Turf et turpitudes à Chinatown

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www.le13dumois.fr — Novembre 2010 1 BUTTE-AUX-CAILLES LA GUERRE DU BRUIT PAR-DESSUS LE PÉRIPH’ UNE NUIT À CHINAGORA PORTRAIT UN NOBEL DANS LE 13 e À CHINATOWN LA BANQUEROUTE AU BOUT DU JEU Le magazine indépendant du 13 e arrondissement N° 01 — Novembre 2010 | www.le13dumois.fr | En vente le 13 de chaque mois 3,90

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Le 13 du Mois

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BUTTE-AUX-CAILLES LA GUERRE DU BRUITPAR-DESSUS LE PÉRIPH’ UNE NUIT À CHINAGORA PORTRAIT UN NOBEL DANS LE 13e

À CHINATOWNLA BANQUEROUTE AU BOUT DU JEU

Le magazine indépendant du 13e arrondissement

N° 01 — Novembre 2010 | www.le13dumois.fr | En vente le 13 de chaque mois3,90 !

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Dans les PMU « asiatiques » du quartier Olympiades-Choisy, nous avons croisé la route de Pheng. L’homme nous a introduit dans le monde de la dépendance au jeu de courses qui, de dettes en rencontres malvenues, a fi ni par le briser.

Par Jérémie PotéePhotographies : Mathieu Génon

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Son ex-épouse et ses deux fi lles vivent dans l’avenue d’Italie, au sud de l’arrondissement. Pheng habite désormais de l’autre côté du périphérique, à Ivry, dans une chambre de quelques mètres carrés

d’un foyer Sonacotra. « Quand j’ai divorcé il y a dix ans, je me suis mis à beaucoup jouer et à perdre trop d’argent », confi e-t-il. Portés par une voix lente et fl ûtée, ses mots semblent aussi doucement résignés que les traits de son visage : « Maintenant, je parie encore de temps en temps, mais je ne devrais pas » se lamente-t-il à répétition avec un sourire bonhomme et des yeux fatigués.

APRÈS LA GUERRE, LE JEULa cinquantaine frêle, presque juvénile, Pheng est venu en France en 1982comme réfugié cambodgien de la sale guerre de Pol Pot. Là-bas, les dernières années, il servait en tant qu’offi cier cette armée vietnamienne d’occupation qui a fait fuir les Khmers rouges. Il parle de ses premières années de citoyenneté française comme d’une époque heureuse : il avait 30 ans,du travail et des copains du 13e arrondissement à Belleville.On comprend aussi que ce sont ses amis qui l’ont mené dans les PMU. Quand il se sent « nerveux », Pheng ne peut s’empêcher de se rendre dans le Triangle de Choisy, entre le centre commercial Masséna 2, lové au pied des immenses tours d’habitation, et la Porte de Choisy. Il dit qu’il vient s’y promener, entre boulot et dodo. On le rencontre d’ailleurs entouré de parieurs qui mêlent leur accent vietnamien, laotien ou chinois à l’argot des Parigots. Lui regarde, ne joue pas pour le moment. Beaucoup le connaissent, le saluent d’un geste affectueux. Dans ce lieu de palabre, le pessimisme se glisse entre deux courses hippiques qui électrisent subitement l’assistance groupée autour du poste de télévision. Pas loin, il y a ce parieur frénétique d’origine vietnamienne qui semble dans un bon jour. Quand les chevaux sont au repos, l’homme, Parisien depuis plus de 20 ans, trouve le temps de râler à tout propos : baisse du pouvoir d’achat, problèmes de sécurité dans le quartier dus selon lui... au trop plein d’immigrés !On trouve partout dans le monde ces tripots grand public où de vieux copains misent de l’argent en espérant une vie meilleure. Monsieur S. tient l’un de ces endroits, tout à la fois bar-tabac-presse-PMU. Quand on lui parle de la diversité des services qu’il propose, il soupire : « J’ai dû ouvrir un PMU il y a cinq ans parce que je ne vendais plus de presse. Regardez autour de vous, le quartier en est quadrillé ».

— REPORTAGE

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Pheng le dit lui-même : « Nous, les Asiatiques, on adore les jeux d’argent. Là-bas, on parie sur tout, même sur une partie de billard... ». L’entourage de Pheng nous parle de ces nouvelles publiées par les journaux communautaires chinois qui font le récit de la descente aux enfers de joueurs incapables de faire face à leurs dettes de jeu. Jusqu’au suicide.

JEUX D’ARGENT ET LOGIQUE DU SURENDETTEMENTPheng n’en est pas là. Il dit assumer ses torts et comprendre l’ostracisme de ses parents. Il a neuf frères et sœurs qui résident dans le Val-de-Marne. Ils ne lui parlent plus, à l’instar de sa femme. C’est à peine si, par hasard, il lui arrive de croiser dans le hall du centre commercial Masséna 2, l’une de ses deux fi lles adolescentes

venue aux emplettes : « J’essaye d’économiserde l’argent pour leur payer un restaurant, mais souvent, je n’y arrive pas » regrette-t-il. Il doit de l’argent à tout le monde : à ses amis, à sa famille, à son logeur... et au fi sc. À l’origine de ce cauchemar, il y a l’addiction au jeu, qui perdure quoi qu’il en dise. Pressé de toute part, il arrive encore à Pheng de jouer des sommes déraisonnables dans l’espoir de se débarrasser de ses créanciers. Nous le retrouvons un autre jour, sur le point de prendre son poste d’agent de service de nuit à Roissy. Le lendemain, il est censé remboursertrois « amis » pour une somme de quelques cen-taines d’euros chacun. Le jour même, il a tenté 350 euros au jeu, argent qui aurait pu lui permettre de rembourser l’un d’entre eux.

À IVRY, SEUL, EN FOYER SONACOTRAQuand on se rend chez lui, à Ivry, on constatequ’il ne possède rien. Petit, raconte-t-il, il n’était pas pauvre. Sa famille, devenue française,possédait au Cambodge maison et situation sociale. Rescapé d’une guerre parmi les plus terribles que le 20e siècle ait connue, Pheng a fait en France tous les boulots de main-d’œuvre prédestinés aux immigrés du « Sud » : chauffeur-livreur, ouvrier de l’industrie automobile ou peintre en bâtiment. Un temps dans le milieu de la confection, il rencontre sa femme à Aubervilliers, laquelle travaille de nuit dans un petit atelier clandestin. « Mon problème,c’est que j’ai bon cœur », hasarde-t-il. Selon lui, la raison de ce mariage, qui n’est pas d’amour, aura été de permettre à son épouse

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Prières bouddhistes à même la peau, souvenir de la guerre du Cambodge.

de devenir française. Au moment du divorce, il perd la garde de leurs deux fi lles. L’évènement marque le début de ses gros ennuis d’argent.Au foyer, sa chambre minuscule abrite un lit, une étagère et une petite table. L’électroménager se réduit à un petit réfrigérateur et une télévision de récupération. Pour seul ornement, un vieux calendrier des postes. Il y est installé depuis quatre ans, après deux ans de chômage et de déménagements d’un hôtel de fortune à l’autre. Là, les portes numérotées se succèdent à chaque étage le long de couloirs sans fi n, plus propres que certaines résidences universitaires. Un aspect trompeur. Pheng détaille la violence ordinaire de l’endroit, rixes et engueulades, à laquelle il parvient à échapper en faisant profi l bas.

LE FISC LUI RÉCLAME 50 000 EUROSAu fond de l’étagère, il y a cette grosse chemise remplie de documents de mauvais augure. Des traites locatives, des rappels de cotisation et, surtout, un examen de situation fi scale person-nelle : on lui réclame 50 000 euros !Le pourquoi de cette énorme dette est saisissant. En l’écoutant s’expliquer, on plonge tout à coup dans le monde peu connu de l’entraide entre immigrés. En 2003, Pheng vit des minima sociaux et de quelques missions d’intérim. Il joue beaucoup et sa présence dans les PMU lui attire des amitiés funestes. On l’aiguille sur des familles chinoises en situation irrégulière qui désirent

opérer le transfert de leurs économies au pays. Pheng affi rme de façon constante avoir étédominé, une fois encore, par un mouvement de compassion. « Ils me donnaient de quoi payer un ticket de PMU ou deux, des cigarettes, jamais plus de 50 euros ». En contrepartie, Pheng prenait en charge l’envoi de ces sommes en présentant ses propres papiers d’identité. Pendant un an, il enverra 7 000 euros par mois. Les services fi scaux le retrouvent. Et le voilà sommé de rembourser une somme dont il n’a jamais bénéfi cié.Depuis 2008, Pheng travaille cinq nuits par semaine à Roissy. Chacune de ses fi ches de paye est amputée de la moitié de ce qu’il est censé toucher. Saisies fi scales. En somme, Pheng travaille de nuit, dans des conditions « pénibles », pour reprendre la terminologie actuelle, pour obtenir à la fi n le traitement d’un Rmiste. Il faut dire qu’avec son français hésitant, les subtilités de la réglementation fi scale lui échappent largement. C’est un peu pareil pour tout, et son entourage ne lui est d’aucune utilité. Un courrier rédigé par une association n’a jamais reçu réponse, et l’homme ignore absolument les voies de recours qui s’offrent à lui.

SPLEEN DE NUIT À ROISSY, ENTRE IMMIGRÉS Alors Pheng fait le dos rond. Son pouvoir d’achat en est tellement réduit que tous les soirs, avant le boulot, il dîne au restaurant Emmaüs de Châtelet. Puis fi le ensuite en RER à Roissy pour intégrer son équipe de quinze nettoyeurs. Manifestement, il ne s’agit pas là d’un milieu bénéfi que à son équilibre social. « Personne ne se parle ici, je n’ai jamais vu ça de ma vie ». Sauf à l’occasion des grèves fréquentes, comme à l’occasion du mouvement pour le retrait du CPE. Incité à débrayer, Pheng dit d’abord trop respecter le travail et son employeur pour se soumettre à des usages qui le dépassent. Il l’explique par ses origines sans insister sur le manque d’argent. La CGT ne lui évoque que des ennuis. C’est un truc de contremaître, et ses collègues, tous d’origine étrangère, partagent au moins avec lui la même nécessité de conserver leur emploi. Pour le reste, la communication semble pour l’essentiel se limiter à des sourires en début de service. À le voir enfi ler son uniforme de travail et entamer sa nuit, on pressent que la solitude de « l’agent de service de nuit » le coupe d’une certaine réalité. Seul de 22 heures à 5 heures du matin, plongé

— « Mon problème,c'est que j'ai bon cœur » —

— REPORTAGE

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Travail de nuit à Roissy.

Dans cette pochette verte, tous les malheurs de Pheng.

dans une lumière sèche et entouré des derniers voyageurs à l’esprit évaporé, Pheng oublie le lendemain. Réveillé vers 17 heures, il ne dispose que de quelques heures de loisirs. L’appel du « ticket » est omniprésent. Le cercle vicieux des dettes en cascade ne lui laisse comme seul espoir que de se refaire au jeu.Une question lui revient fréquemment : « Tout le monde me dit : pourquoi tu continues à travailler ? Pour payer jusqu’à ta mort ? ». Des amis lui conseillent de démissionner pour retourner au chômage et ne plus toucher qu’un RSA, équivalent à ce qui lui revient en travaillant. « Mais si mon travail s’arrête, je ne pourrais rien trouver d’autre, ma vie sera fi nie». C’est à peu près la seule fois que nous le verrons s’agiter et revendiquer avec autorité la posture d’un homme qui, à 50 ans, sait qu’il ne lui reste pas d’alternative. L’histoire de Pheng est celle d’un immigré travailleur, affable avec tout le monde, à son détriment. Malade d’une vie menée à la légère, Pheng a aujourd’hui la ferme conviction qu’il lui faut un avocat fi scaliste pour régler ce qui a tout l’air d’une sanction faite à sa naïveté. Pas sûr, autrement, qu’il puisse jamais s’arrêter de jouer.

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