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Revue de littératuresur les approches explicatives
des inégalités de santé en France
Dans le cadre d’une comparaison de la santé et des comportements relatifs à la santé
entre le sud-est de l’Angleterre et le Nord Pas-de-Calais
Catherine DedourgeChristelle Rondeau
Décembre 2005
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En partenariat avec:In partnership with:
Avec le soutien de:With the support of:
PROJET CONFINANCE PAR L’UNION EUROPEENNE(FEDER)
FINANCED IN PART BY THE EUROPEAN UNION
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SOMMAIRE
INTRODUCTION...................................................................................................................... 5
PARTIE 1 LE POINT SUR LA THEORIE AU NIVEAU INTERNATIONAL ET LECAS SPECIFIQUE DE LA FRANCE.................................................................................... 8
I- VERS UNE AMELIORATION DE LA CONNAISSANCE DES DETERMINANTS SOCIAUX DE SANTE . 8I-1- De l’utilisation d’indicateurs sociaux «classiques»….............................................. 8I-2- …à une connaissance plus fine des déterminants sociaux individuels et collectifs desattitudes et comportements de santé................................................................................... 9I-3-D’un élargissement du modèle de rétroaction simple à un modèle des déterminantssociaux.............................................................................................................................. 10
II- TROIS TYPES DE COURANTS THEORIQUES TENTENT DE PRODUIRE DES MODELESEXPLICATIFS GLOBAUX.......................................................................................................... 12
II-1- La théorie matérialiste ............................................................................................. 12II-2- La théorie psychosociale.......................................................................................... 12II-3- La théorie éco-sociale.............................................................................................. 13
III- DES AVANCEES THEORIQUES PROMETTEUSES POUR COMPRENDRE LES INEGALITES DESANTE QUI RESTENT A DEVELOPPER EN FRANCE.................................................................... 14
PARTIE 2 SYSTEME DE SOINS ET INEGALITES DE SANTE................................... 17
I-L’ACCES AUX SOINS ........................................................................................................... 17I-1- Le frein financier: un des principaux facteurs rendant l’accès aux soins difficile tout particulièrement pour les personnes en difficulté ............................................................ 17I-2- Vers la mise en place de dispositifs pour lutter contre ces inégalités d’accès aux soins.................................................................................................................................. 18
II- LE ROLE DE L’ASSURANCE MALADIE COMME REDUCTEUR DES INEGALITES DE SANTE .... 19II-1- D’un point de vue théorique, l’assurance peut avoir deux types d’effet................. 19II-2- L’assurance maladie peut-elle réduire les inégalités de santé en favorisant laconsommation de soins ?.................................................................................................. 19
a) Disparités de recours aux soins selon le niveau de revenu ...................................... 19b) L’Assurance Maladie tend à avoir un impact sur le recours aux soins des plus pauvres ......................................................................................................................... 21
II-3- L’effet indirect de l’assurance sur l’état de santé................................................... 22
III- UTILISATION DU SYSTEME DE SANTE ET INEGALITES SOCIALES DE SANTE ....................... 22III-1- L’explication par la demande................................................................................. 23III-2- L’explication par l’interaction entre l’offre et la demande.................................... 23III-3- Le système de soins et sa part de responsabilité .................................................... 25
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PARTIE 3GROUPE D’APPARTENANCE ET INEGALITES DE SANTE .................. 26
I-L’EXPLICATION DES INEGALITES DE SANTE PAR UNE INEGALE EXPOSITION DES INDIVIDUSAUX FACTEURS DE RISQUE ..................................................................................................... 26
I-1- Une inégalité exposition des différents milieux sociaux aux facteurs de risque....... 26I-2- Une inégale exposition aux facteurs de risque liés au genre des individus .............. 27I-3- L’exposition aux facteurs de risque: travail et chômage ......................................... 28I-4- L’exposition aux facteurs de risque: soutien social versus exclusion sociale ......... 29
II- DIFFERENTES LOGIQUES DE RECOURS AUX SOINS ET LEUR CONTRIBUTION DANSL’EXPLICATION DES INEGALITES............................................................................................ 31
II-1- L’accès effectif aux droits........................................................................................ 31II-2- L’identification d’un besoin de soins....................................................................... 31II-3- Le rapport aux soins et aux professionnels de santé ............................................... 32
III- DES INEGALITES POUVANT S’EXPLIQUER PAR UNE DIFFERENCIATION DANSL’ACCUMULATION DES CAPITAUX ......................................................................................... 33
IV- PROCESSUS CUMULATIF DES INEGALITES : EFFETS D’AMPLIFICATION ET DISPOSITION AL’APPROPRIATION SOCIALE.................................................................................................... 35
IV-1-Effets d’amplification.............................................................................................. 36IV-2- La disposition à l’appropriation sociale ou l’effet Saint Mathieu.......................... 37
PARTIE 4 COMPORTEMENTS INDIVIDUELS ET INEGALITES DE SANTE ........ 38
I- INEGALITES SOCIALES DE SANTE ET PROBLEMES VECUS PENDANT L’ENFANCE .................. 38
II- LES COMPORTEMENTS DE SANTE ...................................................................................... 39
III- LES REPRESENTATIONS SOCIALES DE LA MALADIE ET DE LA SANTE ................................ 40III-1- Les représentations sociales de la santé................................................................. 41III-2- Les représentations sociales de la maladie ............................................................ 42III-3- Définition et perception de la santé : les enquêtes françaises ............................... 44
CONCLUSION : La situation en Nord Pas-de-Calais ............................................................. 46
Bibliographie ............................................................................................................................ 49
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INTRODUCTION
Le thème des inégalités sociales [6] de santé est devenu en Europe un objet d’étude
spécifique, alimentant régulièrement débats scientifiques et politiques, depuis près d’un quart
de siècle. C’est surtout dans les années 1980, après la sortie du «Rapport Black » en Grande
Bretagne, qu’il a vraiment émergé dans quelques pays européens.
En France, en revanche, le thème est demeuré peu visible dans le champ scientifique,
mobilisant un faible nombre de chercheurs (démographes, épidémiologistes, sociologues et
économistes de la santé), fait d’autant plus remarquable que notre pays avait joué un rôle
pionnier sur cette question dès le début du XIXème siècle. Parler des inégalités de santé, hors
du cadre restreint du champ de la recherche, constitue donc une orientation récente en France.
Toutefois, la question des inégalités n’occupe qu’une place marginale. Elles sont évoquées
dans l’article 1 du projet de loide santé publique de 2004, projet qui à ce jour ne s’est pas
traduit par des mesures précises.
Par ailleurs, l’existence depuis 50 ans d’enquêtes sur la mortalité différentielle donnant des
résultats très fiables sur les inégalités face à la mort n’a pas suffià entraîner la constitution
d’un véritable intérêt des milieux de la recherche autour du thème. Il faut attendre 2001 pour
qu’une synthèse des inégalités sociales de santé soit enfin publiée, regroupant un grand
nombre de contributions d’épidémiologistes et de chercheurs en sciences sociales1.
Parallèlement plusieurs documents officiels abordent la question, en particulier les rapports du
Haut Comité de la Santé Publique sur la santé en France et de l’Académie Nationale de
médecine sur la prévention.
Les différences observées dans les pays dans l’exploration de ces inégalités et la publication
des travaux sur ce thème résultent donc de la conjonction de multiples facteurs. L’engagement
des acteurs scientifiques ou parfois administratifs est certes important, mais il est d’autant
plus efficace qu’il existe une tradition de recherche sur ce thème dans le pays et un contexte
sociopolitique suffisamment favorable à la révélation de l’existence de disparités. En France,
l’idée que le système de soins était l’un des meilleurs du monde et que la protection sociale
était l’unedes plus généreuses a longtemps constitué un obstacle à la réflexion sur les
inégalités. Ce mythe quasi constitutif de l’assurance maladie peut d’ailleurs justifier en partie
1 Leclerc A, Fassin D, Grandjean H, et al. Les inégalités sociales de santé. Paris : La Découverte/Inserm, 2000
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l’absence de demande sociale en faveur d’une politique de santé ayant pour objectif premier
de réduire les inégalités de santé.
Comme le stipule Aïach et Fassin [1], la définition des inégalités de santé est essentielle, car
de celle-ci qu’on lui donne dépend l’examen (ou le non-examen) de certains points et de
certaines questions. Selon eux, « deux conditions doivent être remplies pour que l’on puisse
parler d’inégalités sociales. La première est qu’il doit s’agir d’un objet socialement valorisé
(la vie, le bien-être…) et cet objet doit concerner des groupes sociaux hiérarchisés (classes
sociales, catégories socioprofessionnelles…)».
Pour ces deux auteurs « les inégalités sociales de santé sont essentiellement le résultat, le
produit final des autres inégalités sociales structurelles qui caractérisent un pays à un moment
donné de son histoire et de son développement économique ». Cependant, puisqu’elles sont
inscrites dans les corps, il est souvent difficile de distinguer ce qui relève de la dimension
sociale et ce qui se situe dans l’ordre du biologique. D’où les difficultés pour faire apparaître
des différences entre les groupes sociaux, en particulier en matière de maladie en raison du
jeu de facteurs comme l’âge, le sexe, les «biais liés aux méthodes d’enquête et aux
différences de perception et d’interprétation d’ordre culturel [2]. D’où aussi le fait que
l’inégalité sociale de santé n’est pas perçue comme les autres, et que le plus souvent elle est
mise sur le compte de la fatalité ou du hasard ».
Les inégalités de santé sont donc le résultat d’un processus subtil et complexe d’inégalités
sociales, d’incorporation d’inégalités dans les corps. «Les inégalités sont moins le fait d’une
inégalité devant les soins que la résultante d’un ensemble d’inégalités économiques, sociales
et culturelles dont l’effet cumulatif négatif est d’autant plus marqué que la catégorie sociale
est défavorisée » [1].
Pour Fassin, la question des inégalités de santé revêt une forme particulière d’inégalité, la
santé étant un objet socialement et historiquement construit. «Que l’on adopte une approche
médicale, qui fait de la santé l’absence de maladie, ou plus large qui en fait un état de bien-
être physique, mental et social, on semble penser qu’il y a bien une réalité particulière à
appréhender, ce que font les enquêtes. Or, la santé est, très largement, un objet socialement et
historiquement construit. (…) En particulier, l’attention portée à la dimension psychologique,
au traumatisme et à la souffrance psychique, comme traces laissées dans la psyché par des
expériences sociales relevant de la violence ou de la précarité, constitue un fait nouveau que
les enquêtes de victimation ou de santé subjectives s’efforcent de saisir.» [18].
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La construction des inégalités de santé résulte donc d’une combinaison complexe de multiples
facteurs. L’objectif de cette revue de littérature n’est pas tant de rappeler les inégalités de
santé mais d’identifier les approches explicatives de celles-ci. Recherche dont le monopole
revient très largement aux équipes anglo-saxonnes2.
Le présent document se décompose en 4 parties : une première partie qui a pour objet de faire
un rapide point sur l’état des théories au niveau international en faisant le parallèle avec le cas
français ; puis trois autres parties ont pour objet l’étude des déterminants des inégalités de
santé à trois niveaux : un niveau macro (système de santé), un niveau méso (groupe
d’appartenance) et enfin un niveau micro (acteur individuel). Enfin la conclusion fera l’objet
d’une analyse plus précise de la situation dans le Nord Pas-de-Calais, l’objet de la recherche
dans laquelle s’inscrit cette revue de littérature étant une comparaison de la santé et des
comportements relatifs à la santé des habitantst des deux côtés de la manche entre d’un côté le
Nord Pas de Calais et de l’autre le Kent, le Medway, l’East Sussex et le Brighton and Hove.
2 Dans un rapport de la direction des études de l’ENA sur les inégalités de santé, il est stipulé qu’une interrogation de la base de données de référence PUBMED entre 2002 et 2004 permet de recenser 1521 travauxde recherches sur les inégalités de santé en France pour 10000 au Royaume-Uni et 40000 aux Etats-Unis.
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Partie 1 Le point sur la théorie au niveau international et le cas spécifiquede la France
L’analyse de la littérature montre que notre connaissance des disparités socio-spatiales de
santé reste, en France, fragmentaire et en retard par rapport aux travaux qui peuvent se mener
dans d’autres pays européens. L’objectif de cette partie est de faire un point sur les grandes
théories ou du moins les grands courants qui existent au niveau international pour expliquer
les inégalités de santé et de faire un point sur les connaissances, les données disponibles et les
difficultés en France pour expliquer les inégalités de santé.
I- Vers une amélioration de la connaissance des déterminants sociaux de santé
I-1- De l’utilisation d’indicateurs sociaux «classiques»…
Tel que le constate le Haut Comité de la Santé Publique dans son rapport sur la santé en
France [23] quand on s’intéresse aux décès, aux maladies, aux habitudes et conduites de santé,
à la consommation de soins des personnes ou des populations, les indicateurs sociaux
disponibles et mis en regard ne décrivent que de façon approximative la position socio-
économique des personnes (au sens Wébérien du terme), et, bien plus encore, leurs conditions
de vie.
Il s’agit le plus souvent:
De la catégorie professionnelle qui présente deux limites majeures. Une première
limité liée au classement trop approximatif des inactifs (chômeurs et retraités) et des
femmes en général qui représentent deux groupes dont les besoins de santé sont
particulièrement importants. Une deuxième limite est liée au fait qu’elles rendent
difficilement compte des disparités salariales, des disparités de formes d’emploi
(travail à temps partiel) et des conditions de travail au sein d’une même catégorie;
Des revenus qui présentent notamment des difficultés de recueil au niveau individuel ;
Du niveau d’éducation qui doit nécessairement prendre en compte l’âge des
personnes, leur génération de naissance, les évènements historiques survenus pendant
leur adolescence (mobilisation, guerre, migration, etc.) ;
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D’un score résumé : « on peut résumer, pour chaque individu, les trois critères
précédents en un score ou index unique: par exemple l’index socioéconomique de
Duncan ou le score socioéconomique de Nam-Powers » [23] ;
«De l’appartenance à une catégorie d’action publique : c'est-à-dire une catégorie,
définie par la puissance publique et les dispositifs assistanciels et légaux mis en place,
comme par exemple les mineurs (âgés de moins de 18 ans), les personnes âgées (avec
une limite d’âge correspondant à celle du minimum vieillesse), les retraités, les
allocataires du Revenu minimum d’insertion, les bénéficiaires de la Couverture
Maladie Universelle, les handicapés (percevant l’Allocation Adulte Handicapé), etc »
[23].
La principale difficulté de ces différents indicateurs est de proposer une approche
essentiellement descriptive qui permet de mettre en évidence la constance des inégalités au
cours du temps et à travers les classes sociales mais qui, au final nous apporte peu d’éléments
sur les causes qui conduisent ces personnes à des situations sanitaires défavorables..
Dans le domaine sanitaire, et particulièrement en ce qui concerne la prévention primaire et
l’accès aux dispositifs et politiques de prévention secondaire, une connaissance plus fine des
déterminants sociaux individuels et collectifs des attitudes et des comportements de santé est
nécessaire pour renouveler les approches et mettre en œuvre des actions qui prennent en
compte, justement, ces situations ou trajectoires de vulnérabilité.
I-2- …à uneconnaissance plus fine des déterminants sociaux individuels et collectifs
des attitudes et comportements de santé
Cette nécessité est bien illustrée par certains résultats épidémiologiques issus d’analyses
multivariées prenant en compte simultanément différentes variables socioéconomiques
considérées comme « classiques». En effet, depuis une vingtaine d’années, des travaux
épidémiologiques essentiellement anglo-saxons, se sont attachés à rechercher des
déterminants sociaux sous-tendus par des approches et des théories sociologiques ou
psychosociales telles que l’association entre un faible niveau d’intégration et une fréquence
accrue des comportements de santé à risque (tabagisme, alcoolisme, etc.).
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Les recherches épidémiologiques sur l’influence des conditions de vie se sont également
enrichies d’approches renouvelées concernant les conditions de travail dont les nouvelles
formes de précarité liées au travail.
Des travaux spécifiques ont également été réalisés sur le stress au travail et ses conséquences
sur la santé notamment par Karasek et Siegrist, le premier ayant construit un modèle « latitude
de décision-demande psychologique »qui repose sur l’autonomie dans l’exécution des tâches
professionnelles, la demande psychologique et le soutien reçu de la part de l’entourage au
travail où la combinaison faible latitude et forte demande est considérée comme la plus
péjorative pour la santé. Le second modèle développé ultérieurement pas Siegrist est basé sur
l’équilibre entre les efforts fournis par les individus et les récompenses reçues en termes
d’avantages financiers, de valorisation sociale et d’estime de soi. L’utilisation de ces modèles
dans de nombreuses études a permis de montrer le rôle des facteurs psychosociaux au travail
vis-à-vis de la pathologie cardiovasculaire, de l’incidence des troubles mentaux, dont la
dépression, de la qualité de vie et des troubles musculo-squelettiques.
En dehors de la sphère professionnelle, des travaux épidémiologiques récents s’attachent à
prendre en compte ce que Kaplan et Lynch appellent les « conditions néo-matérielles », c'est-
à-dire celles liées aux modes de vie actuels dans les sociétés post-industrielles : régime
alimentaire, types de loisirs, habitudes de vacances, possession de certains biens de
consommation, etc. De nombreuses études récentes décrivent ainsi des associations entre ces
facteurs et l’état de santé des individus. Leur intérêt est de renouveler la perspective et les
outils d’étude à la fois des inégalités socio-économiques et des situations de précarité et
d’exclusion: il ne s’agit plus de mesurer les impacts sanitaires de l’appartenance à une CSP
inférieure, d’une situation de pauvreté ou de grande exclusion sociale, mais ceux d’une
exclusion « relative », « intermédiaire », concernant un nombre important de personnes :
l’impossibilité (au moins temporaire) d’accéder à des biens et des services qui ne sont pas
fondamentaux à proprement parler mais dont la jouissance apporte confort et bien-être et,
symboliquement, signe l’appartenance à nos sociétés de consommation et de loisirs.
I-3-D’un élargissement du modèle de rétroaction simple à un modèle des déterminants
sociaux
Toujours dans un souci de compréhension des inégalités sociales de santé, au milieu des
années 90, Evans et Stoddart [23] ont dénoncé la pauvreté d’une approche conceptuelle
11
reposant sur une rétroaction simple entre santé et système de soins et proposé un modèle
théorique de santé dont le double intérêt était de replacer la question de l’accès aux soins par
rapport à celles des déterminants sociaux de la santé, et de mettre en perspective la notion de
santé et de ses déterminants par rapport à celle, plus générale, du bien-être individuel. Ils
soulignaient ainsi que du point de vue de l’individu et de sa performance sociale (y compris
au sens de sa productivité économique), ce qui est déterminant, c’est sa propre perception de
sa santé et de sa capacité fonctionnelle.
Figure 1 Du modèle de rétroaction simple entre la santé et le système de soins aux modèles
des déterminants sociaux de la santé
Modèle de rétroaction simple
Modèle des déterminants sociaux
Source: d’après Evans et Stoddart
Autres facteurs Pathologie Système de soins
Besoins et accès aux soins
Distribution des soins
Environnement social Environnement physique Patrimoine génétique
Réaction individuellecomportementalebiologique
Pathologie Système de soinsEtat fonctionnel
Bien être
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II- Trois types de courants théoriques tentent de produire des modèles explicatifs
globaux
La recherche de nouveaux facteurs de risqued’origine socio-économique et l’analyse de leurs
mécanismes d’action se situent dans le cadre de divers courants théoriques qui tentent de
produire des modèles explicatifs globaux prétendant intégrer et synthétiser l’ensemble
foisonnant des résultats rapidement résumés ici. Trois approches principales se confrontent
actuellement : le modèle « matérialiste », le modèle « psychosocial » ; et plus récemment, le
modèle « éco-social » qui propose une synthèse des deux précédents.
II-1- La théorie matérialiste
Le modèle matérialiste [21] (appelé par certains néo-matérialiste) renvoie aux idées reçues du
courant hygiéniste du 19ème siècle. Il pose le principe que les inégalités sociales de santé sont
le reflet de la combinaison de conditions matérielles de vie et de travail défavorables
(exposition à des substances toxiques, risques professionnels, mauvaise alimentation,
logements insalubres, évènements de vie éprouvants et isolement social, etc.), du manque de
ressources matérielles personnelles pour faire face à ces conditions défavorables, ainsi que
d’un environnement social caractérisé lui aussi par l’insuffisance des ressources collectives
(éducation, transports, équipements sanitaires de loisirs, système de soins, pollution, etc.).
II-2- La théorie psychosociale
La théorie psychosociale [21] considère que la racine profonde des inégalités sociales de santé
tient plus à la distribution inégalitaire des ressources (matérielles, culturelles, sociales, etc.) au
sein des sociétés qu’aux conditions strictement matérielles défavorables pour la santé des
moins favorisés. La distribution du « stress» selon l’appartenance à la hiérarchie sociale
expliquerait que certains groupes sociaux sont plus affectés que d’autres par de nombreux
problèmes de santé bien différents du point de vue des mécanismes biophysiologiques,
comme la tuberculose, la schizophrénie. Les effets des facteurs psychosociaux au travail et en
dehors de la vie professionnelle exercent une action indépendante et il peut exister des
interactions entre les expositions de différents types : les responsabilités familiales modifient
notamment l’impact des facteurs associés au travail, particulièrement pour les femmes. Dans
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cette optique, certains chercheurs ont étudié les effets de la dimension subjective du vécu des
sentiments négatifs liés à une position défavorable dans la hiérarchie sociale, comme la honte
ou l’hostilité, ou le sentiment d’injustice.
II-3- La théorie éco-sociale
Récemment Nancy Krieger a proposé la théorie éco-sociale [21] dans un effort de synthèse
entre les principes essentiels des théories matérialiste et psychosociale. Cette théorie vise à
comprendre les inégalités sociales de santé en rendant compte de la complexité de la relation
entre appartenance sociale et santé. D’après ce modèle, les individus «incorporent » divers
aspects de leur contexte de vie et de travail, avec des effets directs et synergiques entre
expositions, susceptibilité et résistance à la maladie. Les inégalités de santé sont attribuables à
l’exposition à de multiples facteurs de risque dont les effets, cumulés dans le temps, ont un
impact sur la santé et des retombées sur la situation sociale. Mettant l’accent sur la pluralité
des déterminants de la santé, cette théorie cherche à analyser les inégalités de santé en
fonction de la situation sociale, en évaluant à la fois la contribution de facteurs directs, comme
des facteurs professionnels, et des conditions sociales et économiques associées à la
profession exercée. Ce modèle a notamment été utilisé dans l’étude des déterminants sociaux
du risque de cancer et dans l’examen de la forte prévalence de l’hypertension chez les noirs
américains.
Cherchant délibérément à intégrer les interactions entre facteurs caractérisant l’environnement
« microscopique » des individus (facteurs biologiques, facteurs de risque individuels, histoire
de vie, etc.), l’environnement «mésoscopique » (environnement de résidence ou de travail,
par exemple) et le niveau macroscopique (organisation sociale et économique, dimensions
culturelle et historique), cette approche a l’ambition de proposer une théorie globale des
déterminants sociaux de la santé.
Ainsi, à côté des approches épidémiologiques classiques dont la principale limite est d’être
essentiellement descriptive, des approches, nouvelles en France, qui s’attachent à envisager la
santé du point de vue des attitudes et des comportements semblent prometteuses pour
rechercher les causes et/ou déterminants propres à être pris en compte dans une perspective de
santé et d’action publique.
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III- Des avancées théoriques prometteuses pour comprendre les inégalités de santé qui
restent à développer en France
Comme nous le mentionnons plus haut, l’analyse de la littérature montre que notre
connaissance des disparités socio-spatiales de santé reste fragmentaire et en retard par rapport
aux travaux qui peuvent être menés dans d’autres pays européens et notamment dans les pays
anglo-saxons. En France, les catégories utilisées et l’information statistique disponible sont
insuffisantes pour rendre compte de la complexité des déterminants des inégalités de santé.
Comme il est mentionné dans le rapport sur la santé en France de l’année 2000 réalisé par le
Haut Comité de Santé Publique, les connaissances sur les inégalités sociales de santé en
France sont très parcellaires, voire parfois inexistantes pour certaines catégories de la
population comme les enfants, les personnes âgées ou encore les personnes immigrées ou
issues de l’immigration.
En effet, les connaissances en France sont quasinulles sur la santé des immigrés en général et,
en particulier sur l’impact des histoires migratoires, des appartenances culturelles d’origine,
des conditions de vie passées et actuelles, etc. sur l’état de santé et l’accès aux soins
préventifs et curatifs des personnes concernées. Trois explications peuvent être avancées pour
justifier ou tout au moins tenter d’expliquer cette quasi-absence de connaissance des
caractéristiques de cette catégorie de la population. La première concerne les difficultés
scientifiques à mener ce type de recherche bien que les chercheurs français puissent s’inspirer
de la littérature internationale sur ce sujet. La deuxième explication avancée est « le tabou
politique » qui existe sur cette question et qui empêche somme toute de permettre la
production de données objectives, et enfin la troisième explication que l’on peut avancer est
l’existence de préjugés. Cependant, du point de vue des membres du Haut Comité de Santé
Publique : « ces travaux doivent être encouragés, pour plusieurs raisons : du point de vue des
politiques de santé publique, il est inconcevable (et potentiellement dangereux pour la santé
de la population générale) de ne rien connaître de la situation sanitaire –spécifique ou non–
des personnes immigrées; d’un point de vue politique plus général, les tabous et les préjugés
se nourrissant de l’ignorance, cette priorité doit être clairement affichée, profitant du fait que
l’amélioration globale de la situation économique de notre pays pose, de façon à la fois plus
accrue mais aussi moins passionnelle, la question des enjeux de la solidarité publique vis-à-
vis des personnes ou des populations les plus vulnérables. » [23]
15
En outre, il existe des données, en France, qui sont collectées pour des catégories spécifiques
jugées pertinentes pour un domaine particulier mais qui ne peuvent pas être réutilisées pour
comprendre et lutter contre les inégalités de santé (exemple : bénéficiaire de la CMU,
CMU_C).
Le système d’information en santé existant en France souffre d’un manque d’organisation afin
que des données sur les inégalités de santé soient produites régulièrement, de façon réactive,
rapidement disponibles et publiées, et comparables dans le temps.
Il est donc difficile en France «de suivre l’évolution de ces inégalités et de les mettre en
relation avec des changements importants survenus dans les conditions de vie ou de travail, ou
dans la prise en charge sanitaire et sociale des populations » [23].
« Finalement, les connaissances accumulées en France et la recherche en santé publique
concernent plus, aujourd’hui, les effets des inégalités constatées (et éventuellement
l’évaluation des dispositifs et des processus destinés à maîtriser ces effets) que la
connaissance des causes à proprement parler. En conséquence, comme l’a mentionné
récemment un auteur de l’International Journal of Epidemiology, «comme le montre la
littérature limitée mais croissante des inégalités sociales de santé, ignorer les déterminants
sociaux des disparités sociales de santé conduit à laisser de côté des explications pertinentes
pour expliquer les changements observés dans la morbidité et la mortalité des populations, et,
par là, à entraver tout effort de prévention » » [23].
« La compréhension des inégalités sociales de santé est nécessaire en France si on veut mieux
évaluer l’impact des politiques menées et en développer de nouvelles pour lutter contre ces
inégalités et/ou maîtriser les effets sanitaires. Cette compréhension passe par le
développement de la recherche sur ces questions. Mais elle passe aussi, et peut-être avant tout,
par une réflexion sur les représentations de la santé et de ses déterminants qu’ont, plus ou
moins explicitement, les différentes personnes concernées : les chercheurs, les médecins et les
soignants, les décideurs politiques et les financeurs de l’assurance maladie, les malades et
l’opinion publique toute entière. De ces points de vue, le modèle plurifactoriel qui pourra
rendre compte de la multiplicité des déterminants de santé reste, pour une large part, à
construire et à démontrer. » [23]
16
Paradoxalement, alors que les inégalités sociales de santé y sont plus importantes que dans la
plupart des pays européens, en France, rares sont les travaux dans ce domaine.
L’épidémiologie [21] y est encore trop peu présente, malgré quelques travaux concernant des
déterminants particuliers, comme certains facteurs professionnels, des évènements de santé
comme ceux qui concernent la reproduction, des populations spécifiques, notamment les
femmes, ou les groupes en situation de précarité. D’autres déterminants sociaux, relevant des
relations sociales de proximité et de l’environnement macrosocial n’ont été que peu étudiés en
France.
Si l’inclusion d’un chapitre sur les inégalités sociales de santé dans le rapport 2002 du Haut
Comité de la Santé Publique montre un intérêt accru des pouvoirs publics pour cette
thématique, on ne peut que déplorer, faisant écho aux auteurs de ce rapport, que les données
françaises dans le domaine restent trop incomplètes. La réduction des inégalités de santé est
une responsabilité majeure de l’Etat. La politique de santé se fonde en grande partie sur les
résultats de l’observation et de la recherche épidémiologique. Les programmes de santé
publique visant les facteurs de risque individuels et basés sur des méthodes médicalisées
occupent une place de choix, car l’action dans d’autres domaines, comme l’emploi,
l’environnement, l’urbanisme ou la lutte contre l’exclusion se heurte à des enjeux sociaux et
politiques beaucoup plus larges et complexes soulevant des tensions ou des contradictions.
L’interpellation des acteurs de ces autres domaines et de la société dans son ensemble doit
s’appuyer sur des données solides qui illustrent les liens entre les inégalités sociales de santé
et l’organisation sociale. Celle-ci prend des formes différentes selon les pays en fonction de
leur histoire sociale et politique, de leurs institutions et de leurs politiques dans le domaine
des revenus, de la famille, de l’éducation, du logement, de l’intégration des minorités, etc.
C’est pourquoi si la recherche internationale apporte des hypothèses et des preuves sur
l’existence et les mécanismes d’action des déterminants sociaux de la santé, il est nécessaire
de développer à l’échelle française et européenne des travaux permettant de décrire et de
comprendre la situation, d’identifier les processus à l’œuvre, et les cibles possibles d’action,
d’évaluer les résultats des politiques, y compris l’impact sur la santé de celles menées dans
d’autres secteurs.
La question des inégalités est toutefois assez documentée pour que l’on puisse, dans les trois
parties suivantes, apporter des éléments sur les dimensions explicatives des inégalités de santé
en France.
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Partie 2 Système de soins et inégalités de santé
Cette deuxième partie a pour objet la présentation des éléments explicatifs des inégalités de
santé qui relèvent d’un niveau d’analyse macroéconomique. Il s’agit d’apprécier le poids de
l’organisation du système de soins dans la production des inégalités, d’appréhender les effets
du système de l’Assurance Maladie comme un élément explicatif des inégalités de santé. Et
enfin de voir dans quelle mesure l’offre de soins favorise un accès égalitaire à la santé.
I- L’accès aux soins
I-1- Le frein financier: un des principaux facteurs rendant l’accès aux soins difficile
tout particulièrement pour les personnes en difficulté
L’accès des personnes démunies aux soins de santé se heurte évidemment avant tout à des
obstacles financiers avec le risque croissant d’aggravation des inégalités, dès lors qu’il devient
de plus en plus nécessaire de recourir à des systèmes de couvertures complémentaires privées.
La solution à ce problème est d’autant plus difficile que les pouvoirs publics se voient
confrontés à une pression croissante sur les coûts des systèmes de santé pour des raisons
démographiques et technologiques.
Le frein financier est le premier facteur expliquant que les personnes démunies n’ont pas
accès aux soins. Selon l’organisation de leur système de protection sociale, les différents pays
européens peuvent être confrontés à une double difficulté.
Les systèmes d’assurance sociale, construits sur des logiques professionnelles,
ont eu plus de difficultés à garantir le droit à la couverture maladie des
personnes durablement exclues du monde du travail que les systèmes
universels dotés de services de santé nationaux, ce qui a rendu nécessaire des
filets de sécurité additionnels.
Les problèmes de financement des systèmes de santé ont conduit tous les pays
à des formes variées d’accroissement de la participation financière des patients,
même dans les systèmes conçus à l’origine comme totalement gratuits. Ainsi,
la plupart des pays européens ont mis en place des dispositifs qui visent à
exonérer, selon des modalités variables et hétérogènes, le paiement des soins
18
pour certains types de populations, notamment en fonction de seuils de
ressources. Cependant, la participation qui leur est demandée peut conduire les
populations les plus démunies au renoncement à certains soins.
I-2- Vers la mise en place de dispositifs pour lutter contre ces inégalités d’accès aux
soins
Trois dispositifs ont été mis en place à partir de 2000 pour améliorer l’accès aux soins des
personnes les plus défavorisées et supprimer ces deux types de freins financiers en
garantissant l’accès à la fois à l’assurance de base et à une assurance complémentaire gratuite
prenant en charge les co-paiements pour les consultations, l’hospitalisation, les médicaments,
les soins dentaires, les lunettes :
La CMU de base permet d’affilier à l’Assurance Maladie toute personne résidant en
France de façon stable et régulière, qui n’est pas couverte au titre de son activité
professionnelle ou comme ayant droit d’un assuré;
La CMU complémentaire offre une protection complémentaire gratuite en matière de
santé aux personnes dont les revenus sont les plus faibles ;
L’Aide Médicale Etat (AME) prend en charge les dépenses de soins des personnes qui
ne remplissent pas les conditions de stabilité et de régularité de résidence s’appliquant
à la CMU. Par ailleurs, une aide à l’acquisition d’une couverture complémentaire, sous
conditions de ressource, a été mise en place.
En favorisant l’accès aux soins des populations les plus démunies, cette réforme devrait
normalement leur permettre de s’intégrer dans les circuits normaux de soins et diminuer le
rôle des structures caritatives, qui offrent aujourd’hui des lieux de soins spécifiques.
Toutefois, une telle politique fait l’hypothèse que les freins à l’accès aux soins et à la
prévention sont essentiellement de nature financière. Or d’autres dimensions interviennent,
qui peuvent conduire les personnes en situation de pauvreté à adopter des comportements et
des logiques de recours aux soins différents.
19
II-Le rôle de l’Assurance Maladie comme réducteur des inégalités de santé
II-1-D’un point de vue théorique, l’assurance peut avoir deux types d’effet
D’un point de vue théorique, l’assurance maladie, traditionnellement considérée comme un
instrument de lutte contre les inégalités de santé, peut avoir deux types d’effet. Un effet direct
et un effet indirect [16].
Tout d’abord, l’assurance, en réduisant les coûts des soins, permet théoriquement aux pauvres
comme aux riches d’accéder à des services médicaux bénéfiques pour leur santé. Cependant
dans ce modèle, pour que l’assurance aitun impact réel sur la santé, deux conditions doivent
être réunies: d’une part l’assurance doit augmenter effectivement la consommation de soins
des plus pauvres; d’autre part, cette augmentation de soins doit améliorer l’état de santé.
Puis, l’assurance peut agir de manière indirecte sur les inégalités sociales de santé par le biais
des autres consommations. En effet, toute dégradation de l’état de santé entraîne des dépenses
de soins supplémentaires et donc une baisse des consommations non médicales via la baisse
du revenu disponible, diminution d’autant plus forte que le niveau d’assurance est faible.
Cette diminution du revenu disponible peut entraîner une dégradation de l’étatde santé sous
l’hypothèse que certaines consommations nonmédicales sont favorables à la santé.
Dans chacun de ces mécanismes, un financement équitable du système d’assurance santé
demeure une condition nécessaire à la réduction des inégalités sociales de santé. Le paiement
d’une prime d’assurance trop élevée mettrait en péril le budget des plus pauvres. On tiendra
dans la suite pour acquis le fait que le système de soins met en œuvre une subvention des plus
pauvres par les plus riches.
II-2- L’assurancemaladie peut-elle réduire les inégalités de santé en favorisant la
consommation de soins ?
a) Disparités de recours aux soins selon le niveau de revenu
Les enquêtes sur la santé et les soins montrent que la consommation médicale dépend du
revenu. Si le montant total des dépenses n’augmente que légèrement avec le revenu, la
structure des soins y est très sensible. Les plus pauvres consomment moins de spécialistes, de
soins dentaires et d’optique mais plus fréquemment des soins hospitaliers et infirmiers [9].
20
Cette sous-consommation de soins ambulatoires résulte principalement d’un recours moins
fréquent au système de soins, et non d’une dépense plus faible une fois l’épisode de soins
engagé [11].
Plusieurs facteurs peuvent rendre compte des disparités de recours aux soins selon le niveau
de revenu.
1ère hypothèse: dite d’induction de la demande (Rochaix, 1997), serait que les plus
riches consommeraient plus de soins parce que les médecins imposeraient à ceux qui
peuvent le payer un survolume d’actes destiné à garantir leur revenu ;
Un autre facteur possible est que le niveau d’éducation et d’information sur la santé
conditionne le recours aux soins notamment préventifs, or les individus à bas revenus
ont aussi plus souvent un niveau d’éducation bas;
On peut aussi soupçonner l’existence d’effets «culturels» ou de l’environnement
social, les différentes classes sociales ayant des conceptions différentes de leur santé et
de leur corps. Par exemple, les individus précaires tendraient à consulter avec retard,
même quand ils peuvent accéder à des soins gratuits. De même, les bénéficiaires de
l’Aide Médicale Etat privilégieraient les soins curatifs, en particulier hospitaliers, au
détriment des soins préventifs [11].
En dehors de ces facteurs indirectement liés au revenu, le revenu des patients conditionne
directement leur décision de consommation de soins. Ce recours plus rare apparaît plus subi
que choisi. En effet, si en 1998 14% de la population déclare avoir renoncé à des soins pour
des raisons financières au cours des 12 derniers mois, cette proportion atteint 24% parmi les
personnes disposant d’un revenu inférieur à 3000 F par unité de consommation [10].
Le modèle de capital humain appliqué à la santé par Grossman (1972) et Cropper (1977)
explique le recours supérieur des riches par leur intérêt bien compris : les individus les plus
productifs ont intérêt à investir dans leur santé pour ne pas diminuer leur capacité à travailler.
Inversement, les pauvres ne peuvent pas toujours se permettre d’investir dansla santé, si cet
investissement se fait au détriment de consommations plus immédiatement nécessaires,
comme l’alimentation ou le logement.
Si les consommations de soins sont croissantes avec le revenu, on peut comprendre que le
recours aux soins des plus pauvres soit sensible à leur de degré de couverture maladie : en
21
dotant les individus les plus pauvres d’une couverture qui réduit le coût des soins au moment
de la consommation, cela leur permet d’accéder aux mêmes soins que les plus riches, et
d’investir à leur tour dans leur capital santé. En revanche, si l’offre de soins, l’éducation ou la
culture sont les facteurs les plus déterminants de l’accès aux soins, il n’y aura pas de lien clair
entre degré de couverture et accès aux soins, même chez les pauvres. Dans la section suivante,
nous allons donc tenter d’appréhender l’impact de la création de la CMU.
b) L’Assurance Maladie tend à avoir un impact sur le recours aux soins des
plus pauvres
Une étude ayant pour objet l’estimation de l’influence de la CMU sur les dépenses de santé
des individus vivant en ménages ordinaires, a été menée à partir d’un appariement des
échantillons permanents des assurés sociaux (EPAS) de la CNAMTS, de la CANAM et de la
MSA et de l’enquête Santé et protection sociale (SPS) du CREDES pour l’année 2000 [31].
Cette étude permet de mettre en avant 4 principaux résultats :
Les bénéficiaires de la CMU ont eu, en 2000, des dépenses de soins supérieures de
13% à celles des personnes non couvertes malgré une structure d’âge plus jeune.A
âge et sexe équivalents, cet écart atteint 30% mais il s’explique principalement par un
état de santé moins bon chez les bénéficiaires de la CMU, et plus particulièrement
chez les anciens bénéficiaires de l’aide médicale départementale (AMD).
A état de santé égal, les dépenses des bénéficiaires de la CMU apparaissent plus
comparables à celle des autres assurés complémentaires, étant supérieures d’environ
14% pour les dépenses ambulatoires mais pas significativement différentes pour les
dépenses hospitalières.
Comparée à une situation sans aucune assurance complémentaire, la CMU accroît la
probabilité de recourir dans l’année à l’ensemble des soins, y compris aux soins
dentaires et optiques, et augmente la dépense totale de soins d’environ 20%.
La CMU permet à cet égard de limiter le renoncement aux soins pour des raisons
financières dans une proportion voisine à celle observée pour les autres assurances
complémentaires. A la fin de l’année 2000, les bénéficiaires de la CMU considéraient
plus souvent que les non-bénéficiaires que leur état de santé s’était amélioré en une
année.
22
Même ces résultats semblent montrer que l’assurance maladie a un impact sur le recours aux
notamment des plus pauvres. Or l’assurance ne peut avoir un réel impact que si le recours
supérieur aux soins améliore l’état de santé. L’effet des soins sur la santé est cependant
difficilement vérifiable empiriquement. La vérification de ce lien éventuel entre
consommation de soins et santé future semble difficile puisqu’il peut être masquépar le fait
que ce sont en général les personnes malades qui consomment le plus de soins.
II-3- L’effet indirect de l’assurance sur l’état de santé
Une approche alternative consiste à supposer que l’extension de l’assurance maladie améliore
l’état de santé sans pour autant que les assurés consomment plus de soins [16]. Les soins
médicaux sont parfois consommés pour des raisons impératives liées à la survie de l’individu,
et, dans ce cas, le fait de disposer d’une assurance couvrant les dépenses de soinsmédicaux
permet d’éviter que ces dépenses vitales ne mettent en péril le budget global du ménage ou ne
l’obligent à ponctionner sur d’autres postes de dépenses pouvant contribuer à l’état de santé
de ses membres, comme l’éducation ou le logement. Pour quece mécanisme soit plausible, il
faut que l’état de santé soit sensible à certaines dépenses du ménage, autres que les dépenses
médicales, mais peu de résultats empiriques existent sur ce point.
Le fait que l’assurance santé ait un rôle plus protecteur sur la santé des pauvres que sur celles
des riches tend à confirmer l’hypothèse de l’efficacité de l’assurance maladie en tant
qu’instrument de lutte contre les inégalités sociales de santé. Ceci dit, il est évident que
l’assurance maladie ne peut pas être le seul instrument de réduction des inégalités sociales de
santé, l’égalité d’accès formelle ne garantissant pas un recours identique aux soins.
III- Utilisation du système de santé et inégalités sociales de santé
En France, malgré un système qui assure un accès général aux soins médicaux, l’utilisation de
ce système et les trajectoires de patients varient selon le statut social ou le niveau d’études
[14].Deux types d’explications sont avancées pour expliquer ce phénomène: une explication
par la demandeet une explication par l’interaction entre l’offre et la demande de soins.
23
III-1- L’explication par la demande
Une première explication serait l’existence de barrières culturelles expliquant, au-delà des
barrières financières, que les populations les plus pauvres et les moins éduquées ont moins
tendance à recourir aux soins ou du moins ont un recours plus tardif, en raison d’une moindre
connaissance des filières de soins ou d’un rapport différent au corps et à la maladie [14].
Les études disponibles suggèrent effectivement que ces différences d’attitudes vis-à-vis du
recours aux soins diminuent fortement lorsqu’il n’y a pas de freins financiers, mais qu’elles ne
disparaissent pas. Par exemple, à état de santé identique, la consommation médicale totale des
bénéficiaires de la CMU ne diffère pas de celle du reste de la population ayant une assurance
complémentaire [31]. Elle reste plus orientée vers le médecin généraliste et la pharmacie et
moins vers les actes techniques et spécialisés (même si l’on observe une accélération du
recours aux spécialistes) [22].
Une deuxième voie d’explication réside dans l’existence d’obstacles non financiers opposés,
au sein du système de santé, aux patients ayant pris la décision de recourir aux soins. Ces
obstacles trouvent leur source dans la disponibilité effective des services pour le patient et
dans les décisions des professionnels de santé [14].
III-2- L’explication par l’interaction entre l’offre et la demande
Théoriquement, l’offre de soins a un impact sur la consommation de soins, puisqu’une faible
densité médicale augmente le coût des soins, par le biais d’un coût de transport ou par le biais
du coût d’opportunité du temps, lié au temps d’attente par exemple.
De nombreuses études montrent effectivement que la consommation de soins diminue avec la
distance ou augmente avec la densité médicale de la zone géographique [28], mais sans pour
autant apporter formellement la preuve de l’effet propre de l’accessibilité géographique, faute
de pouvoir contrôler l’ensemble des facteurs de confusion. En France, une analyse des
épisodes de soins individuels observe que la densité médicale ne joue pas sur la quantité de
recours aux soins, mais influence le fait de recourir plutôt à un généraliste ou à un spécialiste
[12]. On peut souligner par ailleurs, que plusieurs études montrent que la distance parcourue
par les patients pour se faire soigner augmente avec le niveau d’étude. Une faible densité de
24
l’offre de soins aurait donc des répercussions plus importantes sur la consommation de soins
des personnes appartenant au bas de la hiérarchie sociale.
En dehors de la disponibilité effective de l’offre [14], le système de soins peut apporter des
réponses différentes, à pathologie équivalente, selon les caractéristiques sociales des patients.
Par exemple, en France, en cas d’hypertension artérielle, les diurétiques sont prescrits plus
souvent aux inactifs et personnes au foyer, et moins souvent aux cadres qu’aux autres actifs
[19]. Ces différences de traitement ne constituent cependant pas nécessairement des
inégalités, si elles n’ont pas de conséquences sur l’état de santé ou la qualité de vie.
En France, pour le même évènement aigu, aucune différence sociale de traitement n’est
observée dans la prise en charge hospitalière. En revanche, les catégories sociales favorisées
semblent bénéficier, en amont de l’hospitalisation, d’un suivi ambulatoire plus spécialisé, plus
approfondi.
Ces inégalités de traitement peuvent être expliquées par plusieurs facteurs, tout d’abord par le
comportement des professionnels de santé à plusieurs niveaux. Le professionnel de santé peut
avoir un comportement qualifié d’opportuniste si le mode de rémunération n’est pas identique
pour toutes les catégories de population et qu’il a dès lors intérêt d’en privilégier certaines. On
peut également penser que le professionnel ajuste le diagnostic ou les prescriptions en
fonction du degré d’exigence de son patient. Dans ce cas, les inégalités de soins fournis
résulteraient de la faible pression que les catégories sociales les plus basses sont capables
d’exercer sur les professionnels. Enfin, le troisième facteurs explicatifs concerne la différence
de traitement instaurée par une distance sociale et culturelle entre le médecin et son patient
qui joue sur la qualité del’information dont dispose le médecin pour soigner.
Cependant Lombrail [27], en France, voit dans ces inégalités de traitement la marque d’une
certaine incapacité du système de santé. D’après lui, le système de soins a sa part de
responsabilité du fait d’inégalités d’accès aux soins primaires (contact avec le système de
soins) et secondaires (reconnaissance et prise en charge des problèmes par le système de
soins).
25
III-3- Le système de soins et sa part de responsabilité
Il existe en effet des inégalités notables d’accès primaires aux soins. Ces dernières sont
notamment, le fait des inégalités de protection sociale, comme tend à le prouver le rattrapage
de la consommation de soins de spécialistes et de médicaments chez les bénéficiaires de la
CMU ou plus radicalement l’accès toujours plus difficile à une protection sociale pour les
étrangers en situation irrégulière. Elles concernent cependant, l’ensemble de la population,
même si elles sont plus ou moins marquées par poste de dépense.
Il existe également des inégalités d’accès secondaires aux soins.Les données sont peu
nombreuses en France dans ce domaine (la situation a été très longtemps occultée), mais
convergentes, et attestent d’inégalités d’accès aux soins secondaires, tant curatifs que
préventifs [27]. Lombrail et al. (2004) voient dans ces inégalités de traitement la marque de
l’incapacité du système de santé qu’il s’agisse d’inégalités par défaut produites par un
fonctionnement fondé sur la prédominance de soins curatifs et la réponse à la demande
individuelle (« inégalité par omission ») ou d’inégalités liées à des référentiels ou programmes
conçus par les institutions qui méconnaissent et parfois accentuent les inégalités sociales de
santé (« inégalité par construction »).
Les inégalités par omission, toujours d’après Lombrail et al., «s’observent au fil des
trajectoires de soins ou plus ponctuellement au cours de contacts élémentaires pour des soins
curatifs ou préventifs ». Alors que les inégalités par construction sont le résultat « dans un
certains nombre de situations où la question des inégalités sociales de santé a pour effet
d’inscrire dans la nature même des programmes institutionnels ou des recommandations de
pratique médicale, des dispositifs qui non seulement ne réduisent pas les inégalités sociales,
mais à l’inverse contribue à les accentuer».
La consommation de soins et le revenu sont des facteurs explicatifs parmi d’autres de la
corrélation entre état de santé et statut économique. D’autres déterminants des inégalités
sociales de santé sont à rechercher hors du système de soins car il est évident que l’assurance
maladie ne peut pas être le seul instrument de réduction des inégalités sociales de santé. La
littérature propose d’explorer d’autres déterminants comme les facteurs de risque et les
inégalités de statut social, qui sont l’objet de la partie suivante.
26
Partie 3Groupes d’appartenance et inégalités de santé
L’objectif de cette partie est de répertorier les déterminants des inégalités de santé qui
relèvent d’une perspective méso-sociologique voire méso-économique, c'est-à-dire de
l’appartenance de l’individu à un groupe qu’il s’agisse d’ungroupe social, de minorités
ethniques, des handicapés, des personnes âgées, de lapopulation privée d’emploi.
I- L’explication des inégalités de santé par une inégale exposition des individus aux
facteurs de risque
I-1- Une inégalitéd’exposition des différents milieux sociaux aux facteurs de risque
En premier lieu, les inégalités sociales de santé peuvent être liées à l’inégale exposition des
différents milieux sociaux aux facteurs de risque. En France, la surmortalité des ouvriers et
des employés est principalement due à des accidents (risques dits exogènes et souvent liés à
l’exercice professionnel), mais aussi aux cancers des voies aérodigestives supérieures,
tumeurs du poumon et pathologies liées à l’alcoolisme, risques dits endogènes car relevant de
la décision de l’intéressé. Outre cette exposition supérieure aux risques, les populations
défavorisées sont aussi désavantagées par le fait que les comportements à risque ont un effet
néfaste sur leur santé.
Les données disponibles [25] mettent en évidence une forte inégalité sociale persistante
concernant les risques de décès en période d’activité. Les disparités, particulièrement
marquées pour les causes liées à l’alcool, s’observent également pour l’ensemble des causes.
Outre l’alcool qui influence le risque de décès de nombreuses pathologies (cirrhoses, cancers
des voies aérodigestives supérieures…), les facteurs de risque correspondant aux causes, pour
lesquelles les différences de mortalité entre catégories sociales sont les plus marquées,
apparaissent essentiellement liés au mode de vie. D’autres facteurs interviennent certainement
(environnement professionnel pour les cancers, mode d’accès au système de soins pour des
causes telles que l’infarctus ou le diabète…) mais leur contribution est difficile à mettre en
perspective sans étude plus spécifique.
Certaines personnes se réfugient dans l’alcool [35], la drogue et le tabac et en subissent les
conséquences. Or la consommation de ces produits dépend du contexte social au sens large.
27
La toxicomanie est une réaction face à de graves problèmes sociaux et contribue beaucoup à
accroître les inégalités de santé qui résultent de ceux-ci. La drogue offre le mirage d’une
échappatoire à l’adversité et au stress, mais ne fait qu’empirer la situation.
La relation de cause à effet est sans doute à double sens. On se réfugie dans l’alcool pour
échapper aux dures réalités économiques et sociales, et l’alcoolisme conduit à la déchéance
sociale. Cependant, après le soulagement temporaire qu’il procure, l’alcool renforce les
causes qui ont incité l’intéressé à commencer à boire.
Cela vaut également pour le tabagisme. Les difficultés sociales –mauvaises conditions de
logement, modicité des revenus, situation monoparentale, chômage ou absence de domicile
fixe –vont de paire avec des taux élevés de tabagisme et des taux très faibles de sevrage
tabagique. Le tabagisme prélève un tribut important sur les revenus des plus démunis, nuit
gravement à la santé et provoque un grand nombre de décès prématurés. Or, la nicotine ne
réduit pas véritablement le stress, pas plus qu’elle n’améliore l’humeur.
La France apparaît dans une position spécifique du fait de l’importance des écarts de mortalité
prématurée entre catégories socioprofessionnelles et du rôle important de l’alcoolisme et de
pratiques de prévention différentes pour expliquer cette situation. L’analyse des causes de
décès expliquant les écarts du niveau de la mortalité a mis en évidence le rôle des facteurs de
risque liés au mode de vie et aux pratiques de santé3 4.On sait que les déterminants de ces
pratiques sont complexes et que de multiples facteurs interagissent (niveau de revenus,
conditions de vie, environnement professionnel, contexte socioenvironnemental, niveau et
mode d’accès au système de soins, facteurs culturels vis-à-vis de la santé et des soins…).
Même si les politiques de prévention des risques ne peuvent avoir qu’une action limitée sur
ces déterminants multiples, il est important de s’interroger sur leur impact différencié selon
les catégories sociales. Les politiques devraient donc semble-t-il être envisagées d’une
manière moins globale et plus adaptées aux contextes sociaux spécifiques.
I-2- Une inégale exposition aux facteurs de risque liés au genre des individus
En matière d’inégalité de santé entre les hommes et les femmes, l’on constate que l’écart est
inversé par rapport à ceux observés dans d’autres domaines (travail, capital économique,
3 Jougla E, Le Toullec A. Causes de la surmortalité prématurée en France –Comparaison avec la situation enAngleterre-pays de Galles. Concours Med 1999 ; 121 : 487-924 Salem G, Rican S, Jougla E. Atlas de la santé en France, vol1. Les causes de décès. Paris : John Libbey, 2000 :187pp.
28
pouvoir politique…) puisque l’écart est en faveur des femmes [7]. L’explication retenue
réside dans une différence d’exposition à des facteurs de risque inhérente à des interdits
sociaux pour les femmes telles que le tabac, les boissons alcoolisées, les comportements
agressifs ou dangereux. Par contre, la morbidité déclarée ou diagnostiquée est plus forte.
L’explication est alors à rechercher dans le rapport au corps et aux questions de médecine et
de santé. « La morbidité plus forte des femmes est l’expression d’une disposition à percevoir
des symptômes physiques et psychiques et à leur donner un caractère pathologique corporel
par rapport à une norme sociale définissant ce qui doit être un bon état de santé. S’ajoutent à
cela toutes les anticipations que l’on peut élaborer sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas
faire pour prévenir les atteintes portées au capital santé et dans cette optique, la vigilance
renforce et aiguise la perception des signes avant coureurs de tout ce qui peut être considéré
comme potentiellement nuisible à la santé ». Dans cette perspective, les déterminants de la
surmortalité masculine ont finalement plus de poids que ceux liés à l’appartenance sociale.
I-3- L’exposition aux facteurs de risque: travail et chômage
Le travail joue un rôle majeur dans la production des inégalités de santé de deux manières.
D’une part, le travail détermine la place que chacun occupe dans le système productif et dans
la société, conditionnant les inégalités sociales en matière de conditions de vie, de revenus, de
logement, de protection sociale et d’accès aux soins. D’autre part, l’organisation sociale du
travail, le mode de gestion et les relations sociales sur le lieu de travail ont un impact sur la
santé selon les formes de la division sociale du travail et des risques professionnels. La
différenciation sociale des expositions professionnelles cancérogènes [34] s’inscrit dans cette
division sociale du travail et des risques qui joue aussi un rôle dans la production des
inégalités face au cancer. Les inégalités face au cancer sont le plus souvent rapportées aux
comportements individuels, le rôle du travail dans la constitution de ces inégalités étant peu
abordé malgré les données épidémiologiques existant sur les cancers professionnels.
Par ailleurs le travail génère du stress qui augmente le risque de maladies. Il a, en effet, été
démontré que le stress au travail est une composante importante des grandes différences
concernant l’état de santé, le nombre d’arrêts maladie et la mortalité observée entre les
différentes couches sociales.
29
En outre, la précarité de l’emploi ou une forte insatisfaction professionnelle peut avoir des
effets aussi néfastes sur la santé qu’une situation de chômage qui a des conséquences tant
psychologiques que financières. Les effets peuvent se manifester dès que le travailleur pense
que son emploi est menacé, menace qui agit sur la santé mentale en générant en particulier de
l’anxiété et de la dépression.
I-4- L’exposition aux facteurs de risque : soutien social versus exclusion sociale
L’amitié, de bonnes relations sociales [35] et de solides réseaux d’entraide améliorent la santé
à la maison, au travail et dans le cadre de vie. Le soutien social contribue à donner aux
individus les ressources affectives et pratiques dont ils ont besoin. L’appartenance à un réseau
de relations et de soutien mutuel donne le sentiment d’être reconnu, aimé et apprécié, ce qui a
un effet particulièrement protecteur sur la santé. Elle peut également favoriser l’adoption d’un
comportement plus sain.
Le soutien social agit aux niveaux de l’individu et de la société. L’isolement et l’exclusion
sont associés à des taux élevés de décès prématurés et à une diminution des chances de survie
après une crise cardiaque. La vie est courte quand elle est de piètre qualité. En provoquant
souffrances et amertume, la pauvreté, l’exclusion sociale et la discrimination entraînent des
décès prématurés.
Les personnes qui ne reçoivent qu’un faible soutien social et affectif jouissent généralement
d’un bien-être moindre et sont aussi plus exposées à la dépression et aux complications lors
d’une grossesse, et risquent davantage d’être handicapées à la suite de maladies chroniques.
Qui plus est, la mauvaise qualité des relations avec les proches peut affecter la santé mentale
et physique.
L’intensité de ce soutien affectif et pratique varie selon le niveau social et économique. La
misère, la pauvreté relative qui peuvent contribuer à l’exclusion sociale ont un impact majeur
sur la santé et la mort précoce. En outre, certains groupes sociaux courent beaucoup plus de
risques de vivre dans la pauvreté.
Les chômeurs, un grand nombre de groupes ethniques minoritaires, les travailleurs immigrés,
les handicapés et les sans-abri sont particulièrement exposés à cet égard. Les sans-abri
connaissent le taux le plus élevé de décès prématurés.
L’exclusion sociale trouve également son origine dans le racisme, la discrimination, la
déconsidération, l’hostilité et le chômage. Ces facteurs empêchent de bénéficier de
l’instruction, d’activités de formation, de services et de la vie civique. Ils ont un effet négatif
30
sur les plans social et psychologique, engendrent des coûts matériels et sont nocifs pour la
santé. Les personnes qui vivent (ou ont vécu) dans des collectivités telles que des prisons, des
maisons d’enfants et des hôpitaux psychiatriques sont particulièrement vulnérables.Plus on
vit dans des conditions défavorables, plus on risque de souffrir de problèmes de santé,
notamment de maladies cardiovasculaires.
La pauvreté et l’exclusion sociale sont à la fois les causes et les effets d’un accroissement des
risques de divorce, de séparation, d’invalidité, de maladies, de toxicomanies et d’isolement
social. Elles créent des cercles vicieux qui ne font que dégrader davantage la situation.
Outre les effets directs de la pauvreté, il peut aussi être néfaste pour la santé de vivre dans un
quartier miséreux caractérisé par un chômage élevé, de mauvaises conditions de logement,
des services insuffisants et un environnement défavorable.
Cependant, d’après P. Aïach [3], «plus la définition des inégalités de santé met l’accent sur
les comportements à risque plus on s’éloigne d’une définition qui met en cause l’ensemble de
la structure sociale à travers les inégalités sociales dans les divers domaines de notre société.
Dans une telle perspective de type comportementaliste, ce qui prime c’est l’explication qui
porte sur les facteurs de risque propres à telle ou telle pathologie où on aura observé des écarts
dans la morbidité et la mortalité différentielles entre groupes sociaux, selon la catégorie
professionnelle, le niveau d’instruction ou de revenu.» Toujours selon Aïach « Cette façon de
faire a, bien sûr, son intérêt dans la mesure où il est possible de mettre à jour des différences
d’exposition face à des risques liés aux comportements individuels, ce qui est déjà une
information non négligeable ; mais ces différences donneront lieu le plus souvent à des
interprétations de type culturaliste. (…) Il n’en reste pas moins que mis bout à bout,
l’ensemble des facteurs de risque connus n’arrive à rendre compte que d’une partie de la
morbidité et de la mortalité, de même que des écarts observés entre groupes sociaux
hiérarchisés. » Les inégalités sociales peuvent en effet trouver d’autres explications qui feront
l’objet des trois sections suivantes: l’existence de différentes logiques de recours aux soins,
l’inégale dotation en capitaux des individus ou des différents groupes sociaux et enfin un
processus cumulatif d’avantages et de désavantages sociaux
31
II- Différentes logiques de recours aux soins et leur contribution dans l’explication des
inégalités
Malgré les politiques engagées en France, notamment envers les plus pauvres avec la création
de la CMU, on constate que les inégalités de santé persistent. En effet, en favorisant l’accès
aux soins des populations les plus démunies, cette réforme devait leur permettre de s’intégrer
dans les circuits normaux de soins. Toutefois, une telle politique fait l’hypothèse que les
freins à l’accès aux soins et à la prévention sont essentiellement de nature financière. Or,
d’autres dimensions interviennent, qui peuvent conduire les personnes en situation de
pauvreté à adopter des comportements et des logiques de recours aux soins différents.
II-1- L’accès effectif aux droits
Avoir des droits n’entraîne pas de facto de les faire valoir [13]. Les études sur le phénomène
de non-recours n’ont suscité un intérêt en France que très récemment. Elles sont plus
fréquentes dans les pays anglo-saxons, où elles ont surtout pris en considération la question
des prestations financières et mis en lumière un décalage entre le droit objectif et la perception
de ce droit. Ainsi, pour différentes raisons, qui vont du coût de la démarche (temps et
difficulté) à la crainte de la stigmatisation (pour les prestations sous conditions de ressources),
un certain nombre de personnes ne font pas valoir leurs droits. En revanche, la situation en
matière de recours à l’aide médicale demeure mal connue.
II-2- L’identification d’un besoin de soins
Le rôle joué par les attitudes et les représentations des différentes catégories de population ne
peut pas être ignoré [13] : les symptômes perçus par la population générale comme
nécessitant des soins sont perçus autrement par les populations démunies, lesquelles
présentent un rapport au corps spécifique. Des travaux comparant des personnes très
démunies à la population générale montrent des rapports au corps et à la maladie différents.
Chez les personnes très démunies, la dévalorisation de l’image est plus fréquente. Le recours
se déclenche lorsque le corps est atteint dans ses fonctionnalités mêmes ; des souffrances qui
sont prises habituellement en compte par la majorité de la population ne sont pas des motifs
32
de consultation pour des personnes en situation de précarité. Le recours aux soins est aussi
influencé par les trajectoires biographiques des individus (traumatismes vécus dans l’enfance,
etc.) sur lesquels nous reviendrons dans la dernière partie de ce document.
II-3- Le rapport aux soins et aux professionnels de santé
Pour consulter [13], il faut que les personnes pensent qu’il est possible de soulager la
souffrance et que le système de soins est capable d’apporterce soulagement. La distance
sociale existant entre les soignants, les médecins et les personnes démunies rend elle-même
difficile le recours au système de soins. Cette difficulté se rattache plus largement aux
difficiles rapports que ces personnes entretiennent avec l’ensemble des institutions sociales
(école, administration, etc.). La " proximité " avec le soignant est aussi un facteur non
négligeable : les cadres comprennent mieux les médecins et réciproquement que les
populations touchées par la précarité. Les médecins restent dans le cadre d’une médecine très
individuelle et très " sanitaire ", ont peu de contacts avec des milieux éloignés du leur et
revendiquent une conception de la prise en charge plus sanitaire que sociale, ce qui entraîne
des décalages dans leurs rapports à certains patients. Il existe également des obstacles
culturels. Le rapport des personnes démunies à leur santé est donc marqué par une faible
prévention et par un recours différé aux soins en cas de troubles de santé importants.
Les enquêtes menées auprès des médecins montrent qu’ils se sentent assez mal préparés à
l’accueil des personnes défavorisées et à la demande sociale qui accompagne souvent la
demande médicale. Ils peuvent aussi craindre de voir leur clientèle fuir. Les hôpitaux offrent
parfois des réponses non appropriées, notamment dans le cadre de l’accueil aux urgences ou
encore à cause du prolongement des séjours médicalement injustifiés de personnes
désocialisées.
Face à ces différents facteurs, dont certains sont matériels (financement des soins, problèmes
de mobilité géographique, etc.) et d’autres endogènes (liés à la vie des individus, à ce qu’ils
ont subi, à leur perception, à la représentation de leur propre santé et de la médecine qui les
entoure etc.), les différentes catégories de population ne sont pas en situation d’égalité: les
33
étrangers en situation irrégulière sont davantage confrontés à des situations de détresse
matérielle qu’à des situations d’isolement social, au contraire des Français, dont la prise en
charge des dépenses est assurée mais qui sont soumis à des facteurs endogènes de précarité.
Ces différences nécessitent des traitements différenciés. Quoi qu’il en soit, l’exclusion d’une
partie de la population du reste de la société reste une cause déterminante des difficultés
d’accès aux soins: l’accentuation des inégalités ces dix dernières années s’est bel et bien
traduite par le développement du phénomène de précarité.
III- Des inégalités pouvant s’expliquer par une différenciation dans l’accumulation des
capitaux
Pierre Surault a développé une théorie sur les différences de dotation en capitaux dont les
effets sur la santé ne sont pas négligeables. «Tout d’abord la position sociale des individus
n’est pas due au hasard: la probabilité pour un cadre d’être lui-même fils de cadre est très
supérieure à celle d’être fils d’ouvrier. A l’inverse, la probabilité pour un ouvrier d’être issu
d’une famille ouvrière est élevée, alors qu’elle est très faible lorsqu’on est fils de cadre. Cela
entraîne des différences culturelles et de comportements et implique que les parcours
d’enfance ont été socialement différenciés pour aboutir à une certaine inertie de la mobilité
sociale. » [32]
«A la fin des études, fils de cadres et fils d’ouvriers, à quelques exceptions près, ne disposent
pas des mêmes atouts pour entrer dans la vie active et dans la vie sociale et familiale, les
« capitaux» accumulés sont socialement différenciés, qu’il s’agisse du capital culturel au sens
étroit (pratique de la musique ou de la peinture, visite de musées ou d’exposition, lecture de
livres et de la presse, capacités de discussion sur tout sujet, etc.) comme au sens large,
incluant le niveau d’instruction et de diplôme et tout ce qui s’y rattache, du capital social5
(réseau de relations…) ou du capital économique (capacités financières liées à l’importance
des aides et des dons familiaux), mais aussi déjà du capital santé. » [32]
«La différenciation dans l’accumulation des capitaux précités explique ainsi que, à diplôme
strictement égal (donc à capital scolaire égal), les fils de cadres trouvent plus rapidement un
emploi, et même plus précisément un emploi à durée indéterminée, que les fils d’ouvriers et
que quelques années après la fin de leurs études, ils bénéficient d’un salaire significativement
5 Pierre Bourdieu (1980) a défini le capital social comme «l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnaliséesd’interconnaissance et d’interreconnaissance»
34
plus élevé. Cela s’explique par les différences de capital culturel qui jouent en particulier lors
des entretiens d’embauche et par la mobilisation du capital social.»
«L’inégale dotation en capitaux aux âges d’entrée dans la vie active détermine ensuite en
grande partie, à tous les niveaux et jusqu’à lamort, le devenir des individus, tant dans leur vie
active que dans leur vie familiale et sociale et dans leur vie de retraite, vécue inégalement
selon les acquis antérieurs, de la retraite-mort sociale à la retraite épanouissement. »
« Ainsi, pour les moins nantis en capitaux, le parcours de vie active se différencie de celui des
mieux nantis: l’insertion professionnelle (et donc sociale) est plus difficile avec, très souvent,
une succession de période de petits boulots, de chômage, de travail précaire, de RMI, associée
à de faibles rémunérations et à des conditions de travail (lorsqu’il existe) difficiles. Comment
dès lors, la santé pourrait-elle ne pas en pâtir, d’autant qu’il faut y ajouter l’occupation de
logements exigus et sans confort voire dégradés ? » [32]
Pour Pierre Surault, les déterminants des inégalités de santé peuvent être regroupés en 4
catégories auxquelles s’ajoute la sociabilité, fondatrice du lien social et familial:
Les capitaux culturel, social, économique et sanitaire
Les conditions d’emploi et de travail
Les conditions et le cadre de vie
Les styles et les modes de vie
«L’ensemble des variables, regroupées en 4 catégories et interagissant entre elles, jouent en
synergie pour aboutir, d’une part, par un cumul des désavantages, à l’état de santé des plus
défavorisés–et plus avant, à leur mort précoce– et d’autre part, par un cumul des avantages,
à un état de santé beaucoup plus favorable et à une vie plus longue chez les « privilégiés ».
Entre ces situations extrêmes, les autres groupes sociaux se répartissent de façon assez
régulière selon leur position dans la hiérarchie sociale. Les inégalités sociales de santé sont
donc bien la résultante de l’ensemble des inégalités, pratiquement toutes hiérarchisées à
l’identique.» [32]
La figure ci-dessous met en évidence les interrelations entre les variables, déterminants de la
santé et donc de ses inégalités.
35
Figure 2 Production et reproduction des inégalités sociales de santé et de mortalité
Source : SURAULT P. La détermination des inégalités sociales de santé. La revue dupraticien 2004 ; 54 (20)
IV- Processus cumulatif des inégalités: effets d’amplification et disposition à
l’appropriation sociale
D’après Pierre Aïach, «les inégalités sociales de santé résultent de processus complexes qui
se produisent aussi bien dans l’espace social que dans le champ biologique. Elles se traduisent
principalement par des écarts dans l’état de santé des groupes sociaux occupant des positions
hiérarchisées dans l’échelle des professions ou dans celle des revenus ou du savoir.» [3]
« Les déterminants de ces inégalités de santé sont à identifier et à déchiffrer dans les rapports
qui existent entre les inégalités sociales en général et l’état de santé à travers des désavantages
directement liés à l’appartenance sociale, mais le plus souvent indirectement liés dans la
mesure où ils transitent par des médiations en rapport avec cette appartenance sociale. »
Selon P. Aïach, «la plus grande part de l’explication des écarts de santé est à chercher dans
l’accumulation des désavantages / avantages sociaux et psychologiques qui vont participer
tout au long de la vie à la production d’états de santé différentiels et qui vont s’exprimer dans
Origine sociale
Capitaux culturel, social,économique et sanitaire
Conditions d’emploi et de travail
Conditions et cadre de vie
Stress, inquiétude, anxiété…
Etats de santéMortalité
Style et modes vie
36
l’apparition plus ou moins précoce des maladies, dans leur évolution plus ou moins grave et
dans la survie différentielle une fois qu’elles sont déclarées.».
P. Aïach distingue deux types d’effets jouant un rôle essentiel dans ce processus cumulatif:
«un effet d’amplification qui accroît les inégalités entre les groupes sociaux lorsqu’un
facteur de risque ou un évènement nouveau défavorable intervient » ;
«un effet d’augmentation et de maintien des inégalités sociales de santé, lié à la
disposition différentielle socialement acquise à l’appropriation des ressources et
connaissances existantes en matière de soins ou de conduites préventives nouvelles ».
IV-1- Effets d’amplification
Le processus de cumul des avantages/désavantages est un processus continu qui commence
très tôt, depuis la période fœtale, se poursuit durant l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte,
jusqu’à la maturité et la période la plus avancée en âge. Chaque facteur important peut avoir
son effet propre avec des répercussions sur la santé tout le long de la vie, mais il est aussi
possible que des facteurs de moindre importance du fait de leur combinaison en chaîne
puissent produire des effets.
Par ailleurs, lorsqu’un facteur de risque ou un désavantage physique ou social se manifeste,
l’effet produit est d’autant plus fort et grave que l’on se situe dans un groupe marqué déjà par
des épreuves, des atteintes sur le plan biologique et donc empreint d’une vulnérabilité face
aux futures difficultés et agressions venant du monde social et de l’environnement physique.
« Dans le domaine des inégalités sociales de santé, le phénomène
d’amplification/multiplication des effets, en termes de survie différentielle par exemple, peut
s’expliquer pour des raisons qui tiennent parfois à des phénomènes relevant de la physio-
pathologie et de la chimie organique (par exemple: l’effet alcool/tabac dans la survenue des
cancers des voies aérodigestives supérieures). D’autres sont apparemment davantage en
rapport avec un phénomène de vulnérabilité acquise, d’autant plus grande que les sujets ont
été soumis, au cours de leur enfance, à des agressions et à des handicaps de toutes sortes qui
se sont traduits par des atteintes organiques et fonctionnelles, des maladies et un potentiel
immunitaire amoindri ».
37
Dans ce processus cumulatif continu, où interviennent des effets d’amplification et de
synergie, joue un autre effet d’une importance considérable, notamment en matière de soins:
la disposition à l’appropriation sociale.
IV-2- La disposition à l’appropriation sociale ou l’effet Saint Mathieu
Henry Deleek (1989) définit l’effet Saint Mathieu comme « le résultat de facteurs culturels et
politiques qui se traduisent par la tendance des groupes socio-économiques les plus élevés à
bénéficier des mesures sociales et politiques proportionnellement davantage que les groupes
socioéconomiques les plus bas. » [3]
Cet effet que P. Aïach a analysé et nommé autrement [4] « en parlant de disposition
différentielle, socialement acquise, à «s’emparer» des progrès accomplis en matière de
thérapeutiques nouvelles, ou encore à abandonner des pratiques et usages susceptibles de
nuire à plus ou moins long terme à la santé, est d’une portée considérable. Il concerne en fait
l’ensemble des dimensions sociales et tire son efficacité de l’invisibilité de ces mécanismes et
de l’apparente légitimité que donne l’égalitarisme régnant.»
«Cet effet s’appuie sur les possibilités offertes par la combinaison des différentes formes de
capital (économique, social, linguistique, culturel, symbolique et de santé), que possède un
individu et, au-delà, un groupe social en fonction de sa position dans la structure sociale. Dans
le domaine de la santé, P. Aïach formule l’hypothèse que la disposition socialement
différenciée à «s’emparer» des progrès thérapeutiques et à adopter des conduites de
prévention s’est traduite, par exemple, en France, par une diminution plus importante de
mortalité par maladies ischémiques et par cancer dans les catégories les plus élevées de la
hiérarchie sociale. » [3]
D’une façon générale, on peut penser que cet effet est en grande partie à l’origine de
l’élargissement de l’écart dans les taux de mortalité entre groupes socioprofessionnels
extrêmes.
38
Partie 4 Comportements individuels et inégalités de santé
L’objectif de cette partie est d’apprécier en quoi les comportements individuels peuvent être à
l’origine des inégalités de santé et d’appréhender le rôle des caractéristiques psychosociales
ou comportementales dans l’explication des inégalités de santé.
I- Inégalités sociales de santéet problèmes vécus pendant l’enfance
Les études d’observation et d’intervention démontrent que les fondements de la santé de
l’adulte s’établissent pendant la période prénatale et la petite enfance. C’est au cours des
premières années que s’acquiert le capital biologique et humain qui détermine la santé de
l’individu pendant toute sa vie. De plus, les éléments malheureux de l’enfance augmentent la
vulnérabilité aux maladies à l’âge adulte. G. Menahem s’est attaché à comprendre comment
les problèmes vécus lors de la jeunesse interviennent dans la formation des inégalités sociales
de santé [29]. Trois formes d’intervention ont été distinguées:
«Le premier facteur est d’ordre sociologique. Plus on est défavorisé par le statut
social ou les ressources socioculturelles, plus on risque d’avoir eu une enfance à
problèmes. Les personnes ont par exemple d’autant plus de risques de suivre des
trajectoires sociales et familiales marquées par des ruptures que leur catégorie sociale
est plus exposée aux risques de chômage et leur travail moins stable. Cette catégorie
sociale étant souvent corrélée entre la génération des parents et celle des enfants, ces
derniers auront en conséquence de plus grandes probabilités d’avoir vécu des
difficultés ou problèmes dans leur jeunesse, ce qui les expose davantage à des
problèmes de santé à l’âge adulte.»
« Le deuxième facteur correspond à un phénomène de type épidémiologique. Il
associe à la déclaration d’un évènement avant 18 ans une plus ou moins importante
surmorbidité selon la catégorie sociale. »
«Enfin, un dernier facteur moins connu semble être plus d’ordre psychosociologique.
Il correspond au rôle protecteur joué par les « chocs » subis lors du décès précoce d’un
parent ou de la séparation du couple parental. Ce phénomène de protection concerne
tous les évènements stressants et les problèmes de l’enfance dits «affectifs durables ».
Il s’exprime par exemple dans le fait que les personnes ayant vécu à la fois un grand
manque d’affection et un deuil ou une séparation avant leurs 18 ans sont en meilleure
santé que celles qui n’ont vécu qu’un grand manque d’affection.»
39
En outre, en raison de la malléabilité des systèmes biologiques, la petite enfance joue un rôle
important dans la santé de l’individu lors des phases ultérieures de sa vie. Comme le cerveau
réagit aux informations cognitives, émotionnelles et sensorielles, un attachement affectif
déficient et le manque de stimulation peuvent limiter les capacités scolaires et le niveau
d’instruction, provoquer des problèmes de comportement et le cas échéant, entraîner une
marginalisation sociale à l’âge adulte. L’adoption d’un mode de vie sain (alimentation
équilibrée, activité physique, abstinence tabagique, etc.) est directement liée à l’exemple que
l’on a reçu de ses parents ou de ses pairs et à un bon niveau d’instruction. Une croissance
physique lente ou retardée lors de la petite enfance entrave le développement
cardiovasculaire, respiratoire, pancréatique et rénal, ce qui accroît le risque de maladie à l’âge
adulte.
II- Les comportements de santé
« Un comportement de santé est un acte socialisé, il a donc une signification sociale. Il obéit à
des régularités qui ne sont pas des caractéristiques individuelles mais des caractéristiques
spécifiques des groupes d’appartenance des individus » [8]. Un comportement est un acte, une
manière d’être qui s’inscrit dans une histoire individuelle mais dont la trame de signification
est, elle, toujours collective. Pour répondre à la question de l’adoption de comportements et de
leur éventuel changement, la théorie des normes est particulièrement éclairante. On
distinguera ainsi :
Les normes cognitives qui sont celles qui règlent ce que les membres d’un
groupe son prêts à reconnaître comme vrai. Il s’agitici de tout ce qui concerne
les croyances, et la croyance en la vérité d’une proposition n’est pas le résultat
de l’expérimentation que l’individu aurait pu faire des propos tenus et auxquels
il donne son assentiment mais de la position sociale de celui qui les énonce par
rapport à lui ;
Les normes évaluatives qui constituent l’ensemble des valeurs partagées par un
groupe ;
Les normes comportementales qui sont les manières de se comporter, et
auxquelles on se réfère dès lors que l’on pense «norme ».
40
La théorie des normes atteste d’ailleurs qu’il n’y a pas de continuité entre les normes
évaluatives et les normes comportementales, autrement dit entre l’univers des représentations
et celui des actes.
III- Les représentations sociales de la maladie et de la santé
La perception de la santé et de la maladie a évolué au cours de l’histoire de l’humanité,
passant par différents types d’approche qui vont de la notion de châtiment, de mal, de
possession jusqu’aux conceptions actuelles où la maladie est un fait pathologique lié à un
déséquilibre d’une fonction ou d’un organe. Cependant, même aujourd’hui, les conceptions
liées à la punition ou aux agissements sont encore ancrées dans la conscience collective. [26]
L’étude de la perception quotidienne de la santé et de la maladie tente de répondre aux
interrogations sur les différences entre les conceptions subjectives et scientifiques de la santé
et de la maladie. Dans quelle mesure la conception subjective et ses divergences avec la
conception scientifique influent-elles sur l’efficacité et la réussite des actions préventives et
thérapeutiques ?
L’analyse des conceptions subjectives de la santé et de la maladie permet de mieux
appréhender et d’examiner le phénomène de la maladie ou de la santé physique sous l’aspect
psychique et social ; de mieux connaître l’avis des individus sur la santé et la maladie, et de
mettre en place de façon globale des stratégies pour développer la santé.
En effet, sans la participation des intéressés, les mesures de prévention, d’éducation et de
promotion de la santé n’auront pas les effets désirés. C’est seulement en prenant en compte
les représentations profanes de la santé qu’on pourra réussir le pari de la santé.
Les perceptions de la santé et de la maladie peuvent être étudiées par diverses approches :
théories subjectives, folkmodels et représentations sociales.
Les théories subjectives se sont surtout développées dans les pays germanophones, les
folkmodels dans les pays anglophones et les représentations sociales dans les pays
francophones.
Les théories subjectives partent du principe que le sujet dans sa vie quotidienne émet des
hypothèses sur le monde et sur lui-même. Le concept de théorie subjective est aussi utilisé en
tant que métaphore. Il se réfère de façon générale aux savoirs et aux schèmes d’explication
41
que les sujets se construisent à propos de certaines situations et qui finissent par influencer
leur conduite.
La notion de représentation sociale remonte à Emile Durkheim (1898) et désigne une forme
de connaissance spécifique : le savoir de sens commun. Plus largement, elle est une forme de
pensée sociale. « Les représentations sociales sont des modalités de pensée pratique orientées
vers la communication, la compréhension et la maîtrise de l’environnement social, matériel et
idéal »6
Toute représentation sociale comporte des éléments cognitifs et une référence à des
comportements. Elle confronte aussi l’expérience des sujets aux normes et aux informations
dans le milieu culturel où ils évoluent. Contrairement aux théories subjectives, leur élément de
référence n’est pas l’individu mais plutôt le groupe. Ce type de représentation doit nous
permettre de connaître comment une société « pense » à propos d’un thème donné, et cela à
partir de ses membres.
La vision du biologique et du social est mise en rapport avec l’élaboration des représentations
de la santé et de la maladie, et ce phénomène semble universel. En effet, « toutes les sociétés
s’emploient à marquer un lien de l’ordre biologique à l’ordre social»7. Herzlitch8 a pu
démontrer comment l’interprétation collective de la maladie met en cause, au sens propre, la
société et l’ordre social.
III-1- Les représentations sociales de la santé
Les études sur les représentations sociales de la santé et de la maladie ont été lancées dans la
décennie 70 par Herzlitch. Claudine Herzlitch a exploré l’univers des représentations
médicales d’une certaine couche de la population parisienne. De cette étude se dégage un
certain nombre de représentations de la santé classées selon 3 axes :
La « santé du vide » est un concept défini de façon négative (absence de la maladie).
Cette notion nous rappelle que l’individu n’a pas conscience de son corps tant que rien
ne vient le troubler. Autrement dit, il n’existe pas d’expérience de la santé, mais de la
maladie. Quand elle apparaît, la santé est valorisée par son absence.
6 FALTERMAIER T. Théorie subjective de la santé : état de la recherche et importance pour la pratique. InFLICK U. La perception de la santé et de la maladie, Paris: L’Harmattan, 19937 AUGE M., HERZLICH C. Le sens du mal : anthropologie, histoire, sociologie de la maladie. Paris, Editionsdes archives contemporaines, 1983.8 HERZLITCH C. Santé et maladie. Analyse d’une représentation sociale, Paris: Mouton, 1969
42
La « santé réservoir » est un vécu en rapport avec deux types de facteurs : la
robustesse–la force physique, et la capacité de résistance aux attaques, à la fatigue, à
la maladie. Ce capital peut augmenter ou diminuer au cours de l’existence selon le
mode de vie de la personne.
La « santé équilibre» est une expérience autonome et personnelle. C’est la santé
« réelle », qui est plutôt rare, faisant figure de valeur à laquelle on aspire. La santé
sous cet aspect, prend en compte l’ensemble des expériences individuelles, corporelles
et psychosociales. Elle représente le bien être physique et psychique.
D’autres études vont dans le même sens que celle d’Herzlitch, et donnent des informations
complémentaires sur les représentations de la santé :
la santé comme capacité à faire face aux besoins de la vie quotidienne
la santé comme contrôle de soi et du corps et aussi comme son contraire : profiter de
l’existence, se détendre, ne pas se faire de souci.
III-2- Les représentations sociales de la maladie
Dans l’étude d’Herzlitch, «La maladie objective un rapport conflictuel au social », car les
personnes interrogées considèrent que le processus de déclenchement de la maladie est dû aux
effets néfastes d’un mode de vie nuisible. Ce mode de vie est le produit d’une «société
agressive» (pollution, rythme de vie, bruit… sont considérés comme éléments nocifs face à
une nature intrinsèquement bonne et proche de la personne). L’individu est vu comme
quelqu’un qui a la capacité derésistance aux agressions ; il est fondamentalement sain et sa
santé dépend complètement de lui.
Enfin, l’expérience du malade dans son milieu social peut s’exprimer par divers types de
représentation sociale de la maladie :
la « maladie destructrice » : ce type de représentation est caractérisé par l’abandon du
rôle, l’exclusion sociale et la dépendance d’autrui. Les individus en question vivent la
maladie comme une violence à leur égard, se voyant de plus réduits à l’inactivité;
la « maladie libératrice » : la maladie comme repos et rupture éventuelle avec les
contraintes sociales. Cette situation ouvre de nouvelles possibilités de vie et de liberté.
La maladie joue donc un rôle de défense contre les exigences de la société et peut
conduire à un enrichissement et un accomplissement de la personne ;
43
la « maladie-métier »: la personne lutte activement contre la maladie et l’angoisse
qu’elle produit. L’individu se sent capable de participer au processus de guérison et
perçoit les rapports avec le médecin comme un échange et une coopération. La
maladie a surtout un rôle d’apprentissage, et la guérison est considérée comme une
issue normale. Les personnes atteintes d’une maladie chronique perçoivent encore la
possibilité de s’adapter et de surmonter la maladie.
Par ailleurs, l’étude réalisée par Bertolotto9 auprès des allocataires du RMI définit quatre
types d’expérience sociale de la maladie:
la « maladie accident » : dans ce groupe, la maladie apparaît comme un « accident »
chez l’individu en pleine possession de ses capacités (physique, psychologique et
sociale) pour se faire soigner. Il n’est pas encore «désaffilié » et a la possibilité de
faire face aux institutions. En outre, les soins sont considérés comme une condition à
l’insertion, à laquelle il adhère ;
la « maladie-métier » : les personnes appartenant à ce groupe considèrent la maladie
comme une partie intégrante de leur identité. Elle est bien souvent le dernier élément
qui leur permet d’avoir un statut social. Dans cette situation, l’individu ne peut se
situer socialement autrement que par ce biais. Elle pourra éventuellement lui permettre
d’envisager une insertion, qui sera d’abord sociale et ensuite, peut-être,
professionnelle. Pour ces personnes, les soins comme préalable à tout démarche
sociale peuvent apparaître comme une menace et s’opposer, paradoxalement, à une
éventuelle prise en charge thérapeutique ;
la « maladie destructrice »: dans ce groupe, la maladie participe d’un processus de
destruction de l’individu, qui commence souvent dans l’enfance et se poursuit par une
succession d’évènements dramatiques et d’échecs. Un certain nombre d’alcooliques
font partie de ce groupe, et ils sont souvent dans des états apragmatiques avancés,
voire dans des processus de clochardisation (au sens psychologique du terme). Ces
personnes sont dans un état d’exclusion tel qu’elles n’accèdent que très rarement à un
statut social tel que celui donné par la COTOREP (leurs capacités à remplir les
conditions d’accès étant très fragiles, les démarches rentreront aussi dans la logique de
l’échec dans laquelle elles sont installées). Pour eux, l’insertion peut commencer (mais
malheureusement s’arrête là) par les soins médicaux ;
9 BERTOLOTTO F. Travail social, insertion et maladie : réduire les inégalités, Prévenir, n°28, 1995, 109-115
44
la « maladie libératrice » : les individus appartenant à ce groupe considèrent la
maladie comme une libération car elle permet de leur donner le statut social de malade
et des moyens d’existence sociale. Ces sujets sont souvent situés déjà à la marge, mais
encore intégrés socialement grâce à un statut d’assisté social. Ils sont fréquemment
bénéficiaires de l’allocation adulte handicapé.
III-3- Définition et perception de la santé : les enquêtes françaises
Les travaux sur les représentations de la santé sont assurés par Alphonse D’Houtaud10 qui à
partir d’enquête lourde (auprès de 4000 personnes) appréhendent les thèmes co-occurents à la
notion de santé. Il est ainsi démontré que les thèmes sont corrélés à l’âge et à la CSP.
L’enquête rassemble une série de définitions de la santé, regroupées en 41 définitions et
classées en 10 thèmes. Parmi ces 41 définitions, 21 ont un pourcentage de réponse égal ou
supérieure à 2% de l’ensemble. En utilisant ces 21 définitions, D’Houtaud classe les réponses
en neuf thèmes synthétiques :
Référence au corps : ne pas sentir son corps, se sentir bien dans sa peau
Equilibre: l’équilibre physique, l’équilibre moral, le bon équilibre
Usage hédoniste de la vie : une vie sans contrainte, profiter de la vie
Bien-être psychologique : la joie de vivre, le bonheur, le bon moral
Hygiène de vie : une vie régulière, une vie saine
Non-maladie : non malade, suivi par médecin
Aptitudes physiques : la pleine forme, pouvoir travailler
Prévention : passer un bilan régulier, se surveiller, bien se connaître
Valeur de la santé: l’essentiel, la plus grande richesse. Le dixième thèmeest composé
des définitions qui ont un taux de réponse inférieur à 2%
Vitalité : pouvoir affronter tous les problèmes, optimisme, ne pas avoir peur de
l’avenir, épanouissement, dynamisme
L’analyse des thèmes par catégorie socioprofessionnelle montre que les définitions de santé
les plus fréquentes chez les cadres supérieurs sont la référence au corps, l’équilibre, l’usage
10 D’HOUTAUD A. Image de la santé, Nancy, PUN, 1994
45
hédoniste de la vie et la vitalité ; chez les employés, le bien-être physique, l’hygiène, la valeur
de la santé, la prévention et les aptitudes physiques.
Une deuxième enquête réalisée par D’Houtaud montre que sur 18 items proposés et regroupés
en quatre questions fermées (plus une question sur le fatalisme), les réponses les plus
fréquentes sont celles en rapport à l’hygiène (rester en bonne santé provient de l’hygiène) et
aux conditions de vie et de travail (avoir une bonne santé, c’est «avoir de bonnes conditions
de vie et de travail »).
L’analyse des items par catégorie socioprofessionnelle montre que les réponses les plus
fréquentes chez les cadres sont: l’équilibre, l’hygiène, l’épanouissement, ne pas sentir son
corps. Par contre, chez les manuels : ne pas être malade et avoir la pleine forme.
Ces travaux identifient les thèmes sous-jacents à la notion de santé mais proposent très peu
d’éléments d’interprétation pour expliquer les différences entre les groupes sociaux.
En outre, pour ce qui concerne les représentations relatives à la santé, l’approche de la
psychologie sociale11 est intéressante parce qu’elle montre que la perception de la santé varie
selon que l’on est en bonne santé, atteint de pathologie aiguë au moment de l’enquête ou
encore atteint d’une pathologie chronique.
11 PETRILLO G. Les explications de la santé et de la maladie : dilemmes et représentations. In La Santé et lamaladie comme phénomènes sociaux.
46
CONCLUSION : La situation en Nord Pas-de-Calais
En guise de conclusion, nous pouvons constater que les approches sont plurielles mais bien
souvent complémentaires. On peut observer une prégnance assez marquée du recours à
l’appartenance sociale pour expliquer les inégalités de santé même lorsque les approches ont
trait aux comportements individuels en matière de santé. Il nous a semblé intéressant de
proposer une lecture de la situation en Nord Pas-de-Calais au regard principalement d’un
travail effectué par Pierre Aïach, qui a consacré nombre de ses travaux au thème des
inégalités.
Aïach [5] a pu montrer dans une recherche dans la région Nord Pas-de-Calais sur la
thématique du cancer que « la mortalité extrêmement élevée de cette région (en particulier
pour le cancer) était le produit de très fortes inégalités sociales entre les catégories
socioprofessionnelles, s’exprimant par des écarts relatifs de mortalité, par rapport à une même
catégorie socioprofessionnelle en France, d’autant plus forts que l’on descend l’échelle
sociale. Ce surcroît d’inégalités peut s’expliquer en analysant la répartition et les effets de
l’ensemble des facteurs de risque, en particulier ceux liés au travail, selon le milieu social
d’appartenance et l’histoire individuelle et sociale des habitants de cette région, au cours
d’une période relativement marquée par la destruction massive des emplois miniers et
industriels et de profonds traumatismes psychologiques et sociaux qui s’en sont suivis.»
«En effet, l’examen des données concernant la région Nord Pas-de-Calais montre qu’elle
souffre de handicaps sévères qui peuvent jouer un rôle dans la genèse des maladies en général
et du cancer en particulier. Ces handicaps concernent des facteurs de risque qui ne sont pas le
fait de la population (pollution industrielle, toxicité des produits inhalés ou en contact cutané
dans le cadre du travail) et d’autres facteurs qui sont liés à des conduites individuelles à
risque, mais qui s’inscrivent dans des contextes où interviennent des contraintes matérielles,
sociales et psychologiques. »
« Par ailleurs, ces facteurs ne sont pas, la plupart du temps, indépendants les uns des autres ;
ils sont la conséquence plus ou moins directe de l’existence d’autres facteurs ou de
combinaison de facteurs qui ont provoqué ou facilité leur émergence. Il ne s’agit pas là
d’effets multiplicateurs à proprement parler, d’effets multiplicateurs ou d’amplification, qui,
eux, interviennent plutôt pour accentuer les conséquences néfastes sur la santé de certains
facteurs de risque sur le plan biologique, mais aussi sur le plan social, du fait d’une synergie
en relation avec la vulnérabilité des sujets et des configurations qui les caractérisent. »
47
« On trouve donc, dans le Nord Pas de Calais, à la fois une forte incidence et une forte
mortalité par cancer et une inégalité sociale plus accentuée. Cette situation est le résultat d’un
contexte socio-économique industriel dominant accompagné par des conditions et modes de
vie ouvriers marqués par la présence de facteurs de risque professionnels et d’ordre culturel
fortement liés aux conditions d’existence.»
« Cette situation s’est aggravée avec la disparition massive de pans entiers de cette industrie,
laissant des centaines de milliers de travailleurs au chômage, avec les bouleversements
psychoaffectifs et les difficultés pour se loger et se nourrir correctement qu’il entraîne
souvent. »
En outre, « historiquement, la santé est, dans le Nord Pas-de-Calais, très fortement marquée
par le travail. L’homme en santé, c’est l’homme qui produit, la femme en santé c’est la femme
qui reproduit. Traditionnellement peu scolarisées, les populations de la région ont longtemps
été encadrées par des normes sociales de type hygiénistes culpabilisantes. L’environnement
fortement industrialisé a rendu le cadre de vie délétère. Ainsi, les deux modes explicatifs de la
maladie cohabitent et s’unissent pour renforcer la désignation de la population comme
responsable de sa surmortalité. »
«L’histoire sociale et les luttes qui la jalonnent montrent des habitants souvent en révolte.
Cette révolte se retrouve bien naturellement aussi dans le domaine de la santé, se traduisant
par une accentuation de la tendance à une déviance conviviale (tabagisme et alcoolisation) et
par un renforcement de l’adhésion aux valeurs populaires (alimentation traditionnelle poussée
dans ses excès). »
«En résumé, s’il existe donc bien une surmortalité régionale du Nord Pas de Calais, elle est
due pour l’essentiel à une surmortalité sociale dans cette région; surmortalité sociale encore
plus élevée qu’ailleurs avec comme cause principale le cancer.
L’explication de cette situation est à rechercher parmi les facteurs qui sont à l’origine de la
mortalité sociale, de l’inégalité devant la mort. Il se trouve que ces facteurs doivent jouer de
façon plus forte que d’habitude pour des raisons qui tiennent à:
Leur plus forte présence, tant en nombre qu’en variété (plus d’alcoolisation, plus de
tabagisme, plus de substances inhalées dans le cadre du travail ou en dehors, moins
d’aliments à base de légumes et de fruits et davantage de graisses et de sucres,
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davantage de chômage et de bas revenus, disparitions d’énormes secteurs industriels
de la mine, de la sidérurgie, de la métallurgie, et du textile avec tous les effets
délétères que cela entraîne, etc.) ;
La combinaison de ces facteurs entre eux produisent des effets surmultipliés pouvant
se traduire par une atteinte directe dur les corps (cancers professionnels par exemple)
et un amoindrissement des défenses sociales, psychologiques et biologiques des
individus (vulnérabilité), en particulier de ceux qui cumulent et les handicaps et les
facteurs de risques (hommes ouvriers non qualifiés, célibataires, chômeurs avec un
lourd passé professionnel du point de vue des risques pour la santé). Or, c’est bien ce
que l’on observe dans le Nord Pas-de-Calais depuis plusieurs décennies. » [5]
49
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