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a « fêlure » transmise à sa descendance par Adélaïde Fouque, l’aïeule des Rougon-Macquart, affecte l’ensemble des membres des deux lignées issues d’elle, la légitime et l’illégitime, et constitue un moteur capital de l’économie romanesque des vingt tomes composant Les Rougon-Macquart. « La fêlure, c’est la bouche d’ombre par laquelle s’exprime l’origine; la fêlure, c’est la voix de l’originaire 1 », écrit Françoise Gaillard au sujet de ce motif phare de l’écriture d’Émile Zola. Originaire en effet : la toute première occurrence du lexème de la fêlure au sein du cycle est appliquée (il fallait s’y attendre) à celle que ses petits-fils appelleront tante Dide; l’occurrence, de plus, survient au début de La Fortune des Rougon, ce premier épisode, qui selon la préface de Zola « doit s’appeler de Sébastien Roldan Université de Strasbourg Quand l’inconvenance est folie. Dynamiques culturelles de la fêlure dans La Fortune des Rougon L 1. Françoise Gaillard, « La peur de l’origine », Corps écrit, vol. 32, décembre 1989, p. 139.

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a « fêlure » transmise à sa descendance par Adélaïde Fouque, l’aïeule des Rougon-Macquart, affecte l’ensemble des membres des deux lignées issues d’elle, la légitime et l’illégitime, et

constitue un moteur capital de l’économie romanesque des vingt tomes composant Les Rougon-Macquart. « La fêlure, c’est la bouche d’ombre par laquelle s’exprime l’origine; la fêlure, c’est la voix de l’originaire1 », écrit Françoise Gaillard au sujet de ce motif phare de l’écriture d’Émile Zola. Originaire en effet : la toute première occurrence du lexème de la fêlure au sein du cycle est appliquée (il fallait s’y attendre) à celle que ses petits-fils appelleront tante Dide; l’occurrence, de plus, survient au début de La Fortune des Rougon, ce premier épisode, qui selon la préface de Zola « doit s’appeler de

Sébastien Roldan Université de Strasbourg

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1. Françoise Gaillard, « La peur de l’origine », Corps écrit, vol. 32, décembre 1989, p. 139.

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2. Émile Zola, « Préface », La Fortune des Rougon, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. 1, p. 4. Les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses, précédées de la mention FR.3. Signalons toutefois que l’avant-texte est plus explicite à cet égard. Dans ses « Plans » qui remontent au début de 1869, Zola caractérise de « folle innocente » le personnage de l’aïeule (alors nommé Henriette David). Émile Zola, « Plans », Les Rougon-Macquart, op. cit., 1967, t. 5, p. 1746. Au feuillet suivant, déjà, Zola atténue le trouble mental du personnage et en fait quelque chose d’éminemment plus complexe (tendance qui s’accentuera) : « Henriette est presque épileptique, étrange et bizarre. Il y a eu des fous dans son ascendance. » Ibid., p. 1747.

son titre scientifique : les Origines2 ». La mention du « cerveau fêlé » (FR, p. 41) d’Adélaïde survient au début du chapitre II, lorsque la narration effectue un retour en arrière et présente le personnage d’où part toute l’histoire :

Les Fouque étaient les plus riches maraîchers du pays; ils fournissaient de légumes tout un quartier de Plassans. Le nom de cette famille s’éteignit quelques années avant la révolution. Une seule fille resta, Adélaïde, née en 1768, et qui se trouva orpheline à l’âge de dix-huit ans. Cette enfant, dont le père mourut fou, était une grande créature, mince, pâle, aux regards effarés, d’une singularité d’allures qu’on pût prendre pour de la sauvagerie tant qu’elle resta petite fille. Mais, en grandissant, elle devint plus bizarre encore; elle commit certaines actions que les plus fortes têtes du faubourg ne purent raisonnablement expliquer, et, dès lors, le bruit courut qu’elle avait le cerveau fêlé comme son père. (FR, p. 41.)

Au plan de la diégèse, nous sommes ici au point le plus reculé dans le temps. Qu’y avait-il avant cela? Qu’est-ce qui décima le clan des Fouque? On ne sait. Le lecteur des Rougon-Macquart est réduit à spéculer.

Ce qu’on sait, en revanche, c’est que cette fêlure première appartient au domaine de l’action. Elle est liée à des actes que le faubourg n’est pas parvenu à s’expliquer plus qu’à un état inhérent au personnage. Rien dans l’extrait cité ne nous dit si la jeune femme effectivement est folle comme l’était son père3. Rien, sauf peut-être ce patronyme de Fouque, dont la graphie et la phonétique

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ont été analysés en ce sens par Philippe Hamon4; du reste, dans ce nom résonne, on en conviendra, autant la folie du fou que le coup de fouet de la fougue — laquelle admet la santé d’esprit. Le narrateur se contente d’évoquer un comportement ayant soulevé des interrogations au sein de la communauté et signale que celle-ci, puisque « en province rien ne doit rester inexpliqué » (FR, p. 41), a assimilé cette conduite inattendue à un état qui serait foncier au personnage : l’aliénation. Ce faisant, ses concitoyens passent de l’incompréhension (état inconfortable qui remue le corps social et provoque en lui de spasmodiques remises en question) à une forme de compréhension rassurante qui exclut toutefois l’empathie.

Ainsi, la préhistoire des Rougon-Macquart telle qu’on la découvre à la lecture de ce court passage présente le mal originel comme une réalité moins biologique que communautaire5, liée à la défense de la morale bourgeoise et plus largement au refus chrétien du bas corporel. Il semble s’agir d’une donnée appartenant avant tout au discours faubourien, fabriquée, voire contrefaite par la communauté de Plassans. En sorte que ce récit des « Origines » devient difficile à concilier avec l’idée maîtresse dont parle Zola en préface de son roman (et donc du cycle), celle d’une « première lésion organique », qui au fil des romans de la série est censée produire « la lente succession des accidents nerveux et sanguins » (FR, p. 3).

Quelle est alors la part du culturel dans la fêlure cérébrale (rappelons-le) qui mine le clan Rougon-Macquart? Pour trouver réponse, il faut examiner d’un peu plus près les « folies » dont se rend coupable l’aïeule dans La Fortune des Rougon, puis interroger les

4. Philippe Hamon, Le personnel du roman. Le système des personnages dans Les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, coll. « Titre courant », 1998, p. 114 et 120-121.5. Sophie Ménard montre que l’assimilation de l’inconvenance à l’aliénation, illustrée avec encore plus d’ampleur dans La Conquête de Plassans (1874), répond à une logique culturelle courante au XIXe siècle. Sophie Ménard, « Le mal de mère. Adélaïde et Marthe », Émile Zola et les aveux du corps. Les savoirs du roman naturaliste, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2014, p. 98-111.

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mécanismes mis en place par le romancier pour mettre l’aliénation d’Adélaïde sur le compte d’un comportement réprouvé et non sur celui d’un trait physiologique distinct. Ultimement, c’est en scrutant la nature des inconvenances et des convenances à Plassans que nous mesurerons le poids de la dénomination dans ce roman et les puissances de la fiction.

Nulle clinique pour cette fêlure premièreGrâce au concept de la folie, qu’ils accolent par inférence au

personnage dont l’habitus bafoue leur entendement, les faubouriens de Plassans préservent la solidarité et l’ordre en place. La logique commune et le code de conduite en vigueur sont effectivement saufs si Adélaïde, qui fait fi d’eux (et ainsi les menace), doit être considérée comme un cas à part, extérieur au cercle des personnes raisonnées (soumises au respect des us du groupe). La jeune femme est donc mise en marge. Ce n’est qu’à ce prix que le faubourg peut tolérer ses frasques, les intégrer à la sémiosis collective — et en même temps jouir d’elles. Car le paria aussi a son rôle à jouer dans la société6. L’une de ses principales fonctions consiste à alimenter la rumeur, tâche dont s’acquitte à merveille la jeune Fouque, en fournissant « une ample matière de bavardages » (FR, p. 42). « Elle dérange

6. L’ethnologie des communautés enseigne que le rôle des figures marginales (l’intrus, le paria, l’idiot, le bouc émissaire, le monstre et autres) est multiple : ici incarné par Adélaïde, dont les actes bouleversent le faubourg, l’Autre permet à la communauté de gérer la dissidence sans trop fragiliser les assises du contrat social; face à lui, chacun individuellement évalue sa place au sein du groupe, affine ses positions et établit collectivement ses dispositions. Par le bruit qu’elle génère, l’altérité familière qui dérange l’uniformité du groupe « renvoie à la cité une image critique d’elle-même » et « met du même coup l’accent sur l’unité de la communauté », écrit Jean-Pierre Vidal, « Bouvard et Pécuchet sur “un plateau stupide de Normandie” », Véronique Cnockaert, Bertrand Gervais et Marie Scarpa [dir.], Idiots. Figures et personnages liminaires dans la littérature et les arts, Nancy, Presses universitaires de Lorraine, coll. « EthnocritiqueS », 2012, p. 140. Ces figures, résume Antoine Nastasi, rendent possible « la coexistence du chaos et du mouvement organisateur ». Antoine Nastasi, « Le passage et le monstre : la création et la discontinuité », Communications, no 76, « Nouvelles figures du sauvage », 2004, p. 157.

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par sa liberté de vie, par sa totale indifférence aux convenances, à l’ordre établi, social et moral. Devant son attitude, au faubourg, il n’est pas étonnant qu’on lui trouve le cerveau fêlé, qu’on la pense même “devenue complètement folle”7 », confirme Colette Becker.

Mais il y a plus. On sait que, si cette fêlure est originaire et constitue, comme l’affirme Pierluigi Pellini, une « nécessité structurelle8 » qui fait tenir debout les vingt romans du cycle, elle n’est pas, à strictement parler, première, puisque Fouque, le père d’Adélaïde, est mort fou : le premier « cerveau fêlé » qui soit attesté dans la lignée, c’est bien le sien; celui d’Adélaïde est second, il en dérive. Comment en dérive-t-il? Les lois de l’hérédité sont implacables, martèlera Zola, tout au long de la fresque. Certes. Pourtant, dans l’extrait ce n’est pas le narrateur comme tel qui, du haut de son autorité sur le récit (souvent renforcée par l’invocation de quelque théorie scientifique), lie la bizarrerie du personnage à l’ascendant paternel dont la folie est attestée. C’est la collectivité personnifiée en une figure, le faubourg, c’est cette entité plurielle-là qui effectue l’opération syllogistique consistant à dire que, somme toute, le comportement inusité de la fille lui a été légué héréditairement par le père fou. Autrement dit, la toute première fois que la question héréditaire est évoquée dans Les Rougon-Macquart (si l’on excepte la préface de La Fortune des Rougon), la notion de legs par le sang est de l’ordre de l’assertion discutable, il s’agit d’un jugement de valeur, et la folie ainsi transmise appartient au domaine de la médisance, voire de l’ouï-dire. Elle n’est avérée que dans la mesure où l’appréhension collective des faits l’emporte, chez Zola, sur la compréhension personnelle que peut en avoir tel ou tel individu isolé. Notons d’ailleurs l’absence du discours scientifique sur tout l’extrait où on découvre la jeunesse d’Adélaïde et ses amours, soit plus de trois pages (couvrant environ un quart

7. Colette Becker, « Préface », Émile Zola, La Fortune des Rougon, Paris, Librairie générale française, coll. « Les Classiques Poche », 2004, p. 35. Becker cite Émile Zola (FR, p. 43).8. Pierluigi Pellini, « La norme et l’exception. Remarques préliminaires sur la folie dans Les Rougon-Macquart », Jean-Pierre Leduc-Adine et Henri Mitterand [dir.], Lire / Dé-lire. Zola, Paris, Nouveau Monde, 2004, p. 178.

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de siècle dans l’histoire), où, comme le remarque Lisa Ng, l’illusion du réel factuel semble pour ainsi dire suspendue9. La clinique de cas, registre d’écrits dont Zola s’inspire ouvertement10, n’intervient dans le texte en effet qu’à partir de l’évocation des accouchements (FR, p. 44) de celle qui est, souligne Christian Mbarga, « la matrice, la matriarche de toute une nouvelle dynastie11 ». Pour le récit menant de 1768 (naissance d’Adélaïde) aux années révolutionnaires (mariage et suites), le romancier adopte la tonalité d’un autre genre d’écrits, beaucoup plus anciens : celle du mythe.

Bientôt, il est vrai, le tout sera entériné par les lumières de la science — de celles que Pascal Rougon, petit-fils de l’aïeule, viendra jeter sur l’arbre familial, grâce à ses lectures savantes (FR, p. 301). Mais à l’aube de la lignée, à cette heure cosmogonique de clarté indé-cise où tout se décide pour les Rougon-Macquart — car le mythe est fondateur, la lignée n’aura de cesse d’y revenir (dans ce roman comme dans les dix-neuf suivants) —, la fêlure-folie reste une réalité orale, relayée et amplifiée au gré des racontars qui circulent à Plassans.

Les plus fortes têtes du faubourg… et les autresL’existence que mène Adélaïde jusqu’en 1848 est tout entière

présentée du point de vue de la personne plurielle qu’est le faubourg

9. « Family recollections based on idle talk and unreliable sources are recorded in the narration and lie therefore outside the boundary of the fictional illusion of veracity. » Lisa Ng, « The Invisible Ledger in Zola’s Rougon-Macquart », Carolyn Snipes-Hoyt, Marie-Sophie Armstrong et Riikka Rossi [dir.], Rereading Zola and Worldwide Naturalism. Miscellanies in Honour of Anna Gural-Migdal, Newcastle, Cambridge Scholars, 2013, p. 165.10. Le romancier, de par le lexique qu’il emploie et l’ambition qu’il se prête dans la préface de La Fortune des Rougon, emprunte ostensiblement à l’univers textuel des traités savants de son époque : il y déclare d’entrée de jeu la volonté d’« expliquer comment une famille, un petit groupe, se comporte dans une société »; il mentionne avoir rassemblé des « documents » en vue de préparer « ce grand ouvrage »; il parle d’« analyse », d’« hérédité », et emploie l’adverbe « [p]hysiologiquement », mot technique nettement associé au jargon scientifique du temps. (FR, p. 3-4.)11. Christian Mbarga, « Adélaïde Fouque ou le pouvoir méconnu de Tante Dide », Les Cahiers naturalistes, vol. 46, no 74, 2000, p. 128.

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de Plassans, dont la plus grande occupation semble être de surprendre, de soupeser, de répertorier et de commenter les impairs commis par ce personnage fascinant qui, dans sa manière de monopoliser l’attention, s’affirme capable de susciter l’intérêt de tout un chacun — et du lecteur. À propos de l’un de ces torts, le narrateur note : « Un pareil oubli des convenances parut monstrueux, en dehors de la saine raison. » (FR, p. 42.) Voilà qui confirme nos soupçons. L’inconvenance est folie, aux yeux de la communauté bourgeoise décrite par Zola. Avant de nous interroger sur la nature de la tératologie communautaire à laquelle nous avons affaire, remarquons l’emploi, dans la dernière phrase citée, du verbe modalisateur paraître, qui assigne un caractère discutable à la réalité évoquée. De fait, si la lésion transmise de génération en génération est une idée d’abord avancée par le regard collectif posé sur Adélaïde, ce regard est susceptible d’être biaisé, voire trompeur. Il est en tout cas orienté par un certain nombre de valeurs collectivement partagées qui n’ont rien de neutre — ne lisions-nous pas, quelques pages avant de faire connaissance avec la présumée aliénée, que « [t]out l’esprit de la ville [était] fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine, de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée » (FR, p. 38)? Forcément, cette « poltronnerie », cet « égoïsme » et cette « haine » colorent le regard posé par la collectivité sur les objets qui retiennent son attention. Dépeignant la coutume locale de fermer « à double tour » (FR, p. 38) les portes de la ville chaque nuit, coquetterie absurde étant donné l’état déplorable des fortifications, le narrateur zolien, afin de bien insister sur la dimension contestable des mœurs de la localité, ira jusqu’à se mettre lui-même brièvement en scène (rare occurrence dans Les Rougon-Macquart) :

Plassans, quand il s’était bien cadenassé, se disait : « Je suis chez moi », avec la satisfaction d’un bourgeois dévot qui, sans crainte pour sa caisse, certain de n’être réveillé par aucun tapage, va réciter ses prières et se mettre voluptueusement au lit. Il n’y a pas de cité, je crois, qui se soit entêtée si tard à s’enfermer comme une nonne. (FR, p. 38, nous soulignons.)

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D’emblée les jugements de cette communauté sont sujets à caution. La narration réaliste affirme autoritairement le caractère spécieux des préjugés de la ville qu’elle décrit. Il est donc permis, voire encouragé, que s’instille un doute dans l’esprit du lecteur, quand on lui apprend l’opinion qui s’est faite au sujet d’Adélaïde.

Ce doute est renforcé par le fait que, rappelons-le, ce sont « les plus fortes têtes du faubourg » (FR, p. 41) qui estiment irraisonné le comportement de la jeune femme. Existerait-il des esprits plus forts encore que ceux du faubourg de Plassans — ou alors plus aiguisés, plus perspicaces? Le pari de Zola, et là se déploie toute la finesse de son ironie de romancier, consiste à inviter ses lecteurs à se croire parmi ceux-ci. Prêtons-nous au jeu. Jusqu’à ce que la narration de La Fortune des Rougon mentionne les « crises nerveuses » d’Adélaïde (FR, p. 44), auxquelles il faudra revenir sous peu, la folie du personnage, si on se fie aux indications fournies, est tout au plus un refus de modeler sa conduite sur les impératifs collectivement imposés. Elle est simple « sauvagerie » (le mot revient souvent), faite d’insouciance ou de méconnaissance de ce code (de conduite, d’attitude, d’image) qui a pour nom les convenances : « “On sauve au moins les apparences”, disaient les femmes les plus tolérantes. Adélaïde ignorait ce qu’on appelle “sauver les apparences” », souligne la narration (FR, p. 45). Paul-Laurent Assoun commente :

Il faut ici prêter attention à la remarque de Zola qu’Adélaïde « était très logique avec elle-même », obéissant « avec une grande naïveté aux seules poussées de son tempérament ». Ce que les témoins identifient comme de « la pure démence » est en fait un esprit de conséquence inquiétant en son genre : voici une femme qui met ses actes en conformité avec ses pulsions12!

12. Paul-Laurent Assoun, « Puissance maternelle et inconscient du pouvoir. L’infortune des Rougon », Colette-Chantal Adam et collab., Analyses et réflexions sur Zola, La Fortune des Rougon. Figures du pouvoir, Paris, Marketing, coll. « Ellipses », 1994, p. 26. Assoun cite Émile Zola (FR, p. 44).

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Le caractère logique du processus mental d’Adélaïde, explicitement attesté par la narration zolienne, a pour effet de tirer l’aliénation présumée du personnage vers l’idiosyncrasie insolite.

En somme, quoi qu’en pense le faubourg, la fêlure de l’aïeule diffère de la faille qui minait le cerveau de son père. Il ne s’agit pas d’une folie catégoriquement classable13; aussi la narration parle- t-elle d’une « étrange maison de la folie lucide » (FR, p. 46), recourant à l’oxymore (usité chez les aliénistes14) afin de décrire le désordre dans lequel vit Adélaïde. Plus explicite encore est le passage où le narrateur cesse de rapporter la rumeur populaire et reprend son rôle de producteur du récit :

En devenant femme, Adélaïde était restée la grande fille étrange qui passait à quinze ans pour une sauvage; non pas qu’elle fût folle, ainsi que le prétendaient les gens du faubourg, mais il y avait en elle un manque d’équilibre entre le sang et les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. Elle était certainement très naturelle, […] seulement sa logique devenait de la pure démence aux yeux de ses voisins. (FR, p. 44.)

Deux sortes de fêlures existent donc (« détraquement » et « déséqui-libre » ne sont que d’autres figures dont use Zola pour exprimer la même idée). Il y a le « cerveau fêlé » qui ne pose aucun problème de classification, qui va de soi, qui est ce qu’il est : de la folie, une folie qu’on devine pure, nette, complète. Le cerveau de Fouque (dont nous savons si peu) est atteint de ce mal-là. Et il y a le cas d’Adélaïde, le « détraquement du cerveau et du cœur », qui n’est pas réelle folie,

13. Plus attentif à la clinique de ce mal, Pierluigi Pellini parle d’une « maladie quelque peu ambiguë (entre hystérie et épilepsie) » qui fait qu’Adélaïde « projette son ombre menaçante sur sa vaste descendance ». (Pierluigi Pellini, op. cit., p. 178).14. On sait que Zola, pour se documenter sur la maladie mentale, a consulté divers ouvrages des plus éminents savants de son époque, dont le livre du docteur Trélat, La Folie lucide, étudiée et considérée au point de vue de la famille et de la société, paru en 1861.

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nous dit-on, mais autre chose d’assez difficile à définir et qui se manifeste par une série d’inconvenances telles que la population mise au fait de ces écarts de conduite en est réduite à se croire devant une folie du premier type.

Qu’est-ce qui distingue ces folies l’une de l’autre? Nous en savons si peu de l’aliénation avérée de Fouque qu’il nous est impossible de mesurer celle de sa fille à cette aune. Quant aux « secousses répétées » qui, « [d]ès ses premières couches », jettent Adélaïde « dans des convulsions terribles » (FR, p. 44), elles sont modelées d’après une symptomatologie répertoriée tant chez les hommes que chez les femmes par les scientifiques de l’époque15 : en toute rigueur, il n’y a rien, ni dans le texte de Zola ni dans le contexte de l’époque, qui permette d’exclure, sur le plan clinique, que Fouque ait été foudroyé, comme sa fille, par des accès spectaculaires à intervalles plus ou moins réguliers. Il faut donc nous en remettre, pour différencier les deux nuances d’aliénation qu’évoque la narration zolienne dans ces quelques pages, à l’analyse de la nature des « folies » commises par Adélaïde et examiner quelles inconvenances ont fait voir, au faubourg entier, un monstre en pleine action.

Tératologie des unions à PlassansQu’a fait Adélaïde Fouque de si « monstrueux »? Les cinq à six

pages où la narration zolienne rapporte son histoire (quelque quatre-vingts ans de vie) affichent le souci de détailler chronologiquement les actes irraisonnés qu’elle a perpétrés (tels que recensés par le faubourg). Le « premier étonnement pour l’opinion » intervient peu de temps après le décès de Fouque et est rapporté comme suit : « Elle se trouvait seule dans la vie, depuis six mois à peine, maîtresse d’un bien qui faisait d’elle une héritière recherchée, quand on apprit son mariage avec un garçon jardinier, un nommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. » (FR, p. 41.) Il n’est

15. Paul Briquet est formel sur ce point en 1859 dans son célèbre Traité de l’hystérie (Paris, Baillière).

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pas interdit de nous étonner à notre tour. Un mariage! quoi de plus convenable? Évidemment, ce n’est pas le mariage comme tel, pratique socialement balisée, vécue en communauté et entérinée par la morale, qui, ici, contrevient à l’humeur de la collectivité, mais bien cette union maritale-là en particulier, au vu de l’écart qu’elle institue par rapport au code prévu. Aussi trouvons-nous, à même la phrase de Zola, déclinés l’un après l’autre, les méfaits commis par la jeune femme en s’unissant maritalement avec Rougon.

Le premier grief que retient le faubourg, celui qui semble le plus irriter ses susceptibilités, concerne le fait qu’Adélaïde se soit mariée en plein deuil16 (à l’époque pour la perte du père on préconisait un deuil d’au moins un an et demi). On s’indigne ensuite à l’idée du déclassement de cette jeune femme s’étant choisi pour mari un garçon jardinier que le dernier des Fouque « avait loué pour une saison » (FR, p. 41), c’est-à-dire un subalterne sans possessions. En plus, l’homme en question est « mal dégrossi » : un parti indigne d’elle psychologiquement ou physiologiquement (ou les deux), perçu comme un « pauvre diable, épais, lourd, commun » (FR, p. 41). Plus accessoire (mais sensible tout de même) est la troisième offense, qui ne fait qu’aggraver le cas; elle consiste à avoir élu quelqu’un « venu des Basses-Alpes », autrement dit un étranger (issu d’un département voisin) — à preuve c’est un homme « sachant à peine parler français » (FR, p. 97), langue clairement considérée comme l’idiome officiel du faubourg17. Chacun de ces éléments contrevient aux attentes de la collectivité; d’où l’étonnement général. Pis

16. Éléonore Reverzy a soulevé ce détail avant nous, à l’occasion du colloque Écrire le mariage des lendemains de la Révolution à la Belle Époque. Discours, idéologies, représentations, tenu à l’Université Jean-Monnet les 3 et 4 octobre 2013 et dont les actes sont à paraître sous la direction de Stéphane Gougelmann, François Kerlouegan et Anne Verjus.17. Par cette allusion au bilinguisme français-occitan, Zola se fait d’une part l’historien de la France prérévolutionnaire qui n’a pas encore imposé la langue nationale et, d’autre part, l’ethnographe des faubourgs des villes provençales, marqués par la dichotomie entre urbanité et ruralité et par l’opposition entre centralité et périphérie, télescopée à plusieurs échelles : Rougon face au cœur du faubourg (qui sert ici de chœur), le faubourg face à la ville intramuros, mais aussi la campagne face à Plassans et la Province face à la Capitale.

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encore, chacun compromet l’homogénéité voulue et préservée par le système de convenances en place : mélange des statuts, des classes, des races, des provenances… Tout bien considéré, la jeune femme, avec cette première « folie », s’est rendue coupable d’avoir fait entrer de l’hétérogène dans l’uniforme, créant de ce fait même un récit (passionnant) à rapporter et à décortiquer pour les commères : celui de son curieux mariage.

Une telle faute illustre parfaitement un antagonisme très courant sous la plume de Zola, mis en évidence par Véronique Cnockaert : celui entre l’amour et l’ordre18. Le détail du texte de La Fortune des Rougon invite en fait à penser que ce qui choque le plus l’opinion de Plassans, dans cette union entre Adélaïde et Rougon, est, davantage que l’abandon de soi aux pulsions du corps, l’insoumission dont fait preuve la jeune héritière vis-à-vis de la communauté. En plus d’aller à l’encontre des us ou des règles établis, l’infraction déroge aux espoirs et même au vouloir collectifs. Parti prisé (à l’aune des valeurs mercantilistes du faubourg), Adélaïde a privilégié ce « serviteur à gages » au détriment de « tels et tels jeunes gens, fils de cultivateurs aisés, qu’on voyait rôder autour d’elle depuis longtemps » (FR, p. 41). Ce faisant elle s’est trouvée à réécrire — à sa manière — l’histoire qu’on entendait raconter à son propos. L’ahurissement des Faubouriens trahit une expectative et même une volonté collective frustrée : celle de voir Adélaïde épouser l’un de ces prétendants connus et réputés, c’est-à-dire l’un des leurs. Un tel mariage entre indigènes, collectivement anticipé et presque espéré, aurait permis de compenser la disparition définitive d’un nom local par la perpétuation d’un autre, tout aussi familier. Au lieu de cela, la jeune Fouque s’est trouvée à prendre, au regard de la Loi, ce patronyme allogène de Rougon — un fait si inadmissible aux yeux

18. Véronique Cnockaert, « Ruines de chair. Tante Dide et Irma d’Anglars », dans Gabrielle Chamarat et Pierre-Jean Dufief [dir.], Le réalisme et ses paradoxes (1850-1900). Mélanges offerts à Jean-Louis Cabanès, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 459-470.

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de la communauté que jamais Adélaïde ne sera appelée « madame Rougon ». Elle ne sera plus désignée que par la locution « tante Dide » ou par son prénom19.

C’est dans le nom que le bât blesse. Il faut revenir à la phrase de Zola qui cite l’une après l’autre les fautes perpétrées, car le rythme hachuré de virgules y rend palpable l’indignation qu’a pu éprouver le faubourg en apprenant que cette jeune propriétaire terrienne de Plassans avait épousé « un nommé Rougon » : ainsi s’énonce le principal chef d’accusation. Car d’autres menues indications du texte de Zola confirment qu’au faubourg de Plassans, l’attribution des patronymes est un enjeu d’importance. À lire de près ces quelques pages, tout se passe en effet comme si l’insigne privilège de nommer les gens était détenu, exercé et jalousement gardé par la communauté, laquelle se cabre ou boude quand il devient manifeste qu’elle n’en a pas l’apanage exclusif. Ainsi, parlant de Pierre Rougon, né de cette union honnie, la narration indique : « La famille de sa mère, les Fouque, comme on les nommait, possédait, vers la fin du siècle dernier, un vaste terrain situé dans le faubourg […]. » (FR, p. 41, nous soulignons.) Peu importe le nom qui leur revenait réellement, à ces gens, les Fouque (il eût pu s’avérer différent de celui qu’on leur donnait). Du moment qu’au faubourg on les nomme les Fouque, ils sont les Fouque et rien d’autre. Les noms font le réel au faubourg. Il en va de même d’un autre « produit » local : « Alors demeurait […] dans une masure dont les derrières donnaient sur le terrain des Fouque, un homme mal famé, que l’on désignait d’habitude sous cette locution : “ce gueux de Macquart.” » (FR, p. 42, nous soulignons.) À la différence des Fouque et de Macquart, ce « nommé Rougon » semble être arrivé à Plassans avec son nom à lui — à tout le moins l’instance qui le nomme ainsi est-elle absente du texte : ce n’est ni « on », ni « le faubourg », ni « les commères »… Rougon est « nommé Rougon », point. Voilà une autre manière qu’a le narrateur de faire sentir le caractère exogène de ce personnage.

19. Les quatre occurrences dans La Fortune des Rougon de la locution « Mme Rougon » concernent sa bru, Félicité Rougon, née Puech (chacune intervient à l’occasion d’un regard collectif fixé sur celle-ci).

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Revenons, cependant, à ce Macquart, puisqu’il joue un rôle capital dans le pire des outrages que commettra Adélaïde aux bonnes mœurs, celui que le faubourg considérera proprement « monstrueux » (FR, p. 42). C’est encore de deuil et de mariage qu’il s’agit :

Rougon mourut presque subitement, quinze mois après son mariage, d’un coup de soleil qu’il reçut, un après-midi, en sarclant un plan de carottes. Une année s’était à peine écoulée que la jeune veuve donna lieu à un scandale inouï; on sut d’une façon certaine qu’elle avait un amant; elle ne paraissait pas s’en cacher; plusieurs personnes affirmaient l’avoir entendue tutoyer publiquement le successeur du pauvre Rougon. Un an de veuvage au plus, et un amant! (FR, p. 42.)

L’affront d’Adélaïde, ici encore, tient à la violation hâtive des interdits prescrits par le deuil (deux ans pour une veuve). Il s’entache d’une offense pire, celle de ne pas épouser celui avec qui elle souhaite faire vie commune :

De mariage entre eux, il n’en fut pas un instant question. Jamais le faubourg n’avait vu une pareille audace dans l’inconduite. La stupéfaction fut si grande, l’idée que Macquart avait pu trouver une maîtresse jeune et riche renversa à tel point les croyances des commères, qu’elles furent presque douces pour Adélaïde. (FR, p. 43.)

Certes, que le choix d’Adélaïde se soit porté sur « cet ogre, ce brigand, ce gueux de Macquart » (FR, p. 43), un paria à bon droit, et plus marginal encore aux yeux du faubourg que l’était Rougon, constitue une faute grave et une poignante énigme : « On inventa mille fables, sans pouvoir expliquer raisonnablement une liaison qui s’était nouée et se prolongeait en dehors de tous les faits ordinaires. » (FR, p. 45.) Néanmoins on devine que cet acte de « folie » eût fait moins de bruit, eût pu être (mieux) toléré, si la veuve s’était résolue à prendre le nom indigène de Macquart, et à le faire dans les règles de l’art, après avoir observé le deuil réglementaire de ce « pauvre Rougon », qui tout de même méritait, du moins de l’avis commun, que son épouse honore sa mémoire convenablement.

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Le nom des choses et des êtres importe. Il dit leur origine, leur provenance, leur statut (social, moral, etc.). Nous savons peu de chose de Fouque, ce fou classé; mais les minuties de l’écriture zolienne indiquent que son nom lui a été attribué par la communauté, tandis que sa fille, par sa désinvolture, rend problématique toute attribution analogue. Au contraire de son père, Adélaïde fragilise le pouvoir collectif de dénomination. C’est peut-être la seule donnée tangible qui permette de différencier les deux nuances de folie dont ils sont atteints. Celle d’Adélaïde consiste à commettre des inconvenances qui rendent le réel plus difficile à nommer et à décrypter pour le faubourg (mais plus excitant aussi, car alors l’interprétation devient un défi à relever); celle de son père, à ce qu’on sache, non. Cette dernière supposition est confortée par une opinion issue du commérage que rapporte le narrateur au style direct :

« La pauvre! […] si elle avait une famille, il y a longtemps qu’elle serait enfermée. » Et, comme on ignora toujours l’histoire de ces amours étranges, ce fut encore cette canaille de Macquart qui fut accusé d’avoir abusé du cerveau faible d’Adélaïde pour lui voler son argent. (FR, p. 43.)

Si elle avait une famille… Avoir une famille, pour une jeune héritière de l’époque, c’est d’abord avoir un nom; c’est aussi être entouré de gens personnellement intéressés à préserver ce nom (et son honneur), des gens détenant un pouvoir de coercition suffisant pour forcer les choses en ce sens. Or, Adélaïde n’a plus de famille. Son histoire commence avec l’autonomie qu’elle acquiert à la mort de son père, que Zola à dessein fait coïncider avec ses dix-huit ans : « En la faisant majeure et veuve, donc légalement libre, Zola imagine une situation, peu courante, mais lui permettant de faire suivre à son personnage son instinct, son tempérament, au mépris de ce qui est dit “normal”20 », souligne Colette Becker. La communauté du faubourg est certes collectivement intéressée à ce que la jeune femme respecte les convenances (malgré la jouissance illocutoire que lui procure

20. Colette Becker, « Zola, un déchiffreur de l’entre-deux », Études françaises, vol. 39, no 2, « Zola, explorateur des marges », 2003, p. 14-15.

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l’inconduite d’Adélaïde); cependant elle ne détient ni le pouvoir de coercition requis ni la motivation suffisante pour faire « enfermer » la délinquante, comme l’eût peut-être fait le clan des Fouque. Il n’est donc pas gratuit que la mention du « cerveau faible », réitération du « cerveau fêlé » de tout à l’heure, se fasse en conjonction avec cette question implicite de l’honneur familial. La fêlure, dans ce roman, consiste bel et bien à compromettre son nom par l’inconvenance.

Le Plassans des (dé)nominationsC’est précisément ce que refuse Pierre Rougon, le premier né des

enfants d’Adélaïde. Il se démarque de sa mère par son souci extrême du qu’en dira-t-on, par « des besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises » (FR, p. 53), par son « amour de l’ordre » (FR, p. 230) et, honteux de l’inconvenance de ses antécédents familiaux, il consacre toutes ses énergies à « se laver de sa tache originelle » (FR, p. 115) : « il souhaitait que son nom rentrât en grâce auprès de Plassans entier. » (FR, p. 52.) Pour y parvenir, il lui aura fallu renverser le rapport de forces existant entre la collectivité et le nom de Rougon, qu’il porte comme une malédiction. Comment a-t-il réalisé un tel tour de force? Colette-Chantal Adam livre une belle piste à l’analyse en démontrant, à partir d’une lecture du premier chapitre de La Fortune des Rougon (où Silvère et Miette se joignent aux insurgés marchant vers Plassans), que dans ce roman le « pouvoir des mots signe l’établissement du pouvoir des hommes21 ». De fait, c’est sur ce champ que Pierre Rougon livre bataille.

Ses premières manœuvres ont pour objectif de dissocier son nom de celui de sa mère : « il entendait se poser en victime, en brave cœur qui souffre des hontes de sa famille, qui les déplore, sans en être atteint et sans les excuser » (FR, p. 53). D’abord, cesser de vivre sous le même toit, pour ne plus être exposé aux « éclaboussures de sa honte », sans toutefois s’attirer la réputation d’un « mauvais fils, ce 21. Colette-Chantal Adam, « Pouvoir d’une création verbale au service d’une création politique. La prise du pouvoir — possible — par le peuple », Colette-Chantal Adam et collab., op. cit., p. 37.

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qui aurait dérangé ses calculs de bonhomie » (FR, p. 51, 52). Ensuite, accentuer la distance entre eux, par l’entremise d’un mariage bien avisé22 : « Il voulait, avant tout, fuir cet affreux faubourg où l’on clabaudait sur sa famille, faire oublier les sales légendes, en effaçant jusqu’au nom de l’enclos des Fouque. » (FR, p. 53.) Taire la rumeur, ce serait l’oblitérer. Mais Pierre sait trop bien qu’il s’agit d’un rêve impossible. Car rien n’arrête l’affabulation des commères — à Plassans comme ailleurs23. Aussi cette disparition n’est-elle pour lui qu’un expédient parmi de nombreux autres mis en œuvre afin de « faire peau neuve » (FR, p. 53).

Après de longues années de dormance, la révolution de 1848 procure soudain à Pierre Rougon l’occasion de tirer parti de sa nouvelle position au sein de l’échiquier géo-sociologique de Plassans et, prenant ouvertement le contrepied de l’inconvenance maternelle, il s’affiche en gardien des bonnes mœurs, des traditions et des valeurs collectivement partagées à Plassans, en défenseur de l’ordre et du maintien bourgeois, en chantre de la retenue et de la circonspection bienséantes. Se voulant le pourfendeur des vices auxquels conduit le libertarisme républicain, il accueille hebdomadairement chez lui, dans l’« étrange couleur jaune » de son salon empli « d’un jour faux et aveuglant », un groupe de négociants réunis « pour déblatérer contre la République » et appelant « de tous leurs vœux un gouvernement sage et fort », capable de mater l’insurrection, de redresser la patrie et la tenir en laisse pour qu’elle marche droit (FR, p. 70, 78). De sorte que Rougon (qui a fini par supplanter feu son père dans les consciences de Plassans et n’est désormais plus désigné autrement que par son patronyme) parvient à construire de lui une

22. Certes, des considérations monétaires entrent également en compte dans le choix que Pierre fait d’une épouse. Ce fils de paysan jette son dévolu sur « la fille d’un marchand d’huile », tenant boutique dans le vieux quartier, cœur de la ville : « C’était une façon habile de gravir un échelon, de s’élever d’un cran au-dessus de sa classe », commente la narration, sans cacher que l’atout principal de cette union est qu’elle sort Pierre des marges de Plassans, c’est-à-dire du faubourg (FR, p. 53).23. Pensons au Ventre de Paris, troisième roman de la série.

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image de probité irréprochable, quoique un peu passéiste, presque anachronique : « l’opinion cléricale dominait encore en souveraine dans le salon jaune » (FR, p. 90). Ainsi entouré de « ce noyau de conservateurs » dont les rangs gonflent « journellement », il obtient même d’exercer « une grande influence » à Plassans (FR, p. 80). Pourtant, il y a encore loin de la coupe aux lèvres pour Rougon. Échapper à la persécution des commères est une chose; s’imposer triomphalement à elles en est une autre.

Pour trouver la gloire et faire résonner son patronyme aux quatre coins de Plassans, il faut dominer la rumeur, passionner la communauté en lui servant une histoire qui frappera son imagination. C’est une leçon que Rougon a pu apprendre de sa mère (laquelle, certes, ne le faisait pas à dessein) : qu’il s’agisse de susciter le mépris ou l’admiration ne change rien à cette donnée primordiale. Le jour de l’insurrection populaire (en réaction au coup d’état du 2 décembre 1851), Rougon, à la tête d’un petit groupe d’hommes familiers du salon jaune armés jusqu’aux dents, obtient « grâce à certaines circonstances » (FR, p. 41) de reprendre possession de la mairie sans coup férir, l’arrachant aux griffes de cinq Républicains désarmés. Or, le reste des habitués veut savoir ce qui s’est passé, et chacun se rend chez Rougon :

Ils durent enfin satisfaire la curiosité générale. Il leur fallut détailler par le menu les événements de la matinée. Rougon fut magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu’il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. Mais ce fut la marche dans les rues désertes et la prise de la mairie qui foudroyèrent ces bourgeois de stupeur. (FR, p. 236.)

Rougon, « dans l’admiration de ses propres exploits », trouve une « verve » qu’il ne se connaissait pas; il « mim[e] l’action », suscitant « des cris de surprise », grandi, « emporté par un souffle épique » (FR, p. 236). Vite, l’habileté à trouver les mots justes produit son effet : « Tout l’auditoire était pendu aux lèvres de Rougon. […] Il y eut une violente émotion […] devant ce héros. Il avait entendu siffler une

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balle à son oreille! » (FR, p. 238.) Il n’en faut pas plus pour que la ville s’emballe et consacre le champion du jour :

Il était dix heures. Plassans, éveillé, courait les rues, ahuri de la rumeur qui montait. Ceux qui avaient vu ou entendu la bande insurrectionnelle racontaient des histoires à dormir debout, se contredisaient, avançaient des suppositions atroces. Mais le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s’agissait; […] et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu’une armée de fantômes. […] Qui donc avait détourné la foudre? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d’une petite bande d’hommes qui avaient coupé la tête de l’hydre, […] lorsque les habitués du salon jaune se répandirent dans les rues, semant les nouvelles, refaisant devant chaque porte le même récit. Ce fut une traînée de poudre. En quelques minutes, d’un bout à l’autre de la ville, l’histoire courut. Le nom de Rougon vola de bouche en bouche, avec des exclamations de surprise dans la ville neuve, des cris d’éloge dans le vieux quartier. (FR, p. 240.)

Le triomphe du fils aîné d’Adélaïde, au contraire de l’infamie de sa mère, passe non par l’action insoucieuse qui génère le récit et la rumeur (infamante), mais par la mise en scène et la mise en œuvre concertées du récit qui va générer la rumeur et à son tour la clameur (dithyrambique), sans nul recours à l’action. Et, forcément, la scansion du nom est alors apothéose, car la répétition martèle la nouvelle valeur qu’on lui accole.

Paule Collet souligne que « dans La Fortune des Rougon, le pouvoir n’est pas l’apanage d’un sujet individuel et unique mais une sorte de “force” anonyme dont peut se saisir tel ou tel personnage24 ». Comment se saisit-on du pouvoir dans ce roman? Certes, comme le signale Paule Collet, « le degré de savoir25 » que possède un

24. Paule Collet, « Étude d’un personnage : Pierre Rougon », dans Colette-Chantal Adam et collab., op. cit., p. 56.25. Ibid.

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personnage est un outil de conquête capital dans cet univers; mais il ne l’est que s’il est mis au service d’une histoire bien racontée. Le savoir ne sert ici que dans la mesure où il renseigne sur l’horizon d’attente de l’auditoire et enrichit le récit de données factuelles aptes à étayer le vraisemblable. Reste tout de même au conteur à dénicher la trouvaille, le détail parlant, l’hyperbole bienvenue, qui accroche l’auditoire et qui le fait adhérer au récit. L’accès au pouvoir de Rougon se résume effectivement à « une tropologie narrative26 », selon la formule de Bernard Valette. Car le coup de grâce donné par Pierre et sa femme — laquelle dès le départ entretient l’ambition de « f[aire] nommer son mari à un poste important » (FR, p. 58, nous soulignons) — ressort bel et bien à l’invention, non à l’accession au savoir : « La fusillade, que les Rougon avaient imaginée pour se faire accepter définitivement comme les sauveurs de Plassans, jeta à leurs pieds la ville épouvantée et reconnaissante. » (FR, p. 287.)

Le plus curieux, peut-être, dans le cas de Pierre Rougon, est que son fait d’armes fabriqué de toutes pièces l’élève au rang d’être aussi extraordinaire que sa mère. Lorsque, quelques jours plus tard, Plassans « cloîtré, affolé, se dévorant lui-même dans sa prison de murailles, ne [sachant] plus qu’inventer pour avoir peur » (FR, p. 277), se figure que des représailles l’attendent de la part des Répu-blicains, les méchantes langues, inquiètes de « la fière attitude de Rougon », retournent leur fiel contre le sauveur : « Ils se contentèrent de dire qu’il y avait folie à braver ainsi des insurgés victorieux et que cet héroïsme inutile allait attirer sur Plassans les plus grands malheurs. » (FR, p. 277, nous soulignons.) Ainsi, que la bravoure soit appliquée à défier les forces exogènes (modalité convenante) ou endogènes (inconvenante) importe peu. Elle reste — parce qu’elle est démesure — passible de confiner à l’aliénation mentale : « Plassans traitait Rougon de héros; les plus poltrons l’appelaient “vieux fou”. » (FR, p. 278.) Il faut donc pleinement accorder à Pierluigi

26. Bernard Valette, « La Fortune des Rougon ou le pouvoir de la fiction », dans Colette-Chantal Adam et collab., op. cit., p. 108.

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Pellini que la folie, chez Zola, est avant toute chose un « enjeu narratif27 ». Fou : n’est-ce pas l’appellation à laquelle Pierre Rougon voulait échapper au départ?

La principale différence entre sa mère et lui ne tient donc pas tant à sa capacité d’embrasser la commune mesure qu’à la nature des « folies » qu’il commet, lui qui possède « un fond de sagesse raisonnée qui devait toujours l’empêcher de commettre une folie improductive » (FR, p. 48). Aussi, La Fortune des Rougon se clôt sur l’évocation collective de la légion d’honneur destinée au héros : « Tout le monde savait que Pierre était décoré et qu’on allait le nommer quelque chose » (FR, p. 303). Cette nomination pour services rendus à l’Empire, procurée par le « on » indéfini de la communauté, représente pour Rougon la promesse d’une oblitération finale de l’appellation « vieux fou » qui pouvait continuer de lui coller à la peau. Car en définitive sa fêlure à lui est productive, au sens bourgeois du terme; elle est bienséante dans l’univers de Plassans, quoique léguée par Adélaïde l’inconvenante. Et sa fortune, qui n’est jamais que celle de son nom, il l’a bâtie sur l’amour inconditionnel qu’entretient cette culture pour l’ordre, amour doublé d’une fascination mêlée d’aversion pour le désordre.

La geste des RougonAdélaïde dédaigne les us entérinés? Elle doit être folle, se dit-

on. Ses actes ne sont folie que dans la mesure où la bonne société de Plassans les perçoit comme tels. Zola, en racontant les origines de la famille Rougon-Macquart, enseigne que la folie est affaire de contexte. Il n’en demeure pas moins que les échos, la rumeur, le bruit, le commérage, l’opinion, toutes ces instances de parole plurielle sont unanimes en ce qui a trait à l’histoire de la dernière des Fouque, tant et si bien que ce concert de voix, si enclines d’ordinaire à médire,

27. Pierluigi Pellini, op. cit., p. 184. « De fait, on peut définir la folie comme un opérateur textuel d’une dramatisation de l’exceptionnel, inscrite aux origines de la série zolienne », avance Pierluigi Pellini. (Ibid.).

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à se contredire, à relayer des demi vérités et à s’enflammer pour des histoires pleinement inventées, finit par prendre valeur de réel. Étant l’unique réalité sur le compte d’Adélaïde à laquelle la narration zolienne nous donne accès, la rumeur exerce un empire tel, dans l’univers créé par Zola, que celui-ci se sent forcé, à l’occasion, de confirmer (par l’entremise d’une intervention ciblée du narrateur) les faits recensés collectivement : « L’histoire était vraie » (FR, p. 52), signale-t-il par exemple, à propos d’une information ayant circulé au faubourg.

La Fortune des Rougon est une geste (inversée, si l’on songe que le chant entonné ne relate point l’histoire de véritables héros). La preuve en est que Zola, tout de même, ne baptise pas ce premier roman du cycle de ce titre « scientifique », les Origines, qu’il évoque en préface. Sans doute le romancier a-t-il cédé au besoin de souligner implicitement le poids de la clameur qui entoure la destinée des protagonistes : il faut imaginer tout Plassans racontant à qui veut l’entendre comment les Rougon en sont venus à faire fortune.