Verre Cassé, Roman dAlain Mabanckou _Scan.pdf

1

Transcript of Verre Cassé, Roman dAlain Mabanckou _Scan.pdf

  • ALAIN MABANCKOU

    Verre

    Cass roman

    DITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris Vie

  • Cet ouvrage a t publi sous la directiond'milie Colombani

    Pauline Kengu, ma mre

    ISBN 2-02-068016-5

    DITIONS DU SEUIL, JANVIER 2005

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procdque ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles L.335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

    www.seuil.com

    Page |4

  • premiers feuillets

  • disons que le patron du bar Le Crdit a voyag m'a remis un cahier que je dois remplir, et il croit dur comme fer que moi, Verre Cass, je peux pondre un livre parce que, en plaisantant, je lui avais racont un jour l'histoire d'un crivain clbre qui buvait comme une ponge, un crivain qu'on allait mme ramasser dans la rue quand il tait ivre, faut donc pas plaisanter avec le patron parce qu'il prend tout au premier degr, et lorsqu'il m'avait remis ce cahier, il avait tout de suite prcis que c'tait pour lui, pour lui tout seul, que personne d'autre ne le lirait, et alors, j'ai voulu savoir pourquoi il tenait tant ce cahier, il a rpondu qu'il ne voulait pas que Le Crdit a voyag disparaisse un jour comme a, il a ajout que les gens de ce pays n'avaient pas le sens de la conservation de la mmoire, que l'poque des histoires que racontait la grand-mre grabataire tait finie, que l'heure tait dsormais l'crit parce que c'est ce qui reste, la parole c'est de la fume noire, du pipi de chat sauvage, le patron du Crdit a voyag n'aime pas les formules toutes faites du genre en Afrique quand un vieillard meurt, c'est une bibliothque qui brle , et lorsqu'il entend ce clich bien dvelopp, il est plus que vex et lance aussitt a dpend

  • de quel vieillard, arrtez donc vos conneries, je n'ai confiance qu'en ce qui est crit, ainsi c'est un peu pour lui faire plaisir que je griffonne de temps autre sans vraiment tre sr de ce que je raconte ici, je ne cache pas que je commence y prendre got depuis un certain temps, toutefois je me garde de le lui avouer sinon il s'imaginerait des choses et me pousserait encore plus l'ouvrage, or je veux garder ma libert d'crire quand je veux, quand je peux, il n'y a rien de pire que le travail forc, je ne suis pas son ngre, j'cris aussi pour moi-mme, c'est pour cette raison que je n'aimerais pas tre sa place au moment o il parcourra ces pages dans lesquelles je ne tiens mnager personne, mais quand il lira tout a je ne serai plus un client de son bar, j'irai traner mon corps squelettique ailleurs, je lui aurai remis le document la drobe en lui disant mission termine

    il faut que j'voque d'abord la polmique qui a suivi la naissance de ce bar, que je raconte un peu le calvaire que notre patron a vcu, en effet on a voulu qu'il pousse son dernier soupir, qu'il rdige son testament de Judas, a a commenc avec les gens d'glise, qui, s'apercevant que le nombre de leurs fidles diminuait les dimanches, ont men une vritable guerre sainte, ils ont jet chacun leur Bible de Jrusalem devant Le Crdit a voyag, ils ont dit que si a continuait comme a y aurait plus de messes dans le quartier, y aurait plus de transes lors des chants, y aurait plus de Saint-Esprit qui descendrait au quartier Trois-Cents, y aurait plus d'hosties noires et croustillantes, y aurait plus de vin sucr, le sang du Christ, y aurait plus de garons de chur,y auraitplus de surs pieuses, y aurait plus de bougies, y aurait plus d'aumne, y aurait plus de premire communion, y aurait plus de deuxime communion, y aurait plus de catchisme, y aurait plus de baptme, y aurait plus rien du tout, et alors tout le monde irait droit en enfer, et puis il y a eu le coup de force du syndicat des cocufis du week-end et des jours fris, ils ont prtendu que si leurs femmes ne prparaient plus de la bonne nourriture, si leurs femmes ne

  • les respectaient plus comme les dames du temps jadis, c'tait pour beaucoup cause du Crdit a voyag, ils ont dit que le respect c'tait important, qu'il n'y avait pas mieux que les femmes pour respecter les maris parce que a a toujours t comme a depuis Adam et ve, et ces bons pres de famille ne voyaient pas pourquoi on devait rvolutionner les choses, fallait donc que leurs femmes rampent, qu'elles suivent les consignes des hommes, ils ont dit a, mais en vain aussi, et puis il y a eu les intimidations d'une vieille association d'anciens alcoolos reconvertis en buveurs de flotte, de Fanta, de Pulp'Orange, de grenadine, de bissap sngalais, de jus de pamplemousse ou de Coca-Cola light trafiqu au Nigeria avec des feuilles de chanvre indien, ces gars intgristes ont assig le bar pendant quarante jours et quarante nuits, mais en vain aussi, et puis il y a eu une action mystique des gardiens de la morale traditionnelle, des chefs de tribu avec leurs gris-gris qu'ils jetaient l'entre de l'tablissement, avec leurs paroles de maldiction qu'ils adressaient au patron du Crdit a voyag, avec des mes mortes qu'ils faisaient parler, et ils prophtisaient que le commerant allait crever petit feu, qu'ils allaient le pousser doucement prendre lui-mme un ascenseur pour l'chafaud, mais en vain aussi, et puis il y a eu enfin une action directe des groupes de casseurs pays par quelques vieux cons du quartier qui regrettaient la Case de Gaulle, la joie de mener une vie de boy, une vie de vieux Ngre et la mdaille, une vie de l'poque de l'exposition coloniale et des bals ngres de Josphine Baker gesticulant avec des bananes autour de la taille, et alors ces gens de bonne rputation ont tendu un pige sans fin au patron avec leurs casseurs cagoules qui sont venus au

    m ilieu de lanuit,au curdestnbres,ilssontvenusavec des barres de fer de Zanzibar, des massues et des gourdins du Moyen Age chrtien, des sagaies empoisonnes de l're de Chaka Zulu, des faucilles et des marteaux communistes, des catapultes de la guerre de Cent Ans, des serpes gauloises, des houes pygmes, des cocktails Molotov de Mai 68, des coupe-coupe hrits d'une saison de machettes au Rwanda, des lance-pierres de la fameuse bagarre de David contre Goliath, ils sont venus avec tout cet arsenal impressionnant, mais en vain aussi, et ils ont quand mme dmoli une partie de l'tablissement, et toute la ville en a parl, et toute la presse en a parl, La rue meurt, La Semaine africaine, Mwinda, Mouyondzi Tribune, il y a mme eu des touristes qui venaient des pays voisins pour voir ce lieu de trs prs comme des plerins visitant le mur des Lamentations, et ces touristes prenaient des photos en pagaille pour je ne sais quel but, mais ils prenaient quand mme des photos, il y en a mme parmi les habitants de cette ville qui n'avaient pas mis les pieds dans le quartier Trois-Cents et qui le dcouvraient avec stupfaction, ils se demandaient alors comment les gens faisaient pour vivre en parfaite cohabitation avec les immondices, les mares d'eau, les carcasses d'animaux domestiques, les vhicules brls, la vase, la bouse, les trous bants des artres et les maisons qui taient au bord de l'effondrement, et notre barman a donn des interviews gauche et droite, et notre barman est devenu du jour au lendemain un martyr, et notre barman est pass du jour au lendemain dans toutes les missions, il a parl en lingala du nord du pays, en munukutuba de la fort du Mayombe, en bemb des habitants du pont de Moukoukoulou qui ont la manie de

  • rgler leurs diffrends au couteau, et tout le monde le connaissait maintenant, il devenait clbre, il inspirait de la piti, on voulait l'aider, il y a mme eu des lettres de soutien, des ptitions pour ce brave type qu'on a alors commenc appeler L'Escargot entt , mais il fallait surtout compter avec les solards qui sont toujours solidaires jusqu' la dernire goutte de vin et qui sont donc passs l'action, ils se sont retrouss les manches pour rparer les dgts matriels causs par les gens qui regrettaient l'exposition coloniale, la Case de Gaulle, les bals ngres de Josphine Baker, et cette histoire banale pour certains est devenue un fait national, on a parl de l'Affaire Le Crdit a voyag , le gouvernement en a discut au Conseil des ministres, et certains dirigeants du pays ont rclam la fermeture immdiate et sans condition de l'tablissement, mais d'autres s'y sont opposs avec des arguments peine plus convaincants, du coup le pays a t divis en deux pour cette petite querelle de lzards, et alors, avec l'autorit et la sagesse qu'on lui connaissait dsormais, le ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Petites et Moyennes Entreprises, Albert Zou Loukia, a lev la voix, il a fait une intervention mmorable, une intervention qui est reste ici comme un des plus beaux discours politiques de tous les temps, le ministre Zou Loukia a dit plusieurs reprises j'accuse , et tout le monde tait si mdus que dans la rue, pour un oui ou pour un non, pour une petite dispute ou une injustice mineure, on disait j'accuse , et mme le chef du gouvernement a dit son porte-parole que ce ministre de l'Agriculture parlait bien, que sa formule trs populaire de j'accuse resterait dans la postrit, et le Premier ministre a promis qu'au prochain remaniement du gou

    vernement on confierait au ministre de l'Agriculture le portefeuille de la culture, il suffirait alors de rayer les quatre premires lettres du mot agriculture , et jusqu' ce jour on s'accorde reconnatre que le ministre avait fait un discours brillant, il rcitait des pages entires des livres de ces grands auteurs qu'on cite volontiers table, il suait comme chaque fois qu'il tait fier d'avoir sduit son auditoire par son rudition, et c'est ainsi qu'il avait pris la dfense du Crdit a voyag, il avait d'abord lou l'initiative de L'Escargot entt qu'il connaissait bien pour avoir t l'cole primaire avec lui, puis il avait conclu en disant ces mots que je cite de mmoire : Mesdames et Messieurs du Conseil, j'accuse, je ne veux pas tre le complice d'un climat social aussi moribond que le ntre, je ne veux pas cautionner cette chasse l'homme par mon appartenance ce gouvernement, j'accuse les mesquineries qui s'abattent sur une personne qui n'a fait qu'imprimer un itinraire son existence, j'accuse l'insipidit des agissements rtrogrades de ces derniers temps, j'accuse l'incivilit des actes barbares orchestrs par des gens de mauvaise foi, j'accuse les outrages et les dfis qui sont devenus monnaie courante dans notre pays, j'accuse la complicit sournoise de tous ceux qui prtent le bton aux casseurs, aux fauteurs de troubles, j'accuse le mpris de l'homme par l'homme, le manque de tolrance, l'oubli de nos valeurs, la monte de la haine, l'inertie des consciences, les crapauds-brousse d'ici et d'ailleurs, oui, Mesdames et Messieurs du Conseil, voyez comment le quartier Trois-Cents est devenu une cit sans sommeil, avec un visage de pierre, or cet homme qu'on appelle dsormais L'Escargot entt, en dehors du fait qu'il ait t un de mes anciens camarades de classe, trs intelligent par ailleurs, cet homme qu'on traque aujourd'hui est victime d'une cabale, Mesdames et Messieurs du Conseil,

  • concentrons plutt nos efforts traquer les vrais bandits, j'accuse donc ceux qui paralysent impunment le fonctionne-ment de nos institutions, ceux qui brisent ouvertement la chane de solidarit que nous avons hrite de nos anctres les Bantous, je vous avouerais que le tort de L'Escargot entt a t d'avoir montr aux autres compatriotes que chacun, sa manire, pouvait contribuer la transformation de la nature humaine ainsi que nous l'enseigne le grand Saint-Exupry dans Terre des hommes, c'est pour cela que j'accuse, et j'accuserai toujours

    le lendemain de l'intervention du ministre Zou Loukia, le prsident de la Rpublique en personne, Adrien Lokouta Eleki Mingi, a piqu une colre en crasant les raisins qu'il aimait pourtant manger comme dessert tous les jours, et nous avons appris par Radio-Trottoir FM que le prsident Adrien Lokouta Eleki Mingi, qui tait par ailleurs gnral des armes, manifestait sa jalousie quant la formule j'accuse du ministre de l'Agriculture, en fait le prsident-gnral des armes aurait voulu que cette formule populaire sorte de sa bouche lui, il ne comprenait pas que ses conseillers n'aient pas imagin une aussi courte formule pourtant efficace sur le terrain alors qu'on lui faisait dire des formules ampoules du genre Tout comme le Soleil se lve l'horizon et se couche le soir sur le majestueux fleuve Congo , et alors, vex, mortifi, diminu, rabaiss, frustr, le prsident Adrien Lokouta Eleki Mingi a convoqu les ngres de son cabinet qui lui vouaient un grand amour, il leur, a demand de bosser comme ils n'avaient jamais encore boss jusque-l, il ne voulait plus de formules ampoules servies par une posie faussement lyrique, et les ngres de son cabinet se

    sont mis au garde--vous, en ordre, du plus petit de taille au plus grand, comme les Dalton que traque Lucky Luke dans les champs de cactus du Far West, et ces ngres ont dit en choeur oui, mon commandant alors que notre prsident adrien Lokouta Eleki Mingi tait un gnral des armes, il attendait d'ailleurs avec impatience une guerre civile entre nordistes et sudistes pour crire ses mmoires de guerre qu'il intitulerait en toute modestie Mmoires d'Adrien, et le prsident-gnral des armes les a tous somms de lui trouver une formule qui pourrait rester dans la postrit comme le j'accuse qu'avait prononc le ministre Zou Loukia, et les ngres du cabinet prsidentiel ont travaill la nuit entire, huis clos, ils ont ouvert et feuillet pour la premire fois les encyclopdies qui prenaient de la poussire dans les rayons de la bibliothque prsidentielle, ils ont aussi cherch dans les grands livres crits en tout petit, ils ont remont depuis l'origine du monde en passant par l'poque d'un type nomm Gutenberg et celle des hiroglyphes gyptiens jusqu'aux crits d'un certain Chinois qui avait parat-il dissert sur l'art de la guerre et qui avait vcu prtendument l'poque o on ne savait mme pas que le Christ allait natre par une opration du Saint-Esprit et se sacrifier pour nous autres les pcheurs, mais les ngres d'Adrien n'ont rien trouv d'aussi fort que le j'accuse du ministre Zou Loukia, alors le prsident-gnral des armes a menac de virer le cabinet entier s'il n'avait pas son mot pour la postrit, il a dit pourquoi je vais continuer payer un tas d'imbciles incapables de me trouver une formule qui frappe, qui reste, qui marque, je vous prviens que si j'ai pas ma formule avant que le coq n'annonce l'aube d'un autre jour, y aura des ttes qui vont

  • tomber comme des mangues pourries qui tombent d'un arbre, oui pour moi vous n'tes tous que des mangues pourries, c'est moi qui vous le dis, commencez faire vos cartons et chercher un pays catholique pour votre exil, ce sera l'exil ou la tombe, je vous dis, personne ne sort de ce palais partir de cette minute, que je ne sente mme pas l'odeur du caf depuis mon bureau, encore moins les cigares Cohiba ou Montecristo, pas d'eau boire, pas de sandwiches non plus, rien, rien et rien, ce sera la dittique tant que vous ne trouverez pas ma formule moi, et alors dites-moi donc comment ce petit ministre Zou Loukia a trouv son "j'accuse" dont tout le monde parle dans le pays, hein, les Services de scurit prsidentielle m'ont dit que y a mme des bbs qui se prnomment "j'accuse", et que dire alors de toutes ces jeunes filles en chaleur qui se sont fait tatouer cette formule sur leur paire de fesses, hein, et d'ailleurs, ironie du sort, les clients des prostitues exigent que celles-ci aient ce tatouage, vous voyez dans quelle merde vous me foutez, hein, c'tait pas quand mme sorcier trouver, cette formule, voyons, est-ce que les ngres du ministre de l'Agriculture sont meilleurs que vous, hein, est-ce que vous tes conscients que ses ngres lui n'ont mme pas chacun une voiture de fonction, ils prennent le bus du ministre, ils ont des salaires minables pendant que vous vous la coulez douce ici au palais, vous vous baignez dans ma piscine, vous buvez mon champagne, vous regardez tranquillement les chanes cbles trangres qui rapportent n'importe quoi sur moi, vous mangez mes petits-fours, vous mangez mon saumon, mon caviar, vous profitez de mon jardin et de ma neige artificielle pour skier avec vos matresses, c'est tout juste si vous ne couchez pas avec mes vingt femmes,

    hein, finalement, dites-moi, vous me servez quoi dans ce cabinet, hein, est-ce que je vous paye pour venir vous asseoir comme des fainants ici, hein, autant embaucher comme directeur de cabinet mon chien stupide, bande de bons rien , et le prsident Adrien Lokouta Eleki Mingi a claqu la porte de son cabinet en criant de nouveau bande de Ngres, plus rien ne sera comme avant dans ce palais, y en a marre d'engraisser des limaces de votre espce qui me bavent des conneries, vous serez jugs au rsultat, et dire que parmi vous y a des narques et des polytechniciens, mon cul, oui

    les ngres du cabinet prsidentiel se sont mis au travail forc avec une sagaie de Chaka Zulu et une pe de Damocls qui pendaient au-dessus de leur tte pendant que les chos des dernires paroles du prsident rsonnaient encore dans le palais et alors, vers minuit, comme les ides leur faisaient dfaut, parce que dans notre pays on a le ptrole en pagaille mais pas les ides, ils ont song naturellement tlphoner une personnalit influente de l'Acadmie franaise qui tait parat-il le seul Noir dans l'histoire de cette auguste assemble, et tout le monde a applaudi cette ide de dernire minute, et tout le monde a dit que l'acadmicien en question n'en serait que plus honor, et ils ont alors crit une longue lettre avec des subjonctifs imparfaits bien rouls, y avait mme certains passages mouvants qui taient en alexandrins, avec des rimes riches, ils ont vrifi la ponctuation de trs prs, ils ne souhaitaient surtout pas tre tourns en drision par les acadmiciens qui n'attendent que a pour dmontrer au monde entier qu'ils servent quelque chose et pas seulement remettre le Grand Prix du roman, et dire que

  • les ngres du prsident avaient failli en venir aux mains parce que certains d'entre eux soutenaient qu'il fallait mettre un point-virgule la place d'une virgule, d'autres ne partageaient pas cet avis et taient pour le maintien de la virgule afin de donner une cinquime vitesse la phrase, et ce dernier camp restait sur sa position malgr l'avis contraire du Dictionnaire des difficults de la langue franaise d'un certain Adolphe Thomas qui donnait raison au premier camp, et le second camp a maintenu sa position, tout a pour faire plaisir l'acadmicien noir qui, rappelait-on avec dfrence, tait un des premiers agrgs de grammaire franaise du continent africain, disons que tout se serait pass comme prvu si les ngres d'Adrien ne s'taient pas dit que l'acadmicien ne rpondrait pas vite, que la sagaie de Chaka Zulu et l'pe de Damocls allaient leur tomber dessus avant un petit signe venant de la Coupole, le nom qu'on donne au bulbe dans lequel ces sages immortels observent le bruissement de la langue et dcrtent sans voies de recours que tel texte, c'est le degr zro de l'criture, mais y avait une autre raison plus pratique qui avait pouss les ngres battre en retraite, c'est qu'un membre du cabinet, major de sa promotion l'ENA et qui possdait les oeuvres compltes du ngro-acadmicien, a prtendu que celui-ci avait dj lui-mme laiss une formule pour la postrit, l'motion est ngre comme la raison est hellne , cet narque a expliqu ses collgues que l'acadmicien en question ne pouvait plus trouver une autre formule parce que la postrit c'est quand mme pas la cour du roi Ptaud pour qu'on puisse prendre ses liberts plus de cinq fois, on n'a droit qu' une formule, sinon a devient du bavardage creux, beaucoup de bruit pour rien, et c'est pour a que les for

    mules qui entrent dans l'Histoire sont courtes, brves et incisives, et comme ces formules traversent les lgendes, les sicles et les millnaires, les gens oublient malheureusement qui en ont t les vrais auteurs et ne rendent plus Csaire ce qui est Csaire

    sans dsesprer, les ngres du prsident-gnral des armes ont trouv un autre truc de dernire minute, ils ont dcid de mettre leurs ides et leurs dcouvertes dans une corbeille, ils ont dit que c'tait a qu'on appelait le brainstorming dans les grandes coles que certains d'entreeux avaient frquentes aux tats-Unis, et ils ont crit chacun sur une feuille de papier plusieurs formules qui sont entres dans la postrit de ce monde de merde, et ils ont commenc le dpouillage comme on le fait dans les pays o on a le droit de voter, et ils ont commenc tout lire d'une voix monocorde sous l'autorit du chef des ngres, on a dbut par Louis XIV qui a dit L'tat c'est moi , et le chef des ngres du prsident-gnral des armes a dit non, c'est pas bon cette citation, on ne la garde pas, c'est trop nombriliste, on nous prendrait pour des dictateurs, on passe , Lnine a dit Le communisme, c'est le pouvoir des Soviets plus l'lectrification du pays , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, c'est prendre le peuple pour des cons, surtout les populations qui n'arrivent pas payer leur facture d'lectricit, on passe , Danton a dit De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, trop rptitif, en plus on risque de croire qu'il nous manque de l'audace, on passe , Georges Clemenceau a dit La guerre, c'est une chose trop grave pour la confier aux militaires, et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon,

  • les militaires risquent de se fcher, et c'est le coup d'tat permanent, n'oublions pas que le prsident lui-mme est un gnral des armes, faut savoir o on

    met les pieds, on passe , Mac-Mahon a dit j'y suis, j'y reste , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, c'est comme si quel-qu'un n'tait pas sr de son charisme et se raccrochait au pouvoir, on passe , Bonaparte a dit lors de sa campagneen gypte Soldats, songez que du haut de ces pyramides quarante sicles vous contemplent , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, c'est prendre les soldats pour des ignares, pour des gens qui n'ont jamais lu les livres du grand historien Jean Tulard, or nous avons pour mission de montrer au peuple que les militaires ne sont pas des imbciles, on passe , Talleyrand a dit Voil le commencement de la fin , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, on croirait au commencement de la fin de notre propre rgime, or nous sommes censs tre au pouvoir vie, donc on passe , Martin Luther King a dit j'ai fait un rve , et le chef des ngres s'est nerv, il n'aime pas entendre parler de ce type qu'il oppose toujours Malcolm X son idole, et il a dit non, c'est pas bon, y en a marre des utopies, on attend toujours que son rve en question se ralise, et je vous dis qu'on attendra encore un bon paquet de sicles, allez, on passe , Shakespeare a dit tre ou ne pas tre, c'est la question , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, nous n'en sommes plus nous demander si nous sommes ou ne sommes pas, nous avons dj rsolu cette question puisque nous sommes au pouvoir depuis vingt-trois ans, allez, on passe , le prsident camerounais Paul Biya a dit Le Cameroun, c'est le Cameroun , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, tout le monde sait que le Cameroun restera toujours le

    Cameroun, et il ne viendrait l'ide d'aucun pays du monde de lui voler ses ralits et ses lions qui sont de toute faon indomptables, allez, on passe , l'ancien prsident congolaisYombi Opangault a dit Vivre durement aujourd'hui pour mieux vivre demain, et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, faut jamais prendre les gens de ce pays pour des nafs, et pourquoi ne pas mieux vivre ds aujourd'hui et se moquer du futur, hein, d'ailleurs ce type qui a dit a a vcu dans l'opulence la plus choquante de notre histoire, allez, on passe , Karl Marx a dit La religion c'est l'opium du peuple , et le chef des ngres a dit non, c'est pas du tout bon, nous passons notre temps persuader le peuple que c'est Dieu qui a voulu de notre prsident-gnral des armes, et on va encore dire des conneries sur la religion, est-ce que vous ignorez que toutes les glises de ce pays sont subventionnes par le prsident lui-mme, hein, allez, on passe , le prsident Franois Mitterrand a dit Il faut laisser le temps au temps , et le chef des ngres s'est nerv, il n'aime pas entendre parler de ce type, et il a dit non, c'est pas bon, ce prsident a pris tout le temps pour lui-mme, et il a presque lamin et ses adversaires et ses amis avant de tirer sa rvrence et aller s'installer droite de Dieu, allez, on passe , Frdric Dard alias San-Antonio a dit Il faut battre le frre quand il est chauve , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, y a trop de chauves dans ce pays et surtout au gouvernement, faut pas les froisser, moi-mme je suis chauve, allez, on passe , Caton l'Ancien a dit Delenda Carthago , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, les gens du sud du pays vont croire que c'est une phrase en patois du Nord et les gens du nord du pays vont croire que c'est une phrase en patois du Sud,

  • faut viter ces quiproquos, allez, on passe , Ponce Pilate a dit Ecce homo , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, je fais la mme remarque que pour les lucubrations de Caton l'Ancien, on passe , Jsus en mourant sur la croix a dit Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonn , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, c'est trop pessimiste comme paroles, c'est trop pleurnichard pour un gars comme ce Jsus qui avait pourtant tous les pouvoirs entre ses mains pour foutre la merde ici-bas, on passe , Blaise Pascal a dit Le nez de Cloptre, s'il et t plus court, toute la face de la terre aurait chang , et le chef des ngres a dit non, c'est pas bon, il s'agit aujourd'hui d'une question de politique et non de chirurgie esthtique, allez, on passe , donc les ngres du prsident ont pass en revue des milliers de citations et bien d'autres paroles historiques sans vraiment trouver quelque chose pour le premier citoyen du pays parce que le chef des ngres disait chaque fois c'est pas bon, allez, on passe , et puis, 5 heures du matin, avant le premier chant du coq, un des conseillers qui visionnait des documentaires en noir et blanc a fini par trouver une formule historique

    midi pile, au moment o la population se mettait table pour savourer le poulet-bicyclette, le prsident-gnral des armes a occup les radios et la seule chane de tlvision du pays, l'heure tait grave, le prsident tait tendu comme la peau d'un tambour bamilk, c'tait pas facile de choisir le moment propice pour laisser une formule la postrit, et, en ce lundi mmorable, il tait endimanch, par de ses lourdes mdailles en or, il ressemblait dsormais un

    rgne, et tel qu'il tait endimanch, ce lundi mmorable, on aurait cru que c'tait la Fte au bouc que nous clbrons pour perptuer la mmoire de sa grand-mre, et alors, se raclant la gorge pour chasser le trac, il a commenc par critiquer les pays europens qui nous avaient bien berns avec le soleil des indpendances alors que nous restons toujours dpendants d'eux puisqu'il y a encore des avenues du Gnral-de-Gaulle, du Gnral-Leclerc, du Prsident-Coti, du Prsident-Pompidou, mais il n'y a toujours pas en Europe des avenues Mobutu Sese Seko, Idi-Amin-Dada, Jean-Bedel-Bokassa et bien d'autres illustres hommes qu'il avait connus et apprcis pour leur loyaut, leur humanisme et leur respect des droits de l'homme, donc nous sommes toujours dpendants d'eux parce qu'ils exploitent notre ptrole et nous cachent leurs ides, parce qu'ils exploitent notre bois pour bien passer l'hiver chez eux, parce qu'ils forment nos cadres l'ENA et Polytechnique, ils les transforment en petits Ngres blancs, et donc les Ngres Banania sont bien de retour, on les croyait disparus dans la brousse, mais ils sont l, prts tout, et c'tait ainsi que notre prsident s'exprimait, le souffle coup, le poing ferm, et dans ce discours sur le colonialisme, le prsident-gnral des armes s'en est pris au capitalisme avec ses outrages et ses dfis, il a dit que tout a c'tait de l'utopie, il s'en est pris en particulier aux valets locaux des colonialistes, ces types qui habitent dans notre pays, qui mangent avec nous, qui dansent avec nous dans les bars, qui prennent les transports en commun avec nous, qui travaillent avec nous aux champs, dans les bureaux, aux marchs, ces couteaux double lame qui font avec nos femmes des choses que la mmoire de ma mre morte dans la

  • Tchinouka m'interdit de dcrire ici, or ces types sont en ralit les taupes des forces imprialistes, disons que la colre du prsident-gnral des armes est monte de dix crans parce qu'il hassait ces valets de l'imprialisme et du colonialisme comme on pouvait har les chiques, les punaises, les poux, les mites, et le prsident-gnral des armes a dit qu'on devait traquer ces flons, ces marionnettes, ces hypocrites, il les a carrment traits de tartuffes, de malades imaginaires, de misanthropes, de paysans parvenus, il a dit que la Rvolution proltarienne triomphera, que l'ennemi sera cras, qu'il sera repouss d'o qu'il vienne, il a dit que Dieu tait avec nous, que notre pays tait ternel comme lui-mme l'tait, il a recommand l'unit nationale, la fin des guerres tribales, il a dit que nous descendions tous d'un mme anctre, et il a enfin abord L'Affaire Le Crdita voyag qui divisait le pays, il a vant l'initiative de L'Escargot entt, il a promis de lui dcerner la Lgion d'honneur, et il a termin son discours par les mots qu'il voulait tout prix laisser la postrit, on a su que c'taient ces mots-l parce qu'il les a rpts plusieurs reprises, ses bras ouverts comme s'il enlaait un squoia, et il a rpt je vous ai compris , sa formule aussi est devenue clbre dans le pays, et c'est pour a qu'ici, pour plaisanter, nous autres de la plbe disons souvent que le ministre accuse, le prsident comprend

    comme il me l'avait lui-mme racont il y a bien des annes, L'Escargot entt avait eu l'ide d'ouvrir son tablissement aprs un sjour Douala, dans le quartier populaire de New-Bell o il avait vu La Cathdrale, ce bar camerounais qui n'a jamais ferm depuis son ouverture, et L'Escargot entt, chang en statue de sel, s'y est install, il a command une bire Flag, un monsieur s'est prsent comme tant le responsable des lieux depuis des lustres, il a dit qu'on l'appelait Le Loup des steppes , et d'aprs les dires de L'Escargot entt le type ressemblait une espce en voie de disparition, une momie gyptienne, il n'y avait que son commerce qui comptait, mme se brosser les chicots ou se raser les cactus clairsems de son menton, c'tait pour lui une perte de temps, il mchait de la noix de cola, fumait du tabac moisi, on aurait dit qu'il se dplaait l'aide d'un tapis volant comme dans certains contes, et alors L'Escargot entt lui a pos mille et une questions auxquelles le commerant a rpondu sans hsitation, et c'est comme a que L'Escargot entt a ralis que, pour ne pas fermer son bar depuis des annes, ce Camerounais comptait sur un personnel fidle, une gestion rigoureuse et sa propre

  • implication, il arrivait tous les matins et tous les soirs La Cathdrale, et ses employs, le voyant surgir de la sorte, concluaient que La Cathdrale tait un vrai lieu de culte avec une prire le matin, une autre le soir, et alors, comme on pouvait s'en douter, Le Loup des steppes avait sa grotte juste en face de l'tablissement, si bien que lorsqu'on parlait du loup on voyait forcment sa queue, et il dormait d'un seul oeil, il pouvait dire le nombre de clients qui buvaient ou qui ne buvaient pas, il pouvait citer les noms de ceux qui bavardaient inutilement au lieu d'acheter boire, il devinait le nombre de bouteilles de vin vendues rien qu'en tendant l'oreille depuis son gte, et au milieu de la nuit il se rveillait, traversait la rue des Cacas pour chasser un perturbateur, lui dire que son bar n'tait pas un ring zarois pour des fanatiques de Mohammed Ali, et il rappelait les droits et les devoirs fondamentaux d'un client de La Cathdrale, droits et devoirs qu'il avait gravs sur une planche d'okoum, de sorte qu'on ne pouvait pas entrer dans le bar sans tomber sur cette table de lois, on notait, entre autres droits, celui de choisir sa bouteille sans tre contredit par les serveurs, celui de faire garder la demi-bouteille pour le lendemain, celui de recevoir une bouteille gratuite aprs dix jours de prsence assidue dans l'tablissement, il y avait aussi les devoirs, entre autres celui de ne pas se bagarrer, celui de ne pas vomir l'intrieur de l'tablissement mais plutt dans la rue des Cacas, celui de reconnatre que ce n'tait pas Le Loup des steppes qui incitait le client venir dans son commerce, celui de ne pas insulter les serveurs, celui de payer sa consommation ds qu'on tait servi

    tout le long de son sjour New-Bell, notre patron s'asseyait dans ce bar, il observait de prs le comportement des clients et des serveurs, discutait avec Le Loup des steppes qui tait trs vite devenu son ami, et c'est cette poque que L'Escargot entt, sduit par ce commerce original, est rentr dare-dare au pays, il ne rvait plus que de copier le modle de New-Bell, mais il lui fallait de la thune, on ne ralise pas un rve avec des mots, L'Escargot entt avait de la volont revendre, et il a cass sa tirelire, et il a emprunt de l'argent gauche et droite, et on a ri quand il a parl de ce projet, les gens disaient que c'tait comme s'il cherchait comment voyager avec un saumon sans se faire attraper par les services d'hygine la douane, et il a quand mme commenc son affaire petit petit avec quatre tables et un comptoir de moins de deux mtres, puis huit tables parce que les gens venaient beaucoup, puis vingt tables parce que les gens venaient de plus en plus, puis quarante tables avec une terrasse parce que les gens faisaient la queue et attendaient qu'on les serve, et toute la ville en parlait, le bouche oreille avait bien fonctionn, d'autant plus que tout le monde savait que L'Escargot entt avait toujours t rglo avec l'administration, il payait ses impts temps, sans en discuter le montant, il payait sa patente, il payait sa licence de ceci, il payait sa licence de cela, on lui avait rclam tous les papiers, y compris son certificat de baptme, son carnet de vaccination contre la polio, contre la fivre jaune, contre le bribri, contre la maladie du sommeil, contre la sclrose en plaques, on lui avait demand son permis de conduire une brouette, une bicyclette, on lui avait fait subir des contrles acharns qu'on ne fait pas subir aux bars qui ferment minuit, on

  • lui avait fait subir ce qu'on ne fait pas subir aux bars qui ferment les dimanches, qui ferment les jours fris, qui ferment le jour de l'enterrement d'un proche, qui ferment pour un oui, qui ferment pour un non, on lui avait promis qu'on le ferait couler, qu'on donnerait alors son dfunt bar le nom appropri de Titanic, on lui avait promis qu'il mangerait la pomme l'eau, qu'il deviendrait un clochard, un bout de bois de Dieu, un damn de la terre, qu'il dormirait dans des tonneaux comme certains philosophes du pass, et pourtant L'Escargot entt est toujours l, et pourtant il est toujours debout, rsolu comme un joueur d'checs, et il a vu les annes passer en un combat douteux, et il a vu les jaloux se lasser de lui chercher des poux dans la tonsure, et il a rsist la conjuration des imbciles, et il a vu les autres commerants le traiter de sorcier, d'Oudini, d'Al Capone, d'Angoualima l'assassin aux douze doigts, de Libanais du coin, de Juif errant, et surtout de capitaliste, une injure grave quand on sait qu'ici tre trait de capitaliste c'est pire que si on insultait le con de votre maman, le con de votre soeur, le con de votre tante maternelle ou paternelle, et c'est grce au prsident-gnral des armes que nous dtestons les capitalistes, on peut tre trait de tout dans notre pays, sauf de capitaliste, a peut justifier le devoir de violence, a peut justifier une bonne bagarre de classes sociales, un mortel rglement de comptes, parce que le capitaliste, c'est quand mme le diable ici, il a un gros ventre, il fume des cigares cubains, il roule en Mercedes, il est chauve, il est gostement riche, il fait de la magouille et tout le bazar, il fait l'exploitation de l'homme par l'homme, de la femme par la femme, de la femme par l'homme, de l'homme par la femme, parfois

    mme il fait l'exploitation de l'homme par l'animal car y a plein de gens ici qui sont pays juste pour nourrir, garder et promener les animaux du capitaliste, et donc on avait trait notre barman de capitaliste, il avait laiss passer cette injure grave, L'Escargot entt avait rsist, il s'tait rfugi dans sa bave de gastropode endurci, et les vents taient passs, et les ouragans aussi, et les tornades aussi, et les cyclones aussi, L'Escargot entt avait pli mais n'avait pas rompu, et c'est un peu grce nous autres qui lui avions fait confiance ds le dbut, sinon il fallait voir comment il somnolait au comptoir les premiers mois de l'ouverture de son tablissement, il n'avait pas de personnel fiable l'poque, il se faisait alors aider par des cousins malhonntes qui lui piquaient ses mdiocres recettes au premier chant du coq, il se rveillait le matin avec une caisse moiti vide et une montagne de bouteilles de vin pourtant liquides par les clients, il avait tout de suite compris qu'il ne fallait pas mlanger la famille et les affaires, qu'il devait embaucher des gens srieux, des gens responsables, et il avait eu la chance de tomber sur deux types incorruptibles, deux types qui ont la foi du charbonnier, disons qu'un des deux types s'appelle Mompro, c'est un ancien croque-mort, il ne se dride que par concours de circonstances, faut mme pas essayer de lui raconter une blague ce type, pour lui le rire n'a jamais t le propre de l'homme, faut mme pas essayer de lui demander crdit, vous payez ici et maintenant ou vous sortez avec mon coup de pied dans le cul , c'est a qu'il dira, Mompro, je ne l'ai jamais vu discuter avec quelqu'un, si je dis jamais c'est que c'est jamais, il a un visage de pierre, les sourcils en accent circonflexe, les lvres en ventouse, les muscles de

  • catcheur, et on raconte mme qu'un jour, piqu par la colre, il a carrment gifl un arbre fruitier qui ne lui avait rien fait, et toutes les feuilles de cet arbre innocent sont tombes d'un seul coup, et on raconte aussi que lorsqu'il est fch, mais vraiment fch, faut lui donner boire deux litres d'huile de palme, un gobelet de graisse de boa, faut lui donner aussi brouter un kilo d'oignons, on le sait ici, faut pas lui chercher querelle parce que a finirait mal, trs mal avec lui, et quant au deuxime serveur, il s'appelle Dengaki, c'est un ancien gardien de but de l'quipe de football de l'ethnie bemb, il sait manier le couteau mieux qu'un boucher serial killer, il est capable de rattraper une bouteille avant qu'elle ne tombe par terre et ne se casse, lui il est parfois sympa, mais faut pas exagrer parce que son collgue Mompro vient de temps autre le remettre sa place et lui dire qu'il n'a pas intrt se frotter aux clients, se laisser aller aux familiarits, et quand y a un problme, c'est Mompro qui exhibe ses muscles tandis que Dengaki joue le diplomate plnipotentiaire avant de menacer de sortir son canif qu'il cache dans la poche de sa culotte, donc les deux gars sont l depuis l'ouverture du bar, ils aiment leur boulot, rien dire de ce ct-l, et quand l'un travaille de jour, l'autre travaille de nuit, ils alternent ainsi, parfois Mompro travaille une semaine entire de jour et Dengaki une semaine entire de nuit, y a jamais eu de couacs ce niveau, la machine est huile depuis des annes, et donc Le Crdit a voyag est ouvert en permanence, les gens sont heureux ainsi, ils ne surveillent pas l'heure, ils ne craignent pas l'ultimatum d'un serveur press de rentrer chez lui, un serveur qui viendrait beugler que l'tablissement va fermer dans quelques minutes

    videz vos verres, rentrez chez vous, bandes d'ivrognes indcrottables, allez rejoindre vos femmes et enfants et tchez d'avaler un bon bouillon de poissons de mer afin d'liminer l'alcool qui est en vous

  • comment pourrais-je oublier ce pre de famille chass de chez lui comme un chien enrag et qui m'a bien fait rire il y a plus de deux mois, disons que c'est un pauvre gars qui en est rduit aujourd'hui porter des couches Pampers comme un nourrisson, je ne voudrais surtout pas rire de sa condition, mais c'est la triste ralit, et je ne lui avais rien demand, moi, je n'avais fait que le regarder droit dans les yeux, puis il m'a dit, d'un air de dclaration de guerre, pourquoi tu me regardes, Verre Cass, tu veux ma photo ou quoi, laisse-moi tranquille, regarde donc les autres-l qui bavardent au coin l-bas , j'ai gard mon calme, ma srnit, faut pas rpondre du tac au tac aux gens de cette espce dsespre, mais j'ai quand mme dit mon gars, je te regarde comme je regarde tout le monde, c'est tout , oui mais tu me regardes d'une faon bizarre, c'est pas comme a qu'on regarde les gens , et je lui ai rpondu, toujours sans perdre ma quitude, comment tu sais que je te regarde si toi-mme tu ne me regardes pas, hein , alors l, il semblait clou, pris son propre pige puisqu'il a murmur quelque chose du genre je ne parlerai pas, je ne te dirai rien de ma vie, ma vie n'est pas vendre aux enchres , donc voil quel-

    qu'un qui tait perdu, est-ce que je voulais l'entendre, moi, y a des gens comme a, quand ils veulent cracher quelque chose, il faut qu'ils vous taquinent, vous bousculent afin d'avoir l'impression qu'ils ont parl sous la contrainte, moi qui analyse la psychologie des clients du Crdit a voyag depuis des annes et des annes, je connais ce comportement, je ne te demande pas de parler, mon brave, tu ne me connais pas bien, renseigne-toi, est-ce que moi,Verre Cass, j'ai dj demand quelqu'un ici de me donner le mode d'emploi de sa vie, de me vendre sa vie aux enchres, hein , et puis il a fini par dire Verre Cass, la vie est vraiment complique, tout a dbut le jour o je suis rentr chez moi 5 heures du matin, je te jure, et ce jour-l j'ai constat que la serrure de la maison avait t change parce que j'arrivais pas introduire la cl dedans, et donc je pouvais pas pntrer dans ma maison moi, une maison que je louais, oui, en plus c'est moi qui l'avais trouve, c'est moi en plus qui avais pay la caution, je le jure au nom de mon pre, de ma mre et de mes six enfants, j'ai aussi dbours douze mois de loyers et le mois en cours avant mme d'emmnager la moindre fourchette, d'ailleurs, y a que moi qui travaillais, je te dis, et quant mon pouse n'en parlons mme pas sinon je vais m'nerver ici et maintenant, c'est pas une vraie femme, c'est un pot de fleurs fanes, c'est un arbre qui ne donne mme plus de fruits, c'est pas une femme, je te dis, c'est un sac problmes, et je te dis qu'elle tait l, peinarde comme une patate de Bobo Dioulasso, comme une capitaliste, elle tait l attendre que je ramne de l'argent frais la maison, elle tait l tourner et tourner en rond, discuter matin, midi et soir avec les grosses rombires divorces, avec les veuves du

  • quartier Trois-Cents, ces sorcires aux pagnes qui puent, ces vicieuses qui se blanchissent la peau, ces mdisantes qui se dfrisent les cheveux pour ressembler aux Blanches alors que certaines Blanches se font maintenant des tresses pour ressembler aux Ngresses, tu vois le problme, Verre Cass, ma femme tait donc l vagabonder avec ces Marie-couche-toi-l qui prtendent aller l'glise prier alors que c'est pour croiser leurs petits amants de merde, parce que je te jure que a fornique bien sec dans les glises l-bas, on n'a mme plus de respect pour la maison de Dieu, et d'ailleurs Dieu dans tout a, je sais mme plus o Il est, en tout cas pas dans ces glises-l, en fait ces femmes vicieuses, ces mgres sont convaincues que si Dieu existe Il pardonne tout, quel que soit le pch et quelle que soit la personne qui fait des conneries interdites par la Bible de Jrusalem, je te dis que a fornique grave dans ces glises du quartier, y a pas meilleur endroit pour les orgies, les partouzes, y a pas meilleur endroit que dans ces fausses maisons de Dieu qui pullulent ici et l, tout le monde le sait, mme les gens du gouvernement dont certains membres financent ces maisons saintes de fornication, mais c'est pas de vraies glises a, c'est tenu par des illumins aux crnes rass qui utilisent, dnaturent, rvisent, souillent, poissent, outragent, profanent la Bible de Jrusalem et qui organisent de vraies parties de jambes en l'air avec les fidles, hommes ou femmes, oui, dans ces glises y a aussi des pds, des pdophiles, des zoophiles, des lesbiennes, et a fornique entre deux prires, entre deux Ave Maria, et ils font a lors de leur plerinage vers les hautes montagnes de Loango, de Ndjili et de. Diosso pour soi-disant bien mditer l'abri de nous autres les mcrants, les hommes de peu de foi,

    les philistins, les brebis gares, les pharisiens, tu parles, ils vont l-bas pour bien forniquer sec, et moi je dis haut et fort "descends, Mose", ces gens sont devenus fous, ils font a lors de leur plerinage aux trois montagnes, et ma femme est entre dans ces conneries-l avec leur gourou qu'elle adule mort, je te dis que ce gourou-l a sem des enfants ici et l avec des jeunes filles qui ne savent mme pas encore se changer de serviette hyginique quand arrivent les vagues de la mer Rouge, je te dis que ce gourou-l a de l'argent, beaucoup d'argent, il peut mme nourrir tout ce quartier pendant un sicle d'embargo amricain, et cet argent vient de toi, et cet argent vient de moi, et cet argent vient de tout le monde dans ce pays, je te dis qu'il est trs trs riche ce malfrat, et il connat tous les gars bien placs dans l'administration, il parat qu'il a une photo avec le Premier ministre, avec le prsident-gnral des armes, avec les colonels de notre arme, et il parat aussi que c'est lui qui donne la moiti des btes distribuer aux pauvres lors de la Fte au bouc, il a une mission de tlvision tous les dimanches, et il prend un air srieux, et il parle comme les prdicateurs noirs amricains, et quand il parle la tl, il menace les mcrants, il leur promet les flammes de l'enfer, le Jugement dernier et tout le bazar, c'est comme a qu'il recrute des fidles, c'est comme a qu'il collecte des sommes astronomiques, y a un numro de tlphone qui passe l'cran quand il parle, y a mme des enfants autour de lui, habills en blanc et qui chantent ses louanges au lieu de chanter les louanges du Seigneur, et les gens rivalisent de dons pensant que plus on donne cet escroc, plus on se rapproche de la porte cochre du paradis, je n'aime pas la tte de ce gars, il ressemble une statuette d'un bouddha gras et

  • mchant, voire vicieux, et donc comment tu peux t'attaquer ce larron quand c'est l'arme rgulire qui lui fournit des militaires pour assurer sa scurit, hein, mme pour le voir faut prendre un rendez-vous des semaines avant, et ses secrtaires ne laissent pas n'importe qui l'approcher, tu vois donc que cette histoire c'est pas une simple histoire de Dieu le Pre, c'est du business pur et simple, disons les choses comme elles sont, c'est une affaire qui marche bien, et tu comprends aussi que ce gourou a tout un harem vers les montagnes de Loango, de Ndjili et de Diosso, et c'est la grande vadrouille sexuelle, des parties de jambes en l'air, et c'est donc ma femme qui quittait le foyer conjugal pendant une semaine, et c'est donc ma femme qui allait l-bas, dans ces montagnes qui ne sont mme pas sacres et qu'elle prenait pour des montagnes de l'me

    le type aux Pampers semblait ce jour-l chercher ses mots, puis il a soudain retrouv sa verve, a continu son rcit sans s'assurer que je le suivais, tu vois donc, Verre Cass, ma femme osait m'interdire de sortir, je te dis que c'est pas elle qui pouvait me commander comme a, c'est moi en plus qui payais tout la maison, et c'est elle qui se permettait de faire la loi, tu as dj vu a o dans ce monde qui s'effondre, hein, jamais vu, je te dis, et c'est elle qui m'empchait d'aller me faire quelques gteries lgitimes chez les petites bien chaudes du quartier Rex, tu vois le problme, et moi je devais faire quoi pendant que le gourou travaillait ma femme dans les hautes montagnes de Loango, de Djili et de Diosso l-bas, hein, je devais faire quoi pendant

    bras comme un spectateur, hein, lire la Bible de Jrusalem, hein, pouponner la maison, hein, lui prparer manger, hein, je veux bien tre un cocu, mais un cocu posthume, voyons, je veux bien tre un cocu, mais pas avec la complicit des religieux, pas avec la complicit des gens qui devraient normalement nous montrer le chemin du paradis, tu comprends qu'il y a des jours o je me dis que certains de mes enfants, sauf la fille qui me ressemble, sont en fait ceux de ce gourou, et moi je devais faire quoi pendant ce temps, hein, c'est vrai que j'aime les filles chaudes du quartier Rex, oui, j'aime le got des jeunes filles, surtout les jeunes filles du Rex, de vraies belles du Seigneur, elles savent manier la chose en soi, elles sont nes avec a autour des reins, jamais un homme ne vivra de telles stupeurs, de tels tremblements sous son toit conjugal, et puis les petites-l sont terribles, je te dis, Verre Cass, c'est des volcans, ces petites, elles te promettent le ciel et te l'offrent enroul dans du papier cadeau alors que nos femmes de la maison ne ralisent plus aucune promesse, or les petites du quartier Rex, c'est tout chaud, c'est la fois du caoutchouc et de l'lastique, c'est tout piquant, tout sucr, c'est fivreux, elles te parlent l'oreille, elles accompagnent ton rection au millimtre prs, elles savent o te toucher pour rveiller l'alternateur endormi, elles savent comment ne pas te faire caler devant un rond-point, elles savent faire tourner la turbine, passer les vitesses, acclrer, on est heureux, on a la vie devant soi, et puis que veux-tu, Verre Cass, c'tait quand mme en plus mon argent moi, et j'avais le droit de faire ce que je voulais avec, non, qu'est-ce qu'elle avait me casser les burnes comme a, ma femme, hein, en plus je t'avoue qu'elle ne faisait pas bien la chose-l,

  • sinon je serais rest la maison comme les autres connards du quartier, or ma femme, elle tait l regarder les tles, m'obliger me curer les ongles, penser aux silhouettes effiles des petites du quartier Rex, elle pouvait au moins faire semblant de prendre son pied de grue pendant que je galopais sur elle comme un mdiocre cycliste du Tour du quartier Trois-Cents, et je vais te dire un secret de polichinelle pendant que j'y pense, Verre Cass, un jour elle m'a carrment forc de vite finir de me tortiller sur elle parce qu'elle ne voulait surtout pas rater son dernier pisode du feuilleton Santa Barbara, et je suis tomb en panne sche, plus rien ne dmarrait, les batteries mortes, rien, mais plus rien ne fonctionnait, je te dis, et, impuissant, j'ai vu mon instrument de travail perdre de l'altitude et devenir un minable drapeau en berne avant de retrouver les dimensions ridicules de la chose d'un nourrisson( prmatur, donc c'est pour te dire que j'tais dcontenanc, dconcert, drout, dsorient, je te jure, je me suis rhabill en un quart de tour, j'ai gueul comme pas possible, j'ai dit merde, merde, merde, j'ai promis que je ne paierai plus rien la maison tant que ma femme ne remuerait pas son derrire pendant nos dlassements, j'ai ajout qu'il ne fallait plus compter sur moi, que je n'tais pas un naf, un con, un demeur, que j'avais mon orgueil dfendre contre vents et mares, donc je l'ai presque froisse quand j'ai dit que c'tait une vraie planche que j'avais pouse, que d'ailleurs elle ne savait pas ce que voulait dire donner du plaisir un homme, j'ai dit que le seul acte qu'elle accomplissait avec triomphe c'tait la procration que n'importe quelle bte sauvage pouvait assurer, oui, j'ai dit tout a sous l'effet de la colre pendant que je me rhabillais en un quart de tour, et je suis

    sorti de la maison en claquant la porte, et une fois dehors je courais la manire d'un fou qui s'tait chapp de l'asile pendant que son surveillant pissait, et j'ai saut dans un taxi-brousse, le chauffeur voulait me parler, je l'ai envoy patre parce que je ne voyais pas de quoi lui et moi pouvions discuter, et il m'a dit que j'avais un problme qui me tracassait, que a se voyait comme le nez au milieu de la figure, je lui ai dit de me dispenser de ses supputations, de la boucler et de me conduire dare-dare au quartier Rex, mais il a continu bavarder, me travailler au corps afin de savoir la raison de mon dsespoir, je ne lui ai rien confi, je lui ai dit que s'il ouvrait encore sa gueule de mtque, j'allais descendre de sa vieille guimbarde, et il a soupir en murmurant que c'tait encore une histoire de femmes, que j'avais la tte de quelqu'un qui n'tait pas combl la maison, j'ai sursaut, "comment tu le sais, toi, hein", il a rican et s'est retourn "tous les gars qui ont ta tte et qui vont au quartier Rex sont en gnral des cocus ou des gars dont les femmes sont des planches d'okoum", je lui ai redit de clouer son bec de calao, "les petites du quartier Rex sont chaudes, n'est-ce pas", il a dit, j'tais vex et je lui ai lanc "fous-moi la paix et conduis, je te dis", mais ce con n'a pas arrt puisqu'il a encore dit "mon gars, la vie est belle, prends le temps de rire, tout l'heure tu vas bien voltiger, alors dtends-toi, sois cool, respire un coup", et comme je ne lui parlais plus, il a enchan en rigolant "c'est comme tu veux mon gars, je disais a pour la conversation, c'est quand mme drle que de nos jours les clients n'aient plus le sens de l'humour, je t'emmne donc au quartier Rex, mais pense moi quand tu vas planer avec une petite tout l'heure", et il n'a plus rajout un mot, il

  • exhibait un sourire narquois tout au long du parcours, et nous sommes finalement arrivs au quartier Rex, j'ai pay ce connard de chauffeur, mais je lui ai jet les billets par la fentre, il a dmarr en me montrant son majeur, j'ai cri "imbcile", il a rpondu "cocu", et puis je m'en foutais, j'tais au quartier Rex, et l les petites taient bien fraches, disponibles, ouvertes toutes propositions principales et subordonnes, donc je me trouvais dans( mon milieu naturel, l'cole de la chair, le quartier Eroshima, et les petites me connaissaient toutes parce que je savais vnrer leur corps, leur beaut, parce que je ne les prenais pas pour des putes, je faisais tout ce que je pouvais faire avec une femme normale dote d'un potentiel rotique et pas congele comme la mienne, et une de ces petites m'a demand ce soir-l si je souhaitais un massage spcial qu'elles appellent la chair du matre, j'ai dit illico oui pour la chair du matre parce qu'un de mes amis hatiens qui vit maintenant Montral m'en avait dit du bien, et mme si a cotait le double du prix normal, j'ai dit oui et oui la chair du matre, je t'assure que j'ai vraiment plan, et quand je suis rentr l'aube, je me suis aperu que ma femme avait chang la serrure de la maison, oui, tu entends bien, Verre Cass, aprs plus de quatorze ans et demi de mariage, quatorze ans pendant lesquels je m'ennuyais mourir, quatorze ans de dsert d'amour, de comdie, de simulacre, de faux-semblant, quatorze ans de calvaire et de position du missionnaire, elle avait chang la serrure de la maison, donc tu comprends que je ne pouvais pas dormir dehors cause de la serrure qu'elle avait fait changer avec la complicit de mon beau-frre qui est un menuisier de renom, je ne pouvais pas dormir dehors comme un clochard, jamais de la

    vie, j'ai alors frapp la porte sans rsultat, j'ai cri le nom de ma femme au point que a a drang les voisins, elle n'a pas ouvert, j'ai menac que j'allais dfoncer la porte et que j'allais compter jusqu' cinq, et j'ai compt doucement, elle n'est pas venue m'ouvrir, alors tu comprends que j'ai appel les pompiers parce que je ne voulais pas casser la porte de la maison, et quand les pompiers ont dbarqu avec leur arsenal, croyant s'attaquer un vrai feu de brousse, j'ai expliqu qu'il n'y avait pas de feu chez moi, mais il fallait que je trouve un argument de taille parce que ces gens-l aussi s'ennuient beaucoup quand y a pas le feu dans le quartier, ils en ont souvent marre de faire des simulations, et certains d'entre eux partent la retraite sans mme avoir teint la flamme d'une allumette, et j'ai menti en prtendant que mes enfants taient enferms et que leur mre tait tombe dans les pommes, et, un peu dus qu'il n'y ait pas de feu, les pompiers m'ont demand pourquoi je n'avais pas les cls de mon propre domicile, j'ai dit qu'en partant travailler la nuit je les avais oublies la maison, donc mes cls taient bien l'intrieur et non avec moi, et puis un des pompiers a soulign que j'tais vraiment un con de la dernire espce, j'ai rtorqu que je ne le lui faisais pas dire, et les pompiers se sont acharns leur tour contre la porte comme des fous qui voulaient tous entrer au mme moment dans le trou d'une aiguille, et ils ont dfonc cette porte de merde qui leur en a quand mme bien fait baver et chier, et ma femme a surgi de la chambre en rugissant, toutes griffes dehors, elle a bondi sur moi comme une tigresse qui protge ses petits de deux jours, elle m'a plaqu au sol parce qu'elle est plus balze que moi et mme que toi, Verre Cass, c'est une vraie furie,

  • ma femme, crois-moi, j'ai cri au secours, et les pompiers nous ont spars, ils ont demand ce qui se passait dans notre foyer, j'ai voulu parler en premier parce que c'est moi l'homme, et ma femme m'a gifl, elle m'a dit de fermer ma gueule de croqueur de jeunes filles de Rex, et elle a menti en prtendant que je ne devais plus traner dans les parages du domicile conjugal parce que le juge aux affaires matrimoniales du quartier Trois-Cents m'avait fait expulser de la maison depuis des mois, et les pompiers m'ont trait de pauvre menteur, de pauvre mythomane, de pauvre fauteur de troubles, de pauvre type, et ils m'ont dit de dgager illico du domicile conjugal, "la loi est dure mais c'est la loi", ils ont dit comme a, et moi j'ai refus de sortir parce que je ne voyais pas o tait la loi pour qu'elle soit dure contre moi, donc j'ai dit que c'tait en plus moi qui payais la maison, c'tait moi qui avais achet la tl, les assiettes Duralex, que c'tait en plus moi qui payais la nourriture, que c'tait en plus moi qui payais les fournitures scolaires des enfants, que c'tait en plus moi qui payais l'eau, que c'tait en plus moi qui payais le courant et tout et tout, et ils ont alors appel la police parce que normalement les pompiers n'ont pas de menottes avec eux, ils arrivent toujours avec des tuyaux, des brancards, de gros camions qui drangent tout le monde pour une petite allumette sudoise craque ici ou l, et c'est pas eux d'envoyer les gens en prison, ils sont l pour teindre les incendies et pour ranimer les faibles d'esprit, les suicidaires, les accidents qui tombent dans les pommes, donc la police est arrive aussitt puisqu'elle est moins de deux cents mtres de cette maison que je louais avec mon argent, et je te dis que ma femme a expliqu aux policiers que j'tais un dangereux,

    plus dangereux mme que le clbre assassin Angoualima qui coupait les ttes des gens et les exposait sur la Cte sauvage, et ma femme a dit que j'tais un repris de justice, un rcidiviste, que j'tais un voleur, que j'tais un vendeur de chanvre indien, de cocane de Medellin, et elle a aussi dit que je ne dormais plus la maison, que je ne me lavais plus, que je battais mort nos enfants, que je ne payais plus les loyers, qu'on allait l'expulser de la maison, que je dormais chez les putes du quartier Rex, que je couchais avec elles sans mettre les vrais prservatifs venus d'Europe centrale parce que, d'aprs elle, les prservatifs venus du Nigeria sont pas bons, ils ont un trou devant, et ce trou permet l'homme de tromper la femme, d'avoir du plaisir comme si y avait pas de prservatif, et la pauvre femme s'imagine que l'homme qui est sur elle a mis un prservatif alors que c'est un truc trou devant, tu vois ce que je veux dire, Verre Cass, donc ma femme a dit que peut-tre que j'tais mme trs trs sropositif sans le savoir, que mon cas tait grave parce que je maigrissais de faon bizarre, que mon visage ressemblait une sole, que j'avais maintenant le crne d'un Hottentot, que j'avais des diarrhes tous les jours, que je gmissais quand je pissais, que je vomissais, et elle a dit encore que mon salaire tait gr par les filles du quartier Rex, que j'avais deux matresses qui pouvaient tre mes petites-filles moi ou les petites-filles de ces pompiers et de ces policiers prsents la maison, mon Dieu, et puis c'est comme a que la situation s'est dgrade, elle s'est surtout dgrade lorsque ma femme a affirm que je faisais des cochonneries notre fille Amlie, que j'tais plus qu'un sorcier, un barbare, un homme des cavernes, elle a dit ces gens qui taient chez nous que je me levais la nuit

  • pour toucher ma fille, lui faire ces cochonneries, ces malproprets, et pour cela, elle a dit que je faisais boire Amlie un somnifre pour qu'elle se rende pas compte de mes cochonneries, de mes malproprets, mais dis-moi, Verre Cass, est-ce que tu me vois faire ces choses-l, hein, est-ce que tu me vois, moi, souiller le vestiaire l'enfance, est-ce que tu me vois, moi, arracher les bourgeons, est-ce que tu me vois, moi, tirer sur les enfants, c'est impossible, c'est quand mme ma fille, Amlie, voyons, et j'tais tellement choqu que je n'ai rien rpondu devant ces fausses accusations, et donc y avait parmi ces gens en uniforme un policier de nationalit fminine avec des muscles de pcheur et les cheveux coups court comme un policier normal, je veux dire comme un policier homme, et c'est ce policier de nationalit fminine qui m'a pouss contre le mur, elle m'a trait de salaud, de pdophile, de sadique, elle a dit que mme mort elle me pitinerait, qu'elle irait cracher sur ma tombe, elle a dit que je ressemblais un marin rejet par la mer, que je devais savoir que chaque crime avait son chtiment, et ce policier de nationalit fminine a donc jur de me coffrer, elle a promis qu'elle ferait tout pour qu'il n'y ait pas de procs car ce serait me rendre un grand honneur que de me gratifier d'un procs, le procs c'est compliqu, et c'est elle qui m'a mis les menottes, et ses collgues m'ont donn des coups de pied de l'ne, des savates dans les couilles tandis que j'agonisais devant ces intrus, et je peux mme te montrer les cicatrices, les traces qui ne sont plus parties depuis ce temps, donc j'ai commenc vomir des ptales de sang, des ptales de sang gros comme des patates de Bobo Dioulasso, des ptales de sang gros comme le caca d'un dinosaure, et ces gens m'ont tran jusqu'au

    commissariat principal du quartier, quand on a dit l-bas que j'tais pdophile, les autres policiers ont tous cri en choeur qu'il fallait m'emmener directement Makala o on me ferait payer la moiti d'une vie, Makala c'est le lieu le plus redout par les malfrats de cette ville, et on m'a emmen l-bas, je te jure, Verre Cass, la situation tait grave, donc l o je suis l, tu ne me croiras pas, j'ai pass plus de deux ans et demi Makala, et deux ans et demi dans cette prison c'est pas de la blague

    je l'coutais sans broncher, il avait les larmes aux yeux, il a bu un bon coup avant de reprendre son rcit, deux ans et demi Makala, c'est long comme l'ternit, surtout lorsque les autres prisonniers sont informs que tu faisais des cochonneries ta fille alors que ce n'tait mme pas vrai me concernant, simplement parce que je suis incapable de souiller le vestiaire de l'enfance, d'arracher les bourgeons, de tirer sur les enfants, je te jure, et j'ai malheureusement subi un calvaire, ce que j'ai vcu l-bas c'est plus que ce que vivent ceux qui vont en enfer, c'tait terrible, insupportable, Verre Cass, je ne sais pas comment j'ai fait pour tenir, imagine alors ces gardiens de prison qui laissaient les cads des autres cellules me bourrer le derrire comme a, me faire ce qu'ils appelaient la traverse du milieu, je te dis que c'est ce qui se passait, je te jure, et j'tais leur objet, leur jouet, leur poupe gonflable, je leur abandonnais mon petit corps que tu vois l devant toi, qu'est-ce que je pouvais faire, moi, je n'y pouvais rien, ils taient nombreux, se disputaient leur tour, et quand je criais cause de la frquence de ces traverses du milieu les

  • me demandaient de penser au mal que j'avais fait Amlie alors que ce n'est mme pas vrai, parce que je suis incapable de souiller le vestiaire de l'enfance, d'arracher les bourgeons, de tirer sur les enfants, et tous les jours on me traversait le milieu comme a, on me prenait par derrire, je ne fermais plus y avait sans cesse quelqu'un derrire moi, me cravacher, me traiter de sale pute, de chienne, d'ordure mnagre non taxe, de lgume du march deTipotipo, de cancrelat, de mduse, de phalne, de fruit pourri de l'arbre pain, ils m'ont trait de tout a, et parfois mme un des gardiens de Makala prenait en personne la direction de la traverse du milieu, c'tait un jeune nerveux qui m'avait dit qu'il n'avait jamais fait a quelqu'un, un homme, qu'il n'tait pas pd, mais qu'il le faisait juste pour me faire payer les saloperies que j'avais faites Amlie alors mme que ce n'tait pas vrai, et c'tait lui qui me cravachait pendant qu'il pilonnait mon arrire-pays par des coups de reins de routier, je te dis qu'il tait membr comme un King Kong, et donc tu vois que ces gens de Makala ont tout bousill en moi, je te jure, je peux te montrer mon derrire, mme tes deux mains rassembles peuvent entrer sans problme, je ne te mens pas, je n'ai pas eu droit un procs dans ce pays de merde

    aprs qu'il a eu termin de me raconter sa vie, le type aux Pampers a soulev son verre pour me dire tchao , il a bu d'un trait, il s'est resservi tout de suite, puis il a bu de nouveau d'un trait et s'est enfin lev en disant bien, bien, bien , j'ai alors pu voir de prs son derrire

    posaient, un derrire humide, y avait des mouches qui bourdonnaient autour, et il a cru bon de me prciser ne t'en fais pas pour les mouches, c'est toujours comme a, Verre Cass, les mouches sont devenues mes amies les plus fidles, je ne les chasse mme plus parce qu'elles finissent par me retrouver o que je sois, j'ai l'impression que ce sont les mmes mouches qui me traquent , et il m'a redit pour de bon tchao de la tte, et j'ai aussi dit pour de bon tchao de la tte, et il est parti mendier dans les rues du quartier tandis que je le regardais disparatre l'horizon, je me suis dit qu'un de ces jours il va finir par pter les plombs, qu'il viendra me demander dis-moi qui tuer , bien sr que je ne cautionnerai pas un tel projet, je ne serai jamais un complice de meurtrier, moi, le meurtre c'est une autre ralit, je ne sais pas comment les gens font pour tuer, la vie est une chose essentielle, ma mre me l'avait souvent rpt, et mme si elle est morte depuis, je ne m'carterais pas de cette ligne de conduite, alors si les ides d'un crime traversent l'esprit du type aux Pampers, il n'a qu' commettre son coup lui-mme

  • j'ai rencontr L'Imprimeur comme je rencontre sou-vent la plupart des nouveaux personnages de ce bar, ils sortent de je ne sais o, et les voil devant moi, les larmes aux yeux, la voix chevrotante, et ce type, je veux dire L'Imprimeur, il me cherchait pour me parler depuis le premier jour o il avait mis ses pieds plats au Crdit a voyag, il avait vraiment envie de parler, de me parler moi, pas une autre personne, et il criait alors je veux parler, je veux te parler, c'est toi qu'on appelle Verre Cass ici, hein, je veux te parler, j'ai beaucoup de choses te dire, laisse-moi me mettre ta table et commander une bouteille , moi je jouais celui qui semblait ne pas s'intresser son histoire, les histoires j'en ai entendu, et ce n'est pas d'un seul cahier dont j'aurais besoin pour les rapporter, il me faudrait plusieurs tomes pour parler de ces rois maudits, donc L'Imprimeur exprimait son impatience, je continuais fixer mon verre de rouge comme un philosophe se demandant ce qu'un liquide pouvait tramer dans sa profondeur mystrieuse, et s'il y a un secret que je pourrais livrer ici c'est que, pour faire parler les gens, il faut jouer la distance, l'indiffrence, en un mot le dsintrt, y a pas mieux que ce stratagme vieux

    comme le monde pour dclencher les choses, et l ces gens en qute de confession sont un peu froisss, eux qui taient persuads que leur histoire tait la plus extraordinaire de la terre, la plus biscornue, la plus surprenante, la plus rebondissante, ils veulent vous dmontrer que celle qu'ils ont vous raconter est aussi grave et srieuse que la peine capitale, pourquoi me parler moi , j'ai fait semblant de m'tonner alors que je voulais bien l'couter, et il a rpondu parce qu'on m'a dit que tu es un type bien , et j'ai ri, j'ai ensuite soulev mon verre de rouge et aval une gorge, et qu'est-ce qu'ils t'ont dit me concernant , j'ai demand L'Imprimeur, c'est toi le doyen de ces gens-l qui nous entourent ici , et j'ai encore ri avant d'affirmer si la sagesse se mesurait par la longueur de la barbe, les boucs seraient des philosophes , L'Imprimeur m'a regard avec de gros yeux, il s'est presque recroquevill pour me dire Verre Cass, c'est quoi cette faon de me parler, je cherche quelqu'un qui puisse me comprendre, et qu'est-ce que les histoires de boucs et de philosophes viennent foutre ici, je m'en moque, moi , je lui ai dit de se calmer, que je ne me moquais pas de lui, et j'ai ajout ils ont d te dire aussi autre chose, non, ces gens qui t'ont parl de moi, il a acquiesc de la tte oui, on m'a dit que tu as vu la premire brique de ce bar, on m'a dit aussi que L'Escargot entt est ton ami personnel, qu'il t'coute, j'ai souri, flatt par ces bonnes paroles, c'est des paroles comme celles-l que j'aime entendre, ce type devenait intressant, et puis quoi encore, ce n'est pas tout ce qu'on t'a dit quand mme , il s'est mis a rflchir, le regard vers le ciel, il parat mme que tu cris quelque chose sur les types bien de ce bar, tu cris a dans un cahier, a doit tre ce cahier-l qui est ct de toi, n'est-

  • ce pas , je n'ai pas rpondu, j'ai pos une main sur la page du cahier parce que le type tentait de lire mes gribouillis, j'aime pas a, et je me suis servi un autre verre de rouge aprs avoir bien secou la bouteille, j'ai bu d'un trait avant de lui demander alors qu'est-ce que tu veux, toi , il a soudain lev la voix je veux aussi ma place dans ton cahier parce que tu vas rendre certains cons clbres alors que de tous les gens qui sont ici, c'est moi le plus intressant , quel prtentieux, ce type, pour qui se prenait-il alors, calme-toi, calme-toi mon gars, et qu'est-ce qui dit que tu es le plus intressant ici, franchement c'est une affirmation gratuite, donne-moi une seule, mais une seule raison de croire que tu es l'homme le plus intressant de tous ceux qui nous entourent ici , et il a rpondu, sans prendre le temps de la rflexion, je suis le plus important de ces gars parce que j'ai fait la France, et c'est pas donn tout le monde, crois-moi , et il a dit a avec un ton naturel qui ne laissait pas de place la contradiction, la France tait pour lui l'unit de mesure, le sommet de la reconnaissance, y mettre les pieds c'tait s'lever au rang de ceux qui ont toujours raison, qu'est-ce que je pouvais lui objecter aprs de tels propos, j'ai eu beau chercher un argument de contre-attaque, je n'ai rien trouv, j'ai donc capitul alors, assois-toi mon gars, on va voir a de prs , et il s'est assis ma table, et le voil donc qui a rempli le verre vide qu'il venait de prendre la table voisine, et le voil donc qui a bu un coup, et le voil donc qui s'est racl la gorge trois fois avant de me menacer je te dis, Verre Cass, si tu ne me mets pas dans ton cahier, a vaudra rien ce truc, mais rien du tout, et je te dis qu'on peut mme faire un film avec ma vie , il s'est enfin calm, y a eu un long silence o l'on entendait les anges dissips

    voler au-dessus de nos ttes, moi je le fixais toujours, bon, je commence par o, hein, je commence par quoi a-t-il demand d'un air de rsignation, je n'ai rien dit, et il a enchan vrai dire, je ne hais pas les Franais et les Franaises, mais je hais une Franaise et une seule, je te jure , a commenait bien avec ce genre de dclarations, je suis rest plus que jamais silencieux, je voulais qu'il accouche maintenant sous la pression de mes yeux poss sur lui, et il a sorti sa grande artillerie la France, ah la France, ne m'en parle mme plus Verre Cass, j'ai envie de vomir , il a crach par terre, ses traits du visage se sont durcis comme un gorille qui aperoit un braconnier traverser son territoire, bon, je vais commencer par le dbut, mais coute-moi bien parce que ce que je vais te raconter est trs important, prends note, prends bien note, je veux te voir crire quand je parle, et tu verras comment il ne faut jamais faire confiance aux gens, c'est un conseil d'ami, Verre Cass , il avait vraiment l'art de faire durer les choses, j'avais envie de lui dire d'aller droit au but au lieu de tourner en rond dans la surface de rparation, et pendant que je griffonnais quelques-uns de ses premiers mots, il a dit en fait je vais te parler d'une femme, tu vas voir comment elle m'a tu, comment elle m'a ruin, comment elle m'a rduit en dchet non recyclable, je te jure,Verre Cass , je me suis rapproch de lui, il a recul de quelques centimtres comme pour garder une distance dont je ne voyais pas l'intrt, et il a dit Verre Cass, il ne faut pas badiner avec la femme blanche, je te dis que si tu croises une Blanche un jour, passe ton chemin, ne la regarde pas, ne la regarde surtout pas, elle est capable de tout, je ne sais mme pas comment je me suis retrouv du jour au lendemain ici au pays alors que

  • ma vraie place c'est l'Europe, c'est la France, et voil que je passe mon temps entre ce bar et le sable de la Cte sauvage , il a aval une gorge de rouge, s'est mouch mains nues avant de poursuivre, en vrit, si aujourd'hui je bois comme je bois maintenant, c'est bien cause de cette sorcire blanche, elle m'a vid de tout mon sang, crois-moi, Verre Cass, j'tais un homme bien, je ne sais pas si tu sais ce que a veut dire tre un homme bien en France, toi, mais j'tais un homme qui gagnait sa vie, un homme qui payait temps ses impts sur le revenu, un homme qui avait un compte pargne la Poste, un homme qui avait mme des actions la Bourse de Paris, un homme qui voulait toucher sa retraite en France parce que les retraites de notre pays l c'est la merde totale, la dbandade, la faillite, on n'a pas confiance, a tombe par hasard comme au Loto, et il faut avoir des filons bien placs au ministre, y a mme des fonctionnaires de ce pays qui font le commerce sur les retraites des pauvres gens qui ont travaill toute leur vie, mais je te dis que je n'tais pas n'importe qui dans la communaut black l-bas en France, on me connaissait, je te dis, j'tais un bosseur, un vrai bosseur, pas un fainant comme certains immigrs qui attendent dans le hall de leur immeuble que le facteur vienne leur livrer le chque de la Caisse des allocations familiales, j'avais pas besoin de ces conneries, moi qui te parle en ce moment, je travaillais dans une grande imprimerie de la banlieue parisienne, et mme que je dirigeais une quipe, et mme que c'est moi qui embauchais les gens parce que je savais distinguer les paresseux des vrais bosseurs, et mme que j'embauchais pas que les Ngres parce que, entre nous soit dit, Verre Cass, y a pas que les Ngres dans la vie, merde alors, y a aussi les autres races,

    les Ngres n'ont pas le monopole de la misre, du ch-mage, j'embauchais aussi des Blancs misrables, chmeurs, des Jaunes et tout et tout, je les mlangeais, c'est pour te dire que je n'tais pas n'importe qui et que c'est pas n'importe quels Ngres qui pouvaient embaucher comme a les Blancs qui les ont quand mme coloniss, christianiss, foutus dans les cales des navires, flagells, pitins, des Blancs qui ont brl leurs dieux, des Blancs qui ont ananti leurs rebelles, ras leurs empires, j'embauchais donc les Blancs, les Jaunes et tout et tout, et je les mlangeais avec les autres damns de la Terre, donc des Ngres comme moi, on se comptait sur le bout des doigts d'un gars victime de la fatwa, tu peux vrifier, on te dira a, et donc j'avais un bon travail, un travail bien rmunr, je te jure, on imprimait Paris-Match, VSD, Voici, Le Figaro, Les chos, j'tais un homme bien, je m'tais mari avec Cline, une Vendenne bien foutue du derrire comme une vraie Ngresse du pays, et Cline tait secrtaire de direction dans un laboratoire pharmaceutique Colombes , ce stade de sa confession, je me demandais si L'Imprimeur ne me bluffait pas, mais vu l'assurance avec laquelle il me parlait, je ne pouvais que le croire, et il a enchan disons que j'avais crois Cline au Timis, c'est une bote de nuit black trs connue et qui se situe vers Pigalle l-bas, dans le xvme arrondissement de Paris, je ne sais pas ce qu'elle foutait au milieu de cette fort de Ngres en rut et sans manires mme si on dnombrait quelques autres Blanches dedans, mais ces autres Blanches se coltinaient des fesses si plates qu'on pouvait repasser sa chemise dessus, or Cline m'avait flash avec son derrire, sa taille, ses deux normes pastques greffes la poitrine au point que les cavaliers redoutaient de s'avan-

  • cer vers elle, et moi je me suis avanc droit comme un militaire frachement galonn, j'ai franchi le Rubicon en me murmurant "alea jacta est", et sans l'ombre d'une hsitation j'ai fonc en priant que tout marche merveille car le plus dur pour un cavalier la qute d'une cavalire c'est d'tre refoul en plein milieu de la piste de danse devant des concurrents qui se plient en quatre de rire, or, Dieu merci, j'tais bien habill, je portais une chemise de crmonie Christian Dior que j'avais achete la rue du Faubourg-Saint-Honor, un blazerYves Saint Laurent que j'avais achet la rue Matignon, des chaussures Weston en lzard que j'avais achetes vers la place de la Madeleine, et j'tais bien parfum avec Le Mle de Jean-Paul Gautier que j'avais mlang avec du Lolita Lempicka pour homme, et je ne te dis pas comment tait ma coupe de cheveux, on aurait cru un acteur noir amricain dans ses beaux jours, du genre Sidney Poitier, c'est dire que j'tais bien, que j'tais clean, et alors j'ai tendu la main vers la cavalire assise sur un pouf en velours et qui terminait une cigarette aussi fine et longue qu'une brindille de balai, et la fille s'est leve aussitt comme si elle attendait cet instant, mon coeur a commenc faire des bonds, des cabrioles, je n'y croyais pas, et j'ai vu la dception dans les regards des autres concurrents qui avaient perdu tout d'un coup l'occasion de rigoler, ils ne savaient pas ce que voulait dire le fair-play, je me suis dit qu'il fallait que je me donne fond, que je danse comme je n'avais jamais dans, que je laisse cette fille une impression inoubliable de sorte que ce soit elle qui puisse me solliciter pour les morceaux venir, et nous avons bien dans ce soir-l, et puis tu vas pas me croire,Verre Cass, la fille est venue chez moi, sans discussion, sans les polmiques du

    genre "tu sais, on vient peine de se rencontrer, moi j'ai besoin de temps, il faut qu'on se connaisse, je ne suis pas une des ces filles qui cartent les jambes ds le premier soir, je voudrais qu'on discute, qu'on boive un caf, qu'on se frquente d'abord, et puis on verra", non, elle n'a pas dit a, elle a accept de venir chez moi sans me sortir le franais de la Sorbonne, et moi j'tais dans ma Renault 19 tandis qu'elle me suivait dans sa Toyota, et donc arrivs chez moi, nous avons gar nos voitures devant l'immeuble, nous nous embrassions dans le couloir, dans l'ascenseur, sur le palier, devant ma porte que je n'arrivais plus ouvrir parce que j'tais quand mme ivre mort, et je ne suis pas all par quatre chemins, nous nous sommes crouls sur ma moquette, et l j'ai assur le boulot comme tu peux pas imaginer, je l'ai travaille dans tous les sens, sous toutes les hautes coutures, l'aube nous a surpris enlacs, nous tions un peu confus parce que les choses taient alles trop vite, mais que veux-tu, c'tait tellement bon que la confusion s'est dissipe d'elle-mme, et Cline est repartie en rptant qu'elle avait pass une belle soire, la plus belle soire de sa vie, que j'tais un type bien, elle a pris mon numro de tlphone, j'ai pris le sien, et comme les jours ne s'en vont pas longtemps, nous nous tlphonions rgulirement pendant des heures et des heures, nous nous donnions les dernires nouvelles de la nuit, nous nous disions des tonnes de conneries, des choses idiotes qui sortent de la bouche des amoureux lorsque l'amour est encore ses dbuts, donc fallait que je lui dise que je l'aimais, fallait que je ne cache pas mes sentiments, fallait que je les exprime sans tabous, me disait-elle, et c'est l que j'ai vraiment appris dire pour la premire fois une femme que je l'aimais, et

  • tu sais bien qu'ici au pays c'est pas des choses dire au risque de passer pour un gars faible, ici on tire son coup la nuit et on se dispense de cette littrature l'eau de rose, mais en France c'est une autre histoire, il faut pas dconner avec les sentiments, on ne badine pas avec l'amour, et trs vite je lui ai fait cette demande en mariage qu'elle attendait depuis le premier jour de notre rencontre, elle prtendait que son instinct lui avait souffl que j'tais l'homme avec qui elle allait passer le reste de ses jours, c'tait comme si Dieu nous avait dit de nous unir, et Cline a convaincu trs vite ses parents qui ne sont pas racistes parce qu'ils votaient toujours pour le Parti communiste aux municipales et aux rgionales, ou pour les Verts lors des prsidentielles, et alors nous sommes alls les voir dans un coin de la Vende appel Noirmoutier, une le avec un pont qui la relie au continent, et les parents de Cline ont dit que j'tais un jeune homme distingu, intelligent, fin, ambitieux, respectueux des valeurs rpublicaines, moi j'tais content d'entendre la description de mes nobles qualits, ils ont admir mon habillement, c'est normal parce que c'tait quand mme un costume Francesco Smalto taill sur mesure, et ils ont dit aussi qu'ils aimaient l'Afrique profonde, l'Afrique authentique, l'Afrique mystrieuse, la brousse, la terre rouge, les animaux sauvages qui gambadent dans de vastes espaces, ils ont ajout que c'taient les imbciles qui croyaient que l'Afrique noire tait mal partie ou que l'Afrique refusait le dveloppement, et ils se sont excuss des erreurs de l'Histoire, notamment de la traite ngrire, de la colonisation, des heurts des indpendances et toutes les conneries de ce genre dont certains Ngres intgristes ont fait leur principal fonds de commerce, moi j'avais pas voulu

    me lancer dans ces dbats poussireux, je leur ai fait comprendre que les trucs du pass c'tait pas mon affaire, que moi j'tais un homme qui avait le regard riv vers l'horizon et que cet horizon n'tait pas incendi, je leur ai dit que je regardais vers l'avenir, j'ai alors commenc leur parler du Congo, et ils m'ont demand de quel Congo j'tais natif, le pre a demand si c'tait le Congo belge, la mre a demand si c'tait le Congo franais, et j'ai dit que n'y avait plus de Congo belge de nos jours, et j'ai dit que n'y avait plus de Congo franais de nos jours, j'ai expliqu que j'tais natif de la Rpublique du Congo, c'est--dire le plus petit des deux Congo, et le pre s'est cri "bien sr qu'il est du tout petit Congo, notre belle et prestigieuse ancienne colonie, le gnral de Gaulle a mme dcrt Brazzaville capitale de la France libre pendant l'Occupation, ah le Congo, oui, une terre de rve, de libert, d'ailleurs c'est dans ce pays qu'on parle le mieux notre langue, mieux mme qu'en France, je vous dis", et la mre de Cline, un peu gne, a reproch son poux d'avoir utilis le mot "colonie" pour parler de mon pays, elle a dit "voyons Joseph, le mot colonie ne convient pas, tu le sais pourtant", et le pre a dit que ce mot lui avait chapp et qu'il voulait plutt dire territoire, et la mre a dit que "colonie" et "territoire" c'tait bonnet blanc et blanc bonnet, et Cline s'est emporte, elle a rappel qu'on n'tait pas l pour discuter de la couleur des bonnets, de gographie ou d'histoire, et le pre Joseph a dit "bon, a vaut bien une bonne bouteille de bordeaux, n'est-ce pas", et il a ouvert un bordeaux, et nous avons bu, Cline et moi avions profit de cette atmosphre dtendue pour annoncer notre mariage imminent, et le papa, pris de court, a failli avaler son vin de travers, il a dit

  • "vous les jeunes d'aujourd'hui, vous n'y allez pas de main morte, hein, nous de notre temps on devait longtemps languir, tourner autour de la famille, c'est un mariage TGV que vous voulez ou quoi", et la mre de Cline a fait du pied son mari avant de dire "quand on s'aime, on s'aime, tu le sais pourtant, Joseph", et ils ont malgr tout donn leur bndiction parce que, de toute faon, Cline ne leur aurait pas laiss le choix de dire non, c'tait prendre ou laisser, et ses parents sont venus Paris pour cet vnement, on tait moins d'une cinquantaine dans une petite salle des ftes de Chtenay-Malabry, y avait des amis de Cline, y avait mes collgues de travail et quelques-unes de mes connaissances, la plupart taient des Sapeurs, et quand je dis Sapeurs , mon cher Verre Cass, il ne faut pas les confondre avec les gars qui teignent les incendies, non, les Sapeurs c'est des gars du milieu black Paris et qui font partie de la SAPE, la Socit des ambianceurs et des personnes lgantes, et parmi ces Sapeurs y avait ce jour-l des gars influents comme Djo Ballard, Le Docteur Limane, Michel Macchabe, Moul Moul, Moki, Benos, Prfet et bien d'autres types

    j'espre que tu notes bien ce que je te raconte depuis un moment, hein, donc je disais qu'on s'tait maris, nous avions maintenant devant nous la vie, nous devions la tracer, lui donner une direction, et comme nous avions tous les deux un bon boulot, nous avons tout de suite achet crdit une grande maison, un pavillon bien comme il faut, on tait peinards dans une

    suis pas raciste, mais sache quand mme que le pire ennemi des couples mixtes c'est pas toujours le Blanc du palier, c'est le plus souvent le Ngre, je te rpte que je ne suis pas raciste,Verre Cass, je dis les choses comme elles sont et tant pis pour les jugements moraux de ceux qui ne sont pas d'accord avec moi, je les emmerde, et c'est pas pour autant que j'crirais une lettre la France ngre afin de blmer qui que ce soit, en fait les autres Ngres qui te voient avec une Blanche pensent qu'ils peuvent aussi la culbuter parce que, se disent-ils, si une Blanche normale et saine d'esprit s'est bien tape un gorille du Congo, elle pourrait aussi bien se taper tout le parc zoologique, voire toute la rserve, tu comprends ce que je veux dire, hein, bon passons, je suis pas l pour enfoncer la race qui n'a pas fini de panser ses plaies, cette race est ce qu'elle est, toujours est-il que Cline et moi voulions vivre l'cart de la clameur parisienne et de la jalousie des Ngres et de leur comdie classique, nous nous disions que pour vivre heureux il fallait vivre cach, je te dis que c'tait une belle vie, une vie en rose, avec nos deux filles, des jumelles qui sont nes deux ans aprs notre mariage, des mtisses aux yeux clairs, je te dis, y avait pas meilleure vie que la ntre, un couple modle alors que les mauvaises langues black de Paris professaient souvent que les couples en noir et blanc a marche jamais longtemps, qu'on n'a jamais vu le mari et la femme avoir des cheveux blancs ensemble, que pour que a marche, fallait que le Noir ne soit plus noir, qu'il change, qu'il vire de bord, qu'il fasse des concessions, qu'il renie les siens trois fois avant le chant matinal du coq, qu'il fuie sa famille trop dpendante, bref, qu'il ait la peau noire et porte un masque blanc, or, Verre Cass, notre mariage tenait le coup, je ne voyais pas ce

  • qui pouvait nous perturber, je n'avais pas besoin de porter un masque blanc pour cacher ma peau noire, j'tais moi-mme fier d'tre un Noir, je le suis toujours et je le serai jusqu' ma mort, je suis fier de ma culture ngre, tu vois ce que je veux dire, hein, c'est pourquoi Cline me respectait, tout allait bien, j'tais un bon pre de famille, c'est dire que le ciel tait bleu avec des oiseaux aux plumes multicolores qui venaient se poser sur les arbres bordant notre maison que j'avais peinte en vert, une couleur que j'aime beaucoup, c'est pour cela que les voisins l'appelaient souvent "la maison verte", tout baignait donc pour nous, Verre Cass, et quand un ciel est trop bleu comme a, faut te dire que quelque chose pourrait un jour venir le ternir, trop de soleil tue l'amour, c'tait ce que j'allais apprendre mes dpens

    " et puis un jour notre beau ciel bleu s'est assombri, les petits oiseaux aux plumes multicolores sont partis sans nous dire adieu, et ils ne sont plus revenus le lendemain annoncer l'aube comme d'habitude, et les oiseaux de malheur les ont remplacs avec des ailes lourdes, ils ont croass, ils ont piqu de leur bec racorni le tronc d'arbre de notre union si bien enracine, et c'est cette poque-l qu'a resurgi cette histoire avec mon premier fils que j'avais eu avec une Antillaise quand j'tais arriv en France et que j'tais encore tudiant au Centre national des arts et mtiers, le CN