SAUVANGNARGUES a. L'Art a-t-il Une Histoire

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L'ART A-T-IL UNE HISTOIRE ? Anne Sauvagnargues Introduction 1. Production et tradition. Demander si l'art a une histoire exige qu'on élucide le rapport de l'art à sa temporalité, avant de réfléchir sur cette configuration du temporel qu'est l'histoire, considérée comme événement de la culture humaine. L'art, dans sa dimension la plus large de production, est en effet soumis au devenir naturel de sa genèse, à l'historicité de sa production, qui a lieu dans un temps et dans un espace précis, résulte de l'initiative d'un agent et dépend des circonstances hic et nunc de sa réalisation et de sa réception. L'art, comme production, est un événement historique. Mais le contexte de la production (pour l'art comme pour la technique) fait apparaître immédiatement cette temporalité comme permanence (et non plus devenir). Toute production est en effet déterminée par ses conditions de réalisation effectives, qui concernent l'état de la culture qui rend cette production possible, l'histoire des techniques (des matériaux, des capacités, des savoirs-faire) mais aussi l'histoire de styles et des genres, qui déterminent pour la production d'art son quoi et son comment (quoi produire et selon quelles techniques ?). Les conditions qui déterminent la production comprennent non seulement les conditions de réalisation effective (comment faire) mais aussi celle de leur réception. Produire, qu'il s'agisse des Beaux-Arts ou de la technique, c'est s'inscrire dans un certain moment de l'histoire du goût et de la demande. Le contexte historique de la fabrication et de l'accueil des oeuvres fait apparaître le produit comme changement, modification sur le fond permanent de la tradition (même si cette permanence est relative, et relève de la longue durée, non d'une éternité atemporelle). Cette tradition détermine d'abord les conditions effectives du faire (quel matériau, quel savoir-faire utiliser) mais elle se réfléchit comme norme, comme prescription à l'égard du faire. L'art est en relation avec son histoire dans la mesure où le produire est en relation avec sa tradition. L'histoire apparaît alors comme le fond de détermination de l'art, - son passé, comme sa condition de possibilité. 2. Histoire et essence. Réfléchir sur le rapport que l'événement entretient avec sa tradition, réfléchir sur le rapport que le présent entretient avec son passé,

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Resumo de curso de historiadora francesa sobre filosofia da história da arte

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L'ART A-T-IL UNE HISTOIRE ?Anne Sauvagnargues

Introduction

1. Production et tradition.

Demander si l'art a une histoire exige qu'on élucide le rapport de l'art à sa temporalité, avant de réfléchir sur cette configuration du temporel qu'est l'histoire, considérée comme événement de la culture humaine. L'art, dans sa dimension la plus large de production, est en effet soumis au devenir naturel de sa genèse, à l'historicité de sa production, qui a lieu dans un temps et dans un espace précis, résulte de l'initiative d'un agent et dépend des circonstances hic et nunc de sa réalisation et de sa réception. L'art, comme production, est un événement historique. Mais le contexte de la production (pour l'art comme pour la technique) fait apparaître immédiatement cette temporalité comme permanence (et non plus devenir).Toute production est en effet déterminée par ses conditions de réalisation effectives, qui concernent l'état de la culture qui rend cette production possible, l'histoire des techniques (des matériaux, des capacités, des savoirs-faire) mais aussi l'histoire de styles et des genres, qui déterminent pour la production d'art son quoi et son comment (quoi produire et selon quelles techniques ?). Les conditions qui déterminent la production comprennent non seulement les conditions de réalisation effective (comment faire) mais aussi celle de leur réception. Produire, qu'il s'agisse des Beaux-Arts ou de la technique, c'est s'inscrire dans un certain moment de l'histoire du goût et de la demande. Le contexte historique de la fabrication et de l'accueil des oeuvres fait apparaître le produit comme changement, modification sur le fond permanent de la tradition (même si cette permanence est relative, et relève de la longue durée, non d'une éternité atemporelle).

Cette tradition détermine d'abord les conditions effectives du faire (quel matériau, quel savoir-faire utiliser) mais elle se réfléchit comme norme, comme prescription à l'égard du faire. L'art est en relation avec son histoire dans la mesure où le produire est en relation avec sa tradition. L'histoire apparaît alors comme le fond de détermination de l'art, - son passé, comme sa condition de possibilité.

2. Histoire et essence.

Réfléchir sur le rapport que l'événement entretient avec sa tradition, réfléchir sur le rapport que le présent entretient avec son passé, c'est penser l'histoire non comme présent qui change, mais comme évolution qui dure. Or l'évolution suppose que soit déterminé le sujet de l'évolution, qu'il y ait un même qui change. Alors, l'historicité de l'art (comme devenir des cultures humaines) pose le problème de l'identité de cet art qui change, qui varie au cours de son histoire et donc exige qu'on réfléchisse le rapport de l'histoire de l'art et l'histoire générale de la culture.S'il s'agit de réfléchir sur l'identité de cet art qui varie, l'histoire pose la question de l'essence. Penser l'histoire comme évolution, c'est penser le devenir d'une essence, soit fluctuation contingente autour de sa nature propre (position antique), soit développement. Tout dépend du rapport conceptuel qu'on établit entre devenir et rationalité. C'est donc ici le concept d'histoire qui est déterminant. Pour donner à "l'histoire" son sens moderne, hégélien, il faut penser le développement comme processus, réalisation rationnelle et effective de l'essence dans l'histoire et non comme maturation de l'art réalisant son essence (sa nature, son type : Vasari).

3. Histoire de l'art.

Alors, la question devient celle du statut du devenir temporel des cultures. Que devient l'art dans cette perspective ? L'histoire de l'art concerne le devenir des civilisations. Elle fait partie du devenir des sociétés humaines sans qu'on sache pour autant définir la place de l'art au sein de la culture, car le

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rapport entre art et culture est lui même historique. En ce sens, l'art reçoit une histoire spécifique, celle de la constitution historique de son concept et de son autonomie au sein de la culture occidentale. On voit historiquement se poser au XVIIIe siècle le problème de la spécificité des beaux-arts et de la différence entre arts du beau, arts appliqués, technique et industrie, même si ce que nous appelons aujourd'hui "art" existait bien avant de recevoir un statut spécifique. Mais du coup, la détermination historique du concept d'une essence de l'art (comme beaux-arts) fait apparaître l'art comme un trait anthropologique permanent, constituant (de même que le travail, le langage) le concept, sinon universel du moins transculturel, d'une humanité productrice.En tant que tel, l'art (ce serait valable aussi pour la technique) fait l'objet d'un intérêt, dont résulte la discipline "histoire de l'art". La discipline de l'histoire de l'art pose un problème épistémologique précis, qui éclaire en retour les problèmes méthodologiques que pose toute connaissance du passé. La méthode, dont l'historiographie attend la reconstitution objective des faits du passé, exige en matière d'histoire de l'art que l'on définisse ce qu'est un style, et le concept de style dépend de la définition de l'art, dont il fournit la norme. C'est ainsi la norme de l'art qui permet la rétrodiction. Cela fait apparaître que l'objectivité de l'histoire n'est pas simple, et l'histoire de l'art semble plutôt être l'histoire du goût.

Le problème qui se pose pour une réflexion sur les rapports que l'art entretient avec son histoire est alors le suivant : peut-on échapper au relativisme du goût pour penser l'actualité de l'art ? Y a-t-il une intelligibilité de la succession des oeuvres ? Peut-on s'intéresser au développement des arts dans leur diversité empirique sans produire leur succession comme principe de leur intelligibilité ? On succomberait alors à une doctrine du progrès, qui laisse échapper la raison pour laquelle, aujourd'hui, notre "conscience esthétique élargie" (pour reprendre l'expression féconde par laquelle Kant caractérise la deuxième maxime du sens commun au paragraphe 40 de la Critique du jugement) nous permet de goûter aux chef d'oeuvres du passé mais aussi d'apprécier les témoins historiques et techniques plus modestes (le silex, la poterie sumérienne, la hache de bronze), et de réfléchir ainsi, sinon sur l'éternité et l'intemporalité des oeuvres, du moins sur leur durée, leur intempestivité, leur permanence.

Première partie :Art et temps

1. Art et temps.

Venons-en à la discussion de détail : il faut déterminer les rapport de l'art et du temps. L'art a (possède) l'histoire de son devenir, au sens de sa genèse, car ce qui caractérise l'art, c'est d'être l'oeuvre d'un humain, d'introduire un changement dans la durée. En ce sens, tous les artefacts humains sont temporels dans leur essence, et il n'est pas besoin d'attendre la constitution d'une doctrine explicite de l'histoire au XIXe siècle pour penser l'historicité des oeuvres, puisque Aristote définit ainsi la poiesis au chapitre 4 de la sixième partie de l'Ethique à Nicomaque :

"Les choses qui peuvent être autres qu'elles ne sont comprennent à la fois les choses qu'on fait et les actions qu'on accomplit".

L'art, dans sa dimension de fabrication, reçoit le statut ontologique du contingent, son essence temporelle est : devenir.

"L'art [comme disposition à produire accompagnée de règle exacte] concerne toujours un devenir" continue Aristote et "s'appliquer à un art, c'est considérer la façon d'amener à l'existence une de ces choses qui sont susceptibles d'être ou de ne pas être, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste (le facteur) et non dans la choses produite. L'art en effet ne concerne ni les choses qui existent ou deviennent nécessairement, ni non plus les êtres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe."

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Donc, il n'y a d'art qu'en devenir, et devenir contingent (non par nature, nécessité mais par fabrication). C'est donc ce qui fait la spécificité de la poiesis (être un accident de la nature, produit par l'homme) qui permet d'apprécier le statut ontologique de l'art, identique à celui de la technique. L'art est devenir parce qu'il est culture, et l'artefact culturel est contingent parce que son principe d'existence est extérieur à lui. Si l'oeuvre est devenir, c'est qu'elle produite par l'homme, et son devenir s'explique par sa genèse, non naturelle, mais artificielle. Elle relève d'une théorie de la production causale, qui permet de différencier la causalité technique d'une causalité naturelle. En même temps, préciser le statut causal de l'art permet d'analyser la multiplicité de ses rapports au temps.

2. L'art comme production qui dure.

Comme tout ce qui associe une chronologie (un avant - après) à une production (une cause efficiente extérieure), l'art connaît une histoire, celle de la causalité qui régit sa venue à l'existence. Une telle théorie de la causalité est développée par Aristote en Physique II, 3 (voir également Métaphysique, D, 2, 1013 a-b). Comme tout produit, l'art associe une cause matérielle et une cause efficiente qui marquent deux usages du temporel, puisque la cause efficiente transforme la cause matérielle. Cause finale et formelle peuvent sembler soustraites au temps, mais la causalité matérielle et efficiente concernent la matière soumise au devenir.L'art comme produit a donc l'histoire de la durée de son matériau, plus ou moins persistant, en fonction de la conservation de son support : les réalisations durent autant que leur support matériel (l'architecture, la peinture et la sculpture résistent le mieux à l'usure du temps ; la littérature, quand elle s'inscrit dans le support d'un texte et que la langue reste vivante, la musique écrite dure, et, depuis qu'on sait conserver le son et l'image, musique et cinéma produisent encore des objets, mais les arts événementiels, les performances, les événements, l'improvisation restent fugitifs). Le produit de l'art est soumis au devenir. Comme tout ce qui est naturel (sensible), il et soumis au temps de la génération et de la corruption : il se dégrade, devient ruine. Mais la ruine inaugure en même temps une temporalité propre, celle du souvenir, du témoignage, du monument. Même défiguré, transformé (le Colysée), le monument exhibe le passé comme présence. Ceci doit nous avertir d'une caractéristique du rapport de l'art à l'histoire. Le monument conserve l'histoire passée comme actualité : le passé de l'art est intégralement disponible, en ce sens qu'une oeuvre d'art qui n'est pas présente ne fonctionne pas comme oeuvre. Nous relevons donc, pour l'histoire du matériau, une double temporalité : la succession naturelle du temps s'exprime comme dégradation, vieillissement, entropie de la nature, mais la présence de ces témoins vieillis dans nos villes, dans notre présent oppose à l'entropie naturelle la permanence de la culture. L'histoire est la mémoire des hommes.

Pour comprendre cette double valeur temporelle, il faut revenir à l'acte de production, à la cause efficiente. La cause du changement, c'est l'agent qui façonne le matériau. Tout art est oeuvre d'un agent. Mais on ne peut explorer l'événement de cette production, sans chercher la raison de la production (causes finale et formelle). La cause formelle détermine la forme et le modèle que l'artisan se propose de réaliser ; la cause finale rend compte du mobile de la production. Pourquoi construit-on une maison ? Pour l'habitation, qui elle-même, comme usage, comme fin, détermine les règles et les modalités de la construction (voir Parties des Animaux, II, 1, 646 a, Métaphysique H, 4,1044 a ; Z, 17, 1041). b). Cause finale et formelle concernent les mobiles de la production : les motifs délibérés que l'agent donne à sa conduite (cause finale) et les règles, ou normes de production qu'il se propose de suivre (cause formelle). La règle (le canon) et le motif sont antérieurs à la cause efficiente, ils l'orientent, la rendent possible, expliquent et déterminent la conduite de l'agent. La tradition détermine l'événement parce qu'il n'y a pas de compétence sans apprentissage. C'est l'apprentissage qui oriente le geste technique efficient en fonction de sa cause formelle et finale.

"C'est en construisant que l'on devient constructeur, c'est en jouant de la cithare qu'on devient cithariste" Ethique à Nicomaque, II, 1, 1103 a 33.

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De ce point de vue, la différence entre construire et jouer de la cithare apparaît. Production technique et artistique ont toutes deux leur fin dans l'usage, mais l'usage technique instrumental se distingue de l'usage des arts d'imitation, parce que son moyen est l'imitation, mimésis, et sa fin, l'effet passionnel, la catharsis. D'autre part, si pour Aristote, cause formelle et finale sont du côté de l'antériorité par principe, si elles sont idéelles et non contingentes (soumise au devenir), notre point de vue de modernes nous avertit que la cause formelle, en tant qu'elle se détermine comme Idée de l'art, participe du devenir d'une culture. Car il s'agit de l'idéal de représentation d'une époque, soumise à l'historicité de la culture. De même, la cause finale appartient à ce que l'esthétique moderne, avec Gadamer et Jauss, comprend sous le terme d'histoire de la réception. La forme et la finalité de l'art sont donc également soumises à l'histoire.

3. L'évolution du canon de l'art.

Il y a une histoire des règles de production, et de l'évolution du canon, pour Aristote lui-même, qui retrace au chapitres 4 et 5 de la Poétique, l'évolution de la tragédie et de la comédie, anticipant ainsi sur une histoire de la littérature. Comment Aristote restitue-t-il l'histoire de la détermination du genre, comment pense-t-il le rapport entre l'oeuvre et son genre et la succession des oeuvres déterminant le genre ?

"La tragédie, dit-il, étant à l'origine née d'improvisation (...) grandit peu à peu," métaphore organique d'une croissance naturelle qui implique immédiatement que l'on donne la raison de ce développement :

"la tragédie grandit peu à peu parce qu'on développait tout ce qui manifestement lui appartenait en propre, et après plusieurs changements, elle se fixa lorsqu'elle eut atteint sa nature propre." (1449 a 9 - 15)

Ainsi chaque art déterminé a une histoire, présente une évolution spécifique et déterminée. L'évolution de la tragédie comme genre littéraire n'est pas contingente, mais développe substantiellement la nature de son genre, qui "manifestement lui appartient en propre". C'est donc l'essence de l'art (son propre) qui finalise ce développement. L'art (la tragédie, ici) connaît l'histoire de son propre devenir, du développement de sa forme. Mais nous ne pensons plus le genre comme évoluant pour rejoindre son type, sa nature propre, nous ne considérons plus l'oeuvre singulière comme production technique soumise sur un mode déterminant aux règles de son genre. C'est ici l'histoire comme expérience de la culture qui nous oblige à reconnaître le statut historique de la tragédie grecque, des arts de la Grèce ou de l'Antiquité en général.

Précisément, penser les arts de la Grèce comme appartenant au passé nous oblige à considérer que nous déterminons la nature de l'art à partir du canon de la culture. Notre connaissance historique du passé atteste empiriquement que la place de l'art dans la culture varie, tout comme le statut qu'on lui confère dans la cité. La culture grecque, il est vrai, s'est imposée à la conscience européenne comme le paradigme intemporel d'une nature éternelle de l'art (Vasari, Winckelmann, Hegel). Du coup, la Renaissance florentine (Vasari), l'histoire de l'art naissante au XVIIIe (Winckelmann) assignent à l'art contemporain la tâche de restaurer l'imitation antique de la nature. Restaurer, égaler, c'est faire l'expérience de la variabilité des canons et des Idéaux. Ce qui nous oblige à cesser de poser philosophiquement l'anhistoricité du Beau et d'hypostasier une essence de l'art, c'est que l'histoire de la réception du canon antique intemporel dans la culture occidentale témoigne plutôt de la constitution des prémisses d'une conscience historique.

Nous pouvons en conclure que l'art a une histoire, connaît une évolution qui renseigne sur son concept. On peut toujours interroger le passé de la production, mais établir une succession ou une généalogie d'oeuvres exige la position d'une norme : c'est à partir de la définition du tragique que l'histoire de la

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tragédie apparaît. Or, cette norme, nous ne la pensons plus comme nature, mais comme une prescription culturelle qui répond à un certain moment de l'histoire du goût

Deuxième partie :Y a-t-il une intelligibilité de la succession des oeuvres ?

Nous avons établi l'historicité des oeuvres : il y a une histoire des arts au sens d'une succession chronologique, qui peut être rapportée par le discours. On peut donc conserver le passé, en transcrivant la généalogie des peintres, établir leur succession, leur place dans la chronologie et décrire cette succession empirique comme un développement qui réalise un genre. C'est ce que fait Pline dans le livre XXXV des Histoires naturelles, en établissant par exemple que Zeuxis vient avant Apelle (ordre de succession) et même si Apelle "a presque davantage contribué que tous les autres au progrès de la peinture" cela n'empêche pas Pline de mentionner au moins les noms de peintres d'importance moindre, Euxinidas, Aristide, pour la place qu'ils occupent dans la succession. Ce qui montre l'intérêt intrinsèque de l'établissement de généalogies sur un modèle qui est celui de la filiation (antériorité - postériorité et influence) : il faut retenir sinon le nom de tous les peintres, du moins suffisamment de noms pour éviter les trous dans les lignées. Pline se fait l'historien d'une succession empirique d'artistes, d'une tradition, ce qui permet de conjuguer exhaustivité historique et détermination d'une valeur, celle de l'achèvement du genre, de la réussite d'une oeuvre.

Mais déterminer la réussite d'une oeuvre fait l'objet d'un jugement esthétique toujours formulé au présent alors qu'établir une succession concerne la connaissance empirique du passé. De ce caractère actuel du jugement de valeur (portant non sur l'existence mais sur l'importance d'une oeuvre) découle une conséquence importante pour l'historiographie, la tâche de l'historien de l'art.

1. Problème méthodologique :Le rapport de l'histoire de l'art au présent.

L'objectivation du passé en histoire de l'art ajoute au problème épistémologique de l'histoire en général (rapporter et établir correctement des constellations significatives de faits et d'événements) une difficulté spécifique :

"l'histoire de l'art est la seule de toutes les histoires spécifiques qui se fasse en présence des événements et ne doive ni les évoquer, ni les reconstruire, ni les narrer mais seulement les interpréter.C. G. Argan, L'histoire de l'art et la ville, éd. de la Passion, 1995, p. 16.

L'histoire de l'art, avec son rapport spécifique à la présence actuelle fait apparaître la difficulté épistémologique d'une saisie (objective) du passé, qu'occulte une approche naïve de l'histoire. Il ne suffit pas de constituer un savoir sur l'objet du passé, mais puisque l'histoire de l'art est en même temps normative (elle établit la valeur des oeuvres, elle en mesure l'importance) et interprétative, elle se soutient du rapport actuel que la sensibilité esthétique entretient avec les oeuvres. Comme le note Argan, "quelle que soit son antiquité, l'oeuvre d'art se donne comme quelque chose qui se passe au présent" : tout en appartenant au passé, l'oeuvre occupe une portion réelle de notre espace et de notre temps. Contrairement à l'histoire des événements ou des savoirs, l'histoire de l'art ne peut donc faire l'économie de la présence matérielle de l'oeuvre. Il n'y a donc d'histoire et de critique des oeuvres que pour autant que celles-ci, ruines ou monuments, se sont conservées dans le présent.

Cette présence empirique permet l'appréciation esthétique (c'est la contingence de la conservation qui permet à Michel-Ange de restaurer le Laokoon, qui permet à Winckelmann d'élaborer une Histoire de l'art chez les Anciens en 1764 en s'appuyant sur l'analyse matérielle des oeuvres exhumées de l'Antiquité grecque), mais également l'étude scientifique des oeuvres : datation, établissement d'attributions, critique interne et externe des oeuvres, des manuscrits, recoupement de documents, de

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témoignages - tous ces instruments méthodologiques d'une saisie objective du passé s'effectuent dans le présent. C'est d'ailleurs ce qui permet à l'histoire d'assurer son statut scientifique : ses arguments sont vérifiables empiriquement, s'offrent à la falsification : la présence matérielle apparaît comme substitut de l'expérimentation. Néanmoins, se pose pour l'histoire de l'art, de manière peut-être plus drastique que pour l'histoire en général, la question du jugement de valeur qui éclaire le passé : de même que Vasari a souvent été critiqué pour avoir négligé l'établissement des faits au profit de la légende, de même faut-il demander ce que vaut l'histoire que l'on propose des oeuvres. Est-elle science ou fiction, romanesque, mythique, littéraire et fictionnelle ou peut-on dégager des procédures d'investigation des oeuvres qui font échapper l'histoire de l'art au soupçon de n'être qu'un récit ?

La question est cruciale pour l'histoire de l'art, qui risque, si elle tombe sous l'influence exclusive du jugement esthétique présent, de succomber au caprice de la mode (Francis Haskell, La norme et le caprice). On constate en effet des variations historiques considérables en ce qui concerne l'importance attribuée à tel ou tel artiste, tel genre, tel style : le peintre Vermeer, ignoré au XVIIe, n'est "découvert" qu'au XXe, le style gothique, vilipendé comme barbare et "tudesque" du XVe au XIXe, n'est à nouveau prisé qu'à la faveur du sursaut nationaliste des romantiques allemands irrités contre l'hégémonie italienne, identifiant l'architecture gothique au végétal, au naturel de la forêt (Schelling, Hegel), qui témoigne du souci de restaurer un christianisme naturel plus que d'un intérêt pour l'architecture.

2. Vérité et histoire.

Pour échapper au relativisme, qui fait de la norme du goût l'effet variable d'une mode, il faut passer du motif d'une simple succession chronologique à celui d'un développement causal. Or, pour doter d'un sens la variation elle-même, il faut cesser de penser la vérité comme intemporelle. Le statut de l'histoire de l'art dépend donc du statut métaphysique du vrai. Ainsi la pensée, dans son exigence de vérité, doit-elle penser son rapport à l'histoire sur un mode qui transforme l'interprétation de la vérité. Penser l'art, c'est alors non seulement penser l'unité du concept philosophique de l'art et de son développement concret (son histoire) mais encore fonder philosophiquement la nécessité pour l'art d'avoir une histoire, de se déployer dans la diversité de ses moments. Lorsque Hegel précise, dans la préface de la Philosophie du droit ce qu'est l'Idée philosophique, il est clair que l'art ne peut être conçu comme une essence stable, mais doit être saisi comme Idée dans le mouvement de sa production.

"L'unité de la forme et du contenu" voilà l'Idée. Or "la forme est la raison comme connaissance conceptuelle, et le contenu la raison comme essence substantielle de la réalité éthique aussi bien que de la réalité naturelle. L'identité des deux est l'Idée philosophique." (traduction Derathé, Vrin, p. 58).

Il n'y a donc pas d'antinomie entre pensée et réalité, qui comprend nature et histoire : rapport à la nature, développement de la réalité éthique, contenu culturel. La raison n'est pas seulement savoir (connaissance conceptuelle) elle est en même temps substance : impossible par conséquent de connaître l'art sans envisager son développement substantiel, celui des oeuvres aussi bien que sa fonction dans la réalité éthique. Par conséquent, l'Idée de l'art n'est pas seulement concept, elle est histoire et l'historicité même de son développement, qui apparaissait comme contingence arbitraire, doit être portée au compte du développement du concept. On peut rendre raison de la détermination de l'Idée de l'art à un moment donné, et sa détermination formelle ne doit pas se faire au détriment de son contenu, qui concerne la réalité éthique, le présent social aussi bien que l'histoire des rapport que l'esprit entretient avec la nature. Car :

"ce que nous enseigne le concept, l'histoire le montre avec la même nécessité" (ibid.).

Si l'Idée n'est pas seulement concept, si elle est histoire, alors le concept de l'art ne peut se passer de son histoire au double sens de la connaissance conceptuelle de son histoire effective (l'histoire comme connaissance du développement) et au sens de son essence substantielle, de son développement

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effectif au sein des sociétés humaines. Parce que Hegel lie métaphysiquement le vrai et le temps, l'historicité de l'art comme celle de sa connaissance cessent d'être une objection. Le vrai n'est pas immédiat car :

"Le vrai est le tout. Mais le tout est seulement l'essence s'accomplissant elle-même par son développement. Il faut dire de l'Absolu qu'il est essentiellement résultat, que c'est à la fin seulement qu'il est ce qu'il est en vérité, et c'est en cela précisément que consiste sa nature, d'être effectif, sujet ou devenir de soi-même" (Phénoménologie de l'esprit, Préface, II, par. 20).

Si le vrai est le tout, comme résultat, a fortiori la vérité de l'art implique son développement et on ne peut comprendre l'art qu'à la lumière de son histoire effective, comme aboutissement d'un processus de transformation qui prend d'abord la forme matérielle et concrète d'un développement des civilisations. Mais si l'Absolu lui-même est essentiellement résultat - si l'Esprit n'est plus cet absolu ponctuel atemporel que la connaissance s'épuise à rejoindre mais l'unité de son développement et de la saisie qu'en opère la conscience humaine, alors il ne suffit plus de penser le vrai comme extérieur à l'histoire, et il faut une phénoménologie de l'Esprit. Cette phénoménologie se manifeste du point de vue de la conscience humaine comme unité de l'histoire de la réalité éthique (des civilisations) et histoire de la nature (des rapports entre conscience et nature), et l'histoire des civilisations, comme histoire du développement de la conscience de soi est un moment unilatéral du développement par lequel l'absolu se fait surgir lui-même sous forme de son histoire effective, se fait sujet et devenir de soi-même. C'est alors à la philosophie de comprendre la vérité de la culture qui se manifeste pour les hommes à la fois comme une forme éthique et comme un contenu spirituel et qui prend successivement les formes de l'art et de la religion.

Le gain de la détermination hégélienne du vrai comme histoire est le suivant : au lieu de comprendre les changements culturels comme variation contingente ou dénaturation (Platon et la skiagraphia), au lieu de penser le devenir de l'apparence comme devenir sensible en tant qu'il est référé à la permanence de l'Idée, Hegel montre qu'il faut penser le devenir de l'apparence comme apparaître de l'essence. Il y a une intelligibilité à l'oeuvre dans le processus historique, parce que la Raison est devenir de l'Esprit. Dans ce processus, l'art représente l'effort par lequel la conscience exprime son rapport à l'Absolu comme apparition sensible :

"le Beau est l'Idée conçue comme unité immédiate du concept et de sa réalité, pour autant que cette unité se présente dans sa manifestation réelle et sensible" (Esthétique, I, p. 166, Bras, p. 52).

L'Absolu prend figure sensible (le Beau) pour une civilisation donnée, et l'histoire de ce développement (les figures du Beau) est l'histoire du développement de l'Esprit. Mais ce devenir relève de la philosophie non de la discipline historique.

Hegel accorde donc la primauté au philosophe sur l'historien pour saisir l'histoire de l'art. Le devenir de l'art relève de la philosophie qui saisit l'unité du logique (rationnel) et du dialectique (l'effectif) : le primat de la philosophie relève donc 1) du primat du rationnel qui anime téléologiquement le développement : ce n'est qu'à la fin que l'Absolu devient ce qu'il est. L'élucidation du phénomène historique de l'art exige donc d'abord une métaphysique. L'esthétique, appellation imparfaite mais sanctionnée par l'usage de ce qui est plutôt une science du beau , apparaît donc comme la vérité de l'art. Cette vérité de l'art relève du statut philosophique de l'art et non du spécialiste de l'histoire empirique, passée (l'historien d'art) ou contemporaine (le critique). La philosophie éclaire l'histoire comme devenir de l'Esprit et progrès des cultures : la succession des civilisations (Egypte, Grèce, christianisme) se détermine en unité stylistique (art symbolique, classique, romantique), qui correspondent aux étapes du dévelopement de l'esprit. Chaque étape connaît une évolution naturelle, (séquence vitaliste de la naissance, de la maturité et de la dégénérescence) pour que le cycle,

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conformément à l'esprit du système, puisse associer continuité et rupture sur le vecteur linéaire du progrès (le cycle est donc spirale, présent à chaque moment de l'histoire de l'art, il en détermine le moteur et l'unité).

2) Ce primat du philosophe sur l'historien tient bien sûr à la manière dont la philosophie réfléchit son rapport avec les sciences particulières, et spécialement les sciences empiriques de l'esprit, les sciences de la culture. Il ne s'agit pas de nier le savoir historique mais de le relativiser, de lui conférer le rôle délimité d'un savoir d'appoint.Seule la philosophie peut rendre compte conceptuellement du fait que, comme toute oeuvre de l'esprit, l'art est historique. Solidaire de l'historicité de son contexte, l'art apparaît comme déterminé par la culture. C'est une version sociologique du rapport entre l'art et l'état de la culture : tel moment de l'histoire de l'esprit produit naturellement telle forme d'art, comme l'arbre produit ses fruits. Mais l'oeuvre d'art survit à son contexte. Et c'est parce qu'elle survit à son contexte qu'elle se propose au présent comme échantillon de l'art du passé.

3. L'herméneutique du passé et la mort de l'art.

Mais l'histoire, comme science, s'attache d'abord à la restitution du passé. Les méthodes d'objectivation du passé qu'elle met en oeuvre ont pour but de réduire la distance entre présent et passé. L'histoire, et spécialement l'histoire de l'art, si elles se fixent comme tâche de restituer le passé comme tel, se méprennent sur la signification de l'historicité de l'oeuvre. C'est ce que montre Gadamer dans Vérité et méthode (pp. 186-88), en critiquant l'idéal de la conscience historique comme un idéal de restauration. (Il est naturel que l'herméneutique apparaisse comme le premier lieu de théorisation de l'histoire de l'art, puisqu'elle pose le problème de l'interprétation juste. Elle concerne d'abord l'exégèse des textes religieux et juridiques, à propos desquels se pose pour la communauté la question de leur interprétation, avant qu'on s'intéresse à l'interprétation des textes littéraires à proprement parler, puis qu'on généralise ses méthodes à tout ensemble signifiant configuré comme un texte, à tout document du passé (y compris non linguistiques), et donc aux oeuvres d'art littéraires ou non.) Gadamer montre avec force que l'idéal herméneutique tel que Schleiermacher le définit consiste à penser la signification de l'oeuvre d'art comme origine : pour en rétablir la signification, il faut en rétablir la signification originelle. Schleiermacher conçoit la connaissance historique comme la restitution du contenu.

"Schleiermacher ... ne pense qu'à rétablir par la compréhension la signification première d'une oeuvre. Car l'art et la littérature qui nous sont transmis du passé sont arrachés à leur monde originel. Comme notre analyse l'a montré, cela est vrai de toute forme d'art, donc aussi des arts littéraires, mais cela est particulièrement évident dans le cas des arts plastiques. L'originel et le naturel, écrit Schleiermacher, sont déjà perdus "quand les oeuvres d'art sont mises en circulation. Car chacune tire une partie de son intelligibilité de sa destination première." (Esthétique) - Vérité et Méthode, p. 185

En somme, toute oeuvre culturelle, texte, peinture ou musique est liée d'abord au monde dans lequel elle fait son apparition : rétablir sa signification, c'est surmonter la distance qui nous sépare de ce monde. Précisément parce que l'oeuvre d'art n'est pas intemporelle, mais qu'elle appartient historiquement à un monde qui en détermine la signification (p. 185), il faut rétablir le monde auquel elle appartient, "exécuter l'oeuvre dans son style originel", dit Gadamer, rétablir l'intention de l'auteur, retrouver son sens historique. Tous les moyens de reconstitution historique prétendent donc restituer le passé comme tel et l'herméneutique, comme compréhension, surmonte la conscience d'une perte et d'une aliénation dans l'histoire qui détache l'oeuvre de son contexte culturel. Si concrètement, ce procès décrit parfaitement le passage pour l'oeuvre de sa "valeur cultuelle", son sens immédiat pour la culture du temps, à sa "valeur d'exposition", à son exhibition historiciste dans les musées par exemple, qui arrachent l'oeuvre à son contexte (cultuel) - pour reprendre les catégories esquissées par Benjamin dans L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique -, il est vain d'espérer rétablir cette

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valeur cultuelle en tant que telle. Il s'agit d'abord de réfléchir sur le passage d'une valeur cultuelle (immédiateté de la signification de l'oeuvre dans la culture) à la valeur d'exposition, procès qui décrit l'évolution et l'émancipation de l'art à partir du XVIIIe. C'est précisément ce procès que Hegel pense sous le nom de mort de l'art.

Les "oeuvres des Muses [...] sont désormais ce qu'elles sont pour nous : de beaux fruits détachés de l'arbre ; un destin amical nous les a offertes, comme une jeune fille présente ses fruits ; il n'y a plus la vie effective de leur être-là, ni l'arbre qui les porte, ni les éléments qui constituaient la substance, ni le climat qui faisait leur déterminabilité ou l'alternance des saisons qui réglait le processus de leur devenir. Ainsi le destin ne nous livre pas avec les oeuvres de cet art leur monde, le printemps et l'été de la vie éthique dans lesquels elles fleurissaient et mûrissaient, mais seulement le souvenir voilé ou la recollection intérieure de cette effectivité"Phénoménologie de l'esprit, II, p. 261 ; Gadamer p. 187).

Il en découle deux conséquences : d'une part, Hegel pense le rapport du présent au passé comme représentation et donc la mort de l'art n'est rien d'autre que l'exténuation de la "religion de l'art", c'est à dire aussi bien le procès d'autonomie de l'art, ou la constitution de la conscience esthétique. Il n'y a pas à revenir sur ce processus irréversible qui constitue l'art comme entité de la culture pour la conscience occidentale : le primat de la valeur d'exposition sur la valeur cultuelle n'est rien d'autre que la naissance de l'esthétique comme science de l'art, qui détermine par là même l'art comme appartenant au passé.

Hegel montre donc l'inanité de l'idéal de restauration en matière d'histoire et d'histoire de l'art en particulier. L'oeuvre de l'historien consiste précisément à viser le passé comme passé, puisqu'en replaçant les oeuvres dans leur contexte historique "on instaure avec les oeuvres un rapport non de vie mais de simple représentation" (Gadamer, 187). Ce que montrent les efforts iconologique de Panofsky, c'est que la lisibilité immédiate de l'oeuvre dans son contexte symbolique ne peuvent être accessibles qu'à travers la longue et patiente médiation d'une rapport seulement intellectuel avec le passé, qui ne restitue pas l'immédiateté vivante du contexte : le fruit est détaché de l'arbre, il a perdu non seulement son géniteur, mais avec le sol et les conditions atmosphériques de son devenir éthique, sa valeur cultuelle. Les analyses les plus savantes ne restituent ainsi qu'un souvenir voilé (la distance temporelle obscurcit la signification originelle), parce que la présence vivante se spiritualise, gagne en intelligibilité ce qu'elle perd en présence immédiate :

"ce que l'on a rétabli, la vie que l'on a fait revenir de l'aliénation n'est pas la vie originelle. Elle ne fait qu'acquérir avec la persistance de l'aliénation une existence seconde dans la culture" (Gadamer, p. 186)

Le savoir historique n'est pas reviviscence mais rapport réfléchi avec le passé : la conscience historique n'abolit pas la distance temporelle mais la réfléchit.

Par conséquent, c'est à la philosophie qu'il appartient de penser le statut historique de l'art, même si revient à l'historien la tache concrète d'apporter des informations sur l'existence historique de l'art : mais tous deux, philosophe et historien, méditent sur l'existence de l'art comme passé, car nous ne sommes plus dans un rapport immédiat avec l'idéal de l'art, comme vie éthique et réalité de la vie d'un peuple, mais nous pensons l'art comme récollection et intériorisation : totalisation rétrospective qui éclaire sur l'histoire de l'esprit, qui relève donc de la philosophie, puisque c'est par la philosophie que s'accomplit la conscience de soi de l'esprit.

Cette position est diamétralement opposée à celle de Schleiermacher, comme le note Gadamer (p. 188) :

"Par là Hegel exprime une vérité définitive, en ce sens que l'essence de l'esprit historique ne consiste pas dans la restitution du passé, mais dans la médiation réfléchie avec la vie présente. Hegel a raison de

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ne pas concevoir cette médiation réfléchie comme une relation extérieure et ultérieure, mais de la placer au même niveau que la vérité de l'art lui-même."

Hegel l'emporte sur la conception herméneutique de Schleiermacher : "la question de la vérité de l'art nous contraint nous aussi à une critique de la conscience esthétique comme de la conscience historique" (p. 188). Si la détermination philosophique du concept de l'art nous oblige à penser le statut de son histoire, il reste à déterminer ce qui, de la valeur historique ou de la valeur esthétique est déterminant pour penser l'actualité de l'art.

Troisième partie :Valeur historique, valeur esthétique

L'histoire de l'art concerne donc non seulement la connaissance de son évolution mais l'expérience de récollection et d'intériorisation qui nous permet, comme les montrent les analyses détaillées de Hegel dans ses Leçons d'esthétique, à la fois de goûter aujourd'hui l'art grec et de penser son caractère irrémédiablement révolu. L'histoire de l'art n'est plus pensée comme essence permanente mais comme devenir historique. Certes, l'art ne concerne qu'un moment du devenir de l'Esprit, celui de l'extériorisation et de la manifestation sensible de l'Idée pour la conscience humaine, mais cette expression, pour être saisie, exige d'être située dans le cadre historique de la civilisation qui le produit.

L'important, c'est que l'analyse hégélienne dote la réalité sociale toute entière d'un sens, qui est celui de la réalisation de l'esprit. On peut regretter l'idéalisme de principe qui subordonne le sensible à l'intelligibilité de l'Idée et qui ordonne la succession des civilisations humaine dans le cadre d'un procès cumulatif qui place l'Europe dans une prééminence non questionnée, et réduit le développement historique à une phénoménologie de l'Esprit pour la conscience européenne.

Cela ne doit pas nous empêcher de souligner le mérite de Hegel, qui oblige la philosophie à prendre compte l'ensemble concret des structures d'une civilisation, structures sociales et juridico-politiques, aussi bien qu'intellectuelles, pour mesurer le degré de réalisation de l'humanité. Puisque la vérité de l'esprit s'accomplit à travers l'histoire, cette histoire n'est autre que la réalisation de l'humanité, comme réalisation de la liberté. L'art joue donc un rôle dans l'histoire de l'humanité puisqu'il participe à son développement éthique. Cela lui confère le rôle de marqueur du progrès des civilisations. Hegel donne donc les moyens de réfléchir sur les rapports entre art et civilisation qui agitent les esprits depuis les Lumières. Quelle est l'influence des arts et des sciences sur le progrès des civilisations ? Quel état de la civilisation explique l'émergence des arts ? Comment penser le rapport entre art, sociologie et politique ? Les arts naissent, les styles varient, il y a donc un rapport entre évolution des arts et évolution de la société toute entière.

1) Art et civilisation.

Comment formaliser ce rapport ? Dans l'essai intitulé De la naissance et du progrès des arts et des sciences, Hume soutient que les arts et les sciences ne peuvent naître que sous un gouvernement libre, reprenant un thème fondamental des Lumières. L'émergence des arts est liée à l'expression individuelle, pensée politiquement comme droit à l'expression individuelle. Parce qu'un Etat despotique réprime la pensée individuelle, que l'éloquence jaillit naturellement dans les gouvernements démocratiques et que l'émulation et le mérite favorisent le génie, "les gouvernements libres sont le seul berceau propre à permettre l'éclosion des arts et des sciences" (Essais esthétiques, p. 69). La question de l'émergence des arts est d'abord politique, si on la pense comme expression individuelle rapportée au monde social. Mais elle est immédiatement (conformément au programme des Lumières écossaises) sociologique au sens large, impliquant le développement d'ensemble des civilisations. Le rapport individu - société ne suffit pas, il faut prendre en compte l'ensemble du développement économique, et donc également penser le rapport politique d'Etat à Etat. D'où la deuxième proposition de Hume :

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"Rien n'est plus favorable à la naissance de la politesse et de la culture qu'un certain nombre d'Etats voisins et indépendants, liés entre eux par des relations commerciales et politiques."

Ainsi la culture, au sens large, développement technique manufacturier et commercial ne s'entend pas sans poser une communauté de nations et ce sont les relations qui contribuent à l'éclosion des arts, et non seulement l'initiative privée du génie. Il y a donc une sociologie mais aussi une géopolitique de l'éclosion des arts, qui explique l'émergence des arts et des sciences en Grèce :

"formée d'un essaim de petites principautés, qui bientôt devinrent des républiques. Etant unies aussi bien par leur proche voisinage que par les liens du même langage et des mêmes intérêts, elles eurent les rapports les plus étroits de commerce et de culture. A cela concoururent un heureux climat, un sol cultivable et le langage le plus harmonieux et le plus compréhensif du monde, de sorte que toutes les circonstances semblèrent favoriser la naissance des arts et des sciences dans ce peuple." (p. 71-72).

L'Europe, constate Hume, ressemble à ce qu'était la Grèce en miniature, elles ont une géographie analogue, "fragmentée de par ses mers, ses rivières, ses montagnes" formant des "régions naturellement divisées en plusieurs gouvernements distincts".

C'est la géographie qui explique l'émergence locale des arts et des sciences : en Grèce et en Europe (p. 74). Retenons de cette analyse la fécondité d'une approche sociologique qui permet de penser les arts comme facteur de l'évolution des sociétés humaines. Mais il s'agit d'une rationalisation, destinée à justifier le primat de l'Europe et de la Grèce. L'ouverture aux facteurs sociologiques sert à valider l'affirmation de la prééminence d'une culture. L'analyse converge vers la justification d'une supériorité européenne.

Le gain de l'analyse consiste à penser l'art comme une production matérielle, multifactorielle, réclamant pour son élucidation le secours de l'histoire au sens large. Hegel reprend la position humienne en dotant la succession des civilisation d'un vecteur plus fort. Si l'art dépend de conditions politiques et sociologiques, c'est qu'il relève de l'esprit du temps. L'unité matérielle et spirituelle des civilisations est posée plus fortement. Si l'art est un témoin de développement, c'est qu'il montre la liberté se réalisant. Mais cette réalisation prend d'abord la figure concrète d'une dépendance entre l'art et l'esprit du temps. Même si Hegel ordonne les civilisations égyptiennes, grecques et très largement chrétiennes dans un devenir téléologique, qui est celui de l'humanité européenne, c'est lui qui permet au champ ainsi libéré d'une science du concret, autant qu'à une philosophie de l'art, de se constituer.

Ce que Hegel permet de poser, c'est l'unité morphologique du style et de l'esprit du temps. Du coup l'art est d'abord l'expression de l'histoire de son époque, il est fils de l'esprit du temps. Le Beau lui-même s'historicise. Le bon goût et la norme classique, qui permettaient à Hume d'affirmer la prééminence de l'Europe ne suffisent plus pour cautionner la confiscation des arts par l'Europe. Si le beau n'est pas anhistorique, la pensée classique, Hume y compris, a tort de voir dans le goût de l'époque l'unité de mesure qui permet de jauger, d'ordonner les arts du passé selon l'échelle d'un progrès qui serait celui du bon goût. Pour Hume, l'art civilisé se limite à la Grèce et à certains pays d'Europe (il pense principalement à l'Italie, à la France du XVIIe) et cela se justifie par la norme du goût. Mais puisque Hegel montre l'historicité du beau, il donne les moyens de penser le changement de styles autrement que comme progrès, déroulement qui culmine vers l'Europe. Si l'art, incarnant l'Idée du beau (à un moment de son développement) exprime en même temps la conscience d'un peuple, alors on peut suspecter d'unilatéralilté le jugement de goût qu'une époque porte sur les autres civilisations qu'elle connaît. L'art, le goût, le beau s'enracinent dans un terroir. Leur partialité est nécessaire.

Il y a donc une diversité géohistorique des civilisations et un lien organique entre état de la culture, productions des arts et techniques et statut des arts. Si nous renonçons à lire le devenir comme développement de l'Esprit, télos de l'humanité européenne, si nous voulons considérer le

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développement sans l'indexer sur un progrès, il reste à penser quel sens nous donnons au déroulement du devenir et quel sens l'art prend dans ce déroulement.

2) Valeur comparée des styles et des oeuvres :le problème de la naissance et de la dégénérescence des styles.

Penser le déroulement sous forme de progrès conduit à hiérarchiser les civilisations, à fondre chronologie, maturation naturelle (croissance et mort) et développement logique en un seul devenir. Or, s'il est sûr que la chronologie joue un rôle dans le développement de l'art (nous héritons d'un certain état de la question), la valeur esthétique s'oppose à la valeur historique en ceci que l'art d'une civilisation plus ancienne dans le temps n'en a pas pour autant une valeur moindre à celle de l'art récent. La chronologie en elle-même n'est pas porteuse de sens. Mais il y a une historicité du style qui ne dure pas éternellement, qui naît et se développe dans le temps comme un être naturel. Cela pose le problème de la naissance et de la dégénérescence des styles.

Depuis Vasari, l'idée d'un progrès de l'art, indexé sur la maturation du développement humain, s'est imposé à la conscience européenne. Cela dit que la vie de l'art ne développe pas la même valeur en chacun de ses moments : valeur esthétique et historiques sont disjointes. Vasari aligne l'histoire de l'art renaissant comme celle de l'art antique sur un schéma de développement qui est celui de l'enfance, de l'adolescence et de la maturité. Au XVIIIe, Winckelmann thématise les quatre âges de l'art grec, art archaïque, art sublime, bel art, art des épigones : le motif de la dégénérescence, d'une mort du style, que Vasari éludait avec élégance, fait son entrée : les civilisations savent maintenant qu'elles sont mortelles (Valéry). Or, la dégénérescence du style est pensée au XVIIIe, dans la fusion entre techniques et ethos, comme résultat ou cause de la corruption des moeurs. C'est la thématique du luxe, qui projette l'indice de développement technique sur l'axe politique et moral de la corruption des moeurs : la dissolution des moeurs, suite nécessaire du luxe, entraîne la corruption du goût, dit Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts (en répondant négativement à la question formulée en 1750 par l'Académie de Dijon, "Si le rétablissement des Sciences et des Arts a contribué à épurer les moeurs"). Prenant la défense des arts, Hume montre que le luxe n'est pas corrupteur en lui-même et affirme :

"premièrement que les époques raffinées sont à la fois les plus heureuses et les plus vertueuses ; deuxièmement que partout où le luxe cesse d'être innocent, il cesse aussi d'être bénéfique et que, quand il dépasse un certain degré, il se trouve être d'une qualité pernicieuse, bien que ce ne soit peut-être pas la plus pernicieuse pour la société publique" ("Du raffinement dans les arts", in Essais esthétiques, p. 48).

Pourtant,

"quand les arts et les sciences atteignent la perfection dans quelque Etat, à partir de ce moment là, ils déclinent naturellement ou plutôt nécessairement, et (ils) ne revivent jamais ou rarement dans la nation où ils ont fleuri antérieurement." ("De la naissance et du progrès des arts et des sciences", in Essais esthétiques).

C'est une théorie de la dégénérescence qui lie la décadence des arts non à la corruption des moeurs mais à une corruption du goût par excès de civilisation. Les arts dégénèrent par excès de raffinement :

"c'est l'extrême dans lequel les hommes sont les plus aptes à tomber une fois que la culture a fait quelque progrès et que des écrivains éminents sont apparus dans tous les genres littéraires (...) la tentative pour plaire par la nouveauté éloigne les hommes de la simplicité de la nature, et remplit leurs écrits d'affectation et de pointes." "De la simplicité et du raffinement dans l'art d'écrire", in Essais esthétiques, p. 78.

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L'ornement remplace le naturel. L'ornement, le raffinement est le cas emblématique pour penser le passage du canon classique à sa variation épigonale, le passage du bon goût (classique) au mauvais goût (baroque). Les deux exemples déterminants qui se proposent à la conscience européenne sont le passage de l'art antique à l'art paléochrétien et byzantin, pensé comme décadence, et l'opposition du classique et du baroque. Dans les deux cas, l'art tardif est pensé comme décadence et cette décadence se repère stylistiquement par la profusion des ornements ( tous les arts seraient soumis ainsi à un devenir naturel, passant de la rusticité de l'enfance sauvage à l'épanouissement adulte de la civilisation avant de dégénérer sous la profusion sénile d'ornements et de décorations vides de contenu, art pour l'art, perte de substance). Ce leitmotiv comprend donc le devenir naturel du style comme naissance, exercice et mort. C'est le mérite des historiens d'art d'avoir opposé à cette théorie de la dégénérescence naturelle une analyse structurale du style, qui permet de considérer la diversité des styles sans les hiérarchiser.

A) Riegl et la décadence.

L'historien d'art Aloïs Riegl, dans son chef-d'oeuvre, la Spätrömische Kunstindustrie, édité à Vienne en 1901 (l'industrie d'art du Bas-empire romain, non traduit en français) montre que l'art du Bas-Empire romain, qui accompagne la chute de l'Empire romain, ne doit pas être interprété comme décadence mais comme changement de norme et naissance d'un nouveau paradigme. On n'expliquait les oeuvres de l'Antiquité tardive et des grandes migrations que un effondrement du savoir-faire. Riegl répond : cette appréciation négative (un art barbare) résulte de l'intolérance d'une esthétique normative dont les critères ne sont pas applicables à des objets qui doivent leur naissance à une situation historique différente, qui se réclame d'autres idéaux esthétiques : d'une autre table des valeurs. L'absence prétendue de "savoir-faire" n'est qu'un "vouloir-autrement".

Ainsi Riegl adapte-t-il le concept hégélien de l'esprit du temps, et pense l'art comme l'expression d'un Kunstwollen, d'un vouloir artistique qui s'incarne dans un répertoire de formes, une morphologie spécifique. En cela 1) Riegl introduit la relativité des valeurs esthétiques : "La Spätrömische Kunstindustrie est l'édit de tolérance de notre discipline" dit l'historien d'art Otto Pächt (Questions de méthode en histoire de l'art, Munich, 1977, tr. fr. Lacoste, Paris, Macula, 1994, p. 150) et cette relativité permet d'élargir le champ d'appréciation même si elle témoigne d'un relativisme décevant.

2) Les jugements de valeurs "excellence / décadence" doivent être proscrits parce qu'ils sont déductifs au lieu d'être descriptifs et réfléchissants. Méthodologiquement, ils sont fautifs. Philosophiquement, ils confondent l'histoire comme création de forme et l'histoire comme unité rétrospective :

"Quiconque veut voir une décadence dans la nouvelle conception de l'Antiquité tardive s'arroge le droit de dicter aujourd'hui à l'esprit humain le chemin qu'il aurait dû prendre pour aller de la conception antique de la nature à la conception moderne." (Spätrömische Kunstindustrie, éd. 1901, p. 216 ; 1927 ; p. 404).

L'important est que Riegl réfute la théorie de la décadence, au nom d'une analyse de la physionomie stylistique (dont il esquisse les éléments dans la Grammaire des formes) qui permet de conférer à l'ornement une valeur qui dépasse sa valeur décorative (décadente) et le montrer comme le problème abstrait du remplissement d'un plan. Si Riegl s'intéresse aux arts mineurs, aux arts décoratifs (il a été conservateur du Musée des textiles à Vienne) et aux périodes réputées décadentes, c'est qu'il écrit à un moment où le paradigme antique cesse d'être reçu par la conscience européenne comme la seule nature de l'art. C'est parce que le paradigme de l'imitation de la nature (spécialement du corps humain) pensé comme renaissance de la culture antique (Vasari, Winckelmann) est en train de laisser la place à l'intérêt pour le non-figuratif, (Kandinsky peint sa première aquarelle abstraite en 1910) que l'ornement, et inversement la rudesse primitive de l'art paléochrétien commencent à être appréciés sur la base

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d'une norme du style différente, où l'illusion de la nature est remplacée par la pertinence expressive de la forme, déliée de toute vocation mimétique. Autrement dit, une époque, celle du paradigme renaissant, est en train de se clore.

Or c'est ce paradigme qui permettait d'unifier l'art comme un tout, de considérer la succession des artistes comme une succession progressant dans la solution d'un problème. Ce qui veut dire qu'il y a, en art, des segments d'histoire cumulative, mais c'est l'histoire d'un problème, et de sa résolution technique. Ce qui confère rétrospectivement à l'histoire de l'art une unité si grande, c'est l'identité d'un problème qui finalise - et à bon droit - un développement. Or la séquence qui va du XIVe au XXe siècle est finalisé par le schème de la perspective, par l'imitation de la nature et il y a une séquence progressive qui, de génération en génération, s'attache à résoudre uns à uns les mêmes problèmes (Ucello : la perspective, Bellini : l'espace et la lumière; Titien : la couleur etc... voir Gombrich, Histoire de l'art). Mais il n'y a pas pour l'humanité toute entière, ni pour l'art dans sa globalité un seul problème. Autrement dit l'unification rétrospective sous l'unité d'un problème passe aisément, mais à tort, pour l'essence de l'art, en tout cas la perspective a joué un tel rôle pour la constitution du l'esthétique comme discipline à partir du XVIIIe, est c'est ainsi que l'art s'eest arraché à la technique pour conquérir son autonomie pour la conscience occidentale (et pour elle seule). L'avantage de s'en tinir à la résolution d'un problème, c'est qu'on s'intéresse à la recherche en tant que telle (le paradigme est visé par les artistes comme but de la recherche, on s'intéresse dinc aux solutions techniques mises en oeuvre), mais on s'interdit ainsi de comprendre d'autres formes d'art : c'est ce qui arrive à Panofsky dans "L'évolution d'un schème structural" (L'oeuvre d'art et sa signification). Alors qu'il cherche justement à montrer l'irréductibilité les uns aux autres des canons égyptiens, byzantins, grec, médiévaux, Panofsky succombe au naturalisme (primat du canon grec) et taxe l'art égyptien de maladresse (il l'évalue par rapport au canon grec).

Bref, c'est parce que s'éteint le paradigme renaissant que Riegl peut se rendre sensible au répertoire décoratif et archaïque des arts réputés décadents, mais en même temps, il passe d'une conception naturaliste à une conception structurale de l'oeuvre.

B) Wölfflin, le hors norme et le statut du baroque.

Le statut de l'art baroque est exactement similaire. L'épithète baroque (péjorative) est d'abord un jugement de goût qui réprouve la bizarrerie, l'irrégularité (la perle baroque est une perle irrégulière) c'est-à-dire la transgression de la règle, l'écart par rapport à la norme. Ce qu'on a rassemblé sous l'étiquette "baroque", c'est, de la fin XVIe au XVIIIe, l'art hors norme, qui jurait avec le classique.

Figure de dégénérescence ornementale du classique, le baroque en vient (chez Focillon par exemple, La vie des formes) à désigner toutes les époques tardives d'épuisement du style (gothique flamboyant). Mais lorsque Wölfflin écrit en 1888 Renaissance et baroque, il consacre le baroque comme un style à part entière et lorsque en 1929, il rédige Les principes fondamentaux de l'histoire de l'art, il utilise un appareil de couples conceptuels : (linéaire / pictural ; plan / profondeur ; fermé / ouvert ; pluralité / unité ; clarté / obscurité qui formalisent souplement les différences morphologique entre le classique (1ère série du couple) et le baroque (2ème série). Ces catégories temporelles, moulées sur l'histoire de la peinture et de l'architecture du XVIème au XVIIIème siècle, attestent que, pour Wölfflin, le baroque n'est pas inférieur au classique, de même que pour Riegl, l'art romain tardif n'est pas inférieur à l'art grec. Il s'agit d'opposer deux systèmes d'égale valeur mais d'inspiration différente.

Ces catégories, Wölfflin les considère néanmoins comme archétypales, les inscrit dans une nature de la vision, de la perception des formes qui est en même temps une histoire de la culture, de l'esprit (voir la fin des Principes). Ces catégories sont donc artificiellement arrachées à l'histoire et non réfléchies (car il n'est pas sans intérêt qu'elles s'imposent à l'historien à une époque déterminée).

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Mais en tout cas Riegl et Wölfflin amorcent une analyse structurale des oeuvres, qui suppose une autonomie de la forme, et dont la pertinence, la finesse et le détail sensible sont du plus haut mérite.

3) Histoire au présent.

Au lieu de concevoir la succession des époques et des styles comme une maturation, comme la succession des âges de l'Esprit, maturation qui unifie toutes les productions dans un développement unifié, Wölfflin, comme Riegl, signalent l'intérêt :

des arts réputés décadents, réputés médiocres, mineurs, les zones d'ombre de l'histoire,

de la pluralité de normes stylistiques simultanées (baroque et classique).

Cela interdit de penser le développement des cultures, l'histoire humaine comme réalisation unifiée par un progrès, ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait pas de progrès locaux, de solutions plus heureuses à des problèmes identiques : c'est patent en architecture ; ce qui ne signifie pas non plus que l'art puisse être considéré comme anhistorique : toute production d'art est tissée dans un réseau causal d'interaction, d'influences, de dépendance à l'égard des autres formes d'art, passées et présentes - disponibles, et des problématiques du temps.

Mais Wölfflin, Riegl, permettent de s'intéresser aux formes pour elles-mêmes. Le gain de l'analyse structurale, c'est qu'on échappe au relativisme comme au progrès. L'histoire des formes n'est plus le procès par lequel l'Esprit se reconnaît lui-même symboliquement mais la vie des formes qui se développent historiquement. Cette vie des formes n'exprime pas la maturation de l'Esprit, mais un réseau d'influences, de dépendances et d'écarts vis à vis des règles constituées, de tentatives qui avortent ou qui ouvrent une tradition. Car l'intérêt pour l'histoire des styles montre bien qu'on ne peut s'intéresser à l'art sans unifier telle portion de production d'objet sous l'autorité d'un style. Mais le style ainsi dégagé permet une périodisation toujours rétrospective, hypothèse de travail, construction heuristique. Unifier les productions d'une époque exige bien une norme, qui ne constitue pas la nature de l'art mais l'autorité présente du style. C'est parce que la norme (le problème qui se pose aux artistes du temps) n'est plus pensée comme nature mais comme création, que l'on échappe à l'unification rétrospective des oeuvres, réduite au statut d'étapes jalonnant le progrès de l'art. Si cette norme est elle-même création, alors c'est la constitution des règles et leurs transformations qui devient le vrai problème de l'histoire de l'art.

L'histoire de l'art est donc la lecture actuelle que nous faisons de l'art. C'est le présent de l'art qui permet la lecture téléologiquement orientée du passé. Ainsi Hegel a raison d'affirmer que l'art appartient au passé, mais ce passé est celui de la mémoire sélective du goût d'une époque. Ce rapport réfléchi avec le passé éclaire la présence immédiate des oeuvres. Le problème qui se posait à nous était le suivant : à situer les oeuvres dans le temps, sommes-nous condamnés à osciller entre une lecture téléologique de l'histoire comme progrès unifié, ou une historicité confuse et contingente dont se détachent ici ou là quelques chefs-d'oeuvres atemporels ? Nous constatons que le passé de l'art est constitué au présent , parce que c'est la norme actuelle du style qui nous permet d'unifier rétrospectivement le passé des oeuvres et de les ordonner dans le cours d'une histoire, dont l'objectivité réside en ceci qu'elle nous éclaire sur notre propre présent. En ce sens, on peut dire que c'est l'art, en tant qu'il est ouverture à l'avenir, production, création, interprétation de la norme, qui détermine la lecture que l'on donne du passé, comme conditions déterminant le présent. Cette détermination n'est ni un déterminisme causal permettant d'inférer les problèmes que devront résoudre les oeuvres de demain (progrès linéaire), ni un arbitraire (contingence de la situation historique ou initiative du génie individuel). Car la norme de l'art n'est ni déterminante (au sens causal) ni indifférente. Comme le montre Kant aux par. 47-48 de la Critique du jugement, la production d'art n'est pas déterminée par des règles constituantes, et on ne peut déduire le canon stylistique d'une

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oeuvre ou d'une époque, mais on le produit rétrospectivement en réfléchissant sur ce qui est donné. C'est bien la création qui est déterminante, mais elle entretient un rapport réfléchissant avec le passé qu'elle sélectionne.

Conclusion

L'art a bien une histoire, l'histoire qu'il se donne en fonction des exigences du goût présent. L'histoire de l'art est la représentation que l'art se donne de son passé, c'est-à-dire de lui-même, qu'il pense sa norme comme naturalité donnée dans la culture (l'art-artisanat) ou comme création culturelle valable pour les productions de toutes les époques. Mais la valeur de l'oeuvre ou du genre excède leur situation historique. L'art possède en même temps, dans la mesure où il est reçu par le goût du présent, une validité transhistorique. Les oeuvres qui marquent échappent ainsi à leur insertion historique, parce qu'elles sont sauvées par le goût présent, qui salue leur actualité. Ainsi, les oeuvres qui sont réduites à leur statut historique sont considérées seulement comme des témoins de l'époque et minorées ; les oeuvres saluées comme grandes sont extraites de la succession parce qu'elle sont éprouvées comme durables (elles nous touchent au présent et ne se contentent pas de jouer le rôle second de symbole de la culture). La valeur de l'art ne se réduit pas à sa valeur historique, qu'il partage avec tous les témoins existants mais tient à la valeur esthétique qu'on lui accorde aujourd'hui et qui lui reconnaît une actualité présente.

Toute oeuvre d'art peut donc être pensée historiquement, mais sa valeur esthétique ne se réduit pas à sa valeur historique.Tous les artefacts humains subsistants ont le même intérêt, celui d'exister comme témoins du passé et d'offrir à la connaissance historique des indices de reconstitution objective du passé. La valeur historique est donc le signe de la volonté de durer des hommes. C'est ainsi qu'est né le souci pour l'histoire, enquête sur le présent ou le passé récent, par volonté de conserver l'événement, de lui offrir un support durable, plus durable que la mémoire humaine. Mais cela montre la parenté indiscutable entre le projet scientifique de l'histoire et l'ouvrage d'art : tous deux ont affaire au contingent. De même que Hérodote et Thucydide forment le projet de conserver l'événement, visent l'éternel, non une éternité intemporelle, mais une permanence durable dans l'actualité de la mémoire, - une actualité réfléchie, de même l'art conserve. Cela justifie l'affinité entre art et histoire, au point qu'on puisse confondre leur rôle dans la culture et dans l'éducation :

"on a nommé les sciences historiques belles sciences parce qu'elles constituaient la nécessaire préparation et le fondement des beaux-arts, aussi parce qu'on entendait par les sciences historiques la connaissance des produits des beaux-arts (éloquence et poésie)" Kant, Critique du Jugement, par. 44.

On aurait tort, bien sûr, de tenir histoire et art pour identiques, mais ils procèdent tous deux de l'exigence humaine de se hisser hors de la flèche contingente du temps : ils témoignent de la même volonté de conservation, du même souci de créer un jour une oeuvre qui soit durable.

Cette conservation n'ouvre pas un domaine intemporel qui échappe à la succession temporelle. Elle concerne l'actualité du sens que nous donnons rétrospectivement à la culture. Le passé n'est conçu qu'à partir de la tension vers l'avenir qui détermine le présent comme toujours rétrospectif :

"C'est seulement à partir de la plus haute force du présent que vous avez le droit d'interpréter le passé... L'égal ne peut être connu que par l'égal." Nietzsche, "De l'utilité et des inconvénients de l'histoire", par. 7 des Considérations intempestives, Folio, 1990, p. 134.

Bibliographie

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Aristote, Parties des Animaux, II, 1, 646 a

Aristote, Poétique, 4, 5

Pline, Histoires naturelles, livre XXXV

Winckelmann, Histoire de l'art chez les Anciens (1764), Préface

Hume, "De la naissance et du progrès des arts et des sciences", Essais esthétiques, pp. 69, 71-72, 74

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Gadamer, Vérité et méthode, 2ème édition franäaise, pp. 186-188

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