un jeu pour le Canadien de mener celĂ©ger canot entre les lignes de rĂ©cifs si fatales aux grands navires.

Le lendemain 5 janvier, le canot dĂ©pontĂ© fut arrachĂ© de son alvĂ©ole etlancĂ© Ă  la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent Ă  cetteopĂ©ration. Les avirons Ă©taient dans l’embarcation, et nous n’avions plus qu’ày prendre place.

À huit heures, armĂ©s de fusils Ă©lectriques et de haches, nous dĂ©bordionsdu Nautilus. La mer Ă©tait assez calme. Une petite brise soufflait de terre.Conseil et moi, placĂ©s aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Nedgouvernait dans les Ă©troites passes que les brisants laissaient entre eux. Lecanot se maniait bien et filait rapidement.

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Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’était un prisonnier Ă©chappĂ© desa prison, et il ne songeait guĂšre qu’il lui faudrait y rentrer.

« De la viande ! répétait-il, nous allons donc manger de la viande, etquelle viande ! Du véritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dispas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser,et un morceau de fraßche venaison, grillé sur des charbons ardents, varieraagréablement notre ordinaire.

– Gourmand ! rĂ©pondait Conseil, il m’en fait venir l’eau Ă  la bouche.– Il reste Ă  savoir, dis-je, si ces forĂȘts sont giboyeuses, et si le gibier n’y

est pas de telle taille qu’il ne puisse lui-mĂȘme chasser le chasseur.– Bon ! monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, dont les dents

semblaient ĂȘtre affutĂ©es comme un tranchant de hache, mais je mangerai dutigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pas d’autre quadrupĂšde dans cette Ăźle.

– L’ami Ned est inquiĂ©tant, rĂ©pondit Conseil.– Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal Ă  quatre pattes sans plumes,

ou Ă  deux pattes avec plumes, sera saluĂ© de mon premier coup de fusil.– Bon ! rĂ©pondis-je, voilĂ  les imprudences de maĂźtre Land qui vont

recommencer !– N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, et nagez

ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mot dema façon. »

À huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s’échouer doucementsur une grĂšve de sable, aprĂšs avoir heureusement franchi l’anneaucoralligĂšne qui entourait l’üle de Gueboroar.

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XXIQuelques jours Ă  terre

Je fus assez vivement impressionnĂ© en touchant terre. Ned Land essayaitle sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n’y avait pourtantque deux mois que nous Ă©tions, suivant l’expression du capitaine Nemo,les « passagers du Nautilus », c’est-Ă -dire, en rĂ©alitĂ©, les prisonniers de soncommandant.

En quelques minutes, nous fĂ»mes Ă  une portĂ©e de fusil de la cĂŽte. Lesol Ă©tait presque entiĂšrement madrĂ©porique, mais certains lits de torrentsdessĂ©chĂ©s, semĂ©s de dĂ©bris granitiques, dĂ©montraient que cette Ăźle Ă©tait dueĂ  une formation primordiale. Tout l’horizon se cachait derriĂšre un rideaude forĂȘts admirables. Des arbres Ă©normes, dont la taille atteignait parfoisdeux cents pieds, se reliaient l’un Ă  l’autre par des guirlandes de lianes, vraishamacs naturels que berçait une brise lĂ©gĂšre. C’étaient des mimosas, desficus, des casuarinas, des tecks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers,mĂ©langĂ©s Ă  profusion, et sous l’abri de leur voĂ»te verdoyante, au pied deleur stipe gigantesque, croissaient des orchidĂ©es, des lĂ©gumineuses et desfougĂšres.

Mais, sans remarquer tous ces beaux Ă©chantillons de la florepapouasienne, le Canadien abandonna l’agrĂ©able pour l’utile. Il aperçut uncocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bĂ»mes leur lait,nous mangeĂąmes leur amande avec une satisfaction qui protestait contrel’ordinaire du Nautilus.

« Excellent ! disait Ned Land.– Exquis ! rĂ©pondait Conseil.– Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo s’oppose Ă  ce que

nous introduisions une cargaison de cocos Ă  son bord ?– Je ne le crois pas, rĂ©pondis-je, mais il n’y voudra pas goĂ»ter !– Tant pis pour lui ! dit Conseil.– Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage.– Un mot seulement, maĂźtre Land, dis-je au harponneur qui se disposait

Ă  ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais, avant d’enremplir le canot, il me paraĂźt sage de reconnaĂźtre si l’üle ne produit pasquelque substance non moins utile. Des lĂ©gumes frais seraient bien reçus Ă l’office du Nautilus.

– Monsieur a raison, rĂ©pondit Conseil, et je propose de rĂ©server troisplaces dans notre embarcation, l’une pour les fruits, l’autre pour les lĂ©gumes,

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et la troisiĂšme pour la venaison, dont je n’ai pas encore entrevu le plus minceĂ©chantillon.

– Conseil, il ne faut dĂ©sespĂ©rer de rien, rĂ©pondit le Canadien.– Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’Ɠil aux

aguets. Quoique l’üle paraisse inhabitĂ©e, elle pourrait renfermer cependantquelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature dugibier !

– Eh ! eh ! fit Ned Land, avec un mouvement de mĂąchoire trĂšs significatif.– Eh bien, Ned ! s’écria Conseil.– Ma foi, riposta le Canadien, je commence Ă  comprendre les charmes

de l’anthropophagie !– Ned ! Ned ! que dites-vous lĂ  ? rĂ©pliqua Conseil. Vous, anthropophage !

Mais je ne serai plus en sûreté prÚs de vous, moi qui partage votre cabine !Devrai-je donc me réveiller un jour à demi dévoré ?

– Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous mangersans nĂ©cessitĂ©.

– Je ne m’y fie pas, rĂ©pondit Conseil. En chasse ! Il faut absolumentabattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de cesmatins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pourle servir. »

Tandis que s’échangeaient ces divers propos, nous pĂ©nĂ©trions sous lessombres voĂ»tes de la forĂȘt, et, pendant deux heures, nous la parcourĂ»mesen tous sens.

Le hasard servit Ă  souhait cette recherche de vĂ©gĂ©taux comestibles, et l’undes plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment prĂ©cieuxqui manquait Ă  bord.

Je veux parler de l’arbre Ă  pain, trĂšs abondant dans l’üle de Gueboroar, etj’y remarquai principalement cette variĂ©tĂ© dĂ©pourvue de graines, qui porteen malais le nom de « Rima ».

Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et hautde quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formĂ©e de grandesfeuilles multilobĂ©es, dĂ©signait suffisamment aux yeux d’un naturaliste cet« artocarpus » qui a Ă©tĂ© trĂšs heureusement naturalisĂ© aux Ăźles Mascareignes.De sa masse de verdure se dĂ©tachaient de gros fruits globuleux, largesd’un dĂ©cimĂštre, et pourvus extĂ©rieurement de rugositĂ©s qui prenaient unedisposition hexagonale. Utile vĂ©gĂ©tal dont la nature a gratifiĂ© les rĂ©gionsauxquelles le blĂ© manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruitspendant huit mois de l’annĂ©e.

Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait dĂ©jĂ  mangĂ© pendantses nombreux voyages, et il savait prĂ©parer leur substance comestible. Aussileur vue excita-t-elle ses dĂ©sirs, et il n’y put tenir plus longtemps.

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« Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goĂ»te pas un peu de cette pĂątede l’arbre Ă  pain !

– GoĂ»tez, ami Ned, goĂ»tez Ă  votre aise. Nous sommes ici pour faire desexpĂ©riences, faisons-les.

– Ce ne sera pas long, » rĂ©pondit le Canadien.Et, armĂ© d’une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pĂ©tilla

joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions lesmeilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques-uns n’avaient pas encore atteintun degrĂ© suffisant de maturitĂ©, et leur peau Ă©paisse recouvrait une pulpeblanche, mais peu fibreuse. D’autres en trĂšs grand nombre, jaunĂątres etgĂ©latineux, n’attendaient que le moment d’ĂȘtre cueillis.

Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaineà Ned Land, qui les plaça sur un feu de charbons, aprÚs les avoir coupés entranches épaisses, et ce faisant, il répétait toujours :

« Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon !– Surtout quand on en est privĂ© depuis longtemps, dit Conseil.– Ce n’est mĂȘme plus du pain, ajouta le Canadien. C’est une pĂątisserie

dĂ©licate. Vous n’en avez jamais mangĂ©, monsieur ?– Non, Ned.– Eh bien, prĂ©parez-vous Ă  absorber une chose succulente. Si vous n’y

revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! »Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposée au feu fut

complĂštement charbonnĂ©e. À l’intĂ©rieur apparaissait une pĂąte blanche, sortede mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l’artichaut.

Il faut l’avouer, ce pain Ă©tait excellent, et j’en mangeai avec grand plaisir.« Malheureusement, dis-je, une telle pĂąte ne peut se garder fraĂźche, et il

me paraĂźt inutile d’en faire une provision pour le bord.– Par exemple, monsieur ! s’écria Ned Land. Vous parlez lĂ  comme un

naturaliste ; mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites unerécolte de ces fruits que nous reprendrons à notre retour.

– Et comment les prĂ©parerez-vous ? demandai-je au Canadien.– En fabriquant avec leur pulpe une pĂąte fermentĂ©e qui se gardera

indĂ©finiment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l’employer, je la feraicuire Ă  la cuisine du bord, et, malgrĂ© sa saveur un peu acide, vous la trouverezexcellente.

– Alors, maĂźtre Ned, je vois qu’il ne manque rien Ă  ce pain ?
– Si, monsieur le professeur, rĂ©pondit le Canadien, il y manque quelques

fruits ou tout au moins quelques lĂ©gumes !– Cherchons les fruits et les lĂ©gumes. »Lorsque notre rĂ©colte fut terminĂ©e, nous nous mĂźmes en route pour

compléter ce dßner « terrestre ».

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Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions faitune ample provision de bananes. Ces produits dĂ©licieux de la zone torridemĂ»rissent pendant toute l’annĂ©e, et les Malais, qui leur ont donnĂ© le nomde « pisang », les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes nousrecueillĂźmes des jaks Ă©normes dont le goĂ»t est trĂšs accusĂ©, des manguessavoureuses et des ananas d’une grosseur invraisemblable. Mais cette rĂ©colteprit une grande partie de notre temps, que, d’ailleurs, il n’y avait pas lieude regretter.

Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant,et, pendant sa promenade Ă  travers la forĂȘt, il glanait d’une main sĂ»red’excellents fruits qui devaient complĂ©ter sa provision.

« Enfin, demanda Conseil, il ne nous manque plus rien, ami Ned ?– Hum ! fit le Canadien.– Quoi ! vous vous plaignez ?– Tous ces vĂ©gĂ©taux ne peuvent constituer un repas, rĂ©pondit Ned. C’est

la fin d’un repas, c’est un dessert. Mais le potage ? mais le rîti ?– En effet, dis-je, Ned nous avait promis des cîtelettes qui me semblent

fort problĂ©matiques.– Monsieur, rĂ©pondit le Canadien, non seulement la chasse n’est pas finie,

mais elle n’est mĂȘme pas commencĂ©e. Patience ! nous finirons bien parrencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n’est pas en cetendroit, ce sera dans un autre


– Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il nefaut pas trop s’éloigner. Je propose mĂȘme de revenir au canot.

– Quoi ! dĂ©jĂ  ! s’écria Ned.– Nous devons ĂȘtre de retour avant la nuit, dis-je.– Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien.– Deux heures, au moins, rĂ©pondit Conseil.– Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s’écrie maĂźtre Ned Land avec

un soupir de regret.– En route, » rĂ©pondit Conseil.Nous revĂźnmes Ă  travers la forĂȘt, et nous complĂ©tĂąmes notre rĂ©colte en

faisant une razzia de choux-palmistes qu’il fallut cueillir Ă  la cime des arbres,de petits haricots que je reconnus pour ĂȘtre les « abrou » des Malais, etd’ignamos d’une qualitĂ© supĂ©rieure.

Nous Ă©tions surchargĂ©s quand nous arrivĂąmes au canot. Cependant NedLand ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa.Au moment de s’embarquer, il aperçut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq Ă  trente pieds, qui appartenaient Ă  l’espĂšce des palmiers. Ces arbres,aussi prĂ©cieux que l’artocarpus, sont justement comptĂ©s parmi les plus utilesproduits de la Malaisie.

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C’étaient des sagoutiers, vĂ©gĂ©taux qui croissent sans culture, sereproduisant, comme les mĂ»riers, par leurs rejetons et leurs graines.

Ned Land connaissait la maniÚre de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et,la maniant avec une grande vigueur, il eut bientÎt couché sur le sol deux outrois sagoutiers, dont la maturité se reconnaissait à la poussiÚre blanche quisaupoudrait leurs palmes.

Je le regardai faire plutĂŽt avec les yeux d’un naturaliste qu’avec lesyeux d’un homme affamĂ©. Il commença par enlever Ă  chaque tronc unebande d’écorce, Ă©paisse d’un pouce, qui recouvrait un rĂ©seau de fibresallongĂ©es formant d’inextricables nƓuds, que mastiquait une sorte de farinegommeuse. Cette farine, c’était le sagou, substance comestible qui sertprincipalement Ă  l’alimentation des populations mĂ©lanĂ©siennes.

Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs parmorceaux, comme il eĂ»t fait de bois Ă  brĂ»ler, se rĂ©servant d’en extraire plustard la farine, de la passer dans une Ă©toffe afin de la sĂ©parer de ses ligamentsfibreux, d’en faire Ă©vaporer l’humiditĂ© au soleil, et de la laisser durcir dansdes moules.

Enfin, Ă  cinq heures du soir, chargĂ©s de toutes nos richesses, nousquittions le rivage de l’üle, et, une demi-heure aprĂšs, nous accostions leNautilus. Personne ne parut Ă  notre arrivĂ©e. L’énorme cylindre de tĂŽlesemblait dĂ©sert. Les provisions embarquĂ©es, je descendis Ă  ma chambre. J’ytrouvai mon souper prĂȘt. Je mangeai, puis je m’endormis.

Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau Ă  bord. Pas un bruit Ă  l’intĂ©rieur,pas un signe de vie. Le canot Ă©tait restĂ© le long du Nautilus, Ă  la place mĂȘmeoĂč nous l’avions laissĂ©. Nous rĂ©solĂ»mes de retourner Ă  l’üle de Gueboroar.Ned Land espĂ©rait ĂȘtre plus heureux que la veille au point de vue du chasseur,et dĂ©sirait visiter une autre partie de la forĂȘt.

Au lever du soleil nous Ă©tions en route. L’embarcation, enlevĂ©e par le flotqui portait Ă  terre, atteignit l’üle en peu d’instants.

Nous dĂ©barquĂąmes, et, pensant qu’il valait mieux s’en rapporter Ă l’instinct du Canadien, nous suivĂźmes Ned Land, dont les longues jambesmenaçaient de nous distancer.

Ned Land remonta la cĂŽte vers l’ouest, puis, passant Ă  guĂ© quelques lits detorrents, il gagna la haute plaine que bordaient d’admirables forĂȘts. Quelquesmartins-pĂȘcheurs rĂŽdaient le long des cours d’eau, mais ils ne se laissĂšrentpas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient Ă quoi s’en tenir sur des bipĂšdes de notre espĂšce, et j’en conclus que, si l’ülen’était pas habitĂ©e, du moins des ĂȘtres humains la frĂ©quentaient.

AprĂšs avoir traversĂ© une assez grande prairie, nous arrivĂąmes Ă  la lisiĂšred’un petit bois qu’animaient le chant et le vol d’un grand nombre d’oiseaux.

« Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.

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– Mais il y en a qui se mangent ! rĂ©pondit le harponneur.– Point, ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, car je ne vois lĂ  que de simples

perroquets.– Ami Conseil, rĂ©pondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux

qui n’ont pas autre chose Ă  manger.– Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau convenablement prĂ©parĂ©, vaut son

coup de fourchette. »En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets

voltigeait de branche en branche, n’attendant qu’une Ă©ducation plussoignĂ©e pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaienten compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, quisemblaient mĂ©diter quelque problĂšme philosophique, tandis que des lorisd’un rouge Ă©clatant passaient comme un morceau d’étamine emportĂ© parla brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plusfines nuances de l’azur, et de toute une variĂ©tĂ© de volatiles charmants, maisgĂ©nĂ©ralement peu comestibles.

Cependant, un oiseau particulier Ă  ces terres, et qui n’a jamais dĂ©passĂ© lalimite des Ăźles d’Arrou et des Ăźles des Papouas, manquait Ă  cette collection.Mais le sort me rĂ©servait de l’admirer avant peu.

AprĂšs avoir traversĂ© un taillis de mĂ©diocre Ă©paisseur, nous avionsretrouvĂ© une plaine obstruĂ©e de buissons. Je vis alors s’enlever demagnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait Ă se diriger contre le vent. Leur vol ondulĂ©, la grĂące de leurs courbes aĂ©riennes,le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n’euspas de peine Ă  les reconnaĂźtre.

« Des oiseaux de paradis ! m’écriai-je.– Ordre des passereaux, section des clystomores, rĂ©pondit Conseil.– Famille des perdreaux ? demanda Ned Land.– Je ne crois pas, maĂźtre Land. NĂ©anmoins, je compte sur votre adresse

pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale !On essayera, monsieur le professeur, quoique l’on soit plus habituĂ© Ă 

manier le harpon que le fusil. »Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois,

ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. TantĂŽtils disposent des lacets au sommet des arbres Ă©levĂ©s que les paradisiershabitent de prĂ©fĂ©rence. TantĂŽt ils s’en emparent avec une glu tenacequi paralyse leurs mouvements. Ils vont mĂȘme jusqu’à empoisonner lesfontaines oĂč ces oiseaux ont l’habitude de boire. Quant Ă  nous, nous Ă©tionsrĂ©duits Ă  les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre.Et, en effet, nous Ă©puisĂąmes vainement une partie de nos munitions.

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Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui formentle centre de l’üle Ă©tait franchi, et nous n’avions encore rien tuĂ©. La faimnous aiguillonnait. Les chasseurs s’étaient fiĂ©s au produit de leur chasse, etils avaient eu tort. TrĂšs heureusement, Conseil, Ă  sa grande surprise, fit uncoup double et assura le dĂ©jeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier,qui, lestement plumĂ©s et suspendus Ă  une brochette, rĂŽtirent devant un feuardent de bois mort. Pendant que ces intĂ©ressants animaux cuisaient, NedprĂ©para des fruits de l’artocarpus. Puis le pigeon et le ramier furent dĂ©vorĂ©sjusqu’aux os et dĂ©clarĂ©s excellents. La muscade, dont ils ont l’habitude dese gaver, parfume leur chair et en fait un manger dĂ©licieux.

– « C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.– Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien.– Un gibier Ă  quatre pattes, monsieur Aronnax, rĂ©pondit Ned Land. Tous

ces pigeons ne sont que des hors-d’Ɠuvre et amusettes de la bouche. Aussi,tant que je n’aurai pas tuĂ© un animal Ă  cĂŽtelettes, je ne serai pas content.

– Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.– Continuons donc la chasse, rĂ©pondit Conseil, mais en revenant vers la

mer. Nous sommes arrivĂ©s aux premiĂšres pentes des montagnes, et je pensequ’il vaut mieux regagner la rĂ©gion des forĂȘts. »

C’était un avis sensĂ© et il fut suivi. AprĂšs une heure de marche, nousavions atteint une vĂ©ritable forĂȘt de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifsfuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dĂ©robaient Ă  notre approche,et vĂ©ritablement je dĂ©sespĂ©rais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchaiten avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint Ă  moi,rapportant un magnifique paradisier.

« Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai-je.– Monsieur est bien bon, rĂ©pondit Conseil.– Mais non, mon garçon. Tu as fait lĂ  un coup de maĂźtre. Prendre un de

ces oiseaux vivants, et le prendre à la main !– Si monsieur veut l’examiner de prùs, il verra que je n’ai pas eu grand

mĂ©rite.– Et pourquoi, Conseil ?– Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.– Ivre ?– Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dĂ©vorait sous le muscadier oĂč

je l’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l’intempĂ©rance !– Mille diables ! riposta le Canadien. Pour ce que j’ai bu de gin depuis

deux mois, ce n’est pas la peine de me le reprocher ! »Cependant, j’examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas.

Le paradisier, enivrĂ© par le suc capiteux, Ă©tait rĂ©duit Ă  l’impuissance. Il ne

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pouvait voler. Il marchait Ă  peine. Mais cela m’inquiĂ©ta peu, et je le laissaicuver ses muscades.

Cet oiseau appartenait Ă  la plus belle des huit espĂšces que l’on compte enPapouasie et dans les Ăźles voisines. C’était le paradisier « grand-Ă©meraude »,l’un des plus rares. Il mesurait trois dĂ©cimĂštres de longueur. Sa tĂȘte Ă©taitrelativement petite, ses yeux placĂ©s prĂšs de l’ouverture du bec et petits aussi.Mais il offrait une admirable rĂ©union de nuances, Ă©tant jaune de bec, brun depieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprĂ©es Ă  leurs extrĂ©mitĂ©s, jaunepĂąle Ă  la tĂȘte et sur le derriĂšre du cou, couleur d’émeraude Ă  la gorge, brun-marron au ventre et Ă  la poitrine. Deux filets cornĂ©s et duveteux s’élevaientau-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes trĂšs lĂ©gĂšres,d’une finesse admirable, et ils complĂ©taient l’ensemble de ce merveilleuxoiseau, que les indigĂšnes ont poĂ©tiquement appelĂ© « l’oiseau du soleil ».

Je souhaitais vivement de pouvoir ramener Ă  Paris ce superbe spĂ©cimendes paradisiers, afin d’en faire don au Jardin des Plantes, qui n’en possĂšdepas un seul vivant.

« C’est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d’un chasseur quiestime fort peu le gibier au point de vue de l’art.

– TrĂšs rare, mon brave compagnon, et surtout trĂšs difficile Ă  prendrevivant. Et mĂȘme morts, ces oiseaux sont encore l’objet d’un important trafic.Aussi les naturels ont-ils imaginĂ© d’en fabriquer comme on fabrique desperles ou des diamants.

– Quoi ! s’écria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ?– Oui, Conseil.– Et monsieur connaĂźt-il le procĂ©dĂ© des indigĂšnes ?– Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est, perdent ces

magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ontappelĂ©es plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu’ils adaptent adroitement Ă  quelque pauvreperruche prĂ©alablement mutilĂ©e. Puis ils teignent la suture, ils vernissentl’oiseau, et ils expĂ©dient aux musĂ©ums et aux amateurs d’Europe cesproduits de leur singuliĂšre industrie.

– Bon ! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sont toujours ses plumes,et tant que l’objet n’est pas destinĂ© Ă  ĂȘtre mangĂ©, je n’y vois pas grand mal ! »

Mais si mes dĂ©sirs Ă©taient satisfaits par la possession de ce paradisier,ceux du chasseur canadien ne l’étaient pas encore. Heureusement, versdeux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux queles naturels appellent « bari-outang ». L’animal venait Ă  propos pour nousprocurer de la vraie viande de quadrupĂšde, et il fut bien reçu. Ned Land se

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montra trÚs glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touché par la balleélectrique, était tombé raide mort.

Le Canadien le dĂ©pouilla et le vida proprement, aprĂšs en avoir retirĂ© unedemi-douzaine de cĂŽtelettes destinĂ©es Ă  fournir une grillade pour le repasdu soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore ĂȘtre marquĂ©e par lesexploits de Ned et de Conseil.

En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe dekanguroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurs pattes Ă©lastiques. Maisces animaux ne dĂ©talĂšrent pas si rapidement que la capsule Ă©lectrique ne pĂ»tles arrĂȘter dans leur course.

« Ah ! monsieur le professeur, s’écria Ned Land, que la rage duchasseur enivrait, quel gibier excellent, cuit Ă  l’étuvĂ©e surtout ! Quelapprovisionnement pour le Nautilus ! Deux ! trois ! cinq Ă  terre ! Et quandje pense que nous dĂ©vorerons toute cette chair, et que ces imbĂ©ciles du bordn’en auront pas miette ! »

Je crois que, dans l’excĂšs de sa joie, le Canadien, s’il n’avait pastant parlĂ©, aurait massacrĂ© toute la bande ! Mais il se contenta d’unedouzaine de ces marsupiaux, « qui forment le premier ordre des mammifĂšresaplacentaires », dit Conseil. Ces animaux Ă©taient de petite taille. C’était uneespĂšce de ces « kanguroos-lapins » qui gĂźtent habituellement dans le creuxdes arbres, et dont la vĂ©locitĂ© est extrĂȘme ; mais, s’ils sont de mĂ©diocregrosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimĂ©e.

Nous Ă©tions trĂšs satisfaits des rĂ©sultats de notre chasse. Le joyeux Nedse proposait de revenir le lendemain Ă  cette Ăźle enchantĂ©e, qu’il voulaitdĂ©peupler de tous quadrupĂšdes comestibles. Mais il comptait sans lesĂ©vĂšnements. À six heures du soir, nous avions regagnĂ© la plage. Notre canotĂ©tait Ă©chouĂ© Ă  sa place habituelle. Le Nautilus, semblable Ă  un long Ă©cueil,Ă©mergeait des flots Ă  deux milles du rivage.

Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire du dĂźner. Ils’entendait admirablement Ă  toute cette cuisine. Les cĂŽtelettes de « bari-outang », grillĂ©es sur des charbons, rĂ©pandirent bientĂŽt une dĂ©licieuse odeur,qui parfuma l’atmosphĂšre !

Mais je m’aperçois que je marche sur les traces du Canadien. Me voicien extase devant une grillade de porc frais ! Que l’on me pardonne, commej’ai pardonnĂ© Ă  maĂźtre Land, et pour les mĂȘmes motifs !

Enfin le dĂźner fut excellent. Deux ramiers complĂ©tĂšrent ce menuextraordinaire. La pĂąte de sagou, le pain de l’artocarpus, quelques mangues,une demi-douzaine d’ananas et la liqueur fermentĂ©e de certaines noix decoco nous mirent en joie. Je crois mĂȘme que les idĂ©es de mes dignescompagnons n’avaient pas toute la nettetĂ© dĂ©sirable.

« Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus ! dit Conseil.

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– Si nous n’y retournions jamais ? » ajouta Ned Land.En ce moment une pierre vint tomber Ă  nos pieds et coupa court Ă  la

proposition du harponneur.

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XXIILa foudre du Capitaine Nemo

Nous avions regardĂ© du cĂŽtĂ© de la forĂȘt, sans nous lever, ma mains’arrĂȘtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevantson office.

« Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mĂ©rite le nomd’aĂ©rolithe. »

Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main deConseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids Ă  sonobservation.

LevĂ©s tous les trois, le fusil Ă  l’épaule, nous Ă©tions prĂȘts Ă  rĂ©pondre Ă toute attaque.

« Sont-ce des singes ? s’écria Ned Land.– À peu prĂšs, rĂ©pondit Conseil, ce sont des sauvages.– Au canot ! » dis-je en me dirigeant vers la mer.Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armĂ©s

d’arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisiùre d’un taillis, qui masquaitl’horizon de droite, à cent pas à peine.

Notre canot Ă©tait Ă©chouĂ© Ă  dix toises de nous.Les sauvages s’approchaient sans courir ; mais ils prodiguaient les

dĂ©monstrations les plus hostiles. Les pierres et les flĂšches pleuvaient.Ned Land n’avait pas voulu abandonner les provisions, et, malgrĂ©

l’imminence du danger, son cochon d’un cĂŽtĂ©, ses kanguroos de l’autre, ildĂ©talait avec une certaine rapiditĂ©.

En deux minutes nous Ă©tions sur la grĂšve. Charger le canot des provisionset des armes, le pousser Ă  la mer, armer les deux avirons, ce fut l’affaired’un instant. Nous n’avions pas gagnĂ© deux encablures, que cent sauvages,hurlant et gesticulant, entrĂšrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Je regardai sileur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus.Mais non. L’énorme engin, couchĂ© au large, demeurait absolument dĂ©sert.

Vingt minutes plus tard, nous montions Ă  bord. Les panneaux Ă©taientouverts. AprĂšs avoir amarrĂ© le canot, nous rentrĂąmes Ă  l’intĂ©rieur duNautilus.

Je descendis au salon d’oĂč s’échappaient quelques accords. Le capitaineNemo Ă©tait lĂ , courbĂ© sur son orgue et plongĂ© dans une extase musicale.

« Capitaine ! » lui dis-je.Il ne m’entendit pas.« Capitaine ! » repris-je en le touchant de la main.Il frissonna, et se retournant :

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« Ah ! c’est vous, monsieur le professeur, me dit-il. Eh bien, avez-vousfait bonne chasse ? Avez-vous herborisĂ© avec succĂšs ?

– Oui, capitaine, rĂ©pondis-je ; mais nous avons malheureusement ramenĂ©une troupe de bipĂšdes dont le voisinage me paraĂźt inquiĂ©tant.

– Quels bipĂšdes ?– Des sauvages.– Des sauvages ! rĂ©pondit le capitaine Nemo d’un ton ironique. Et vous

vous Ă©tonnez, monsieur le professeur, qu’ayant mis les pieds sur une desterres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, oĂč n’y ena-t-il pas ? Et d’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelezdes sauvages ?

– Mais, capitaine
– Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontrĂ© partout.– Eh bien, rĂ©pondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir Ă  bord du

Nautilus, vous ferez bien de prendre quelques prĂ©cautions.– Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n’y a pas lĂ  de quoi se

prĂ©occuper.– Mais ces naturels sont nombreux.– Combien en avez-vous comptĂ© ?– Une centaine, au moins.– Monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo, dont les doigts

s’étaient replacĂ©s sur les touches de l’orgue, quand tous les indigĂšnes de laPapouasie seraient rĂ©unis sur cette plage, le Nautilus n’aurait rien Ă  craindrede leurs attaques ! »

Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’instrument, etje remarquai qu’il n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait Ă  sesmĂ©lodies une couleur essentiellement Ă©cossaise. BientĂŽt il eut oubliĂ© maprĂ©sence, et fut plongĂ© dans une rĂȘverie que je ne cherchai plus Ă  dissiper.

Je remontai sur la plate-forme. La nuit Ă©tait dĂ©jĂ  venue, car, sous cettebasse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crĂ©puscule. Je n’aperçusplus que confusĂ©ment l’üle Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumĂ©s surla plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas Ă  la quitter.

Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantĂŽt songeant Ă  cesindigĂšnes, – mais sans les redouter autrement, car l’imperturbable confiancedu capitaine me gagnait, – tantĂŽt les oubliant pour admirer les splendeurs decette nuit des tropiques. Mon souvenir s’envolait vers la France, Ă  la suitede ces Ă©toiles zodiacales qui devaient l’éclairer dans quelques heures. Lalune resplendissait au milieu des constellations du zĂ©nith. Je pensai alorsque ce fidĂšle et complaisant satellite reviendrait aprĂšs-demain Ă  cette mĂȘmeplace, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus Ă  son lit de coraux.Vers minuit, voyant que tout Ă©tait tranquille sur les flots assombris aussi

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bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine et je m’endormispaisiblement.

La nuit s’écoula sans mĂ©saventure. Les Papouas s’effrayaient, sans doute,Ă  la seule vue du monstre Ă©chouĂ© dans la baie, car les panneaux, restĂ©souverts, leur eussent offert un accĂšs facile Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus.

À six heures du matin, – 8 janvier, – je remontai sur la plate-forme.Les ombres du matin se levaient. L’üle montra bientĂŽt, Ă  travers les brumesdissipĂ©es, ses plages d’abord, ses sommets ensuite.

Les indigĂšnes Ă©taient toujours lĂ , plus nombreux que la veille, – cinqou six cents peut-ĂȘtre. Quelques-uns, profitant de la marĂ©e basse, s’étaientavancĂ©s sur les tĂȘtes de coraux, Ă  moins de deux encablures du Nautilus.Je les distinguai facilement. C’étaient bien de vĂ©ritables Papouas, Ă  tailleathlĂ©tique, hommes de belle race, au front large et Ă©levĂ©, au nez grosmais non Ă©patĂ©, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte enrouge, tranchait sur un corps noir et luisant comme celui des Nubiens.Au lobe de leur oreille, coupĂ© et distendu, pendaient des chapelets en os.Ces sauvages Ă©taient gĂ©nĂ©ralement nus. Parmi eux, je remarquai quelquesfemmes, habillĂ©es, des hanches au genou, d’une vĂ©ritable crinoline d’herbesque soutenait une ceinture vĂ©gĂ©tale. Certains chefs avaient ornĂ© leur coud’un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous,armĂ©s d’arcs, de flĂšches et de boucliers, portaient Ă  leur Ă©paule une sorte defilet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.

Un de ces chefs, assez rapprochĂ© du Nautilus, l’examinait avec attention.Ce devait ĂȘtre un « mado » de haut rang, car il se drapait dans une natte enfeuilles de bananier, dentelĂ©e sur ses bords et relevĂ©e d’éclatantes couleurs.

J’aurais pu facilement abattre cet indigĂšne, qui se trouvait Ă  petite portĂ©e ;mais je crus qu’il valait mieux attendre des dĂ©monstrations vĂ©ritablementhostiles. Entre EuropĂ©ens et sauvages, il convient que les EuropĂ©ensripostent et n’attaquent pas.

Pendant tout le temps de la marĂ©e basse, ces indigĂšnes rĂŽdĂšrent prĂšs duNautilus ; mais ils ne se montrĂšrent pas bruyants. Je les entendais rĂ©pĂ©terfrĂ©quemment le mot « assai », et Ă  leurs gestes je compris qu’ils m’invitaientĂ  aller Ă  terre, invitation que je crus devoir dĂ©cliner.

Donc, ce jour-lĂ , le canot ne quitta pas le bord, au grand dĂ©plaisir demaĂźtre Land, qui ne put complĂ©ter ses provisions. Cet adroit Canadienemploya son temps Ă  prĂ©parer les viandes et les farines qu’il avait rapportĂ©esde l’üle Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnĂšrent la terre vers onzeheures du matin, dĂšs que les tĂȘtes de corail commencĂšrent Ă  disparaĂźtresous le flot de la marĂ©e montante. Mais je vis leur nombre s’accroĂźtreconsidĂ©rablement sur la plage. Il Ă©tait probable qu’ils venaient des Ăźles

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voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant je n’avais pasaperçu une seule pirogue indigùne.

N’ayant rien de mieux Ă  faire, je songeai Ă  draguer ces belles eauxlimpides, qui laissaient voir Ă  profusion des coquilles, des zoophytes et desplantes pĂ©lagiennes. C’était, d’ailleurs, la derniĂšre journĂ©e que le Nautilusallait passer dans ces parages, si toutefois il flottait Ă  la pleine mer dulendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo.

J’appelai donc Conseil, qui m’apporta une petite drague lĂ©gĂšre, Ă  peu prĂšssemblable Ă  celles qui servent Ă  pĂȘcher les huĂźtres.

« Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, ilsne me semblent pas trĂšs mĂ©chants !

– Ce sont pourtant des anthropophages, mon garçon.– On peut ĂȘtre anthropophage et brave homme, rĂ©pondit Conseil, comme

on peut ĂȘtre gourmand et honnĂȘte. L’un n’exclut pas l’autre.– Bon ! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnĂȘtes anthropophages,

et qu’ils dĂ©vorent honnĂȘtement leurs prisonniers. Cependant, comme je netiens pas Ă  ĂȘtre dĂ©vorĂ©, mĂȘme honnĂȘtement, je me tiendrai sur mes gardes,car le commandant du Nautilus ne paraĂźt prendre aucune prĂ©caution. Etmaintenant Ă  l’ouvrage. »

Pendant deux heures, notre pĂȘche fut activement conduite, mais sansrapporter aucune raretĂ©. La drague s’emplissait d’oreilles de Midas, deharpes, de mĂ©lanies et particuliĂšrement des plus beaux marteaux que j’eussevus jusqu’à ce jour. Nous prĂźmes aussi quelques holothuries, des huĂźtresperliĂšres et une douzaine de petites tortues qui furent rĂ©servĂ©es pour l’officedu bord.

Mais, au moment oĂč je m’y attendais le moins, je mis la main sur unemerveille, je devrais dire sur une difformitĂ© naturelle, trĂšs rare Ă  rencontrer.Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait chargĂ©de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d’un coup, il me vitplonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage et pousser uncri de conchyliologue, c’est-Ă -dire le cri le plus perçant que puisse produireun gosier humain.

« Eh ! qu’a donc monsieur ? demanda Conseil, trĂšs surpris. Monsieur a-t-il Ă©tĂ© mordu ?

– Non, mon garçon, et j’eusse volontiers payĂ© d’un doigt ma dĂ©couverte.– Quelle dĂ©couverte ?– Cette coquille, dis-je en montrant l’objet de mon triomphe.– Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des

pectinibranches, classe des gastĂ©ropodes, embranchement des mollusques
– Oui, Conseil. Mais au lieu d’ĂȘtre enroulĂ©e de droite Ă  gauche, cette olive

tourne de gauche Ă  droite !

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– Est-il possible ? s’écria Conseil.– Oui, mon garçon, c’est une coquille sĂ©nestre !– Une coquille sĂ©nestre ! rĂ©pĂ©tait Conseil, le cƓur palpitant.– Regarde sa spire.– Ah ! monsieur peut m’en croire, dit Conseil en prenant la prĂ©cieuse

coquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamais Ă©prouvĂ© une Ă©motionpareille ! »

Et il y avait de quoi ĂȘtre Ă©mu ! On sait, en effet, comme l’ont fait observerles naturalistes, que la dextrositĂ© est une loi de nature. Les astres et leurssatellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuventde droite Ă  gauche. L’homme se sert plus souvent de sa main droite quede sa main gauche, et, consĂ©quemment, ses instruments et ses appareils,escaliers, serrures, ressorts de montre, etc., sont combinĂ©s de maniĂšre Ă  ĂȘtreemployĂ©s de droite Ă  gauche. Or la nature a gĂ©nĂ©ralement suivi cette loipour l’enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, Ă  de raresexceptions, et quand, par hasard, leur spire est sĂ©nestre, les amateurs lespayent au poids de l’or.

Conseil et moi, nous Ă©tions donc plongĂ©s dans la contemplation de notretrĂ©sor, et je me promettais bien d’en enrichir le MusĂ©um, quand une pierre,malencontreusement lancĂ©e par un indigĂšne, vint briser le prĂ©cieux objetdans la main de Conseil.

Je poussai un cri de dĂ©sespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil et visaun sauvage qui balançait sa fronde Ă  dix mĂštres de lui. Je voulus l’arrĂȘter,mais son coup partit et cassa le bracelet d’amulettes qui pendait au bras del’indigĂšne.

« Conseil, m’écriai-je, Conseil !– Eh quoi ! Monsieur, ne voit-il pas que ce cannibale a commencĂ©

l’attaque ?– Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme ! lui dis-je.– Ah ! le gueux ! s’écria Conseil. J’aurais mieux aimĂ© qu’il m’eĂ»t cassĂ©

l’épaule ! »Conseil Ă©tait sincĂšre, mais je ne fus pas de son avis. Cependant la situation

avait changĂ© depuis quelques instants, et nous ne nous en Ă©tions pas aperçus.Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Nautilus. Ces pirogues,creusĂ©es dans des troncs d’arbres, longues, Ă©troites, bien combinĂ©es pourla marche, s’équilibraient au moyen d’un double balancier en bambousqui flottait Ă  la surface de l’eau. Elles Ă©taient manƓuvrĂ©es par d’adroitspagayeurs Ă  demi nus, et je ne les vis pas s’avancer as inquiĂ©tude.

Il Ă©tait Ă©vident que ces Papouas avaient eu dĂ©jĂ  des relations avec lesEuropĂ©ens, et qu’ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de ferallongĂ© dans la baie, sans mĂąts, sans cheminĂ©e, que devaient-ils en penser ?

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Rien de bon, car ils s’en Ă©taient d’abord tenus Ă  distance respectueuse.Cependant, le voyant immobile, ils reprenaient peu Ă  peu confiance etcherchaient Ă  se familiariser avec lui. Or c’était prĂ©cisĂ©ment cette familiaritĂ©qu’il fallait empĂȘcher. Nos armes, auxquelles la dĂ©tonation manquait, nepouvaient produire qu’un effet mĂ©diocre sur ces indigĂšnes, qui n’ont derespect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements dutonnerre, effrayerait peu les hommes, bien que le danger soit dans l’éclair,non dans le bruit.

En ce moment les pirogues s’approchĂšrent plus prĂšs du Nautilus, et unenuĂ©e de flĂšches s’abattit sur lui.

« Diable ! il grĂȘle ! dit Conseil, et peut-ĂȘtre une grĂȘle empoisonnĂ©e !– Il faut prĂ©venir le capitaine Nemo », dis-je en rentrant par le panneau.Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne. Je me hasardai Ă  frapper

Ă  la porte qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine.Un « entrez » me rĂ©pondit. J’entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongĂ©

dans un calcul ou les x et autres signes algĂ©briques ne manquaient pas.« Je vous dĂ©range ? dis-je par politesse.– En effet, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine ; mais je pense

que vous avez des raisons sĂ©rieuses de me voir ?– TrĂšs sĂ©rieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans

quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centainesde sauvages.

– Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurspirogues ?

– Oui, monsieur.– Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.– PrĂ©cisĂ©ment, et je venais vous dire
– Rien n’est plus facile », dit le capitaine Nemo.Et, pressant un bouton Ă©lectrique, il transmit un ordre au poste de

l’équipage.« VoilĂ  qui est fait, monsieur, me dit-il, aprĂšs quelques instants. Le canot

est en place et les panneaux sont fermĂ©s. Vous ne craignez pas, j’imagine,que ces messieurs dĂ©foncent les murailles que les boulets de votre frĂ©gaten’ont pu entamer ?

– Non, capitaine ; mais il existe encore un danger.– Lequel, monsieur ?– C’est que demain, quand il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler

l’air du Nautilus
– Sans contredit, monsieur, puisque notre bñtiment respire à la maniùre

des cétacés.

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– Or, si, Ă  ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pascomment vous pourrez les empĂȘcher d’entrer.

– Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront à bord ?– J’en suis certain.– Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois aucune raison pour les en

empĂȘcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pasque ma visite Ă  l’üle Gueboroar coĂ»te la vie Ă  un seul de ces malheureux ! »

Cela dit, j’allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et m’invitaĂ  m’asseoir prĂšs de lui. Il me questionna avec intĂ©rĂȘt sur nos excursions Ă terre, sur nos chasses, et n’eut pas l’air de comprendre ce besoin de viandequi passionnait le Canadien. Puis la conversation effleura divers sujets, et,sans ĂȘtre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.

Entre autres choses, nous en vĂźnmes Ă  parler de la situation du Nautilus,prĂ©cisĂ©ment Ă©chouĂ© dans ce dĂ©troit oĂč Dumont d’Urville fut sur le point dese perdre. Puis, Ă  ce propos :

« Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plusintelligents navigateurs que ce d’Urville ! C’est votre capitaine Cook, Ă  vousautres Français. InfortunĂ© savant ! Avoir bravĂ© les banquises du pĂŽle Sud, lescoraux de l’OcĂ©anie, les cannibales du Pacifique, pour pĂ©rir misĂ©rablementdans un train de chemin de fer ! Si cet homme Ă©nergique a pu rĂ©flĂ©chirpendant les derniĂšres secondes de son existence, vous figurez-vous quellesont dĂ» ĂȘtre ses suprĂȘmes pensĂ©es ! »

En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait Ă©mu, et je porte cette Ă©motionĂ  son actif.

Puis, la carte Ă  la main, nous revĂźmes les travaux du navigateur français,ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pĂŽle Sud quiamena la dĂ©couverte des terres AmĂ©lie et Louis-Philippe, enfin ses levĂ©shydrographiques des principales Ăźles de l’OcĂ©anie.

« Ce que votre d’Urville a fait Ă  la surface des mers, me dit lecapitaine Nemo, je l’ai fait Ă  l’intĂ©rieur de l’OcĂ©an, et plus facilement, pluscomplĂštement que lui. L’Astrolabe et la ZĂ©lĂ©e, incessamment ballottĂ©es parles ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail,vĂ©ritablement sĂ©dentaire au milieu des eaux !

– Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre lescorvettes de Dumont d’Urville et le Nautilus.

– Lequel, monsieur ?– C’est que le Nautilus s’est Ă©chouĂ© comme elles !– Le Nautilus ne s’est pas Ă©chouĂ©, monsieur, me rĂ©pondit froidement le

capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les

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pĂ©nibles travaux, les manƓuvres qu’imposa Ă  d’Urville le renflouage de sescorvettes, je ne les entreprendrai pas. L’Astrolabe et la ZĂ©lĂ©e ont failli pĂ©rir,mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, Ă  l’heure dite,la marĂ©e le soulĂšvera paisiblement, et il reprendra sa navigation Ă  traversles mers.

– Capitaine, dis-je, je ne doute pas
– Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, à deux heures

quarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le détroitde TorrÚs. »

Ces paroles prononcĂ©es d’un ton trĂšs bref, le capitaine Nemo s’inclinalĂ©gĂšrement. C’était me donner congĂ©, et je rentrai dans ma chambre.

Là je trouvai Conseil, qui désirait connaßtre le résultat de mon entrevueavec le capitaine.

« Mon garçon, rĂ©pondis-je, lorsque j’ai eu l’air de croire que son NautilusĂ©tait menacĂ© par les naturels de la Papouasie, le capitaine m’a rĂ©pondu trĂšsironiquement. Je n’ai donc qu’une chose Ă  te dire : Aie confiance en lui, etva dormir en paix.

– Monsieur n’a pas besoin de mes services ?– Non, mon ami. Que fait Ned Land ?– Que monsieur m’excuse, rĂ©pondit Conseil, mais l’ami Ned

confectionne un pĂątĂ© de kanguroo qui sera une merveille ! »Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J’entendais le

bruit des sauvages qui piĂ©tinaient sur la plate-forme en poussant des crisassourdissants. La nuit se passa ainsi et sans que l’équipage sortĂźt de soninertie habituelle. Il ne s’inquiĂ©tait pas plus de la prĂ©sence de ces cannibalesque les soldats d’un fort blindĂ© ne se prĂ©occupent des fourmis qui courentsur son blindage.

À six heures du matin je me levai. Les panneaux n’avaient pas Ă©tĂ© ouverts.L’air ne fut donc pas renouvelĂ© Ă  l’intĂ©rieur, mais les rĂ©servoirs, chargĂ©s Ă toute occurrence, fonctionnĂšrent Ă  propos et lancĂšrent quelques mĂštres cubesd’oxygĂšne dans l’atmosphĂšre appauvrie du Nautilus.

Je travaillai dans ma chambre jusqu’à midi, sans avoir vu, mĂȘme uninstant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire Ă  bord aucun prĂ©paratif dedĂ©part.

J’attendis quelque temps encore, puis je me rendis au grand salon. Lapendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devaitavoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n’avaitpoint fait une promesse tĂ©mĂ©raire, le Nautilus serait immĂ©diatement dĂ©gagĂ©.Sinon, bien des mois se passeraient avant qu’il pĂ»t quitter son lit de corail.

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Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientĂŽtsentir dans la coque du bateau. J’entendis grincer sur son bordage lesaspĂ©ritĂ©s calcaires du fond corallien.

À deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.« Nous allons partir, dit-il.– Ah ! fis-je.– J’ai donnĂ© l’ordre d’ouvrir les panneaux.– Et les Papouas ?– Les Papouas ? rĂ©pondit le capitaine Nemo, haussant lĂ©gĂšrement les

Ă©paules.– Ne vont-ils pas pĂ©nĂ©trer Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus.– Et comment ?– En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.– Monsieur Aronnax, rĂ©pondit tranquillement le capitaine Nemo, on

n’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, mĂȘme quand ils sontouverts. »

Je regardai le capitaine.« Vous ne comprenez pas ? me dit-il.– Aucunement.– Eh bien, venez et vous verrez. »Je me dirigeai vers l’escalier central. LĂ , Ned Land et Conseil, trĂšs

intriguĂ©s, regardaient quelques hommes de l’équipage qui ouvraient lespanneaux, tandis que des cris de rage et d’épouvantables vocifĂ©rationsrĂ©sonnaient au dehors.

Les mantelets furent rabattus extĂ©rieurement. Vingt figures horriblesapparurent. Mais le premier de ces indigĂšnes qui mit la main sur la rampede l’escalier, rejetĂ© en arriĂšre par je ne sais quelle force invisible, s’enfuitpoussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes.

Dix de ses compagnons lui succĂ©dĂšrent. Dix eurent le mĂȘme sort.Conseil Ă©tait dans l’extase. Ned Land, emportĂ© par ses instincts violents,

s’élança sur l’escalier. Mais, dĂšs qu’il eut saisi la rampe Ă  deux mains, il futrenversĂ© Ă  son tour.

« Mille diables ! s’écria-t-il. Je suis foudroyĂ© ? »Ce mot m’expliqua tout. Ce n’était plus une rampe, mais un cĂąble de

mĂ©tal, tout chargĂ© de l’électricitĂ© du bord, qui aboutissait Ă  la plateforme.Quiconque le touchait ressentait une formidable secousse, et cette secousseeĂ»t Ă©tĂ© mortelle, si le capitaine Nemo eĂ»t lancĂ© dans ce conducteur tout lecourant de ses appareils ! On peut rĂ©ellement dire qu’entre ses assaillantset lui, il avait tendu un rĂ©seau Ă©lectrique que nul ne pouvait impunĂ©mentfranchir.

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Cependant les Papouas avaient battu en retraite, affolés de terreur. Nous,moitié riant, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land, quijurait comme un possédé.

Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevĂ© par les derniĂšres ondulations duflot, quitta son lit de corail Ă  cette quarantiĂšme minute exactement fixĂ©e parle capitaine. Son hĂ©lice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Puis savitesse s’accrut peu Ă  peu, et, courant Ă  la surface de l’OcĂ©an, il abandonnasain et sauf les dangereuses passes du dĂ©troit de TorrĂšs.

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XXIIIÆgri somnia

Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux,avec une vitesse que je ne puis estimer Ă  moins de trente-cinq milles Ă l’heure. La rapiditĂ© de son hĂ©lice Ă©tait telle que je ne pouvais ni suivre sestours ni les compter.

Quand je songeais que ce merveilleux agent Ă©lectrique, aprĂšs avoir donnĂ©le mouvement, la chaleur, la lumiĂšre au Nautilus, le protĂ©geait encore contreles attaques extĂ©rieures, et le transformait en une arche sainte Ă  laquelle nulprofanateur ne touchait sans ĂȘtre foudroyĂ©, mon admiration n’avait plus debornes, et de l’appareil elle remontait aussitĂŽt Ă  l’ingĂ©nieur qui l’avait crĂ©Ă©.

Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier, nousdoublĂąmes ce cap Wessel, situĂ© par 135° de longitude et 10° de latitude nord,qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les rĂ©cifs Ă©taient encorenombreux, mais plus clairsemĂ©s et relevĂ©s sur la carte avec une extrĂȘmeprĂ©cision. Le Nautilus Ă©vita facilement les brisants de Money Ă  bĂąbord, etles rĂ©cifs Victoria Ă  tribord, placĂ©s par 130° de longitude, sur ce dixiĂšmeparallĂšle que nous suivions rigoureusement.

Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivĂ© dans la mer de Timor, avaitconnaissance de l’üle de ce nom par 122° de longitude. Cette Ăźle, dont lasuperficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrĂ©es, est gouvernĂ©e par desradjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c’est-Ă -dire issus de la plushaute origine Ă  laquelle un ĂȘtre humain puisse prĂ©tendre. Aussi, ces ancĂȘtresĂ©cailleux foisonnent dans les riviĂšres de l’üle, et sont l’objet d’une vĂ©nĂ©rationparticuliĂšre. On les protĂšge, on les gĂąte, on les adule, on les nourrit, on leuroffre des jeunes filles en pĂąture, et malheur Ă  l’étranger qui porte la mainsur ces lĂ©zards sacrĂ©s.

Mais le Nautilus n’eut rien Ă  dĂ©mĂȘler avec ces animaux. Timor ne futvisible qu’un instant, Ă  midi, pendant que le second relevait sa position.Également, je ne fis qu’entrevoir cette petite Ăźle Rotti, qui fait partie dugroupe, et dont les femmes ont une rĂ©putation de beautĂ© trĂšs Ă©tablie sur lesmarchĂ©s malais.

À partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s’inflĂ©chit versle sud-ouest. Le cap fut mis sur l’ocĂ©an Indien. OĂč la fantaisie du capitaineNemo allait-elle nous entraĂźner ? Remonterait-il vers les cĂŽtes de l’Asie ?Se rapprocherait-il des rivages de l’Europe ? RĂ©solutions peu probables dela part d’un homme qui fuyait les continents habitĂ©s. Descendrait-il doncvers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance, puis le cap Horn, etpousser au pĂŽle antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ces mers du Pacifique,

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oĂč son Nautilus trouvait une navigation facile et indĂ©pendante ? L’avenirdevait nous l’apprendre.

AprĂšs avoir prolongĂ© les Ă©cueils de Cartier, d’Hibernia, de Seringapatam,de Scott, derniers efforts de l’élĂ©ment solide contre l’élĂ©ment liquide, le14 janvier, nous Ă©tions au-delĂ  de toutes terres. La vitesse du Nautilus futsinguliĂšrement ralentie, et, trĂšs capricieux dans ses allures, tantĂŽt il nageaitau milieu des eaux, et tantĂŽt il flottait Ă  leur surface.

Pendant cette pĂ©riode du voyage, le capitaine Nemo fit d’intĂ©ressantesexpĂ©riences sur les diverses tempĂ©ratures de la mer Ă  des couchesdiffĂ©rentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevĂ©s s’obtiennent aumoyen d’instruments assez compliquĂ©s, dont les rapports sont au moinsdouteux, que ce soient des sondes thermomĂ©triques, dont les verres se brisentsouvent sous la pression des eaux, ou des appareils basĂ©s sur la variation derĂ©sistance des mĂ©taux aux courants Ă©lectriques. Ces rĂ©sultats, ainsi obtenus,ne peuvent ĂȘtre suffisamment contrĂŽlĂ©s. Au contraire, le capitaine Nemoallait lui-mĂȘme chercher cette tempĂ©rature dans les profondeurs de la mer, etson thermomĂštre, mis en communication avec les diverses nappes liquides,lui donnait immĂ©diatement et sĂ»rement le degrĂ© recherchĂ©.

C’est ainsi que, soit en surchargeant ses rĂ©servoirs, soit en descendantobliquement au moyen de ses plans inclinĂ©s, le Nautilus atteignitsuccessivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix millemĂštres, et le rĂ©sultat dĂ©finitif de ces expĂ©riences fut que la mer prĂ©sentaitune tempĂ©rature permanente de quatre degrĂ©s et demi, Ă  une profondeur demille mĂštres, sous toutes les latitudes.

Je suivais ces expĂ©riences avec le plus vif intĂ©rĂȘt. Le capitaine Nemo yapportait une vĂ©ritable passion. Souvent je me demandai dans quel but ilfaisait ces observations. Était-ce au profit de ces semblables ? Ce n’étaitpas probable ; car, un jour ou l’autre, ses travaux devaient pĂ©rir avec luidans quelque mer ignorĂ©e ! À moins qu’il ne me destinĂąt le rĂ©sultat de sesexpĂ©riences. Mais c’était admettre que mon Ă©trange voyage aurait un terme,et, ce terme, je ne l’apercevais pas encore.

Quoi qu’il en soit, le capitaine me fit Ă©galement connaĂźtre divers chiffresobtenus par lui et qui Ă©tablissaient le rapport des densitĂ©s de l’eau dans lesprincipales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignementpersonnel qui n’avait rien de scientifique.

C’était pendant la matinĂ©e du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je mepromenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les diffĂ©rentesdensitĂ©s que prĂ©sentent les eaux de la mer. Je lui rĂ©pondis nĂ©gativement, etj’ajoutai que la science manquait d’observations rigoureuses Ă  ce sujet.

« Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer lacertitude.

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– Bien, rĂ©pondis-je ; mais le Nautilus est un monde Ă  part, et les secretsde ses savants n’arrivent pas jusqu’à la terre.

– Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, aprĂšs quelquesinstants de silence. C’est un monde Ă  part. Il est aussi Ă©tranger Ă  la terre queles planĂštes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l’on ne connaĂźtrajamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisquele hasard a liĂ© nos deux existences, je puis vous communiquer le rĂ©sultat demes observations.

– Je vous Ă©coute, capitaine.– Vous savez, monsieur le professeur, que l’eau de mer est plus dense que

l’eau douce, mais cette densitĂ© n’est pas uniforme. En effet, si je reprĂ©sentepar un la densitĂ© de l’eau douce, je trouve un vingt-huit milliĂšmes pour leseaux de l’Atlantique, un vingt-six milliĂšmes pour les eaux du Pacifique, untrente milliĂšmes pour les eaux de la MĂ©diterranĂ©e


– Ah ! pensai-je, il s’aventure dans la MĂ©diterranĂ©e ?– Un dix-huit milliĂšmes pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-

neuf milliĂšmes pour les eaux de l’Adriatique. »DĂ©cidĂ©ment, le Nautilus ne fuyait pas les mers frĂ©quentĂ©es de l’Europe,

et j’en conclus qu’il nous ramĂšnerait, – peut-ĂȘtre avant peu, – versdes continents plus civilisĂ©s. Je pensai que Ned Land apprendrait cetteparticularitĂ© avec une satisfaction trĂšs naturelle.

Pendant plusieurs jours, nos journées se passÚrent en expériences detoutes sortes, qui portÚrent sur les degrés de salure des eaux à différentesprofondeurs, sur leur électrisation, sur leur coloration, sur leur transparence,et, dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo déploya une ingéniositéqui ne fut égalée que par sa bonne grùce envers moi. Puis, pendant quelquesjours, je ne le revis plus, et je demeurai de nouveau comme isolé à son bord.

Le 16 janvier, le Nautilus parut s’endormir Ă  quelques mĂštres seulementau-dessous de la surface des flots. Ses appareils Ă©lectriques ne fonctionnaientpas, et son hĂ©lice immobile le laissait errer au grĂ© des courants. Je supposaique l’équipage s’occupait de rĂ©parations intĂ©rieures, nĂ©cessitĂ©es par laviolence des mouvements mĂ©caniques de la machine.

Mes compagnons et moi, nous fĂ»mes alors tĂ©moins d’un curieuxspectacle. Les panneaux du salon Ă©taient ouverts, et comme le fanal duNautilus n’était pas en activitĂ©, une vague obscuritĂ© rĂ©gnait au milieu deseaux. Le ciel orageux et couvert d’épais nuages ne donnait aux premiĂšrescouches de l’OcĂ©an qu’une insuffisante clartĂ©.

J’observais l’état de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissonsne m’apparaissaient plus que comme des ombres Ă  peine figurĂ©es, quand leNautilus se trouva subitement transportĂ© en pleine lumiĂšre. Je crus d’abordque le fanal avait Ă©tĂ© rallumĂ© et qu’il projetait son Ă©clat Ă©lectrique dans la

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masse liquide. Je me trompais, et, aprĂšs une rapide observation, je reconnusmon erreur.

Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente, qui danscette obscuritĂ© devenait Ă©blouissante. Elle Ă©tait produite par des myriadesd’animalcules lumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur lacoque mĂ©tallique de l’appareil. Je surprenais alors des Ă©clairs au milieu deces nappes lumineuses, comme eussent Ă©tĂ© des coulĂ©es de plomb fondu dansune fournaise ardente, ou des masses mĂ©talliques portĂ©es au rouge blanc ; detelle sorte que, par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombredans ce milieu ignĂ©, dont toute ombre semblait devoir ĂȘtre bannie. Non ! cen’était plus l’irradiation calme de notre Ă©clairage habituel ! Il y avait lĂ  unevigueur et un mouvement insolites ! Cette lumiĂšre on la sentait vivante !

En effet, c’était une agglomĂ©ration infinie d’infusoires pĂ©lagiens, denoctiluques miliaires, vĂ©ritables globules de gelĂ©e diaphane, pourvus d’untentacule filiforme, et dont a comptĂ© jusqu’à vingt-cinq mille dans trentecentimĂštres cubes d’eau. Leur lumiĂšre Ă©tait encore doublĂ©e par ces lueursparticuliĂšres aux mĂ©duses, aux astĂ©ries, aux aurĂ©lies, aux pholades-datteset autres zoophytes phosphorescents, imprĂ©gnĂ©s du graissin des matiĂšresorganiques dĂ©composĂ©es par la mer, et peut-ĂȘtre du mucus sĂ©crĂ©tĂ© par lespoissons.

Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, etnotre admiration s’accrut Ă  voir les gros animaux marins s’y jouer commedes salamandres. Je vis lĂ , au milieu de ce feu qui ne brĂ»le pas, des marsouinsĂ©lĂ©gants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longsde trois mĂštres, intelligents prĂ©curseurs des ouragans, dont le formidableglaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons pluspetits, des balistes variĂ©s, des scombĂ©roĂŻdes-sauteurs, des nasons-loups, etcent autres qui zĂ©braient dans leur course la lumineuse atmosphĂšre.

Ce fut un enchantement que cet Ă©blouissant spectacle ! Peut-ĂȘtrecertaines conditions atmosphĂ©riques augmentaient-elles l’intensitĂ© de cephĂ©nomĂšne ? Peut-ĂȘtre un orage se dĂ©chaĂźnait-il Ă  la surface des flots ? Mais,Ă  cette profondeur de quelques mĂštres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur,et il se balançait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.

Ainsi nous marchions, incessamment charmĂ©s par quelque merveillenouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulĂ©s, sesmollusques, ses poissons. Les journĂ©es s’écoulaient rapidement, et je ne lescomptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait Ă  varier l’ordinaire dubord. VĂ©ritables colimaçons, nous Ă©tions faits Ă  notre coquille, et j’affirmequ’il est facile de devenir un parfait colimaçon.

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nousn’imaginions plus qu’il existĂąt une vie diffĂ©rente Ă  la surface du globe

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terrestre, quand un Ă©vĂšnement vint nous rappeler Ă  l’étrangetĂ© de notresituation.

Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° delatitude mĂ©ridionale. Le temps Ă©tait menaçant, la mer dure et houleuse. Levent soufflait de l’est en grande brise. Le baromĂštre, qui baissait depuisquelques jours, annonçait une prochaine lutte des Ă©lĂ©ments.

J’étais montĂ© sur la plate-forme au moment oĂč le second prenait sesmesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la coutume, que la phrasequotidienne fĂ»t prononcĂ©e. Mais, ce jour-lĂ , elle fut remplacĂ©e par uneautre phrase non moins incomprĂ©hensible. Presque aussitĂŽt, je vis apparaĂźtrele capitaine Nemo, dont les yeux, munis d’une lunette, se dirigĂšrent versl’horizon.

Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter lepoint enfermĂ© dans le champ de son objectif. Puis il abaissa sa lunette etĂ©changea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait ĂȘtre enproie Ă  une Ă©motion qu’il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo,plus maĂźtre de lui, demeurait froid. Il paraissait, d’ailleurs, faire certainesobjections auxquelles le second rĂ©pondait par des assurances formelles. Dumoins, je le compris ainsi Ă  la diffĂ©rence de leur ton et de leurs gestes.

Quant Ă  moi, j’avais soigneusement regardĂ© dans la direction indiquĂ©esans rien apercevoir. Le ciel et l’eau se confondaient sur une ligne d’horizond’une parfaite nettetĂ©.

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d’une extrĂ©mitĂ© Ă  l’autre dela plate-forme, sans me regarder, peut-ĂȘtre sans me voir. Son pas Ă©tait assurĂ©,mais moins rĂ©gulier que d’habitude. Il s’arrĂȘtait parfois, et, les bras croisĂ©ssur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immenseespace ? Le Nautilus se trouvait alors Ă  quelques centaines de milles de lacĂŽte la plus rapprochĂ©e !

Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinĂ©ment l’horizon,allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agitationnerveuse.

D’ailleurs, ce mystĂšre allait nĂ©cessairement s’éclaircir, et avant peu,car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine accroissant sa puissancepropulsive, imprima Ă  l’hĂ©lice une rotation plus rapide.

En ce moment, le second attira de nouveau l’attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiquĂ©. Ilobserva longtemps. De mon cĂŽtĂ©, trĂšs sĂ©rieusement intriguĂ©, je descendisau salon, et j’en rapportai une excellente longue-vue dont je me servaisordinairement ; puis, l’appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie Ă l’avant de la plate-forme, je me disposai Ă  parcourir toute la ligne du cielet de la mer.

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Mais mon Ɠil ne s’était pas encore appliquĂ© Ă  l’oculaire, que l’instrumentme fut vivement arrachĂ© des mains.

Je me retournai. Le capitaine Nemo Ă©tait devant moi, mais je ne lereconnus pas. Sa physionomie Ă©tait transformĂ©e. Son Ɠil, brillant d’un feusombre, se dĂ©robait sous son sourcil froncĂ©. Ses dents se dĂ©couvraient Ă demi. Son corps raide, ses poings fermĂ©s, sa tĂȘte rentrĂ©e entre les Ă©paules,tĂ©moignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il nebougeait pas. Ma lunette, tombĂ©e de sa main, avait roulĂ© Ă  ses pieds.

Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colĂšre ?S’imaginait-il, cet incomprĂ©hensible personnage, que j’avais surprisquelque secret interdit aux hĂŽtes du Nautilus ?

Non ! cette haine, je n’en Ă©tais pas l’objet, car il ne me regardait pas, etson Ɠil restait obstinĂ©ment fixĂ© sur l’impĂ©nĂ©trable point de l’horizon.

Enfin le capitaine Nemo redevint maßtre de lui. Sa physionomie, siprofondément altérée, reprit son calme habituel. Il adressa à son secondquelques mots en langue étrangÚre ; puis il se retourna vers moi.

« Monsieur Aronnax, me dit-il d’un ton assez impĂ©rieux, je rĂ©clame devous l’observation de l’un des engagements qui vous lient Ă  moi.

– De quoi s’agit-il, capitaine ?– Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu’au moment

oĂč je jugerai convenable de vous rendre la libertĂ©.Vous ĂȘtes le maĂźtre, lui rĂ©pondis-je en le regardant fixement. Mais puis-

je vous adresser une question ?– Aucune, monsieur. »Sur ce mot, je n’avais pas Ă  discuter, mais Ă  obĂ©ir, puisque toute rĂ©sistance

eĂ»t Ă©tĂ© impossible.Je descendis Ă  la cabine qu’occupaient Ned Land et Conseil, et je leur

fis part de la dĂ©termination du capitaine. Je laisse Ă  penser comment cettecommunication fut reçue par le Canadien. D’ailleurs, le temps manqua Ă toute explication. Quatre hommes de l’équipage attendaient Ă  la porte, et ilsnous conduisirent Ă  cette cellule oĂč nous avions passĂ© notre premiĂšre nuitĂ  bord du Nautilus.

Ned Land voulut réclamer, mais la porte se ferma sur lui pour touteréponse.

« Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? » me demanda Conseil.Je racontai Ă  mes compagnons ce qui s’était passĂ©. Ils furent aussi Ă©tonnĂ©s

que moi, mais aussi peu avancĂ©s.Cependant j’étais plongĂ© dans un abĂźme de rĂ©flexions, et cette Ă©trange

apprĂ©hension du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensĂ©e. J’étais incapabled’accoupler deux idĂ©es logiques et je me perdais dans les plus absurdes

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hypothĂšses, quand je fus tirĂ© de ma contention d’esprit par ces paroles deNed Land :

« Tiens ! le déjeuner est servi ! »En effet, la table était préparée. Il était évident que le capitaine Nemo

avait donnĂ© cet ordre en mĂȘme temps qu’il faisait hĂąter la marche duNautilus.

« Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? medemanda Conseil.

– Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je.– Eh bien, que monsieur dĂ©jeune ! C’est prudent, car nous ne savons ce

qui peut arriver.– Tu as raison, Conseil.– Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donnĂ© que le menu du

bord.– Ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, que diriez-vous donc si le dĂ©jeuner avait

manqué totalement ? »Cette raison coupa net aux récriminations du harponneur.Nous nous mßmes à table. Le repas se fit assez silencieusement. Je

mangeai peu. Conseil « se força », toujours par prudence, et Ned Land, quoiqu’il en eĂ»t, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le dĂ©jeuner terminĂ©, chacunde nous s’accota dans un coin.

En ce moment, le globe lumineux qui Ă©clairait la cellule s’éteignit et nousrestĂąmes dans une obscuritĂ© profonde. Ned Land ne tarda pas Ă  s’endormir,et, ce qui m’étonna, Conseil se laissa aller aussi Ă  un lourd assoupissement
Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impĂ©rieux besoin desommeil, quand je sentis mon cerveau s’imprĂ©gner d’une Ă©paisse torpeur.Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermĂšrent malgrĂ© moi. J’étaisen proie Ă  une hallucination douloureuse. Évidemment, des substancessoporifiques avaient Ă©tĂ© mĂȘlĂ©es aux aliments que nous venions de prendre.Ce n’était donc pas assez de la prison pour nous dĂ©rober les projets ducapitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !

J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer, quiprovoquaient un lĂ©ger mouvement de roulis, cessĂšrent. Le Nautilus avait-ildonc quittĂ© la surface de l’OcĂ©an ? Était-il rentrĂ© dans la couche immobiledes eaux ?

Je voulus rĂ©sister au sommeil. Ce fut impossible, la respiration s’affaiblit.Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysĂ©s.Mes paupiĂšres, vĂ©ritables calottes de plomb, tombĂšrent sur mes yeux. Je nepus les soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara detout mon ĂȘtre. Puis les visions disparurent et me laissĂšrent dans un completanĂ©antissement.

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XXIVLe royaume de corail

Le lendemain, je me rĂ©veillai la tĂȘte singuliĂšrement dĂ©gagĂ©e. À ma grandesurprise, j’étais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute, avaient Ă©tĂ©rĂ©intĂ©grĂ©s dans leur cabine, sans qu’ils s’en fussent aperçus plus que moi.Ce qui s’était passĂ© pendant cette nuit, ils l’ignoraient comme je l’ignoraismoi-mĂȘme, et pour dĂ©voiler ce mystĂšre, je ne comptais que sur les hasardsde l’avenir.

Je songeai alors Ă  quitter ma chambre. Étais-je encore une fois libre ouprisonnier ? Libre entiĂšrement. J’ouvris la porte, je pris par les coursives,je montai l’escalier central. Les panneaux, fermĂ©s la veille, Ă©taient ouverts.J’arrivai sur la plate-forme.

Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaientrien. Endormis d’un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ilsavaient Ă©tĂ© trĂšs surpris de se retrouver dans leur cabine.

Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystérieux comme toujours.Il flottait à la surface des flots sous une allure modérée. Rien ne semblaitchangé à bord.

Ned Land, de ses yeux pĂ©nĂ©trants, observa la mer. Elle Ă©tait dĂ©serte. LeCanadien ne signala rien de nouveau Ă  l’horizon, ni voile, ni terre. Une brised’ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, Ă©chevelĂ©es par le vent,imprimaient Ă  l’appareil un trĂšs sensible roulis.

Le Nautilus, aprĂšs avoir renouvelĂ© son air, se maintint Ă  une profondeurmoyenne de quinze mĂštres, de maniĂšre Ă  pouvoir revenir promptement Ă  lasurface des flots : opĂ©ration qui, contre l’habitude, fut pratiquĂ©e plusieursfois, pendant cette journĂ©e du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumĂ©e retentissait Ă  l’intĂ©rieur du navire.

Quant au capitaine Nemo, il ne se montra pas. Des gens du bord, je ne visque l’impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutismeordinaires.

Vers deux heures, j’étais au salon, occupĂ© Ă  classer mes notes, lorsque lecapitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presqueimperceptible, sans m’adresser la parole. Je me remis Ă  mon travail, espĂ©rantqu’il me donnerait peut-ĂȘtre des explications sur les Ă©vĂšnements qui avaientmarquĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente. Il n’en fit rien. Je le regardai. Sa figure me semblafatiguĂ©e ; ses yeux rougis n’avaient pas Ă©tĂ© rafraĂźchis par le sommeil ; saphysionomie exprimait une tristesse profonde, un rĂ©el chagrin. Il allait etvenait, s’asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l’abandonnait

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aussitĂŽt, consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, etparaissait ne pouvoir tenir un instant en place.

Enfin il vint vers moi et me dit :« Êtes-vous mĂ©decin, monsieur Aronnax ? »Je m’attendais si peu Ă  cette demande, que je le regardai quelque temps

sans rĂ©pondre.« Êtes-vous mĂ©decin ? rĂ©pĂ©ta-t-il. Plusieurs de vos collĂšgues ont fait leurs

Ă©tudes de mĂ©decine. Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.– En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hĂŽpitaux. J’ai pratiquĂ©

pendant plusieurs annĂ©es avant d’entrer au MusĂ©um.– Bien, monsieur. »Ma rĂ©ponse avait Ă©videmment satisfait le capitaine Nemo. Mais, ne

sachant oĂč il en voulait venir, j’attendis de nouvelles questions, me rĂ©servantde rĂ©pondre suivant les circonstances.

« Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous Ă  donner vossoins Ă  l’un de mes hommes ?

– Vous avez un malade ?– Oui.– Je suis prĂȘt Ă  vous suivre.– Venez. »J’avouerai que le cƓur me battait. Je ne sais pourquoi je voyais une

certaine connexitĂ© entre cette maladie d’un homme de l’équipage et lesĂ©vĂšnements de la veille, et ce mystĂšre me prĂ©occupait au moins autant quele malade.

Le capitaine Nemo me conduisit Ă  l’arriĂšre du Nautilus et me fit entrerdans une cabine situĂ©e prĂšs du poste des matelots.

LĂ , sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine d’annĂ©es, Ă  figureĂ©nergique, vrai type de l’Anglo-Saxon.

Je me penchai sur lui. Ce n’était pas seulement un malade, c’était unblessĂ©. Sa tĂȘte, emmaillotĂ©e de linges sanglants, reposait sur un doubleoreiller. Je dĂ©tachai ces linges, et le blessĂ©, regardant de ses grands yeuxfixes, me laissa faire, sans profĂ©rer une plainte.

La blessure Ă©tait horrible. Le crĂąne, fracassĂ© par un instrumentcontondant, montrait la cervelle Ă  nu, et la substance cĂ©rĂ©brale avait subiune attrition profonde. Des caillots sanguins s’étaient formĂ©s dans la massediffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu Ă  la foiscontusion et commotion du cerveau. La respiration du malade Ă©tait lente.Quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. Laphlegmasie cĂ©rĂ©brale Ă©tait complĂšte et entraĂźnait la paralysie du sentimentet du mouvement.

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Je pris le pouls du blessĂ©. Il Ă©tait intermittent. Les extrĂ©mitĂ©s du corps serefroidissaient dĂ©jĂ , et je vis que la mort s’approchait, sans qu’il me parĂ»tpossible de l’enrayer. AprĂšs avoir pansĂ© ce malheureux, je rajustai les lingesde sa tĂȘte, et je me retournai vers le capitaine Nemo.

« D’oĂč vient cette blessure ? lui demandai-je.– Qu’importe ! rĂ©pondit Ă©vasivement le capitaine. Un choc du Nautilus a

brisĂ© un des leviers de la machine, qui a frappĂ© cet homme. Le second Ă©taitĂ  ses cĂŽtĂ©s. Il s’est jetĂ© au-devant du choc
 Un frĂšre se faisant tuer pourson frĂšre, un ami pour son ami, quoi de plus simple ! C’est la loi de tous Ă bord du Nautilus ! Mais votre avis sur son Ă©tat ? »

J’hĂ©sitais Ă  me prononcer.« Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n’entend pas le

français. »Je regardai une derniĂšre fois le blessĂ©, puis je rĂ©pondis :« Cet homme sera mort dans deux heures.– Rien ne peut le sauver ?– Rien. »La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissĂšrent de

ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.Pendant quelques instants, j’observai encore ce mourant, dont la vie se

retirait peu Ă  peu. Sa pĂąleur s’accroissait encore sous l’éclat Ă©lectrique quibaignait son lit de mort. Je regardais sa tĂȘte intelligente, sillonnĂ©e de ridesprĂ©maturĂ©es, que le malheur, la misĂšre peut-ĂȘtre, avaient creusĂ©es depuislongtemps. Je cherchais Ă  surprendre le secret de sa vie dans les derniĂšresparoles Ă©chappĂ©es de ses lĂšvres !

« Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax, » me dit le capitaineNemo.

Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai machambre, trĂšs Ă©mu de cette scĂšne. Pendant toute la journĂ©e, je fus agitĂ©de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songesfrĂ©quemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et commeune psalmodie funĂšbre. Était-ce la priĂšre des morts, murmurĂ©e dans cettelangue que je ne savais pas comprendre ?

Le lendemain matin, je remontai sur le pont. Le capitaine Nemo m’y avaitprĂ©cĂ©dĂ©. DĂšs qu’il m’aperçut, il vint Ă  moi.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faireaujourd’hui une excursion sous-marine ?

– Avec mes compagnons ? demandai-je.– Si cela leur plaĂźt.– Nous sommes Ă  vos ordres, capitaine.– Veuillez donc aller revĂȘtir vos scaphandres. »

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Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Landet Conseil. Je leur fis connaĂźtre la proposition du capitaine Nemo. Conseils’empressa d’accepter, et, cette fois, le Canadien se montra trĂšs disposĂ© Ă nous suivre.

Il Ă©tait huit heures du matin. À huit heures et demie, nous Ă©tions vĂȘtuspour cette nouvelle promenade et munis des deux appareils d’éclairage et derespiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnĂ©s du capitaine Nemoque suivaient une douzaine d’hommes de l’équipage, nous prenions pied Ă une profondeur de dix mĂštres sur le sol ferme oĂč reposait le Nautilus.

Une lĂ©gĂšre pente aboutissait Ă  un fond accidentĂ©, par quinze brasses deprofondeur environ. Ce fond diffĂ©rait complĂštement de celui que j’avaisvisitĂ© pendant ma premiĂšre excursion sous les eaux de l’ocĂ©an Pacifique.Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forĂȘt pĂ©lagienne.Je reconnus immĂ©diatement cette rĂ©gion merveilleuse dont, ce jour-lĂ , lecapitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’était le royaume du Corail.

Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires,on remarque l’ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes desgorgoniens, des isidiens et des coralliens. C’est Ă  ce dernier qu’appartient lecorail, curieuse substance qui fut tour Ă  tour classĂ©e dans les rĂšgnes minĂ©ral,vĂ©gĂ©tal et animal. RemĂšde chez les anciens, bijou chez les modernes, ce futseulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea dĂ©finitivementdans le rĂšgne animal.

Le corail est un ensemble d’animalcules, rĂ©unis sur un polypier denature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un gĂ©nĂ©rateur unique quiles a produits par bourgeonnement, et ils possĂšdent une existence propre,tout en participant Ă  la vie commune. C’est donc une sorte de socialismenaturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte,qui se minĂ©ralise tout en s’arborisant, suivant la trĂšs juste observation desnaturalistes, et rien ne pouvait ĂȘtre plus intĂ©ressant pour moi que de visiterl’une de ces forĂȘts pĂ©trifiĂ©es que la nature a plantĂ©es au fond des mers.

Les appareils Ruhmkorff furent mis en activitĂ©, et nous suivĂźmes un bancde corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cetteportion de l’ocĂ©an Indien. La route Ă©tait bordĂ©e d’inextricables buissonsformĂ©s par l’enchevĂȘtrement d’arbrisseaux que couvraient de petites fleursĂ©toilĂ©es Ă  rayons blancs. Seulement, Ă  l’inverse des plantes de la terre, cesarborisations, fixĂ©es aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.

La lumiĂšre produisait mille effets charmants en se jouant au milieu deces ramures si vivement colorĂ©es. Il me semblait voir ces tubes membraneuxet cylindriques trembler sous l’ondulation des eaux. J’étais tentĂ© de cueillirleurs fraĂźches corolles ornĂ©es de dĂ©licats tentacules, les unes nouvellementĂ©panouies, les autres naissant Ă  peine, pendant que de lĂ©gers poissons, aux

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rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volĂ©es d’oiseaux.Mais, si ma main s’approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitivesanimĂ©es, aussitĂŽt l’alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanchesrentraient dans leurs Ă©tuis rouges, les fleurs s’évanouissaient sous mesregards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.

Le hasard m’avait mis lĂ  en prĂ©sence des plus prĂ©cieux Ă©chantillons dece zoophyte.

Ce corail valait celui qui se pĂȘche dans la MĂ©diterranĂ©e, sur les cĂŽtesde France, d’Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces nomspoĂ©tiques de fleur de sang et d’écume de sang que le commerce donneĂ  ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu’à cinq cents francsle kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient lafortune de tout un monde de corailleurs. Cette prĂ©cieuse matiĂšre, souventmĂ©langĂ©e avec d’autres polypiers, formait alors des ensembles compacts etinextricables appelĂ©s « macciota » et sur lesquels je remarquai d’admirablesspĂ©cimens de corail rose.

Mais bientĂŽt les buissons se resserrĂšrent, les arborisations grandirent. DevĂ©ritables taillis pĂ©trifiĂ©s et de longues travĂ©es d’une architecture fantaisistes’ouvrirent devant nos pas.

Le capitaine Nemo s’engagea sous une obscure galerie dont la pentedouce nous conduisit Ă  une profondeur de cent mĂštres. La lumiĂšre denos serpentins produisait parfois des effets magiques en s’accrochant auxrugueuses aspĂ©ritĂ©s de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposĂ©scomme des lustres qu’elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseauxcoralliens, j’observai d’autres polypes non moins curieux, des mĂ©lites, desiris aux ramifications articulĂ©es, puis quelques touffes de corallines, lesunes vertes, les autres rouges, vĂ©ritables algues encroĂ»tĂ©es dans leurs selscalcaires, que les naturalistes, aprĂšs longues discussions, ont dĂ©finitivementrangĂ©es dans le rĂšgne vĂ©gĂ©tal. Mais, suivant la remarque d’un penseur,« c’est peut-ĂȘtre lĂ  le point rĂ©el oĂč la vie obscurĂ©ment se soulĂšve du sommeilde pierre sans se dĂ©tacher encore de ce rude point de dĂ©part. »

Enfin, aprĂšs deux heures de marche, nous avions atteint une profondeurde trois cents mĂštres environ, c’est-Ă -dire la limite extrĂȘme sur laquellele corail commence Ă  se former. Mais lĂ , ce n’était plus le buisson isolĂ©,ni le modeste taillis de basse futaie ; c’était la forĂȘt immense, les grandesvĂ©gĂ©tations minĂ©rales, les Ă©normes arbres pĂ©trifiĂ©s, rĂ©unis par des guirlandesd’élĂ©gantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parĂ©es de nuances et dereflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l’ombredes flots, tandis qu’à nos pieds, les tubipores, les mĂ©andrines, les astrĂ©es,les fongies, les cariophylles formaient un tapis de fleurs, semĂ© de gemmesĂ©blouissantes.

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Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquernos sensations ! Pourquoi Ă©tions-nous emprisonnĂ©s sous ce masque de mĂ©talet de verre. Pourquoi les paroles nous Ă©taient-elles interdites de l’un Ă l’autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons quipeuplent le liquide Ă©lĂ©ment, ou plutĂŽt encore de celle de ces amphibies qui,pendant de longues heures, peuvent parcourir, au grĂ© de leur caprice, ledouble domaine de la terre et des eaux !

Cependant le capitaine Nemo s’était arrĂȘtĂ©. Mes compagnons et moi,nous suspendĂźmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommesformaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plusd’attention, j’observai que quatre d’entre eux portaient sur leurs Ă©paules unobjet de forme oblongue.

Nous occupions, en cet endroit, le centre d’une vaste clairiĂšre,entourĂ©e par les hautes arborisations de la forĂȘt sous-marine. Nos lampesprojetaient dans cet espace une sorte de clartĂ© crĂ©pusculaire qui allongeaitdĂ©mesurĂ©ment les ombres sur le sol. À la limite de la clairiĂšre, l’obscuritĂ©redevenait profonde et ne recueillait que de petites Ă©tincelles retenues parles vives arĂȘtes du corail.

Ned Land et Conseil Ă©taient prĂšs de moi. Nous regardions, et il me vintĂ  la pensĂ©e que j’allais assister Ă  une scĂšne Ă©trange. En observant le sol, jevis qu’il Ă©tait gonflĂ©, en de certains points, par de lĂ©gĂšres extumescencesencroĂ»tĂ©es de dĂ©pĂŽts calcaires, et disposĂ©es avec une rĂ©gularitĂ© qui trahissaitla main de l’homme.

Au milieu de la clairiĂšre, sur un piĂ©destal de rocs grossiĂšrement entassĂ©s,se dressait une croix de corail, qui Ă©tendait ses longs bras qu’on eĂ»t dit faitsd’un sang pĂ©trifiĂ©.

Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s’avança, et Ă quelques pieds de la croix, il commença Ă  creuser un trou avec une piochequ’il dĂ©tacha de sa ceinture.

Je compris tout ! Cette clairiĂšre c’était un cimetiĂšre ; ce trou, une tombe ;cet objet oblong, le corps de l’homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemoet les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune,au fond de cet inaccessible OcĂ©an.

Non ! jamais mon esprit ne fut surexcitĂ© Ă  ce point ! Jamais idĂ©es plusimpressionnantes n’envahirent mon cerveau ! Je ne voulais pas voir ce quevoyaient mes yeux !

Cependant la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient çà et lĂ leur retraite troublĂ©e. J’entendais rĂ©sonner, sur le sol calcaire, le fer du picqui Ă©tincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Letrou s’allongeait, s’élargissait, et bientĂŽt il fut assez profond pour recevoirle corps.

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Alors les porteurs s’approchĂšrent. Le corps, enveloppĂ© dans un tissu debyssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo, lesbras croisĂ©s sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimĂ©s,s’agenouillĂšrent dans l’attitude de la priĂšre. Mes deux compagnons et moi,nous nous Ă©tions religieusement inclinĂ©s.

La tombe fut alors recouverte des débris arrachés au sol, qui formÚrentun léger renflement.

Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressĂšrent ; puis,se rapprochant de la tombe, tous flĂ©chirent encore le genou, et tous Ă©tendirentleur main en signe de suprĂȘme adieu.

Alors la funĂšbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous lesarceaux de la forĂȘt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, ettoujours montant.

Enfin les feux du bord apparurent. Leur traĂźnĂ©e lumineuse nous guidajusqu’au Nautilus. À une heure, nous Ă©tions de retour.

DĂšs que mes vĂȘtements furent changĂ©s, je remontai sur la plate-forme,et, en proie Ă  une terrible obsession d’idĂ©es, j’allai m’asseoir prĂšs du fanal.

Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis :« Ainsi, suivant mes prĂ©visions, cet homme est mort dans la nuit ?– Oui, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo.– Et il repose maintenant prĂšs de ses compagnons dans ce cimetiĂšre de

corail ?– Oui, oubliĂ© de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et des

polypes se chargent d’y sceller nos morts pour l’éternitĂ© ! »Et, cachant d’un geste brusque son visage dans ses mains crispĂ©es, le

capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta :« C’est lĂ  notre paisible cimetiĂšre, Ă  quelques centaines de pieds au-

dessous de la surface des flots !– Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l’atteinte

des requins !– Oui, monsieur, rĂ©pondit gravement le capitaine Nemo, des requins et

des hommes ! »

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DeuxiĂšme partie

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CHAPITRE PREMIERL’ocĂ©an Indien

Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premiĂšres’est terminĂ©e sur cette Ă©mouvante scĂšne du cimetiĂšre de corail qui a laissĂ©dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette merimmense, la vie du capitaine Nemo se dĂ©roulait tout entiĂšre, et il n’étaitpas jusqu’à sa tombe qu’il n’eĂ»t prĂ©parĂ©e dans le plus impĂ©nĂ©trable de sesabĂźmes. LĂ , pas un des monstres de l’OcĂ©an ne viendrait troubler le derniersommeil de ces hĂŽtes du Nautilus, de ces amis rivĂ©s les uns aux autres, dansla mort aussi bien que dans la vie ! « Nul homme, non plus ! » avait ajoutĂ©le capitaine.

Toujours cette mĂȘme dĂ©fiance farouche, implacable, des sociĂ©tĂ©shumaines !

Pour moi, je ne me contentais plus des hypothĂšses qui satisfaisaientConseil. Ce digne garçon persistait Ă  ne voir dans le commandant duNautilus qu’un de ces savants mĂ©connus qui rendent Ă  l’humanitĂ© mĂ©prispour indiffĂ©rence. C’était encore pour lui un gĂ©nie incompris qui, las desdĂ©ceptions de la terre, avait dĂ» se rĂ©fugier dans cet inaccessible milieuoĂč ses instincts s’exerçaient librement. Mais, Ă  mon avis, cette hypothĂšsen’expliquait qu’un des cĂŽtĂ©s du capitaine Nemo.

En effet, le mystĂšre de cette derniĂšre nuit pendant laquelle nous avionsĂ©tĂ© enchaĂźnĂ©s dans la prison et le sommeil, la prĂ©caution si violemment prisepar le capitaine d’arracher de mes yeux la lunette prĂȘte Ă  parcourir l’horizon,la blessure mortelle de cet homme due Ă  un choc inexplicable du Nautilus,tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo nese contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait, nonseulement ses instincts de libertĂ©, mais peut-ĂȘtre aussi les intĂ©rĂȘts de je nesais quelles terribles reprĂ©sailles.

En ce moment, rien n’est Ă©vident pour moi, je n’entrevois encore dansces tĂ©nĂšbres que des lueurs, et je dois me borner Ă  Ă©crire, pour ainsi dire,sous la dictĂ©e des Ă©vĂšnements.

D’ailleurs, rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s’échapper duNautilus est impossible. Nous ne sommes pas mĂȘme prisonniers sur parole.Aucun engagement d’honneur ne nous enchaĂźne. Nous ne sommes que descaptifs, que des prisonniers dĂ©guisĂ©s sous le nom d’hĂŽtes par un semblantde courtoisie. Toutefois Ned Land n’a pas renoncĂ© Ă  l’espoir de recouvrer salibertĂ©. Il est certain qu’il profitera de la premiĂšre occasion que le hasard luioffrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans unesorte de regret que j’emporterai ce que la gĂ©nĂ©rositĂ© du capitaine nous aura

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laissĂ© pĂ©nĂ©trer des mystĂšres du Nautilus ! Car enfin, faut-il haĂŻr cet hommeou l’admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour ĂȘtre franc, jevoudrais, avant de l’abandonner Ă  jamais, je voudrais avoir accompli ce tourdu monde sous-marin dont les dĂ©buts sont si magnifiques. Je voudrais avoirobservĂ© la complĂšte sĂ©rie des merveilles entassĂ©es sous les mers du globe. Jevoudrais avoir vu ce que nul homme n’a vu encore, quand je devrais payerde ma vie cet insatiable besoin d’apprendre ! Qu’ai-je dĂ©couvert jusqu’ici ?Rien, ou presque rien, puisque nous n’avons encore parcouru que six millelieues Ă  travers le Pacifique !

Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitĂ©es, etque, si quelque chance de salut s’offre Ă  nous, il serait cruel de sacrifiermes compagnons Ă  ma passion pour l’inconnu. Il faudra les suivre, peut-ĂȘtremĂȘme les guider. Mais cette occasion se prĂ©sentera-t-elle jamais ? L’hommeprivĂ© par la force de son libre arbitre la dĂ©sire, cette occasion ; mais le savant,le curieux, la redoute.

Ce jour-lĂ , 21 janvier 1868, Ă  midi, le second vint prendre la hauteur dusoleil. Je montai sur la plateforme, j’allumai un cigare et je suivis l’opĂ©ration.Il me parut Ă©vident que cet homme ne comprenait pas le français, carplusieurs fois je fis Ă  voix haute des rĂ©flexions qui auraient dĂ» lui arracherquelque signe involontaire d’attention, s’il les eĂ»t comprises, mais il restaimpassible et muet.

Pendant qu’il observait au moyen du sextant, un des matelots duNautilus, – cet homme vigoureux qui nous avait accompagnĂ©s lors de notrepremiĂšre excursion sous-marine Ă  l’üle Crespo, – vint nettoyer les vitres dufanal. J’examinai alors l’installation de cet appareil dont la puissance Ă©taitcentuplĂ©e par des anneaux lenticulaires, disposĂ©s comme ceux des phares,qui maintenaient sa lumiĂšre dans le plan utile. La lampe Ă©lectrique Ă©taitcombinĂ©e de maniĂšre Ă  donner tout son pouvoir Ă©clairant. Sa lumiĂšre, eneffet, se produisait dans le vide, ce qui en assurait Ă  la fois la rĂ©gularitĂ© etl’intensitĂ©. Ce vide Ă©conomisait aussi les pointes de graphyte entre lesquellesse dĂ©veloppe l’arc lumineux. Économie importante pour le capitaine Nemo,qui n’aurait pu les renouveler aisĂ©ment. Mais, dans ces conditions, leur usureĂ©tait presque insensible.

Lorsque le Nautilus se prĂ©para Ă  reprendre sa marche sous-marine, jeredescendis au salon. Les panneaux se refermĂšrent, et la route fut donnĂ©edirectement Ă  l’ouest.

Nous sillonnions alors les flots de l’ocĂ©an Indien, vaste plaine liquided’une contenance de cinq cent cinquante millions d’hectares, et dont leseaux sont si transparentes qu’elles donnent le vertige Ă  qui se penche Ă  leursurface. Le Nautilus y flottait gĂ©nĂ©ralement entre cent et deux cents mĂštresde profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. À tout autre que moi, pris

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d’un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues etmonotones ; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme oĂč je meretrempais dans l’air vivifiant de l’OcĂ©an, le spectacle de ces riches eaux Ă travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothĂšque, la rĂ©dactionde mes mĂ©moires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas unmoment de lassitude ou d’ennui.

Notre santĂ© Ă  tous se maintenait dans un Ă©tat trĂšs satisfaisant. Le rĂ©gimedu bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bienpassĂ© des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s’ingĂ©niait Ă  yapporter. De plus, dans cette tempĂ©rature constante, il n’y avait pas mĂȘmeun rhume Ă  craindre. D’ailleurs, ce madrĂ©poraire DendrophyllĂ©e, connu enProvence sous le nom de « Fenouil de mer », et dont il existait une certainerĂ©serve Ă  bord, eĂ»t fourni avec la chair fondante de ses polypes une pĂąteexcellente contre la toux.

Pendant quelques jours, nous vĂźmes une grande quantitĂ© d’oiseauxaquatiques, palmipĂšdes, mouettes ou goĂ©lands. Quelques-uns furentadroitement tuĂ©s, et, prĂ©parĂ©s d’une certaine façon, ils fournirent un gibierd’eau trĂšs acceptable. Parmi les grands voiliers, emportĂ©s Ă  de longuesdistances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues duvol, j’aperçus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braimentd’ñne, oiseaux qui appartiennent Ă  la famille des longipennes. La familledes totipalmes Ă©tait reprĂ©sentĂ©e par des frĂ©gates rapides qui pĂȘchaientprestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaĂ©tons ou paille-en-queue, entre autres ce phaĂ©ton Ă  brins rouges, gros comme un pigeon,et dont le plumage blanc est nuancĂ© de tons roses qui font valoir la teintenoire de ses ailes.

Les filets du Nautilus rapportĂšrent plusieurs sortes de tortues marines, dugenre caret, Ă  dos bombĂ©, et dont l’écaille est trĂšs estimĂ©e. Ces reptiles, quiplongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l’eau en fermantla soupape charnue situĂ©e Ă  l’orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu’on les prit, dormaient encore dans leur carapace,Ă  l’abri des animaux marins. La chair de ces tortues Ă©tait gĂ©nĂ©ralementmĂ©diocre, mais leurs Ɠufs formaient un rĂ©gal excellent.

Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quandnous surprenions Ă  travers les panneaux ouverts les secrets de leur vieaquatique. Je remarquai plusieurs espĂšces qu’il ne m’avait pas Ă©tĂ© donnĂ©d’observer jusqu’alors.

Je citerai principalement des ostracions particuliers Ă  la mer Rouge,Ă  la mer des Indes et Ă  cette partie de l’OcĂ©an qui baigne les cĂŽtesde l’AmĂ©rique Ă©quinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous,les oursins, les crustacĂ©s, sont protĂ©gĂ©s par une cuirasse qui n’est ni

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crĂ©tacĂ©e ni pierreuse, mais vĂ©ritablement osseuse. TantĂŽt elle affecte laforme d’un solide triangulaire, tantĂŽt la forme d’un solide quadrangulaire.Parmi les triangulaires, j’en notai quelques-uns d’une longueur d’un demi-dĂ©cimĂštre, d’une chair salubre, d’un goĂ»t exquis, bruns Ă  la queue, jaunesaux nageoires, et dont je recommande l’acclimatation mĂȘme dans leseaux douces, auxquelles d’ailleurs un certain nombre de poissons de mers’accoutument aisĂ©ment. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires,surmontĂ©s sur le dos de quatre gros tubercules, des ostracions mouchetĂ©s depoints blancs sous la partie infĂ©rieure du corps, qui s’apprivoisent commedes oiseaux, des trigones pourvus d’aiguillons formĂ©s par la prolongation deleur croĂ»te osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnomde « cochons de mer », puis des dromadaires Ă  grosses bosses en forme decĂŽne, dont la chair est dure et coriace.

Je relĂšve encore sur les notes quotidiennes tenues par maĂźtre Conseilcertains poissons du genre tĂ©trodons, particuliers Ă  ces mers, desspengleriens au dos rouge, Ă  la poitrine blanche, qui se distinguent par troisrangĂ©es longitudinales de filaments, et des Ă©lectriques, longs de sept pouces,parĂ©s des plus vives couleurs. Puis, comme Ă©chantillons d’autres genres,des ovoĂŻdes semblables Ă  un Ɠuf d’un brun noir, sillonnĂ©s de bandelettesblanches et dĂ©pourvus de queue ; des diodons, vĂ©ritables porcs-Ă©pics dela mer, munis d’aiguillons et pouvant se gonfler de maniĂšre Ă  former unepelote hĂ©rissĂ©e de dards ; des hypocampes communs Ă  tous les OcĂ©ans ; despĂ©gases volants Ă  museau allongĂ©, auxquels leurs nageoires pectorales, trĂšsĂ©tendues et disposĂ©es en forme d’ailes, permettent sinon de voler, du moinsde s’élancer dans les airs ; des pigeons spatulĂ©s, dont la queue est couvertede nombreux anneaux Ă©cailleux ; des macrognathes Ă  longues mĂąchoires,excellents poissons longs de vingt-cinq centimĂštres et brillant des plusagrĂ©ables couleurs ; des calliomores livides, dont la tĂȘte est rugueuse ;des myriades de blennies-sauteurs, rayĂ©s de noir, aux longues nageoirespectorales, glissant Ă  la surface des eaux avec une prodigieuse vĂ©locitĂ© ;de dĂ©licieux vĂ©lifĂšres, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant devoiles dĂ©ployĂ©es aux courants favorables ; des kurtes splendides, auxquels lanature a prodiguĂ© le jaune, le bleu cĂ©leste, l’argent et l’or ; des trichoptĂšres,dont les ailes sont formĂ©es de filaments ; des cottes, toujours maculĂ©es delimon, qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie estconsidĂ©rĂ© comme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une ƓillĂšremobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, vĂ©ritables gobe-mouches de l’OcĂ©an, armĂ©s d’un fusil que n’ont prĂ©vu ni les Chassepot niles Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d’une simple goutted’eau.

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Dans le quatre-vingt-neuviĂšme genre des poissons classĂ©s par LacĂ©pĂšde,qui appartient Ă  la seconde sous-classe des osseux, caractĂ©risĂ©e par unopercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpĂšne, dont la tĂȘteest garnie d’aiguillons et qui ne possĂšde qu’une seule nageoire dorsale ;ces animaux sont revĂȘtus ou privĂ©s de petites Ă©cailles, suivant le sous-genreauquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des Ă©chantillonsde didactyles, longs de trois Ă  quatre dĂ©cimĂštres, rayĂ©s de jaune, mais dontla tĂȘte est d’un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournitplusieurs spĂ©cimens de ce poisson bizarre, justement surnommĂ© « crapaudde mer », animal Ă  tĂȘte grande, tantĂŽt creusĂ©e de sinus profonds, tantĂŽtboursouflĂ©e de protubĂ©rances ; hĂ©rissĂ© d’aiguillons et parsemĂ© de tubercules,il porte des cornes irrĂ©guliĂšres et hideuses ; son corps et sa queue sont garnisde callositĂ©s ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est rĂ©pugnantet horrible.

Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha Ă  raison de deux cent cinquantelieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deuxmilles Ă  l’heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses variĂ©tĂ©sde poissons, c’est que ceux-ci, attirĂ©s par l’éclat Ă©lectrique, cherchaient Ă nous accompagner. La plupart, distancĂ©s par cette vitesse, restaient bientĂŽten arriĂšre. Quelques-uns cependant parvenaient Ă  se maintenir pendant uncertain temps dans les eaux du Nautilus.

Le 24 au matin, par 12° 5’de latitude sud et 94° 33’de longitude, nouseĂ»mes connaissance de l’üle Keeling, soulĂšvement madrĂ©porique plantĂ©de magnifiques cocos, qui fut visitĂ© par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea Ă  peu de distance les accores de cette ĂźledĂ©serte. Ses dragues rapportĂšrent de nombreux Ă©chantillons de polypes etd’échinodermes, et des tests curieux de l’embranchement des mollusques.Quelques prĂ©cieux produits de l’espĂšce des dauphinules accrurent les trĂ©sorsdu capitaine Nemo, auquel je joignis une astrĂ©e punctifĂšre, sorte de polypierparasite souvent fixĂ© sur une coquille.

BientĂŽt l’üle Keeling disparut sous l’horizon et la route fut donnĂ©e aunord-ouest vers la pointe de la pĂ©ninsule indienne.

« Des terres civilisĂ©es, me dit ce jour-lĂ  Ned Land, cela vaudra mieuxque ces Ăźles de la Papouasie, oĂč l’on rencontre plus de sauvages que dechevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a desroutes, des chemins de fer, des villes anglaises, françaises et indoues. On neferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que lemoment n’est pas venu de brĂ»ler la politesse au capitaine Nemo ?

– Non, Ned, non, rĂ©pondis-je d’un ton trĂšs dĂ©terminĂ©. Laissons courir,comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche descontinents habitĂ©s. Il revient vers l’Europe, qu’il nous y conduise. Une fois

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arrivĂ©s dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera detenter. D’ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permetted’aller chasser sur les cĂŽtes du Malabar ou de Coromandel comme dans lesforĂȘts de la Nouvelle-GuinĂ©e.

– Eh bien, monsieur, ne peut-on se passer de sa permission ? »Je ne rĂ©pondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond,

j’avais Ă  cƓur d’épuiser jusqu’au bout les hasards de la destinĂ©e qui m’avaitjetĂ© Ă  bord du Nautilus.

À partir de l’üle Keeling, notre marche se ralentit gĂ©nĂ©ralement. Elle futaussi plus capricieuse et nous entraĂźna souvent Ă  de grandes profondeurs. Onfit plusieurs fois usage des plans inclinĂ©s que des leviers intĂ©rieurs pouvaientplacer obliquement Ă  la ligne de flottaison. Nous allĂąmes ainsi jusqu’à deuxet trois kilomĂštres, mais sans jamais avoir vĂ©rifiĂ© les grands fonds de cettemer indienne que des sondes de treize mille mĂštres n’ont pas pu atteindre.Quant Ă  la tempĂ©rature des basses couches, le thermomĂštre indiqua toujoursinvariablement quatre degrĂ©s au-dessus de zĂ©ro. J’observai seulement que,dans les nappes supĂ©rieures, l’eau Ă©tait toujours plus froide sur les hautsfonds qu’en pleine mer.

Le 25 janvier, l’OcĂ©an Ă©tait absolument dĂ©sert. Le Nautilus passa lajournĂ©e Ă  sa surface, battant les flots de sa puissante hĂ©lice et les faisantrejaillir Ă  une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l’eĂ»t-on paspris pour un cĂ©tacĂ© gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journĂ©esur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien Ă  l’horizon, si ce n’est, versquatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l’ouest Ă  contre-bord.Sa mĂąture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus,trop ras sur l’eau. Je pensai que ce bateau Ă  vapeur appartenait Ă  la lignepĂ©ninsulaire et orientale qui fait le service de l’üle de Ceyland Ă  Sydney, entouchant Ă  la pointe du Roi-George et Ă  Melbourne.

À cinq heures du soir, avant ce rapide crĂ©puscule qui lie le jour Ă  la nuitdans les zones tropicales, Conseil et moi nous fĂ»mes Ă©merveillĂ©s par uncurieux spectacle.

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, prĂ©sageaitdes chances heureuses. Aristote, AthĂ©nĂ©e, Pline, Oppien, avaient Ă©tudiĂ© sesgoĂ»ts et Ă©puisĂ© Ă  son Ă©gard toute la poĂ©tique des savants de la GrĂšce et del’Italie. Ils l’appelĂšrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’apas ratifiĂ© cette appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous lenom d’Argonaute.

Qui eĂ»t consultĂ© Conseil eĂ»t appris de ce brave garçon quel’embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la premiĂšreclasse, celle des cĂ©phalopodes dont les sujets sont tantĂŽt nus, tantĂŽt testacĂ©s,comprend deux familles : celles des dibranchiaux et des tĂ©trabranchiaux,

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qui se distinguent par le nombre de leurs branches ; que la famille desdibranchiaux renferme trois genres : l’argonaute, le calmar et la seiche, etque la famille des tĂ©trabranchiaux n’en contient qu’un seul, le nautile. Si,aprĂšs cette nomenclature, un esprit rebelle eĂ»t confondu l’argonaute, quiest acĂ©tabulifĂšre, c’est-Ă -dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui esttentaculifĂšre, c’est-Ă -dire porteur de tentacules, il aurait Ă©tĂ© sans excuse.

Or, c’était une troupe de ces argonautes qui voyageait alors Ă  la surfacede l’OcĂ©an. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaientĂ  l’espĂšce des argonautes tubercules qui est spĂ©ciale aux mers de l’Inde.

Ces gracieux mollusques se mouvaient Ă  reculons au moyen de leur tubelocomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ils avaient aspirĂ©e. De leurs huittentacules, six, allongĂ©s et amincis, flottaient sur l’eau, tandis que les deuxautres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile lĂ©gĂšre.Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulĂ©e que Cuviercompare justement Ă  une Ă©lĂ©gante chaloupe. VĂ©ritable bateau en effet, iltransporte l’animal qui l’a sĂ©crĂ©tĂ©, sans que l’animal y adhĂšre.

« L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je Ă  Conseil, mais il nela quitte jamais.

– Ainsi fait le capitaine Nemo, rĂ©pondit judicieusement Conseil. C’estpourquoi il eĂ»t mieux fait d’appeler son navire l’Argonaute. »

Pendant une heure environ, le Nautilus flotta au milieu de cette troupe demollusques. Puis je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme Ă  un signal,les voiles furent subitement amenĂ©es ; les bras se repliĂšrent, les corps secontractĂšrent, les coquilles se renversant changĂšrent leur centre de gravitĂ©,et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantanĂ©, et jamais naviresd’une escadre ne manƓuvrĂšrent avec plus d’ensemble.

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, Ă  peine soulevĂ©espar la brise, s’allongĂšrent paisiblement sous les prĂ©ceintes du Nautilus.

Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l’équateur sur le quatre-vingt-deuxiĂšme mĂ©ridien, et nous rendrions dans l’hĂ©misphĂšre borĂ©al.

Pendant cette journĂ©e, une formidable troupe de squales nous fitcortĂšge. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendentfort dangereuses. C’étaient des squales-philipps au dos brun et au ventreblanchĂątre, armĂ©s de onze rangĂ©es de dents, des squales-ƓillĂ©s dont le couest marquĂ© d’une grande tache noire cerclĂ©e de blanc qui ressemble Ă  un Ɠil,des squales-isabelle Ă  museau arrondi et semĂ© de points obscurs. Souvent cespuissants animaux se prĂ©cipitaient contre la vitre du salon avec une violencepeu rassurante. Ned Land ne se possĂ©dait plus alors. Il voulait remonterĂ  la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales-Ă©missoles dont la gueule est pavĂ©e de dents disposĂ©es comme une mosaĂŻque,et de grands squales-tigrĂ©s, longs de cinq mĂštres, qui le provoquaient avec

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une insistance toute particuliĂšre. Mais bientĂŽt le Nautilus, accroissant savitesse, laissa facilement en arriĂšre les plus rapides de ces requins.

Le 27 janvier, Ă  l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrĂąmes Ă plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient Ă  la surfacedes flots. C’étaient les morts des villes indiennes, charriĂ©s par le Gangejusqu’à la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays,n’avaient pas achevĂ© de dĂ©vorer. Mais les squales ne manquaient pas pourles aider dans leur funĂšbre besogne.

Vers sept heures du soir, le Nautilus Ă  demi immergĂ© navigua au milieud’une mer de lait. À perte de vue l’OcĂ©an semblait ĂȘtre lactifiĂ©. Était-cel’effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours Ă  peine, Ă©taitencore perdue au-dessous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel,quoique Ă©clairĂ© par le rayonnement sidĂ©ral, semblait noir par contraste avecla blancheur des eaux.

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m’interrogeait sur les causesde ce singulier phĂ©nomĂšne. Heureusement j’étais en mesure de lui rĂ©pondre.

« C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste Ă©tendue de flotsblancs qui se voit frĂ©quemment sur les cĂŽtes d’Amboine et dans ces parages.

– Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m’apprendre quelle causeproduit un pareil effet, car cette eau ne s’est pas changĂ©e en lait, je suppose.

– Non, Conseil, et cette blancheur qui te surprend n’est due qu’à laprĂ©sence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux,d’un aspect gĂ©latineux et incolore, de l’épaisseur d’un cheveu, et dont lalongueur ne dĂ©passe pas un cinquiĂšme de millimĂštre. Quelques-unes de cesbestioles adhĂšrent entre elles pendant l’espace de plusieurs lieues.

– Plusieurs lieues ! s’écria Conseil.– Oui, mon garçon, et ne cherche pas Ă  supputer le nombre de ces

infusoires ! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certainsnavigateurs ont flottĂ© sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. »

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parutse plonger dans des rĂ©flexions profondes, cherchant sans doute Ă  Ă©valuercombien quarante milles carrĂ©s renferment de cinquiĂšmes de millimĂštres.Pour moi, je continuai d’observer le phĂ©nomĂšne. Pendant plusieurs heures,le Nautilus trancha de son Ă©peron ces flots blanchĂątres, et je remarquai qu’ilglissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s’il eĂ»t flottĂ© dans cesremous d’écume que les courants et les contre-courants des baies laissaientquelquefois entre eux.

Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derriĂšrenous, jusqu’aux limites de l’horizon, le ciel, rĂ©flĂ©chissant la blancheur desflots, sembla longtemps imprĂ©gnĂ© des vagues lueurs d’une aurore borĂ©ale.

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CHAPITRE IIUne nouvelle proposition

du Capitaine NemoLe 28 février, lorsque le Nautilus revint à midi à la surface de la

mer, par 9° 4’de latitude nord, il se trouvait en vue d’une terre qui luirestait Ă  huit milles dans l’ouest. J’observai tout d’abord une agglomĂ©rationde montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes semodelaient trĂšs capricieusement. Le point terminĂ©, je rentrai dans le salon,et lorsque le relĂšvement eut Ă©tĂ© reportĂ© sur la carte, je reconnus que nousĂ©tions en prĂ©sence de l’üle de Ceyland, cette perle qui pend au lobe infĂ©rieurde la pĂ©ninsule indienne.

J’allai chercher dans la bibliothĂšque quelque livre relatif Ă  cette Ăźle, l’unedes plus fertiles du globe. Je trouvai prĂ©cisĂ©ment un volume de Sirr H.C.,intitulĂ© Ceylan and the Cingalese. RentrĂ© au salon, je notai d’abord lesrelĂšvements de Ceyland, Ă  laquelle l’antiquitĂ© avait prodiguĂ© tant de nomsdivers. Sa situation Ă©tait entre 5° 55’et 9° 49 de latitude nord, et entre 79°42’et 82° 4’de longitude Ă  l’est du mĂ©ridien de Greenwich ; sa longueur,deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquantemilles ; sa circonfĂ©rence, neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre millequatre cent quarante-huit milles, c’est-Ă -dire un peu infĂ©rieure Ă  celle del’Irlande.

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.Le capitaine jeta un coup d’Ɠil sur la carte. Puis, se retournant vers moi :« L’üle de Ceyland, dit-il, une terre cĂ©lĂšbre par ses pĂȘcheries de perles.

Vous serait-il agrĂ©able, monsieur Aronnax, de visiter l’une de ses pĂȘcheries ?– Sans aucun doute, capitaine.– Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pĂȘcheries,

nous ne verrons pas les pĂȘcheurs. L’exploitation annuelle n’est pas encorecommencĂ©e N’importe. Je vais donner l’ordre de rallier le golfe de Manaar,oĂč nous arriverons dans la nuit. »

Le capitaine dit quelques mots Ă  son second qui sortit aussitĂŽt. BientĂŽt leNautilus rentra dans son liquide Ă©lĂ©ment, et le manomĂštre indiqua qu’il s’ytenait Ă  une profondeur de trente pieds.

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai,par le neuviĂšme parallĂšle, sur la cĂŽte nord-ouest de Ceyland. Il Ă©tait formĂ©par une ligne allongĂ©e de la petite Ăźle Manaar. Pour l’atteindre, il fallaitremonter tout le rivage occidental de Ceyland.

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« Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pĂȘche desperles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers deChine et du Japon, dans les mers du sud de l’AmĂ©rique, au golfe de Panama,au golfe de Californie ; mais c’est Ă  Ceyland que cette pĂȘche obtient les plusbeaux rĂ©sultats. Nous arrivons un peu tĂŽt, sans doute. Les pĂȘcheurs ne serassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et lĂ , pendanttrente jours, leurs trois cents bateaux se livrent Ă  cette lucrative exploitationdes trĂ©sors de la mer. Chaque bateau est montĂ© par dix rameurs et par dixpĂȘcheurs. Ceux-ci, divisĂ©s en deux groupes, plongent alternativement etdescendent Ă  une profondeur de douze mĂštres au moyen d’une lourde pierrequ’ils saisissent entre leurs pieds et qu’une corde rattache au bateau.

– Ainsi, dis-je, c’est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ?– Toujours, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, bien que ces pĂȘcheries

appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquelsle traitĂ© d’Amiens les a cĂ©dĂ©es en 1802.

– Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l’employez,rendrait de grands services dans une telle opĂ©ration.

– Oui, car ces pauvres pĂȘcheurs ne peuvent demeurer longtemps sousl’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage Ă  Ceyland, parle bien d’un Cafrequi restait cinq minutes sans remonter Ă  la surface, mais le fait me paraĂźtpeu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu’à cinquante-septsecondes, et de trĂšs habiles jusqu’à quatre-vingt-sept. Toutefois ils sontrares, et, revenus Ă  bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreillesde l’eau teintĂ©e de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pĂȘcheurspeuvent passer sous les flots est de trente secondes, pendant lesquelles ilsse hĂątent d’entasser dans un petit filet toutes les huĂźtres perliĂšres qu’ilsarrachent. Mais, gĂ©nĂ©ralement, ces pĂȘcheurs ne vivent pas vieux ; leur vues’affaiblit ; des ulcĂ©rations se dĂ©clarent Ă  leurs yeux ; des plaies se formentsur leur corps, et souvent mĂȘme ils sont frappĂ©s d’apoplexie au fond de lamer.

– Oui, dis-je, c’est un triste mĂ©tier, et qui ne sert qu’à la satisfaction dequelques caprices de la mode ! Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantitĂ©d’huĂźtres peut pĂȘcher un bateau dans sa journĂ©e ?

– Quarante Ă  cinquante mille environ. On dit mĂȘme qu’en 1814, legouvernement anglais ayant fait pĂȘcher pour son propre compte, sesplongeurs, dans vingt journĂ©es de travail, rapportĂšrent soixante-seizemillions d’huĂźtres.

– Au moins, demandai-je, ces pĂȘcheurs sont-ils suffisamment rĂ©tribuĂ©s ?– À peine, monsieur le professeur. À Panama, ils ne gagnent qu’un dollar

par semaine. Le plus souvent ils ont un sou par huütre qui renferme une perle,et combien en ramùnent-ils qui n’en contiennent pas !

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– Un sou à ces pauvres gens qui enrichissent leurs maütres ! C’est odieux !– Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos

compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasardquelque pĂȘcheur hĂątif s’y trouve dĂ©jĂ , eh bien, nous le verrons opĂ©rer.

– C’est convenu, capitaine.– À propos, monsieur Aronnax, vous n’avez pas peur des requins ?– Des requins ? » m’écriai-je.Cette question me parut, pour le moins, trĂšs oiseuse.« Eh bien ? reprit le capitaine Nemo.– Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore trĂšs familiarisĂ©

avec ce genre de poissons.– Nous y sommes habituĂ©s, nous autres, rĂ©pliqua le capitaine Nemo, et,

avec le temps, vous vous y ferez. D’ailleurs, nous serons armĂ©s, et, cheminfaisant, nous pourrons peut-ĂȘtre chasser quelque squale. C’est une chasseintĂ©ressante. Ainsi donc, Ă  demain, monsieur le professeur, et de grandmatin. »

Cela dit d’un ton dĂ©gagĂ©, le capitaine Nemo quitta le salon.On vous inviterait Ă  chasser l’ours dans les montagnes de la Suisse, que

vous diriez : « TrĂšs bien, demain nous irons chasser l’ours. » On vousinviterait Ă  chasser le lion dans les plaines de l’Atlas, ou le tigre dans lesjungles de l’Inde, que vous diriez : « Ah ! ah ! il paraĂźt que nous allonschasser le tigre ou le lion ! » Mais on vous inviterait Ă  chasser le requindans son Ă©lĂ©ment naturel, que vous demanderiez peut-ĂȘtre Ă  rĂ©flĂ©chir avantd’accepter cette invitation.

Pour moi, je passai ma main sur mon front, oĂč perlaient quelques gouttesde sueur froide.

« RĂ©flĂ©chissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutresdans les forĂȘts sous-marines, comme nous l’avons fait dans les forĂȘts del’üle Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est Ă peu prĂšs certain d’y rencontrer des squales, c’est autre chose ! Je sais bienque dans certains pays, aux Ăźles AndamĂšnes particuliĂšrement, les nĂšgresn’hĂ©sitent pas Ă  attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacetdans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent cesformidables animaux ne reviennent pas vivants. D’ailleurs, je ne suis pasun nĂšgre, et quand je serais un nĂšgre, je crois que, dans ce cas, une lĂ©gĂšrehĂ©sitation de ma part ne serait pas dĂ©placĂ©e. »

Et me voilĂ  rĂȘvant de requins, songeant Ă  ces vastes mĂąchoires armĂ©es demultiples rangĂ©es de dents, et capables de couper un homme en deux. Je mesentais dĂ©jĂ  une certaine douleur autour des reins. Puis je ne pouvais digĂ©rerle sans-façon avec lequel le capitaine avait fait cette dĂ©plorable invitation.

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N’eĂ»t-on pas dit qu’il s’agissait d’aller traquer sous-bois quelque renardinoffensif ?

« Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispenserad’accompagner le capitaine. »

Quant Ă  Ned Land, j’avoue que je ne me sentais pas aussi sĂ»r de sasagesse. Un pĂ©ril, si grand qu’il fĂ»t, avait toujours un attrait pour sa naturebatailleuse.

Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement.Je voyais, entre les lignes, des mĂąchoires formidablement ouvertes.

En ce moment, Conseil et le Canadien entrĂšrent, l’air tranquille et mĂȘmejoyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

« Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo, – que lediable emporte ! – vient de nous faire une trĂšs aimable proposition.

– Ah ! dis-je, vous savez ?
– N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, rĂ©pondit Conseil, le commandant du Nautilus

nous a invitĂ©s Ă  visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiquespĂȘcheries de Ceyland. Il l’a fait en termes excellents et s’est conduit envĂ©ritable gentleman.

– Il ne vous a rien dit de plus ?– Rien, monsieur, rĂ©pondit le Canadien, si ce n’est qu’il vous avait parlĂ©

de cette petite promenade.– En effet, dis-je. Et il ne vous a donnĂ© aucun dĂ©tail sur
 ?– Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n’est-il pas

vrai ?– Moi
 sans doute ! Je vois que vous y prenez goĂ»t, maĂźtre Land.– Oui ! c’est curieux, trĂšs curieux.– Dangereux peut-ĂȘtre ! ajoutai-je d’un ton insinuant.– Dangereux, rĂ©pondit Ned Land, une simple excursion sur un banc

d’huĂźtres ! »DĂ©cidĂ©ment le capitaine Nemo avait jugĂ© inutile d’éveiller l’idĂ©e de

requins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d’un ƓiltroublĂ©, et comme s’il leur manquait dĂ©jĂ  quelque membre. Devais-je lesprĂ©venir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m’y prendre.

« Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des dĂ©tailssur la pĂȘche des perles ?

– Sur la pĂȘche elle-mĂȘme, demandai-je, ou sur les incidents qui
– Sur la pĂȘche, rĂ©pondit le Canadien. Avant de s’engager sur le terrain,

il est bon de le connaütre.– Eh bien, asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que

l’Anglais Sirr vient de m’apprendre Ă  moi-mĂȘme. »Ned et Conseil prirent place sur un divan, et d’abord, le Canadien me dit :

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« Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle ?– Mon brave Ned, rĂ©pondis-je, pour le poĂšte, la perle est une larme de

la mer ; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosĂ©e solidifiĂ©e ; pour lesdames, c’est un bijou de forme oblongue, d’un Ă©clat hyalin, d’une matiĂšrenacrĂ©e, qu’elles portent au doigt, au cou ou Ă  l’oreille ; pour le chimiste,c’est un mĂ©lange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu degĂ©latine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sĂ©crĂ©tion maladivede l’organe qui produit la nacre chez certains bivalves.

– Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acĂ©phales,ordre des testacĂ©s.

– PrĂ©cisĂ©ment, savant Conseil. Or, parmi ces testacĂ©s, l’oreille-de-meriris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux quisĂ©crĂštent la nacre, c’est-Ă -dire cette substance bleue, bleuĂątre, violette oublanche, qui tapisse l’intĂ©rieur de leurs valves, sont susceptibles de produiredes perles.

– Les moules aussi ? demanda le Canadien.– Oui, les moules de certains cours d’eau de l’Écosse, du pays de Galles,

de l’Irlande, de la Saxe, de la BohĂȘme, de la France.– Bon ! on y fera attention dĂ©sormais, rĂ©pondit le Canadien.– Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c’est

l’huĂźtre perliĂšre, la prĂ©cieuse pintadine. La perle n’est qu’une concrĂ©tionnacrĂ©e qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhĂšre Ă  la coquillede l’huĂźtre, ou elle s’incruste dans les plis de l’animal. Sur les valves, laperle est adhĂ©rente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pournoyau un petit corps dur, soit un ovule stĂ©rile, soit un grain de sable, autourduquel la matiĂšre nacrĂ©e se dĂ©pose en plusieurs annĂ©es, successivement etpar couches minces et concentriques.

– Trouve-t-on plusieurs perles dans une mĂȘme huĂźtre ? demanda Conseil.– Oui, mon garçon. Il y a de certaines pintadines qui forment un vĂ©ritable

Ă©crin. On a mĂȘme citĂ© une huĂźtre, mais je me permets d’en douter, qui necontenait pas moins de cent cinquante requins.

– Cent cinquante requins ! s’écria Ned Land.– Ai-je dit requins ? m’écriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante

perles. Requins n’aurait aucun sens.– En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par

quels moyens on extrait ces perles ?– On procĂšde de plusieurs façons, et souvent mĂȘme, quand les perles

adhĂšrent aux valves, les pĂȘcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le pluscommunĂ©ment, les pintadines sont Ă©tendues sur des nattes de sparterie quicouvrent le rivage. Elles meurent ainsi Ă  l’air libre, et, au bout de dix jours,elles se trouvent dans un Ă©tat satisfaisant de putrĂ©faction. On les plonge alors

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dans de vastes rĂ©servoirs d’eau de mer, puis on les ouvre et on les lave.C’est Ă  ce moment que commence le double travail des rogueurs. D’abordils sĂ©parent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom defranche argentĂ©e, de bĂątarde blanche et de bĂątarde noire, qui sont livrĂ©es parcaisses de cent vingt-cinq Ă  cent cinquante kilogrammes. Puis ils enlĂšvent leparenchyme de l’huĂźtre, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d’en extrairejusqu’aux plus petites perles.

– Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil.– Non seulement selon leur grosseur, rĂ©pondis-je, mais aussi selon leur

forme, selon leur eau, c’est-Ă -dire leur couleur, et selon leur orient, c’est-Ă -dire cet Ă©clat chatoyant et diaprĂ© qui les rend si charmantes Ă  l’Ɠil. Les plusbelles perles sont appelĂ©es perles-vierges ou parangons ; elles se formentisolĂ©ment dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques,mais quelquefois d’une transparence opaline, et le plus communĂ©mentsphĂ©rique ou pyriforme. SphĂ©riques, elles forment les bracelets ; pyriformes,des pendeloques, et, Ă©tant les plus prĂ©cieuses, elles se vendent Ă  la piĂšce. Lesautres perles adhĂšrent Ă  la coquille de l’huĂźtre, et, plus irrĂ©guliĂšres, elles sevendent au poids. Enfin dans un ordre infĂ©rieur se classent les petites perles,connues sous le nom de semences ; elles se vendent Ă  la mesure et serventplus particuliĂšrement Ă  exĂ©cuter des broderies sur les ornements d’église.

– Mais ce travail, qui consiste Ă  sĂ©parer les perles selon leur grosseur,doit ĂȘtre long et difficile ? dit le Canadien.

– Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou criblespercĂ©s d’un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamisqui comptent de vingt Ă  quatre-vingts trous sont de premier ordre. Cellesqui ne s’échappent pas des cribles percĂ©s de cent Ă  huit cents trous sont desecond ordre. Enfin les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percĂ©sde neuf cents Ă  mille trous forment la semence.

– C’est ingĂ©nieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classementdes perles s’opĂšre mĂ©caniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce querapporte l’exploitation des bancs d’huĂźtres perliĂšres ?

– À s’en tenir au livre de Sirr, rĂ©pondis-je, les pĂȘcheries de Ceyland sontaffermĂ©es annuellement pour la somme de trois millions de squales.

– De francs ! reprit Conseil.– Oui, de francs. Trois millions de francs ! repris-je. Mais je crois que

ces pĂȘcheries ne rapportent plus qu’elles rapportaient autrefois. Il en estde mĂȘme des pĂȘcheries amĂ©ricaines, qui, sous le rĂšgne de Charles-Quint,produisaient quatre millions de francs, prĂ©sentement rĂ©duits aux deux tiers.En somme, on peut Ă©valuer Ă  neuf millions de francs le rendement gĂ©nĂ©ralde l’exploitation des perles.

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– Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne cite pas quelques perlescĂ©lĂšbres qui ont Ă©tĂ© cotĂ©es Ă  un trĂšs haut prix ?

– Oui, mon garçon. On dit que CĂ©sar offrit Ă  Servillia une perle estimĂ©ecent vingt mille francs de notre monnaie.

– J’ai mĂȘme entendu raconter, dit le Canadien, qu’une certaine dameantique buvait des perles dans son vinaigre.

– ClĂ©opĂątre, riposta Conseil.– Ça devait ĂȘtre mauvais, ajouta Ned Land.– DĂ©testable, ami Ned, rĂ©pondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre

qui coĂ»te quinze cent mille francs, c’est d’un joli prix.– Je regrette de ne pas avoir Ă©pousĂ© cette dame, dit le Canadien en

manƓuvrant son bras d’un air peu rassurant.– Ned Land l’époux de ClĂ©opĂątre ! s’écria Conseil.– Mais j’ai dĂ» me marier, Conseil, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien,

et ce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas rĂ©ussi. J’avais mĂȘme achetĂ© uncollier de perles Ă  Kate Tender, ma fiancĂ©e, qui, d’ailleurs, en a Ă©pousĂ© unautre. Eh bien, ce collier ne m’avait pas coĂ»tĂ© plus d’un dollar et demi, etcependant, – monsieur le professeur voudra bien me croire, – les perles quile composaient n’auraient pas passĂ© par le tamis de vingt trous.

– Mon brave Ned, rĂ©pondis-je en riant, c’étaient des perles artificielles,de simples globules de verre enduits Ă  l’intĂ©rieur d’essence d’Orient.

– Eh ! cette essence d’Orient, rĂ©pondit le Canadien, cela doit coĂ»ter cher ?– Si peu que rien ! Ce n’est autre chose que la substance argentĂ©e de

l’écaille de l’ablette, recueillie dans l’eau et conservĂ©e dans l’ammoniaque.Elle n’a aucune valeur.

– C’est peut-ĂȘtre pour cela que Kate Tender en a Ă©pousĂ© un autre, rĂ©ponditphilosophiquement maĂźtre Land.

– Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne croispas que jamais souverain en ait possĂ©dĂ© une supĂ©rieure Ă  celle du capitaineNemo.

– Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermĂ© sous savitrine.

– Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deuxmillions de


– Francs ! dit vivement Conseil.– Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute, elle n’aura coĂ»tĂ© au

capitaine que la peine de la ramasser.– Eh ! s’écria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade,

nous ne rencontrerons passa pareille ?– Bah ! fit Conseil.– Et pourquoi pas ?

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– À quoi des millions nous serviraient-ils Ă  bord du Nautilus ?– À bord, non, dit Ned Land, mais
 ailleurs.– Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tĂȘte.– Au fait, dis-je, maĂźtre Land a raison. Et si nous rapportons jamais en

Europe ou en AmĂ©rique une perle de quelques millions, voilĂ  du moins quidonnera une grande authenticitĂ© et, en mĂȘme temps, un grand prix au rĂ©citde nos aventures.

– Je le crois, dit le Canadien.– Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au cĂŽtĂ© instructif des choses,

est-ce que cette pĂȘche des perles est dangereuse ?– Non, rĂ©pondis-je vivement, surtout si l’on prend certaines prĂ©cautions.– Que risque-t-on dans ce mĂ©tier ? dit Ned Land. D’avaler quelques

gorgĂ©es d’eau de mer ?– Comme vous dites, Ned. À propos, dis-je en essayant de prendre le ton

dégagé du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, braveNed ?

– Moi, rĂ©pondit le Canadien, un harponneur de profession ! C’est monmĂ©tier de me moquer d’eux !

– Il ne s’agit pas, dis-je, de les pĂȘcher avec un Ă©merillon, de les hisser surle pont d’un navire, de leur couper la queue Ă  coups de hache, de leur ouvrirle ventre, de leur arracher le cƓur et de le jeter Ă  la mer.

– Alors, il s’agit de
 ?– Oui, prĂ©cisĂ©ment.– Dans l’eau ?– Dans l’eau.– Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont

des bĂȘtes assez mal façonnĂ©es. Il faut qu’elles se retournent sur le ventrepour vous happer, et pendant ce temps
 »

Ned Land avait une maniÚre de prononcer le mot « happer » qui donnaitfroid.

« Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ?– Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.– À la bonne heure, pensai-je.– Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi

son fidĂšle domestique ne les affronterait pas avec lui !

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CHAPITRE IIIUne perle de dix millions

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouĂšrentun rĂŽle important dans mes rĂȘves, et je trouvai trĂšs juste et trĂšs injuste Ă  lafois cette Ă©tymologie qui fait venir le mot requin du mot « requiem ».

Le lendemain, Ă  quatre heures du matin, je fus rĂ©veillĂ© par le stewartque le capitaine Nemo avait spĂ©cialement mis Ă  mon service. Je me levairapidement, je m’habillai et je passai dans le salon.

Le capitaine Nemo m’y attendait.« Monsieur Aronnax, me dit-il, ĂȘtes-vous prĂȘt Ă  partir ?– Je suis prĂȘt.– Veuillez me suivre.– Et mes compagnons, capitaine ?– Ils sont prĂ©venus et nous attendent.– N’allons-nous pas revĂȘtir nos scaphandres ? demandai-je.– Pas encore. Je n’ai pas laissĂ© le Nautilus approcher de trop prĂšs cette

cĂŽte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais j’ai faitparer le canot qui nous conduira au point prĂ©cis de dĂ©barquement et nousĂ©pargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, quenous revĂȘtirons au moment oĂč commencera cette exploration sous-marine. »

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central, dont les marchesaboutissaient Ă  la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient lĂ , enchantĂ©s de« la partie de plaisir » qui se prĂ©parait. Cinq matelots du Nautilus, les avironsarmĂ©s, nous attendaient dans le canot qui avait Ă©tĂ© bossĂ© contre le bord.

La nuit Ă©tait encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel etne laissaient apercevoir que de rares Ă©toiles. Je portais mes yeux du cĂŽtĂ© dela terre ; mais je ne vis qu’une ligne trouble qui fermait les trois quarts del’horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remontĂ© pendant lanuit la cĂŽte Occidentale de Ceylan, se trouvait Ă  l’ouest de la baie, ou plutĂŽtde ce golfe formĂ© par cette terre et l’üle de Manaar. LĂ , sous les sombreseaux, s’étendait le banc de pintadines, inĂ©puisable champ de perles dont lalongueur dĂ©passe vingt milles.

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prĂźmes place Ă l’arriĂšre du canot. Le patron de l’embarcation se mit Ă  la barre ; ses quatrecompagnons appuyĂšrent sur leurs avirons ; la bosse fut larguĂ©e et nousdĂ©bordĂąmes.

Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas.J’observai que leurs coups d’aviron vigoureusement engagĂ©s sous l’eau, nese succĂ©daient que de dix secondes en dix secondes, suivant la mĂ©thode

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gĂ©nĂ©ralement usitĂ©e dans les marines de guerre. Tandis que l’embarcationcourait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crĂ©pitant le fondnoir des flots comme des bavures de plomb fondu ; une petite houle, venuedu large, imprimait au canot un lĂ©ger roulis, et quelques crĂȘtes de lamesclapotaient Ă  son avant.

Nous Ă©tions silencieux. À quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-ĂȘtre Ă  cette terre dont il s’approchait, et qu’il trouvait trop prĂšs de lui,contrairement Ă  l’opinion du Canadien, auquel elle semblait encore tropĂ©loignĂ©e. Quant Ă  Conseil, il Ă©tait lĂ  en simple curieux.

Vers cinq heures et demie, les premiĂšres teintes de l’horizon accusĂšrentplus nettement la ligne supĂ©rieure de la cĂŽte. Assez plate dans l’est, elle serenflait un peu vers le sud. Cinq milles la sĂ©paraient encore, et son rivage seconfondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous la mer Ă©tait dĂ©serte.Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vousdes pĂȘcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l’avait fait observer,nous arrivions un mois trop tĂŽt dans ces parages.

À six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapiditĂ© particuliĂšre auxrĂ©gions tropicales, qui ne connaissent ni l’aurore ni le crĂ©puscule. Les rayonssolaires percĂšrent le rideau de nuages amoncelĂ©s sur l’horizon oriental, etl’astre radieux s’éleva rapidement.

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres Ă©pars çà et lĂ .Le canot s’avança vers l’üle de Manaar, qui s’arrondissait dans le sud. Le

capitaine Nemo s’était levĂ© de son banc et observait la mer.Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillĂ©e, et la chaĂźne courut Ă  peine, car

le fond n’était pas Ă  plus d’un mĂštre, et il formait en cet endroit l’un des plushauts points du banc de pintadines. Le canot Ă©vita aussitĂŽt, sous la poussĂ©edu jusant qui portait au large.

« Nous voici arrivĂ©s, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo.Vous voyez cette baie resserrĂ©e. C’est ici mĂȘme que dans un mois serĂ©uniront les nombreux bateaux de pĂȘche des exploitants, et ce sont ceseaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie estheureusement disposĂ©e pour ce genre de pĂȘche. Elle est abritĂ©e des ventsles plus forts, et la mer n’y est jamais trĂšs houleuse, circonstance favorableau travail des plongeurs. Nous allons maintenant revĂȘtir nos scaphandres, etnous commencerons notre promenade. »

Je ne rĂ©pondis rien, et, tout en regardant ces flots suspects, aidĂ© desmatelots de l’embarcation, je commençai Ă  revĂȘtir mon lourd vĂȘtement demer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s’habillaient aussi. Aucundes hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelleexcursion.

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BientĂŽt nous fĂ»mes emprisonnĂ©s jusqu’au cou dans vĂȘtement decaoutchouc, et des bretelles fixĂšrent sur notre dos les appareils Ă  air. Quantaux appareils Ruhmkorff, il n’en Ă©tait pas question. Avant d’introduire matĂȘte dans sa capsule de cuivre, j’en fis l’observation au capitaine.

« Ces appareils nous seraient inutiles, me rĂ©pondit le capitaine. Nousn’irons pas Ă  de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront Ă Ă©clairer notre marche. D’ailleurs, il n’est pas prudent d’emporter sous ceseaux une lanterne Ă©lectrique. Son Ă©clat pourrait attirer inopinĂ©ment quelquedangereux habitant de ces parages. »

Pendant que le capitaine Nemo prononçait ces paroles, je me retournaivers Conseil et Ned Land ; mais ces deux amis avaient dĂ©jĂ  emboĂźtĂ© leur tĂȘtedans la calotte mĂ©tallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni rĂ©pondre.

Une derniĂšre question me restait Ă  adresser au capitaine Nemo.« Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ? – Des fusils ! Ă  quoi bon ?

Vos montagnards n’attaquent-ils pas l’ours un poignard Ă  la main, et l’aciern’est-il pas plus sĂ»r que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la Ă  votreceinture et partons. » Je regardai mes compagnons. Ils Ă©taient armĂ©s commenous, et, de plus, Ned Land brandissait un Ă©norme harpon qu’il avait dĂ©posĂ©dans le canot avant de quitter le Nautilus.

Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesantesphĂšre de cuivre, et nos rĂ©servoirs Ă  air furent immĂ©diatement mis enactivitĂ©.

Un instant aprĂšs, les matelots de l’embarcation nous dĂ©barquaient les unsaprĂšs les autres, et, par un mĂštre et demi d’eau, nous prenions pied sur unsable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main, nous le suivĂźmes,et par une pente douce nous disparĂ»mes sous les flots.

LĂ , les idĂ©es qui obsĂ©daient mon cerveau m’abandonnĂšrent. Je redevinsĂ©tonnamment calme. La facilitĂ© de mes mouvements accrut ma confiance,et l’étrangetĂ© du spectacle captiva mon imagination.

Le soleil envoyait dĂ©jĂ  sous les eaux une clartĂ© suffisante. Les moindresobjets restaient perceptibles. AprĂšs dix minutes de marche, nous Ă©tions parcinq mĂštres d’eau, et le terrain devenait Ă  peu prĂšs plat.

Sur nos pas, comme des compagnies de bĂ©cassines dans un marais, selevaient des volĂ©es de poissons curieux du genre des monoptĂšres, dontles sujets n’ont d’autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus lejavanais, vĂ©ritable serpent long de huit dĂ©cimĂštres, au ventre livide, quel’on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d’or de ses flancs.Dans le genre des stromatĂ©es, dont le corps est trĂšs comprimĂ© et ovale,j’observai des parus aux couleurs Ă©clatantes portant comme une faux leurnageoire dorsale, poissons comestibles qui, sĂ©chĂ©s et marinĂ©s, forment unmets excellent connu sous le nom de karawade ; puis des tranquebars,

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appartenant au genre des apsiphoroĂŻdes, dont le corps est recouvert d’unecuirasse Ă©cailleuse Ă  huit pans longitudinaux.

Cependant l’élĂ©vation progressive du soleil Ă©clairait de plus en plus lamasse des eaux. Le sol changeait peu Ă  peu. Au sable fin succĂ©dait unevĂ©ritable chaussĂ©e de rochers arrondis, revĂȘtus d’un tapis de mollusqueset de zoophytes. Parmi les Ă©chantillons de ces deux embranchements, jeremarquai des placĂšnes Ă  valves minces et inĂ©gales, sortes d’ostracĂ©esparticuliĂšres Ă  la mer Rouge et Ă  l’ocĂ©an Indien, des lucines orangĂ©es Ă coquille orbi cul aire, des tariĂšres subulĂ©es, quelques-unes de ces pourprespersiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rocherscornus, longs de onze centimĂštres, qui se dressaient sous les flots commedes mains prĂȘtes Ă  vous saisir, des turbinelles cornigĂšres, toutes hĂ©rissĂ©esd’épines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles quialimentent les marchĂ©s de l’Hindoustan, des pĂ©lagies panopyres, lĂ©gĂšrementlumineuses, et enfin d’admirables oculines flabelliformes, magnifiquesĂ©ventails qui forment l’une des plus riches arborisations de ces mers.

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d’hydrophytescouraient de gauches lĂ©gions d’articulĂ©s, particuliĂšrement des raninesdentĂ©es, dont la carapace reprĂ©sente un triangle un peu arrondi, des birguesspĂ©ciales Ă  ces parages, des parthĂ©nopes horribles, dont l’aspect rĂ©pugnaitaux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois,ce fut ce crabe Ă©norme observĂ© par M. Darwin, auquel la nature a donnĂ©l’instinct et la force nĂ©cessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpeaux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et ill’ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe couraitavec une agilitĂ© sans pareille, tandis que des chĂ©lonĂ©es franches, de cetteespĂšce qui frĂ©quente les cĂŽtes du Malabar, se dĂ©plaçaient lentement entreles roches Ă©branlĂ©es.

Vers sept heures nous arpentions enfin le banc de pintadines sur lequeldes huĂźtres perliĂšres se reproduisent par millions.

Ces mollusques prĂ©cieux adhĂ©raient aux rocs et y Ă©taient fortementattachĂ©s par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de bouger :en quoi ces huĂźtres sont infĂ©rieures aux moules elles-mĂȘmes, auxquelles lanature n’a pas refusĂ© toute facultĂ© de locomotion.

La pintadine meleagrina, la mĂšre perle, dont les valves sont Ă  peu prĂšsĂ©gales, se prĂ©sente sous la forme d’une coquille arrondie, aux Ă©paissesparois trĂšs rugueuses Ă  l’extĂ©rieur. Quelques-unes de ces coquilles Ă©taientfeuilletĂ©es et sillonnĂ©es de bandes verdĂątres qui rayonnaient de leur sommet.Elles appartenaient aux jeunes huĂźtres.

Les autres, à surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraientjusqu’à quinze centimùtres de largeur.

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Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieuxde pintadines, et je compris que cette mine Ă©tait vĂ©ritablement inĂ©puisable :car la force crĂ©atrice de la nature l’emporte sur l’instinct destructif del’homme. Ned Land, fidĂšle Ă  cet instinct de destruction, se hĂątait d’emplirdes plus beaux mollusques un filet qu’il portait Ă  son cĂŽtĂ©.

Mais nous ne pouvions nous arrĂȘter. Il fallait suivre le capitaine, quisemblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontaitsensiblement, et parfois mon bras, que j’élevais, dĂ©passait la surface dela mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souventnous tournions de hauts rocs effilĂ©s en pyramidions. Dans leurs sombresanfractuositĂ©s, de gros crustacĂ©s, pointĂ©s sur leurs hautes pattes commedes machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nospieds rampaient des myrianes, des glycĂšres, des aricies et des annĂ©lides, quiallongeaient dĂ©mesurĂ©ment leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.

En ce moment s’ouvrit devant nous une vaste grotte, creusĂ©e dans unpittoresque entassement de rochers tapissĂ©s de toutes les hautes-lisses dela flore sous-marine. D’abord cette grotte me parut profondĂ©ment obscure.Les rayons solaires semblaient s’y Ă©teindre par dĂ©gradations successives. Savague transparence n’était plus que la lumiĂšre noyĂ©e.

Le capitaine Nemo y entra. Nous aprĂšs lui. Mes yeux s’accoutumĂšrentbientĂŽt Ă  ces tĂ©nĂšbres relatives. Je distinguai les retombĂ©es sicapricieusement contournĂ©es de la voĂ»te que supportaient des piliersnaturels, largement assis sur base granitique, comme les lourdes colonnesde l’architecture toscane. Pourquoi notre incomprĂ©hensible guide nousentraĂźnait-il au fond de cette crypte sous-marine ? J’allais le savoir avant peu.

AprĂšs avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulĂšrent le fondd’une sorte de puits circulaire. LĂ , le capitaine Nemo s’arrĂȘta, et de la mainil nous indiqua un objet que je n’avais pas encore aperçu.

C’était une huĂźtre de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque,un bĂ©nitier qui eĂ»t contenu un lac d’eau sainte, une vasque dont la largeurdĂ©passait deux mĂštres, et consĂ©quemment plus grande que celle qui ornaitle salon du Nautilus.

Je m’approchai de ce mollusque phĂ©nomĂ©nal. Par son byssus il adhĂ©rait Ă une table de granit, et lĂ  il se dĂ©veloppait isolĂ©ment dans les eaux calmes dela grotte. J’estimai le poids de cette tridacne Ă  trois cents kilogrammes. Orune telle huĂźtre contient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomac d’unGargantua pour en absorber quelques douzaines.

Le capitaine Nemo connaissait Ă©videmment l’existence de ce bivalve. Cen’était pas la premiĂšre fois qu’il le visitait, et je pensai qu’en nous conduisanten cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiositĂ© naturelle. Je

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me trompais. Le capitaine Nemo avait un intĂ©rĂȘt particulier Ă  constater l’étatactuel de cette tridacne.

Les deux valves du mollusque Ă©taient entrouvertes. Le capitaines’approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empĂȘcherde se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangĂ©esur ses bords qui formait le manteau de l’animal.

LĂ , entre les plis foliacĂ©s, je vis une perle libre dont la grosseur Ă©galaitcelle d’une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpiditĂ© parfaite, sonorient admirable, en faisaient un bijou d’un inestimable prix. EmportĂ© parla curiositĂ©, j’étendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper !Mais le capitaine m’arrĂȘta, fit un signe nĂ©gatif, et, retirant son poignard parun mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement.

Je compris alors quel Ă©tait le dessein du capitaine Nemo. En laissant cetteperle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s’accroĂźtreinsensiblement. Avec chaque annĂ©e la sĂ©crĂ©tion du mollusque y ajoutaitde nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotteoĂč « mĂ»rissait » cet admirable fruit de la nature ; seul il relevait, pourainsi dire, afin de le transporter un jour dans son prĂ©cieux musĂ©e. Peut-ĂȘtremĂȘme, suivant l’exemple des Chinois et des Indiens, avait-il dĂ©terminĂ© laproduction de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelquemorceau de verre et de mĂ©tal, qui s’était peu Ă  peu recouvert de la matiĂšrenacrĂ©e. En tout cas, comparant cette perle Ă  celle que je connaissais dĂ©jĂ ,Ă  celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j’estimai sa valeur Ă dix millions de francs au moins. Superbe curiositĂ© naturelle et non bijou deluxe, car je ne sais quelles oreilles fĂ©minines auraient pu la supporter.

La visite Ă  l’opulente tridacne Ă©tait terminĂ©e. Le capitaine Nemo quitta lagrotte, et nous remontĂąmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eauxclaires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.

Nous marchions isolĂ©ment, en vĂ©ritables flĂąneurs, chacun s’arrĂȘtant ous’éloignant au grĂ© de sa fantaisie. Pour mon compte, je n’avais plus aucunsouci des dangers que mon imagination avait exagĂ©rĂ©s si ridiculement. Lehaut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientĂŽt, parun mĂštre d’eau, ma tĂȘte dĂ©passa le niveau ocĂ©anique. Conseil me rejoignit,et, collant sa grosse capsule Ă  la mienne, il me fit des yeux un salut amical.Mais ce plateau Ă©levĂ© ne mesurait que quelques toises, et bientĂŽt nous fĂ»mesrentrĂ©s dans « notre Ă©lĂ©ment. » Je crois avoir maintenant le droit de lequalifier ainsi.

Dix minutes aprĂšs, le capitaine Nemo s’arrĂȘtait soudain. Je crus qu’ilfaisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’un geste, il nous ordonna denous blottir prĂšs de lui au fond d’une large anfractuositĂ©. Sa main se dirigeavers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.

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À cinq mĂštres de moi, une ombre apparut et s’abaissa jusqu’au sol.L’inquiĂ©tante idĂ©e des requins traversa mon esprit ; mais je me trompais, et,cette fois encore, nous n’avions pas affaire aux monstres de l’OcĂ©an.

C’était un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pĂȘcheur, unpauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la rĂ©colte. J’apercevais lesfonds de son canot mouillĂ© Ă  quelques pieds au-dessus de sa tĂȘte. Il plongeaitet remontait successivement. Une pierre taillĂ©e en pain de sucre et qu’ilserrait du pied, tandis qu’une corde la rattachait Ă  son bateau, lui servait Ă descendre plus rapidement au fond de la mer. C’était lĂ  tout son outillage.ArrivĂ© au sol par cinq mĂštres de profondeur environ, il se prĂ©cipitait Ă genoux et remplissait son sac de pintadines ramassĂ©es au hasard. Puis ilremontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommençait son opĂ©ration,qui ne durait que trente secondes.

Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du rocher nous dĂ©robait Ă  sesregards. Et d’ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposĂ©que des hommes, des ĂȘtres semblables Ă  lui, fussent lĂ , sous les eaux, Ă©piantses mouvements, ne perdant aucun dĂ©tail de sa pĂȘche ?

Plusieurs fois il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportait pasplus d’une dizaine de pintadines Ă  chaque plongĂ©e : car il fallait les arracherdu banc auquel elles s’accrochaient par leur robuste byssus. Et combien deces huĂźtres Ă©taient privĂ©es de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie !

Je l’observais avec une attention profonde. Sa manƓuvre se faisaitrĂ©guliĂšrement, et pendant une demi-heure aucun danger ne parut le menacer.Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pĂȘche intĂ©ressante, quandtout d’un coup, Ă  un moment oĂč l’Indien Ă©tait agenouillĂ© sur le sol, je luivis faire un geste d’effroi, se relever et prendre son Ă©lan pour remonter Ă  lasurface des flots.

Je compris son Ă©pouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessusdu malheureux plongeur. C’était un requin de grande taille qui s’avançaitdiagonalement, l’Ɠil en feu, les mĂąchoires ouvertes.

J’étais muet d’horreur, incapable de faire un mouvement.Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’élança vers

l’Indien, qui se jeta de cĂŽtĂ© et Ă©vita la morsure du requin, mais non lebattement de sa queue : car cette queue, le frappant Ă  la poitrine, l’étenditsur le sol.

Cette scĂšne avait durĂ© quelques secondes Ă  peine. Le requin revint, et,se retournant sur le dos, il s’apprĂȘtait Ă  couper l’Indien en deux, quand jesentis le capitaine Nemo, postĂ© prĂšs de moi, se lever subitement. Puis, sonpoignard Ă  la main, il marcha droit au monstre, prĂȘt Ă  lutter corps Ă  corpsavec lui.

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Le squale, au moment oĂč il allait happer le malheureux pĂȘcheur, aperçutson nouvel adversaire, et, se replaçant sur le ventre, il se dirigea rapidementvers lui.

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. RepliĂ© sur lui-mĂȘme, ilattendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se prĂ©cipita sur lui, le capitaine, se jetant de cĂŽtĂ© avec une prestesseprodigieuse, Ă©vita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Maistout n’était pas dit. Un combat terrible s’engagea.

Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait Ă  flots de sa blessure.La mer se teignit de rouge, et, Ă  travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien.

Plus rien jusqu’au moment oĂč, dans une Ă©claircie, j’aperçus l’audacieuxcapitaine, cramponnĂ© Ă  l’une des nageoires de l’animal, luttant corps Ă  corpsavec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi,sans pouvoir toutefois porter le coup dĂ©finitif, c’est-Ă -dire l’atteindre enplein cƓur. Le squale, se dĂ©battant, agitait la masse des eaux avec furie, etleur remous menaçait de me renverser.

J’aurais voulu courir au secours du capitaine ; mais, clouĂ© par l’horreur,je ne pouvais remuer.

Je regardais, l’Ɠil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Lecapitaine tomba sur le sol, renversĂ© par la masse Ă©norme qui pesait sur lui.Puis les mĂąchoires du requin s’ouvrirent dĂ©mesurĂ©ment comme une cisailled’usine ; et c’en Ă©tait fait du capitaine si, prompt comme la pensĂ©e, sonharpon Ă  la main, Ned Land, se prĂ©cipitant vers le requin, ne l’eĂ»t frappĂ©de sa terrible pointe.

Les flots s’imprĂ©gnĂšrent d’une masse de sang. Ils s’agitĂšrent sous lesmouvements du squale, qui les battait avec une indescriptible fureur. NedLand n’avait pas manquĂ© son but. C’était le rĂąle du monstre. FrappĂ© au cƓur,il se dĂ©battait dans des spasmes Ă©pouvantables, dont le contrecoup renversaConseil.

Cependant Ned Land avait dĂ©gagĂ© le capitaine. Celui-ci, relevĂ© sansblessures, alla droit Ă  l’Indien, coupa vivement la corde qui le liait Ă  sa pierre,le prit dans ses bras et, d’un vigoureux coup de talon, il remonta Ă  la surfacede la mer.

Nous le suivĂźmes tous trois, et, en quelques instants miraculeusementsauvĂ©s, nous atteignions l’embarcation du pĂȘcheur.

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux Ă  la vie.Je ne savais s’il rĂ©ussirait. Je l’espĂ©rais, car l’immersion de ce pauvre diablen’avait pas Ă©tĂ© longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l’avoirfrappĂ© Ă  mort.

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine,peu Ă  peu le noyĂ© revint au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut ĂȘtre sa

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surprise, son Ă©pouvante mĂȘme, Ă  voir les quatre grosses tĂȘtes de cuivre quise penchaient sur lui !

Et surtout, que dut-il penser quand le capitaine Nemo, tirant d’une pochede son vĂȘtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cettemagnifique aumĂŽne de l’homme des eaux au pauvre Indien de Ceyland futacceptĂ©e par celui-ci d’une main tremblante. Ses yeux effarĂ©s indiquaient,du reste, qu’il ne savait Ă  quels ĂȘtres surhumains il devait Ă  la fois la fortuneet la vie.

Sur un signe du capitaine, nous regagnĂąmes le banc de pintadines, et,suivant la route dĂ©jĂ  parcourue, aprĂšs une demi-heure de marche nousrencontrions l’ancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus.

Une fois embarquĂ©s, chacun de nous, avec l’aide des matelots, sedĂ©barrassa de sa lourde carapace de cuivre.

La premiĂšre parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.« Merci, maĂźtre Land, lui dit-il.C’est une revanche, capitaine, rĂ©pondit Ned Land.Je vous devais cela. »Un pĂąle sourire glissa sur les lĂšvres du capitaine, et ce fut tout.« Au Nautilus, » dit-il.L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous

rencontrions le cadavre du requin qui flottait.À la couleur noire marquant l’extrĂ©mitĂ© de ses nageoires, je reconnus le

terrible mĂ©lanoptĂšre de la mer des Indes, de l’espĂšce des requins proprementdits. Sa longueur dĂ©passait vingt-cinq pieds ; sa bouche Ă©norme occupaitle tiers de son corps. C’était un adulte, ce qui se voyait aux six rangĂ©es dedents, disposĂ©es en triangles isocĂšles sur la mĂąchoire supĂ©rieure.

Conseil le regardait avec un intĂ©rĂȘt tout scientifique, et je suis sĂ»rqu’il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordredes chondroptĂ©rygiens Ă  branchies fixes, famille des sĂ©laciens, genre dessquales.

Pendant que je considĂ©rais cette masse inerte, une douzaine de cesvoraces mĂ©lanoptĂšres apparut tout d’un coup autour de l’embarcation ; maissans se prĂ©occuper de nous, ils se jetĂšrent sur le cadavre et s’en disputĂšrentles lambeaux.

À huit heures et demie, nous Ă©tions de retour Ă  bord du Nautilus.LĂ , je me pris Ă  rĂ©flĂ©chir sur les incidents de notre excursion au banc de

Manaar. Deux observations s’en dĂ©gageaient inĂ©vitablement : l’une portantsur l’audace sans pareille du capitaine Nemo, l’autre sur son dĂ©vouementpour un ĂȘtre humain, l’un des reprĂ©sentants de cette race qu’il fuyait sousles mers. Quoi qu’il en dĂźt, cet homme Ă©trange n’était pas parvenu encoreĂ  tuer son cƓur tout entier.

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Lorsque je lui fis cette observation, il me rĂ©pondit d’un ton lĂ©gĂšrementĂ©mu :

« Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant du pays desopprimĂ©s, et je suis encore, et jusqu’à mon dernier souffle, je serai de cepays-lĂ  ! »

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CHAPITRE IVLa mer Rouge

Pendant la journĂ©e du 29 janvier, l’üle de Ceyland disparut sous l’horizon,et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles Ă  l’heure, se glissa dans celabyrinthe de canaux qui sĂ©pare les Maledives des Laquedives. Il rangeamĂȘme l’üle Kittan, terre d’origine madrĂ©porique, dĂ©couverte par Vasco deGama en 1499, et l’une des dix-neuf principales Ăźles de cet archipel desLaquedives, situĂ© entre 10° et 14°, 30’de latitude nord, et 69° et 50°, 72’delongitude est.

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept millecinq cents lieues depuis notre point de départ dans les mers du Japon.

Le lendemain, – 30 janvier, – lorsque le Nautilus remonta Ă  la surface del’OcĂ©an, il n’avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d’Oman, creusĂ©e entre l’Arabie et lapĂ©ninsule indienne, qui sert de dĂ©bouchĂ© au golfe Persique.

C’était Ă©videmment une impasse, sans issue possible. OĂč nous conduisaitdonc le capitaine Nemo ? Je n’aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas leCanadien, qui, ce jour-lĂ , me demanda oĂč nous allions.

« Nous allons, maĂźtre Ned, oĂč nous conduit la fantaisie du capitaine.– Cette fantaisie, rĂ©pondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe

Persique n’a pas d’issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guùre àrevenir sur nos pas.

Eh bien, nous reviendrons, maßtre Land, et si aprÚs le golfe Persique leNautilus veut visiter la mer Rouge, le détroit de Bab-el-Mandeb est toujourslà pour lui livrer passage.

– Je ne vous apprendrai pas, monsieur, rĂ©pondit Ned Land, que la merRouge est non moins fermĂ©e que le golfe, puisque l’isthme de Suez n’estpas encore percĂ©, et, le fĂ»t-il, un bateau mystĂ©rieux comme le nĂŽtre ne sehasarderait pas dans ses canaux coupĂ©s d’écluses. Donc la mer Rouge n’estpas encore le chemin qui nous ramĂšnera en Europe.

– Aussi n’ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.– Que supposez-vous donc ?– Je suppose qu’aprĂšs avoir visitĂ© ces curieux parages de l’Arabie et de

l’Égypte, le Nautilus redescendra l’ocĂ©an Indien, peut-ĂȘtre Ă  travers le canalde Mozambique, peut-ĂȘtre au large des Mascareignes, de maniĂšre Ă  gagnerle cap de Bonne-EspĂ©rance.

– Et une fois au cap de Bonne-EspĂ©rance ? demanda le Canadien avecune insistance toute particuliĂšre.

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– Eh bien, nous pĂ©nĂ©trerons dans cet Atlantique que nous ne connaissonspas encore. Ah çà ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sousles mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment variĂ© desmerveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extrĂȘme dĂ©pitfinir ce voyage qu’il aura Ă©tĂ© donnĂ© Ă  si peu d’hommes de faire.

– Mais savez-vous, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, que voilĂ bientĂŽt trois mois que nous sommes emprisonnĂ©s Ă  bord de ce Nautilus ?

– Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compteni les jours, ni les heures.

– Mais la conclusion ?– La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y pouvons rien,

et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned : « Unechance d’évasion nous est offerte », je la discuterais avec vous. Mais teln’est pas le cas et, Ă  vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaineNemo s’aventure jamais dans les mers europĂ©ennes. »

Par ce court dialogue on verra que, fanatique du Nautilus, j’étais incarnĂ©dans la peau de son commandant.

Quant Ă  Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme demonologue : « Tout cela est bel et bon, mais, Ă  mon avis, oĂč il y a de la gĂȘne,il n’y a plus de plaisir. »

Pendant quatre jours, jusqu’au 3 fĂ©vrier, le Nautilus visita la mer d’Oman,sous diverses vitesses et Ă  diverses profondeurs. Il semblait marcher auhasard, comme s’il eĂ»t hĂ©sitĂ© sur la route Ă  suivre ; mais il ne dĂ©passa jamaisle tropique du Cancer.

En quittant cette mer, nous eĂ»mes un instant connaissance de Mascate,la plus importante ville du pays d’Oman. J’admirai son aspect Ă©trange, aumilieu des noirs rochers qui l’entourent et sur lesquels se dĂ©tachent en blancses maisons et ses forts. J’aperçus le dĂŽme arrondi de ses mosquĂ©es, la pointeĂ©lĂ©gante de ses minarets, ses fraĂźches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne futqu’une vision, et le Nautilus s’enfonça bientĂŽt sous les flots de ces sombresparages.

Puis il prolongea Ă  une distance de six milles les cĂŽtes arabiques duMahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulĂ©e de montagnes, relevĂ©e dequelques ruines anciennes. Le 5 fĂ©vrier, nous donnions enfin dans le golfed’Aden, vĂ©ritable entonnoir introduit dans ce goulot de Bab-el-Mandeb, quientonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.

Le 6 fĂ©vrier, le Nautilus flottait en vue d’Aden, perchĂ© sur un promontoirequ’un isthme Ă©troit rĂ©unit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dontles Anglais ont refait les fortifications, aprĂšs s’en ĂȘtre emparĂ©s en 1839.J’entrevis les minarets octogones de cette ville, qui fut autrefois l’entrepĂŽtle plus riche et le plus commerçant de la cĂŽte, au dire de l’historien Edrisi.

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Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu à ce point, allait reveniren arriùre ; mais je me trompais, et, à ma grande surprise, il n’en fut rien.

Le lendemain, 7 fĂ©vrier, nous embouquions le dĂ©troit de Bab-el-Mandeb,dont le nom veut dire en langue arabe : « la porte des Larmes. » Survingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomĂštres de long,et pour le Nautilus, lancĂ© Ă  toute vitesse, le franchir fut l’affaire d’uneheure Ă  peine ; mais je ne vis rien, pas mĂȘme cette Ăźle de PĂ©rim, dont legouvernement britannique a fortifiĂ© la position d’Aden. Trop de steamersanglais ou français des lignes de Suez Ă  Bombay, Ă  Calcutta, Ă  Melbourne,Ă  Bourbon, Ă  Maurice, sillonnaient cet Ă©troit passage, pour que le NautilustentĂąt de s’y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux.

Enfin, à midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.La mer Rouge, le lac célÚbre des traditions bibliques, que les pluies ne

rafraĂźchissent guĂšre, qu’aucun fleuve important n’arrose, qu’une excessiveĂ©vaporation pompe incessamment et qui perd chaque annĂ©e une trancheliquide haute d’un mĂštre et demi ! Singulier golfe, qui, fermĂ© et dans lesconditions d’un lac, serait peut-ĂȘtre entiĂšrement dessĂ©chĂ© ; infĂ©rieur en ceciĂ  ses voisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau a seulement baissĂ©jusqu’au point oĂč leur Ă©vaporation a prĂ©cisĂ©ment Ă©galĂ© la somme des eauxreçues dans leur sein.

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomĂštres de longueur sur unelargeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des PtolĂ©mĂ©es et desempereurs romains, elle fut la grande artĂšre commerciale du monde, et lepercement de l’isthme lui rendra cette antique importance que les railwaysde Suez ont dĂ©jĂ  ramenĂ©e en partie.

Je ne voulus mĂȘme pas chercher Ă  comprendre ce caprice du capitaineNemo, qui pouvait le dĂ©cider Ă  nous entraĂźner dans ce golfe ; maisj’approuvai sans rĂ©serve le Nautilus d’y ĂȘtre entrĂ©. Il prit une alluremoyenne, tantĂŽt se tenant Ă  la surface, tantĂŽt plongeant pour Ă©viter quelquenavire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse.

Le 8 fĂ©vrier, dĂšs les premiĂšres heures du jour, Moka nous apparut, villemaintenant ruinĂ©e, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, etqu’abritent çà et lĂ  quelques dattiers verdoyants. CitĂ© importante autrefois,qui renfermait six marchĂ©s publics, vingt-six mosquĂ©es, et Ă  laquelle sesmurs, dĂ©fendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomĂštres.

Puis le Nautilus se rapprocha des rivages africains oĂč la profondeur de lamer est plus considĂ©rable. LĂ , entre deux eaux d’une limpiditĂ© de cristal, parles panneaux ouverts, il nous permit de contempler d’admirables buissonsde coraux Ă©clatants, et de vastes pans de rochers revĂȘtus d’une splendidefourrure verte d’algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quellevariĂ©tĂ© de sites et de paysages Ă  l’arasement de ces Ă©cueils et de ces Ăźlots

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volcaniques qui confinent Ă  la cĂŽte libyenne ! Mais oĂč ces arborisationsapparurent dans toute leur beautĂ©, ce fut vers les rives orientales que leNautilus ne tarda pas Ă  rallier ; ce fut sur les cĂŽtes du TĂ©hama : car alorsnon seulement ces Ă©talages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveaude la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui sedĂ©roulaient Ă  dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moinscolorĂ©s que ceux-lĂ  dont l’humide vitalitĂ© des eaux entretenait la fraĂźcheur.

Que d’heures charmantes je passai ainsi Ă  la vitre du salon ! Qued’échantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marines j’admiraisous l’éclat de notre fanal Ă©lectrique ! Des fongies agariciformes, des actiniesde couleurs ardoisĂ©es, entre autres le thalassianthus aster, des tubiporesdisposĂ©s comme des flĂ»tes et n’attendant que le souffle du dieu Pan, descoquilles particuliĂšres Ă  cette mer, qui s’établissent dans les excavationsmadrĂ©poriques et dont la base est contournĂ©e en courte spirale, et enfinmille spĂ©cimens d’un polypier que je n’avais pas observĂ© encore, la vulgaireĂ©ponge.

La classe des spongiaires, premiĂšre du groupe des polypes, a Ă©tĂ©prĂ©cisĂ©ment crĂ©Ă©e par ce curieux produit dont l’utilitĂ© est incontestable.L’éponge n’est point un vĂ©gĂ©tal, comme l’admettent encore quelquesnaturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier infĂ©rieur Ă  celuidu corail. Son animalitĂ© n’est pas douteuse, et on ne peut mĂȘme adopterl’opinion des anciens, qui la regardaient comme un ĂȘtre intermĂ©diaire entrela plante et l’animal. Je dois dire cependant que les naturalistes ne sontpas d’accord sur le mode d’organisation de l’éponge. Pour les uns, c’est unpolypier, et pour d’autres, tels que M. Milne Edwards, c’est un individu isolĂ©et unique.

La classe des spongiaires contient environ trois cents espĂšces qui serencontrent dans un grand nombre de mers, et mĂȘme dans certains coursd’eau, oĂč elles ont reçu le nom de « fluviatiles ; » mais leurs eaux deprĂ©dilection sont celles de la MĂ©diterranĂ©e, de l’archipel grec, de la cĂŽte deSyrie et de la mer Rouge. LĂ  se reproduisent et se dĂ©veloppent ces Ă©pongesfines-douces dont la valeur s’élĂšve jusqu’à cent cinquante francs, l’épongeblonde de Syrie, l’éponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvaisespĂ©rer d’étudier ces zoophytes dans les Ă©chelles du Levant, dont nous Ă©tionssĂ©parĂ©s par l’infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observerdans les eaux de la mer Rouge.

J’appelai donc Conseil prùs de moi, pendant que le Nautilus, par uneprofondeur moyenne de huit à neuf mùtres, rasait lentement tous ces beauxrochers de la cîte orientale.

Là croissaient des éponges de toutes formes, des éponges pédiculées,foliacées, globuleuses, digitées. Elles justifiaient assez exactement ces noms

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de corbeille, de calice, de quenouille, de corne d’élan, de pied de lion, dequeue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribuĂ©s les pĂȘcheurs,plus poĂštes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’une substancegĂ©latineuse Ă  demi fluide, s’échappaient incessamment de petits filets d’eau,qui, aprĂšs avoir portĂ© la vie dans chaque cellule, en Ă©taient expulsĂ©s par unmouvement contractile. Cette substance disparaĂźt aprĂšs la mort du polype,et se putrĂ©fie en dĂ©gageant de l’ammoniaque. Il ne reste plus alors que cesfibres cornĂ©es ou gĂ©latineuses dont se compose l’éponge domestique, quiprend une teinte roussĂątre, et qui s’emploie Ă  des usages divers, selon sondegrĂ© d’élasticitĂ©, de permĂ©abilitĂ© ou de rĂ©sistance Ă  la macĂ©ration.

Ces polypiers adhĂ©raient aux rochers, aux coquilles des mollusques etmĂȘme aux tiges d’hydrophyte. Ils garnissaient les plus petites anfractuositĂ©s,les uns s’étalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissancescoralligĂšnes. J’appris Ă  Conseil que ces Ă©ponges se pĂȘchaient de deuxmaniĂšres, soit Ă  la drague, soit Ă  la main. Cette derniĂšre mĂ©thode, quinĂ©cessite l’emploi des plongeurs, est prĂ©fĂ©rable, car en respectant le tissu dupolypier, elle lui laisse une valeur trĂšs supĂ©rieure.

Les autres zoophytes qui pullulaient auprĂšs des spongiaires consistaientprincipalement en mĂ©duses d’une espĂšce trĂšs Ă©lĂ©gante ; les mollusquesĂ©taient reprĂ©sentĂ©s par des variĂ©tĂ©s de calmars, qui, d’aprĂšs d’Orbigny, sontspĂ©ciales Ă  la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenantau genre des chĂ©lonĂ©es, qui fournissent Ă  notre table un mets sain et dĂ©licat.

Quant aux poissons, ils Ă©taient nombreux et souvent remarquables. Voiciceux que les filets du Nautilus rapportaient le plus frĂ©quemment Ă  bord : desraies, parmi lesquelles les limes de forme ovale, de couleur brique, au corpssemĂ© d’inĂ©gales taches bleues et reconnaissables Ă  leur double aiguillondentelĂ© ; des arnacks au dos argentĂ©, des pastenaques Ă  la queue pointillĂ©e, etdes bockats, vastes manteaux longs de deux mĂštres qui ondulaient entre leseaux ; des aodons, absolument dĂ©pourvus de dents, sortes de cartilagineuxqui se rapprochent du squale ; des ostracions-dromadaires, dont la bosse setermine par un aiguillon recourbĂ©, long d’un pied et demi ; des ophidies,vĂ©ritables murĂšnes Ă  la queue argentĂ©e, au dos bleuĂątre, aux pectoralesbrunes bordĂ©es d’un lisĂ©rĂ© gris ; des fiatoles, espĂšces de stromatĂ©es, zĂ©brĂ©sd’étroites raies d’or et parĂ©s des trois couleurs de la France ; des blĂ©mies-garamits, longs de quatre dĂ©cimĂštres ; de superbes caranx, dĂ©corĂ©s desept bandes transversales d’un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, etd’écailles d’or et d’argent ; des centropodes, des mulles auriflammes Ă  tĂȘtejaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autrespoissons communs aux ocĂ©ans que nous avions dĂ©jĂ  traversĂ©s.

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Le 9 février, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la merRouge, qui est comprise entre Souakin sur la cÎte ouest et Quonfodah sur lacÎte est, sur un diamÚtre de cent quatre-vingt-dix milles.

Ce jour-lĂ , Ă  midi, aprĂšs le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme, oĂč je me trouvais. Je me promis de ne point le laisser redescendresans l’avoir au moins pressenti sur ses projets ultĂ©rieurs. Il vint Ă  moi dĂšsqu’il m’aperçut, m’offrit gracieusement un cigare et me dit :

« Eh bien, monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaĂźt-elle ? Avez-vous suffisamment observĂ© les merveilles qu’elle recouvre, ses poissons etses zoophytes, ses parterres d’éponges et ses forĂȘts de corail ? Avez-vousentrevu les villes jetĂ©es sur ses bords ?

– Oui, capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, et le Nautilus s’est merveilleusementprĂȘtĂ© Ă  toute cette Ă©tude. Ah ! c’est un intelligent bateau.

– Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnĂ©rable ! Il ne redoute niles terribles tempĂȘtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses Ă©cueils.

– En effet, dis-je, cette mer est citĂ©e entre les plus mauvaises, et, si je neme trompe, au temps des anciens, sa renommĂ©e Ă©tait dĂ©testable.

– DĂ©testable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n’enparlent pas Ă  son avantage, et Strabon dit qu’elle est particuliĂšrement dureĂ  l’époque des vents Ă©tĂ©siens et de la saison des pluies. L’Arabe Edrisi,qui la dĂ©peint sous le nom de golfe de Colzoum, raconte que les navirespĂ©rissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne sehasardait Ă  y naviguer la nuit. C’est, prĂ©tend-il, une mer sujette Ă  d’affreuxouragans, semĂ©e d’üles inhospitaliĂšres, et « qui n’offre rien de bon » ni dansses profondeurs ni Ă  sa surface. En effet, telle est l’opinion qui se trouvedans Arrien, Agatharchide et ArtĂ©midore.

– On voit bien, rĂ©pliquai-je, que ces historiens n’ont pas naviguĂ© Ă  borddu Nautilus.

– Sans doute, rĂ©pondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport lesmodernes ne sont pas plus avancĂ©s que les anciens. Il a fallu bien des siĂšclespour trouver la puissance mĂ©canique de la vapeur ! Qui sait si dans cent anson verra un second Nautilus ! Les progrĂšs sont lents, monsieur Aronnax.

– Certainement, rĂ©pondis-je, votre navire avance d’un siĂšcle, de plusieurspeut-ĂȘtre, sur son Ă©poque. Quel malheur qu’un secret pareil, doive mouriravec son inventeur ! »

Le capitaine Nemo ne me répondit pas. AprÚs quelques minutes desilence :

« Vous me parliez, dit-il, de l’opinion des anciens historiens sur lesdangers qu’offre la navigation de la mer Rouge ?

– C’est vrai, rĂ©pondis-je, mais leurs craintes n’étaient-elles pasexagĂ©rĂ©es ?

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– Oui et non, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, qui meparut possĂ©der Ă  fond « sa mer Rouge. » Ce qui n’est plus dangereux pourun navire moderne, bien grĂ©Ă©, solidement construit, maĂźtre de sa directiongrĂące Ă  l’obĂ©issante vapeur, offrait des pĂ©rils de toutes sortes aux bĂątimentsdes anciens. Il faut se reprĂ©senter ses premiers navigateurs s’aventurant surdes barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatĂ©esde rĂ©sines pilĂ©es et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n’avaient pasmĂȘme d’instruments pour relever leur direction, et ils marchaient Ă  l’estimeau milieu de courants qu’ils connaissaient Ă  peine. Dans ces conditions,les naufrages Ă©taient et devaient ĂȘtre nombreux ; mais, de notre temps,les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud n’ont plusrien Ă  redouter des colĂšres de ce golfe, en dĂ©pit des moussons contraires.Leurs capitaines et leurs passagers ne se prĂ©parent pas au dĂ©part par dessacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornĂ©s de guirlandeset de bandelettes dorĂ©es, remercier les dieux dans le temple voisin.

– J’en conviens, dis-je, et la vapeur me paraĂźt avoir tuĂ© la reconnaissancedans le cƓur des marins. Mais, capitaine, puisque vous semblez avoirspĂ©cialement Ă©tudiĂ© cette mer, pouvez-vous m’apprendre quelle est l’originede son nom ?

– Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications à ce sujet.Voulez-vous connaütre l’opinion d’un chroniqueur du XIVe siùcle ?

– Volontiers.– Ce fantaisiste prĂ©tend que son nom lui fut donnĂ© aprĂšs le passage des

Israélites, lorsque le pharaon eut péri dans les flots qui se refermÚrent à lavoix de Moïse :

En signe de cette merveille,Devint la mer rouge et vermeille.Non puis ne surent la nommerAutrement que la rouge mer.

– Explication de poĂšte, capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, mais je ne sauraism’en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle.

– La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cetteappellation de mer Rouge une traduction du mot hĂ©breu « Edrom », et siles anciens lui donnĂšrent ce nom, ce fut Ă  cause de la coloration particuliĂšrede ses eaux.

– Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots limpides et sans aucuneteinte particuliùre.

– Sans doute ; mais en avançant vers le fond du golfe vous remarquerezcette singuliùre apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entiùrementrouge, comme un lac de sang.

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– Et cette couleur, vous l’attribuez Ă  la prĂ©sence d’une alguemicroscopique.

– Oui, c’est une matiĂšre mucilagineuse pourpre produite par ces chĂ©tivesplantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut quarante millepour occuper l’espace d’un millimĂštre carrĂ©. Peut-ĂȘtre en rencontrerez-vousquand nous serons Ă  Tor.

– Ainsi, capitaine Nemo, ce n’est pas la premiùre fois que vous parcourezla mer Rouge à bord du Nautilus ?

– Non, monsieur.– Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des IsraĂ©lites et de la

catastrophe des Égyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sousles eaux des traces de ce grand fait historique.

– Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison.– Laquelle ?– C’est que l’endroit mĂȘme oĂč MoĂŻse a passĂ© avec tout son peuple est

tellement ensablĂ© maintenant, que les chameaux y peuvent Ă  peine baignerleurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n’aurait pas assez d’eaupour lui.

– Et cet endroit ?
 demandai-je.– Cet endroit est situĂ© un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait

autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s’étendait jusqu’auxlacs Amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les IsraĂ©litesn’en ont pas moins passĂ© lĂ  pour gagner la Terre promise, et l’armĂ©e dePharaon a prĂ©cisĂ©ment pĂ©ri en cet endroit. Je pense donc que des fouillespratiquĂ©es au milieu de ces sables mettraient Ă  dĂ©couvert une grande quantitĂ©d’armes et d’instruments d’origine Ă©gyptienne.

– C’est Ă©vident, rĂ©pondis-je, et il faut espĂ©rer pour les archĂ©ologues queces fouilles se feront tĂŽt ou tard, lorsque des villes nouvelles s’établiront surcet isthme, aprĂšs le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pourun navire tel que le Nautilus !

– D’accord, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Lesanciens avaient bien compris cette utilitĂ© pour leurs affaires commercialesd’établir une communication entre la mer Rouge et la MĂ©diterranĂ©e ; maisils ne songĂšrent point Ă  creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pourintermĂ©diaire. TrĂšs probablement le canal qui rĂ©unissait le Nil Ă  la merRouge fut commencĂ© sous SĂ©sostris, si l’on en croit la tradition. Ce qui estcertain, c’est que, 615 ans avant JĂ©sus-Christ, NĂ©chao entreprit les travauxd’un canal alimentĂ© par les eaux du Nil, Ă  travers la plaine d’Égypte quiregarde l’Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur Ă©taittelle que deux trirĂšmes pouvaient y passer de front. Il fut continuĂ© par Darius,fils d’Hystaspe, et probablement achevĂ© par PtolĂ©mĂ©e II. Strabon le vit

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employĂ© Ă  la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point dedĂ©part, prĂšs de Bubaste, et la mer Rouge ne le rendait navigable que pendantquelques mois de l’annĂ©e. Ce canal servit au commerce jusqu’au siĂšcle desAntonins ; abandonnĂ©, ensablĂ©, puis rĂ©tabli par les ordres du calife Omar,il fut dĂ©finitivement comblĂ© en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, quivoulut empĂȘcher les vivres d’arriver Ă  Mohammed-ben-Abdallah, rĂ©voltĂ©contre lui. Pendant l’expĂ©dition d’Égypte, votre gĂ©nĂ©ral Bonaparte retrouvales traces de ces travaux dans le dĂ©sert de Suez, et, surpris par la marĂ©e, ilfaillit pĂ©rir quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, lĂ  mĂȘme oĂč MoĂŻseavait campĂ© trois mille trois cents ans avant lui.

– Eh bien, capitaine, ce que les anciens n’avaient osĂ© entreprendre, cettejonction entre les deux mers qui abrĂšgera de neuf mille kilomĂštres la route deCadix aux Indes, M. de Lesseps l’a fait, et avant peu il aura changĂ© l’Afriqueen une Ăźle immense.

– Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d’ĂȘtre fier de votrecompatriote. C’est un homme qui honore plus une nation que les plus grandscapitaines ! Il a commencĂ©, comme tant d’autres, par les ennuis et les rebuts ;mais il a triomphĂ©, car il a le gĂ©nie de la volontĂ©. Et il est triste de penserque cette Ɠuvre, qui aurait dĂ» ĂȘtre une Ɠuvre internationale, qui aurait suffiĂ  illustrer un rĂšgne, n’aura rĂ©ussi que par l’énergie d’un seul homme. Donc,honneur Ă  M. de Lesseps !

– Oui, honneur Ă  ce grand citoyen, rĂ©pondis-je, tout surpris de l’accentavec lequel le capitaine Nemo venait de parler.

– Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire Ă  travers ce canalde Suez ; mais vous pourrez apercevoir les longues jetĂ©es de Port-SaĂŻd aprĂšs-demain, quand nous serons dans la MĂ©diterranĂ©e.

– Dans la MĂ©diterranĂ©e ! m’écriai-je.– Oui, monsieur le professeur. Cela vous Ă©tonne ?– Ce qui m’étonne, c’est de penser que nous y serons aprĂšs-demain.– Vraiment ?– Oui, capitaine, bien que je dusse ĂȘtre habituĂ© Ă  ne m’étonner de rien

depuis que je suis Ă  votre bord !– Mais Ă  quel propos cette surprise ?– À propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcĂ© d’imprimer au

Nautilus s’il doit se retrouver aprĂšs-demain en pleine MĂ©diterranĂ©e, ayantfait le tour de l’Afrique et doublĂ© le cap de Bonne-EspĂ©rance !

– Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique, monsieur le professeur ?Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance ?

– Cependant, à moins que le Nautilus ne navigue enterre ferme et qu’ilne passe par-dessus l’isthme


– Ou par-dessous, monsieur Aronnax.

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– Par-dessous ?– Sans doute, rĂ©pondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis

longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes fontaujourd’hui à sa surface.

– Quoi ! il existerait un passage ?– Oui, un passage souterrain que j’ai nommĂ© Arabian-Tunnel. Il s’ouvre

au-dessous de Suez et aboutit au golfe de PĂ©luse.– Mais cet isthme n’est composĂ© que de sables mouvants ?– Jusqu’à une certaine profondeur. Mais Ă  cinquante mĂštres seulement se

rencontre une inĂ©branlable assise de rocs.– Et c’est par hasard que vous avez dĂ©couvert ce passage ? demandai-je,

de plus en plus surpris.– Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et mĂȘme, raisonnement

plus que hasard.– Capitaine, je vous Ă©coute, mais mon oreille rĂ©siste Ă  ce qu’elle entend.– Ah ! monsieur ! Aures habent et non audient est de tous les temps. Non

seulement ce passage existe, mais j’en ai profitĂ© plusieurs fois. Sans cela jene me serais pas aventurĂ© aujourd’hui dans cette impasse de la mer Rouge.

– Est-il indiscret de vous demander comment vous avez dĂ©couvert cetunnel ?

– Monsieur, me rĂ©pondit le capitaine, il ne peut y avoir rien de secretentre gens qui ne doivent plus se quitter. »

Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le rĂ©cit du capitaine Nemo.« Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un simple raisonnement de

naturaliste qui m’a conduit Ă  dĂ©couvrir ce passage, que je suis seul Ă connaĂźtre. J’avais remarquĂ© que dans la mer Rouge et dans la MĂ©diterranĂ©eil existait un certain nombre de poissons d’espĂšces absolument identiques,des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persĂšgues, des joels, des exocets.AssurĂ© de ce fait, je me demandai s’il n’existait pas de communication entreles deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcĂ©ment aller dela mer Rouge Ă  la MĂ©diterranĂ©e, par le seul effet de la diffĂ©rence des niveaux.Je pĂ©chai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leurpassai Ă  la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai Ă  la mer. Quelquesmois plus tard, sur les cĂŽtes de Syrie, je reprenais quelques Ă©chantillons demes poissons ornĂ©s de leur anneau indicateur. La communication entre lesdeux mers m’était donc dĂ©montrĂ©e. Je la cherchai avec mon Nautilus, je ladĂ©couvris, je m’y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussivous aurez franchi mon tunnel arabique ! »

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CHAPITRE VArabian-tunnel

Ce jour mĂȘme, je rapportai Ă  Conseil et Ă  Ned Land la partie de cetteconversation qui les intĂ©ressait directement. Lorsque je leur appris que, dansdeux jours, nous serions au milieu des eaux de la MĂ©diterranĂ©e, Conseil battitdes mains, mais le Canadien haussa les Ă©paules.

« Un tunnel sous-marin ! s’écria-t-il, une communication entre les deuxmers ! Qui a entendu parler de cela ?

– Ami Ned, rĂ©pondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler duNautilus ? Non ! Il existe cependant. Donc, ne haussez pas les Ă©paules silĂ©gĂšrement, et ne repoussez pas les choses sous prĂ©texte que vous n’en avezjamais entendu parler.

– Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tĂȘte. AprĂšs tout,je ne demande pas mieux que de croire Ă  son passage, Ă  ce capitaine, et fassele ciel qu’il nous conduise, en effet, dans la MĂ©diterranĂ©e. »

Le soir mĂȘme, par 21° 30’de latitude nord, le Nautilus, flottant Ă  la surfacede la mer, se rapprocha de la cĂŽte arabe. J’aperçus Djeddah, importantcomptoir de l’Égypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguaiassez nettement l’ensemble de ses constructions, les navires amarrĂ©s le longdes quais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait Ă  mouiller en rade. Le soleil,assez bas sur l’horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisaitressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseauxindiquaient le quartier habitĂ© par les BĂ©douins.

BientĂŽt Djeddah s’effaça dans les ombres du soir, et le Nautilus rentrasous les eaux, lĂ©gĂšrement phosphorescentes.

Le lendemain, 10 fĂ©vrier, plusieurs navires apparurent qui couraient Ă contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine ; mais Ă midi, au moment du point, la mer Ă©tant dĂ©serte, il remonta jusqu’à sa lignede flottaison.

AccompagnĂ© de Ned et de Conseil, je vins m’asseoir sur la plate-forme.La cĂŽte Ă  l’est se montrait comme une masse Ă  peine estompĂ©e dans unhumide brouillard.

AppuyĂ© sur les flancs du canot, nous causions de choses et d’autres,quand Ned Land, tendant sa main vers un point de la mer, me dit :

« Voyez-vous lĂ  quelque chose, monsieur le professeur ?– Non, Ned, rĂ©pondis-je, mais je n’ai pas vos yeux, vous le savez.– Regardez bien, reprit Ned, lĂ , par tribord devant Ă  peu prĂšs Ă  la hauteur

du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ?

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– En effet, dis-je, aprùs une attentive observation, j’aperçois comme unlong corps noirñtre à la surface des eaux.

– Un autre Nautilus ? dit Conseil.– Non, rĂ©pondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c’est lĂ  quelque

animal marin.– Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil.– Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je, on en rencontre quelquefois.– Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux

l’objet signalĂ©. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances,et je ne me tromperais pas sur leur allure.

– Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce cĂŽtĂ©, et avant peu,nous saurons Ă  quoi nous en tenir. »

En effet, cet objet noirĂątre ne fut bientĂŽt qu’à un mille de nous. Ilressemblait Ă  un gros Ă©cueil Ă©chouĂ© en pleine mer. Qu’était-ce ? Je nepouvais encore me prononcer.

« Ah ! il marche ! il plonge ! s’écria Ned Land. Mille diables ! quel peutĂȘtre cet animal ? Il n’a pas la queue bifurquĂ©e comme les baleines ou lescachalots, et ses nageoires ressemblent Ă  des membres tronquĂ©s.

– Mais alors
, fis-je.– Bon, reprit le Canadien, le voilà sur le dos, et il dresse ses mamelles

en l’air !– C’est une sirĂšne, s’écria Conseil, une vĂ©ritable sirĂšne, n’en dĂ©plaise Ă 

monsieur. »Ce nom de sirÚne me mit sur la voie, et je compris que cet animal

appartenait Ă  cet ordre d’ĂȘtres marins dont la fable a fait les sirĂšnes, moitiĂ©femmes et moitiĂ© poissons.

« Non, dis-je Ă  Conseil, ce n’est point une sirĂšne, mais un ĂȘtre curieuxdont il reste Ă  peine quelques Ă©chantillons dans la mer Rouge. C’est undugong.

– Ordre des sirĂ©niens, groupe des pisciformes, sous-classe desmonodelphiens, classe des mammifĂšres, embranchement des vertĂ©brĂ©s, »rĂ©pondit Conseil.

Et lorsque Conseil avait ainsi parlĂ©, il n’y avait plus rien Ă  dire.Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise

Ă  la vue de cet animal. Sa main semblait prĂȘte Ă  le harponner. On eĂ»t dit qu’ilattendait le moment de se jeter Ă  la mer pour l’attaquer dans son Ă©lĂ©ment.

« Oh ! monsieur, me dit-il d’une voix tremblante d’émotion, je n’ai jamaistuĂ© de « cela. »

Tout le harponneur était dans le mot.En cet instant le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il aperçut le

dugong. Il comprit l’attitude du Canadien, et s’adressant directement à lui :

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« Si vous teniez un harpon, maĂźtre Land, est-ce qu’il ne vous brĂ»leraitpas la main ?

– Comme vous dites, monsieur.– Et il ne vous dĂ©plairait pas de reprendre pour un jour votre mĂ©tier de

pĂȘcheur, et d’ajouter ce cĂ©tacĂ© Ă  la liste de ceux que vous avez dĂ©jĂ  frappĂ©s ?– Cela ne me dĂ©plairait point.– Eh bien, vous pouvez essayer.– Merci, monsieur, rĂ©pondit Ned Land dont les yeux s’enflammĂšrent.– Seulement, reprit le capitaine, je vous engage Ă  ne pas manquer cet

animal, et cela dans votre intĂ©rĂȘt.– Est-ce que ce dugong est dangereux Ă  attaquer ? demandai-je, malgrĂ©

le haussement d’épaule du Canadien.– Oui, quelquefois, rĂ©pondit le capitaine. Cet animal revient sur ses

assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maĂźtre Land, ce dangern’est pas Ă  craindre. Son coup d’Ɠil est prompt, son bras est sĂ»r. Si je luirecommande de ne pas manquer ce dugong, c’est qu’on le regarde justementcomme un fin gibier, et je sais que maĂźtre Land ne dĂ©teste pas les bonsmorceaux.

– Ah ! fit le Canadien, cette bĂȘte-lĂ  se donne aussi le luxe d’ĂȘtre bonneĂ  manger ?

– Oui, maĂźtre Land. Sa chair, une viande vĂ©ritable, est extrĂȘmementestimĂ©e, et on la rĂ©serve dans toute la Malaisie pour la table des princes.Aussi fait-on Ă  cet excellent animal une chasse tellement acharnĂ©e que, demĂȘme que le lamantin, son congĂ©nĂšre, il devient de plus en plus rare.

– Alors, monsieur le capitaine, dit sĂ©rieusement Conseil, si par hasardcelui-ci Ă©tait le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l’épargner, – dansl’intĂ©rĂȘt de la science ?

– Peut-ĂȘtre, rĂ©pliqua le Canadien ; mais, dans l’intĂ©rĂȘt de la cuisine, ilvaut mieux lui donner la chasse.

– Faites-donc, maĂźtre Land, » rĂ©pondit le capitaine Nemo.En ce moment, sept hommes de l’équipage, muets et impassibles comme

toujours, montĂšrent sur la plateforme. L’un portait un harpon et une lignesemblable Ă  celles qu’emploient les pĂȘcheurs de baleines. Le canot futdĂ©pontĂ©, arrachĂ© de son alvĂ©ole, lancĂ© Ă  la mer. Six rameurs prirent placesur leurs bancs et le patron se mit Ă  la barre. Ned, Conseil et moi, nous nousassĂźmes Ă  l’arriĂšre.

« Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je.– Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »Le canot dĂ©borda, et, enlevĂ© par ses six avirons, il se dirigea rapidement

vers le dugong, qui flottait alors Ă  deux milles du Nautilus.

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ArrivĂ© Ă  quelques encablures du cĂ©tacĂ©, il ralentit sa marche, et les ramesplongĂšrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon Ă la main, alla se placer debout sur l’avant du canot. Le harpon qui sert Ă frapper la baleine est ordinairement attachĂ© Ă  une trĂšs longue corde qui sedĂ©vide rapidement lorsque l’animal blessĂ© l’entraĂźne avec lui. Mais ici lacorde ne mesurait pas plus d’une dizaine de brasses, et son extrĂ©mitĂ© Ă©taitseulement frappĂ©e sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marchedu dugong sous les eaux.

Je m’étais levĂ© et j’observai distinctement l’adversaire du Canadien.Ce dugong, qui porte aussi le nom d’halicore, ressemblait beaucoup aulamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale trĂšs allongĂ©e, et sesnageoires latĂ©rales par de vĂ©ritables doigts. Sa diffĂ©rence avec le lamantinconsistait en ce que sa mĂąchoire supĂ©rieure Ă©tait armĂ©e de deux dentslongues et pointues qui formaient de chaque cĂŽtĂ© des dĂ©fenses divergentes.

Ce dugong, que Ned Land se préparait à attaquer, avait des dimensionscolossales, et sa longueur dépassait au moins sept mÚtres. Il ne bougeait paset semblait dormir à la surface des flots, circonstance qui rendait sa captureplus facile.

Le canot s’avança prudemment Ă  trois brasses de l’animal. Les avironsrestĂšrent suspendus sur leurs dames. Je me levai Ă  demi. Ned Land, le corpsun peu rejetĂ© en arriĂšre, brandissait son harpon d’une main exercĂ©e.

Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon,lancĂ© avec force, n’avait frappĂ© que l’eau sans doute.

« Mille diables ! s’écria le Canadien furieux, je l’ai manquĂ© !– Non, dis-je, l’animal est blessĂ©, voici son sang, mais votre engin ne lui

est pas restĂ© dans le corps.– Mon harpon ! mon harpon ! » cria Ned Land.Les matelots se remirent Ă  nager, et le patron dirigea l’embarcation vers

le baril flottant. Le harpon repĂȘchĂ©, le canot se mit Ă  la poursuite de l’animal.Celui-ci revenait de temps en temps Ă  la surface de la mer pour respirer.

Sa blessure ne l’avait pas affaibli, car il filait avec une rapiditĂ© extrĂȘme.L’embarcation, manƓuvrĂ©e par des bras vigoureux, volait sur ses traces.Plusieurs fois elle l’approcha Ă  quelques brasses, et le Canadien se tenaitprĂȘt Ă  frapper ; mais le dugong se dĂ©robait par un plongeon subit, et il Ă©taitimpossible de l’atteindre.

On juge de la colĂšre qui surexcitait l’impatient Ned Land. Il lançait aumalheureux animal les plus Ă©nergiques jurons de la langue anglaise. Pourmon compte, je n’en Ă©tais encore qu’au dĂ©pit de voir le dugong dĂ©jouertoutes nos ruses.

On le poursuivit sans relñche pendant une heure, et je commençais àcroire qu’il serait trùs difficile de s’en emparer, quand cet animal fut pris

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d’une malencontreuse idĂ©e de vengeance dont il eut Ă  se repentir. Il revintsur le canot pour l’assaillir Ă  son tour.

Cette manƓuvre n’échappa point au Canadien.« Attention ! » dit-il.Le patron prononça quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il

prĂ©vint ses hommes de se tenir sur leurs gardes.Le dugong, arrivĂ© Ă  vingt pieds du canot, s’arrĂȘta, huma brusquement l’air

avec ses vastes narines percĂ©es, non Ă  l’extrĂ©mitĂ©, mais Ă  la partie supĂ©rieurede son museau. Puis, prenant son Ă©lan, il se prĂ©cipita sur nous.

Le canot ne put Ă©viter le choc ; Ă  demi renversĂ©, il embarqua une ou deuxtonnes d’eau qu’il fallut vider ; mais, grĂące Ă  l’habiletĂ© du patron, abordĂ©de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponnĂ© Ă  l’étrave,lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustĂ©esdans le plat-bord, soulevait l’embarcation hors de l’eau comme un lion faitd’un chevreuil. Nous Ă©tions renversĂ©s les uns sur les autres, et je ne sais tropcomment aurait fini l’aventure, si le Canadien, toujours acharnĂ© contre labĂȘte, ne l’eĂ»t enfin frappĂ©e au cƓur.

J’entendis le grincement des dents sur la tĂŽle, et le dugong disparut,entraĂźnant le harpon avec lui. Mais bientĂŽt le baril revint Ă  la surface, et peud’instants aprĂšs, apparut le corps de l’animal, retournĂ© sur le dos. Le canotle rejoignit, le prit Ă  la remorque et se dirigea vers le Nautilus.

Il fallut employer des palans d’une grande puissance pour hisser ledugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dĂ©peçasous les yeux du Canadien, qui tenait Ă  suivre tous les dĂ©tails de l’opĂ©ration.Le jour mĂȘme, le steward me servit au dĂźner quelques tranches de cette chairhabilement apprĂȘtĂ©e par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, etmĂȘme supĂ©rieure Ă  celle du veau, sinon du bƓuf.

Le lendemain 11 fĂ©vrier, l’office du Nautilus s’enrichit encore d’un gibierdĂ©licat. Une compagnie d’hirondelles de mer s’abattit sur le Nautilus. C’étaitune espĂšce de sterna nilotica, particuliĂšre Ă  l’Égypte, dont le bec est noir, latĂȘte grise et pointillĂ©e, l’Ɠil entourĂ© de points blancs, le dos, les ailes et laqueue grisĂątres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussiquelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d’un haut goĂ»t, dontle cou et le dessus de la tĂȘte sont blancs et tachetĂ©s de noir.

La vitesse du Nautilus Ă©tait alors modĂ©rĂ©e. Il s’avançait en flĂąnant pourainsi dire. J’observai que l’eau de la mer Rouge devenait de moins en moinssalĂ©e, Ă  mesure que nous approchions de Suez.

Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C’est ce cap qui forme l’extrĂ©mitĂ© de l’Arabie PĂ©trĂ©e, compriseentre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah.

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Le Nautilus pĂ©nĂ©tra dans le dĂ©troit de Jubal, qui conduit au golfe deSuez. J’aperçus distinctement une haute montagne, dominant entre les deuxgolfes le Ras-Mohammed. C’était le mont Oreb, ce SinaĂŻ au sommet duquelMoĂŻse vit Dieu face Ă  face, et que l’esprit se figure incessamment couronnĂ©d’éclairs.

À six heures, le Nautilus, tantĂŽt flottant, tantĂŽt immergĂ©, passait au largede Tor, assise au fond d’une baie dont les eaux paraissaient teintĂ©es de rouge,observation dĂ©jĂ  faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit arriva, au milieud’un lourd silence que rompaient parfois le cri du pĂ©lican et de quelquesoiseaux de nuit, le bruit du ressac irritĂ© par les rocs ou le gĂ©missementlointain d’un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.

De huit Ă  neuf heures, le Nautilus demeura Ă  quelques mĂštres sous leseaux. Suivant mon calcul, nous devions ĂȘtre trĂšs prĂšs de Suez. À travers lespanneaux du salon, j’apercevais des fonds de rochers vivement Ă©clairĂ©s parnotre lumiĂšre Ă©lectrique. Il me semblait que le dĂ©troit se rĂ©trĂ©cissait de plusen plus.

À neuf heures un quart, le bateau Ă©tait revenu Ă  la surface. Je montai surla plate-forme. TrĂšs impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je nepouvais tenir en place, et je cherchais Ă  respirer l’air frais de la nuit.

BientĂŽt, dans l’ombre, j’aperçus un feu pale, Ă  demi dĂ©colorĂ© par labrume, qui brillait Ă  un mille de nous.

« Un phare flottant, » dit-on prĂšs de moi.Je me retournai et je reconnus le capitaine.« C’est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas Ă  gagner

l’orifice du tunnel.– L’entrĂ©e n’en doit pas ĂȘtre facile ?– Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de me tenir dans la cage du

timonier pour diriger moi-mĂȘme la manƓuvre. Et maintenant, si vous voulezdescendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s’enfoncer sous les flots, et ilne reviendra Ă  leur surface qu’aprĂšs avoir franchi l’Arabian-Tunnel. »

Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les rĂ©servoirs d’eaus’emplirent, et l’appareil s’immergea d’une dizaine de mĂštres.

Au moment oĂč je me disposais Ă  regagner ma chambre, le capitainem’arrĂȘta.

« Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m’accompagnerdans la cage du pilote ?

– Je n’osais vous le demander, rĂ©pondis-je.– Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l’on peut voir de cette

navigation à la fois sous-terrestre et sous-marine. »

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Le capitaine me conduisit vers l’escalier central. À mi-rampe, il ouvritune porte, suivit les coursives supĂ©rieures et arriva dans la cage du pilote,qui, on le sait, s’élevait Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la plate-forme.

C’était une cabine mesurant six pieds sur chaque face, Ă  peu prĂšssemblables Ă  celles qu’occupent les timoniers des steamboats du Mississipiou de l’Hudson. Au milieu se manƓuvrait une roue disposĂ©e verticalement,engrenĂ©e sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu’à l’arriĂšre duNautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, Ă©vidĂ©s dans les parois dela cabine, permettaient Ă  l’homme de barre de regarder dans toutes lesdirections.

Cette cabine Ă©tait obscure ; mais bientĂŽt mes yeux s’accoutumĂšrent Ă cette obscuritĂ©, et j’aperçus le pilote, un homme vigoureux, dont les mainss’appuyaient sur les jantes de la roue : Au-dehors, la mer apparaissaitvivement Ă©clairĂ©e par le fanal qui rayonnait en arriĂšre de la cabine, Ă  l’autreextrĂ©mitĂ© de la plateforme.

« Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »Des fils électriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des

machines, et de lĂ , le capitaine pouvait communiquer simultanĂ©ment Ă  sonNautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de mĂ©tal, etaussitĂŽt la vitesse de l’hĂ©lice fut trĂšs diminuĂ©e.

Je regardais en silence la haute muraille trÚs accore que nous longionsen ce moment, inébranlable base du massif sableux de la cÎte. Nous lasuivßmes ainsi pendant une heure, à quelques mÚtres de distance seulement.Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans lacabine à ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timoniermodifiait à chaque instant la direction du Nautilus.

Je m’étais placĂ© au hublot de bĂąbord, et j’apercevais de magnifiquessubstructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacĂ©s agitantleurs pattes Ă©normes, qui s’allongeaient hors des anfractuositĂ©s du roc.

À dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-mĂȘme la barre. Unelarge galerie, noire et profonde, s’ouvrait devant nous. Le Nautilus s’yengouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumĂ© se fit entendre sur sesflancs. C’étaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel prĂ©cipitaitvers la MĂ©diterranĂ©e. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme uneflĂšche, malgrĂ© les efforts de sa machine qui, pour rĂ©sister, battait les flotsĂ  contre-hĂ©lice.

Sur les murailles Ă©troites du passage, je ne voyais plus que des raiesĂ©clatantes, des lignes droites, des sillons de feu tracĂ©s par la vitesse sousl’éclat de l’électricitĂ©. Mon cƓur palpitait, et je le comprimais de la main.

À dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonnant la rouedu gouvernail, et se retournant vers moi :

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« La Méditerranée, » me dit-il.En moins de vingt minutes, le Nautilus, entraßné par ce torrent, venait de

franchir l’isthme de Suez.

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CHAPITRE VIL’archipel grec

Le lendemain, 12 fĂ©vrier, au lever du jour, le Nautilus remonta Ă  la surfacedes flots. Je me prĂ©cipitai sur la plate-forme. À trois milles dans le sud sedessinait la vague silhouette de PĂ©luse. Un torrent nous avait portĂ© d’unemer Ă  l’autre. Mais ce tunnel, facile Ă  descendre, devait ĂȘtre impraticable Ă remonter.

Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inséparablescompagnons avaient tranquillement dormi, sans se préoccuper autrementdes prouesses du Nautilus.

« Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d’un tonlĂ©gĂšrement goguenard, et cette MĂ©diterranĂ©e ?

– Nous flottons Ă  sa surface, ami Ned.– Hein ! fit Conseil, cette nuit mĂȘme ?
– Oui, cette nuit mĂȘme, en quelques minutes, nous avons franchi cet

isthme infranchissable.– Je n’en crois rien, rĂ©pondit le Canadien.Et vous avez tort, maĂźtre Land, repris-je. Cette cĂŽte basse qui s’arrondit

vers le sud est la cĂŽte Ă©gyptienne.– À d’autres, monsieur, rĂ©pondit l’entĂȘtĂ© Canadien.– Mais puisque monsieur l’affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur.– D’ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m’a fait les honneurs de son tunnel,

et j’étais prĂšs de lui, dans la cage du timonier, pendant qu’il dirigeait lui-mĂȘme le Nautilus Ă  travers cet Ă©troit passage.

– Vous entendez, Ned ? dit Conseil.– Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned,

apercevoir les jetĂ©es de Port-SaĂŻd qui s’allongent sur la mer. »Le Canadien regarda attentivement.« En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre

capitaine est un maĂźtre homme. Nous sommes dans la MĂ©diterranĂ©e. Bon.Causons donc, s’il vous plaĂźt, de nos petites affaires, mais de façon quepersonne ne puisse nous entendre. »

Je vis bien oĂč le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu’ilvalait mieux causer, puisqu’il le dĂ©sirait, et tous les trois nous allĂąmes nousasseoir prĂšs du fanal, oĂč nous Ă©tions moins exposĂ©s Ă  recevoir l’humideembrun des lames.

« Maintenant, Ned, nous vous Ă©coutons, dis-je. Qu’avez-vous Ă  nousapprendre ?

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– Ce que j’ai Ă  vous apprendre est trĂšs simple, rĂ©pondit le Canadien.Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nousentraĂźnent jusqu’au fond des mers polaires ou nous ramĂšnent en OcĂ©anie, jedemande Ă  quitter le Nautilus. »

J’avouerai que cette discussion avec le Canadien m’embarrassaittoujours. Je ne voulais en aucune façon entraver la libertĂ© de mescompagnons, et cependant je n’éprouvais nul dĂ©sir de quitter le capitaineNemo. GrĂące Ă  lui, grĂące Ă  son appareil, je complĂ©tais chaque jour mesĂ©tudes sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins aumilieu mĂȘme de son Ă©lĂ©ment. Retrouverai-je jamais une telle occasiond’observer les merveilles de l’OcĂ©an ? Non, certes ! Je ne pouvais donc mefaire Ă  cette idĂ©e d’abandonner le Nautilus avant notre cycle d’investigationsaccompli.

« Ami Ned, dis-je, répondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous àbord ? Regrettez-vous que la destinée vous ait jeté entre les mains ducapitaine Nemo ? »

Le Canadien resta quelques instants sans répondre. Puis, se croisant lesbras :

« Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je seraicontent de l’avoir fait ; mais pour l’avoir fait, il faut qu’il se termine. VoilĂ mon sentiment.

– Il se terminera, Ned.– OĂč et quand ?– OĂč ? je n’en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, oĂč plutĂŽt je suppose

qu’il s’achĂšvera lorsque ces mers n’auront plus rien Ă  nous apprendre. Toutce qui a commencĂ© a forcĂ©ment une fin en ce monde.

– Je pense comme monsieur, rĂ©pondit Conseil, et il est fort possiblequ’aprĂšs avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nousdonne la volĂ©e Ă  tous trois.

– La volĂ©e ! s’écria le Canadien. Une volĂ©e, voulez-vous dire ?– N’exagĂ©rons pas, maĂźtre Land, repris-je. Nous n’avons rien Ă  craindre

du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idĂ©es de Conseil. Noussommes maĂźtres des secrets du Nautilus, et je n’espĂšre pas que soncommandant, pour nous rendre notre libertĂ©, se rĂ©signe Ă  les voir courir lemonde avec nous.

– Mais alors, qu’espĂ©rez-vous donc ? demanda le Canadien.– Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous

devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant.– Ouais ! fit Ned Land. Et oĂč serons-nous dans six mois, s’il vous plaĂźt,

monsieur le naturaliste ?

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Peut-ĂȘtre ici, peut-ĂȘtre en Chine. Vous le savez, le Nautilus est un rapidemarcheur. Il traverse les ocĂ©ans comme une hirondelle traverse les airs, ouun express les continents. Il ne craint point les mers frĂ©quentĂ©es. Qui nousdit qu’il ne va pas rallier les cĂŽtes de France, d’Angleterre ou d’AmĂ©rique,sur lesquelles une fuite pourra ĂȘtre aussi avantageusement tentĂ©e qu’ici ?

– Monsieur Aronnax, rĂ©pondit le Canadien, vos arguments pĂšchent parla base. Vous parlez au futur : « Nous serons lĂ  ! Nous serons ici ! » Moi jeparle au prĂ©sent : « Nous sommes ici, et il faut en profiter. »

J’étais serrĂ© de prĂšs par la logique de Ned Land, et je me sentais battu surce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur.

« Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemovous offre aujourd’hui mĂȘme la libertĂ©. Accepterez-vous ?

– Je ne sais, rĂ©pondis-je.– Et s’il ajoute que cette offre qu’il vous fait aujourd’hui, il ne la

renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? »Je ne rĂ©pondis pas.« Et qu’en pense l’ami Conseil ? demanda Ned Land.– L’ami Conseil, rĂ©pondit tranquillement le digne garçon, l’ami Conseil

n’a rien Ă  dire. Il est absolument dĂ©sintĂ©ressĂ© dans la question. Ainsi que sonmaĂźtre, ainsi que son camarade Ned, il est cĂ©libataire. Ni femme, ni parents,ni enfants ne l’attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pensecomme monsieur, il parle comme monsieur, et, Ă  son grand regret, on nedoit pas compter sur lui pour faire une majoritĂ©. Deux personnes seulementsont en prĂ©sence : monsieur d’un cĂŽtĂ©, Ned Land de l’autre. Cela dit, l’amiConseil Ă©coute, et il est prĂȘt Ă  marquer les points. »

Je ne pus m’empĂȘcher de sourire, Ă  voir Conseil annihiler sicomplĂštement sa personnalitĂ©. Au fond, le Canadien devait ĂȘtre enchantĂ© dene pas l’avoir contre lui.

« Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n’existe pas, nediscutons qu’entre nous deux. J’ai parlĂ©, vous m’avez entendu. Qu’avez-vous Ă  rĂ©pondre ? »

Il fallait évidemment conclure, et les faux-fuyants me répugnaient.« Ami Ned, dis-je, voici ma réponse. Vous avez raison contre moi, et mes

arguments ne peuvent tenir devant les vÎtres. Il ne faut pas compter sur labonne volonté du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui défendde nous mettre en liberté. Par contre, la prudence veut que nous profitionsde la premiÚre occasion de quitter le Nautilus.

– Bien, monsieur Aronnax, voilĂ  qui est sagement parlĂ©.– Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que l’occasion soit

sérieuse. Il faut que notre premiÚre tentative de fuite réussisse ; car si elle

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avorte, nous ne retrouverons pas l’occasion de la reprendre et le capitaineNemo ne nous pardonnera pas.

– Tout cela est juste, rĂ©pondit le Canadien. Mais votre observations’applique Ă  toute tentative de fuite qu’elle ait lieu dans deux ans ou dansdeux jours. Donc, la question est toujours celle-ci : si une occasion favorablese prĂ©sente, il faut la saisir.

– D’accord. Et maintenant, me direz-vous, Ned, ce que vous entendezpar une occasion favorable ?

– Ce serait celle qui, par une nuit sombre, amĂšnerait le Nautilus Ă  peu dedistance d’une cĂŽte europĂ©enne.

– Et vous tenteriez de vous sauver Ă  la nage ?– Oui, si nous Ă©tions suffisamment rapprochĂ©s du rivage, et si le navire

flottait à la surface. Non, si nous étions éloignés, et si le navire naviguaitsous les eaux.

– Et dans ce cas ?– Dans ce cas, je chercherais à m’emparer du canot. Je sais comment il

se manƓuvre. Nous nous introduirions Ă  l’intĂ©rieur, et les boulons enlevĂ©s,nous remonterions Ă  la surface, sans mĂȘme que le timonier placĂ© Ă  l’avant,s’aperçût de notre fuite.

– Bien, Ned. Épiez donc cette occasion ; mais n’oubliez pas qu’un Ă©checnous perdrait.

– Je ne l’oublierai pas, monsieur.Et maintenant, Ned, voulez-vous connaĂźtre toute ma pensĂ©e sur votre

projet ?– Volontiers, monsieur Aronnax.– Eh bien je pense, – je ne dis pas j’espùre, – je pense que cette occasion

favorable ne se prĂ©sentera pas.– Pourquoi cela ?– Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n’avons

aucunement renoncĂ© Ă  l’espoir de recouvrer notre libertĂ©, et qu’il se tiendrasur ses gardes, surtout en vue des cĂŽtes europĂ©ennes.

– Je suis de l’avis de monsieur, dit Conseil.– Nous verrons bien, rĂ©pondit Ned Land, qui secouait la tĂȘte d’un air

dĂ©terminĂ©.– Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en lĂ . Plus un mot sur

tout ceci. Le jour oĂč vous serez prĂȘt, vous nous prĂ©viendrez et nous voussuivrons. Je m’en rapporte complĂštement Ă  vous. »

Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves conséquences,se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblÚrent confirmermes prévisions, au grand désespoir du Canadien. Le capitaine Nemo sedéfiait-il de nous dans ces mers fréquentées, ou voulait-il seulement se

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dĂ©rober Ă  la vue des nombreux navires de toutes les nations qui sillonnentla MĂ©diterranĂ©e ? Je l’ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deuxeaux et au large des cĂŽtes. Ou le Nautilus Ă©mergeait, ne laissant passer quela cage du timonier, ou il s’en allait Ă  de grandes profondeurs, car entrel’archipel grec et l’Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deuxmille mĂštres.

Aussi, je n’eus connaissance de l’üle de Carpathos, l’une des Sporades,que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son doigtsur un point du planisphùre :

Est in Carpathio Neptuni gurgite vatesCƓruleus Proteus


C’était, en effet, l’antique sĂ©jour de ProtĂ©e, le vieux pasteur des troupeauxde Neptune, maintenant l’üle de Scarpanto, situĂ©e entre Rhodes et la CrĂšte.Je n’en vis que les soubassements granitiques Ă  travers la vitre du salon.

Le lendemain, 14 fĂ©vrier, je rĂ©solus d’employer quelques heures Ă  Ă©tudierles poissons de l’archipel ; mais par un motif quelconque, les panneauxdemeurĂšrent hermĂ©tiquement fermĂ©s. En relevant la position du Nautilus, jeremarquai qu’il marchait vers Candie, l’ancienne Ăźle de CrĂšte. Au momentoĂč je m’étais embarquĂ© sur l’Abraham-Lincoln, cette Ăźle venait de s’insurgertout entiĂšre contre le despotisme turc. Mais ce qu’était devenue cetteinsurrection depuis cette Ă©poque, je l’ignorais absolument, et ce n’était pasle capitaine Nemo, privĂ© de toute communication avec la terre, qui auraitpu me l’apprendre.

Je ne fis donc aucune allusion Ă  cet Ă©vĂšnement, lorsque, le soir, jeme trouvai seul avec lui dans le salon. D’ailleurs, il me sembla taciturne,prĂ©occupĂ©. Puis, contrairement Ă  ses habitudes, il ordonna d’ouvrir les deuxpanneaux du salon, et, allant de l’un Ă  l’autre, il observa attentivement lamasse des eaux. Dans quel but ? je ne pouvais le deviner, et, de mon cĂŽtĂ©,j’employais mon temps Ă  Ă©tudier les poissons qui passaient devant mes yeux.

Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citĂ©es par Aristote etvulgairement connues sous le nom de « loches de mer, » que l’on rencontreparticuliĂšrement dans les eaux salĂ©es avoisinant le delta du Nil. PrĂšs d’ellesse dĂ©roulaient des pagres Ă  demi phosphorescents, sortes de spares queles Égyptiens rangeaient parmi les animaux sacrĂ©s, et dont l’arrivĂ©e dansles eaux du fleuve annonçait son fĂ©cond dĂ©bordement, Ă©tait fĂȘtĂ©e par descĂ©rĂ©monies religieuses. Je notai Ă©galement des cheilines longues de troisdĂ©cimĂštres, poissons osseux Ă  Ă©cailles transparentes, dont la couleur livideest mĂ©langĂ©e de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de vĂ©gĂ©tauxmarins, ce qui leur donne un goĂ»t exquis ; aussi ces cheilines Ă©taient-

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elles trĂšs recherchĂ©es des gourmets de l’ancienne Rome, et leurs entrailles,accommodĂ©es avec des laites de murĂšnes, des cervelles de paons et deslangues de phĂ©nicoptĂšres, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius.

Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans monesprit tous les souvenirs de l’antiquitĂ©. Ce fut le rĂ©mora, qui voyage attachĂ©au ventre des requins. Au dire des anciens, ce petit poisson, accrochĂ© Ă  lacarĂšne d’un navire, pouvait l’arrĂȘter dans sa marche, et l’un d’eux, retenantle vaisseau d’Antoine pendant la bataille d’Actium, facilita ainsi la victoired’Auguste. À quoi tiennent les destinĂ©es des nations ! J’observai Ă©galementd’admirables anthias qui appartiennent Ă  l’ordre des lutjans, poissons sacrĂ©spour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marinsdes eaux qu’ils frĂ©quentaient ; leur nom signifie fleur, et ils le justifiaientpar leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans la gamme durouge depuis la pĂąleur du rose jusqu’à l’éclat du rubis, et les fugitifs refletsqui moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se dĂ©tacher deces merveilles de la mer, quand ils furent frappĂ©s soudain par une apparitioninattendue.

Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant Ă  sa ceintureune bourse de cuir. Ce n’était pas un corps abandonnĂ© aux flots. C’était unhomme vivant qui nageait d’une main vigoureuse, disparaissant parfois pouraller respirer Ă  la surface et replongeant aussi tĂŽt.

Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d’une voix Ă©mue :« Un homme ! un naufragĂ© ! m’écriai-je. Il faut le sauver Ă  tout prix ! »Le capitaine ne me rĂ©pondit pas et vint s’appuyer Ă  la vitre.L’homme s’était rapprochĂ©, et, la face collĂ©e au panneau, il nous

regardait.À ma profonde stupĂ©faction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le

plongeur lui répondit de la main, remonta immédiatement vers la surface dela mer, et ne reparut plus.

« Ne vous inquiĂ©tez pas, me dit le capitaine. C’est Nicolas, du capMatapan, surnommĂ© le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Unhardi plongeur ! L’eau est son Ă©lĂ©ment, et il y vit plus que sur la terre, allantsans cesse d’une Ăźle Ă  l’autre et jusqu’à la CrĂšte.

– Vous le connaissez, capitaine ?– Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? »Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble placĂ© prĂšs du

panneau gauche du salon. PrÚs de ce meuble, je vis un coffre cerclé de fer,dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du Nautilus, avecsa devise Mobilis in mobile.

En ce moment, le capitaine, sans se préoccuper de ma présence, ouvrit lemeuble, sorte de coffre-fort qui renfermait un grand nombre de lingots.

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C’étaient des lingots d’or. D’oĂč venait ce prĂ©cieux mĂ©tal qui reprĂ©sentaitune somme Ă©norme ? OĂč le capitaine recueillait-il cet or, et qu’allait-il fairede celui-ci ?

Je ne prononçai pas un mot. Je regardais. Le capitaine Nemo prit un Ă un ces lingots et les rangea mĂ©thodiquement dans le coffre qu’il remplitentiĂšrement. J’estimai qu’il contenait alors plus de mille kilogrammes d’or,c’est-Ă -dire prĂšs de cinq millions de francs.

Le coffre fut solidement fermé, et le capitaine écrivit sur son couvercleune adresse en caractÚres qui devaient appartenir au grec moderne.

Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondaitavec le poste de l’équipage. Quatre hommes parurent, et non sans peineils poussĂšrent le coffre hors du salon. Puis, j’entendis qu’ils le hissaient aumoyen de palans sur l’escalier de fer.

En ce moment le capitaine Nemo se tourna vers moi :« Et vous disiez, monsieur le professeur ? me demanda-t-il.– Je ne disais rien, capitaine.– Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. »Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon.Je rentrai dans ma chambre trĂšs intriguĂ©, on le conçoit. J’essayai

vainement de dormir. Je cherchais une relation entre l’apparition de ceplongeur et ce coffre rempli d’or. BientĂŽt, je sentis Ă  certains mouvementsde roulis et de tangage, que le Nautilus, quittant les couches infĂ©rieures,revenait Ă  la surface des eaux.

Puis, j’entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que l’ondĂ©tachait le canot, qu’on le lançait Ă  la mer. Il heurta un instant les flancsdu Nautilus, et tout bruit cessa.

Deux heures aprĂšs, le mĂȘme bruit, les mĂȘmes allĂ©es venues sereproduisaient. L’embarcation, hissĂ©e Ă  bord, Ă©tait rajustĂ©e dans son alvĂ©ole,et le Nautilus se replongeait sous les flots.

Ainsi donc, ces millions avaient été transportés à leur adresse. Sur quelpoint du continent ? Quel était le correspondant du capitaine Nemo ?

Le lendemain, je racontai à Conseil et au Canadien les évÚnements decette nuit, qui surexcitaient ma curiosité au plus haut point. Mes compagnonsne furent pas moins surpris que moi.

« Mais oĂč prend-il ces millions ? » demanda Ned Land.À cela, pas de rĂ©ponse possible. Je me rendis au salon aprĂšs avoir dĂ©jeunĂ©,

et je me mis au travail. Jusqu’à cinq heures du soir, je rĂ©digeai mes notes.En ce moment, – devais-je l’attribuer Ă  une disposition personnelle, – jesentis une chaleur extrĂȘme, et je dus enlever mon vĂȘtement de byssus.Effet incomprĂ©hensible, car nous n’étions pas sous de hautes latitudes,et d’ailleurs le Nautilus, immergĂ©, ne devait Ă©prouver aucune Ă©lĂ©vation

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de tempĂ©rature. Je regardai le manomĂštre. Il marquait une profondeur desoixante pieds, que la chaleur atmosphĂ©rique n’aurait pu atteindre.

Je continuai mon travail, mais la tempĂ©rature s’éleva au point de devenirintolĂ©rable.

« Est-ce que le feu serait Ă  bord ? » me demandai-je.J’allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s’approcha du

thermomĂštre, le consulta, et se retournant vers moi :« Quarante-deux degrĂ©s, dit-il.– Je m’en aperçois, capitaine, rĂ©pondis-je, et pour peu que cette chaleur

augmente, nous ne pourrons la supporter.– Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n’augmentera que si nous

le voulons bien.– Vous pouvez donc la modĂ©rer Ă  votre grĂ© ?– Non, je puis m’éloigner du foyer qui la produit.– Elle est extĂ©rieure ?– Sans doute. Nous flottons dans un courant d’eau bouillante.– Est-il possible ? m’écriai-je.– Regardez. »Les panneaux s’ouvrirent, et je vis la mer entiĂšrement blanche autour du

Nautilus. Une fumĂ©e de vapeurs sulfureuses se dĂ©roulait au milieu des flotsqui bouillonnaient comme l’eau d’une chaudiĂšre. J’appuyai ma main sur unedes vitres, mais la chaleur Ă©tait telle que je dus la retirer.

« OĂč sommes-nous ? demandai-je.– PrĂšs de l’üle Santorin, monsieur le professeur, me rĂ©pondit le capitaine,

et prĂ©cisĂ©ment dans ce canal qui sĂ©pare NĂ©a-Kamenni de PalĂ©a-Kamenni.J’ai voulu vous donner le curieux spectacle d’une Ă©ruption sous-marine.

– Je croyais, dis-je, que la formation de ces Ăźles nouvelles Ă©tait terminĂ©e.– Rien n’est jamais terminĂ© dans les parages volcaniques, rĂ©pondit le

capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaillĂ© par les feux souterrains.DĂ©jĂ , en l’an dix-neuf de notre Ăšre, suivant Cassiodore et Pline, une Ăźlenouvelle, ThĂ©ia la divine, apparut Ă  la place mĂȘme oĂč se sont rĂ©cemmentformĂ©s ces Ăźlots. Puis, elle s’abĂźma sous les flots, pour se remontrer enl’an soixante-neuf et s’abĂźmer encore une fois. Depuis cette Ă©poque jusqu’ànos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 fĂ©vrier 1866, unnouvel Ăźlot, qu’on nomma l’ülot de George, Ă©mergea au milieu des vapeurssulfureuses, prĂšs de NĂ©a-Kamenni, et s’y souda, le 6 du mĂȘme mois. Septjours aprĂšs, le 13 fĂ©vrier, l’ülot Aphroessa parut, laissant entre NĂ©a-Kamenniet lui un canal de dix mĂštres. J’étais dans ses mers quand le phĂ©nomĂšnese produisit, et j’ai pu en observer toutes les phases. L’ülot Aphroessa, deforme arrondie, mesurait trois cents pieds de diamĂštre sur trente pieds dehauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses, mĂȘlĂ©es de fragments

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feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un Ăźlot plus petit, appelĂ© RĂ©ka, se montraprĂšs de NĂ©a-Kamenni, et depuis lors, ces trois Ăźlots, soudĂ©s ensemble, neforment plus qu’une seule et mĂȘme Ăźle.

– Et le canal oĂč nous sommes en ce moment ? demandai-je.– Le voici, rĂ©pondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de

l’Archipel. Vous voyez que j’y ai portĂ© les nouveaux Ăźlots.– Mais ce canal se comblera un jour ?– C’est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits Ăźlots de

lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de PalĂ©a-Kamenni. Il est doncĂ©vident que NĂ©a et PalĂ©a se rĂ©uniront dans un temps rapprochĂ©. Si, au milieudu Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sontles phĂ©nomĂšnes Ă©ruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui s’accomplitsous ces flots. »

Je revins vers la vitre. Le Nautilus ne marchait plus. La chaleur devenaitintolĂ©rable. De blanche qu’elle Ă©tait, la mer se faisait rouge, coloration dueĂ  la prĂ©sence d’un sel de fer. MalgrĂ© l’hermĂ©tique fermeture du salon, uneodeur sulfureuse insupportable se dĂ©gageait, et j’apercevais des flammesĂ©carlates dont la vivacitĂ© tuait l’éclat de l’électricitĂ©.

J’étais en nage, j’étouffais, j’allais cuire. Oui, en vĂ©ritĂ©, je me sentaiscuire !

« On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je aucapitaine.

– Non, ce ne serait pas prudent, » rĂ©pondit l’impassible Nemo.Un ordre fut donnĂ©. Le Nautilus vira de bord et s’éloigna de cette

fournaise qu’il ne pouvait impunĂ©ment braver. Un quart d’heure plus tard,nous respirions Ă  la surface des flots.

La pensée me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages poureffectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu.

Le lendemain, 16 fĂ©vrier, nous quittions ce bassin qui, entre Rhodes etAlexandrie, compte des profondeurs de trois mille mĂštres, et le Nautilus,passant au large de Cerigo, abandonnait l’archipel grec, aprĂšs avoir doublĂ©le cap Matapan.

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CHAPITRE VIILa Méditerranée en

quarante-huit heuresLa Méditerranée, la mer bleue par excellence, « la grande mer » des

HĂ©breux, la « mer » des Grecs, le « mare nostrum » des Romains, bordĂ©ed’orangers, d’aloĂšs, de cactus, de pins maritimes, embaumĂ©e du parfum desmyrtes, encadrĂ©e de rudes montagnes, saturĂ©e d’un air pur et transparent,mais incessamment travaillĂ©e par les feux de la terre, est un vĂ©ritable champde bataille oĂč Neptune et Pluton se disputent encore l’empire du monde.C’est lĂ , sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l’homme seretrempe dans l’un des plus puissants climats du globe.

Mais si beau qu’il soit, je n’ai pu prendre qu’un aperçu rapide de cebassin, dont la superficie couvre deux millions de kilomĂštres carrĂ©s. Lesconnaissances personnelles du capitaine Nemo me firent mĂȘme dĂ©faut, carl’énigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traversĂ©eĂ  grande vitesse. J’estime Ă  six cents lieues environ le chemin que le Nautilusparcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l’accomplit en deux foisvingt-quatre heures. Partis le matin du 16 fĂ©vrier des parages de la GrĂšce, le18, au soleil levant, nous avions franchi le dĂ©troit de Gibraltar.

Il fut Ă©vident pour moi que cette MĂ©diterranĂ©e, resserrĂ©e au milieu de cesterres qu’il voulait fuir, dĂ©plaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses briseslui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n’avait plus icicette libertĂ© d’allures, cette indĂ©pendance de manƓuvres que lui laissaientles ocĂ©ans, et son Nautilus se sentait Ă  l’étroit entre ces rivages rapprochĂ©sde l’Afrique et de l’Europe.

Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles Ă  l’heure, soit douzelieues de quatre kilomĂštres. Il va sans dire que Ned Land, Ă  son grandennui, dut renoncer Ă  ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canotentraĂźnĂ© Ă  raison de douze Ă  treize mĂštres par seconde. Quitter le Nautilusdans ces conditions, c’eĂ»t Ă©tĂ© sauter d’un train marchant avec cette rapiditĂ©,manƓuvre imprudente s’il en fut. D’ailleurs, notre appareil ne remontait quela nuit Ă  la surface des flots, afin de renouveler sa provision d’air, et il sedirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relĂšvementsdu loch.

Je ne vis donc de l’intĂ©rieur de cette MĂ©diterranĂ©e que ce que le voyageurd’un express aperçoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c’est-Ă -direles horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme unĂ©clair. Cependant, Conseil et moi, nous pĂ»mes observer quelques-uns de

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ces poissons mĂ©diterranĂ©ens, que la puissance de leurs nageoires maintenaitquelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions Ă  l’affĂ»t devantles vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques motsl’ichtyologie de cette mer.

Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les uns, entrevu les autres, sansparler de ceux que la vitesse du Nautilus dĂ©roba Ă  mes yeux. Qu’il me soitdonc permis de les classer d’aprĂšs cette classification fantaisiste. Elle rendramieux mes rapides observations.

Au milieu de la masse des eaux vivement Ă©clairĂ©es par les nappesĂ©lectriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d’unmĂštre, qui sont communes Ă  presque tous les climats. Des oxyrhinques,sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendrĂ©et tachetĂ©, se dĂ©veloppaient comme de vastes chĂąles emportĂ©s par lescourants. D’autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaĂźtre sielles mĂ©ritaient ce nom d’aigles qui leur fut donnĂ© par les Grecs, ou cesqualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pĂȘcheursmodernes les ont affublĂ©es. Des squales-milandres, longs de douze piedset particuliĂšrement redoutĂ©s des plongeurs, luttaient de rapiditĂ© entre eux.Des renards marins, longs de huit pieds et douĂ©s d’une extrĂȘme finessed’odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuĂątres. Des dorades,du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu’à treize dĂ©cimĂštres,se montraient dans leur vĂȘtement d’argent et d’azur entourĂ© de bandelettes,qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires ; poissons consacrĂ©s Ă VĂ©nus, et dont l’Ɠil est enchĂąssĂ© dans un sourcil d’or ; espĂšce prĂ©cieuse,amie de toutes les eaux, douces ou salĂ©es, habitant les fleuves, les lacs et lesocĂ©ans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les tempĂ©ratures, etdont la race, qui remonte aux Ă©poques gĂ©ologiques de la terre, a conservĂ©toute sa beautĂ© des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs deneuf Ă  dix mĂštres, animaux de grande marche, heurtaient d’une queuepuissante la vitre des panneaux, montrant leur dos bleuĂątre Ă  petites tachesbrunes ; ils ressemblent aux squales dont ils n’égalent pas la force, etse rencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment Ă  remonterles grands fleuves, Ă  lutter contre les courants du Volga, du Danube,du PĂŽ, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, et se nourrissent de harengs,de maquereaux, de saumons et de gades ; bien qu’ils appartiennent Ă  laclasse des cartilagineux, ils sont dĂ©licats ; on les mange frais, sĂ©chĂ©s,marinĂ©s ou salĂ©s, et autrefois, on les portait triomphalement sur la table deLucullus. Mais de ces divers habitants de la MĂ©diterranĂ©e, ceux que je pusobserver le plus utilement, lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface,appartenaient au soixante-troisiĂšme genre des poissons osseux. C’étaientdes scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuirassĂ© d’argent, et dont

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les rayons dorsaux jettent des lueurs d’or. Ils ont la rĂ©putation de suivrela marche des navires dont ils recherchent l’ombre fraĂźche sous les feuxdu ciel tropical, et ils ne la dĂ©mentirent pas en accompagnant le Nautiluscomme ils accompagnĂšrent autrefois les vaisseaux de LapĂ©rouse. Pendantde longues heures, ils luttĂšrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvaisme lasser d’admirer ces animaux vĂ©ritablement taillĂ©s pour la course, leurtĂȘte petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dĂ©passait troismĂštres, leurs pectorales douĂ©es d’une remarquable vigueur et leurs caudalesfourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d’oiseaux dontils Ă©galaient la rapiditĂ©, ce qui faisait dire aux anciens que la gĂ©omĂ©trieet la stratĂ©gie leur Ă©taient familiĂšres. Et cependant ils n’échappent pointaux poursuites des Provençaux, qui les estiment comme les estimaient leshabitants de la Propontide et de l’Italie, et c’est en aveugles, en Ă©tourdis, queces prĂ©cieux animaux vont se jeter et pĂ©rir par milliers dans les madraguesmarseillaises.

Je citerai, pour mĂ©moire seulement, ceux des poissons mĂ©diterranĂ©ensque Conseil ou moi nous ne fĂźmes qu’entrevoir. C’étaient des gymnotes-fierasfers blanchĂątres qui passaient comme d’insaisissables vapeurs ; desmurĂšnes-congres, serpents de trois Ă  quatre mĂštres enjolivĂ©s de vert, de bleuet de jaune ; des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie forme unmorceau dĂ©licat ; des cƓpoles-tĂ©nias qui flottaient comme de fines algues ;des trygles que les poĂštes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est ornĂ© de deux lames triangulaires et dentelĂ©esqui figurent l’instrument du vieil HomĂšre ; des trygles-hirondelles, nageantavec la rapiditĂ© de l’oiseau dont ils ont pris le nom ; des holocentres-mĂ©rons,Ă  tĂȘte rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments ; des alosesagrĂ©mentĂ©es de taches noires, grises, brunes, Lieues, jaunes, vertes, qui sontsensibles Ă  la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, cesfaisans de la mer, sortes de losanges Ă  nageoires jaunĂątres, pointillĂ©s debrun, et dont le cĂŽtĂ© supĂ©rieur, le cĂŽtĂ© gauche, est gĂ©nĂ©ralement marbrĂ© debrun et de jaune ; enfin des troupes d’admirables mulles-rougets, vĂ©ritablesparadisiers de l’OcĂ©an, que les Romains payaient jusqu’à dix mille sestercesla piĂšce, et qu’ils faisaient mourir sous leurs yeux, pour suivre d’un regardcruel leurs changements de couleur depuis le rouge cinabre de la vie jusqu’aublanc pĂąle de la mort.

Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tĂ©trodons, nihippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres,ni Ă©perlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous cesprincipaux reprĂ©sentants de l’ordre des pleuronectes, les limandes, les fiez,les plies, les soles, les carrelets, communs Ă  l’Atlantique et Ă  la MĂ©diterranĂ©e,

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il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus Ă  traversces eaux opulentes.

Quant aux mammifĂšres marins, je crois avoir reconnu, en passant Ă l’ouvert de l’Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d’une nageoiredorsale, du genre des physĂ©tĂšres, quelques dauphins du genre desglobicĂ©phales, spĂ©ciaux Ă  la MĂ©diterranĂ©e et dont la partie antĂ©rieure de latĂȘte est zĂ©brĂ©e de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoquesau ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ontabsolument l’air de Dominicains longs de trois mĂštres.

Pour sa part, Conseil croit avoir aperçu une tortue large de six pieds,ornĂ©e de trois arĂȘtes saillantes dirigĂ©es longitudinalement. Je regrettai de nepas avoir vu ce reptile, car, Ă  la description que m’en fit Conseil, je crusreconnaĂźtre le luth qui forme une espĂšce assez rare. Je ne remarquai, pourmon compte, que quelques cacouannes Ă  carapace allongĂ©e.

Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, uneadmirable galĂ©olaire orangĂ©e qui s’accrocha Ă  la vitre du panneau de bĂąbord ;c’était un long filament tĂ©nu, s’arborisant en branches infinies et terminĂ©espar la plus fine dentelle qu’eussent jamais filĂ©e les rivales d’ArachnĂ©. Jene pus, malheureusement, pĂȘcher cet admirable Ă©chantillon, et aucun autrezoophyte mĂ©diterranĂ©en ne se fĂ»t sans doute offert Ă  mes regards, si leNautilus, dans la soirĂ©e du 16, n’eĂ»t singuliĂšrement ralenti sa vitesse. Voicidans quelles circonstances.

Nous passions alors entre la Sicile et la cĂŽte de Tunis. Dans cet espaceresserrĂ© entre le cap Bon et le dĂ©troit de Messine, le fond de la mer remontepresque subitement. LĂ  s’est formĂ©e une vĂ©ritable crĂȘte sur laquelle il nereste que dix-sept mĂštres d’eau, tandis que de chaque cĂŽtĂ© la profondeur estde cent soixante-dix mĂštres. Le Nautilus dut donc manƓuvrer prudemmentafin de ne pas se heurter contre cette barriĂšre sous-marine.

Je montrai Ă  Conseil, sur la carte de la MĂ©diterranĂ©e, l’emplacementqu’occupait ce long rĂ©cif.

« Mais n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, fit observer Conseil, c’est comme unisthme vĂ©ritable qui rĂ©unit l’Europe Ă  l’Afrique.

– Oui, mon garçon, rĂ©pondis-je, il barre en entier le dĂ©troit de Libye, etles sondages de Smith ont prouvĂ© que les continents Ă©taient autrefois rĂ©unisentre le cap Bon et le cap Furina.

– Je le crois volontiers, dit Conseil.– J’ajouterai, repris-je, qu’une barriùre semblable existe entre Gibraltar et

Cuenta, qui, aux temps gĂ©ologiques, fermait complĂštement la MĂ©diterranĂ©e.– Eh ! fit Conseil, si quelque poussĂ©e volcanique relevait un jour ces deux

barriùres au-dessus des flots ?– Ce n’est guùre probable, Conseil.

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– Enfin que monsieur me permette d’achever : si ce phĂ©nomĂšne seproduisait, ce serait fĂącheux pour M. de Lesseps, qui se donne tant de malpour percer son isthme !

– J’en conviens ; mais, je te le rĂ©pĂšte, Conseil, ce phĂ©nomĂšne ne seproduira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Lesvolcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s’éteignent peu Ă  peu ;la chaleur interne s’affaiblit, la tempĂ©rature des couches infĂ©rieures du globebaisse d’une quantitĂ© apprĂ©ciable par siĂšcle, et au dĂ©triment de notre globe,car cette chaleur, c’est sa vie.

– Cependant, le soleil
– Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur à un cadavre ?– Non, que je sache.– Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle

deviendra inhabitable et sera inhabitée comme la lune, qui depuis longtempsa perdu sa chaleur vitale.

– Dans combien de siĂšcles ? demanda Conseil.– Dans quelques centaines de mille ans, mon garçon.– Alors, rĂ©pondit Conseil, nous avons le temps d’achever notre voyage,

si toutefois Ned Land ne s’en mĂȘle pas ! »Et Conseil, rassurĂ©, se remit Ă  Ă©tudier le haut-fond que le Nautilus rasait

de prĂšs avec une vitesse modĂ©rĂ©e.LĂ , sous un sol rocheux et volcanique, s’épanouissait toute une flore

vivante, des Ă©ponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornĂ©es decirrhes rougeĂątres et qui Ă©mettaient une lĂ©gĂšre phosphorescence, des bĂ©roes,vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignĂ©s dans lesmiroitements d’un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d’unmĂštre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes dela plus grande beautĂ©, des pavonacĂ©es Ă  longues tiges, un grand nombred’oursins comestibles d’espĂšces variĂ©es, et des actinies vertes au troncgrisĂątre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivĂątre detentacules.

Conseil s’était occupĂ© plus particuliĂšrement d’observer les mollusques etles articulĂ©s, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pasfaire tort Ă  ce brave garçon en omettant ses observations personnelles.

Dans l’embranchement des mollusques, il cite de nombreux pĂ©tonclespectiniformes, des spondyles pieds-d’ñne qui s’entassaient les uns surles autres, des donaces triangulaires, des hyales tridentĂ©es, Ă  nageoiresjaunes et Ă  coquilles transparentes, des plenrobranches orangĂ©s, des ƓufspointillĂ©s ou semĂ©s de points verdĂątres, des aplysies connues aussi sous lenom de liĂšvres de mer, des dolabelles, des acĂšres charnus, des ombrellesspĂ©ciales Ă  la MĂ©diterranĂ©e, des oreilles de mer dont la coquille produit

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une nacre trĂšs recherchĂ©e, des pĂ©toncles flammulĂ©s, des anomies queles Languedociens, dit-on, prĂ©fĂšrent aux huĂźtres des clovis si chers auxMarseillais, des praires doubles blanches et grasses, quelques-uns de cesclams qui abondent sur les cĂŽtes de l’AmĂ©rique du Nord et dont il se faitun dĂ©bit si considĂ©rable Ă  New-York, des peignes operculaires de couleursvariĂ©es, des lithodonces enfoncĂ©es dans leurs trous et dont je goĂ»tais fortle goĂ»t poivrĂ©, des vĂ©nĂ©ricardes sillonnĂ©es dont la coquille Ă  sommetbombĂ© prĂ©sente des cĂŽtes saillantes, des cynthies hĂ©rissĂ©es de tuberculesĂ©carlates, des carniaires Ă  pointe recourbĂ©e et semblables Ă  de lĂ©gĂšresgondoles, des fĂ©roles couronnĂ©es, des atlantes Ă  coquilles spiraliformes, desthĂ©tys grises, tachetĂ©es de blanc et recouvertes de leur mantille frangĂ©e,des Ă©olides semblables Ă  de petites limaces, des cavolines rampant sur ledos, des auricules et entre autres l’auricule myosotis, Ă  coquille ovale, desscalaires fauves, des littorines, des janthures, des cinĂ©raires, des pĂ©tricoles,des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc.

Quant aux articulés, Conseil les a, sur ses notes, trÚs justement divisés ensix classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes descrustacés, des cyrrhopodes et des annélides.

Les crustacĂ©s se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordrescomprend les dĂ©capodes, c’est-Ă -dire les animaux dont la tĂȘte et le thoraxsont le plus gĂ©nĂ©ralement soudĂ©s entre eux, dont l’appareil buccal estcomposĂ© de plusieurs paires de membres, et qui possĂšdent quatre, cinq ou sixpaires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la mĂ©thodede notre maĂźtre Milne Edwards, qui fait trois sections des dĂ©capodes : lesbrachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont lĂ©gĂšrementbarbares, mais ils sont justes et prĂ©cis. Parmi les macroures, Conseil citedes amathies dont le front est armĂ© de deux grandes pointes divergentes,l’inachus scorpion, qui, je ne sais pourquoi, – symbolisait la sagesse chez lesGrecs, des lambres-massĂ©na, des lambres-spinimanes, probablement Ă©garĂ©ssur ce haut-fond, car d’ordinaire ils vivent Ă  de grandes profondeurs, desxhantes, des pilumnes, des rhomboĂŻdes, des calappiens granuleux, – trĂšsfaciles Ă  digĂ©rer, fait observer Conseil, des corystes Ă©dentĂ©s, des Ă©balies,des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivisĂ©sen cinq familles, les cuirassĂ©s, les fouisseurs, les astaciens, les salicoqueset les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est siestimĂ©e chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gĂ©biesriveraines, et toutes sortes d’espĂšces comestibles ; mais il ne dit rien de lasubdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sontles seuls homards de la MĂ©diterranĂ©e. Enfin, parmi les anomoures, il vitdes drocines communes, abritĂ©es derriĂšre cette coquille abandonnĂ©e dont

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elles s’emparent, des homoles Ă  front Ă©pineux, des bernard l’hermite, desporcellanes, etc.

LĂ  s’arrĂȘtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manquĂ©pour complĂ©ter la classe des crustacĂ©s par l’examen des stomapodes,des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, desbranchiapodes, des ostracodes et des entomostracĂ©es. Et pour terminerl’étude des articulĂ©s marins, il aurait dĂ» citer la classe des cyrrhopodesqui renferme les cyclopes et les argules, puis la classe des annĂ©lides qu’iln’eĂ»t pas manquĂ© de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais leNautilus, ayant dĂ©passĂ© le haut-fond du dĂ©troit de Libye, reprit dans les eauxplus profondes sa vitesse accoutumĂ©e. DĂšs lors plus de mollusques, plusd’articulĂ©s, plus de zoophytes. À peine quelques gros poissons qui passaientcomme des ombres.

Pendant la nuit du 16 au 17 fĂ©vrier, nous Ă©tions entrĂ©s dans ce secondbassin mĂ©diterranĂ©en, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par troismille mĂštres. Le Nautilus, sous l’impulsion de son hĂ©lice, glissant sur sesplans inclinĂ©s, s’enfonça jusqu’aux derniĂšres couches de la mer.

LĂ , Ă  dĂ©faut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit Ă  mesregards bien des scĂšnes Ă©mouvantes et terribles. En effet, nous traversionsalors toute cette partie de la MĂ©diterranĂ©e si fĂ©conde en sinistres. De la cĂŽtealgĂ©rienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage,que de bĂątiments ont disparu ! La MĂ©diterranĂ©e n’est qu’un lac, comparĂ©eaux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est un lac capricieux, auxflots changeants, aujourd’hui propice et caressant pour la frĂȘle tartane quisemble flotter entre le double outremer des eaux et du ciel, demain rageur,tourmentĂ©, dĂ©montĂ© par les vents, brisant les plus forts navires de ses lamescourtes qui les frappent Ă  coups prĂ©cipitĂ©s.

Ainsi, dans cette promenade rapide Ă  travers les couches profondes, qued’épaves j’aperçus gisant sur le sol, les unes dĂ©jĂ  empĂątĂ©es par les coraux, lesautres revĂȘtues seulement d’une couche de rouille, des ancres, des canons,des boulets, des garnitures de fer, des branches d’hĂ©lice, des morceaux demachines, des cylindres brisĂ©s, des chaudiĂšres dĂ©foncĂ©es, puis des coquesflottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-lĂ  renversĂ©es.

De ces navires naufragĂ©s, les uns avaient pĂ©ri par collision, les autrespour avoir heurtĂ© quelque Ă©cueil de granit. J’en vis qui avaient coulĂ© Ă  pic,la mĂąture droite, le grĂ©ement raidi par l’eau. Ils avaient l’air d’ĂȘtre Ă  l’ancredans une immense rade foraine et d’attendre le montent du dĂ©part. Lorsquele Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes Ă©lectriques, ilsemblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leurnumĂ©ro d’ordre ! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ descatastrophes !

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J’observai que les fonds mĂ©diterranĂ©ens Ă©taient plus encombrĂ©s de cessinistres Ă©paves Ă  mesure que le Nautilus se rapprochait du dĂ©troit deGibraltar. Les cĂŽtes d’Afrique et d’Europe se resserrent alors, et dans cetĂ©troit espace les rencontres sont frĂ©quentes. Je vis lĂ  de nombreuses carĂšnesde fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchĂ©s, les autresdebout semblables Ă  des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancsouverts, sa cheminĂ©e courbĂ©e, ses roues dont il ne restait plus que la monture,son gouvernail sĂ©parĂ© de l’étambot et retenu encore par une chaĂźne de fer,son tableau d’arriĂšre rongĂ© par les sels marins, se prĂ©sentait sous un aspectterrible ! Combien d’existences brisĂ©es dans son naufrage, combien devictimes entraĂźnĂ©es sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il survĂ©cupour raconter ce terrible dĂ©sastre ou les flots gardaient-ils encore le secret dece sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint Ă  la pensĂ©e que ce bateau enfouisous la mer pouvait ĂȘtre l’Atlas, disparu corps et biens depuis une vingtained’annĂ©es, et dont on n’a jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoireserait Ă  faire que celle de ces fonds mĂ©diterranĂ©ens, de ce vaste ossuaire, oĂčtant de richesses se sont perdues, oĂč tant de victimes ont trouvĂ© la mort !

Cependant le Nautilus, indiffĂ©rent et rapide, courait Ă  toute hĂ©lice aumilieu de ces ruines. Le 18 fĂ©vrier, vers trois heures du matin, il se prĂ©sentaitĂ  l’entrĂ©e du dĂ©troit de Gibraltar.

LĂ  existent deux courants : un courant supĂ©rieur, depuis longtempsreconnu, qui amĂšne les eaux de l’OcĂ©an dans le bassin de la MĂ©diterranĂ©e ;puis un contre-courant infĂ©rieur, dont le raisonnement a dĂ©montrĂ©aujourd’hui l’existence. En effet, la somme des eaux de la MĂ©diterranĂ©e,incessamment accrue par les flots de l’Atlantique et par les fleuves quis’y jettent, devrait Ă©lever chaque annĂ©e le niveau de cette mer, car sonĂ©vaporation est insuffisante pour rĂ©tablir l’équilibre. Or, il n’en est pas ainsi,et on a dĂ» naturellement admettre l’existence d’un courant infĂ©rieur qui, parle dĂ©troit de Gibraltar, verse dans le bassin de l’Atlantique le trop-plein dela MĂ©diterranĂ©e.

Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant que profita le Nautilus.Il s’avança rapidement par l’étroite passe. Un instant je pus entrevoir lesadmirables ruines du temple d’Hercule, enfoui, au dire de Pline et d’Avienus,avec l’üle basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard, nous flottionssur les flots de l’Atlantique.

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CHAPITRE VIIILa baie de Vigo

L’Atlantique ! vaste Ă©tendue d’eau dont la superficie couvre vingt-cinqmillions de milles carrĂ©s, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorĂ©e des anciens,sauf peut-ĂȘtre des Carthaginois, ces Hollandais de l’antiquitĂ©, qui dans leurspĂ©rĂ©grinations commerciales suivaient les cĂŽtes ouest de l’Europe et del’Afrique ! OcĂ©an dont les rivages aux sinuositĂ©s parallĂšles embrassentun pĂ©rimĂštre immense, arrosĂ© par les plus grands fleuves du monde, leSaint-Laurent, le Mississipi, l’Amazone, la Plata, l’OrĂ©noque, le Niger,le SĂ©nĂ©gal, l’Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des paysles plus civilisĂ©s et des contrĂ©es les plus sauvages ! Magnifique plaine,incessamment sillonnĂ©e par les navires de toutes les nations, abritĂ©e soustous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles,redoutĂ©es des navigateurs, le cap Horn et le cap des TempĂȘtes !

Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son Ă©peron, aprĂšs avoiraccompli prĂšs de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours supĂ©rieur Ă l’un des grands cercles de la terre. OĂč allions-nous maintenant, et que nousrĂ©servait l’avenir ?

Le Nautilus, sorti du détroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint à lasurface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nousfurent ainsi rendues.

J’y montai aussitĂŽt, accompagnĂ© de Ned Land et de Conseil. À unedistance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent, quiforme la pointe sud-ouest de la pĂ©ninsule hispanique. Il ventait un assezfort coup de vent du sud. La mer Ă©tait grosse, houleuse. Elle imprimait deviolentes secousses de roulis au Nautilus. Il Ă©tait presque impossible dese maintenir sur la plate-forme, que d’énormes paquets de mer battaientĂ  chaque instant. Nous redescendĂźmes donc aprĂšs avoir humĂ© quelquesbouffĂ©es d’air.

Je regagnai ma chambre. Conseil revint Ă  sa cabine ; mais le Canadien,l’air assez prĂ©occupĂ©, me suivit. Notre rapide passage Ă  travers laMĂ©diterranĂ©e ne lui avait pas permis de mettre ses projets Ă  exĂ©cution, et ildissimulait peu son dĂ©sappointement.

Lorsque la porte de ma chambre fut fermĂ©e, il s’assit et me regardasilencieusement.

« Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n’avez rien Ă  vousreprocher. Dans les conditions oĂč naviguait le Nautilus, songer Ă  le quittereĂ»t Ă©tĂ© de la folie ! »

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Ned Land ne rĂ©pondit rien. Ses lĂšvres serrĂ©es, ses sourcils froncĂ©s,indiquaient chez lui la violente obsession d’une idĂ©e fixe.

« Voyons, repris-je, rien n’est dĂ©sespĂ©rĂ© encore. Nous remontons la cĂŽtedu Portugal. Non loin sont la France et l’Angleterre, oĂč nous trouverionsfacilement un refuge. Ah ! si le Nautilus, sorti du dĂ©troit de Gibraltar, avaitmis le cap au sud, s’il nous eĂ»t entraĂźnĂ©s vers ces rĂ©gions oĂč les continentsmanquent, je partagerais vos inquiĂ©tudes. Mais, nous le savons maintenant,le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisĂ©es, et dans quelques jours, jecrois que vous pourrez agir avec sĂ©curitĂ©. »

Ned Land me regarda plus fixement encore, et des serrant enfin leslĂšvres :

« C’est pour ce soir, » dit-il.Je me redressai subitement. J’étais, je l’avoue, peu prĂ©parĂ© Ă  cette

communication. J’aurais voulu rĂ©pondre au Canadien, mais les mots ne mevinrent pas.

« Nous Ă©tions convenus d’attendre une circonstance, reprit Ned Land. Lacirconstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu’à quelques milles de lacĂŽte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large J’ai votre parole,monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »

Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant demoi :

« Ce soir, Ă  neuf heures, dit-il. J’ai prĂ©venu Conseil. À ce moment-lĂ , lecapitaine Nemo sera enfermĂ© dans sa chambre et probablement couchĂ©. Niles mĂ©caniciens ni les hommes de l’équipage ne peuvent nous voir. Conseilet moi nous gagnerons l’escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vousresterez dans la bibliothĂšque Ă  deux pas de nous, attendant mon signal. Lesavirons, le mĂąt et la voile sont dans le canot. Je suis mĂȘme parvenu Ă  y porterquelques provisions. Je me suis procurĂ© une clef anglaise pour dĂ©visser lesĂ©crous qui attachent le canot Ă  la coque du Nautilus. Ainsi tout est prĂȘt. Àce soir.

– La mer est mauvaise, dis-je.– J’en conviens, rĂ©pond le Canadien, mais il faut risquer cela. La libertĂ©

vaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation est solide, et quelques millesavec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous neserons pas Ă  cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et,entre dix et onze heures, nous aurons dĂ©barquĂ© sur quelque point de la terreferme ou nous serons morts. Donc, Ă  la grĂące de Dieu et Ă  ce soir ! »

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J’avaisimaginĂ© que, le cas Ă©chĂ©ant, j’aurais eu le temps de rĂ©flĂ©chir, de discuter.Mon opiniĂątre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-jedit, aprĂšs tout ? Ned Land avait cent fois raison. C’était presque une

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circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumercette responsabilitĂ© de compromettre dans un intĂ©rĂȘt tout personnel l’avenirde mes compagnons ? Demain le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nousentraĂźner au large de toutes terres ?

En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les rĂ©servoirs seremplissaient, et le Nautilus s’enfonça sous les flots de l’Atlantique.

Je demeurai dans ma chambre. Je voulais Ă©viter le capitaine pour cacherĂ  ses yeux l’émotion qui me dominait. Triste journĂ©e que je passai ainsi,entre le dĂ©sir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regretd’abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevĂ©es mes Ă©tudes sous-marines ! Quitter ainsi cet OcĂ©an, « mon Atlantique, » comme je meplaisais Ă  le nommer, sans en avoir observĂ© les derniĂšres couches, sanslui avoir dĂ©robĂ© ces secrets que m’avaient rĂ©vĂ©lĂ©s les mers des Indes etdu Pacifique ! Mon roman me tombait des mains dĂšs le premier volume,mon rĂȘve s’interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaisess’écoulĂšrent ainsi, tantĂŽt me voyant en sĂ»retĂ©, Ă  terre, avec mes compagnons,tantĂŽt souhaitant, en dĂ©pit de ma raison, que quelque circonstance imprĂ©vueempĂȘchĂąt la rĂ©alisation des projets de Ned Land !

Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voirsi la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous Ă©loignait de lacĂŽte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises. Ilpointait au nord en prolongeant les rivages de l’OcĂ©an.

Il fallait donc en prendre son parti et se prĂ©parer Ă  fuir. Mon bagage n’étaitpas lourd. Mes notes, rien de plus.

Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu’il penserait de notreĂ©vasion, quelles inquiĂ©tudes, quels torts peut-ĂȘtre elle lui causerait, et cequ’il ferait dans le double cas oĂč elle serait rĂ©vĂ©lĂ©e ou manquĂ©e ! Sans douteje n’avais pas Ă  me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalitĂ© ne fut plusfranche que la sienne. En le quittant je ne pouvais ĂȘtre taxĂ© d’ingratitude.Aucun serment ne nous liait Ă  lui. C’était sur la force des choses seule qu’ilcomptait, et non sur notre parole pour nous fixer Ă  jamais auprĂšs de lui. Maiscette prĂ©tention hautement avouĂ©e de nous retenir Ă©ternellement prisonniersĂ  son bord justifiait toutes nos tentatives.

Je n’avais pas revu le capitaine depuis notre visite Ă  l’üle de Santorin. Lehasard devait-il me mettre en sa prĂ©sence avant notre dĂ©part ? Je le dĂ©siraiset je le craignais tout Ă  la fois. J’écoutai si je ne l’entendrais pas marcherdans sa chambre contiguĂ« Ă  la mienne. Aucun bruit ne parvint Ă  mon oreille.Cette chambre devait ĂȘtre dĂ©serte.

Alors j’en vins Ă  me demander si cet Ă©trange personnage Ă©tait Ă  bord.Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quittĂ© le Nautilus pour unservice mystĂ©rieux, mes idĂ©es s’étaient, en ce qui le concernait, lĂ©gĂšrement

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modifiĂ©es. Je pensais, bien qu’il eĂ»t pu dire, que le capitaine Nemo devaitavoir conservĂ© avec la terre quelques relations d’une certaine espĂšce. Nequittait-il jamais le Nautilus ? Des semaines entiĂšres s’étaient souventĂ©coulĂ©es sans que je l’eusse rencontrĂ©. Que faisait-il pendant ce temps, et,alors que je le croyais en proie Ă  des accĂšs de misanthropie, n’accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m’échappait jusqu’ici ?

Toutes ces idĂ©es et mille autres m’assaillirent Ă  la fois. Le champ desconjectures ne peut ĂȘtre qu’infini dans l’étrange situation oĂč nous sommes.J’éprouvais un malaise insupportable. Cette journĂ©e d’attente me semblaitĂ©ternelle. Les heures sonnaient trop lentement au grĂ© de mon impatience.

Mon dĂźner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeaimal, Ă©tant trop prĂ©occupĂ©. Je quittai la table Ă  sept heures. Cent vingtminutes – je les comptai – me sĂ©paraient encore du moment oĂč je devaisrejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avecviolence. Je ne pouvais rester immobile. J’allais et venais, espĂ©rant calmerpar le mouvement le trouble de mon esprit. L’idĂ©e de succomber dans notretĂ©mĂ©raire entreprise Ă©tait le moins pĂ©nible de mes soucis ; mais Ă  la pensĂ©ede voir notre projet dĂ©couvert avant d’avoir quittĂ© le Nautilus, Ă  la pensĂ©ed’ĂȘtre ramenĂ© devant le capitaine Nemo irritĂ©, ou, ce qui eĂ»t Ă©tĂ© pis, contristĂ©de mon abandon, mon cƓur palpitait.

Je voulus revoir le salon une derniĂšre fois. Je pris par les coursives, etj’arrivai dans ce musĂ©e oĂč j’avais passĂ© tant d’heures agrĂ©ables et utiles.Je regardais toutes ces richesses, tous ces trĂ©sors, comme un homme Ă  laveille d’un Ă©ternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles dela nature, ces chefs-d’Ɠuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de joursse concentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’aurais vouluplonger mes regards par la vitre du salon Ă  travers les eaux de l’Atlantique ;mais les panneaux Ă©taient hermĂ©tiquement fermĂ©s, et un manteau de tĂŽle mesĂ©parait de cet OcĂ©an que je ne connaissais pas encore.

En parcourant ainsi le salon, j’arrivai prĂšs de la porte, mĂ©nagĂ©e dansle pan coupĂ©, qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. À mon grandĂ©tonnement, cette porte Ă©tait entrebĂąillĂ©e. Je reculai involontairement. Sile capitaine Nemo Ă©tait dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant,n’entendant aucun bruit, je m’approchai. La chambre Ă©tait dĂ©serte. Jepoussai la porte. Je fis quelques pas Ă  l’intĂ©rieur. Toujours le mĂȘme aspectsĂ©vĂšre, cĂ©nobitique.

En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues Ă  la paroi, et que jen’avais pas remarquĂ©es pendant ma premiĂšre visite, frappĂšrent mes regards.C’étaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dontl’existence n’a Ă©tĂ© qu’un perpĂ©tuel dĂ©vouement Ă  une grande idĂ©e humaine :Kosciusko, le hĂ©ros tombĂ© au cri de Finis PoloniĂŠ ; Botzaris, le LĂ©onidas

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de la GrĂšce moderne ; O’Connell, le dĂ©fenseur de l’Irlande ; Washington, lefondateur de l’Union amĂ©ricaine ; Manin, le patriote italien ; Lincoln, mortsous la balle d’un esclavagiste, et enfin ce martyr de l’affranchissement dela race noire, John Brown, suspendu Ă  son gibet, tel que l’a si terriblementdessinĂ© le crayon de Victor Hugo.

Quel lien existait-il entre ces Ăąmes hĂ©roĂŻques et l’ñme du capitaineNemo ? Pouvais-je enfin de cette rĂ©union de portraits dĂ©gager le mystĂšrede son existence ? Était-il le champion des peuples opprimĂ©s, le libĂ©rateurdes races esclaves ? Avait-il figurĂ© dans les derniĂšres commotions politiquesou sociales de ce siĂšcle ? Avait-il Ă©tĂ© l’un des hĂ©ros de la terrible guerreamĂ©ricaine, guerre lamentable et Ă  jamais glorieuse ?


Tout Ă  coup l’horloge sonna huit heures. Le battement du premier coupde marteau sur le timbre m’arracha Ă  mes rĂȘves. Je tressaillis comme si unƓil invisible eĂ»t pu plonger au plus secret de mes pensĂ©es, et je me prĂ©cipitaihors de la chambre.

LĂ , mes regards s’arrĂȘtĂšrent sur la boussole. Notre direction Ă©tait toujoursau nord. Le loch indiquait une vitesse modĂ©rĂ©e ; le manomĂštre, uneprofondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient doncles projets du Canadien.

Je regagnai ma chambre. Je me vĂȘtis chaudement : bottes de mer, bonnetde loutre, casaque de byssus doublĂ©e de peau de phoque. J’étais prĂȘt.J’attendis. Les frĂ©missements de l’hĂ©lice troublaient seuls le silence profondqui rĂ©gnait Ă  bord. J’écoutais, je tendais l’oreille. Quelque Ă©clat de voixne m’apprendrait-il pas, tout Ă  coup, que Ned Land venait d’ĂȘtre surprisdans ses projets d’évasion ? Une inquiĂ©tude mortelle m’envahit. J’essayaivainement de reprendre mon sang-froid.

À neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille prĂšs de laporte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon,qui Ă©tait plongĂ© dans une demi-obscuritĂ©, mais dĂ©sert.

J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothĂšque. MĂȘme clartĂ©insuffisante, mĂȘme solitude. J’allai me poster prĂšs de la porte qui donnaitsur la cage de l’escalier central. J’attendis le signal de Ned Land.

En ce moment, les frĂ©missements de l’hĂ©lice diminuĂšrent sensiblement,puis ils cessĂšrent tout Ă  fait. Pourquoi ce changement dans les allures duNautilus ? Cette halte favorisait-elle ou gĂȘnait-elle les desseins de NedLand ? je n’aurais pu le dire.

Le silence n’était plus troublĂ© que par les battements de mon cƓur.Soudain, un lĂ©ger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait

de s’arrĂȘter sur le fond de l’OcĂ©an. Mon inquiĂ©tude redoubla. Le signaldu Canadien ne m’arrivait pas. J’avais envie de rejoindre Ned Land pour

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l’engager à remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisaitplus dans les conditions ordinaires


En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le capitaine Nemoparut. Il m’aperçut, et, sans autre prĂ©ambule :

« Ah ! monsieur le professeur, dit-il d’un ton aimable, je vous cherchais.Savez-vous l’histoire d’Espagne ? »

On saurait Ă  fond l’histoire de son propre pays que, dans les conditions oĂčje me trouvais, l’esprit troublĂ©, la tĂȘte perdue, on ne pourrait en citer un mot.

« Eh bien, reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ?Savez-vous l’histoire d’Espagne ?

– TrĂšs mal, rĂ©pondis-je.– VoilĂ  bien les savants, dit le capitaine, ils ne savent pas. Alors asseyez-

vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux épisode de cettehistoire. »

Le capitaine s’étendit sur un divan, et, machinalement, je pris placeauprĂšs de lui, dans la pĂ©nombre.

« Monsieur le professeur, me dit-il, Ă©coutez-moi bien. Cette histoire vousintĂ©ressera par un certain cĂŽtĂ©, car elle rĂ©pondra Ă  une question que sansdoute vous n’avez pu rĂ©soudre.

– Je vous Ă©coute, capitaine, dis-je, ne sachant oĂč mon interlocuteurvoulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait Ă  nos projetsde fuite.

– Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien,nous remonterons Ă  1702. Vous n’ignorez pas qu’à cette Ă©poque, votre roiLouis XIV, croyant qu’il suffisait d’un geste de potentat pour faire rentrerles PyrĂ©nĂ©es sous terre, avait imposĂ© le duc d’Anjou, son petit-fils, auxEspagnols. Ce prince, qui rĂ©gna plus ou moins mal sous le nom de PhilippeV, eut affaire, au-dehors, Ă  forte partie.

« En effet, l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, les maisons royales de Hollande,d’Autriche et d’Angleterre avaient conclu Ă  la Haye un traitĂ© d’alliance, dansle but d’arracher la couronne d’Espagne Ă  Philippe V afin de la placer sur latĂȘte d’un archiduc, auquel elles donnĂšrent prĂ©maturĂ©ment le nom de CharlesIII.

« L’Espagne dut rĂ©sister Ă  cette coalition. Mais elle Ă©tait Ă  peu prĂšsdĂ©pourvue de soldats et de marins. Cependant l’argent ne lui manquait pas,Ă  la condition toutefois que ses galions, chargĂ©s de l’or et de l’argent del’AmĂ©rique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendaitun riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-troisvaisseaux commandĂ©s par l’amiral de ChĂąteau-Renaud, car les marinescoalisĂ©es couraient alors l’Atlantique.

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« Ce convoi devait se rendre Ă  Cadix ; mais l’amiral, ayant appris que laflotte anglaise croisait dans ces parages, rĂ©solut de rallier un port de France.

« Les commandants espagnols du convoi protestĂšrent contre cettedĂ©cision. Ils voulurent ĂȘtre conduits dans un port espagnol, et, Ă  dĂ©faut deCadix, dans la baie de Vigo, situĂ©e sur la cĂŽte nord-ouest de l’Espagne, etqui n’était pas bloquĂ©e.

« L’amiral de ChĂąteau-Renaud eut la faiblesse d’obĂ©ir Ă  cette injonction,et les galions entrĂšrent dans la baie de Vigo.

« Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut ĂȘtreaucunement dĂ©fendue. Il fallait donc se hĂąter de dĂ©charger les galionsavant l’arrivĂ©e des flottes coalisĂ©es, et le temps n’eĂ»t pas manquĂ© Ă  cedĂ©barquement, si une misĂ©rable question de rivalitĂ© n’eĂ»t surgi tout Ă  coup.

« Vous suivez bien l’enchaĂźnement des faits ? me demanda le capitaineNemo.

– Parfaitement, dis-je, ne sachant encore Ă  quel propos m’était faite cetteleçon d’histoire.

– Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerçants de Cadix avaientun privilĂšge d’aprĂšs lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises quivenaient des Indes occidentales. Or dĂ©barquer les lingots des galions auport de Vigo, c’était aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc Ă  Madrid,et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procĂ©der Ă  sondĂ©chargement, resterait en sĂ©questre dans la rade de Vigo, jusqu’au momentoĂč les flottes ennemies se seraient Ă©loignĂ©es.

« Or, pendant que l’on prenait cette dĂ©cision, le 22 octobre 1702, lesvaisseaux anglais arrivĂšrent dans la baie de Vigo. L’amiral de ChĂąteau-Renaud, malgrĂ© ses forces infĂ©rieures, se battit courageusement ; mais quandil vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis,il incendia et saborda les galions, qui s’engloutirent avec leurs immensestrĂ©sors. »

Le capitaine Nemo s’était arrĂȘtĂ©. Je l’avoue, je ne voyais pas encore enquoi cette histoire pouvait m’intĂ©resser.

« Eh bien ? lui demandai-je.– Eh bien, monsieur Aronnax, me rĂ©pondit le capitaine Nemo, nous

sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’à vous d’en pĂ©nĂ©trer lesmystĂšres. »

Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu le temps deme remettre. J’obĂ©is. Le salon Ă©tait obscur ; mais Ă  travers les vitrestransparentes Ă©tincelaient les flots de la mer. Je regardai.

Autour du Nautilus, dans un rayon d’un demi-mille, les eauxapparaissaient imprĂ©gnĂ©es de lumiĂšre Ă©lectrique. Le fond sableux Ă©tait netet clair. Des hommes de l’équipage, revĂȘtus de scaphandres, s’occupaient

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Ă  dĂ©blayer des tonneaux Ă  demi pourris, des caisses Ă©ventrĂ©es, au milieud’épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s’échappaient deslingots d’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable enĂ©tait jonchĂ©. Puis, chargĂ©s de ce prĂ©cieux butin, ces hommes revenaient auNautilus, y dĂ©posaient leur fardeau et allaient reprendre cette inĂ©puisablepĂȘche d’argent et d’or.

Je comprenais. C’était ici le thĂ©Ăątre de la bataille du 22 octobre 1702. IcimĂȘme avaient coulĂ© les galions chargĂ©s pour le compte du gouvernementespagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, lesmillions dont il lestait son Nautilus. C’était pour lui, pour lui seul quel’AmĂ©rique avait livrĂ© ses prĂ©cieux mĂ©taux. Il Ă©tait l’hĂ©ritier direct et sanspartage de ces trĂ©sors arrachĂ©s aux Incas, aux vaincus de Fernand Cortez !

« Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, quela mer contßnt tant de richesses ?

– Je savais, rĂ©pondis-je, que l’on Ă©value Ă  deux millions de tonnes l’argentqui est tenu en suspension dans ses eaux.

– Sans doute ; mais, pour extraire cet argent, les dĂ©penses l’emporteraientsur le profit. Ici, au contraire, je n’ai qu’à ramasser ce que les hommesont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur millethĂ©Ăątres de naufrages dont ma carte sous-marine a notĂ© la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche Ă  milliards ?

– Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu’enexploitant prĂ©cisĂ©ment cette baie de Vigo, vous n’avez fait que devancer lestravaux d’une sociĂ©tĂ© rivale.

– Et laquelle ?– Une sociĂ©tĂ© qui a obtenu du gouvernement espagnol le privilĂšge de

rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont allĂ©chĂ©s par l’appĂątd’un Ă©norme bĂ©nĂ©fice, car on Ă©value Ă  cinq cents millions la valeur de cesrichesses naufragĂ©es.

– Cinq cents millions ! me rĂ©pondit le capitaine Nemo. Ils y Ă©taient, maisils n’y sont plus.

– En effet, dis-je. Aussi un bon avis Ă  ces actionnaires serait-il acte decharitĂ©. Qui sait pourtant s’il serait bien reçu ? Ce que les joueurs regrettentpar-dessus tout, d’ordinaire, c’est moins la perte de leur argent que cellede leurs folles espĂ©rances. Je les plains moins, aprĂšs tout, que ces milliersde malheureux auxquels tant de richesses bien rĂ©parties eussent pu profiter,tandis qu’elles seront Ă  jamais stĂ©riles pour eux ! »

Je n’avais pas plus tĂŽt exprimĂ© ce regret que je sentis qu’il avait dĂ» blesserle capitaine Nemo.

« StĂ©riles ! rĂ©pondit-il en s’animant. Croyez-vous donc, monsieur, queces richesses soient perdues, alors que c’est moi qui les ramasse ? Est-ce

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pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trĂ©sors ? Quivous dit que je n’en fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j’ignore qu’ilexiste des ĂȘtres souffrants, des races opprimĂ©es sur cette terre, des misĂ©rablesĂ  soulager, des victimes Ă  venger ? Ne comprenez-vous pas ?
 »

Le capitaine Nemo s’arrĂȘta sur ces derniĂšres paroles, regrettant peut-ĂȘtred’avoir trop parlĂ©. Mais j’avais devinĂ©. Quels que fussent les motifs quil’avaient forcĂ© Ă  chercher l’indĂ©pendance sous les mers, avant tout il Ă©taitrestĂ© un homme ! Son cƓur palpitait encore aux souffrances de l’humanitĂ©, etson immense charitĂ© s’adressait aux races asservies comme aux individus !

Et je compris alors à qui étaient destinés ces millions expédiés par lecapitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la CrÚteinsurgée !

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CHAPITRE IXUn continent disparu

Le lendemain matin, 19 fĂ©vrier, je vis entrer le Canadien dans machambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air trĂšs dĂ©sappointĂ©.

« Eh bien, monsieur ? me dit-il.– Eh bien, Ned, le hasard s’est mis contre nous hier.– Oui ! il a fallu que ce damnĂ© capitaine s’arrĂȘtĂąt prĂ©cisĂ©ment Ă  l’heure

oĂč nous allions fuir son bateau.– Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.– Son banquier !– Ou plutĂŽt sa maison de banque. J’entends par lĂ  cet OcĂ©an oĂč ses

richesses sont plus en sĂ»retĂ© qu’elles ne le seraient dans les caisses d’unÉtat. »

Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secretespoir de le ramener Ă  l’idĂ©e de ne point abandonner le capitaine ; mais monrĂ©cit n’eut d’autre rĂ©sultat que le regret Ă©nergiquement exprimĂ© par Ned den’avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataillede Vigo.

« Enfin, dit-il, tout n’est pas fini ! Ce n’est qu’un coup de harpon deperdu ! Une autre fois nous rĂ©ussirons, et dĂšs ce soir s’il le faut


– Quelle est la direction du Nautilus ? demandai-je.– Je l’ignore, rĂ©pondit Ned.– Eh bien, Ă  midi, nous verrons le point. »Le Canadien retourna prĂšs de Conseil. DĂšs que je fus habillĂ©, je passai

dans le salon. Le compas n’était pas rassurant. La route du Nautilus Ă©taitsud-sud-ouest. Nous tournions le dos Ă  l’Europe.

J’attendis avec une certaine impatience que le point fĂ»t reportĂ© sur lacarte. Vers onze heures et demie, les rĂ©servoirs se vidĂšrent, et notre appareilremonta Ă  la surface de l’OcĂ©an. Je m’élançai vers la plate-forme. Ned Landm’y avait prĂ©cĂ©dĂ©.

Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles Ă l’horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu’au cap San-Roqueles vents favorables pour doubler le cap de Bonne-EspĂ©rance. Le temps Ă©taitcouvert. Un coup de vent se prĂ©parait.

Ned, rageant, essayait de percer l’horizon brumeux. Il espĂ©rait encoreque, derriĂšre tout ce brouillard, s’étendait cette terre si dĂ©sirĂ©e.

À midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cetteĂ©claircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nousredescendĂźmes, et le panneau fut refermĂ©.

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Une heure aprĂšs, lorsque je consultai la carte, je vis que la position duNautilus Ă©tait indiquĂ©e par 16° 17’de longitude et 33° 22’de latitude, Ă  centcinquante lieues de la cĂŽte la plus rapprochĂ©e. Il n’y avait pas moyen desonger Ă  fuir, et je laisse Ă  penser quelles furent les colĂšres du Canadien,quand je lui fis connaĂźtre notre situation.

Pour mon compte, je ne me dĂ©solai pas outre mesure. Je me sentis commesoulagĂ© du poids qui m’oppressait, et je pus reprendre avec une sorte decalme relatif mes travaux habituels.

Le soir, vers onze heures, je reçus la visite trĂšs inattendue du capitaineNemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatiguĂ© d’avoirveillĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente. Je rĂ©pondis nĂ©gativement.

« Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion.– Proposez, capitaine.– Vous n’avez encore visitĂ© les fonds sous-marins que le jour et sous la

clartĂ© du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ?– TrĂšs volontiers.– Cette promenade sera fatigante, je vous en prĂ©viens. Il faudra marcher

longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas trĂšs bienentretenus.

– Ce que vous me dites-lĂ , capitaine, redouble ma curiositĂ©. Je suis prĂȘtĂ  vous suivre.

– Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revĂȘtir nosscaphandres. »

ArrivĂ© au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme del’équipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemone m’avait pas mĂȘme proposĂ© d’emmener Ned ou Conseil.

En quelques instants, nous eĂ»mes revĂȘtu nos appareils. On plaça sur notredos les rĂ©servoirs abondamment chargĂ©s d’air, mais les lampes Ă©lectriquesn’étaient pas prĂ©parĂ©es. Je le fis observer au capitaine.

« Elles nous seraient inutiles, » répondit-il.Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus réitérer mon observation, car la

tĂȘte du capitaine avait dĂ©jĂ  disparu dans son enveloppe mĂ©tallique. J’achevaide me harnacher, je sentis qu’on me plaçait dans la main un bĂąton ferrĂ©,et quelques minutes plus tard, aprĂšs la manƓuvre habituelle, nous prenionspied sur le fond de l’Atlantique, Ă  une profondeur de trois cents mĂštres.

Minuit approchait. Les eaux Ă©taient profondĂ©ment obscures, mais lecapitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeĂątre, une sorte delarge lueur, qui brillait Ă  deux milles environ du Nautilus. Ce qu’était ce feu,quelles matiĂšres l’alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans lamasse liquide, je n’aurais pu le dire. En tout cas, il nous Ă©clairait, vaguement

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il est vrai, mais je m’accoutumai bientĂŽt Ă  ces tĂ©nĂšbres particuliĂšres, et jecompris, dans cette circonstance, l’inutilitĂ© des appareils Ruhmkorff.

Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l’un prĂšs de l’autre,directement sur le feu signalĂ©. Le sol plat montait insensiblement. Nousfaisions de larges enjambĂ©es, nous aidant du bĂąton ; mais notre marche Ă©taitlente, en somme, car nos pieds s’enfonçaient souvent dans une sorte de vasepĂ©trie avec des algues et semĂ©e de pierres plates.

Tout en avançant, j’entendais une sorte de grĂ©sillement au-dessus de matĂȘte. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pĂ©tillement continu.J’en compris bientĂŽt la cause. C’était la pluie qui tombait violemment encrĂ©pitant Ă  la surface des flots. Instinctivement, la pensĂ©e me vint que j’allaisĂȘtre trempĂ© ! Par l’eau, au milieu de l’eau ! Je ne pus m’empĂȘcher de rire Ă cette idĂ©e baroque. Mais pour tout dire, sous l’épais habit du scaphandre, onne sent plus le liquide Ă©lĂ©ment, et l’on se croit au milieu d’une atmosphĂšreun peu plus dense que l’atmosphĂšre terrestre, voilĂ  tout.

AprĂšs une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les mĂ©duses,les crustacĂ©s microscopiques, les pennatules l’éclairaient lĂ©gĂšrement delueurs phosphorescentes. J’entrevoyais des monceaux de pierres quecouvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le piedme glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bĂąton ferrĂ©,je serais tombĂ© plus d’une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanalblanchĂątre du Nautilus qui commençait Ă  pĂąlir dans l’éloignement.

Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler Ă©taient disposĂ©s surle fond ocĂ©anique suivant une certaine rĂ©gularitĂ© que je ne m’expliquaispas. J’apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l’obscuritĂ©lointaine et dont la longueur Ă©chappait Ă  toute Ă©valuation. D’autresparticularitĂ©s se prĂ©sentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblaitque mes lourdes semelles de plomb Ă©crasaient une litiĂšre d’ossementsqui craquaient avec un bruit sec. Qu’était donc cette vaste plaine que jeparcourais ainsi ? J’aurais voulu interroger le capitaine, mais son langagepar signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu’ils lesuivaient dans ses excursions sous-marines, Ă©tait encore incomprĂ©hensiblepour moi.

Cependant, la clartĂ© rougeĂątre qui nous guidait s’accroissait etenflammait l’horizon. La prĂ©sence de ce foyer sous les eaux m’intriguait auplus haut degrĂ©. Était-ce quelque effluence Ă©lectrique qui se manifestait ?Allais-je vers un phĂ©nomĂšne naturel encore inconnu des savants de la terre ?Ou mĂȘme, – car cette pensĂ©e traversa mon cerveau, – la main de l’hommeintervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-je rencontrer, sous ces couches profondes, des compagnons, des amis ducapitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence Ă©trange, et auxquels

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il allait rendre visite ? Rencontrerais-je lĂ -bas toute une colonie d’exilĂ©s,qui, las des misĂšres de la terre, avaient cherchĂ© et trouvĂ© l’indĂ©pendanceau plus profond de l’OcĂ©an ? Toutes ces idĂ©es folles, inadmissibles, mepoursuivaient, et dans cette disposition d’esprit, surexcitĂ© sans cesse par lasĂ©rie de merveilles qui passait sous mes yeux, je n’aurais pas Ă©tĂ© surpris dedĂ©couvrir, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rĂȘvaitle capitaine Nemo !

Notre route s’éclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnaitau sommet d’une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce quej’apercevais n’était qu’une simple rĂ©verbĂ©ration dĂ©veloppĂ©e par le cristaldes couches d’eau. Le foyer, source de cette inexplicable clartĂ©, occupait leversant opposĂ© de la montagne.

Au milieu des dĂ©dales pierreux qui sillonnaient le fond de l’Atlantique, lecapitaine Nemo s’avançait sans hĂ©sitation. Il connaissait cette sombre route.Il l’avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s’y perdre. Je le suivaisavec une confiance inĂ©branlable. Il m’apparaissait comme un des gĂ©nies dela mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa haute stature qui sedĂ©coupait en noir sur le fond lumineux de l’horizon.

Il Ă©tait une heure du matin. Nous Ă©tions arrivĂ©s aux premiĂšres rampesde la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s’aventurer par les sentiersdifficiles d’un vaste taillis.

Oui ! un taillis d’arbres morts, sans feuilles, sans sĂšve, arbres minĂ©ralisĂ©ssous l’action des eaux, et que dominaient çà et lĂ  des pins gigantesques.C’était comme une houillĂšre encore debout, tenant par ses racines au soleffondrĂ©, et dont la ramure, Ă  la maniĂšre des fines dĂ©coupures de papier noir,se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l’on se figure une forĂȘtdu Hartz, accrochĂ©e aux flancs d’une montagne, mais une forĂȘt engloutie.Les sentiers Ă©taient encombrĂ©s d’algues et de fucus, entre lesquels grouillaitun monde de crustacĂ©s. J’allais, gravissant les rocs, enjambant les troncsĂ©tendus, brisant les lianes de mer qui se balançaient d’un arbre Ă  l’autre,effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. EntraĂźnĂ©, jene sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas.

Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l’aspect deces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombreset farouches, leurs dessus colorĂ©s de tons rouges sous cette clartĂ© quedoublait la puissance rĂ©verbĂ©rante des eaux ? Nous gravissions des rocsqui s’éboulaient ensuite par pans Ă©normes, avec un sourd grondementd’avalanche. À droite, Ă  gauche, se creusaient de tĂ©nĂ©breuses galeries oĂč seperdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairiĂšres, que la main de l’hommesemblait avoir dĂ©gagĂ©es, et je me demandais parfois si quelque habitant deces rĂ©gions sous-marines n’allait pas tout Ă  coup m’apparaĂźtre.

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Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester enarriĂšre. Je le suivais hardiment. Mon bĂąton me prĂȘtait un utile secours.Un faux pas eĂ»t Ă©tĂ© dangereux sur ces Ă©troites passes Ă©vidĂ©es aux flancsdes gouffres ; mais j’y marchais d’un pied ferme et sans ressentir l’ivressedu vertige. TantĂŽt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eĂ»t faitreculer au milieu des glaciers de la terre ; tantĂŽt je m’aventurais sur le troncvacillant des arbres jetĂ©s d’un abĂźme Ă  l’autre, sans regarder sous mes pieds,n’ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette rĂ©gion. LĂ ,des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irrĂ©guliĂšrement dĂ©coupĂ©es,semblaient dĂ©fier les lois de l’équilibre. Entre leurs genoux de pierre, desarbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaientceux qui les soutenaient eux-mĂȘmes. Puis, des tours naturelles, de largespans taillĂ©s Ă  pic comme des courtines, s’inclinaient sous un angle que leslois de la gravitation n’eussent pas autorisĂ© Ă  la surface des rĂ©gions terrestres.

Et moi-mĂȘme ne sentais-je pas cette diffĂ©rence due Ă  la puissante densitĂ©de l’eau, quand, malgrĂ© mes lourds vĂȘtements, ma tĂȘte de cuivre, messemelles de mĂ©tal, je m’élevais sur des pentes d’une impraticable raideur,les franchissant pour ainsi dire avec la lĂ©gĂšretĂ© d’un isard ou d’un chamois !

Au rĂ©cit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien queje ne pourrai ĂȘtre vraisemblable ! Je suis pourtant l’historien des chosesd’apparence impossible, mais qui sont rĂ©elles, incontestables. Je n’ai pointrĂȘvĂ©. J’ai vu et senti !

Deux heures aprĂšs avoir quittĂ© le Nautilus, nous avions franchi la lignedes arbres, et Ă  cent pieds au-dessus de nos tĂȘtes se dressait le pic de lamontagne dont la projection faisait ombre sur l’éclatante irradiation duversant opposĂ©. Quelques arbrisseaux pĂ©trifiĂ©s couraient çà et lĂ  en zigzagsmenaçants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme desoiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse Ă©tait creusĂ©ed’impĂ©nĂ©trables anfractuositĂ©s, de grottes profondes, d’insondables trous,au fond desquels j’entendais remuer des choses formidables. Le sang merefluait jusqu’au cƓur, quand j’apercevais une antenne Ă©norme qui mebarrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dansl’ombre des cavitĂ©s ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieudes tĂ©nĂšbres. C’étaient les yeux de crustacĂ©s gigantesques, tapis dansleur taniĂšre, des homards gĂ©ants se redressant comme des hallebardiers etremuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques,braquĂ©s comme des canons sur leurs affĂ»ts, et des poulpes effroyablesentrelaçant leurs tentacules, broussaille vivante de serpents.

Quel Ă©tait ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? Àquel ordre appartenaient ces articulĂ©s auxquels le roc formait comme uneseconde carapace ? OĂč la nature avait-elle trouvĂ© le secret de leur existence

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vĂ©gĂ©tative, et depuis combien de siĂšcles vivaient-ils ainsi dans les derniĂšrescouches de l’OcĂ©an ?

Mais je ne pouvais m’arrĂȘter. Le capitaine Nemo, familiarisĂ© avec cesterribles animaux, n’y prenait plus garde. Nous Ă©tions arrivĂ©s Ă  un premierplateau, oĂč d’autres surprises m’attendaient encore. LĂ  se dessinaient depittoresques ruines, qui trahissaient la main de l’homme, et non plus celle duCrĂ©ateur. C’étaient de vastes amoncellements de pierres oĂč l’on distinguaitde vagues formes de chĂąteaux, de temples, revĂȘtus d’un monde de zoophytesen fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient unĂ©pais manteau vĂ©gĂ©tal.

Mais qu’était donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ?Qui avait disposĂ© ces roches et ces pierres comme des dolmens des tempsantĂ©historiques ? OĂč Ă©tais-je, oĂč m’avait entraĂźnĂ© la fantaisie du capitaineNemo ?

J’aurais voulu l’interroger. Ne le pouvant, je l’arrĂȘtai. Je saisis son bras.Mais lui, secouant la tĂȘte, et me montrant le dernier sommet de la montagne,sembla me dire :

« Viens ! viens encore ! viens toujours ! »Je le suivis dans un dernier Ă©lan, et en quelques minutes, j’eus gravi le

pic qui dominait d’une dizaine de mùtres toute cette masse rocheuse.Je regardai cette pente que nous venions de franchir. La montagne ne

s’élevait que de sept Ă  huit cents pieds au-dessus de la plaine ; maisde son versant opposĂ©, elle, dominait d’une hauteur double le fond encontrebas de cette portion de l’Atlantique. Mes regards s’étendaient au loinet embrassaient un vaste espace Ă©clairĂ© par une fulguration violente. En effet,c’était un volcan que cette montagne. À cinquante pieds au-dessous du pic,au milieu d’une pluie de pierres et de scories, un large cratĂšre vomissait destorrents de lave, qui se dispersaient en cascades de feu au sein de la masseliquide. Ainsi posĂ©, ce volcan, comme un immense flambeau, Ă©clairait laplaine infĂ©rieure jusqu’aux derniĂšres limites de l’horizon.

J’ai dit que le cratĂšre sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes.Il faut aux flammes l’oxygĂšne de l’air, et elles ne sauraient se dĂ©veloppersous les eaux ; mais des coulĂ©es de lave, qui ont en elles le principe deleur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusementcontre l’élĂ©ment liquide et se vaporiser Ă  son contact. De rapides courantsentraĂźnaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaientjusqu’au bas de la montagne, comme des dĂ©jections du VĂ©suve sur un autreTorre del Greco.

En effet, lĂ , sous mes yeux, ruinĂ©e, abĂźmĂ©e, jetĂ©e bas, apparaissait uneville dĂ©truite, ses toits effondrĂ©s, ses temples abattus, ses arcs disloquĂ©s, sescolonnes gisant Ă  terre, oĂč l’on sentait encore les solides proportions d’une

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sorte d’architecture toscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesqueaqueduc ; ici l’exhaussement empĂątĂ© d’une acropole, avec les formesflottantes d’un ParthĂ©non ; lĂ , des vestiges de quai, comme si quelqueantique port eĂ»t abritĂ© jadis sur les bords d’un ocĂ©an disparu les vaisseauxmarchands et les trirĂšmes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes demurailles Ă©croulĂ©es, de larges rues dĂ©sertes, toute une PompĂ©i enfouie sousles eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait Ă  mes regards !

OĂč Ă©tais-je ? OĂč Ă©tais-je ? Je voulais le savoir Ă  tout prix, je voulais parler,je voulais arracher la sphĂšre de cuivre qui emprisonnait ma tĂȘte.

Mais le capitaine Nemo vint Ă  moi et m’arrĂȘta d’un geste. Puis, ramassantun morceau de pierre crayeuse, il s’avança vers un roc de basalte noire ettraça ce seul mot :

ATLANTIDE.

Quel Ă©clair traversa mon esprit ! L’Atlantide, l’ancienne MĂ©ropidede ThĂ©opompe ; l’Atlantide de Platon, ce continent niĂ© par OrigĂšne,Porphyre, Jamblique, d’Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sadisparition au compte des rĂ©cits lĂ©gendaires, admis par Possidonius, Pline,Ammien Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d’Avezac,je l’avais lĂ  sous les yeux, portant encore les irrĂ©cusables tĂ©moignages desa catastrophe ! C’était donc cette rĂ©gion engloutie qui existait en dehors del’Europe, de l’Asie, de la Libye, au-delĂ  des colonnes d’Hercule, oĂč vivaitce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premiĂšres guerresde l’ancienne GrĂšce !

L’historien qui a consignĂ© dans ses Ă©crits les hauts faits de ces tempshĂ©roĂŻques, c’est Platon lui-mĂȘme. Son dialogue de TimĂ©e et de Critias a Ă©tĂ©,pour ainsi dire, tracĂ© sous l’inspiration de Solon, poĂšte et lĂ©gislateur.

Un jour, Solon s’entretenait avec quelques sages vieillards de SaĂŻs, villedĂ©jĂ  vieille de huit cents ans, ainsi que le tĂ©moignaient ses annales gravĂ©essur le mur sacrĂ© de ses temples. L’un de ces vieillards raconta l’histoired’une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette premiĂšre citĂ© athĂ©nienne,ĂągĂ©e de neuf cents siĂšcles, avait Ă©tĂ© envahie et en partie dĂ©truite par lesAtlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plusgrand que l’Afrique et l’Asie rĂ©unies, qui couvrait une surface comprise dudouziĂšme degrĂ© de latitude au quarantiĂšme degrĂ© nord. Leur dominations’étendait mĂȘme Ă  l’Égypte. Ils voulurent l’imposer jusqu’en GrĂšce, mais ilsdurent se retirer devant l’indomptable rĂ©sistance des HellĂšnes. Des siĂšcless’écoulĂšrent. Un cataclysme se produisit, inondations, tremblements de

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terre. Une nuit et un jour suffirent Ă  l’anĂ©antissement de cette Atlantide, dontles plus hauts sommets, MadĂšre, les Açores, les Canaries, les Ăźles du capVert, Ă©mergent encore.

Tels Ă©taient ces souvenirs historiques que l’inscription du capitaine Nemofaisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus Ă©trangedestinĂ©e, je foulais du pied l’une des montagnes de ce continent ! Je touchaisde la main ces ruines mille fois sĂ©culaires et contemporaines des Ă©poquesgĂ©ologiques ! Je marchais lĂ  mĂȘme oĂč avaient marchĂ© les contemporainsdu premier homme ! J’écrasais sous mes lourdes semelles ces squelettesd’animaux des temps fabuleux, que ces arbres maintenant minĂ©ralisĂ©scouvraient autrefois de leur ombre !

Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J’aurais voulu descendre lespentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immensequi sans doute reliait l’Afrique Ă  l’AmĂ©rique, et visiter ces grandes citĂ©santĂ©diluviennes. LĂ , peut-ĂȘtre, sous mes regards, s’étendaient Makhimos,la guerriĂšre, EusebĂšs, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaientdes siĂšcles envers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasserces blocs Ă©normes qui rĂ©sistaient encore Ă  l’action des eaux. Un jourpeut-ĂȘtre, quelque phĂ©nomĂšne Ă©ruptif les ramĂšnera Ă  la surface des flots,ces ruines englouties ! On a signalĂ© de nombreux volcans sous-marinsdans cette portion de l’OcĂ©an, et bien des navires ont senti des secoussesextraordinaires en passant sur ces fonds tourmentĂ©s. Les uns ont entendudes bruits sourds qui annonçaient la lutte profonde des Ă©lĂ©ments ; les autresont recueilli des cendres volcaniques projetĂ©es hors de la mer. Tout ce soljusqu’à l’équateur est encore travaillĂ© par les forces plutoniennes. Et quisait si, dans une Ă©poque Ă©loignĂ©e, accrus par les dĂ©jections volcaniques etpar les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomesn’apparaĂźtront pas Ă  la surface de l’Atlantique !

Pendant que je rĂȘvais ainsi, tandis que je cherchais Ă  fixer dans monsouvenir tous les dĂ©tails de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo,accoudĂ© sur une stĂšle moussue, demeurait immobile et comme pĂ©trifiĂ© dansune muette extase. Songeait-il Ă  ces gĂ©nĂ©rations disparues et leur demandait-il le secret de la destinĂ©e humaine ? Était-ce Ă  cette place que cet hommeĂ©trange venait se retremper dans les souvenirs de l’histoire, et revivre decette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que n’aurais-jedonnĂ© pour connaĂźtre ses pensĂ©es, pour les partager, pour les comprendre !

Nous restĂąmes Ă  cette place pendant une heure entiĂšre, contemplantla vaste plaine sous l’éclat des laves qui prenaient parfois une intensitĂ©surprenante. Les bouillonnements intĂ©rieurs faisaient courir de rapidesfrissonnements sur l’écorce de la montagne. Des bruits profonds, nettementtransmis par ce milieu liquide, se rĂ©percutaient avec une majestueuse

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ampleur. En ce moment, la lune apparut à travers la masse des eaux et jetaquelques pñles rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu’une lueur, maisd’un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard à cetteimmense plaine. Puis de la main il me fit signe de le suivre.

Nous descendĂźmes rapidement la montagne. La forĂȘt minĂ©rale une foisdĂ©passĂ©e, j’aperçus le fanal du Nautilus qui brillait comme une Ă©toile. Lecapitaine marcha droit Ă  lui, et nous Ă©tions rentrĂ©s Ă  bord au moment oĂč lespremiĂšres teintes de l’aube blanchissaient la surface de l’OcĂ©an.

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CHAPITRE XLes houilles sous-marines

Le lendemain, 20 fĂ©vrier, je me rĂ©veillai fort tard. Les fatigues de lanuit avaient prolongĂ© mon sommeil jusqu’à onze heures. Je m’habillaipromptement. J’avais hĂąte de connaĂźtre la direction du Nautilus. Lesinstruments m’indiquĂšrent qu’il courait toujours vers le sud avec une vitessede vingt milles Ă  l’heure par une profondeur de cent mĂštres.

Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneauxétant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submergé.

En effet, le Nautilus rasait Ă  dix mĂštres du sol seulement la plainede l’Atlantide. Il filait comme un ballon emportĂ© par le vent au-dessusdes prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous Ă©tionsdans ce salon comme des voyageurs dans le wagon d’un train express.Les premiers plans qui passaient devant nos yeux, c’étaient des rocsdĂ©coupĂ©s fantastiquement, des forĂȘts d’arbres passĂ©s du rĂšgne vĂ©gĂ©talau rĂšgne minĂ©ral, et dont l’immobile silhouette grimaçait sous les flots.C’étaient aussi des masses pierreuses enfouies sous des tapis d’axidies etd’anĂ©mones, hĂ©rissĂ©es de longues hydrophytes verticales, puis des blocs delaves Ă©trangement contournĂ©s qui attestaient toute la fureur des expansionsplutoniennes.

Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux Ă©lectriques, jeracontais Ă  Conseil l’histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purementimaginaire, inspirĂšrent Ă  Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais lesguerres de ces peuples hĂ©roĂŻques. Je discutais la question de l’Atlantide enhomme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m’écoutait peu, etson indiffĂ©rence Ă  traiter ce point historique me fut bientĂŽt expliquĂ©e.

En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaientdes poissons, Conseil, emportĂ© dans les abĂźmes de la classification, sortaitdu monde rĂ©el. Dans ce cas, je n’avais plus qu’à le suivre et Ă  reprendre aveclui nos Ă©tudes ichthyologiques.

Du reste, ces poissons de l’Atlantique ne diffĂ©raient pas sensiblementde ceux que nous avions observĂ©s jusqu’ici. C’étaient des raies d’unetaille gigantesque, longues de cinq mĂštres et douĂ©es d’une grande forcemusculaire qui leur permet de s’élancer au-dessus des flots, des squalesd’espĂšces diverses, entre autres un glauque de quinze pieds, Ă  dentstriangulaires et aiguĂ«s, que sa transparence rendait presque invisible aumilieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismeset cuirassĂ©s d’une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables Ă  leurscongĂ©nĂšres de la MĂ©diterranĂ©e, des syngnathes-trompettes, longs d’un pied

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et demi, jaunes-bruns, pourvus de petites nageoires grises, sans dents nilangue, et qui défilaient comme de fins et souples serpents.

Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makaĂŻras noirĂątres, longs detrois mĂštres et armĂ©s Ă  leur mĂąchoire supĂ©rieure d’une Ă©pĂ©e perçante, desvives, aux couleurs animĂ©es, connues du temps d’Aristote sous le nom dedragons-marins, et que les aiguillons de leur dorsale rendent trĂšs dangereuxĂ  saisir, puis des coryphĂšmes, au dos brun rayĂ© de petites raies bleues etencadrĂ© dans une bordure d’or, de belles dorades, des chrysostoses-lunes,sorte de disques Ă  reflets d’azur, qui, Ă©clairĂ©s en dessus par les rayonssolaires, formaient comme des taches d’argent, enfin des xyphias-espadons,longs de huit mĂštres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunĂątrestaillĂ©es en faux et de longs glaives de six pieds, intrĂ©pides animaux, plutĂŽtherbivores que piscivores, qui obĂ©issaient au moindre signe de leurs femellescomme des maris bien stylĂ©s.

Mais tout en observant ces divers Ă©chantillons de la faune marine, jene laissais pas d’examiner les longues plaines de l’Atlantide. Parfois, decapricieux accidents du sol obligeaient le Nautilus Ă  ralentir sa vitesse, etil se glissait alors avec l’adresse d’un cĂ©tacĂ© dans d’étroits Ă©tranglementsde collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l’appareil s’élevait alorscomme un ballon, et l’obstacle franchi, il reprenait sa course rapide Ă quelques mĂštres au-dessus du fond. Admirable et charmante navigation,qui rappelait les manƓuvres d’une promenade aĂ©rostatique, avec cettediffĂ©rence toutefois que le Nautilus obĂ©issait passivement Ă  la main de sontimonier.

Vers quatre heures du soir, le terrain, gĂ©nĂ©ralement composĂ© d’une vaseĂ©paisse et entremĂȘlĂ©e de branches minĂ©ralisĂ©es, se modifia peu Ă  peu ; ildevint plus rocailleux et parut semĂ© de conglomĂ©rats, de tufs basaltiques,avec quelques semis de laves et d’obsidiennes sulfureuses. Je pensai quela rĂ©gion des montagnes allait bientĂŽt succĂ©der aux longues plaines, et, eneffet, dans certaines Ă©volutions du Nautilus, j’aperçus l’horizon mĂ©ridionalbarrĂ© par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommetdĂ©passait Ă©videmment le niveau de l’OcĂ©an. Ce devait ĂȘtre un continent, outout au moins une Ăźle, soit une des Canaries, soit une des Ăźles du cap Vert. Lepoint n’ayant pas Ă©tĂ© fait, – Ă  dessein peut-ĂȘtre, – j’ignorais notre position.En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide,dont nous n’avions parcouru, en somme, qu’une minime portion.

La nuit n’interrompit pas mes observations. J’étais restĂ© seul. Conseilavait regagnĂ© sa cabine. Le Nautilus, ralentissant son allure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol, tantĂŽt les effleurant comme s’il eĂ»tvoulu s’y poser, tantĂŽt remontant capricieusement Ă  la surface des flots.J’entrevoyais alors quelques vives constellations Ă  travers le cristal des eaux,

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et prĂ©cisĂ©ment cinq ou six de ces Ă©toiles zodiacales qui traĂźnent Ă  la queued’Orion.

Longtemps encore, je serais restĂ© Ă  ma vitre, admirant les beautĂ©s de lamer et du ciel, quand les panneaux se refermĂšrent. À ce moment le NautilusĂ©tait arrivĂ© Ă  l’aplomb de la haute muraille. Comment manƓuvrerait-il, je nepouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le Nautilus ne bougeait plus.Je m’endormis avec la ferme intention de me rĂ©veiller aprĂšs quelques heuresde sommeil.

Mais, le lendemain, il Ă©tait huit heures, lorsque je revins au salon. Jeregardai le manomĂštre. Il m’apprit que le Nautilus flottait Ă  la surface del’OcĂ©an. J’entendais, d’ailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme.

Cependant aucun roulis ne trahissait l’ondulation des lames supĂ©rieures.Je montai jusqu’au panneau. Il Ă©tait ouvert. Mais, au lieu du grand jour quej’attendais, je me vis environnĂ© d’une obscuritĂ© profonde. OĂč Ă©tions-nous ?M’étais-je trompĂ© ? Faisait-il encore nuit ? Non ! Pas une Ă©toile ne brillait,et la nuit n’a point de ces tĂ©nĂšbres absolues.

Je ne savais que penser, quand une voix me dit :« C’est vous, monsieur le professeur ?– Ah ! capitaine Nemo, rĂ©pondis-je, oĂč sommes-nous ?– Sous terre, monsieur le professeur.– Sous terre ! m’écriai-je ! Et le Nautilus flotte encore ?– Il flotte toujours.– Mais, je ne comprends pas ?– Attendez quelques instants. Notre fanal va s’allumer, et, si vous aimez

les situations claires, vous serez satisfait. »Je mis le pied sur la plate-forme et j’attendis. L’obscuritĂ© Ă©tait si complĂšte

que je n’apercevais mĂȘme pas le capitaine Nemo. Cependant, en regardantau zĂ©nith, exactement au-dessus de ma tĂȘte, je crus saisir une lueur indĂ©cise,une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, lefanal s’alluma soudain, et son vif Ă©clat fit Ă©vanouir cette vague lumiĂšre.

Je regardai, aprĂšs avoir un instant fermĂ© mes yeux Ă©blouis par le jetĂ©lectrique. Le Nautilus Ă©tait stationnaire. Il flottait auprĂšs d’une bergedisposĂ©e comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, c’étaitun lac emprisonnĂ© dans un cirque de murailles qui mesurait deux milles dediamĂštre, soit six milles de tour. Son niveau, – le manomĂštre l’indiquait,– ne pouvait ĂȘtre que le niveau extĂ©rieur, car une communication existaitnĂ©cessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinĂ©es sur leurbase, s’arrondissaient en voĂ»te et figuraient un immense entonnoir retournĂ©,dont la hauteur comptait cinq ou six cents mĂštres. Au sommet s’ouvrait unorifice circulaire par lequel j’avais surpris cette lĂ©gĂšre clartĂ©, Ă©videmmentdue au rayonnement diurne.

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Avant d’examiner plus attentivement les dispositions intĂ©rieures de cetteĂ©norme caverne, avant de me demander si c’était lĂ  l’ouvrage de la natureou de l’homme, j’allai vers le capitaine Nemo.

« OĂč sommes-nous ? dis-je.– Au centre mĂȘme d’un volcan Ă©teint, me rĂ©pondit le capitaine, un volcan

dont la mer a envahi l’intĂ©rieur Ă  la suite de quelque convulsion du sol.Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le Nautilus a pĂ©nĂ©trĂ©dans ce lagon par un canal naturel ouvert Ă  dix mĂštres au-dessous de lasurface de l’OcĂ©an. C’est ici son port d’attache, un port sĂ»r, commode,mystĂ©rieux, abritĂ© de tous les rumbs du vent ! Trouvez-moi sur les cĂŽtes devos continents ou de vos Ăźles une rade qui vaille ce refuge assurĂ© contre lafureur des ouragans.

– En effet, rĂ©pondis-je, ici vous ĂȘtes en sĂ»retĂ©, capitaine Nemo. Quipourrait vous atteindre au centre d’un volcan ? Mais, Ă  son sommet, n’ai-je pas aperçu une ouverture ?

– Oui, son cratùre, un cratùre empli jadis de laves, de vapeurs et deflammes, et qui maintenant donne passage à cet air vivifiant que nousrespirons.

– Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je.– Elle appartient Ă  un des nombreux Ăźlots dont cette mer est semĂ©e. Simple

Ă©cueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard me l’a faitdĂ©couvrir, et, en cela, le hasard m’a bien servi.

– Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratùre duvolcan ?

– Non, monsieur le professeur. Jusqu’à une centaine de pieds, la baseintĂ©rieure de cette montagne est praticable, mais au-dessus, les paroissurplombent, et leurs rampes ne pourraient ĂȘtre franchies.

– Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous ĂȘtesen sĂ»retĂ© sur ce lac, et nul que vous n’en peut visiter les eaux. Mais, Ă  quoibon ce refuge ? Le Nautilus n’a pas besoin de port.

– Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d’électricitĂ© pour semouvoir, d’élĂ©ments pour produire son Ă©lectricitĂ©, de sodium pour alimenterses Ă©lĂ©ments, de charbon pour faire son sodium, et de houillĂšres pour extraireson charbon. Or, prĂ©cisĂ©ment ici, la mer recouvre des forĂȘts entiĂšres quifurent enlisĂ©es dans les temps gĂ©ologiques ; minĂ©ralisĂ©es maintenant ettransformĂ©es en houille, elles sont pour moi une mine inĂ©puisable.

– Vos hommes, capitaine, font donc ici le mĂ©tier de mineurs ?– PrĂ©cisĂ©ment. Ces mines s’étendent sous les flots comme les houillĂšres

de Newcastle. C’est ici que, revĂȘtus du scaphandre, le pic et la pioche Ă la main, mes hommes vont extraire cette houille, que je n’ai pas mĂȘmedemandĂ©e aux mines des continents. Lorsque je brĂ»le ce combustible pour

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la fabrication du sodium, la fumĂ©e qui s’échappe par le cratĂšre de cettemontagne lui donne encore l’apparence d’un volcan en activitĂ©.

– Et nous les verrons Ă  l’Ɠuvre, vos compagnons ?– Non, pas cette fois, du moins, car je suis pressĂ© de continuer notre

tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux rĂ©servesde sodium que je possĂšde. Le temps de les embarquer, c’est-Ă -dire un jourseulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourircette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journĂ©e, monsieurAronnax. »

Je remerciai le capitaine, et j’allai chercher mes deux compagnons, quin’avaient pas encore quittĂ© leur cabine. Je les invitai Ă  me suivre sans leurdire oĂč ils se trouvaient.

Ils montĂšrent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s’étonnait de rien,regarda comme une chose trĂšs naturelle de se rĂ©veiller sous une montagneaprĂšs s’ĂȘtre endormi sous les flots. Mais Ned Land n’eut d’autre idĂ©e que dechercher si la caverne prĂ©sentait quelque issue.

AprĂšs dĂ©jeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge.« Nous voici donc encore une fois Ă  terre, dit Conseil.– Je n’appelle pas cela « la terre », rĂ©pondit le Canadien. Et d’ailleurs,

nous ne sommes pas dessus, mais dessous. »Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se développait

un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq centspieds. Sur cette grĂšve, on pouvait faire aisĂ©ment le tour du lac. Mais labase des hautes parois formait un sol tourmentĂ©, sur lequel gisaient, dans unpittoresque entassement, des blocs volcaniques et d’énormes pierres ponces.Toutes ces masses dĂ©sagrĂ©gĂ©es, recouvertes d’un Ă©mail poli sous l’action desfeux souterrains, resplendissaient au contact des jets Ă©lectriques du fanal.La poussiĂšre micacĂ©e du rivage, que soulevaient nos pas, s’envolait commeune nuĂ©e d’étincelles.

Le sol s’élevait sensiblement en s’éloignant du relais des flots, et nousfĂ»mes bientĂŽt arrivĂ©s Ă  des rampes longues et sinueuses, vĂ©ritables raidillonsqui permettaient de s’élever peu Ă  peu ; mais il fallait marcher prudemmentau milieu de ces conglomĂ©rats, qu’aucun ciment ne reliait entre eux, et lepied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et dequartz.

La nature volcanique de cette Ă©norme excavation s’affirmait de toutesparts. Je le fis observer Ă  mes compagnons.

« Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait ĂȘtre cet entonnoir,lorsqu’il s’emplissait de laves bouillantes, et que le niveau de ce liquideincandescent s’élevait jusqu’à l’orifice de la montagne, comme la fonte surles parois d’un fourneau ?

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– Je me le figure parfaitement, rĂ©pondit Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu son opĂ©ration, et comment il sefait que la fournaise soit remplacĂ©e par les eaux tranquilles d’un lac ?

– TrĂšs probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a produitau-dessous de la surface de l’OcĂ©an cette ouverture qui a servi de passageau Nautilus. Alors les eaux de l’Atlantique se sont prĂ©cipitĂ©es Ă  l’intĂ©rieurde la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux Ă©lĂ©ments, lutte quis’est terminĂ©e Ă  l’avantage de Neptune. Mais bien des siĂšcles se sont Ă©coulĂ©sdepuis lors, et le volcan submergĂ© s’est changĂ© en grotte paisible.

– TrĂšs bien, rĂ©pliqua Ned Land. J’accepte l’explication, mais je regrette,dans notre intĂ©rĂȘt, que cette ouverture dont parle monsieur le professeur nesoit pas produite au-dessus du niveau de la mer.

– Mais, ami Ned, rĂ©pliqua Conseil, si ce passage n’eĂ»t pas Ă©tĂ© sous-marin,le Nautilus n’aurait pu y pĂ©nĂ©trer.

– Et j’ajouterai, maĂźtre Land, que les eaux ne se seraient pas prĂ©cipitĂ©essous la montagne et que le volcan serait restĂ© volcan. Donc vos regrets sontsuperflus. »

Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raideset Ă©troites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu’il fallaitfranchir. Des masses surplombantes voulaient ĂȘtre tournĂ©es. On se glissaitsur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais l’adresse de Conseil et la forcedu Canadien aidant tous les obstacles furent surmontĂ©s.

À une hauteur de trente mĂštres environ, la nature du terrain se modifia,sans qu’il devĂźnt plus praticable. Aux conglomĂ©rats et aux trachytessuccĂ©dĂšrent de noires basaltes ; ceux-ci Ă©tendus par nappes toutes grumelĂ©esde soufflures ; ceux-lĂ  formant des prismes rĂ©guliers, disposĂ©s comme unecolonnade qui supportait les retombĂ©es de cette voĂ»te immense, admirablespĂ©cimen de l’architecture naturelle. Puis entre ces basaltes serpentaient delongues coulĂ©es de laves refroidies, incrustĂ©es de raies bitumineuses, et, parplaces, s’étendaient de larges tapis de soufre. Un jour plus puissant, entrantpar le cratĂšre supĂ©rieur, inondait d’une vague clartĂ© toutes ces dĂ©jectionsvolcaniques, Ă  jamais ensevelies au sein de la montagne Ă©teinte.

Cependant notre marche ascensionnelle fut bientĂŽt arrĂȘtĂ©e, Ă  une hauteurde deux cent cinquante pieds environ, par d’infranchissables obstacles. Lavoussure intĂ©rieure revenait en surplomb, et la montĂ©e dut se changer enpromenade circulaire. À ce dernier plan, le rĂšgne vĂ©gĂ©tal commençait Ă  lutteravec le rĂšgne minĂ©ral. Quelques arbustes et mĂȘme certains arbres sortaientdes anfractuositĂ©s de la paroi. Je reconnus des euphorbes qui laissaientcouler leur suc caustique. Des hĂ©liotropes, trĂšs inhabiles Ă  justifier leurnom, puisque les rayons solaires n’arrivaient jamais jusqu’à eux, penchaienttristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums Ă  demi

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passĂ©s. Çà et lĂ , quelques chrysanthĂšmes poussaient timidement au piedd’aloĂšs Ă  longues feuilles tristes et maladives. Mais entre les coulĂ©es delaves, j’aperçus de petites violettes, encore parfumĂ©es d’une lĂ©gĂšre odeur, etj’avoue que je les respirai avec dĂ©lices. Le parfum, c’est l’ñme de la fleur,et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n’ont pas d’ñme !

Nous Ă©tions arrivĂ©s au pied d’un bouquet de dragonniers robustes, quiĂ©cartaient les roches sous l’effort de leurs musculeuses racines, quand NedLand s’écria :

« Ah ! monsieur, une ruche !– Une ruche ! rĂ©pliquai-je, en faisant un geste de parfaite incrĂ©dulitĂ©.– Oui ! une ruche, rĂ©pĂ©ta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent

autour. »Je m’approchai et je dus me rendre Ă  l’évidence. Il y avait lĂ , Ă  l’orifice

d’un trou creusĂ© dans le tronc d’un dragonnier, quelques milliers de cesingĂ©nieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produitsy sont particuliĂšrement estimĂ©s.

Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, etj’aurais eu mauvaise grĂące Ă  m’y opposer. Une certaine quantitĂ© de feuillessĂšches mĂ©langĂ©es de soufre s’allumĂšrent sous l’étincelle de son briquet, et ilcommença Ă  enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessĂšrent peu Ă  peu,et la ruche Ă©ventrĂ©e livra plusieurs livres d’un miel parfumĂ©. Ned Land enremplit son havresac.

« Quand j’aurai mĂ©langĂ© ce miel avec la pĂąte de l’artocarpus, nous dit-il,je serai en mesure de vous offrir un gĂąteau succulent.

– Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d’épice.– Va pour le pain d’épice, dis-je, mais reprenons cette intĂ©ressante

promenade. »À certains dĂ©tours du sentier que nous suivions alors, le lac apparaissait

dans toute son Ă©tendue. Le fanal Ă©clairait en entier sa surface paisible, qui neconnaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus gardait une immobilitĂ©parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s’agitaient les hommes de sonĂ©quipage, ombres noires nettement dĂ©coupĂ©es au milieu de cette lumineuseatmosphĂšre.

En ce moment, nous contournions la crĂȘte Ă©levĂ©e de ces premiers plans deroches qui soutenaient la voĂ»te. Je vis alors que les abeilles n’étaient pas lesseuls reprĂ©sentants du rĂšgne animal Ă  l’intĂ©rieur de ce volcan. Des oiseauxde proie planaient et tournoyaient çà et lĂ  dans l’ombre, ou s’enfuyaient deleurs nids perchĂ©s sur des pointes de roc. C’étaient des Ă©perviers au ventreblanc, et des crĂ©celles criardes. Sur les pentes dĂ©talaient aussi, de toute larapiditĂ© de leurs Ă©chasses, de belles et grasses outardes. Je laisse Ă  pensersi la convoitise du Canadien fut allumĂ©e Ă  la vue de ce gibier savoureux, et

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s’il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacerle plomb par les pierres, et aprĂšs plusieurs essais infructueux, il parvint Ă blesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu’il risqua vingt fois sa viepour s’en emparer, ce n’est que vĂ©ritĂ© pure, mais il fit si bien que l’animalalla rejoindre dans son sac les gĂąteaux de miel.

Nous dĂ»mes alors redescendre vers le rivage, car la crĂȘte devenaitimpraticable. Au-dessus de nous, le cratĂšre bĂ©ant apparaissait comme unelarge ouverture de puits. De cette place, le ciel se distinguait assez nettement,et je voyais courir des nuages Ă©chevelĂ©s par le vent d’ouest, qui laissaienttraĂźner jusqu’au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuvecertaine que ces nuages se tenaient Ă  une hauteur mĂ©diocre, car le volcan nes’élevait pas Ă  plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l’OcĂ©an.

Une demi-heure aprÚs le dernier exploit du Canadien, nous avionsregagné le rivage intérieur. Ici, la flore était représentée par de larges tapis decette criste-marine, petite plante ombellifÚre trÚs bonne à confire, qui porteaussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseilen récolta quelques bottes. Quant à la faune, elle comptait par milliersdes crustacés de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, despalémons, des mysis, des faucheurs, des galathées et un nombre prodigieuxde coquillages, porcelaines, rochers et patelles.

En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moinous prĂźmes plaisir Ă  nous Ă©tendre sur son sable fin. Le feu avait poli sesparois Ă©maillĂ©es et Ă©tincelantes, toutes saupoudrĂ©es de la poussiĂšre du mica.Ned Land en tĂątait les murailles et cherchait Ă  sonder leur Ă©paisseur. Jene pus m’empĂȘcher de sourire. La conversation porta alors sur ses Ă©ternelsprojets d’évasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer, lui donner cetteespĂ©rance : c’est que le capitaine Nemo n’était descendu au sud que pourrenouveler sa provision du sodium. J’espĂ©rais donc que, maintenant, ilrallierait les cĂŽtes de l’Europe et de l’AmĂ©rique ; ce qui permettrait auCanadien de reprendre avec plus de succĂšs sa tentative avortĂ©e.

Nous Ă©tions Ă©tendus depuis une heure dans cette grotte charmante. Laconversation, animĂ©e au dĂ©but, languissait alors. Une certaine somnolences’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de rĂ©sister ausommeil, je me laissai aller Ă  un assoupissement profond. Je rĂȘvais, – onne choisit pas ses rĂȘves, – je rĂȘvais que mon existence se rĂ©duisait Ă  la vievĂ©gĂ©tative d’un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait ladouble valve de ma coquille.

Tout Ă  coup, je fus rĂ©veillĂ© par la voix de Conseil.« Alerte ! Alerte ! criait ce digne garçon.– Qu’y a-t-il ? demandai-je, me soulevant Ă  demi.– L’eau nous gagne ! »

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Je me redressai. La mer se prĂ©cipitait comme un torrent dans notreretraite, et, dĂ©cidĂ©ment, puisque nous n’étions pas des mollusques, il fallaitse sauver.

En quelques instants, nous fĂ»mes en sĂ»retĂ© sur le sommet de la grottemĂȘme.

« Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveauphénomÚne ?

– Eh non ! mes amis, rĂ©pondis-je, c’est la marĂ©e, ce n’est que la marĂ©equi a failli nous surprendre comme le hĂ©ros de Walter Scott ! L’OcĂ©an segonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle d’équilibre, le niveau du lacmonte Ă©galement. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nouschanger au Nautilus. »

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevĂ© notre promenadecirculaire et nous rentrions Ă  bord. Les hommes de l’équipage achevaienten ce moment d’embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus auraitpu partir Ă  l’instant.

Cependant le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendrela nuit et sortir secrĂštement par son passage sous-marin ? Peut-ĂȘtre.

Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quittĂ© son portd’attache, naviguait au large de toute terre, et Ă  quelques mĂštres au-dessousdes flots de l’Atlantique.

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CHAPITRE XILa mer de Sargasses

La direction du Nautilus ne s’était pas modifiĂ©e. Tout espoir de revenirvers les mers europĂ©ennes devait donc ĂȘtre momentanĂ©ment rejetĂ©. Lecapitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. OĂč nous entraĂźnait-il ? Jen’osais l’imaginer.

Ce jour-lĂ  le Nautilus traversa une singuliĂšre portion de l’ocĂ©anAtlantique. Personne n’ignore l’existence de ce grand courant d’eau chaudeconnu sous le nom de Gulf-Stream. AprĂšs ĂȘtre sorti des canaux de Floride, ilse dirige vers le Spitzberg. Mais avant de pĂ©nĂ©trer dans le golfe du Mexique,vers le quarante-quatriĂšme degrĂ© de latitude nord, ce courant se divise endeux bras ; le principal se porte vers les cĂŽtes d’Irlande et de NorvĂšge, tandisque le second flĂ©chit vers le sud Ă  la hauteur des Açores, puis, frappant lesrivages africains et dĂ©crivant un ovale allongĂ©, il revient vers les Antilles.

Or, ce second bras, – c’est plutĂŽt un collier qu’un bras, – entoure de sesanneaux d’eau chaude cette portion de l’OcĂ©an froide, tranquille, immobile,que l’on appelle la mer de Sargasses, vĂ©ritable lac en plein Atlantique. Leseaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans Ă  en faire le tour.

La mer de Sargasses, Ă  proprement parler, couvre toute la partie immergĂ©ede l’Atlantide. Certains auteurs ont mĂȘme admis que les nombreuses herbesdont elle est semĂ©e sont arrachĂ©es aux prairies de cet ancien continent. Ilest plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevĂ©s auxrivages de l’Europe et de l’AmĂ©rique, sont entraĂźnĂ©s jusqu’à cette zone parle Gulf-Stream. Ce fut lĂ  une des raisons qui amenĂšrent Colomb Ă  supposerl’existence d’un nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheurarrivĂšrent Ă  la mer de Sargasses, ils naviguĂšrent non sans peine au milieude ces herbes qui arrĂȘtaient leur marche au grand effroi des Ă©quipages, et ilsperdirent trois longues semaines Ă  les traverser.

Telle Ă©tait cette rĂ©gion que le Nautilus visitait en ce moment, une prairievĂ©ritable, un tapis serrĂ© d’algues, de fucus-natans, de raisins du tropique,si Ă©pais, si compacte, que l’étrave d’un bĂątiment ne l’eĂ»t pas dĂ©chirĂ© sanspeine. Aussi le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son hĂ©lice dans cettemasse herbeuse, se tint-il Ă  quelques mĂštres de profondeur au-dessous de lasurface des flots.

Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol « sargazzo, » qui signifievarech. Ce varech, varech-nageur ou porte-baie, forme principalement cebanc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l’auteur dela GĂ©ographie physique du globe, ces hydrophytes se rĂ©unissent dans cepaisible bassin de l’Atlantique :

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« L’explication qu’on peut donner, dit-il, me semble rĂ©sulter d’uneexpĂ©rience connue de tout le monde. Si l’on place dans un vase desfragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l’onimprime Ă  l’eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragmentsĂ©parpillĂ©s se rĂ©unir en groupe au centre de la surface liquide, c’est-Ă -direau point le moins agitĂ©. Dans le phĂ©nomĂšne qui nous occupe, le vasec’est l’Atlantique, le Gulf-Stream, c’est le courant circulaire, et la mer deSargasses, le point central oĂč viennent se rĂ©unir les corps flottants. »

Je partage l’opinion de Maury, et j’ai pu Ă©tudier le phĂ©nomĂšne dansce milieu spĂ©cial oĂč les navires pĂ©nĂštrent rarement. Au-dessus de nousflottaient des corps de toute provenance, entassĂ©s au milieu de ces herbesbrunĂątres, des troncs d’arbres arrachĂ©s aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottĂ©s par l’Amazone ou le Mississipi, de nombreuses Ă©paves,des restes de quilles ou de carĂšnes, des bordages dĂ©foncĂ©s et tellementalourdis par les coquilles et les anatifes, qu’ils ne pouvaient remonter Ă la surface de l’OcĂ©an. Et le temps justifiera un jour cette autre opinionde Maury, que ces matiĂšres, ainsi accumulĂ©es pendant des siĂšcles, seminĂ©raliseront sous l’action des eaux et formeront alors d’inĂ©puisableshouillĂšres : rĂ©serve prĂ©cieuse que prĂ©pare la prĂ©voyante nature pour cemoment oĂč les hommes auront Ă©puisĂ© les mines des continents.

Au milieu de cet inextricable tissu d’herbes et de fucus, je remarquaide charmants alcyons-stellĂ©s aux couleurs roses, des actinies qui laissaienttraĂźner leur longue chevelure de tentacules, des mĂ©duses vertes, rouges,bleues, et particuliĂšrement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dontl’ombelle bleuĂątre est bordĂ©e d’un feston violet.

Toute cette journĂ©e du 22 fĂ©vrier se passa dans la mer de Sargasses,oĂč les poissons, amateurs de plantes marines et de crustacĂ©s, trouventune abondante nourriture. Le lendemain, l’OcĂ©an avait repris son aspectaccoutumĂ©.

Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 fĂ©vrier au 12 mars, leNautilus, tenant le milieu de l’Atlantique, nous emporta avec une vitesseconstante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulaitĂ©videmment accomplir son programme sous-marin, et je ne doutais pas qu’ilne songeĂąt, aprĂšs avoir doublĂ© le cap Horn, Ă  revenir vers les mers australesdu Pacifique.

Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privĂ©esd’üles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plusde s’opposer aux volontĂ©s du capitaine Nemo. Le seul parti Ă©tait de sesoumettre ; mais ce qu’on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse,j’aimais Ă  penser qu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyageterminĂ©, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas Ă  nous rendre la libertĂ© sous

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serment de ne jamais rĂ©vĂ©ler son existence ? Serment d’honneur que nousaurions tenu. Mais il fallait traiter cette dĂ©licate question avec le capitaine.Or, serais-je bien venu Ă  rĂ©clamer cette libertĂ© ? Lui-mĂȘme n’avait-il pasdĂ©clarĂ©, dĂšs le dĂ©but et d’une façon formelle, que le secret de sa vie exigeaitnotre emprisonnement perpĂ©tuel Ă  bord du Nautilus ? Mon silence, depuisquatre mois, ne devait-il pas lui paraĂźtre une acceptation tacite de cettesituation ? Revenir sur ce sujet n’aurait-il pas pour rĂ©sultat de donnerdes soupçons qui pourraient nuire Ă  nos projets, si quelque circonstancefavorable se prĂ©sentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, jeles pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais Ă  Conseil,qui n’était pas moins embarrassĂ© que moi. En somme, bien que je ne fussepas facile Ă  dĂ©courager, je comprenais que les chances de jamais revoir messemblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment oĂč le capitaineNemo courait en tĂ©mĂ©raire vers le sud de l’Atlantique.

Pendant les dix-neuf jours que j’ai mentionnĂ©s plus haut, aucun incidentparticulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait.Dans la bibliothĂšque je trouvais souvent des livres qu’il laissait entrouverts,et surtout des livres d’histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuilletĂ© par lui, Ă©tait couvert de notes marginales, qui contredisaientparfois mes thĂ©ories et mes systĂšmes. Mais le capitaine se contentaitd’épurer ainsi mon travail, et il Ă©tait rare qu’il discutĂąt avec moi. Quelquefoisj’entendais rĂ©sonner les sons mĂ©lancoliques de son orgue, dont il jouait avecbeaucoup d’expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrĂšteobscuritĂ© lorsque le Nautilus s’endormait dans les dĂ©serts de l’OcĂ©an.

Pendant cette partie du voyage, nous naviguĂąmes des journĂ©es entiĂšresĂ  la surface des flots. La mer Ă©tait comme abandonnĂ©e. À peine quelquesnavires Ă  voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap deBonne-EspĂ©rance. Un jour nous fĂ»mes poursuivis par les embarcations d’unbaleinier qui nous prenait sans doute pour quelque Ă©norme baleine d’un hautprix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre Ă  ces braves gensleur temps et leur peine, et il termina la chasse en plongeant sous les eaux.Cet incident avait paru vivement intĂ©resser Ned Land. Je ne crois pas metromper en disant que le Canadien avait dĂ» regretter que notre cĂ©tacĂ© de tĂŽlene pĂ»t ĂȘtre frappĂ© Ă  mort par le harpon de ces pĂȘcheurs.

Les poissons observĂ©s par Conseil et par moi, pendant cette pĂ©riode,diffĂ©raient peu de ceux que nous avions dĂ©jĂ  Ă©tudiĂ©s sous d’autreslatitudes. Les principaux furent quelques Ă©chantillons de ce terrible genrede cartilagineux, divisĂ© en trois sous-genres qui ne comptent pas moinsde trente-deux espĂšces : des squales-galonnĂ©s, longs de cinq mĂštres, Ă  tĂȘtedĂ©primĂ©e et plus large que le corps, Ă  nageoire caudale arrondie, et dontle dos porte sept grandes bandes noires parallĂšles et longitudinales ; puis

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des squales-perlons, gris cendrĂ©s, percĂ©s de sept ouvertures branchiales etpourvus d’une seule nageoire dorsale placĂ©e Ă  peu prĂšs vers le milieu ducorps.

Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s’il en fut.On a le droit de ne point croire au rĂ©cit des pĂȘcheurs, mais voici ce qu’ilsracontent : on a trouvĂ© dans le corps de l’un de ces animaux une tĂȘte de buffleet un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ;dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, un cheval avecson cavalier. Tout ceci, Ă  vrai dire, n’est pas article de foi. Toujours est-ilqu’aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du Nautilus, et queje ne pus vĂ©rifier leur voracitĂ©.

Des troupes Ă©lĂ©gantes et folĂątres de dauphins nous accompagnĂšrentpendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant enmeute comme les loups dans la campagne ; d’ailleurs non moins voracesque les chiens de mer, si j’en crois un professeur de Copenhague, qui retirade l’estomac d’un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C’était,il est vrai, un Ă©paulard, appartenant Ă  la plus grande espĂšce connue, etdont la longueur dĂ©passe quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille desdelphiniens compte dix genres, et ceux que j’aperçus tenaient du genre desdelphinorinques, remarquables par un museau excessivement Ă©troit et quatrefois long comme le crĂąne. Leur corps, mesurant trois mĂštres, noir en dessus,Ă©tait en dessous d’un blanc rosĂ© semĂ© de petites taches trĂšs rares.

Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux Ă©chantillons de ces poissonsde l’ordre des acanthoptĂ©rygiens et de la famille des sciĂ©noĂŻdes. Quelquesauteurs, –plus poĂštes que naturalistes, – prĂ©tendent que ces poissonschantent mĂ©lodieusement, et que leurs voix rĂ©unies forment un concertqu’un chƓur de voix humaines ne saurait Ă©galer. Je ne dis pas non, mais cessciĂšnes ne nous donnĂšrent aucune sĂ©rĂ©nade Ă  notre passage, et je le regrette.

Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantitĂ© de poissonsvolants. Rien n’était plus curieux que de voir les dauphins leur donner lachasse avec une prĂ©cision merveilleuse. Quelle que fĂ»t la portĂ©e de son vol,quelque trajectoire qu’il dĂ©crivĂźt, mĂȘme au-dessus du Nautilus, l’infortunĂ©poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir.C’étaient ou des pirapĂšdes, ou des trigles-milans, Ă  bouche lumineuse,qui pendant la nuit, aprĂšs avoir tracĂ© des raies de feu dans l’atmosphĂšre,plongeaient sous les eaux sombres comme autant d’étoiles filantes.

Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions.Ce jour-lĂ , le Nautilus fut employĂ© Ă  des expĂ©riences de sondages quim’intĂ©ressĂšrent vivement.

Nous avions fait alors prĂšs de treize mille lieues depuis notre dĂ©part dansles hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 45° 37’de latitude sud

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et 37° 53’de longitude ouest. C’étaient ces mĂȘmes parages oĂč le capitaineDenham de l’HĂ©rald fila quatorze mille mĂštres de sonde sans trouver defond. LĂ  aussi, le lieutenant Parcker, de la frĂ©gate amĂ©ricaine Congress,n’avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarante mĂštres.

Le capitaine Nemo rĂ©solut d’envoyer son Nautilus Ă  la plus extrĂȘmeprofondeur afin de contrĂŽler ces diffĂ©rents sondages. Je me prĂ©parais Ă noter tous les rĂ©sultats de l’expĂ©rience. Les panneaux du salon furentouverts, et les manƓuvres commencĂšrent pour atteindre ces couches siprodigieusement reculĂ©es.

On pense bien qu’il ne fut pas question de plonger en remplissant lesrĂ©servoirs. Peut-ĂȘtre n’eussent-ils pu accroĂźtre suffisamment la pesanteurspĂ©cifique du Nautilus. D’ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser cettesurcharge d’eau, et les pompes n’auraient pas Ă©tĂ© assez puissantes pourvaincre la pression extĂ©rieure.

Le capitaine Nemo rĂ©solut d’aller chercher le fond ocĂ©anique par unediagonale suffisamment allongĂ©e, au moyen de ses plans latĂ©raux qui furentplacĂ©s sous un angle de quarante-cinq degrĂ©s avec les lignes d’eau duNautilus. Puis l’hĂ©lice fut portĂ© Ă  son maximum de vitesse, et sa quadruplebranche battit les flots avec une indescriptible violence.

Sous cette poussĂ©e puissante, la coque du Nautilus frĂ©mit comme unecorde sonore et s’enfonça rĂ©guliĂšrement sous les eaux. Le capitaine etmoi, postĂ©s dans le salon, nous suivions l’aiguille du manomĂštre quidĂ©viait rapidement. BientĂŽt fut dĂ©passĂ©e cette zone habitable oĂč rĂ©sidentla plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivrequ’à la surface des mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux, se netiennent qu’à des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j’observaisl’exanche, espĂšce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, letĂ©lescope aux yeux Ă©normes, le malarmat-cuirassĂ© aux thoracines grises,aux pectorales noires, que protĂ©geait son plastron de plaques osseuses d’unrouge pĂąle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mĂštres deprofondeur, supporte alors une pression de cent vingt atmosphĂšres.

Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observĂ© des poissons Ă  desprofondeurs plus considĂ©rables.

« Des poissons ? me rĂ©pondit-il, rarement. Mais dans l’état actuel de lascience, que prĂ©sume-t-on, que sait-on Ă  ce sujet ?

– Le voici, capitaine. On sait que, en allant vers les basses couchesde l’OcĂ©an, la vie vĂ©gĂ©tale disparaĂźt plus vite que la vie animale. On saitque, lĂ  oĂč se rencontrent encore des ĂȘtres animĂ©s, ne vĂ©gĂšte plus une seulehydrophyte. On sait que les pĂšlerines, les huĂźtres, vivent par deux millemĂštres d’eau, et que Mac Clintock, le hĂ©ros des mers polaires, a retirĂ© uneĂ©toile vivante d’une profondeur de deux mille cinq cents mĂštres. On sait

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que l’équipage du Bull-Dog, de la Marine royale, a pĂ©chĂ© une astĂ©rie pardeux mille six cent vingt brasses, soit plus d’une lieue de profondeur. Mais,capitaine Nemo, peut-ĂȘtre me direz-vous qu’on ne sait rien ?

– Non, monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine, je n’aurai pas cetteimpolitesse. Toutefois je vous demanderai comment vous expliquez que desĂȘtres puissent vivre Ă  de telles profondeurs ?

– Je l’explique par deux raisons, rĂ©pondis-je : d’abord, parce que lescourants verticaux, dĂ©terminĂ©s par les diffĂ©rences de salure et de densitĂ© deseaux, produisent un mouvement qui suffit Ă  entretenir la vie rudimentairedes encrines et des astĂ©ries.

– Juste, fit le capitaine.– Ensuite, parce que, si l’oxygùne est la base de la vie, on sait que la

quantitĂ© d’oxygĂšne dissous dans l’eau de mer augmente avec la profondeurau lieu de diminuer, et que la pression des couches basses contribue Ă  l’ycomprimer.

– Ah ! on sait cela ? rĂ©pondit le capitaine Nemo, d’un ton lĂ©gĂšrementsurpris. Eh bien, monsieur le professeur, on a raison de le savoir, car c’estla vĂ©ritĂ©. J’ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renfermeplus d’azote que d’oxygĂšne, quand ces animaux sont pĂȘchĂ©s Ă  la surface deseaux, et plus d’oxygĂšne que d’azote, au contraire, quand ils sont tirĂ©s desgrandes profondeurs. Ce qui donne raison Ă  votre systĂšme. Mais continuonsnos observations. »

Mes regards se reportĂšrent sur le manomĂštre. L’instrument indiquait uneprofondeur de six mille mĂštres. Notre immersion durait depuis une heure.Le Nautilus glissant sur ses plans inclinĂ©s, s’enfonçait toujours. Les eauxdĂ©sertes Ă©taient admirablement transparentes et d’une diaphanĂ©itĂ© que rienne saurait peindre. Une heure plus tard, nous Ă©tions par treize mille mĂštres,– trois lieues et quart environ, – et le fond de l’OcĂ©an ne se laissait paspressentir.

Cependant, par quatorze mille mĂštres, j’aperçus des pics noirĂątres quisurgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir Ă des montagnes hautes comme l’Himalaya ou le Mont-Blanc, plus hautesmĂȘme, et la profondeur de ces abĂźmes demeurait inĂ©valuable.

Le Nautilus descendit plus bas encore, malgrĂ© les puissantes pressionsqu’il subissait. Je sentais ses tĂŽles trembler sous la jointure de leurs boulons ;ses barreaux s’arquaient ; ses cloisons gĂ©missaient ; les vitres du salonsemblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eĂ»tcĂ©dĂ© sans doute, si, ainsi que l’avait dit son capitaine, il n’eĂ»t Ă©tĂ© capable derĂ©sister comme un bloc plein.

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En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, j’apercevaisencore quelques coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes et certainsĂ©chantillons d’astĂ©ries.

Mais bientĂŽt ces derniers reprĂ©sentants de la vie animale disparurent,et, au-dessous de trois lieues, le Nautilus dĂ©passa les limites l’existencesous-marine comme fait le ballon qui s’élĂšve dans les airs au-dessus deszones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille mĂštres,– quatre lieues, – et les flancs du Nautilus supportaient alors une pressionde seize cents atmosphĂšres, c’est-Ă -dire seize cents kilogrammes par chaquecentimĂštre carrĂ© de sa surface.

« Quelle situation ! m’écriai-je. Parcourir dans ces rĂ©gions profondesoĂč l’homme n’est jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocsmagnifiques, ces grottes inhabitĂ©es, ces derniers rĂ©ceptacles du globe, oĂč lavie n’est plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que noussoyons rĂ©duits Ă  n’en conserver que le souvenir ?

– Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d’en rapporter mieuxque le souvenir ?

– Que voulez-vous dire par ces paroles ?– Je veux dire que rien n’est plus facile que de prendre une vue

photographique de cette rĂ©gion sous-marine. »Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que me causait cette

nouvelle proposition, que, sur un appel du capitaine Nemo, un objectifĂ©tait apportĂ© dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieuliquide Ă©clairĂ© Ă©lectriquement se distribuait avec une clartĂ© parfaite. Nulleombre, nulle dĂ©gradation de notre lumiĂšre factice. Le soleil n’eĂ»t pas Ă©tĂ©plus favorable Ă  une opĂ©ration de cette nature. Le Nautilus, sous la poussĂ©ede son hĂ©lice, maĂźtrisĂ©e par l’inclinaison de ses plans, demeurait immobile.L’instrument fut braquĂ© sur ces sites du fond ocĂ©anique, et en quelquessecondes, nous avions obtenu un nĂ©gatif d’une extrĂȘme puretĂ©.

C’est l’épreuve positive que j’en donne ici. On y voit ces rochesprimordiales qui n’ont jamais connu la lumiĂšre des cieux, ces granitsinfĂ©rieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondesĂ©vidĂ©es dans la masse pierreuse, ces profils d’une incomparable nettetĂ© etdont le trait terminal se dĂ©tache en noir, comme s’il Ă©tait dĂ» au pinceaude certains artistes flamands ; puis, au-delĂ , un horizon de montagnes, uneadmirable ligne ondulĂ©e qui compose les arriĂšre-plans du paysage. Je ne puisdĂ©crire cet ensemble de roches lisses, noires, polies, sans une mousse, sansune tache, aux formes Ă©trangement dĂ©coupĂ©es et solidement Ă©tablies sur cetapis de sable qui Ă©tincelait sous les jets de la lumiĂšre Ă©lectrique.

Cependant le capitaine Nemo, aprĂšs avoir terminĂ© son opĂ©ration, m’avaitdit :

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« Remontons, monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cettesituation, ni exposer trop longtemps le Nautilus à de pareilles pressions.

– Remontons, rĂ©pondis-je.– Tenez-vous bien. »Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine

me faisait cette recommandation, quand je fus précipité sur le tapis.Son hélice embrayée sur un signal du capitaine, ses plans dressés

verticalement, le Nautilus, emportĂ© comme un ballon dans les airs, s’enlevaitavec une rapiditĂ© foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec unfrĂ©missement sonore. Aucun dĂ©tail n’était visible. En quatre minutes, il avaitfranchi les quatre lieues qui le sĂ©paraient de la surface de l’OcĂ©an, et, aprĂšsavoir Ă©mergĂ© comme un poisson-volant, il retombait en faisant jaillir les flotsĂ  une prodigieuse hauteur.

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CHAPITRE XIICachalots et baleines

Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direction vers lesud. Je pensais qu’à la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap Ă  l’ouest afinde rallier les mers du Pacifique et d’achever son tour du monde. Il n’en fitrien et continua de remonter vers les rĂ©gions australes. OĂč voulait-il doncaller ? Au pĂŽle ? C’était insensĂ©. Je commençai Ă  croire que les tĂ©mĂ©ritĂ©s ducapitaine justifiaient suffisamment les apprĂ©hensions de Ned Land.

Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projetsde fuite. Il Ă©tait devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyaiscombien cet emprisonnement prolongĂ© lui pesait. Je sentais ce qui s’amassaitde colĂšre en lui. Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeux s’allumaientd’un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portĂątĂ  quelque extrĂ©mitĂ©.

Ce jour-lĂ , 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre.Je leur demandai la raison de leur visite.

« Une simple question Ă  vous poser, monsieur, me rĂ©pondit le Canadien.– Parlez, Ned.– Combien d’hommes croyez-vous qu’il y ait Ă  bord du Nautilus ?– Je ne saurais le dire, mon ami.– Il me semble, reprit Ned Land, que sa manƓuvre ne nĂ©cessite pas un

nombreux Ă©quipage.– En effet, rĂ©pondis-je, dans les conditions oĂč il se trouve, une dizaine

d’hommes au plus doivent suffire Ă  le manƓuvrer.– Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ?– Pourquoi ? » rĂ©pliquai-je.Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions Ă©taient faciles Ă 

deviner.« Parce que, dis-je, si j’en crois mes pressentiments, si j’ai bien compris

l’existence du capitaine, le Nautilus n’est pas seulement un navire ; ce doitĂȘtre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont romputoute relation avec la terre.

– Peut-ĂȘtre, dit Conseil, mais enfin le Nautilus et peut contenir qu’uncertain nombre d’hommes, ne monsieur ne pourrait-il Ă©valuer ce maximum ?

– Comment cela, Conseil ?– Par le calcul. Étant donnĂ©e la capacitĂ© du navire que monsieur connaĂźt,

et, par consĂ©quent, la quantitĂ© d’air qu’il renferme ; sachant d’autre part ceque chaque homme dĂ©pense dans l’acte de la respiration, et comparant ces

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rĂ©sultats avec la nĂ©cessitĂ© oĂč le Nautilus est de remonter toutes les vingt-quatre heures
 »

La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais je vis bien oĂč il voulait envenir.

« Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-lĂ , facile Ă  Ă©tablir d’ailleurs, nepeut donner qu’un chiffre trĂšs incertain.

– N’importe, reprit Ned Land, en insistant.– Voici le calcul, rĂ©pondis-je. Chaque homme dĂ©pense en une heure

l’oxygùne contenu dans cent litres d’air, soit en vingt-quatre heuresl’oxygùne contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc cherchercombien de fois le Nautilus renferme deux mille quatre cents litres d’air.

– PrĂ©cisĂ©ment, dit Conseil.– Or, repris-je, la capacitĂ© du Nautilus Ă©tant de quinze cents tonneaux, et

celle du tonneau de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent mille litresd’air, qui, divisĂ©s par deux mille quatre cents
 »

Je calculai rapidement au crayon :« 
 donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient Ă  dire que l’air

contenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire Ă  six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures.

– Six cent vingt-cinq ! rĂ©pĂ©ta Ned.– Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins ou

officiers, nous ne formons pas la dixiĂšme partie de ce chiffre.– C’est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil.– Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience.– Et mĂȘme mieux que la patience, rĂ©pondit Conseil, la rĂ©signation. »Conseil avait employĂ© le mot juste.« AprĂšs tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours au

sud ! Il faudra bien qu’il s’arrĂȘte, ne fĂ»t-ce que devant la banquise, et qu’ilrevienne vers des mers plus civilisĂ©es ! Alors il sera temps de reprendre lesprojets de Ned Land. »

Le Canadien secoua la tĂȘte, passa la main sur son front, ne rĂ©pondit pas,et se retira.

« Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alorsConseil. Ce pauvre Ned pense Ă  tout ce qu’il ne peut pas avoir. Tout luirevient de sa vie passĂ©e. Tout lui semble regrettable de ce qui nous estinterdit. Ses anciens souvenirs l’oppressent et il a le cƓur gros. Il faut lecomprendre. Qu’est-ce qu’il a Ă  faire ici ? Rien. Il n’est pas un savantcomme monsieur, et ne saurait prendre le mĂȘme goĂ»t que nous aux chosesadmirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une tavernede son pays ! »

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Il est certain que la monotonie du bord devait paraßtre insupportable auCanadien, habitué à une vie libre et active. Les évÚnements qui pouvaient lepassionner étaient rares. Cependant, ce jour-là, un incident vint lui rappelerses beaux jours de harponneur.

Vers onze heures du matin, Ă©tant Ă  la surface de l’OcĂ©an, le Nautilustomba au milieu d’une troupe de baleines : rencontre qui ne me surprit pas,car je savais que ces animaux, chassĂ©s Ă  outrance, se sont rĂ©fugiĂ©s dans lesbassins des hautes latitudes.

Le rĂŽle jouĂ© par la baleine dans le monde marin et son influence sur lesdĂ©couvertes gĂ©ographiques ont Ă©tĂ© considĂ©rables. C’est elle qui, entraĂźnant Ă sa suite les Basques d’abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais,les enhardit contre les dangers de l’OcĂ©an et les conduisit d’une extrĂ©mitĂ©de la terre Ă  l’autre. Les baleines aiment Ă  frĂ©quenter les mers australes etborĂ©ales. D’anciennes lĂ©gendes prĂ©tendent mĂȘme que ces cĂ©tacĂ©s amenĂšrentles pĂȘcheurs jusqu’à sept lieues seulement du pĂŽle Nord. Si le fait est fauxil sera vrai un jour, et c’est probablement ainsi, en chassant la baleine dansles rĂ©gions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront les deuxpoints inconnus du globe.

Nous Ă©tions assis sur la plate-forme par une mer tranquille ; mais le moisd’octobre de ces latitudes nous donnait de belles journĂ©es d’automne. Ce futle Canadien, – il ne pouvait s’y tromper, – qui signala une baleine Ă  l’horizondans l’est. En regardant attentivement, on voyait un dos noirĂątre s’élever ets’abaisser alternativement au-dessus des flots, Ă  cinq milles du Nautilus.

« Ah ! s’écria Ned Land, si j’étais Ă  bord d’un baleinier, voilĂ  unerencontre qui me ferait plaisir ! C’est un animal de grande taille. Voyez avecquelle puissance ses Ă©vents rejettent des colonnes d’air et de vapeur ! Millediables ! pourquoi faut-il que je sois enchaĂźnĂ© sur ce morceau de tĂŽle !

– Quoi ! Ned, rĂ©pondis-je, vous n’ĂȘtes pas encore revenu de vos vieillesidĂ©es de pĂȘche ?

– Est-ce qu’un pĂȘcheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancienmĂ©tier ? Est-ce qu’on se lasse jamais des Ă©motions d’une pareille chasse ?

– Vous n’avez jamais pĂȘchĂ© dans ces mers, Ned ?– Jamais, monsieur. Dans les mers borĂ©ales seulement, et autant dans le

dĂ©troit de Behring que dans celui de Davis.– Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la baleine

franche que vous avez chassĂ©e jusqu’ici, et elle ne se hasarderait pas Ă  passerles eaux chaudes de l’équateur.

– Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous lĂ  ? rĂ©pliqua le Canadiend’un ton passablement incrĂ©dule.

– Je dis ce qui est.

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– Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilĂ  deux ans etdemi, j’ai amarinĂ© prĂšs du Groenland une baleine qui portait encore dans sonflanc le harpon poinçonnĂ© d’un baleinier de Behring. Or je vous demandecomment, aprĂšs avoir Ă©tĂ© frappĂ© Ă  l’ouest de l’AmĂ©rique, l’animal seraitvenu se faire tuer Ă  l’est, s’il n’avait, aprĂšs avoir doublĂ© soit le cap Horn,soit le cap de Bonne-EspĂ©rance, franchi l’équateur !

– Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce que rĂ©pondramonsieur.

– Monsieur vous rĂ©pondra, mes amis, que les baleines sont localisĂ©es,suivant leurs espĂšces, dans certaines mers qu’elles ne quittent pas. Et si l’unde ces animaux est venu du dĂ©troit de Behring dans celui de Davis, c’esttout simplement parce qu’il existe un passage d’une mer Ă  l’autre, soit surles cĂŽtes septentrionales de l’AmĂ©rique, soit sur celles de l’Asie.

– Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un Ɠil.– Il faut croire monsieur, rĂ©pondit Conseil.– DĂšs lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pĂȘchĂ© dans ces

parages, je ne connais point les baleines qui les frĂ©quentent ?– Je vous l’ai dit, Ned.– Raison de plus pour faire leur connaissance, rĂ©pliqua Conseil.– Voyez ! voyez ! s’écria le Canadien, la voix Ă©mue. Elle s’approche ! Elle

vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle ! »Ned frappait du pied. Sa main frémissait en brandissant un harpon

imaginaire.« Ces cétacés, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux des mers

borĂ©ales ?– À peu prĂšs, Ned.– C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines, qui

mesuraient jusqu’à cent pieds de longueur. Je me suis mĂȘme laissĂ© dire quele Hullamock et l’Umgallick des Ăźles AlĂ©outiennes dĂ©passaient quelquefoiscent cinquante pieds.

– Ceci me paraĂźt exagĂ©rĂ©, rĂ©pondis-je. Ces animaux ne sont que desbaleinoptĂšres, pourvus de nageoires dorsales, et, de mĂȘme que les cachalots,ils sont gĂ©nĂ©ralement plus petits que la baleine franche.

– Ah ! s’écria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l’OcĂ©an, ellese rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus. »

Puis, reprenant sa conversation :« Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d’une petite bĂȘte. On cite

cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cĂ©tacĂ©s intelligents.Quelques-uns, dit-on, se couvrent d’algues et de fucus. On les prend pourles Ăźlots, on campe dessus, on s’y installe, on fait du feu


– On y bñtit des maisons, dit Conseil.

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– Oui, farceur, rĂ©pondit Ned Land. Puis, un beau jour, l’animal plonge etentraĂźne tous ses habitants au fond de l’abĂźme.

– Comme dans les voyages de Simbad le marin, rĂ©pliquai-je en riant. Ah !maĂźtre Land, il paraĂźt que vous aimez les histoires extraordinaires ! Quelscachalots que les vĂŽtres ! J’espĂšre que vous n’y croyez pas.

– Monsieur le naturaliste, rĂ©pondit sĂ©rieusement le Canadien, il faut toutcroire de la part des baleines. – Comme elle marche, celle-ci ! Comme ellese dĂ©robe ! – On prĂ©tend que ces animaux-lĂ  peuvent faire le tour du mondeen quinze jours.

– Je ne dis pas non.– Mais ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c’est

que, au commencement du monde, les baleines nageaient plus rapidementencore.

– Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ?– Parce qu’alors elles avaient la queue en travers, comme les poissons,

c’est-Ă -dire que cette queue, comprimĂ©e verticalement, frappait l’eau degauche Ă  droite et de droite Ă  gauche. Mais le CrĂ©ateur, s’apercevant qu’ellesmarchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-lĂ  elles battentles flots de haut en bas, au dĂ©triment de leur rapiditĂ©.

– Bon, Ned, dis-je en reprenant une expression du Canadien, faut-il vouscroire ?

– Pas trop, rĂ©pondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu’il existedes baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres.

– C’est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant il faut avouer que certainscĂ©tacĂ©s acquiĂšrent un dĂ©veloppement considĂ©rable, puisque, dit-on, ilsfournissent jusqu’à cent vingt tonnes d’huile.

– Pour ça, je l’ai vu, dit le Canadien.– Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines

égalent en grosseur cent éléphants. Jugez des effets produits par une tellemasse lancée à toute vitesse.

– Est-il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent couler des navires ?– Des navires, je ne le crois pas, rĂ©pondis-je. On raconte cependant qu’en

1820, prĂ©cisĂ©ment dans ces mers du Sud, une baleine se prĂ©cipita sur l’Essexet le fit reculer avec une vitesse de quatre mĂštres par seconde. Des lamespĂ©nĂ©trĂšrent par l’arriĂšre, et l’Essex sombra presque aussitĂŽt. »

Ned me regarda d’un air narquois.« Pour mon compte, dit-il, j’ai reçu un coup de queue de baleine, – dans

mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons Ă©tĂ©lancĂ©s Ă  une hauteur de six mĂštres. Mais auprĂšs de la baleine de monsieurle professeur, la mienne n’était qu’un baleineau.

– Est-ce que ces animaux-là vivent longtemps ! demanda Conseil.

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– Mille ans, rĂ©pondit le Canadien sans hĂ©siter.– Et comment le savez-vous, Ned ?– Parce qu’on le dit.– Et pourquoi le dit-on ?– Parce qu’on le sait.– Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement

sur lequel on s’appuie : Il y a quatre cents ans, lorsque les pĂȘcheurschassĂšrent pour la premiĂšre fois les baleines, ces animaux avaient une taillesupĂ©rieure Ă  celle qu’ils acquiĂšrent aujourd’hui. On suppose donc, assezlogiquement, que l’infĂ©rioritĂ© des baleines actuelles vient de ce qu’ellesn’ont pas eu le temps d’atteindre leur complet dĂ©veloppement. C’est ce quia fait dire Ă  Buffon que ces cĂ©tacĂ©s pouvaient et devaient mĂȘme vivre milleans. Vous entendez ? »

Ned Land n’entendait pas. Il n’écoutait plus. La baleine s’approchaittoujours. Il la dĂ©vorait des yeux.

« Ah ! s’écria-t-il, ce n’est plus une baleine, c’est dix, c’est vingt, c’est untroupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Être lĂ  pieds et poings liĂ©s !

– Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaineNemo la permission de chasser ?
 »

Conseil n’avait pas achevĂ© sa phrase, que Ned Land s’était affalĂ© par lepanneau et courait Ă  la recherche du capitaine. Quelques instants aprĂšs, tousdeux reparaissaient sur la plate-forme.

Le capitaine Nemo observa le troupeau de cĂ©tacĂ©s qui s’ébattait sur leseaux Ă  un mille du Nautilus.

« Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a lĂ  la fortune d’une flotte debaleiniers.

– Eh bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-je leur donner lachasse, ne fĂ»t-ce que pour ne pas oublier mon ancien mĂ©tier de harponneur ?

– À quoi bon, rĂ©pondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pourdĂ©truire ? Nous n’avons que faire d’huile de baleine Ă  bord.

– Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nousavez autorisĂ©s Ă  poursuivre un dugong.

Il s’agissait alors de procurer de la viande fraĂźche Ă  mon Ă©quipage. Ici, ceserait tuer pour tuer. Je sais bien que c’est un privilĂšge rĂ©servĂ© Ă  l’homme,mais je n’admets pas ces passe-temps meurtriers. En dĂ©truisant la baleineaustrale comme la baleine franche, ĂȘtres inoffensifs et bons, vos pareils,maĂźtre Land, commettent une action blĂąmable. C’est ainsi qu’ils ont dĂ©jĂ dĂ©peuplĂ© toute la baie de Baffin, et qu’ils anĂ©antiront une classe d’animauxutiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cĂ©tacĂ©s. Ils ont bien assezde leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans quevous vous en mĂȘliez. »

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Je laisse Ă  imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce coursde morale. Donner de semblables raisons Ă  un chasseur, c’était perdreses paroles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenaitĂ©videmment pas ce qu’il voulait lui dire. Cependant le capitaine avait raison :l’acharnement barbare et inconsidĂ©rĂ© des pĂȘcheurs fera disparaĂźtre un jourla derniĂšre baleine de l’OcĂ©an.

Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dansses poches et nous tourna le dos.

Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cĂ©tacĂ©s, ets’adressant Ă  moi :

« J’avais raison de prĂ©tendre que, sans compter l’homme, les baleines ontassez d’autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire Ă  forte partieavant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, Ă  huit milles sous le vent,ces points noirĂątres qui sont en mouvement ?

– Oui, capitaine, rĂ©pondis-je.– Ce sont des cachalots, animaux terribles, que j’ai quelquefois rencontrĂ©s

par troupes de deux Ă  trois cents. Quant Ă  ceux-lĂ , bĂȘtes cruelles etmalfaisantes, on a raison de les exterminer. »

Le Canadien se retourna vivement Ă  ces derniers mots.« Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l’intĂ©rĂȘt mĂȘme des

baleines
– Inutile de s’exposer, monsieur le professeur. Le Nautilus suffira à

disperser ces cachalots. Il est armĂ© d’un Ă©peron d’acier qui vaut bien leharpon de maĂźtre Land, j’imagine ? »

Le Canadien ne se gĂȘna pas pour hausser les Ă©paules. Attaquer des cĂ©tacĂ©sĂ  coups d’éperon ! Qui avait jamais entendu parler de cela ?

« Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vousmontrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitié pources féroces cétacés. Ils ne sont que bouche et dents ! »

Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocĂ©phale,dont la taille dĂ©passe quelquefois vingt-cinq mĂštres. La tĂȘte Ă©norme de cecĂ©tacĂ© occupe environ le tiers de son corps. Mieux armĂ© que la baleine, dontla mĂąchoire supĂ©rieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimĂštres, cylindriques et coniques Ă leur sommet, et qui pĂšsent deux livres chacune. C’est Ă  la partie supĂ©rieurede cette Ă©norme tĂȘte et dans de grandes cavitĂ©s sĂ©parĂ©es par des cartilages,que se trouvent trois Ă  quatre cents kilogrammes de cette huile prĂ©cieuse,dite « blanc de baleine ». Le cachalot est un animal disgracieux, plutĂŽt tĂȘtardque poisson, suivant la remarque de FrĂ©dol. Il est mal construit, Ă©tant pourainsi dire « manquĂ© » dans toute la partie gauche de sa charpente, et n’yvoyant guĂšre que de l’Ɠil droit.

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Cependant le monstrueux troupeau s’approchait toujours. Il avait aperçules baleines et se prĂ©parait Ă  les attaquer. On pouvait prĂ©juger d’avance lavictoire des cachalots, non seulement parce qu’ils sont mieux bĂątis pourl’attaque que leurs inoffensifs adversaires, mais aussi parce qu’ils peuventrester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer Ă  leur surface.

Il n’était que temps d’aller au secours des baleines. Le Nautilus se mitentre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous prĂźmes place devant les vitresdu salon. Le capitaine Nemo se rendit prĂšs du timonier pour manƓuvrer sonappareil comme un engin de destruction. BientĂŽt je sentis les battements del’hĂ©lice se prĂ©cipiter et notre vitesse s’accroĂźtre.

Le combat Ă©tait dĂ©jĂ  commencĂ© entre les cachalots et les baleineslorsque le Nautilus arriva. Il manƓuvra de maniĂšre Ă  couper la troupe demacrocĂ©phales. Ceux-ci, tout d’abord, se montrĂšrent peu Ă©mus Ă  la vue dunouveau monstre qui se mĂȘlait Ă  la bataille. Mais bientĂŽt ils durent se garerde ses coups.

Quelle lutte ! Ned Land lui-mĂȘme, bientĂŽt enthousiasmĂ©, finit par battredes mains. Le Nautilus n’était plus qu’un harpon formidable, brandi parla main de son capitaine. Il se lançait contre ces masses charnues et lestraversait de part en part, laissant aprĂšs son passage deux grouillantes moitiĂ©sd’animal. Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, ilne les sentait pas. Les chocs qu’il produisait, pas davantage. Un cachalotexterminĂ©, il courait Ă  un autre, virant sur place pour ne pas manquer sa proie,allant de l’avant, de l’arriĂšre, docile Ă  son gouvernail, plongeant quand lecĂ©tacĂ© s’enfonçait dans les couches profondes, remontant avec lui lorsqu’ilrevenait Ă  la surface, le frappant de plein ou d’écharpe, le coupant ou ledĂ©chirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures, le perçantde son terrible Ă©peron.

Quel carnage ! quels bruits à la surface des flots ! quels sifflements aiguset quels ronflements particuliers à ces animaux épouvantés ! Au milieude ces couches ordinairement si paisibles, leur queue créait de véritableshoules.

Pendant une heure se prolongea cet homĂ©rique massacre, auquel lesmacrocĂ©phales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douzerĂ©unis essayĂšrent d’écraser le Nautilus sous leur masse. On voyait, Ă  lavitre, leur gueule Ă©norme pavĂ©e de dents, leur Ɠil formidable. Ned Land,qui ne se possĂ©dait plus, les menaçait et les injuriait. On sentait qu’ils secramponnaient Ă  notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sousles taillis. Mais le Nautilus, forçant son hĂ©lice, les emportait, les entraĂźnaitou les ramenait vers le niveau supĂ©rieur des eaux, sans se soucier ni de leurpoids Ă©norme ni de leurs puissantes Ă©treintes.

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Enfin la masse des cachalots s’éclaircit, les flots redevinrent tranquilles.Je sentis que nous remontions Ă  la surface de l’OcĂ©an. Le panneau fut ouvert,et nous nous prĂ©cipitĂąmes sur la plate-forme.

La mer Ă©tait couverte de cadavres mutilĂ©s. Une explosion formidablen’eĂ»t pas divisĂ©, dĂ©chirĂ©, dĂ©chiquetĂ© avec plus de violence ces massescharnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuĂątres sur ledos, blanchĂątres sous le ventre, et tout bossuĂ©s d’énormes protubĂ©rances.Quelques cachalots Ă©pouvantĂ©s fuyaient Ă  l’horizon. Les flots Ă©taient teintsen rouge sur un espace de plusieurs milles, et le Nautilus nageait au milieud’une mer de sang.

Le capitaine Nemo nous rejoignit.« Eh bien, maĂźtre Land ? dit-il.– Eh bien, monsieur, rĂ©pondit le Canadien, chez lequel l’enthousiasme

s’était calmĂ©, c’est un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas unboucher, je suis un chasseur, et ceci n’est qu’une boucherie.

– C’est un massacre d’animaux malfaisants, rĂ©pondit le capitaine, et leNautilus n’est pas un couteau de boucher.

– J’aime mieux mon harpon, rĂ©pliqua le Canadien.– Chacun son arme, » rĂ©pondit le capitaine, en regardant fixement Ned

Land.Je craignais que celui-ci ne se laissĂąt emporter Ă  quelque violence qui

aurait eu des consĂ©quences dĂ©plorables. Mais sa colĂšre fut dĂ©tournĂ©e par lavue d’une baleine que le Nautilus accostait en ce moment.

L’animal n’avait pu Ă©chapper Ă  la dent des cachalots. Je reconnus labaleine australe, Ă  tĂȘte dĂ©primĂ©e, qui est entiĂšrement noire. Anatomiquementelle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par la souduredes sept vertĂšbres cervicales, et elle compte deux cĂŽtes de plus que sescongĂ©nĂšres. Le malheureux cĂ©tacĂ©, couchĂ© sur le flanc, le ventre trouĂ© demorsures, Ă©tait mort. Au bout de sa nageoire mutilĂ©e pendait encore un petitbaleineau qu’il n’avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissaitcouler l’eau qui murmurait comme un ressac Ă  travers ses fanons.

Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus prĂšs du cadavre de l’animal.Deux de ses hommes montĂšrent sur le flanc de la baleine, et je vis, nonsans Ă©tonnement, qu’ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu’ellescontenaient, c’est-Ă -dire la valeur de deux Ă  trois tonneaux.

Le capitaine m’offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pusm’empĂȘcher de lui marquer ma rĂ©pugnance pour ce breuvage. Il m’assuraque ce lait Ă©tait excellent et qu’il ne se distinguait en aucune façon du laitde vache.

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Je le goĂ»tai et je fus de son avis. C’était donc pour nous une rĂ©serve utile,car ce lait, sous la forme de beurre salĂ© ou de fromage, devait apporter uneagrĂ©able variĂ©tĂ© Ă  notre ordinaire.

De ce jour-là, je remarquai avec inquiétude que les dispositions de NedLand envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et jerésolus de surveiller de prÚs les faits et gestes du Canadien.

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CHAPITRE XIIILa banquise

Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivaitle cinquantiĂšme mĂ©ridien avec une vitesse considĂ©rable. Voulait-il doncatteindre le pĂŽle ? Je ne le pensais pas, car jusqu’ici toutes les tentatives pours’élever jusqu’à ce point du globe avaient Ă©chouĂ©. La saison, d’ailleurs, Ă©taitdĂ©jĂ  fort avancĂ©e, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au13 septembre des rĂ©gions borĂ©ales, qui commence la pĂ©riode Ă©quinoxiale.

Le 14 mars, j’aperçus des glaces flottantes par 55° de latitude, simplesdĂ©bris blafards de vingt Ă  vingt-cinq pieds, formant des Ă©cueils sur lesquelsla mer dĂ©ferlait. Le Nautilus se maintenait Ă  la surface de l’OcĂ©an. Ned Land,ayant dĂ©jĂ  pĂȘchĂ© dans les mers arctiques, Ă©tait familiarisĂ© avec ce spectacledes icebergs. Conseil et moi, nous l’admirions pour la premiĂšre fois.

Dans l’atmosphĂšre, vers l’horizon du sud, s’étendait une bande blanched’un Ă©blouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donnĂ© le nom de « ice-blinck. » Quelque Ă©pais que soient les nuages, ils ne peuvent l’obscurcir.Elle annonce la prĂ©sence d’un pack ou banc de glace.

En effet, bientĂŽt apparurent des blocs plus considĂ©rables dont l’éclat semodifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces massesmontraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eĂ»t tracĂ© leslignes ondulĂ©es. D’autres, semblables Ă  d’énormes amĂ©thystes, se laissaientpĂ©nĂ©trer par la lumiĂšre. Celles-ci rĂ©verbĂ©raient les rayons du jour sur lesmille facettes de leurs cristaux. Celles-lĂ , nuancĂ©es des vifs reflets ducalcaire, auraient suffi Ă  la construction de toute une ville de marbre.

Plus nous descendions au sud, plus ces Ăźles flottantes gagnaient ennombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers.C’étaient des pĂ©trels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient deleurs cris. Quelques-uns, prenant le Nautilus pour le cadavre d’une baleine,venaient s’y reposer et piquaient de coups de bec sa tĂŽle sonore.

Pendant cette navigation au milieu des glaces le capitaine Nemo setint souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces paragesabandonnĂ©s. Je voyais son calme regard s’animer parfois. Se disait-il quedans ces mers polaires interdites Ă  l’homme, il Ă©tait lĂ  chez lui, maĂźtrede ces infranchissables espaces ? Peut-ĂȘtre. Mais il ne parlait pas. Ilrestait immobile, ne revenant Ă  lui que lorsque ses instincts de manƓuvrierreprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresseconsommĂ©e, il Ă©vitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur quivariait de soixante-dix Ă  quatre-vingts mĂštres. Souvent l’horizon paraissait

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entiĂšrement fermĂ©. À la hauteur du soixantiĂšme degrĂ© de latitude, toute passeavait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait bientĂŽtquelque Ă©troite ouverture par laquelle il se glissait audacieusement, sachantbien cependant, qu’elle se refermerait derriĂšre lui.

Ce fut ainsi que le Nautilus, guidĂ© par cette main habile, dĂ©passa toutesces glaces, classĂ©es, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une prĂ©cisionqui enchantait Conseil : iceberg ou montagnes, icefields ou thamps unis etsans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisĂ©s, nommĂ©spalchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu’ils sont faits de morceauxallongĂ©s.

La tempĂ©rature Ă©tait assez basse. Le thermomĂštre, exposĂ© Ă  l’air extĂ©rieur,marquait deux ou trois degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. Mais nous Ă©tionschaudement habillĂ©s de fourrure, dont les phoques ou les ours marins avaientfait les frais. L’intĂ©rieur du Nautilus, rĂ©guliĂšrement chauffĂ© par ses appareilsĂ©lectriques, dĂ©fiait les froids les plus intenses. D’ailleurs, il lui eĂ»t suffide s’enfoncer Ă  quelques mĂštres au-dessous des flots pour y trouver unetempĂ©rature supportable.

Deux mois plus tĂŽt, nous aurions joui sous cette latitude d’un jourperpĂ©tuel ; mais dĂ©jĂ  la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plustard elle devait jeter six mois d’ombre sur ces rĂ©gions circum polaires.

Le 15 mars, la latitude des Ăźles New-Sethland et des Orkney du Sudfut dĂ©passĂ©e. Le capitaine m’apprit qu’autrefois de nombreuses tribus dephoques habitaient ces terres ; mais les baleiniers anglais et amĂ©ricains, dansleur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, lĂ  oĂčexistait l’animation de la vie, avaient laissĂ© aprĂšs eux le silence de la mort.

Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant le cinquante-cinquiĂšme mĂ©ridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nousentouraient de toutes parts et fermaient l’horizon. Cependant le capitaineNemo marchait de passe en passe et s’élevait toujours.

« Mais oĂč va-t-il ? demandai-je.– Devant lui, rĂ©pondait Conseil. AprĂšs tout, lorsqu’il ne pourra pas aller

plus loin, il s’arrĂȘtera.– Je n’en jurerais pas ! » rĂ©pondis-je.Et, pour ĂȘtre franc, j’avouerai que cette excursion aventureuse ne me

dĂ©plaisait point. À quel degrĂ© m’émerveillaient les beautĂ©s de ces rĂ©gionsnouvelles, je ne saurais l’exprimer. Les glaces prenaient des attitudessuperbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets etses mosquĂ©es innombrables ; lĂ , une citĂ© Ă©croulĂ©e, et comme jetĂ©e Ă  terre parune convulsion du sol. Aspects incessamment variĂ©s par les obliques rayonsdu soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige.

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Puis, de toutes parts des dĂ©tonations, des Ă©boulements, de grandes culbutesd’icebergs, qui changeaient le dĂ©cor comme le paysage d’un diorama.

Lorsque le Nautilus Ă©tait immergĂ© au moment oĂč se rompaient cesĂ©quilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayante intensitĂ©,et la chute de ces masses crĂ©ait de redoutables remous jusque dans lescouches profondes de l’OcĂ©an. Le Nautilus roulait et tanguait alors commeun navire abandonnĂ© Ă  la furie des Ă©lĂ©ments.

Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous Ă©tionsdĂ©finitivement prisonniers ; mais, l’instinct le guidant, sur le plus lĂ©gerindice, le capitaine Nemo dĂ©couvrait des passes nouvelles. Il ne se trompaitjamais en observant les minces filets d’eau bleuĂątre qui sillonnaient lesicefields. Aussi ne mettais-je pas en doute qu’il n’eĂ»t aventurĂ© dĂ©jĂ  leNautilus au milieu des mers antarctiques.

Cependant, dans la journĂ©e du 16 mars, les champs de glace nousbarraient absolument la route. Ce n’était pas encore la banquise, mais devastes icefields cimentĂ©s par le froid. Cet obstacle ne pouvait arrĂȘter lecapitaine Nemo, et il se lança contre l’icefield avec une effroyable violence.Le Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisaitavec des craquements terribles. C’était l’antique bĂ©lier poussĂ© par unepuissance infinie. Les dĂ©bris de glace, haut projetĂ©s, retombaient en grĂȘleautour de nous. Par sa seule force d’impulsion, notre appareil se creusait unchenal. Quelquefois, emportĂ© par son Ă©lan, il montait sur le champ de glace etl’écrasait de son poids, ou par instants, enfournĂ© sous l’icefield, il le divisaitpar un simple mouvement de tangage qui produisait de larges dĂ©chirures.

Pendant ces journĂ©es, de violents grains nous assaillirent. Par certainesbrumes Ă©paisses, on ne se fĂ»t pas vu d’une extrĂ©mitĂ© de la plate-forme Ă l’autre. Le vent sautait brusquement Ă  tous les points du compas. La neiges’accumulait en couches si dures qu’il fallait la briser Ă  coups de pic. Rienqu’à la tempĂ©rature de cinq degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, toutes les partiesextĂ©rieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un grĂ©ement n’aurait puse manƓuvrer, car tous les garants eussent Ă©tĂ© engagĂ©s dans la gorge despoulies. Un bĂątiment sans voiles et mĂ» par un moteur Ă©lectrique qui se passaitde charbon pouvait seul affronter d’aussi hautes latitudes.

Dans ces conditions, le baromĂštre se tint gĂ©nĂ©ralement trĂšs bas. Il tombamĂȘme Ă  73° 5’. Les indications de la boussole n’offraient plus aucunegarantie. Ses aiguilles affolĂ©es marquaient des directions contradictoires, ens’approchant du pĂŽle magnĂ©tique mĂ©ridional, qui ne se confond pas avecle sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pĂŽle est situĂ© Ă  peu prĂšspar 70° de latitude et 130° de longitude, et d’aprĂšs les observations deDuperrĂ©, par 135° de longitude et 70° 30’de latitude. Il fallait faire alors desobservations nombreuses sur les compas transportĂ©s Ă  diffĂ©rentes parties du

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navire et prendre une moyenne. Mais souvent, on s’en rapportait Ă  l’estimepour relever la route parcourue, mĂ©thode peu satisfaisante au milieu de cespasses sinueuses dont les points de repĂšre changent incessamment.

Enfin, le 18 mars, aprĂšs vingt assauts inutiles, le Nautilus se vitdĂ©finitivement enrayĂ©. Ce n’était plus ni les streams, ni les palks, ni lesicefields, mais une interminable et immobile barriĂšre formĂ©e de montagnessoudĂ©es entre elles.

« La banquise ! » me dit le Canadien.Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui

nous avaient prĂ©cĂ©dĂ©s, c’était l’infranchissable obstacle. Le soleil ayantun instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assezexacte qui donnait Ă  notre situation 51° 30’de longitude et 67° 39’de latitudemĂ©ridionale. C’était dĂ©jĂ  un point avancĂ© des rĂ©gions antarctiques.

De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparence devant nosyeux. Sous l’éperon du Nautilus s’étendait une vaste plaine tourmentĂ©e,enchevĂȘtrĂ©e de blocs confus, avec tout ce pĂȘle-mĂȘle capricieux quicaractĂ©rise la surface d’un fleuve quelque temps avant la dĂ©bĂącle des glaces,mais sur des proportions gigantesques. Çà et lĂ , des pics aigus, des aiguillesdĂ©liĂ©es s’élevant Ă  une hauteur de deux cents pieds ; plus loin, une suitede falaises taillĂ©es Ă  pic et revĂȘtues de teintes grisĂątres, vastes miroirs quireflĂ©taient quelques rayons de soleil Ă  demi noyĂ©s dans les brumes. Puis, surcette nature dĂ©solĂ©e, un silence farouche, Ă  peine rompu par le battementd’ailes des pĂ©trels ou des puffins. Tout Ă©tait gelĂ© alors, mĂȘme le bruit.

Le Nautilus dut donc s’arrĂȘter dans son aventureuse course au milieu deschamps de glace.

« Monsieur, me dit ce jour-lĂ  Ned Land, si votre capitaine va plus loin !
– Eh bien ?– Ce sera un maĂźtre homme.– Pourquoi, Ned ?– Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre

capitaine ; mais, mille diables ! il n’est pas plus puissant que la nature, et lĂ oĂč elle a mis des bornes, il faut que l’on s’arrĂȘte, bon grĂ©, mal grĂ©.

– En effet, Ned Land, et cependant j’aurais voulu savoir ce qu’il y aderriùre cette banquise ! Un mur-voilà ce qui m’irrite le plus !

– Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont Ă©tĂ© inventĂ©s que pouragacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part.

– Bon ! fit le Canadien. Derriùre cette banquise, on sait bien ce qui setrouve.

– Quoi donc ? demandai-je.– De la glace, et toujours de la glace !

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– Vous ĂȘtes certain de ce fait, Ned, rĂ©pliquai-je, mais moi je ne le suispas. VoilĂ  pourquoi je voudrais aller voir.

– Eh bien, monsieur le professeur, rĂ©pondit le Canadien, renoncez Ă  cetteidĂ©e. Vous ĂȘtes arrivĂ© Ă  la banquise, ce qui est dĂ©jĂ  suffisant, et vous n’irezpas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son Nautilus. Et qu’il le veuille ounon, nous reviendrons vers le nord, c’est-Ă -dire au pays des honnĂȘtes gens. »

Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires neseront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s’arrĂȘterdevant la banquise.

En effet, malgrĂ© ses efforts, malgrĂ© les moyens puissants employĂ©s pourdisjoindre les glaces, le Nautilus fut rĂ©duit Ă  l’immobilitĂ©. Ordinairement,qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici,revenir Ă©tait aussi impossible qu’avancer, car les passes s’étaient refermĂ©esderriĂšre nous, et pour peu que notre appareil demeurĂąt stationnaire, il netarderait pas Ă  ĂȘtre bloquĂ©. Ce fut mĂȘme ce qui arriva vers deux heures dusoir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une Ă©tonnante rapiditĂ©. Jedus avouer que la conduite du capitaine Nemo Ă©tait plus qu’imprudente.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine, qui observait lasituation depuis quelques instants, me dit :

« Et bien, monsieur le professeur, qu’en pensez-vous ?– Je pense que nous sommes pris, capitaine.– Pris ! Et comment l’entendez-vous ?– J’entends que nous ne pouvons aller ni en avant, ni en arriĂšre, ni d’aucun

cĂŽtĂ©. C’est, je crois, ce qui s’appelle « pris », du moins sur les continentshabitĂ©s.

– Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus ne pourra passe dĂ©gager ?

– Difficilement, capitaine, car la saison est dĂ©jĂ  trop avancĂ©e pour quevous comptiez sur une dĂ©bĂącle des glaces.

– Ah ! monsieur le professeur, rĂ©pondit le capitaine Nemo d’unton ironique, vous serez donc toujours le mĂȘme ! Vous ne voyezqu’empĂȘchements et obstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement leNautilus se dĂ©gagera, mais qu’il ira plus loin encore !

– Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine.– Oui, monsieur, il ira au pĂŽle.– Au pĂŽle ! m’écriai-je, ne pouvant retenir un mouvement d’incrĂ©dulitĂ©.– Oui ! rĂ©pondit froidement le capitaine, au pĂŽle antarctique, Ă  ce point

inconnu oĂč se croisent tous les mĂ©ridiens du globe. Vous savez si je fais duNautilus ce que je veux. »

Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’à la tĂ©mĂ©ritĂ© !Mais vaincre ces obstacles qui hĂ©rissent le pĂŽle sud, plus inaccessible que

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ce pĂŽle nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n’était-cepas une entreprise absolument insensĂ©e, et que seul l’esprit d’un fou pouvaitconcevoir !

Il me vint alors Ă  l’idĂ©e de demander au capitaine Nemo s’il avait dĂ©jĂ dĂ©couvert ce pĂŽle que n’avait jamais foulĂ© le pied d’une crĂ©ature humaine.

« Non, monsieur, me rĂ©pondit-il, et nous le dĂ©couvrirons ensemble. LĂ oĂč d’autres ont Ă©chouĂ©, je n’échouerai pas. Jamais je n’ai promenĂ© monNautilus aussi loin sur les mers australes ; mais, je vous le rĂ©pĂšte, il ira plusloin encore.

– Je veux vous croire, capitaine, repris-je d’un ton un peu ironique. Jevous crois ! Allons en avant ! Il n’y a pas d’obstacles pour nous ! Brisonscette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle rĂ©siste, donnons des ailes auNautilus, afin qu’il puisse passer par-dessus !

– Par-dessus ? monsieur le professeur, rĂ©pondit tranquillement lecapitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous.

– Par-dessous ! » m’écriai-je.Une subite rĂ©vĂ©lation des projets du capitaine venait d’illuminer mon

esprit. J’avais compris. Les merveilleuses qualitĂ©s du Nautilus allaient leservir encore dans cette surhumaine entreprise !

« Je vois que nous commençons Ă  nous entendre, monsieur le professeur,me dit le capitaine, souriant Ă  demi. Vous entrevoyez dĂ©jĂ  la possibilitĂ©,– moi, je dirai le succĂšs, – de cette tentative. Ce qui est impraticable avec unnavire ordinaire devient facile au Nautilus. Si un continent Ă©merge au pĂŽle,il s’arrĂȘtera devant ce continent. Mais si, au contraire, c’est la mer libre quile baigne, il ira au pĂŽle mĂȘme !

– En effet, dis-je, entraĂźnĂ© par le raisonnement du capitaine, si la surfacede la mer est solidifiĂ©e par les glaces, ses couches infĂ©rieures sont libres,par cette raison providentielle qui a placĂ© Ă  un degrĂ© supĂ©rieur Ă  celui de lacongĂ©lation le maximum de densitĂ© de l’eau de mer. Et, si je ne me trompe,la partie immergĂ©e de cette banquise est Ă  la partie Ă©mergente comme quatreest Ă  un ?

– À peu prĂšs, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ontau-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnesde glace ne dĂ©passent pas une hauteur de cent mĂštres, elles ne s’enfoncentque de trois cents. Or, qu’est-ce que trois cents mĂštres pour le Nautilus ?

– Rien, monsieur.– Il pourra mĂȘme aller chercher Ă  une profondeur plus grande cette

température uniforme des eaux marines, et là nous braverons impunémentles trente ou quarante degrés de froid de la surface.

– Juste, monsieur, trĂšs juste, rĂ©pondis-je en m’animant.

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– La seule difficultĂ©, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieursjours immergĂ©s sans renouveler notre provision d’air.

– N’est-ce que cela ? rĂ©pliquai-je. Le Nautilus a de vastes rĂ©servoirs, nousles remplirons, et ils nous fourniront tout l’oxygĂšne dont nous aurons besoin.

– Bien imaginĂ©, monsieur Aronnax, rĂ©pondit en souriant le capitaine.Mais ne voulant pas que vous puissiez m’accuser de tĂ©mĂ©ritĂ©, je voussoumets d’avance toutes mes objections.

– En avez-vous encore à faire ?– Une seule. Il est possible, si la mer existe au pîle sud, que cette mer

soit entiÚrement prise, et, par conséquent, que nous ne puissions revenir àsa surface !

– Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armĂ© d’un redoutableĂ©peron, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs deglace qui s’ouvriront au choc ?

– Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idĂ©es aujourd’hui !– D’ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m’enthousiasmant de plus belle,

pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pĂŽle sud comme au pĂŽlenord ? Les pĂŽles du froid et les pĂŽles de la terre ne se confondent nidans l’hĂ©misphĂšre austral ni dans l’hĂ©misphĂšre borĂ©al, et jusqu’à preuvecontraire, on doit supposer ou un continent ou un ocĂ©an dĂ©gagĂ© de glaces Ă ces deux points du globe.

– Je le crois aussi, monsieur Aronnax, rĂ©pondit le capitaine Nemo. Jevous ferai seulement observer qu’aprĂšs avoir Ă©mis tant d’objections contremon projet, maintenant vous m’écrasez d’arguments en sa faveur. »

Le capitaine Nemo disait vrai. J’en Ă©tais arrivĂ© Ă  la vaincre en audace !C’était moi qui l’entraĂźnais au pĂŽle ! Je le devançais, je le distançais
 Maisnon ! pauvre fou ! Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et lecontre de la question, et il s’amusait Ă  te voir emportĂ© dans les rĂȘveries del’impossible !

Cependant, il n’avait pas perdu un instant. À un signal le second parut.Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dans leur incomprĂ©hensiblelangage, et soit que le second eĂ»t Ă©tĂ© antĂ©rieurement prĂ©venu, soit qu’iltrouvĂąt le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.

Mais si impassible qu’il fĂ»t, il ne montra pas une plus complĂšteimpassibilitĂ© que Conseil, lorsque j’annonçai Ă  ce digne garçon notreintention de pousser jusqu’au pĂŽle sud. Un « comme il plaira Ă  monsieur »accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant Ă  Ned Land,si jamais Ă©paules se levĂšrent haut, ce furent celles du Canadien.

« Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vousme faites pitié !

– Mais nous irons au pîle, maütre Ned.

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– Possible, mais vous n’en reviendrez pas ! »Et Ned Land rentra dans sa cabine, « pour ne pas faire un malheur, » dit-

il en me quittant.Cependant les préparatifs de cette audacieuse tentative venaient de

commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l’air dans lesrĂ©servoirs et l’emmagasinaient Ă  une haute pression. Vers quatre heures, lecapitaine Nemo m’annonça que les panneaux de la plate-forme allaient ĂȘtrefermĂ©s. Je jetai un dernier regard sur l’épaisse banquise que nous allionsfranchir. Le temps Ă©tait clair, l’atmosphĂšre assez pure, le froid trĂšs vif, 12°au-dessous de zĂ©ro ; mais le vent s’étant calmĂ©, cette tempĂ©rature ne semblaitpas trop insupportable.

Une dizaine d’hommes montĂšrent sur les flancs du Nautilus et, armĂ©sde pics, ils cassĂšrent la glace autour de la carĂšne qui fut bientĂŽt dĂ©gagĂ©e.OpĂ©ration rapidement pratiquĂ©e, car la jeune glace Ă©tait mince encore. Tousnous rentrĂąmes Ă  l’intĂ©rieur. Les rĂ©servoirs habituels se remplirent de cetteeau tenue libre Ă  la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas Ă  descendre.

J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nousregardions les couches infĂ©rieures de l’OcĂ©an austral. Le thermomĂštreremontait. L’aiguille du manomĂštre dĂ©viait sur le cadran.

À trois cents mĂštres environ, ainsi que l’avait prĂ©vu le capitaine Nemo,nous flottions sous la surface ondulĂ©e de la banquise. Mais le Nautiluss’immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mĂštres.La tempĂ©rature de l’eau, qui donnait douze degrĂ©s Ă  la surface, n’en accusaitplus que onze. Deux degrĂ©s Ă©taient dĂ©jĂ  gagnĂ©s. Il va sans dire que latempĂ©rature du Nautilus, Ă©levĂ©e par ses appareils de chauffage, se maintenaitĂ  un degrĂ© trĂšs supĂ©rieur. Toutes les manƓuvres s’accomplissaient avec uneextraordinaire prĂ©cision.

« On passera, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, » me dit Conseil.– J’y compte bien ! » rĂ©pondis-je avec le ton d’une profonde conviction.Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin du pĂŽle,

sans s’écarter du cinquante-deuxiĂšme mĂ©ridien. De 67° 30’à 90°, vingt-deuxdegrĂ©s et demi en latitude restaient Ă  parcourir, c’est-Ă -dire un peu plus decinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six milles Ă l’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait, quarante heures luisuffisaient pour atteindre le pĂŽle.

Pendant une partie de la nuit, la nouveautĂ© de la situation nous retint,Conseil et moi, Ă  la vitre du salon. La mer s’illuminait sous l’irradiationĂ©lectrique du fanal. Mais elle Ă©tait dĂ©serte. Les poissons ne sĂ©journaient pasdans ces eaux prisonniĂšres. Ils ne trouvaient lĂ  qu’un passage pour aller del’OcĂ©an antarctique Ă  la mer libre du pĂŽle. Notre marche Ă©tait rapide. On lasentait telle aux tressaillements de la longue coque d’acier.

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Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heures de repos.Conseil m’imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai pas le capitaineNemo. Je supposai qu’il se tenait dans la cage du timonier.

Le lendemain 19 mars, Ă  cinq heures du matin, je repris mon poste dansle salon. Le loch Ă©lectrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus avait Ă©tĂ©modĂ©rĂ©e. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidantlentement ses rĂ©servoirs.

Mon cƓur battait. Allions-nous Ă©merger et retrouver l’atmosphĂšre libredu pĂŽle ?

Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait heurtĂ© la surface infĂ©rieurede la banquise, trĂšs Ă©paisse encore, Ă  en juger par la matitĂ© du bruit. Eneffet, nous avions « touchĂ©, » pour employer l’expression marine, mais ensens inverse et par trois mille pieds de profondeur. Ce qui donnait quatremille pieds de glace au-dessus de nous, dont mille Ă©mergeaient. La banquiseprĂ©sentait alors une hauteur supĂ©rieure Ă  celle que nous avions relevĂ©e surses bords. Circonstance peu rassurante.

Pendant cette journĂ©e, le Nautilus recommença plusieurs fois cette mĂȘmeexpĂ©rience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. À de certains instants, il la rencontra par neuf cents mĂštres,ce qui accusait douze cents mĂštres d’épaisseur dont trois cents mĂštress’élevaient au-dessus de la surface de l’OcĂ©an. C’était le double de la hauteurque prĂ©sentait la banquise, au moment oĂč le Nautilus s’était enfoncĂ© sousles flots.

Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtins ainsi le profilsous-marin de cette chaĂźne qui se dĂ©veloppait sous les eaux.

Le soir ; aucun changement n’était survenu dans notre situation. Toujoursla glace entre quatre cents et cinq cents mĂštres de profondeur. DiminutionĂ©vidente, mais quelle Ă©paisseur encore entre nous et la surface de l’OcĂ©an !

Il Ă©tait huit heures alors. Depuis quatre heures dĂ©jĂ , l’air aurait dĂ» ĂȘtrerenouvelĂ© Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus, suivant l’habitude quotidienne du bord.Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n’eĂ»t pasencore demandĂ© Ă  ses rĂ©servoirs un supplĂ©ment d’oxygĂšne.

Mon sommeil fut pĂ©nible pendant cette nuit. Espoir et craintem’assiĂ©geaient tour Ă  tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tĂątonnements duNautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j’observai que la surfaceinfĂ©rieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mĂštres deprofondeur. Cent cinquante pieds nous sĂ©paraient alors de la surface deseaux. La banquise redevenait peu Ă  peu icefield. La montagne se refaisaitplaine.

Mes yeux ne quittaient plus le manomĂštre. Nous remontions toujours ensuivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui Ă©tincelait sous les

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rayons Ă©lectriques. La banquise s’abaissait en dessus et en dessous par desrampes allongĂ©es. Elle s’amincissait de mille en mille.

Enfin, Ă  six heures du matin, ce jour mĂ©morable du 19 mars, la porte dusalon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut.

« La mer libre ! » dit-il.

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CHAPITRE XIVLe PĂŽle Sud

Je me prĂ©cipitai vers la plate-forme.Oui ! La mer libre. À peine quelques glaçons Ă©pars, les icebergs mobiles ;

au loin une mer Ă©tendue ; un monde d’oiseaux dans les airs, et des myriadesde poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intenseau vert-olive. Le thermomĂštre marquait trois degrĂ©s centigrades au-dessusde zĂ©ro. C’était comme un printemps relatif enfermĂ© derriĂšre cette banquise,dont les masses Ă©loignĂ©es se profilaient sur l’horizon du nord.

« Sommes-nous au pĂŽle ? demandai-je au capitaine, le cƓur palpitant.– Je l’ignore, me rĂ©pondit-il. À midi nous ferons le point.– Mais le soleil se montrera-t-il Ă  travers ces brumes ? dis-je en regardant

le ciel grisĂątre.– Si peu qu’il paraisse, il me suffira, » rĂ©pondit le capitaine.À dix milles du Nautilus, vers le sud, un Ăźlot solitaire s’élevait Ă  une

hauteur de deux cents mĂštres. Nous marchions vers lui, mais prudemment,car cette mer pouvait ĂȘtre semĂ©e d’écueils.

Une heure aprĂšs, nous avions atteint l’ülot. Deux heures plus tard, nousachevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre Ă  cinq milles de circonfĂ©rence.Un Ă©troit canal le sĂ©parait d’une terre considĂ©rable, un continent peut-ĂȘtre,dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L’existence de cette terresemblait donner raison aux hypothĂšses de Maury. L’ingĂ©nieux AmĂ©ricain aremarquĂ©, en effet, qu’entre le pĂŽle Sud et le soixantiĂšme parallĂšle, la mer estcouverte de glaces flottantes, de dimensions Ă©normes, qui ne se rencontrentjamais dans l’Atlantique nord. De ce fait, il a tirĂ© cette conclusion que lecercle antarctique renferme des terres considĂ©rables, puisque les icebergs nepeuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des cĂŽtes. Suivant sescalculs, la masse des glaces qui enveloppent le pĂŽle austral forme une vastecalotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomĂštres.

Cependant, le Nautilus, par crainte d’échouer, s’était arrĂȘtĂ© Ă  troisencablures d’une grĂšve que dominait un superbe amoncellement de roches.Le canot fut lancĂ© Ă  la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant lesinstruments, Conseil et moi, nous nous y embarquĂąmes. Il Ă©tait dix heuresdu matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulaitpas se dĂ©juger en prĂ©sence du pĂŽle Sud.

Quelques coups d’aviron amenĂšrent le canot sur le sable, oĂč il s’échoua.Au moment oĂč Conseil allait sauter Ă  terre, je le retins.

« Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, Ă  vous l’honneur de mettre piedle premier sur cette terre.

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– Oui, monsieur, rĂ©pondit le capitaine, et si je n’hĂ©site pas Ă  fouler cesol du pĂŽle, c’est que, jusqu’ici, aucun ĂȘtre humain n’y a laissĂ© la trace deses pas. »

Cela dit, il sauta lĂ©gĂšrement sur le sable. Une vive Ă©motion lui faisaitbattre le cƓur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petitpromontoire, et lĂ , les bras croisĂ©s, le regard ardent, immobile, muet, ilsembla prendre possession de ces rĂ©gions australes. AprĂšs cinq minutespassĂ©es dans cette extase, il se retourna vers nous.

« Quand vous voudrez, monsieur, » me cria-t-il.Je débarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot.Le sol sur un long espace présentait un tuf de couleur rougeùtre, comme

s’il eĂ»t Ă©tĂ© fait de brique pilĂ©e. Des scories, des coulĂ©es de lave, despierres ponces le recouvraient. On ne pouvait mĂ©connaĂźtre son originevolcanique. En de certains endroits, quelques lĂ©gĂšres fumeroles, dĂ©gageantune odeur sulfureuse, attestaient que les feux intĂ©rieurs conservaient encoreleur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, jene vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dansces contrĂ©es antarctiques, James Ross a trouvĂ© les cratĂšres de l’Erebus et duTerror en pleine activitĂ© sur le cent soixante-septiĂšme mĂ©ridien et par 77°32’de latitude.

La vĂ©gĂ©tation de ce continent dĂ©solĂ© me parut extrĂȘmement restreinte.Quelques lichens de l’espĂšce Usnea melanoxantha s’étalaient sur les rochesnoires. Certaines plantules microscopiques, des diatomĂ©es rudimentaires,sortes de cellules disposĂ©es entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucuspourpres et cramoisis, supportĂ©s sur de petites vessies natatoires et que leressac jetait Ă  la cĂŽte, composaient toute la maigre flore de cette rĂ©gion.

Le rivage Ă©tait parsemĂ© de mollusques, de petites moules, de patelles,de bucardes lisses, en forme de cƓurs, et particuliĂšrement de clios au corpsoblong et membraneux, dont la tĂȘte est formĂ©e de deux lobes arrondis. Je visaussi des myriades de ces clios borĂ©ales, longues de trois centimĂštres, dontla baleine avale un monde Ă  chaque bouchĂ©e. Ces charmants ptĂ©ropodes,vĂ©ritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisiĂšre durivage.

Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts fonds quelquesarborescences coralligĂšnes, de celles qui, suivant James Ross, vivent dansles mers antarctiques jusqu’à mille mĂštres de profondeur ; puis, de petitsalcyons appartenant Ă  l’espĂšce Procellaria pelagica, ainsi qu’un grandnombre d’astĂ©ries particuliĂšres Ă  ces climats, et d’étoiles de mer quiconstellaient le sol.

Mais oĂč la vie surabondait, c’était dans les airs. LĂ  volaient et voletaientpar milliers des oiseaux d’espĂšces variĂ©es, qui nous assourdissaient de leurs

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cris. D’autres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte etse pressant familiĂšrement sous nos pas. C’étaient des pingouins aussi agileset souples dans l’eau, oĂč on les a confondus parfois avec de rapides bonites,qu’ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques etformaient des assemblĂ©es nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues declameurs.

Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des Ă©chassiers,gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l’ƓilencadrĂ© d’un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles,convenablement prĂ©parĂ©s, forment un mets agrĂ©able. Dans les airs passaientdes albatros fuligineux d’une envergure de quatre mĂštres, justementappelĂ©s les vautours de l’OcĂ©an, des pĂ©trels gigantesques, entre autres desquebrante-huesos, aux ailes arquĂ©es, qui sont grands mangeurs de phoques,des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du corps est noir et blanc,enfin toute une sĂ©rie de pĂ©trels, les uns blanchĂątres, aux ailes bordĂ©es debrun, les autres bleus et spĂ©ciaux aux mers antarctiques, ceux-lĂ  « si huileux,dis-je Ă  Conseil, que les habitants des Ăźles FĂ©roĂ© se contentent d’y adapterune mĂšche avant de les allumer.

– Un peu plus, rĂ©pondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites ! AprĂšsça, on ne peut exiger que la nature les ait prĂ©alablement munis d’unemĂšche ! »

À un demi-mille, le sol se montra tout criblĂ© de nids de manchots,sortes de terriers disposĂ©s pour la ponte, et dont s’échappaient de nombreuxoiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelques centaines, carleur chair noire est trĂšs mangeable. Ils poussaient des braiements d’ñne. Cesanimaux, de la taille d’une oie, ardoisĂ©s sur le corps, blancs en dessous etcravatĂ©s d’un lisĂ©rĂ© citron, se laissaient tuer Ă  coups de pierres sans chercherĂ  s’enfuir.

Cependant, la brume ne se levait pas, et, Ă  onze heures, le soleil n’avaitpoint encore paru. L’invisibilitĂ© de cet astre ne laissait pas de m’inquiĂ©ter.Sans lui, pas d’observations possibles. Comment dĂ©terminer alors si nousavions atteint le pĂŽle ?

Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusementaccoudĂ© sur un roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrariĂ©. Maisqu’y faire ? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleilcomme Ă  la mer.

Midi arriva sans que l’astre du jour se fĂ»t montrĂ© un seul instant. On nepouvait mĂȘme reconnaĂźtre la place qu’il occupait derriĂšre le rideau de brume.BientĂŽt cette brume vint Ă  se rĂ©soudre en neige.

« À demain, » me dit simplement le capitaine, et nous regagnĂąmes leNautilus au milieu des tourbillons de l’atmosphĂšre.

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Pendant notre absence, les filets avaient Ă©tĂ© tendus, et j’observai avecintĂ©rĂȘt les poissons que l’on venait de haler Ă  bord. Les mers antarctiquesservent de refuge Ă  un trĂšs grand nombre de migrateurs, qui fuient lestempĂȘtes des zones moins Ă©levĂ©es pour tomber, il est vrai, sous la dent desmarsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longues d’undĂ©cimĂštre, espĂšce de cartilagineux blanchĂątres traversĂ©s de bandes livides etarmĂ©s d’aiguillons, puis des chimĂšres antarctiques, longues de trois pieds, lecorps trĂšs allongĂ©, la peau blanche, argentĂ©e et lisse, la tĂȘte arrondie, le dosmuni de trois nageoires, le museau terminĂ© par une trompe qui se recourbevers la bouche. Je goĂ»tai leur chair ; mais je la trouvai insipide, malgrĂ©l’opinion de Conseil qui s’en accommoda fort.

La tempĂȘte de neige dura jusqu’au lendemain. Il Ă©tait impossible de setenir sur la plate-forme. Du salon oĂč je notais les incidents de cette excursionau continent polaire, j’entendais les cris des pĂ©trels et des albatros qui sejouaient au milieu de la tourmente. Le Nautilus ne resta pas immobile,et, prolongeant la cĂŽte, il s’avança encore d’une dizaine de milles au sud,au milieu de cette demi-clartĂ© que laissait le soleil en rasant les bords del’horizon.

Le lendemain 20 mars, la neige avait cessĂ©. Le froid Ă©tait un peu plus vif.Le thermomĂštre marquait deux degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. Les brouillards selevĂšrent, et j’espĂ©rai que, ce jour-lĂ , notre observation pourrait s’effectuer.

Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil etmoi, et nous mit Ă  terre. La nature du sol Ă©tait la mĂȘme, volcanique. Partoutdes traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j’aperçusse le cratĂšre quiles avait vomis. Ici comme lĂ -bas, des myriades d’oiseaux animaient cettepartie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avecde vastes troupeaux de mammifĂšres marins qui nous regardaient de leursdoux yeux. C’étaient des phoques d’espĂšces diverses, les uns Ă©tendus surle sol, les autres couchĂ©s sur des glaçons en dĂ©rive, plusieurs sortant de lamer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas Ă  notre approche, n’ayant jamaiseu affaire Ă  l’homme, et j’en comptai lĂ  de quoi approvisionner quelquescentaines de navires.

« Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pasaccompagnés !

– Pourquoi cela, Conseil ?– Parce que l’enragĂ© chasseur aurait tout tuĂ©.– Tout, c’est beaucoup dire ; mais je crois, en effet, que nous n’aurions

pu empĂȘcher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de cesmagnifiques cĂ©tacĂ©s. Ce qui eĂ»t dĂ©sobligĂ© le capitaine Nemo, car il ne versepas inutilement le sang des bĂȘtes inoffensives.

– Il a raison.

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– Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n’as-tu pas dĂ©jĂ  classĂ© cessuperbes Ă©chantillons de la faune marine ?

– Monsieur sait bien, rĂ©pondit Conseil, que je ne suis pas trĂšs ferrĂ© sur lapratique. Quand monsieur m’aura appris le nom de ces animaux


– Ce sont des phoques et des morses.– Deux genres qui appartiennent à la famille des pinnipùdes, se hñta

de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculés,sous-classe des monodelphiens, classe des mammifÚres, embranchementdes vertébrés.

– Bien, Conseil, rĂ©pondis-je ; mais ces deux genres, phoques et morses,se divisent en espĂšces, et si je ne me trompe, nous aurons ici l’occasion deles observer. Marchons. »

Il Ă©tait huit heures du matin. Quatre heures nous restaient Ă  employerjusqu’au moment oĂč le soleil pourrait ĂȘtre utilement observĂ©. Je dirigeai nospas vers une vaste baie qui s’échancrait dans la falaise granitique du rivage.

LĂ , je puis dire qu’à perte de vue autour de nous, les terres et les glaçonsĂ©taient encombrĂ©s de mammifĂšres marins, et je cherchais involontairementdu regard le vieux ProtĂ©e, le mythologique pasteur qui gardait ces immensestroupeaux de Neptune. C’étaient particuliĂšrement des phoques. Ils formaientdes groupes distincts, mĂąles et femelles, le pĂšre veillant sur sa famille, lamĂšre allaitant ses petits, quelques jeunes, dĂ©jĂ  forts, s’émancipant Ă  quelquespas. Lorsque ces mammifĂšres voulaient se dĂ©placer, ils allaient par petitssauts dus Ă  la contraction de leur corps, et ils s’aidaient assez gauchementde leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamentin, leur congĂ©nĂšre, formeun vĂ©ritable avant-bras. Je dois dire, que dans l’eau, leur Ă©lĂ©ment parexcellence, ces animaux Ă  l’épine dorsale mobile, au bassin Ă©troit, au poil raset serrĂ©, aux pieds palmĂ©s, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ilsprenaient des attitudes extrĂȘmement gracieuses. Aussi les anciens, observantleur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser leplus beau regard de femme, leurs yeux veloutĂ©s et limpides, leurs posescharmantes, et les poĂ©tisant Ă  leur maniĂšre, mĂ©tamorphosĂšrent-ils les mĂąlesen tritons, et les femelles en sirĂšnes.

Je fis remarquer Ă  Conseil le dĂ©veloppement considĂ©rable des lobescĂ©rĂ©braux chez ces intelligents cĂ©tacĂ©s. Aucun mammifĂšre, l’hommeexceptĂ©, n’a la matiĂšre cĂ©rĂ©brale plus riche. Aussi les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une certaine Ă©ducation ; ils se domestiquentaisĂ©ment, et je pense, avec certains naturalistes, que, convenablementdressĂ©s, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de pĂȘche.

La plupart de ces animaux dormaient sur les rochers ou sur le sable. Parmices phoques proprement dits qui n’ont point d’oreilles externes, – diffĂ©ranten cela des otaries dont l’oreille est saillante, – j’observai plusieurs variĂ©tĂ©s

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de stĂ©norhynques, longs de trois mĂštres, blancs de poils, Ă  tĂȘtes de bulldogs,armĂ©s de dix dents Ă  chaque mĂąchoire, quatre incisives en haut et en baset deux grandes canines dĂ©coupĂ©es en forme de fleur de lis. Entre euxse glissaient des Ă©lĂ©phants marins, sortes de phoques Ă  trompe courte etmobile, les gĂ©ants de l’espĂšce, qui sur une circonfĂ©rence de vingt piedsmesuraient une longueur de dix mĂštres. Ils ne faisaient aucun mouvementĂ  notre approche.

« Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demanda Conseil.– Non, rĂ©pondis-je, Ă  moins qu’on ne les attaque. Lorsqu’un phoque

dĂ©fend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pas rare qu’il mette en piĂšcesl’embarcation des pĂȘcheurs.

– Il est dans son droit, rĂ©pliqua Conseil.– Je ne dis pas non. »Deux milles plus loin, nous Ă©tions arrĂȘtĂ©s par le promontoire qui couvrait

la baie contre les vents du sud. Il tombait d’aplomb Ă  la mer et Ă©cumaitsous le ressac. Au-delĂ  Ă©clataient de formidables rugissements, tels qu’untroupeau de ruminants en eĂ»t pu produire.

« Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ?– Non, dis-je, un concert de morses.– Ils se battent ?– Ils se battent ou ils jouent.– N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, il faut voir cela.– Il faut le voir, Conseil. »Et nous voilĂ  franchissant les roches noirĂątres, au milieu d’éboulements

imprĂ©vus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d’unefois, je roulai au dĂ©triment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide,ne bronchait guĂšre, et me relevait, disant :

« Si monsieur voulait avoir la bontĂ© d’écarter les jambes, monsieurconserverait mieux son Ă©quilibre. »

ArrivĂ© Ă  l’arĂȘte supĂ©rieure du promontoire, j’aperçus une vaste plaineblanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C’étaient deshurlements de joie, non de colĂšre.

Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et parla disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquentĂ  leur mĂąchoire infĂ©rieure, et, quant aux canines supĂ©rieures, ce sont deuxdĂ©fenses longues de quatre-vingts centimĂštres qui en mesurent trente-troisĂ  la circonfĂ©rence de leur alvĂ©ole. Ces dents, faites d’un ivoire compacte etsans stries, plus dur que celui des Ă©lĂ©phants et moins prompt Ă  jaunir, sonttrĂšs recherchĂ©es. Aussi les morses sont-ils en butte Ă  une chasse inconsidĂ©rĂ©equi les dĂ©truira bientĂŽt jusqu’au dernier, puisque les chasseurs, massacrant

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indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en détruisent chaque annéeplus de quatre mille.

En passant auprĂšs de ces curieux animaux, je pus les examiner Ă  loisir,car ils ne se dĂ©rangeaient pas. Leur peau Ă©tait Ă©paisse et rugueuse, d’un tonfauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaientune longueur de quatre mĂštres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurscongĂ©nĂšres du nord, ils ne confiaient point Ă  des sentinelles choisies le soinde surveiller les abords de leur campement.

AprĂšs avoir examinĂ© cette citĂ© des morses, je songeai Ă  revenir surmes pas. Il Ă©tait onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans desconditions favorables pour observer, je voulais ĂȘtre prĂ©sent Ă  son opĂ©ration.Cependant, je n’espĂ©rais pas que le soleil se montrĂąt ce jour-lĂ . Des nuagesĂ©crasĂ©s sur l’horizon le dĂ©robaient encore Ă  nos yeux. Il semblait que cetastre jaloux ne voulĂ»t pas rĂ©vĂ©ler Ă  des ĂȘtres humains ce point inabordabledu globe.

Cependant, je songeai Ă  revenir vers le Nautilus. Nous suivĂźmes un Ă©troitraidillon qui courait sur le sommet de la falaise. À onze heures et demie, nousĂ©tions arrivĂ©s au point de dĂ©barquement. Le canot Ă©chouĂ© avait dĂ©posĂ© lecapitaine Ă  terre. Je l’aperçus debout sur un bloc de basalte. Ses instrumentsĂ©taient prĂšs de lui. Son regard se fixait sur l’horizon du nord, prĂšs duquel lesoleil dĂ©crivait alors sa courbe allongĂ©e.

Je pris place auprùs de lui et j’attendis sans parler Midi arriva, et, ainsique la veille, le soleil ne se montra pas.

C’était une fatalitĂ©. L’observation manquait encore. Si demain elle nes’accomplissait pas, il faudrait renoncer dĂ©finitivement Ă  relever notresituation.

En effet, nous Ă©tions prĂ©cisĂ©ment au 20 mars. Demain, 21, jour del’équinoxe, rĂ©fraction non comptĂ©e le soleil disparaĂźtrait sous l’horizonpour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire.Depuis l’équinoxe de septembre, il avait Ă©mergĂ© de l’horizon septentrional,s’élevant par des spirales allongĂ©es jusqu’au 21 dĂ©cembre. À cette Ă©poque,solstice de ces contrĂ©es borĂ©ales, il avait commencĂ© Ă  redescendre, et lelendemain il devait lancer ses derniers rayons.

Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo.« Vous avez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain je n’obtiens la

hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cette opĂ©ration. Maisaussi, prĂ©cisĂ©ment parce que les hasards de ma navigation m’ont amenĂ©, le21 mars, dans ces mers, mon point sera facile Ă  relever, si, Ă  midi, le soleilse montre Ă  nos yeux.

– Pourquoi, capitaine ?

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– Parce que, lorsque l’astre du jour dĂ©crit des spirales si allongĂ©es, ilest difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l’horizon, et lesinstruments sont exposĂ©s Ă  commettre de graves erreurs.

– Comment procĂ©derez-vous donc ?– Je n’emploierai que mon chronomĂštre, me rĂ©pondit le capitaine Nemo.

Si demain, 21 mars, Ă  midi, le disque du soleil, en tenant compte de larĂ©fraction, est coupĂ© exactement par l’horizon du nord, c’est que je suis aupĂŽle sud.

– En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n’est pas mathĂ©matiquementrigoureuse, parce que l’équinoxe ne tombe pas nĂ©cessairement Ă  midi.

– Sans doute, monsieur ; mais l’erreur ne sera pas de cent mĂštres, et il nenous en faut pas davantage. À demain donc. »

Le capitaine Nemo retourna Ă  bord. Conseil et moi, nous restĂąmes jusqu’àcinq heures Ă  arpenter la plage, observant et Ă©tudiant. Je ne rĂ©coltai aucunobjet curieux, si ce n’est un Ɠuf de pingouin, remarquable par sa grosseur,et qu’un amateur eĂ»t payĂ© plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raieset les caractĂšres qui l’ornaient comme autant d’hiĂ©roglyphes, en faisaientun bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garçon,au pied sĂ»r, le tenant comme une prĂ©cieuse porcelaine de Chine, le rapportaintact au Nautilus.

LĂ  je dĂ©posai cet Ɠuf rare sous une des vitrines du musĂ©e. Je soupai avecappĂ©tit d’un excellent morceau de foie de phoque dont le goĂ»t rappelait celuide la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoquĂ©, commeun Indou, les faveurs de l’astre radieux.

Le lendemain, 21 mars, dùs cinq heures du matin, je montai sur la plate-forme. J’y trouvai le capitaine Nemo.

« Le temps se dĂ©gage un peu, me dit-il. J’ai bon espoir. AprĂšs dĂ©jeuner,nous nous rendrons Ă  terre pour choisir un poste d’observation. »

Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land. J’aurais voulu l’emmeneravec moi. L’obstinĂ© Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnitĂ© commesa fĂącheuse humeur s’accroissaient de jour en jour. AprĂšs tout, je ne regrettaipas son entĂȘtement dans cette circonstance. VĂ©ritablement, il y avait trop dephoques Ă  terre, et il ne fallait pas soumettre ce pĂȘcheur irrĂ©flĂ©chi Ă  cettetentation.

Le dĂ©jeuner terminĂ©, je me rendis Ă  terre. Le Nautilus s’était encore Ă©levĂ©de quelques milles pendant la nuit. Il Ă©tait au large, Ă  une grande lieue d’unecĂŽte que dominait un pic aigu de quatre Ă  cinq cents mĂštres. Le canot portaitavec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l’équipage et les instruments,c’est-Ă -dire un chronomĂštre, une lunette et un baromĂštre.

Pendant notre traversée, je vis de nombreuses baleines qui appartenaientaux trois espÚces particuliÚres aux mers australes, la baleine franche ou

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« right-whale » des Anglais, qui n’a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptĂšre Ă  ventre plissĂ©, aux vastes nageoires blanchĂątres qui,malgrĂ© son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brunjaunĂątre, le plus vif des cĂ©tacĂ©s. Ce puissant animal se fait entendre deloin, lorsqu’il projette Ă  une grande hauteur ses colonnes d’air et de vapeur,qui ressemblent Ă  des tourbillons de fumĂ©e. Ces diffĂ©rents mammifĂšress’ébattaient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassindu pĂŽle antarctique servait maintenant de refuge aux cĂ©tacĂ©s trop vivementtraquĂ©s par les pĂȘcheurs.

Je remarquai également de longs cordons blanchùtres de salpes, sortes demollusques agrégés, et des méduses de grande taille qui se balançaient entrele remous des lames.

À neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s’éclaircissait. Les nuagesfuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux.Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire sonobservatoire. Ce fut une ascension pĂ©nible sur des laves aiguĂ«s et des pierresponces, au milieu d’une atmosphĂšre souvent saturĂ©e par les Ă©manationssulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme dĂ©shabituĂ© defouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, uneagilitĂ© que je ne pouvais Ă©galer, et qu’eĂ»t enviĂ©e un chasseur d’isards.

Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitiĂ©porphyre, moitiĂ© basalte. De lĂ , nos regards embrassaient une vaste mer qui,vers le nord, traçait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. À nospieds, des champs Ă©blouissants de blancheur. Sur notre tĂȘte, un pĂąle azur,dĂ©gagĂ© de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu dĂ©jĂ Ă©cornĂ©e par le tranchant de l’horizon. Du sein des eaux s’élevaient en gerbesmagnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le Nautilus, comme uncĂ©tacĂ© endormi. DerriĂšre nous, vers le sud et l’est, une terre immense, unamoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on n’apercevait pasla limite.

Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusementsa hauteur au moyen du baromĂštre, car il devait en tenir compte dans sonobservation.

À midi moins le quart, le soleil, vu alors par rĂ©fraction seulement, semontra comme un disque d’or et dispersa ses derniers rayons sur ce continentabandonnĂ©, Ă  ces mers que l’homme n’a jamais sillonnĂ©es encore.

Le capitaine Nemo, muni d’une lunette Ă  rĂ©ticules, qui, au moyen d’unmiroir, corrigeait la rĂ©fraction observa l’astre qui s’enfonçait peu Ă  peu au-dessous de l’horizon en suivant une diagonale trĂšs allongĂ©e. Je tenais lechronomĂštre. Mon cƓur battait fort. Si la disparition du demi-disque dusoleil coĂŻncidait avec le midi du chronomĂštre, nous Ă©tions au pĂŽle mĂȘme.

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« Midi ! « m’écriai-je.– Le pĂŽle sud ! » rĂ©pondit le capitaine Nemo d’une voix grave, en me

donnant la lunette qui montrait l’astre du jour, prĂ©cisĂ©ment coupĂ© en deuxportions Ă©gales par l’horizon.

Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peuĂ  peu sur ses rampes.

En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon Ă©paule, medit :

« Monsieur, en 1600, le Hollandais GhĂ©ritk, entraĂźnĂ© par les courants etles tempĂȘtes, atteignit le 64° de latitude sud et dĂ©couvrit les New-Shetland.En 1773, le 17 janvier, l’illustre Cook, suivant le trente-huitiĂšme mĂ©ridien,arriva par 67° 30’de latitude, et en 1774, le 30 janvier, sur le cent neuviĂšmemĂ©ridien, il atteignit 71° 15 de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausense trouva sur le soixante-neuviĂšme parallĂšle, et en 1821, sur le soixante-sixiĂšme par 111° de longitude ouest. En 1820, l’Anglais Brunsfield futarrĂȘtĂ© sur le soixante-cinquiĂšme degrĂ©. La mĂȘme annĂ©e, l’AmĂ©ricain Morrel,dont les rĂ©cits sont douteux, remontant sur le quarante-deuxiĂšme mĂ©ridien,dĂ©couvrait la mer libre par 70° 14’de latitude. En 1825, l’Anglais Powellne pouvait dĂ©passer le soixante-deuxiĂšme degrĂ©. La mĂȘme annĂ©e, un simplepĂȘcheur de phoques, l’Anglais Weddel s’élevait jusqu’à 72° 14’de latitudesur le trente-cinquiĂšme mĂ©ridien, et jusqu’à 74° 15’sur le trente-sixiĂšme. En1829, l’Anglais Forster, commandant le Chanticleer, prenait possession ducontinent antarctique par 63° 26’de latitude et 66° 26’de longitude. En 1831,l’Anglais BiscoĂ«, le 1er fĂ©vrier, dĂ©couvrait la terre d’Enderby par 68° 50’delatitude ; en 1832, le 5 fĂ©vrier, la terre d’AdĂ©laĂŻde par 67° de latitude, et le21 fĂ©vrier, la terre de Graham par 64° 45’de latitude. En 1838, le FrançaisDumont d’Urville, arrĂȘtĂ© devant la banquise par 62° 57’de latitude, relevaitla terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud,il nommait par 66° 30’, le 21 janvier, la terre Adelie, et huit jours aprĂšs,par 64° 40’, la cĂŽte Clarie. En 1838, l’Anglais Wilkes s’avançait jusqu’ausoixante-neuviĂšme parallĂšle sur le centiĂšme mĂ©ridien. En 1839, l’AnglaisBalleny dĂ©couvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin,en 1842, l’Anglais James Ross, montant l’Erebus et le Terror, le 12 janvier,par 76° 56’de latitude et 171° 7’de longitude est, trouvait la terre Victoria ;le 23 du mĂȘme mois, il relevait le soixante-quatorziĂšme parallĂšle, le plushaut point atteint jusqu’alors ; le 27, il Ă©tait par 76° 8’, le 28, par 77° 32,le 2 fĂ©vrier, par 78° 4 ÂŽ, et en 1842, il revenait au soixante-onziĂšme degrĂ©qu’il ne put dĂ©passer. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j’aiatteint le pĂŽle sud sur le quatre-vingt-dixiĂšme degrĂ©, et je prends possessionde cette partie du globe Ă©gale au sixiĂšme des continents reconnus.

– Au nom de qui, capitaine ?

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– Au mien, monsieur ! »Et ce disant, le capitaine Nemo dĂ©ploya un pavillon noir, portant un N

d’or brodĂ© sur son Ă©tamine. Puis, se retournant vers l’astre du jour dont lesderniers rayons lĂ©chaient l’horizon de la mer :

« Adieu, soleil, s’écria-t-il ! Disparais, astre radieux ! Couche-toi souscette mer libre, et laisse une nuit de six mois Ă©tendre ses ombres sur monnouveau domaine ! »

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CHAPITRE XVAccident ou incident ?

Le lendemain, 22 mars, Ă  six heures du matin, les prĂ©paratifs de dĂ©partfurent commencĂ©s. Les derniĂšres lueurs du crĂ©puscule se fondaient dansla nuit. Le froid Ă©tait vif. Les constellations resplendissaient avec unesurprenante intensitĂ©. Au zĂ©nith brillait cette admirable Croix du Sud,l’étoile polaire des rĂ©gions antarctiques.

Le thermomĂštre marquait douze degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, et, quandle vent fraĂźchissait, il causait de piquantes morsures. Les glaçons semultipliaient sur l’eau libre. La mer tendait Ă  se prendre partout. Denombreuses plaques noirĂątres, Ă©talĂ©es Ă  sa surface, annonçaient la prochaineformation de la jeune glace. Évidemment, le bassin austral, gelĂ© pendantles six mois de l’hiver, Ă©tait absolument inaccessible. Que devenaient lesbaleines pendant cette pĂ©riode ? Sans doute, elles allaient par-dessous labanquise chercher des mers plus praticables. Quant aux phoques et auxmorses, habituĂ©s Ă  vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur cesparages glacĂ©s. Ces animaux ont l’instinct de creuser des trous dans lesicefields et de les maintenir toujours ouverts. C’est par ces trous qu’ilsviennent respirer ; lorsque les oiseaux, chassĂ©s par le froid, ont Ă©migrĂ© versle nord, ces mammifĂšres marins demeurent les seuls maĂźtres du continentpolaire.

Cependant les rĂ©servoirs d’eau s’étaient remplis, et le Nautilus descendaitlentement. À une profondeur de mille pieds, il s’arrĂȘta. Son hĂ©lice battit lesflots, et il s’avança droit au nord avec une vitesse de quinze milles Ă  l’heure.Vers le soir, il flottait dĂ©jĂ  sous l’immense carapace glacĂ©e de la banquise.

Les panneaux du salon avaient Ă©tĂ© fermĂ©s par prudence, car la coquedu Nautilus pouvait se heurter Ă  quelque bloc immergĂ©. Aussi je passaicette journĂ©e Ă  mettre mes notes au net. Mon esprit Ă©tait tout entier Ă  sessouvenirs du pĂŽle. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues,sans danger, comme si notre wagon flottant eĂ»t glissĂ© sur les rails d’unchemin de fer. Et maintenant, le retour commençait vĂ©ritable ment. MerĂ©serverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la sĂ©rie desmerveilles sous-marines est inĂ©puisable ! Cependant, depuis cinq mois etdemi que le hasard nous avait jetĂ©s Ă  ce bord, nous avions franchi quatorzemille lieues, et sur ce parcours plus Ă©tendu que l’équateur terrestre, combiend’incidents ou curieux ou terribles avaient charmĂ© notre voyage : la chassedans les forĂȘts de Crespo, l’échouement du dĂ©troit de TorrĂšs, le cimetiĂšrede corail, les pĂȘcheries de Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin,les millions de la baie du Vigo, l’Atlantide, le pĂŽle Sud ! Pendant la nuit,

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tous ces souvenirs, passant de rĂȘve en rĂȘve, ne laissĂšrent pas mon cerveausommeiller un instant.

À trois heures du matin, je fus rĂ©veillĂ© par un choc violent. Je m’étaisredressĂ© sur mon lit et j’écoutais au milieu de l’obscuritĂ©, quand je fusprĂ©cipitĂ© brusquement au milieu de la chambre. Évidemment, le Nautilusdonnait une bande considĂ©rable aprĂšs avoir touchĂ©.

Je m’accotai aux parois et je me traĂźnai par les coursives jusqu’ausalon qu’éclairait le plafond lumineux. Les meubles Ă©taient renversĂ©s.Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient rĂ©sistĂ©.Les tableaux de tribord, sous le dĂ©placement de la verticale, se collaientaux tapisseries, tandis que ceux de bĂąbord s’en Ă©cartaient d’un pied par leurbordure infĂ©rieure. Le Nautilus Ă©tait donc couchĂ© sur tribord, et, de plus,complĂštement immobile.

À l’intĂ©rieur j’entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais lecapitaine Nemo ne parut point. Au moment oĂč j’allais quitter le salon, NedLand et Conseil entrĂšrent.

« Qu’y a-t-il ? leur dis-je aussitĂŽt.– Je venais le demander Ă  monsieur, rĂ©pondit Conseil.– Mille diables ! s’écria le Canadien, je le sais bien moi ! Le Nautilus a

touchĂ©, et, Ă  en juger par la gite qu’il donne, je ne crois pas qu’il s’en tirecomme la premiĂšre fois dans le dĂ©troit de TorrĂšs.

– Mais au moins, demandai-je, est-il revenu Ă  la surface de la mer ?– Nous l’ignorons, rĂ©pondit Conseil.– Il est facile de s’en assurer, » rĂ©pondis-je.Je consultai le manomĂštre. À ma grande surprise, il indiquait une

profondeur de trois cent soixante mĂštres.« Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.– Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.– Mais oĂč le trouver ? demanda Ned Land.– Suivez-moi, » dis-je Ă  mes deux compagnons.Nous quittĂąmes le salon. Dans la bibliothĂšque, personne. Je supposai que

le capitaine Nemo devait ĂȘtre postĂ© dans la cage du timonier. Le mieux Ă©taitd’attendre. Nous revĂźnmes tous trois au salon.

Je passerai sous silence les rĂ©criminations du Canadien. Il avait beau jeupour s’emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout Ă  son aise,sans lui rĂ©pondre.

Nous Ă©tions ainsi depuis vingt minutes, cherchant Ă  surprendre lesmoindres bruits qui se produisaient Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus, quand lecapitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie,habituellement si impassible, rĂ©vĂ©lait une certaine inquiĂ©tude. Il observa

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silencieusement la boussole, le manomÚtre, et vint poser son doigt sur unpoint du planisphÚre, dans cette partie qui représentait les mers australes.

Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement, quelques instants plus tard,lorsqu’il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expressiondont il s’était servi au dĂ©troit de TorrĂšs :

« Un incident, capitaine ?– Non, monsieur, rĂ©pondit-il, un accident cette fois.– Grave ?– Peut-ĂȘtre.– Le danger est-il immĂ©diat ?– Non.– Le Nautilus s’est Ă©chouĂ© ?– Oui.– Et cet Ă©chouement est venu ?
– D’un caprice de la nature, non de l’impĂ©ritie des hommes. Pas une faute

n’a Ă©tĂ© commise dans nos manƓuvres. Toutefois on ne saurait empĂȘcherl’équilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais nonrĂ©sister aux lois naturelles. »

Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer Ă  cetterĂ©flexion philosophique. En somme, sa rĂ©ponse ne m’apprenait rien.

« Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cetaccident ?

– Un Ă©norme bloc de glace, une montagne entiĂšre s’est retournĂ©e, merĂ©pondit-il. Lorsque les icebergs sont minĂ©s Ă  leur base par des eaux pluschaudes ou par des chocs rĂ©itĂ©rĂ©s, leur centre de gravitĂ© remonte. Alors ils seretournent en grand, ils culbutent. C’est ce qui est arrivĂ©. L’un de ces blocs,en se renversant, a heurtĂ© le Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis, glissantsous sa coque et le relevant avec une irrĂ©sistible force, il l’a ramenĂ© dans descouches moins denses, oĂč il se trouve couchĂ© sur le flanc.

– Mais ne peut-on dĂ©gager le Nautilus en vidant ses rĂ©servoirs, de maniĂšreĂ  le remettre en Ă©quilibre ?

– C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendreles pompes fonctionner. Voyez l’aiguille du manomĂštre. Elle indique quele Nautilus remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et, jusqu’à cequ’un obstacle arrĂȘte son mouvement ascensionnel, notre position ne serapas changĂ©e. » En effet, le Nautilus donnait toujours la mĂȘme bande surtribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s’arrĂȘterait lui-mĂȘme.Mais Ă  ce moment, qui sait si nous n’aurions pas heurtĂ© la partie supĂ©rieurede la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressĂ©s entre les deuxsurfaces glacĂ©es ?

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Je rĂ©flĂ©chissais Ă  toutes les consĂ©quences de cette situation. Le capitaineNemo ne cessait d’observer le manomĂštre. Le Nautilus, depuis la chute del’iceberg, avait remontĂ© de cent cinquante pieds environ ; mais il faisaittoujours le mĂȘme angle avec la perpendiculaire.

Soudain un lĂ©ger mouvement se fit sentir dans la coque. Évidemment, leNautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaientsensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de laverticalitĂ©. Personne de nous ne parlait. Le cƓur Ă©mu, nous observions, noussentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds.Dix minutes s’écoulĂšrent.

« Enfin, nous sommes droits ! m’écriai-je.– Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon.– Mais flotterons-nous ? lui demandai-je.– Certainement, rĂ©pondit-il. DĂšs que les rĂ©servoirs auront Ă©tĂ© vidĂ©s, le

Nautilus remontera Ă  la surface de ta mer. »Le capitaine sortit, et je vis bientĂŽt que, par ses ordres, on avait arrĂȘtĂ© la

marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientÎt heurté la partieinférieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux.

« Nous l’avons Ă©chappĂ© belle ! dit alors Conseil.– Oui. Nous pouvions ĂȘtre Ă©crasĂ©s entre ces blocs de glace, ou tout au

moins emprisonnĂ©s. Et alors, faute de pouvoir renouveler l’air
 Oui ! nousl’avons Ă©chappĂ© belle !

– Si c’est fini ! » murmura Ned Land.Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilitĂ©, et

je ne rĂ©pondis pas. D’ailleurs, les panneaux s’ouvrirent en ce moment, et lalumiĂšre extĂ©rieure fit irruption Ă  travers la vitre dĂ©gagĂ©e.

Nous Ă©tions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit ; mais, Ă  une distance dedix mĂštres, sur chaque cĂŽtĂ© du Nautilus, s’élevait une Ă©blouissante muraillede glace. Au-dessus et au-dessous, mĂȘme muraille ; au-dessus, parce quela surface infĂ©rieure de la banquise se dĂ©veloppait comme un plafondimmense ; au-dessous, parce que le bloc culbutĂ©, ayant glissĂ© peu Ă  peu, avaittrouvĂ© sur les murailles latĂ©rales deux points d’appui qui le maintenaientdans cette position. Le Nautilus Ă©tait emprisonnĂ© dans un vĂ©ritable tunnelde glace, d’une largeur de vingt mĂštres environ, rempli d’une eau tranquille.Il lui Ă©tait donc facile d’en sortir en marchant soit en avant soit en arriĂšre,et de reprendre ensuite, Ă  quelques centaines de mĂštres plus bas, un librepassage sous la banquise.

Le plafond lumineux avait Ă©tĂ© Ă©teint, et cependant le salon resplendissaitd’une lumiĂšre intense. C’est que la puissante rĂ©verbĂ©ration des parois deglace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindrel’effet des rayons voltaĂŻques sur ces grands blocs capricieusement dĂ©coupĂ©s,

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dont chaque angle, chaque arĂȘte, chaque facette jetait une lueur diffĂ©rente,suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine Ă©blouissante degemmes, et particuliĂšrement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec lejet vert des Ă©meraudes. Çà et lĂ  des nuances opalines d’une douceur infiniecouraient au milieu de points ardents, vĂ©ritables diamants de feu dont l’Ɠilne pouvait soutenir l’éclat. La puissance du fanal Ă©tait centuplĂ©e, commecelle d’une lampe Ă  travers les lames lenticulaires d’un phare de premierordre.

« Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria Conseil.– Oui ! dis-je, c’est un admirable spectacle. N’est-ce pas, Ned ?– Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C’est superbe ! Je rage d’ĂȘtre

forcĂ© d’en convenir. On n’a jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-lĂ pourra nous coĂ»ter cher. Et, s’il faut tout dire, je pense que nous voyons icides choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme ! »

Ned avait raison. C’était trop beau. Tout Ă  coup, un cri de Conseil mefit retourner.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je.– Que monsieur ferme les yeux ! Que monsieur ne regarde pas ! »Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupiĂšres.« Mais qu’as-tu, mon garçon ?– Je suis Ă©bloui, aveuglĂ© ! »Mes regards se portĂšrent involontairement vers la vitre, mais je ne pus

supporter le feu qui la dĂ©vorait.Je compris ce qui s’était passĂ©. Le Nautilus venait de se mettre en marche

Ă  grande vitesse. Tous les Ă©clats tranquilles des murailles de glace s’étaientalors changĂ©s en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamantsse confondaient. Le Nautilus, emportĂ© par son hĂ©lice, voyageait dans unfourreau d’éclairs. Les panneaux du salon se refermĂšrent alors. Nous tenionsnos mains sur nos yeux tout imprĂ©gnĂ©s de ces lueurs concentriques quiflottent devant la rĂ©tine, lorsque les rayons solaires l’ont trop violemmentfrappĂ©e. Il fallut un certain temps pour calmer ce trouble de nos regards.

Enfin, nos mains s’abaissĂšrent.« Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil.– Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien.– Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasĂ©s sur tant de

merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misĂ©rables continents etdes petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habitĂ©n’est plus digne de nous ! »

De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamand montrent Ă quel degrĂ© d’ébullition Ă©tait montĂ© notre enthousiasme. Mais le Canadien nemanqua pas d’y jeter sa goutte d’eau froide.

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« Le monde habitĂ© ! dit-il en secouant la tĂȘte. Soyez tranquille, amiConseil, nous n’y reviendrons pas ! »

Il Ă©tait alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit Ă l’avant du Nautilus. Je compris que son Ă©peron venait de heurter un bloc deglace. Ce devait ĂȘtre une fausse manƓuvre, car ce tunnel sous-marin, obstruĂ©de blocs, n’offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaineNemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuositĂ©sdu tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait ĂȘtre absolumentenrayĂ©e. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvementrĂ©trograde trĂšs prononcĂ©.

« Nous revenons en arriĂšre ? dit Conseil.– Oui, rĂ©pondis-je. Il faut que, de ce cĂŽtĂ©, le tunnel soit sans issue.– Et alors ?
– Alors, dis-je, la manƓuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos

pas, et nous sortirons par l’orifice sud. VoilĂ  tout. »En parlant ainsi, je voulais paraĂźtre plus rassurĂ© que je ne l’étais

rĂ©ellement. Cependant le mouvement rĂ©trograde du Nautilus s’accĂ©lĂ©rait, et,marchant Ă  contre-hĂ©lice, il nous entraĂźnait avec une grande rapiditĂ©.

« Ce sera un retard, dit Ned.– Qu’importent quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu’on

sorte ! »Je me promenai pendant quelques instants du salon à la bibliothÚque. Mes

compagnons, assis, se taisaient. Je me jetai bientĂŽt sur un divan, et je prisun livre que mes yeux parcoururent machinalement.

Un quart d’heure aprĂšs. Conseil, s’étant approchĂ© de moi, me dit :« Est-ce bien intĂ©ressant ce que lit monsieur ?– TrĂšs intĂ©ressant, rĂ©pondis-je.– Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit monsieur !– Mon livre ? »En effet, je tenais Ă  la main l’ouvrage des Grands Fonds sous-marins. Je

ne m’en doutais mĂȘme pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Nedet Conseil se levĂšrent pour se retirer.

« Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu’aumoment oĂč nous sortirons de cette impasse.

– Comme il plaira Ă  monsieur, » rĂ©pondit Conseil.Quelques heures s’écoulĂšrent. J’observai souvent les instruments

suspendus Ă  la paroi du salon. Le manomĂštre indiquait que le Nautilus semaintenait Ă  une profondeur constante de trois cents mĂštres, la boussole,qu’il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu’il marchait avec une vitessede vingt milles Ă  l’heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserrĂ©.

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Mais le capitaine Nemo savait qu’il ne pouvait trop se hñter, et qu’alors lesminutes valaient des siùcles.

À huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu, Ă  l’arriĂšre cette fois.Je pĂąlis. Mes compagnons s’étaient rapprochĂ©s de moi. J’avais saisi la mainde Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si lesmots eussent interprĂ©tĂ© notre pensĂ©e.

En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai Ă  lui.« La route est barrĂ©e au sud ? lui demandai-je.– Oui, monsieur. L’iceberg en se retournant a fermĂ© toute issue.– Nous sommes bloquĂ©s ?– Oui. »

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CHAPITRE XVIFaute d’air

Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impĂ©nĂ©trable murde glace. Nous Ă©tions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappĂ©une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine.Sa figure avait repris son impassibilitĂ© habituelle. Il s’était croisĂ© les bras.Il rĂ©flĂ©chissait. Le Nautilus ne bougeait plus.

Le capitaine prit alors la parole :« Messieurs, dit-il d’une voix calme, il y a deux maniĂšres de mourir dans

les conditions oĂč nous sommes. »Cet inexplicable personnage avait l’air d’un professeur de mathĂ©matiques

qui fait une dĂ©monstration Ă  ses Ă©lĂšves.« La premiĂšre, reprit-il, c’est de mourir Ă©crasĂ©s. La seconde, c’est de

mourir asphyxiĂ©s. Je ne parle pas de la possibilitĂ© de mourir de faim, carles approvisionnements du Nautilus dureront certainement plus que nous.PrĂ©occupons-nous donc des chances d’écrasement ou d’asphyxie.

– Quant Ă  l’asphyxie, capitaine, rĂ©pondis-je, elle n’est pas Ă  craindre, carnos rĂ©servoirs sont pleins.

– Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux joursd’air. Or, voilĂ  trente-six heures que nous sommes enfouis sous les eaux,et dĂ©jĂ  l’atmosphĂšre alourdie du Nautilus devrait ĂȘtre renouvelĂ©e. Dansquarante-huit heures, notre rĂ©serve sera Ă©puisĂ©e.

– Eh bien, capitaine, soyons dĂ©livrĂ©s avant quarante-huit heures !– Nous le tenterons, du moins, en perçant la muraille qui nous entoure.– De quel cĂŽtĂ© ? demandai-je.– C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais Ă©chouer le Nautilus sur le

banc infĂ©rieur, et mes hommes, revĂȘtus de scaphandres, attaqueront l’icebergpar sa paroi la moins Ă©paisse.

– Peut-on ouvrir les panneaux du salon ?– Sans inconvĂ©nient. Nous ne marchons plus. »Le capitaine Nemo sortit. BientĂŽt des sifflements m’apprirent que l’eau

s’introduisait dans les rĂ©servoirs. Le Nautilus s’abaissa lentement et reposasur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante mĂštres,profondeur Ă  laquelle Ă©tait immergĂ© le banc de glace infĂ©rieur.

« Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courageet sur votre énergie.

– Monsieur, me rĂ©pondit le Canadien, ce n’est pas en ce moment que jevous ennuierai de mes rĂ©criminations. Je suis prĂȘt Ă  tout faire pour le salutcommun.

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– Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.– J’ajouterai, reprit-il, qu’habile à manier le pic comme le harpon, si je

puis ĂȘtre utile au capitaine, il peut disposer de moi.– Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »Je conduisis le Canadien Ă  la chambre oĂč les hommes du Nautilus

revĂȘtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition deNed, qui fut acceptĂ©e. Le Canadien endossa son costume de mer et futaussitĂŽt prĂȘt que ses compagnons de travail. Chacun d’eux portait sur sondos l’appareil Rouquayrol auquel les rĂ©servoirs avaient fourni un largecontingent d’air pur. Emprunt considĂ©rable, mais nĂ©cessaire, fait Ă  la rĂ©servedu Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles aumilieu de ces eaux lumineuses et saturĂ©es de rayons Ă©lectriques.

Lorsque Ned fut habillĂ©, je rentrai dans le salon dont les vitres Ă©taientdĂ©couvertes, et, postĂ© prĂšs de Conseil, j’examinai les couches ambiantes quisupportaient le Nautilus.

Quelques instants aprĂšs, nous voyions une douzaine d’hommes del’équipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land,reconnaissable Ă  sa haute taille. Le capitaine Nemo les accompagnait.

Avant de procĂ©der au creusement des murailles, il fit pratiquer dessondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longuessondes furent enfoncĂ©es dans les parois latĂ©rales ; mais aprĂšs quinzemĂštres, elles Ă©taient encore arrĂȘtĂ©es par l’épaisse muraille. Il Ă©tait inutile des’attaquer Ă  la surface plafonnante, puisque c’était la banquise elle-mĂȘme,qui mesurait plus de quatre cents mĂštres de hauteur. Le capitaine Nemo fitalors sonder la surface infĂ©rieure. LĂ , dix mĂštres de paroi nous sĂ©paraientde l’eau. Telle Ă©tait l’épaisseur de cet icefield. DĂšs lors, il s’agissait d’endĂ©couper un morceau Ă©gal en superficie Ă  la ligne de flottaison du Nautilus.C’était environ six mille cinq cents mĂštres cubes Ă  dĂ©tacher, afin de creuserun trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace.

Le travail fut immĂ©diatement commencĂ© et conduit avec une infatigableopiniĂątretĂ©. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eĂ»t entraĂźnĂ© deplus grandes difficultĂ©s, le capitaine Nemo fit dessiner l’immense fosseĂ  huit mĂštres de sa hanche de bĂąbord. Puis, ses hommes la taraudĂšrentsimultanĂ©ment sur plusieurs points de sa circonfĂ©rence. BientĂŽt, le picattaqua vigoureusement cette matiĂšre compacte, et de gros blocs furentdĂ©tachĂ©s de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spĂ©cifique, ces blocs,moins lourds que l’eau, s’envolaient pour ainsi dire Ă  la voĂ»te du tunnel,qui s’épaississait par le haut de ce dont il diminuait par le bas. Mais peuimportait, du moment que la paroi infĂ©rieure s’amincissait d’autant.

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AprĂšs deux heures d’un travail Ă©nergique, Ned Land rentra Ă©puisĂ©. Sescompagnons et lui furent remplacĂ©s par de nouveaux travailleurs auxquelsnous nous joignĂźmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait.

L’eau me parut singuliĂšrement froide, mais je me rĂ©chauffai promptementen maniant le pic. Mes mouvements Ă©taient trĂšs libres, bien qu’ils seproduisissent sous une pression de trente atmosphĂšres.

Quand je rentrai, aprĂšs deux heures de travail, pour prendre quelquenourriture et quelque repos, je trouvai une notable diffĂ©rence entre le fluidepur que me fournissait l’appareil Rouquayrol et l’atmosphĂšre du Nautilus,dĂ©jĂ  chargĂ©e d’acide carbonique. L’air n’avait pas Ă©tĂ© renouvelĂ© depuisquarante-huit heures, et ses qualitĂ©s vivifiantes Ă©taient considĂ©rablementaffaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n’avions enlevĂ©qu’une tranche de glace Ă©paisse d’un mĂštre sur la superficie dessinĂ©e,soit environ six cents mĂštres cubes. En admettant que le mĂȘme travail fĂ»taccompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pourmener Ă  bonne fin cette entreprise.

« Cinq nuits et quatre jours ! dis-je Ă  mes compagnons, et nous n’avonsque pour deux jours d’air dans ces rĂ©servoirs.

– Sans compter, reprit Ned, qu’une fois sortis de cette damnĂ©e prison,nous serons encore emprisonnĂ©s sous la banquise et sans communicationpossible avec l’atmosphĂšre ! »

RĂ©flexion juste. Qui pouvait alors prĂ©voir le minimum de tempsnĂ©cessaire Ă  notre dĂ©livrance ? L’asphyxie ne nous aurait-elle pas Ă©touffĂ©savant que le Nautilus eĂ»t pu revenir Ă  la surface des flots ? Était-il destinĂ© Ă pĂ©rir dans ce tombeau de glace avec tous ceux qu’il renfermait ? La situationparaissait terrible. Mais chacun l’avait envisagĂ©e en face, et tous Ă©taientdĂ©cidĂ©s Ă  faire leur devoir jusqu’au bout.

Suivant mes prĂ©visions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d’un mĂštrefut enlevĂ©e Ă  l’immense alvĂ©ole. Mais, le matin, quand, revĂȘtu de monscaphandre, je parcourus la masse liquide par une tempĂ©rature de six Ă sept degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro, je remarquai que les murailles latĂ©ralesse rapprochaient peu Ă  peu. Les couches d’eau Ă©loignĂ©es de la fosse, quen’échauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient unetendance Ă  se solidifier. En prĂ©sence de ce nouveau et imminent danger, quedevenaient nos chances de salut, et comment empĂȘcher la solidification dece milieu liquide, qui eĂ»t fait Ă©clater comme du verre les parois du Nautilus ?

Je ne fis point connaĂźtre ce nouveau danger Ă  mes deux compagnons. Àquoi bon risquer d’abattre cette Ă©nergie qu’ils employaient au pĂ©nible travaildu sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu Ă  bord, je fis observer au capitaineNemo cette grave complication.

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« Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier lesplus terribles conjonctures. C’est un danger de plus, mais je ne vois aucunmoyen d’y parer. La seule chance de salut, c’est d’aller plus vite que lasolidification. Il s’agit d’arriver premiers. VoilĂ  tout. »

Arriver premiers ! Enfin j’aurais dĂ» ĂȘtre habituĂ© Ă  ces façons de parler !Cette journĂ©e, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniĂątretĂ©.

Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler, c’était quitter le Nautilus,c’était respirer directement cet air pur empruntĂ© aux rĂ©servoirs et fourni parles appareils, c’était abandonner une atmosphĂšre appauvrie et viciĂ©e.

Vers le soir, la fosse s’était encore creusĂ©e d’un mĂštre. Quand je rentraiĂ  bord, je faillis ĂȘtre asphyxiĂ© par l’acide carbonique dont l’air Ă©tait saturĂ©.Ah ! que n’avions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasserce gaz dĂ©lĂ©tĂšre ! L’oxygĂšne ne nous manquait pas. Toute cette eau encontenait une quantitĂ© considĂ©rable, et en la dĂ©composant par nos puissantespiles, elle nous eĂ»t restituĂ© le fluide vivifiant. J’y avais bien songĂ©, maisĂ  quoi bon, puisque l’acide carbonique, produit de notre respiration, avaitenvahi toutes les parties du navire ? Pour l’absorber, il eĂ»t fallu remplir desrĂ©cipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matiĂšremanquait Ă  bord, et rien ne la pouvait remplacer.

Ce soir-lĂ , le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses rĂ©servoirset lancer quelques colonnes d’air pur Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus. Sans cetteprĂ©caution, nous ne nous serions pas rĂ©veillĂ©s.

Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant lecinquiĂšme mĂštre. Les parois latĂ©rales et la surface infĂ©rieure de la banquises’épaississaient visiblement. Il Ă©tait Ă©vident qu’elles se rejoindraient avantque le Nautilus fĂ»t parvenu Ă  se dĂ©gager. Le dĂ©sespoir me prit un instant.Mon pic fut prĂšs de s’échapper de mes mains. À quoi bon creuser, si jedevais pĂ©rir Ă©touffĂ©, Ă©crasĂ© par cette eau qui se faisait pierre, un suppliceque la fĂ©rocitĂ© des sauvages n’eĂ»t pas mĂȘme inventĂ© ? Il me semblait quej’étais entre les formidables mĂąchoires d’un monstre qui se rapprochaientirrĂ©sistiblement.

En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-mĂȘme, passa prĂšs de moi. Je le touchai de la main et je lui montrai les paroisde notre prison. La muraille de tribord s’était avancĂ©e Ă  moins de quatremĂštres de la coque du Nautilus.

Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrĂąmes Ă bord. Mon scaphandre ĂŽtĂ©, je l’accompagnai dans le salon.

« Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque hĂ©roĂŻque moyen, ounous allons ĂȘtre scellĂ©s dans cette eau solidifiĂ©e comme dans du ciment.

– Oui, dis-je, mais que faire ?

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– Ah ! s’écria-t-il, si mon Nautilus Ă©tait assez fort pour supporter cettepression sans en ĂȘtre Ă©crasĂ© ?

– Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l’idĂ©e du capitaine.– Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congĂ©lation de l’eau nous

viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle feraitĂ©clater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en segelant, Ă©clater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu’elle seraitun agent de salut au lieu d’ĂȘtre un agent de destruction !

– Oui, capitaine, peut-ĂȘtre. Mais quelque rĂ©sistance Ă  l’écrasement quepossĂšde le Nautilus, il ne pourrait supporter cette Ă©pouvantable pression ets’aplatirait comme une feuille de tĂŽle.

– Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de lanature, mais sur nous-mĂȘmes. Il faut s’opposer Ă  cette solidification. Il fautl’enrayer. Non seulement, les parois latĂ©rales se resserrent, mais il ne restepas dix pieds d’eau Ă  l’avant ou Ă  l’arriĂšre du Nautilus. La congĂ©lation nousgagne de tous les cĂŽtĂ©s.

– Combien de temps, demandai-je, l’air des rĂ©servoirs nous permettra-t-il de respirer Ă  bord ? »

Le capitaine me regarda en face.« AprĂšs-demain, dit-il, les rĂ©servoirs seront vides ! »Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-je m’étonner de cette

rĂ©ponse ? Le 22 mars, le Nautilus s’était plongĂ© sous les eaux libres du pĂŽle.Nous Ă©tions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les rĂ©serves du bord !Et ce qui restait d’air respirable, il fallait de conserver aux travailleurs. Aumoment oĂč j’écris ces choses, mon impression est tellement vive encore,qu’une terreur involontaire s’empare de tout mon ĂȘtre, et que l’air semblemanquer Ă  mes poumons !

Cependant, le capitaine Nemo rĂ©flĂ©chissait, silencieux, immobile.Visiblement, une idĂ©e lui traversait l’esprit. Mais, il paraissait la repousser.Il se rĂ©pondait nĂ©gativement Ă  lui-mĂȘme. Enfin, ces mots s’échappĂšrent deses lĂšvres :

« L’eau bouillante ! murmura-t-il.– L’eau bouillante ? m’écriai-je.– Oui, monsieur. Nous sommes renfermĂ©s dans un espace relativement

restreint. Est-ce que des jets d’eau bouillante, constamment injectĂ©e par lespompes du Nautilus, n’élĂšveraient pas la tempĂ©rature de ce milieu et neretarderaient pas sa congĂ©lation ?

– Il faut l’essayer, dis-je rĂ©solument.– Essayons, monsieur le professeur. »Le thermomĂštre marquait alors moins sept degrĂ©s Ă  l’extĂ©rieur. Le

capitaine Nemo me conduisit aux cuisines oĂč fonctionnaient de vastes

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appareils distillatoires qui fournissaient de l’eau potable par Ă©vaporation.Ils se chargĂšrent d’eau, et toute la chaleur Ă©lectrique des piles fut lancĂ©e Ă travers les serpentins baignĂ©s par le liquide. En quelques minutes, cette eauavait atteint cent degrĂ©s. Elle fut dirigĂ©e vers les pompes pendant qu’uneeau nouvelle la remplaçait au fur et Ă  mesure. La chaleur dĂ©veloppĂ©e parles piles Ă©tait telle que l’eau froide, puisĂ©e Ă  la mer, aprĂšs avoir seulementtraverse les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe.

L’injection commença, et trois heures aprĂšs, le thermomĂštre marquaitextĂ©rieurement six degrĂ©s au-dessous de zĂ©ro. C’était un degrĂ© de gagnĂ©.Deux heures plus tard, le thermomĂštre n’en marquait que quatre.

« Nous rĂ©ussirons, dis-je au capitaine, aprĂšs avoir suivi et contrĂŽlĂ© par denombreuses remarques les progrĂšs de l’opĂ©ration.

– Je le pense, me rĂ©pondit-il. Nous ne serons pas Ă©crasĂ©s. Nous n’avonsplus que l’asphyxie Ă  craindre. »

Pendant la nuit, la tempĂ©rature de l’eau remonta Ă  un degrĂ© au-dessous dezĂ©ro. Les injections ne purent la porter Ă  un point plus Ă©levĂ©. Mais commela congĂ©lation de l’eau de mer ne se produit qu’à moins deux degrĂ©s, je fusenfin rassurĂ© contre les dangers de la solidification.

Le lendemain, 27 mars, six mĂštres de glace avaient Ă©tĂ© arrachĂ©s del’alvĂ©ole. Quatre mĂštres seulement restaient Ă  enlever. C’étaient encorequarante-huit heures de travail. L’air ne pouvait plus ĂȘtre renouvelĂ© Ă l’intĂ©rieur du Nautilus. Aussi cette journĂ©e alla-t-elle toujours en empirant.

Une lourdeur intolĂ©rable m’accablait. Vers trois heures du soir, cesentiment d’angoisse fut portĂ© en moi Ă  un degrĂ© violent. Des bĂąillementsme disloquaient les mĂąchoires. Mes poumons haletaient en cherchant cefluide comburant, indispensable Ă  la respiration, et qui se rarĂ©fiait de plusen plus. Une torpeur morale s’empara de moi. J’étais Ă©tendu sans force,presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mĂȘmes symptĂŽmes,souffrant des mĂȘmes souffrances, ne me quittait pas. Il me prenait la main,il m’encourageait, et je l’entendais encore murmurer :

« Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air Ă  monsieur ! »Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi.Si notre situation, Ă  tous, Ă©tait intolĂ©rable Ă  l’intĂ©rieur, avec quelle hĂąte,

avec quel bonheur, nous revĂȘtions nos scaphandres pour travailler Ă  notretour ! Les pics rĂ©sonnaient sur la couche glacĂ©e. Les bras se fatiguaient,les mains s’écorchaient, mais qu’étaient ces fatigues, qu’importaient cesblessures ! L’air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait !

Et cependant, personne ne prolongeait au-delĂ  du temps voulu son travailsous les eaux. Sa tĂąche accomplie, chacun remettait Ă  ses compagnonshaletants le rĂ©servoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnaitl’exemple et se soumettait le premier Ă  cette sĂ©vĂšre discipline. L’heure

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arrivĂ©e, il cĂ©dait son appareil Ă  un autre et rentrait dans l’atmosphĂšre viciĂ©edu bord, toujours calme, sans une dĂ©faillance, sans un murmure.

Ce jour-lĂ , le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore.Deux mĂštres seulement restaient Ă  enlever sur toute la superficie. DeuxmĂštres seulement nous sĂ©paraient de la mer libre. Mais les rĂ©servoirs Ă©taientpresque vides d’air. Le peu qu’ils contenaient devait ĂȘtre conservĂ© auxtravailleurs. Pas un atome pour le Nautilus !

Lorsque je rentrai Ă  bord, je fus Ă  demi suffoquĂ©. Quelle nuit ! Jene saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent ĂȘtre dĂ©crites. Lelendemain, ma respiration Ă©tait horriblement oppressĂ©e. Aux douleurs detĂȘte se mĂȘlaient d’étourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre.Mes compagnons Ă©prouvaient les mĂȘmes symptĂŽmes. Quelques hommes del’équipage rĂąlaient.

Ce jour-lĂ , le sixiĂšme de notre emprisonnement, le capitaine Nemo,trouvant trop lents la pioche et le pic, rĂ©solut d’écraser la couche de glacesqui nous sĂ©parait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conservĂ©son sang-froid et son Ă©nergie. Il domptait par sa force morale les douleursphysiques. Il pensait, il combinait, il agissait.

D’aprĂšs son ordre, le bĂątiment fut soulagĂ©, c’est-Ă -dire soulevĂ© de lacouche glacĂ©e par un changement de pesanteur spĂ©cifique. Lorsqu’il flotta,on le hala de maniĂšre Ă  l’amener au-dessus de l’immense fosse dessinĂ©esuivant sa ligne de flottaison. Puis, ses rĂ©servoirs d’eau s’emplissant, ildescendit et s’emboĂźta dans l’alvĂ©ole.

En ce moment, tout l’équipage rentra Ă  bord, et la double porte decommunication fut fermĂ©e. Le Nautilus reposait alors sur la couche de glacequi ne mesurait pas un mĂštre d’épaisseur et que les sondes avaient trouĂ©een mille endroits.

Les robinets des rĂ©servoirs furent alors ouverts en grand, et cent mĂštrescubes d’eau s’y prĂ©cipitĂšrent, accroissant de cent mille kilogrammes le poidsdu Nautilus.

Nous attendions, nous écoutions, oubliant nos souffrances, espérantencore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.

MalgrĂ© les bourdonnements qui emplissaient ma tĂȘte, j’entendis bientĂŽtdes frĂ©missements sous la coque du Nautilus. Un dĂ©nivellement se produisit.La glace craqua avec un fracas singulier, pareil Ă  celui du papier qui sedĂ©chire, et le Nautilus s’abaissa.

« Nous passons ! » murmura Conseil à mon oreille.Je ne pus lui répondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsion

involontaire.

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Tout Ă  coup, emportĂ© par son effroyable surcharge, le Nautilus s’enfonçacomme un boulet sous les eaux, c’est-Ă -dire qu’il tomba comme il eĂ»t faitdans le vide !

Alors toute la force Ă©lectrique fut mise sur les pompes qui aussitĂŽtcommencĂšrent Ă  chasser l’eau des rĂ©servoirs. AprĂšs quelques minutes, notrechute fut enrayĂ©e. BientĂŽt mĂȘme le manomĂštre indiqua un mouvementascensionnel. L’hĂ©lice, marchant Ă  toute vitesse, fit tressaillir la coque detĂŽle jusque dans ses boulons, et nous entraĂźna vers le nord.

Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu’à la merlibre ? Un jour encore ? Je serais mort avant !

À demi Ă©tendu sur un divan de la bibliothĂšque, je suffoquais. Ma faceĂ©tait violette, mes lĂšvres bleues, mes facultĂ©s suspendues. Je ne voyais plus,je n’entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mesmuscles ne pouvaient se contracter.

Les heures qui s’écoulĂšrent ainsi, je ne saurais les Ă©valuer. Mais j’eus laconscience de mon agonie qui commençait. Je compris que j’allais mourir


Soudain je revins Ă  moi. Quelques bouffĂ©es d’air pĂ©nĂ©traient dans mespoumons. Étions-nous remontĂ©s Ă  la surface des flots ? Avions-nous franchila banquise ?

Non ! C’étaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaientpour me sauver. Quelques atomes d’air restaient encore au fond d’unappareil. Au lieu de le respirer, ils l’avaient conservĂ© pour moi, et, tandisqu’ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte Ă  goutte. Je voulusrepousser l’appareil, ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants,je respirai avec voluptĂ©.

Mes regards se portĂšrent vers l’horloge. Il Ă©tait onze heures du matin.Nous devions ĂȘtre au 28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesseeffrayante de quarante milles Ă  l’heure. Il se tordait dans les eaux.

OĂč Ă©tait le capitaine Nemo ? Avait-il succombĂ© ? Ses compagnonsĂ©taient-ils morts avec lui ?

En ce moment, le manomĂštre indiqua que nous n’étions plus qu’à vingtpieds de la surface. Un simple champ de glace nous sĂ©parait de l’atmosphĂšre.Ne pouvait-on le briser ?

Peut-ĂȘtre ! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet,qu’il prenait une position oblique, abaissant son arriĂšre et relevant sonĂ©peron. Une introduction d’eau avait suffi pour rompre son Ă©quilibre. Puis,poussĂ© par sa puissante hĂ©lice, il attaqua l’icefield par en dessous comme unformidable bĂ©lier. Il le crevait peu Ă  peu, se retirait, donnait Ă  toute vitessecontre le champ qui se dĂ©chirait, et enfin, emportĂ© par un Ă©lan suprĂȘme, ils’élança sur la surface glacĂ©e qu’il Ă©crasa de son poids.

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Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arrachĂ©, et l’air pur s’introduisitĂ  flots dans toutes les parties du Nautilus.

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CHAPITRE XVIIDu Cap Horn à L’Amazone

Comment Ă©tais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-ĂȘtre leCanadien m’y avait-il transportĂ©. Mais je respirais, je humais l’air vivifiantde la mer. Mes deux compagnons s’enivraient prĂšs de moi de ses fraĂźchesmolĂ©cules. Les malheureux trop longtemps privĂ©s de nourriture ne peuventse jeter inconsidĂ©rĂ©ment sur les premiers aliments qu’on leur prĂ©sente. Nous,au contraire, nous n’avions pas Ă  nous modĂ©rer, nous pouvions aspirer Ă pleins poumons les atomes de cette atmosphĂšre, et c’était la brise, la briseelle-mĂȘme qui nous versait cette voluptueuse ivresse !

« Ah ! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygĂšne ! Que monsieur ne craignepas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

Quant Ă  Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mĂąchoires Ă effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien « tirait »comme un poĂȘle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autourde moi, je vis que nous Ă©tions seuls sur la plate-forme. Aucun homme del’équipage. Pas mĂȘme le capitaine Nemo. Les Ă©tranges marins du Nautilus secontentaient de l’air qui circulait Ă  l’intĂ©rieur. Aucun n’était venu se dĂ©lecteren pleine atmosphĂšre.

Les premiÚres paroles que je prononçai furent des paroles deremerciement et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseilavaient prolongé mon existence pendant les derniÚres heures de cette longueagonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer un tel dévouement.

« Bon ! monsieur le professeur, me rĂ©pondit Ned Land, cela ne vaut pasla peine d’en parler ! Quel mĂ©rite avons-nous eu Ă  cela ? Aucun. Ce n’étaitqu’une question d’arithmĂ©tique. Votre existence valait plus que la nĂŽtre.Donc il fallait la conserver.

– Non, Ned, rĂ©pondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n’est supĂ©rieurĂ  un homme gĂ©nĂ©reux et bon et vous l’ĂȘtes !

– C’est bien ! c’est bien ! rĂ©pĂ©tait le Canadien embarrassĂ©.– Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.– Pas trop. Pour tout dire Ă  monsieur, il me manquait bien quelques

gorgĂ©es d’air, mais je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardaismonsieur qui se pĂąmait, et cela ne me donnait pas la moindre envie derespirer. Cela me coupait, comme on dit le respire
 »

Conseil, confus de s’ĂȘtre jetĂ© dans la banalitĂ©, n’acheva pas.« Mes amis, rĂ©pondis-je vivement Ă©mu, nous sommes liĂ©s les uns aux

autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits


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– Dont j’abuserai, riposta le Canadien.– Hein ? fit Conseil.– Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraüner avec moi, quand je

quitterai cet infernal Nautilus.– Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon cĂŽtĂ© ?– Oui, rĂ©pondis-je, puisque nous allons du cĂŽtĂ© du soleil, et ici le soleil,

c’est le nord.– Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions le

Pacifique ou l’Atlantique, c’est-Ă -dire les mers frĂ©quentĂ©es ou dĂ©sertes. »À cela je ne pouvais rĂ©pondre, et je craignais que le capitaine Nemo

ne nous ramenĂąt plutĂŽt vers ce vaste OcĂ©an qui baigne Ă  la fois les cĂŽtesde l’Asie et de l’AmĂ©rique. Il complĂ©terait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers oĂč le Nautilus trouvait la plus entiĂšreindĂ©pendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terrehabitĂ©e, que devenaient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, ĂȘtre fixĂ©s sur ce point important. Le Nautilusmarchait rapidement. Le cercle polaire fut bientĂŽt franchi, et le cap mis surle promontoire de Horn. Nous Ă©tions par le travers de la pointe amĂ©ricaine,le 31 mars, Ă  sept heures du soir.

Alors toutes nos souffrances passĂ©es Ă©taient oubliĂ©es. Le souvenir de cetemprisonnement dans les glaces s’effaçait peu Ă  peu de notre esprit. Nousne songions qu’à l’avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans lesalon, ni sur la plate-forme. Le point reportĂ© chaque jour sur le planisphĂšreet fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus.Or, ce soir-lĂ , il devint Ă©vident, Ă  ma grande satisfaction, que nous revenionsau nord par la route de l’Atlantique.

J’appris au Canadien et Ă  Conseil le rĂ©sultat de mes observations.« Bonne nouvelle, rĂ©pondit le Canadien, mais oĂč va le Nautilus ?– Je ne saurais le dire, Ned.– Son capitaine voudrait-il, aprĂšs le pĂŽle sud, affronter le pĂŽle nord, et

revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ?– Il ne faudrait pas l’en dĂ©fier, rĂ©pondit Conseil.– Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.– En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maĂźtre homme que ce capitaine

Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.– Surtout quand nous l’aurons quittĂ© ! » riposta Ned Land.Le lendemain, 1er avril, lorsque le Nautilus remonta Ă  la surface des flots,

quelques minutes avant midi, nous eĂ»mes connaissance d’une cĂŽte Ă  l’ouest.C’était la Terre-du-Feu, Ă  laquelle les premiers navigateurs donnĂšrent cenom en voyant les fumĂ©es nombreuses qui s’élevaient des huttes indigĂšnes.Cette Terre-du-Feu forme une vaste agglomĂ©ration d’üles qui s’étend sur

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trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53° et 56°de latitude australe, et 67° 50’et 77° 15’de longitude ouest. La cĂŽte meparut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus mĂȘmeentrevoir le mont Sarmiento, Ă©levĂ© de deux mille soixante-dix mĂštres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, Ă  sommet trĂšs aigu,qui, suivant qu’il est voilĂ© ou dĂ©gagĂ© de vapeurs, « annonce le beau ou lemauvais temps, » me dit Ned Land.

– Un fameux baromĂštre, mon ami.– Oui, monsieur, un baromĂštre naturel, qui ne m’a jamais trompĂ© quand

je naviguais dans les passes du détroit de Magellan. »En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur le fond du ciel.

C’était un prĂ©sage de beau temps, qui se rĂ©alisa.Le Nautilus, rentrĂ© sous les eaux, se rapprocha de la cĂŽte, qu’il prolongea

Ă  quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes,et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pĂŽlerenfermait quelques Ă©chantillons ; avec leurs filaments visqueux et polis,ils mesuraient jusqu’à trois cents mĂštres de longueur ; vĂ©ritables cĂąbles,plus gros que le pouce, trĂšs rĂ©sistants, ils servent souvent d’amarres auxnavires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, Ă  feuilles longuesde quatre pieds, empĂątĂ©es dans les concrĂ©tions coralligĂšnes, tapissait lesfonds. Elle servait de nid et de nourriture Ă  des myriades de crustacĂ©s et demollusques, des crabes, des seiches. LĂ , les phoques et les loutres se livraientĂ  de splendides repas, mĂ©langeant la chair du poisson et les lĂ©gumes de lamer, suivant la mĂ©thode anglaise.

Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrĂȘmerapiditĂ©. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel des Malouines, dont je pus,le lendemain, reconnaĂźtre les Ăąpres sommets. La profondeur de la mer Ă©taitmĂ©diocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux Ăźles, entourĂ©es d’ungrand nombre d’ülots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques.Les Malouines furent probablement dĂ©couvertes par le cĂ©lĂšbre John Davis,qui leur imposa le nom de Davis-Southern-Islands. Plus tard, RichardHawkins les appela Maiden-Islands, Ăźles de la Vierge. Elles furent ensuitenommĂ©es Malouines, au commencement du XVIIIe siĂšcle, par des pĂȘcheursde Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennentaujourd’hui.

Sur ces parages, nos filets rapportĂšrent de beaux spĂ©cimens d’algues, etparticuliĂšrement un certain fucus dont les racines Ă©taient chargĂ©es de moulesqui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s’abattirent pardouzaines sur la plate-forme et prirent place bientĂŽt dans les offices du bord.En fait de poissons, j’observai spĂ©cialement des osseux appartenant au genre

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gobie, et surtout des boulerots, longs de deux décimÚtres, tout parsemés detaches blanchùtres et jaunes.

J’admirai Ă©galement de nombreuses mĂ©duses, et les plus belles du genre,les chrysaores, particuliĂšres aux mers des Malouines. TantĂŽt elles figuraientune ombrelle demi-sphĂ©rique trĂšs lisse, rayĂ©e de lignes d’un rouge brunet terminĂ©e par douze festons rĂ©guliers ; tantĂŽt c’était une corbeille d’oĂčs’échappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges.Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacĂ©s et laissaient pendre Ă la dĂ©rive leur opulente chevelure de tentacules, J’aurais voulu conserverquelques Ă©chantillons de ces dĂ©licats zoophytes ; mais ce ne sont que desnuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s’évaporent hors de leurĂ©lĂ©ment natal.

Lorsque les derniĂšres hauteurs des Malouines eurent disparu sousl’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt-cinq mĂštres et suivitla cĂŽte amĂ©ricaine, le capitaine Nemo ne se montrait pas.

Jusqu’au 3 avril, nous ne quittĂąmes pas les parages de la Patagonie,tantĂŽt sous l’OcĂ©an, tantĂŽt Ă  sa surface. Le Nautilus dĂ©passa le large estuaireformĂ© par l’embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers del’Uruguay, mais Ă  cinquante milles au large. Sa direction se maintenait aunord, et il suivait les longues sinuositĂ©s de l’AmĂ©rique mĂ©ridionale. Nousavions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mersdu Japon.

Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupĂ© surle trente-septiĂšme mĂ©ridien, et nous passĂąmes au large du cap Frio. Lecapitaine Nemo, au grand dĂ©plaisir de Ned Land, n’aimait pas le voisinagede ces cĂŽtes habitĂ©es du BrĂ©sil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse.Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaientnous suivre, et les curiositĂ©s naturelles de ces mers Ă©chappĂšrent Ă  touteobservation.

Cette rapiditĂ© se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nousavions connaissance de la pointe la plus orientale de l’AmĂ©rique du Sud quiforme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s’écarta de nouveau, et il allachercher Ă  de plus grandes profondeurs une vallĂ©e sous-marine qui se creuseentre ce cap et Sierra-Leone sur la cĂŽte africaine. Cette vallĂ©e se bifurqueĂ  la hauteur des Antilles et se termine au nord par une Ă©norme dĂ©pressionde neuf mille mĂštres. En cet endroit, la coupe gĂ©ologique de l’OcĂ©an figurejusqu’aux petites Antilles une falaise de six kilomĂštres, taillĂ©e Ă  pic, et, Ă  lahauteur des Ăźles du cap Vert, une autre muraille non moins considĂ©rable, quienferment ainsi tout le continent immergĂ© de l’Atlantide. Le fond de cetteimmense vallĂ©e est accidentĂ© de quelques montagnes qui donnent un aspectpittoresque Ă  ces fonds sous-marins. J’en parle surtout d’aprĂšs les cartes

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manuscrites que contenait la bibliothÚque du Nautilus, cartes évidemmentdues à la main du capitaine Nemo et levées sur ses observations personnelles.

Pendant deux jours, ces eaux dĂ©sertes et profondes furent visitĂ©es aumoyen des plans inclinĂ©s. Le Nautilus fournissait de longues bordĂ©esdiagonales qui le portaient Ă  toutes les hauteurs. Mais, le 11 avril, il se relevasubitement, et la terre nous rĂ©apparut Ă  l’ouvert du fleuve des Amazones,vaste estuaire dont le dĂ©bit est si considĂ©rable qu’il dessale la mer sur unespace de plusieurs lieues.

L’équateur Ă©tait coupĂ©. À vingt milles dans l’ouest restaient les Guyanes,une terre française sur laquelle nous eussions trouvĂ© un facile refuge. Maisle vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n’auraient pas permisĂ  un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car ilne parla pas de fuir. De mon cĂŽtĂ©, je ne fis aucune allusion Ă  ses projetsd’évasion, car je ne voulais pas le pousser Ă  quelque tentative qui eĂ»tinfailliblement avortĂ©.

Je me dĂ©dommageai facilement de ce retard par d’intĂ©ressantes Ă©tudes.Pendant ces deux journĂ©es des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas lasurface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pĂȘche miraculeuse enzoophytes, en poissons et en reptiles.

Quelques zoophytes avaient Ă©tĂ© draguĂ©s par la chaĂźne des chaluts.C’étaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant Ă  la famille desactinidiens, et entre autres espĂšces, le phyctalis protexta, originaire de cettepartie de l’OcĂ©an, petit tronc cylindrique, agrĂ©mentĂ© de lignes verticales ettachetĂ© de points rouges que couronne un merveilleux Ă©panouissement detentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j’avaisdĂ©jĂ  observĂ©s, des turritelles, des olives-porphyres, Ă  lignes rĂ©guliĂšremententrecroisĂ©es, dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fondde chair, des ptĂ©rocĂšres fantaisistes, semblables Ă  des scorpions pĂ©trifiĂ©s,des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes Ă  manger,et certaines espĂšces de calmars, que les naturalistes de l’antiquitĂ© classaientparmi les poissons volants, et qui servent principalement d’appĂąt pour lapĂȘche de la morue.

Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eu l’occasiond’étudier, je notai diverses espĂšces. Parmi les cartilagineux : desptĂ©romizons-pricka, sortes d’anguilles, longues de quinze pouces, tĂȘteverdĂątre, nageoires violettes, dos gris bleuĂątre, ventre brun argentĂ© semĂ© detaches vives, iris des yeux cerclĂ© d’or, curieux animaux que le courant del’Amazone avait dĂ» entraĂźner jusqu’en mer, car ils habitent les eaux douces ;des raies tuberculĂ©es, Ă  museau pointu, Ă  queue longue et dĂ©liĂ©e, armĂ©esd’un long aiguillon dentelĂ© ; de petits squales d’un mĂštre, gris et blanchĂątresde peau, dont les dents, disposĂ©es sur plusieurs rangs, se recourbent en

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arriĂšre, et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantoufliers ; deslophies-vespertilions, sortes de triangles isocĂšles rougeĂątres, d’un demi-mĂštre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues quileur donnent l’aspect de chauves-souris, mais que leur appendice cornĂ©, situĂ©prĂšs des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espĂšcesde balistes, le curassavien dont les flancs pointillĂ©s brillent d’une Ă©clatantecouleur d’or, et le caprisque violet clair, Ă  nuances chatoyantes comme lagorge d’un pigeon.

Je termine lĂ  cette nomenclature un peu sĂšche, mais trĂšs exacte, par lasĂ©rie des poissons osseux que j’observai : passants, appartenant au genredes aptĂ©ronotes, dont le museau est trĂšs obtus et blanc de neige, le corpspeint d’un beau noir, et qui sont munis d’une laniĂšre charnue trĂšs longue ettrĂšs dĂ©liĂ©e odontagnathes aiguillonnĂ©s, longues sardines de trois dĂ©cimĂštres,resplendissant d’un vif Ă©clat argentĂ© ; scombres-guares, pourvus de deuxnageoires anales ; centronotes-nĂšgres Ă  teintes noires, que l’on pĂȘche avecdes brandons, longs poissons de deux mĂštres, Ă  chair grasse, blanche, ferme,qui, frais, ont le goĂ»t de l’anguille, et secs, le goĂ»t du saumon fumĂ© ; labresdemi-rouges, revĂȘtus d’écailles seulement Ă  la base des nageoires dorsaleset anales ; chrysoptĂšres, sur lesquels l’or et l’argent mĂȘlent leur Ă©clat Ă  ceuxdu rubis et de la topaze ; spares-queues d’or, dont la chair est extrĂȘmementdĂ©licate, et que leurs propriĂ©tĂ©s phosphorescentes trahissent au milieu deseaux ; spares-pobs, Ă  langue fine, Ă  teintes oranges ; sciĂšnes-coro Ă  caudalesd’or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc.

Cet « et cĂŠtera » ne saurait m’empĂȘcher de citer encore un poisson dontConseil se souviendra longtemps et pour cause.

Un de nos filets avait rapportĂ© une sorte de raie trĂšs aplatie qui, laqueue coupĂ©e, eĂ»t formĂ© un disque parfait et qui pesait une vingtaine dekilogrammes. Elle Ă©tait blanche en dessous, rougeĂątre en dessus, avec degrandes taches rondes d’un bleu foncĂ© et cerclĂ©es de noir, trĂšs lisse de peau,et elle se terminait par une nageoire bilobĂ©e. Étendue sur la plate-forme,elle se dĂ©battit, essaya de se retourner par des mouvements convulsifs, et fittant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la prĂ©cipiter Ă  la mer, lorsqueConseil, qui tenait Ă  son poisson, se jeta sur lui, et, avant que je ne pussel’en empĂȘcher, il le saisit Ă  deux mains.

AussitĂŽt, le voilĂ  renversĂ©, les jambes en l’air, paralysĂ© d’une moitiĂ© ducorps, et criant :

« Ah ! mon maĂźtre, mon maĂźtre ! Venez Ă  moi. »C’était la premiĂšre fois que le pauvre garçon ne me parlait pas Ă  la

« troisiÚme personne. »

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Le Canadien et moi, nous l’avions relevĂ©, nous le frictionnions Ă  brasraccourcis, et quand il reprit ses sens, cet Ă©ternel classificateur murmurad’une voix entrecoupĂ©e :

« Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchiesfixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! »

– Oui, mon ami, rĂ©pondis-je, c’est une torpille qui t’a mis dans cedĂ©plorable Ă©tat.

– Ah ! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais je me vengeraide cet animal.

– Et comment ?– En le mangeant. »Ce qu’il fit le soir mĂȘme, mais par pure reprĂ©saille, car franchement,

c’était coriace.L’infortunĂ© Conseil s’était attaquĂ© Ă  une torpille de la plus dangereuse

espĂšce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel quel’eau, foudroie les poissons Ă  plusieurs mĂštres de distance, tant est grandela puissance de son organe Ă©lectrique, dont les deux surfaces principales nemesurent pas moins de vingt-sept pieds carrĂ©s.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journĂ©e, le Nautilus s’approcha dela cĂŽte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni. LĂ  vivaient en familleplusieurs groupes de lamantins. C’étaient des manates qui, comme le dugonget le stellĂšre, appartiennent Ă  l’ordre des syrĂ©niens. Ces beaux animaux,paisibles et inoffensifs, longs de six Ă  sept mĂštres, devaient peser aumoins quatre mille kilogrammes. J’appris Ă  Ned Land et Ă  Conseil quela prĂ©voyante nature avait assignĂ© Ă  ces mammifĂšres un rĂŽle important.Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paĂźtre les prairiessous-marines et dĂ©truire ainsi les agglomĂ©rations d’herbes qui obstruentl’embouchure des fleuves tropicaux.

« Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis que les hommesont presque entiĂšrement anĂ©anti ces races utiles ? C’est que les herbesputrĂ©fiĂ©es ont empoisonnĂ© l’air, et l’air empoisonnĂ©, c’est la fiĂšvre jaunequi dĂ©sole ces admirables contrĂ©es. Les vĂ©gĂ©tations vĂ©nĂ©neuses se sontmultipliĂ©es sous ces mers torrides, et le mal s’est irrĂ©sistiblement dĂ©veloppĂ©depuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides ! »

Et s’il faut en croire Toussenel, ce flĂ©au n’est rien encore auprĂšs de celuiqui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dĂ©peuplĂ©es de baleineset de phoques. Alors, encombrĂ©es de poulpes, de mĂ©duses, de calmars, ellesdeviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne possĂ©derontplus ces « vastes estomacs, que Dieu avait chargĂ©s d’écumer la surface desmers. »

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Cependant, sans dĂ©daigner ces thĂ©ories, l’équipage du Nautilus s’emparad’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionnerles cambuses d’une chair excellente, supĂ©rieure Ă  celle du bƓuf et du veau.Cette chasse ne fut pas intĂ©ressante. Les manates se laissaient frapper sans sedĂ©fendre. Plusieurs milliers de kilos de viande destinĂ©e Ă  ĂȘtre sĂ©chĂ©e furentemmagasinĂ©s Ă  bord.

Ce jour-lĂ , une pĂȘche, singuliĂšrement pratiquĂ©e, vint encore accroĂźtreles rĂ©serves du Nautilus, tant ces mers Ă©taient giboyeuses. Le chalut avaitrapportĂ© dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tĂȘte seterminait par une plaque ovale Ă  rebords charnus. C’étaient des Ă©chĂ©nĂ©idesde la troisiĂšme famille des malacoptĂ©rygiens subbrachiens. Leur disqueaplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entrelesquelles l’animal peut opĂ©rer le vide, ce qui lui permet d’adhĂ©rer aux objetsĂ  la façon d’une ventouse.

Le remora que j’avais observĂ© dans la MĂ©diterranĂ©e appartient Ă cette espĂšce. Mais celui dont il s’agit ici, c’était l’échĂ©nĂ©ide ostĂ©ochĂšre,particulier Ă  cette mer. Nos marins, Ă  mesure qu’ils les prenaient, lesdĂ©posaient dans des bailles pleines d’eau.

La pĂȘche terminĂ©e, le Nautilus se rapprocha de la cĂŽte. En cet endroit,un certain nombre de tortues marines dormaient Ă  la surface des flots. Il eĂ»tĂ©tĂ© difficile de s’emparer de ces prĂ©cieux reptiles, car le moindre bruit lesĂ©veille, et leur solide carapace est Ă  l’épreuve du harpon. Mais l’échĂ©nĂ©idedevait opĂ©rer cette capture avec une sĂ»retĂ© et une prĂ©cision extraordinaires.Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortunedu naĂŻf pĂȘcheur Ă  la ligne.

Les hommes du Nautilus attachĂšrent Ă  la queue de ces poissons un anneauassez large pour ne pas gĂȘner leurs mouvements, et Ă  cet anneau, une longuecorde amarrĂ©e Ă  bord par l’autre bout.

Les Ă©chĂ©nĂ©ides, jetĂ©s Ă  la mer, commencĂšrent aussitĂŽt leur rĂŽle et allĂšrentse fixer au plastron des tortues. Leur tĂ©nacitĂ© Ă©tait telle qu’ils se fussentdĂ©chirĂ©s plutĂŽt que de lĂącher prise. On les halait Ă  bord, et avec eux lestortues auxquelles ils adhĂ©raient.

On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mĂštre, qui pesaient deuxcents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornĂ©es grandes, minces,transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaienttrĂšs prĂ©cieuses. En outre, elles Ă©taient excellentes au point de vue comestible,ainsi que les tortues franches qui sont d’un goĂ»t exquis.

Cette pĂȘche termina notre sĂ©jour sur les parages de l’Amazone, et, la nuitvenue, le Nautilus regagna la haute mer.

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CHAPITRE XVIIILes poulpes

Pendant quelques jours, le Nautilus s’écarta constamment de la cĂŽteamĂ©ricaine. Il ne voulait pas, Ă©videmment, frĂ©quenter les flots du golfe duMexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l’eau n’eĂ»t pas manquĂ©sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huitcents mĂštres ; mais, probablement, ces parages, semĂ©s d’üles et sillonnĂ©s desteamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.

Le 16 avril, nous eĂ»mes connaissance de la Martinique et de laGuadeloupe, Ă  une distance de trente milles environ. J’aperçus un instantleurs pitons Ă©levĂ©s.

Le Canadien, qui comptait mettre ses projets Ă  exĂ©cution dans le golfe,soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux quifont le cabotage d’une Ăźle Ă  l’autre, fut trĂšs dĂ©contenancĂ©. La fuite eĂ»t Ă©tĂ©fort praticable si Ned Land fĂ»t parvenu Ă  s’emparer du canot Ă  l’insu ducapitaine. Mais en plein OcĂ©an, il ne fallait plus y songer.

Le Canadien, Conseil et moi, nous eĂ»mes une assez longue conversationĂ  ce sujet. Depuis six mois nous Ă©tions prisonniers Ă  bord du Nautilus. Nousavions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n’y avaitpas de raison pour que cela finĂźt. Il me fit donc une proposition Ă  laquelleje ne m’attendais pas. Ce fut de poser catĂ©goriquement cette question aucapitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garder indĂ©finiment Ă  sonbord ?

Une semblable dĂ©marche me rĂ©pugnait. Suivant moi elle ne pouvaitaboutir. Il ne fallait rien espĂ©rer du commandant du Nautilus, mais toutde nous seuls. D’ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plussombre, plus retirĂ©, moins sociable. Il paraissait m’éviter. Je ne le rencontraisqu’à de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait Ă  m’expliquer les merveillessous-marines ; maintenant il m’abandonnait Ă  mes Ă©tudes et ne venait plusau salon.

Quel changement s’était opĂ©rĂ© en lui ? Pour quelle cause ? Je n’avais rienĂ  me reprocher. Peut-ĂȘtre notre prĂ©sence Ă  bord lui pesait-elle ? Cependant,je ne devais pas espĂ©rer qu’il fĂ»t homme Ă  nous rendre la libertĂ©.

Je priai donc Ned de me laisser rĂ©flĂ©chir avant d’agir. Si cette dĂ©marchen’obtenait aucun rĂ©sultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre notresituation pĂ©nible et nuire aux projets du Canadien. J’ajouterai que je nepouvais en aucune façon invoquer la question de santĂ©. Si l’on exceptela rude Ă©preuve de la banquise du pĂŽle Sud, nous ne nous Ă©tions jamaismieux portĂ©s, Ned, Conseil et moi. Cette nourriture saine, cette atmosphĂšre

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salubre, cette rĂ©gularitĂ© d’existence, cette uniformitĂ© de tempĂ©rature, nedonnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirsde la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chezlui, qui va oĂč il veut, qui, par des voies mystĂ©rieuses pour les autres, nonpour lui-mĂȘme, marche Ă  son but, je comprenais une telle existence. Maisnous, nous n’avions pas rompu avec l’humanitĂ©. Pour mon compte, je nevoulais pas ensevelir avec moi mes Ă©tudes si curieuses et si nouvelles. J’avaismaintenant le droit d’écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que,plus tĂŽt que plus tard, il pĂ»t voir le jour.

LĂ  encore, dans ces eaux des Antilles, Ă  dix mĂštres au-dessous de lasurface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intĂ©ressants j’eusĂ  signaler sur mes notes quotidiennes ! C’étaient, entre autres zoophytes,des galĂšres connues sous le nom de physalies-pĂ©lagiques, sortes de grossesvessies oblongues, Ă  reflets nacrĂ©s, tendant leur membrane au vent et laissantflotter leurs tentacules bleus comme des fils de soie ; mĂ©duses charmantesĂ  l’Ɠil, vĂ©ritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif.C’étaient parmi les articulĂ©s, des annĂ©lides longs d’un mĂštre et demi, armĂ©sd’une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, quiserpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectresolaire. C’étaient, dans l’embranchement des poissons des raies-molubars,Ă©normes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, lanageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombĂ©, des yeuxfixĂ©s aux extrĂ©mitĂ©s de la face antĂ©rieure de la tĂȘte et qui, flottant comme uneĂ©pave de navire, s’appliquaient parfois Ă  la façon d’un opaque volet sur notrevitre. C’étaient des balistes-amĂ©ricains, pour lesquels la nature n’a broyĂ© quedu blanc et du noir, des gobies-plumiers, allongĂ©s et charnus, aux nageoiresjaunes Ă  la mĂąchoire proĂ©minente, des scombres de seize dĂ©cimĂštres, Ă  dentscourtes et aiguĂ«s, couverts de petites Ă©cailles, appartenant Ă  l’espĂšce desalbicores. Puis, par nuĂ©es, apparaissaient des surmulets, corsetĂ©s de raiesd’or de la tĂȘte Ă  la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; vĂ©ritableschefs-d’Ɠuvre de bijouterie consacrĂ©s autrefois Ă  Diane, particuliĂšrementrecherchĂ©s des riches Romains, et dont le proverbe disait : « Ne lesmange pas qui les prend ! » Enfin, des pomacanthes dorĂ©s, ornĂ©s debandelettes Ă©meraude, habillĂ©s de velours et de soie, passaient devant nosyeux comme des seigneurs de VĂ©ronĂšse ; des spares-Ă©peronnĂ©s se dĂ©robaientsous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze poucess’enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient lamer de leur grosse queue charnue ; des corĂ©gones rouges semblaient faucherles flots avec leur pectorale tranchante, et des sĂ©lĂšnes argentĂ©es, dignes deleur nom, se levaient sur l’horizon des eaux comme autant de lunes auxreflets blanchĂątres.

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Que d’autres Ă©chantillons merveilleux et nouveaux j’eusse encoreobservĂ©s, si le Nautilus ne se fĂ»t peu Ă  peu abaissĂ© vers les couchesprofondes ! Ses plans inclinĂ©s l’entraĂźnĂšrent jusqu’à des fonds de deux milleet trois mille cinq cents mĂštres. Alors la vie animale n’était plus reprĂ©sentĂ©eque par des encrines, des Ă©toiles de mer, de charmantes pentacrines tĂȘtede mĂ©duse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques,des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grandeespĂšce.

Le 20 avril, nous Ă©tions remontĂ©s Ă  une hauteur moyenne de quinze centsmĂštres. La terre la plus rapprochĂ©e Ă©tait alors cet archipel des Ăźles Lucayes,dissĂ©minĂ©es comme un tas de pavĂ©s Ă  la surface des eaux. LĂ  s’élevaientde hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes,disposĂ©s par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs quenos rayons Ă©lectriques n’éclairaient pas jusqu’au fond.

Ces roches Ă©taient tapissĂ©es de grandes herbes, de laminaires gĂ©antes, defucus interminables, un vĂ©ritable espalier d’hydrophytes dignes d’un mondede Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil Ned et moi, nousfĂ»mes naturellement amenĂ©s Ă  citer les animaux gigantesques de la mer. Lesunes sont Ă©videmment destinĂ©es Ă  la nourriture des autres. Cependant, parles vitres du Nautilus presque immobile je n’apercevais encore sur ces longsfilaments que les principaux articulĂ©s de la division des brachyoures deslambres Ă  longues pattes, des crabes violacĂ©s, des clios particuliers aux mersdes Antilles.

Il Ă©tait environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur unformidable fourmillement qui se produisait Ă  travers les grandes algues.

« Eh bien, dis-je, ce sont lĂ  de vĂ©ritables cavernes Ă  poulpes, et je ne seraispas Ă©tonnĂ© d’y voir quelques-uns de ces monstres.

– Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe descĂ©phalopodes ?

– Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’ami Land s’esttrompĂ© sans doute, car je n’aperçois rien.

– Je le regrette, rĂ©pliqua Conseil. Je voudrais contempler face Ă  face l’unde ces poulpes dont j’ai tant entendu parler et qui peuvent entraĂźner desnavires dans le fond des abĂźmes. Ces bĂȘtes-lĂ , ça se nomme des krak


– Craque suffit, rĂ©pondit ironiquement le Canadien.– Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la

plaisanterie de son compagnon.– Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.– Pourquoi pas ? rĂ©pondit Conseil. Nous avons bien cru au narwal de

monsieur.

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– Nous avons eu tort, Conseil.– Sans doute ! mais il est probable que d’autres y croient encore.– C’est vraisemblable, rĂ©pondis-je Ă  Conseil, mais pour mon compte, je

suis bien dĂ©cidĂ© Ă  n’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je lesaurai dissĂ©quĂ©s de ma propre main.

– Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas à l’existence despoulpes gigantesques ?

– Eh ! qui diable y a jamais cru ? s’écria le Canadien.– Beaucoup de gens, ami Ned.– Pas des pĂȘcheurs. Des savants, peut-ĂȘtre !– Pardon, Ned. Des pĂȘcheurs et des savants !– Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plus sĂ©rieux du monde,

je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraĂźnĂ©e sousles flots par les bras d’un cĂ©phalopode.

– Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.– Oui, Ned.– De vos propres yeux ?– De mes propres yeux.– OĂč, s’il vous plaĂźt ?– À Saint-Malo, rĂ©partit imperturbablement Conseil.– Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.– Non, dans une Ă©glise, rĂ©pondit Conseil.– Dans une Ă©glise ! s’écria le Canadien.– Oui, ami Ned. C’était un tableau qui reprĂ©sentait le poulpe en question !– Bon ! fit Ned Land, Ă©clatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser !– Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet

qu’il reprĂ©sente est tirĂ© d’une lĂ©gende, et vous savez ce qu’il faut penserdes lĂ©gendes en matiĂšre d’histoire naturelle ! D’ailleurs, quand il s’agitde monstres, l’imagination ne demande qu’à s’égarer. Non seulement on aprĂ©tendu que ces poulpes pouvaient entraĂźner des navires, mais un certainOlaĂŒs Magnus parle d’un cĂ©phalopode, long d’un mille, qui ressemblaitplutĂŽt Ă  une Ăźle qu’à un animal. On raconte aussi que l’évĂȘque de Nidrosdressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher semit en marche et retourna Ă  la mer. Le rocher Ă©tait un poulpe.

– Et c’est tout ? demanda le Canadien.– Non, rĂ©pondis-je. Un autre Ă©vĂȘque, Pontoppidam de Berghem, parle

Ă©galement d’un poulpe sur lequel pouvait manƓuvrer un rĂ©giment decavalerie !

– Ils allaient bien, les Ă©vĂȘques d’autrefois ! dit Ned Land.

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– Enfin, les naturalistes de l’antiquitĂ© citent des monstres dont la gueuleressemblait Ă  un golfe, et qui Ă©taient trop gros pour passer par le dĂ©troit deGibraltar.

– À la bonne heure ! fit le Canadien.– Mais dans tous ces rĂ©cits, qu’y a-t-il de vrai ? demanda Conseil.– Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la

vraisemblance pour monter jusqu’à la fable ou Ă  la lĂ©gende. Toutefois, Ă l’imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prĂ©texte. Onne peut nier qu’il existe des poulpes et des calmars de trĂšs grande espĂšce,mais infĂ©rieurs cependant aux cĂ©tacĂ©s. Aristote a constatĂ© les dimensionsd’un calmar de cinq coudĂ©es, soit trois mĂštres dix. Nos pĂȘcheurs en voientfrĂ©quemment dont la longueur dĂ©passe un mĂštre quatre-vingts. Les musĂ©esde Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes quimesurent deux mĂštres. D’ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un deces animaux, longs de six pieds seulement, aurait des tentacules longs devingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.

– En pĂȘche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.– S’ils n’en pĂȘchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis,

le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souvent affirmĂ© qu’il avait rencontrĂ©un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l’Inde. Mais le faitle plus Ă©tonnant, et qui ne permet plus de nier l’existence de ces animauxgigantesques, s’est passĂ© il y a quelques annĂ©es, en 1861.

– Quel est ce fait ? demanda Ned Land.– Le voici. En 1861, dans le nord-est de TĂ©nĂ©riffe, Ă  peu prĂšs par la

latitude oĂč nous sommes en ce moment, l’équipage de l’aviso l’Alectonaperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandantBouguer s’approcha de l’animal, et il l’attaqua Ă  coups de harpon et Ă coups de fusils, sans grand succĂšs, car balles et harpons traversaient ceschairs molles comme une gelĂ©e sans consistance. AprĂšs plusieurs tentativesinfructueuses, l’équipage parvint Ă  passer un nƓud coulant autour du corpsdu mollusque. Ce nƓud glissa jusqu’aux nageoires caudales et s’y arrĂȘta. Onessaya alors de haler le monstre Ă  bord, mais son poids Ă©tait si considĂ©rablequ’il se sĂ©para de sa queue sous la traction de la corde, et, privĂ© de cetornement, il disparut sous les eaux.

– Enfin, voilĂ  un fait, dit Ned Land.– Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposĂ© de nommer

ce poulpe « calmar de Bouguer. »– Et quelle Ă©tait sa longueur ? demanda le Canadien.– Ne mesurait-il pas six mĂštres environ ? dit Conseil, qui, postĂ© Ă  la vitre,

examinait de nouveau les anfractuositĂ©s de la falaise.– PrĂ©cisĂ©ment, rĂ©pondis-je.

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– Sa tĂȘte, reprit Conseil, n’était-elle pas couronnĂ©e de huit tentacules, quis’agitaient sur l’eau comme une nichĂ©e de serpents ?

– PrĂ©cisĂ©ment.– Ses yeux, placĂ©s Ă  fleur de tĂȘte, n’avaient-ils pas un dĂ©veloppement

considĂ©rable ?– Oui, Conseil.– Et sa bouche, n’était-ce pas un vĂ©ritable bec de perroquet, mais un bec

formidable ?– En effet, Conseil.– Eh bien, n’en dĂ©plaise Ă  monsieur, rĂ©pondit tranquillement Conseil, si

ce n’est pas le calmar de Bouguer, voici du moins un de ses frĂšres. »Je regardai Conseil. Ned Land se prĂ©cipita vers la vitre.« L’épouvantable bĂȘte ! » s’écria-t-il.Je regardai Ă  mon tour, et je ne pus rĂ©primer un mouvement de rĂ©pulsion.

Devant mes yeux s’agitait un monstre horrible, digne de figurer dans leslĂ©gendes tĂ©ratologiques.

C’était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mĂštres delongueur. Il marchait Ă  reculons avec une extrĂȘme vĂ©locitĂ© dans la directiondu Nautilus. Il regardait de ses Ă©normes yeux fixes Ă  teintes glauques.Ses huit bras, ou plutĂŽt ses huit pieds, implantĂ©s sur sa tĂȘte, qui ontvalu Ă  ces animaux le nom de cĂ©phalopodes, avaient un dĂ©veloppementdouble de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. Onvoyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposĂ©es sur la faceinterne des tentacules sous forme de capsules semi-sphĂ©riques. Parfois cesventouses s’appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouchede ce monstre, – un bec de corne fait comme le bec d’un perroquet, –s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornĂ©e, armĂ©eelle-mĂȘme de plusieurs rangĂ©es de dents aiguĂ«s, sortait en frĂ©missant decette vĂ©ritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d’oiseau Ă  unmollusque ! Son corps, fusiforme et renflĂ© dans sa partie moyenne, formaitune masse charnue qui devait peser vingt Ă  vingt-cinq mille kilogrammes. Sacouleur inconstante, changeant avec une extrĂȘme rapiditĂ© suivant l’irritationde l’animal, passait successivement du gris livide au brun rougeĂątre.

De quoi s’irritait ce mollusque ? Sans doute de la prĂ©sence de ce Nautilus,plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibulesn’avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quellevitalitĂ© le CrĂ©ateur leur a dĂ©partie, quelle vigueur dans leurs mouvements,puisqu’ils possĂšdent trois cƓurs !

Le hasard nous avait mis en prĂ©sence de ce calmar, et je ne vouluspas laisser perdre l’occasion d’étudier soigneusement cet Ă©chantillon des

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cĂ©phalopodes. Je surmontai l’horreur que m’inspirait son aspect, et, prenantun crayon, je commençai Ă  le dessiner.

« C’est peut-ĂȘtre le mĂȘme que celui de l’Alecton, dit Conseil.Non, rĂ©pondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l’autre a

perdu sa queue !– Ce ne serait pas une raison, rĂ©pondis-je. Les bras et la queue de ces

animaux se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue ducalmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.

– D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-ĂȘtre un deceux-lĂ  ! »

En effet, d’autres poulpes apparaissaient Ă  la vitre de tribord. J’en comptaisept. Ils faisaient cortĂšge au Nautilus, et j’entendais les grincements de leurbec sur la coque de tĂŽle. Nous Ă©tions servis Ă  souhait.

Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eauxavec une telle prĂ©cision qu’ils semblaient immobiles, et j’aurais pu lesdĂ©calquer en raccourci sur la vitre. D’ailleurs, nous marchions sous uneallure modĂ©rĂ©e.

Tout Ă  coup le Nautilus s’arrĂȘta. Un choc le fit tressaillir dans toute samembrure.

« Est-ce que nous avons touchĂ© ? demandai-je.– En tout cas, rĂ©pondit le Canadien, nous serions dĂ©jĂ  dĂ©gagĂ©s, car nous

flottons. »Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches

de son hélice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaineNemo, suivi de son second, entra dans le salon.

Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nousparler, sans nous voir peut-ĂȘtre, il alla au panneau, regarda les poulpes et ditquelques mots Ă  son second.

Celui-ci sortit. Bientît les panneaux se refermùrent. Le plafonds’illumina.

J’allai vers le capitaine.« Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dĂ©gagĂ© que

prendrait un amateur devant le cristal d’un aquarium.– En effet, monsieur le naturaliste, me rĂ©pondit-il, et nous allons les

combattre corps Ă  corps. »Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas bien entendu.« Corps Ă  corps ? rĂ©pĂ©tai-je.– Oui, monsieur. L’hĂ©lice est arrĂȘtĂ©e. Je pense que les mandibules cornĂ©es

de l’un de ces calmars se sont engagĂ©es dans ses branches. Ce qui nousempĂȘche de marcher.

– Et qu’allez-vous faire ?

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– Remonter Ă  la surface et massacrer toute cette vermine.– Entreprise difficile.– En effet. Les balles Ă©lectriques sont impuissantes contre ces chairs

molles oĂč elles ne trouvent pas assez de rĂ©sistance pour Ă©clater. Mais nousles attaquerons Ă  la hache.

– Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas monaide.

– Je l’accepte, maĂźtre Land.– Nous vous accompagnerons, dis-je, » et, suivant le capitaine Nemo,

nous nous dirigeĂąmes vers l’escalier central.LĂ , une dizaine d’hommes, armĂ©s de haches d’abordage, se tenaient prĂȘts

à l’attaque. Conseil et moi, nous primes deux haches. Ned Land saisit unharpon.

Le Nautilus Ă©tait alors revenu Ă  la surface des flots. Un des marins, placĂ©sur les derniers Ă©chelons, dĂ©vissait les boulons du panneau. Mais les Ă©crousĂ©taient Ă  peine dĂ©gagĂ©s, que le panneau se releva avec une violence extrĂȘme,Ă©videmment tirĂ© par la ventouse d’un bras de poulpe.

AussitĂŽt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l’ouverture,et vingt autres s’agitĂšrent au-dessus. D’un coup de hache, le capitaine Nemocoupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les Ă©chelons en se tordant.

Au moment oĂč nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindrela plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marin placĂ©devant le capitaine Nemo et l’enlevĂšrent avec une violence irrĂ©sistible.

Le capitaine Nemo poussa un cri et s’élança au-dehors. Nous nous Ă©tionsprĂ©cipitĂ©s Ă  sa suite.

Quelle scĂšne ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collĂ© Ă  sesventouses, Ă©tait balancĂ© dans l’air au caprice de cette Ă©norme trompe. IlrĂąlait, il Ă©touffait, il criait : « À moi ! Ă  moi ! » Ces mots, prononcĂ©s enfrançais, me causĂšrent une profonde stupeur ! j’avais donc un compatriote Ă bord, plusieurs peut-ĂȘtre ! Cet appel dĂ©chirant, je l’entendrai toute ma vie !

L’infortunĂ© Ă©tait perdu. Qui pouvait l’arracher Ă  cette puissante Ă©treinte ?Cependant le capitaine Nemo s’était prĂ©cipitĂ© sur le poulpe, et, d’un coup dehache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contred’autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L’équipage sebattait Ă  coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncionsnos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pĂ©nĂ©traitl’atmosphĂšre. C’était horrible.

Un instant, je crus que le malheureux, enlacĂ© par le poulpe, serait arrachĂ©Ă  sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient Ă©tĂ© coupĂ©s. Un seul,brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l’air. Mais aumoment oĂč le capitaine Nemo et son second se prĂ©cipitaient sur lui, l’animal

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lança une colonne d’un liquide noirĂątre, sĂ©crĂ©tĂ© par une bourse situĂ©e dansson abdomen. Nous en fĂ»mes aveuglĂ©s. Quand ce nuage se fut dissipĂ©, lecalmar avait disparu, et avec lui mon infortunĂ© compatriote !

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possĂ©daitplus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs duNautilus. Nous roulions pĂȘle-mĂȘle au milieu de ces tronçons de serpentsqui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire.Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les tĂȘtes del’hydre. Le harpon de Ned Land, Ă  chaque coup, se plongeait dans les yeuxglauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon futsoudain renversĂ© par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait pu Ă©viter.

Ah ! comment mon cƓur ne s’est-il pas brisĂ© d’émotion et d’horreur ! Leformidable bec du calmar s’était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allaitĂȘtre coupĂ© en deux. Je me prĂ©cipitai Ă  son secours. Mais le capitaine Nemom’avait devancĂ©. Sa hache disparut entre les deux Ă©normes mandibules, etmiraculeusement sauvĂ©, le Canadien, se relevant, plongea son harpon toutentier jusqu’au triple cƓur du poulpe.

« Je me devais cette revanche ! » dit le capitaine Nemo au Canadien.Ned s’inclina sans lui rĂ©pondre.Ce combat avait durĂ© un quart d’heure. Les monstres vaincus, mutilĂ©s,

frappés à mort, nous laissÚrent enfin la place et disparurent sous les flots.Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile prÚs du fanal, regardait

la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmescoulaient de ses yeux.

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CHAPITRE XIXLe Gulf-Stream

Cette terrible scĂšne du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l’oublier.Je l’ai Ă©crite sous l’impression d’une Ă©motion violente. Depuis, j’en ai revule rĂ©cit. Je l’ai lu Ă  Conseil et au Canadien. Ils l’ont trouvĂ© exact comme fait,mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait laplume du plus illustre de nos poĂštes, l’auteur des Travailleurs de la mer.

J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleurfut immense. C’était le second compagnon qu’il perdait depuis notre arrivĂ©eĂ  bord. Et quelle mort ! Cet ami, Ă©crasĂ©, Ă©touffĂ©, brisĂ© par le formidable brasd’un poulpe, broyĂ© sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avecses compagnons dans les paisibles eaux du cimetiĂšre de corail !

Pour moi, au milieu de cette lutte, c’était ce cri de dĂ©sespoir poussĂ© parl’infortunĂ© qui m’avait dĂ©chirĂ© le cƓur. Ce pauvre Français, oubliant sonlangage de convention, s’était repris Ă  parler la langue de son pays et de samĂšre, pour jeter un suprĂȘme appel ! Parmi cet Ă©quipage du Nautilus, associĂ©de corps et d’ñme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact deshommes, j’avais donc un compatriote ! Était-il seul Ă  reprĂ©senter la Francedans cette mystĂ©rieuse association, Ă©videmment composĂ©e d’individus denationalitĂ©s diverses ? C’était encore un de ces insolubles problĂšmes qui sedressaient sans cesse devant mon esprit !

Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis pluspendant quelque temps. Mais qu’il devait ĂȘtre triste, dĂ©sespĂ©rĂ©, irrĂ©solu,si j’en jugeais par ce navire dont il Ă©tait l’ñme et qui recevait toutes sesimpressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction dĂ©terminĂ©e. Il allait,venait, flottait comme un cadavre au grĂ© des lames. Son hĂ©lice avait Ă©tĂ©dĂ©gagĂ©e, et cependant il s’en servait Ă  peine. Il naviguait au hasard. Il nepouvait s’arracher du thĂ©Ăątre de sa derniĂšre lutte, de cette mer qui avaitdĂ©vorĂ© l’un des siens !

Dix jours se passĂšrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilusreprit franchement sa route au nord, aprĂšs avoir eu connaissance des LucayesĂ  l’ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grandfleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa tempĂ©rature propres. J’ainommĂ© le Gulf-Stream.

C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l’Atlantique,et dont les eaux ne se mĂ©langent pas aux eaux ocĂ©aniennes. C’est un fleuvesalĂ©, plus salĂ© que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois millepieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, soncourant marche avec une vitesse de quatre kilomĂštres Ă  l’heure. L’invariable

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volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les fleuves duglobe.

La vĂ©ritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury,son point de dĂ©part, si l’on veut, est situĂ© dans le golfe de Gascogne. LĂ , seseaux, encore faibles de tempĂ©rature et de couleur, commencent Ă  se former.Il descend au sud, longe l’Afrique Ă©quatoriale, Ă©chauffe ses flots aux rayonsde la zone torride, traverse l’Atlantique, atteint le cap San Roque sur lacĂŽte brĂ©silienne, et se bifurque en deux branches dont l’une va se saturerencore des chaudes molĂ©cules de la mer des Antilles. Alors le Gulf-Stream,chargĂ© de rĂ©tablir l’équilibre entre les tempĂ©ratures et de mĂȘler les eaux destropiques aux eaux borĂ©ales, commence son rĂŽle de pondĂ©rateur. ChauffĂ© Ă blanc dans le golfe du Mexique, il s’élĂšve au nord sur les cĂŽtes amĂ©ricaines,s’avance jusqu’à Terre-Neuve, dĂ©via sous la poussĂ©e du courant froid dudĂ©troit de Davis, reprend la route de l’OcĂ©an en suivant sur un des grandscercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers lequarante-troisiĂšme degrĂ©, dont l’un, aidĂ© par l’alizĂ© du nord-est, revient augolfe de Gascogne et aux Açores, et dont l’autre, aprĂšs avoir attiĂ©di lesrivages de l’Irlande et de la NorvĂšge, va jusqu’au-delĂ  du Spitzberg, oĂč satempĂ©rature tombe Ă  quatre degrĂ©s, former la mer libre du pĂŽle.

C’est sur ce fleuve de l’OcĂ©an que le Nautilus naviguait alors. À sa sortiedu canal de Bahama, sur quatorze lieues de large et sur trois cent cinquantemĂštres de profondeur, le Gulf-Stream marche Ă  raison de huit kilomĂštres Ă l’heure. Cette rapiditĂ© dĂ©croĂźt rĂ©guliĂšrement Ă  mesure qu’il s’avance vers lenord, et il faut souhaiter que cette rĂ©gularitĂ© persiste, car, si, comme on a crule remarquer, sa vitesse et sa direction viennent Ă  se modifier, les climatseuropĂ©ens seront soumis Ă  des perturbations dont on ne saurait calculer lesconsĂ©quences.

Vers midi, j’étais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaĂźtreles particularitĂ©s relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication futterminĂ©e, je l’invitai Ă  plonger ses mains dans le courant.

Conseil obĂ©it et fut trĂšs Ă©tonnĂ© de n’éprouver aucune sensation de chaudni de froid.

« Cela vient, lui dis-je, de ce que la tempĂ©rature des eaux du Gulf-Stream,en sortant du golfe du Mexique, est peu diffĂ©rente de celle du sang. CeGulf-Stream est un vaste calorifĂšre qui permet aux cĂŽtes d’Europe de separer d’une Ă©ternelle verdure. Et, s’il faut en croire Maury, la chaleur dece courant, totalement utilisĂ©e, fournirait assez de calorique pour tenir enfusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l’Amazone ou le Missouri. »

En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream Ă©tait de deux mĂštres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante,que ses eaux comprimĂ©es font saillie sur l’OcĂ©an et qu’un dĂ©nivellement

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s’opĂšre entre elles et les eaux froides. Sombres d’ailleurs et trĂšs riches enmatiĂšres salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui lesenvironnent. Telle est mĂȘme la nettetĂ© de leur ligne de dĂ©marcation, que leNautilus, Ă  la hauteur des Carolines, trancha de son Ă©peron les flots du Gulf-Stream, tandis que son hĂ©lice battait encore ceux de l’OcĂ©an.

Ce courant entraĂźnait avec lui tout un monde d’ĂȘtres vivants. Lesargonautes, si communs dans la MĂ©diterranĂ©e, y voyageaient par troupesnombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables Ă©taient des raiesdont la queue trĂšs dĂ©liĂ©e formait Ă  peu prĂšs le tiers du corps, et qui figuraientde vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d’unmĂštre, Ă  tĂȘte grande, Ă  museau court et arrondi Ă  dents pointues disposĂ©essur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d’écailles.

Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers Ă  cesmers, des spares-synagres dont l’iris brillait comme un feu, des sciĂšneslongues d’un mĂštre, Ă  large gueule hĂ©rissĂ©e de petites dents, qui faisaiententendre un lĂ©ger cri, des centronotes-nĂšgres dont j’ai dĂ©jĂ  parlĂ©, descoriphĂšnes bleus, relevĂ©s d’or et d’argent, des perroquets, vrais arcs-en-cielde l’OcĂ©an, qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux destropiques, des blĂ©mies-bosquiens Ă  tĂȘte triangulaire, des rhombes bleuĂątresdĂ©pourvus d’écailles, des batrachoĂŻdes recouverts d’une bande jaune ettransversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gobies-bospointillĂ©s de taches brunes, des diptĂ©rodons Ă  tĂȘte argentĂ©e et Ă  queue jaune,divers Ă©chantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille, brillantd’un Ă©clat doux, que LacĂ©pĂšde a consacrĂ©s Ă  l’aimable compagne de sa vie,enfin un beau poisson, le chevalier amĂ©ricain, qui, dĂ©corĂ© de tous les ordreset chamarrĂ© de tous les rubans, frĂ©quente les rivages de cette grande nationoĂč les rubans et les ordres sont si mĂ©diocrement estimĂ©s.

J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec l’éclat Ă©lectrique de notre fanal, surtout par cestemps orageux qui nous menaçaient frĂ©quemment.

Le 8 mai, nous Ă©tions encore en travers du cap Hatteras, Ă  la hauteurde la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est lĂ  de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix mĂštres. Le Nautiluscontinuait d’errer Ă  l’aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord.Je conviendrai que, dans ces conditions, une Ă©vasion pouvait rĂ©ussir. Eneffet, les rivages habitĂ©s offraient partout de faciles refuges. La mer Ă©taitincessamment sillonnĂ©e de nombreux steamers qui font le service entreNew-York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue parces petites goĂ©lettes chargĂ©es du cabotage sur les divers points de la cĂŽteamĂ©ricaine. On pouvait espĂ©rer d’ĂȘtre recueilli. C’était donc une occasion

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favorable, malgrĂ© les trente milles qui sĂ©paraient le Nautilus des cĂŽtes del’Union.

Mais une circonstance fĂącheuse contrariait absolument les projets duCanadien. Le temps Ă©tait fort mauvais. Nous approchions de ces parages oĂčles tempĂȘtes sont frĂ©quentes, de cette patrie des trombes et des cyclones,prĂ©cisĂ©ment engendrĂ©s par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mersouvent dĂ©montĂ©e sur un frĂȘle canot, c’était courir Ă  une perte certaine. NedLand en convenait lui-mĂȘme. Aussi rongeait-il son frein, pris d’une furieusenostalgie que la fuite seule eĂ»t pu guĂ©rir.

« Monsieur, me dit-il ce jour-lĂ , il faut que cela finisse. Je veux en avoirle cƓur net. Votre Nemo s’écarte des terres et remonte vers le nord. Mais jevous le dĂ©clare, j’ai assez du pĂŽle Sud, et je ne le suivrai pas au pĂŽle Nord.

– Que faire, Ned, puisqu’une Ă©vasion est impraticable en ce moment ?– J’en reviens Ă  mon idĂ©e. Il faut parler au capitaine. Vous n’avez rien dit

quand nous Ă©tions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenantque nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe qu’avant quelquesjours, le Nautilus va se trouver Ă  la hauteur de la Nouvelle-Écosse, et quelĂ , vers Terre-Neuve, s’ouvre une large baie, que dans cette baie se jette leSaint-Laurent, et que le Saint-Laurent, c’est mon fleuve Ă  moi, le fleuve deQuĂ©bec, ma ville natale ; quand je songe Ă  cela, la fureur me monte au visage,mes cheveux se hĂ©rissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutĂŽt Ă  la mer !Je ne resterai pas ici ! J’y Ă©touffe ! »

Le Canadien Ă©tait Ă©videmment Ă  bout de patience. Sa vigoureuse naturene pouvait s’accommoder de cet emprisonnement prolongĂ©. Sa physionomies’altĂ©rait de jour en jour. Son caractĂšre devenait de plus en plus sombre. Jesentais ce qu’il devait souffrir, car moi aussi, la nostalgie me prenait. PrĂšsde sept mois s’étaient Ă©coulĂ©s sans que nous eussions eu aucune nouvellede la terre. De plus, l’isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiĂ©e,surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnitĂ©, tout me faisait apparaĂźtreles choses sous un aspect diffĂ©rent. Je ne sentais plus l’enthousiasme despremiers jours. Il fallait ĂȘtre un Flamand comme Conseil pour accepter cettesituation, dans ce milieu rĂ©servĂ© aux cĂ©tacĂ©s et autres habitants de la mer.VĂ©ritablement, si ce brave garçon au lieu de poumons avait eu des branchies,je crois qu’il aurait fait un poisson distinguĂ© ! « Eh bien, monsieur ? repritNed Land, voyant que je ne rĂ©pondais pas.

– Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quellessont ses intentions Ă  notre Ă©gard ?

– Oui, monsieur.– Et cela, quoiqu’il les ait dĂ©jĂ  fait connaĂźtre ?– Oui. Je dĂ©sire ĂȘtre fixĂ© une derniĂšre fois. Parlez pour moi seul, en mon

seul nom, si vous voulez.

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– Mais je le rencontre rarement. Il m’évite mĂȘme.– C’est une raison de plus pour l’aller voir.– Je l’interrogerai, Ned.– Quand ? demanda le Canadien en insistant.– Quand je le rencontrerai.– Monsieur Aronnax, voulez-vous que j’aille le trouver, moi ?– Non, laissez-moi faire. Demain
– Aujourd’hui, dit Ned Land.– Soit. Aujourd’hui, je le verrai, » rĂ©pondis-je au Canadien, qui, en

agissant lui-mĂȘme, eĂ»t certainement tout compromis.Je restai seul. La demande dĂ©cidĂ©e, je rĂ©solus d’en finir immĂ©diatement.

J’aime mieux chose faite que chose à faire.Je rentrai dans ma chambre. De là j’entendis marcher dans celle du

capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser Ă©chapper cette occasion de lerencontrer. Je frappai Ă  sa porte. Je n’obtins pas de rĂ©ponse. Je frappai denouveau, puis je tournai le bouton. La porte s’ouvrit.

J’entrai. Le capitaine Ă©tait lĂ . CourbĂ© sur sa table de travail, il ne m’avaitpas entendu. RĂ©solu Ă  ne pas sortir sans l’avoir interrogĂ©, je m’approchai delui. Il releva la tĂȘte brusquement, fronça les sourcils, et me dit d’un ton assezrude : « Vous ici ! Que me voulez-vous ?

– Vous parler, capitaine.– Mais je suis occupĂ©, monsieur, je travaille. Cette libertĂ© que je vous

laisse de vous isoler, ne puis-je l’avoir pour moi ? »La rĂ©ception Ă©tait peu encourageante. Mais j’étais dĂ©cidĂ© Ă  tout entendre

pour tout rĂ©pondre.« Monsieur, dis-je froidement, j’ai Ă  vous parler d’une affaire qu’il ne

m’est pas permis de retarder.– Laquelle, monsieur ? rĂ©pondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque

dĂ©couverte qui m’ait Ă©chappĂ© ? La mer vous a-t-elle livrĂ© de nouveauxsecrets ? »

Nous Ă©tions loin de compte. Mais avant que j’eusse rĂ©pondu, me montrantun manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d’un ton plus grave :

« Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit Ă©crit en plusieurs langues. Ilcontient le rĂ©sumĂ© de mes Ă©tudes sur la mer, et, s’il plaĂźt Ă  Dieu, il ne pĂ©rirapas avec moi. Ce manuscrit, signĂ© de mon nom, complĂ©tĂ© par l’histoire de mavie, sera renfermĂ© dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivantde nous tous Ă  bord du Nautilus jettera cet appareil Ă  la mer, et il ira oĂč lesflots le porteront. »

Le nom de cet homme ! Son histoire Ă©crite par lui-mĂȘme ! Son mystĂšreserait donc un jour dĂ©voilĂ© ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cettecommunication qu’une entrĂ©e en matiĂšre.

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« Capitaine, rĂ©pondis-je, je ne puis qu’approuver la pensĂ©e qui vous faitagir. Il ne faut pas que le fruit de vos Ă©tudes soit perdu. Mais le moyenque vous employez me paraĂźt primitif. Qui sait oĂč les vents pousseront cetappareil, en quelles mains il tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ?Vous, ou l’un des vĂŽtres ne peut-il
 ?

– Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m’interrompant.– Mais moi, mes compagnons, nous sommes prĂȘts Ă  garder ce manuscrit

en rĂ©serve, et si vous nous rendez la liberté – La libertĂ© ! fit le capitaine Nemo se levant.– Oui, monsieur, et c’est Ă  ce sujet que je voulais vous interroger. Depuis

sept mois, nous sommes à votre bord, et je vous demande aujourd’hui, aunom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous ygarder toujours.

– Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous rĂ©pondraiaujourd’hui ce que je vous ai rĂ©pondu il y a sept mois : Qui entre dans leNautilus ne doit plus le quitter.

– C’est l’esclavage mĂȘme que vous nous imposez !– Donnez-lui le nom qu’il vous plaira.– Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer sa libertĂ© ! Quels que

soient les moyens qui s’offrent Ă  lui, il peut les croire bons !– Ce droit, rĂ©pondit le capitaine Nemo, qui vous le dĂ©nie ? Ai-je jamais

pensé à vous enchaßner par un serment ? »Le capitaine me regardait en se croisant les bras.« Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni

de votre goĂ»t ni du mien. Mais puisque nous l’avons entamĂ©, Ă©puisons-le.Je vous le rĂ©pĂšte, ce n’est pas seulement de ma personne qu’il s’agit. Pourmoi l’étude est un secours, une diversion puissante, un entraĂźnement, unepassion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme Ă  vivreignorĂ©, obscur, dans le fragile espoir de lĂ©guer un jour Ă  l’avenir le rĂ©sultatde mes travaux, au moyen d’un appareil hypothĂ©tique confiĂ© au hasard desflots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans dĂ©plaisirdans un rĂŽle que je comprends sur certains points ; mais il est encore d’autresaspects de votre vie qui me la font entrevoir entourĂ©e de complications et demystĂšres auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n’avons aucunepart. Et mĂȘme, quand notre cƓur a pu battre pour vous, Ă©mu par quelques-unes de vos douleurs ou remuĂ© par vos actes de gĂ©nie et de courage, nousavons dĂ» refouler en nous jusqu’au plus petit tĂ©moignage de cette sympathieque fait naĂźtre la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de l’ami oude l’ennemi. Eh bien, c’est ce sentiment, que nous sommes Ă©trangers Ă  toutce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d’inacceptable,d’impossible, mĂȘme pour moi, mais d’impossible pour Ned Land surtout.

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Tout homme, par cela seul qu’il est homme, vaut qu’on songe Ă  lui. VousĂȘtes-vous demandĂ© ce que l’amour de la libertĂ©, la haine de l’esclavage,pouvaient faire naĂźtre de projets de vengeance dans une nature comme celledu Canadien, ce qu’il pouvait penser, tenter, essayer ?
 »

Je m’étais tu. Le capitaine Nemo se leva.« Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra, que

m’importe ? Ce n’est pas moi qui l’ai Ă©tĂ© chercher ! Ce n’est pas pour monplaisir que je le garde Ă  mon bord ! Quant Ă  vous, monsieur Aronnax, vousĂȘtes de ceux qui peuvent tout comprendre, mĂȘme le silence. Je n’ai rien deplus Ă  vous rĂ©pondre. Que cette premiĂšre fois oĂč vous venez de traiter cesujet soit aussi la derniĂšre, car une seconde fois, je ne pourrais mĂȘme pasvous Ă©couter. »

Je me retirai. À compter de ce jour, notre situation fut trùs tendue. Jerapportai ma conversation à mes deux compagnons.

« Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien Ă  attendre de cethomme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel quesoit le temps. »

Mais le ciel devenait de plus en plus menaçant. Des symptĂŽmesd’ouragan se manifestaient. L’atmosphĂšre se faisait blanchĂątre et laiteuse.Aux cyrrhus Ă  gerbes dĂ©liĂ©es succĂ©daient Ă  l’horizon des couches de nimbo-cumulus. D’autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et segonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, Ă  l’exception dessatanicles, amis des tempĂȘtes. Le baromĂštre baissait notablement et indiquaitdans l’air une extrĂȘme tension de vapeurs. Le mĂ©lange du stormglass sedĂ©composait sous l’influence de l’électricitĂ© qui saturait l’atmosphĂšre. Lalutte des Ă©lĂ©ments Ă©tait prochaine.

La tempĂȘte Ă©clata dans la journĂ©e du 18 mai, prĂ©cisĂ©ment lorsque leNautilus flottait Ă  la hauteur de Long-Island, Ă  quelques milles des passes deNew-York. Je puis dĂ©crire cette lutte des Ă©lĂ©ments, car au lieu de la fuir dansles profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice,voulut la braver Ă  sa surface.

Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en grand frais, c’est-Ă -dire avecune vitesse de quinze mĂštres Ă  la seconde, qui fut portĂ©e Ă  vingt-cinq mĂštresvers trois heures du soir. C’est le chiffre des tempĂȘtes.

Le capitaine Nemo, inĂ©branlable sous les rafales, avait pris place surla plate-forme. Il s’était amarrĂ© Ă  mi-corps pour rĂ©sister aux vaguesmonstrueuses qui dĂ©ferlaient. Je m’y Ă©tais hissĂ© et attachĂ© aussi, partageantmon admiration entre cette tempĂȘte et cet homme incomparable qui lui tenaittĂȘte.

La mer démontée était balayée par de grandes loques de nuages quitrempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames

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intermĂ©diaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que delongues ondulations fuligineuses, dont la crĂȘte ne dĂ©ferle pas, tant ellessont compactes. Leur hauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles. LeNautilus, tantĂŽt couchĂ© sur le cĂŽtĂ©, tantĂŽt dressĂ© comme un mĂąt, roulait ettanguait Ă©pouvantablement.

Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattit ni le vent nila mer. L’ouragan se dĂ©chaĂźna avec une vitesse de quarante-cinq mĂštres Ă la seconde, soit prĂšs de quarante lieues Ă  l’heure. C’est dans ces conditionsqu’il renverse des maisons, qu’il enfonce des tuiles de toit dans des portes,qu’il rompt des grilles de fer, qu’il dĂ©place des canons de vingt-quatre. Etpourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d’unsavant ingĂ©nieur. « Il n’y a pas de coque bien construite qui ne puisse dĂ©fierla mer ! » Ce n’était pas un roc rĂ©sistant, que ces lames eussent dĂ©moli,c’était un fuseau d’acier, obĂ©issant et mobile, sans grĂ©ement, sans mĂąture,qui bravait impunĂ©ment leur fureur.

Cependant j’examinais attentivement ces vagues dĂ©chaĂźnĂ©es. Ellesmesuraient jusqu’à quinze mĂštres de hauteur sur une longueur de centcinquante Ă  cent soixante-quinze mĂštres, et leur vitesse de propagation,moitiĂ© de celle du vent, Ă©tait de quinze mĂštres Ă  la seconde. Leur volume etleur puissance s’accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alorsle rĂŽle de ces lames qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et le refoulentau fond des mers oĂč elles portent la vie avec l’oxygĂšne. Leur extrĂȘmeforce de pression, – on l’a calculĂ©e, – peut s’élever jusqu’à trois millekilogrammes par pied carrĂ© de la surface qu’elles contrebattent. Ce sontde telles lames qui, aux HĂ©brides, ont dĂ©placĂ© un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempĂȘte du 23 dĂ©cembre 1864,aprĂšs avoir renversĂ© une partie de la ville de YĂ©do, au Japon, faisant septcents kilomĂštres Ă  l’heure, allĂšrent se briser le mĂȘme jour sur les rivages del’AmĂ©rique.

L’intensitĂ© de la tempĂȘte s’accrut avec la nuit. Le baromĂštre, comme en1860, Ă  la RĂ©union, pendant un cyclone, tomba Ă  710 millimĂštres. À la chutedu jour, je vis passer Ă  l’horizon un grand navire qui luttait pĂ©niblement. Ilcapeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout Ă  la lame. Ce devaitĂȘtre un des steamers des lignes de New-York Ă  Liverpool ou au Havre. Ildisparut bientĂŽt dans l’ombre.

À dix heures du soir, le ciel Ă©tait en feu. L’atmosphĂšre fut zĂ©brĂ©e d’éclairsviolents. Je ne pouvais en supporter l’éclat, tandis que le capitaine Nemo,les regardant en face, semblait aspirer en lui l’ñme de la tempĂȘte. Un bruitterrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vaguesĂ©crasĂ©es, des mugissements du vent, des Ă©clats de tonnerre. Le vent sautaitĂ  tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est, y revenait en

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passant par le nord, l’ouest et le sud, en sens inverse des tempĂȘtes tournantesde l’hĂ©misphĂšre austral.

Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempĂȘtes ! C’estlui qui crĂ©e ces formidables cyclones par la diffĂ©rence de tempĂ©rature descouches d’air superposĂ©es Ă  ses courants.

À la pluie avait succĂ©dĂ© une averse de feu. Les gouttelettes d’eau sechangeaient en aigrettes fulminantes. On eĂ»t dit que le capitaine Nemo,voulant une mort digne de lui, cherchait Ă  se faire foudroyer. Dans uneffroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l’air son Ă©perond’acier, comme la tige d’un paratonnerre, et j’en vis jaillir de nombreusesĂ©tincelles.

BrisĂ©, Ă  bout de forces, je me coulai Ă  plat ventre vers le panneau. Jel’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignait alors son maximumd’intensitĂ©. Il Ă©tait impossible de se tenir debout Ă  l’intĂ©rieur du Nautilus.

Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les rĂ©servoirs se remplirpeu Ă  peu, et le Nautilus s’enfonça doucement au-dessous de la surface desflots.

Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés quipassaient comme des fantÎmes dans les eaux en feu. Quelques-uns furentfoudroyés sous mes yeux !

Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’il retrouverait le calme Ă une profondeur de quinze mĂštres. Non. Les couches supĂ©rieures Ă©taient tropviolemment agitĂ©es. Il fallut aller chercher le repos jusqu’à cinquante mĂštresdans les entrailles de la mer.

Mais lĂ , quelle tranquillitĂ©, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eĂ»t ditqu’un ouragan terrible se dĂ©chaĂźnait alors Ă  la surface de cet OcĂ©an ?

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CHAPITRE XXPar 47° 24’ de latitudeet 17° 28’ de longitude

À la suite de cette tempĂȘte, nous avions Ă©tĂ© rejetĂ©s dans l’est. Toutespoir de s’évader sur les atterrages de New-York ou du Saint-Laurents’évanouissait. Le pauvre Ned, dĂ©sespĂ©rĂ©, s’isola comme le capitaine Nemo.Conseil et moi, nous ne nous quittions plus.

J’ai dit que le Nautilus s’était Ă©cartĂ© dans l’est. J’aurais dĂ» dire, plusexactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantĂŽt Ă  lasurface des flots, tantĂŽt au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutablesaux navigateurs. Elles sont principalement dues Ă  la fonte des glaces, quientretient une extrĂȘme humiditĂ© dans l’atmosphĂšre. Que de navires perdusdans ces parages, lorsqu’ils allaient reconnaĂźtre les feux incertains de lacĂŽte ! Que de sinistres dus Ă  ces brouillards opaques ! Que de chocs sur cesĂ©cueils dont le ressac est Ă©teint par le bruit du vent ! Que de collisions entreles bĂątiments, malgrĂ© leurs feux de position, malgrĂ© les avertissements deleurs sifflets et de leurs cloches d’alarme !

Aussi le fond de ces mers offrait-il l’aspect d’un champ de bataille,oĂč gisaient tous ces vaincus de l’OcĂ©an : les uns vieux et empĂątĂ©s dĂ©jĂ  ;les autres jeunes et rĂ©flĂ©chissant l’éclat de notre fanal sur leurs ferrures etleurs carĂšnes de cuivre. Parmi eux, que de bĂątiments perdus corps et biens,avec leurs Ă©quipages, leur monde d’émigrants, sur ces points dangereuxsignalĂ©s dans les statistiques, le cap Race, l’üle Saint-Paul, le dĂ©troit deBelle-Île, l’estuaire du Saint-Laurent ! Et depuis quelques annĂ©es seulement,que de victimes fournies Ă  ces funĂšbres annales par les lignes du Royal-Mail, d’Inmann, de MontrĂ©al, le Solway, l’Isis, le Paramatta, l’Hungarian,le Canadian, l’Anglo-Saxon, le Humboldt, l’United-States, tous Ă©chouĂ©s ;l’Artic, le Lyonnais, coulĂ©s par abordage ; le PrĂ©sident, le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes ignorĂ©es, sombres dĂ©bris au milieudesquels naviguait le Nautilus, comme s’il eĂ»t passĂ© une revue des morts !

Le 15 mai, nous Ă©tions sur l’extrĂ©mitĂ© mĂ©ridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considĂ©rablede ces dĂ©tritus organiques, amenĂ©s soit de l’équateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pĂŽle borĂ©al par ce contre-courant d’eau froide qui longela cĂŽte amĂ©ricaine. LĂ  aussi s’amoncellent les blocs erratiques charriĂ©s parla dĂ©bĂącle des glaces. LĂ  s’est formĂ© un vaste ossuaire de poissons, demollusques ou de zoophytes qui y pĂ©rissent par milliards.

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La profondeur de la mer n’est pas considĂ©rable au banc de Terre-Neuve.Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitementune dĂ©pression profonde, un trou de trois mille mĂštres. LĂ  s’élargit le Gulf-Stream. C’est un Ă©panouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de satempĂ©rature, mais il devient une mer.

Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha Ă  son passage, je citeraile cycloptĂšre d’un mĂštre, Ă  dos noirĂątre, Ă  ventre orange, qui donne Ă  sescongĂ©nĂšres un exemple peu suivi de fidĂ©litĂ© conjugale, un unernack degrande taille, sorte de murĂšne Ă©meraude, d’un goĂ»t excellent, des karraksĂ  gros yeux, dont la tĂȘte a quelque ressemblance avec celle du chien, desblennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujonsnoirs de deux dĂ©cimĂštres, des macroures Ă  longue queue, brillant d’un Ă©clatargentĂ©, poissons rapides, aventurĂ©s loin des mers hyperborĂ©ennes.

Les filets ramassĂšrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bienmusclĂ©, armĂ© de piquants Ă  la tĂȘte et d’aiguillons aux nageoires, vĂ©ritablescorpion de deux Ă  trois mĂštres, ennemi acharnĂ© des blennies, des gades etdes saumons ; c’était le cotte des mers septentrionales, au corps tuberculeux,brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pĂȘcheurs du Nautilus eurentquelque peine Ă  s’emparer de cet animal, qui, grĂące Ă  la conformation deses opercules, prĂ©serve ses organes respiratoires du contact dessĂ©chant del’atmosphĂšre et peut vivre quelque temps hors de l’eau.

Je cite maintenant, – pour mĂ©moire, – des bosquiens, petits poissonsqui accompagnent longtemps les navires dans les mers borĂ©ales, des ables-oxyrhinques, spĂ©ciaux Ă  l’Atlantique septentrional, des rascasses, et j’arriveaux gades, principalement Ă  l’espĂšce morue, que je surpris dans ses eaux deprĂ©dilection, sur cet inĂ©puisable banc de Terre-Neuve.

On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n’est qu’une montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus s’ouvritun chemin Ă  travers leurs phalanges pressĂ©es, Conseil ne put retenir cetteobservation :

« Ça ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues Ă©taient platescomme des limandes ou des soles ?

– NaĂŻf ! m’écriai-je. Les morues ne sont plates que chez l’épicier, oĂčon les montre ouvertes et Ă©talĂ©es. Mais dans l’eau, ce sont des poissonsfusiformes comme les mulets, et parfaitement conformĂ©s pour la marche.

– Je veux croire monsieur, rĂ©pondit Conseil. Quelle nuĂ©e ! quellefourmiliĂšre !

– Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage sans leurs ennemis, lesrascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a comptĂ© d’Ɠufs dans uneseule femelle ?

– Faisons bien les choses, rĂ©pondit Conseil. Cinq cent mille.

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– Onze millions, mon ami.– Onze millions. Voilà ce que je n’admettrai jamais, à moins de les

compter moi-mĂȘme.– Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire.

D’ailleurs, c’est par milliers que les Français, les Anglais, les AmĂ©ricains,les Danois, les NorvĂ©giens, pĂȘchent les morues. On les consomme enquantitĂ©s prodigieuses, et sans l’étonnante fĂ©conditĂ© de ces poissons, lesmers en seraient bientĂŽt dĂ©peuplĂ©es. Ainsi, en Angleterre et en AmĂ©riqueseulement, cinq mille navires montĂ©s par soixante-quinze mille marins sontemployĂ©s Ă  la pĂȘche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante milleen moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les cĂŽtes de la NorvĂšge,mĂȘme rĂ©sultat.

– Bien, rĂ©pondit Conseil, je m’en rapporte Ă  Monsieur. Je ne les compteraipas.

– Quoi donc ?– Les onze millions d’Ɠufs. Mais je ferai une remarque.– Laquelle ?– C’est que si tous les Ɠufs Ă©closaient, il suffirait de quatre morues pour

alimenter l’Angleterre, l’AmĂ©rique et la NorvĂšge. »Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je

vis parfaitement ces longues lignes, armĂ©es de deux cents hameçons, quechaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne, entraĂźnĂ©e par un bout aumoyen d’un petit grappin, Ă©tait retenue Ă  la surface par un crin fixĂ© sur unebouĂ©e de liĂšge. Le Nautilus dut manƓuvrer adroitement au milieu de cerĂ©seau sous-marin.

D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages frĂ©quentĂ©s.Il s’éleva jusque vers le quarante-deuxiĂšme degrĂ© de latitude. C’était Ă  lahauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heart’s Content, oĂč aboutitl’extrĂ©mitĂ© du cĂąble transatlantique.

Le Nautilus, au lieu de continuer Ă  marcher au nord, prit direction versl’est, comme s’il voulait suivre ce plateau tĂ©lĂ©graphique sur lequel repose lecĂąble, et dont des sondages multipliĂ©s ont donnĂ© le relief avec une extrĂȘmeexactitude.

Ce fut le 17 mai, Ă  cinq cents milles environ de Heart’s Content, par deuxmille huit cents mĂštres de profondeur, que j’aperçus le cĂąble gisant sur lesol. Conseil, que je n’avais pas prĂ©venu, le prit d’abord pour un gigantesqueserpent de mer et s’apprĂȘtait Ă  le classer suivant sa mĂ©thode ordinaire. Maisje dĂ©sabusai le digne garçon, et pour le consoler de son dĂ©boire, je lui apprisdiverses particularitĂ©s de la pose de ce cĂąble.

Le premier cùble fut établi pendant les années 1857 et 1858 ; mais, aprÚsavoir transmis quatre cents télégrammes environ, il cessa de fonctionner. En

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1863, les ingénieurs construisirent un nouveau cùble, mesurant trois millequatre cents kilomÚtres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui futembarqué sur le Great-Eastern. Cette tentative échoua encore.

Or, le 25 mai, le Nautilus, immergĂ© par trois mille huit cent trente-sixmĂštres de profondeur, se trouvait prĂ©cisĂ©ment en cet endroit oĂč se produisitla rupture qui ruina l’entreprise. C’était Ă  six cent trente-huit milles de la cĂŽted’Irlande. On s’aperçut, Ă  deux heures aprĂšs-midi, que les communicationsavec l’Europe venaient de s’interrompre. Les Ă©lectriciens du bord rĂ©solurentde couper le cĂąble avant de le repĂȘcher, et Ă  onze heures du soir, ils avaientramenĂ© la partie avariĂ©e. On refit un joint et une Ă©pissure ; puis le cĂąble futimmergĂ© de nouveau. Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne putĂȘtre ressaisi dans les profondeurs de l’OcĂ©an.

Les AmĂ©ricains ne se dĂ©couragĂšrent pas. L’audacieux Cyrus Field, lepromoteur de l’entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua unenouvelle souscription. Elle fut immĂ©diatement couverte. Un autre cĂąble futĂ©tabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolĂ©sdans une enveloppe de gutta-percha Ă©tait protĂ©gĂ© par un matelas de matiĂšrestextiles contenu dans une armature mĂ©tallique. Le Great-Eastern reprit lamer le 13 juillet 1866.

L’opĂ©ration marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois,en dĂ©roulant le cĂąble, les Ă©lectriciens observĂšrent que des clous y avaientĂ©tĂ© rĂ©cemment enfoncĂ©s dans le but d’en dĂ©tĂ©riorer l’ñme. Le capitaineAnderson, ses officiers, ses ingĂ©nieurs, se rĂ©unirent, dĂ©libĂ©rĂšrent, et firentafficher que si le coupable Ă©tait surpris Ă  bord, il serait jetĂ© Ă  la mer sansautre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus.

Le 23 juillet, le Great-Eastern n’était plus qu’à huit cents kilomĂštres deTerre-Neuve, lorsqu’on lui tĂ©lĂ©graphia d’Irlande la nouvelle de l’armisticeconclu entre la Prusse et l’Autriche aprĂšs Sadowa. Le 27, il relevait au milieudes brumes le port de Heart’s Content. L’entreprise Ă©tait heureusementterminĂ©e, et par sa premiĂšre dĂ©pĂȘche, la jeune AmĂ©rique adressait Ă  la vieilleEurope ces sages paroles si rarement comprises : « Gloire Ă  Dieu dans leciel, et paix aux hommes de bonne volontĂ© sur la terre. »

Je ne m’attendais pas Ă  trouver le cĂąble Ă©lectrique dans son Ă©tat primitif,tel qu’il Ă©tait en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent, recouvertde dĂ©bris de coquilles, hĂ©rissĂ© de foraminifĂšres, Ă©tait encroĂ»tĂ© dans unempĂątement pierreux qui le protĂ©geait contre les mollusques perforants. Ilreposait tranquillement, Ă  l’abri des mouvements de la mer, et sous unepression favorable Ă  la transmission de l’étincelle Ă©lectrique qui passe del’AmĂ©rique Ă  l’Europe en trente-deux centiĂšmes de seconde. La durĂ©e dece cĂąble sera infinie sans doute, car on a observĂ© que l’enveloppe de gutta-percha s’amĂ©liore par son sĂ©jour dans l’eau de mer.

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D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le cĂąble n’est jamaisimmergĂ© Ă  des profondeurs telles qu’il puisse se rompre. Le Nautilus le suivitjusqu’à son fond le plus bas, situĂ© par quatre mille quatre cent trente et unmĂštres, et lĂ , il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis nous nousrapprochĂąmes de l’endroit oĂč avait eu lieu l’accident de 1863.

Le fond ocĂ©anique formait alors une vallĂ©e large de cent vingt kilomĂštres,sur laquelle on eĂ»t pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet Ă©mergeĂątde la surface des flots. Cette vallĂ©e est fermĂ©e Ă  l’est par une muraille Ă  picde deux mille mĂštres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus n’était plusqu’à cent cinquante kilomĂštres de l’Irlande.

Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les Îles-Britanniques ? Non. À ma grande surprise, il redescendit au sud et revintvers les mers europĂ©ennes. En contournant l’üle d’Émeraude, j’aperçus uninstant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui Ă©claire les milliers de naviressortis de Glasgow ou de Liverpool.

Une importante question se posait alors Ă  mon esprit. Le Nautilus oserait-il s’engager dans la Manche ? Ned Land, qui avait reparu depuis quenous ralliions la terre, ne cessait de m’interroger. Comment lui rĂ©pondre ?Le capitaine Nemo demeurait invisible. AprĂšs avoir laissĂ© entrevoir auCanadien les rivages d’AmĂ©rique, allait-il donc me montrer les cĂŽtes deFrance ?

Cependant le Nautilus s’abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, ilpassait en vue du Land’s End, entre la pointe extrĂȘme de l’Angleterre et lesSorlingues, qu’il laissa sur tribord.

S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement à l’est.Il ne le fit pas.

Pendant toute la journĂ©e du 31 mai, le Nautilus dĂ©crivit sur la merune sĂ©rie de cercles qui m’intriguĂšrent vivement. Il semblait chercher unendroit qu’il avait quelque peine Ă  trouver. À midi, le capitaine Nemo vintfaire son point lui-mĂȘme. Il ne m’adressa pas la parole. Il me parut plussombre que jamais. Qui pouvait l’attrister ainsi ? Était-ce sa proximitĂ© desrivages europĂ©ens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonnĂ© ?Qu’éprouvait-il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette pensĂ©eoccupa mon esprit, et j’eus comme un pressentiment que le hasard trahiraitavant peu les secrets du capitaine.

Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mĂȘmes allures. Il Ă©taitĂ©vident qu’il cherchait Ă  reconnaĂźtre un point prĂ©cis de l’OcĂ©an. Le capitaineNemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu’il avait fait la veille. La merĂ©tait belle, le ciel pur. À huit milles dans l’est, un grand navire Ă  vapeur sedessinait sur la ligne de l’horizon. Aucun pavillon ne battait Ă  sa corne, etje ne pus reconnaĂźtre sa nationalitĂ©.

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Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passĂąt aumĂ©ridien, prit son sextant et observa avec une prĂ©cision extrĂȘme. Le calmeabsolu des flots facilitait son opĂ©ration. Le Nautilus immobile ne ressentaitni roulis ni tangage.

J’étais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relĂšvement futterminĂ©, le capitaine prononça ces seuls mots :

« C’est ici ! »Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bĂątiment qui modifiait sa

marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire.Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j’entendis les sifflements

de l’eau dans les rĂ©servoirs. Le Nautilus commença de s’enfoncer, suivantune ligne verticale, car son hĂ©lice enrayĂ©e ne lui communiquait plus aucunmouvement.

Quelques minutes plus tard, il s’arrĂȘtait Ă  une profondeur de huit centtrente-trois mĂštres et reposait sur le sol.

Le plafond lumineux du salon s’éteignit alors, les panneaux s’ouvrirent,et Ă  travers les vitres, j’aperçus la mer vivement illuminĂ©e par les rayons dufanal dans un rayon d’un demi-mille.

Je regardai Ă  bĂąbord et je ne vis rien que l’immensitĂ© des eaux tranquilles.Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira

mon attention. On eĂ»t dit des ruines ensevelies sous un empĂątement decoquilles blanchĂątres comme sous un manteau de neige. En examinantattentivement cette masse, je crus reconnaĂźtre les formes Ă©paissies d’unnavire, rasĂ© de ses mĂąts, qui devait avoir coulĂ© par l’avant. Ce sinistre dataitcertainement d’une Ă©poque reculĂ©e. Cette Ă©pave, pour ĂȘtre ainsi encroĂ»tĂ©edans le calcaire des eaux, comptait dĂ©jĂ  bien des annĂ©es passĂ©es sur ce fondde l’OcĂ©an.

Quel Ă©tait ce navire ? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe ?N’était-ce donc pas un naufrage qui avait entraĂźnĂ© ce bĂątiment sous les eaux ?

Je ne savais que penser, quand, prùs de moi, j’entendis le capitaine Nemodire d’une voix lente :

« Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et fut lancĂ© en 1762. En 1778, le 13 aoĂ»t, commandĂ© parLa Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le Preston. En 1779,le 4 juillet, il assistait avec l’escadre de l’amiral d’Estaing Ă  la prise deGrenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte deGrasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la rĂ©publique française luichangeait son nom. Le 16 avril de la mĂȘme annĂ©e, il rejoignait Ă  Brestl’escadre de Villaret-Joyeuse, chargĂ©e d’escorter un convoi de blĂ© qui venaitd’AmĂ©rique sous le commandement de l’amiral Van Stabel. Le 11 et le12 prairial an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais.

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Monsieur, c’est aujourd’hui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, Ă  cette place mĂȘme, par 47° 24’de latitude et17° 28’de longitude, ce navire, aprĂšs un combat hĂ©roĂŻque, dĂ©mĂątĂ© de sestrois mĂąts, l’eau dans ses soutes, le tiers de son Ă©quipage hors de combat,aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de serendre, et clouant son pavillon Ă  sa poupe, il disparut sous les flots au cride Vive la RĂ©publique !

– Le Vengeur ! m’écriai-je.– Oui ! monsieur. Le Vengeur ! Un beau nom ! » murmura le capitaine

Nemo en se croisant les bras.

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CHAPITRE XXIUne hécatombe

Cette façon de dire, l’imprĂ©vu de cette scĂšne, cet historique du navirepatriote froidement racontĂ© d’abord, puis l’émotion avec laquelle l’étrangepersonnage avait prononcĂ© ses derniĂšres paroles, ce nom de Vengeur dontla signification ne pouvait m’échapper, tout se rĂ©unissait pour frapperprofondĂ©ment mon esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui,les mains tendues vers la mer, considĂ©rait d’un Ɠil ardent la glorieuse Ă©pave.Peut-ĂȘtre ne devais-je jamais savoir qui il Ă©tait, d’oĂč il venait, oĂč il allait ;mais je voyais de plus en plus l’homme se dĂ©gager du savant. Ce n’était pasune misanthropie commune qui avait enfermĂ© dans les flancs du Nautilus lecapitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublimeque le temps ne pouvait affaiblir.

Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L’avenir devaitbientît me l’apprendre.

Cependant le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et jevis disparaĂźtre peu Ă  peu les formes confuses du Vengeur. BientĂŽt un lĂ©gerroulis m’indiqua que nous flottions Ă  l’air libre.

En ce moment, une sourde détonation se fit entendre. Je regardai lecapitaine. Le capitaine ne bougea pas.

« Capitaine ? » dis-je.Il ne rĂ©pondit pas.Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien m’y

avaient prĂ©cĂ©dĂ©.« D’oĂč vient cette dĂ©tonation ? » demandai-je.Je regardai dans la direction du navire que j’avais aperçu. Il s’était

rapprochĂ© du Nautilus et l’on voyait qu’il forçait de vapeur. Six milles lesĂ©paraient de nous.

« Un coup de canon, » rĂ©pondit Ned Land.– Quel est ce bĂątiment, Ned ?– À son grĂ©ement, Ă  la hauteur de ses bas mĂąts, rĂ©pondit le Canadien, je

parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s’ille faut, ce damnĂ© Nautilus !

– Ami Ned, rĂ©pondit Conseil, quel mal peut-il faire au Nautilus ? Ira-t-ill’attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ?

– Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaĂźtre la nationalitĂ©de ce bĂątiment ? »

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Le Canadien, fronçant ses sourcils, abaissant ses paupiÚres, plissantses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute lapuissance de son regard.

« Non, monsieur, rĂ©pondit-il, je ne saurais reconnaĂźtre Ă  quelle nation ilappartient. Son pavillon n’est pas hissĂ©. Mais je puis affirmer que c’est unnavire de guerre, car une longue flamme se dĂ©roule Ă  l’extrĂ©mitĂ© de songrand mĂąt. »

Pendant un quart d’heure, nous continuĂąmes d’observer le bĂątiment quise dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant, qu’il eĂ»t reconnule Nautilus Ă  cette distance, encore moins qu’il sĂ»t ce qu’était cet engin sous-marin.

BientĂŽt le Canadien m’annonça que ce bĂątiment Ă©tait un grand vaisseaude guerre, Ă  Ă©peron, un deux-ponts cuirassĂ©. Une Ă©paisse fumĂ©e noires’échappait de ses deux cheminĂ©es. Ses voiles serrĂ©es se confondaientavec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distanceempĂȘchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait commeun mince ruban.

Il s’avançait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, unechance de salut s’offrait à nous

« Monsieur, me dit Ned Land, que ce bùtiment nous passe à un mille, jeme jette à la mer, et je vous engage à faire comme moi. »

Je ne rĂ©pondis pas Ă  la proposition du Canadien, et je continuai deregarder le navire, qui grandissait Ă  vue d’Ɠil. Qu’il fĂ»t anglais, français,amĂ©ricain ou russe, il Ă©tait certain qu’il nous accueillerait si nous pouvionsgagner son bord. « Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, quenous avons quelque expĂ©rience de la natation. Il peut se reposer sur moi dusoin de le remorquer vers ce navire, s’il lui convient de suivre l’ami Ned. »

J’allais rĂ©pondre, lorsqu’une vapeur blanche jaillit Ă  l’avant du vaisseaude guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux, troublĂ©es par lachute d’un corps pesant, Ă©claboussĂšrent l’arriĂšre du Nautilus. Peu aprĂšs, unedĂ©tonation frappait mon oreille.

« Comment ? ils tirent sur nous ! m’écriai-je.– Braves gens ! murmura le Canadien.– Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragĂ©s accrochĂ©s Ă  une

Ă©pave !– N’en dĂ©plaise Ă  monsieur
 – Bon, fit Conseil en secouant l’eau qu’un

nouveau boulet avait fait jaillir jusqu’à lui. – N’en dĂ©plaise Ă  monsieur, ilsont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.

– Mais ils doivent bien voir, m’écriai-je, qu’ils ont affaire Ă  des hommes.– C’est peut-ĂȘtre pour cela ! » rĂ©pondit Ned Land en me regardant.

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Toute une rĂ©vĂ©lation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait Ă  quois’en tenir maintenant sur l’existence du prĂ©tendu monstre. Sans doute, dansson abordage avec l’Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de sonharpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal Ă©tait un bateausous-marin, plus dangereux qu’un cĂ©tacĂ© surnaturel ?

Oui, cela devait ĂȘtre ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, onpoursuivait maintenant ce terrible engin de destruction !

Terrible en effet, si, comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemoemployait le Nautilus Ă  une Ɠuvre de vengeance ! Pendant cette nuit,lorsqu’il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l’ocĂ©an Indien, nes’était-il pas attaquĂ© Ă  quelque navire ? Cet homme, enterrĂ© maintenantdans le cimetiĂšre de corail, n’avait-il pas Ă©tĂ© victime du choc provoquĂ©par le Nautilus ? Oui, je le rĂ©pĂšte. Il en devait ĂȘtre ainsi. Une partie dela mystĂ©rieuse existence du capitaine Nemo se dĂ©voilait. Et si son identitĂ©n’était pas reconnue, du moins, les nations coalisĂ©es contre lui chassaientmaintenant, non plus un ĂȘtre chimĂ©rique, mais un homme qui leur avait vouĂ©une haine implacable !

Tout ce passĂ© formidable apparut Ă  mes yeux. Au lieu de rencontrer desamis sur ce navire qui s’approchait, nous n’y pouvions trouver que desennemis sans pitiĂ©.

Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns,rencontrant la surface liquide, s’en allaient par ricochet se perdre Ă  desdistances considĂ©rables. Mais aucun n’atteignit le Nautilus.

Le navire cuirassĂ© n’était plus alors qu’à trois milles. MalgrĂ© sa violentecanonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Etcependant l’un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque duNautilus, lui eĂ»t Ă©tĂ© fatal.

Le Canadien me dit alors :« Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas.

Faisons des signaux ! Mille diables ! on comprendra peut-ĂȘtre que noussommes d’honnĂȘtes gens ! »

Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans l’air. Mais il l’avait Ă  peinedĂ©ployĂ©, que, terrassĂ© par une main de fer malgrĂ© sa force prodigieuse, iltombait sur le pont.

« MisĂ©rable ! s’écria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue surl’éperon du Nautilus avant qu’il ne se prĂ©cipite contre ce navire ! »

Le capitaine Nemo, terrible Ă  entendre, Ă©tait plus terrible encore Ă  voir. Saface avait pĂąli sous les spasmes de son cƓur, qui avait dĂ» cesser de battre uninstant. Ses pupilles s’étaient contractĂ©es effroyablement. Sa voix ne parlaitplus, elle rugissait. Le corps penchĂ© en avant, il tordait sous sa main lesĂ©paules du Canadien.

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Puis, l’abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont lesboulets pleuvaient autour de lui :

« Ah ! tu sais qui je suis, navire d’un pouvoir maudit ! s’écria-t-il de savoix puissante. Moi, je n’ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaĂźtre !Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! »

Et le capitaine Nemo dĂ©ploya Ă  l’avant de la plateforme un pavillon noir,semblable Ă  celui qu’il avait dĂ©jĂ  plantĂ© au pĂŽle sud.

À ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus, sansl’entamer, et passant par ricochet prùs du capitaine, alla se perdre en mer.

Le capitaine Nemo haussa les Ă©paules. Puis, s’adressant Ă  moi :« Descendez, me dit-il d’un ton bref, descendez, vous et vos compagnons.– Monsieur, m’écriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire ?– Monsieur, je vais le couler.– Vous ne ferez pas cela !– Je le ferai, rĂ©pondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas

de me juger, monsieur. La fatalitĂ© vous montre ce que vous ne deviez pasvoir. L’attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez.

– Ce navire, quel est-il ?– Vous ne le savez pas ? Eh bien, tant mieux ! Sa nationalitĂ©, du moins,

restera un secret pour vous. Descendez. »Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu’obĂ©ir. Une quinzaine

de marins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec unimplacable sentiment de haine ce navire qui s’avançait vers eux. On sentaitque le mĂȘme souffle de vengeance animait toutes ces Ăąmes.

Je descendis au moment oĂč un nouveau projectile Ă©raillait encore la coquedu Nautilus, et j’entendis le capitaine s’écrier :

« Frappe, navire insensĂ© ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n’échapperaspas Ă  l’éperon du Nautilus. Mais ce n’est pas Ă  cette place que tu dois pĂ©rir !Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines glorieusesdu Vengeur ! »

Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second Ă©taient restĂ©s sur laplate-forme. L’hĂ©lice fut mise en mouvement. Le Nautilus, s’éloignant avecvitesse, se mit hors de la portĂ©e des boulets du vaisseau. Mais la poursuitecontinua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance.

Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l’impatience etl’inquiĂ©tude qui me dĂ©voraient, je revins vers l’escalier central. Le panneauĂ©tait ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s’y promenaitencore d’un pas agitĂ©. Il regardait le navire qui restait sous le vent Ă  cinqou six milles. Il tournait autour de lui comme une bĂȘte fauve, et, l’attirantvers l’est, il se laissait poursuivre. Cependant il n’attaquait pas. Peut-ĂȘtrehĂ©sitait-il encore.

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Je voulus intervenir une derniĂšre fois. Mais j’avais Ă  peine interpellĂ© lecapitaine Nemo, que celui-ci m’imposant silence :

« Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suis l’opprimĂ©, et voilĂ l’oppresseur ! C’est par lui que ce que j’ai aimĂ©, chĂ©ri, vĂ©nĂ©rĂ© : patrie,femme, enfants, mon pĂšre, ma mĂšre, tout a pĂ©ri ! Tout ce que je hais est lĂ  !Taisez-vous ! »

Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forçait de vapeur.Puis je rejoignis Ned et Conseil.

« Nous fuirons ! m’écriai-je.– Bien, fit Ned. Quel est ce navire ?– Je l’ignore ; mais, quel qu’il soit, il sera coulĂ© avant la nuit. En tout cas,

mieux vaut pĂ©rir avec lui que de se faire les complices de reprĂ©sailles donton ne peut pas mesurer l’équitĂ©.

– C’est mon avis, rĂ©pondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »La nuit arriva. Un profond silence rĂ©gnait Ă  bord. La boussole indiquait

que le Nautilus n’avait pas modifiĂ© sa direction. J’entendais le battement deson hĂ©lice qui frappait les flots avec une rapide rĂ©gularitĂ©. Il se tenait Ă  lasurface des eaux, et un lĂ©ger roulis le portait tantĂŽt sur un bord, tantĂŽt surun autre.

Mes compagnons et moi, nous avions rĂ©solu de fuir au moment oĂč levaisseau serait assez rapprochĂ©, soit pour nous faire entendre, soit pournous faire voir, car la lune, qui devait ĂȘtre pleine trois jours plus tard,resplendissait. Une fois Ă  bord de ce navire, si nous ne pouvions prĂ©venir lecoup qui le menaçait, du moins nous ferions tout ce que les circonstancesnous permettraient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus sedisposait pour l’attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher sonadversaire, et, peu de temps aprĂšs, il reprenait son allure de fuite.

Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l’occasiond’agir. Nous parlions peu, Ă©tant trop Ă©mus. Ned Land aurait voulu seprĂ©cipiter Ă  la mer. Je le forçai d’attendre. Suivant moi, le Nautilus devaitattaquer le deux-ponts Ă  la surface des flots, et alors il serait non seulementpossible, mais facile de s’enfuir.

À trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaineNemo ne l’avait pas quittĂ©e. Il Ă©tait debout, Ă  l’avant, prĂšs de son pavillon,qu’une lĂ©gĂšre brise dĂ©ployait au-dessus de sa tĂȘte. Il ne quittait pas levaisseau des yeux. Son regard, d’une extraordinaire intensitĂ©, semblaitl’attirer, le fasciner, l’entraĂźner plus sĂ»rement que s’il lui eĂ»t donnĂ© laremorque !

La lune passait alors au mĂ©ridien. Jupiter se levait dans l’est. Au milieu decette paisible nature, le ciel et l’OcĂ©an rivalisaient de tranquillitĂ©, et la meroffrait Ă  l’astre des nuits le plus beau miroir qui eĂ»t jamais reflĂ©tĂ© son image.

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Et quand je pensais Ă  ce calme profond des Ă©lĂ©ments, comparĂ© Ă  toutes cescolĂšres qui couvaient dans les flancs de l’imperceptible Nautilus, je sentaisfrissonner tout mon ĂȘtre.

Le vaisseau se tenait Ă  deux milles de nous. Il s’était rapprochĂ©, marchanttoujours vers cet Ă©clat phosphorescent qui signalait la prĂ©sence du Nautilus.Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu augrand Ă©tai de misaine. Une vague rĂ©verbĂ©ration Ă©clairait son grĂ©ement etindiquait que les feux Ă©taient poussĂ©s Ă  outrance. Des gerbes d’étincelles,des scories de charbons enflammĂ©s, s’échappant de ses cheminĂ©es, Ă©toilaientl’atmosphĂšre.

Je demeurai ainsi jusqu’à six heures du matin, sans que le capitaine NemoeĂ»t paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restait Ă  un mille et demi, et avec lespremiĂšres lueurs du jour, sa canonnade recommença. Le moment ne pouvaitĂȘtre Ă©loignĂ© oĂč, le Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons etmoi nous quitterions pour jamais cet homme que je n’osais juger.

Je me disposais Ă  descendre afin de les prĂ©venir, lorsque le second montasur la plate-forme. Plusieurs marins l’accompagnaient. Le capitaine Nemone les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prisesqu’on aurait pu appeler « le branlebas de combat » du Nautilus. Elles Ă©taienttrĂšs simples. La filiĂšre qui formait balustrade autour de la plateforme futabaissĂ©e. De mĂȘme, les cages du fanal et du timonier rentrĂšrent dans la coquede maniĂšre Ă  l’affleurer seulement. La surface du long cigare de tĂŽle if offraitplus une seule saillie qui pĂ»t gĂȘner sa manƓuvre.

Je revins au salon. Le Nautilus Ă©mergeait toujours. Quelques lueursmatinales s’infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulationsdes lames, les vitres s’animaient des rougeurs du soleil levant.

Ce terrible jour du 2 juin se levait.À cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse du Nautilus se modĂ©rait.

Je compris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs les dĂ©tonations se faisaientplus violemment entendre. Les boulets labouraient l’eau ambiante et s’yvissaient avec un sifflement singulier.

« Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignée de main, et queDieu nous garde ! »

Ned Land Ă©tait rĂ©solu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant Ă  peine.Nous passĂąmes dans la bibliothĂšque. Au moment oĂč je poussais la porte

qui s’ouvrait sur la cage de l’escalier central, j’entendis le panneau supĂ©rieurse fermer brusquement.

Le Canadien s’élança sur les marches, mais je l’arrĂȘtai. Un sifflementbien connu m’apprenait que l’eau pĂ©nĂ©trait dans les rĂ©servoirs du bord.En effet, en peu d’instants, le Nautilus s’immergea Ă  quelques mĂštres au-dessous de la surface des flots.

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Je compris sa manƓuvre. Il Ă©tait trop tard pour agir. Le Nautilus nesongeait pas Ă  frapper le deux-ponts dans son impĂ©nĂ©trable cuirasse, maisau-dessous de sa ligne de flottaison, lĂ  oĂč la carapace mĂ©tallique ne protĂšgeplus le bordĂ©.

Nous Ă©tions emprisonnĂ©s de nouveau, tĂ©moins obligĂ©s du sinistre dramequi se prĂ©parait. D’ailleurs, nous eĂ»mes Ă  peine le temps de rĂ©flĂ©chir.RĂ©fugiĂ©s dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole.Une stupeur profonde s’était emparĂ©e de mon esprit. Le mouvement de lapensĂ©e s’arrĂȘtait en moi. Je me trouvais dans cet Ă©tat pĂ©nible qui prĂ©cĂšdel’attente d’une dĂ©tonation Ă©pouvantable. J’attendais, j’écoutais, je ne vivaisque par le sens de l’ouĂŻe !

Cependant la vitesse du Nautilus s’accrut sensiblement. C’était son Ă©lanqu’il prenait ainsi. Toute sa coque frĂ©missait.

Soudain je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement lĂ©ger. Jesentis la force pĂ©nĂ©trante de l’éperon d’acier. J’entendis des Ă©raillements,des raclements. Mais le Nautilus, emportĂ© par sa puissance de propulsion,passait au travers de la masse du vaisseau comme l’aiguille du voilier Ă travers la toile !

Je ne pus y tenir. Fou, Ă©perdu, je m’élançai hors de ma chambre et meprĂ©cipitai dans le salon.

Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Muet, sombre, implacable, il regardait par lepanneau de bĂąbord.

Une masse Ă©norme sombrait sous les eaux, et, pour ne rien perdre deson agonie, le Nautilus descendait dans l’abĂźme avec elle. À dix mĂštres demoi, je vis cette coque entrouverte, oĂč l’eau s’enfonçait avec un bruit detonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont Ă©taitcouvert d’ombres noires qui s’agitaient.

L’eau montait. Les malheureux s’élançaient dans les haubans,s’accrochaient aux mĂąts, se tordaient sous les eaux. C’était une fourmiliĂšrehumaine surprise par l’envahissement d’une mer !

ParalysĂ©, roidi par l’angoisse, les cheveux hĂ©rissĂ©s, l’Ɠil dĂ©mesurĂ©mentouvert, la respiration incomplĂšte, sans souffle, sans voix, je regardais, moiaussi ! Une irrĂ©sistible attraction me collait Ă  la vitre.

L’énorme vaisseau s’enfonçait lentement. Le Nautilus, le suivant, Ă©piaittous ses mouvements. Tout Ă  coup une explosion se produisit. L’aircomprimĂ© fit voler les ponts du bĂątiment comme si le feu eĂ»t pris aux soutes.La poussĂ©e des eaux fut telle, que le Nautilus dĂ©via.

Alors le malheureux navire s’enfonça plus rapide ment. Ses hunes,chargĂ©es de victimes, apparurent, ensuite ses barres, pliant sous des grappesd’hommes, enfin le sommet de son grand mĂąt. Puis la masse sombre

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disparut, et avec elle cet équipage de cadavres entraßnés par un formidableremous


Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, vĂ©ritablearchange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaineNemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l’ouvrit et entra. Je le suivisdes yeux.

Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses hĂ©ros, jevis le portrait d’une femme jeune encore et de deux petits enfants. Lecapitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras,et, s’agenouillant, il fondit en sanglots.

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CHAPITRE XXIILes derniĂšres parolesdu Capitaine Nemo

Les panneaux s’étaient refermĂ©s sur cette vision effrayante, mais lalumiĂšre n’avait pas Ă©tĂ© rendue au salon. À l’intĂ©rieur du Nautilus, ce n’étaitque tĂ©nĂšbres et silence. Il quittait ce lieu de dĂ©solation, Ă  cent pieds sous leseaux, avec une rapiditĂ© prodigieuse. OĂč allait-il ? Au nord ou au sud ? OĂčfuyait cet homme aprĂšs cette horrible reprĂ©saille ?

J’étais rentrĂ© dans ma chambre oĂč Ned et Conseil se tenaientsilencieusement. J’éprouvais une insurmontable horreur pour le capitaineNemo. Quoi qu’il eĂ»t souffert de la part des hommes, il n’avait pas le droitde punir ainsi. Il m’avait fait, sinon le complice, du moins le tĂ©moin de sesvengeances ! C’était dĂ©jĂ  trop.

À onze heures, la clartĂ© Ă©lectrique rĂ©apparut. Je passai dans le salon. IlĂ©tait dĂ©sert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans lenord avec une rapiditĂ© de vingt-cinq milles Ă  l’heure, tantĂŽt Ă  la surface dela mer, tantĂŽt Ă  trente pieds au-dessous.

RelĂšvement fait sur la carte, je vis que nous passions Ă  l’ouvert de laManche, et que notre direction nous portait vers les mers borĂ©ales avec uneincomparable vitesse.

À peine pouvais-je saisir Ă  leur rapide passage des squales au long nez,des squales-marteaux, des roussettes qui frĂ©quentent ces eaux, de grandsaigles de mer, des nuĂ©es d’hippocampes, semblables aux cavaliers du jeud’échecs, des anguilles s’agitant comme les serpenteaux d’un feu d’artifice,des armĂ©es de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces surleur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapiditĂ© avec leNautilus. Mais d’observer, d’étudier, de classer, il n’était plus question alors.

Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l’Atlantique. L’ombrese fit, et la mer fut envahie par les tĂ©nĂšbres jusqu’au lever de la lune.

Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’étais assailli de cauchemars.L’horrible scĂšne de destruction se rĂ©pĂ©tait dans mon esprit.

Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’oĂč nous entraĂźna le Nautilus dansce bassin de l’Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inapprĂ©ciable !Toujours au milieu des brunes hyperborĂ©ennes ! Toucha-t-il aux pointesdu Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mersignorĂ©es, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipelde Liarrov, et ces rivages inconnus de la cĂŽte asiatique ? Je ne saurais ledire. Le temps qui s’écoulait, je ne pouvais plus l’évaluer. L’heure avait

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Ă©tĂ© suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour,comme dans les contrĂ©es polaires, ne suivaient plus leur cours rĂ©gulier. Jeme sentais entraĂźnĂ© dans ce domaine de l’étrange oĂč se mouvait Ă  l’aisel’imagination surmenĂ©e d’Edgard PoĂ«. À chaque instant, je m’attendais Ă voir, comme le fabuleux Gordon Pym, « cette figure humaine voilĂ©e, deproportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre, jetĂ©een travers de cette cataracte qui dĂ©fend les abords du pĂŽle ! »

J’estime, – mais je me trompe peut-ĂȘtre, – j’estime que cette courseaventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours,et je ne sais ce qu’elle aurait durĂ©, sans la catastrophe qui termina cevoyage. Du capitaine Nemo, il n’était plus question. De son second, pasdavantage. Pas un homme de l’équipage ne fut visible un seul instant.Presque incessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontaitĂ  leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s’ouvraient ou serefermaient automatiquement. Plus de point reportĂ© sur le planisphĂšre. Je nesavais oĂč nous Ă©tions.

Je dirai aussi que le Canadien, Ă  bout de forces et de patience, ne paraissaitplus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans unaccĂšs de dĂ©lire et sous l’empire d’une nostalgie effrayante, il ne se tuĂąt. Il lesurveillait donc avec un dĂ©vouement de tous les instants.

On comprend que, dans ces conditions, la situation n’était plus tenable.Un matin, – Ă  quelle date, je ne saurais le dire, – je m’étais assoupi vers

les premiĂšres heures du jour, assoupissement pĂ©nible et maladif. Quand jem’éveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l’entendis me dire Ă voix basse :

« Nous allons fuir ! »Je me redressai.« Quand fuyons-nous ? demandai-je.– La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nautilus.

On dirait que la stupeur rĂšgne Ă  bord. Vous serez prĂȘt, monsieur ?– Oui. OĂč sommes-nous ?– En vue de terres que je viens de relever ce malin au milieu des brumes,

Ă  vingt milles dans l’est.– Quelles sont ces terres ?– Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y rĂ©fugierons.– Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dĂ»t la mer nous engloutir.– La mer est mauvaise, le vent violent ; mais vingt milles Ă  faire dans

cette lĂ©gĂšre embarcation du Nautilus ne m’effrayent pas. J’ai pu y transporterquelques vivres et quelques bouteilles d’eau Ă  l’insu de l’équipage.

– Je vous suivrai.

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– D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me dĂ©fends, je mefais tuer.

– Nous mourrons ensemble, ami Ned. »J’étais dĂ©cidĂ© Ă  tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme,

sur laquelle je pouvais à peine me maintenir contre le choc des lames. Leciel était menaçant, mais puisque la terre était là dans ces brumes épaisses,il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure.

Je revins au salon, craignant et dĂ©sirant tout Ă  la fois de rencontrer lecapitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ?Pouvais-je lui cacher l’involontaire horreur qu’il m’inspirait ? Non ! Mieuxvalait ne pas me trouver face Ă  face avec lui ! Mieux valait l’oublier ! Etpourtant !

Combien fut longue cette journée, la derniÚre que je dusse passer à borddu Nautilus ! Je restais seul.

Ned Land et Conseil Ă©vitaient de me parler par crainte de se trahir.À six heures, je dĂźnai, mais je n’avais pas faim. Je me forçai Ă  manger,

malgrĂ© mes rĂ©pugnances, ne voulant pas m’affaiblir.À six heures et demie, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit :« Nous ne nous reverrons pas avant notre dĂ©part. À dix heures, la lune

ne sera pas encore levĂ©e. Nous profiterons de l’obscuritĂ©. Venez au canot.Conseil et moi, nous vous y attendrons. »

Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donnĂ© le temps de lui rĂ©pondre.Je voulus vĂ©rifier la direction du Nautilus. Je me rendis au salon. Nous

courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante mĂštres deprofondeur.

Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richessesde l’art entassĂ©es dans ce musĂ©e, sur cette collection sans rivale destinĂ©eĂ  pĂ©rir un jour au fond des mers avec celui qui l’avait formĂ©e. Je voulusfixer dans mon esprit une impression suprĂȘme. Je restai une heure ainsi,baignĂ© dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces trĂ©sorsresplendissant sous leurs vitrines. Puis je revins Ă  ma chambre.

LĂ , je revĂȘtis de solides vĂȘtements de mer. Je rassemblai mes notes et lesserrai prĂ©cieusement sur moi. Mon cƓur battait avec force. Je ne pouvaisen comprimer les pulsations. Certainement mon trouble, mon agitationm’eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.

Que faisait-il en ce moment ? J’écoutai Ă  la porte de sa chambre.J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il ne s’était pascouchĂ©. À chaque mouvement, il me semblait qu’il allait m’apparaĂźtre et medemander pourquoi je voulais fuir ! J’éprouvais des alertes incessantes. Monimagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me

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demandai s’il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, levoir face à face, le braver du geste et du regard !

C’était une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m’étendissur mon lit, pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs secalmĂšrent un peu, mais, le cerveau surexcitĂ©, je revis dans un rapide souvenirtoute mon existence Ă  bord du Nautilus, tous les incidents heureux oumalheureux qui l’avaient traversĂ©e depuis ma disparition de l’Abraham-Lincoln, les chasses sous-marines, le dĂ©troit de TorrĂšs, les sauvages de laPapouasie, l’échouement, le cimetiĂšre de corail, le passage de Suez, l’ülede Santorin, le plongeur crĂ©tois, la baie du Vigo, l’Atlantique, la banquise,le pĂŽle sud, l’emprisonnement dans les glaces, le combat des poulpes, latempĂȘte du Gulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scĂšne du vaisseau coulĂ©avec son Ă©quipage !
 Tous ces Ă©vĂšnements passĂšrent devant mes yeux,comme ces toiles de fond qui se dĂ©roulent Ă  l’arriĂšre-plan d’un thĂ©Ăątre. Alorsle capitaine Nemo grandissait dĂ©mesurĂ©ment dans ce milieu Ă©trange. Sontype s’accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n’était plus monsemblable, c’était l’homme des eaux, le gĂ©nie des mers.

Il Ă©tait alors neuf heures et demie. Je tenais ma tĂȘte Ă  deux mains pourl’empĂȘcher d’éclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Unedemi-heure d’attente encore ! Une demi-heure d’un cauchemar qui pouvaitme rendre fou !

En ce moment, j’entendis les vagues accords de l’orgue, une harmonietriste sous un chant indĂ©finissable, vĂ©ritables plaintes d’une Ăąme qui veutbriser ses liens terrestres. J’écoutai par tous mes sens Ă  la fois, respirantĂ  peine, plongĂ© comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales quil’entraĂźnaient hors des limites de ce monde.

Puis une pensĂ©e soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quittĂ© sachambre. Il Ă©tait dans ce salon que je devais traverser pour fuir. LĂ , je lerencontrerais une derniĂšre fois. Il me verrait, il me parlerait peut-ĂȘtre ! Ungeste de lui pouvait m’anĂ©antir, un seul mot m’enchaĂźner Ă  son bord !

Cependant dix heures allaient sonner. Le moment Ă©tait venu de quitterma chambre et de rejoindre mes compagnons.

Il n’y avait pas Ă  hĂ©siter, dĂ»t le capitaine Nemo se dresser devant moi.J’ouvris ma porte avec prĂ©caution, et cependant il me sembla qu’en tournantsur ses gonds elle faisait un bruit effrayant. Peut-ĂȘtre ce bruit n’existait-ilque dans mon imagination !

Je m’avançai en rampant Ă  travers les coursives obscures du Nautilus,m’arrĂȘtant Ă  chaque pas pour comprimer les battements de mon cƓur.

J’arrivai Ă  la porte angulaire du salon. Je l’ouvris doucement. Le salonĂ©tait plongĂ© dans une obscuritĂ© profonde. Les accords de l’orgue rĂ©sonnaientfaiblement. Le capitaine Nemo Ă©tait lĂ . Il ne me voyait pas. Je crois mĂȘme

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qu’en pleine lumiĂšre il ne m’eĂ»t pas aperçu, tant son extase l’absorbait toutentier.

Je me traßnai sur le tapis, évitant le moindre heurt dont le bruit eût putrahir ma présence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond,qui donnait sur la bibliothÚque.

J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place.Je compris qu’il se levait. Je l’entrevis mĂȘme, car quelques rayons de labibliothĂšque Ă©clairĂ©e filtraient jusqu’au salon. Il vint vers moi, les brascroisĂ©s, silencieux, glissant plutĂŽt que marchant comme un spectre. Sapoitrine oppressĂ©e se gonflait de sanglots. Et je l’entendis murmurer cesparoles, – les derniĂšres qui aient frappĂ© mon oreille :

« Dieu tout-puissant ! assez ! assez ! ȃtait-ce l’aveu du remords qui s’échappait ainsi de la conscience de cet

homme ?
Éperdu, je me prĂ©cipitai dans la bibliothĂšque. Je montai l’escalier central,

et, suivant la coursive supĂ©rieure, j’arrivai au canot. J’y pĂ©nĂ©trai parl’ouverture qui avait dĂ©jĂ  livrĂ© passage Ă  mes deux compagnons. « Partons !Partons ! m’écriai-je.

– À l’instant ! » rĂ©pondit le Canadien.L’orifice Ă©vidĂ© dans la tĂŽle du Nautilus fut prĂ©alablement fermĂ© et

boulonnĂ© au moyen d’une clef anglaise dont Ned Land s’était muni.L’ouverture du canot se ferma Ă©galement, et le Canadien commença Ă dĂ©visser les Ă©crous qui nous retenaient encore au bateau sous-marin.

Soudain un bruit intĂ©rieur se fit entendre. Des voix se rĂ©pondaient avecvivacitĂ©. Qu’y avait-il ? S’était-on aperçu de notre fuite ? Je sentis que NedLand me glissait un poignard dans la main.

« Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! »Le Canadien s’était arrĂȘtĂ© dans son travail. Mais un mot, vingt fois rĂ©pĂ©tĂ©,

un mot terrible, me rĂ©vĂ©la la cause de cette agitation qui se propageait Ă  borddu Nautilus. Ce n’était pas Ă  nous que son Ă©quipage en voulait !

« Maelstrom ! Maelstrom ! » s’écriait-il.Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante

pouvait-il retentir Ă  notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur cesdangereux parages de la cĂŽte norvĂ©gienne ? Le Nautilus Ă©tait-il entraĂźnĂ© dansce gouffre, au moment oĂč notre canot allait se dĂ©tacher de ses flancs ?

On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrĂ©es entre les Ăźles FeroĂ«et Loffoden sont prĂ©cipitĂ©es avec une irrĂ©sistible violence. Elles formentun tourbillon dont aucun navire n’a jamais pu sortir. De tous les pointsde l’horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffrejustement appelĂ© le « Nombril de l’OcĂ©an, » dont la puissance d’attractions’étend jusqu’à une distance de quinze kilomĂštres. LĂ  sont aspirĂ©s non

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seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs desrégions boréales.

C’est lĂ  que le Nautilus, – involontairement ou volontairement peut-ĂȘtre,– avait Ă©tĂ© engagĂ© par son capitaine. Il dĂ©crivait une spirale dont le rayondiminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accrochĂ© Ă  sonflanc, Ă©tait emportĂ© avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. J’éprouvaisce tournoiement maladif qui succĂšde Ă  un mouvement de gyration tropprolongĂ©. Nous Ă©tions dans l’épouvante, dans l’horreur portĂ©e Ă  son comble,la circulation suspendue, l’influence nerveuse annihilĂ©e, traversĂ©s de sueursfroides comme les sueurs de l’agonie ! Et quel bruit autour de notre frĂȘlecanot ! Quels mugissements que l’écho rĂ©pĂ©tait Ă  une distance de plusieursmilles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisĂ©es sur les roches aiguĂ«s dufond, lĂ  oĂč les corps les plus durs se brisent, lĂ  oĂč les troncs d’arbres s’usentet se font « une fourrure de poils, » selon l’expression norvĂ©gienne !

Quelle situation ! Nous Ă©tions ballottĂ©s affreusement. Le Nautilus sedĂ©fendait comme un ĂȘtre humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfois ilse dressait, et nous avec lui !

« Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les Ă©crous ! En restant attachĂ©s auNautilus, nous pouvons nous sauver encore !
 »

Il n’avait pas achevĂ© de parler, qu’un craquement se produisait. LesĂ©crous manquaient, et le canot, arrachĂ© de son alvĂ©ole, Ă©tait lancĂ© comme lapierre d’une fronde au milieu du tourbillon.

Ma tĂȘte porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdisconnaissance.

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CHAPITRE XXIIIConclusion

Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendantcette nuit, comment le canot Ă©chappa au formidable remous du Maelstrom,comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortĂźmes du gouffre, je ne sauraisle dire. Mais quand je revins Ă  moi, j’étais couchĂ© dans la cabane d’unpĂȘcheur des Ăźles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs, Ă©taient prĂšsde moi et me pressaient les mains. Nous nous embrassĂąmes avec effusion.

En ce moment, nous ne pouvons songer Ă  regagner la France. Les moyensde communication entre la NorvĂšge septentrionale et le sud sont rares. Jesuis donc forcĂ© d’attendre le passage du bateau Ă  vapeur qui fait le servicebimensuel du cap Nord.

C’est donc lĂ , au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, queje revois le rĂ©cit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait n’a Ă©tĂ© omis, pasun dĂ©tail n’a Ă©tĂ© exagĂ©rĂ©. C’est la narration fidĂšle de cette invraisemblableexpĂ©dition sous un Ă©lĂ©ment inaccessible Ă  l’homme et dont le progrĂšs rendrales routes libres un jour.

Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, aprĂšs tout. Ce que je puisaffirmer maintenant, c’est mon droit de parler de ces mers sous lesquelles,en moins de dix mois, j’ai franchi vingt mille lieues, de ce tour du mondesous-marin qui m’a rĂ©vĂ©lĂ© tant de merveilles Ă  travers le Pacifique, l’ocĂ©anIndien, la mer Rouge, la MĂ©diterranĂ©e, l’Atlantique, les mers australes etborĂ©ales !

Mais qu’est devenu le Nautilus ? A-t-il rĂ©sistĂ© aux Ă©treintes duMaelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-il sous l’ocĂ©an seseffrayantes reprĂ©sailles, ou s’est-il arrĂȘtĂ© devant cette derniĂšre hĂ©catombe ?Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute l’histoirede sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparu nousdira-t-il, par sa nationalitĂ©, la nationalitĂ© du capitaine Nemo ?

Je l’espĂšre. J’espĂšre Ă©galement que son puissant appareil a vaincu la merdans son gouffre le plus terrible et que le Nautilus a survĂ©cu lĂ  oĂč tantde navires ont pĂ©ri ! S’il en est ainsi, si le capitaine Nemo habite toujourscet OcĂ©an, sa patrie d’adoption, puisse la haine s’apaiser dans ce cƓurfarouche ! Que la contemplation de tant de merveilles Ă©teigne en lui l’espritde vengeance ! Que le justicier s’efface, que le savant continue la paisible,exploration des mers ! Si sa destinĂ©e est Ă©trange, elle est sublime aussi.Ne l’ai-je pas compris par moi-mĂȘme ? N’ai-je pas vĂ©cu dix mois de cetteexistence extranaturelle ? Aussi, Ă  cette demande posĂ©e, il y a six mille ans,par l’EcclĂ©siaste : « Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l’abĂźme ? »

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deux hommes entre tous les hommes ont le droit de répondre maintenant :le capitaine Nemo et moi.

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