Sacher-Masoch - Le Legs de Caïn (L'Amour) - L'Errant - Don Juan - Frinko Balaban - Clair de Lune -...

download Sacher-Masoch - Le Legs de Caïn (L'Amour) - L'Errant - Don Juan - Frinko Balaban - Clair de Lune - Marcella

If you can't read please download the document

description

en français

Transcript of Sacher-Masoch - Le Legs de Caïn (L'Amour) - L'Errant - Don Juan - Frinko Balaban - Clair de Lune -...

Le Legs de Can (Contes Galiciens), par le chevalier Lopold deSacher-Masoch (1835-1895).Encod partir de l'dition de 1874 (traduction anonyme; Hachette,Paris) par Denis Constales ([email protected]).Ceci est la version du 24 novembre 1999.--Prologue: L'Errant.Nos fusils sur l'paule, nous marchions avec prcaution, le vieuxgarde et moi, dans la fort vierge qui tale ses masses noires etcompactes au pied des Karpathes. Les ombres du soir assombrissaientencore cet ocan sans rivages de pins drus et serrs; aucun bruit netroublait le silence, aucune voix d'tre vivant, aucun frmissementdans les arbres, pas d'autre lumire que de temps en temps un lambeaude la rsille d'or mat que le soleil couchant jetait encore sur lamousse et les herbes. Parfois le ciel d'un bleu ple, sans nuages,apparaissait entre les cimes immobiles des vieux pins. Un lourd parfumde pourriture vgtale tait suspendu dans les branches entrelaces.Sous nos pas, rien ne craquait, on enfonait comme dans un tapis. Defois autre on rencontrait un de ces blocs erratiques, frustes etmoussus, qui sont sems sur les pentes des Karpathes, dans les fortset jusque dans la plaine couverte de moissons dores, tmoinssilencieux d'une poque oublie o les flots d'une mer battaient lesflancs dchiquets de nos montagnes. Ce fut comme un cho lointain deces jours monotones de la cration, quand soudain il se leva un venttrs fort qui vint en mugissant rouler ses vagues invisibles entre leslourdes cimes, faisant frissonner les aiguilles des pins et ployer leshautes herbes qui s'inclinaient sur son passage.Le vieux garde s'arrta, ramena ses cheveux blancs que la bise avaitbouriffs, et se mit sourire. Au-dessus de nous, dans l'ther bleu,se montrait un aigle. Le garde s'abrita les yeux d'une main et regardal'oiseau en fronant ses pais sourcils, puis d'une voix dolente: -Voulez-vous tirer? dit-il.- A cette distance? Merci!- La tempte le rabat vers nous, murmura le vieux forestier, quirestait immobile.Il ne se trompait pas, le point noir ail grossissait de seconde enseconde, dj je voyais briller le plumage. Nous gagnmes uneclairire entoure de pins sombres, parmi lesquels se dtachaientcomme des squelettes quelques rares bouleaux blancs.L'aigle tournoyait sur nos ttes.- Eh bien, monsieur, c'est le moment de tirer.- A toi, mon brave.Le garde ferma les yeux, clignota un moment, souleva son vieux fusilrouill et l'arma.- Faut-il dcidment?...- Sans doute, moi je serais sr de le manquer.- A la grce de Dieu!Il paula d'un air dlibr, un clair jaillit, la fort rpercutasourdement la dtonation. L'aigle battit des ailes, un instant ilparut encore soulev par l'air, puis il tomba lourdement comme unepierre. Nous courmes vers l'endroit o il s'tait abattu.- Can! Can! cria une voix qui sortait du fourr, voix d'airain,terrible comme celle du Seigneur s'adressant dans le paradis auxpremiers hommes ou plus tard au maudit qui a frapp son frre.Les branches s'cartrent. Devant nous se tenait une apparitionfantastique, surhumaine.Un vieillard de taille gigantesque tait debout dans le maquis; autourde sa tte nue flottaient de longs cheveux blancs, une barbe blanchedescendait sur sa poitrine, et sous ses pais sourcils de grands yeuxsombres s'attachaient sur nous comme ceux d'un juge, d'un vengeur. Sonvtement de bure tait tout dchir et rapic, et il portait unegourde en bandoulire; appuy sur son bton, il hochait tristement latte. Enfin il sortit, ramassa l'aigle mort, dont le sang ruissela surses doigts, et le contempla en silence.Le garde se signa. - C'est un errant! murmura-t-il d'un ton d'effroi,un saint homme. - Sans ajouter un mot il mit la bretelle de son fusilsur l'paule et disparut entre les arbres sculaires.Malgr moi, mon pied prit racine et mes yeux se fixrent sur lesinistre vieillard. J'avais entendu parler plus d'une fois de cettesecte trange, laquelle notre peuple a vou une vnration siprofonde. Je pouvais maintenant satisfaire ma curiosit.- Te voil bien avanc, Can! dit l'errant au bout de quelques minutesen se tournant vers moi. Ta soif de meurtre est-elle assouvie par lesang de ton frre?- Mais l'aigle n'est-il pas un forban? rpliquai-je. Ne fait-on pasbien de le dtruire?- Hlas! oui, c'est un meurtrier, dit en soupirant le vieillard; ilverse le sang comme tous ceux qui vivent. Mais sommes-nous obligsd'en faire autant? Je ne le fais pas, moi; mais toi,... oui, oui, toiaussi, tu es de la race de Can, tu portes le signe...J'tais mal l'aise. - Et toi, lui dis-je enfin, qui es-tu donc?- Je suis un errant.- Qu'est-ce, un errant?- Un homme qui fuit la vie...Il dposa le cadavre de l'oiseau sur le sol et me regarda; ses yeuxavaient maintenant une expression de douceur infinie.- Repens-toi, reprit-il d'une voix pntrante, rpudie le legs deCan; cherche la vrit, apprends renoncer, mpriser la vie, aimer la mort.- O est la vrit? Peux-tu m'en montrer le chemin?- Je ne suis pas un saint, rpondit-il; je ne suis point en possessionde la vrit. Mais je te dirai ce que je sais.Il fit quelques pas vers un tronc d'arbre pourri qui tait couch dansla clairire et s'y assit; je m'installai en face de lui sur un blocde pierre, les mains sur les genoux, prt l'couter. La tte appuyesur ses deux mains, il regarda quelque temps devant lui comme pour serecueillir.- Moi aussi, commena-t-il enfin, je suis un fils de Can, petit-filsde ceux qui ont mang de l'arbre de la vie. Pour l'expier, je suiscondamn errer, errer jusqu'au jour o je serai libr de lavie... Moi aussi, j'ai vcu, j'ai follement joui de l'existence. J'aipossd tout ce que peut embrasser le dsir insatiable de l'homme, etj'en ai reconnu le nant. J'ai aim et j'ai t bafou, foul auxpieds quand je me livrais tout entier, ador quand je me jouais dubonheur des autres, - ador comme un Dieu! J'ai vu cette me que jecroyais soeur de la mienne et ce corps que mon amour tenait poursacr, je les ai vus vendus comme une vile marchandise. J'ai trouv mafemme, la mre de mes enfants, dans les bras d'un tranger... J'ai tl'esclave de la femme et j'ai t son matre, et j'ai t comme le roiSalomon, qui aimait le nombre... C'est dans l'abondance que j'avaisgrandi, sans me douter de la misre humaine; en une nuit s'croulal'difice de notre fortune, et lorsqu'il fallut enterrer mon pre, iln'y avait pas de quoi payer le cercueil. Pendant des annes, j'ailutt, j'ai connu le chagrin et les noirs soucis, la faim et les nuitssans sommeil, l'angoisse mortelle, la maladie. J'ai disput mesfrres les biens terrestres, opposant la ruse la ruse, la violence la violence, j'ai tu et j'ai t moi-mme deux pas de la mort, toutcela pour l'amour de cet or infernal... Et j'ai aim l'tat dontj'tais citoyen et le peuple dont je parle la langue, j'ai eu desdignits et des titres, j'ai prt serment sous le drapeau et je suisparti pour la guerre plein de colre et d'ardeur, j'ai ha, j'aiassassin ceux qui parlaient une autre langue, et je n'ai recueillique honte et mpris...... Comme les enfants de Can, je n'ai point mnag la sueur de mesfrres, ni hsit payer de leur sang mes plaisirs. Puis mon tourj'ai port le joug et me suis courb sous le fouet, j'ai pein pourles autres, travaill sans repos et sans trve pour grossir mon gain.Heureux ou misrable, riche ou pauvre, je ne redoutais qu'une chose, -la mort. J'ai trembl l'ide de quitter cette existence, j'ai mauditle jour o je suis n en songeant la fin qui nous attend. Que detourments, tant que j'esprais encore!... Mais la science m'est venue.J'ai vu la guerre des vivants, j'ai vu l'existence sous son vraijour... Il hocha la tte, et s'absorba dans ses rflexions.- Et quelle est la science que tu possdes? demandai-je aprs unepause.- Le premier point, c'est que vous autres, pauvres fous, vous vousimaginez que Dieu a fait le monde aussi parfait que possible et qu'ila institu un ordre moral. Fatale erreur! Le monde est dfectueux,l'existence est une preuve, un triste plerinage, et tout ce qui vit,vit de meurtre et de vol!- Ainsi, selon vous, l'homme n'est qu'une bte froce?- Sans doute; la plus intelligente, la plus sanguinaire, la pluscruelle des btes froces. Quelle autre est si ingnieuse opprimerses semblables? Partout je ne vois que lutte et rivalit, que meurtre,pillage, fourberie, servitude... Toute peine, tout effort n'a d'autremobile que l'existence, - vivre tout prix et transmettre samisrable vie d'autres cratures!La seconde vrit, continua gravement le vieillard, c'est que lajouissance n'a rien de rel; qu'est-ce donc, sinon la fin d'un besoinqui nous dvore? Et pourtant chacun court aprs ce vain mirage, et ilne peut en dfinitive qu'assurer sa vie. Mais crois-moi, ce n'est pasla privation qui fait notre misre, c'est cette attente ternelle d'unbonheur qui ne vient pas, qui ne peut jamais venir. Et qu'est-ce quece bonheur qui, toujours porte de la main et toujoursinsaisissable, fuit devant nous depuis le berceau jusqu' la tombe?Peux-tu me le dire?Je secouai la tte sans rpondre.- Qu'est-ce donc que le bonheur? continua le vieillard. Je l'aicherch partout o s'agite le souffle de la vie. Le bonheur, n'est-cepas la paix, qu'en vain nous poursuivons ici-bas? N'est-ce pas lamort? la mort qui nous inspire tant d'effroi? Le bonheur! qui ne l'acherch tout d'abord dans l'amour, et qui n'a fini par souriretristement au souvenir de ses joies imaginaires! Quelle humiliation dese dire que la nature n'allume en nous ce feu dvorant que pour nousfaire servir l'accomplissement de ses obscurs desseins! Elle sesoucie bien de nous! A la femme, elle a dparti tant de charmes, afinqu'elle puisse nous rduire sous son joug et nous dire: Travaille pourmoi et pour mes enfants! ... L'amour, c'est la guerre des sexes.Rivaux implacables, l'homme et la femme oublient leur hostilit nativedans un court moment de vertige et d'illusion pour se sparer denouveau plus ardents que jamais au combat.Pauvres fous qui croyez sceller un pacte ternel entre ces deuxennemis, comme si vous pouviez changer les lois de la nature et dire la plante: Fleuris, mais ne te fane pas, et garde-toi defructifier!... Il se prit sourire, mais sans amertume ni malice;dans ses yeux brillait la clart tranquille d'une lumire suprieure.- Et j'ai prouv de mme la maldiction qui s'attache laproprit... Ne de la violence et de la ruse, elle provoque lesreprsailles et engendre la discorde et les forfaits sans fin.L'infernale convoitise pousse les enfants de Can s'emparer de toutce qui est leur porte; et, comme si ce n'tait pas assez qu'un seulaccapare ce qui suffirait des milliers de ses semblables, ilvoudrait s'y tablir, lui et toute sa couve, pour toute ternit. Etils luttent, l'un pour prendre, l'autre pour garder ce qu'il a pris...Il tendit les bras comme pour repousser une vision terrible. - Maisl'homme isol ne peut soutenir le combat contre le nombre; alors ilsforment des ligues qui s'appellent communes, peuples, tats. Et leslois viennent sanctionner toute usurpation. Et notre sueur, notresang, sont monnays pour payer les caprices de quelques-uns qui aimentle faste, les femmes et le cliquetis des armes! La justice estfausse, et ceux qui lvent la voix au nom du peuple, on les corromptou on les supprime, et ceux qui le servent le volent. Puis le vols'insurge, et c'est encore la bestialit qui triomphe sur des ruinestaches de sang! ...... Les peuples sont des hommes en grand, ni moins rapaces, ni moinssanguinaires. Il est vrai que la nature nous a donn la destructionpour moyen d'existence, que le fort a partout sur le faible droit devie et de mort. Tous les crimes que la loi punit dans la vie prive,les peuples les commettent sans scrupule les uns sur les autres. On sevole, on se pille, se trahit, s'extermine en grand, sous couleur depatriotisme et de raison d'tat!...Le vieillard se tut pendant quelque temps. - Le grand mystre de lavie, dit-il enfin d'un ton solennel, veux-tu le connatre?- Parle.- Le mystre de la vie, c'est que chacun veut vivre par la rapine etle meurtre, et qu'il devrait vivre par sa peine. Le travail seul peutnous affranchir de la misre originelle. Tant que chacun cherche vivre aux dpens du prochain, la paix sera impossible. Le travail estle tribut que tu dois payer la vie: travaille, si tu veux vivre etjouir. Et c'est dans l'effort qu'est notre part de bonheur. Celui quise rjouit de ne rien faire est la dupe de son gosme; l'ennuiincurable, le dgot profond de la vie et la peur de mourirs'attachent ses pas.... La Mort! spectre terrible qui se dresse sur le seuil del'existence, la Mort, accompagne de ses sombres acolytes, la Peur etle Doute. Pas un ne veut se souvenir, songer au temps infini o iln'existait pas encore. Pourquoi donc craindre ce que nous avons tdj et pendant si longtemps? Partout la mort nous entoure, nousguette - c'est piti de voir chacun la fuir et implorer une heure desursis! Si peu comprennent que c'est elle qui nous apporte la libertet la paix!... Mieux vaudrait, il est vrai, ne pas natre, ou bien, une fois n,rver jusqu' la fin ce rve dcevant, sans tre bloui par sesfallacieuses et splendides visions, puis replonger ensuite pour jamaisdans le giron de la nature!...Le vieillard couvrit de ses mains sches et brunes son visage sillonnde rides profondes, et parut s'oublier lui-mme dans une vaguerverie.- Tu viens de me dire, repris-je, ce que la vie t'a enseign. Neveux-tu me dire maintenant la conclusion?- J'ai entrevu la vrit, s'cria l'errant, j'ai compris que le vraibonheur est dans la science, et qu'il vaut encore mieux renoncer tout que lutter pour jouir. Et j'ai dit: je ne veux plus verser lesang de mes frres ni les voler; j'ai quitt ma maison et ma femmepour courir les chemins. Satan est le matre du monde; c'est donc unpch d'appartenir l'glise ou l'tat, et le mariage aussi est unpch capital... Six choses constituent le legs de Can: l'amour, laproprit, l'tat, la guerre, le travail, la mort, - le legs de Canle Maudit, qui fut condamn tre errant et fugitif sur la terre. Lejuste ne rclame rien de ce legs, il n'a point de patrie ni d'abri, ilfuit le monde et les hommes, il doit errer, errer, errer... Et quandla mort vient le trouver, il faut qu'il l'attende avec srnit, sousle ciel, dans les champs ou dans la fort, car l'errant doit mourircomme il a vcu, en _tat de fuite..._ Ce soir, j'ai cru sentir lesapproches de la mort, mais elle a pass ct de moi, et je vais meremettre en route et suivre ses traces.Il se leva, prit son bton.- Fuir la vie est le premier point, dit-il, et une expression decharit cleste illumina ses traits, souhaiter la mort et la chercherest le second.Il me quitta et disparut bientt dans le taillis.Je restai seul, pensif; la nuit se fit autour de moi. Le tronc pourricommenait mettre une lueur phosphorescente, dans laquelle devenaitvisible un monde de plantes parasites et d'insectes laborieux. Jesongeai. Les images du jour dfilrent devant moi comme ces bulles quinaissent et disparaissent la surface d'un cours d'eau, je lescontemplais sans terreur et sans joie. Je voyais le mcanisme de lacration, je voyais la vie et la mort associes et se transformantl'une dans l'autre, et la mort moins terrible que la vie. Et plus jem'abme en moi-mme, et plus tout ce qui m'entoure devient vivant etme parle et arrive moi. - Tu veux fuir, pauvre fou, tu ne le peuxpas, tu es comme nous. Tes artres battent l'unisson des artres dela nature. Tu dois natre, grandir, disparatre comme nous, enfant dusoleil, ne t'en dfends pas, il ne sert de rien...Un bruissement solennel courut dans les feuilles, sur ma tte leslampadaires ternels brlaient dans leur calme sublime. Et je crusvoir devant moi la desse sombre et taciturne, qui sans cesse enfanteet engloutit; et elle me parla en ces termes: Tu veux te poser en face de moi comme un tre part, pauvreprsomptueux! Tu es la ride la surface de l'eau qui un moment brillesous les rayons de la lune pour s'vanouir ensuite dans le courant.Apprends tre modeste et patient et t'humilier. Si ton jour tesemble plus long que celui de l'phmre, pour moi, qui n'ai nicommencement ni fin, ce n'en est pas moins qu'un instant... Fils deCan, tu dois vivre, tu dois tuer; comprends enfin que tu es monesclave et que ta rsistance est vaine. Et bannis cette craintepurile de la mort. Je suis ternelle et invariable, comme toi tu esmortel et changeant. Je suis la vie, et tes tourments ni ton existencene m'importent... Toi comme eux tous, vous sortez de moi, et tt outard moi vous retournez. Vois comme l'automne les tres sechangent en chrysalide, ou cherchent protger leurs oeufs, puismeurent tranquilles, en attendant le printemps. Toi-mme ne meurs-tupas chaque soir pour renatre le lendemain? et tu as peur du derniersommeil!Je vois avec indiffrence la chute des feuilles, les guerres, lesflaux qui emportent mes enfants, car je suis vivante dans la mort etimmortelle dans la destruction. Comprends-moi et tu cesseras de mecraindre et de m'accuser; tu te sauveras de la vie pour retourner dansmon giron, aprs une courte angoisse. Ainsi me parla la grande voix. Puis le silence se fit de nouveau. Lanature rentra dans sa morne indiffrence et me laissa mes penses.Une terreur vague m'envahit; j'aurais voulu fuir, je me levai poursortir de la fort. Bientt je fus dans la plaine qui s'tendaitpaisible sous un ciel clair rempli d'toiles. Au loin, je voyais djmon village et les fentres claires de ma maison. Un calme profondse fit en moi, et un dsir ardent de science et de vrit s'allumadans mon me. Et comme j'enfilai le sentier bien connu travers leschamps et les prs, j'aperus tout coup une toile qui brillait auciel, et il me sembla qu'elle me prcdait, comme l'toile des roismages qui cherchaient la lumire du monde.Don Juan de Kolomea.Chapitre premier.Nous tions sortis de Kolomea en voiture pour nous rendre lacampagne. C'tait un vendredi soir. Vendredi, bon commencement ,dit le proverbe polonais; mon cocher allemand, un colon du village deMariahilf, prtendait au contraire que le vendredi tait un jour demalheur, Notre-Seigneur tant mort ce jour-l sur la croix. C'est monAllemand qui eut raison cette fois; une heure de Kolomea, noustombmes sur un piquet de garde rurale (1). - Halte-l! votrepasseport!--(1) Kolomea, ville d'environ 10 000 mes, est le chef-lieu d'un cerclede la Galicie; elle est btie sur l'emplacement d'une ancienne colonieromaine, d'o lui vient probablement son nom. On sait que la partieorientale de la Galicie est peuple par 3 millions de Petits-Russiens,qui appartiennent l'glise grecque unie. A ct de la commune_(gromada),_ qui se gouverne elle-mme, on y trouve une autreinstitution dmocratique, la garde rurale, forme par les paysansarms, qui fut en 1846 officiellement reconnue par le gouvernementautrichien et investie de prrogatives analogues celles de lagendarmerie. La haine invtre des Petits-Russiens pour les Polonaisa toujours permis, en temps de rvolution, de confier la garderurale la surveillance des campagnes. Il en fut ainsi en 1863, poqueo se passe cette histoire.Nous arrtmes; mais le passeport! Mes papiers, moi, taient enrgle; personne ne s'tait inquit de mon Souabe. Il tait l sur sonsige comme si les passeports eussent t encore inventer, faisaitclaquer son fouet, remettait de l'amadou dans sa pipe. videmment cepouvait tre un conspirateur. Sa face insolemment bate semblaitprovoquer les paysans russes. De passeport, il n'en n'avait point; ilshaussrent les paules. - Un conspirateur! fit l'un d'eux.- Voyons, mes amis! regardez-le donc.- Peine perdue! - C'est un conspirateur.Mon Souabe remue sur sa planche d'un air embarrass; il corche lerusse, rien n'y fait. La garde rurale connat ses devoirs. Qui oseraitlui offrir un billet de banque? Pas moi. On nous empoigne et l'on nousconduit l'auberge la plus proche, quelque cent pas de l.De loin, on et dit des clairs qui passaient devant la maison:c'tait la faux redresse en baonnette d'une sentinelle. Justeau-dessus de la chemine se montrait la lune, qui regardait le paysanet sa faux; elle regardait par la petite fentre de l'auberge et yjetait ses lumires comme de la menue monnaie, et emplissait d'argentles flaques devant la porte, pour faire enrager l'avare juif, - jeveux dire l'aubergiste, qui nous reut debout sur le seuil, et quimanifesta sa joie par une sorte de lamentation monotone. Il dandinaitson corps la faon des canards; s'approchant de moi, il me fit d'unbaiser une tache sur la manche droite, puis sur la gauche galement,et se mit gourmander les paysans d'avoir arrt un _monsieur_ telque moi, un monsieur qui bien sr tait noir et jaune (1) dans l'me,il l'aurait jur sur la Thora..., et il vocifrait et se dmenaitcomme s'il et t personnellement victime d'un attentat inou.--(1) Ce sont les couleurs autrichiennes: noir et jaune, - bonAutrichien.Je laissai mon Souabe avec les chevaux, gard vue par les paysans,et j'allai m'tendre dans la salle commune, sur la banquette quicourait autour de l'immense pole. Je m'ennuyai bientt. L'ami Mochkou(1) tait fort occup verser ses htes de l'eau-de-vie et desnouvelles; deux ou trois fois seulement il s'abattit prs de moi ensautant par-dessus le large buffet comme une puce, et s'y colla, ets'effora d'entamer une conversation politique et littraire. Cen'tait pas une ressource.--(1) Mose, sobriquet des Juifs.Je me mis examiner la pice o je me trouvais. Le ton dominant taitle vert-de-gris. Une lampe ptrole, alimente avec parcimonie,rpandait sur tous les objets une lumire verdtre; des moisissuresvertes tapissaient les murs, le vaste pole carr semblait verni auvert-de-gris, des touffes de mousse poussaient entre les pavs duparquet, - une lie verte dans les verres brandevin, du verdetauthentique sur les petites mesures en cuivre, o les paysans buvaient mme devant le buffet sur lequel ils jetaient leur monnaie debillon. Une vgtation glauque avait envahi le fromage que Mochkoum'apporta; sa femme tait assise derrire le pole, en robe de chambrejaune ramages vert-pr, occupe bercer son enfant vert ple. Duvert-de-gris sur la peau chagrine du Juif, autour de ses petits yeuxinquiets, de ses narines mobiles, dans les coins aigres de sa bouche,qui ricanait! Il y a de ces visages qui verdissent avec le temps commele vieux cuivre.Le buffet me sparait des consommateurs, qui taient groups autourd'une table longue et troite, pour la plupart des paysans desenvirons; ils conversaient voix basse en rapprochant leurs ttesvelues, tristes, sournoises. L'un me parut tre le diak (le chantred'glise). Il tenait le haut bout, maniait une large tabatire, o ilpuisait seul pour ne point droger, et faisait aux paysans la lectured'un vieux journal russe moiti pourri, aux reflets verts; tout celasans bruit, gravement, dignement. Au dehors, la garde chantait unrefrain mlancolique dont les sons semblaient venir de trs loin: ilsplanaient autour de l'auberge comme des esprits qui n'osaient pntrerau milieu de ces vivants qui chuchotaient. Par les fentes et lesouvertures, la mlancolie s'insinuait sous toutes les formes,moisissures, clair de lune, chanson; mon ennui aussi devenait de lamlancolie, de cette mlancolie qui caractrise notre race, et qui estde la rsignation, du fatalisme. Le chantre tait arriv aux morts dela semaine et aux cours de la bourse, quand tout coup on entendit audehors le claquement d'un fouet, un pitinement de chevaux et des voixconfuses. Puis un silence; ensuite une voix trangre qui vint semler celle des paysans. C'tait une voix d'homme, une voix quiriait, qui tait comme remplie d'une musique gaie, franche, superbe,et qui ne craignait point ceux qui elle s'adressait; elles'approchait de plus en plus, enfin un homme franchit le seul.Je me redressai, mais je ne vis que sa haute taille, car il entrait reculons en parlementant toujours avec les paysans sur un ton deplaisanterie. - Ah ! mes amis, faites-moi donc la grce de mereconnatre! Est-ce que j'ai l'air d'un missaire, moi? Est-ce que lecomit national se promne sur la route impriale quatre chevaux,sans passeport? Est-ce qu'il flne la pipe la bouche, comme moi?Frres, faites-moi la grce d'tre raisonnables!On vit paratre dans la porte plusieurs ttes de paysans et autant demains qui frottaient des mentons, ce qui voulait dire: voil unegrce, frre, que nous ne te ferons point.- Ainsi, vous ne voulez pas vous raviser... aucun prix?- Impossible.- Mais suis-je donc un Polonais? Voulez-vous que mes pre et mre seretournent dans leur tombe au cimetire russe de Czernelia? Est-ceque mes aeux n'ont pas combattu les Polonais sous le Cosaque BogdanKhmielniki? Ne sont-ils pas alls avec lui les assiger dans Zbaraz,o ils taient camps, couchs, assis ou debout, leur choix? Voyons,faites-moi la grce, laissez-moi partir...- Impossible!- Mme si mon bisaeul a fait le sige de Lemberg sous l'hetmanDorozenko? Je vous assure qu'alors les ttes des gentilshommespolonais n'taient pas plus chres que les poires; mais, bonne sant,et que a finisse!- Impossible!- C'est impossible pour de bon? Srieusement?- Srieusement.- Tant pis. Bonne sant tout de mme!L'tranger se rsigna sans plainte. Il entra, inclina lgrement latte en rponse aux salamalecs du Juif, et s'assit devant le buffet enme tournant le dos. La Juive fit un mouvement, le regarda, dposa surle pole son enfant, qui dormait, et s'approcha du buffet. Elle avaitd tre belle jadis, quand Mochkou l'pousa; maintenant ses traitsavaient quelque chose de singulirement pre. La douleur, la honte,les coups de pied et de fouet ont longtemps travaill cette racejusqu' donner tous ces visages cette expression la fois ardenteet fane, triste et railleuse, humble et haineuse. Elle courbait ledos, ses mains fines et transparentes jouaient avec un des gobelets,ses yeux s'arrtrent sur le nouveau venu. De ces grands yeux noirs ethumides s'chappait une me de feu, comme un vampire qui sort d'unetombe, et s'attachait sur le beau visage de l'tranger.Il tait vraiment beau. Il se pencha vers elle par-dessus la table, yjeta quelques pices d'argent, et demanda une bouteille de vin. -Vas-y, dit le Juif sa femme.Elle se courba davantage, s'en alla les yeux ferms comme unesomnambule. Mochkou, s'adressant moi, me dit voix basse: - C'estun homme dangereux, un homme bien dangereux! - Et il hocha sa petitette prudente avec les petites boucles noires masses sur le front.Il avait veill l'attention de l'tranger, qui se retournasubitement, m'aperut, se leva, tira son bonnet de peau de mouton, ets'excusa trs poliment. Je lui rendis son salut. La bienveillancerusse s'est tellement incarne dans le langage et les moeurs qu'il estpresque impossible l'effort individuel d'aller au del de latendresse insinuante des phrases consacres. Nanmoins nous noussalumes avec plus de politesse encore que ne le veut l'usage. Quandnous emes fini de nous proclamer rciproquement nos trs humblesvalets et de tomber aux pieds l'un de l'autre (1), l'hommedangereux s'assit en face de moi, et me demanda la permission, parmisricorde , de bourrer sa pipe turque. Dj les paysans fumaient,le diak fumait, le pole lui-mme s'tait mis de la partie; pouvais-jele priver de sa pipe? - Ces paysans! fit-il gament; dites-moivous-mme, cent pas me feriez-vous cette chose de me prendre pour unPolonais (2)?--(1) _Padam do nog,_ je tombe vos pieds - salut polonais etpetit-russien.(2) Les Polonais disent: _Jak d/lugo swiat swiatem, Polak ni byl i niebeazie Rusinowi bratem_ (tant que le monde est le monde, le Polonaisn'a t et ne sera jamais le frre du Russe). A leur tour, lesPetits-Russiens disent: _Tcho Lakh, to vrakh_ (un Polonais, c'estdire, un ennemi).- Eh bien! vous voyez, frre, s'cria-t-il plein de reconnaissance;mais faites donc entendre raison ceux-l! - Il tira de son goussetune pierre, y dposa un fragment d'amadou, et se mit battre lebriquet avec son couteau de poche.- Cependant le Juif vous appelle un homme dangereux.- Ah! oui... - Il regarda la table en souriant dans sa barbe. - L'amiMochkou veut dire: pour les femmes. Avez-vous remarqu comme il arenvoy la sienne? a prend feu si facilement...L'amadou aussi prenait feu; il le mit dans la pipe, et bientt il nousenveloppa de nuages bleutres. Il avait modestement baiss les yeux,et souriait toujours. Je pus l'examiner loisir. C'tait videmmentun propritaire, car il tait fort bien mis; sa blague tabac taitrichement brode, il avait des faons de gentilhomme. Il devait tredes environs ou du moins du cercle de Kolomea, car le Juif leconnaissait; il tait Russe, il venait de le dire, - pas assez bavardd'ailleurs pour un Polonais. C'tait un homme qui pouvait plaire auxfemmes. Rien de cette pesante vigueur, de cette lourdeur brutale quichez d'autres peuples passe pour de la virilit: il avait une beautnoble, svelte, gracieuse; mais une nergie lastique, une tnacit toute preuve, se rvlaient dans chacun de ses mouvements. Descheveux bruns et lisses, une barbe pleine, coupe assez court etlgrement frise, ombrageaient un visage rgulier, bronz par lehle. Il n'tait plus tout fait jeune, mais il avait des yeux bleuspleins de gaiet, des yeux d'enfant. Une bont, une bienveillanceinaltrable tait rpandue sur ses traits basans, et se devinait dansles lignes nombreuses que la vie avait burines sur ce mle visage.Il se leva, et arpenta plusieurs fois la salle d'auberge. Le pantalonbouffant emprisonn dans ses bottes molles en cuir jaune, les reinsceints d'une charpe aux couleurs vives sous un ample habit ouvert,pardevant, la tte coiffe d'un bonnet de fourrure, il avait l'air d'unde ces vieux boyards aussi sages que braves qui sigeaient en conseilavec les princes Vladimir et Jaroslav ou faisaient la guerre avec Igoret Roman. Certes il pouvait tre dangereux aux femmes, je n'avais pasde peine l'en croire; le voir se promener ainsi de long en large,le sourire aux lvres, j'prouvais moi-mme du plaisir.La Juive revint avec la bouteille demande, la dposa sur la table, etretourna s'asseoir derrire le pole, les yeux obstinment fixs surlui. Mon boyard s'approcha, regarda la bouteille; il paraissaitproccup. - Un verre de tola, dit-il en riant, c'est encore cequ'il y a de mieux pour remplacer le sang chaud d'une femme. - Ilpassa la main sur son coeur d'un geste comme s'il voulait comprimerune palpitation.- Vous aviez peut-tre... Je m'arrtai, craignant d'tre indiscret.- Un rendez-vous? Prcisment. - Il cligna les yeux, tira d'paissesbouffes de sa pipe, hocha la tte. Et quel rendez-vous! comprenez-moibien. Je puis dire que je suis heureux auprs des femmes,extraordinairement heureux. Si on me lchait dans le ciel parmi lessaintes, le ciel serait bientt... que Dieu me pardonne le pch!Faites-moi la grce de me croire!- Je vous crois volontiers.- Eh bien! voyez. Nous avons un proverbe ce que tu ne dis pas tonmeilleur ami ni ta femme, tu le diras un tranger sur la granderoute . Dbouche la bouteille, Mochkou, donne-nous deux verres, etvous, par misricorde, buvez avec moi et laissez-moi vous raconter mesaventures, - des aventures rares, prcieuses comme les autographes deGoliath le Philistin, - je ne dis pas comme les deniers de JudasIscariote, j'en ai tant vu dans les glises de Russie et de Galicieque je commence croire qu'il n'a pas dj fait une si mauvaiseaffaire... Mais o est donc Mochkou?Le cabaretier arriva en sautillant, rua deux ou trois fois du piedgauche, prit un tire-bouchon dans sa poche, fit tomber la cire,souffla dessus, puis serra la bouteille entre ses genoux maigres, etla dboucha lentement avec des grimaces horribles. Ensuite il soufflaune dernire fois dans la bouteille par acquit de conscience, et versale toka dor dans les deux verres les plus propres qui soient tolrsdans Isral. L'tranger leva le sien. A votre sant! - Il taitsincre, car il vida son verre d'un seul trait. Ce n'tait point unbuveur, il n'avait pas got et claqu de la langue avant de boire.Le Juif le regardait, il lui dit timidement: - C'est bien de l'honneurpour nous que monsieur le bienfaiteur nous rende visite, et quellesant magnifique! Toujours sur la brche! - Pour souligner cetteremarque, Mochkou prit un air de lion en cartant ses bras grles etpitinant en cadence. - Et comment se portent madame la bienfaitriceet les chers enfants?- Bien, toujours bien.Mon boyard se versa un second verre et le vida, mais en tenant lesyeux baisss, comme honteux; le Juif tait dj loin lorsqu'il me jetaun regard embarrass, et je vis qu'il tait tout rouge. Il garda lesilence pendant quelque temps, fumait devant lui, me versait boire;enfin il reprit voix basse: - Je dois vous paratre bien ridicule.Vous vous dites : Le vieux nigaud a sa femme et ses enfants lamaison, et voil-t-il pas qu'il veut m'entretenir de ses exploitsamoureux? Je vous en supplie, ne dites rien, je le sais de reste; maisd'abord, voyez-vous, il y a du plaisir causer avec un tranger, etpuis, pardonnez-moi, c'est singulier, on se rencontre et l'on ne doitjamais peut-tre se revoir, et pourtant on se soucie de l'opinion quel'autre pourrait emporter de nous,... moi du moins. Il est vrai, je neveux pas me peindre en beau, - que je ne suis point insensible lagloriole; je crois que je serais dsol qu'on ignort mes bonnesfortunes. Cependant ce soir j'ai t ridicule. - Je voulusl'interrompre. Laissez, poursuivit-il, c'est inutile; je sais ce queje dis, car vous ne connaissez pas mon histoire; tout le monde ici laconnat, mais vous l'ignorez. On devient vaniteux, ridiculementvaniteux, lorsqu'on plat aux femmes: on voudrait se faire admirer, onjette sa monnaie aux mendiants sur la route et ses confidences auxtrangers dans les cabarets. Maintenant il vaut mieux que je vousraconte le tout; ayez la grce de m'couter. Vous avez quelque chosequi m'inspire confiance.Je le remerciai.- Eh bien! D'ailleurs que faire ici? Ils n'ont pas seulement un jeu decartes. J'ai peut-tre tort... Ah bah! Mochkou, encore une bouteillede toka!... A prsent coutez. - Il appuya sa tte sur ses deux mainset se prit rver. Le silence rgnait dans la salle; au dehorsrsonnait le chant lugubre de la garde rurale, tantt venant de loincomme une lamentation funbre, tantt tout prs de nous et tout bas,comme si l'me de cet tranger se ft exhale en vibrationsdouloureusement joyeuses.- Vous tes donc mari? lui demandai-je enfin.- Oui.- Et heureux?Il se mit rire. Son rire tait franc comme celui d'un enfant; je nesus pourquoi j'eus le frisson. Heureux! dit-il. Que voulez-vous que jevous rponde? Faites-moi la grce de rflchir sur ce mot, le bonheur.tes-vous agronome?- Non.- Cependant vous devez connatre un peu l'conomie rurale? Eh bien! lebonheur, voyez-vous, ce n'est pas comme un village ou une propritqui serait vous, c'est comme une ferme, - comprenez-moi bien, jevous prie, - comme une ferme. Ceux qui veulent s'y tablir pourl'ternit, observer les rotations et fumer les champs, et mnager lafutaie, et planter des ppinires ou construire des routes, il se pritla tte des deux mains, - bon Dieu! ils font comme s'ils peinaientpour leurs enfants. Tchez d'y faire votre beurre, et pluttaujourd'hui que demain: puisez le sol, dvastez la fort, sacrifiezles prairies, laissez pousser l'herbe dans les chemins et sur lesgranges, et quand tout se trouve us et que l'table menace ruine,c'est bien, et le grenier aussi, c'est mieux! voire la maison, c'estparfait! Cela s'appelle jouir de la vie... Voil le bonheur.Amusons-nous! - La seconde bouteille fut dbouche; il s'empressa deremplir nos verres. - Qu'est-ce. que le bonheur? s'cria-t-il encore;c'est un souffle, voyez, regardez, o est-il maintenant? - Il montradu doigt la lgre vapeur qui, chappe de ses lvres, allait en sedissolvant. - C'est ce chant que vous entendez, qui nage dans l'air ets'envole et va se perdre dans la nuit pour toujours...- Nous nous tmes tous les deux pendant quelques minutes. Enfin ilreprit: - Pardonnez-moi, pouvez-vous me dire pourquoi tous lesmariages sont malheureux, ou du moins la plupart? - Ai-je tort? Non...Eh bien! c'est un fait. Moi, je dis qu'il faut porter ce qui estfatal, ce qui est dans la nature, comme l'hiver ou la nuit, ou lamort; mais y a-t-il une ncessit qui veut que les mariages soientgnralement malheureux? Est-ce que c'est une loi de la nature? - Monhomme mettait dans ses questions toute l'ardeur du savant qui cherchela solution d'un problme; il me regardait avec une curiositenfantine. - Qu'est-ce donc qui empche les mariages d'tre heureux?continua-t-il. Frre, le savez-vous?Je rpondis une banalit; il m'interrompit, s'excusa et reprit sondiscours. - Pardonnez-moi, ce sont de ces choses qu'on lit dans leslivres allemands; c'est trs bon de lire, mais on prend l'habitude desphrases toutes faites. Moi aussi je pourrais dire : Ma femme n'a pasrpondu mes aspirations, ou bien: que c'est triste de ne pas sevoir compris! Je ne suis pas un homme comme les autres; je ne trouvepas de femme capable de me comprendre, et je cherche toujours. Toutcela, voyez-vous, ce sont des faons de parler, des mensonges! - Ilremplit de nouveau son verre; ses yeux brillaient, sa langue taitdlie, les paroles lui venaient avec abondance. - Eh bien! monsieur,qu'est-ce qui ruine le mariage? dit-il en posant ses deux mains surmes paules comme s'il voulait me serrer sur son coeur. Monsieur, cesont les enfants.Je fus surpris. - Mais, cher ami, rpondis-je, voyez ce Juif et safemme; sont-ils assez misrables? Et croyez-vous qu'ils ne tireraientpas chacun de son ct, comme les btes, s'il n'y avait les enfants?Il hocha la tte, et leva les deux mains tendues comme pour me bnir.- C'est comme je vous le dis, frre, c'est ainsi; ce n'est que cela.coutez mon histoire.Chapitre II.Tel que vous me voyez, j'ai t un grand innocent, comment dirai-je?un vrai nigaud. J'avais peur des femmes. A cheval, j'tais un homme.Ou bien je prenais mon fusil et battais la campagne, toujours parmonts et par vaux; quand je rencontrais l'ours, je le laissaisapprocher et je lui disais: Hop, frre, il se dressait, je sentais sonhaleine, et je lui logeais une balle dans la tache blanche au milieude la poitrine; mais quand je voyais une femme, je l'vitais:m'adressait-elle la parole, je rougissais, je balbutiais, ... un vrainigaud, monsieur. Je croyais toujours qu'une femme avait les cheveuxplus longs que nous et les vtements plus longs aussi, voil tout.Vous savez comme on est chez nous; mme les domestiques ne vousparlent point de ces choses, et l'on grandit, on a presque de la barbeau menton, et l'on ne sait pas pourquoi le coeur vous bat quand on setrouve en face d'une femme. Un vrai nigaud, vous dis-je! Et puis,quand je sus, je me figurai que j'avais dcouvert l'Amrique. Tout coup je devins amoureux, je ne sais comment... Mais je vous ennuie?- Au contraire! je vous en prie...- Bien. Je devins amoureux. Mon pauvre pre s'tait mis en tte denous faire danser, ma soeur et moi. On fit venir un petit Franaisavec son violon, puis arrivrent les propritaires des environs avecleurs fils et leurs filles. C'tait une socit trs gaie et sansgne; tout le monde se connaissait, on riait, moi seul je tremblais.Mon petit Franais ne fait ni une ni deux, il aligne les couples,m'attrape par la manche et happe aussi une demoiselle de notre voisin,une enfant; elle trbuchait encore dans sa robe longue, et elle avaitdes tresses blondes qui descendaient jusqu'en bas. Nous voil dans lesrangs; elle tenait ma main, car moi j'tais mort. Nous dansmes ainsi.Je ne la regardais pas; nos mains brlaient l'une dans l'autre. A lafin, j'entends le signal, chacun se pose en face de sa danseuse, jointles talons, laisse tomber la tte sur la poitrine comme si on vousl'et coupe, arrondit le bras, saisit le bout de ses doigts et luibaise la main. Tout mon sang afflua au cerveau. Elle me fit sarvrence, et, quand je relevai la tte, elle tait trs rouge, etelle avait des yeux! Ah! ces yeux! - Il ferma les siens, et se penchaen arrire. - Bravo, messieurs! C'tait fini. Je ne dansai plusavec elle depuis lors. Elle tait la fille d'un propritaire duvoisinage. Belle? J'tais plutt frapp de sa distinction. - Une foispar semaine, nous emes notre leon. Je ne lui parlais seulement pas;mais lorsqu'elle dansait la cosaque, le bras gentiment appuy sur lahanche, je la dvorais des yeux, et si alors elle me regardait, je memettais siffler et tournais sur mes talons. Les autres jeunes genslchaient ses doigts comme du sucre, se donnaient des entorses pourramasser son mouchoir; elle, elle rejetait ses tresses, et ses yeux mecherchaient. Au dpart, je m'enhardissais l'clairer dansl'escalier, et je m'arrtais sur la dernire marche. Elles'emmitouflait, baissait son voile, saluait tout le monde de la tte,la jalousie m'en mordait au coeur, et, quand les grelots nersonnaient plus que dans le lointain, j'tais encore la mme place,arm de mon chandelier, avec la bougie qui coulait. Un vrai nigaud,n'est-ce pas?Puis les leons prirent fin, et je fus longtemps sans la revoir. Alorsje me rveillais la nuit, ayant pleur sans savoir pourquoi;j'apprenais par coeur des vers que je rcitais mon porte-manteau, oubien je m'emparais d'une guitare et chantais, tel point que notrevieux chien sortait de dessous le pole, levait le nez au ciel ethurlait.Vint le printemps, et j'eus l'ide d'aller la chasse. J'errais dansla montagne, et je venais de me coucher sur le bord d'un ravin et dem'y mettre mon aise; tout coup j'entends craquer les branches, etj'aperois un ours norme qui arrive tout doucement travers letaillis. Je me tiens coi. La fort tait silencieuse; un corbeau passasur ma tte, croassant. J'eus peur: je fis un grand signe de croix, jene respirais plus; puis, lorsqu'il fut en bas, je pris mes jambes mon cou.C'tait le mois o se tenait la foire. Excusez-moi si je vous contetout cela ple-mle. Je me rends donc la ville, et, comme je flneparmi les boutiques, elle est l aussi. J'ai oubli de vous dire sonnom: Nicolaa Senkov. Elle avait maintenant une dmarche de reine; sestresses ne pendaient plus derrire le dos, elles taient releves etlui formaient comme un cercle d'or; elle marchait avec une aisanceadorable, se balanait, imprimait sa robe des ondulations qui vousensorcelaient. La foire allait son train; c'tait un tapage! lespaysans qui trottent dans leurs lourdes bottes, les Juifs quis'lancent, perant la foule, tout cela criaille, se lamente, rit; lesgamins ont achet des sifflets, et ils sifflent. Pourtant elle m'a vutout de suite. Moi, je prends mon courage deux mains, je chercheautour de moi, et je me dis: Tu vas lui offrir ce soleil... Je vousdemande pardon, c'tait un soleil en pain d'pice, magnifiquementdor; il me frappait de loin, il ouvrait de grands yeux comme notrecur lorsqu'il doit enterrer quelqu'un pour rien. Bon! J'ai donc del'audace comme un vrai diable, j'y vais, je donne ma pice blanche,tout ce que j'avais sur moi, et j'achte le soleil; puis, grandesenjambes, je rattrape la demoiselle par un pan de sa robe - c'taitinconvenant, mais voil comment on est quand on est bien pris, - jel'arrte donc, et je lui prsente mon soleil. Que croyez-vous qu'ellefit?- Elle vous dit merci?- Merci! Elle clate de rire mon nez, Son pre aussi clate, et samre, et ses soeurs, et ses cousines, tous les Senkov ensemble setiennent les ctes. Je me crois encore au ravin avec l'ours; jevoudrais m'enfuir, mais j'ai honte, et les Senkov rient toujours. Ilssont riches; nous, nous tions peu prs notre aise. Alors je metsles mains dans mes poches, et je lui dis: - Pana Nicolaa, vous aveztort de rire comme vous faites. Mon pre ne m'avait confi que cettepice pour aller la foire, je l'ai donne pour vous comme un princedonnerait un village. Ainsi faites-moi la grce... - Je ne pusachever, les larmes m'touffaient. Un vrai nigaud, hein?.. Mais lapana Nicolaa prend mon soleil des deux mains, et le serre sur sapoitrine, et me regarde,... ses yeux taient si grands, si grands, ilsme semblrent plus vastes que l'univers, et si profonds, ils vousattiraient comme l'abme. Elle me priait, me priait du regard, ... jepoussai un cri: - Quel sot je fais, pana Nicolaa! Je voudraisdcrocher le soleil du ciel, le vritable soleil du bon Dieu, pour lemettre vos pieds. Riez, riez de moi! - A ce moment passe la britchkad'un comte polonais, attele de six chevaux, lui sur le sige, lefouet lev, travers toute cette foule. A-t-on jamais vu! Les femmescrient, un Juif roule par terre, mes Senkov prennent la fuite,Nicolaa seule reste immobile, elle ne fait qu'tendre la mainau-devant des chevaux. Je la saisis, je l'enlve; elle m'entoure deses bras. Tout le monde se rcrie; moi, j'aurais saut de joie avecmon fardeau. Mais la britchka avait disparu, il fallut la dposer terre. Quel doux moment! Et ce Polonais de malheur, aller d'un trainpareil! Mais je vous raconte tout cela sans ordre; je serai bref...- Non, non, allez toujours. Nous autres Russes, nous aimons raconteret entendre raconter. - Je m'tendis sur mon banc. Il vida sa pipe, labourra de nouveau.- Au reste, fit-il, peu importe; nous sommes ici aux arrts... coutezdonc la suite de mon histoire. Le Polonais nous avait spars du restede la famille; mes Senkov taient disperss aux quatre vents. La panaNicolaa avait pris mon bras bien gentiment, et je la conduisaisauprs des siens, c'est--dire que j'piais la foule pour les viterdu plus loin que je les verrais. Je lve la tte, fier comme unCosaque, et nous causons. De quoi parlions-nous? Voil une femme quivend des cruches; la pana prtend que les cruches de terre valentmieux pour l'eau, et moi les cruches de bois; elle loue les livresfranais, moi les allemands; elle les chiens, moi les chats; je lacontredisais pour l'entendre parler: une musique, cette voix! A lafin, les Senkov m'avaient cern comme un gibier, impossible de leurchapper: je me trouve nez nez avec le pre. Il voulut sur-le-champretourner la maison. Bon! j'avais recouvr tout mon sang-froid; jefis la grosse voix pour appeler le cocher, et lui dis bien sa route.J'aide d'abord Mme Senkov monter en voiture, puis j'y pousse le preSenkov, comme cela, par derrire, et vite je mets un genou en terrepour que Nicolaa puisse poser le pied sur l'autre et s'lancer saplace. Ensuite les soeurs, - encore une demi-douzaine de mains baiser, et fouette, cocher!Oh! oui, cette foire! Je m'y vendis. De ce jour, j'errais comme unebte qui a perdu son matre. J'tais gar, moi aussi. Le lendemain,je montai cheval et allai faire ma visite au village des Senkov. Jefus bien reu. Nicolaa tait plus srieuse que decoutume, elle penchait la tte; je devins triste aussi. - Qu'as-tudonc! pensai-je. Je suis toi, ta chose; pourquoi ne ris-tu pas? - Jemultipliai mes visites. Un jour, l'arrtant: - Permettez-moi de neplus mentir. - Elle me regarda tonne. - Vous, mentir! - Oui. Je medis toujours votre valet, et je tombe vos pieds , et pourtant jene le suis pas et ne le fais pas. Je ne veux plus mentir! - Et, jevous l'assure, je cessai de mentir. A quelque temps de l, le vieuxCosaque de mon pre disait aux domestiques: - Notre jeune seigneur estdevenu dvot! il en a des taches aux genoux.Le village des Senkov tait plus rapproch de la montagne que lentre. Ils faisaient patre de grands troupeaux de moutons prs de lafort. Le pacage tait entour d'une bonne clture. La nuit, lesptres allumaient de grands feux; ils avaient des btons ferrs, mmeun vieux fusil de chasse et plusieurs chiens-loups; tout cela parcequ'on n'tait pas loin de la montagne; les loups et les ours s'ypromenaient comme les poules et multipliaient ainsi que les Juifs.Il y avait l un chien-loup noir qu'on appelait Charbon. Il taitnoir, noir, et il avait des yeux qui tincelaient comme la braise.C'tait le grand ami de ma... que dis-je donc? - il rougit lgrement,- de la pana Nicolaa. Comme elle tait encore un bb et se roulaitsur le sable chauff par le soleil, Charbon, tout jeune lui-mme,venait lui lcher la figure, et l'enfant glissait ses doigts mignonsentre ses dents aigus et riait, et le chien riait aussi. Ilsgrandirent ensemble: Charbon devint fort comme un ours. Nicolaa taiten retard sur lui; cependant ils ne cessrent de s'aimer. Puis, quandil eut garder les moutons, - ce n'est pas qu'on l'et destin cesfonctions, mais il tait si gnreux de sa nature qu'il lui fallaittoujours quelqu'un protger. A dix lieues la ronde, vous n'auriezpas trouv une bte pareille. S'il dvorait un chien, c'tait pour envenger un autre. Les loups l'vitaient, et l'ours restait chez luiquand matre Charbon tait de garde. Il eut ainsi cette ide deprotger les moutons; ces pauvres btes, toujours effares, c'taitbien son affaire. Il vint donc chez les moutons, ne fit plus que derares visites la maison, et, lorsqu'il en revenait, les agneaux sepressaient sa rencontre, et lui il donnait un coup de langue droite et gauche, comme pour dire: C'est bon, c'est bon, je sais...Nicolaa venait son tour en visite au pacage, mais si l'enfantoubliait de venir, le chien boudait, et, au lieu de se prsenter lamaison, faisait une pointe dans la fort, histoire de troubler lemnage du loup. C'tait vraiment un animal majestueux. LorsqueNicolaa arrivait, il lui amenait les petits agneaux; elle s'asseyaitsur son dos, et il la promenait avec orgueil.Quand je le connus, il tait dj vieux, avait les dents uses et unejambe estropie, dormait souvent, et il se perdait plus d'un agneau.On parlait alors beaucoup d'un ours monstrueux qui avait t vu dansles environs, et qui avait aussi fait son apparition chez les Senkov.Je me rappelais mon ours du ravin, et j'tais quelque peu honteux. Unjour, je vais donc encore en visite, quand je vois des paysanstraverser la route et se diriger en courant toutes jambes du ct dupacage. Je pousse mon cheval, j'entends crier l'ours! c'est l'ours!Je m'lance toute bride, je mets pied terre, j'aperois une foulede gens qui entourent Nicolaa couche sur le sol, tenant son chienentre ses bras et sanglotant. L'ours tait l qui emportait un agneau.Les bergers, les chiens, personne ne bougeait, ils ne faisaient quehurler. La demoiselle pousse un grand cri; Charbon est piqu au vif,de sa jambe boiteuse il bondit par-dessus la palissade, saute lagorge du ravisseur. Ses dents sont mousses, cependant il empoigneson adversaire: les bergers accourent avec le fusil, l'ours prend lafuite, l'agneau est sauv; le pauvre Charbon se trane encore quelquespas, et tombe comme un hros. Nicolaa se jette sur lui, l'treintdans ses bras, l'inonde de ses larmes; il la regarde une dernirefois, soupire, et c'est fini.J'tais l comme si je venais de commettre un assassinat. -Laissez-le, pana Nicolaa, lui dis-je. Elle lve sur moi ses yeuxpleins de larmes: - Vous tes dur, vous! me rpond-elle. - Moi, unhomme dur!Je confie mon cheval aux bergers, je prends un long couteau, l'aiguiseencore; je me fais donner le vieux fusil, j'en extrais la charge et lecharge nouveau moi-mme; enfin je mets dans ma poche une poigne depoudre et de plomb hach et me dirige vers la montagne. Je savaisqu'il passerait par le ravin...- L'ours?- videmment; c'tait lui que j'attendais. Je me postai dans le ravin;l, il n'y avait pas moyen de s'viter. Les parois taient droites,unies, presque plomb; des arbres en haut, mais trop loin pour qu'onpt saisir une racine et se hisser. L'ours ne peut m'viter et il nereculera pas, ni moi non plus. Je l'attends donc de pied ferme. Je nesais pas combien de temps je restai ainsi. La solitude tait profonde,horrible. Enfin j'entends les fouilles crier dans le haut du ravincomme sous les pas lourds d'un paysan, puis un grognement: le voici.Il me regarde, s'arrte. J'avance d'un pas, j'arme... que dis-je? jeveux armer mon fusil; je cherche: il n'y avait pas de chien. Je faisle signe de la croix, j'te mon habit, l'enroule sur mon bras gauche,- l'ours tait deux pas. - Hop, frre? - Il ne m'coute pas, n'a pasl'air de me voir. - Halte-l, frre, je vais t'apprendre le russe! -Je retourne mon fusil et lui assne un grand coup de crosse sur lemuseau. Il rugit, se dresse, j'enfonce le bras gauche dans sa gueuleet lui plonge mon couteau dans le coeur; il me saisit dans ses pattes.Un flot de sang m'inonde, tout disparat...Pendant quelques minutes, il se tint la tte appuye, puis de sa maintendue il frappa lgrement sur la table, et me dit d'un ton enjou:Voil que je vous conte des histoires de chasse; mais vous allez voirles griffes, - il carta sa chemise, et je vis imprimes dans sesflancs comme deux mains de gant toutes blanches; - il m'a rudementempoign!Les verres taient vides. Je fis signe Mochkou de nous apporter uneautre bouteille.- C'est dans cet tat que je fus trouv par les paysans, continua monboyard. On me porta chez les Senkov; j'y demeurai longtemps au litavec la fivre. Quand je recouvrais mes sens le jour, je les voyaisassis autour de moi, avec ceux de chez nous, comme autour d'unmoribond; mais le pre Senkov disait: a va bien, a va trs bien, -et Nicolaa riait. Une fois, je m'veille la nuit et regarde machambre, qui n'tait claire que par une veilleuse; j'aperoisNicolaa qui priait genoux... Mais laissons cela: c'est pass, deloin en loin seulement je le revois en rve. N'en parlons plus... Vousvoyez que j'en suis revenu. Depuis lors, la britchka du pre Senkovstationnait souvent dans notre cour, et celle de mon pre chez eux;parfois les femmes taient de la partie. Les vieux parentschuchotaient ensemble, et quand je m'approchais, Senkov souriait,clignait les yeux et m'offrait une prise.Nicolaa m'aimait, ah! de tout son coeur, croyez-le bien. Moi dumoins, je le croyais, et les vieilles gens aussi. Elle devint donc mafemme. Mon pre me remit la gestion de notre bien; Nicolaa eut en dotun village entier. La noce eut lieu Czernelia. Tout le monde s'ysola; mon pre y dansa la cosaque avec Mme Senkov. Dans la soire dulendemain, - ils taient encore tous, comme les morts le jour dujugement dernier, chercher leurs membres, et ne les trouvaient pas,- j'attelai ma voiture six chevaux blancs comme des colombes. Lapeau de mon ours, une fourrure magnifique, tait tendue sur le sige,les pattes aux griffes dores pendaient sur les deux cts jusqu'aumarchepied, la grosse tte avec ses yeux flamboyants vous regardaitencore menaante. Tous mes gens, paysans et cosaques, sont chevalavec des torches allumes; ma femme en pelisse rouge fourred'hermine; je la soulve dans mes bras et la porte dans la voiture.Mes gens poussent des cris de joie; elle avait l'air d'une princesse,sur sa peau d'ours, ses pieds mignons appuys sur la grosse ttevelue. Toute la troupe nous faisait cortge. C'est ainsi que je laconduisis dans sa maison.Quelles absurdits, ce qu'on lit dans les livres allemands, l'amourcleste, puis cette idoltrie des vierges! Allez! l'illusion n'estpas longue. Est-ce l'amour, cette niaise langueur qui vous attache auxpas d'une jeune fille?... Lorsqu'elle fut ma femme, j'eus enfin lecourage de l'aimer, et elle de mme. Nos deux amours grandirent commedeux jumeaux. A la pana Nicolaa, je baisais les mains, ma femme lespieds, et les mordais souvent, et elle criait et me repoussait d'uneruade. - Ah! l'amour, c'est l'union, c'est le mariage. - Au demeurant,n'est-ce pas tout ce qu'on a? Voyez, s'il vous plait, cette vie: lesparoles sont tranges, et, - il coutait le chant mlancolique de lagarde, - et voil l'air. Les Allemands ont leur Faust, les Anglaisaussi ont un livre de ce genre; chez nous, chaque paysan sait ceschoses-l. C'est un instinct secret qui lui dit ce qu'est la vie.Qu'est-ce qui donne ce peuple ce fonds de tristesse? C'est laplaine. Elle s'tend sans bornes comme la mer, le vent l'agite, lafait onduler comme la mer, et, comme dans la mer, le ciel s'y baigne;elle entoure l'homme, silencieuse comme l'infini, froide comme lanature. Il voudrait l'interroger; sa chanson s'lve comme un appeldouloureux, elle expire sans trouver de rponse. Il s'y senttranger... Il regarde les fourmis, qui en longues caravanes, chargesde leurs oeufs, vont et viennent sur le sable chaud: voil son monde lui. Se presser dans un petit espace, peiner sans trve, - pour rien.Le sentiment de son abandon l'envahit, il lui semble qu'il oublierait tout moment qu'il existe. Alors, dans la femme, la nature s'humanisepour lui: Tu es mon enfant. Tu me crains comme la mort; mais mevoici ton semblable. Embrasse-moi! je t'aime, - viens, coopre l'nigme de la vie, qui te trouble. Viens, je t'aime!Il se tut pendant quelque temps, puis il reprit:Moi et Nicolaa, comme nous fumes heureux! Quand les parentsarrivaient ou les voisins, il fallait la voir donner ses ordres etfaire marcher son monde! Les domestiques plongeaient comme les canardssur l'eau aussitt qu'elle les regardait. Un jour, mon petit Cosaquelaisse tomber une pile d'assiettes qu'il portait correctement sous lementon; ma femme de sauter sur le fouet; lui, - si la matresse doitle fouetter, il cassera volontiers une douzaine par jour! - Compris?et ils rient tous les deux.On voyait maintenant les voisins. Auparavant ils ne venaient que lesjours de grande fte, par exemple Pques, pour la table bnite (1);on et dit qu'ils voulaient rattraper le temps perdu. Ils venaienttous, vous dis-je. Il y avait d'abord un ancien lieutenant, Mack: ilsavait par coeur tout Schiller; pour le reste, un brave homme. Il estvrai qu'il avait un dfaut: il buvait, - pas tellement, vous savez,qu'il aurait gliss sous la table; mais il se plantait au milieu dusalon, le petit rougeaud, et nous rcitait d'une haleine la ballade du_Dragon._ Terrible, hein?--(1) En Galicie, les jours de Pques, dans chaque maison, une tableouverte est dresse pour les parents et les amis; elle est charge demets nationaux et autres qu'on a fait pralablement bnir l'glise.Puis venait le baron Schebiki; le connaissez-vous? Le Papa s'appelaitSchebig, Salomon Schebig, - un Juif, un colporteur, qui achetait etvendait, obtenait des fournitures; puis un beau jour il achte uneterre, et s'appelle Schebigstein. Il y en a, dit-il, qui s'appellentLichtenstein; pourquoi ne m'appellerais-je pas Schebigstein? Le filsest devenu baron et s'appelle Raphal Schebiki. Il ne fait que rire.Dites-lui: Monsieur, faites-moi l'honneur de dner chez moi; il rira,et dites-lui: Monsieur, voici la porte! _paschol!_ il rira de mme. Ilne boit que de l'eau, va tous les jours aux bains de vapeur, porte unegrosse chane sur un gilet de velours rouge, et ne manque jamais de sesigner avant le potage et aprs le dessert.Puis un noble, Dombovski, un Polonais, haut de six pieds, des yeuxrouges, une moustache mlancolique et des poches vides; qute toujourspour les migrants. Lorsqu'il voit quelqu'un pour la deuxime fois, ille serre sur son coeur et l'embrasse tendrement. S'il a bu un verre detrop, il pleure comme un veau, chante: _la Pologne n'es point perdueencor,_ s'empare de votre bras pour vous confier toute la conjuration,et s'il est gai tout fait, il porte un toast: Vivat! aimons-nous! etboit dans les vieux souliers des dames.Ensuite le rvrend M. Maziek, un type de cur de village, qui avaitune consolation pour tout ce qui vous arrivait: naissance, mort,mariage. Il vantait surtout ceux qui s'endormaient dans la paix duSeigneur; l'glise, disait-il, les a distingus par un tarif pluslev. Il avait son mot pour appuyer son discours: _purgatoire!_ commed'autres disent, _parbleu_ ou _ma parole._Puis encore le savant Thadde Kuternoga, qui depuis onze ans seprpare passer sa thse de docteur; enfin un propritaire, LonBodoschkan, un vritable ami, celui-l, et d'autres gentilshommes bonsvivants. Tous gais! gais comme un essaim d'abeilles: mais devant elleils se contenaient. Les femmes aussi venaient la voir, de bonnes amiesqui ne font que jaser, sourire, jurer leurs grands dieux, et puis...enfin on sait ce que c'est. Nous vivions ainsi avec nos voisins, etmoi, j'tais fier de ma femme lorsqu'ils buvaient dans ses souliers etfaisaient des vers en son honneur; mais elle avait une manire deregarder les gens: vous perdez votre peine! - Au reste nousprfrions tre seuls.Ces grandes proprits, voyez-vous, on y a ses soucis et l'on a sesjoies. Elle voulut se mler de tout. Nous allons gouverner nous-mmes,me dit-elle, pas nos ministres! Les ministres, c'tait d'abord lemandataire Kradulinski, un vieux Polonais, drle d'homme! Il n'avaitpas un cheveu sur la tte et jamais un compte en rgle, - puis leforestier Kreidel, un Allemand, comme vous voyez; un petit homme avecdes yeux percs la vrille et de grandes oreilles transparentes et ungrand lvrier galement transparent. Ma femme surveillait l'attelage;je crois qu'au besoin elle n'et pas craint d'user du fouet. Et nospaysans, il fallait les voir quand nous allions aux champs! - Lousoit Jsus-Christ! - En toute ternit, amen! d'un ton si joyeux! Lejour de la fte des moissonneurs, notre cour tait pleine; ma femme setenait debout sur l'escalier, ils venaient dposer la couronne d'pis ses pieds. C'taient des jubilations! On lui prsentait un verre debrandevin: - A votre sant! - et elle le vidait. - Ils baisaient lebas de sa robe, monsieur...Elle montait aussi cheval. Je lui prsentais la main, elle y posaitle pied, et tait en selle. Elle se coiffait alors d'un bonnet deCosaque; la houppe dore dansait sur sa nuque, le cheval hennissait etpiaffait lorsqu'elle lui tapait sur le cou. Je lui appris encore manier un fusil; j'en avais un petit avec lequel j'avais tir lesmoineaux quand j'tais enfant. Elle le jetait sur l'paule, allaitdans les prs, tirait les cailles, oh! dans la perfection. Voil qu'unautour vient de la fort, ravage la basse-cour, enlve Nicolaajustement sa jolie poule noire huppe blanche. Je le guettelongtemps, ah bien oui! Un jour, je reviens du champ o on lve despommes de terre, ma badine la main; le voil. Il crie encore, tourneau-dessus de la cour. Je lance une imprcation, - Paf! Un battementd'ailes, et il roule par terre. Qui avait tir? C'tait ma femme: -Celui-l ne me volera plus rien, - et elle va le clouer la porte dela grange.Ou bien c'est le facteur (1) qui dballe grand bruit: tout est bonteint, tout est neuf, tout au rabais, et il vend perte; il faut voircomme elle sait marchander! Le Juif ne fait que soupirer: - Une damebien svre! dit-il; cependant il lui baise le coude. - Puis je vaisfaire un tour la ville: j'y rencontre la femme du staroste (2), quia une robe bleue mouchete de blanc; c'est la dernire mode coupsr; je rapporte une robe bleue mouchete de blanc, et Nicolaa rougitde plaisir. Une autre, fois je pousse jusqu' Brody, je reviens chargde velours de toutes les couleurs, de soieries, de fourrures, etquelles fourrures! toutes de contrebande. Le coeur lui en battait dejoie, monsieur.--(1) Toute maison seigneuriale a son agent isralite, son factotum oujuif familier, c'est le facteur .(2) Ancien titre polonais qui est rest au bailli du cercleautrichien.Comme elle savait s'habiller! On se serait mis genoux. Elle avaitune kazabaka de drap vert d'olive, garnie de petit-gris de Sibrie, -l'impratrice de Russie n'a rien de plus beau, - large comme la main,et tout l'intrieur doubl de la mme fourrure gris d'argent et sidouce au toucher!Le soir, elle se tenait couche sur son divan, les bras croiss sousla tte, et je lui faisais la lecture. Le feu ptille dans l'tre, lesamovar siffle, le cricri chante, le ver frappe dans le bois, lasouris grignote, car le chat blanc sommeille sur son coussin. Je luilis tous les romans; la ville avait dj son cabinet de lecture, etpuis les voisins, - on emprunte le volume l'un et l'autre. Ellem'coute les yeux ferms, moi je m'tends dans mon fauteuil, et nousdvorons les livres; plus d'une fois on se couchait fort tard. Nousdiscutions: l'pousera-t-il, ne l'pousera-t-il pas? Les assauts degnrosit la mettaient en colre; elle vous rougissait jusqu'au petitbout de l'oreille, se soulevait demi, appuye sur une main,m'apostrophait comme si c'et t de ma faute Je ne veux pas qu'ellefasse cela, entends-tu? et elle en pleurait presque. Dans les romans,vous savez, les femmes se sacrifient pour un oui pour un non... Oubien encore elle saute en pied, me pousse le livre la figure et metire la langue. Nous nous poursuivons et jouons cache-cache commeles enfants. Une autre fois elle imagine une ferie, se sauve: - Quandje reviendrai, tu seras mon esclave! - s'habille en sultane, charpede couleur, turban, mon poignard circassien la ceinture, un voileblanc par-dessus tout cela, et elle reparat triomphante. - Une femmedivine monsieur! Lorsqu'elle dormait, je pouvais passer des heures la voir respirer seulement, et si elle poussait un soupir, la peur meprenait de la perdre: il m'arrivait de l'appeler haute voix, elle semettait sur son sant, me regardait tonne et clatait de rire. -Mais c'est son rle de sultane qu'elle jouait surtout dans laperfection. Elle gardait son srieux, et, si j'essayais de plaisanter,elle fronait les sourcils et me lanait un regard, je me croyais djsur le pal.Chapitre III.Nous vivions ainsi comme deux hirondelles, toujours ensemble etcaquetant. Une douce esprance vint s'ajouter nos joies. Et pourtantpar quelles angoisses j'ai pass! Souvent je lui cartais gentimentles cheveux du front, et les larmes me montaient aux yeux; elle mecomprenait, me jetait ses bras autour du cou et pleurait. - Cela nousprit a l'improviste comme la fortune. J'avais couru Kolomea chercherle mdecin; comme je rentre, elle me tend l'enfant. Les vieux parentsne se connaissaient pas de joie, nos gens poussaient des cris etsautaient, tout le monde tait sol, et sur la grange la cigognefaisait le pied de grue. - Ds lors les soucis arrivrent, chaqueheure de tourment ne faisait que serrer le lien entre nous. Mais celane devait pas durer.Il parlait trs bas; sa voix tait devenue extrmement douce; ellevibrait peine dans l'air. - Ces choses-l ne durent jamais; c'estcomme une loi de la nature. J'y ai rflchi bien souvent. Qu'enpensez-vous? J'ai eu un ami, Lon Bodoschkan; il lisait trop, il y aperdu la sant. Il m'a dit plus d'une fois, ... mais quoi bon redireces choses, puisque je les ai l? - Il tira de sa poche quelquesfeuillets jaunis, les dplia. - C'tait un homme obscur, ignor detous, mais lui connaissait tout; il voyait au fond des choses commedans une eau de source. Il vous dmontait les hommes comme une montrede poche et scrutait les rouages; il trouvait le dfaut sans chercher.Il aimait parler des femmes. Ce sont les femmes et la philosophiequi l'ont tu. Il crivait souvent ses penses, puis, lorsqu'ilflnait dans la fort, il jetait tout cela; le papier le gnait. Quipeut crire son amour n'aime pas, disait-il. Tenez, j'ai gard ceci. -Il posa l'un des feuillets sur la table. - Non, je me trompe, c'estune facture. - Il la remit dans sa poche. - C'est celui-l. - Iltoussa et se mit lire. Qu'est la vie? Souffrance, doute, angoisse, dsespoir. Qui de noussait d'o il vient, o il va? Et nous n'avons aucun pouvoir sur lanature, et nos questions perdues restent sans rponse; toute notresagesse se rsume finalement dans le suicide. Mais la nature nous aimpos une souffrance encore plus terrible que la vie: c'est l'amour.Les hommes l'appellent bonheur, volupt; n'est-ce pas une lutte, unmortel combat? La femme, c'est l'ennemi; vaincu, l'homme sent qu'ilest la merci d'un adversaire impitoyable. Il se prosterne: foule-moisous tes pieds, je serai ton esclave; mais viens, aie piti de moi!... Oui, l'amour est une douleur, et la possession une dlivrance;mais vous cessez de vous appartenir.La femme que j'aime est mon tourment. Je tressaille, si elle passe, sij'entends le frlement de sa robe; un mouvement imprvu m'effare... Onvoudrait s'unir indissolublement pour l'ternit. L'me descend danscette autre me, se plonge dans la nature trangre, ennemie, enreoit le baptme. On s'tonne que l'on n'a pas toujours t ensemble:on tremble de se perdre; ou s'effraye quand l'autre ferme les yeux ouque sa voix change. On voudrait devenir un seul tre; on s'abandonnecomme une chose, comme une matire plastique: fais de moi ce que tu estoi-mme. C'est un vrai suicide; puis vient la raction, la rvolte.On ne veut pas se perdre tout fait, on hait la puissance qui vousdomine, vous anantit; on tente de secouer la tyrannie de cette vietrangre, on se cherche soi-mme. C'est la rsurrection de la nature.Il tira de sa liasse un second feuillet. L'homme a sa peine, ses projets, ses ides qui l'environnent, lesoulvent, le portent comme sur des ailes d'aigle, l'empchent d'tresubmerg. Mais la femme? qui lui prtera secours? Enfin elle sentvivre en elle son image lui, - elle le tient dans ses bras, lepresse sur son coeur! Est-ce un rve? L'enfant lui dit: Je suis toi,et tu vis en moi; regarde-moi bien, je te sauverai. - Ah! maintenantelle dorlote dans l'enfant son propre tre qui lui tait charge;elle le voit grandir sur ses genoux, elle s'y attache, s'y cramponne.Aprs m'avoir lu ces fragments, mon compagnon plia ses feuillets etles cacha sur sa poitrine; puis il se tta encore pour s'assurerqu'ils taient en place, et boutonna sa redingote. - Il en fut de mmechez moi, dit-il, exactement de mme. Je ne saurais en parler aussibien que Lon Bodoschkan; cependant, si vous voulez, je vous conteraicela.- Certainement, je vous en prie.- Eh bien! 'a donc t chez moi la mme chose, absolument...- Oui, interrompis-je pour l'encourager, d'ordinaire on appelle lesenfants des gages d'amour.Il s'arrta, me regarda d'un air singulier, presque farouche. - Desgages d'amour! Ah! oui, s'cria-t-il, des gages d'amour!...Figurez-vous que je rentre la maison - une proprit vous donne biendu tracas! - que je rentre las comme un chien courant; j'embrasse mafemme, elle me dride le front de sa petite main, me sourit de sonjoli sourire, patatras! c'est le gage de l'amour qui crie ct, ettout est fini. On passe la matine se chamailler avec le mandataire,l'conome et le forestier, enfin on se met table; cela ne manquepas: peine ai-je nou ma serviette, - ancien style, vous savez, -qu'on entend le gage de l'amour qui pleure, parce qu'il ne veut pasmanger de la main de sa bonne. Ma femme y va, ne revient plus; jereste seul table, libre de rimer pour me distraire, par exemple: Minet qui perche sur un mur Se plaint de minette au coeur dur. Et voil tout, Je suis au bout (1).--(1) Chanson des enfants en Galicie.On se dit: J'irai la chasse, la chasse aux canards. Toute lajourne, on barbote dans l'eau jusqu'aux genoux, mais on a laperspective d'un bon lit bien chaud. On rentre tard, on se glisse prsde sa femme; mais le gage d'amour fait ses dents, il pleure; la mamanvous quitte, on s'endort seul, si l'on peut s'endormir.Puis vient une de ces annes qui ne s'oublient pas tout le monde estsur le qui-vive; il y a quelque chose dans l'air, chacun le sait,personne ne peut dire ce que c'est. On rencontre des visages inconnus.Les propritaires polonais se remuent: l'un achte un cheval, l'autrede la poudre. La nuit, on voit une rougeur dans le ciel; les paysansforment des groupes devant les cabarets, et ils disent entre eux: -C'est la guerre, le cholra, ou bien la rvolution. - On a le coeurgros; on se souvient tout coup qu'on a une patrie dont les bornessont enfonces dans la terre slave, dans la terre allemande et dansd'autres terres encore. Que prparent ces Polonais? On s'inquite pourl'aigle qui dcore le bailliage, on s'inquite pour sa grange. Lanuit, on fait la visite autour de sa maison pour s'assurer qu'ils n'yont pas mis le feu. On voudrait s'en ouvrir quelqu'un, vider soncoeur: on va chez sa femme, elle est occupe du petit, qui pleurnicheparce que les mouches le tourmentent.Je sors de ma maison. Une lueur rouge s'est leve l'horizon; unpaysan passe cheval, dans la cour ce cri: _rvolution!_ et pique sonbidet efflanqu. Dans le village, on sonne le tocsin. Un paysan clouesa faux droite sur le manche, deux autres arrivent avec leurs flauxsur l'paule. Plusieurs entrent dans la cour. - Monsieur, prenonsgarde, les Polonais arrivent. - Je charge mes pistolets, je faisaffiler mon sabre. - Ma femme, donne-moi un ruban pour le coudre monbonnet, un chiffon quelconque, pourvu qu'il soit jaune et noir. -Va-t'en, va-t'en, me rpond-elle, tu sais bien que le petit pleure, onme le fait mourir; cours au village, dfends-leur de sonner, va-t'en!- Ah! pour le coup, je veux faire sonner le tocsin dans toutes lescampagnes. Qu'il pleure, le poupard! le pays est en danger. - Ah!monsieur...Enfin un jour, elle est donc assise prs de moi sur le divan, j'aipass mon bras autour de sa taille, je lui parle doucement. Ellecoute si l'enfant ne remue pas. - Qu'est-ce que tu as dit? medemande-t-elle d'un ton distrait. - Oh! rien. - Je vois que je perdsma peine, je m'en vais triste, dcourag.- O est donc ta kazabaka, ma petite Nicolaa?- Est-ce que je vais m'habiller pour la maison? L'enfant ne mereconnatrait plus. Tu devrais comprendre cela.Oui, je comprends. Mais lorsqu'il nous arrive du monde, l'enfant peutcrier: elle y va un instant, puis revient verser le th, et elle rit,et elle cause, je vois mme reparatre la kazabaka verte fourre depetit-gris; que ne fait-on pas pour tre agrable ses htes?Il y avait longtemps que je n'tais pas retourn dans la montagne. Mongarde-fort avait vu un ours, pardon, j'allais encore vous raconterune histoire de chasse. Bien! nous avions donc couru quelque danger,le garde et moi. Un paysan nous avait prcds; je trouvai la maisonen moi. Ma femme se jette mon cou; elle m'apporte mon fils. Le sangme coule par la figure, l'enfant a peur. - Oh! va-t'en! me dit-elle. -Il haussa les paules d'un air de mpris. - Ce n'tait pas grand'chosesans doute, quelques gouttes de sang; d'ailleurs le danger taitpass. Bon! je me lave le front; le garde, un ancien militaire, mepanse. Alors c'est le mouchoir blanc qui fait peur au petit; on mechasse encore. - Enfin que vous dirai-je? On se jette sur son lit.Seul, toujours seul, comme autrefois! Au diable le gage d'amour! QueDieu me pardonne le pch! - Il se signa, cracha avec colre, etvoulut continuer.- Permettez fis-je, vous n'avez donc pas dit votre femme?...- Pardon, m'interrompit-il d'un ton presque violent; ses narinesfrmissaient. - Je l'ai fait; savez-vous ce qu'elle m'a rpondu? Alors quoi bon avoir des enfants? Elle aurait t capable de tout.On devient l'esclave d'une telle femme. On ne sait quel parti prendre;on hsite. Lui tre infidle? Non. Alors vivre en moine? Quelleexistence! ... Vous est-il arriv qu'une horloge s'est arrte tout coup? Oui; mais vous tes impatient?- Quelquefois.- Bon! Vous tes donc impatient. Il faut qu'elle marche, l, tout desuite. Vous poussez le balancier; elle marche. Combien de temps? Lavoil qui s'arrte de nouveau. - Encore, et encore! - Elle s'arrteune fois de plus; - vous vous emportez, vous la maltraitez; elle nemarche plus du tout. - C'est par l qu'on passe lorsqu'on veut avoirraison de son coeur. On finit par y renoncer.D'abord, comprenez-moi bien, je ne voulais que me distraire. Unrgiment de hussards tait en garnison dans le voisinage; je me liaisavec les officiers. Voil des hommes! Ce Banay par exemple; leconnaissez-vous?- Non.- Ou bien le baron PI? Pas davantage? Mais vous avez connu Nemethy,celui qui portait la moustache en pointe? ils venaient chez moipresque tous les jours. On fumait, buvait du th; a la fin, on jouaitaussi. J'allais souvent chasser avec eux. Ma femme finit par lesavoir; elle devint taciturne, puis me fit des reproches. - Ma chre,lui dis-je, quel agrment ai-je donc ici? - Le lendemain, Nicolaaarrive clans ses grands atours, s'assoit au milieu des hussards, faitl'aimable, plaisante, prend des poses; pour moi, pas un regard. Je risdans ma barbe. Mes hussards, d'abord c'taient d'honntes garons quin'avaient pas l'air de s'apercevoir de rien; ensuite aucun d'eux ne sesouciait de risquer sa vie, - pourquoi? - ou d'tre estropi. Tant quele coeur ne se met pas de la partie!... Cependant ils me taquinaient.- Qu'en dis-tu frre? Ta femme se laisse faire la cour de la bellefaon. - Faites-lui la cour, ne vous gnez pas! - Avais-je raison?Mais il en vint un autre, - vous ne le connaissez pas sans doute: unhomme insupportable, un blond au visage blanc et rose. C'tait unpropritaire. Il se faisait friser tous les jours par son valet dechambre; il rcitait l'Igor et les vers de Pouschkine avec les gestesobligs, comme un vrai comdien. Celui-l plut ma femme. - Sa voixtait devenue rauque: plus il s'chauffait, et plus il baissait leton; les paroles sortaient pniblement, s'arrachaient de la poitrine.- Attendez. On menait donc une vie joyeuse. L'hiver, les voisinsarrivaient avec leurs femmes: des bals, des mascarades, des promenadesen traneaux! Ma femme s'amusait. Dans l't, elle eut un secondenfant, un garon, comme le premier. Il y eut entre nous comme unrapprochement. Un jour assis prs de son lit, je lui dis: - Je t'ensupplie, prends une nourrice! - Elle secoue la tte. Les larmes meviennent, et je sors.Une anne durant, elle fut donc encore absorbe par son fils. Nouscausions rarement; elle commenait biller quand je lui parlais demes affaires, puis des querelles propos de tout, et devant lestrangers. J'avais toujours tort, les autres toujours raison. - Ilcracha. - Une fois je la prie en grce de ne pas me faire cette chose;le lendemain elle ne desserre pas les dents, et lorsqu'on lui demandeson opinion: - Je suis de l'avis de mon mari, - dit-elle d'un airpinc. Mchancet tatare! Elle se faisait violence pour tre de monavis! Et je vis encore!Un jour, je perdis une forte somme. On jouait gros jeu, et le guignonme poursuivait. Je perdis tout ce que j'avais sur moi, les chevaux, lavoiture. - Il ne put s'empcher de rire. - Alors je pris une grandersolution, je me rangeai. Les voisins cessrent de nous voir; luiseul vint. Je n'en prenais pas ombrage. Mon exploitation m'absorbait;je n'tais pas sans avoir quelques succs; je trouvais du plaisir voir pousser en quelque sorte sous ma main ce que je venais de semermoi-mme. Au reste l'agriculture est aussi un jeu; ne faut-il pasprparer son plan, le modifier chaque instant selon lescirconstances, et compter avec le hasard? N'a-t-on pas les orages, lagrle, les froids et les scheresses, les maladies, les sauterelles?Quand je rentre pour prendre le th, que j'ai bourr ma pipe, je merappelle que le cheval a besoin d'tre ferr, ou qu'il serait bond'aller dans le verger voir qui a t le plus fort de mon garde oui demon eau-de-vie. Je prends ma casquette et m'en vais, sans penser mafemme, qui reste avec les enfants.On en parle chez les voisins: c'est encore un mariage comme lesautres! Mme le rvrend M. Maziek arrive un jour, tout pleind'onction. Son visage, ses cheveux, tout tait onctueux, jusqu' soncollet, ses bottes, ses coudes. Il resplendissait, levait sur moison jonc comme une houlette, et me sermonnait. - Mais, mon rvrend,si nous ne nous aimons plus? - Ho! ho! purgatoire! s'crie-t-il enriant gorge dploye, et le mariage chrtien? - Mais, mon rvrend,notre bienfaiteur, est-ce une vie, cela? - Ho! ho! purgatoire! non, cen'est pas ainsi qu'on doit vivre. A quoi servirait donc l'glise?Savez-vous, pauvre ami gar, ce que c'est que la religion? Ayez commecela des rapports avec une fille sans l'aimer autrement,entretenez-la, chacun la mprise, et l'on vous appelle libertin; dansle mariage, c'est diffrent. De quoi vous parle l'pouse chrtienne?D'amour? Non, purgatoire! de son douaire et de vos devoirs. Ai-jeraison? Qui pense l'amour? Nourris ta femme, habille-la, c'est toncot. Voil le mariage chrtien. Purgatoire! je m'entends... Un enfantde l'amour, c'est une honte; ici au contraire, si on a des enfants,qu'est-ce que cela fait qu'on se dteste? c'est la bndiction duciel. Est-ce l'amour qui fait le mariage, je vous prie, ou est-ce laconscration par le prtre? Si c'tait l'amour, on se passerait biendu prtre. Ergo! je m'entends. - Ainsi parla notre cur.Ds lors je me sens de plus en plus seul la maison. Je restemaintenant dehors quand on coupe les bls; je m'assois sous les gerbesamonceles comme sous une tente, fumant ma pipe, coutant chanter lesmoissonneurs. Lorsqu'on abat du bois, je vais dans la fort, j'y tireun cureuil. Je ne manque pas un seul march dans tout le district: onme voit souvent Lemberg, surtout l'poque des contrats (1); jem'absente des semaines entires. Peu peu, tacitement, ma femme etmoi, nous avons accept les conditions du... mariage chrtien.--(1) poque o les propritaires galiciens se donnent rendez-vous dansla capitale et dans les chefs-lieux de cercle pour vendre leursproduits, gnralement sur pied, aux marchands, qui sont des Juifspour la plupart.Mon voisin voyait les choses autrement; il pensait qu'on peut semettre en frais tous les jours. En effet, il ne se lassait pas detenir compagnie ma femme, surtout les jours o j'tais dehors. Iltait dsol de ne pas me trouver, - putois, va! - puis s'installait,et rcitait du Pouschkine. Il la plaignait, parlait des maris engnral, hochait la tte et reniflait avec compassion; un jour il mefit une scne parce que, disait-il, je ngligeais ma femme. une femmede tte et un coeur d'or! - C'est facile dire, mon ami; tu ne lavois qu'en humeur de fte. - Il lui lit donc des livres; bientt ellene fait plus que soupirer lorsqu'il est question de moi. Au fond, qu'ya-t-il eu entre nous? - Nous ne nous comprenons pas , dit-elle. -C'tait pris textuellement dans un livre allemand, textuellement,monsieur...Une fois donc je reviens tard de Dobromil, d'une licitation. Je trouvema femme sur le divan, un pied relev, le genou dans les mains,absorbe dans ses rflexions. Mon ami s'y trouvait aussi; elle avaitsa pelisse de petit-gris, et alors il n'est jamais loin. Je ne mefche pas: elle me plat ainsi; je lui baise la main, je lisse lafourrure. Tout coup, elle me regarde d'un regard trange; je n'ycomprends rien. - Cela ne peut pas durer, dit-elle d'une voix rauque,avec effort. - Mais qu'as-tu donc? - Tu ne viens plus ici que la nuit,s'crie-t-elle. A une matresse, on fait la cour au moins. Et moi,moi, je veux tre aime! - Eh bien! je ne t'aime donc pas? - Non! -Elle sort, monte cheval, disparat. Je la cherche toute la nuit,toute la journe. Comme je rentre le soir, elle a fait faire son litdans la chambre des enfants.J'aurais d me montrer alors, c'est vrai; j'tais trop fier, jecroyais que les choses s'arrangeraient, et puis nos femmes! on n'enfait pas ce qu'on veut. Il y avait l au bailliage un greffierallemand; sa femme recevait des lettres d'un capitaine de cavalerie. -Qu'as-tu donc l, ma chre? - Il prend la lettre, et il n'a pas achevde lire qu'il commence la battre; il l'a si bien battue qu'elle luia rendu son affection. Voil un mariage heureux; mais moi, j'ai manqule bon moment. Maintenant c'est tout un.On ne se disait plus que bonjour, bonne nuit, c'tait tout. Jerecommenais de chasser; je passais des jours entiers dans la fort.J'avais alors un garde-chasse qui s'appelait Irena Wolk, un hommebizarre. Il aimait tout ce qui vit, tremblait lorsqu'il dcouvrait unanimal, et ne l'en tuait pas moins; ensuite il le tenait dans sa main,le contemplait, et disait d'une voix lamentable: - Il est bienheureux, celui-l, bien heureux! - La vie ses yeux tait un mal.Drle d'homme! Je vous en parlerai une autre fois. Je mettais doncdans ma _torba_ (1) un morceau de pain, du fromage, et de l'eau-de-viedans ma gourde, et je partais. Parfois nous nous couchions sur lalisire de la fort; Irena allait fouiller dans un champ, rapportaitune brasse de pommes de terre, allumait un grand feu et les faisaitcuire dans la cendre. On mange ce qu'on a. Lorsqu'on rde ainsi dansla fort noire, silencieuse, o l'on rencontre le loup et l'ours, ol'on voit nicher l'aigle, - que l'on respire cet air pesant, froid,humide, charg d'pres senteurs, - qu'on a pour s'attabler une souched'arbre, pour dormir une caverne, pour se baigner un lac aux eauxsombres et sans fond, qui ne se ride jamais et dont la surface lisseet noire boit les rayons du soleil comme la lumire de la lune, alorsil n'y a plus de sentiments, on n'prouve que des besoins: on mangepar faim, on aime par instinct.--(1) Espce de havre-sac.Le soleil se couche; Irena s'est mis en qute de champignons. Unepaysanne est assise sur le sol; sa jupe bleue fane ne cache pas sespetits pieds couverts de poussire. La chemise a gliss moiti deses paules; retenue par la ceinture, elle entr'ouvre ses plis. Tout l'entour, l'air est parfum des manations du thym. Accoude sur sesgenoux, elle appuie sa tte dans ses deux mains. Un lampyre s'est possur ses cheveux noirs, qui s'chappent de dessous son foulard couleurde feu et lui retombent sur le dos. Son profil se dcoupe en noir surle fond rouge du ciel; le nez est finement arqu ainsi que le bec d'unoiseau. de proie, et, quand je l'appelle, elle pousse un cri commecelui du vautour des montagnes, et ses yeux dardent sur moi un regardaigu, qui passe comme la lueur fugitive d'une flamme de naphte. Soncri rsonne, les parois du rocher le rpercutent, puis la fort sontour, puis encore la montagne au loin. Cette femme m'avait presqueeffray.Elle se penche, arrache du thym, ramne le foulard rouge sur sonvisage plus rouge encore.- Qu'as-tu donc? lui dis-je.Pour toute rponse, elle entonne lentement une _douma_ (1)mlancolique comme des larmes.--(1) Forme particulire de la posie populaire des Petits-Russiens,d'un caractre lgiaque.- Tu as de la peine? Dis?Elle se tait.- Eh bien?Elle me regarde en face, se met rire, et ses longs cils retombentcomme un voile sur ses yeux.- Alors de quoi rves-tu?- D'une fourrure de mouton, me rpond-elle tout bas.Je ris mon tour. - Attends, Je t'en apporterai une de la foire, -elle se cache la figure dans ses mains; - mais le mouton neuf ne sentpas bon. Veux-tu que je te donne une soukmana (1) garnie de lapin noirou plutt de lapin blanc, blanc comme le lait?--(1) Espce de casaque longue et troite que portent les femmes dupays.Elle me regarda d'un petit air la fois tonn et narquois, fronalgrement les sourcils, et ses lvres frmirent sur ses dentsblanches; puis des coins de la bouche le rire gagna les joues, etfinalement clata sur tout le visage de la petite friponne.- Eh bien! pourquoi ris-tu maintenant?- Ce n'est rien.- Alors veux-tu d'une soukmana double de lapin, de lapin blanc? Qu'endis-tu?Elle se lve subitement, rabat sa jupe, ramne sa chemise.- Non, dit-elle. Si vous m'en donnez une, ce sera avec du petit-gris.- Du petit gris? Comment?- Mais comme le portent les belles dames...Je la contemplai. Ce visage-l resplendissait d'gosme, d'un gosmenaf comme l'innocence. Elle embrassait les dsirs de son me sanspenser rien, comme elle baisait les pieds d'un saint. D'ides, deprincipe, point; la morale du faucon et les lois de la fort! Elletait chrtienne peu prs comme un jeune chat qui par aventure faitune croix sur son nez avec sa patte.Elle eut sa soukmana, que je lui rapportai de Lemberg, et, - vousallez vous moquer de moi, - je m'pris d'une belle passion pour cettefemme. Ce fut un vrai roman. Au premier coup de fusil, elle accourait.Je peignais ses longs cheveux avec mes doigts, je lavais ses piedsdans le torrent, et elle me jetait l'eau la figure. C'tait unecrature trange. Sa coquetterie avait une nuance de cruaut; elle metourmentait dans son humilit profonde comme jamais orgueil de grandedame ne m'a tourment depuis. - Mais ayez donc piti de moi, mon bonseigneur, que voulez-vous que je fasse de vous? - Elle savait qu'ellefaisait de moi tout ce qu'elle voulait...Chapitre IV.Mon boyard fit une pause; nous nous tmes tous les deux pendantquelque temps. Les paysans, ainsi que le chantre, taient partis. LeJuif avait mis son fronteau et s'tait assoupi avec dans un coin; ilnasillait en rve quelque prire et s'accompagnait d'un hochementrgulier. Sa femme tait assise devant le buffet, la tte dans sesmains; elle avait gliss ses doigts minces entre ses dents, sespaupires somnolentes taient demi fermes, mais son regard restaitobstinment attach sur l'tranger.Celui-ci dposa sa pipe et respira profondment. - Faut-il que je vousraconte la scne que j'eus avec ma femme? Vous m'en dispensez. Ellefut languissante pendant quelque temps; je restais la maison, jelisais. Une fois elle traverse la chambre, me dit mi-voix: Bonnenuit! Je me lve, elle a disparu, je l'entends fermer sa porte.C'tait fini encore une fois.A cette poque, j'avais un procs avec le domaine d'Osnovian. Avantd'atteler la justice et de remettre les rnes l'avocat, me dis-je,tu feras mieux d'atteler tes deux chevaux et d'y aller de ta personne.Qu'est-ce que je trouve? Une femme spare, qui s'est retire dans sesterres parce qu'elle a le monde en horreur, une philosophe moderne.Elle s'appelait elle-mme Satana, et c'tait un amour de petit dmon,des yeux comme des feux follets! Je perdis naturellement mon procs,mais j'y gagnai ses bonnes grces.Malgr tout, je n'avais pas cess d'aimer ma femme. Souvent dans lesbras d'une autre je fermais les yeux et me persuadais que c'taientses longs cheveux humides et sa lvre ardente, enfivre.Nicolaa, pendant ce temps, dlirait entre sa haine et son amour. Soncoeur tait comme ces fleurs qui ne s'panouissent qu' l'ombre, ildbordait maintenant de tendresse sauvage. Elle trouvait mille moyensde se trahir en voulant trop se cacher. Un jour, elle pose sur monbureau une lettre que venait d'apporter pour moi le cosaque de mabelle, et elle rit tout haut, mais le rire s'arrte dans sa gorge;c'tait triste voir. Trop d'amour m'avait loign d'elle, et ellemaintenant avait soif de vengeance parce que son amour tait ddaign.Elle ne marchait qu'avec une prcipitation nerveuse, criait en rve,s'emportait tout propos contre les domestiques et les enfants.Puis tout d'un coup elle parut change; on et dit qu'elle sersignait. Son regard, lorsqu'il se posait sur moi, avait quelquechose d'trangement satur, et pourtant ses clats de rire se mlaitcomme une note douloureuse.- C'est dommage, me dit un jour mon garde chasse, monsieur ne va plusdu tout la fort. J'ai dcouvert un renard pas bien loin d'ici, etdes bcasses, - il faut vous dire que c'tait ma chasse prfre, -puis elle est l, qui vous attend prs de la pierre. N'aurez-vouspoint piti de la pauvre femme?Je prends mon fusil et je l'accompagne jusqu' la dernire clture duvillage. L, une inquitude incomprhensible s'empare de moi; jeplante l le garde-chasse, et je rentre la maison presque encourant. Je suis tout honteux, mais je marche sur la pointe des pieds,j'coute, - il carta plusieurs reprises les cheveux de son front, -comment vous dire? J'ouvre brusquement, et je vois ma femme... Je vousdrange? dis-je, et je referme la porte.Qu'aurais-je fait? Nous ne sommes pas les matres. L'Allemand, lui,considre la femme comme sa vassale, mais nous autres, nous traitonsavec elle de puissance puissance. Ici le mari n'a aucun