Silvani Bandits II

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Paul Silvani BANDITS CORSES Du mythe à la réalité

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Livre, Corse

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Paul Silvani

BANDITS CORSESDu mythe à la réalité

14 €ISBN : 978-2-84698-391-4

LES BANDITS, les « rebelles » à tous crins, les brigands, aujourd’hui les truands, forment depuis de longs siècles l’un des clichés à la peau si dure qu’il est souvent diffi -

cile d’y retrouver les éléments fi ables. Les vérités ayant été mises en lambeaux par les chroniqueurs plus ou moins avertis, plus ou moins complaisants.

Leur vie de western, souvent walterscottisée, telle qu’elle fut contée depuis Mérimée – pour ne parler que du plus fameux des folkloristes et des romanciers – s’accommode mal de la réalité historique.

Déciller les yeux et revenir à la biographie, aux faits et gestes de ces bandits, souvent malheureux, rarement grandioses, parfois intelligents, quelquefois fous et la plupart du temps sans pitié, c’est ce qu’ici propose l’auteur dans une série de tableaux sans fi oritures ni concessions.

Des biographies qui reviennent à l’essentiel pour des « bandits » qui méritent souvent de retourner simplement à l’histoire et de quitter les habits trop voyants, trop larges et déformants de l’épopée…

Paul Silvani, journaliste et chroniqueur, directeur de rédaction puis de l’édition corse du Provençal (1959-1993) et correspondant du Monde (1960-2001), observateur privilégié de la vie insulaire, publie ici son vingt-sixième ouvrage. Son œuvre est entièrement consacrée à la Corse sous tous ses aspects.

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En couverture : A Corsican bandit, Henry Bacon (1839-1912), coll. particulière.

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Avant-propos

En hommage à la mémoire de Jean-Baptiste Marcaggi, journaliste et écrivain (1866-1933), qui a parlé et écrit, avec lucidité et courage, des pages décisives sur la saga du banditisme corse.

Existe-t-il – a-t-il existé ? – une frontière entre le banditisme et le brigandage ? La question est posée depuis des siècles, elle reste sans réponse, probablement parce que dans les textes d’information ou de fiction s’est subrepticement glissé le personnage du bandit d’honneur, de sorte que le mythe est toujours présent de nos jours. Relisons G. Roger, intellectuel français d’Algérie, qui consacra à Colomba sa thèse de doctorat ès lettres à l’Université d’Alger en 1943 :

« Qui ne voit que la Corse est une terre d’où s’élancent encore les mythes aussi bien que les êtres réels, si bien que les uns et les autres se confondent parfois sans distinction possible ? Colomba Bartoli, née à la notoriété par la grâce de Mérimée, prend elle aussi le merveilleux chemin que les mortels tracent à leurs dieux ».

Tout a sans doute commencé avec l’antique loi du talion, plus tard transmise par les religions judaïque et musulmane : laver le sang par le sang, faire payer le prix du sang. En Corse, on a accusé Gênes et sa violence-mère, tant il est vrai que la « violence-mère » de la puissance dominatrice est toujours le meilleur prétexte à la violence tout court. Puis on a nimbé la vindetta (le mot semble avoir été écrit pour la première fois par Dante, dans sa Divina comedia) d’un prestige romantique, mais cet aspect des choses nourrissait déjà les fantasmes en Turquie, en Crête, en Grèce, en Égypte ou en Italie. Alors, le droit coutumier est devenu un fait social, mais il a fallu attendre l’invention de la poudre et des balles, bien plus tard que l’introduction sur l’île de l’arbalète, suivie de celle de l’arquebuse en 1553, pour baptiser l’usage de l’arme à feu, même en l’air, de fait culturel insulaire. Faut-il le faire remonter à la déclaration de la Cunsulta du 30 janvier 1735

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BANDITS CORSES : DU MYTHE À LA RÉALITÉ

plaçant « la Patrie et le Royaume tout entier » sous la protection de l’Im-maculée Conception de la Vierge Marie, dont la fête sera célébrée « avec la plus grande marque de dévotion et avec allégresse que traduiront des coups de fusil, de mousquet et de canon qui seront ordonnés par la junte du Royaume » ? Au XXIe siècle, il n’est pas rare – fadaise pérenne – de l’entendre qualifier de « fait culturel insulaire ».

Ainsi l’image de la Corse conserve-t-elle son caractère sombre, telle qu’elle fut par exemple brossée par Flaubert (« Un pays tout rouge ou tout noir. Un Corse se venge en plein soleil et à la face de tous »), ou par Stendhal (« Les Corses ne songent qu’à aimer leurs maîtresses et à se venger de leurs ennemis »). Avant eux, on avait pu lire cette surprenante opinion du docteur Hubert Lauvergne, qui visita la Corse en 1826 :

« Pénétrons dans le cœur de l’île, là où de hautes montagnes habitées semblent isoler du littoral une race particulière d’hommes. Le Corse peut être offert au monde savant comme le type d’une race unique représentant l’homme isolé, dédaignant toute découverte utile hors celle que son industrie naturelle lui a acquise. Les sentiments moraux d’un vrai Corse ne connais-sent point de gradation. Le sacré, le juste et l’abominable sont confusément entassés dans son âme ».

La violence traverse donc la société corse et, à partir du règne de Louis-Philippe au XIXe siècle, le mériméisme impose l’image contrastée au travers de laquelle la Corse est perçue. Mais une violence favorise l’émergence d’autres violences, telles que la rivalité, la politique, la jalousie ou l’invidia (l’envie). Les insulaires sont-ils plus ou moins pacifiques que les autres, sont-ils violents par réaction à l’étranger, à l’ennemi ? Ne trouve-t-on pas des sillons identiques ou ressemblants chez les Étrusques, les Carthaginois, les Grecs, les Vandales, les Hérules, les Goths, les Lombards, les Sarrasins, les Toscans, les Pisans, les Aragonais, les Génois, les Barbaresques, les Autrichiens, les Allemands, les Français qui, à différentes époques, ont marqué les Corses de leur empreinte.

Pascal Paoli, qui voulut réformer son pays mais qui n’en eut pas le temps, ni d’ailleurs les moyens, s’attacha à instituer sa fameuse Ghjustizia paolina en déclarant une guerre impitoyable aux brigands comme à ceux qui pratiquaient la vindetta. Il ne put triompher de ces habitudes, pas plus que les procuratori génois, les parolanti (médiateurs) ou les paceri (paci-ficateurs) ne le purent. La disproportion qui marque trop souvent la futilité des motifs et l’usage des armes n’est-elle pas en réalité, sous couvert de venger un honneur prétendument bafoué, qu’une manifestation d’orgueil ou d’amour-propre ? L’honneur n’aura peut-être été, en fin de compte, que

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celui des femmes délaissées (retrait de la parole donnée, fiançailles rompues, attacar, c’est-à-dire geste par lequel on établit publiquement le choix mascu-lin), mais c’était ici une violence occasionnelle plus juste, mieux fondée, sous-tendant une autre violence, celle des mœurs…

On a tant et tant écrit, quoi qu’il en soit, sur les causes et le dérou-lement des vindette et du banditisme qu’il serait assurément superflu d’en rajouter dans ce volume, qui ne se voudrait que démystificateur ou démy-thificateur, le lecteur en jugera. L’auteur en restera donc là au moment de livrer au public le fruit de ses recherches.

AVANT-PROPOS

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Des lieux souvent peu communs

Il n’y a pas, en Corse, que des histoires de bandits, mais celles-ci ou leurs à-côtés ont presque toujours tenu dans la chronique une large place. Ces quelques récits donnent le ton ou en témoignent.

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L’étonnante rencontre de Jaussin, des Corses et du Ladro publico

Il s’appelait Jaussin, « ancien apothicaire major des camps et armées de Sa Majesté très chrétienne ». Il avait été envoyé en Corse dans les wagons de la première expédition française commandée par le comte de Boissieux, puis le comte de Maillebois de 1738 à 1741. Il en revint avec un millier de pages qu’il fit éditer à Lausanne en 1758 sous le titre extra-ordinairement pédagogique : Mémoires historiques, militaires et politiques sur les principaux événements arrivés dans l’isle et le royaume de Corse depuis le commencement de l’année 1738 jusques à la fin de l’année 1741, avec l’histoire naturelle de ce païs-là et diverses remarques curieuses touchant l’origine des peuples qui l’habitent, le tout enrichi d’une carte nouvelle de l’isle de Corse et dédiée à M. le comte de Maillebois.

Comme l’indique son titre, l’œuvre de Jaussin n’a rien de laconique. Elle est même très détaillée même si, à l’appui de sa démonstration, une précaution oratoire ouvre sa « Dissertation sur la Corse » :

« On ne voit guère de nations en Europe, dont l’histoire soit plus ténébreuse et embrouillée que celle des Corses […]. Ils ont appartenu à tant de maîtres dont à peine on connaît maintenant les noms qu’il est impossible de fixer au juste qui ils étaient, quand ils ont commencé à régner, quelles lois ils ont établies dans leur royaume, de quelle durée a été leur règne et quels successeurs ils ont eus. Il y a là-dessus, s’il est permis de parler ainsi, tant d’impénétrabilité qu’on ne saurait se tirer du labyrinthe immense de difficultés que présente l’histoire de cette isle ».

L’étrange cérémonial funèbre caractérisé par le désespoir affiché des pleureuses, qui ne versent leurs larmes que pour les hommes (elles « poussent des hurlements et des cris affreux, elles les accompagnent de grimaces et de contorsions épouvantables ») mais non pour les femmes, n’a pas manqué d’impressionner Jaussin. Il a aussi regardé vivre les populations, constaté que « leur habillement se ressent de la rudesse de

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leurs mœurs », observant toutefois que ceux qui vivent dans les villes, hommes ou femmes, s’habillent à la française. Ailleurs, les femmes ont « les cheveux tressés et par-dessus un béguin rond de toile blanche, elles portent un petit juste de soie ou de drap rouge avec deux cotillons bleus, dont l’un qu’elles retroussent sur leur tête ressemble à un voile de reli-gieuse ». Les jeunes filles portent des bas rouges et des souliers d’étoffe de soie, elles marchent rarement seules dans les rues. Dans les villages, le béguin est généralement de toile jaune et les femmes « vont sans bas et sans souliers à leurs pénibles travaux ». Leur beauté n’est guère mise en évidence, la galanterie n’étant pas de leur monde, et pourtant, Jaussin a vu en différents lieux « des Corses ravissantes, principalement par la beauté de leurs yeux, qui sont bleus et bien fendus », mais « la servitude où elles vivent est la cause qu’elles ignorent le prix de leurs appâts, car leurs maris et leurs galants ne leur en parlent jamais : elles n’ont pas le moindre mot poli et flatteur à espérer là-dessus de leur part ; aussi, rien n’est plus froid ni plus glacé que leurs amours et leurs mariages ».

Quant aux hommes…« Les montagnards ont entièrement l’air hideux, et quand on en voit

un de loin, on ne sait d’abord si c’est une créature humaine ou un ours. Ils portent une camisole rouge ou jaune, d’un mauvais drap sous une veste brune d’une très grosse étoffe, et presque toujours par-dessus un manteau semblable à celui d’un capucin. Ils sont toujours en bottines, ceux au moins qui sont un peu riches : les prêtres et les moines en ont presque tous.

Ils couvrent leurs jambes de peaux de chèvre dont le poil est en dehors, ils n’ont point de chapeaux, ils ne se servent que d’un bonnet de grosse laine de la couleur de leur veste. Ils sont chaussés d’informes souliers plats […] qu’ils garnissent de clous afin de mieux gravir les montagnes.

Ils sont armés de fusils, de pistolets et souvent de poignards et de stylets. Ils ont une cartouche à leur ceinture pleine de poudre et de plomb, et ils portent ordinairement une gourde remplie de vin et un petit sac où ils mettent du pain de châtaigne ou bien des châtaignes rôties. Ils laissent presque tous croître leur barbe, surtout ceux qui ont prémédité de se venger. Dans cet équipage, ils courent le pays ».

Courir le pays n’est d’ailleurs pas sans difficulté. Les chemins de ce pays ressemblent en effet à des escaliers formés dans les rochers, où un homme à cheval a beaucoup de peine à passer : « Cette disposition de routes que les souverains du pays n’ont jamais imaginé de faire changer rendait les communications très difficiles pour le commerce et pour pénétrer dans le royaume. Elle favorisait même le goût des habitants pour le meurtre et

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L’ÉTONNANTE RENCONTRE DE JAUSSIN, DES CORSES ET DU LADRO PUBLICO

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l’indépendance ». C’est pourquoi Maillebois devait, dès 1739, entreprendre l’ouverture de routes, dans le nord de l’île notamment : de Saint-Florent à Pieve, dans la plaine de Biguglia jusqu’au Golu, dans les pieve de Custere, d’Istria, d’Ornano et en Balagne. Mais ces initiatives ne lui permirent nulle-ment de venir à bout du banditisme sous toutes ses formes.

Ainsi, un jour, Jaussin se rend de Morosaglia à Corte. Mais l’officier général de Gondoin se refuse à assurer ce qui paraît une expédition sans une plus nombreuse escorte. Motif : « Les bandits ne cessaient pas de courir et d’assassiner du côté où nous devions aller. Carlo-Felice et son camarade Moraquini venaient d’éventrer près d’Omessa dix de nos mulets chargés de vivres ; ils avaient tué deux soldats et un muletier ; ils emmenèrent dans leurs cavernes un sergent et un commis qui allaient à Corte ». Finalement, « on partit, avec quatorze prisonniers corses qu’on envoyait dans ce bourg : le détachement était composé de deux cents hommes et les prisonniers étaient au milieu, et des soldats, la baïonnette au bout du fusil, les entouraient ». Et l’on parvint sans encombre à destination…

Dans sa recherche de la Corse (il nous a laissé un précieux catalogue en français et en latin de tous les arbres, plantes, métaux, pierres, coquillages, etc., et leur description) et des Corses, Jaussin narre l’étonnante mésaventure qui lui est arrivée à Bocognano en 1738, et que reprend Valéry dans son Voyage en Corse publié un siècle plus tard.

Il loge trois semaines dans une belle maison, où il est l’hôte d’un prétendu bourgeois. Tout se passe si bien qu’ayant à s’absenter pour parcou-rir les montagnes environnantes, il y laisse sa cassette, soit quelque quatre mille livres d’argenterie, de bijoux et d’argent, qui lui est restituée intacte à son retour. Or, ce bourgeois n’est qu’un ladro publico qui, avec ses deux frères et deux cousins, vit de rapines. La bande attaque soldats, vivandiers et autres passants, dont certains sont occis, qu’elle dévalise. Son chef est arrêté. Conduit à Ajaccio, il est interrogé en présence de l’apothicaire major qui s’étonne : « Vous ne m’avez ni volé, ni assassiné, et vous vous en prenez à de pauvres hères pour les dépouiller ». Réponse : « Je m’en serais bien gardé, Monsieur. C’eût été violer les lois de l’hospitalité ! ».

Confondu par une telle grandeur d’âme, Jaussin obtient sa grâce en contrepartie d’un engagement dans le Royal-Corse. Le malfaiteur déserte au bout d’un an, préférant sa vie aventureuse au pied de la Foce di Vizzavona, dont les gorges sont propices à tous les guets-apens. Un jour, Jaussin le retrouve à Bocognano, où il a repris sa coupable industrie. Il est contraint d’accepter de loger à nouveau chez lui. Mais la concurrence est rude et périlleux, le passage d’un col peuplé de brigands. Ému par les scrupules du

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bandit, Jaussin ne peut refuser l’escorte (de bandits) qui lui est proposée, « afin d’éviter tout accident ». Et c’est l’esprit libre qu’il franchit la Foce.

« Aujourd’hui, conclut Valéry, cette sorte de voleurs n’existe plus en Corse, mais l’hospitalité n’y est pas moins sacrée ».

Et à l’aube du troisième millénaire ?…

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D’offensantes (ou non) représentations du banditisme

Le 20 septembre 1911, le Conseil général de la Corse – toujours unique depuis un siècle – se fait l’écho de l’indignation des insulaires « contre les exhibitions calomniatrices et mensongères des cinématographes Pathé, qui tendraient à faire croire que les bandits corses sont des voleurs de grand chemin et que nos routes ne sont pas sûres pour les voyageurs ». Le débat est lancé par Toto Versini, élu du canton d’Evisa, qui dépose une motion – votée à l’unanimité – remerciant le préfet de son intervention et lui demandant d’insister auprès du gouvernement afin qu’« il prenne les mesures nécessaires pour interdire dans le plus bref délai des représentations offensantes pour un département français ».

Une telle protestation n’est pas nouvelle. De temps à autre, en effet, des comités sont créés dans l’île ou sur le Continent, qui se donnent pour mission de prendre la défense de la réputation de la Corse, à laquelle nul ne saurait toucher sans s’exposer à des représailles au moins verbales. Il doit en ce moment (2010) en exister au moins deux…

En 1911, le cinématographe n’étant pas aussi répandu qu’aujourd’hui (il ne fut inauguré à Ajaccio que cette année-là), c’est par le journal Le Matin que l’auguste assemblée a pris connaissance des faits signalés par un profes-seur à la Faculté des lettres de Paris, André Aullard.

Sous la Troisième République, singulièrement dans les années 1870 à 1910, on avait pu en lire des vertes et des pas mûres dans les journaux continentaux, de Paris en particulier. Un jour de 1884, le député de Sartène, Emmanuel Arène, s’était même rendu dans les bureaux du Matin gifler le journaliste Lefèvre qui avait littéralement calomnié la Corse et les Corses. Il avait, quatre années plus tard, fustigé avec toute l’ironie dont il était capa-ble le célèbre Alphonse Daudet qui n’avait pas même eu la reconnaissance du ventre, n’hésitant pas, à deux décennies de distance, à brosser, de ceux qui l’avaient généreusement accueilli, un portrait sans concession. Dans le

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même registre, on peut placer l’académicien Frédéric Masson, exprimant, après avoir bâti sa fortune sur l’ampleur de son œuvre napoléonienne, sa haine des insulaires qui, du reste, ne lui avaient rien demandé.

Connaissance prise de l’article du professeur Aullard, dont il lit le texte intégral aux conseillers généraux, le futur député Célestin Caitucoli demande que le préfet soit « invité à poursuivre la maison Pathé par tous les moyens qui sont en son pouvoir ». Il ajoute : « Il est inadmissible, en effet, au moment où tous nos efforts tendant au relèvement de la Corse – c’est le temps de la Grande Commission, créée en 1908 par Clémenceau en vue de promouvoir le développement de l’île – qu’une maison commerciale puisse, au moyen de films qui sont représentés même à l’étranger, porter un préjudice matériel et moral si grand à notre pays ».

À la demande de M. Caitucoli, l’article de M. Aullard figure au procès-verbal des délibérations du Conseil général. Le film s’intitule Bandits corses. Sorti le 10 juin 1910, il s’inscrit dans une série déjà riche des histoires de vendetta. Il est annoncé à Paris et dans les grandes villes par une affiche qui représente une diligence attaquée par des bandits corses. L’affiche elle-même est une provocation que relèvent les Corses de Paris et les « Amis de la Corse ». Les bandits qui attaquent la diligence pour s’emparer de sacs d’écus destinés à la Banque de France à Bastia sont accoutrés comme des bandits calabrais et évoquent l’affaire du « Courrier de Lyon ».

« La Corse est un pays merveilleux dont l’originale beauté attire un nombre toujours croissant de touristes, écrit M. Aullard. C’est le tourisme, s’il se développe encore, qui fournira à la Corse les meilleures ressources pour la mise en valeur de ses richesses variées, à mesure que le réseau des voies ferrées sera complété par la construction de la ligne de Ghisonaccia à Bonifacio et aussi de la ligne qui devra desservir la splendide côte occidentale.Si le cinématographe, dont la puissance de suggestion est grande, fait croire qu’on ne voyage pas avec sûreté en Corse, qu’il y a des bandits qui attaquent les diligences, cette légende sera funeste à l’avenir de ce pays qui, j’en parle par expé-rience, est une des plus belles terres de tourisme qu’il y ait au monde.Légende funeste ; hâtons-nous d’ajouter : légende fausse, légende calomniatrice ! Jamais on n’a vu en Corse une diligence et des voyageurs arrêtés, dévalisés par des bandits.

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D’OFFENSANTES (OU NON) REPRÉSENTATIONS DU BANDITISME

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Jamais la Cour d’assises de la Corse n’a l’occasion de prononcer une condamnation pour vol à main armée sur les grandes routes. »

Le professeur Aullard admet que l’on trucide pas mal dans l’île, mais il s’agit « de crimes passionnels, de sortes de duels meurtriers, selon les mœurs des Corses, qui sont le résultat de leur histoire ». Il souligne, pour y avoir voyagé de nuit comme de jour, qu’il n’y a pas de pays aussi sûr pour l’étranger, ni d’aussi hospitalier. Et il relate un épisode qui l’a marqué :

« J’en sais quelque chose, y ayant été envoyé jadis, quand j’étais maître de conférences à la faculté d’Aix pour y faire passer le baccalauréat. C’était avant le chemin de fer, au temps où l’on allait d’Ajaccio à Bastia par la « berline », comme on disait. De nuit, au haut de la montagne, sous les étoiles, la berline arrêta dans un petit village le jury du baccalauréat qui, fatigué, avait soif. Un enfant vint à moi, avec un verre d’eau, d’une eau aussi fraîche et si parfumée que je n’en oublierai jamais le goût. C’est de bon cœur que je tendis au petit Corse, évidemment pauvre, une pièce de monnaie. Quelle méprise était la mienne ! Je vois encore le geste que fit l’enfant, dans cette nuit claire, pour refuser ma pièce, geste noble et si joli que j’eus honte de mon offre – et j’admirai ce pays où, parmi les gamins de la route, on ne trouve pas un mendiant. »

Conclusion du professeur :

« L’affiche calomniatrice, l’affiche sur les bandits et la dili-gence, m’a rappelé par contraste cette rencontre hospitalière qu’avait faite ma diligence à moi et, ayant mal remercié alors l’enfant généreux, je me dédommage aujourd’hui en défendant son pays contre une calomnie. Cette calomnie, ce n’est sans doute pas la malveillance qui l’a inspirée : c’est la légèreté, c’est l’insouciance, c’est l’ignorance. Légèreté, insouciance et ignorance coupables. C’est comme si l’on disait que les Corses sont des étrangers, tandis qu’il n’est pas de Français plus dévoués à la mère patrie, il n’en est pas qui aient versé plus de sang pour la France, dont la fidélité

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ait été plus héroïque. Cette fidélité, si la Triple Alliance nous fait un jour la guerre, de quel prix ne sera-t-elle pas pour nous ?… ».

Paroles prémonitoires, à la veille de la guerre 1914-18 ! Avec ce conseil, qui n’a pas toujours, et n’est pas toujours aujourd’hui, entendu : « N’offensons pas, ne laissons pas offenser ces précieux et sympathiques compatriotes par de sottes étourderies ! ».

Il n’en est pas moins vrai que, l’année suivante, le 3 octobre 1912 précisément, le conseiller général de Bastelica, Léon Gistucci, déplorait l’importance donnée à des actes criminels, des vrais, par la presse conti-nentale et en dénonçait les causes comme les conséquences. « Sont-ce là, se demandait-il, des manifestations de la personnalité et de l’énergie ? Peut-être. En tout cas, ce sont des monstruosités ! ».

À près d’un siècle de distance, le Conseil général se déclarait « ému par la fréquence des attentats contre les personnes » et « s’alarmait en même temps du triste renom que de tels crimes, s’ils se renouvelaient, feraient à la Corse ».

Ils se sont poursuivis. Et renouvelés…

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En forêt de Vizzavona

Mais il n’y a pas eu, en Corse, que des « bandits d’honneur » comme l’ont affirmé Ponson du Terrail, Claude Farrère ou Prosper Mérimée, sans compter notre compatriote Pierre Bonardi.

Ainsi, quelques années avant la saisine d’un Conseil général indigné, le journal parisien L’Éclair (1er décembre 1896) avait relaté la mésaventure survenue à Vizzavona, alors station hivernale et estivale réputée, au « jeune et malheureux prince autrichien Windischgmetz » :

« La Wiener Privatcorrespondenz a reçu un télégramme de Vizzavona d’après lequel le Prince Ernst de Windischgmetz, lieutenant d’artillerie au 11e Régiment à Lemberg, qui séjourne en Corse pour sa santé avec son médecin le docteur Maade, a été absolument dépouillé par des bandits. Au Palais de Vienne, on est sans nouvelles télégraphiques à cet égard. Le prince avait sur lui de grandes sommes d’argent et beaucoup de bijoux ».

En fait, précisera le journal, « la demande avait été formulée le 30 novembre à 9 heures à l’Hôtel du Monte d’Oro par trois individus armés réclamant vingt mille francs. Le prince comprend mille. Il dit au docteur de les leur donner. Il prend la sacoche et va l’ouvrir. On la lui prend et on s’enfuit vers Bocognano. Or, elle contenait trois mille huit cent quatre-vingts francs ».

Mais les gendarmes veillent. Ceux d’Ajaccio arrêtent dès le lende-main Napoléon et Louis Pinzuti, François Tavera et Don Pascal Salasca, de Peri. Le 2 décembre, le préfet en informe le ministère de l’Intérieur, précisant que l’un des malfaiteurs est non seulement passé aux aveux, mais qu’il a aussi reconnu « un attentat similaire contre le duc Pozzo di Borgo au chantier de La Punta en octobre ». C’était l’époque où les travaux de construction du fameux château étaient en voie d’achèvement. Le préfet tient l’Intérieur au courant « des suites de l’attentat contre le prince, qu’on dit apparenté à la maison d’Autriche ».

L’argent du racket fut, croit-on, récupéré et restitué au prince.

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DES LIEUX SOUVENT PEU COMMUNS

La forêt de Vizzavona était d’ailleurs et assez fréquemment le théâtre de telles agressions. En 1831, des individus avaient même osé s’en prendre à un caporal du 2e de ligne qu’ils avaient délesté de sa bourse (24 francs !) mais ils avaient été arrêtés dès le lendemain. La même année, un conducteur des Ponts et Chaussées nommé Gioberga se rendait de Vivario à Ajaccio avec l’entrepreneur du pont (routier) du Vecchio et deux hommes armés. Sur la route d’A Foce, deux bandits obligent les accompagnateurs à mettre bas les armes et conduisent Gioberga dans le maquis. Ils lui réclament douze mille francs sous peine de mort. Une somme énorme que l’agent de l’administration ne possède évidemment pas. Les deux accompagnateurs les rejoignent, font valoir qu’il est pauvre. On discute et, en fin de compte, on transige. Gioberga s’engage à remettre six cents francs aux bandits par l’intermédiaire des hommes de l’escorte, qui s’en portent garants. Parole tenue quelques jours plus tard. Et ces hommes qui ont encore marchandé avec les agresseurs lui ramènent cent francs, ayant obtenu un nouveau rabais…

Les exemples abondent des crimes et délits commis en forêt de Vizzavona. Dans son Histoire illustrée de la Corse, publiée en 1853, l’abbé Galletti rapporte que « l’ère des trois S » (sciopetto, stiletto, strada, c’est-à-dire fusil, stylet, fuite) n’était pas encore révolue. Et le voyageur anglais Thomas Forester pouvait trouver justifiée la construction du fort de Vizzavona, moins d’un siècle auparavant, « La forêt, et juste au-dessous Bocognano, étant le quartier général des plus dangereux bandits ».

Les grandes farces ne sont cependant pas exclues. En octobre 1898, le ministre de la Marine Edouard Lockroy effectue un voyage en Corse. Il se rend de Bastia, où il a débarqué jusqu’à Ajaccio par le train. Objet de ce voyage : examiner les conditions dans lesquelles l’île doit être fortifiée. Il est accompagné d’une vingtaine de journalistes parisiens, ainsi appelés à expliquer à l’opinion que la France sera en situation de se défendre, sinon d’attaquer. Lockroy est déjà venu en 1895. En mai 1898, il avait même cru devoir confier ses impressions au quotidien L’Éclair qu’en Corse, « on ne rencontre guère de paysan voyageant ou se promenant sans son couteau ou son fusil. On y montre avec respect au touriste qui traverse l’île la maison de Bellacoscia. D’ailleurs, quelques centaines de personnes, à l’heure qu’il est, tiennent le maquis ». La presse est dès lors aux aguets. Son attente va être comblée au-delà de toute espérance1 !

1. Dans notre ouvrage Train de Corse, train rebelle (Albiana) le récit complet de la mise en scène de Vizzavona et de ses suites.

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EN FORÊT DE VIZZAVONA

Le dimanche 9 octobre, à midi, le train ministériel marque l’arrêt à Vizzavona, où un mémorable déjeuner va être donné au Grand hôtel de la Forêt, le palace du lieu, qui appartenait à Martin Muraccioli, maire et conseiller général de Bocognano. Sur le quai de la gare, une quinzaine d’individus hirsutes, vêtus à l’ancienne, saluent Lockroy d’une longue salve de mousqueterie. Ils sont dirigés par le « bandit retraité » – selon l’expression d’Emmanuel Arène – Antoine Bellacoscia, qui a été acquitté en 1892 par la Cour d’assises de Bastia et a pu regagner sa maison de Bocognano. Sa notoriété nationale est due aux articles d’Arène, député mais aussi journaliste de talent, qui se révèle pour l’occasion metteur en scène remarqué.

L’envoyé spécial de L’Éclair est là, lui aussi. Il raconte : « Tout notre monde officiel n’eut pas plus tôt aperçu ce groupe de bandits qu’il se jeta dessus. J’assistai à une effusion qui sera le plus beau jour de ma vie. Emmanuel Arène, la poitrine barrée de tricolore, serra sur son cœur et embrassa sur les deux joues l’illustre bandit. M. Lockroy s’avança, lui tendit largement la main, serra longuement la sienne ». De son côté, Le Gaulois précise que les fusils étaient chargés à poudre, mais inoffensifs, car « c’était pour rire ». On demande à Bellacoscia de ses nouvelles et « de celles de ses bandits, ses frères. Ils sont morts, paraît-il. Le succès de Bellacoscia est à son comble. On le photographie de face, de profil et de trois quarts. L’ancien bandit s’y prête, sous l’œil attendri des gendarmes qui, eux, n’ont aucun succès ».

L’affaire est soumise au gouvernement par le ministre de la Justice. Elle n’aura pas de suite, sauf l’enseignement qu’en tire le 16 octobre le quotidien républicain Bastia-Journal :

« Le tourisme et le banditisme semblent marcher de pair et, dans un avenir prochain nos grands hôtels mettront sur leurs cartes-réclames : visite de bandits, à domicile, sur les grandes routes, dans nos montagnes, etc. Les malins ajouteront en grosses lettres : bandits garantis authentiques […] Il faut donc supprimer toutes entraves liées à la libre expression du banditisme et, pour conserver à notre pays son originalité et faire plaisir à ceux qui viennent nous visiter, nous « occire » réciproquement. »

Et, à défaut des réclames souhaitées ou des protestations véhémentes du Conseil général, l’originalité sera conservée…

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L’étrange vindetta de Moca-Croce

« C’est vivant et pas mort qu’on aurait dû le ramener ».Le 11 septembre 1958, un convoi funèbre traverse le petit village

de Moca-Croce (on dit là-bas Macà) pour se rendre à l’église. Cette phrase terrible est prononcée par Dominique Guiderdoni, qui le confirmera plusieurs années plus tard, devant les Assises de la Corse, à Bastia. Les parents du défunt ont entendu, de même que ceux qui, assis à la terrasse d’un café, entouraient l’auteur de la remarque, pour ne pas dire l’invective. Après la messe de requiem, le convoi reprend sa marche, vers le campusantu du village, cette fois. Guiderdoni et ses compagnons ont changé de place. Ils sont assis à la terrasse d’un café voisin. Tout à coup, une fusillade éclate. Intense. Inhabituelle. C’est sans doute la première fois qu’en Corse on tire sur la famille qui conduit le deuil.

On relève un mort et trois blessés. Les gendarmes retrouveront la bagatelle de vingt-deux douilles de calibres divers sur la chaussée. Le mort s’appelle Napoléon Giuly. Il était le frère de Jules, décédé à Paris le 30 août 1958, qui avait en temps voulu exprimé sa dernière volonté : reposer au cimetière du village auprès de sa mère. C’est, pour un Corse de cette époque, en quelque sort la moindre des choses.

Or rien n’est jamais simple. Même si ce retour, comme tous ceux auxquels il peut ressembler, ne revêt en aucun cas le sens d’un défi. Mais il y a le poids d’un lourd passé…

Car tout avait commencé le 11 novembre 1954 dans le champ de Jules Giuly. Il y avait encore des ânes dans les villages de l’île, à Macà comme ailleurs. Ils vivaient la plupart du temps en liberté, franchissant sans se gêner les haies et les murets. Et ce jour-là, Jules Giuly avait surpris sur sa propriété ceux de Joseph Susini. Il s’en était indigné, avait véhémentement protesté, les deux hommes avaient échangé des mots sans aménité, sinon

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DES LIEUX SOUVENT PEU COMMUNS

des menaces. Et Giuly, 55 ans, avait sorti son arme de sa poche et fait feu sur Susini, 56 ans, qui y laissa la vie.

« Ce fut une histoire foudroyante, dira Dominique Guiderdoni à ses juges. Une histoire de pacage ! On avait bu ensemble, puis j’étais allé manger. J’ai alors entendu des coups de feu. Je suis descendu. C’était Joseph qui s’était fait tuer ; ça a été une histoire pour rien. Mais c’était mon cousin… ».

En juin 1955, le meurtrier est jugé aux Assises, qui le condamnent à cinq années de réclusion et à une longue interdiction de séjour. La famille de la victime estime la peine notoirement insuffisante. Elle édicte le bannis-sement pur et simple : « Qu’il ne revienne plus jamais au village. C’est à cette seule condition que nous pourrons oublier. Mais si on le revoit ici, il périra comme Joseph ».

Et les mois s’écoulent. Giuly est remis en liberté conditionnelle après avoir purgé le tiers de sa peine, soit un an et demi. Il s’installe à Paris et y travaille. Il n’a évidemment pas l’intention de revenir au village, même pas pour les obsèques de sa mère. Jusqu’au jour où la maladie le frappe et qu’il rend le dernier soupir. Selon son vœu, on ramènera donc sa dépouille mortelle dans son pays natal, mais sans provocation : une bière toute simple, pas de fleurs ni de couronnes. Vivant, il lui était interdit de revenir. Mais mort…

Dominique Guiderdoni, 51 ans, qui vient de rentrer du Venezuela où il avait diverses activités, est sur le trajet, avec son frère François, 53 ans, et les autres. Et le tragique western éclate. Qui a ouvert le feu ? On ne saura jamais, l’instruction ne pourra d’ailleurs pas l’établir. Mais le bilan est éloquent. Tellement éloquent que Dominique et François Guiderdoni prennent le maquis. Ils se constitueront prisonniers à quelques jours d’in-tervalle. François a été blessé pendant l’affrontement. Transféré dans un hôpital de Marseille, il parvient le 30 janvier 1962 à mettre fin à ses jours. Son frère Dominique se constitue prisonnier à son tour, le 16 février 1962. Il comparaîtra donc seul devant les Assises, le 18 décembre 1964.

L’accusé est assisté de trois avocats, les deux meilleurs de Bastia, Tito Bronzini de Caraffa et Jean Zuccarelli, qui vient d’être élu député, et du bâtonnier Raymond Filippi, l’une des gloires du barreau français. La partie civile est représentée par Me Ursule Terramorsi, qui reprendra dans sa plai-doirie la thèse de son adversaire, celle de la vindetta, sans toutefois insister. « C’était une question d’honneur, avait affirmé Guiderdoni. Le retour de ce criminel au village était une insulte au souvenir de notre parent. Nous n’avons rien fait de mal en nous vengeant ».

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L’ÉTRANGE VINDETTA DE MOCA-CROCE

Au procès, on n’avait cependant entendu parler que de vindetta, tant il est vrai que l’on n’avait pas – et aujourd’hui encore… – fini de se référer à cette prétendue tradition « culturelle », dont tous les avocats s’étaient prudemment attachés à se détacher.

« N’en faisons pas une affaire de vindetta, qui peut être placée dans un cadre rigide. Chaque affaire est un cas. La vindetta, je ne sais s’il est séant, s’il est opportun d’évoquer ici les débordements qui l’accompagnent. Elle est pour moi un romantisme auquel je ne suis plus sensible. Je n’y vois plus qu’un résidu de poésie sauvage qui n’a aucun caractère de noblesse ».

Dominique Guiderdoni s’entendra condamner, le 20 décembre 1964, à dix années de réclusion et à dix années d’interdiction de séjour. Il purgera dans une centrale du continent la plus grande partie de sa peine, regagnera son village enfin apaisé et s’en ira mourir à Pianottoli-Caldarello.

En mai 1998, la petite-fille de Napoléon Giuly, Annick Peigné-Giuly, alors journaliste à Libération, publiera chez Grasset un ouvrage intitulé A paci (la paix) entièrement consacré à cette affaire, qui sera couronné par le Prix du livre corse.

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