Sociologie des gauchers : Du handicap aux revendications ...
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Sociologie des gauchers :Du handicap aux
revendications identitaires
Simon LETONTURIER
Mémoire de 4e année
Séminaire : Identités et mobilisations
Sous la direction de : Christian Le Bart
2010 - 2011
RemerciementsL’Institut d’Études Politiques de Rennes.
Mon directeur de mémoire,
Christian Le Bart, pour ses conseils.
Les « gens à l'envers »,
Ambre, Annie, Béatrice, Cécile, Céline, Maëlane, Clément, Jean-François, Julien,
Pierrick et Yann, pour leurs récits et anecdotes.
Les spécialistes des gauchers,
Pierre-Michel Bertrand et Alain G., pour leur disponibilité et leur passion.
Les relecteurs et correcteurs,
Maureen, Murielle et Antoine, pour leur regard critique.
SommaireIntroduction............................................................................................................................4
1. Pour une sociologie des gauchers.............................................................................42. Qu'est-ce qu'un gaucher ? ........................................................................................53. Du handicap aux revendications identitaires............................................................74. Une enquête par entretiens........................................................................................9
I. Être gaucher, un « handicap » ?........................................................................................13A. Un handicap physique ?..............................................................................................13
1. Les difficultés de la vie quotidienne.......................................................................13a. Une société faite pour les droitiers ....................................................................14b. Des outils non adaptés........................................................................................18
2. Une adaptation nécessaire.......................................................................................21a. Une adaptation forcée.........................................................................................21b. S'adapter, un inconvénient ?...............................................................................26
B. Un marqueur social.....................................................................................................311. La gaucherie, un stigmate ?....................................................................................32
a. « Ah, t’es gaucher ! ».........................................................................................32b. Vivre en situation de minorité............................................................................37
2. Le gaucher contrarié...............................................................................................41a. Le « génocide des gauchers ».............................................................................42b. Quelle contrariété aujourd’hui ?.........................................................................46
II. Les stratégies identitaires des gauchers...........................................................................50A. Un élément mineur de la personnalité........................................................................50
1. Un marqueur identitaire faible................................................................................50a. Un critère comme un autre.................................................................................51b. Cacher le stigmate..............................................................................................54
2. Une solidarité non effective pour tous....................................................................57a. Le « club des gauchers »....................................................................................57b. Une solidarité à relativiser..................................................................................60
B. La gaucherie revendiquée...........................................................................................641. Un marqueur identitaire fort...................................................................................64
a. La fierté gauchère...............................................................................................64b. Un élément fondateur de la personnalité............................................................69
2. Être gaucher, un combat..........................................................................................75a. Revendiquer le droit à la différence...................................................................76b. Le combat d'une vie...........................................................................................80
Conclusion............................................................................................................................85
Bibliographie........................................................................................................................90
Annexes................................................................................................................................92Liste d'entretiens..............................................................................................................92
Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
Introduction« Si minoritaires soient-ils, si atypiques d'aucuns les jugeront encore, les gauchers ne forment pas pour cela une espèce à part ; non plus qu'une ethnie, une communauté, une caste ou tout autre groupe sociologiquement distinct. Ce sont des spécimens humains très ordinaires, que rien, ni origine, ni train de vie, ni mœurs, ni rang social, ni croyance religieuse, ni pouvoir, ni savoir, ni éducation, ni appartenance quelconque, ni vice et ni vertu particulière n'a jamais distingués du commun... si ce n'est leur tendance à utiliser la "mauvaise main". »1
Ainsi Pierre-Michel Bertrand, docteur en Histoire de l'art, spécialisé dans l'étude
des gauchers à travers les siècles, présente-t-il la singularité de cette catégorie
« atypique » : une minorité souvent méprisée, voire persécutée au cours de l'Histoire,
mais qui, aujourd'hui en France, ne se distingue généralement pas de la majorité
droitière ; une minorité invisible, qui semble maintenant largement acceptée et
tolérée, mais qui a pourtant perçu la nécessité de créer une fête nationale des
gauchers, en 2004.
1. Pour une sociologie des gauchersQuestionner les identités et les mobilisations en prenant le point de vue des
gauchers peut paraître saugrenu, futile. C'est pourtant le fruit de plusieurs réflexions
que j'ai pu élaborer, en tant que gaucher moi-même. En effet, j'ai appris par
expérience que j'appartiens à une minorité particulière, comme l'a bien illustré Pierre-
Michel Bertrand. Alors que rien ne nous différencie de prime abord des droitiers, il
nous suffit de prendre un crayon en main pour entendre diverses remarques, du on ne
peut plus classique « ah, t'es gaucher ? » à l'étalage de clichés en tout genre. Et une
recherche rapide sur Internet ne fait que confirmer ces a priori : en tapant
« gaucher » sur un moteur de recherche, l'un des premiers résultats que l'on trouve est
un article proposé par un site médical en apparence sérieux, mais dont l'introduction
annonce « Mais d'où vient cette inversion ? »2
1 BERTRAND P.-M., Histoire des gauchers, Paris, Imago, 2008, p. 7.2 SOUSA A., « La vérité sur les gauchers », in www.doctissimo.fr, 2009 (consulté le 3 mai 2011).
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Ainsi, la droite m'est peu à peu apparue comme une norme à laquelle il est
problématique de déroger. En témoignent, entre autres, les nombreux outils de la vie
quotidienne dont l'usage m'a toujours été difficile, de la paire de ciseaux à l'ouvre-
boîte, en passant par les poignées de porte et les boutons de braguette de pantalon.
C'est donc, pour toutes ces raisons, un sujet d'étude qui me tient personnellement à
cœur. De plus, les gauchers n'ont pas, à ma connaissance, été étudiés en tant qu'objet
sociologique à part entière. En effet, il existe de nombreuses études sur le sujet, mais
dans des champs disciplinaires autres que la sociologie : en histoire3, en pédagogie,
en psychologie4, en symbolique, ou encore en biologie. D'autre part, s'il est fait
référence aux gauchers en sociologie, ce n'est que de façon minime, au sein de la
sociologie des minorités5 ou de la sociologie du corps6. C'est donc un champ qui me
paraît relativement nouveau et inexploré. Pour autant, il ne s'inscrit pas en rupture
avec la sociologie du corps, la sociologie des identités ou la sociologie des
minorités ; cette étude s'inspire entre autres des travaux d'Erving Goffman7 et de
Wayne Brekhus. Pour toutes ces raisons, il m'a semblé intéressant d'effectuer cette
étude sur les gauchers, ces « spécimens humains très ordinaires » ; il s'agit donc
d'une sociologie des gauchers, qui est, en cela, différente d'une histoire ou d'une
psychologie des gauchers. Pour autant, il sera parfois nécessaire d'y intégrer des
éléments historiques, psychologiques ou encore symboliques afin d'éclairer certains
aspects du sujet.
2. Qu'est-ce qu'un gaucher ? Lionel Messi est-il gaucher ? Dans le monde du football, est considéré comme
gaucher quelqu'un qui se sert principalement de son pied gauche, quelle que soit la
main qu'il utilise dans les tâches de la vie quotidienne. Rafaël Nadal est-il gaucher ?
Dans le monde du tennis, est considéré comme gaucher celui qui tient sa raquette de
la main gauche, quelle que soit la main qu'il utilise habituellement hors des courts de
3 BERTRAND P.-M, op. cit.4 POMMIER G., « Droitier ou gaucher ? Sacrifice aux horribles mères », La clinique lacanienne,
n° 13, 2008/1. 5 BREKHUS W., « Une sociologie de l'« invisibilité » : réorienter notre regard », Réseaux, n°129-
130, 2005, pp. 249-250.6 LE BRETON D., La sociologie du corps, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2010.7 GOFFMAN E., Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions de minuit,
1975.
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tennis. Quelqu'un qui écrit de la main gauche mais qui utilise généralement la main
droite pour les autres activités est-il gaucher ? Pour répondre à cette question, nous
pourrions alors nous demander si, à une époque où l'écriture n'était pas répandue au
sein de la population, au Moyen Âge par exemple, cette personne aurait été
considérée comme gauchère ou comme droitière. Et au contraire, quelqu'un qui écrit
de la main droite mais utilise la main gauche dans les autres activités de la vie
quotidienne est-il gaucher ? Pour le Grand Usuel Larousse, est gaucher celui « qui
manifeste une préférence pour la main gauche dans la majorité des tâches ». Dans
cette étude, seront alors considérés comme gauchers ceux qui utilisent leur main
gauche pour la majorité des activités, et entre autres l'écriture ; et cela quelles que
soient leurs préférences dans l'utilisation de leur pied, leur œil ou leur ouïe.
Le lexique lié à la gauche et à la droite est lui même intéressant et très parlant. Il
suffit d'ouvrir un dictionnaire pour remarquer que la droite est définie positivement :
pour le même Grand usuel Larousse, droit est 1) une ligne sans déviation, sans
courbure ; rectiligne ; 2) vertical, debout, bien stable ; 3) qui agit honnêtement, qui
est franc, loyal, honnête ; 4) qui raisonne sainement. Au contraire, gauche est défini
par contraste : c'est 1) ce qui n'est pas droit, ou plan ; 2) quelqu'un de maladroit,
malhabile, emprunté. Mais plus encore, au cours des siècles, la droite s'est
progressivement imposée comme la vertu, alors que la gauche s'est vue liée au vice.
En témoignent de nombreux mots de la langue française : étymologiquement, alors
que droite provient du latin directus (en ligne droite, sans détour), gauche vient de
gauchir, qui est lui-même issu de l'ancien français guenchir, qui signifie « faire des
détours ». Le fait même d'être gaucher se dit « la gaucherie » ou « la sinistralité » ;
mots dont la connotation péjorative se fait sentir8. Le latin comportait déjà cette
dichotomie : droit se dit dexter, et a donné la dextérité. Il est d'ailleurs intéressant de
remarquer que l'ambidextrie, ou ambidextérité, à savoir la capacité à utiliser sa main
gauche comme sa main droite, signifie étymologiquement « qui a deux mains
droites ». Gauche se dit sinistra, ce qui a donné senestre en ancien français, puis
sinistre. De là à considérer les gauchers comme des gens sinistres, il n'y a qu'un pas,
que n'ont pas hésité à franchir des générations de censeurs. De même, de nombreuses 8 Bien que certains refusent d'utiliser les mots « gaucherie » ou « sinistralité » du fait de cette
connotation péjorative , nous les utiliserons au cours de cette étude pour définir « la prévalence manuelle gauche que présentent les gauchers » (dictionnaire le Grand Usuel Larousse).
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expressions, forgées au cours des siècles, suivent la même logique : à la droite est
liée l'adresse, alors qu'être maladroit, c'est être gauche ; si l'on peut être le bras droit
de quelqu'un, ou être droit comme la justice, les expressions liées à la gauche sont
légion, et sont connotées plus négativement, de se lever du pied gauche à passer
l'arme à gauche, en passant par avoir deux mains gauches ou passer de l'argent à
gauche. Un petit détour par d'autres langues nous montrera qu'il ne s'agit pas d'une
spécificité française9. En anglais, right (droit) a le même sens qu'en français : il se
rapporte à la latéralité et a cette connotation méliorative que n'a pas left (gauche), qui
pourrait être issu de lyft, qui au XIIIe siècle signifiait faible et sans intérêt. En
allemand, recht, qui signifie droit, mais aussi juste, s'oppose à die linke (la main
gauche), qui a donné linkish (maladroit). De même, en espagnol, derecho correspond
au côté droit, mais signifie aussi rectiligne. On dit de quelqu'un qui fait tout en dépit
du bon sens, « no hace nada a derechas » (il ne fait rien à droite). On dit alors que
c'est « un cero a la izquierda » (un zéro à la main gauche, ce qui correspond à un
incapable). D'autres langues, comme l'italien et le néerlandais10, entre autres, ne font
que confirmer cette dichotomie.
3. Du handicap aux revendications identitairesLa plupart des études sur les gauchers ne sont pas centrées sur les gauchers eux-
mêmes, mais sur leur relation avec les droitiers : pour Pierre-Michel Bertrand,
l'Histoire des gauchers « est aussi, sinon d'abord, celle des droitiers »11; en effet,
l'identité et la singularité d'un groupe ne s'évaluent que par rapport à un autre. Ce
sont les droitiers qui font prendre conscience aux gauchers de leur spécificité. C'est
pourquoi les différents chapitres de son livre, intitulés Les gauchers méprisés, Les
gauchers tolérés et Les gauchers admirés interrogent ce rapport. Il en va de même de
l’Éloge du gaucher dans un monde manchot12, dont le titre lui-même est révélateur
de la volonté de l'auteur, Jean-Paul Dubois, d'inscrire son essai dans la perspective de
la relation entre les gauchers et leurs homologues droitiers.
9 BERTRAND P.-M., op. cit., pp. 45-46.10 Ibid., p. 46.11 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 8.12 DUBOIS J.-P., Éloge du gaucher dans un monde manchot, Paris, Robert Laffont, 1986.
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Or, dans cette présente étude, la perspective est différente : il s'agit non pas
d'étudier « la façon dont [les gauchers] ont été perçus et traités par la collectivité »13,
mais la façon dont eux-mêmes se représentent ce traitement et y réagissent. L'étude
partira donc du point de vue des gauchers eux-mêmes ; et elle sera centrée
principalement sur la France, et en particulier la Bretagne. Plusieurs raisons peuvent
expliquer ce choix : tout d'abord, c'est un terrain proche et donc facilement
accessible. De plus, vivant moi-même en Bretagne, je connais certains aspects de
l'enfance, de l'éducation et de la vie d'un gaucher dans cette région. Enfin, c'est un
terrain qui me semble particulièrement intéressant. En effet, la France étant un pays
occidental au fort libéralisme, les gauchers sont a priori tolérés et acceptés dans la
société à l'heure actuelle, ce qui n'est pas toujours le cas ailleurs dans le monde.
Cependant, comme le dit Pierre-Michel Bertrand, « même si on ne contrarie plus les
gauchers aujourd’hui, tout n’est pas encore rose, il y a encore pas mal de problèmes »
en France. Il est donc intéressant d'étudier cette situation, et de voir en quoi les
gauchers sont acceptés, et vivent bien leur particularité, mais aussi quels sont encore
les points noirs, étant donné que, comme certains l'affirment, « le gaucher non
contrarié ne peut pas exister »14. D'autre part, la Bretagne est également un terrain
intéressant en ce qu'il est particulier dans l'histoire des gauchers. En effet, une étude
anthropométrique de 1974 a révélé que la Bretagne comptait, avec l'Auvergne, le
taux de gauchers le plus bas de France15. Plusieurs éléments, culturels entre autres,
peuvent l'expliquer ; la présente étude se propose de donner quelques pistes et
quelques éléments de comparaison avec la situation actuelle.
Ainsi, cette étude sera l'occasion de nous demander comment les gauchers,
confrontés à diverses situations face à leur sinistralité, élaborent des stratégies
identitaires différentes pour y faire face. Plusieurs éléments découlent d'une telle
question. D'une part, les gauchers ne vivent pas tous leur particularité de la même
manière. Certains vivraient bien leur gaucherie, alors que d'autres seraient contrariés,
mal acceptés, humiliés... Il convient de voir si la catégorie des « gauchers
13 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 8.14 « Les gauchers font la fête », in www.lefigaro.fr, 1er août 2008 (consulté le 3 mai 2011). 15 OLIVIER G., « Données anthropométriques sur les gauchers », 1974, in BERTRAND P.-M., op.
cit., p. 73.
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contrariés »16 est encore d'actualité d'aujourd'hui, et, si c'est le cas, quelles formes
prend cette contrariété. Mais il s'agit également de comprendre pourquoi tous ne
vivent pas leur particularité de la même façon : est-ce une question d'âge ? On peut
effectivement penser que les jeunes gauchers ne vivent pas les contrariétés qu'ont
vécues leurs homologues dans les années 1950 ou 1960. Est-ce une question
d'activité ? Les métiers intellectuels, qui donnent une place limitée au corps,
pourraient voir la gaucherie de façon moins discriminante que les activités
physiques. D'autre part, face à la situation qu'ils vivent au quotidien, les gauchers
élaborent des stratégies identitaires différentes. Existe-t-il une identité de gauchers ?
Y a-t-il des caractéristiques partagées qui permettent de donner corps à une telle
catégorie sociale ? L'existence ou non de revendications de la part de ces individus
paraît être un élément de réponse intéressant. On peut émettre l'hypothèse que ce sont
les gauchers contrariés qui revendiquent le plus leur particularité. Or, ce n'est pas le
cas de tous les gauchers contrariés, et certains ne savent même pas qu'ils ont été
contrariés, alors que certains jeunes gauchers, qui n'ont pas vécu de contrariété
explicite lors de leur enfance, sont pourtant très fiers d'afficher leur sinistralité. Si ce
critère peut avoir une pertinence, il n'est donc pas le seul. D'autres éléments seront à
prendre en compte, car « les sujets ne sont pas définis uniquement par leurs
appartenances les plus visibles à une catégorie »17.
4. Une enquête par entretiensPour tenter d'éclairer le sujet et de répondre à ces différentes questions, j'ai choisi
d'effectuer une douzaine d'entretiens, en face à face le plus souvent, chez la personne
interrogée ou dans un endroit neutre, ou par téléphone le cas échéant, si la distance
rendait une rencontre physique impossible. Comme l'étude est centrée sur
l'expérience vécue par les gauchers et leurs stratégies identitaires, j'ai choisi de
n'interroger que des représentants de cette catégorie. Cette recherche s'inscrit dans la
tradition de la sociologie des identités, en ce qu'elle peut avoir tendance à « se
focaliser uniquement sur les pôles marqués et socialement visibles»18 du corps social.
Le risque de travailler sur la latéralisation en n'interrogeant que des gauchers est en
16 Contrarier un gaucher, c'est « forcer un gaucher à écrire de la main droite ». (Le Petit Larousse)17 BREKHUS W., art. cit., p. 266.18 Ibid., p. 253.
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effet de renforcer le marquage en ne traitant qu'un aspect du problème : le choix de
thèmes selon leur caractère « factuellement exotique »19 peut avoir pour conséquence
de renforcer les ghettos épistémologiques. Un biais qui aurait pu être renforcé si
« seuls [étaient entrés] dans l'échantillonnage les membres d'une identité marquée et
qui excèdent un certain seuil de différence »20, c'est-à-dire si j'avais choisi de
n'interroger que les gauchers les plus visibles, les plus marquants ou les plus
« exotiques ».
Or, l'échantillon a été élaboré en vue d'éviter un tel biais. Il a donc fallu choisir,
tout d'abord, des personnes appartenant à différentes catégories de gauchers. Dans
Histoire des gauchers, Pierre-Michel Bertrand en définit sept21 ; les gauchers de
l'échantillon appartiennent chacun à l'une des trois catégories principales : ils sont
gauchers (aptitude congénitale, permanente et caractéristique de la personnalité),
gauchers contrariés (ils ont été « remis à droite » et exercent la plupart de leurs
activités de la main droite) ou ambidextres (dans le cas présent, les ambidextres sont
considérés comme des gauchers, mais ont « une aptitude plus ou moins caractérisée à
utiliser [leur] main droite) ». D'autre part, l'échantillon devait comporter des
personnes qui ont un degré différent de conscientisation de leur identité gauchère, de
celui pour qui c'est un critère comme un autre à celui qui s'est constitué en
entrepreneur de cause. De plus, il était judicieux que plusieurs âges y soient
représentés : des adolescents, en pleine phase d'apprentissage, des jeunes adultes qui
ont eu ou non l'occasion de théoriser sur leur latéralisation, des adultes ayant vécu
une contrariété au cours de leur enfance, et des adultes « sans problème ». En outre,
il fallait que différentes activités y soient représentées : activités manuelles, activités
physiques ou intellectuelles. Et enfin, des personnes en provenance de différentes
régions. La Bretagne principalement, mais on ne peut établir de caractérisation de
cette région sans la comparer à d'autres.
Ainsi, l'échantillon22 est composé, tout d'abord, de deux lycéens :
• Ambre et Yann (ils sont gauchers, et ont tous deux quinze ans),
19 Ibid., p. 252.20 Ibid., p. 257.21 BERTRAND P.-M., op. cit., p.245.22 Détail des entretiens p. 92.
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et de quatre étudiants :
• Maëlane (19 ans) est étudiante en arts du spectacle. Elle est ambidextre.
• Clément (20 ans) étudie actuellement en troisième année de Licence en Langues
Étrangères Appliquées. Il est gaucher ;
• Cécile (22 ans) et Céline (23 ans) sont en quatrième année à l'Institut d’Études Politiques
de Rennes. Elles sont toutes deux gauchères.
Si les quatre premiers sont Bretons, Cécile et Céline sont originaires de la région
parisienne. Ensuite, cinq personnes issues du monde du travail ont été interrogées :
• Julien (22 ans), surveillant dans un collège, est gaucher ;
• Béatrice (45 ans), professeur des écoles, est gauchère ;
• Annie (54 ans), postière en formation (en troisième année de Licence de Langues
Étrangères Appliquées), est partiellement ambidextre ;
• Jean-François (55 ans), sculpteur, est gaucher, et ambidextre dans le cadre de son activité
artistique ;
• Pierrick (57 ans), chauffeur routier, est un gaucher contrarié.
Tous les cinq vivent en Bretagne. Enfin, deux personnes que l'on peut considérer
comme des entrepreneurs de cause ont accepté de participer à cette étude :
• Pierre-Michel Bertrand, né en 1962, est Normand. Il est docteur en Histoire de l'Art,
suite à une thèse sur la symbolique de la droite et de la gauche dans l'iconographie23. Il a
depuis écrit plusieurs ouvrages sur les gauchers, parmi lesquels Histoire des gauchers et
Le dictionnaire des gauchers. Il est gaucher.
• Alain G. est le créateur d'un site Internet dédié aux gauchers, d'un magasin en ligne de
matériel pour gauchers, et l'instigateur de la fête nationale des gauchers. C'est également
le président d'une association de gauchers. Il est droitier.
Il convient, en dernier lieu, de poser les bases de notre réflexion, et de mettre en
forme notre perspective d'étude : comment les gauchers, confrontés à diverses
situations liées à leur particularité, élaborent-ils des stratégies différentes pour y faire
23 BERTRAND P.-M., La Symbolique de la droite et de la gauche au Moyen Âge et au début des Temps modernes. Étude d'anthropologie sociale et d'iconographie, thèse de doctorat, dir. Ch. Prigent, Univ. de Paris I-Panthéon-Sorbonne, 1998.
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face ? Tout d'abord, il s'agit d'étudier dans quelle mesure la gaucherie peut être
considérée aujourd'hui comme un handicap par les gauchers eux-mêmes (I). Chaque
gaucher vit sa sinistralité de façon particulière. Elle peut être considérée par certains
comme un handicap, par d'autres comme un marqueur social, alors que d'autres
encore n'y voient pas d'inconvénient. Comment expliquer de telles différences de
perception ? D'autre part, face à une multitude de situations, les réactions sont tout
autant différentes : les gauchers élaborent des stratégies identitaires variées (II) ;
alors que certains considèrent leur sinistralité comme un marqueur identitaire faible,
d'autres ont fait de leur gaucherie un combat.
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I. Être gaucher, un « handicap » ?
De prime abord, il peut sembler disproportionné de parler de « handicap » pour
qualifier la gaucherie. Le Grand Usuel Larousse donne plusieurs définitions du
handicap : « infirmité ou déficience, congénitale ou acquise, des capacités physiques
ou mentales ». Si cette définition paraît exagérée pour qualifier la sinistralité, il en est
une autre qui semble mieux correspondre à cette particularité : « désavantage souvent
naturel, infériorité qu'on doit supporter » (« désavantage » et « infériorité » n'étant
pas entendus, ici, en soi, mais bien par rapport à une norme majoritaire). Et en effet,
« handicap » est un terme qui est revenu plusieurs fois au cours des différents
entretiens, au détour d'une phrase de Béatrice : « C'est comme tout handicap, quand
tu nais avec, tu t'habitues », ou de Cécile : « je n'ai jamais eu l'occasion d'évoquer ma
situation de gauchère... J'hésitais entre "situation" et "handicap" ».
Dans quelle mesure est-il judicieux d'utiliser un tel terme ? D'une part, la
gaucherie, en tant que caractéristique physique, est perçue par chaque gaucher de
manière différente (A). D'autre part, c'est un marqueur social avec lequel chacun doit
composer (B).
A. Un handicap physique ?En règle générale, les personnes interrogées considèrent leur sinistralité comme
un handicap, au sens de « désavantage souvent naturel, infériorité qu'on doit
supporter »24, dans certains aspects de la vie quotidienne (1). Il leur est donc
nécessaire de s'adapter à une société faite essentiellement par et pour les droitiers (2).
1. Les difficultés de la vie quotidienneLes difficultés rencontrées par les gauchers s'expliquent en grande partie par
24 Le Grand Usuel Larousse, article « handicap ».
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divers éléments de la vie quotidienne, conçus majoritairement par et pour des
droitiers : les gauchers sont « des gens à l'envers ». En particulier, de nombreux
outils ne sont pas adaptés aux gauchers, et peuvent poser problème.
a. Une société faite pour les droitiers
Au Moyen Âge, la préséance manuelle n'avait pas d'importance, comme
l'explique Alain G. :
« Dans les situations permissives, au Moyen Âge, il faut savoir que comme on ne savait pas écrire, on ne les embêtait pas avec ça. Après, dans leur vie courante, ils pouvaient utiliser leur main gauche : comme, à l’époque, on utilisait des outils qu’on se façonnait soi-même, c’est-à-dire que le paysan utilisait une faucille qu’il se forgeait lui-même, ou il allait à la forge d’à-côté, et il demandait au forgeron de la lui faire pour gaucher, etc., il n’y avait aucun souci. » (Alain G.)
Or, progressivement, la main droite s'est imposée comme « la belle main », avec
le développement de l'écriture et des règles de civilité : dès 1530, Érasme expose,
dans son traité de civilité Savoir vivre à l'usage des enfants (De civilitate morum
puelirum), des directives assignant des nobles tâches à la main droite et des basses
besognes à la main gauche. Par exemple, la suivante : « en posant un plat comme en
versant à boire, ne te sers jamais de la main gauche »25. A partir de cette époque, les
codes de civilité ont imposé une latéralisation du comportement, dans diverses
activités de la vie quotidienne ; et le développement de l'écriture n'a fait qu'accentuer
cette tendance. En effet, comme l'explique Norbert Élias, tous les gestes sont le
résultat d'une évolution historique26 ; la primauté accordée à la main droite dans la
majorité des actes de la vie quotidienne est le fruit d'une telle évolution. Les codes de
civilité ont conféré un rôle secondaire à la main gauche, ce qui a permis à de
Quevedo de décrire, en 1608, les gauchers comme « des gens à l'envers, dont on se
demande même s'il s'agit vraiment de gens »27.
Sans aller jusqu'à sa négation de l'individu, il est possible de suivre la citation de
Quevedo en remarquant que les gauchers sont effectivement « des gens à l'envers ».
25 ÉRASME D., De civilitate morum puelirum, 1530, in BERTRAND P.-M., op. cit., p. 127.26 ÉLIAS N., La Civilisation des mœurs, 1ère éd. 1939, in DETREZ C., La construction sociale du
corps, Paris, Seuil, 2002, p. 110.27 DE QUEVEDO F., Sueño del infierno, 1608, in BERTRAND P.-M., op. cit., p. 242.
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Une inversion dont l'origine se situerait dans le cerveau : alors que chez les droitiers,
l'hémisphère gauche est dominant, c'est l'hémisphère droit qui domine chez les
gauchers. Or, chaque hémisphère ayant des fonctions différentes, le fonctionnement
cérébral des gauchers et des droitiers est différent28. Le gaucher devient alors le
symbole même, dans notre vie quotidienne, de l'altérité courante. Et Jean-François
l'a compris quand il dit qu'« il y a un faux effet de miroir, du gaucher, dans sa relation
à l'autre. C'est des choses qu'on découvre après dans sa vie ». Il va plus loin, en citant
l'exemple de Léonard de Vinci, qui, en écrivant de la droite vers la gauche, avait
« compris qu'il était en miroir avec les autres ». Maëlane, quant à elle, remarque qu'
« au final, tu penses quand même à l'envers des autres, et je pense que ça influence
quand même pas mal de choses ». Ainsi, un gaucher qui feuillette un journal ou un
magazine le fera plus instinctivement de la droite vers la gauche, comme l'explique
Maëlane :
« Les catalogues, ou les journaux, je ne sais pas si ça t'arrive, mais je sais que moi, je ne les feuillette jamais de la première à la dernière page, mais de la dernière à la première page. Tu vois ce que je veux dire ? C'est comme un réflexe, tu vois. » (Maëlane)
Béatrice, en tant qu'enseignante en moyenne et grande sections de maternelle,
fait de la danse avec ses élèves :
« Tous les gauchers partaient dans le mauvais sens. Et c'est marrant, parce que pourtant, là, on commençait à gauche. Ils sont partis à droite, et ils font systématiquement à l'envers. […] C'est drôle, hein ? Alors comme on est habitué à tout faire à l'envers, est-ce que c'est systématique pour tout ? » (Béatrice)
Les gauchers devraient-ils donc systématiquement prendre le contre-pied de la
norme ? Il est possible dans ce cas précis d'émettre l'hypothèse que, du fait que
Béatrice est gauchère, son jugement serait faussé : elle pourrait en effet attribuer cette
conséquence à la gaucherie alors que peut-être d'autres enfants l'ont fait aussi. La
systématicité est-elle réellement observée ou surinterprétée ?
Et en effet, ce jeu de miroir pose souvent des problèmes aux gauchers : la société
est organisée pour les droitiers. Caroline Larroche, auteure du Livre de tous les
gauchers29, déclare elle-même que le monde « marche à droite »30. Et chacun peut y
28 LARROCHE C., Le livre de tous les gauchers, Paris, Le baron perché, 2010, pp. 16-17.29 Ibid.30 LEBRETON F., « Mon enfant est gaucher », in www.la-croix.com, 25 janvier 2011 (consulté le 3
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aller de son exemple : Maëlane a eu des difficultés à la banque, ou elle « devai[t]
signer un papier, sauf que le stylo était attaché à droite. Du coup, c'est pas facile, t'es
obligé de tourner la feuille dans tous les sens pour pouvoir écrire ». Elle remarque
également que « les couverts, à table, ils sont posés pour les droitiers », alors que
pour Clément, ce sont les poignées de porte qui posent problème. L'espace lui-même
est souvent conçu pour les droitiers. L'exemple du four à micro-ondes est en cela
parlant : l'ouverture est conçue de telle manière qu'il est plus facile de tenir son
assiette de la main droite et ouvrir la porte de la main gauche, geste approximatif et
délicat pour un gaucher. La cuisine est ainsi souvent conçue et aménagée pour
favoriser les gestes de droitiers. Céline l'explique :
« Ma cuisine est petite, je vois que c'est des choses qui ont été faites pour ouvrir de la main droite. Parce que je vois, si j'ouvre une armoire avec ma main gauche, je risque de me la prendre dans la tête, ou des choses comme ça, alors que c'est conçu... Même la porte du frigo, ou les fenêtres, les portes, les poignées d'armoire, tout est pensé pour les droitiers. Je pense que tout a été conçu pour les droitiers. » (Céline)
Cécile a les mêmes problèmes pour évoluer dans sa cuisine de logement
d'étudiant :
« Dans les appartements type étudiant, les petites kitchenettes avec des trucs électriques, tout est toujours à droite. Et moi je sais, par exemple, que pour prendre des casseroles ou des poêles, c'est hyper embêtant, je suis toujours obligée de la prendre avec la main droite, sinon je n'ai pas la place sur mon plan de travail pour manipuler les ustensiles avec la main gauche. Et ça c'est un truc, c'est clairement conçu pour les droitiers. Les plaques électriques, dans n'importe quel appartement, de type étudiant, elles sont toujours à droite. Ça, c'est un truc que je trouve débile. » (Cécile)
Pour Julien, c'est l'agencement du bureau qui pose problème :
« Des fois, c'est au niveau des cahiers, quand j'ai plusieurs trucs sur le bureau, et qu'il faut que je prenne la souris avec la main droite, enfin, je sais pas, je suis... Et je reclasse tout, tu vois ? Et du coup, je sais pas si c'est à cause de ça, mais des fois, je me dis "c'est fait pour les droitiers, ou quoi ?" » (Julien)
Le fait d'avoir un fonctionnement cérébral « en miroir » rend beaucoup
d'adaptations difficiles pour les gauchers. Pour Jean-François, « il y a plein de choses
qui coulent de source dans la société pour un droitier, qui ne coulent pas de source
pour un gaucher ». L'apprentissage, en particulier, peut se révéler problématique.
mai 2011).
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
Jean-François explique qu'il a toujours eu des difficultés pour suivre un
apprentissage, notamment celui de la sculpture : « les autres ne peuvent pas
m'apprendre, parce que je n'arrive pas... Peut-être, dès petit, j'ai eu un blocage parce
que je n'arrive pas à délatéraliser pour reprendre à mon compte ». Pour Béatrice, c'est
faire des nœuds qui pose problème :
« Il y a des choses que je n'ai jamais réussi à faire, des nœuds de marin. J'y arrive pas, j'ai jamais pu comprendre quand je les vois faire de la main droite. Parce que j'ai appris, quand je faisais classe aux CM : il y avait un moniteur de voile qui leur montrait comment faire, parce qu'eux, ils faisaient de la main droite. Et quand moi, je faisais de la main gauche, ça partait dans l'autre sens, et j'étais perdue. » (Béatrice)
Ces propos démontrent bien que la gaucherie n'est pas un handicap en soi, mais
bien par rapport à la norme droitière. D'autre part, l'écriture de gauche à droite
représente un apprentissage particulièrement difficile : le sens logique pour un
gaucher est de la droite vers la gauche. Béatrice le remarque tous les jours, à l'école :
« C'est vrai qu'il y a un sens de l'écriture, et on l'apprend à tout le monde, aux gauchers et aux droitiers, alors que c'est beaucoup plus facile pour un gaucher de faire autrement, de faire certaines lettres. Et il y en a plein, des petits, qui écrivent dans l'autre sens. Moi, j'écris aussi bien à l'envers qu'à l'endroit, ça ne me pose aucun souci. » (Béatrice)
Écrire de la droite vers la gauche est d'ailleurs une particularité dont sont
capables de nombreux gauchers : Maëlane dit « pouvoir écrire de droite à gauche
sans problème », tandis qu'Annie reconnaît même que ce serait plus naturel pour
elle : « à un moment donné, j'arrivais à écrire sans trop de mal aussi comme ça. Je
peux écrire de droite à gauche, et en inversant. Mais oui, je crois que j'aurais préféré,
parce que c'est plus simple pour nous d'écrire de droite à gauche. »
Cependant, tous les gauchers ne régissent pas ainsi. Pierrick ne pense pas que la
société soit faite pour les droitiers : « c'est vrai qu'on ne fait pas des choses
spécialement pour des gauchers, mais à partir de là... non », tout comme Ambre : « ça
ne me gêne pas tant que ça d'être gaucher ou droitier ». Il est difficile de comprendre
cette différence de perception. Ambre, qui a quinze ans, est en pleine phase
d'apprentissage ; peut-être n'a-t-elle pas encore théorisé et pensé sa gaucherie. Mais
on ne peut pas en dire autant de Pierrick. Une autre explication possible est apportée
par Alain G.. Il explique qu'il existe différents types de gauchers (le gaucher « fort »
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
ou « intégral », le gaucher « moyen » et le gaucher « faible »), et que « le gaucher
fort n'arrivera pas à s'adapter, alors que le gaucher faible aura plus de facilité ». Ce
qui pourrait donc expliquer cette perception différente de la société, adaptée ou non à
la sinistralité.
Si les gauchers perçoivent différemment leur capacité d'adaptation, tous
reconnaissent qu'il leur est difficile d'utiliser certains outils de la vie quotidienne.
b. Des outils non adaptés
L'adaptation aux difficultés de la vie quotidienne est particulièrement difficile en
ce qui concerne l'utilisation de certains outils, élaborés principalement pour être
utilisés de la main droite, et dont l'utilisation de la main gauche est problématique.
Pour Alain G., il faut faire une différence entre ces multiples outils : à l'extrême,
certains gauchers pourraient n'avoir aucun problème d'adaptation aux outils pour
droitiers, tout simplement parce qu'ils n'en utilisent pas. C'est ce qu'explique Cécile :
« Si j'avais été professionnelle du bricolage, et que j'avais à utiliser un quelconque instrument, peut-être que là, ça me poserait des problèmes. Mais comme je n'utilise, à part pour écrire, ma main que dans des contextes je dirais intellectuels, je ne suis pas plus handicapée que ça. » (Cécile)
Cependant, tous reconnaissent avoir eu affaire au moins une fois à un outil ou un
instrument qu'ils avaient des difficultés à utiliser, ce qui perturbe l'apprentissage :
« un outil qui n'est pas adapté, on a beau dire à un gaucher "sers-toi de ta main
gauche", mais si vous lui mettez un outil qui est fait pour se servir de la main droite,
par exemple un crayon, par exemple une règle, on va le perturber », explique Alain
G.. Et Ambre d'ajouter « c'est pour ça qu'on est moins doués » : un sentiment
d'infériorité pourrait donc se développer, chez certains, face à ce qui est perçu
comme un problème d'adaptation. Et chacun d'évoquer son cas personnel. L'ouvre-
boîte est cité en exemple par toutes les femmes de l'échantillon. Pour Céline, le tire-
bouchon pose également problème, et Béatrice, quant à elle, remarque qu'elle n'arrive
pas à utiliser certains ustensiles de cuisine :
« La semaine dernière, à l'école, pour éplucher ma pomme, j'avais un couteau qui n'épluchait que d'un côté, j'arrivais pas à éplucher ma pomme. […] Un économe, ça marche pas, j'arrive pas à m'en servir.
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Qu'est-ce qu'il y a encore qui peut être difficile ? Quand j'étais plus jeune, il y avait des trucs pour râper les carottes, ou même pour la purée, il fallait tourner à la main ; et moi il fallait tourner à l'envers, et ça ne marchait pas. » (Béatrice)
Béatrice cite également l'exemple de la machine à coudre, tandis que Pierre-
Michel Bertrand remarque qu'il a beaucoup de mal à utiliser certains outils de
bricolage :
« tout, les outils de bricolage, notamment, tout est prévu pour être manié de la main droite, et quand ils sont maniés de la main gauche, ils sont très dangereux. Mais véritablement. Je prends souvent l'exemple de la scie circulaire, voyez, ça expulse à une vitesse incroyable des sciures du côté droit, et quand vous tenez la scie circulaire de la main gauche, vous prenez tout dans la figure ; vous vous trouvez avec des poussières dans les yeux. » (Pierre-Michel Bertrand)
Ces exemples illustrent le fait que des outils différents, du fait de leur utilisation
différenciée, notamment par les hommes et les femmes, ne sont pas problématiques
pour tout le monde. Il est remarquable que la perception des outils qui présentent des
problèmes suit une division sexuelle des tâches domestiques31 contre laquelle
beaucoup s'insurgent pourtant : alors que toutes les femmes de l'échantillon ont cité
l'exemple de l'ouvre-boîte, ce qu'aucun homme n'a fait, Pierrick évoque le problème
de la faucille, et Pierre-Michel celui de la scie circulaire.
Cependant, il serait réducteur de croire que tous les outils suivent cette division
binaire. Alors qu'Annie a des difficultés pour utiliser une serpette et que pour
Béatrice, le téléphone fixe, avec le combiné placé pour être pris de la main gauche,
présente des inconvénients, Clément remarque que la souris de l'ordinateur et la
fourchette à dessert (avec une lame du côté gauche, pour couper le gâteau quand elle
est tenue de la main droite) posent problème. L'ergonomie peut expliquer une grande
partie des inconvénients constatés : selon A. Kerguelen,
« les origines de l’analyse ergonomique du travail ont été fortement marquées par les méthodes des disciplines fondamentales dont les premiers ergonomes et psychologues du travail sont issus : notamment les méthodes expérimentales qui sont indissociables de techniques statistiques telles que l’analyse de variance. »32
Ainsi, l'ergonomie des outils, que ce soit au travail ou dans la vie quotidienne, est 31 KAUFFMANN J.-C., Sociologie du couple, Paris, PUF, Que sais-je, 1993.32 KERGUELEN A., « Description et quantification en analyse ergonomique du travail : le cas de
l’observation systématique », in w3.ltc.univ-tlse2.fr, consulté le 3 mai 2011.
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étudiée à partir de caractéristiques statistiques de la population. Les outils utilisés
avec la main sont donc conçus pour satisfaire à la majorité de la population, qui est
droitière ; ce qui explique qu'ils soient difficiles à utiliser de la main gauche. Chose
que Maëlane a bien perçue : « de toute façon, on est minoritaires, c'est vrai qu'on est
lésés. Ils se disent "oh, on va faire ça là, ouais, mais les gauchers ça va les embêter...
Mais tant pis, ils sont pas beaucoup !" » Les téléphones portables les plus récents
présentent les mêmes caractéristiques :
« Rien que le façon dont il faut débloquer le clavier, je trouve que c'est pas fait pour les gauchers. Parce que les deux touches sont à gauche, et le gaucher est obligé de le faire de la main droite, sinon tu tords ton pouce gauche... » (Maëlane)
C'est également ce qu'ont noté Clément et Yann ; une observation corroborée par
un site Internet spécialiste de l'analyse des nouvelles technologies de l'information et
de la communication :
« À peine en vente en France, le dernier téléphone d'Apple défraie déjà la chronique. Non pas pour ses chiffres de vente, mais pour un défaut de fabrication. En effet, les ondes de l'antenne de l'iPhone 4 seraient bloquées lorsque l'appareil est tenu de la main gauche. »33
Si les outils présentent des inconvénients différents selon leur utilisation, il en est
un qui est presque unanimement cité comme étant problématique (par onze gauchers
sur les douze interrogés) : la paire de ciseaux. Mise à part Cécile, pour qui ça n'a
« jamais posé de problème d'utiliser des ciseaux de droitier, bizarrement », les
gauchers sont confrontés à deux sortes d'inconvénients avec cet instrument. Pour
certains, c'est la précision qui pose problème : Béatrice donne l'exemple d'une paire
de ciseaux, « un gros vert, je n'y arrive pas parce que je coupe toujours à côté ».
Pierre-Michel Bertrand va dans le même sens :« il n'y a rien à faire, on n'arrive pas à
bien couper, avec des ciseaux de droitier», tandis que pour Julien, « à l'école, ça m'a
vraiment gêné. Les ciseaux de gaucher, quand je n'en avais pas, c'était galère, j'ai
toujours mal coupé ». Pour certains, le résultat est même catastrophique : « même en
cours, avec les cours d'arts plastiques, c'était toujours un carnage le découpage »,
selon Céline. En tant que spécialiste de l'outillage pour gauchers, Alain G. explique
cela par le placement des lames de l'outil :
« Vous êtes droitier, avec cette paire de ciseaux, vous coupez [la feuille]
33 PEPIN G., « L'iPhone 4 interdit aux gauchers ? », in www.zdnet.fr, 25 juin 2010 (consulté le 3 mai 2011).
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sans problème. Vous la prenez dans la main gauche, et tout d’un coup vous vous apercevez que ça ne coupe plus. Pourquoi ? Parce que le geste de la main gauche fait qu’on écarte les lames, alors que de la main droite, on fait une pression qui fait que les lames se resserrent. Et en plus, on s’aperçoit que la ligne de coupe n’est plus du bon côté. C'est-à-dire que si vous êtes gaucher, vous allez pencher la paire de ciseaux. » (Alain G.)
D'où une imprécision du geste. Pour d'autres, en revanche, c'est la prise
ergonomique, sur le manche, qui pose problème. En effet, comme le dit Pierrick, « la
forme est plus faite pour les droitiers ». Annie a elle aussi perçu la difficulté
d'utilisation d'un tel instrument : « moi, je couds beaucoup. Et les ciseaux qui ont des
formes pour les droitiers, c'est une horreur. La barre, l'arête est inversée, donc ça
rentre dans les doigts, ça fait mal. »
Ainsi, de nombreux outils sont difficilement utilisables par des gauchers. Or, il
n'est pas toujours facile, voire impossible, de se procurer des outils élaborés
spécialement pour les gauchers. Ceux-ci doivent donc bien souvent s'adapter, trouver
des stratégies de contournement des difficultés... Comme l'explique Clément, si l'on
n'utilise pas ces outils-là, et si l'on ne s'adapte pas à « la société qui est faite pour les
droitiers, on ne fait plus rien, et on ne vit plus. Donc on est obligé de survivre dans ce
monde, et donc de développer d’autres tactiques, en utilisant des trucs faits pour les
droitiers. »
2. Une adaptation nécessaire« Je pense que dans la vie, le gaucher est obligé de s'adapter. Ce que le droitier ne
fait pas, parce que le monde est déjà fait pour lui. » Cette phrase de Jean-François
illustre la nécessité pour le gaucher de s'adapter. Une adaptation bien souvent forcée
et handicapante ; mais qui n'est pas perçue de la même manière par tous.
a. Une adaptation forcée
Comme le dit Clément, le gaucher doit s'adapter à tout ce qui n'est pas conçu
pour lui, s'il veut « survivre dans ce monde ». L'image est forte, mais montre la
nécessité qu'ont les gauchers de développer de telles stratégies d'adaptation. Une
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
adaptation forcée, car comme l'explique Annie, « On n’a pas le choix, quand t’es tout
seul et qu’il y en a dix, en général, c’est toi qui t’adapte aux dix autres, ou alors t’es
doté d’un caractère... » Et en effet, dès l'enfance, les gauchers sont confrontés à
certains outils qu'ils ne peuvent utiliser, comme l'explique Alain G. en prenant
l'exemple du taille-crayon :
« Si l'enfant est gaucher et qu'il a quatre ou cinq ans, il ne va pas penser forcément à changer de main, parce que l'adaptation a ses limites. A cet âge-là, on insiste et on veut absolument, et c'est normal, se servir de ses mains tel que c'est inscrit dans notre cerveau (…). Donc le gamin, lui, le taille-crayon, il l'a toujours dans sa main droite, et il va essayer de le tailler tant bien que mal. Alors il tourne autour du crayon. » (Alain G.)
Pour lui, le problème ne provient pas seulement de l'outillage qui n'est pas
adapté, mais de la manière dont on lui apprend à s'en servir :
« Vous vous imaginez, vous avez quatre ou cinq ans, c'est un outil, vous devez apprendre comment vous en servir, parce que des modes d'emploi de taille-crayon, j'en ai pas vu beaucoup. Donc il faut leur montrer, et on ne le fait pas toujours. Donc tu dois te démerder. » (Alain G.)
C'est donc pour cela que les gauchers doivent généralement établir des stratégies
d'adaptation personnelles : d'après Béatrice, « ils doivent pouvoir faire, mais il faut
leur mettre les bons outils dans la main. Sinon, tu peux pas, il faut trouver des
techniques, il faut trouver des échappatoires ». Par exemple, certains ont développé
une technique particulière pour faire les lacets. C'est le cas de Jean-François, ou de
Maëlane :
« Il y a quelque chose que je n’ai jamais réussi à faire, et je n’y arrive toujours pas, c’est faire mes lacets comme tout le monde. Tu sais, tu fais une boucle, et après tu tournes autour et tu passes en-dessous. Ça je sais que je n’ai jamais réussi, et je sais que c’est à cause de ma main gauche. Parce que ma main gauche m’empêche de le faire correctement. Du coup, tu sais, je fais deux boucles, et après je fais un nœud avec les deux boucles. Ça, par exemple, je ne peux pas faire autrement, et je sais que c’est à cause de ma main gauche. » (Maëlane)
D'autres, comme Clément, vont apprendre à utiliser leur main droite dans
certaines situations :
« Je sens que de plus en plus, j’ai développé des choses avec ma main droite, comme le portable. J’ai remarqué il n’y a pas longtemps que j’ai plus de mal à l’utiliser de la main gauche. J’ai plus le réflexe d’utiliser mon portable de la main droite. Si j’écris un SMS d’une seule main, j’ai plus tendance à l’écrire de la main droite que de la main gauche. » (Clément)
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
Le problème de l'adaptation peut se poser jusque dans l'exercice de sa
profession : Béatrice doit réfléchir en miroir pour apprendre à découper à des
droitiers :
« Les petits tiennent mal leurs ciseaux, alors je veux leur montrer comment ça marche. Si je veux leur prendre la main pour leur montrer, je suis incapable. Je suis obligée de prendre dans ma main d'abord, et hop ! Retransposer à droite pour voir comment... Mais ça vient pas tout seul, et tu vois, après tant d'années d'expérience, je suis toujours en train de me poser la question "comment ?" » (Béatrice)
Jean-François, lui, a dû créer ses propres outils pour son travail de
sculpteur : « quelque part, je pense que c'est le fait d'être différent qui m'a obligé à
modifier des choses et à m'adapter. »
L'adaptation nécessite de tout penser différemment, et de réfléchir à des gestes et
des actes quotidiens, qui peuvent paraître naturels et « couler de source » pour un
droitier. Ainsi, Béatrice fait attention, lorsqu'elle fait ses courses, à ne pas acheter de
boîtes de conserve sans languette, qu'elle devrait ouvrir à l'aide d'un ouvre-boîte.
Céline, elle, pense à réorganiser son espace : « moi, dans ma vie quotidienne,
personnelle, je m'organise à ma façon, après je me rends compte que si quelqu'un de
droitier va venir derrière, c'est pas du tout quelque chose qui est pensé de la même
façon ». Si ces différents exemples peuvent paraître ne pas avoir une grande
incidence sur la vie quotidienne, il est une adaptation qui a posé problème à nombre
de gauchers dans leur enfance : l'écriture. En effet, le simple fait de lire et d'écrire de
gauche à droite n'est pas logique pour un gaucher, qui a une « grammaire mentale »
(selon l'expression d'Alain G.) différente d'un droitier. Pourtant, comme l'explique
Annie, « j'aurais préféré écrire de droite à gauche, mais on aurait des soucis je crois.
Ça fait partie des adaptations qu’on est obligés de faire au monde des droitiers ».
Adaptation que n'ont, d'ailleurs, pas à faire les gauchers qui écrivent en Arabe ou en
Hébreu, de droite à gauche, donc dans leur sens naturel (c'est, dans ce cas, les
droitiers qui doivent s'adapter). Chaque gaucher qui écrit de gauche à droite a donc
dû se forger sa propre manière d'écrire, car, comme le dit Alain G., « aux gauchers,
on ne leur apprend pas. On apprend aux droitiers », ce qu'a également noté Maëlane :
« les gens ne comprennent pas que, quand t'es gaucher, t'es obligé de te trouver une
façon personnelle, parce que sinon t'y arrives pas. » Cette adaptation peut avoir des
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
inconvénients, dont certains sont mineurs : ainsi, Ambre et Yann se souviennent avoir
souvent dû, à l'école primaire, se laver le côté de la main, tout tâché d'encre. Il s'agit
d'un problème récurrent chez les gauchers : Annie explique que « le problème des
gauchers, c'est qu'on efface ce qu'on écrit ». D'autres inconvénients peuvent se
révéler plus graves : Alain G. donne l'exemple de troubles musculo-squelettiques liés
à certaines positions. « On peut avoir pas mal de névralgies, de scolioses, la colonne
vertébrale déviée, des tendinites, etc. » Enfin, apprendre à écrire à des droitiers peut
également se révéler problématique. Béatrice se demande souvent quelle méthode
utiliser :
« Si je veux leur prendre la main pour écrire, je suis obligée de prendre la main droite, pour les droitiers. Ben j’ai du mal, j’ai beaucoup de mal. S’ils se laissent faire, parce que je leur dis toujours « laisse-toi faire », s’ils se laissent faire, j’arrive à peu près. Mais alors pour peu qu’ils aient le bras raide, c’est pas terrible. » (Béatrice)
Les stratégies d'adaptation étant personnelles, il peut arriver que l'éventail de
solutions développées pour remédier à un inconvénient soit très étendu. L'ouvre-boîte
en est un exemple parlant. Face au problème de l'ouverture d'une boîte de conserve,
de nombreuses stratégies sont possibles. Certains utilisent l'outil, à défaut de mieux :
tandis que Maëlane et Céline le prennent de la main droite, Béatrice l'utilise de la
main gauche, mais dans l'autre sens, ce qui n'est pas l'idéal. « Au lieu d'aller vers
moi, je vais vers l'extérieur. Par contre c'est dur, j'ai du mal des fois ». Le plus simple
est alors de se procurer un outillage spécifique (Annie dispose d'un ouvre-boîte
électrique) ou de n'acheter que des boîtes à ouverture facile, ce à quoi sont attentives
Cécile, Céline et Béatrice. Enfin, avant l'apparition de cet outillage et des boîtes à
languette, Annie avait envisagé une autre solution : « ben, je braillais pour qu'on
m'ouvre la boîte ». Le professeur des universités et membre de l'INRP Luc Trouche
s'est appuyé, pour étudier des processus d'apprentissage en mathématiques, sur une
petite histoire qu'il a inventée, et qu'il a appelée « parabole du gaucher et de la
casserole à bec verseur »34. Il fonde sa réflexion sur une situation classique : pour le
petit déjeuner, un gaucher a mis du lait à chauffer dans une casserole. Quand le lait
est chaud, « le sujet effleure rapidement le manche de la casserole pour vérifier qu’il
34 TROUCHE L., « La parabole du gaucher et de la casserole à bec verseur : étude des processus d'apprentissage dans un environnement de calculatrices symboliques », Educational studies in mathematics, 41, 2000, pp. 239-241.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
n’est pas trop chaud, le saisit avec la main gauche et interrompt son geste (il réalise
que l’outil n’est pas adapté au geste qu’il envisage: le bec verseur est du mauvais
côté par rapport au bol) ». A partir de ce moment, le chercheur élabore sept
possibilités pour remédier à cette situation. Cinq de ces solutions sont transposables à
l'exemple des ciseaux, problématiques pour une grande partie de l'échantillon.
1) S'adapter complètement à la configuration de l'outil, et donc saisir le manche avec la
main droite. De la même manière, Maëlane utilise des ciseaux pour droitier, qu'elle tient
de la main droite ;
2) S'adapter modérément à la configuration de l'outil, à savoir prendre la casserole de la
main gauche et verser le lait du côté du bec verseur. Cette situation peut se rapprocher
de la solution trouvée par Cécile, Béatrice et Pierre-Michel Bertrand, qui utilisent des
ciseaux pour droitiers, mais avec la main gauche. Pour Luc Trouche, bien que, dans
cette configuration, « le gaucher reste gaucher, le geste est plus complexe ». Cette
situation est souvent choisie par défaut, en l'absence de ciseaux pour gaucher, comme
chez Pierre-Michel Bertrand : « vous savez, je suis père de famille, on est six à la
maison, si je faisais venir une paire de ciseaux de gaucher, il y en a plusieurs qui
n'arriveraient pas à s'en servir », ou bien parce que l'habitude d'utiliser des ciseaux pour
droitiers a rendu impossible l'utilisation d'un outillage spécialisé. C'est ainsi que, si
Béatrice avait acheté des ciseaux pour gauchers pour sa classe, elle les a enlevés du
service : « j'avais acheté des petits ciseaux, ça ne fonctionne pas. Je me suis aperçue que
les gauchers n'y arrivent pas non plus. » L'utilisation par défaut d'un outillage non
adapté est souvent sous-optimale : le gaucher est dans une situation où il a des
difficultés pour couper avec des ciseaux pour droitiers, mais il lui est impossible de se
servir de ciseaux pour gauchers, comme l'explique Julien : « je ne sais pas si c'est à
cause de ça, mais le fait que j'aie eu des ciseaux [pour gaucher] tard, faut vraiment que
je m'applique. » Cela peut se révéler problématique pour certains, notamment pendant
l'enfance : un élève gaucher pourra, malgré de bons résultats en classe, avoir des
difficultés à découper, ce qui crée chez lui un complexe.
3) Refuser l'outil et aller en chercher un autre pour accomplir la tâche, à savoir une
casserole pour gaucher, avec le bec verseur placé de l'autre côté. Plusieurs personnes ont
choisi cette solution, pour ce qui est du découpage : Céline, Clément, Annie, Ambre et
Yann préfèrent utiliser des ciseaux pour gaucher, c'est-à-dire des ciseaux dont les lames
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
sont inversées. Annie évoque, elle, des ciseaux ambidextres. Pour Alain G., c'est « une
arnaque » :
« Il y a des gens qui imaginent que c’était simplement la prise ergonomique qui était importante, et qu’à partir du moment où on supprime la prise ergonomique droite ou gauche, on peut utiliser une paire de ciseaux dits ambidextres, par les fabricants qui veulent ratisser large. Ils vous vendent des soi-disant ciseaux ambidextres. Or, des ciseaux ambidextres ne sont jamais que des ciseaux pour droitiers où on a évité une prise ergonomique au manche. C’est en fait des ciseaux pour droitiers, point barre. Ça, c’est à la limite scandaleux. » (Alain G.)
4) Refuser l'outil et modifier la tâche : se contenter de lait froid. Par analogie, lorsqu'il n'a
pas de ciseaux adaptés à disposition, Yann découpe avec sa règle. Dans cette situation,
c'est l'outil qui gagne, et le gaucher qui perd.
5) Refuser la tâche elle-même : ne pas déjeuner. C'est la solution que propose Ambre en ce
qui concerne le découpage : si elle n'a pas de ciseaux, elle ne coupe pas. Dans ce cas-là,
le gaucher est encore plus perdant : il y a un risque de frustration et d'amertume.
Ces différentes situations ne sont pas incompatibles : par exemple, Clément
comme Céline préfèrent utiliser un matériel pour gaucher, plus précis, mais
s'adaptent tout de même aux ciseaux pour droitiers. Cet exemple montre que
l'adaptation est bel et bien une nécessité : même pour celui qui ne souhaite pas
utiliser de ciseaux pour droitiers, le fait de devoir acheter une paire de ciseaux
adaptée à sa latéralisation, ce qui se trouve moins facilement dans le commerce, est
une adaptation en soi. Il convient maintenant de se demander si la nécessité de
s'adapter est plutôt un inconvénient ou un avantage.
b. S'adapter, un inconvénient ?
Pour Alain G., l'adaptation, quand elle est subie et non souhaitée, ne peut être
qu'handicapante : « dans la société, le gaucher s'adapte par nécessité. C'est une
adaptation contrainte, pas un choix. Et tous les gauchers contrariés s'en plaignent ».
Et il est vrai que les gauchers perçoivent les inconvénients de certaines adaptations.
Dans le sport notamment, Ambre a des difficultés à suivre des pas de danse expliqués
pour des droitiers : « parfois on doit faire des trucs à droite, des appuis, ou des trucs
comme ça. Et moi je les fais à gauche, donc ça me gêne ». Pourtant, même Annie, en
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
tant que gauchère, n'a pas perçu la nécessité d'apprendre les gestes de manière
spécifique aux gauchers, alors qu'elle était entraîneuse de patinage artistique :
« J’avais appris toutes les bases techniques du côté droit, donc après il fallait un effet miroir pour les gauchers, c’était très compliqué. Mais c’est pareil, ça se gère. Elles faisaient par mimétisme par rapport aux droitiers, quoi. Elles avaient la technique, et elles inversaient d’elles-mêmes. » (Annie)
Pour Clément, gardien de but de rink-hockey, c'est l'équipement qui a posé
problème (voir illustration 1). En effet, alors qu'il est plus facile pour un gaucher de
tenir sa crosse de la main gauche, l'équipement de gardien est élaboré de telle
manière que la crosse ne peut être tenue que de la main droite.
« Il aurait fallu, en tant que gardien, avoir un équipement adéquat, que je n’ai pas eu. Donc j’ai développé aussi la main droite, mais parce que je tiens la crosse de la main droite, quand j’ai besoin d’utiliser la crosse, je ne l’utilise pas bien, parce que mon bras est quand même plus faible. » (Clément)
Illustration 1 : Clément, en position de gardien de rink-hockey35
Pourtant, il existe des équipements de gardien pour gaucher, mais ils sont très peu
distribués ; la direction de son club formateur n'en avait pas connaissance lorsqu'il
qu'il a débuté le rink-hockey.
Mais pour Alain G., l'adaptation est également négative en ce qu'elle peut
engendrer des troubles du comportement. Il donne en cela l'exemple du fils de son
35 Alors qu'un équipement pour gaucher aurait permis à Clément de se saisir de sa crosse de sa main directrice, l'équipement « traditionnel », pour droitier, l'oblige à la tenir de la main droite.
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meilleur ami, qui est introverti, supposément suite à des contrariétés qu'il a subies à
l'école :
« Il a sûrement dû y avoir une pression sur ce gamin, qui a fait qu’ils l’ont sorti de son état normal à lui, de pouvoir utiliser librement sa main gauche, que ce soit pour l’écriture ou autre chose. (…) Le fils de mon ami est très introverti, sa mère me disait qu’il ne pouvait pas aller acheter le pain tout seul. » (Alain G.)
Si l'on ne peut établir de lien certain entre une contrariété et le comportement de
cet enfant, il est vrai que certains gauchers considèrent eux-mêmes que l'adaptation a
forgé leur caractère. C'est le cas de Jean-François :
« Ma gauchitude, c’est une tête de mule : est-ce que c’est lié au fait d’être gaucher de dire qu’on a une légitimité à être gaucher ? Parce qu’il n’y a rien de mal à ça, et que c’est le monde qui nous voit négativement alors qu’on n’est pas négatif. » (Jean-François)
Cependant, l'adaptation est-elle réellement handicapante, ou les récits
d'adaptations problématiques font-ils partie de l'itinéraire moral classique d'une
personne stigmatisée ? Erving Goffman distingue trois phases dans cet itinéraire36 :
« celle ou il apprend à connaître le point de vue des normaux », et « celle où il
comprend qu'il n'y correspond pas », la troisième étant « celle où il apprend à faire
face ». Un individu peut mettre en évidence « certaines expériences qui lui servent à
expliquer comment il en est venu aux opinions et aux comportements qu'il a
désormais à l'égard des siens et des normaux »37. Sans débattre ici de la pertinence du
terme stigmate pour qualifier la gaucherie (qui fera l'objet d'un autre chapitre), il est
remarquable que Jean-François situe la cause de son caractère dans sa sinistralité, et
dans le fait que l'on a voulu le contrarier à l'école. Ainsi, sans aller jusqu'à nier
l'existence d'inconvénients à l'adaptation, il faut donc les relativiser : peut-être que
certains font partie de l'itinéraire moral de ces individus en tant que gauchers, et leur
servent à justifier des comportements, des opinions... Leur importance pourrait, en
cela, être exagérée. Pour la plupart des gauchers interrogés, d'ailleurs, l'adaptation
n'est pas un handicap. Ils retournent une nécessité, perçue négativement, en atout, en
force. Pour certains, tout d'abord, la nécessité de s'adapter est très minime, et ne
demande pas un effort considérable. Ils ne perçoivent donc pas l'adaptation comme
36 GOFFMAN E., op. cit., p. 99.37 Ibid., p. 53.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
une nécessité handicapante. C'est le cas de Pierrick, qui s'est habitué à utiliser des
outils pour droitiers, ou de Pierre-Michel Bertrand, qui ne voit pas l'utilité des outils
pour gauchers : « ça me gênerait plutôt, si vous voulez. Vous savez, quand on est
habitué, je ne vois pas l'intérêt. J'ai l'impression que ça doit bien fonctionner, mais
mon geste est habitué. » D'autres, comme Céline, reconnaissent que plusieurs outils
sont maintenant conçus de telle manière qu'ils sont également adaptés à leur
latéralité : « maintenant, on a des tire-bouchons qui remontent, comme ça, où tu n'as
pas besoin de faire un travail énorme avec ton bras ». Si, pour certains, l'adaptation
n'est donc pas problématique en elle-même, d'autres considèrent que leur gaucherie
est un avantage du fait même que la société est principalement faite pour les
droitiers, et qu'ils doivent donc s'adapter : pour Clément, « c’est un avantage, mais
avec tout ce que j’ai dit, c’est un avantage parce que la société est pour les droitiers,
donc c’est un peu bizarre ».
Mais est-ce l'adaptation en elle-même qui est positive, ou seulement une
adaptation voulue ? Certains suivent Alain G. en ce qu'ils pensent que seule
l'adaptation souhaitée, et non contrainte, est positive : selon Jean-François, « c'est
quelque chose qui m'a aidé dans ma façon de fonctionner, plus que ça m'a handicapé,
en fait, le fait d'être gaucher, dans la mesure où c'est une démarche volontariste ».
Pour d'autres, l'adaptation est un atout en elle-même, qu'elle soit voulue ou
contrainte ; de fait, chacun, qu'il soit gaucher ou non, doit, dans la vie, s'adapter à un
grand nombre de situations. Cependant, considérer cette adaptation comme un atout
dépend de plusieurs facteurs, qui tiennent tant de l'environnement social et familial
de l'individu que de sa personnalité. C'est le cas d'Annie, qui considère que « de toute
façon, on n'a pas le choix, donc il faut bien contourner la difficulté, et on va peut-
être, consciemment ou inconsciemment, s'adapter plus facilement. » Les avantages
de l'adaptation prennent alors différentes formes. Ils peuvent être très variés : d'une
part, l'adaptation permettrait de développer, outre une force de caractère, des
stratégies, des techniques, de l'inventivité pour contourner les différents obstacles qui
peuvent se dresser. En effet, pour Béatrice, « c'est forcément un avantage, parce que
tu inventes des techniques, ou tu trouves des techniques pour y arriver. C'est
certainement un avantage, ça fait travailler beaucoup plus », alors que Pierre-Michel
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Bertrand met en avant le sens des stratégies :
« Être soumis à tout un tas de contraintes et obstacles oblige les gauchers à développer des stratégies d’adaptation. Cela peut donner une certaine force de caractère, également. Il faut toujours en faire un peu plus qu’un droitier, donc ça peut devenir un atout »38. (P.-M. Bertrand)
Transformer des stratégies contraintes en atout, c'est ce qu'a fait Jean-François, en
inventant une technique personnelle pour nouer ses lacets : « j'ai créé des
dysfonctionnements, qui sont considérés comme des dysfonctionnements, mais moi,
mes chaussures, quand je fais mes boucles, elles ne se défont pas, du fait que j'ai un
nœud par-dessus l'autre », ou en créant ses propres outils. Il a ainsi créé une cuillère à
confiture à sa main (voir illustration 2). Il en explique la particularité :
« Je me suis aperçu que dans les pots à confiture, on n’arrive jamais à attraper le fond avec un outil normal. Moi, avec cette louche-là, voyez, je vais aller glisser sur le fond pour attraper la dernière goutte de confiture. Et quand je touille, pour racler les bords, c’est l’idéal. Il y a un bord droit, et il est pour gaucher celui-là. » (Jean-François)
Illustration 2 : Jean-François et sa cuillère à confiture
Enfin, la nécessité de s'adapter peut développer une ambidextrie (ce que certains
auteurs ont préféré appelé l'équimanie, pour éviter la connotation dont est porteur le
terme ambidextrie39) : Clément retire un avantage du « fait d'être un peu plus habile
38 PIERRON M., « Les préjugés sur les gauchers se sont inversés », in www.20minutes.fr, 13 août 2010, consulté le 3 mai 2011.
39 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 223. « Ambidextrie » signifie étymologiquement « qui a deux mains droites ».
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des deux mains. Je suis habile de la main gauche, mais aussi de la main droite »,
alors que certains droitiers seraient incapables d'utiliser leur main gauche, qui est
moins sollicitée dans la vie quotidienne. Ainsi, il utilise plus facilement la main
droite pour le téléphone portable, de même que Julien reconnaît utiliser plus
facilement la main droite lorsqu'il bricole, comme Annie, lorsqu'elle fait du
modelage. Ce dernier exemple est intéressant, en ce que l'ambidextrie a pu, au cours
du temps, devenir un avantage dans le domaine de l'art. Dans son Histoire des
gauchers, Pierre-Michel Bertrand dresse une liste d'artistes gauchers, comme
Delaroche ou Menzel40, qui utilisaient autant leur main gauche que leur main droite
dans l'exercice de leur art. Et c'est justement le cas de Jean-François, qui se considère
comme totalement ambidextre lorsqu'il sculpte :
« Là, c'est mon domaine. Ça m'appartient, c'est le domaine de ma création, de mon intime. Alors là, effectivement, je peux travailler de la main droite comme de la main gauche. Mais c'est parce que c'est intelligemment nécessaire dans la mesure où si je ne fais pas ça, je m'expose à des difficultés. » (Jean-François)
Ainsi, la société étant, dans nombre de ses traits, conçue pour des droitiers, les
gauchers doivent nécessairement s'adapter. Pour autant, si certaines adaptations sont
problématiques, et si certains droitiers considèrent que « le gaucher contrarié n'existe
pas » (Alain G.), l'avis des gauchers eux-mêmes est moins catégorique. Alors que
beaucoup reconnaissent avoir certaines situations difficiles à vivre au quotidien,
l'adaptation à la société n'est pas handicapante outre mesure. Elle peut même se
révéler être un atout ; il faut donc relativiser le handicap physique que représente le
fait d'être gaucher, en France à l'heure actuelle. Pour autant, en va-t-il de même pour
la gaucherie en tant que marqueur social ? Pendant des siècles, la gaucherie a été
combattue. Mais qu'en est-il maintenant ? Quelle est aujourd'hui la pertinence de
cette particularité comme marqueur social ?
B. Un marqueur socialAu cours des siècles, la gaucherie a souvent été perçue négativement, et les
40 Ibid., p. 195. Paul Delaroche (1797-1856) est un peintre français ; Adolph von Menzel (1815-1905), un peintre allemand.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
gauchers sinon « persécutés », du moins « méprisés »41. Cependant, la situation en
France, à l'heure actuelle, semble tout autre : plus de contrariété à l'école, et respect
des différences. Mais la gaucherie reste un marqueur social, qu'elle soit perçue ou
non comme un stigmate par les gauchers eux-mêmes (1). « Le gaucher non contrarié
n'existe pas »42 : si certains des plus anciens ont eux-mêmes été contrariés lors de leur
enfance, la situation est variable pour les plus jeunes ; ce qui permet d'étudier la
réalité d'une catégorie « gaucher contrarié » aujourd'hui (2).
1. La gaucherie, un stigmate ?« Stigmate » provient du latin stigmata, qui signifie « marque au fer rouge,
marque d'infamie ». Le stigmate est, au Moyen Âge, utilisé pour définir « les
marques des cinq plaies faites par la crucifixion sur le corps de Jésus », et, par
extension, une « trace honteuse que laisse dans le coupable une faute morale. »43 De
nos jours, on parle de stigmate lorsqu'un individu possède un attribut qui le rend
différent des autres44. Il existe trois sortes de stigmate : les stigmates liés au corps, les
stigmates liés au caractère et les stigmates tribaux. En ce sens, la gaucherie peut être
considérée comme un stigmate. En effet, être gaucher, c'est être marqué socialement :
tous les gauchers doivent faire face à des stéréotypes, qu'ils soient positifs ou
négatifs. Que l'on puisse ou non caractériser la gaucherie comme un stigmate, les
gauchers restent une minorité ; et chacun vit cette situation différemment.
a. « Ah, t’es gaucher ! »
« En étudiant des paires de phénomènes, Trubezkoy soulignait qu'un élément
d'une paire était toujours accentué de manière active par une marque (mark), tandis
que les autres, par leur absence de marque, restaient définis de manière passive. »45
Ce concept de marquage, défini à l'origine en linguistique, peut s'appliquer
également en sociologie. En effet, de nombreux éléments de la vie sociale peuvent
être perçus comme deux parties d'un tout, l'une étant marquée, l'autre non. Comme
41 P.-M. Bertrand titre l'un des chapitres de son Histoire des gauchers « Les gauchers méprisés ».42 Entretien avec Alain G..43 Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), article « stigmate ».44 GOFFMAN E., op. cit., p. 12.45 BREKHUS W., art. cit., p. 246.
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l'explique W. Brekhus, « certains éléments de notre vie sociale sont ainsi perçus
comme des figures marquées, tandis que la plus grande partie de notre univers social
se dilue dans un arrière-fond non marqué. »46 Par exemple, alors que l'hétérosexualité
est la norme, l'homosexualité est marquée socialement. Alors que la masculinité est
la norme, la féminité est marquée socialement. En effet, de nombreuses études sur le
genre questionnent principalement la féminité. En témoigne le dernier recensement
du CNRS, intitulé « recensement national des recherches sur le genre et/ou les
femmes »47 : les recherches sur le genre n'ont pas pour objet les hommes, ou du
moins pas directement. Pour W. Brekhus, il en va de même de la distinction entre
gauchers et droitiers :
« Des exemples du modèle binaire dans la société contemporaine pourraient être l'identité de genre (les femmes étant marquées et les hommes non-marqués), la capacité auditive (l'altération des capacités auditives est marquée, alors que celle qui est « intacte » ne l'est pas), et la préséance manuelle (les gauchers étant marqués alors que les droitiers ne le sont pas), etc. »48
Les gauchers eux-mêmes ont conscience d'appartenir à une catégorie marquée.
Toutes les personnes interrogées ont remarqué qu'on leur adresse régulièrement des
remarques telles que « ah, t'es gaucher ! », lorsqu'on les voit écrire ; tandis que,
comme le remarque justement Céline, « ça n'arriverait jamais de dire à un droitier
"oh, t'es droitier, c'est marrant !" » Être gaucher est donc une caractéristique
supplémentaire, qui ajoute quelque chose à la personnalité ; ce qui n'est pas le cas de
la dextralité. Alain G., en tant que spécialiste des gauchers, sait que c'est une
remarque qui revient fréquemment, et que certaines personnes acceptent
difficilement : « les gauchers eux-mêmes, c’est pareil, je sais comment ça se passe.
Quelqu’un qui est gaucher : « ah, vous êtes gaucher », etc. Jamais je ne ferais ça ». Et
en effet, les gauchers réagissent différemment à une telle remarque. Certains la
prennent comme une réaction normale et anodine : pour Annie, « les gens
remarquent quand tu es gaucher : ils font remarquer, "ah, t'es gaucher". Mais je pense
que c'est beaucoup plus anodin maintenant que ça ne l'était ». Pour Maëlane, « c'est
pas trop négatif, c'est jamais méchant, c'est juste pour rigoler ». D'autres réagissent
moins bien à ces remarques : pour Céline, « il y a quand même toujours un côté
46 Ibid., p. 247.47 Étude du CNRS, disponible sur le site https://recherche.genre.cnrs.fr (consulté le 3 mai 2011).48 BREKHUS W., art. cit., pp. 249-250.
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stigmatisant, en disant "ah, t'es gaucher" ». Béatrice, elle, subit difficilement
certaines remarques, comme « regarde, regarde comment elle se débrouille, regarde !
Tout de la gauche ! Et ça marche ! », tandis que Yann se souvient de son stage de
troisième en entreprise, à la Poste : « je devais écrire une adresse pour un papy, et il
m'avait dit "ouh, le gaucher !". » Mais un tel commentaire est perçu différemment
selon la personne qui l'adresse. Une même remarque n'a pas la même force ni le
même impact si elle est le fait d'amis ou d'inconnus, comme l'explique E. Goffman :
« ce déplaisir est souvent accru par celui que lui causent les inconnus qui se sentent
autorisés à engager avec lui des conversations au cours desquelles ils expriment ce
qu'il prend comme une curiosité morbide à son égard »49. Ce qu'illustre Céline :
« Je pense que ça, par contre, ça serait mal venu, je ne le prendrais pas forcément bien. Je le prendrais plus comme une différenciation : si t'es au supermarché, que tu fais un chèque, et que la caissière te dit "vous êtes gauchère !", je vais lui dire "c'est quoi ton problème ?" » (Céline)
En tant que caractéristique marquée de la personne, la gaucherie n'est jamais
neutre. Elle est souvent perçue par les droitiers comme un critère auquel sont
attachées des caractéristiques de la personnalité, qu'elles soient positives ou
négatives. La gaucherie s'établit contre la norme droitière : c'est une anormalité. C'est
ce que perçoivent souvent les gauchers dans les remarques de leurs homologues
droitiers : « je pense que les gauchers sont vraiment perçus comme des personnes pas
normales, tu vois ? J'ai l'impression que tout de suite, les gens se disent "tiens, il doit
y avoir quelque chose de pas normal" », explique Maëlane. Pour Jean-François, le
gaucher est traité comme quelqu'un de marginal. S'ensuivent souvent des moqueries,
plus particulièrement pendant l'enfance et l'adolescence. Ambre et Yann, lycéens en
classe de seconde, subissent régulièrement des railleries, même si Yann dit ne pas en
souffrir : « tous ceux qu'on taquine avec ça, on sait bien qu'ils ne le prennent pas mal,
et que ça ne va pas les choquer ». Céline, elle, se souvient de ses années d'école
primaire :
« Je pense que c’est surtout quand on est tout petit, en primaire, ou même après collège, où on se moque un peu des différences, que les gens vont dire "ah, t’es gauchère !", "ah, tu écris avec le bras tout tordu !", et donc voilà, toujours un peu mise de côté. Et en fait, au début, je comprenais pas trop, je me disais "c’est quoi la différence?" »
49 GOFFMAN E., op. cit., p. 28.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
(Céline)
Alain G. donne lui-même l'exemple de Pierre-Michel Bertrand : « il me disait
"quand j'allais au tableau, je faisais marrer tout le monde". Ne me faites pas croire
que ça lui faisait plaisir ! » Après l'enfance, des stéréotypes, souvent négatifs,
subsistent. En effet, ce qui est marqué socialement est souvent perçu comme
appartenant à une rangée inférieure à ce qui est non-marqué50, comme le dit elle-
même Béatrice : « on met souvent les gauchers au rang en-dessous des droitiers,
quand même ».
L'un des stéréotypes les plus ancrés est l'écriture : le gaucher écrirait mal. L'une
des particularités de la gaucherie est qu'on ne la remarque chez quelqu'un
généralement que quand il écrit. L'écriture fonctionne alors comme une information
sociale, donnée par un individu discréditable51 : elle le caractérise de façon durable et
elle est « diffusée au moyen d'une expression corporelle que perçoivent directement
les personnes présentes ». L'écriture, en tant qu'information sociale, peut contribuer à
discréditer le gaucher : il est en effet habituel de dire d'un gaucher qu'il écrit mal. En
témoigne un sondage réalisé pour le jeu de TF1 « Une famille en or » du 14 mars
2011. La question posée à un échantillon de Français était « selon vous, qu'est-ce
qu'un gaucher fait moins bien qu'un droitier ? » La question semble en elle-même
problématique : il serait normal que les gauchers fassent certaines choses moins bien
que des droitiers. Mais la réponse est encore plus parlante : 49% des personnes
interrogées ont répondu écrire (les autres réponses divulguées étant découper pour
6% de l'échantillon, dessiner pour 5%, conduire pour 4%, et jouer du violon pour
4%). Et en effet, la plupart des gauchers remarquent que c'est un stéréotype qui
revient régulièrement. Cela va de « les gauchers écrivent d'une façon sale » ou
« t'écris bizarrement », comme Jean-François a pu l'entendre, à « les gauchers
tiennent mal leur crayon », remarque provenant de certains collègues de Béatrice.
Pourtant, ce stéréotype est infondé. Selon la graphothérapeuthe Marie-Alice Du
Pasquier, « si un enfant écrit mal, en dehors de toute pathologie physique ou
psychique grave, ce n’est pas, comme on l’entend dire encore souvent, parce qu’il est
50 BREKHUS W., art. cit., p. 249.51 GOFFMAN E., op. cit., pp. 58-59.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
maladroit, ou mal repéré dans l’espace, ou gaucher »52 ; il s'agit plutôt généralement
d'un problème d'accès à la symbolique de l'écriture. Clément et Béatrice ont eux-
mêmes remarqué qu'il n'y a pas forcément de lien entre l'écriture et la latéralité : il y
a des gauchers qui écrivent bien et des droitiers qui écrivent mal, et vice-versa. De
même, parmi les stéréotypes qui reviennent souvent aux oreilles des gauchers, la
maladresse est souvent citée. Pierrick le remarque quand il bricole : « c'est vrai que
quand ils voient quelqu'un qui se sert d'un marteau et qui est gaucher, ça fait drôle.
Les gens ont l'impression que tu vas être maladroit, que tu vas te taper sur les doigts
ou faire des conneries, quoi. ». De même, « il est maladroit, mais c'est normal, il est
gaucher », est une phrase que Béatrice entend souvent. Étymologiquement, une telle
phrase est correcte. Si le droitier est par définition quelqu'un d'adroit, ce n'est pas le
cas du gaucher, comme le remarque justement Jean-François : « je ne suis pas
maladroit. Maladroit, aussi… Je suis bien agauche, on va dire. » L'humoriste
Raymond Devos disait, lui, « Je suis adroit de la main gauche et je suis gauche de la
main droite »53. Mais il est vrai que la gaucherie et la maladresse semblent avoir
partie liée. Ne dit-on pas couramment « avoir deux mains gauches ? » Certains,
comme Ambre et Yann, souffrent d'un tel cliché.
Dans Éloge du gaucher dans un monde manchot54, Jean-Paul Dubois raconte
l'histoire de Louis, un gaucher que ses camarades de classe avaient surnommé
« l'estropié », et qui en a souffert toute sa vie : « ses copains, qui vieillissaient
aujourd'hui devant leur ballon de rosé, lui avaient donné ce surnom, l'estropié. En
fait, il devait le traîner toute une vie durant. Peut-être était-ce à cause de cela qu'il
avait ce caractère fermé comme un volet ». Certes, une telle histoire semble extrême
et invraisemblable, et il faut relativiser le stigmate, d'autant que la stigmatisation,
courante avant les années 1960, est maintenant moindre ; mais la situation n'est pas
pour autant idéale. Si l'anormalité que représente la gaucherie donne naissance à des
stéréotypes négatifs, elle peut également impressionner : « l'excellence, en effet, au
même titre que le handicap, constitue un écart à la norme »55. Pour Pierre-Michel
52 DU PASQUIER M.-A., « L'enfant qui écrit mal, ou la difficulté d'accès au symbolique interrogée à travers l'écriture », Mémoires cliniques, 2001, p. 341.
53 LARROCHE C., op. cit., p. 25.54 DUBOIS J.-P., op. cit., pp. 217-219.55 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 188.
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Bertrand, ce qui peut paraître extraordinaire pour un droitier, c'est qu'il n'y a aucune
activité qui soit impossible pour un gaucher : « c'est précisément en ce qu'il était en
quelque sorte droitier de la main gauche que le gaucher a pu aussi, à d'autres
occasions, forcer l'admiration »56 Jean-François a ainsi reçu de nombreuses réactions
positives : « ben oui, t'es gaucher, c'est pour ça que t'es artiste », ou encore « t'es
gaucher, c'est pour ça que t'as une belle écriture, t'as une écriture de gaucher ».
L'écriture gauchère constitue souvent un motif d'étonnement. Pierre-Michel Bertrand
se souvient de propos qu'on lui tenait à l'école primaire : « on me disait que j'écrivais,
je dessinais bien, avec la main gauche, encore plus extraordinaire ! J'avoue que ça me
turlupinait, ça. Pour moi, ce qui était extraordinaire, c'était que j'écrive de ma main
droite. Ça, ça aurait été extraordinaire ! » L'écriture en miroir, dont sont capables
Maëlane, Béatrice et Annie, comme de nombreux gauchers (qui en détiennent le
monopole), est quelque chose de particulièrement étonnant pour les droitiers. Ce dont
s'amuse Béatrice : « quand tu fais ça, quand tu écris de la droite vers la gauche, les
gens sont "Comment t’arrives à faire ça ?" Ils ne comprennent pas, alors on leur dit
"Vas-y, essaie !" Et quand ils font ça, ils ont un mal fou. » L'étonnement que
provoquent les gauchers peut parfois aller jusqu'à la fascination : certains droitiers
sont allés jusqu'à révéler à Clément, ou à Céline, qu'ils auraient aimé être gauchers.
Qu'elle soit perçue négativement ou positivement par les droitiers, la gaucherie
est un marqueur social. Un marqueur lié, entre autres, au fait que les gauchers sont
une minorité subordonnée à la majorité. Si tous les gauchers en sont conscients, leurs
réactions sont très variées face à cette situation.
b. Vivre en situation de minorité
Selon une étude de 2005, il y aurait 12,7% de gauchers dans la population
française57. Pour certains chercheurs, la faiblesse de ce taux pourrait être due à la
pression exercée sur les gauchers. Pourtant, différentes études prouvent que, même
lorsqu'ils sont tolérés, ce chiffre n'excède pas les 16%. En effet, une étude a été
menée dans le cimetière médiéval de Wharram Percy, dans le Yorkshire58, afin de
56 Ibid., p. 181.57 « Y a-t-il un gaucher dans la classe ? », in www.lesgauchers.com (consulté le 3 mai 2011).58 STEELE J., MAYS S., « Handedness and directional asimetry in the long bones of the human
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
déterminer la proportion de gauchers et de droitiers parmi quatre-vingts squelettes
exhumés, par une mesure de la longueur des os du bras. Le Moyen Âge étant une
période permissive envers les gauchers, les résultats de cette étude pouvaient être
généralisés, et donner une idée du taux naturel de gauchers dans une population. Or,
l'étude a donné un résultat de 16%. Ainsi, même dans des situations permissives, les
gauchers restent donc une minorité, dont le taux naturel dans une population ne peut
a priori pas dépasser les 16%. Or, comme l'explique Annie, la société n'est pas
adaptée à ces minorités : « toute société est faite pour les majorités : c'est fait pour les
hommes, droitiers, blancs, et pesant moins de 80 kilos. Après, tous ceux qui ne sont
pas dans le schéma, tant pis pour eux, il faut bien qu'ils vivent avec ». S'il ne cite pas
les gauchers dans son exemple, E. Goffman évoque lui aussi l'idéal-type du « seul
homme achevé qui n'ait pas à rougir : le jeune père de famille marié, blanc, citadin,
nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d'université, employé à temps plein, en
bonne santé, d'un bon poids, d'une taille suffisante et pratiquant un sport »59. Il s'agit
d'un modèle idéal, que peu d'individus atteignent ; les personnes en situation de
minorité, qui peuvent être considérées comme déviantes pour l'un de ces critères,
doivent s'adapter à la société.
Ainsi, comme la société est, dans ses grandes caractéristiques, globalement
organisée pour la majorité droitière, c'est au gaucher d'adapter son comportement.
Alain G., lui, invite à retourner la situation : « imaginez un monde avec 90% de
gauchers, ce serait la même chose : les droitiers devraient s'adapter ». C'est donc
parce qu'il vit en situation de minorité que c'est au gaucher de s'adapter, et non
l'inverse. Il s'agit en cela d'une obligation, comme le spécifie Béatrice : « les
gauchers sont bien obligés de se mettre au niveau des droitiers ». Pierre-Michel
Bertrand utilise, lui, l'exemple de la paire de ciseaux, dont il ne souhaite pas acheter
un exemplaire pour gauchers de peur que plusieurs membres de sa famille ne
parviennent pas à s'en servir. C'est donc parce que l'instrument ne serait pas adapté à
un nombre plus important de personnes que le gaucher refuse d'en acheter. Les
ciseaux pour droitier offrent une situation plus optimale, même si le gaucher en fait
les frais. Il en va de même dans de nombreuses situations de la vie quotidienne.
upper limb », International journal of osteoarcheology, vol.5, 1995, in BERTRAND P.-M., op. cit.59 GOFFMAN E., op. cit., p. 151.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
Plusieurs personnes citent l'exemple du placement autour d'une table : Jean-François
et Pierre-Michel remarquent qu'il leur faut faire attention, lorsqu'ils s'installent à
table, à ne pas se placer à la droite d'un droitier, auquel cas ils risquent de
« s'escrimer » avec leur voisin, selon l'expression de Jean-François. Cécile et
Maëlane ont le même problème en classe : elles font attention à ne pas se mettre à
droite d'un droitier, pour éviter des désagréments lors de la prise de notes. Comme
l'indique Cécile, « je fais attention à ce que la personne ne soit pas gênée par moi ».
Il ne s'agit pas d'une gêne réciproque : en tant que gauchère, Cécile a intégré le fait
que c'est elle qui, par sa latéralisation « anormale », gêne son voisin droitier, et non
l'inverse. Il existerait ainsi, dans la société, ce que l'on pourrait appeler une
« présomption de dextralité » ; ce qui générerait un sentiment de culpabilité pour le
gaucher, soumis à l'imposition d'une norme arbitraire.
Cette situation de minorité devient alors pesante pour certains gauchers ; ce qui
n'est pas sans rappeler l'histoire du capitaine Auguste Renard, dans L'île des
gauchers60 : « né gaucher dans un monde de droitiers », ce dernier avait fondé la
Société géographique des gauchers, qui devait rallier des gauchers désirant émigrer
vers une île où ne vivraient que des gens « en miroir ». De la même manière,
plusieurs gauchers avouent sinon qu'ils souffrent de cette situation de minorité, du
moins qu'ils ne verraient pas d'un mauvais œil la perspective - tout aussi utopique -
de vivre dans une société comportant 50% de gauchers. Pour Clément, « ça
permettrait d'égaliser les gauchers et les droitiers, et de ne plus faire tout pour les
droitiers. Moi, ça serait plus l'égalisation des conditions, que tout soit fait et pour les
gauchers, et pour les droitiers ». Une égalisation des conditions, c'est également ce
que souhaite Maëlane :
« Je pense que les arrangements seraient différents. Je pense que les gens penseraient tout de suite "ah oui, mais il y a les gauchers aussi". Tu vois, ce serait différent de la configuration des choses aujourd'hui. C'est comme la souris des ordinateurs, par exemple : elle ne serait pas tout le temps mise à droite. » (Maëlane)
Et pour Ambre, cela éviterait de faire le lien, trop facile à son goût, entre
gaucherie et maladresse. D'autres vont plus loin, et y voient un monde meilleur. C'est
le cas de Cécile : « ce serait une société qui serait peut-être plus égalitaire, moins
60 JARDIN A., L'île des gauchers, Paris, Gallimard, 1995 (éd. Folio), pp. 38-39.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
dans l'empressement. Je pense que la société en général serait peut-être un peu plus
équilibrée qu'elle ne l'est ». D'autant plus que cela lui permettrait de ne plus être
considérée comme « le vilain petit canard du groupe ».
Pourtant, tous les gauchers ne réagissent pas ainsi. Et même si certains
reconnaissent les avantages que présenterait une société comportant la moitié de
gauchers, plusieurs sont fiers d'appartenir à cette minorité. C'est le cas de Pierrick,
d'Ambre, ou encore de Maëlane, selon qui « c'est bien d'être gaucher, dans le sens où
on n'est pas beaucoup ». Tandis que pour Annie, « faire partie d'une minorité a
quelque chose de valorisant », plusieurs considèrent cette appartenance comme un
élément original de leur personnalité : pour Béatrice, c'est « une petite particularité »,
pour Cécile, « un élément d'originalité, une différenciation », et pour Céline, « un
petit plus ». D'où vient cette fierté ? Pour E. Goffman, les membres d'une minorité
appartiennent à une communauté « qui définit ses membres comme des gens qui, loin
de chercher à se remettre, devraient tirer fierté de leur mal »61. Les gauchers feraient
donc une force de leur marqueur social, en en tirant une fierté plutôt que de le cacher.
Certains vont dans le même sens, en considérant qu'une société comportant 50% de
gauchers ne serait pas une bonne chose. Ils cultivent cette particularité et ne
souhaitent pas en faire une norme : Céline est déçue lorsqu'elle remarque, en début
d'année, qu'il y a beaucoup de gauchers dans sa classe : « je me dis "oh dis donc, il y
a beaucoup de gauchers dans le groupe, limite il y en a trop !" ». Pour Jean-François,
« on serait quand même les deuxièmes sur la liste. Je ne sais pas si c'est une qualité,
on ne serait pas particuliers, donc ça serait moins bien. » Pour Pierre-Michel
Bertrand, « on n'a pas trop envie non plus qu'il y ait 50/50, qu'il y ait parité totale. On
a envie aussi que le gaucher fasse un peu grain de sable dans une société droitière et
technocrate. Il faut des minorités, il me semble ». Jean-François comme Pierre-
Michel intègrent leur sinistralité dans un comportement plus global de remise en
cause d'un conformisme de la pensée majoritaire. Ils reconnaissent que leur combat
résonne avec le combat d'autres minorités, et qu'il y aurait une sorte de solidarité
entre minorités : tous deux reconnaissent des similitudes entre la cause féministe et la
cause gauchère. Pour Pierre-Michel Bertrand, le sentiment d'être à part, qui a bercé
son enfance, est « un sentiment que partagent bien d'autres catégories: il y a des
61 GOFFMAN E., op. cit., p. 53.
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enfants malades, par exemple, il y a des enfants d'immigrés, ça n'a rien
d'extraordinaire ». Cette empathie pourrait être liée au fait que les gauchers, en tant
qu'individus qui dévient peu de la norme, acquièrent une capacité à comprendre la
situation des stigmatisés complets62. Pierre-Michel Bertrand reconnaît ainsi que les
désagréments qu'il subit au quotidien sont peu de chose à côté de ce que peut vivre
quelqu'un en fauteuil roulant, par exemple. Cette empathie avec les minorités, Jean-
François la partage : « je pense qu’une condition de minoritaires nous oblige à être en
empathie avec d’autres types de minorités, d’autres fonctionnements minoritaires,
pour remettre en cause la doxa majoritaire ».
Ainsi, la gaucherie est clairement marquée socialement par rapport à la dextralité.
Chaque gaucher vit cela différemment : acceptation de la condition pour certains,
malaise pour d'autres. Comment peut-on expliquer une telle différence de perception
d'une même situation ? La réponse se situe peut-être dans les contrariétés vécues au
quotidien : si certains ont vécu l'époque de la gaucherie persécutée, notamment à
l'école, d'autres « vivent leur gaucherie de manière épanouie » (P.-M. Bertrand).
2. Le gaucher contrariéSelon le lexique du site www.lesgauchers.com, « contrarié » se dit d'un gaucher
que l'on a obligé ou incité à écrire de la main droite. Pierre-Michel Bertrand parle
d'une « Haute époque de l'intolérance »63, de la fin du XIXè siècle à la moitié du XXè
siècle. En 1956, le Petit Larousse donne du gaucher la définition suivante : « qui se
sert ordinairement de la main gauche au lieu de la droite ». Pierre-Michel Bertrand
établit une comparaison très juste avec d'autres caractéristiques :
« Pour bien prendre la mesure d'un tel non-sens, imaginons un instant que l'on définisse un roux comme quelqu'un qui a les cheveux orangés au lieu de les avoir blonds ou bruns ; ou encore que l'on dise d'un Noir qu'il a la peau noire au lieu de l'avoir blanche »64.
La gaucherie étant un écart à la norme droitière, il fallait « remettre à droite » les
enfants atteints de cette « anormalité ». Il est donc possible que les gauchers nés
avant les années 1960 aient été contrariés lors de leur enfance ; mais malgré une
62 Ibid., p. 150.63 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 92.64 Ibid., p. 110.
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tolérance de plus en plus grande vis-à-vis de l'utilisation de la main gauche, on ne
peut nier l’existence de certaines contrariétés encore actuellement.
a. Le « génocide des gauchers »
Le « génocide des gauchers » est une expression de Clément. Elle peut sembler
forte, en ce que les gauchers n'ont jamais été persécutés physiquement. Il faut donc
tout d'abord relativiser un tel constat : les injustices qu'ils ont pu vivre au cours du
temps ne sont pas comparables à celles qu'ont vécues d'autres minorités, les
« traditionnels bannis de l'humanité » :
« les persécutions qu'ils connurent – si tant est que ce terme de "persécutions" ne soit pas déjà trop fort – sont évidemment sans commune mesure avec celles qu'eurent à subir d'autres individus en raison de leur appartenance religieuse, ethnique, ou politique. (…) Nous ne savons pas, par exemple, qu'ils furent jamais inquiétés par l'Inquisition ou le nazisme »65.
Parler de « génocide des gauchers » peut donc sembler exagéré : si la gaucherie a
été persécutée, les problèmes de la minorité gauchère, que ce soit actuellement ou
dans l'Histoire, n'ont rien à voir avec ceux que connurent – et connaissent encore –
certaines minorités persécutées. En effet, même s'il y a eu (et il y a encore parfois)
humiliations, il n'y a jamais eu ni assassinats ni exécutions. Pourtant, cette idée
d'extermination est présente chez certains gauchers, qui considèrent, à l'instar de
Clément, les persécutions à l'égard des gauchers comme un totalitarisme. Ainsi,
l'histoire des gauchers contrariés résonne, pour Céline, avec la nouvelle Matin
Brun66, de Franck Pavloff, une métaphore du système totalitaire où seuls les chats
bruns sont acceptés, puis seuls les chiens bruns ; tous les autres doivent être tués.
Céline fait un parallèle entre cette histoire et la « stigmatisation des gauchers » :
« moi, je m'imaginais quelque chose comme ça avec les gauchers : (…) c'est aussi, je
n'irais pas jusqu'à dire du totalitarisme, mais c'est quand même une stigmatisation
hyper importante. » Alain G. réagit de la même manière : « on n'a pas découvert le
gène du gaucher, je dirais Dieu merci. Parce que si un jour ils découvrent ça, qu'est-
ce qu'ils vont faire ? Parce qu'ils sont bien capables de vouloir l'éradiquer, s'ils
65 Ibid., p. 241.66 PAVLOFF F., Matin brun, Paris, Ed. Cheyne, 1998.
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connaissent la source du mal. »67 Une telle opinion peut sembler exagérée. Pierre-
Michel Bertrand, lui, ne va pas jusqu'à parler d'eugénisme. Il reconnaît quand même
que certains gauchers ont pu vivre des situations très difficiles : « le sort qu'on a fait
aux gauchers, là, il y a encore quelques décennies, c'est absolument insupportable.
(…) On a brimé, on a sacrifié des générations entières de gamins sur l'autel du
conformisme social, c'est insupportable. »
Les deux spécialistes de la sinistralité peuvent citer nombre de méthodes qui ont
été utilisées, jusque dans les années 1950, pour contrarier un gaucher. Des idées
toutes plus inventives les unes que les autres : attacher la main gauche de l'enfant
dans le dos, la mettre dans un sac, attacher sa manche au corps avec une épingle,
voire lui mettre du goudron sous la main, ou même, dès le berceau, attacher la main
du bébé pour ne pas qu'il s'en serve. En particulier, l'école reste un lieu
d'apprentissage du stigmate. Mais à la différence de E. Goffman, pour qui l'enfant
découvre son stigmate au contact de ses semblables68, il semble que, dans le cas de la
gaucherie, ce soient les enseignants qui lui font prendre conscience de sa différence.
Jean-François et Pierrick ont été à l'école primaire dans les années 1960. Jean-
François se souvient avoir été contrarié à l'école : « quand j'étais petit, il y avait les
classes CM1, CM2, ensemble, avec les certificats d'étude, à l'époque, en campagne.
Et moi, mon instituteur corrigeait les gauchers. Il nous mettait une main dans le
dos ». S'il ne se souvient pas de la manière dont cela s'est produit, Pierrick lui-même
a été contrarié à l'école primaire. Il écrit maintenant de la main droite. Pourtant,
Annie, qui est de la même génération, ne se souvient pas avoir été particulièrement
contrariée : « moi, on m'a appris à écrire de la main droite, au cas où, mais on ne m'a
pas contrainte à écrire de la main droite absolument ».La façon dont cela s'est produit
semble pourtant révélatrice : elle se rappelle d'avoir entendu « prends ta belle main »
toute son enfance. Béatrice, qui est plus jeune (elle a été à l'école primaire dans les
années 1970), a elle aussi subi des contrariétés de la part de son institutrice :
« Quand j'étais en CP, la maîtresse voulait me faire écrire de la main droite. Et après, ça devait être en CE1, je crois, il y avait le fameux porte-plume. Et avec l'encrier, à droite, la plume faite pour les droitiers, faite pour être tirée, et pas pour être poussée, je faisais plein de taches,
67 Des chercheurs de l'université d'Oxford ont, en 2007, découvert un gène qui « augmenterait la possibilité d'être gaucher » (LARROCHE C., op. cit., p. 19)
68 GOFFMAN E., op. cit., p. 47.
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et je me faisais engueuler, fallait que j'aille montrer mon cahier à tout le monde dans l'école. » (Béatrice)
Ainsi, alors qu'Annie, qui a grandi dans les Ardennes, n'a pas souffert d'une
contrariété particulière, Béatrice, qui est plus jeune, et qui a toujours vécu en
Bretagne, a subi diverses contraintes. Ainsi, en Bretagne, les gauchers auraient été
contrariés plus longtemps que dans d'autres régions. C'est une hypothèse qu'émet
Pierre-Michel Bertrand, en étudiant les résultats de l'étude anthropométrique de
197469, qui a révélé un très faible taux de gauchers en Bretagne et en Auvergne, lié
probablement à une intolérance plus grande. La permanence d'une stigmatisation
pourrait être lié à un facteur culturel caractéristique de la Bretagne de l'époque. Et les
gauchers qui ont vécu de telles contrariétés établissent un lien entre leur vécu
d'écolier et le poids de l’Église catholique dans l'éducation. Béatrice se souvient de
« la directrice, c'était une bonne sœur qu'était méchante » ; Pierrick remarque que
« c'était l'école des bonnes sœurs et des curés, et tout ça, donc il y avait une règle,
tout le monde écrit de la main droite, et c'était comme ça ». Une observation
corroborée par Annie :
« l'emprise de l’Église est très forte en Bretagne. Moi j'étais dans une région où l'emprise de la religion n'était pas forte, ou nulle. Moi, je suis arrivée en Bretagne, j'étais effarée par l'emprise de la religion. C'était l’Église qui était très porteuse de ce tabou sur la main gauche, la "main du diable". » (Annie)
S'il n'est pas possible d'affirmer indubitablement que la cause principale de la
contrariété des gauchers en Bretagne est liée à l'importance de l'enseignement
catholique, une phrase de Pierre-Michel Bertrand peut éclairer le débat : « il paraît en
effet indiscutable que le christianisme, perpétuant la pensée dualiste des religions
primitives, a joué un rôle déterminant dans l'aversion dont a toujours souffert la main
gauche dans nos sociétés occidentales. »70
Les gauchers réagissent tous différemment à ces tentatives de « remise à
droite » : certains, comme Pierrick, les ont acceptées. D'autres, comme Béatrice, ont
résisté : « La maîtresse voulait que j'écrive de la main droite. Et je me rappelle de ça,
dès qu'elle partait avec un autre groupe, je changeais de main ». C'est suite à une
visite médicale, que, Béatrice ayant été définie comme totalement gauchère, son 69 OLIVIER G., op. cit.70 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 240.
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enseignante a « capitulé ». D'autres, encore, comme Jean-François, ont eu une
réaction plus radicale : « Moi, quand il me mettait une main dans le dos, je n'écrivais
pas. Je dis toujours que c'est mon instit qui a été contrarié, parce que je l'ai beaucoup
contrarié, mais je n'ai jamais cédé. » S'il faut faire preuve d'une grande force de
caractère pour résister de telle manière à son enseignant en CM2, d'autres éléments
sont à prendre en compte pour expliquer les différentes réactions face à la contrariété.
D'après Alain G., cela tient essentiellement à l'importance de la gaucherie chez
l'enfant (selon les trois catégories qu'il a élaborées : gaucher fort, moyen et faible) :
« le gaucher intégral, ça va être le gaucher le plus difficile à contrarier dans ses
gestes. Parce que lui, ça va le contrarier au niveau du cerveau ». Pierrick serait donc
un gaucher faible, et Jean-François un gaucher fort. Un autre élément va dans ce
sens : plusieurs spécialistes de la question ont noté que le fait de contrarier un
gaucher peut avoir des conséquences pathologiques, de type bégaiement, énurésie,
voire d'autres symptômes. Georges Pérec, qui, dans W ou le souvenir d'enfance, émet
l'hypothèse d'être un gaucher contrarié, reconnaît une incapacité à distinguer « d'une
manière générale tous les énoncés impliquant à plus ou moins juste titre une latéralité
et / ou une dichotomie »71. Or, c'est également ce dont souffre Jean-François :
« Il y a une chose que je n’arrive pas à faire, c’est dire à gauche ou à droite. Là, je suis inversé, à ce niveau-là, j’arrive pas. Est-ce que c’est de la dyslexie, je ne sais pas. J’ai inversé la latéralité, il ne faut pas me dire, j’arrive toujours pas à savoir où est la droite et où est la gauche. Et sur mes mains, je cherche, je ne vais pas le dire automatiquement. Je suis obligé de faire le geste, et de retrouver, à chaque fois, le côté initial, pour définir la droite en fonction. » (Jean-François)
Il est donc possible que Jean-François soit un gaucher fort, pour qui toute
contrariété aurait été insupportable et cause de diverses pathologies. Cela dit, une
telle pathologie reste assez répandue, et pas seulement chez les gauchers contrariés.
Ainsi, si les années 1960 voire 1970 conservent encore quelques traces de la
persécution de la gaucherie, elles étaient sur le point de laisser place à une période de
plus grande tolérance. Cependant, il serait erroné d'affirmer qu'il n'y a plus, à l'heure
actuelle, de stigmatisation ni de tentatives visant à « remettre à droite » les gauchers.
71 PEREC G., W ou le souvenir d'enfance, Paris, Denoël, 1975, in BERTRAND P.-M., op. cit.
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b. Quelle contrariété aujourd’hui ?
Céline ne pense pas que les gauchers, en France, à l'heure actuelle, puissent être
stigmatisés, persécutés :
« Parce qu'on est dans une société occidentale, au fort libéralisme, dans tous les sens du terme, avec la liberté de faire ce que l'on veut, dans le respect des lois, je suis en train de prendre ça comme un jeu, comme une stratégie de différenciation rigolote, alors que ce n'est pas évident partout non plus. » (Céline)
Et il est vrai que la situation, en France, comme dans nombre de pays
occidentaux, est plutôt permissive. La gaucherie est devenue un stigmate faible, si
l'on en croit E. Goffman, pour qui « la faiblesse d'un stigmate peut se mesurer au
degré d'éminence que peut conquérir un membre de la catégorie ainsi affligée »72.
Les gauchers comptant dans leurs rangs des personnalités aussi éminentes que
Barack Obama, président des États-Unis, ou Bill Gates, l'un des hommes les plus
inventifs et les plus riches du monde, le fait d'être gaucher est donc bien un stigmate
faible (si tant est que l'on puisse encore le considérer comme un stigmate). Mais si
l'on en croit certains témoignages de l'étranger, la situation n'est pas la même partout.
Alain G. explique qu'au Japon, il y a peu de temps encore, se rendre compte que son
épouse était gauchère était un motif possible de divorce. D'autres situations sont pires
encore. L'exemple du Mali est très significatif :
« Dans notre pays et presque partout la main gauche est considérée comme malfaisante. Elle est marquée d'opprobre. Cette raison pousse beaucoup de parents "à transformer" dès l'enfance les filles gauchères en droitières à force de réprimandes, de gifles et de coups de fouets. »73
Plus que les coups de fouets, une gauchère affirme que sa tante « déposait une
braise dans la paume de la main gauche pour l'empêcher de s'en servir ». Alain G.
établit ainsi qu'entre 80 et 90% des gauchers dans le monde ne vivent pas leur
particularité de manière épanouie, mais subissent des pressions voire des
persécutions. S'il est difficile de vérifier un tel chiffre, il est possible d'admettre, à
l'instar de Céline, que la situation en France est beaucoup moins problématique. Les
jeunes gauchers n'ont en général pas vécu de contrariété telle qu'ont pu en vivre leurs
aînés. Pierre-Michel Bertrand, écolier en Normandie dans les années 1960, fait partie
72 GOFFMAN E., op. cit., p. 40.73 TRAORE M.-A., « Le calvaire des gauchères », L'essor, 13 novembre 2009, in
www.maliweb.net (consulté le 3 mai 2011).
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de l'une des premières générations de gauchers à ne pas avoir été contrariés : « moi,
en 1960 aussi hein, c’était bon. C'est-à-dire que la génération passée 1960, sans trop
de malchance, on vivait sa gaucherie de manière totalement épanouie. Jamais on ne
m’a obligé à passer à droite, de manière désobligeante ». A cette époque, la gaucherie
a perdu « l'essentiel de sa force stigmatisante » ; il s'agit d'une « période où la
définition antérieure du stigmate [s'est vue] de plus en plus attaquée »74. Si, comme
l'exemple de Béatrice l'a prouvé, les années 1960 ne marquent pas un tournant dans
toutes les régions de France, les générations suivantes ne se souviennent pas d'avoir
mal vécu leur scolarité. Comme le dit Clément, « je n'ai pas senti de différence par
rapport aux autres : on était à égalité, sans différence entre les droitiers et les
gauchers, donc je n'ai pas du tout senti de différenciation négative ».
Pourtant, deux éléments doivent attirer l'attention sur la situation française. D'une
part, la neuvième et dernière édition du dictionnaire de l'Académie française donne
du terme gaucher la définition suivante : « qui se sert spontanément de sa main
gauche plutôt que de sa main droite », alors qu'un droitier est simplement une
« personne qui se sert spontanément de la main droite ». D'autre part, l'étude
statistique de 2005 menée par le site Internet www.lesgauchers.com afin de
déterminer le nombre de gauchers dans la population française a donné un taux de
12,7%, loin des 16% naturels. Il faut en outre noter que l'étude a été menée dans des
écoles primaires et des collèges, puis les résultats ont été étendus à l'ensemble de la
population. Or, une telle généralisation paraît abusive : les générations précédentes
comportent vraisemblablement moins de gauchers, ceux-ci ayant été pour une part
contrariés. Il y aurait donc moins de 12,7% de gauchers dans la population française.
Ces deux exemples sont autant d'éléments qui permettent d'émettre l'hypothèse selon
laquelle il existe encore des contrariétés pour les gauchers en France. Même si la
sinistralité est passée d'un stigmate pathologique, il y a quelques décennies, à une
« variété anodine de la complexion humaine »75 toute discrimination n'a pas disparu
pour autant : « dans notre monde moderne, la discrimination entre la droite et la
gauche est un trait culturel toujours vivace »76. Selon Alain G., les contrariétés
prennent place encore essentiellement à l'école, mais dans des formes différentes 74 GOFFMAN E., op. cit., p. 160.75 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 9.76 Ibid., p. 15.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
d'autrefois. Parfois, il s'agit d'une contrariété involontaire, liée au matériel : comme
les gauchers n'ont souvent pas de matériel adéquat à l'école, certains pourraient se
mettre d'eux-mêmes à utiliser leur main droite afin de faciliter leur adaptation.
Parfois, elle prend une forme plus insidieuse :
« Aujourd'hui, c'est vrai, on ne fait plus comme dans les années 1950, où on attachait la main dans le dos, vraiment pour être sûr que l'élève n'utilise pas sa main. Ça, ça a été abandonné. Mais ils n'ont pas apporté de solution après. On ne va pas les obliger, mais on va les inciter. Ça ne s'est pas dit comme ça,, mais quand on voit dans les écoles, on s'aperçoit qu'il y a toujours une incitation : "oh, on devrait peut-être, ouais, il a des difficultés à écrire, parce qu'il est gaucher, mais il devrait essayer de la main droite, vous savez, peut-être, quand même..." » (Alain G.)
Certains jeunes gauchers, comme Céline, se souviennent de telles incitations :
« Je repense à une maîtresse, en CE1, qui avait été hyper méchante. Je l’avais trouvée très intolérante, parce que du fait d’être gauchère, quand il fallait faire des dessins, ou justement, quand on a commencé à écrire au stylo à plume, moi c’était très tôt, presque dès le CP, on m’a mis un stylo à plume dans la main, et du coup forcément en écrivant le stylo bavait, enfin avec l’encre, quand tu repassais ta main dessus. Et on me disait tout le temps « mais t’es cochon, t’es brouillon ». (Céline)
Certains sont même allés plus loin : Julien se souvient d'une institutrice « qui a
essayé, enfin, qui a voulu que j'écrive de la main droite, parce que dans son cours,
elle voulait absolument qu'on écrive au plume. Du coup, moi, je repassais dessus
avec ma main, du coup elle a voulu que j'écrive de la main droite ». De même,
Maëlane se souvient d'une amie à elle, née en 1991 : « sa maîtresse, en maternelle,
lui attachait la main dans le dos encore. » Pour Alain G., ces contrariétés restent le
fait d'une pression culturelle ou religieuse. Dans le cas présent, il est difficile de lui
donner raison : Julien a été scolarisé au milieu des années 1990, dans une école
publique. D'autres facteurs seraient donc à prendre en compte. Pourtant, Alain G.
persiste, et va plus loin, en établissant un lien arbitraire entre Islam et pression envers
les gauchers :
« Quand on a fait les statistiques, on l’a fait sur les quatre coins de France, en particulier à Paris, dans le 93. Le 93, il y a une forte colonie musulmane, dans nos écoles. Et bien, quand on a fait les statistiques, on a le chiffre de gauchers qui a chuté dans ces écoles. C'est-à-dire que là où, un peu partout, on trouvait les mêmes chiffres, on arrivait à 12,6, on tombait en-dessous de 10%. Pourquoi ? Parce que la pression religieuse
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
musulmane est assez forte, on leur interdit de manger à table, etc., et tout le reste suit : on ne veut pas qu’ils soient gauchers ». (Alain G.)
Les statistiques ethniques et religieuses étant interdites en France, une telle
généralisation semble pour le moins hâtive et teintée idéologiquement. D'autre part,
si pour Alain G., la situation, même en France, reste problématique, les quelques
exemples cités représentent une minorité de cas. Les témoignages qu'il reçoit, sur son
site Internet, au siège de son association ou lors de la fête des gauchers, proviennent
de personnes qui ont quelque chose à dire sur la question, qui font la démarche
d'écrire ou de se déplacer. Il s'agit des « représentants les plus visibles d'une
catégorie »77 . Or, ces représentants sont peu représentatifs, car « il est rare que le
deviennent ceux qui ne prêtent pas attention à leur stigmate »78.
Être gaucher, un handicap ? Que l'on étudie la gaucherie en tant que handicap
physique ou social, la portée du terme est à relativiser. Alors qu'être gaucher était, il y
a quelques années, à la fois un handicap physique et un stigmate, à l'heure actuelle, la
situation dépend beaucoup des gauchers eux-mêmes. Si certains ont beaucoup de
difficultés à s'adapter à la société, qui, il est vrai, reste majoritairement faite pour les
droitiers, d'autres s'en accommodent sans problème. De même, si certains vivent
péniblement leur appartenance à une catégorie marquée, souvent parce qu'ils ont eux-
mêmes subi une stigmatisation, notamment pendant leur enfance, d'autres acceptent
facilement ce marquage.
Face à ces différentes situations, plusieurs façons d'y répondre peuvent éclore.
Comment les gauchers réagissent-ils à la perception de leur « anormalité » ? Quelles
sont les stratégies identitaires des gauchers ? Existe-t-il une identité gauchère unique,
ou bien une multiplicité de réactions différentes ?
77 BREKHUS W., art. cit., p. 257.78 GOFFMAN E., op. cit., p. 40.
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II. Les stratégies identitaires des gauchers
Il est difficile de construire une catégorisation fermée, et de classer les gauchers
selon leurs stratégies identitaires. En effet, comme « chaque individu possède une
combinaison de traits marqués et non-marqués »79, les stratégies identitaires ne sont
pas liées uniquement au fait d'être gaucher ou non, mais à une multitude de
composantes de l'identité.
Mais justement, il faut noter que, parmi toutes ces composantes, la sinistralité
occupe une place différente selon les individus. Deux types de réactions identitaires
se distinguent alors : alors que certains considèrent leur sinistralité comme un
élément mineur de leur personnalité (A), d'autres en sont fiers, et revendiquent le fait
d'être gauchers (B). Cela dit, les frontières de ces deux catégories restent poreuses, et
l'on observe une palette de stratégies identitaires différentes, qu'il s'agit d'examiner et
de comprendre.
A. Un élément mineur de la personnalitéPour la plupart des personnes interrogées, la sinistralité ne représente pas un
critère fondamental de leur personnalité (1) ; et même si certains reconnaissent une
certaine solidarité entre gauchers, il faut en relativiser la portée (2).
1. Un marqueur identitaire faibleCertaines personnes ne considèrent pas la gaucherie comme un critère important
de leur personnalité ; et même pour ceux qui sont fiers de cette particularité, les
revendications ne sont pas permanentes et restent à relativiser. Il convient alors de
comprendre les causes d'une telle situation, en interrogeant l'éventualité, pour
certains, de cacher leur stigmate.
79 BREKHUS W., art. cit., p. 256.
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a. Un critère comme un autre
Pierrick, Béatrice, Ambre, Cécile et Julien ont cela en commun qu'ils ne
considèrent pas le fait d'être gauchers comme un élément important de leur
personnalité, qu'ils vont mettre en avant : « c'est un critère comme un autre, dit
Cécile. Ah oui, ce n'est pas le genre de chose que je dis quand je me présente aux
gens : "je m'appelle Cécile, je suis gauchère, excusez-moi !" ». Certains, comme
Béatrice ou Julien, mettent ce critère au même rang que d'autres caractéristiques
physiques : « je pense que c'est peut-être un peu différent [que d'avoir les cheveux
bruns], mais c'est pas non plus hyper important. C'est pas comme la couleur des yeux
non plus, mais ça n'a pas une importance forcément supérieure quoi. » Pour d'autres,
comme Cécile ou Ambre, c'est même un critère inférieur : Ambre le définit
comme « un critère comme un autre, même moins important je pense ». Ils ne font
donc pas de la sinistralité un élément fondateur de leur personnalité : « comme je ne
considère pas le fait d'être gauchère comme un élément de ma personnalité, je ne m'y
suis jamais intéressée, explique Cécile. Je ne me suis jamais interrogée sur ce qu'est
une identité gaucher, est-ce qu'on est si particuliers que ça » ; et certains ne pensent
pas appartenir à une « communauté de gauchers ». Pour preuve, chercher qui est
gaucher dans un groupe (en classe, par exemple), ne semble important ni pour
Ambre, ni pour Yann, ni pour Julien. De plus, ils ne pensent pas qu'il existe des
caractéristiques communes aux gauchers :
« On dit souvent "les gauchers ne pensent pas comme les autres, les gauchers…" T’as des gauchers qui réussissent, t’as des gauchers qui réussissent pas… Enfin non, quand on veut on peut, d’une façon ou d’une autre, que tu sois droitier ou gaucher. » (Béatrice)
De même, Yann, qui pourtant entend souvent l'expression « tu as deux mains
gauches » (voire « tu as deux mains droites ») ne pense pas que sa sinistralité soit la
cause de sa maladresse : « je pense que même si j'avais été droitier, j'aurais été aussi
maladroit. Je ne pense pas que ce soit lié aux gauchers ». Une explication possible à
un tel comportement peut être que « les sujets ne sont pas définis uniquement par
leurs appartenances les plus visibles à une catégorie »80 : ils exercent leurs identités
« vues mais non remarquées » aussi bien que leurs identités saillantes. Ils peuvent
donc préférer mettre en avant leurs attributs non-marqués plutôt qu'un attribut
80 Ibid., p. 266.
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marqué comme leur gaucherie.
Si certains gauchers ne revendiquent aucunement leur particularité, même ceux
qui en tirent une fierté reconnaissent qu'une telle lutte a des limites, et qu'il faut
relativiser cette caractéristique en tant que marqueur identitaire fort : pour Céline,
« c'est pas très important, en fait, aujourd'hui ». Même s'ils considèrent que c'est l'un
des traits de leur personnalité, il ne leur viendrait pas à l'idée de se présenter en
intégrant cette caractéristique : « je dis [que je suis gaucher], quand ça vient, mais je
ne le montre pas, explique Clément. Quand je suis en train d'écrire, je ne vais pas me
dire "ah, peut-être que les gens regardent, et voient que je suis gaucher". » Céline
pense la même chose : « je ne me présenterais pas en disant "j'ai les yeux marrons, et
je suis gauchère", ça ne me viendrait pas à l'idée. » Ceci peut s'expliquer par la
faiblesse du stigmate qu'est la gaucherie. Jean-François, lui, pense que c'est parce
qu'une telle situation est intégrée, dès l'enfance : « quand on est petit, c'est des choses
qu'on a été obligés de subir, dès le départ. Après, c'est intégré. On n'en est pas
forcément tous les jours conscients. » On peut donc être fier d'être gaucher, mais les
revendications restent limitées : « je n'irais pas à une manif de gauchers », comme le
dit Céline. Il en va de même pour Jean-François et Pierre-Michel Bertrand, qui
considèrent le combat des gauchers comme moins important que la lutte féministe :
« je ne le revendique pas tous les jours comme on revendique d'être une femme, pour
militer dans le féminisme ou autre », explique Jean-François, tandis que Pierre-
Michel Bertrand dit ne pas être « un pro "MLG" vous savez, "Mouvement de
Libération des Gauchers", comme il y avait le MLF ».
Les gauchers, comme les droitiers, ne constituent pas une catégorie homogène,
mais bien un groupe hétérogène d'individus, de différents univers sociaux, et aux
représentations et stratégies différentes. Il faut donc tenter d'analyser et de
comprendre les différences de perception de leur situation de gaucher, causes de
variations dans leurs stratégies identitaires. L'une des explications possibles peut être
liée à l'univers social et professionnel auquel les individus appartiennent :
« À mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale, que croît le niveau d'instruction et que décroît corrélativement et progressivement l'importance du travail manuel au profit du travail intellectuel, le système des règles qui régissent le rapport des individus à leur corps se
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modifie également : lorsque leur activité professionnelle est essentiellement une activité intellectuelle n'exigeant ni force ni compétences physiques particulières, les sujets sociaux tendent à établir un rapport conscient à leur corps et à s'entraîner plus systématiquement à la perception de leurs sensations organiques et à l'expression de ces sensations »81.
Il pourrait donc y avoir un lien entre la nature de l'activité professionnelle exercée
et la perception de la gaucherie comme caractéristique importante de la personnalité.
Cela se vérifie dans certains cas : Pierrick, chauffeur routier, et Julien, titulaire d'un
Baccalauréat technologique, font peu de cas de leur sinistralité, tandis que des
individus en études supérieures, comme Céline ou Clément, se sentent concernés par
le sujet. Mais il faut pourtant éviter toute généralisation hâtive : Cécile, elle-même
étudiante en Institut d’Études Politiques, tout comme Béatrice, professeur des écoles,
rejoignent plus Pierrick et Julien dans la perception de cette caractéristique. Il n'y a
donc pas de détermination sociale des comportements, comme l'explique David Le
Breton : nous vivons dans une société « où la seule permanence est celle du
provisoire et où l'imprévisible l'emporte souvent sur le probable »82. Cette différence
serait-elle liée alors à l'existence d'une stigmatisation vécue dans l'enfance ? Les
gauchers contrariés afficheraient-ils plus facilement leur particularité ? Ce critère
fonctionne dans certains cas : Jean-François, que l'on a tenté de contrarier à l'école,
considère qu'être gaucher est un critère important de sa personnalité, tandis que
Cécile, qui a vécu une « gaucherie épanouie » dans son enfance, ne fait que peu de
cas de sa gaucherie. Mais il existe des contre-exemples, comme Pierrick, qui est
gaucher contrarié, mais pas particulièrement fier pour autant d'être gaucher, ou
Clément, pour qui c'est le contraire. La gaucherie pourrait donc être considérée, pour
certains, comme un support identitaire : dans un contexte de déclin des identités
prescrites, se définir comme gaucher serait à la fois une stratégie de différenciation et
la réponse à une situation d'incertitude identitaire. Une dernière explication pourrait
provenir du fait que « la normalité n'est pas un signe distinctif »83 : alors que pour
certains, la gaucherie ne serait qu' « une variété anodine de la complexion
humaine »84, les gauchers qui le revendiquent reconnaîtraient que cette
81 BOLTANSKI L., « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, 1974, in LE BRETON D., op. cit., p. 105.
82 LE BRETON D., op. cit., p. 106.83 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 119.84 Ibid., p. 9.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
caractéristique est « anormale ». Ils seraient donc plus sensibles à la gaucherie en tant
que marqueur social. C'est l'explication qui paraît la plus plausible. Pourtant, on se
moque souvent, par exemple, de la maladresse d'Ambre et Yann au titre qu'ils sont
gauchers, ce qui n'en fait pas des militants de la cause gauchère pour autant.
Aucune explication n'est donc satisfaisante en elle-même, mais chacune peut
éclairer en partie les différences observées. Une fois les différences observées, il
s'agit maintenant de tenter de comprendre pourquoi certaines personnes, qui ont vécu
des contrariétés, ne revendiquent pas leur sinistralité : s'agirait-il d'un refoulement du
stigmate ?
b. Cacher le stigmate
Si le terme de « stigmatisés » est discutable pour qualifier les gauchers, on peut
affirmer qu'ils appartiennent à la catégorie des « dévieurs ». «Le jeu de la différence
honteuse [constituant] un trait général de la vie sociale »85, le gaucher, comme tout un
chacun, n'adhère pas forcément à toutes les valeurs et normes sociales que peut
partager un groupe déterminé ; or, « on peut désigner tout membre qui n'adhère pas
comme étant un "dévieur", et sa particularité comme une déviation ». Le gaucher
n'exerce aucun contrôle sur le degré de son adhésion à la norme : il n'a pas choisi
d'être gaucher, et les conséquences imputables à cette caractéristique lui sont
également imposées. Gauchers malgré eux, certains subissent cela comme un
stigmate, en particulier pendant l'enfance. Céline, Ambre, Yann et Julien ont en
commun d'avoir été la cible de moqueries à l'école, du fait qu'ils sont gauchers. Or,
plusieurs réactions sont possibles face aux quolibets. Ambre et Yann ne prennent pas
mal les plaisanteries à leur égard. Ils font partie de ce qu'Erving Goffman appelle les
« déviants intégrés » :
« Il est très fréquent qu'un groupe ou une communauté étroitement unie offre l'exemple d'un membre qui dévie, par ses actes ou par ses attributs ou par les deux en même temps, et qui, en conséquence, en vient à jouer un rôle particulier, à la fois symbole du groupe et tenant de certaines fonctions bouffonnes »86.
Ainsi, dans la classe d'Ambre et Yann, tout le monde sait qui est gaucher, ce qui
85 GOFFMAN E., op. cit., p. 163.86 Ibid., p. 164.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
fait d'eux les « symboles du groupe », pour reprendre l'expression d'Erving Goffman.
De plus, Ambre a intégré la comparaison faite, au sein de la classe, entre sinistralité
et maladresse : « c'est vrai que les gauchers sont plutôt maladroits. Dans notre classe,
les trois plus maladroits, c'est nous deux et une gauchère » ; ce qui illustre son rôle en
tant que « tenant de certaines fonctions bouffonnes ».
Si certains vivent bien ce genre de moqueries, ce n'est pas le cas de tous. Pour
d'autres, l'écart par rapport à la norme est plus difficile à vivre. Céline a analysé elle-
même cette situation : « je pense que des gens qui vont être plus stricts, ou
renfermés, quelque chose comme ça, vont mal le vivre. Tu vois, des gens qui
voudraient plus être par rapport à la norme ». Il s'agirait principalement d'une
question de distanciation vis-à-vis de sa sinistralité ; seraient prompts à l'auto-
dérision ceux qui auraient suffisamment pris conscience de leur état de gaucher pour
pouvoir en rire sans amertume. Mais il faut, pour cela, ne pas en avoir trop souffert.
L'exemple de Julien est en cela intéressant : lors de son enfance, une enseignante a
tenté de le faire écrire de la main droite ; et il a, selon ses dires, toujours eu des
difficultés à bien écrire et à bien découper, ce qui, par moments, a pu être l'objet de
réprimandes de la part des instituteurs, et de railleries de la part des autres élèves,
voire, plus tard, de ses collègues. Julien a intériorisé le découpage et l'écriture
comme des symboles de son stigmate. Ce sont des « signes dont l'effet spécifique est
d'attirer l'attention sur une faille honteuse »87, face auxquels plusieurs réactions sont
envisageables. La première est une réaction de honte : « je crois que je suis le seul
gaucher au boulot. Enfin, dans ceux de mon bureau, on est huit, et je suis vraiment
perçu comme celui qui écrit mal. Et du coup, c'est gênant. » La deuxième est une
réaction d'acceptation : Julien reconnaît que son écriture et son découpage justifient
ces moqueries. Il convient alors de corriger le fondement de sa déficience : avant
d'écrire, il « fait des tests » au brouillon pour améliorer sa graphie : comme l'explique
Erving Goffman, « c'est un fait qu'un individu disposé à admettre qu'il possède un
stigmate (parce qu'il est connu de tous ou immédiatement visible) peut néanmoins
faire tous les efforts pour l'empêcher de trop s'imposer »88. La troisième est une
réaction de couverture : il s'agit de limiter « l'étalage des imperfections » liées à son
87 Ibid., p. 59.88 Ibid., p. 123.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
stigmate. Ainsi, Julien reconnaît avoir, à l'école, caché des découpages qu'il n'avait
pas réussi : « parce que t'as mal découpé, t'as tous les gamins qui font "aah !"..."C'est
pas à moi ça !" Ou tu caches le truc parce que tu l'as mal fait... ». Être gaucher
devient donc quelque chose d'insupportable. S'il avait pu choisir, Julien n'aurait pas
été gaucher :
« Quand j'étais petit, j'aurais choisi droitier, je pense. J'aurais choisi droitier, parce que ça aurait été plus simple, au niveau de l'écriture, au niveau de tout ça quoi. L'écriture, découper, ça aurait été plus simple, ça aurait été moins galère, et je pense que justement, quand t'es petit, à l'école, et que tu découpes mal par rapport aux autres, les autres vont plus vite rire. Et du coup, dans un sens, ça peut être handicapant quand on est petit. » (Julien)
S'il arrive à certains, comme Julien, de cacher sciemment leur stigmate, d'autres
le refoulent inconsciemment. Cela fait partie des traumatismes que l'on subit pendant
notre enfance, mais dont on ne se souvient pas forcément. C'est le cas de certains
gauchers contrariés, qui se considèrent eux-mêmes comme des droitiers, bien qu'ils
fassent certains gestes comme des gauchers. Céline soupçonne ainsi son père de faire
partie de cette catégorie : « je suis presque sûre qu'il était gaucher, parce qu'il écrit
d'une façon très bizarre de la main droite, et il fait beaucoup de choses de la main
gauche. Mais lui dit qu'il ne s'en souvient pas. » Alain G. donne, lui, l'exemple d'une
institutrice droitière qu'il a rencontrée à la fête des gauchers, en 2008 : en voyant des
gauchers écrire en miroir, elle a elle-même essayé, et y est arrivée naturellement, du
fait de sa « grammaire mentale » : c'était une gauchère contrariée. Certains, enfin,
savent qu'ils ont été contrariés, mais ne se souviennent pas de la façon dont cela s'est
passé, et des méthodes qui ont été employées. C'est le cas de Pierrick, qui écrit
maintenant de la main droite, et d'Annie, qu'on a incitée à écrire de la main droite
sans l'empêcher d'utiliser l'autre main. De deux choses l'une : soit leur « remise à
droite » a été particulièrement douloureuse, auquel cas il l'ont refoulée ; soit ils ne
l'ont pas mal vécue. Comme l'explique Pierre-Michel Bertrand, tous les gauchers
contrariés n'ont pas vécu leur redressement de façon douloureuse : « beaucoup
d'entre eux, pour peu qu'ils fussent très solides, ou physiquement bien doués, ont fort
bien pu s'adapter aux exigences despotiques de la dextrocratie »89. Annie pencherait
plutôt vers cette explication-là :
89 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 109.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
« Quand on est petit, on ne se rend pas bien compte... C'est-à-dire que je n'ai pas gardé de souvenir traumatisant de l'apprentissage de l'écriture à droite. Je crois qu'on a dû me le présenter en disant que plus tard, je choisirais la main que je voudrais. Déjà, il n'y avait pas de notion de contrainte, donc par curiosité, j'ai dû essayer l'autre, et j'ai appris les deux. » (Annie)
Nombreux sont les gauchers qui ne voient pas cette caractéristique comme un
élément fondateur de leur personnalité. Il existe plusieurs explications à cela :
certains ne le voient pas comme un stigmate, qui serait enjeu de fierté et de lutte.
D'autres le considèrent comme un stigmate mais le cachent, voire le refoulent. Est-il
alors possible de parler d'une communauté de gauchers ? Se focaliser sur la solidarité
entre gauchers semble un bon moyen de répondre à cette question.
2. Une solidarité non effective pour tousLa plupart des gauchers s'accordent à reconnaître qu'il existe quelques éléments
caractéristiques de l'appartenance à une communauté, aux valeurs et identité
partagées ; mais la solidarité entre ses membres est à relativiser.
a. Le « club des gauchers »
Pour Erving Goffman, une communauté s'établit autour du partage d'un stigmate.
Elle est constituée des « autres compatissants », qui peuvent offrir un soutien moral
ainsi qu' « enseigner les trucs du métier à l'individu qui en est affligé »90. De la même
manière, plusieurs éléments peuvent attester de l'existence d'une communauté de
gauchers. Tout d'abord, la plupart des gauchers remarquent plus facilement, dans un
groupe, qui l'est aussi, ce qui ne serait pas le cas des droitiers, comme le dit Alain
G. : « on remarque dans son entourage qu'on a des gauchers quand on est gaucher
soi-même ». C'est également ce que pense Céline : « Dans une salle de cours avec les
tables en U, très vite on va faire le tour et voir qui sont les gauchers. Et je ne pense
pas que les droitiers font ça. » C'est même parfois l'une des premières choses qu'ils
remarquent, comme dans le cas de Céline : « moi, systématiquement, quand j'arrive
dans une classe, je me dis "qui est gaucher ?" Et même, sans me le dire, c'est la
90 GOFFMAN E., op. cit., p. 32.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
première chose que je remarque en regardant les gens écrire », ou encore de
Clément :« moi c'est quand je vois quelqu'un d'autre écrire de la main gauche. Quand
je vois quelqu'un, je vois, ça saute aux yeux pour moi, quand quelqu'un écrit de la
main gauche. » Céline et Clément vont même jusqu'à compter le nombre de gauchers
de la classe. Pour d'autres, c'est moins systématique. C'est le cas d'Annie : « je ne
vais pas obligatoirement faire le tour, par exemple quand je suis arrivée là, au début
de la classe, je n'ai pas fait le tour des popotes pour voir qui était gaucher, mais à un
moment donné on finit par s'apercevoir que telle personne est gauchère. » De même,
bien que Cécile et Yann relativisent l'importance de la gaucherie dans leur
personnalité, il leur arrive, en classe, de chercher les gauchers du regard. Comme
l'explique Yann, « moi des fois, quand je m'ennuie ou que je regarde un peu n'importe
où, je remarque si les gens sont gauchers. »
La plupart des personnes interrogées reconnaissent alors aimer rencontrer des
gauchers. Comme l'indique Annie, « ça ne fait pas partie des critères de
reconnaissance que je vais établir, mais quand il y a un lien qui se crée avec
quelqu'un, c'est quelque chose que je vais remarquer plus vite. Je vais le dire,
d'ailleurs, "ah, t'es gaucher !" ». Le partage de cette caractéristique permet de nouer
plus facilement contact, comme l'expliquent Yann, Clément, ou Maëlane : « il y a des
gens, ils ont des gestes légèrement différents, ou des réactions, et tu dis "tiens, t'es
gaucher", et tout de suite tu marques un point ». Et en effet, selon E. Goffman, on
constate que, « lorsque deux membres d'une certaine catégorie se rencontrent par
hasard, ils peuvent être tous deux enclins à modifier la façon dont ils se traitent »91.
Une telle réaction peut être liée au fait que les gauchers sont en minorité : « il n'y en
a pas beaucoup, alors c'est toujours marrant d'en trouver un », dit Maëlane. Cécile
comme Pierrick ont la même réaction : « je dis "tiens, je ne suis pas tout seul. Un de
plus !" ». Si le contact est noué plus facilement, c'est aussi parce que les gauchers
ressentent généralement une empathie pour leurs semblables. Rencontrer un gaucher
rappelle ainsi à Cécile sa propre expérience : « ça me fait plaisir, je me dis "ah, tiens,
en voilà un qui a dû migrer à gauche dans sa classe, ou qui a dû changer de paire de
ciseaux en maternelle ! ». Jean-François va plus loin : « c'est drôle, parce que, quand
moi, je vois des gauchers, j'ai mal pour eux. Il y a cette espèce de sentiment
91 Ibid., p. 36.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
d'intuition qui fait qu'il y a quelque chose qui va pas, alors qu'on est soi-même
habitué à voir des gens avec des gestes de droitier ». Pour d'autres, se rendre compte
que son interlocuteur est gaucher le revalorise d'emblée, ce qu'admet Pierre-Michel
Bertrand : « je dois admettre que quand je vois un gaucher, il y a une sorte, pas de
sympathie, comment dire, a priori des atomes crochus avec cette personne ». Alors
que Jean-François parle de « préjugé favorable », la gaucherie est, pour Clément, une
sorte de valeur ajoutée : « c'est un peu bizarre de dire ça, on ne va pas dire "remonter
dans mon estime", mais la personne est un peu valorisée. Quand je vois qu'elle est
gauchère, ça rajoute un truc à la personne. »
Le fait de vivre en minorité joue également dans la solidarité entre les membres
de cette minorité. Certains gauchers, comme Maëlane, Céline et Béatrice, sont
certains de l'existence d'une telle solidarité. Ce qu'explique Maëlane : « comme on
n'est pas beaucoup, on a tendance à être plus solidaires, quelque part ». Les gauchers
sont alors contents d'avoir des gauchers dans leur famille ou leur entourage proche.
Alors que les deux filles d'Annie, « à [son] grand regret », sont droitières, Béatrice
est « contente de voir que dans [sa] famille, [elle a] des neveux et nièces et des filles
qui sont gauchers. » De même, Julien attend avec impatience de savoir si sa jeune
nièce sera gauchère ou droitière, en affichant une préférence pour la première
solution. En évoquant cette solidarité, plusieurs gauchers font référence à des clans,
des clubs fermés et sélectifs : pour Annie, être gaucher, c'est « une appartenance à un
club un peu privé », tandis que Jean-François a l'impression que « quand les gens
sont gauchers, automatiquement, il y a comme une espèce de confrérie secrète ».
Céline, elle, utilise l'expression « le club des gauchers ». Elle se souvient du lycée :
« j'avais un groupe de copains qui avaient fait un espèce de cercle, peu importe,
c'était un délire à eux, et ils disaient "et on est tous gauchers dans le groupe". »
D'autres, comme Clément, appartiennent à des groupes Facebook réservés aux
gauchers :
« Je l’ai fait surtout pour faire partie d’un groupe où il n’y a que des gauchers. Je pense pas qu’il y ait de droitiers sur ce groupe. Je pense que les droitiers n’auraient aucun intérêt à rentrer dans un groupe comme ça. Et on voit que dans ce groupe-là, tout le monde est fier d’être gaucher. Le titre du groupe, c’est "Si toi aussi tu es gaucher,
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
gauchère, et fier de l’être" ». (Clément)
Facebook recense ainsi plusieurs groupes dédiés au thème des gauchers,
comme« Tu sais que tu es gaucher quand... »92 , voire à un combat entre gauchers et
droitiers. Ainsi, les pages « Droitier contre gaucher » ont un côté droitier, et un côté
gaucher, chacune visant à rassembler le plus de fans93. À ce titre, signalons le groupe,
plus problématique, « Les gauchers sont-ils les fils du diable ? »94, qui annonce :
« ensemble, amis droitiers, élevons-nous contre cette invasion qui menace notre belle
société. Aux armes ! Boutons le gaucher ! Je vous invite à dénoncer tous vos contacts
gauchers pour mener une répression dure et efficace. » Si ce groupe a peut-être, à
l'origine, été créé sur le ton de l'humour, plusieurs commentaires se rapprochent
d'une incitation à la haine. Ainsi, le créateur du groupe nomme plusieurs de ses
contacts, avec la phrase « est gaucher et doit mourir pendu » (ou une variante,
comme « doit mourir brûlé / lapidé / dans d'atroces souffrances »...), tandis que des
membres du groupe ont posté certains commentaires à l'humour pour le moins
douteux : « mort aux gauchers », « les gauchers se la pètent trop », « et en plus ils se
branlent avec la main droite les connards », ou encore « tuons tous les gauchers »95.
Un tel groupe, auquel les gauchers peuvent avoir facilement accès, peut être
considéré par certains comme une attaque, ce qui ne peut que renforcer leur solidarité
et leur sentiment d'appartenance à une communauté.
Ainsi, la plupart des gauchers ont un certain sentiment d'appartenance à une
communauté, ce qui se manifeste de différentes façons, de la manifestation d'une
empathie envers les autres gauchers à l'appartenance à des regroupements divers.
Cependant, il faut relativiser la solidarité que pourraient manifester entre eux les
membres de cette communauté.
b. Une solidarité à relativiser
Si beaucoup de gauchers remarquent généralement lorsque quelqu'un partage leur
particularité, ils ne considèrent pas pour autant qu'il existe entre eux une solidarité
92 636 membres le 14 mai 2011.93 Au 14 mai 2011, le côté droitier rassemble 2010 personnes ; le côté gaucher 396.94 46 membres le 14 mai 2011.95 Les fautes d'orthographe des commentaires originaux n'ont pas été conservées.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
effective. Plusieurs éléments le prouvent. Tout d'abord, toute communauté se définit
par des symboles ; et de la même manière qu'une communauté nationale se réfère à
des mythes fondateurs comme un hymne ou une fête nationale, la communauté des
gauchers a ses éléments fondateurs. Il est possible, entre autres, de citer la journée
internationale des gauchers, le 13 août, créée en 1976 par l'Américain Dean R.
Campbell96 et importée en France en 2004, sous le nom de fête nationale des
gauchers. Or, nombre de gauchers ne connaissent pas eux-mêmes la journée qui leur
est dédiée. Ainsi, parmi les douze gauchers interrogés, seuls deux en avaient
connaissance. Pour certains, l'apprendre est même une vraie surprise. De plus,
plusieurs perçoivent les limites d'un tel événement. Certains, comme Céline, mettent
en évidence les limites des journées internationales en tant que telles : « Tous les
jours c'est la journée mondiale de quelque chose. Donc ça me paraît un peu bête, en
fait. Au même titre que la journée de la femme, ce qui voudrait dire que toutes les
autres journées sont les journées des hommes ». C'est également le cas de Maëlane :
« je ne pense pas que ça soit vraiment nécessaire, parce que regarde, il y a des
journées mondiales pour tout, et personne n'est jamais au courant. » Pour d'autres,
comme Jean-François, c'est la journée des gauchers qui pose problème :
« Je ne suis pas certain que les gauchers ne gagnent pas beaucoup plus de choses à être gauchers naturellement, sans avoir une journée pour eux, comme si c'était une anormalité, quelque part. On ne va pas faire avancer ça comme étant quelque chose d'anormal. » (Jean-François)
Il ajoute même en riant : « je trouve même qu'il faudrait faire une journée de pitié
pour les droitiers ». De même, bien qu'il reconnaisse que cette journée peut être
positive, Pierre-Michel Bertrand remarque que « ça permet simplement de
sensibiliser, mais sans plus que ça. Je ne suis pas trop du genre à descendre dans la
rue avec des pancartes... Je n'ai pas envie de faire la gay pride des gauchers, quoi, ça
me dérange ». Une image récurrente, puisque Cécile aussi compare cette fête
nationale à un genre de « gay pride des gauchers ». Pour prendre un autre exemple,
l'existence d'un Panthéon de personnalités liées à la communauté peut être considérée
comme un élément fondateur ; et la liste des gauchers célèbres, de Léonard de Vinci
à Barack Obama, en passant par Charlie Chaplin et le prince William d'Angleterre,
est fournie. Or, peu de gauchers sont capables de citer des homologues célèbres.
96 « Faites la fête le 13 août », in www.lesgauchers.com (consulté le 3 mai 2011).
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Plusieurs, comme Annie, Ambre, Yann ou Pierrick, sont même incapables d'en citer
un seul. De plus, comme l'explique Cécile, « les stars ou les personnes très
médiatisées, moi ce qui m'importe ce n'est pas si elles sont gauchères ou pas, ce qui
m'importe c'est ce qu'elles disent ».
Si la solidarité d'un groupe devait se mesurer au partage de « mythes
fondateurs », la cohésion de la communauté des gauchers serait donc toute relative.
Mais ce n'est pas le seul élément à prendre en compte : les interactions sociales en
elles-mêmes sont primordiales. Or, si les gauchers, comme il a été vu précédemment,
reconnaissent avoir a priori de l'empathie, voire des atomes crochus avec leurs pairs,
la solidarité va rarement plus loin. Il arrive aux gauchers de mettre en exergue un
« nous » commun par rapport aux « autres », les droitiers, de se constituer en groupe
symbolique, mais sans pour autant qu'il y ait une réalité d'unité, d'entraide et de
coopération. Comme l'explique E. Goffman, « il est fréquent que l'ensemble des
membres ne constitue pas un groupe unique, au sens strict : ils sont incapables d'une
action collective et ne montrent aucune structure stable et globale d'interactions
mutuelles. »97 Ainsi, bien souvent, un a priori favorable ne donne pas lieu à une
réelle solidarité, comme le dit Cécile : « si les solidarités se créaient sur la base des...
Non, je ne pense pas réellement qu'il y en ait. C'est simplement, on va dire, une
empathie pour les gens que tu rencontres. Mais de là à créer une vraie solidarité... »
L'absence de solidarité semble essentiellement due au fait qu'être gaucher reste un
stigmate mineur, qui ne nécessite pas de mener une action collective, comme le dit
Clément : « étant donné qu'il n'y a pas une suprématie des droitiers, dans le sens où
on rabaisse les gauchers, la solidarité n'est pas très forte entre les gauchers. » Céline
va dans le même sens, en montrant qu'« il n'y a pas vraiment besoin de s'épauler
comme si on était handicapés, enfin c'est pas du même ordre qu'un handicap. » Et si
Annie remarque qu'il n'y a pas de « franc-maçonnerie des gauchers », c'est également
parce que la gaucherie « n'est pas marquée par quoi que ce soit, ce n'est pas un
caractère très mis en valeur ».
La latéralisation reste un critère parmi d'autres dans les interactions sociales. Il
est même très peu, sinon pas déterminant, dans le choix des relations et des amitiés.
97 GOFFMAN E., op. cit., p. 36.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
Pour illustrer ce propos, reprenons l'exemple d'un infirme, choisi par E. Goffman :
« je finis par voir que les infirmes peuvent être avenants, charmants, laids, aimables,
stupides, intelligents tout comme les autres, et je m'aperçus qu'il m'était possible de
détester ou d'aimer un infirme en dépit de son handicap »98. Un parallèle peut être
dressé entre cet exemple et les gauchers : Yann remarque ainsi qu' « il y a des
gauchers de la classe avec qui on parle moins qu'avec d'autres », tandis que Pierre-
Michel Bertrand a constaté que s'il a a priori des atomes crochus avec des gauchers,
il en connaît aussi « quelques imbéciles ». Une opinion partagée par Annie : « ce
n'est pas un trait dominant, parce qu'il y a des gauchers que je hais franchement, ce
n'est pas le fait qu'ils soient gauchers qui me les rend plus sympathiques, je regrette
d'ailleurs qu'ils soient gauchers. » Nombre d'allusions à une solidarité liée à la
sinistralité semblent alors faites sur le ton de l'humour. « La solidarité, c'est vraiment
pour rigoler, comme le dit Clément. Il n'y a pas une bataille, un combat à faire pour
l'égalité. » Pour Annie comme pour Cécile, la journée des gauchers ressemble plus à
une blague qu'à une plate-forme de revendications : « c'est rigolo, pourquoi pas, dit
Annie. Après, pour faire quoi ? Manger de la main gauche, tout le monde ? Si,
pourquoi pas, c'est rigolo, c'est marrant, pourquoi pas. » De même, Cécile trouve
cette journée « drôle, je trouve ça vraiment amusant. Bon, ça tient peut-être à cœur à
ces personnes, mais moi je trouve ça plus amusant qu'autre chose, quoi. » C'est
également sur le ton de la plaisanterie qu'elle propose la création d'un club au sein de
l'IEP de Rennes : « ça serait drôle d'ailleurs, on pourrait réfléchir à ça : le club des
gauchers du cloître, ça pourrait être drôle ».
Ainsi, pour une partie non négligeable de gauchers, cette caractéristique n'est pas
fondatrice de leur personnalité ; et même ceux qui revendiquent leur sinistralité n'en
font généralement pas un combat permanent. L'explication principale de ce
phénomène peut être liée au fait que la gaucherie est un stigmate faible, en France, à
l'heure actuelle. Toute solidarité entre gauchers, si elle existe, doit donc être
relativisée. Pourtant, certaines personnes revendiquent leur sinistralité : elles en font
un critère fondateur de leur personnalité, et réclament le droit à la différence.
98 CARLING F., And yet we are human, Londres, Chatto & Windus, 1962, in GOFFMAN E., op. cit, p. 54.
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B. La gaucherie revendiquéePour certains, la gaucherie est un marqueur identitaire fort : ils sont fiers de cette
caractéristique, et considèrent qu'elle est un élément fondateur de leur personnalité
(1). Être gaucher devient donc un combat, un enjeu de revendications diverses (2).
1. Un marqueur identitaire fortAprès avoir étudié les gauchers qui considèrent que leur latéralisation n'est pas un
élément important de leur personnalité, nous pouvons tenter d'établir deux catégories
assez distinctes : d'une part, ceux pour qui le fait d'être gaucher est un critère comme
un autre, et qui ne voient pas la nécessité de le revendiquer ; d'autre part, ceux qui en
font un élément important, fondateur. Cela dit, cette catégorisation n'est pas
hermétique, et s'il est vrai que tous les gauchers ne font pas de lien de causalité entre
leur latéralisation et ce qu'ils sont aujourd'hui, très peu sont ceux qui ne font aucun
cas de leur sinistralité : la grande majorité reconnaît que c'est un critère important.
a. La fierté gauchère
« La normalité n'est pas un signe distinctif »99 : il est peu probable que les
droitiers, appartenant à ce qui peut être appelé la « normalité », revendiquent fort leur
dextralité. Mais, à l'opposé, l'anormalité est un signe distinctif. Et nombre de
gauchers l'ont compris, en faisant de leur sinistralité un critère identitaire important.
Comme l'explique Clément, « je pense que le fait d'être droitier, ça fait que c'est
vraiment une caractéristique comme avoir les cheveux blonds, les yeux bleus, alors
qu'être gaucher ce n'est pas ça ». Jean-Paul Dubois, prend, lui, l'exemple de
l'annuaire pour parvenir à la même conclusion :
« Prenez un annuaire. Cherchez des "Gaucher" parmi les noms, vous en trouverez plusieurs colonnes, renouvelez maintenant l'expression avec "Droitier", vous n'en trouverez aucun. Qu'en concluez-vous ? […] Qu'être droitier n'a jamais été un signe distinctif. »100
Comme être gaucher est un signe distinctif, il faut donc l'afficher : « puisque son
99 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 119.100 DUBOIS J.P., op. cit., p. 159.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
mal n'est rien en soi, l'individu stigmatisé ne devrait pas en avoir honte, ni de ceux
qui en sont ainsi affligés ; non plus qu'il ne devrait se compromettre à tâcher de le
dissimuler »101. La plupart des gauchers l'affichent donc : « je suis content d'être
gaucher », dit Yann. Julien, lui, explique que c'est parce que la gaucherie est acceptée
qu'il peut affirmer « je suis gaucher, et j'en suis fier ». Il en va de même pour Céline :
« je revendique d'être gauchère. Tu pourras l'écrire : Céline L., gauchère ! » Le cas de
Pierrick est également digne d'intérêt : gaucher contrarié, il écrit avec la main droite
et utilise la main gauche pour la majorité des actes de la vie quotidienne. Or, pour le
Petit Robert, est gaucher celui « qui se sert de la main gauche pour effectuer certaines
activités, en particulier l'écriture. » Il pourrait donc, selon cette définition, se
considérer comme un droitier. Mais il revendique le fait d'être gaucher : « je suis
gaucher. Ah oui, quand je prends un ustensile, n'importe quoi, toujours de la main
gauche ».
Pour certains, être fier d'être gaucher est même une évidence et selon eux, il
semble inconcevable qu'on n'en puisse tirer aucune fierté. C'est le cas de Pierre-
Michel Bertrand : « clairement, comme la plupart des gauchers que je connais, sinon
tous, ça fait partie intégrante de notre personnalité. » De même, à la question « le fait
d'être gaucher est-il une fierté ? », Pierrick répond par l'affirmative, et ajoute « ben
pour toi aussi, sans doute ! » Être gaucher est donc souvent perçu comme un élément
plus important que d'autres critères physiques, comme la couleur des cheveux ou des
yeux, par exemple. Comme le dit Maëlane, c'est un critère identitaire à part entière :
« moi je trouve ça, important, ça fait partie de mon identité », à tel point que Clément
aimerait, « sur Facebook, sur le profil, mettre "gaucher" ou "droitier", ou même, pas
sur la carte d'identité, mais des trucs comme ça, pour préciser, le montrer. » Certains,
comme Annie, tiennent tant à leur particularité qu'ils n'aiment pas se servir de leur
main droite : « ma "gauchitude", j'y tiens ! C'est pour ça qu'à la limite, j'ai choisi à 17
ou 18 ans de privilégier ma main gauche pour écrire. Je me définis entièrement
comme gauchère. Même à la limite, des fois, faire des choses à droite, ça m'énerve,
quoi ! » D'autre part, l'identité se définissant par rapport à un autre, les gauchers
s'identifient, entre autres, par rapport au regard des droitiers. Il arrive alors que,
comme, le dit Céline, « dans la séduction avec les autres gens, ça joue, le fait d'être
101 GOFFMAN E., op. cit., p. 137.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
gauchère ». Nombre de préjugés s'étant inversés, certains droitiers affichent leur
admiration pour les gauchers, ce dont ces derniers tirent une certaine fierté : « par
exemple, dit Céline, j'ai eu une copine qui m'a dit "moi j'adore les gauchers, je me
suis toujours mieux entendue avec les gauchers", et je trouve ça très drôle, qu'on
fasse aussi une distinction dans le bon sens. » Certains vont même plus loin, comme
le montre Clément : « il y a une personne, une fois, qui m'a dit "j'aurais bien aimé
être gaucher", pour les mêmes raisons pour lesquelles on est fier d'être gaucher ».
Qu'ils considèrent leur sinistralité comme un élément important ou secondaire de
leur personnalité, les gauchers, dans leur grande majorité, ont intégré cette
caractéristique à leur identité. Ainsi, malgré les désagréments, les contrariétés, s'ils
avaient pu choisir leur latéralisation, beaucoup n'auraient pas changé. Alain G. estime
que c'est à l'âge adulte que de tels comportements se font jour : « j'entends beaucoup
d'adultes me dire "je suis fier d'être gaucher" : on s'en aperçoit seulement à l'âge
adulte, après avoir vécu de nombreuses pressions ». Si son explication semble
plausible, le cas de Yann, qui, à quinze ans, est encore en phase d'apprentissage, mais
affirme pourtant être content d'être gaucher, est un contre-exemple. Mais il est vrai
que la plupart des adultes – et jeunes adultes – ont maintenant intégré leur
latéralisation comme un élément de fierté. La plupart, comme Cécile, Maëlane ou
Béatrice, l'expliquent par l'absence de grande contrariété que la gaucherie implique
aujourd'hui. Comme le dit Cécile, « franchement, je suis très bien comme je suis.
C'est absolument pas un élément de honte, ou de handicap, ou de sentiment
d'infériorité. » C'est même « un petit plus » :
« Je me suis dit "enfin un élément auquel je peux me raccrocher". C'est vrai parce qu'en fait, on n'a pas vraiment, à part les opinions politiques, ou, je sais pas, la mode, on n'a pas vraiment de choses qui sont vraiment très familières et auxquelles on peut se raccrocher. » (Cécile)
D'autres, au contraire, ont toujours mis en valeur cette caractéristique justement
parce qu'elle était connotée négativement. Il s'agissait donc, d'une part, de faire face
aux préjugés, mais c'était aussi, d'autre part, une forme de provocation, comme
l'exemple d'Annie le montre :
« Je n'ai jamais eu envie de basculer à droite. Au contraire, j'ai toujours mis un point d'honneur à... Surtout que j'étais à cette frange où on le faisait encore remarquer... Et donc je tenais beaucoup à cette
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
particularité, parce que, d'abord, c'est marrant, et puis j'aime bien le côté démoniaque aussi. » (Annie)
Tous ces témoignages de gauchers sont à mettre en perspective avec celui d'Alain
G., qui, en tant que droitier, s'est forgé une opinion sur ces « gens à l'envers » à leur
contact. Pour lui, « s'ils avaient eu le choix, plusieurs auraient choisi d'être droitiers.
Pour preuve, en France, il y a 12,6% de gauchers au primaire, mais ce taux décroît
après. Certains s'autocontrarient, et n'affichent plus leur différence. » Les réactions
des gauchers interrogés vont dans un sens totalement opposé à cette déclaration : mis
à part Julien, qui aurait, dans son enfance, préféré être droitier, notamment pour
pouvoir écrire au stylo plume, tous affirment qu'ils auraient de toute façon décidé
d'être gauchers s'ils avaient eu le choix. Comment expliquer un tel décalage dans le
vécu de sa latéralisation ? Une explication semble satisfaisante : même si Alain G.
reçoit de nombreux gauchers dans le cadre de son activité, au point qu'il se dit
« nourri » par eux, et qu'il en devient « gaucher par procuration », il ne peut connaître
réellement la situation que vivent les gauchers, tout simplement pour ne pas l'avoir
vécue lui-même. Il l'explique en faisant un parallèle avec la maternité :
« Une femme qui porte un enfant, qui va accoucher, on dit qu’on comprend, qu’on peut comprendre sa douleur. Mais on n’y comprend rien du tout. Est-ce que vous avez senti, vous, d’avoir un corps qui se développe ? Est-ce qu’honnêtement, vous pouvez me répondre "oui, je sais ce que c’est ?" Non, je suis un homme, j’essaie de comprendre, je voudrais bien comprendre, mais je ne peux pas comprendre. C’est pareil, celui qui n’est pas gaucher, qui n’a pas vécu toute son enfance en étant gaucher, il peut essayer de comprendre. » (Alain G.)
Il peut essayer de comprendre, mais il n'a qu'une compréhension partielle de sa
condition. Alain G. pourrait donc se tromper en pensant que beaucoup de gauchers
auraient préféré être droitiers.
Il est enfin un autre élément de fierté pour les gauchers : la liste des gauchers
célèbres, le « Panthéon des gauchers ». Comme le dit Pierre-Michel Bertrand, les
gauchers sont « toujours prompts à se réclamer de patronages illustres »102. Ainsi,
Clément, lors de l'entretien, est capable d'en citer quatorze d'une traite. S'identifier à
des gauchers célèbres permet de se rassurer : comme l'indique fort à propos le titre
d'un chapitre d’Éloge du gaucher dans un monde manchot, « il n'y a pas que des
102 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 212.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
malades dans la famille »103. Un titre qu'explique Pierre-Michel Bertrand :
« il se moque un peu du réflexe qu'ont les gauchers de dire "oui, mais attends, Léonard de Vinci, Einstein, enfin oui, il n'y a pas que des malades dans la famille". C'est assez cocasse, mais je pense que c'est plus ce qu'il veut tourner en dérision, c'est cet automatisme qu'ont les gauchers de toujours se réclamer de patronages illustres comme ça. » (Pierre-Michel Bertrand)
Et en effet, la plupart des gauchers, comme Céline, se rassurent en évoquant des
personnalités qui partagent cette caractéristique, de Robert Redford : « je suis née le
même jour que Robert Redford, et il est gaucher : on a trop de points en commun ! »
à Barack Obama : « Obama, le président des États-Unis, est gaucher, je trouvais ça
extraordinaire ! ». Céline explique pourquoi la référence à cette image lui paraît si
importante : « Je trouvais ça chouette qu'Obama soit gaucher, parce que c'est le
président des États-Unis, un peu le président du monde, et du coup ça renvoyait une
belle image au monde entier, même dans les pays plus extrémistes, ou à l'idéologie
plus reculée. » Lui-même aurait déclaré, en signant les premiers documents de son
investiture, « je suis gaucher. Il va falloir vous y faire! »104 Sa sinistralité est souvent
une source de fierté pour les gauchers. En apprenant que le président des États-Unis
fait partie de ce Panthéon, les réactions sont souvent positives, de « c'est bien ! »
(Yann) à « Obama est gaucher ? Ben on a de beaux jours devant nous ! » (Cécile).
Pour Julien, c'est un argument de défense : « quand on se fait chambrer avec les
droitiers et les gauchers, quand on nous dit "ils sont plus intelligents les droitiers", on
répond "ben, Obama !" »
A l'inverse, certains gauchers célèbres peuvent être perçus comme une honte pour
la « communauté gauchère ». C'est ce que montre Pierrick à propos de Raymond
Domenech : « Domenech est gaucher. Mais c'est pas une référence. Lui, c'est
vraiment un gaucher contrarié, sans doute, parce qu'il a vraiment l'esprit obtus ! » La
référence à des personnalités célèbres peut donc avoir des effets paradoxaux : « ils en
viennent aisément à vivre dans un monde peuplé de héros célèbres et de fameux
gredins »105. S'il est un « héros célèbre », symbole des gauchers, c'est bien Léonard
de Vinci : « M. de Vinci est une constante référence, le Nord magnétique qui indique
103 DUBOIS J.-P., op. cit., p. 143.104 LARROCHE C., op. cit., p. 44.105 GOFFMAN E., op. cit., p. 41.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
au gaucher la voie à suivre. Léonard est d'ailleurs le gaucher »106. Alors qu'Annie
insiste sur le fait que Léonard de Vinci écrivait en miroir, pour d'autres, comme Jean-
François, « il est au-delà, il est artiste au-delà de son côté artistique. Il a quelque
chose d'universel. Et je pense que chez les gauchers, il y a quelque chose d'universel,
peut-être, moi c'est mon intuition, ce que je disais d'Einstein un petit peu ». De la
même manière, cinq des douze gauchers interrogés citent Einstein parmi les gauchers
célèbres. Or, rien ne permet d'affirmer qu'il était gaucher (et rien, d'ailleurs, ne
permet de le réfuter), si ce n'est qu'il souffrait de troubles langagiers lors de son
enfance – particularité qui n'est pas réservée aux seuls gauchers. Mais Einstein
bénéficie sans doute de ce que Pierre-Michel Bertrand nomme « le syndrome de
Vinci »107 : il peut arriver que les gauchers établissent une équivalence entre génie et
gaucher. Équivalence que des droitiers censeurs avaient eux-même établie bien
avant : en 1916, une chercheuse française écrivait que « la gaucherie coexiste
fréquemment avec l'épilepsie, elle est fréquente chez les aliénés, chez les criminels,
et enfin... on la rencontre aussi chez les génies. »108 Pourtant, aucun chiffre ne vient
étayer sa démonstration : cette scientifique établit un parallèle arbitraire entre la
gaucherie et divers écarts à la norme. « Les gauchers s'écartent plus ou moins de la
généralité des hommes pour entrer dans cette classe à laquelle Morel et Magnan ont
donné le nom de dégénérés ». Or, le génie est un écart à la norme, au même titre que
la folie ou la criminalité.
Ainsi, la référence à un Panthéon des gauchers peut être considérée comme un
élément de fierté : la plupart des gauchers vivent bien avec cette caractéristique, et en
tirent un certain orgueil. Être gaucher est même perçu par certains comme un élément
fondateur de leur identité, à l'origine de caractéristiques de leur personne, du
caractère aux aptitudes et compétences.
b. Un élément fondateur de la personnalité
De nombreux chercheurs ont étudié l'origine de la latéralisation, ce qui a donné
106 DUBOIS J.-P., op. cit., p. 147.107 BERTRAND P.-M., op. cit. p. 218.108 Ioteyko J., « Théorie psycho-physiologique de la droiterie », Revue philosophique de la France
et de l'étranger, 1916, in BERTRAND P.-M., op. cit., p. 219.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
lieu à autant de théories liant le fait d'être gaucher ou droitier à la psychanalyse, la
biologie ou encore la génétique109. Dès l'Antiquité, des savants ont proposé des
explications différentes : alors que pour Platon, la latéralisation serait liée à
l'éducation, Aristote en situe l'origine dans l'influence de l'environnement. Depuis,
aucune théorie n'a emporté l'adhésion générale. Les gauchers eux-mêmes se
contentent de théories pseudo-scientifiques pour expliquer l'origine de leur
sinistralité. Et de la même manière, le fait d'être gaucher impliquerait des différences
dans le comportement, dans la manière d'appréhender les choses, par rapport aux
droitiers. Comme l'explique Alain G., les gauchers ont une « grammaire mentale » qui
leur est propre. Et Pierre-Michel Bertrand d'ajouter que « ce n'est pas uniquement une
question de main, on est gaucher de la pensée, quoi ». Céline, elle, ne voit pas l'origine
de ces différences dans l'intellect, mais plutôt dans les relations sociales : « c'est plus de
l'ordre de la socialisation. C'est pas que tu nais avec, donc tu as un caractère de gaucher.
C'est par rapport à ce que les autres vont te dire, et te stigmatiser, enfin te classer dans la
catégorie des gauchers de toute façon, que tu le veuilles ou non. » Et chaque article dédié
aux gauchers relaie ces préjugés : « les gauchers auraient mauvais caractère et se
montreraient plus volontiers rebelles que les droitiers ; ils seraient par ailleurs paresseux
mais plus intelligents que la moyenne ! »110 Si le but ici n'est pas de vérifier de telles
affirmations, il est possible de remarquer que les gauchers pensent généralement, eux
aussi, que beaucoup de caractéristiques de leur personnalité sont liées au fait qu'ils sont
gauchers. En cela, la sinistralité est donc perçue par de nombreux gauchers comme un
élément fondateur, au premier sens du terme, de leur identité ; un élément fondateur pour
le meilleur et pour le pire. En effet, certains situent dans leur latéralisation l'origine
d'aptitudes, de dispositions ou de talents, à tel point qu'Alain G. affirme que « le gaucher,
dans l'humanité, il a apporté sa part ». C'est ce postulat qui est à l'origine du roman L'île
des gauchers, d'Alexandre Jardin : le capitaine Auguste Renard souhaitant « établir un
ordre social où l'attention aux choses de l'amour et la recherche de la tendresse se
substitueraient à l'agressivité, à l'initiative personnelle, à l'émulation économique, à
l'instinct de possession »111, il décide pour cela de créer une société uniquement peuplée
de gauchers. En effet, selon lui, « seule une colonie de gauchers serait à même de jeter
les bases d'une civilisation qui placerait l'amour au centre de l'existence ». S'il s'agit
109 Théories compilées dans POMMIER G., art. cit., pp. 1-3.110 LARROCHE C., op. cit., p. 30.111 JARDIN A., op. cit., p. 38.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
d'une utopie, un tel avis est partagé par Cécile : pour elle, une société qui
comporterait 50% de gauchers serait « peut-être plus égalitaire, moins dans
l’empressement, dans… Je pense que la société en général serait peut-être un peu
plus équilibrée qu’elle ne l’est » ; ce qui reste un avis subjectif.
Ainsi, il est fréquent que des gauchers situent la cause de certaines qualités ou
compétences dans leur gaucherie. Pour certains, les gauchers auraient développé une
intuition, une sensibilité que n'auraient pas les droitiers. C'est ce que croit Jean-
François :
« On a le sens artistique qui est plus développé, je pense. Il y a des choses qui sont beaucoup plus directes, je m'en aperçois, la spatialisation des choses, et une sensibilité aussi. Du côté des émotions, aussi, on est beaucoup plus proches de ses émotions, je pense. » (Jean-François)
Ce qui aurait des conséquences sur certaines capacités artistiques : Céline a « lu
un truc sur les gauchers, on est meilleurs au niveau instrument, par exemple,
apparemment, on joue mieux de n'importe quel instrument. » Un tel préjugé doit être
relativisé : Pierre-Michel Bertrand révèle que dans le monde de la musique, le fait
d'être gaucher a souvent été perçu comme une infirmité. Ainsi, Camille Saint-Saëns
prétendait « repérer les compositeurs gauchers à leur façon particulière d'alléger le
travail de la main droite au piano »112. De la même manière, Céline a remarqué que
« le côté gaucher renvoie plus à quelque chose de scientifique, artistique, créatif,
intellectuel, plus sciences dures, sciences molles, peu importe. C'est peut-être un
critère plus scientifique, et au contraire d'être droitier, c'est quelque chose de viril ».
Les gauchers moins virils ? Ce n'est pas un préjugé nouveau, comme en témoigne le
discours d'un médecin allemand, ami de Freud, Wilhem Fliess :
« Là où il y a gaucherie, le caractère sexuel opposé semble prévaloir. Non seulement cette affirmation semble toujours juste, mais son inverse l'est également : lorsqu'une femme est virile ou qu'un homme ressemble à une femme, nous trouvons une prévalence du côté gauche »113.
Certains gauchers ne s'arrêtent pas à de telles idées reçues ; mais c'est pour mieux
en défendre d'autres. Ainsi en est-il du caractère : pour Céline, les gauchers seraient
plus extravertis. « Je n'ai jamais vu des élèves très très stricts, enfin, comment dire,
112 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 227.113 FLIESS W., Der Ablauf des leben, 1906, in BERTRAND P.-M., op. cit.
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Sociologie des gauchers Simon LETONTURIER
des gens très très sérieux, un peu renfermés, être gauchers. »
L'intelligence est également un préjugé vivace sur les gauchers (qu'aucune preuve
scientifique n'a à ce jour permis d'étayer). Comme le dit Julien, « je sais pas si c'est
vrai, mais à ce qu'il paraît, les gauchers sont plus intelligents, des trucs comme ça.
On dit que c'est prouvé, mais je ne sais pas. » Il s'agit bien souvent d'une opinion
préconçue, sans vérification scientifique : « les gauchers sont plus intelligents, ils
font marcher leur côté je sais pas quoi, là, du cerveau, qui marche moins bien chez
les droitiers. » Or, Caroline Larroche réfute cette idée reçue : « l'intelligence ne
dépend aucunement de la latéralité, quelle qu'elle soit. En revanche, il est vrai que les
gauchers, avec leur hémisphère droit dominant, possèdent une excellente perception
de l'espace et des formes »114. Alain G. va dans le même sens : « « on dit souvent que
les gauchers sont plus intelligents. Or, en moyenne, ce n'est pas le cas. » Mais c'est
pour en établir une autre : « Seulement, il y a des gauchers beaucoup plus intelligents
et des débiles profonds, alors que les droitiers sont plus dans la moyenne. » Plusieurs
gauchers vont dans le même sens. C'est le cas de Céline, qui a une admiration envers
certains gauchers :
« J'ai rencontré plusieurs gauchers qui étaient des personnes brillantes, ou intellectuellement très fortes, et j'ai été impressionnée. C'est vrai que des amis que j'ai eus, à l'école, enfin pas forcément des amis, mais des gens qui étaient gauchers, très intelligents. Et je me disais "c'est l'image, le cliché d'un savant, quelqu'un d'intellectuellement avancé". » (Céline)
Il est difficile de dire si de telles affirmations sont de l'ordre de la supposition ou
de la vérité scientifique. Mais sans aller jusqu'à confirmer ou réfuter de tels propos, il
est possible de suivre Pierre-Michel Bertrand, pour qui les gauchers ne sont pas
forcément plus intelligents que les droitiers ; mais leur intelligence et leur façon de
penser sont différentes.
« Quand on vous dit "le chemin le plus court entre le point A et le point B, c'est la ligne droite", vous pensez qu'il y a quelque chose qui cloche, non ? C'est peut-être le plus court, mais le plus court, c'est peut-être aussi le plus long quoi, parce que c'est celui qui est le plus aride, le plus stérile surtout, donc on aime bien contourner. » (P.-M. Bertrand)
Si le caractère ou l'intelligence différents, et propres aux gauchers, font partie de
114 LARROCHE C., op. cit., pp. 31-32.
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ces idées reçues difficilement vérifiables, il est un domaine où une certaine
supériorité des gauchers peut s'exercer, et où elle est facilement vérifiable : le sport.
« C'est l'endroit où les gauchers sont le plus développés, le sport, et peut-être les meilleurs, dit Clément. On voit que le meilleur footballeur du monde est gaucher : Messi est gaucher, donc voilà. On voit que, dans le sport en général, les gauchers sont arrivés à être plus épanouis et développés. » (Clément)
Deux éléments peuvent l'expliquer : tout d'abord, la rareté des gauchers les rend
déroutants, dans un contexte de confrontation directe. De plus, ils auraient un temps
de réaction plus court et seraient dotés d'une intelligence spatiale plus développée, ce
qui leur permet, comme l'explique Alain G., de « gagner quelques millièmes de
secondes, ce qui fait la différence entre le haut et le très haut niveau. » Un
phénomène très important dans certains sports : « si vous voulez que votre fils
gaucher aille haut, mettez-le en escrime ou en tennis de table, où il y a une
domination écrasante des gauchers ». Et en effet, trente-sept des quarante derniers
champions de France de tennis de table sont gauchers115. Mais le tennis n'est pas en
reste, Clément et Cécile l'ont remarqué. Comme l'explique Cécile, ça a pu aussi gêner
parfois mes adversaires, parce qu'ils étaient là : "attends, t'es mal placée, là, t'es en
train de me faire un revers de gauchère !" C'est vrai que, stratégiquement parlant,
c'est très intéressant, parce que du coup, le droitier ne sait pas comment se placer.
Donc effectivement, ça me donne un avantage. »
« On est les gauchers, on est les meilleurs » : quoi de mieux que cette phrase –
volontairement provocante – de Clément pour conclure sur les qualités liées à la
gaucherie. Cependant, et les gauchers eux-mêmes en sont bien conscients, être
gaucher implique également quelques défauts. Ainsi, si beaucoup de gauchers
reconnaissent être des « gens à part », ce n'est pas que pour le meilleur, comme
l'indique Clément :
« Des gens spéciaux, dans le sens positif : c'est des gens qui ont des qualités, qui ont un truc en plus, je me dis, ça m'étonnerait pas qu'ils soient gauchers, parce qu'ils ont un truc en plus. Mais autrement, d'autres gens un peu bizarres, qui sont différents des autres... » (Clément)
Et plusieurs gauchers, à l'instar de Clément, remarquent qu'ils sont parfois perçus 115 « Tennis de table : trente-sept titres pour les gauchers ! », in www.lesgauchers.com (consulté
le 3 mai 2011).
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comme des gens différents : « le gaucher gaucher, le bon gaucher, est toujours du
côté des, on parle toujours, vous savez, du vilain petit canard ou du mouton noir,
même affectueusement, mais c'est toujours celui qui pense un peu de travers, quoi. »
Différents, pour le meilleur comme pour le pire. C'est véritablement ce que pense
l'une des personnes interrogées, lorsqu'elle demande : « Est-ce que Hitler était
gaucher ? Parce que ce serait possible, parce que c'est vraiment des gens qui sont
différents des autres. » Sans pousser le raisonnement à l'extrême, plusieurs gauchers
considèrent que certains défauts de leur caractère sont liés à leur latéralisation. Le
gaucher aurait donc un esprit de contradiction (lié à son fonctionnement « à
l'envers » par rapport à la norme : il a l'habitude de faire le contraire de ce que font
les droitiers), comme le pensent Pierre-Michel Bertrand et Jean-François. Il aurait
« l'esprit obtus », d'après Pierrick. De la même manière, lorsque Jean-François
apprend que Barack Obama est gaucher, une conclusion lui vient à l'esprit :
« Obama ? Ah oui, oui. C'est son côté hésitant, ça, très inhibé. » Si beaucoup de ces
affirmations tiennent largement de l'opinion préconçue, le lien entre le caractère et la
préférence manuelle a été l'objet de recherches. Ainsi, les gauchers auraient un
mauvais caractère : « les gauchers seraient beaucoup plus agressifs, et auraient même
des comportements destructeurs. Les droitiers, à l’inverse, seraient beaucoup plus
calmes et tolérants. »116 Jean-François est de cet avis : « chez les gauchers, il y a une
force de caractère qui doit se développer pour assumer sa gauchitude,
automatiquement. » Une force de caractère qui pourrait être liée à la nécessité de
s'adapter, comme l'explique Alain G. en donnant l'exemple de son fils :
« L’adaptation forge un caractère : mon fils, qui est gaucher du pied, en est devenu
râleur, il piquait des colères quand on l’obligeait à jouer [au football] à gauche. Il a
finit par l’accepter. Mais ce n’est pas une bonne chose. » Deux types de caractères
pourraient donc émerger de la nécessité de s'adapter : l'un fondé sur l'amertume,
l'autre sur l'assurance et la volonté.
Pour finir, certains gauchers se servent de cet argument pour justifier des échecs.
Comme l'explique Erving Goffman, « l'individu affligé d'un stigmate s'en sert
souvent en vue de "petits profits", pour justifier des insuccès rencontrés pour d'autres
116 SOUSA A., art. cit., p.1.
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raisons »117. C'est ainsi que, tout comme Julien établit un rapport de causalité entre le
fait qu'il est gaucher et le fait qu'il écrit mal, Cécile comme Maëlane établissent un
lien entre leur sinistralité et le fait qu'elles ne sont pas bonnes en mathématiques :
comme le dit Cécile, « est-ce que si je ne suis pas bonne en maths, c'est pour ça ?
Parce que je sais qu'en fait, on a une logique très différente de celle des droitiers ».
Une explication de Jean-François pourrait aller dans leur sens : « on est moins, peut-
être, cartésiens, et on est plus du côté de la sensibilité, de l'émotion, et de
l'intuition ». Or, d'une part, le fait de comprendre les mathématiques ne nécessite pas
seulement un esprit cartésien ; mais il faut également de l'intuition. Et d'autre part, les
universités de sciences fondamentales sont remplies de contre-exemples. Il y a de
nombreux gauchers très bons en maths, ce qui pourrait être lié notamment à une
« intelligence spatiale » plus développée, comme l'explique Alain G.. Et il cite, pour
se justifier, l'exemple d'Ernö Rubik, gaucher et inventeur du Rubik's Cube. La
sinistralité semble donc, dans ce cas, servir de justification à certains échecs.
Ainsi, pour la majorité des gauchers, la sinistralité n'est pas une caractéristique
comme les autres de leur personnalité. C'est l'objet d'une fierté, et un élément
fondateur de ce qu'ils sont, la cause de certaines de leurs qualités, mais aussi de leurs
défauts. En tant que marqueur identitaire fort, la sinistralité devient alors l'objet de
revendications.
2. Être gaucher, un combat« L'anormalité est aussi légitime que la règle ». Cette phrase de Flaubert
s'applique bien à la latéralisation : face à la règle droitière, la gaucherie est une
anormalité. Mais nombre de gauchers ne considèrent pas leur particularité comme
étant moins légitime pour autant. Puisque le fait d'être gaucher n'est pas illégitime, il
n'est pas nécessaire de le dissimuler. Il faut au contraire l'afficher, revendiquer son
droit à la différence. Ainsi, la plupart des gauchers élaborent diverses stratégies pour
revendiquer leur droit à la différence. Pour certains, c'est même devenu le combat
d'une vie.
117 GOFFMAN E., op. cit., p. 21.
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a. Revendiquer le droit à la différence
Comme la gaucherie est encore, de nos jours, marquée socialement, la plupart des
gauchers considèrent qu'il est nécessaire d'afficher ce qui est parfois, même sur le ton
de l'humour, considéré comme une anormalité. Pour preuve, alors que, comme il a
été vu précédemment, certains gauchers font peu de cas de la journée qui leur est
dédiée, plusieurs, au contraire, en reconnaissent la nécessité. D'aucuns considèrent
que c'est un moyen d'attirer l'attention sur certains problèmes. C'est l'avis de
Maëlane : « c'est positif dans le sens où ça attire l'attention là-dessus. Donc après, si
ça apporte des réflexions, pourquoi pas », comme celui de Pierre-Michel Bertrand :
« Je pense que c’est un moyen, un petit peu, juste une journée quoi, ça permet à quelques journalistes de faire des papiers, quelques chroniqueurs de faire des chroniques, quelques présentateurs de faire des émissions… C’est un vaste sujet si vous voulez, parce que, même si on ne contrarie plus les gauchers aujourd’hui, tout n’est pas encore rose, il y a encore pas mal de problèmes. C’est bien qu’on prenne un peu plus en compte cette particularité. » (Pierre-Michel Bertrand)
D'autres, comme Cécile, considèrent que « c'est une occasion supplémentaire de
faire le buzz, de créer des solidarités, de créer du lien », alors qu'Ambre compare une
telle journée à la « révolution des gauchers ». Ainsi, si certains considèrent qu'il est
nécessaire de leur accorder une journée internationale, c'est bien qu'ils ont des
revendications à exprimer. Mais ces revendications ne s'arrêtent pas à une journée
unique. Elles sont une étape du processus d'apprentissage de tout individu stigmatisé.
Tous les gauchers ont affaire, régulièrement, à des remarques, des réflexions,
souvent sur le ton de l'humour, d'ailleurs, de la part des droitiers. Ils ont appris à y
faire face. Comme l'explique Jean-François, « dans la mesure où on est
systématiquement marginal quand on est gaucher, ou on est traité comme tel, d'une
certaine façon, automatiquement, il faut qu'on prenne le contre-pied, pour au
contraire être militant, une démarche positive quoi. » Ainsi, face aux remarques,
« l'individu stigmatisé peut s'attaquer ouvertement à la désapprobation à demi
déguisée des normaux »118 : « on a envie d'être différenciés dans le bon sens aussi, et
de revendiquer le bon côté des gauchers. De dire "ben ouais, je suis gaucher, et tant
mieux quoi !" De basculer cette stigmatisation en fierté » (Céline). Certains ont
118 Ibid., p. 136.
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adopté une telle posture dès l'enfance : « j'ai compris assez jeune que, quand on est
gaucher, il faut être quelque part militant, c'est-à-dire revendiquer, et assumer, et dire
non » (Jean-François). C'est également le cas de Céline : « je faisais des blagues, tu
vois, "les super-héros sont gauchers", ou "ça va plus vite du côté gauche"... » Elle a
même, alors qu'elle avait 5 ou 6 ans, écrit une petite histoire décrivant le quotidien
d'un enfant gaucher stigmatisé (voir illustration 3). Une telle posture revendicative
est donc ancrée en elle depuis longtemps.
Illustration 3 : L'histoire de Nicolas le gaucher, par Céline119
Comme Céline, les gauchers réagissent, chacun à sa manière, aux réflexions de la
part des droitiers. Certains répondent aux préjugés par d'autres préjugés :
« Je dis "eh oui, et alors, j'en suis fière", ou "ben oui, moi je peux écrire de droite à gauche, et pas toi", ou "voilà, moi j'ai un sens artistique plus développé." Tu vois, des clichés, quoi. Eux, ils te font part des clichés qu'ils ont reçus, alors tu en rebalances d'autres » (Maëlane).
D'autres répondent sur le ton de la plaisanterie, tels Raoul Dufy, peintre français 119 Le texte dit : «1) Il y avait une fois un gaucher qui écrivait de la main gauche et qui coupait de
la main gauche. Et une fille qui avait un cœur lui offrit des ciseaux pour gaucher. Et la mère du gaucher avait aussi un bébé gaucher, alors elle fut furieuse du gaucher. 2) Alors Mini, la fille avec un cœur, dit : "Madame, calmez-vous donc !" Et le gaucher qui s'appelait Nicolas dit : "Maman, je prêterai mes ciseaux à bébé." La maman fut contente et Nicolas alla à l'école. »
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gaucher, qui, face aux remarques de passants étonnés de le voir tenir son pinceau de
la main gauche, affirmait « qu'il peignait de la main gauche par simple goût de la
difficulté... parce que de la main droite, c'eût été vraiment trop simple. »120 De la
même manière, les réactions peuvent aller de « les gauchers, c'est mieux, quelle idée
d'être droitier ! » (Julien) à « c'est banal d'être droitier » (Ambre). D'autres encore
prennent plaisir à mettre leur interlocuteur devant l'incohérence de sa réaction. De
telles réactions, envisagées par E. Goffman quant aux handicapés physiques, peut
s'appliquer également aux gauchers : « les handicapés physiques, contraints de subir
la sympathie et la curiosité d'inconnus, en viennent parfois à protéger leur intimité
par autre chose que par le tact. »121 Ainsi, face à la remarque très courante « ah, t'es
gaucher ! », les réactions vont de « et alors ? » (Béatrice) à « c'est un défaut de plus !
C'est un parmi mes nombreux défauts ! » (Annie), en passant par « si ça peut te faire
plaisir, rigole ! » (Cécile), ou même « ben non ! » (Céline). Certaines réactions
peuvent sembler disproportionnées vis-à-vis de l'attaque subie, qui ne vise
généralement pas à offenser. Une explication possible tiendrait à la fréquence à
laquelle les gauchers se sentent victimes de ces quolibets. Même si les droitiers ne
font que très rarement des remarques à un gaucher sur sa façon d'écrire ou de tenir
son stylo, par exemple, celles-ci peuvent revenir très souvent du point de vue du
gaucher lui-même, qui est statistiquement plus souvent confronté à des droitiers que
les droitiers eux-mêmes ne rencontrent des gauchers.
Si de telles réactions peuvent être le fait de tous les gauchers, certains sont plus
engagés, et adoptent un comportement militant dans leur vie quotidienne : « ce
mouvement-là, chez moi, il s'est amplifié très profondément, et c'est devenu une
attitude de vie ». (Jean-François) Ces personnes ont en général réfléchi à leur
engagement, et ils peuvent en expliquer les raisons. Ainsi, Céline défend sa
sinistralité pour éviter un éventuel retour d'une période de stigmatisation :
« Personnellement, je dirais que, par rapport au fait que ça a été quelque chose de stigmatisé, j’aurais tendance à vouloir le défendre, justement pour ne pas que ça retombe dans quelque chose comme ça, d’extrême. Enfin, je ne sais pas si l’image est bien choisie de comparer ça à la montée de régime totalitaire ou quelque chose comme ça, ou en tout cas toute forme de stigmatisation, qui est dangereuse. C’est dans ce sens là
120 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 186.121 GOFFMAN E., op. cit., p. 159.
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que je trouve ça bien, pas de le revendiquer, mais de le défendre, si on te dit « ah, t’es gaucher ! ». Pour pas que ça retombe dans ce que ça a été. Je vois pas pourquoi, parce qu’on est minoritaires, ça serait différent. Il n’y a pas d’égalité dans le nombre donc il n’y a pas d’égalité de traitement, ce n’est pas normal. » (Céline)
Jean-François, en particulier, a conceptualisé l'apport de sa latéralisation dans sa
façon d'être : « je le reconnais et je le revendique dans ma façon de remettre en
question tout ce qui nous est donné à manger. […] C'est-à-dire que non, les choses ne
coulent pas de source. Je suis toujours placé dans la contradiction. » Il revendique
ainsi sa « façon gauchère » d'écrire :
« J’ai une façon particulière d’écrire, que les gens trouvaient belle, généralement. […] J’aime bien le faire, et je le revendique, et je l’assume totalement. Parce que ça reste dans l’ordre du lisible, mais c’est une façon particulière de le faire qui n’est pas désagréable même pour les yeux des autres. Donc c’est une façon artistique, c’est toujours pareil, c’est une démarche pour positiver sa façon d’aller de l’avant : écrire d’une façon gauchère, c’est un plus ». (Jean-François)
D'autre part, Annie comme Jean-François adaptent leur vocabulaire, et font dans
le néologisme : tous deux ont créé le mot « gauchitude » pour qualifier leur situation.
Jean-François réagit même vivement lorsque le mot « gaucherie » est prononcé :
« ah, gauchitude ! Parce que gaucherie, je suis pas gauche. La gaucherie, c'est très
péjoratif, mais je n'ai aucune gaucherie, je n'ai jamais eu aucune gaucherie. »
Ainsi, comme l'explique Céline, les gauchers sont « différents », et peuvent
légitimement revendiquer leur droit à la différence. Un avis que ne partage pas
vraiment Pierre-Michel Bertrand : « aujourd'hui, les gauchers n'ont plus rien à
revendiquer si ce n'est, éventuellement, le droit à l'indifférence »122. Pierre-Michel
Bertrand, justement, fait partie, avec Marie-Alice du Pasquier et Caroline Larroche
entre autres, des quelques gauchers français qui ont fait de l'étude de la question une
spécialité, chacun dans son domaine. Si l'on peut comprendre les revendications des
gauchers, comment expliquer un tel engouement pour la question au point d'y
consacrer sa profession ?
122 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 220.
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b. Le combat d'une vie
À première vue, il semble logique de croire que les entrepreneurs de la « cause
gauchère » seraient essentiellement des gauchers contrariés : un tel postulat est très
plausible, dans la mesure où ces personnes pourraient situer la cause de leur
engagement dans ce qu'elles ont vécu dans leur enfance. Or, bien que Jean-François
(un gaucher que l'on a essayé de « remettre à droite » dans son enfance, et qui a
adopté un comportement militant) confirme cette hypothèse, Pierrick, gaucher
contrarié, n'en fait que peu de cas. Au contraire, Pierre-Michel Bertrand, auteur de
plusieurs livres consacrés à ce sujet, déclare avoir vécu son enfance « de manière tout
à fait épanouie. Il n'y a pas eu un seul moment, c'est peut-être le hasard, mais il n'y a
jamais eu un moment où on m'a fait un reproche » ; et Alain G., l'un des plus fervents
défenseurs des gauchers en France, est droitier. Ainsi, comme Pierre-Michel Bertrand
et Alain G., quelques personnes peuvent maintenant être considérées comme des
« soutiens », des entrepreneurs de cause. Ils peuvent être distingués selon deux
catégories établies par Erving Goffman : d'une part, « ceux qui partagent [ce]
stigmate, et qui, de ce fait, sont définis et se définissent comme [des] semblables »123;
c'est le cas notamment de Pierre-Michel Bertrand. Et les « initiés », d'autre part, des
« normaux qui, du fait de leur situation particulière, pénètrent et comprennent
intimement la vie secrète des stigmatisés »124, comme Alain G..
Les « semblables », d'une part, sont généralement spécialistes d'une question en
particulier. Comme l'explique Alain G., ils étudient le sujet sous un angle précis :
« un gaucher, ou ceux qui font des études, vont être très spécialisés, c'est-à-dire que
vous allez avoir un gars qui fait dans le sport, qui a fait des études sur les gauchers
dans le sport, donc lui, il va être très concentré sur les sportifs. » Tous ces spécialistes
ont en commun de publier, de contribuer à la création d'une littérature (scientifique,
de vulgarisation ou de divertissement) sur le sujet. Ces publications remplissent
plusieurs objectifs: elles renforcent chez le lecteur le sens de la réalité du groupe,
elles sont un moyen de rappeler les « atrocités commises par les moraux
persécuteurs »125 , et elles servent de « forum où s'expriment des avis diversement
123 GOFFMAN E., op. cit., p. 41.124 Ibid., p. 41.125 Ibid., p. 38.
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partagés quant à la meilleure façon de traiter la situation »126. Ainsi, entre autres,
Pierre-Michel Bertrand, docteur en Histoire de l'Art, a écrit son premier livre,
Histoire des gauchers, à l'issue de sa thèse sur la symbolique de la droite et de la
gauche dans l'iconographie. Marie-Alice du Pasquier s'est concentrée sur l'écriture et
la graphie ; Jean-Paul Dubois a apporté sa pierre à l'édifice par son essai Éloge du
gaucher dans un monde manchot. Comment expliquer un tel engouement pour le
sujet ? Pierre-Michel Bertrand donne plusieurs justifications à sa démarche. D'une
part, il ne cache pas, dans le choix de ce sujet d'étude, une part d'opportunisme :
« On n'est pas grand monde sur ce créneau-là, donc je ne crains pas de me faire doubler comme ça au dernier moment, quand vous travaillez un an sur un sujet et que vous vous apercevez qu'il y a un collègue qui a sorti un livre qui dit exactement ce que vous comptiez dire... » (Pierre-Michel Bertrand)
De plus, il souhaite combattre ainsi les idées reçues, « des contre-vérités, des
approximations, des erreurs manifestes, des fois des gros mensonges, ou des rumeurs
plus ou moins volontaires. Il faut faire le tri, parce qu'on dit tout et n'importe quoi ».
Et enfin, il veut que son action contribue à permettre que la stigmatisation dont les
gauchers ont été victimes ne se reproduise pas avec d'autres minorités :
« Au moins, ces bêtises qui ont été faites, qu'on ne les refasse pas aujourd'hui, avec d'autres catégories humaines. Ça me paraît être la moindre des choses de préserver […] les individualités. Qu'on préserve les plus faibles, quoi, qu'on respecte les différences. Un monde un peu plus tolérant, quoi, c'est vraiment incroyable tout ce qui se passe avec les gauchers, vraiment incroyable. » (Pierre-Michel Bertrand)
Cependant, consacrer ainsi son activité professionnelle aux gauchers comporte le
risque de s'enfermer dans la « défense d'une ligne militante et chauvine, voire une
idéologie sécessionniste »127, ce dont Pierre-Michel Bertrand se défend : « je ne suis
pas du tout un militant de la cause gauchère, alors là vraiment pas du tout. Je suis
historien, voilà. Surtout, je ne veux pas qu'on me soupçonne de rouler pour une cause
quelconque. »
D'autre part, certains « initiés », comme Alain G., consacrent leur vie au sujet.
Plusieurs éléments peuvent expliquer sa démarche. D'une part, il compare son
activité à de l'action humanitaire. Selon ses dires, « je fais de l'humanitaire pour les
126 Ibid., p. 38.127 Ibid., p. 135.
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gauchers ». De plus, il souhaite alerter l'opinion sur les problèmes qui subsistent
aujourd'hui, comme il l'explique à propos de la fête des gaucher : « le but, ce n'était
pas de faire kermesse de quartier, c'était quelque chose de national, il fallait qu'on en
parle nationalement, parce qu'on voulait alerter au moins en France. » La
médiatisation doit être le moyen, d'une part, d'attirer l'attention sur les difficultés
auxquelles sont confrontés les gauchers, et, d'autre part, d'en « célébrer les mérites et
les contributions présumés »128 de ceux-ci. Enfin, il est possible de supposer qu'une
telle activité doive contribuer à assurer une visibilité personnelle à son auteur.
Quelques éléments du discours d'Alain G. semblent aller dans ce sens. Il attire, par
exemple, l'attention sur la présence de médias étrangers à la fête des gauchers : « les
Belges se sont déplacés, moi j'ai vu RTBF venir à Brive pour faire un reportage sur
mon activité, y compris une télévision mexicaine », et il se considère comme
l'inventeur de techniques pour détecter la gaucherie : « le taille-crayon, c'est encore
une révélation que j'ai faite, moi ». son association multiplie les actions diverses et
variées : site Internet, magasin en ligne, fête nationale, publications diverses, enquête
visant à dénombrer les gauchers en France, ou encore mise en place de classes
pilotes, visant à « appliquer dans leur globalité tous les composants pédagogiques
indispensables pour mettre sur pied d'égalité les élèves gauchers et les élèves
droitiers ». Certes, de telles entreprises poursuivent un but louable : améliorer la
condition des gauchers en général. Mais elles comportent également un biais, que
comporte tout militantisme : « attirer l'attention sur la condition de ses semblables
revient par certains aspects à confirmer aux yeux du public la réalité de cette
différence et du groupe qui la partage »129.
En tant que droitier et « initié », il est accordé à Alain G. « une certaine
admission, une sorte de participation honoraire au clan »130. Il est devenu un gaucher
par procuration, comme il le dit lui-même : « ils m'ont nourri, les gauchers que j'ai
rencontrés. Je suis devenu, peut-être, un gaucher sans l'être. » Dans son discours, il
s'inclut même naturellement dans un « nous » opposé aux droitiers : « on pourrait le
faire, puisque les droitiers font la même chose », dit-il à propos du commerce de
ciseaux dits ambidextres. Mais une telle acceptation parmi les entrepreneurs de cause 128 Ibid., p. 135.129 GOFFMAN E., op. cit., p. 124.130 Ibid., p. 41.
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ne va pas de soi. Elle fait suite à une cérémonie symbolique : « une fois qu'il s'est
ouvert aux stigmatisés, le sympathisant doit souvent attendre que ceux-ci l'admettent
en tant que membre honoraire. Il ne suffit pas d'offrir son moi, encore faut-il qu'on
l'accepte »131. Le moment précis de l'acceptation est décrit par l'intéressé lui-même :
« Le fait d'être droitier n'a pas d'importance, la légitimité de ça, Pierre-Michel Bertrand, encore une dois, me l'a donnée. Je suis devenu, c'est quand même curieux, président d'une association de gauchers, en étant droitier. [...] Pierre-Michel Bertrand et la graphothérapeuthe me demandaient de l'instituer. » (Alain G.)
Cependant, est-il réellement accepté ? En effet, comme l'indique Erving
Goffman, « de même que les stigmatisés vis-à-vis de lui, il est en souvent en droit de
se demander si, en dernière analyse, il est bien vrai qu'il soit "accepté" »132. D'après
lui, la réponse ne fait aucun doute : « il n'y a jamais eu un gaucher qui m'a fait le
reproche de m'occuper de quelque chose que je ne pouvais pas connaître. Jamais. »
Cependant, il doit justifier sa position et son action : pourquoi un tel engagement,
alors qu'il n'est ni gaucher, ni père d'un enfant gaucher manuel (son fils est gaucher
du pied), donc a priori pas personnellement intéressé par la question ? Selon lui, le
fait d'être droitier lui apporte du crédit :
« Être droitier m'a servi dans l'approche avec les médias, parce que j'ai été sollicité par les médias. Ça les a interpellé, et puis, surtout, un droitier, ça évite le côté communautaire d'un gaucher qui fait un site pour les gauchers, qui serait trop extrémiste » (Alain G.).
De plus, il se dit généraliste, contrairement aux « semblables », spécialisés dans
un thème en particulier :
« Quelle que soit sa profession, on est limité : les professeurs voient des enfants gauchers... Moi, c'est sans limite : depuis la création du site, j'ai rencontré des enfants, des adultes, des personnes de quatre-vingts ans, des gauchers contrariés, des non contrariés, des gauchers forts, des gauchers faibles... Cela m'a permis d'avoir beaucoup de connaissances sur le sujet, au moins en France. » (Alain G.)
Enfin, le fait d'être gaucher lui permet de ne pas être limité par son expérience
personnelle :
« Je suis devenu le spécialiste pour la bonne et simple raison, non pas que je suis gaucher moi-même, ce qui limite quand même son horizon,
131 Ibid., p. 42.132 Ibid., p. 45.
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quand on est gaucher, on connaît ses propres particularités, pas forcément celles des autres. Ce qui m'a servi, dans le cas des droitiers, c'est d'avoir une vision de droitier par rapport aux gauchers. » (Alain G.)
Or, en tant que « stigmatisé honoraire », il ne connaît pas vraiment la réalité de la
vie des gauchers, excepté à travers le prisme des témoignages qui lui ont été faits, ce
qui pose un problème : « toujours prêt à se charger d'un fardeau qui n'est pas
"vraiment" le sien, il impose à tous son excès de moralité, faisant du stigmate une
chose neutre qu'il conviendrait de considérer objectivement et sans façon »133. Or, il
est vrai que le discours d'Alain G., bien qu'utile du point de vue de nombreux
gauchers, peut parfois sembler moralisateur. En témoignent certains de ses
commentaires, notamment liés à l'influence de la religion sur la stigmatisation des
gauchers134.
Mais que l'on approuve ou non le combat de ces entrepreneurs de la « cause
gauchère », on ne peut que remarquer que la sinistralité est, encore aujourd'hui, un
handicap physique et un marqueur social assez important pour que plusieurs
personnes croient en la nécessité de lutter pour la reconnaissance de cette singularité.
133 Ibid., pp. 44-45.134Dans son discours, Alain G. évoque, par exemple, la « colonie musulmane » de Seine-Saint-
Denis.
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Conclusion« Bien que chaque individu possède une combinaison de traits marqués et non-
marqués, nous tournons le dos aux caractéristiques non-marquées et généralisons en
faisant comme si seuls les traits marqués importaient »135. Se lancer dans une étude
sur les gauchers, c'est accepter de courir ce risque : considérer la gaucherie comme
un élément fondamental, voire l'une des caractéristiques déterminantes de la
personnalité. Or, la latéralisation est un élément de l'identité parmi d'autres, qui a une
importance différente selon les individus : « les sujets ne sont pas définis uniquement
par leurs appartenances les plus visibles à une catégorie »136. Il faut garder à l'esprit
que bien que l'étude présente se soit concentrée exclusivement sur les gauchers, rien
ne les distingue des droitiers, pour reprendre l'expression de Pierre-Michel Bertrand,
« si ce n'est leur tendance à utiliser la "mauvaise main". »137 Il est donc nécessaire de
relativiser toute opposition systématique entre les gauchers et les droitiers. La gauche
et la droite ne sont que deux parties d'un tout : comme le dit Caroline Larroche, sans
la main gauche, « la main droite ne serait jamais qu'une main »138. Certes, il arrive
que les gauchers se définissent par rapport aux droitiers, mais il s'agit bien souvent
d'une identification parmi d'autres ; aucun gaucher ne se différencie de la majorité
droitière au point de refuser tout contact, ou de souhaiter vivre au sein d'une
communauté fermée de semblables.
Les gauchers forment un groupe spécifique (on ne peut parler de classe sociale ni
de communauté, et la notion même de « groupe » reste floue), qui tient sa
particularité essentiellement du fait qu'il est difficile d'en définir la position dans le
corps social. Ce n'est pas parce que la sinistralité n'est pas un handicap lourd qu'il
nous faut de fait oublier les quelques contrariétés au quotidien. La gaucherie n'est pas
non plus un fort marqueur social (comme m'a fait remarquer un droitier alors que je
lui parlais de ce sujet d'étude, « on ne va pas se jeter d'un pont parce qu'on est
gaucher ») ; pourtant, tous les gauchers ont affaire, plus ou moins régulièrement, à
135 BREKHUS W., art. cit., p. 256.136 Ibid., p. 266.137 BERTRAND P.-M., op. cit., p. 7.138 LARROCHE C., op. cit., p. 9.
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une curiosité qui pousse leurs homologues droitiers à leur poser la question « ah, tu
es gaucher ? ». Il s'ensuit que les gauchers eux-mêmes peuvent avoir des difficultés à
se représenter leur caractéristique, et à établir des stratégies identitaires en
conséquence. Qu'un gaucher revendique sa différence peut paraître étrange pour un
droitier, qui n'en comprend pas la nécessité ni l'intérêt. Tout gaucher se retrouve donc
face à un dilemme : revendiquer sa sinistralité, afficher sa fierté gauchère au point de
pouvoir paraître ridicule, ou « rentrer dans le rang », ce qui implique de s'adapter et
d'accepter les remarques sans broncher ? C'est pourquoi il semble difficile de
déterminer les caractéristiques d'une « identité gauchère » : dans un contexte
d'effritement des identités prescrites, et alors qu'être gaucher n'est plus un stigmate
(comme il a pu l'être jusqu'à la fin des années 1960), mais une « déviance ordinaire »,
chacun élabore des stratégies identitaires personnelles pour y faire face. Il devient
donc difficile de les caractériser et d'en percevoir toute l'étendue.
Dans ce contexte, réaliser un mémoire sur les gauchers a suscité de nombreuses
remarques et réactions, tant de la part de gauchers que de droitiers. Comme l'explique
Wayne Brekhus, « ce qui est ontologiquement hors du commun attire une attention
épistémologique démesurée »139 . Alors qu'étudier les droitiers pourrait sembler avoir
un intérêt limité, les gauchers, en tant que catégorie « hors du commun », attirent
plus facilement l'attention. En effet, certaines études suscitent un intérêt « parce
qu'elles analysent ce qui est hors du commun ou inhabituel »140. Cependant, le risque
d'une telle étude, fondée uniquement sur les gauchers, alors qu'ils ne sont pas
foncièrement différents des droitiers, était donc de « reconduire la fossilisation
culturelle préexistante en voyant les minorités "spécialisées" comme
fondamentalement différentes de la majorité "générique" »141. Étudier les droitiers
comme les gauchers, et centrer la recherche sur la latéralisation et la perception de la
gaucherie dans la société aurait peut-être permis d'éviter de considérer les gauchers
comme plus marqués que les droitiers ; et un point de vue différent aurait nuancé et
contrebalancé leurs propos, par l'étude des « connexions relationnelles entre le
marqué et le non-marqué »142. Or, il a fallu choisir un sujet, et le délimiter. La volonté
139 BREKHUS W., art. cit., p. 245.140 Ibid., p. 245.141 Ibid., p. 260.142 Ibid., p. 263.
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d'étudier cette question en considérant uniquement l'opinion des gauchers tient à
plusieurs facteurs : tout d'abord, l'absence (à ma connaissance) d'études fondées sur
leur perception personnelle, alors que les ouvrages sur les contraintes qu'ils ont
subies au cours de l'histoire sont légion. Ensuite, mon intérêt personnel pour ce
thème, en tant que gaucher moi-même. J'ai en effet élaboré des présupposés sur la
question : selon moi, être gaucher n'est pas du tout un handicap physique, mis à part
dans quelques très rares occasions (l'ouvre-boîte notamment). C'est, en revanche, à
mon avis, un marqueur social encore fort à l'heure actuelle. Je voulais donc savoir ce
qu'en pensaient les autres gauchers ; et plus encore, alors que, pour moi, être gaucher
est réellement une fierté, et quelque chose que j'affiche, je voulais savoir pourquoi ce
n'est pas le cas pour tout le monde. Et le seul moyen de répondre à cette question
était d'aller à la rencontre des gauchers eux-mêmes. Et enfin, une telle délimitation
du sujet tient à des contraintes techniques, de temps notamment. Il était difficile, sur
quelques mois, d'étudier assez de gauchers et de droitiers pour obtenir un panel de
représentations assez diversifiées.
Mais même en ayant choisi de me focaliser sur les gauchers, et de sélectionner
les personnes à interroger selon certains critères (âge, sexe, profession, région
d'origine, « type de latéralisation »), l'échantillon comporte quelques imperfections.
D'une part, il semble trop jeune : sept personnes sur les treize ont moins de 25 ans, et
ont vécu par conséquent une enfance a priori sans contrariété forte. D'autre part, il
comporte une forte proportion de professions intellectuelles (seules deux personnes
ont une profession réellement manuelle, deux une profession intermédiaire ; alors
que six sont étudiants ou lycéens, et trois ont une profession intellectuelle). Il
devenait donc difficile dans ce cas de valider le critère selon lequel le rapport à la
gaucherie pourrait être lié au type de profession. Cependant, ce mauvais choix peut
être en partie expliqué par le fait que les gauchers forment une minorité invisible : il
n'existe pas, du moins en Bretagne, d'association de gauchers. Il fallait donc (mis à
part les deux spécialistes de la question) choisir les gauchers parmi des
connaissances personnelles, ou des connaissances de connaissances. Je reste
cependant déçu de n'avoir pu interroger certaines personnes dont le témoignage me
semblait intéressant : un joueur de rink-hockey de 18 ans, sélectionné en équipe de
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France, et qui suit des études de maçonnerie (qui a donc le double intérêt de réussir
en sport et d'avoir une profession manuelle) ; et un entraîneur de rink-hockey de 22
ans, qui fait également partie d'un groupe de musique, en tant que guitariste (son
témoignage nous aurait apporté des précisions sur les conséquences de la gaucherie
dans l'apprentissage d'un instrument et dans l'enseignement d'un sport).
D'autre part, la contrainte de temps m'a empêché de pousser la réflexion en lisant
d'autres ouvrages, qu'il s'agisse de sources primaires ou d'ouvrages scientifiques. Je
me suis en effet essentiellement cantonné à trois œuvres, à savoir Histoire des
gauchers, de Pierre-Michel Bertrand, Stigmate, d'Erving Goffman, et l'article de
Wayne Brekhus « Une sociologie de l'identité ». Comme l'Histoire des gauchers, très
documentée, offre une vision qui se veut objective et peut servir de référence
historique, un nombre peut-être trop important d'exemples sont tirés de cet ouvrage
sans être toujours mis en perspective ni critiqués. Quoiqu'il en soit, je ne pouvais
faire autrement étant donné que les autres sources que j'ai étudiées semblaient moins
bien documentées et offraient donc moins de garanties. De même, en ce qui concerne
les travaux scientifiques, si Stigmate reste une référence, c'est un ouvrage daté, sur
lequel l'étude de théories de l'identité plus récentes aurait pu apporter un éclairage
nouveau (celle de Bernard Lahire sur l'individu pluriel et dissonant, notamment).
Malgré ces différentes limites, la réflexion sur les gauchers ouvre plusieurs pistes de
recherche, notamment en sociologie. Il serait possible en effet de poursuivre l'étude
sur les gauchers eux-mêmes, en la focalisant par exemple sur la littérature liée au
sujet, ou bien sur une catégorie de gauchers en particulier (les gauchers contrariés, ou
encore les enfants gauchers, tout en ayant conscience des risques liés à la focalisation
sur une catégorie très spécifique); il serait intéressant également d'étudier la situation
des gauchers dans d'autres pays, comme le Mali, où la perception de cette
caractéristique est différente (les gauchers y forment une minorité opprimée) ; ou
encore dans un pays où l'écriture s'effectue de droite à gauche. La réflexion peut
également s'étendre à d'autres minorités qui présentent des caractéristiques
semblables à celles de la minorité gauchère. Il serait possible d'envisager, par
exemple, une sociologie du cheveu roux.
L'étude sociologique des gauchers comporte donc un intérêt pour les gauchers
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eux-mêmes, mais aussi pour les droitiers : chacun a des gauchers dans son entourage,
et tout le monde est d'ailleurs en mesure de raconter des anecdotes sur le sujet. De
plus, l'histoire des gauchers est à rapprocher de celles d'autres minorités (si les
homosexuels sont, au même titre que les Juifs, une minorité fortement stigmatisée
dans l'histoire, il semble que les gauchers se rapprochent particulièrement de
certaines minorités longtemps méprisées, maintenant acceptées, comme les roux par
exemple). Cette recherche s'est focalisée sur les gauchers, mais il ne faut pas la voir
comme une entreprise sectaire. Les gauchers ne forment, en effet, qu'une minorité
parmi d'autres, et la réflexion sur le marquage social et les réactions identitaires peut
s'étendre à d'autres minorités plus ou moins stigmatisées. Certes, en France, les
gauchers peuvent vivre leur sinistralité de manière épanouie. Mais, d'une part, la
situation est loin d'être aussi facile dans d'autres pays du monde ; et d'autre part, la
lutte pour la reconnaissance des gauchers peut servir d'exemple à d'autres luttes
identitaires, afin que « ces bêtises qui ont été faites, on ne les refasse pas aujourd’hui,
avec d’autres catégories humaines »143.
143 Entretien de Pierre-Michel Bertrand.
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BibliographieSources primaires
Ouvrages imprimés BERTRAND P.-M., Histoire des gauchers, Paris, Imago, 2008. DUBOIS J.-P., Éloge du gaucher dans un monde manchot, Paris, Robert
Laffont, 1986. JARDIN A., L'île des gauchers, Paris, Gallimard, 1995 (éd. Folio). LARROCHE C., Le livre de tous les gauchers, Paris, Le baron perché, 2010. PAVLOFF F., Matin brun, Paris, Ed. Cheyne, 1998.
Articles de revues et périodiques GIUST-DESPRAIRIES F., « Les deux mains gauches de Freud ou le temps
poétique de la psychanalyse », Revue internationale de psychosociologie 2002/1, N° 18, p. 15-32.
POMMIER G., « Droitier ou gaucher ? Sacrifice aux horribles mères », La clinique lacanienne, n° 13, 2008/1.
TROUCHE L., « La parabole du gaucher et de la casserole à bec verseur : étude des processus d'apprentissage dans un environnement de calculatrices symboliques », Educational studies in mathematics, 41, 2000.
Support numérique ARIANA F., « Les gauchers ont leur historien », in vivat.fr.be, 2003. GUBLIN L., « Les gauchers sont-ils vraiment plus doués que les droitiers ? », in
www.rue89.com, 13 août 2007. LANZA C., « Le 13 août, Brive fête les gauchers « , in www.brivemag.fr, 10
août 2010. LEBRETON F., « Mon enfant est gaucher », in www.la-croix.com, 25 janvier
2011. PEPIN G., « L'iPhone 4 interdit aux gauchers ? », in www.zdnet.fr, 25 juin 2010. PIERRON M., « Les préjugés sur les gauchers se sont inversés », in
www.20minutes.fr, 13 août 2010. R. L. N., « Les gauchers font la fête », in www.lefigaro.fr, 1er août 2008.
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SOUSA A., « La vérité sur les gauchers », in www.doctissimo.fr, 2009. TRAORE M.-A., « Le calvaire des gauchères », L'essor, 13 novembre 2009, in
www.maliweb.net. WIKIPEDIA, article « Gaucherie ».
Analyse scientifiqueOuvrages imprimés
DETREZ C., La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002. GOFFMAN E., Stigmate, Les usages sociaux des handicaps, Paris, Les éditions
de minuit, 1975. LE BRETON D., La sociologie du corps, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2010.
Articles de revues et périodiques BREKHUS W., « Une sociologie de l'« invisibilité » : réorienter notre regard »,
Réseaux, n°129-130, 2005, pp. 249-250. DU PASQUIER M.-A., « L'enfant qui écrit mal, ou la difficulté d'accès au
symbolique interrogée à travers l'écriture », Mémoires cliniques , 2001. LE ROUX Y., « Comment les enfants apprennent à écrire », Enfances & Psy.,
n°24, 2003/4.
Support numérique KERGUELEN A., « Description et quantification en analyse ergonomique du
travail : le cas de l’observation systématique », in w3.ltc.univ-tlse2.fr.
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AnnexesListe d'entretiens
Afin de réaliser cette étude, treize personnes ont été interrogées, entre le 23
février et le 17 avril 2011.
• Annie (54 ans). Elle a grandi dans les Ardennes, et vit maintenant près de Rennes. Elle
est postière, et suit actuellement une formation, en troisième année de Licence en
Langues étrangères appliquées. Elle est partiellement ambidextre. Entretien réalisé à
Villejean, dans le parc de l'Université Rennes-2, le 6 avril 2011. (Durée appr. : 30')
• Ambre (15 ans). Elle vit dans les Côtes d'Armor, et elle est en seconde dans un lycée de
Dinan. Elle est gauchère. Entretien le 2 avril 2011 à la médiathèque de Dinan. (Durée
appr. : 30')
• Béatrice (45 ans). Elle est originaire des Côtes-d'Armor, et elle vit actuellement à Saint-
Lormel. Elle est professeur des écoles, en moyenne et grande sections de maternelle.
Elle est gauchère. Entretien à son domicile, le 23 février 2011. (Durée appr. : 1h)
• Cécile (22 ans). Elle est originaire de région parisienne, et elle est étudiante en quatrième
année à l'Institut d'études politiques de Rennes. Elle est gauchère. Entretien le 21 mars
2011, à l'IEP de Rennes. (Durée appr. : 30')
• Céline (23 ans). Elle est originaire de Montreuil (Seine-Saint-Denis) et est étudiante en
quatrième année à l'Institut d'études politiques de Rennes. Elle est gauchère. Entretien le
16 mars 2011, à l'IEP de Rennes. (Durée appr. : 50')
• Clément (20 ans). Il vit à Créhen, dans les Côtes-d'Armor. Il est actuellement étudiant en
troisième année de Licence en Langues Étrangères Appliquées. Il est gaucher. Entretien
le 29 mars 2011 à son domicile étudiant, à Rennes. (Durée appr. : 1h)
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• Jean-François (55 ans). Il est originaire de Bordeaux, et vit actuellement à Plouër-sur-
Rance (Côtes-d'Armor). Il est sculpteur sur bois. Il est gaucher, et ambidextre dans le
cadre de son activité artistique. Entretien réalisé dans son atelier, le 18 mars 2011.
(Durée appr. : 50')
• Julien (22 ans). Il habite à Plancoët (Côtes-d'Armor). Il est surveillant dans un collège de
Dinan. Il est gaucher. Entretien à son domicile, le 23 février 2011. (Durée appr. : 30')
• Maëlane (19 ans). Elle est originaire de Saint-Lormel, dans les Côtes-d'Armor, mais elle
est actuellement étudiante en arts du spectacle, parcours théâtral, à Bordeaux. Elle est
ambidextre. Entretien téléphonique réalisé le 30 mars 2011. (Durée appr. : 35')
• Pierrick (57 ans). Il est originaire des Côtes-d'Armor, où il vit toujours. Il est chauffeur
routier. C'est un gaucher contrarié. Entretien réalisé à son domicile, le 17 avril 2011.
(Durée appr. : 30')
• Yann (15 ans). Il vit à Corseul, dans les Côtes-d'Armor. Il est en seconde dans un lycée
de Dinan. Il est gaucher. Entretien le 2 avril 2011 à la médiathèque de Dinan. (Durée
appr. : 30')
• Alain G. est le créateur d'un site Internet pour gauchers, d'une boutique en ligne de
matériel pour gauchers, et l'instigateur de la fête nationale des gauchers. C'est également
le président d'une association pour gauchers. Il est droitier. Entretien les 31 mars et 1er
avril 2011. (Durée appr. : 2h30')
• Pierre-Michel Bertrand est né en 1962. Normand, il est docteur en Histoire de l'Art, suite
à une thèse sur la symbolique de la droite et de la gauche dans l'iconographie. Il a depuis
écrit plusieurs ouvrages sur les gauchers, parmi lesquels Histoire des gauchers et Le
dictionnaire des gauchers. Il est gaucher. Entretien téléphonique, le 23 mars 2011.
(Durée appr. : 1h)
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