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EN ALGRIE
DES ESSAIS TENTS DEPUIS LA CONQUTE
ET DE LA SITUATION ACTDELIflT^v ^^^
PAR
LE COMTE D'HAUSSONVILLE
Membre do l'Acadmie, franaise, Snateur
Extrait de la REVUE DES DEUX MONDES
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PARIS
CALMANN LEVY
DITEUR
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CHALLAMEL AfX
LIBRAIRE-DITEUR
5, RUE JACOB, 5'
1883
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LA
COLONISATION OFFICIELLE
EN ALGERIE
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CALMANN LVY, DITEUR
OUVRAGES
M. LE COMTE D'HAUSSONVILLE
Format grand in-18
l'glise romaine et le premier empire. 5 vol.
HISTOIRE BE LA POLITIQUE EXTRIEURE DU GOU
VERNEMENT franais (1838-18Zi8). 2
HISTOIRE DE LA RUNION DE LA LORRAINE A LA
FRANCE .
SOUVENIRS ET MLANGES. h
* **
LA JEUNESSE DE LORD BYRON 1
LES DERNIRES ANNES DE LORD BYRON 1
marguerite de valois, reine de Navarre. 1
ROBERT EMMET. 1
SOUVENIRS D'UNE DEMOISELLE D'HONNEUR DE LA
DUCHESSE DE BOURGOGNE. 1
LA
COLONISATION OFFICIELLE
EN ALGRIE
DES ESSAIS TENTS DEPUIS LA CONQUTE
ET DE LA SITUATION ACTUELLE
PAR
Le ComteD'
HAUSSONVILLE
Membre de l'Acadmie franaise, Snateur.
EXTRAIT DE LA REVUE DES DEUX MONDES
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PARIS
CALMANN LVY, DITEUR | CHALLAMEL AN, DITEUR
3, RUE AUBER, 3 i 5, RUE JACOB, 5
1883
Droits de traduction et de reproduction rservs.
LA
COLONISATION OFFICIELLE
EN ALGERIE
1. ESSAIS TENTES DEPUIS LA CONQUETE.
Ceux de nos compatriotes qui se sont fixs dans nos possessions
du nord de l'Afrique se plaignent frquemment d'tre oublis de la
mre patrie. Les reprsentans attitrs de notre colonie algrienne,
c'est--dire les snateurs, les dputs, les membres des conseils
gnraux des trois dpartemens d'Alger, d'Oran et de Constantine,les dlgus de ces conseils au conseil suprieur du gouvernement
expriment, ce sujet, des dolances contenues, et les journaux du
pays, avec cette vivacit de ton qui est particulire la presse,
mais qu'il ne faut pas trop lui reprocher parce qu'elle sert tout
la fois, en matire politique, d'excitant et de frein, se rpandent,
depuis quelques annes surtout, en lamentations qui ressemblent
un peu des reproches. Volontiers on donne comprendre, de
l'autre ct de la Mditerrane, quand on ne le dit pas express
ment, quenos ministres et nos chambres paraissent s'inquiter
assez mdiocrement des affaires de l'Algrie, et l'on ne se fait pas
faute d'ajouter que, si par hasard ils s'en occupent, c'est habituel
lement pour dmontrer qu'ils ne les connaissent gure, ou mme
point du tout.
2 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
Ainsi articules, ces plaintes sont-elles fondes ? Il serait embar
rassant d'en convenir, et, de prime aboitt, elles semblent entaches
de quelque exagration : il faut distinguer toutefois. Si les habitans
de l'Algrie se bornaient regretter de ne plus entendre, comme
jadis aux beaux jours du rgimeparlementaire, des voix autorises et
puissantes plaider avec clat leur cause la tribune franaise, cen'est pas moi qui les contredirais. Oui, il est vrai, les temps sont
passs o, devant une chambre dont j'avais l'honneur de faire par
tie, le marchal Bugeaud, au lendemain de la bataille d'Isly, et legnral de LaMoricire, aprs la prise d'Abd-el-Kader, le front encoreclair des rayons de leurs rcentes victoires, venaient agiter devant
des collgues presque aussi mus qu'attentifs ces ternels pro
blmes algriens que, sous une forme diffrente, mais les mmes au
fond, nous nous efforons de rsoudre aujourd'hui. Sur cette ques
tion demeure ouverte entre les membres d'un mme cabinet, le
trs sagace ministre de l'intrieur du 1 1 octobre, M. Thiers, n'hsitait
pas, en repoussant les prvisions dfavorables du prsident du conseil
et de quelques-uns de ses collgues moins confians que lui, se por
ter, avec sa clairvoyance habituelle, le garant intrpide des futures
destines de notre colonie africaine, tandis que d'excellens esprits,
M. Dufaure et M. Lanjuinais, M. de Tocqueville et M. de Beaumont,M. de Chasseloup-Laubat, le gnral Allard, M. de Corcelles, sedemandaient entre eux, non sans quelque apprhension, quel systme
il valait mieux suivre pour tirer tout le parti possible des ressources
de nos nouvelles possessions. Certes ils taient loin de s'accorder
entre eux sur le point de savoir s'il fallait faire appel la puis
sante initiative du gouvernement en s'abritant sous sa tutelle, ou
laisser toutes choses suivre leur cours naturel, en se confiant au
temps et l'activit individuelle des intresss pour arriver des
rsultats plus lents peut-tre obtenir, mais autrement tendus,d'une nature moins factice et,par consquent, plus srs et plus dura
bles. On comprend que, traites par des personnes aussi comptentes,
les graves questions qui touchaient de si prs l'avenir de l'Alg
rie aient eu le don de captiver l'attention publique. Il en a toujours
t ainsi sous tous nos rgimes de libre discussion. Les assembles
rpublicaines, de 1848 1852, quoique absorbes par de terribles
proccupations, n'ont eu garde de se dsintresser de cette colonie
africaine, o le gnral Cavaignac avait brillamment conquis, sous
le gouvernement de juillet, tous ses grades militaires. Il y a plus :
pendant les deux dernires annes de l'empire, quand un peu d'air
avait fini par pntrer dans les rouages de la machine gouverne
mentale, jusqu'alors si hermtiquement ferme, ce fut du ct de
l'Algrie que se portrent les premires investigations du corps
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 3
lgislatif, prompt saisir l'occasion soudainement offerte d'exercer,en matire si grave et si dlicate ,
une initiative politique qui lui
avait t, pendant longues annes, jalousement refuse.
Au printemps de 1868, une commission d'enqute agricole avait
t institue, sous la prsidence de M. Lopold Lehon, pour aller
se rendre compte sur place, d'aprs un questionnaire extrmement
dtaill, de tous les besoins de nos trois provinces d'Alger, d'Oran
et de Constantine, qu'elle avait mission de parcourir. L'anne sui
vante, une dcision impriale, date du 5 mai 1869, nommait une
autre commission extra-parlementaire charge d'laborer les ques
tions qui se rattachent la constitution etl'
organisation admi
nistrative et politique de l'Algrie. Cette commission, prside par
le marchal Randon, ancien gouverneur gnral de l'Algrie, comptait parmi ses membres M. Ferdinand Barrot, alors grand rfren
daire du snat , M. Chamblain, conseiller d'tat, M. Gastambide,conseiller la cour de cassation, M. Paulin Talabot, les gnraux
Allard, Desvaux et Gresley. M. Tassin, directeur du service de l'Al
grie au ministre de la guerre, en tait secrtaire, etM. le snateur
Bhic remettait au ministre, au mois de janvier 1870, le rapport dont
il avait t charg. L'enqute agricole ordonne par le corps lgis
latif, ainsi que le rapport de la commission gouvernementale, taient
attendus sur les bancs de la majorit et sur ceux de l'opposition avec
une gale impatience. Le 11 avril, M. Jules Favre rclamait avec
insistance le dpt de cette enqute et affirmait n'tre que l'cho
de tout ce qu'il avait entendu dire en Algrie en dclarant qu'elle
passait pour avoir t faite avec le plus grand soin et une entire
indpendance. Au mois de dcembre de cette mme anne,
M. Lopold Lehon dposait en mme temps une demande d'inter
pellation sur les affaires de l'Algrie et annonait que les procs-
verbaux de l'enqute pouvaient tre ds lors distribus auxmembres
du corps lgislatif.
Quant au rapport de M. Bhic, nombre d'exemplaires en avaient
t tirs l'Imprimerie impriale, et, quoique le texte lui-mme n'ait
jamais t officiellement publi, ses dispositions principales taient
parfaitement connues de tous les membres du parlement s'intres-
sant aux affaires de l'Algrie. Chose vraiment singulire, les conclu
sions en taient plus librales, plus larges, dictes par une disposi
tion d'esprit infiniment plus moderne que celles adoptes par une
autre commission nomme en novembre 1880, c'est--dire en plein
rgime rpublicain : l'effet d'tudier les modifications apporter
au gouvernement gnral de l'Algrie. Aux termes du projet imp
rial de 1870, le gouvernement et la haute administration taient
centraliss, Algermme, aux mains d'un gouverneur gnral qui
A LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
avait rang de ministre et devenait, en cette qualit, directement responsable. Il tait assist d'un conseil suprieur, exclusivement com
pos de membres lus par les conseils-gnraux des dpartemens
civils et composs d'indignes. Ce conseil suprieur, o ne sigeait
pas, comme aujourd'hui, une majorit de fonctionnaires, votait, en
recettes et en dpenses, le budget du service local et en recevait lescomptes. Il donnait son avis sur toutes les questions qui lui taient
soumises et pouvait mettre des vux sur les objets intressant l'Al
grie. Le gouverneur gnral exerait la plnitude des pouvoirs admi
nistratifs et politiques attribus aux ministres. 11 participait, lors de sa
prsence Paris, aux dlibrations du conseil des ministres et repr
sentait le gouvernement devant le snat et le corps lgislatif... Un
sous-gouverneur assistait le gouverneur gnral et le supplait,
en cas d'absence, soit Paris, soit Alger. Le gouverneur gnral
et le sous-gouverneur pouvaient tre choisis soit dans l'ordre mili
taire, soit dans l'ordre civil.
Quoi de plus sage et, pour l'poque, de plus hardi que ces pro
positions manes d'une commission compose de hauts dignitaires
de l'tat, dlibrant sous le contrle immdiat d'un gouvernement
qui n'a jamais pass pour follement pris de la stricte application
des formes parlementaires ; et n'est-il pas vraiment surprenant, et
j'ajouterai un peu triste, d'avoir constater que, dans ses lignes
principales, particulirement en ce qui regarde la responsabilit
relle du gouverneur gnral de l'Algrie, le projet d'organisationarrt par les conseillers de l'empire devanait de beaucoup,comme
rsolution virile, l'ensemble confus des mesures timidement indi
ques par les snateurs et les dputs de l'Algrie, et par les quel
ques fonctionnaires auxquels le ministre de l'intrieur, M. Constans,a jug bon de s'adresser en 1880, sans que les rsultats de cette
consultation officieuse, vue d'assez mauvais il en Algrie, aient eu
d'ailleurs lamoindre influence vivifiante sur la direction donner
notre politique algrienne?
Il n'en avait pas t ainsi en 1870. Ds le mois de janvier, l'at
tention publique avaitt fortement appele sur les affaires de notre
colonie africaine par une discussion du snat, laquelle avaient pris
part le marchal de Mac-Mahon, M. Michel Chevalier, les gnraux
Daumas et de La Rue. Au corps lgislatif, l'intrt avait t bien
autrement excit,au mois de mars suivant , lorsque M.ILo-
pold Lehon dveloppa la tyibune l'interpellation dpose l'anne
prcdente. La majorit qui avait applaudi sans rserve le jeune
orateur, qui avait entendu MM. Lefbure et de Kratry abonder
dans son sens, devant laquelle le baron Jrme David, ancien offi
cier des bureaux arabes, tait venu dclarer qu'il tait converti
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 5
l'ide de substituer dsormais la prpondrance de l'lment civil
la suprmatie des commandans militaires, ne fut qu' moiti sur
prise et ne parut nullement scandalise quand M. Jules Favre, dposant une ptition des habitans de Constantine, se mit rclamer
hautement pour les colons le droit de nommer eux-mmes leurs dpu
ts. La discussion avait t brillante. Les objections du ministre
de la guerre avaient eu le caractre de simples rserves, tandis
que les critiques mises en avant par les membres de l'opposition
s'taientpresque exclusivement adresses la forme que le gouverne
ment entendait donner aux mesures projetes. 11 entendait, en effet,
les dcrter par la voie du snatus-consulte, alors que les opposans
du corps lgislatif, devenus exigeans, mettaient la prtention de
prendre directement part leur confection ; mais ces divergences ne
portaient point sur le fond des questions engages. Finalement, le
corps lgislatif se trouva peu prs unanime pour dclarer qu'aprs
avoir entendu les explications du gouvernement sur les modifica
tions qu'il se proposait d'apporter au rgime lgislatif auquell'Algrie tait soumise, et considrant que. dans l'tat actuel des
choses. Vavnement du rgime civil paraissait devoir concilier les
intrts des Europens et ceux des indignes, il passait l'ordre
du jour. Au cours du dbat, M. Jules Favre, rcemment revenu
d'Afrique, et qui s'tait port l'loquent interprte des vux des
habitans de l'Algrie, avait pu, sans provoquer la moindre rcla
mation, s'crier du haut de la tribune, le 9 mars 1870 : < Vous le
voyez, messieurs, la barrire est tombe, car nous nous tendons
une main fraternelle pour introniser la libert. Ce n'est pas tout.
Le 28 mars, M. Lopold Lehon, en son nom propre et au nom de
M. Jules Favre, afin de manifester sans doute, par l'alliance des
noms, l'accord survenu entre la majorit et l'opposition propos
de l'Algrie, dposait une proposition de loi dont les nombreux arti
cles rglaient l'organisation future de notre colonie conformment
aux vues exprims par le leader de la minorit. Le gouvernement,
par la bouche de M. Ollivier, en acceptait les dispositions principales,se bornant demander que la discussion des mesures projetes et le
vote du corps lgislatif, renvoys dans la sance mme sa commis
sion d'initiative, fussent remis une autre session. Ainsi, plus d'h
sitations, plus de retards, plus de fins de non-recevoir opposes
aux vux des habitans de notre colonie ; la sympathie pour leurs
lgitimes revendications tait devenue gnrale et le moment sem
blait arriv, presque la veille de la chute de l'empire, o l'Algrie
allait enfin recevoir, par l'entremise rgulire du parlement, aprs
de solennels dbats, cette organisation dfinitive toujours si ardem
ment souhaite et qu'aujourd'hui elle attend encore vainement.
6 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
Comment se fait-il que tant d'esprances aientt si cruellement
dues? Comment tant de bons vouloirs n'ont-ils abouti produire,
aprs treize ans, que des rsultats aussi incomplets? Et pourquoi nous
faut-il derechef entendre nos compatriotes fixs enAlgrie se plaindre
encore aujourd'hui, non sans quelque apparence de raison, de
l'insouciance que, sous la rpublique, le gouvernement et les cham- -
bres semblent tmoigner pour leurs intrts les plus essentiels?
La plainte n'est que trop naturelle, mais les reproches sont-ils
bien justes? Hlasl ce sont les malheurs de la patrie qui ont
t l'unique cause de cette soi-disant indiffrence. Au lendemain
de ses revers, la France a d, pour assurer son salut au sortir
de l'preuve qu'elle venait de traverser, se replier pour ainsi dire
sur elle-mme et courir au plus press. Les membres de l'assem
ble nationale, aux prises avec les difficults du jour, n'avaient
pas l'esprit assez libre ni mme assez de loisirs pour se livrer
aux discussions de principes qu'aurait amenes l'tude d'une
nouvelle organisation de notre colonie algrienne. La forme des
dlibrations de nos assembles parlementaires n'est pas d'ailleurs
reste ce qu'elle tait nagure sous les monarchies constitution
nelles de 1815 et de 1830. La discussion de l'adresse au dbut de
chaque session et celle du budget avant sa clture fournissaient
alors l'occasion de passer en revue et de traiter amplement la tri
bune tous les sujets qui touchaient aux intrts vitaux de notre
pays. L'examen annuel du budget a bient maintenu, parce qu'il
est la condition essentielle de tous les gouvernemens libres, mais,la chambre des dputs, la discussion n'en est jamais venue qu'aux
derniersmomens de la session, alors que sesmembres taient presss
d'entrer en vacances. Quelle possibilit pour un dput d'appeler
utilement, en de pareilles circonstances, l'attention de ses collgues
sur un sujet aussi vaste et aussi compliqu? Et la prsentation si
tardive du budget au snat, qu'a-t-elletjusqu' prsent, sinon une
vaine formalit et, pour ceux qui prennent au srieux les affaires
du pays, une vritable dception? Sera-t-il permis celui qui crit
ces lignes de constater qu' trois reprises diffrentes, quand il a
voulu, propos des dpenses de notre colonie, soulever la ques
tion si importante ses yeux d'une responsabilit ministrielle
effective pour les affaires de l'Algrie et signaler les inconvniens
trs fcheux qui rsulteraient, suivant lui, pour l'expdition des
affaires, du systme des rattacbemens inaugur un beau ma
tin, puis abandonn, puis repris, dont on ne sait pas encore au
juste ce qu'il en est advenu, jamais il ne lui a t donn d'obtenir
des ministres en exercice autre chose que des rponses, assur
ment fort courtoises, mais encore plus courtes, et des promesses
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 7
vasives qui n'ont t suivies d'aucune excution? Alors qu'un
silence si complet s'est prolong durant tant d'annes, est-il doncsurprenant que l'attention du public en soit venue se dsin
tresser insensiblement d'un sujet dont les dpositaires du pouvoir
et les reprsentans de la nation l'ont si peu "entretenu?
Mais parlons franchement et disons les choses comme elles sont.
Nos compatriotes tablis de l'autre ct de la Mditerrane n'ont-
ils pas, eux aussi, quelques reproches se faire, et dans le momento je voudrais attirer sur leurs dolances lgitimes l'attention qu'elles
mritent, peut-tre ne trouveront-ils pasmauvais que je leurdemande
s'ils sont bien assurs de n'tre pas eux-mmes, jusqu' un cer
tain point, responsables de cette dfaveur dont ils gmissent?
Qu'ils me permettent de procder leur examen de conscience, ce
qui est toujours facile quand il s'agit des autres. Les Algriens ont
reu de la rpublique, comme don de joyeux avnement, presque
tout ce qu'ils avaient demand l'empire, un peu plus mme, car
personne, que je sache, except M. Crmieux, ne les avait entendus
formuler un vu imprieux pour la naturalisation immdiate et en
bloc de tous les isralites de l'Algrie. Deux dcrets dats de Tours
et de Bordeaux, en octobre 1870 et en fvrier 1871, ont constitu
notre colonie en trois dpartemens ayant chacun le droit de nom
mer deux reprsentans. Les gouvernemens et la haute administra
tion de l'Algrie ont t centraliss Alger sous l'autorit d'un
haut fonctionnaire qui recevait le titre de gouverneur gnral civil
de ces trois dpartemens. Par suite des vnemens de la mtro
pole, et sans qu'il ft besoin pour cela d'aucun dcret, la presse
algrienne, jusqu'alors si svrement billonne, est devenue sou
dainement libre comme celle du reste de la France, et nos compa
triotes des trois dpartemens d'Alger, d'Oran et de Constantine ont
t mis, du jour au lendemain, en possession, pour la dfense de
leur cause, de cet instrument merveilleux la fois et redoutable,
car il est galement puissant pour le bien et pour le mal. Voyons
l'usage qu'ils en ont fait.
Depuis le jour o la France a pu, aprs la paix, rentrer en
possession d'elle-mme et de la plus grande partie, sinon, hlas!
de la totalit de son sol national, le gouvernement de M. Thiers
s'est uniquement appliqu gurir les douloureuses blessures
qu'elle venait de recevoir. A Alger, la politique rparatrice de cet
homme d'tat avait droit de compter sur une cordiale adhsion,
car personne, dans le pass, n'avait pris plus chaudement
cur les intrts de notre colonie africaine. Le choix de l'amiral
de Gueydon et le soin de lui assigner le titre de gouverneur
gnral civil attestaient une fois de plus non-seulement la sympathie
8 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
persvrante du chef du pouvoir excutif pour ses anciens cliens,
mais sa prompte clairvoyance deviner la nature des difficults
auxquelles il fallait pourvoir. M. Thiers se rendait parfaitement
compte de l'intensit du mouvement d'opinion, plus vif peut-tre
que rflchi, qui se prononait alors contre le maintien dans notre
colonie de toute suprmatie mme apparente qui serait accorde
l'lment militaire sur l'lment civil. Il faisait, enmme temps,
trop de cas des braves commandans de notre arme pour les vou
loir sacrifier de puriles dclamations; il se tenait, avec rai
son, pour assur que l'autorit suprieure de l'un de nos offi
ciers de marine les plus distingus, administrateur heureux de la
principale de nos colonies des Antilles, serait accepte avec plaisir
par ses subordonns militaires, porteurs comme lui de la glorieuse
pe qui a toujours tant impos aux Arabes. Il ne doutait pas
non plus que les partisans les plus dcids d'une administration
toute civile accueilleraient sans murmure son choix, parce qu'ils se
sentiraient ainsi garantis contre les complaisances qu'entranent par
fois, entre officiers d'une mme arme, les camaraderies d'une com
mune carrire. Sur ce dernier point, les prvisions de M. Thiers ne
furent point tout fait ralises. Tandis que les personnes tablies
de vieille date dans le pays s'applaudissaient de rencontrer chez le
nouveau gouverneur un protecteur intelligent de leurs srieux int
rts,dou la fois de l'esprit d'initiative et pratiquement vers, par
les prcdens de sa vie de marin, dans la connaissance des questions
coloniales , les journa\rx de l'Algrie qui se piquaient d'indpen
dance n'attendirent pas longtemps pour entamer contre lui une
guerre violente qui ne prit fin qu' l'poque de son remplacement
par le gnral Chanzy. L'ancien prsident du centre gauche rpu
blicain, le vainqueur de Patay, a-t-il eu la chance de trouver
un peu grce devant ces terribles contradicteurs? Pas davantage.
Aprs une espce de lune de miel, dont la dure fut assez courte,
les diatribes reprirent de plus belle contre les abus d'une adminis
tration entache d'arbitraire et dclare insupportable, parce qu'elle
tait remise aux mains d'un gnral commandant de corps d'arme.
Aucune des invectives prodigues l'amiral de Gueydon ne fut par
gne son successeur. Au bout de trois annes, le gnral Chanzytait devenu pour la presse algrienne une sorte de bouc mis
saire dont le sacrifice tait absolument ncessaire au salut du peuple.
Alors s'organisa de toutes pices une campagne vraiment curieuse,
tant donns le tempso nous vivons et les opinions de ceux qui l'ont
entreprise et mene bien. On se serait cru transport quelques
sicles en arrire, en plein rgime fodal. Pour les snateurs et
les dputs rpublicains de l'Algrie, pour les membres des con-
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 9
seils gnraux, pour les organes les plus avancs de l'opinion radi
cale, il s'agissait de dsigner eux-mmes le gouverneur qu'ils
entendaient, faire mettre la tte de la colonie. Peu importait
qu'il y ft inconnu ou qu'il en ignort les besoins. Serait-il plus
ou moins apte remplir les fonctions dont on voulait l'investir,c'tait le moindre souci de ceux qui jetaient son nom en avant.
L'essentiel tait qu'il ft en possession d'un crdit indiscutable
auprs du chef de l'tat. Ainsi qu'on avait vu, avant la rvolution
de 1789, les puissans seigneurs du temps supplier le monarque
rgnant de leur accorder comme gouverneur, pour le plus grand
bien de leur province, quelque membre de sa royale famille, un
frre, un cousin, un neveu, au besoin quelqu'un de ses btards, de
mme peu s'en est fallu que l'on ait eu le spectacle des dlgus de
l'Algrie se tranant avec lesmmes instances aux pieds du prsident
Grvy. Cependant, comme en rpublique il n'y a point de btards, ils
lui ont simplement demand son frre, et ils l'ont obtenu. M. Jules
Grvy aurait-il, lui seul et de son propre mouvement, imagin ce
choix? Je ne l'ai pas entendu dire, et je crois qu'il s'en dfend. M. VI-
bert Grvy avait-il song lui-mme cette candidature avant qu'on
lui en parlt? Je l'ignore galement. Mais j'ai assist son dbar
quement Alger. Ce fut une ovation sans pareille. Deux annes plus
tard j'tais de nouveau Alger. Ah! combien la note tait change 1
Je retrouvais M. le gouverneur gnral tel que je l'avais laiss, plein
de zle pour la colonie, avec quelques expriences en plus, faites
sur le terrain, notamment la plus cruelle et la plus inattendue pour
lui, celle de la prodigieuse mobilit d'impression de ses adminis
trs. Jamais, au plus fort de la polmique dirige contre eux, ni
l'amiral de Gueydon, ni le gnral Chanzy n'avaientt l'objet d'un
concert de critiques aussi acerbes, de rcriminations aussi violentes,
probablement assez mal fondes, en tout cas, extrmement inju
rieuses.
Comment, de bonne foi, les snateurs, les dputs, les feuilles
publiques de l'Algrie qui ont si vite pass du plus trange engoue
ment des rages de dnigremens impitoyables n'ont-ils pas song
que, par ces brusques transitions d'un excs un autre, ils affai
blissaient singulirement eux-mmes leur autorit et portaient ainsi
atteinte, dans leurs propres personnes, la confiance qu'en raison
de leur situation au parlement et de leur rle dans la presse, lamre
patrie tait dispose leur accorder comme aux reprsentans natu
rels et les mieux accrdits auprs d'elle des intrts de notre grande
colonie africaine?
Mais pntrons un peu plus avant dans un sujet qui devient de
plus en plus dlicat. Puisque nous sommes en train de chercher
l'explication de l'espce d'indiffrence qui a, peu peu, remplac
10 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
l'intrt si vif et si continu qu'excitaient jadis les dbats relatifs
aux affaires de l'Algrie, risquerons-nous beaucoup d'offenser les
amours-propres en supposant que leur ancien retentissement tenait
en partie l'clat des noms de ceux qui jadis y prenaient part?Notre
colonie n'avait alors de reprsentans officiels ni dans l'une ni dans
l'autre chambre ; cependant les combats livrs par quelques-uns des
gnraux qui escaladaient bravement la tribune comme ils auraient
mont l'assaut d'une ville arabe, et la renomme europenne de la
plupart des orateurs mls ce brillant tournoi, n'ont-ils pas t
pour quelque chose dans le succs d'une cause qui avait la bonne
fortune d'enrler sous ses drapeaux de pareils champions? Depuis
1871, l'Algrie, comme cela est de toute justice, choisit elle-mmeles snateurs et les dputs auxquels elle donne mission de la repr
senter dans les conseils de la nation. Il n'aurait dpendu que de sa
volont, sans sortir bien entendu des cadres obligatoires du parti
rpublicain, dmettre la main et de porter ses suffrages sur quelque
illustration civile ou militaire, fameuse ailleurs que dans les circon
scriptions des trois dpartemens. Elle a procd autrement. Elle a
prfr, cela tait certainement son droit, prendre ses mandataires
sur place, pour ainsi dire, en raison de leur notorit toute locale,persuade apparemment qu'elle serait ainsi en mesure d'exiger de
ses lus un souci plus profond et une connaissance plus intime
des sentimens et des intrts des contres qu'ils allaient avoir l'hon
neur de reprsenter. C'tait une proccupation des plus lgitimes.
Au snat et la chambre des dputs, on a tout d'abord tenu
les reprsentans de nos dpartemens algriens pour gens ayant
droit d'tre consults, et dont il tait convenable de suivre les avis
pour ce qui regardait les affaires de leurs mandataires. En fait,le snat et la chambre ont pris soin, comme en tmoigne le
Journal officiel, de les faire entrer autant que possible dans
toutes les commissions ayant s'occuper de notre colonie ; le plus
souvent, leurs collgues les ont choisis pour organes de ces com
missions, parce qu'ils s'imaginaient n'tre ainsi que justes envers
des personnes naturellement dsignes leur prfrence par les
suffrages des lecteurs algriens non moins que par leurs lumires
propres et leurs connaissances spciales. Plusieurs rapports rcem
ment distribus, tant au snat qu' la chambre, et les travaux plus
anciens de M. Warnier, autrefois dput d'Oran, ne sont pas pour
dtruire cette avantageuse impression. Mais voyez la surprise I voici
que les journaux de notre colonie se mettent dclarer hautement,
un beau matin, que c'est l, de la part des chambres franaises, une
dplorable erreur. Aies en croire, snateurs et dputs n'ont jamais
t choisis de l'autre ct de la Mditerrane en raison de leurs
opinions personnelles sur les affaires propres l'Algrie, opinions
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 11
dont on n'avait pas mme pris la peine de s'informer. Ils avaient
uniquementd leur lection leur ferveur rpublicaine ; d'o rsul
tait la consquence que, dans tout ce qui touchait l'organisation
de la colonie et la gestion de ses afaires courantes, il n'y avait pas
lieu de tenir le moindre compte de ce que ces messieurs pouvaient
dire ou penser (1) . On en est se demander quel profit, aprs avoir
poursuivi de leurs attaques tous les gouverneurs que la rpublique
leur a envoys, les feuilles publiques de l'Algrie pensent trouver
ruiner elles-mmes auprs du parlement et de la mtropole le
crdit des reprsentans officiels que nagure elles appuyaient de
leur chaude adhsion.
Il y a plus. Ce sont quelquefois de graves personnages qui sem
blent l-bas prendre un incomprhensible plaisir dnoncer eux-
mmes leurs propres inconsquences. Pas plus tard qu'au mois
de dcembre 1880, n'a-t-on pas entendu un membre du conseil
gnral de Constantine, dlgu de ce dpartement au conseil sup
rieur de l'Algrie, et depuis devenu dput, constater de la faon
la plus solennelle devant ses collgues lgrement tonns, qu'un
avis important mis, au cours de l'anne 1878, par le conseil gn
ral de Constantine n'avait jamais t, de sa part, qu'un simple
artifice, ayant eu surtout pour but de faire chec au gouverne
ment militaire d'alors, et que c'tait l, il n'hsitait pas le
rpter, beaucoup moins une opinion raisonne qu'une manuvre
pour arriver la suppression du gouvernement militaire? Sur l'ob
servation de l'un de ses collgues que c'tait un agissement trange
de se servir d'armes inavouables pour tomber une personnalit
dsagrable, et qu'on auraitd enfouir avec soin pour ne pas s'ex-
(1) ... Les rpublicains, pensant qu'il fallait avant tout sauver la rpublique
menace et la mettre l'abri de toutes los atteintes, firent (en 1876) les plus grands
efforts de propagande en faveur de M. X,.. dont les opinions rpublicaines leur offraient
plus de garantie et de scurit que celles de son concurrent, sans songer lui demander
quelles taient ses opinions algriennes; ils ne lui posrent pas un instant cette ques
tion, dont l'intrt leur et paru trs secondaire cette poque. M. X... est un rpu
blicain convaincu, ayant pass sa vie s'occuper des questions politiques, mais n'ayant
jamais song prendre les questions algriennes au srieux. Il connat beaucoupmieux la place du gouvernement que nos villages de l'intrieur, ne parle pas un mot
d'arabe, et n'a jamais montr propos des questions algriennes une comptence
dpassant les bornes d'une incontestable mdiocrit. L'lection de M. X... et de ses
collgues ne fut donc, pas plus que celle des dputs algriens, des lections alg
riennes, mais des lections politiques... Vraie en ce qui regarde les cinq lus de 1876,
cette apprciation n'est pas applicable un sixime reprsentant, M. ***, qui ne fut
nomm qu'en 1877, alors que la question politique avait un peu perdu de son cret...
On ne peut pas dire que c'est sa rputation, ni ses doctrines algriennes qu'il a
d d'tre choisi comme candidat par les rpublicains ardens, par les colons partisans
de la dcentralisation qui composent la grande majorit des lecteurs de la province
de Constantine. M.***
a d uniquement cet honneur M. Gambetta, qui daigna
tendre ses vues sur lui... (Extrait du n 7,492 de.'Akbar,
du 30 juillet 1880.)
1*2 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
poser sentir le rouge vous monter au visage, le mme conseiller
gnral ne trouvait rien de plus propos que de maintenir l'exacti
tude de son assertion et la lgitimit du procd (1).
Aprs avoir ainsi expos non sans tristesse, mais avec impartia
lit, nous l'esprons du moins, le tort apport par certaines erreurs
de conduite et par des emportemens de parole tout le moins irr
flchis une cause qui nous est chre, il nous est agrable de pou
voir signaler une sorte de revirement qui commence s'oprer dans
l'opinion. Cette indiffrence pour les affaires de notre colonie, que
les Algriens ont tant dplore sans se douter qu'ils y taientpeut-
tre bien pour quelque chose, semble en train de faire place un
autre sentiment. La question de la colonisation, c'est--dire de
la mise en valeur agricole et de l'exploitation industrielle de nos
possessions du nord de l'Afrique, vient d'apparatre tout coup
noire sollicitude patriotique sous un nouvel aspect. Des hommes
d'tat soucieux des grands intrts de notre pays, et parmi eux un
ancien prsident du conseil, M. Waddington, et M. de Saint-Vallier,
notre ancien ambassadeur Berlin, ont du haut de la tribune
engag la France se proccuper un peu plus qu'elle ne l'avait fait
jusqu' prsent du soin de tirer tout le parti possible des tablisse-
mens qu'elle possde encore hors de son territoire. Ils ont pris la
peine de lui indiquer qu'elle pourrait trouver ainsi non-seulement
l'emploi de son activit naturelle et de son esprit d'entreprise, sans
risque d'exciter la dangereuse inquitude de ses voisins immdiats,mais qu'elle aurait, par surcrot, la chance de recouvrer peut-tre au
loin et par voie dtourne, une influence qui s'en allait dcroissant
sur le continent europen. L'attention publique vient ainsid'tre suc
cessivement appele sur le Congo et sur Madagascar, sur la Cochin-
chine et sur le Tonkin. Pour revenir de l en Algrie, le dtour est
un peu long, cependant nous y avons t ramens. Les mmes
ministres qui prparent une expdition pour construire un chemin
de fer au Congo, pour civiliser les Malgaches, pour mettre les Anna
mites la raison et nous assurer la conqute du Tonkin, laborent,
dit-on, en mme temps un projet de loi, qui ouvrirait prochai
nement un crdit considrable pour la colonisation de l'Algrie. Je
souhaite un succs complet tous ces patriotiques desseins, qu'approuvent plusieurs judicieux esprits. Mais le Congo, Madagascar
et le Tonkin sont bien loin. Je ne connais pas ces pays, o je n'ai
jamais t,o je ne mettrai probablement jamais le pied. L'Algrie,je la connais un peu et je l'aime beaucoup. J'ai suivi de prs, pen
dant ces dernires annes, les preuves par lesquelles elle a pass
et ses heureux dveloppemens. C'est pourquoi, sans prtendre traiter
(1) Sance du conseil suprieur du 11 dcembre 1880, pages 28, 29, 33 et suivantes.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 13
les questions multiples qui se rattachent un pareil sujet, je vou
drais tcher de rendre compte d'une faon prcise des divers essais
de colonisation successivement tents pour mettre profit les incom
parables ressources de cette magnifique portion de l'Afrique, afinqu'instruits par l'exprience acquise, nous soyons plus mme de
savoir au juste ce qu'il convient aujourd'hui d'y faire et surtout
ce dont il importe de s'abstenir.
L'ide d'imprimer une forte impulsion la colonisation algrienne
en mettant cette entreprise la charge de l'tat, quoique favorise
par les circonstances rcentes que je viens d'indiquer, remonte plus
haut dans le pass. A vrai dire, ce systme date presque des
premires annes qui ont suivi notre conqute. Il a t le rve
de tous les gnraux qui se sont succd comme gouverneurs de
l'Algrie, et les honorables reprsentans de notre colonie se trou
vent avoir hrit, beaucoup plus qu'ils ne s'en doutent, des doc
trines et des procds du rgime militaire, dont ils se proclament,
d'ailleurs, les plus acharns adversaires. Cette tendance n'a rien de
singulier chez des snateurs et des dputs qui ont, de tout temps,
adhr la politique autoritaire de M. Gambetta, ou qui sont
nagure entrs dans la vie politique sous son patronage. Ce qui est
nouveau et caractrise l'poque o ce plan vient d'tre conu,
c'est la combinaison financire qui lui sert de point de dpart et
qui en constitue la base indispensable. La pense en a surgi
l'poqueo nos recettes de chaque exercice dpassant rgulirement
les prvisions budgtaires ,on trouvait simple de grever l'avenir au
profit du prsent et de recourir au commode expdient des dpenses
sur ressources extraordinaires pour excuter l'ensemble des grands
travaux publics prconics parM. de Freycinet. Le germe est clos au
sein des commissions budgtaires de la chambre des dputs. Il a pris
graduellement corps dans les rapports sur l'Algrie des annes 1879,
1880 et 1881. L'honorable M. Gastu, alors dput du dpartement
d'Alger, depuis remplac par M. Letellier, a, dans son rapport
dpos le 29 avril sur les services du gouvernement-gnral civil
de l'Algrie, bauch le premier, sous forme de vu, les mesures
prendre pour donner satisfaction au plan choy par un grand
nombre de ses lecteurs algriens.
Comme les terres, disait-il, augmentent sans cesse de valeur, les
indemnits payer pour les acqurir s'accroissent d'autant. Un acte de
prvoyance serait videmment de mettre profit l'instanto leur valeur
n'a pas acquis un taux trop lev pour s'assurer, d'un seul coup, d'une
14 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
grande quantit de terres dans la zone qui avoisine les territoires
coloniss; mais nous ne pouvons nous dissimuler les difficults finan
cires d'une opration de cette nature faite sur une grande chelle. Et
pourtant, si l'on veut que la colonisation se fasse dans des.proportions
plus vastes, il faut avoir des terres l'avance et beaucoup (1).
En 1880, sous la plume de M. Thomson, dput de Constantine
et rapporteur du budget de 1881, les souhaits un peu vagues expri
ms par M. Gastu revtent leur forme peu prs dfinitive. Aprs
avoir constat que les sommes annuellement affectes par les
chambres aux travaux de colonisation et aux achats de terres s'l
vent au total de 2,570,600 francs environ, l'honorable rapporteur
de 1880 se demandait quel inconvnient il y aurait faire masse de
ces diffrentes allocations que le parlement n'a jamais hsit voter
et les inscrire au budget algrien sous la rubrique : Garantie
d'intrt et d'annuit d'amortissemens du capital avanc la caisse
de colonisation. > En rsum, la commission de la chambre des
dputs acceptait la cration d'une caisse de colonisation dans les
conditions indiques et faisait remarquer que l'tat trouverait une
large compensation aux sacrifices qu'il s'imposerait; l'augmentation
de la population devant avoir pour effet de donner une vive impul
sion au commerce, l'agriculture, et amener ainsi un accroisse
ment de la richesse publique (2).
Au cours de l'anne 1881, les choses se prcisent encore davan
tage. L'administration avait annonc l'intention de soumettre au
parlement un programme gnral de colonisation. Elle avait valu
trois cents le nombre des villages faire figurer ce programme,
et, recherchant les moyens de constituer bref dlai ce vaste
domaine colonisable, elle ne s'tait pas borne esquisser le plan
d'une caisse de colonisation ; elle avait apport, le 3 avril 1881,
la chambre des dputs, un projet prsent au nom du prsident
de la rpublique, par M. Constans, ministre de l'intrieur, et par
M. Magnin, ministre des finances, ayant pour objet de mettre la
(1) Rapport fait au nom de la commission charge d'examiner le projet de loi sur
le budget des dpenses de l'exercice 1880 (ministre de l'intrieur), service du gou
vernement gnral civil de l'Algrie, par M. Gastu,dput (sance du 29mai 1879).
Cette commission tait compose de MM. Brisson, prsident, Bethmont, Guichard,
Casimir Perier, Berlet, Lelivre, Clemenceau, Gatineau, Latrade, Joly, Spuller,Liou-
ville, La Caze, Millaud, Legrand, Noirot, Lockroy, Proust, Farcy, Rouvier, Gastu,
Varambon, Germain, Devs, Lamy, Parent, Blandin, Wilson, Floquet, Constans, Lan
glois, Bardoux, Margaine.
(2) Rapport fait au nom de la commission du budget charge d'examiner le projet
de loi portant fixation des dpenses et recettes de l'exercice 1881 (ministre de l'int
rieur), service du gouvernement gnral civil de l'Algrie, par M. Thomson, dputa
(sance du 3 juin 1880).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 15
disposition du ministre de l'intrieur et des cultes une somme de
50 millions pour tre employe en acquisitions de terres et en tra
vaux de colonisation en Algrie (1). Une commission spciale de
vingt-deux membres tait nomme pour examiner l'conomie de
ce projet, qui devait tre galement tudi par la commission du
budget. La commission spciale choisissait encore pour rapporteur
M. Thomson, mais tandis que l'honorable dput avait termin, ds
le 12 mai 1881, son rapport sur le budget de l'Algrie, il n'avait
past matre de dposer la mme date son travail sur le projet
de loi du 5 avril 1881. Ce rapport ne fut distribu que dans la
sance du 12 juillet, presque la veille des vacances du parlement,
et ne put devenir, par consquent, l'objet d'aucune discussion.
Ala rentre des chambres, vers la fin de l'anne 1881, un change
ment ministriel tait survenu,qui avait appel M. Gambetta la
prsidence du conseil ; M. Waldeck-Rousseau tait ministre de l'in
trieur, et M. Allain-Targ grait nos finances. Ces messieurs appor
trent, le 9 dcembre, un projet de loi reproduisant sous rserve
de quelques modifications, celui qui avait t dpos, le 5 avril pr
cdent, par MM. Constans et Magnin. En 1882, nouveau change
ment ministriel. C'est M. Ren Goblet qui, cette fois, est ministre
de l'intrieur, mais c'est toujours l'honorable M. Thomson, charg,
l'anne prcdente, de faire le rapport sur le projet de loi des 50 mil
lions, qui dpose encore cette fois, le 29 juin, au nom de la com
mission du budget, le rapport sur les dpenses gnrales de l'Alg
rie. A cette date, la commission du budget n'avait pas encore pu
se livrer l'examen du "projet de loi spcial pour la colonisation.
Au reste, ajoutait M. Thomson, quel que soit le procd financier
auquel on se fixe dfinitivement, il n'est pas douteux que lesmoyens
d'achever la ralisation du programme gnral de colonisation
soient fournis bref dlai l'administration algrienne (2).
Une autre anne s'est coule; un autre ministre s'est form;les brefs dlais se sont tant soit peu allongs. Cependant, comme
M.Waldeck-Rousseau tait le ministre de l'intrieur du cabinet qui a
prsent aux chambres le projet de dcembre 1881, et comme il se
trouve avoir pour collgue aux finances l'un des membres du gou
vernement qui a pris, au 5 avril de la mme anne, l'initiative de
la combinaison budgtaire en question, nous pouvons supposer,
(1) Rapport fait au nom de la commission du budget charge d'examiner le projet
de loi portant fixation du budget gnral des dpenses et recettes de l'exercice 1882
(ministre de l'intrieur), service du gouvernement gnral civil de l'Algrie, par
M. Thomson, dput (sance du 12 mai 1881).
(2) Rapport fait au nom de la commission du budget charge d'examiner le projet
de loi sur le budget gnral de l'exercice 1883 (ministre de l'intrieur), Bervice du
gouvernement gnral civil de l'Algrie, parM. Thomson,dput (sance du 29juin 1882).
16 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
sans risque de beaucoup nous tromper, que c'est bien le mme
projet qui va tre soumis au parlement. Pour l'tudier dans ses
lignes principales, nous ne saurions donc avoir de meilleurs guides
que les deux anciens exposs des motifs du gouvernement et les
deux rapports de l'honorable M. Thomson.
Lect financier du projet en question est d'une nettet parfaite.
Art. 1". Une somme de cinquante millions (50,000,000) payablesen cinq annuits, partir de ***, est mise la disposition du ministre
de l'intrieur pour tre employe en acquisitions de terre et en tra
vaux de colonisation en Algrie.
Art. 2. Le ministre des finances est autoris servir ces annuits
au moyen d'avances qui pourront tre faites au trsor par la caisse des
dpts et consignations.
Pour le remboursement de ces avances en capital et intrts calculs
au taux de quatre pour cent (4 pour 100), la caisse des dpts et consi
gnations recevra, jusqu'au complet remboursement, une somme de
trois millions soixante-dix mille francs (3,070,000 fr.) qui sera inscrite
chaque anne, partir de ***, un chapitre distinct du budget du
ministre de l'intrieur (1).
Si nous sommes bien informs, il se pourrait bien que des mo
difications de dtail fussent, au dernier moment, apportes aux
mesures financires prendre pour le paiement et la rpartition
des avances qu'il s'agit de se procurer; mais l'conomie gn
rale du projet n'en serait pas altre et le fond de la combinaison
resterait intact. Voyons, grce aux documens que nous avons cits,
quels motifs en ont dcid l'adoption et quels en sont les traits
essentiels.
L'expos desmotifs du projet de loi du 9 dcembre 1881 tablit :
Que la cration de trois cents nouveaux villages est indispensable
pour asseoir solidement notre domination dans le Tell algrien. Les
ressources dont on avait jusqu'alors dispos (terres squestres et
soultes de rachat de squestre) taient puises. Pour entreprendre
l'uvre nouvelle, il fallait donc rechercher les moyens d'y suppler.
D'aprs les renseignemens qu'elle s'est procurs, l'administration
estime que, sur les trois cents villages projets, cent cinquante
environ pourront tre installs au moyen des terres appartenant
l'tat. Quant aux cent cinquante autres villages, chaque centre tant
prsum avoir cinquante feux agricoles avec un primtre de 2,000 hec-
(1) Texte du projet de loi prsent la chambre des dputs, ayant pour objet de
mettre a la disposition du ministre de l'intrieur une somme de 50 millions de francs
pour tre employe en acquisitions de terre et en travaux de colonisation en Algrie
(sance du 9 dcembre 1881).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 17
tares, et le prix de l'hectare tant port en moyenne quatre-vingt-
cinq francs (85 fr.), ce serait 300,000 hectares se procurer au taux
prsum de vingt-cinq millions cinq cent mille francs (25,500,000 fr.).
Le calculdes dpenses occasionnes par l'tablissement des centres crs
depuis 1871 ayantdmontr qu'il serait imprudent d'valuer la dpense
d'installation des trois cents villages moins de quatre-vingt mille
francs(80,000fr.)pour chacun d'eux, il en rsultait une nouvelle somme
de 2hmillions environ, somme se procurer pour l'achat des terres, la
plupart par la voie de l'expropriation, et pour les travaux d'installation,c'est--dire une dpense totale, en chiffres ronds, de cinquante millions,
(50,000,000 fr.). Le peuplement des trois cents villages, cinquante
feux agricoles chacun, permettrait d'tablir dans de bonnes conditions
quinze mille familles d'agriculteurs, ou soixante mille personnes
environ. En ajoutant ce chiffre celui des industriels qui viendraient
se fixer dans chaque centre,o des emplacemens btir et des lots de
jardins (10 par contre) leur seraient rservs, c'tait un nouvel appoint
qui donnait, en somme, un total de dix-huit mille familles ou soixante-
douze mille personnes pouvant tre tablies en Algrie (1).
Le gouvernement ayant reconnu dans ses communications offi
cielles la ncessit d'implanter dans la colonie une population fran
aise assez dense pour faire contrepoids non-seulement l'lment
indigne, mais encore l'lment europen tranger, l'honorable
M. Thomson s'est appliqu dmontrer dans ses diffrens rapports,
par des raisons tires de ses connaissances personnelles du pays, les
avantages qu'ily aurait, suivant lui, grouper ensemble les nouveaux
arrivans qu'on se proposait d'attirer dans notre colonie. II y avait
craindre, pensait-il, que livrs eux-mmes, ils ne s'parpillas
sent au hasard dans des tablissemens loigns les uns des autres,
formant des espces d'lots toujours menacs par les indignes des
tribus environnantes, de telle sorte qu'aux poques troubles o le
fanatisme musulman porterait la population arabe, sinon un mou
vement insurrectionnel, du moins quelques actes d'insubordi
nation, leur scurit deviendrait un sujet de proccupation pour
l'administration. Au point de vue de la prise de possession du
sol, et dans un intrt tout fait politique, il importait donc
de crer des centres fortement constitus, reprsentant un certain
nombre de familles franaises, par consquent aussi un certain
nombre de fusils, capables, non-seulement, de se garder elles-
(1) Expos des motifs du projet de loi ayant pour objet de mettre la disposition
du ministre de l'intrieur une somme de 50 millions de francs pour tre employs en
acquisitions de terres et en travaux de colonisation en Algrie (sance de la chambre
des dputs du 9 dcembre 1881).
2
18 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
mmes, mais de protger, par l'ascendant moral qui rsulte de la
force matrielle, toute la rgion dont chacun des trois cents vil
lages se trouverait tre le centre naturel d'attraction (1).
D'autres considrations non moins importantes pouvaient tre
invoques , au dire de l'honorable M. Thomson , pour tmoigner
combien tait indispensable, l'heure actuelle , la colonisation de
l'Algrie par l'tat. La cration de trois cents nouveaux villages,
affirmait-il dans son rapport sur le budget de l'exercice 1883 relatif
l'Algrie, constituera le dernier effort de l'tat. Ces villages ta
blis, l'initiative individuelle viendrait terminer l'uvre de la civili
sation commence... (2). L'entreprise tait grave tout la fois par
le chiffre lev du crdit et par l'tendue des terres acqurir,
parce que, vu la rsistance prsume des indignes, l'adminis
tration devrait, dans la plupart des cas, se les procurer par la voie
de l'expropriation pour cause d'utilit publique. A l'administration
revenait l'obligation de dsigner l'emplacement des villages en rai
son de leur position stratgique plus oumoins susceptible de dfense,de la fertilit des terrains mettre en culture et de l'abondance des
eauxncessaires l'alimentation desmigrans et de leurs troupeaux ;
elle encore de dcider si les terres achetes devraient tre mises en
adjudication par enchres, vendues sous certaines conditions ou
concdes gratuitement, et, dans ce dernier cas, quelles conditions ;
oprations toutes plus dlicates les unes que les autres et qui, par
suite de leur importance au point de vue du rsultat final, ne pou
vaient tre utilement confies qu' la direction unique de l'tat.
L'honorable rapporteur de la commission n'hsitait pas d'ailleurs
convenir dans ce mme document que l'administration algrienne
n'avait pas jusqu' ce jour fait preuve d'une application suffisante
pour surmonter les difficults qu'il avait mis tant de soin signaler.
Les renseignemens parvenus la commission tablissaient que cer
tains choix inconsidrs, quant l'emplacement des villages, avaient
abouti de vrais mcomptes ; que le triage faire dans le nombre
des demandeurs ne laissait pas que d'tre trs embarrassant, et que,
dans des circonstances trop frquentes, nombre de colons srieux
avaient eu subir les suites fcheuses des fausses manuvres, des
ngligences, des erreurs de l'administration (3). Cependant l'hono
rable rapporteur terminait en concluant que le mieux tait encore
de continuer demettre sa charge une tche infiniment plus lourde
que celle sous le poids de laquelle elle avait jusqu' prsent suc
comb (4).
(1) Rapport de M. Thomson la chambre des dputs (sance du 12 juillet 1881).
(2) Rapport de M. Thomson la chambre des dputs (sance du 29 juin 1882).
(3) Ibid.
(4) Ibid.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 19
On nous permettra de nous dispenser d'examiner la partie finan
cire du projet ; nous reconnaissons volontiers, ce sujet, notre com
plte incomptence. Peut-tre, au point de vue budgtaire, est-ilpermis de se demander s'il est sage, et mme licite, d'aliner ainsila libert du parlement, de lui lier les mains par avance pour un
laps de vingt-deux annes en faisant masse (c'est l'expression dont
on s'est servi) des diffrentes allocations qu'il a prcdemment
votes et qu'on lui suppose l'intention de voter encore pendant cet
espace de temps au profit de la colonisation algrienne, afin de les
inscrire en bloc au budget sous la rubrique de garantie et amor
tissement d'un capital avanc par la caisse des dpts et consigna
tions. N'est-ce point l une forme dguise d'emprunt, et si pareils
expdiens taient couramment employs faire face toutes les
dpenses ayant le double caractre d'tre utiles et momentanes,
o irions-nous et que deviendraient les finances de notre pays? Je
laisse ce sujet claircir aux sages esprits qui ont, l'heure qu'il
est, justement souci de la bonne gestion de la fortune publique de
la France. Ce n'est pas que je sois autrement effray de l'octroi
d'une somme de 50 millions consacre dvelopper les magnifi
ques ressources de nos possessions du nord de l'Afrique. C'est
de l'emploi faire de ce capital que je me proccupe, et des
moyens pratiques mettre en usage afin d'en tirer le meilleur parti
possible.
La question, du reste, n'est pas nouvelle. Elle a t traite
suprieurement par M. de Tocqueville dans le rapport qu'il a fait,en 1847, au nom d'une commission parlementaire qui, je le crois,
a t la premire saisie de l'une de ces demandes de crdits
l'usage des colons algriens, crdits dont le retour est depuis
devenu si frquent, et qui ont tant de fois fourni aux membres
de nos diverses assembles politiques l'occasion d'exprimer
leurs vues sur la direction donner aux affaires de notre colo
nie africaine. Voici quelles taient cette date les conclusions de
l'minent rapporteur : En matire de colonisation, disait -il, il
faut toujours en revenir cette alternative : ou les conditions co
nomiques du pays qu'il s'agit de peupler sont telles que ceux
qui voudront l'habiter pourront facilement y prosprer et s'y
fixer ; dans ce cas , il est clair que les hommes et les capitaux
y viendront et y resteront ; ou bien, une telle condition ne se ren
contre pas, et alors on peut affirmer que rien ne saurait jamais la
remplacer.
Dans ces termes absolus, le dilemme de M. de Tocqueville est
logiquement irrfutable. Mais la logique absolue ne gouverne pas
le monde, et les conditions conomiques d'un pays peuvent d'ail-
20 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
leurs tre graduellement modifies et mme parfois trs prompte
ment changes. L'Algrie en est un exemple. A coup sr, elle
n'tait plus, au moment o nous en avons fait la conqute, ce
qu'elle avait t avant notre re, c'est--dire une sorte de grenier
d'abondance pour les Romains. Il est de mme incontestable qu'elle
s'est prodigieusement et trs heureusement transforme depuis que
nous l'occupons, surtout pendant le cours de ces douze ou quinze
dernires annes. Loin de moi la pense que la colonisation offi
cielle aitt l'unique cause de ces notables progrs, ni mme qu'elle
y ait jou le premier rle ! Il serait toutefois injuste de nier qu'elle yait eu sa part ; j'incline mme croire qu'il serait fcheux de vouloir
dsormais tenir l'administration tout fait l'cart des mesures
prendre pour hter le peuplement et la mise en valeur des contres
algriennes. C'est une affaire de mesure et de temps. Une coloni
sation exclusivement officielle serait une colonisation essentielle
ment factice. Le rle des agens d'un gouvernement peut tre, aux
poques de dbut, celui d'initiateurs, mais il faut qu'ils se htent
de reprendre le plus tt possible celui qui, la longue, leur con
vient uniquement, savoir : de conseillers bienveillans et de pro
tecteurs efficaces. Les gouverneurs militaires ou civils de notre
colonie africaine ont, chacun leur date, beaucoup contribu sa
prosprit. Ils lui ont rendu plus de services qu'ils n'ont commis
de fautes. Ce sont eux qui ont inaugur la grande exprience de
colonisation officielle entreprise sitt aprs notre conqute, qui a pris,
d'anne en anne, des dveloppemens si considrables et que l'on
semble vouloir, tort ou raison, poursuivre encore aujourd'hui.
C'est pourquoi, au lieu de dbattre thoriquement des doctrines sur
lesquelles toutes les opinions se sont produites, je juge plus utile
d'tudier de prs les essais de colonisation successivement tents sui
le terrain. Us ont t assez nombreux, surtout depuis 1871, pour
nous fournir une excellente occasion d'en apprcier le fort et le
faible, et de constater scrupuleusement pour chacun d'eux, quels
en ont t, en somme, les rsultats effectifs. Cette faon de proc
der n'a rien d'ambitieux; elle est, j'en conviens, on ne peut plus
terre terre. Je me fliciterais toutefois, si, grce la prcision
des faits que je vais rappeler, il m'tait donn de fixer les hsi
tations de l'opinion publique et d'agir, quelque peu que ce ft,sur les dterminations des hommes qui tiennent aujourd'hui en
mains les destines prochaines de notre belle colonie.Entendent-
ils rompre entirement avec les erremens du pass, ou veulent-ils
les continuer tout en les modifiant? Dans ce dernier cas, qui est
le plus probable, ils ont un intrt majeur bien discerner, dans
la foule encombrante de mesures successivement prises un peu
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 21
au hasard par leurs devanciers, celles qu'ils peuvent adopter sans
trop d'inconvniens et celles que l'exprience acquise les engage
viter.
Presque aussitt aprs l'occupation dfinitive du Sahel, c'est-
-dire du massif des collines qui environne Alger, le problme de
la colonisation s'imposa de lui-mme et par la force des choses. De
hardis pionniers s'taient tout d'abord mis l'uvre, et, sous la
protection d'une forte garnison dont les corps dtachs rayonnaient
autour de la place, ils avaient commenc par cultiver les terres
faisant nagure partie des domaines du dey, qui demeuraient aban
donnes dans la banlieue de son ancienne capitale. Peu peu ils
avaient pouss plus avant, et, grce l'assistance des commandans
militaires, grce surtout la coopration gratuitement prte par \nos soldats, quelques tablissemens agricoles et plusieurs centres
crs par ces premiers colons s'taient tendus de proche en
proche jusqu' la plaine de la Mitidja. Nos compatriotes y ren
contraient une terre d'une merveilleuse fertilit, mais couverte
presque partout de palmiers nains dont le dfrichement tait non-
seulement pnible et coteux, mais trs malsain. Nombre de loca
lits qu'on aperoit maintenant de loin sur le chemin de fer d'Alger
Oran, couronnes des plus magnifiques ombrages, taient alors
dpourvues de toute vgtation et entoures de marais pestilentiels.
La plupart, comme Boufarik, par exemple, ce centre aujourd'hui
si prospre ,dont la population s'est renouvele successivement
jusqu' trois fois, avaient alors une rputation nfaste d'insalubrit et
passaient, dans l'opinion de nos troupes, pour autant de tombeaux.
Cependant, malgr les difficults du dbut, en dpit de l'hostilit
des indignes et de leurs trop frquentes pilleries, l'lment euro
pen allait gagnant chaque jour du terrain, non-seulement prs
d'Alger, mais aux environs d'Oran, de Bne et de Philippeville, et
tout le long du littoral. Son essor alla mme jusqu' donner brus
quement aux terres primitivement concdes des civils une valeur
assez considrable pour susciter d'assez fcheuses spculations de
la part de personnes coup sr fort peu soucieuses de l'avenir de
la colonisation. Ce fut pour mettre obstacle ce scandaleux trafic
que desarrts successifs pris par les divers gouverneurs imposrent
aux concessionnaires, de 1840 1847, certaines clauses rsolutoires:1 construire une maison d'exploitation en rapport avec l'tendue
du terrain concd ;2
planter un certain nombre d'arbres par
hectare ;3 dfricher et mettre les terres en valeur ;
4 les entourer
d'une haie ou d'un foss. A ces conditions, le colon ne recevait encore
22 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
qu'un titre de possession provisoire. Des inspecteurs de colonisation
devaient en outrevrifier, aprs un temps donn, l'tatde la conces
sion, et, si les clauses stipules pour l'octroi de la proprit dfinitive
du sol n'avaient pas t remplies, le colon pouvait tre vinc (1).
On devine aisment les inconvniens d'un pareil systme unifor
mment applicable toutes les parties d'un immense territoire, dont
les circonstances conomiques varient l'extrme d'une centre
l'autre, quant la nature du sol et l'espce des productions agri
coles qu'il est en tat de fournir. Mais tel est le fond peu prs
immuable de tous les plans de colonisation officielle, et le rsultat
le plus sr en a toujourst de paralyser force d'entraves et d'in
stabilit les fconds efforts de l'initiative individuelle. Le suprme du
genre n'tait pas toutefois encore atteint. Il restait essayer d'impa-
troniser en Algrie des colonies militaires l'instar de celles qu'a
vaient jadis fondes nos devanciers les Romains. Cette ide avait
souri au marchal Vale, qui, par un arrt en date du 1 octobre
1840, songea, le premier, crer prs de Colah une colonie militaire
de 300 soldats, auxquels furent allous conditionnellement quelques
hectares de terre, avec un emplacement propre servir de centre
aux constructions rurales qu'ils taient tenus de btir. Les avan
tages stratgiques de cette combinaison taient de nature frapper
vivement l'imagination du marchal Bugeaud, qui, dans des occa
sions rcentes et dcisives, venait de remporter sur les Arabes
de brillantes victoires. Elle allait droit au cur du grand homme
de guerre et du fervent agriculteur qui avait adopt la fire devise :
Ense et aratro. Aprs Isly, tous les efforts du marchal, dont l'in
fluence sur la direction donner aux affaires algriennes tait deve
nue justement dominante, tendirent faire agrer par le gouverne
ment un ensemble de mesures labores de longue date avec amour
jusque dans leurs moindres dtails et juges par lui indispensables
au succs de la colonisation. Au ministre de la guerre l'adhsion
fut complte. A vrai dire, l'expos des motifs du projet de loi dposau commencement de 1847 par le titulaire de ce dpartement, legnral Moline de Saint-Yon, pour demander l'ouverture d'un crditde 3 millions affecter l'tablissement de camps agricoles en
Algrie, n'tait que le dveloppement des ides du marchal. Il taitclair qu'il en tait l'auteur, et c'tait lui, en ralit, qui avait tenu la
plume. Outre qu'il expose clairement le plan dont il s'agit, ce docu
ment officiel indique avec grande prcision o en taient les essais
de colonisation expriments, en 1847, sur le territoire de nos trois
(1) Arrt du 4 mai 1841, ordonnances des 21 juillet et 1 septembre 1845, des6 juin et 1 juillet 1847.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 23
provinces ; c'est pourquoi nous en reproduirons ici les passages les
plus essentiels :
... Malgr toute l'attention apporte par le gouvernement la coloni
sation en Algrie, ce n'est gure qu' partir de 1842, disait l'expos des
motifs, que cette uvre longue et difficile a pu devenir l'objet d'efforts
puissans et continus... Trois petits villages crs grand'peine, deux
dans la banlieue et un dans la Mitidja, quelques concessions isoles
dans le voisinage des villes d'Alger, de Bne et d'Oran, l'tablissement
de quelques colons dans les villes de Blidah, Colah et Cherchell, voil
tout ce qu'on a fait et pu faire... De 1842 1845, quinze centres, dont
une petite ville, ont t fonds dans le Sahel; vingt-sept taient crs
ou en voie de construction dans la province d'Alger, huit dans la pro
vince d'Oran et huit autres galement dans la province de Constan
tine...
Tout en se flicitant des rsultats acquis et en tmoignant de sa
confiance dans la future prosprit des villages en voie de prpara
tion, le ministre de la guerre se demandait s'il ne conviendrait
pas d'tablir dans les vides qui sparaient ces centres les uns des
autres, non -seulement des concessionnaires riches et dots de
grandes tendues de terrain, mais une colonisation plus forte, plus
dfensive que la colonisation compltement libre, compltement
civile, en un mot une colonisation arme... Cette colonisation,
dans la pense du marchal Bugeaud et du gnral Moline de Saint-
Yon, devait tre une vritable avant-garde destine se servir
du fusil comme de la bche, une sorte de bouclier pour les ta-
blissemens placs derrire elle... Les hommes habitus au mtier
des armes, continuait le ministre, sont seuls en tat de fournir un
choix de sujets jeunes, vigoureux, acclimats, aguerris, nergi
ques et capables de tenir les Arabes en respect (1). n Venaient
ensuite, dans l'expos des motifs, des dtails circonstancis sur la
meilleure manire d'organiser ce corps de soldats d'lite appels
devenir des colons modles. On renonait y admettre les librs
du service, parce que l'exprience avait dmontr qu'ils taient en
gnral plus presss de retourner en France cultiver les terres de
leurs parens que de faire valoir celles qu'on leur promettait en
Algrie. Les militaires ayant encore trois annes servir sous les
drapeaux donnaient plus de garantie parce qu'ils demeuraient assu
jettis aux rgles d'une stricte discipline. Cependant, comme il est
(1) Voir l'expos desmotifs du ministre de la guerre, gnral Moline de Saint-Yon.
(.Moniteur de 1847, page 420.)
24 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
difficile de faire de la colonisation avec des clibataires, il leur tait
octroy un cong de trois mois au bout desquels ils taient disci-
plinairement tenus de revenir en Algrie muni chacun d'une pouse
lgitime.
Volontiers on se croirait en prsence de quelque utopie ou du
rve bienfaisant d'un despote oriental. Loin de l! Le systme que
le gouvernement proposait aux chambres franaises d'instituer par
voie lgislative, le marchal Bugeaud l'avait dj pleinement inau
gur titre d'exprimentation. Il avait commenc par fonder
Fouka un village compos de librs ; puis, comme il n'avait pas
trouv chez eux assez de zle pour la culture ni assez de docilit
pour ses conseils agricoles, il avait cr, Mered et Mehelma, deux
autres villages ne comprenant que des hommes devant encore trois
ans de service l'tat. A peine installs sur leurs futures conces
sions, ces militaires avaient reu un cong rgulier pour s'aller
mettre en qute des compagnes qu'ils devaient associer leur sort.
La ville de Toulon n'avait pas t peu surprise de voir un beau
matin une vingtaine de jeunes soldats descendre sur ses quais et
parcourir ses rues, avec lamission officielle de dcouvrir et de rame
ner au plus vite Alger un nombre gal de jeunes filles se sentant
la vocation de contribuer au peuplement de notre colonie. Plus
d'une feuille publique s'amusa de ce mode nouveau de recrute
ment,mais le marchal, qui ne regardait pas payer de sa plume
pour dfendre les uvres qui lui taient chres, ne manqua pas de
faire constater dans le Moniteur (1) que c'tait la propre femme dumaire de Toulon qui avait bien voulu se charger de diriger elle-
mme, avec un zle patriotique etmritoire, les choix de ces couples
parfaitement assortis. Pour un peu, la note officielle, non contente
de rtablir ainsi la vrit des faits, aurait conclu par cette phrase
qu'on lit la fin de la plupart des romans difians : Us furent trs
heureux et ont eu beaucoup d'enfans.La chambre des dputs se trouvait donc avoir discuter un
projet parfaitement srieux, ayant mme reu un commencement
d'excution et qui peut, bon droit, passer pour le beau idal de
la colonisation officielle. Cependant la commission parlementaire ne
lui fut aucunement favorable. Son rapporteur, M. de Tocqueville,ne se borna point produire, comme nous l'avons dj dit, les
fortes objections qu'il avait, en principe, contre les procds tou
jours un peu factices, suivant lui, qui sont l'usage des partisans
de toutes les colonisations officielles ; il critiqua avec gravit, mais
non sans une certaine vigueur qui dut lui paratre un peu amre,
(1) Moniteur de 1847, page 614.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 25
la tentative essaye par le marchal dans les centres militaires de
Fouka, de Mered et de Mahelma. U ne craignit pas d'affirmer qu'elle
n'avait pas t heureuse : En ralit, la condition des colons
sortis de l'arme ou des soldats encore soumis aux lois militaires
n'apparaissait pas comme ayant t, en aucune faon, avanta
geuse pour eux. Ils taient presque tous misrables. Nulle part leur
succs n'avait t en rapport avec les sacrifices que l'tat s'tait
imposs... En Algrie, ajoutait avec raison M. de Tocqueville,faisant, propos de circonstances du moment, une rflexion gn
rale malheureusement applicable toutes les tentatives de colonisa
tion en Algrie, l'tat, qui n'a recul devant aucun sacrifice pour
faire de ses propres mains la fortune des colons, n'a presque pas
song les mettre en position de la faire eux-mmes (1).
Les conclusions du rapport, rejetant en bloc le projet de loi pour
l'tablissement de camps agricoles, avaientt acceptes l'unani
mit par les membres de la commission. Au cours des dbats enga
gs sur les crdits extraordinaires de l'Algrie, dbats pendant lesquels les dispositions de la chambre s'taient clairement manifestes,
le nouveauministre de la guerre, le gnral Trzel, vint dclarer la
tribune qu'une ordonnance royale du 11 juin 1847 avait prononc
le retrait du projet de loi sur les camps agricoles. C'tait l'enterre
ment dfinitif du plan que le marchal avait toujours choy avec
une tendresse toute particulire. Nul doute que l'chec ne lui en
aitt fort sensible. Peut-tre en voulait-il un peu au ministre de
ne l'avoir pas trs vigoureusement dfendu et de l'avoir si vite et
trop facilement abandonn (2) . Toujours est-il que trois semaines plus
tard lemarchal Bugeaud abandonnait l'Algrie pour n'yplus revenir.
Ajoutons qu'aprs 1848,letempset de plusmres rflexions aidant,
le marchal parut lui-mme assez revenu des ides dont il avaitt
le plus ardent promoteur. Dans une brochure, publie Lyon en
1849, il n'a pas hsit reconnatre avec une sincrit bien place |dans la bouche du glorieux vainqueur qui avait rendu tant de
signals services notre colonie, quels dboires lui avaient causs
les trois centres militaires o la fantaisie lui avait pris de rendre
obligatoire, pour ses soldats, le travail en commun. U faut l'en
tendre raconter d'une faon piquante l'accueil glacial qu' sa pre
mire visite, il rencontra de la part de ces hommes habitus le
saluer de leurs acclamations. Il les trouva, sur le seuil de leurs
portes, mornes et presque impolis. Il ne recueillit que des plaintes.
(t) Rapport de M. de Tocqueville. (Moniteur de 1847, page 1446.)
(2) Voir le Marchal Bugeaud d'aprs sa correspondance intime, par M. le comte
H. d'Ideville.
i
26 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
Au lieu d'un surcrot de production, qu'il avait cru devoir rsulter
du travail en commun, c'tait l'mulation dans la paresse qu'il avait
involontairement provoque. Les socialistes, affligs de voir sou
vent la misre ct de l'aisance et mme de la richesse, poursui
vent la chimre de l'galit parfaite. Us croient, ajoutait tristement
le marchal en se rappelant, sans doute au lendemain des journes
rvolutionnaires de Paris, le spectacle que lui avaient nagure offertles trois villages de sa cration, ils croient l'avoir trouve dans l'as
sociation ; mais ils se trompent ; ils n'obtiendront que l'galit dans
la misre (1).
La misre pour de braves gens au sort desquels, comme mili
taire et comme agriculteur, il portait le plus vif intrt, voil bien
quoi avait abouti, au bout de peu de temps, l'essai tent par le
marchal Bugeaud. Quant la colonisation, elle n'en profita gure
elle-mme, car, lisons-nous dans un ouvrage ayant pour titre : l'Al
grie en 1880, ou le Cinquantenairedune'
colonie, les soldats de
ces trois villages rentrrent presque tous chez eux, abandonnant
leur proprit ventuelle (2).
Le systme de colonisation qui venait d'chouer ainsi devant le
parlement tait sorti arm de toutes pices du cerveau d'un emi
nent soldat, auquel ne manquaient ni l'exprience, ni le bon sens, ni
assurment la connaissance des choses de l'Algrie. C'tait toute
fois une conception un peu factice, o les habitudes du mtier et
une sorte de fantaisie personnelle avaient tenu beaucoup de place.
Il n'entrait, au contraire, aucune fantaisie dans les mesures prises
par deux autres gnraux non moins attachs notre colonie afri
caine, qui, peu de temps aprs les journes de juin, songrent la
doter d'une population bien diffrente de celle que le vainqueur
d'Isly aurait prfr y tablir. En 1848, Cavaignac et La Mori
cire obissaient rsolument, mais sans beaucoup d'illusion, de
cruelles ncessits. C'tait le moment o Paris regorgeait d'ou
vriers sans emploi; la prudence et l'humanit conseillaient de leur
mnager une issue. A ce titre, nos possessions dans le nord de
l'Afrique s'offraient naturellement l'esprit. Tout sacrifice appliqu
cette destination prenait la forme d'un intrt national (3). Un
dcret sign par le chef du pouvoir excutif, la date du 19 sep-
(1) Les Socialistes et le Travail en commun, par le marchal Bugeaud d'Isly. Cha
noine, imprimeur, 1849.
(-2) Le Cinquantenaire d'une colonie : l'Algrie en 1880, par Ernest Mercier.
(3) Rapport de M. Reybaud, sance du 6 avril 1850. Moniteur du 12 avril 1850,page 1190.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 27
tembre 1848, fixait douze mille le nombre des colons expdier
en Algrie, auxquels mille cinq cents autres furent adjoints au mois
de novembre suivant, ce qui portait le chiffre total treize mille
cinq cents. Cinquante millionsde francs formrent la dotation de
cette entreprise,Tsavoir : 5 millions sur l'exercice de 1848, 10 mil
lions pour 1849, le surplus rpartir sur les exercices suivans. Un
arrt du gnral LaMoricire, ministre de la guerre, annonait, le
27 septembre, que chaque colon recevrait :1
une habitation
que l'tat ferait construire;2
un lot de terres de 4 12 hectares,suivant le nombre des membres de la famille;
3 les semences, des
instrumens de culture, des bestiaux et enfin des rations de vivres
jusqu' la mise en valeur des terres (1). L'appt tait considrable
el l'affluence des demandes fut norme. Il y avait ncessit de faire
un choix. Ds sa seconde sance, une commission parlementaire
nomme cet effet s'occupait sans relche, avec un rel dvou
aient, de la classification des bnficiaires et prsidait au dpart
des convois. A dfaut des chemins de fer, qui n'allaient pas encore
jusqu' Marseille, ni mme jusqu' Lyon, ils prenaient les voies
fluviales, et c'tait sur la Seine, Bercy, qu'avaient lieu les embar-
quemens, non dpourvus de quelque clat et d'une certaine mise
en scne. La sympathie pour les migrans tait gnrale; l'en
thousiasme pour l'uvre elle-mme ne faisait pas non plus dfaut,
et, comme d'usage, on se servait pour l'exprimer de la phrasolo
gie dclamatoire qui tait la mode du jour. On commence
comprendre, disait un article du Courrier franais, reproduit par
le Moniteur, que l'Algrie est destine rsoudre le problme social
qui, depuis le 24 fvrier, agite la France... L'Algrie n'est plus
aujourd'hui une question politique, elle est devenue une question
sociale... Terre de perdition sous la monarchie, c'est une terre pro
mise sous la rpublique... Les citoyens qui vont s'y rendre n'au
ront pour ainsi dire qu' la frapper du pied pour en faire sortir les
moissons, les herbes potagres et les arbres rcolte, vignes, oli
viers etmriers, etc... (2). Avant la fin de l'anne, quinze convois
de colons quittrent ainsi successivement la capitale, emportant
les vux d'une population mue, et fortifis, au moment des der
niers adieux, par les discours pleins de promesses d'hommes con
sidrables et dignes de foi qui leur annonaient en toute sincrit
une re de bonheur et de prosprit. Les reprsentans de l'assem
ble nationale n'avaient pas t les seuls encourager, l'heure
du dpart, par de chaudes et cordiales paroles, ceux qui allaient
(1) Moniteur de 1848, page 2616.
(2) Moniteur de 1848, page 2744.
28 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
quitter le sol natal. Ce qui tonnera peut-tre quelques-uns des
rpublicains de nos jours, ils avaient tenu se faire seconder, dans
cette tche patriotique , par les dignitaires les plus minens du
clerg de Paris. Aprs les discours tout politiques de M. Trlat,prsident de la commission parlementaire, venaient les harangues
toutes chrtiennes de M. l'archevque de Paris ou de quelques-uns
de ses grands vicaires. A MM. Recurt et Henri Didier succdaient
comme orateurs M. Sibour, l'abb Buquet, M. le grand vicaire
de La Bouillerie, et les accens de ces ecclsiastiques ne semblaientpas pntrer moins avant dans l'me des auditeurs. La forme tait
diffrente ; la confiance, et, pour quelques-uns, il faudrait dire la foi
dans le succs, taient gales de part et d'autre. Au dpart du
quinzime et dernier convoi, organis et command par un ancien
officier de l'arme d'Afrique, aprs quelques paroles patriotiques
prononces par M. Trlat, au moment o il remettait, comme d'ha
bitude, aux migrans le drapeau aux trois couleurs, ce fut le tour
du cur de Saint-Ambroise de s'adresser eux. Dieu, s'cria-
t-il,bnira votre voyage , car vous vous dirigez vers sa terre.
Toute la terre est Dieu sans doute; mais, de mme que la terre
promise tait son bien, ainsi l'Algrie, qui offre tant de rapports
avec la Palestine, est le bien de Dieu de prfrence toute autre
rgion. Comme les Franais qui s'embarqurent avec saint Louis,criez-vous : Diex volt! (Dieu le veut!), nous marchons forts
de son secours. Nous faisons voile de par Dieu; nous arrive
rons bon port. Cependant les colons poussaient des acclama
tions de joie, la foule enthousiaste saluait de ses applaudissemens
le bateau prt s'loigner, et le Moniteur, en reproduisant la
scne, regrette, comme son ordinaire, que la population tout
entire de Paris n'ait pas pu tre tmoin d'un si magnifique spec
tacle (1).
Il est curieux de suivre pas pas les phases diverses de ce grand
exode de 1848, dont les dbuts commenaient sous de si heureux
auspices. Les premiers convois furent dirigs du ct d'Oran, parce
que les tudes pour l'tablissement des colons y avaientt depuis
longtemps acheves ; mais les treize mille cinq cents migrans furent
rpartis dans une gale proportion entre les trois provinces (2). Us
rencontrrent partout un bon accueil. Dans quelques localits, les
habitans du pays avaient d'avance ouvert des souscriptions pour
leur venir en aide. Les Arabes mme avaient paru s'intresser
leur sort. Les commandans militaires montrrent beaucoupd'em-
(1) Moniteur de 1848, page 3409.
(2) Moniteur du 12 octobre 1848.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 29
pressement leur pargner les embarras du premier tablissement.
Ils tmoignaient en leur faveur. Rien de plus satisfaisant, crivait
le gnral Saint-Arnaud au 25 novembre 1848, que le spectacle
des nouveaux villages. La tenue des colons, leur excellent esprit,
leur courage justifient tous les loges, et permettent toutes les esp
rances (1). Toutefois les impressions deviennent graduellement
moins bonnes sur leur compte et le dsenchantement commence se
faire jour parmi eux. Aux premiers mois de 1849, ils ne dsesp
rent pas encore, mais la confiance dans l'avenir a beaucoup dimi
nu. Les sants sont toujours bonnes, crit avec prvoyance un
correspondant de Constantine ; mais bientt les grands travaux de la
moisson vont commencer et causeront plus de fatigue aux colons
que la culture de leurs jardins (2). Quelques-uns commencent
se plaindre de l'abandon dans lequel on les a laisss aprs leur
arrive, et ces plaintes trouvent un cho et peut-tre quelques exci
tations dans les journaux du pays. Le ministre de la guerre est
oblig d'intervenir et fait dclarer par une note insre au Moni
teur que les colons venant journellement de Paris ou des dparte
mens ne peuvent avoir droit aux mmes subsides que les familles
dsignes sur la proposition de la commission institue par la loi
du 29 septembre 1848 (3). A Oran, un journal de la localit pr
sente le relev de ce qui s'est pass dans cette subdivision : Sur
3,144 colons, 126, dont 75 clibataires, sont dj partis, soit pour
rentrer en France, soit pour reprendre leurs anciens mtiers dans
les villes de la province, il y en a eu 20 d'expulss. Dans la subdivi
sion de Mostaganem, sur 1,834 personnes habitant sept villages,
138 ont quitt, dont 67 clibataires. U y a eu 11 expulsions. Les
dcs ontt nombreux, et la mortalit a svi surtout sur les enfans.
90 dcs pour 115 naissances,
Nous ne trouvons point au Moniteur de chiffres prcis pour les
autres subdivisions, mais nous avons lieu de croire que, dans la
province d'Alger et dans celle de Constantine, il en fut peu prs
de mme. Les dparts y taient nombreux. Parmi les demeurans,les habitudes de fainantise et d'insubordination avaient pris le des
sus; Mazagran, des troubles clatrent parmi les colons, qui ne
voulaient pas reconnatre l'autorit du maire plac leur tte, et le
sous-prfet avait t oblig d'intervenir pour rtablir l'ordre. Les
ressources financires pour l'exercice de 1849 ont d'ailleurs t vite
puises, et le ministre de la guerre annonce, le 2 mars 1849, qu'il
(1) Moniteur de 1848, page 3470.
(2) Moniteur de 1849, p. 1352.
(3) Moniteur de 1849, p. 2098.
30 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
ajournera l'envoi de nouveaux convois, parce que, dit-il, la saison
est trop avance, mais, en ralit, parce qu'il commence conce
voir des doutes sur le succs de l'entreprise dont la direction lui a
t confie (1).
Tel tait l'tat des choses, quand intervint une dcision de la com
mission budgtaire de l'assemble accordant un nouveau crdit de
5 millions pour envoi de nouveaux colons, et pour secours donner
aux anciens migrans, mais stipulant : que l'emploi de ce crdit
n'aurait lieu qu'aprs qu'un rapport circonstanci sur l'tat de la
colonie algrienne auraitt soumis l'approbation du corps lgis
latif. La commission nomme par le ministre de la guerre, afin de
dgager sa responsabilit personnelle, partit de Paris le 27 juin pour
Alger, avec mission de pntrer dans l'intrieur des terres et de se
rendre compte de tout par elle-mme. Quarante et un villages o
sjournaient les colons furent, de sa part, l'objet d'une enqute mi
nutieuse. De l'inspection qu'elle avait faite et des documens qu'elle
avait runis, il ne rsultait rien de favorable l'envoi de nouveaux
colons (2). Quand vint la discussion l'assemble, ce fut le rappor
teur, M. Ch. Reybaud, qui ouvrit les dbats. Son discours, qui
obtint l'assentiment peu prs universel, rsume brivemenlren
termes pleins de clart et de bon sens ce qu'il faut dfinitivement
penser de la tentative de colonisation essaye en Algrie au moyen
des migrans de 1848 :
Dans cette question des colonies agricoles de l'Algrie, il est
deux points sur lesquels tout le monde semble d'accord : le pre
mier, c'est que ces colonies ont t le produit de la ncessit, des
circonstances, et qu'elles ont t, dans une proportion notable du
moins, composes d'lmens dfectueux peu en harmonie avec leur
destination... Voil un premier point dont l'vidence n'est plus
dmontrer... Le second est de s'abstenir de tout acte, presque de
toute parole qui pourrait ressembler une condamnation anticipe
et ajouter de nouveaux germes de dcouragement ceux qui exis
tent dj sur les lieux... Il y a plus d'une critique faire, plus
d'une objection lever sur ce qu'ontt ces colonies, sur ce qu'elles
auraient pu tre. Les sacrifices n'ont past en rapport avec les rsul
tats. On aurait pu employer les ressources du trsor des crations
mieux ordonnes et plus profitables. Qui n'en a pas le profond senti
ment?.. D'accord avec la commission du budget, d'accord avec le
gouvernement, notre commission vous propose de dcider : Qu'
l'avenir, il ne sera plus fond de colonies agricoles en Algrie dans
(1) Moniteur de 1849, p. 679.
(2) M. Charles Reybaud. (Moniteur du 5 juillet 1850, page 2289.)
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 31
les mmes conditions ni avec les mmes lmens. Il est temps de
s'arrter dans une voie o la dpense n'est pas en rapport avec les
produits (1).
Ces conclusions de la commission furent acceptes en troisime
lecture et presque l'unanimit par l'assemble. Quant aux sages
avertissemens dont M. Reybaud s'tait fait l'interprte, en 1850,ils n'taient pas destins peser d'un grand poids, vingt ans aprs,
sur les dterminations d'une autre assemble patriotiquement ,
mais un peu tourdiment empresse de recourir, pour aider au
dveloppement de notre colonie algrienne, presque aux mmes
moyens dont nous venons de constater l'insuccs.
Ge qui console un peu, quand il faut, par respect pour la vrit,reconnatre les mprises dans lesquelles sont parfois tombes nos
assembles dlibrantes franaises, c'est que les mesures irrfl
chies qu'elles ont trop souvent adoptes l'improviste leur ont
presque toujours t dictes par quelque sentiment d'irrsistible
gnrosit. Ce fut le mobile qui dcida, en 1848, les reprsentans
du peuple diriger vers l'Algrie les ouvriers dclasss de Paris.
Ce fut encore un mouvement de sympathie non moins spontan
qui poussa, en 1871, l'assemble nationale attribuer 100,000 hec
tares de terre dans notre colonie africaine aux Alsaciens-Lorrains
originaires des provinces annexes l'empire allemand. Introduite
Versailles, ds les premires sances, par voie d'initiative indivi
duelle, cette proposition fut aussitt acclame. Les termes dans les
quels elle tait conue expriment d'une faon touchante quelle tait
la proccupation de ceux qui l'avaient rdige, lorsqu'ils deman
daient tristement leurs collgues de la voter comme une sorte
d'attnuation, si lgre et si incomplte qu'elle ft, aux dures con
ditions de paix que, peu de jours auparavant, ils avaientt contraints
de signer avec les dtenteurs de nos provinces perdues :
L'assemble nationale, disaient les signataires de la proposition,
attache par des liens de cur indissolubles aux patriotiques popula
tions de l'Alsace et de la Lorraine, dont elle a cd avec une douleur
profonde, sous l'empire de circonstances qu'elle n'a pas faites, le ter
ritoire matriel, et voulant, autant qu'il est en son pouvoir, garder les
armes et les bras de ces races si vaillantes, dcrte :
Art. 1er. Une concession de 100,000 hectares des meilleures
terres dont l'tat dispose en Algrie est attribue aux Alsaciens et Lor-
(1) Discours de M. Reybaud, sance du 5 juillet 1850. (Moniteur, page 2289.)
32 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
rains habitant les territoires cds, qui voudront, en gardant la natio
nalit franaise, demeurer sur le sol franais.
Art. 2. Le transport gratuit aux frais de l'tat et une indemnit
de premier tablissement seront accords aux individus et aux familles'
dclarant vouloir user du bnfice qui leur est offert.
Art. 3. Une commission de quinze membres sera nomme pour
tudier et prparer, dans le plus bref dlai possible, la srie des me
sures qui devront rglementer l'excution de la prsente loi (1).
Au 15 septembre suivant, la motion parlementaire devenait une
loi dfinitive insre au Moniteur, et prcde d'un rapport de M. Ca
simir Perier,ministre de l'intrieur. Deux dcrets du 16 et du 28 oc
tobre rglaient, enmme temps, le mode de distribution des terres
allouer aux colons. Le titre premier disposait que le colon qui jus
tifierait de la possession d'un certain capital devrait s'engager le
dpenser pour la mise en valeur de sa concession, mais qu'il n'en
I deviendrait propritaire dfinitif qu'aprs avoir fourni la preuve des
(dpenses effectues. II n'est pas besoin de dire que peu d'Alsa
ciens-Lorrains (une trentaine peu prs) taient en tat de rem
plir ces conditions, tandis que celles du titre n s'appliquaient au
plus grand nombre. Le titre u apportait une notable innovation
(fut-elle trs heureuse?) au systme prcdemment suivi. La con
cession tait transforme en un simple bail d'une dure de neuf et,
plus tard, en 1874, de cinq annes, aprs~lesquelles, les conditions
de rsidence et de mise en culture tant remplies, le colon devenait
propritaire dfinitif. II rsultait de cette combinaison une aggra
vation des anciennes clauses rsolutoires; elle plaait le conces
sionnaire dans la situation fort prcaire d'un fermier qui, courant
le risque d'tre dfinitivement vinc, se trouvait dans l'impos
sibilit de contracter le moindre emprunt sur des terres qu'il
ne lui tait pas loisible de donner en gage.
La contenance des lots allous aux Alsaciens-Lorrains tait un
peu plus considrable que pour les migrans de 1848 ; le dcret
portait, en effet, qu'il leur serait donn de 3 10 hectares par
tte, les enfans et les domestiques comptant comme units. Cela
mme n'tait pas encore suffisant. Le souvenir des difficults contre
lesquelles on s'tait jadis heurt et des checs qu'elles avaient ame
ns tait dj compltement oubli, et l'on retomba peu prs
dans les mmes erreurs que par le pass. Le triage opr sur place
par les comits de Nancy et de Belfort entre les demandeurs de
(1) Proposition de M. de Belcastel et de quelques-uns de ses collgues, dpose le
20 juin. (Moniteur du 22 juin 1871.)
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 33
concessions ne fut pas toujours trs heureux. Sur la simple annonce
des terres mises leur disposition, beaucoup d'individus origi
naires des provinces annexes taient accourus en Algrie dpour
vus de toutes ressources et nullement prpars par leurs profes
sions antrieures l'existence pnible qui les attendait sous un
climat si diffrent du leur. A plusieurs points de vue, le nouvell
ment de colonisation que les dsastres de 1870 amenaient en Alg
rie, tout en laissant encore dsirer, valait mieux que celui qu'yavait dvers la rvolution de fvrier. Ces nouveaux arrivans avaient
d'ailleurs sur les colons d'autre provenance ce triste avantage que,
chasss sans retour possible du sol natal, ils taient moins enclins
se laisser dcourager par les preuves du premier dbut et
prts s'imposer les plus rudes privations, afin de se refaire, en
terre demeure franaise, la patrie qu'ils avaient cruellement per
due. Cette fois encore les cultivateurs se trouvaient tre de beau
coup les moins nombreux. Presque tous les Alsaciens taient des
ouvriers de fabrique. Pour ces hommes, entours la plupart d'une
nombreuse famille, habitus vivre dans des villes opulentes et
y toucher de gros salaires, dont les femmes, les enfans mme
trouvaient le plus souvent s'employer ct d'eux des tra
vaux rmunrateurs, quelle dception d'tre ainsi tout coup
dposs sur une terre brlante et nue, de laquelle il leur fallait tout
attendre et qu'ils n'avaient cependant jamais appris cultiver! Ce
n'tait point le sol qui allait leur faire dfaut. Les terrains abon
daientpar suite du squestremis par l'amiral deGueydon sur les biens
des tribus rvoltes; ce qui leur manquait, c'tait le moyen de s'y
tablir n'importe comment. L'administration algrienne avait, en
effet, t prise au dpourvu. Dans le premier moment, elle n'avait
pas d'argent sa disposition, car il n'y avait pas eu de crdit rgu
lirement ouvert, et les ressources ncessaires pour subvenir
tant de besoins avaient d tre prises, non sur les fonds du bud
get, mais sur les amendes imposes aux chefs insurgs et dont "\
l'amiral de Gueydon avait la libre disposition. Peu peu quelque_J
ordre s'tait mis toutefois dans cette lamentable situation, grce
la puissante impulsion donne par le gouverneur gnral, grce
aussi l'activit des autorits administratives civiles, mais grce
surtout, il faut le dire, l'efficace coopration des commandans
militaires des trois provinces, anims, l'envi les uns des autres,
de la meilleure volont l'gard de nos malheureux compa
triotes et que secondaient sur place, avec un zle intelligent qui
ne s'est jamais lass, des comits locaux composs Alger,
Oran et Constantine des personnes les plus notables du pays. A
Oran, les gnraux Osmont et Crez, Constantine, le gnral de
3
34 Li. COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
Galliffet, avaient, avec le plus gnreux empressement, prt des
transports d'artillerie et dtach des escouades de soldats du gnie
pour hter les constructions destines abriter les nouveaux dbar
qus. Cependant, la fin de 1872 et au commencement de 1873, ils'en fallait de beaucoup que, dans la plupart des localits, l'installation dfinitive ft acheve. Les hommes logeaient toujours sous
la tente et la plupart des femmes n'avaient encore de refuge, avec
leurs enfans en bas ge, que dans de mchans gourbis improvissla hte. Partout l'tat des sants laissait normment dsirer. Telle
tait la situation dplorable laquelle leministre de l'intrieur rsolut
de pourvoir en instituant une commissionjjgsidejaarJL-WolntYsV j ;et charge de rgler et de surveiller l'emploi des fonds provenant
des souscriptions publiques primitivement destines la libration
du territoire et qui, n'ayant past rclams par les souscripteurs,
devaient, aprs un certain dlai, tre affects l'assistance des
Alsaciens-Lorrains. Sur la somme totale de 6,254,000 francs distri
bue entre les trois comits de l'instruction, de secours et de colo
nisation, ce dernier, le comit de colonisation, avait reu pour sa
part 2,350,655 rancs, qu'il tait charg de distribuer au mieux
pour l'assistance des migrans alsaciens-lorrains en Algrie.
C'est au rapport prsent, le 31 juillet 1875, la commission
gnrale, au nom du comit de colonisation enAlgrie, par M. Guy-
nemer, membre de cette commission, que nous allons emprunter
les renseignemens et les chiffres qui vont suivre (1). Us ne sont
plus approximatifs, comme ceux dont nous avons d nous conten
ter jusqu' prsent. Us sont le produit d'une enqute officiellement
ordonne par une runion d'hommes expriments, scrupuleuse
ment mene jusqu'au bout par un ancien administrateur dou de
l'esprit leplus judicieux, qui avaitvisit lui-mme les lieux plusieurs
reprises et auquel les diverses questions qu'il avait traiter taient
particulirement familires. Rien de vague cette fois. Le tableau
trac est fidle, net et complet; c'est pourquoi il peut servir don
ner, propos de l'migration alsacienne-lorraine de 1871, une ide
strictement exacte des rsultats qu'obtient la colonisation officielle
mme quand elle s'exerce dans des conditions exceptionnellement
favorables et avec le concours empress de toutes les bonnes volonts.
Nous avons ici le bilan mathmatique de ce que cote l'administra
tion l'tablissementd'une familledecolons enAlgrie.Voici les chiffres.
D'aprs les listes nominatives officiellement fournies, il y avait,la date du 1er mars 1875, un total de 863 familles installes comme
colons au titre n en Algrie. 272 de ces familles (1,202 personnes)
(1) Paris, Imprimerie nationale, 1875.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 35
taient installes dans dix-huit villages de la province d'Alger ; 397
de ces familles (1,936 personnes) taient installes dans vingt-huit
villages de la province de Constantine; 194 de ces familles (977 per
sonnes) taient installes dans quinze villages de la province d'Oran ,
total : 863 familles composes de 4,115 personnes dans 60 villages.
Si ces familles on ajoute celles qui sont arrives en Algrie avec
quelques ressources et ont reu des concessions au titre Ier, plus
d'autres familles installes par la Socit de protection et par
M. Jean Dolfus Azib-Zamoun et Boukalfa, on arrive au chiffre total
de 1,020 familles, plus de 5,000 personnes rellement installes en
Algrie au1er
mars 1875 (1).
Si l'on cherche se rendre compte de la dpense qu'a dfiniti
vement occasionne l'installation comme colons des familles dont
l'existence at constate, au1er
mars 1875, dans les divers vil
lages, on trouve :
Pour la construction seulement des maisons. . . . 1,730,793 fr.
Pour assistance directe par l'administration pen
dant les annes 1871, 1872, 1873 et 1874 1,260,017
Pour assistance par le comit de colonisation. . . 1,108,390
Secours de toute espce donns par les comits
de France, d'Alger, Oran, Constantine 700,000
Pour 40 familles restant installer 60,000
Total 4,S59,200 fr.
Dans ces chiffres ne sont pas comprises les dpenses d'intrt
collectif ncessaires pour la cration des villages, c'esrt--dire che
mins d'accs, travaux pour captation des eaux, fontaine, lavoir et
abreuvoir, assiette du village et empierrement des rues, construc
tion des difices publics, tels que mairie, cole, glise et presby
tre, values 150,000 francs quand elles sont compltes pour un
village de 50 feux.
La part proportionnelle qu'il faut attribuer aux Alsaciens-Lorrains
dans les dpenses d'intrt collectif indiques ci-dessus pour les
nouveaux villages se montait, au 31 dcembre 1874, d'aprs les
tableaux dresss par l'inspection des finances au
chiffre de 1,100,000 fr.
Si on y ajoute les chiffres des dpenses pour
construction des maisons et assistance 4,859,200
Cela fait un total de 5,959,200 fr .
(1) Rapport de M. Guynemer, page 17.
36 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
On trouve donc, en rsum, que l'installation des 900 familles [ |aura cot environ, en chiffres ronds, 6,000,000 francs pour les !maisons et l'assistance, soit en moyenne environ 6,888 francs par
'
famille. Comme, au dbut de l'migration, des dtachemens de \l
troupes ontt employs la construction des villages et que, dans
la suite, les colons ont presque partout rencontr, pour leur instal
lation, le concours efficace et gratuit des officiers et des employs de
l'administration, c'est, vrai dire, unminimum de 7,000 francs qu'il
faut quitablement compter pour l'tablissement en Algrie d'une
famille compose de 3, 4 ou 5 personnes. Tout porte mme croire,
vu la sympathie particulire que nos compatriotes des provinces an
nexes ont rencontre enAlgrie et les nombreux secours de nature
diverse qu'ils ont reus sur place et qui ne sauraient se chiffrer en
argent, que l'installation de chaque famille alsacienne-lorraine a d,suivant toute probabilit, coter mme beaucoup plus cher.
Que sont maintenant devenues, l'heure o ces lignes sont
crites, ces 900 familles, objet de tant de bienveillance et de tant de
soins? Cela serait extrmement curieux savoir prcisment. Les
renseignemens officiels fontmalheureusement dfaut. Voici toutefois,
en ce qui les regarde, ce que nous trouvons dans l'ouvrage rcent
d'un ancien habitant de l'Algrie, qui a pris soin de relater avec
une scrupuleuse impartialit, qualit assez rare dans la contre o
il rside, tous les faits qui se sont passs sous ses yeux depuis
environ cinquante ans : Malgr les efforts de l'administration et
des comits, malgr les secours envoys pendant plusieurs annes
de France, la russite fut peu brillante, comparativement aux
efforts et aux sacrifices faits. Quand on cessa de distribuer de l'ar
gent et des vivres, un certain nombre d'Alsaciens rentrrent chez
eux ou se dispersrent ; d'autres attendirent l'expiration des cinq
annes du bail, vendirent leur concession depuis longtemps greve
et disparurent (1).
Prendre les prcautions ncessaires, afin qu'au lieu de se disperser
au boutde quelques annes, lesAlsaciens-Lorrains demeurassent fixs
en Algrie, tel tait le but poursuivre. Une socit fonde aussitt
aprs les dsastres de 1871 afin de venir en aide nos compatriotes
des provinces annexes crut possible de l'atteindre en cherchant
lier les nouveaux colons, non point seulement par des obligations
positives, mais par ces attaches autrement puissantes qui rendent
ii chre au cultivateur laborieux la terre qui le nourrit. Sansvou-
(I) L'Algrie et les Questions algrienne,, M. Ernest Mercier. Paris, Challamel.
LA COLONISATION OFFICILLLE EN ALGRIE. 37
loir faire en aucune faon de la colonisation officielle, elle se propo
sait, en mettant profit, en 1874, les enseignemens rsultant desrcentes tentatives du gouvernement, d'essayer ct de lui, d'accord avec lui, mais avec une entire indpendance d'action, ce quepourrait produire l'initiative d'un comit compos d'hommes unique
ment dsireux de faire acte de bienfaisance et de patriotisme. Ils
n'en taient pas ignorer ce qui s'tait pass l'occasion des
100,000 hectares attribus aux migrans des provinces annexes
et de leurs dfectueuses installations. Un desmembres de ce comit,M. Guynemer, celui-l mme dont nous avons cit le rapport
adress la commission Wolowski, avaitt charg, vers la fin de
l'anne 1872, d'aller visiter tous les colons alsaciens-lorrains diss
mins un peu partout dans les trois dpartemens d'Algrie et de
leur porter, de la part de la Socit de protection, des secours qui
ne montrent pas moins de 130,000 francs. Le retentissement
du voyage de M. Guynemer, les sommes importantes et les con
seils utiles qu'il ne se fit point faute de distribuer pendant son
excursion ont, dans le temps, donn penser beaucoup de per
sonnes, et plusieurs s'imaginent peut-tre encore aujourd'hui que la
socit dont il tait le dlgu n'avait pas craint d'accepter le patro
nage de tous les Alsasiens-Lorrains tablis en Algrie. De l consi
drer cette socit comme responsable des mesures bonnes ou
fcheuses prises leur gard il n'y avait pas loin. Rien de moins juste
cependant, et c'tait plutt le contraire qui tait la vrit. M. Guyne
mer, en effet, avaitt frapp des inconvniens de l'parpillement
infini de ces familles rparties un peu partout, dans des villages
loigns les uns des autres, et noyes pour ainsi dire, au milieu de
populations de provenances trs diffrentes, franaises, il est vrai,
mais dont les habitans de la rive gauche du Rhin ne comprenaient pas
tous la langue. L'aspect des habitations, la plupart insuffisantes,quelques-unes presque insalubres, qu'en raison de l'exigut des cr
dits dont elle disposait, l'administration avaitt rduite construire
pour les nouveaux colons, lui avait inspir de justes inquitudes. Il
s'tait surtoutmu au spectacle offert par les misrables abris o,
vu la presse des premiers momens, et malgr les dangers hygi
niques d'un pareil encombrement, il avait fallu entasser provisoire
ment et ple-mle hommes, femmes et enfans en une sorte de lamen
table promiscuit. Enfin, l'oisivet force dans laquelle avaient d
vivre tantd'
migrans, arrivs n'importe quelle saison de l'anne
et dpourvus, presque tous, desmoindres notions agricoles, en atten
dant l'poque des premiers travaux de culture, lui tait apparue
comme la plus funeste des inaugurations pour la vie de labeur
laquelle ils taient destins.
38 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
Ce fut pour viter semblables dboires aux colons que la Socit
de protection avait dessein de placer en Algrie sous son patronage
direct, qu'au printemps de 1873 son prsident voulut aller lui-
mme choisir sur place les terrains que, moyennant certaines con
ditions, le gouvernement annonait l'intention de vouloir mettre
sa disposition. Quelles taient ces conditions? Comment ont-elles
t remplies? combien se sont monts les frais de l'entreprise, etquel en a t le rsultat dfinitif pour l'avenir des colons dont la
socit de protection prenait les dbuts sa charge ? C'est ce que nous
allons exposer brivement. La tentative a t partielle et le champde l'investigation est restreint. Tout s'est pass au grand jour. Les
comptes ontt tenus par sous, mailles et deniers, comme s'il ett
question d'une spculation industrielle. Une publicit tendue leur
a t annuellement donne. Le contrle est donc ici des plus faciles,et puisque nous nous sommes jusqu' prsent appliqus recher
cher surtout quel est, en chiffres exacts, le prix de revient de l'ta
blissement d'une famille de colons en Algrie, c'est bien l'occasion
de le fixer positivement propos de cette tentative volontairement
circonscrite qui va nous permettre, non plus seulement d'approcher
de lavrit, mais de la faire toucher, pour ainsi dire, au doigt et l'il.
Les territoires concds en toute proprit pardcrets prsidentiels
la Socit de protection, pour tre attribus par elle des Alsa
ciens-Lorrains,c'est--dire Azib-Zamoun, aujourd'hui Hausson-
viller, Boukalfa et le Camp-du-Marchal, sont d'une contenance d'en
viron six mille hectares, peu prs celle de quelques-uns de nos
cantons franais les plus petits, mais les plus peupls, tels que Douai
et Dunkerque dans le Nord, Aix et Nmes dans le Midi.
Squestrs sur les Arabes la suite de l'insurrection de 1871, ces
te-ritoires sont presque contigus les uns aux autres et situs 80 kilo
mtres d'Alger sur la route qui mne de cette ville Tizi-Ouzou,
chef-lieu de l'arrondissement de ce nom, et au Fort-National. Le
gouvernement s'tait engag y excuter, comme pour d'autres
centres, dans un certain espace de temps et suivant un ordre dter
min, tous les travaux ditsd'intrt public, savoir : chemin d'accs,
empierrement des rues, conduite d'eau, fontaine, lavoir, abreuvoir
et plantations, la construction des difices communaux, c'est--dire
l'glise, la mairie, l'cole et le presbytre, enfin, tout ce qui con
cerne le service topographique, c'est--dire la dlimitation des terri
toires et l'allotissement des terres oprer, suivant lesindications
de la socit. Cette dernire prenait son compte la construction
des maisons, le choix et l'installation personnelle des familles, l'achat
des animaux et des instrumens de culture, les semences et lemobi
lier ncessaires un mnage, enfin la nourriture etl'entretien des
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 39
colons jusqu'aprs leurpremire rcolte. Quinze annes taient don
nes la socit pour terminer le peuplement dans trois villages,
dlai au bout duquel l'tat se rservait le droit de rentrer en pos
session des lots de terrains allotis et non occups. Avant la fin de
la septime anne, le peuplement des trois villages tait absolument
complet. Aujourd'hui, nul ne saurait douter que les populations qui
les habitent ne soient acquises pour tout jamais l'Agrie et qu'elles
ne soient destines faire souche d'excellens colons. Reste savoir
quelles conditions ce rsultat a t obtenu.
La socit avait tout d'abord pos ce principe dont elle ne s'est
jamais dpartie, qu'elle n'accepterait, autant que possible, pour
colons que des cultivateurs maris, ou, s'ils sortaient d'un rgiment
de l'arme d'Afrique, des fils de cultivateurs librs du service, ayant
t nagure employs aux travaux de la campagne, ets'
engageant
se marier si leur demande tait accueillie. Les colons une fois
accepts devaient avant de partir pour l'Algrie, ou s'ils y rsidaient
dj, avant d'tre installs sur la concession, signer une convention
dont les clauses rgulariser devant notaire les constituaient moyen
nant la redevance annuelle d'un franc, quelle que ft l'tendue de
la concession, les fermiers de la socit pour l'espace de neuf annes:
Toute libert leur tait laisse pour tirer parti de leurs terres
comme ils l'entendraient, sauf l'obligation de les cultiver eux-mmes,ou par gens leurs gages, et de faire rentrer la socit par des rem-
boursemens successifs dans la totalit des avances qu'ils en auraient
reues. Une fois arrivs Alger, ils taient accueillis au dbarque
ment par l'agent de la socit et par un membre du comit local
afin d'viter de les voir errer dans les rues et subir l'influence de
ces dclasss trop nombreux dont les conseils et l'exemple auraient
pu au dbut tre si pernicieux. Quelques heures aprs, ils taient
conduits aux lieux de leur destination, o ils trouvaient pour y
entrer immdiatement leurmaison toute btie, lesbufs et les instru-
mens aratoires ncessaires pour leur culture, lematriel trs com
plet d'un modeste mnage et, sans figure aucune, leurs lits tout
faits.
Le remboursement intgral des avances faites et exigibles par
diximes, aprs deux annes de rsidence, aurait-il toutefois lieu
rgulirement? Voil la question qui se posait aprs la seconde
rcolte pour Haussonviller, le premier des villages fonds par la
socit. Le recrutement de ce centre avait t fait un peu la
hte, faute d'exprience. Les comits de Nancy, de Belfort, de Lun-
ville et les commandans de nos divisions militaires en Algrie avaient
laiss tomber leur choix sur un personnel dont une partie au moins
laissaitquelquepeu dsirer.En outre, les produits agricoles des deux
40 LA COLONISATION OFFICILLE EN ALGRIE.
,annes coules avaientt plus que mdiocres. Il devenait vident
que, les choses demeurant ainsi, soit qu'il y et manque de bonne
volont, soit impuissance de leur part, les colons de la socit
allaient se mettre sur le pied de tout attendre d'elle, de tout en
exiger avec l'espoir secret, assez mal dguis, d'arriver finale
ment se drober aux remboursemens des avances qui leur avaient
t faites. La socit prit alors trois graves dterminations dont
elle n'a eu plus tard qu' se fliciter. Elle se dcida augmenter
d'une faon considrable, et proportionnellement au nombre des
membres de la famille, l'tendue des terres concdes ses colons.
Elle annona l'intention de leur faire l'abandon gratuit et complet,
l'expiration des neuf annes de bail, de la valeur entire des
maisons qu'ils habitaient, don gracieux qui abaissait notablement
(presque de moiti) la dette dont ils auraient s'acquitter avant
d'tre constitus propritaires dfinitifs de leur concession. Enfin,elle dclara qu'elle se rservait de faire elle-mme directement le
choix des colons tablir dans ses villages et qu'aucune demande
ne serait accueillie quand elle ne serait pas accompagne de l'enga
gement pris par crit de verser la caisse de la socit, avant le
fdpart de France ou sur place Alger, avant toute installation, une
somme de 2,000 francs servant de garantie et qui devait d'ailleurs
tre rendue par fractions l'intress au fur et mesure de ses
besoins dment constats. L'effet de ces mesures se fit sentir l'in
stant mme, presque du jour au lendemain, et l'on peut dire sans
hsitation de la dernire, celle qui exigeait de tout colon un verse
ment pralable en argent, qu'elle a, plus que toute autre, puissam
ment contribu au succs de l'uvre. Immdiatement applique
Boukalfa, le second des villages crs parla socit, la nouvelle con
dition y produisit, comme Haussonviller, les plus heureux rsultats.
A Boukalfa, la Socit de protection avait hrit de huit colons pri
mitivement installs par M. Jean Dolfus, ancien maire de Mulhouse,
dans des maisons dont il leur avait gnreusement fait don. La plu
part de ces ouvriers de fabrique, peu prpars mener la rude vie
des colons, avaient, pour une raison ou pour une autre, assezmal
russi. Cette localit, dont les terres sont fertiles et qui est agra
blement situe prs du Sbaou, sur le penchant d'une verte colline,
mais o quelques cas de fivres s'taient produits au dbut, sem
blait avoir, somme toute et quoique tort, la rputation d'un lieu
mal choisi pour la colonisation. Cependant les demandes abondrent
pour les lots vacans, comme pour ceux qui restaient encoredon
ner Haussonviller ; circonstance singulire et bien encourageante,
elles provenaient des parens, amis et connaissances des familles
dj tablies dans ces deux centres et elles se produisaient juste
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 41
au moment o la clause de la garantie pcuniaire fournir tait
de nature carter ceux des concurrens qui n'auraient past ani
ms d'une intrpide confiance. A partir de ce moment, Hausson
viller, comme Boukalfa, tous les colons ayant accept cette con
dition n'ont jamais rien demand au-del de ce qui leur avait t
promis.
Ainsi confirme dans la justesse de ses vues, la Socit de protec
tion estima qu'il ne lui serait pas impossible de recruter pour le peu
plement de son troisime centre, le Camp-du-Marchal, un personnelde colons plus l'aise et, par consquent, aptes russir plus vite et
plus compltement que ceux qui s'taient jusqu'alors adresss elle.
Le Camp -du-Marchal, situ entre les pentes d'un contrefort du
Djurjura et les rives du Sbaou, forme une plaine ondule d'une
fertilit extrme, dont les bas-fonds sont presque annuellement
inonds par les crues de ce torrent, alors que la fonte des neiges ou
des pluies abondantes en font tout coup un large fleuve au cours
imptueux. Cependant les eaux dverss durant l'hiver tout le longde la rive qui borde le Camp-du-Marchal donnent naissance des
marais sans coulement, dont les manations pestilentielles fort
redoutes devenaient, pendant l't, pour le pays environnant, une
cause vidente d'insalubrit. Avant de songer y tablir aucun
colon, la socit, qui jouissait de l'usufruit de ce territoire depuis
l'anne 1873, appliqua les revenus qu'elle tirait de sa location aux
Arabes creuser des fosss pour couler l'eau de tous les bas-fonds,planter des eucalyptus et des arbres haute tige le long desdits
fosss et dans tous les endroits rests humides. Lorsque ces fosss
furent devenus de vritables petits canaux, presque des torrens, qui
conduisaient rapidement les eaux des terres submerges se perdre
dans le Sbaou; lorsque les arbres eurent atteint une hauteur qui
mtamorphosait absolument tout l'aspect de la plaine; aprs qu'une
commission compose des notables du pays eut dclar qu'elle
tait devenue parfaitement salubre et susceptible d'tre livre la
colonisation, le prsident de la socit et son secrtaire-gnral
se rendirent de leur personne par deux fois Nancy. Ils y avaient
convoqu toutes les familles des pays annexs qui avaient demand
par crit tre admises comme colons au Camp-du-Marchal. Us leur
avaient, au pralable, communiqu les plans de l'assiette du futur
village et celui des maisons deux tages, beaucoup plus spa
cieuses que celles d'Haussonviller et de Boukalfa, qui leur taient
destines et dont la construction devait revenir 4,500 francs.
Ajoutons que les exigences de la socit avaient grandi. C'tait
4,000 francs dont elle exigeait le versement avant le dpart
de France , prenant toutefois l'engagement de restituer sur place
42 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
la moiti de cette somme aux intresss au fur et mesure de
leurs besoins rgulirement constats. Ces conditions furent
acceptes avec reconnaissance. L'embarras tait de choisir entre
les postulans en raison de leurs bons antcdens, de leur robuste
sant, de celle aussi de leurs femmes, car les femmes elles-
mmes avaient t convoques et n'taient point les moins perti
nentes rpondre aux questions qui leur taient adresses. Ces
questions, est-il besoin de le dire, portaient surtout sur leur aptitude comme agriculteurs, sur la quotit du petit capital qu'ils
taient en tat de raliser. La plupart l'valuaient de 5,000
6,000 francs, quelques-uns assuraient qu'ils pouvaient disposer de
12,000 20,000 francs, quand ils auraient vendu les biens immobi
liers, les bestiaux et le matriel d'exploitation qu'ils possdaient
dans leur pays d'origine. Avec ces donnes, leur russite tait cer
taine at, en ralit, l'heure qu'il est, ils ont tous russi.
Pendant ce temps-l, un fait non moins heureux s'tait pro
duit Haussonviller et Boukalfa. Les annuits chues rentraient
facilement; plusieurs colons s'taient par anticipation librs entirement vis--vis de la socit qui avait pu les constituer propri
taires dfinitifs. Enfin un certain nombre d'entre eux taient en
voied'
arrangemens avec le Crdit foncier, dispos leur prter
une somme suffisante pour qu'ils pussent, la fois, teindre leurs
dettes et consacrer le surplus l'amlioration de leur exploitation
agricole. Dans leur dernire assemble gnrale, les fondateurs de
la Socit de protection n'ont pas entendu sans satisfaction leur
eomit annoncer que dix-huit autres familles seraient prochainement
dans la mme situation. Quant aux colons du Camp-du-Marchal,
comme ils ne doivent absolument rien la Socit de protection,
ils seront tous, au cours de l'anne prochaine, mis en possession
dfinitive de leurs concessions.
Lorsqu'on envisage le ct purement financier de la question,
on trouve que la Socit de protection, qui vient d'entamer son
quatrime million, a dpens pour l'uvre qu'elle a entreprise
en Algrie la somme totale de 870,799 francs. Elle y a cr trois
centres, qui sont, dans l'ordre de leur fondation : Haussonviller,
Boukalfa, le Camp-du-Marchal, aujourd'hui compltement peu
pls. A Haussonviller, il y a 53 feux et 296 habitans; Boukalfa,
23 feux et 132 habitans ; au Camp-du-Marchal, 35 feux et 220habi
tans; en tout, pour les trois villages ensemble, 111 feux et 648 habi
tans. Haussonviller a cot, pour la construction de 60 maisons, la
somme de 188,504 francs; Boukalfa, pour la construction de 21 mai
sons, dont 6 doubles, 70,203 francs; le Camp-du-Marchal, pour
la construction de 26 maisons, 81,951 francs, d'o il rsulte que
IA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 43
l'tablissement d'une famille est revenu, les autres frais laisss
de ct, pour Haussonviller 4,188 francs, pour Boukalfa
3,343 francs, pour le Camp-du-Marchal 2,840. francs. Il y a
l une variation dans le chiffre des dpenses pour les trois villages
qui ne laisse pas que d'tre considrable et une diffrence
dans les rsultats acquis qui est vraiment significative. Elle devient
plus frappante encore quand on remarque que, depuis le jour o
la socit a pris le parti d'exiger, titre de garantie, le verse
ment pralable d'une somme d'argent, elle n'a plus eu, sauf une
seule fois, d'expulsions prononcer et que celles des premires
annes (35 sur prs de 700 individus) se rapportent exclusivement
l'poque o elle donnait tout ses colons sans rien exiger d'eux
qu'une promesse de remboursement, et enfin, que la prosprit
des habitans de chacun de ces trois villages se trouve tre prcis
ment en proportion inverse de l'tendue des sacrifices qui ont t
faits pour eux. En un mot, plus la Socit de protection s'est loi
gne des us et coutumes de la colonisation officielle, plus elle a i
laiss ses protgs le soin de se tirer d'affaire presque eux.
tout seuls et avec leurs propres ressources, plus le succs s'est,
accentu.
Mais son succs lui-mme ne prouve gure. Forcment limite,
quant l'tendue des terrains et au nombre de familles tablir,
la tche assume par quelques hommes de bonne volont touchs
de la situation malheureuse de leurs compatriotes des provinces
annexes, garde son caractre d'uvre de bienfaisance. Us ont pu
tre assez heureux pour contribuer dans une certaine mesure au
dveloppement de la colonisation, mais les moyens qui leur ont
russi ne sont pas tous l'usage d'un gouvernement dont le champd'action est autrement considrable et qui ne saurait accepter le
rle de patrons vigilant et de tuteur incessamment attentif de ses
administrs. Jamais des procds compliqus et partant un peu fac
tices ne suffiront peupler sur une grande chelle notre colonie
algrienne. Il n'y a que la libert et le droit commun pour amener,
avec le temps, un aussi grand rsultat.
En passant en revue tous ces essais de peuplement bauchs depuis
tant d'annes en Algrie, je me suis surtout propos de fournir des
exemples, qui ne sont peut-tre pas ddaigner, des illusions dont
les chambres et l'administration auraient se garder si les projets de
loircemmentdpossdevaient tre prochainementmis en discussion?
Les questions qu'ils soulvent mritent au plus haut degr de fixer
l'attention de tous ceux qui s'intressent aux affaires de l'Algrie. Ces
questions sont nombreuses et dlicates, de plus, assez confuses par
elles-mmes et fort mal connues. Il y aurait hardiesse de ma part
44 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
les vouloir aborder toutes. Je me sens toutefois encourag en traiter
quelques-unes, non les moins importantes, enm'
apercevant que les
ides qui me sont propres ne sont pas loin d'tre partages dans
notre colonie par des personnes d'une autorit incontestable sigeant
au conseil suprieur de l'Algrie, ou dans les conseils-gnraux des
trois dpartemens. La comptence spciale des membres du conseil
suprieur du gouvernement, compos de fonctionnaires haut placs
dans la magistrature, dans l'arme, dans l'administration, celle desdlgus lus par chaque dpartement, donnent aux opinions misespar eux une valeur dont il est impossible de ne pas tenir grand
compte, et je crois discerner qu'ils ne conviennent pas tous gale
ment des avantages attribus par de trop ardens promoteurs la
colonisation officielle de l'Algrie, directement entreprise par l'tat
lui-mme. J'ai des craintes ce sujet. Pour ce qui regarde nos com
patriotes des provinces annexes, je ne serais pas, coup sr, indif
frent auxbnfices que, les premiers sans cloute, ils seraient appels
recueillir des sacrifices consentis par l'administration. Mais, un
point de vue plus gnral, sont-ce bien l des sacrifices vraiment
utiles auxquels un gouvernement prudent et judicieux doive se
prter? J'hsite me prononcer, car je ne suis nullement un thori
cien. Les rgles abstraites de l'conomie politique m'imposent
plus qu'elles ne me plaisent. Je crois que leur rigoureuse exacti
tude risque parfois d'induire en erreur, parce qu'elles ne tiennent
pas assez compte de la complexit des choses de ce monde; et d'un
autre ct, je sais que les entranemens d'une sympathie mal rai-
sonne peuvent nuire aux intrts qu'on aurait le plus cur de
servir.
Il me faut donc faire un certain effort pour apporter dans l'tude
de ces questions pineuses une disposition d'esprit suffisamment
impartiale l'gard de deux causes qui me sont galement chres :
le sor des Alsaciens qui songeraient se rfugier en Algrie, et les
futures destines de notre belle colonie africaine.
LA SITUATION ACTUELLE.
Tandis que l'attention du public franais se dirige avec un vil
intrt, non dpourvu de quelques inquitudes, vers tant d'expdi
tions lointaines tentes tout la lois la Nouvelle-Guine et au
Congo, Madagascar et au Tonkin, nous ne saurions tre mal
venus demander notre parlement et nos ministres de vouloir
bien prendre la peine de jeter aussi leurs regards sur d'autrescon-
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 45
trees places un peu plus leur porte, car c'est, coup sr, ledroit de la France d'tre enfin prcisment informe de ce qu'ils se
proposent de faire en Algrie. Dieu me garde de les blmer s'ilssuivent l'avis des hommes politiques considrables, qui, nagure,n'ont point hsit leur conseiller de mettre la main, soit par voiede conqute, soit sous forme de protectorat, sur les points du globe,ft-ce les plus loigns,o la civilisation moderne n'a point encorepntr! Nous ne mconnaissons pas les avantages qui en rsulteraient pour l'accroissement de notre commerce extrieur et l'augmentation de nos dbouchs au dehors. Acqurir de nouveaux
territoires, quoique semblables acquisitions ne soient pas sans
entraner quelques risques et sans occasionner beaucoup de
dpenses, c'est une intention louable sans doute, mais elle n'exclut point apparemment celle de tirer, en mme temps, tout le
parti possible d'autres territoires possds de vieille date. La voix
du bon sens nous crie qu'il est plus sage, plus prudent et cer
tainement beaucoup plus conomique de consacrer nos premiers
et persistans efforts donner ds prsent toute leur valeur ces
belles terres de notre colonie algrienne situe, avec ses 275 lieues
de ctes, l'autre bord de laMditerrane, juste en face de nos portsdu Midi ! L, notre domination accepte sans conteste par tous les
cabinets trangers s'est, peu peu, grce de longs et glorieux
efforts, impose aux indignes. L s'tend, trente heures de Mar
seille et de Toulon, un immense territoire sans limites bien prcises
qui pntre jusque vers les rgions inexplores du centre de l'Afrique
ut dont les ressources infinies, loin d'tre puises, sont, l'heure
qu'il est, presque inconnues encore et trs insuffisamment explo
res.
Dterminer de cect, mme au prix d'importans sacrifices pcu
niaires, un courant considrable d'migrans franais, telleparat avoir
t, depuis trois ans,la proccupation de la chambre des dputs
et des ministres qui se sont, pendant cet espace de temps, succd
aux dpartemens de l'intrieur et des finances. Nous trouvons, de
1880 1883, les tmoignages rpts de cette invariable pense
dans les rapports sur les affaires de l'Algrie des commissions bud
gtaires, comme dans les exposs des motifs des projets de loi, peu
diffrens les uns des autres, qu'ontprsents tour tour les divers cabi
nets; et tous ces documens aboutissent l'ouverture d'un crdit
considrable qui ne monte pas moins de 50 millions. Cette con
clusion uniforme est peut-tre excellente. Voyez toutefois la singu
larit! A peine ce grand programme qui devait aboutir la cration
immdiate de trois cents centres nouveaux a-t-il t pompeuse
ment annonc qu'il a produit le rsultat inattendu d'arrter presque
46 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
absolument l'impulsion donne antrieurement aux travaux de
colonisation. Des devis avaient t dresss l'avance, annuellement destins, soit fonder encore quelques autres villages, soit
complter ceuxdj existant. Mais ces plans, devenus trop mesquins,taient condamns tre peu peu et compltement mis de ct.
On n'y renona pas toutefois de prime abord. A la veille de l'un de
ses dparts pour Paris, dans la sance du 6 dcembre 1880, l'heure
mmeo il prenait congdesmembres du conseil suprieur,M. Albert
Grvy se croyait en tat de pouvoir mener les deux besognes de
front. Tout en faisant pressentir l'adoption prochaine du nouveau
systme dont il revendiquait la paternit et qui, sans charges nou
velles pour l'tat, mettrait la disposition de l'Algrie les capitaux
ncessaires pour imprimer une nouvelle et toute -puissante impul
sion la colonisation, il n'hsitait pas annoncer que le pro
gramme de colonisation prcdemment arrt pour 1880 serait ex
cut dans les premiers mois de 1881 (1)! Ces deux prvisions du
gouverneur gnral devaient tre galement dmenties par l'vne
ment.
En 1881, la convenance d'attribuer 50 millions la colonisation
de l'Algrie est bien, en effet, hautement proclame par la commis
sion du budget de la chambre des dputs, et le gouvernement d
pose un projet de loi conforme ce vu. Mais, Paris, les choses
en restent l. Du vote des 50 millions, il n'en est nullement ques
tion. Il faut que notre colonie se contente de la perspective de ce
gros subside miroitant ses yeux dans un avenir encore incertain
et qui risque de reculer toujours; cette perspective suffit l'ad
ministration pour dclarer sans nul embarras, dans la session du
conseil suprieur du gouvernement , au mois de novembre 1881 :
qu'il ne lui a pas t possible d'excuter les travaux de tous les
nouveaux villages dont les projets avaientt approuvs, ajoutant
avec la mme dsinvolture : que la pnurie des ressources mises
sa disposition ne lui avait pas davantage permis d'imprimer toute
l'activitdsirable aux travaux d'achvement des centres anciens (2).
A la session suivante de 1882, mme dception; la situation s'est
encore aggrave, et M. Tirman, le nouveau gouverneur gnral, la
fait ainsi connatre aux membres du conseil : Depuis un an ,les
ressources affectes la colonisation ayant fait entirement dfaut,on at dans la douloureuse ncessit d'arrter l'lan des colons et
(1) Discours de M. le gouverneur gnral civil l'ouverture de la session du conseil
suprieur du gouvernement (6 dcembre 1880, p. 11 et 12).
(2) Procs-verbaux de la session du conseil suprieur de l'Algrie (novembre 1881,page 59).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 47
d'ajourner la cration des centres du programme de 1882 (1).
Cependant M. Tirman s'empresse d'affirmer, comme l'a dj fait
son prdcesseur, que le jour est prochain o les crdits nces
saires tant accords, l'administration pourra se mettre rsolument
et rapidement l'uvre ; il espre qu'avant la fin de l'anne, leparlement se sera prononc sur le projet de loi dj adopt par
deux commissions du budget (2). Dans l'expos de la situation
de l'Algrie faisant suite son discours, M. Tirman entre dans
quelques dtails sur la combinaison qui va enfin permettre de ra
liser bref dlai ce fameux programme gnral de colonisation.
Cependant, avec une sincrit qui lui fait honneur et grce son
exprience d'administrateur habitu tenir compte des obstacles, il
a, en mme temps, soin d'avertir les membres du conseil suprieur
qu'il ne saurait prendre l'engagement d'avoir excut ce pro
gramme en cinq annes (3) .
Ces esprances, reportes par M. Tirman sur le cours de l'exer
cice 1882, ne devaient pas tre ralises plus que ne l'avaient t
celles prcdemment conues par M. Albert Grvy pour 1881.
Qu'adviendra til en 1883? On ne saurait le dire encore. Les
hommes de bonne volont qui ont mis en avant avec tant de con
fiance, il y a trois ans, et soutenu depuis avec une persvrance qui
ne se lasse point, la combinaison adopte par les commissions du
budget de la chambre des dputs et par nos divers ministres
auront-ils le chagrin d'tre amens reconnatre que tous leurs
efforts n'auront, en dfinitive, abouti qu' faire retarder et mmesuspendre les travaux de colonisation auxquels ils avaient, au con
traire, rv d'imprimer un redoublement d'activit? Nous croyons
que ce dboire leur sera pargn. 11 semble, en effet, qu'ils n'ont
pas cess d'avoir le gouvernement avec eux, ce qui, dans notre
pays, est une grande cause de succs. Je ne parle pas seulement
du projet dpos le 18 juillet 1882 par MM. Ren Goblet et Lon
Say; ces messieurs n'tant plus aujourd'hui ministres, cela n'im
porterait gure; mais, dans le budget gnral pour l'exercice 1884,prsent par M. Tirard, le ministre actuel des finances, je trouveune note prliminaire relative au service du gouvernement gn
ral de l'Algrie, o il est dit que le parlement est prsente
ment saisi d'un projet de loi ayant pour objet de mettre, partir
de 1883, la disposition du ministre de l'intrieur une somme de
(1) Discours du gouverneur gnral civil l'ouverture de la session du conseil sup
rieur du gouvernement (novembre 1882, page 7).
(2) Ibid.
(3) Expos de la situation gnrale de l'Algrie en novembre 1882, prsent par
M. Tirman, page 56.
48 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
37,500,000 francs, destine en grande partie des acquisitions de
terres (1)...
Eu ralit, la rduction de la subvention de 50 millions
37,500,000 francs est purement fictive.Dj M. Lon Say avait for
mellement tabli : que l'avance faire par la caisse des dpts et
consignations retombant , aprs tout , sur la dette flottante,qui
aurait fournir les espces , il valait mieux, conformment aux
rgles d'une bonne comptabilit, inscrire directement au budget
les dpenses de la colonisation de l'Algrie. Cependant, ajoutait ce
ministre, comme le budget ordinaire contient dj pour cet objet
un crdit de 2,500,000 francs (chiffre exact: 2,470,000 francs), il
suffirait d'ajouter au budget extraordinaire un complment de
7,500,000 francs, soit 37,500,000 francs rpartir en cinq an
nes (2). Les vues deM. Lon Say ayantt adoptes par son suc
cesseur aux finances, M. Tirard, la dotation de ce service demeure
bien dfinitivement fixe la somme totale de 50 millions rpartis
entre cinq exercices, soit 10 millions par an.
A prendre les choses simplement et de bonne foi, c'est donc, en
ralit, moins que les ministres ne se ddisent, le projet primitif
des 50 millions qui va, suivant toute probabilit, venir prochaine
ment devant les chambres. Nous voudrions l'examiner non pas
seulement dans son ensemble, mais dans quelques-uns de ses plus
importans dtails et au point de vue des moyens pratiques d'excu
tion.
Pour russir dans une entreprise, la premire condition est de
se rendre nettement compte du but qu'on se propose d'atteindre.
La conqute de l'Algrie n'a pas t de notre part un acte prm
dit. La ncessit de venger l'injure personnelle faite son repr
sentant dcida le gouvernement de la restauration s'emparer, en
1830, de la capitale du dey. A coup sr, il n'avait past insensible
l'honneur d'accomplir la noble tche, devant laquelle Charles-Quint
avait chou en 1541 et l'amiral Exmouth en 1816, d'affranchir
ainsi par un coup d'audace l'Europe entire du honteux tribut que,
depuis des sicles, elle payait ce nid de pirates. Mais, sur l'em
ploi faire ultrieurement de leur conqute, les ministres du roi
(1) fiudget gnral de l'eiercice 18S4, ministre de l'intrieur. Note prliminaire,
page 769.
(2| Projet de loi ayant pour objet de mettre a la disposition du ministre de l'int
rieur une somme de 37,500,000 francs pour tre employe en acquisitions de terres et
en travaux de colonisation en Algrie, prsent par MM. Ren Goblet et Lon Say
(session de 1882, sance du 18 juillet).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 49
Charles X ne se sont jamais vants d'avoir eu aucune vue bien pr
cise. Ils n'ont mme pas eu le temps de se poser la question de
savoir s'ils pourraient faire de l'Algrie une colonie florissante, etcette ide ne semble pas avoir davantage travers l'esprit de leurs
successeurs. Il y a plus : absorbs dans leur rle exclusivement
militaire, les commandans de nos troupes s'appliqurent, au con
traire ,jusque vers 1840 ,
entraver l'immigration soit franaise,soit trangre. A cette priode d'abstention systmatique et d'iner
tie presque complte succda peu peu, quand notre domination
devint plus tendue et mieux assise, un mouvement en sens con
traire. Au rcit de quelques voyageurs, qui avaient devanc, accompagn ou suivi nos colonnes expditionnaires dans le Sahara, lesimaginations s'taient dmesurment exaltes. Elles entrevoyaient
dj closes et magnifiquement prospres, et espaces de distance
en distance, en raison de la chaleur croissante du climat, toutes
les varits de productions exotiques qui enrichissent nos plus
lointaines et nos plus riches colonies. L'Algrie semblait appele
devenir pour nous ce que les Indes sont pour les Anglais ou Java
pour les Hollandais. C'tait la priode o l'on ne dsesprait pas
d'acclimater en Algrie le caf et le coton, o l'on croyait possible
d'y introduire sur une grande chelle la culture de la canne
sucre, voire mme des pices.
Le mirage tait trop brillant, il a fallu en rabattre. Aujour
d'hui, plus d'inconnu et plus d'illusions possibles. Nous savons
qu'except dans quelques oasis productives de dattes, qui ne
seront jamais l'objet d'un commerce bien actif, nous ne ren
contrerons que des produits similaires ceux du Midi de ia
France. Nous n'en sommes plus nous figurer qu'on y peut
dcouvrir de vastes espaces vacans ne connaissant pas de propri
taires, ou faciles acqurir. Toutes les terres y sont, sinon occu
pes, du moins possdes titre particulier ou collectif, mal cul
tives, il est vrai, mais cependant cultives ou livres la pture
d'innombrables troupeaux errant d'une rgion une autre. Au
lieu d'une population insouciante et molle, comme celle qui ac
cueillit les Espagnols dans l'Amrique du Sud, ou dissmine et
inculte comme les tribus sauvages qui parcouraient les solitudes
de l'Amrique du Nord avant l'arrive des Anglais, nous avons
affaire en Algrie une race nombreuse, fire, aguerrie, rcalci
trante aux usages modernes, civilise toutefois de trs vieille date,minemment spiritualiste, et puisant dans son indomptable foi aux
prceptes du Koran assez d'orgueil pour mpriser toutes les autres
religions, assez de force pour accepter tous les sacrifices, et prte,
si elle croit entendre la voix de son prophte, braver intrpide-
50 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
ment la mort, qui n'est pour elle que le passage aux joies du para
dis promis par Mahomet. Dans le chiffre de 423,881 Europens
fixs en Algrie, nos compatriotes ne figurent que pour 233,937,c'est--dire un peu plus de la moiti. La question tait donc par
faitement pose par M. Thomson, lorsqu'au nom de la commission
des vingt-deux membres de la chambre des dputs , il dclarait
dans son rapport, dpos le 12 juillet 1881, que la question
principale tait d'activer le plus que possible en Algrie le dveloppement de la population franaise (1).
Reste savoir si les moyens conseills par cette commission et
adopts par le gouvernement sont lesmieux choisis pour dterminer
ce srieux courant d'immigration franaise auquel on a raison d'atta
cher la plus grande importance. Qu'on me permette d'abord de
m'tonner un peu de la symtrie toute mathmatique de l'ingnieuse
combinaison qu'on propose notre admiration. Nous l'avons dj
signale mais il est bon de la reproduire. La voici dans toute sa
merveilleuse simplicit : 300 centres fonder en cinq annes, dont
150 sur des territoiresdj possds par l'tat, et 150 dont il fau
drait se procurer l'emplacement prix d'argent par la voie de
l'expropriation ; chaque centre devant avoir 50 feux avec un pri
mtre de 2,000 hectares, c'est--dire 150 villages x 2,000 hec
tares = 300,000 hectares ; dpenses prsumes, en fixant le prix
moyen de l'hectare 85 francs : 25,500,000 francs ; pour l'in
stallation des 300 centres, en prenant pour base la somme de
80,000 francs qu'a cot l'tablissement de chacun des anciens
villages crs depuis 1871, les frais se monteraient 24 mil
lions environ : et c'est ainsi qu'on arrive au chiffre rond et
fatidique des 50 millions. J'avoue que ces fractions multiples qui
s'embotent si parfaitement les unes dans les autres, comme si
elles taient tires du carnet d'un lve de l'cole polytechnique,
m'inspirent quelques apprhensions. Je doute beaucoup qu' la
pratique, les choses se puissent arranger avec cette rgularit, et
je ne puis me dfendre de penser que, si au lieu d'avoirt dresss
tout d'une pice autour du tapis vert de quelque bureau de la
chambre, ces plans avaient t labors sur place par des hommes
comptens et connaissant bien les localits, on serait arriv d'au
tres rsultats ayant moins bonne figure sur le papier, mais plus
appropris la nature des besoins qu'il s'agit de satisfaire.
A un tout autre point de vue, je me demande aussi si les partisans
(1) Rapport, fait au nom de la commission charge d'examiner le projet de loi
ayant pour objet de mettre la disposition de M. le ministre de l'intrieur et des
cultes une somme de 50 millions de francs, pour tre employe en acquisitions de
terres et en travaux de colonisation en Algrie, par M. Thomson,dput. (Page 10.)
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 51
de la colonisation officiellement entreprise et directement patronne
par l'tat se sont bien rendu compte des dispositions, des habitudes
et du caractre que l'on rencontre d'ordinaire parmi cette catgorie
de Franais auxquels ils ont song faire appel, les seuls qu'ils
aient chance de gagner l'ide de quitter leur pays natal et le foyer
domestique pour aller au loin tenter la fortune. Pareille perspective
est difficilement accepte par notre population naturellement sden
taire, attache au sol, peu porte l'migration. Elle ne sourit
qu'aux personnes doues de l'esprit d'initiative et d'un temprament
particulirement hardi, ayant le got des aventures, tout le moins
celui d'une libre et complte indpendance. A ces natures gnra
lement un peu rebelles, plutt disposes secouer le joug de toute
espce de rglementation et qui ne songent le plus souvent s'expa
trier qu'afin de se drober aux conventions trop gnantes pour elles
de la civilisation moderne, c'est offrir un maigre appt que de les
convier venir s'tablir, aprs maintes dmarches et sollicitations,
dans des localits qu'elles n'auront pas choisies, o il leur faudra
vivre comme parques sous la tutelle d'une administration qui leur
imposera toute sorte de conditions d'existence les plus directement
contraires leurs penchans. Les auteurs du projet de loi font donc,notre sens, compltement fausse route quand ils oublient cette
vrit proclame par tous les publicistes ayant autorit en ces ma
tires, que la prosprit d'une colonie se mesure toujours exacte
ment au degr de libert accorde ceux qui l'habitent.
Mais il est temps de laisser de ct les considrations gnrales,
et nous avons hte d'tudier de plus prs les dispositions princi
pales du projet des 50 millions. Ce qui nous aidera singulirement
dans cette tche, c'est qu'elles ontt, plusieurs reprises, l'objet
d'un examen attentif de la part des conseils gnraux de l'Algrie
et du conseil suprieur du gouvernement. Quoique renferms dans
des limites notre avis trop restreintes et ne s'occupant, comme
en France, que des intrts des localits qu'ils reprsentent, les
conseils gnraux des dpartemens d'Alger, d'Oran et de Constan
tine, n'ont pas laiss que de traiter, l'occasion et par chappes,les questions qui nous occupent en ce moment et leurs impressions
sont prcieuses connatre. Quant au rle des membres du conseil
suprieur, son importance rsulte, la fois, de sa composition et des
droits que lui confre l'organisation actuelle de notre colonie alg
rienne. M. le gnral Chanzy le dfinissait excellemment lorsqu'
l'ouverture de la session de novembre 1876, il disait ses collabora
teurs : Vous tes bien ici, messieurs, les membres autoriss et
indpendans de la grande assemble o s'laborent les affaires
importantes dont la solution ne peut appartenir qu'au gouverne-
52 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
ment et aux chambres. Chacun de vous y a sa place marqu, soit
par sa position, soit par ses services, soitpar la confiance des con
seils gnraux, tous, par la connaissance des besoins du pays et
de sa vritable situation. Le gouverneur gnral exprimait en
mme temps cette pense : que, pour mettre les reprsentans de
l'Algrie au snat et la chambre en tat de servir les grands int
rts qui leur taient confis avec l'autorit que donne un examen
approfondi des affaires, il tait indispensable qu'ils vinssent prendre
part aux discussions du conseil suprieur apportant eux-mmes
cette assemble une force nouvelle puise dans leur haute situa
tion (1). Mais ces messieurs avaient cru devoir soulever des objec
tions. En vain, le gnral Chanzy insista de nouveau, en 1877, pour
que les portes du conseil suprieur leur fussent ouvertes par la
mesure lgale la plus propre sauvegarder la considration attache
au mandat dont ils taient investis. En vain, d'aprs le vu mis
par les conseils gnraux, il exprima le dsir que les snateurs
et les dputs de l'Algrie, sans devenir membres du conseil sup
rieur, voulussent bien y entrer avec la facult de prendre part
ses travaux et d'y avoir voix dlibrative (2) ; en vain encore, il
renouvela, en 1878, les instances qu'approuvait l'opinion publique
en Algrie afin d'obtenir des reprsentans des trois dpartemens
qu'ils consentissent user du droit qui leur tait offert d'assister
aux sances avec voix dlibrative lorsqu'ils le jugeraient ncessaire
ou possible (3), jamais il ne lui fut donn de triompher de scru
pules respectables sans doute, mais dont j'ai peine, je l'avoue,
deviner les motifs.
Malgr cette abstention volontaire et si regrettable des manda
taires de l'Algrie, il n'en est pas moins de toute justice de tenir en
grande considration les opinions consciencieusement mises sur
place au sein d'une assemble dlibrante par des hommes parti
culirement verss dans les affaires locales et dont on ne saurait
nier les lumires spciales et la parfaite comptence. Le conseil sup
rieur du gouvernement est compos de trente-huit membres, dont
dix-huit sont dlgus par les conseils gnraux et les vingt autres
membres de droit. C'est dire qu'aux jours o les membres de droit
sont absens, ce qui est le cas ordinaire, la majorit appartient
l'lment lu. Quelle garantie d'indpendance ! Les membres de
(1) Discours du gnral de Chanzy, gouverneur gnral civil de l'Algrie, l'ouver
ture de la session du conseil suprieur du gouvernement (novembre 1876).
(2) lliscours du gnral Chanzy, gouverneur gnral civil de l'Algrie, prononc
l'ouverture de la aossion du conseil suprieur du gouvernement (novembre 1877).
(3) Discours prononc l'ouverture de la session du conseil suprieur, par legou
verneur gnral civil (novembre 1878).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 53
droit sont : l'archevque d'Alger, les trois gnraux de division com
mandant les trois provinces, les trois prfets et les chefs des services
administratifs, judiciaires et militaires. Quel amas de connaissances
techniques acquises par la pratique des affaires et par le manie
ment des hommes 1 Les fonctions du conseil suprieur sont stricte
ment dfinies par le dcret du 7 aot 1875. Il a mission d'exa
miner le projet du budget, l'assiette et la rpartition des impts
prpars par les soins du gouverneur gnral. Les procs-ver
baux de ses dlibrations sont publis ; ils sont annuellement com
muniqus aux chambres ; tout le monde en peut prendre connais
sance. C'est pourquoi, justement tonn d'avoir si rarement entendu
voquer, au sujet des affaires de l'Algrie, des tmoignages,
mon sens, si probans et n'ayant d'ailleurs qu' demi confiance
dans mes propres apprciations et dans mon exprience person
nelle, coup sr, insuffisante, j'entends m'appuyer de prfrence
sur les avis de tant de personnages parfaitement clairs afin de
mieux discerner ce qu'il peut y avoir d'acceptable ou d'erron
dans les combinaisons prconises par la commission budgtaire de
la chambre des dputs.
L'assertion souvent rpte, de 1879 1881, qui a servi de point
de dpart au projet de loi des 50 millions, c'est que l'tat ne pos
sdait plus en Algrie une quantit suffisante de territoires propres
tre utiliss pour la colonisation et qu'il devenait, par consquent,
ncessaire de se les procurer par achat et, presque tous, au moyen
de l'expropriation. Tel n'tait pas l'avis publiquement exprim, au
mois de novembre 1877, par le gnral Chanzy devant les membres
du conseil suprieur du gouvernement et qui ne rencontra, de leur
part, aucune espce de contradiction. Les terres pour la cration
de nouveaux centres ne manquent point, affirmait-il, quoique l'on
persiste dire le contraire... (1). D'aprs les nouveaux docu-
mens tablis par le service comptent, l'tat possderait environ
554,000 hectares, dont 283,000 susceptibles d'tre utiliss direc
tement par la colonisation pour l'tablissement de centres ou la
cration de fermes isoles, et 270,000 hectares situs trop loin des
zones de peuplement europen, mais pouvant tre utiliss pour des
changes avec les indignes dplacer ou exproprier... Il y a
donc assez de terres, avec ce que l'on possde et ce que l'on peut
acheter, pour tablir environ 10,000 familles et pour crer, au
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1877, p. 28).
54 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
moins, 300 nouveaux centres (1). Sur ces donnes, qui, je le
rpte, ne furent l'objet d'aucune contestation, le rapporteur de la
3ecommission du conseil suprieur (celle de la colonisation) , membre
lu et dlgu de la province de Constantine, concluait l'adoption
d'un crdit de 300,000 francs pour achat de terres. D'aprs les
renseignemens fournis par l'administration cette commission, le
programme gnral de colonisation ncessiterait, pour son entire
excution, des achats de terres s'levant au chiffre total de
8,000,000 de francs; mais les soultes de rachat du squestre
devant fournir encore une. ressource de 5,000,000, la somme de
3,000,000, rpartie en dix annuits de 300,000 francs chacune,
comblerait la diffrence et permettrait la ralisation complte du
programme. Voil des chiffres bien modestes, en comparaison de
ceux qui ne vont pas tarder apparatre. Cependant l'anne d'aprs,en 1878, les propositions du conseil suprieur restent encore les
mmes, et le rapporteur de la commission de colonisation se con
tente de reproduire encore le chiffre de 300,000 francs pour achat
de terres en mettant seulement le vu qu'il ne ft pas, comme il
tait arriv l'anne prcdente, rduit 100,000 francs sur la
demande du ministre des finances (2).
En novembre 1879., c'est--dire juste un an aprs l'valuation offi
ciellement donne par legnral Chanzy de la quotit de terres appartenant encore l'tat, cette valuation paraissait avoir tout coup
perdu toute valeur, et les premires paroles prononces par son suc
cesseur, le nouveau gouverneur gnral,M.AlbertGrvy, accusaient,tort ou raison, un tat de choses entirement diffrent. <c La pr
paration du programme de colonisation pour 1880 rvle, disait
M. Albert Grvy, une situation qu'il importe sans plus tarder d'en
visager en face. Plus des trois cinquimes des terres qui doivent
constituer les centres projets n'appartiennent point l'tat. U
faudra les acheter. Les terres domaniales vont manquer la colo
nisation. Celles qui restent, par leur dissmination et leur infrio
rit, ne peuvent former que de faibles appoints... (3). n Le rappor
teur de la commission de colonisation, dlgu du conseil gnral
du dpartement d'Oran, ne corrobore ni ne contredit les affirma
tions du gouverneur gnral. U reconnat que, dans les pays o le
domaine ne possde plus de terres, les besoins de la colonisation
obligeront l'administration exproprier les indignes. Dans ce
cas, il y aura lieu, ajoute-t-il avec infiniment de raison, de seproc-
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1878, p. 338).(2) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1878, p. 30).(3) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 1879, p. 12).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 55
cuper srieusement de ce que deviendraient les possesseurs du sol
qui ne recevraient pas de compensations territoriales. La majorit
des membres de la commission pensait donc qu'il serait bon d'in
viter le gouverneur gnral n'autoriser ces expropriations que
dans le cas o chacun des indignes des groupes dpossds reste
rait propritaire d'une tendue de terre qui lui permettrait de vivre
en continuant se livrer la culture, ou pourrait s'en procurer
ailleurs l'aide de son indemnit (1). C'tait l un avis non-seu
lement inspir par un honorable sentiment de justice et d'huma
nit, mais qu'imposait le bon sens et que conseillait une politique
tant soit peu judicieuse. Cette mme commission faisait galement
preuve de sagacit quand elle rclamait de l'administration une
mesure sollicite dj depuis longtemps et qui aurait pour effet
de mettre sa disposition les vastes tendues de territoires dont elle
se disait dpourvue. Elle conseillait de procder la dlimitation
du domaine forestier, dont une partie pourrait tre utilise pour la
colonisation. Les clairires des forts formeraient ainsi des em-
placemens de villages excellens tous les points de vue. C'est
pourquoi elle ne pouvait trop engager l'administration presser
l'excution d'un travail pour lequel on inscrit tous les ans au bud
get des sommes importantes, travail qui ne paraissait pas avoir
produit jusqu' ce jour des rsultats de nature donner une lgi
time satisfaction aux intrts de la colonie (2). L'administration
a-t-elle tenu compte de ce dernier vu si raisonnable qui, sans
bourse dlier, aurait mis immdiatement sa disposition des ter
rains au moins gaux comme valeur ceux qu'elle se proposait
d'acqurir au prix des formalits de l'expropriation, toujours longues
et coteuses, et, sous le rapport politique, d'une excution embarras
sante quand elle n'est pas dangereuse? Nous l'ignorons absolument.
Toujours est-il que, sur cette question de l'emploi faire des
terres du domaine, et, en gnral, sur toutes les questions se ratta
chant de prs ou de loin la colonisation, les membres du conseil
suprieur du gouvernement n'ont jamais manqu d'mettre, cha
cune de leur session, en gens pratiques qui se sentaient sur leur
terrain, des opinions trs judicieuses et trs bien motives.Htons-
nous d'ajouter, qu' l'exemple du gnral Chanzy, M. Albert Grvya toujours laiss le champ libre leurs discussions, et qu'aprs lui
M, Tirman a fait preuve, son tour, de lamme largeur d'esprit. C'est
^pourquoi nous nous trouvons assister, vrai dire, en les coutant,
la plus utile des enqutes. Il s'en faut de quelque chose qu'ils soient
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1879, p. 321).
(2) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1879 p 321).
56 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
habituellement d'accord. Des divergences assez frappantes se font
jour, non-seulement entre les membres lus, mais quelquefois aussi
parmi les fonctionnaires du conseil. Il n'est pas rare de voir les trois
prfetsmettre des apprciations fort diffrentes, ce qui tient videm
ment aux circonstancesparticulires chacun de leurs dpartemens.
Je n'oserais mme pas dire qu'ils montrent toujours une dfrence
parfaite pour l'autorit centrale sous la direction de laquelle ils
sont placs. Mais qu'importe ! si le prestige de la hirarchie y perd
un peu, l'indpendance des opinions y gagne beaucoup ; c'est tout
profit. Chacun parat d'ailleurs de trs bonne foi et ne se fait point
scrupule, pour appuyer son dire, de produire une foule de faits qui
sont autant de rvlations trs instructives, les plus curieuses et
souvent les plus piquantes du monde. Comment n'prouverais-je
pas quelque plaisir puiser dans cet arsenal des armes simples,
bien trempes, faciles manier, et qu'on dirait forges exprs pour
dfendre la cause du bon sens? D'anne en anne, le conseil sup
rieur semble, en effet, se mieux dgager des systmes prconus,
rompre avec les combinaisons trop compliques et se rallier enfin
des ides pratiques vraiment librales et de tous points conformes
aux donnes de nos temps modernes.
La conviction qu'on s'y tait toujours mal pris pour attirer et
retenir dans notre colonie les immigrans franais est si forte chez
les vieux Algriens du conseil suprieur, qu'en apprenant l'ex
tension qu'on se prparait donner la colonisation officielle, ils
redoutent, avant tout, de voir l'administration continuer ses anciens
erremens. Qu'il me soit permis de dire, s'crie l'un d'eux, dl
gu du conseil gnral de son dpartement, que la cause princi
pale de l'chec jusqu' ce jour de la colonisation doit tre attribue
aux crations de villages et surtout au choix des colons. Quand un
village est cr, qui prend-on pour le peupler? Le premier venu,
n'ayant le plus souvent d'autre titre l'obtention de cette faveur
que le crdit d'un protecteur ; comme il ne dispose mme pas des
ressources ncessaires la cration d'un gourbi, il est oblig d'em
prunter, gnralement un taux trs lev, pour pourvoir ses
besoins les plus urgens et, ds la premire anne, le village pr
sente les caractres de la dcrpitude, pour disparatre bref
dlai (1)... Que l'on examine l'tat des choses dans chaque centre,
et l'on verra, continue un autre dlgu de dpartement, combien
il en reste, comme propritaires dfinitifs, de ceux qui l'on a
impos la rsidence. La plupart d'entre eux, sitt aprs l'expiration
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 1879, p. 441).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 57
de leurs cinq ans, se sont empresss de vendre leur concession et
de quitter le village. Si l'on fait cet gard une statistique, elle sera
curieuse et fertile en enseignemens. On semble craindre que la sp
culation ne s'en mle. Quel inconvnient y aurait-il cela? C'est
avec la spculation que l'on fait les grandes choses ; c'est par elle
que les Amricains sont parvenus peupler leur immense terri
toire (1). n
Ds le dbut et sitt qu'elle est mise en mesure de se prononcer
sur la prfrence donner soit au systme des concessions gratuites,soit la vente des terrains, la trs grande majorit du conseil sup
rieur, et particulirement ses membres lus, inclinent visiblement
trouver la vente prfrable : Il leur semblerait dsirable que le
colon payt la terre moins cher qu'elle n'aura cot l'tat, mais
qu'il la payt. Ils entendent laisser au gouverneur gnral la
facult de faire procder cette vente, suivant les circonstances,
soit par la voie de l'adjudication publique, qui, ayant le mrite
de ne laisser aucune place ni la faveur, ni l'intrigue, devra
tre la rgle gnrale, soit bureau ouvert et de gr gr. Us
dclarent enfin : qu'il convient de dcider que l'attribution,mme par voie de concession gratuite , confrera immdiatement
l'attributaire la proprit de l'immeuble, sans condition suspen
sive, et que le titre dfinitif de proprit lui sera dlivr au moment
de la mise en possession (2). C'taient l autant de mesures excel
lentes.
Au cours de la session de 1880, c'est encore un dlgu des con
seils gnraux qui est charg par ses collgues de prsenter au con
seil suprieur le rapport de la commission de colonisation, et ses
conclusions ne sont pas diffrentes de celles adoptes l'anne pr
cdente. Avec la clairvoyance d'hommes placs sur les lieux, les
membres de la commission doutent beaucoup que le programme
trop vaste qu'on leur a soumis puisse tre appliqu dans le cou
rant de l'anne. C'est pourquoi ils expriment le dsir de voir l'ad
ministration concentrer ses forces sur des points dtermins, afin de
ne pas dissminer les ressources sur un trop grand nombre de cra
tions qui resteraient forcment inacheves. Il s'agit d'installer les
colonsds qu'ils arrivent, et de ne pas leur laisser perdre leur temps
et leur argent dans l'oisivet d'un sjour prolong dans les villes en
attendant une installation qu'une entreprise trop prcipite n'aurait
pas permis de faire temps (3). A propos de la rsidence obliga-
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 1879, p. 450).
(2) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 1879, p. 447, 451, 456 et 457).
(3) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 1880, p, 381).
68 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
toire, le rapporteur de la commission admet parfaitement que le
concessionnaire ait la latitude d'installer en son lieu et place une
famille autre que la sienne, pourvu que cette famille soit franaise.
Ce que la commission ne veut pas, c'est que la terre reste inhabi
te et que le colon ait la facult de se retirer aprs avoir lou la
concession aux indignes ; ce qui amne un autremembre du con
seil, dlgu, lui aussi, par son conseil gnral, faire cette trs
raisonnable observation qu'en matire de colonisation, il n'est pas
possible d'adopter une rgle uniforme, et qu'il faudrait presque
autant de systmes qu'il y a de zones diffrentes en Algrie (1).
En 1881, ces mmes questions sont encore reprises, mais ser
res de plus prs. Cette fois, c'est le prfet de Constantine qui sert
d'organe la commission de colonisation. Il rappelle dans son rapport que des tendues considrables de terres ont t, depuis
1871, livres gratuitement la colonisation, mais les rsultats de
la gratuit n'ont pas t heureux, et la majorit de la commission
estime qu'il y a lieu de supprimer ce dernier systme et de n'ad
mettre dsormais que celui de la vente (2). Enfin : Considrant
les divergences d'apprciations qui se sont produites au sujet des
rsultats obtenus par le systme de la concession gratuite, le pr
fet de Constantine estime que, pour sortir de cette incertitude,
il fallait prier l'administration de faire tablir, bref dlai, des
documens prcis propres fixer l'opinion. > Jusqu' prsent,conti-
nue-t-il, < on s'est content de nous dire ce qu'on ferait chaque
anne, sans parler de ce qu'tait devenue l'uvre des annes prc
dentes. 11 serait donc ncessaire de dresser une statistique com
plte de la colonisation en Algrie. Cette statistique devrait porter
le nom de chaque village cr depuis dix ans, le nombre de feux
qu'il comprenait, le nombre des colons vincs avant l'obtention
de leur titre dfinitif, le nombre de ceux qui ont vendu leur pro
prit aprs l'obtention de ce titre, le nombre des colons primitifs
rsidant actuellement, et, enfin, parmi ces derniers, le chiffre de ceux
qui cultivent eux-mmes leurs terres. En ajoutant cesrenseigne-
mens le prix moyen de l'installation d'une famille durant cettep
riode, il deviendra possible de juger des rsultats en parfaite con
naissance de cause (3).
Le secrtaire gnral du gouvernement, remplaant M. Albert
Grvy pendant son absence, tait loin de convenir de la ncessit
d'une pareille enqute ; il paraissait croire que les documens et les
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre IS*, p. 383).
(2) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 18K0, p. 310 et 311).
(3) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 1881, p. 312).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 59
chiffres fournis par l'administration suffiraient mettre le conseil
suprieur en mesure de se rendre compte du vritable tat de choses.
Mais tel n'est point l'avis de l'un des membres lus de ce conseil.
Il tait frapp de la complte divergence de vues existant entre le
secrtaire gnral et les dlgus des dpartemens, divergence qui
s'expliquait, en y rflchissant, par la diffrence des situations.
Nous, les dlgus, disait-il, nous vivons clans les provinces, c'est-
-dire dans les parties du pays o la colonisation se commence;
nous y sommes sans cesse en contact avec les populations que nous
reprsentons. Nous assistons la pnible lutte pour l'existence que
soutiennent les colons. Nous entendons leurs plaintes et nous pou
vons constater que, si elles sont parfois exagres, le plus sou
vent, prises dans leur moyenne, elles sont exactes et fondes. Aprs
avoir vu crer un village, nous assistons quelquefois son dve
loppement, mais souvent aussi sa non-russite... Pour un fonc
tionnaire qui passe sa vie dans un milieu de bureau, c'est dans son
cabinet, sur le vu de jolis tats bien aligns, qu'il se fait une opi
nion. Quoi d'tonnant s'il en arrive vite penser qu'il y a des gens
bien difficiles satisfaire, puisqu'ils ne se dclarent pas tout fait
contens, alors cependant qu'on ferait cette anne tant de villages et,
l'anne d'aprs, encore beaucoup plus de villages? Eh bien! oui, il
y a des gens que cela ne contente pas absolument, et nous sommes
de ces gens-l, parce qu'il ne suffit pas de faire de la colonisation
officielle sur le papier, en numrant avec complaisance etparti-
pris d'optimisme des projets qu'ensuite on ne ralise gure; il faut
aussi et surtout s'occuper de faire russir ce qu'on a entrepris. Or
c'est quoi le systme de la colonisation officielle, bas sur les
concessions gratuites, n'arrive pas. U y a plus, c'est que, si ondoit
juger de l'avenir de ce systme par les rsultats qu'il a donns
depuis qu'on l'applique, cet avenir serait extrmement sombre. Puis
vient ausitt sur les lvres du dlgu l'numration dtaille d'une
foule de faits propres confirmer son dire :
Au village d'Ain-Yagout, sur 28 lots donns, il reste 3 familles com
prenant en tout 4 habitans. A Fontaine-Claude ,sur 29 lots, il reste
3 familles, comprenant en tout 8 habitans; une seule maison a t
construite Ain-Mazuela; il reste 4 familles comprenant 6 habitans, et
il n'y a pas une seule maison construite. A Ain-Zsar, livr la coloni
sation en 1830 et qui comporte 10 lots, il n'y a pas encore un seul habi
tant ; personne ne s'est rendu sur les lots attribus. A Beni-Addi, le
mme fait se reprsente ; on est oblig de mettre les colons en demeure
de se rendre sur les lots qui leur sont attribus. Si l'on remonte plus
haut comme date de cration, on trouve qu' Oued-Sedjar, contretra-
60 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
verse par le chemin de fer, o les terres sont excellentes, o il y a
des sources et des puits, sur 50 lots de fermes qui ont djt attri
bus, il y a dj plus de la moiti des attributaires qui, faute de res
sources, ont lou leurs terres aux Arabes. A Seljar-Foulcani, pays debonnes terres et de sources, sur 6 attributaires de fermes, 4 ont djlou aux indignes. A Sedjar-Lautoni, terres crales, les attributaires
ont abandonn leurs lots de ferme. A Sbir-Debatcha, dix fermes dont
la situation est peu prs perdue. A Baklach, 6 fermes de 70 100 hec
tares, que les attributaires ont loues aux indignes. ABled-Youssef, pays
sain, terre d'une fertilit exceptionnelle, lots de 25 40 hectares,sur 34 attributaires, il en reste 12 ; les autres ont vendu leurs lots vil
prix et ont abandonn le pays; les maisons commences tombent en
ruines. A Bou-Malek, dans de bonnes terres o l'on avait attribu
25 lots de ferme, les concessionnaires ont, pour la plus grande partie,
vendu leurs fermes et quitt le pays ; il ne reste actuellement que
8 familles. A Coulmiers, 14 lots de 50 60 hectares ont t attribus.
Les attributaires ont abandonn les lieux pour louer aux Arabes... En
prsence d'une situation aussi dplorable, osera-t-on dire que le sys
tme de la colonisation officielle, suivi jusqu' ce jour, doit tre conti
nu sans aucun changement... et que les 50 millions qui vont tregn
reusement consacrs par lamre patrie la cration de nouveaux centres
pourront tre employs donner des rsultats aussi ngatifs?.. Ce sys
tme doit tre condamn, d'abord parce qu'il oblige le colon s'aller
installer sur une terre qu'il n'a pas choisie, dans un pays dont les condi
tions de culture ne correspondent pas ses habitudes, mais surtout;cause de la marche suivie pour le choix des attributaires... Tout le
monde sait que, dans la concession des lots, la faveur a bien plus d'in
fluence que le mrite. Tout le monde sait que l'on est bien plus sr de
russir avec la recommandation d'un ministre, d'un dput, d'un con
seiller-gnral ou mme d'un simple ami de nos autorits, qu'avec la
qualit de chef de famille ayant des ressources et possdant l'exp
rience des procds agricoles. La vrit en tout ceci est que, pour
conserver entre leurs mains un moyen d'influence, nos gouvernans,par leurs erreurs, portent la colonisation des coups mortels. Il en
serait tout autrement si l'on vendait les terres (1).
A la suite d'une discussion un peu confuse, le conseil suprieur
maintient le vote antrieur par lequel il avait donn plein pouvoir
l'administration pour disposer son gr des lots de villages, soit
en les vendant, soit en les concdant gratuitement ; mais, pour ce
qui regarde les lots de fermes, il adopte en mme temps une pro-
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1881, p. 321, 322 et 323).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 61
position qui stipule formellement qu'ils seront mis en vente par la
voie des enchres publiques (1).
A sa dernire sance, le conseil suprieur n'apprend pas sans
un trs vif tonnement, par un rapport de sa commission des tra
vaux publics, que l'administration n'est pas en tat de prsenter
un projet nettement dtermin pour l'emploi de la premire annuit
de ce grand programmede colonisation dont on a si souvent annonc
l'tude et qu'elle s'est borne mettre en ligne les chiffres des exer
cices antrieurs sans mme donner une raison srieuse pour justi
fier ces chiffres-l plutt que d'autres (2). n Dans cette situation,
la commission, qui n'a reu aucun devis man des architectes des
trois dpartemens, parce que ces architectes eux-mmes n'ont
pas connaissance du crdit de 1881 pour les travaux qu'ils pour
ront tre chargs d'excuter en 1882 et en 1883, propose au con
seil suprieur de signaler d'une faon toute particulire au gou
verneur gnral la marche dfectueuse actuellement suivie dans
l'tablissement des prvisions de travaux de colonisation ; elle lui
recommande expressment de faire, ds prsent, prparer les
programmes et les projets avec tout ce qu'il faudra employer de
personnel et de crdits pour les mener rapidement bonne fin (3).
Avant qu'avis et t donn officiellement Paris du vote qui
venait de clore la session du conseil suprieur, une nouvelle vo
lution ministrielle avait lieu au sige du gouvernement de lamre
patrie. Le prsident du conseil, M. Gambetta, trouvant tout coupque la runion dans les mmes mains des pouvoirs civils et mili
taires n'avait plus sa raison d'tre, rendait son indpendance au
commandant du19"
corps d'arme et plaait mme directement
sous ses ordres les indignes tablis en territoires militaires. C'tait
un recul sur d'autres mesures qui avaient rencontr grande faveur
de l'autre ct de la Mditerrane. Un autre dcret de la mme
date (26 novembre 1881) nommait le conseiller d'tat, M. Tirman,gouverneur gnral de l'Algrie. Mais, deux mois plus tard, M. Gam
betta n'tait plus prsident du conseil, et lorsqu'il ouvrit la session
de novembre 1882, M. Tirman tait en mesure d'annoncer aux
membres du conseil que , grce au dvoment connu du gnral
Saussier pour le principe du gouvernement civil, l'administration
avait dfinitivement recouvr sa pleine et entire autorit sur les
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1881, p. 333).
(2) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre 1881, p. 326).
(3) Procs-verbaux du conseil suprieur (novembre ld81, p. 337).
62 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
populations indignes des territoires de commandement. Il se fli-,citait aussi d'avoir obtenu quelques modifications au systme des
rattachemens, attendu que de nouvelles dlgations lui avaient t
donnes par les titulaires des divers dpartemens ministriels et
que la disposition du budget de l'Algrie lui avait t rendue.
tait -il toutefois bien fond vanter l'organisation nouvelle
comme ayant le grand avantage de rtablir la vrit du rgime
parlementaire, parce qu'elle attribuait, suivant lui, chaque mi
nistre la responsabilit de ses actes personnels ou des actes de
son dlgu (1)1 Le contraire tait bien plus prs de la vrit.
A la responsabilit, dj bien fictive, mais du moins concentre
sur une seule tte, du ministre de l'intrieur, charg, pour la
forme, de prsenter et de dfendre le budget de l'Algrie, cette
innovation a substitu la responsabilit non moins fictive et ind
finiment dissmine de chacun des ministres venant inscrire la
suite des dpenses affectes aux services de son dpartement celles
qu'il lui faut consacrer l'Algrie et qui ne figurent dans un der
nier chapitre spcial que par acquit de conscience, comme une
sorte de post-scriptum sans importance. En fait, cet parpillement
des responsabilits quivaut, au point de vue parlementaire, une
complte suppression. Dans de pareilles conditions, toute discussion
srieuse propos de l'Algrie devient absolument illusoire. Les
snateurs et les dputs restent encore libres, il est vrai, de prendre
partie tel ou tel ministre, son sous-secrtaire d'tat ou quelque
chef de service sur un dtail administratif insignifiant, mais si, au
lieu de vouloir traiter quelques points particuliers, ils entendent
critiquer d'une faon gnrale l'excellence des mesures qui, prises
isolment par chaque ministre , n'en constituent pas moins l'en
semble du systme appliqu notre colonie, ils ne trouvent plus
personne devant eux. De bonne foi, qui pourraient-ils bien s'en
prendre? lis sont d'avance assurs d'tre infailliblement renvoys
de l'un l'autre.
Les rattachemens dont M. Tirman a parl, lors de son dbut, avec
une certaine complaisance, sur laquelle il est peut-tre dj revenu,
n'ont jamais rencontr dans notre colonie qu'une rprobation peu
prs universelle. En vrit, dit un auteur algrien que nous avons
dj eu plaisir citer parce qu'tranger la politique, il a gard
envers tous les partis sa libre faon de penser, en vrit, nous ne
pouvons approuver ces modifications, car nous ne voyons pas quel
profit en retirera l'Algrie. Nos affaires tant divises entre huit ou
dix ministres en seront-elles mieux faites? Il est impossible de
(1) Discours prononc par M. Tirman l'ouverture de la session de 1882.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 63
l'affirmer. Elles chapperont au contrle des Algriens et l'action
du gouvernement gnral pour tomber souvent entre les mains de
fonctionnaires subalternes incapables de rsister des influences
parlementaires ou autres... On pourrait trouver un ministre de l'Al
grie comptent, mais on ne saurait admettre a priori que le corps
des ministres le soit. A tous les points de vue, les dcrets de ratta
chemens sont condamnables. C'est une uvre mort-ne,faite en
dehors du parlement, en dehors des Algriens, et nous sommes bien
tranquilles sur les suites de l'essai loyal qu'on en veut faire. C'est du
temps perdu, voil tout (1). Dans un autre passage de son livre, le
mme auteur ajoutait que l'inconvnient de ces mesures tait
double parce que la solution des affaires en tait retarde et parce
que cette solution tait loin d'tre toujours conforme la logique.
Les reprsentans algriens ne sont que trois au snat et six la
chambre des dputs, et jusqu' prsent ils ont rarement russi
tre couts et faire accepter leurs opinions. Eux-mmes ne sont
pas toujours au courant de questions qui ont parfois chang d'as
pect et qu'ils ne peuvent suivre de loin. Enfin ils sont ports, cela est
assez naturel, centraliser le plus possible les affaires Paris, de
faon que tout ce qui intresse l'Algrie leur passe par les mains et
qu'ils jouent le rle de grands dispensateurs.
Ce qui importe encore plus pour l'avenir de notre colonie que l'opi
nion thorique deM. Tirman propos des rattachemens, c'est le dve
loppement qu'en 1882 il se proposait de donner la colonisation,
dont l'essor (ainsi qu'il abien voulu le reconnatre lui-mme) avaittmomentanmentarrt. Ses vues ce sujet ne diffrent pas essentiel
lement de celles de ses prdcesseurs.Comme eux, il signale l'insuf
fisance des terres appartenant l'tat et susceptibles d'tre utilement
attribues de nouveaux concessionnaires ; cependant, au lieu d'as
sertions assez vagues dont on n'tait pas sorti, il apporte cette fois,conformment au vu exprim dans la dernire sance du conseil
suprieur de 1881, des chiffres prcis constatant, suivant lui, le
vritable tat des choses. Ces chiffres sont relats dans deux docu
mens officiels, d'origine, je crois, diffrente, mais qui ont paru
presque en mme temps. L'un est la Statistique gnrale de
l'Algrie, annes 1879 1881; l'autre l'Expos de la situation
gnrale de l'Algrie, prsent par M. Tirman lui-mme l'ou
verture de la session 1882. La vracit des tableaux, qui indi
quent le nombre, la contenance et la valeur des proprits immo
bilires appartenant l'tat en Algrie, ne peut donner lieu
(1) L'Algrie et les Questions algriennes, par M. E. Mercier, p. 301, dit. de
1883.
64 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
aucune contestation. Voici ce qu'on y trouve : En 1881,les immeubles consigns sur les sommiers de consistance des
biens du domaine se rpartissaient ainsi qu'il suit : immeu
bles non affects des services publics, 10,431 parcelles d'une
superficie totale de 865,635 hectares, d'une valeur prsume de
41,815,774 francs (1). Ce qui peut donner lieu quelques doutes, cesont les inductionsqu'en veut tirerM. Tirman. Assurment, une notable partie des 865,635 hectares appartenant l'tat n'estpoint utili
sable pour la colonisation, le bon sens le dit, et les personnes quiconnaissent l'Algrie sont prtes en convenir avec lui. Mais com
ment est-il arriv tablir que les portions susceptibles d'un emploi
rellement efficace soit par voie d'affectation directe, soit pour deschanges avec les indignes, ne dpassent point le chiffre rond de
300,000 hectares (je me dfie toujours des chiffres ronds), alors
qu'en 1878 le gnral Chanzy estimait que,dans la seule province de
Constantine, on pouvait disposer de 448,558 hectares? U valait la
peine d'entrer dans quelques dtails et de produire, ce sujet, des
chiffres positifs. Ce qui cesse absolument d'tre comprhensible,
c'est que, la valeur totale des immeubles non affects du domaine
ayant t prsume se monter 41,815,744 francs, et celle des
300,000 hectares propres tre alins n'arrivant plus, d'aprs l'esti
mation de M. Tirman, qu' 18 millions, il n'a pas seulement song
porter l'avoir de l'administration algrienne la diffrence entre ces
chiffres, c'est--dire 23,815,774 francs : la somme n'est pas mi
nime. Ce n'est pas tout. Outre ses immeubles, l'tat possde en
Algrie des bois et forts d'une contenance de 785,525 hectares
valus 68,039,572 francs, et nous avons appris, d'aprs unrapport
prsent, en 1879, par la commission du comit de colonisation,
que les clairires des forts formeraient des emplacemens excel-
lens tous les points de vue, et que si la dlimitation du domaine
forestier rclame depuis longtemps tait mene bonne fin,
elle mettrait de vastes territoires la disposition du gouverne
ment (2).
Voil donc, en terres et en argent, des ressources importantes qui
sont compltement ngliges, sans compter celles nonmoins consi
drables que, dans leurs dlibrations antrieures, les membres
du conseil suprieur avaient eu soin d'indiquer la sollicitude de
l'administration. Nous ne faisons pas seulement allusion au produit
que donnera certainement la vente des lots de villages et de fermes,
(1) Statistique gnrale de l'Algrie de 1879 1881, Imprimerie nationale,p. 102;
et Expos de la situation gnrale de l'Algrie en novembre 1881, p. 114-
(2) Procs-verbaux des sances du conseil suprieur (novembre 1879, p. 321-322).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 65
substitue la concession gratuite; nous entendons parler de la
constitution de la proprit individuelle chez les indignes, mesure
doublement profitable, car elle doit avoir, la fois, pour effet de
faire rentrer l'tat dans la possession debeaucoup de terrains ind
ment attribus des tribus arabes, et d'ouvrir une large voie l'ac
quisition du sol algrien par les Europens. L'attention du gouver
neur gnral s'est, il est vrai, porte d'elle-mme l'avance sur cette
tche dlicate. 11 n'a pas hsit reconnatre qu'entreprise depuis
1873, elle n'avait pas encore donn des rsultats proportionns aux
sacrifices qu'elle avait ncessits. En effet, neuf annes s'taient cou
les et, au 30 juin 1881, les titres de proprit n'avaient encore
t dlivrs que dans 44 douars, comprenant une superficie de
220,070 hectares (1). C'est pourquoi, en ouvrant la session du con
seil suprieur de 1882, M. Tirman avait pris soin d'annoncer ses
collaborateurs qu'une commission spciale venait d'tre charge
d'examiner les modifications que la loi de 1873 tait susceptible de
recevoir. Ce travail allait tre immdiatement soumis au conseil
suprieur, et ses membres pouvaient tre assurs de l'empresse
ment que mettrait l'administration chercher, d'accord avec eux,
le systme le plus simple, qui, tout en apportant le moins de
trouble dans la proprit existante, permettrait d'arriver le plus
rapidement possible au but que tous les amis de l'Algrie dsi
raient ardemment atteindre (2) .
Reviser les parties dfectueuses de la lgislation de 1S73 et rem
placer quelques-unes de ses clauses un peu compliques et confuses
par des dispositions plus claires et d'une mise excution plus facile,tel fut, en effet, le problme ardu dont la solution a occup les der
nires et les plus importantes sances de la session de novembre
1882. La commission spciale, compose de personnages les plus
comptens, le premier prsident de la cour, le procureur gnral,un conseiller du gouvernement, le directeur des domaines, et lebtonnier de l'ordre des avocats d'Alger, n'ayant pu se mettre d'ac
cord, elle apportait trois rapports distincts aboutissant des con
clusions diffrentes entre lesquelles il fallait se prononcer. L'embarras tait grand, et les avis furent trs partags parmi les membres
du conseil suprieur. Comment n'auraient -ils pas hsit quelque
peu en prsence des assertions contradictoires produites devant eux
par les premires autorits du pays? Sur la convenance de rendre
les terres indignes disponibles pour la colonisation, l'entente tait
(1) tat de l'Algrie, par M. Tirman, p. 241.
(2) Discours de M. Tirman l'ouverture de la session du conseil suprieur (no
vembre 1882, p. 9).
66 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
complte; les divergences ne s'accusrent trs profondes qu'au
sujet des moyens employer pour arriver ce rsultat. Somme
toute, comme chacun reconnaissait qu'il y avait avantage intro
duire quelques modifications de dtail dans l'conomie gnrale
de la loi, le conseil suprieur dcida d'en renvoyer l'examen une
nouvelle commission choisie, cette fois, tout entire dans son pro
pre sein. A l'exception du gnral commandant la division d'Oran,elle ne comprenait que des membres dlgus des trois conseils
gnraux de dpartement, et aucun des lgistes ayant fait partie de
la premire commission n'y avait trouv place. Ses conclusions,
dposes le 9 dcembre 1882, ne proposaient de changemens de
rdaction d'une relle importance que sur les points au sujet des
quels toutes les opinions s'taient trouves runies. Cesmodifications
partielles tendaient raliser une meilleure rpartition des terres
entre les ayants droit indignes, afin de hter le moment o d'hon
ntes et fructueuses transactions pourraient s'engager entre eux et
les Europens. Elles avaient aussi pour but dfaire cesser certaines
oprations regrettables que le texte de la loi de 1873, incomplet
suivant les uns, ou mal interprt selon d'autres, avait permis d'en
treprendre depuis sa promulgation (1).
Pendant la discussion engage la suite du rapport, et qui ne
prit qu'une seule sance, les membres du conseil eurent grand soin
de ne pas traiter trop longuement les questions purement thori
ques prcdemment leves au sujet de la distinction tablir
entre les proprits possdes au titre arch, et celles possdes au
titre melk. Ces appellations arabes ayant jet la confusion dans les
arrts des tribunaux, on convint que la langue juridique n'admet
trait plus dsormais d'autre dnomination que celles de terres pos
sdes, les unes titre individuel, les autres titre collectif, et chacun
y ayant ainsi mis du sien, le projet de Joi labor par la commis
sion fut dfinitivement adopt par les membres du conseil suprieur.
Les sages transactions taient, de vieille date, entres dans leurs
habitudes. Us taient gens de trop d'exprience pour vouloir tirer
des principes qu'ils adoptaient leurs consquences extrmes. Telle
tait galement la disposition d'esprit du nouveau gouverneur gn
ral.Dj, l'occasion lui avait t donne de faire preuve de la judi
cieuse rserve qu'il entendait garder dans l'application des mesures
dont l'excution lui serait confie. Au cours des rcens dbats sur
la constitution de la proprit indigne, les deux gnraux com
mandant les divisions militaires d'Alger et d'Oran avaient d faire
remarquer que, si l'indivision des terres devait cesser partout la
(1) Procs-verbaux de la session du conseil suprieur (dcembre 1882, p. 654).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 67
fois, il en rsulterait pour certaines tribus algriennes une irr
parable injustice. Ces tribus, improprement appeles nomades,
taient obliges de parcourir de vastes espaces et de se dplacer
frquemment afin de pourvoir la nourriture de leurs trou
peaux, leur unique richesse, le retour des saisons les ramenant d'ail
leurs toujours aux mmes lieux. Pour elles, la division de la pro
prit, c'tait la ruine. A ces sages observations M. Tirman n'avait
point manqu de rpondre, avec l'assentiment des membres du con
seil suprieur, qu'il n'y avait nulle inquitude concevoir sur le
sort de ces tribus. C'tait lui, d'aprs les termes mmes de la loi,qu'il appartenait de dsigner les circonscriptions territoriales dans
lesquelles il devra treprocd aux oprations prescrites pour la con
stitution de la proprit. L'administration avait donc le droit et, par
consquent, le devoir de ne pas appliquer la loi l o cette appli
cation serait rendue impossible par les conditions mmes de l'exis
tence des indignes (1).
Prendre d'infinies prcautions afin de ne pas froisser les senti-
mens, les habitudes, les prjugs, si l'on veut, des 2,500,000 mu
sulmans que nous comptons comme sujets en Algrie, et de leurs
1,500,000 coreligionnaires dont le protectorat de la Tunisie va nous
confier la direction et la responsabilit, voil quelle devrait tre,pour de longues annes, l'une des principales proccupations de la
politique de la France, surtout au moment o elle semble aspirer
prendre un peu partout le rle de grande puissance coloniale.
De notre attitude vis--vis de la population arabe de l'Algrie on
peut dire avec raison qu'elle apasspar des phases bien diverses. Un
temps est venu aprs la guerre, o nos gnraux qui avaient lgi
timement pris la haute main dans la direction des affaires de notre
colonie africaine, se sont, avec la gnrosit naturelle notre race
franaise, laisss aller tmoigner une prdilection presque avoue
pour des adversaires qu'ils avaient glorieusement vaincus. L'em
pereur partagea leur engouement, et de l cette vision phmre du
royaume arabe. Depuis 1871, depuis surtout qu' Alger l'autorit
suprieure at remise un gouverneur d'origine purement civile,
une raction vidente s'est produite. Elle s'est encore accentue dans
ces derniers temps la suite de la mesure dont se flicitait nagure
M. Tirman et qui a plac tous les indignes indiffremment sous la
dpendanced'
agens galement civils. Nos prfets et nos sous-pr
fets envoys de France et continuellement renouvels, tous ces
nombreux commissaires civils qu'il a fallu recruter la hte parmi
un personnel assez dfectueux, afin d'administrer les immenses
territoires soustraits du jour au lendemain dans le Tell la domi-
(1) Procs-verbaux du conseil suprieur (session de novembre 1882, p. 497).
68 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
nation militaire, connaissent peu les murs, les habitudes et les
dispositions d'esprit des tribus arabes qu'ils sont appels gou
verner. Us sont loin d'tre anims leur gard des sentimens de
complaisance (lesmalveillans ont dit de fcheuse partialit) qu'on a
reproch nos gnraux et aux officiers des bureaux arabes d'en
tretenir pour leurs administrs indignes. A coup sr, il n'est pas
craindre que les ordres des nouveau-venus qui les remplacent
ne soient pas obis. Partout o elle at jusqu' prsent applique,
la transition d'un rgime l'autre s'est, en effet, opre sans diffi
cults apparentes et sans troubles apprciables. Mais si l'obissance
n'a point fait dfaut, le prestige, il faut en convenir,manque absolu
ment ces administrs en frac qui ont lamalchance, aux yeux d'une
population guerrire fort sensible aux manifestations extrieures
de la puissance matrielle, de n'tre pas revtus de cet uniforme
militaire qui a toujours t pour elle le signe du commandement.
Il est donc impossible, tant donnes les circonstances que je viens
d'indiquer, de n'tre pas quelque peu effray de la mise excution
sur une trs grande chelle, si la loi des 50 millions est adopte,
de mesures qui, bien plus que celles prsentes pour la constitution
de la proprit indigne, sont de nature, dans le cas o elles
ne seraient pas appliques avec d'extrmes prcautions, causer une
grande perturbation dans nos possessions algriennes et susciter
parmi les indignes les germes d'un profond mcontentement. Je
veux parler des expropriations qu'il faudrait bientt prononcer en
masse pour l'tablissement des trois cents nouveaux centres projets.
Sur cette question qui est devenue le vritable champ de bataille,o se heurtent les opinions les plus opposes, je voudrais, comme
pour celles que j'ai touches jusqu' prsent, me gard r de toute
exagration. Fidle la rgle que je me suis trace par une juste
dfiance de mes impressions personnelles, je citerai cette fois encore
et de prfrence les tmoignages d'hommes plus comptens que
moi qui ont l'avantage de voir les choses de prs. Avec le systme
qu'on nous propose, disait dernirement unmembre du conseil sup
rieur faisant fonction de conseiller du gouvernement, vous n'aurez
plus bientt de terres disponibles; tout disparatra; cependant elles
vous sont ncessaires; pour continuer l'uvre de la colonisation,
il vous faudra les acheter en ayant recours l'expropriation... Or
nous savons tous que celte mesure de l'expropriation froisse pro
fondment tous les sentimens des indignes, ct que cette pe de
Damods, constamment suspendue sur leurs ttes, est pour eux une
cause"
irritation qui peut, dans certain cas, amener destroubles
graves (1).
(1) Procs-verbaux de la session du conseil suprieur de novembre 1882, p. 465.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 69
11 y aurait injustice ne pas se rappeler certaines explications
rassurantes donnes dans cette mme session par le gouver
neur gnral actuel. Nous ne doutons pas que, s'tant publique
ment engag ne pas tendre les oprations, prescrites pour
la constitution de la proprit aux territoires o l'application de
la loi serait rendue impossible par les conditions mmes de l'exis
tence des indignes, il vite plus forte raison d'user dans
ce mme territoire du droit d'expropriation. Il ne peut certaine
ment lui venir l'ide de recourir l'expropriation que pour les
contres situes dans leTell, les seules o l'administration se propose
de crer actuellement les nouveaux centres. Mais, l mme, il y a
des diffrences essentielles tablir. Agir en Kabylie et dans les
pays habits par les populations d'origine berbre comme avec
les tribus de sang purement arabe serait fort imprudent. Dans les
montagnes de la Kabylie et partout o domine la race berbre, laproprit collective est peine connue, tandis que la proprit indi
viduelle y est morcele ce point que la rcolte des fruits d'un
mme arbre doit parfois se partager entre plusieurs individus. Les
consquences d'un pareil tat de choses n'taient point pour chapper la clairvoyance de M. Tirman, qui en a tenu compte dans les
instructions qu'il a, par l'intermdiaire de ses prfets, fait parvenir
aux membres des commissions locales dites commissions des
centres charges dans chaque arrondissement de contrler, sur les
lieux mmes, les crations de villages proposs par l'administra
tion, m II ne faut pas perdre de vue, crit le gouverneur gnral,
que si l'administration a le devoir de faciliter l'installation en Alg
rie d'une nombreuse population franaise, elle n'en a pas moins
respecter les intrts de la population indigne. Nous ne devons
songer livrer au peuplement franais d'autres terres que celles
constituant en quelque sorte le superflu des dtenteurs actuels, et
amener ainsi sinon une fusion complte, tout au moins une juxta
position profitable tous (1). Voyons maintenant quel pouvait tre,non pas d'une extrmit de l'Algrie l'autre, mais dans les loca
lits d'un mme dpartement (celui d'Alger par exemple), l'effet
trs diffrent produit sur les indignes par la perspective de l'ex
propriation. Si l'on veut coloniser largement la Kabylie, affir
mait le rapporteur de la commission des centres pour l'arrrondisse-
ment de Tizi-Ouzou, sans reculer devant les mesures indispensables
au succs de la colonisation et la scurit du pays, il faut trans
porter en masse les indignesdpossds loin de leur pays d'origine
(1) Instructions du gouverneur gnral transmises par M. le prfet d'Alger au sous-
prfet de Tizi-Ouzou, janvier 1882.
70 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
et leur ter tous moyens d'y revenir. Cette mesure devrait s'appli
quer, sans distinction, tant aux Kabyles qui ont fait preuve d'hosti
lit contre nous qu' ceux qui n'ont tmoign aucune haine, mais
chez qui cette haine se dveloppera par le seul fait de la dposses
sion dont ils seront victimes... Dans le cas o l'on adopterait un
programme de colonisation plus restreint, les premiers territoires
coloniser seraient ceux qui ont t prcdemment tudis par les
commissions des centres; cette population, dont le chiffre ne s'lve
pas moins de 10,000 mes, est prcisment celle qui nous est le
plus hostile ; il y aura donc ncessit de la transporter loin de la
Kabylie pour qu'elle n'y rpande pas la haine contre la France (1).
Mais voici que, dans d'autres arrondissemens relevant aussi
de la prfecture d'Alger, les dispositions des indignes semblent
tre entirement diffrentes. Aux environs d'Affreville, rgion ole gouvernement se propose de fonder plusieurs villages, il est
avr, si l'on s'en fie aux tmoignages des personnages les plus
considrables et les plus dignes de foi, que les Arabes dtenteurs
du sol et dont la proprit at dfinitivement constitue la suite
de l'enqute, n'aspirent qu' voir ces villages fonds le plus pro
chainement possible. Les plus aiss se sont rendu compte que,
s'ils sont expropris d'une partie de leurs terres, la valeur de celles
qui leur resteront en sera considrablement augmente;. quant
ceux dont les modestes parcelles pourraient tre intgralement
absorbes par la cration des centres nouveaux, ils comprennent
aussi parfaitement qu'avec le prix qu'ils en tireront, ils seront mis
mme de s'en procurer d'autres aux environs, dont la croissante
plus-value ne tardera pas les indemniser largement. Nous croyons
volontiers que cette faon d'envisager la situation qui leur est faite
se gnralisera chez les indignes en proportion de la frquence de
leurs contacts avec la population europenne. Il y a dj progrs
marqu sous ce rapport. Ce ne sera pas en vain, il faut l'esprer,
que, dans son derniervdiscours au conseil suprieur, M. Tirman aura
promis de n'avoir recours l'expropriation qu'aprs avoir assur
aux anciens propritaires des ressources quivalentes aux sacrifices
qui leur seront demands. Certaines lenteurs dans le paiement des
indemnits dues pour expropriation et quelques abus qu'il a regret
ts et dnoncs lui-mme ne seront plus pour se reproduire, si
nous en croyons la rponse qu'au mois de fvrier dernier, leministre
de l'intrieur de cette poque s'est fait un devoir d'adresser, par
l'intermdiaire de son secrtaire d'tat, la commission du snat,
(1) Extrait du rapport de la commission des centres pourl'arrondissement de
Tizi-Ouzou.
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 71
qui lui avait renvoy la ptition d'un ancien cad arabe. Des dve-
loppemens dans lesquels M. Develle est entr ce sujet il rsulte
que les indignes expropris ne sontpas, comme plusieurs personnes
taient portes le supposer, la merci d'un jury exclusivement
compos d'Europens et, par consquent, suppos partial. Mme en
cas d'urgence, ils ont toujours le droit de porter leurs rclama
tions, d'abord devant le prsident du tribunal, ensuite devant le
tribunal lui-mme, qui ont seuls qualit pour rgler les divers intrts en cause et dsigner les experts chargs d'estimer les immeu
bles et de dterminer les sommes consigner (1). Quant la valeur
attribue jusqu' prsent aux terres que l'administration ad se pro
curer pour la colonisation, le tableau dress par ses soins tablit
que l'hectare achet l'amiable, de gr gr, pour la colonisation,lui aurait cot en moyenne un peu moins de 49 francs, tandisqu'elle aurait pay plus de 56 francs les terres acquises par l'ex
propriation. Depuis cette poque, les terres ont d augmenter de
valeur,mais je n'ai pas ou dire qu'il y ait eu rien de chang et que
les proportions indiques aient t modifies. Voil, autant qu'on
peut s'en rapporter aux moyennes, de quoi faire tomber beaucoupde prventions.
A propos de l'expropriation des indignes pour cause de colonisa
tion, il y a donc lieu de se tenir gale distance des opinions
extrmes et prconues. Sur cette question, comme sur toutes
celles que nous avons traites jusqu'ici, comme pour tout ce qui
regarde l'Algrie, il n'y a pas de rgles absolues; c'est, avant tout
affaire de mesure et de bonne conduite.
Si le lecteur a pris la peine de suivre avec patience les dvelop-
pemens de cette trop longue lude, il peut, ce me semble, pres
sentir quelles en vont tre les conclusions. En thse gnrale, je ne
suis point partisan de l'intervention de l'tat dans les matires qui
ne le concernent pas directement. Je crois avoir suffisamment
dmontr quels rsultats dispendieux et toutefois assez chtifs le
gouvernement a toujours abouti chaque fois qu'abandonnant son
rle naturel de protecteur des intrts gnraux de l'Algrie, il a
pris sur lui la tche de s'y faire entrepreneur de colonisation. Les
auteurs du projet de loi, qui consiste emprunter 50 millions pour
crer trois cents centres, en conviennent volontiers; mais, pour
justifier le nouvel effort qu'ils veulent imposer l'administration,
(I) Annexe au feuilleton du snat n 34 (sance du jeudi 19 avril 1883, ptition
n" 87).
72 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
ils affirmentque les terres manquent, ou vont manquer absolument.
De l l'obligation de les acheter au plus vite, de pe,ur d'avoir plus
tard les payer trop cher. Cette assertion est-elle bien fonde? Il
n'y parat point. Jusqu' prsentesrenseignemens prcis faisaient
dfaut. On ignorait, ou peu prs, le nombre et la valeur des terres
appartenant au domaine. Il avait fallu se contenter des affirmations
vagues et quelquefois contradictoires des gouverneurs qui se sont
succd en Algrie. M. Tirman, d'aprs ce que j'ai lu dans un
journal algrien d'ordinaire bien inform, aurait fait dernirement
dresser un tableau arrt au 31 dcembre 1882 qui donnerait les
chiffres suivans, diviss en quatre catgories :1
celle des terrains
susceptibles d'tre affects directement la colonisation;2
celle
des terrains utiliser pour changes ;3
celle des terrains qui
peuvent tre vendus bref dlai;4
celle des terrains improduc
tifs et sans valeur, soit pour vente, soit pour changes.
Ces chiffres varient singulirement d'un dpartement l'autre.
Pour Alger, les terrains des trois premires catgories se montent
21,862 hectares; pour Oran, 15,171 hectares; pour Constantine,ils s'lvent 274,946 hectares. Laissant de ct les dpartemens
d'Alger et d'Oran, o les ressources territoriales, videmment trop
restreintes, ne permettent l'tablissement que d'une dizaine de vil
lages, six Alger et quatre Oran, les 274,946 du dpartement
de Constantine, qui se dcomposent en 95,179 hectares suscepti
bles d'tre immdiatement affects la colonisation, 91,542 pro
pres tre changs et 88,225 destins tre vendus, ouvrent
eux seuls un large champ l'exploitation agricole dans des contres
o l'on n'aura pas acheter la moindre parcelle de terre. A moins
donc qu'on ne veuille considrer les 50 millions dpenser et les
trois cents nouveaux centres tablir comme une sorte de pr
bende lectorale que les reprsentans de l'Algrie auraient le droit
de se partager entre eux par portions gales, l'administration a pour
devoir de commencer par tirer le meilleur parti possible des terres
du domaine qui sont ds prsent sa disposition dans le dpar
tement de Constantine. Voil une premire et notable conomie,
mais elle n'est pas la seule qu'on puisse raliser. La vente l'en
chre ou du moins prix fixe, non-seulement des lots de fermes,mais aussi des lots de villages, en amnerait une beaucoup plus
considrable. C'est la solution vers laquelle ont visiblement inclin
les membres lus du conseil suprieur, ainsi que les chefs de tous
les services administratifs et les esprits les plus clairs de l'Alg
rie. La vente, en effet, a sur la concession gratuite cette suprio
rit qu'elle imprime une vive impulsion l'initiative individuelle
des petits capitalistes algriens ou immigrans arrivs de France
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 73
qui dsirent placer en immeubles le fruit de leurs conomies. La
vente prsente, en outre, un caractre galitaire qui plaira en Alg
rie. Elle n'y attirera que des colons srieux pourvus des ressources
indispensables leur russite; elle fournira en mme temps l'tat
comme une sorte de fonds de roulement qui lui permettra de doter
les nouveaux centres d'amliorations successives. A mon sens, les
Franais ou les naturaliss Franais devraient seuls tre admis aux
adjudications. Il conviendrait peut-tre de limiter un maximum
de 40 50 hectares les lots de villages et 150 hectares environ
les lots de fermes. Ce sont des chiffres gnralement admis comme
un bon terme moyen. Pour carter les spculateurs, il y aurait
prudence stipuler dans les contrats de vente que, sauf le cas de
dcs de l'adjudicataire, la proprit ne pourrait tre revendue
avant un dlai de cinq annes. En revanche, il y aurait lieu d'accor
der aux colons de grandes facilits de paiement, afin de ne pas leur
enlever ds le dbut la plus grande partie de leurs ressources dis
ponibles. On pourrait n'exiger que le paiement comptant d'un hui
time du prix, dont le solde serait acquitt en dix annes sans
intrt. Supposant, par exemple, l'acquisition de 40 hectares au
prix de 100 francs, l'acqureur aurait payer comptant 500 francs
et dix annuits de 350 francs chacune. Ce sont l des clauses d'ac
quisition fort douces.
Serait-il possible d'aller plus loin encore dans cette voie? Il at
question de crer des banques spciales de crdit pour les colons
ou de modifier leur profit les rglemens des institutions de crdit
dj existantes. Je n'aime pas les rgimes d'exception, et je n'en
aperois pas ici la ncessit. Ainsi que nous l'avons prcdemment
tabli, la Socit protectrice des Alsaciens-Lorrains est en train
de rentrer journellement dans les avances faites ses colons au
moyen des emprunts que ceux-ci contractent auprs du Crdit fon
cier de France. Cette administration avait, au dbut, tmoign
quelque hsitation, ayant des craintes pour la scurit de son gage.
Aujourd'hui elle n'en prouve plus aucune. Tout se passe vite et
trs rgulirement. Entr dans le cabinet du directeur de la succur
sale d'Alger n'ayant que la qualit de propritaire ventuel de sa
concession, le colon en sort muni de son titre de propritaire dfi
nitif, quand il a, sance tenante, remis au reprsentant de la socit,
sur l'argent qu'il vient de recevoir, le montant de sa dette. Le plus
souvent, il lui reste encore une petite somme qu'il peut appliquer
son exploitation agricole. Onme dit que M. Tirman est en traind'tu
dier un ensemble de mesures qui auraient pour effet d'arriver aux
mmes rsultats ; dans l'intrt de la colonisation, je m'en rjouirais
beaucoup.
74 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
On voudra bien reconnatre que je n'ai pas pris sur moi de pro
poser de mon chef les modifications qu'il conviendrait d'introduire
dans le projet de loi des 50 millions. Elles ressortent avec une vi
dence qui me parat manifeste soit du rcit que j'ai fait des exp
riences autrefois tentes sans succs, soit de l'expos des discus
sions ouvertes au sein du conseil suprieur, et qu'en raison de leur
importance, j'ai galement tenu reproduire avec quelque tendue.
Mais si l'on taitdcid ne pas retomber dans les erreurs du pass,
si l'on consentait tenir comptedes sages avis de tant d'hommes con
sidrables dont on ne saurait nier la comptence et les lumires, je
ne me sentirais pas autrement effray de cet octroi d'une grosse
somme d'argent destine continuer l'uvre officielle de la colonisa
tion. Les reprsentans de l'Algrie remplissent un rle naturel et qui
leur fait honneur, quand ils cherchent provoquer la gnrosit du
parlement en faveur de notre colonie, mais je crois qu'ils en sont
malencontreusement sortis le jour o ils ont produit un programme
d'excution labor de toutes pices au sein d'une commission du
budget et qu'ils empitaient ainsi sur les prrogatives les plus essen
tielles de tout gouvernement tenant tant soit peu se faire respecter.
Quant la combinaison en elle-mme qui rpartirait unifor
mment, et par quotitgale, les 50 millions et les trois cents fermes
entre les trois dpartemens d'Alger, d'Oran et de Constantine, elle
est vraiment inacceptable; elle irait mme contre les intrts
bien compris de ces trois rgions, dont la situation conomique est
assez diffrente. Le dpartement de Constantine o se rencontre,
par bonne fortune, le plus grand nombre des terres utilisables du
domaine est minemment propre la culture. Le mouvement de
la 'ville et de la province d'Oran est, quant prsent, plutt com
mercial et industriel. Alger, avec sa capitale o rsident les hauts
fonctionnaires de l'administration et qui attire tant d'trangerspai-
la douceur de son climat et par la gracieuse beaut de ses environs,
participe de la nature des deux dpartemens entre lesquels il est
plac. S'il convenait d'accorder quelques compensations aux deux
provinces les plus pauvrement dotes sous le rapport des centres
constituer, c'est au gouverneur qu'il faudrait s'en remettre de cette
tche. A lui d'aviser sous sa responsabilit ; et, de bonne foi, il
n'aura que l'embarras du choix. Est-ce que, pour venir efficace
ment en aide la colonisation, il n'y a pas d'autres moyens
employer que la cration de nouveaux villages? Les voies de
communication se rattachant aux stations de chemins de fer ne
manquent-elles pas un peu partout en Algrie? La scurit yest-
elle aussi complte qu'on pourrait le souhaiter et le dicton mis
de vieille date en circulation, d'aprs lequel une jeune fille pour-
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. Ib
rait parcourir toutes nos possessions africaines de Tunis au Maroc
avec une couronne d'or sur la tte, n'est-il pas singulirement
exagr? Les Arabes ne sont pas dtrousseurs de grands che
mins, il est vrai, mais ce sont d'habiles voleurs de bufs, et ilssavent trs bien comment s'y prendre pour rcolter, pendant la
nuit, des moissons qu'ils n'ont pas semes. Il y aurait tout avan
tage ce que, sur l'ensemble des fonds considrables qu'on va pro
bablement mettre sa disposition, M. Tirman ft autoris en
dpenser une portion dans les dpartemens d'Alger, d'Oran, et
mme un peu partout, afin d'ouvrir des chemins donnant accs aux
terrains o l'on voudrait introduire la culture europenne. Les
localits auraient tort de se plaindre qui, au lieu de quelques vil
lages nouveaux, verraient s'tablir leur porte quelques brigades
de gendarmerie. Je ne veux pas dire de bons et honntes gendarmes
accoutrs du lourd uniforme franais, se promenant deux deux
sur les routes, afin de porter les dpches des autorits et verba
liser, le cas chant, sur les dlits dont ils sont par hasard tmoins.
J'entends parler des gendarmes auxiliaires, vtus comme les indi
gnes, parlant leur langue, et capables de surveiller et d'atteindre
partout les dlinquans. Pour les dtails des mesures prendre, les
meilleurs juges ne sont-ils pas le gouverneur gnral qui est sur les
lieux et les fonctionnaires placs sous ses ordres? C'est ici qu'il
importe de faire la part large, sauf contrle, aux agens d'excution.
Le pire serait d'arriver, avec ou sans parti-pris, la confusion des
pouvoirs et de vouloir administrer, de Paris, notre colonie afri
caine la faon dont trop de dputs tendent grer les affaires
de leur arrondissement. Alger, Oran, Constantine, c'est un peu
plus que Carpentras, Brives-la-Gaillarde, ou Quimper-Gorentin, et
beaucoup de bons esprits, je crois pouvoir ajouter, beaucoupd'ex-
cellens rpublicains, rpugneraient extrmement voir le gou
vernement de l'Algrie indirectement remis aux mains de ses
reprsentans.
Parlons en toutevrit : l'opinion publique at surprise et dsappointe, je ne voudrais pas dire scandalise, quand elle a appris
quelles conclusions tait arrive la commission spciale forme, le
24 novembre 1880, par M. Constans, ministre de l'intrieur l'effet
d'tudier les modifications apporter au fonctionnement du gou
vernement de l'Algrie, commission dans laquelle figuraient les
snateurs et les dputs de l'Algrie. Cette commission s'est divi
se en deux sous-commissions charges : la premire de s'occuper
du rgime des lois et dcrets ainsi que du rle et des attributions
du gouverneur-gnral (les snateurs et dputs en faisaient par
tie) ; la seconde avait pour mission d'tudier le rattachement des
76 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
services administratifs de l'Algrie aux ministres correspondans.
A la nouvelle de la nomination de cette commission extra-parle
mentaire, l'moi fut grand en Algrie, particulirement au sein du
conseil suprieur, qui tait en pleine session, et plus particulire
ment encore parmi les dlgus lus des conseils gnraux. Le
mouvement d'opinion contre ce qui se prparait Paris fut trop vif
pour que les membres de droit et les chefs des services publics
songeassent s'y opposer. Tout le monde se trouva d'accord pour
envoyer immdiatement M. le ministre de l'intrieur et au gou
verneur gnral une dpche tlgraphique mettant le vu :
qu'aucune dcision de principe sur les questions d'organisation
de l'administration algrienne ne ft prise avant que le conseil
suprieur ait pu formuler en temps utile son avis sur les solu
tions intervenir (1). Les dlgations des trois dpartemens
furent invites, sance tenante, se runir pour exprimer, avec
l'autorit qui leur appartenait , leur conviction profonde et rai-
sonne sur les dangers de l'amoindrissement des pouvoirs du gou
verneur gnral et du rattachement des grands services publics
la mtropole (2). La dmarche n'tait pas inopportune, mais elle
devait avoir le dsagrment de n'amener, en ralit, aucun rsultat.
Ce qui, de l'avis des dlgus du dpartement de Constantine, ren
dait la protestation indispensable, c'est que les snateurs et les
dputs, isols comme ils sont par les exigences de leur mandat,
et obligs rsider Paris, tendaient naturellement y ramener
la solution de toutes les affaires (3).
Par malheur, les votes des reprsentans de l'Algrie au sein de
la commission spciale ont prouve que l'on ne s'tait pas tropmpris
Alger sur leurs vritables intentions. En effet, tandis qu'ils n'ont
montr que froideur pour s'occuper des questions relatives l'organi
sation du gouvernement de l'Algrie, au rle et aux attributions du
gouverneur gnral, ils ont, au contraire, tmoign de la plus extrme
ardeur au sujet des rattachemens. Onet dit qu'ils n'avaient rien tant
cur que de diminuer la position de M. Albert Grvy en se don
nant toutes facilits pour pouvoir, en dehors de lui et par-dessus
sa tte, traiter directement, Paris, toutes les affaires de l'Algrie
avec les chefs de service de nos divers ministres. Un seul com
missaire, M. Jacques, alors dput, nomm depuis snateur, prit
sur lui de rappeler qu'en plein empire, une poque o l'on ne
(1) Procs-veibaux des dlibrations du conseil suprieur (session de dcembre 1880,page 23).
(2) Ibid., page 294.
(3) Procs-verbaux du conseil suprieur (dcembre 1880, p. 30).
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE. 77
songeait nullement rtablir le ministre de l'Algrie, la commission de 1869 avait dcid, sur le rapport de M. Bhic : , que le
gouverneur gnral aurait rang de ministre et qu'il serait respon
sable de ses actes devant les chambres, tout en continuant rsi
der Alger. Aujourd'hui, ajoutait M. Jacques, nous ne savons pas
quel est le ministre que nous pouvons interpeller devant les cham
bres (1). Il parat que la mesure propose en 1869 tait tropimprudente. Des scrupules surgirent, et le ministre la dnona
comme inconstitutionnelle. Devant cette dclaration, la commission
s'arrta court; cependant plusieurs de ses membres exprimrent
le dsir qu'il ft pris acte du regret qu'ils prouvaient de ne
pouvoir tablir la responsabilit ministrielle (2).
A Alger, les dlgus des conseils gnraux furent infiniment
plus hardis. Je ne saurais taire la joie que j'ai prouve les
entendre proclamer hautement une vrit qu' plusieurs reprises
j'ai cru de mon devoir de porter, bien inutilement, la tribune :
Proccups, disait le rapporteur, d'numrer les amliorations
indispensables au bon fonctionnement des pouvoirs du gouverneur
gnral, nous les rsumons ainsi : Le gouvernement dc l'Algrie
doit former un dpartement part avec un budget particulier el un
gouverneur responsable devant les deux chambres... Il leur semblait
galement ncessaire que le gouverneur gnral ft l'intermdiaire
des relations politiques de la France avec Tripoli, Tunis et le
Maroc. Ces conclusions taient adoptes l'unanimit. Une fois de
plus, les membres du conseil suprieur ont fait preuve de cette clair
voyance qui s'acquiert par la pratique des affaires. Leur vote tmoigne
de la faon juste autant qu'leve dont ces hommes de sens et d'ex
prience comprennent le rle d'un gouverneur gnral de l'Algrie.
Pour le bien remplir, combien d'aptitudes diverses sont ncessaires!
Il y faut un homme capable, sinon de diriger lui-mme les expdi
tions militaires, tout au moins de les concevoir propos et de les
bien prparer, se connaissant en administration et qui soit, enmme
temps, un trs habile politique. Son habilet ne lui sera pas seule
ment de secours quand il lui faudra ouvrir, de tempi autre, des
ngociations avec l'empereur du Maroc ou le bey de Tunis, il en
aura journellement besoin dans ses rapports avec les Arabes.
Ceux-l connaissent mal l'Algrie, qui se figurent que nous
sommes libres d'y appliquer partout avec une rgularit uniforme
nos procds ordinaires de gouvernement. Il n'en est rien. La diver-
(1) Procs-verbaux de la sance de la commission administrative de l'Algrie
(sance du 6 janvier 1881).
(2) Ibid.
78 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGERIE.
site des sentimens et des habitudes de sa population n'est pas moins
frappante que celle de la configuration de son sol. Il n'y a pas plus
de ressemblance entre les habitans de lagrande Kabylie, fixs dans
leurs petits villages btis en pierres, et les peuplades errantes du
Sahara, qu'entre les montagnes abruptes du Jurdjura, couvertes de
neige pendant trois mois de l'anne, cultives jusqu' leur sommet,
et les plaines de sable brlant du Saharao les chameaux des cara
vanes trouvent peine brouter quelques maigres broussailles. Les
mesures acceptes sans trop de rpugnance par les indignes de
race berbre, qui sont monogames et dont les tendances dmocra
tiques se rapprochent des ntres, courraient risque d'tre fort mal
reues, hors du Tell, par les chefs des grandes tentes, fort respects
des multitudes qu'ils commandent et qui vivent un peu la manire
des patriarches de l'ancien Testament. Ce sont puissances avec les
quelles il faut continuellement traiter sans se dpartir d'une bienveil
lance attentive, prte cependant se faire, au besoin, respecter pardes actes d'nergie.
Quand je songe tant de qualits requises pour se bien acquit
ter de semblables fonctions, si graves et si dlicates, je comprends
difficilement la situation d'esprit de ceux pour qui tout se rsume
dans la question de savoir si le gouverneur gnral sera un per
sonnage civil ou militaire. J'avoue que cette alternative me laisse
passablement indiffrent. D'autres vont plus loin. A leurs yeux, la
valeur du gouverneur gnral peut exactement se mesurer au
degr de son amour pour la rpublique et de son aversion pour
le clricalisme. Voil deux faons de voir qui simplifient beaucouples choses, mais elles ne sont ni l'une ni l'autre mon usage. J'ai
mes opinions politiques, qui n'ont, d'ailleurs, rien d'absolu,et je
les garde; j'ai des prfrences, dont je ne me cache pas, pour une
forme de gouvernement qui n'est pas actuellement celle qui nous
rgit, mais j'aurais honte si, au cours de cette tude, j'avais laiss
entamer la libert de mes jugemens sur les choses et sur les hommes
de l'Algrie par des considrations de cette nature. Que le gouver
neur gnral soit civil ou militaire, il m'importe peu, mais je tiens
l'unit dans la direction pour indispensable, quel que soit l'uniforme,
et je veux que l o sera le pouvoir effectif, l aussi on rencontre
une responsabilit efficace. Que le gouverneur gnral passe,
tort ou raison, pour avoir les sympathies de telle ou telle fraction
des partis qui nous divisent, je ne m'en soucie pas davantage. A
mon sens, le gouvernement qui servira le mieux les intrts de
l'Algrie sera celui qui s'affranchira le plus compltement dans ses
choix de la tendance, trop frquente chez nous, parmi lessouverains
du jour, de vouloir avant tout obliger leurs amis du premier degr:
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 79
Je crois, par exemple, que legnral Cavaignac, un militaire et un
rpublicain, aurait t un fort convenable gouverneur gnral de
l'Algrie pour le gouvernement de 1830, et que la rpublique de
1870 ne se serait point mal trouve d'avoir choisi pour occuper cette
situation M. de Chasseloup-Laubat, un civil, qui a fait un excellent
ministre de la marine sous l'empire. Aux yeux de nos sujets musul
mans, un militaire aura toujours plus de prestige cause de l'pe
qu'il porte son ct, mais il y a plus d'unemanire de conqurir
le prestige. M. de Lesseps, si je puis parler des vivans aprs les
morts, M. de Lesseps, si connu et si populaire dans tout l'Orient, si
plein d'initiative hardie, qui monte cheval comme un Arabe, qui
parle leur langue et qui les a tant manis, tait un gouverneur tout
dsign pour notre colonie algrienne. J'ai appris de sa propre
bouche qu'il aurait accept la position si elle lui avaitt propose ,
mais qu'on ne lui avait pas fait l'honneur de la lui offrir. Je m'ar
rte. Si Algrien que je sois, je n'en suis pas encore venu vouloir
imposer, que dis-je? indiquer aucun nom propre au gouverne
ment. Mon avis est, d'ailleurs, qu'il est dsirable que les gouver
neurs gnraux de l'Algrie restent longtemps leur poste. Je pense
mme qu'ils ne devraient pas tre changs, non plus que les minis
tres de la guerre et de la marine, chaque nouvelle volution
ministrielle, parce que la dure dans la fonction est pour eux une
condition de succs. J'ai regrett l'amiral de Gueydon quand il est
parti; j'ai regrett aprs lui le gnral Chanzy; je suis persuad,
n'en dplaise ses dtracteurs, que M. Albert Grvy valait mieux
comme administrateur, au moment de son dpart que le jour de son
arrive. U est probable, si l'on venait le remplacer, que je regret
terais galement M. Tirman. U n'a eu, lui, rien apprendre en
tant qu'administrateur, mais il lui fallait faire connaissance avec le
pays et avec les habitans, besogne essentielle qu'il est en train
d'accomplir actuellement.
Je ne suis pas seul d'ailleurs,en ce qui concerne l'Algrie,
avoir cette involontaire libert d'esprit, et je puism'
autoriser d'un
assez fameux exemple. J'tonnerais probablement la plupart des
organes de la presse algrienne qui ont fait, dans le pass, une
guerre si acharne M. l'amiral de Gueydon, parce qu'ils le consi
draient comme un affreux ractionnaire clrical, si je leur disais qu'il
est ma connaissance que M. Gambetta les a devancs dans la jus
tice qu'avec bon got ils ont fini plus tard par rendre celui des
gouverneurs de l'Algrie qui a peut-tre le mieux servi la cause de
la colonisation. En sont-ils ignorer que c'est M. Gambetta qui a fait
adjuger au cardinal de Lavigerie, pour l'aider dans sa propagande
catholique et franaise, la somme de 50,000 francs, qui, par je ne
80 LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE.
sais quelle timidit de ses collgues, n'a pas.t inscrite au budget,mais honteusement dissimule au chapitre des fonds secrets? Leur
surprise aurait redoubl sans doute s'ils lui avaient entendu racon
ter comment il n'avait jamais t mieux renseign sur les affairei;;de l'Algrie et de la Tunisie que par ses conversations avec le .pre
Charmetan, le second de l'archevque d'Alger dans la direction- de
nos missionnaires d'Afrique, et je sais, defaon'
n'en pouvoir
douter, que ce mme pre Charmetan avait t charg par lui de
s'informer si l'amiral de Gueydon consentirait reprendre le gouver
nement de l'Algrie, auquel on pourrait joindre les affaires de la
Tunisie, car, disait-il, il n'y a que les choses faites par l'amiral qui
aient dur.
Pas plus queM. Gambetta, je ne voudrais moi-mme tre exclusif.
Les promoteurs de la loi des 50 millions, et les ministres qui. l'ont.endosse avec une rare docilit, ne m'ont point pour adversaire intrai
table. Je suis plutt une sorte d'auxiliaire, car j'accepte, en raison
de l'tat prsent des choses, qu'on ait encore recours, pour un temps,
la colonisation par les mains de l'tat, la condition toutefois qu'il
cde bientt la place, de bonne grce, l'initiative prive, qui est
la seule continuellement effective et rellement puissante. C'est l'im
portance du chiffre qu'on veut immdiatement y consacrer, et le
mrite de la combinaison financire au moyen de laquelle on arrive^
l'obtenir, qui font doute mes yeux. J'ai particulirement
tion l'ingrence irrgulire, presque inconstitutionnelle, d'une
commission du budget de la chambre des dputs, prenant sur elle
de tracer tout un programme excuter par des moyens trop par
faitement systmatiques pour correspondre au vritable tat des
choses, en tous cas, extrmement coteux, et j'ai fait effort pour
indiquer, enm'
appuyant de l'avis d hommes plus expriments;*
que moi et placs sur les lieux, comment il ne serait peut-tre pas
impossible d'arriver plus vite, plus simplement et plus conomi
quement aux mmes rsultats.
Quoi qu'il en advienne, tous ceux qui, dans notre parlement, par
leurs rapports et leurs discours, ou bien, en Algrie, par la voie de la
presse, se sont efforcs de mettre cette question de la colonisation
l'ordre du jour de l'opinion publique ne sauraient tre dsapprou
vs. Leur intervention aura de toute faon t utile, alors mme
qu'elle n'aurait obtenu d'autre rsultat que d'appeler l'attention du
pays sur la belle colonie place vis--vis de nos ports delMditer
rane et qui, coup sr, vaut la peine qu'on s'occupe d'elle pourelle-
mme. Cependant, le service rendu serait plus grand encore si, comme
plusieurs l'esprent, nous tions au dbut d'une re nouvelle pendant
laquelle la rpublique se donnerait pour mission d'aller fonder au
LA COLONISATION OFFICIELLE EN ALGRIE. 81
loin des tablissemens commerciaux semblables ceux que nous pos
sdions autrefois et que nous avons perdus. Alors, il est vident que
c'est en Algrie que nous aurons faire notre apprentissage de
grande puissance colonisatrice. C'est parmi les troupes dj habi
tues bivouaquer dans les vastes espaces du dsert africain que
nous auronschance*
de recruter des corps spciaux, faciles mobi
liser, se composant de soldats pas trop jeunes, lestes la marche,
durs la fatigue, tels que ministres et commissions parlementaires
cherchent aujourd'hui les organiser afin qu'ils aillent porter fire
ment notre drapeau au Soudan, au Sngal, la Nouvelle-Guine,au Congo, Madagascar, en Cochinchine et au Tonkin. C'est
notre personnel de fonctionnaires algriens qu'il faudra nous adresser
pour qu'il nous forme le plus tt possible une ppinire de jeunes
administrateurs, assez rompus au mtier pour faire accepter leur
autorit personnelle par les habitans des pays que je viens de
nommer, et capables d'asseoir solidement notre domination parmi
des populations demi sauvages que nous trouverons peut-tre
aussi rcalcitrantes que les Arabes se ployer de prime abord aux
exigences de la civilisation moderne.
En tout cas , soit que l'on continue considrer notre conqute
de 1830 comme ayant pour longtemps encore des droits presque
exclusifs notre sollicitude, soit qu'on prfre en faire un champd'exprience et la prendre comme point de dpart pour de plus loin
taines entreprises, il est temps, et grand temps, que la France sache
dcidment ce que nos ministres et notre parlement entendent faire
de l'Algrie.
FIN
I
RESI
!
-r-^
Parti. Imprimer! Pb. Dose, 3, ruo Aubor