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Les Actes du colloque « Gerben I'Europeen publies dans les Mcntoires de la societe des lettres, sciences et arts « La Haute-Auvergne » out ete finances conjointement par l'Etat, le conseil general du Cantal, la ville d'Aurillac, le conseil regional d'Auvergne, I'universite Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II) et I'U. A. P. (Union des assurances de Paris).

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Les Actes du colloque « Gerben I'Europeen

publies dans les Mcntoires de la societe des lettres, sciences et arts « La Haute-Auvergne » out ete finances conjointement par l'Etat, le

conseil general du Cantal, la ville d'Aurillac, le

conseil regional d'Auvergne, I'universite Blaise-Pascal (Clermont-Ferrand II) et I'U. A. P. (Union des assurances de Paris).

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GERBERT L'EUROPEEN

Actes du colloque d'Aurillac

4-7 juin 1996

rassembles par

Nicole CHARBONNEL

er Jean-Eric IUNG

ý

Societe des lertres, sciences et arts « La Haute-Auvergne » Alemoires, 3

- 1997 -

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Paul KUNITZSCH Munich

LES RELATIONS SCIENTIFIQUES ENTRE L' OCCIDENT ET LE MONDE ARABE

A L'EPOQUE DE GERBERT

Les sciences dans l'Occident latin - noun ne parlerons pas de Byzance, bien que lä-bas aussi aient eu lieu des evolutions similaires - subirent du Moyen Age jusqu'au XVIIe siecle une forte influence arabe. A cote des noms les plus connus de 1'Antiquite noun rencontrons dans les ecrits et trai- tes du quadrivium les noms d'auteurs arabes ainsi qu'une terminologie scientifique eile aussi frequemment d'origine arabe et dont une part impor- tante subsiste de nos jours. II s'agit d'un phenomene bien connu et noun savons que ce fonds grabe gagna l'Europe par « vagues » successives : trai- tes de medecine ä Salerne dans la deuxieme moitie du XIe siecle ; un grand nombre de textes dans differents domaines scientifiques en Espagne au XIIe siecle ainsi que quelques autres en Sicile ; des elements tardifs arriverent egalement au X IIP siecle et, de maniere plus disparate, au XIVe siecle. Les Etats latins crees en Orient par les croisades n'ont que tres peu contribue ä ce phenomene. Cependant la premiere vague d'assimilation du fonds arabe remonte ä 1'epoque de Gerbert et eut egalement pour point de depart l'Espagne, plus precisement la Catalogne.

Le processus en tant que tel de la reprise par 1'Europe de la science arabe est connu depuis longtemps et de nombreuses donnees concernant des auteurs, des textes, des traducteurs ou bien la tradition etc., sont devenues entre temps objets d'etudes, bien que necessitant encore dans le detail de nombreux approfondissements. Du reste, une question fondamentale qui s'impose dans ce contexte n'a toujours pas trouve de reponse decisive ou pouvant se resumer en une simple formule : quelle fut 1'origine de cet inte- ret que les Europeens porterent ä la doctrina Arabian' ? Comment les Europeens purent-ils concilier cet interet avec leur haine farouche des enva- hisseurs musulmans, de ces ennemis hereditaires de la foi chretienne

Les notes ci-dessous sont abregees : cues renvoient a une bibliographie placEe a la suite du texte de la contribution.

1. Daniel de Morley, §I (p. 212).

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qu'etaient les Sarrasins, comment purent-ils considerer ces ennemis comme leurs maItres dans le domaine scientifique et en faire 1'objet d'etudes ? Les textes eux-memes ne nous eclairent en rien sur ce sujet. Certes, de tout temps, les gens d'Eglise ont mis en garde contre le danger des sciences « paiennes » et menace tous ceux qui s'y interesseraient - une attitude en tous points analogue pouvant du reste etre observee du cote arabo-musul- man2 - mais ils ne purent cependant empecher la penetration de la doctrina Arabian dans toute I'Europe.

Une autre question se pose : comment « les Arabes » purent-ils faire dans le domaine scientifique des progres, sources d'une telle renommee, d'un tel rayonnement ?A 1'epoque de Mahomet, au moment de la naissan- ce de 1'Islam, les Arabes etaient, dans la presqu'ile arabique, en majeure partie de simples bedouins dont le mode de vie se limitait ii affronter les problemes quotidiens poses par le desert, restant largement strangers aux developpements culturels du nord et du nord-est, dans les empires byzantin

et perse. Mais avec 1'extension de la domination islamique apres la mort de Mahomet (632), ils devinrent tres rapidement les maItres de vastes regions de 1'empire byzantin ainsi que de 1'empire perse et de zones avoisinantes. Apres la consolidation de la nouvelle situation politique ils commencerent bientöt ä s'interesser au patrimoine culturel des populations soumises. Ici aussi - comme plus tard en Occident - debuta une ample vague de traduc- tions. Les principales ceuvres de 1'Antiquite tardive dans tous les domaines des sciences exactes furent alors traduites en arabe. Les sciences « arabes » apparurent. A leur pratique et a leur developpement participerent des membres de tous les peuples reunis dans le califat. Pour plusieurs siecles, l'arabe devint ]a langue commune a ces sciences. Les sciences de la cultu- re islamique parvinrent donc aux Europeens du Moyen Age en langue arabe et entrerent dans la conscience collective comme « sciences arabes » tout simplement - terminologie qui est restee jusqu'ä nos jours, meme si elle n'est pas totalement correcte, ni sur le plan historique ni au regard de son contenu.

Apres ces remarques preliminaires sur le panorama general des rela- tions scientifiques arabo-europeennes, nous nous interesserons maintenant plus specialement a 1'epoque de Gerbert, au moment des premiers contacts de 1'Europe latine avec la science arabe qui, comme on le sait, s'effectue- rent dans le nord de l'Espagne, en Catalogne. A cet effet, nous evoquerons dans 1'ordre les questions suivantes : quelle place tenaient alors les sciences arabes dans I'Espagne musulmane ? Qu'est-ce-que les Latins ont emprun- te a ce fonds arabe ? Quelle part Gerbert prit-il dans ce processus ? Quelles furent les repercussions de ces premiers emprunts ?

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2. Cf. Goldziher.

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ET LE MONDE ARABE A L'EPOQUE DE GERBERT

Al-Andalus, 1'Espagne musulmane, se trouvait tres loin du centre cul- turel de 1'empire islamique situe ä 1'est. Les premiers siecles qui suivirent la conquete de la peninsule iberique (711) virent principalement la mise en place des structures de I'Etat musulman, son extension et sa defense, et fina- lement 1'etablissement de la dynastie des Omeyades. L'interet porte aux activites culturelles et plus specialement scientifiques ne se manifesta que plus tard. II est clair, de ce fait, qu'une science arabe dans 1'Espagne musul- mane nest pas apparue d'elle-meme, par une sorte de generation spontanee. Bien au contraire, la science hispano-arabe dependit totalement des sciences de I'Orient arabe. Des oeuvres scientifiques durent donc arriver d'Orient en AI-Andalus pour contribuer a la naissance et servir de base au ddveloppe- ment ulterieur de la science hispano-arabe.

Des savants et historiens d'AI-Andalus comme Säcid al-Andalusi (vers 1068) et Ibn 6ulgul (vets 987) traitent dans leurs oeuvres biographiques3 du stade premier des sciences dans cet espace, notant les premiers rudiments dignes d'interet dans la seconde moitie du IXe siecle et parlant de leur evo- lution jusqu'ä leur propre epoque. Nous apprenons par eux les noms de savants, les domaines dans lesquels ils s'etaient specialises et leur connais- sance de certains textes venus d'Orient. Beaucoup voyagerent meme en Orient pour completer leurs connaissances et ils en rapporterent des manus- crits importants. Y dominaient surtout les mathematiques, 1'astrologie et 1'astronomie, la medecine et la pharmacologie. Les principaux represen- tants du X` siecle sont le mathematicien et astronome Maslama al-Magriti (mort en 1007/08) et AN I-Qäsim az-Zahräwi (mort vers 1013), specialise en medecine. Maslama semble avoir suscite et influence de maniere indi- recte les emprunts europeens faits ii 1'epoque de Gerbert, tandis que az-Zahrfiwi ne fut « decouvert » par les Latins qu'au XIIe siecle.

De tout ce que la science hispano-arabe avait ä offrir dans la seconde moitie du Xe siecle, seules deux ou trois choses semblent avoir ete connues des savants chretiens dans les cloitres de ]a region de Barcelone, en particulier celui de Santa Maria de Ripoll : ('astrolabe, quelques principes fondamentaux de I'astronomie et de 1'astrologie arabes, de meme que - peut-etre en liaison avec 1'abaque - les chiffres indo-arabes dans leur forme arabe-occidentale.

Maslama deploya une activite intense en mathematiques et en astronomie et forma un grand nombre d'elevesý qui furent a leur tour tres productifs et donnerent naissance ii des o: uvres dont certaines furent plus tard, au Me siecle, traduites en latin. Parmi les sujets abordes par Maslama se trouvait 1'oeuvre de Ptolemee, Planispltaerium, dont il disposa d'apres la traduction arabe parue en Orient et pour laquelle il redigea des remarques et des notes

3. Sscid al-Andalusi, p. 155 et suiv. = trad. Blachi: re, p. 120 et suiv. ; Ibn CKiulgul, p. 92 et suiv.

4. Cf. le re°sume chez Samsb, p. 83 et suiv. (d'aprrs S-acid al-Andalusi).

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complementaires5, lesquelles furent traduites en latin au XII° siecle egale-

ment - en partie groupees avec le Planisphaerium, en partie separement6. Dans ce contexte, il traita aussi des problemes de I'astrolabe ; une table

d'etoiles etablie de sa main date de 978'. On peut penser que c'est bien le travail de Maslama et de son ecole sur l'astrolabe (dont le rayonnement se fit sentir jusqu'en Catalogne chretienne) qui suscita I'interet des clercs latins de cette region pour cet instrument.

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Un groupe de manuscrits latins datant du XI° siecle comprend, sous une forme souvent etrangement disparate et eclatee, un corpus de textes conte- nant la description de 1'astrolabe et des indications sur sa construction et son utilisationg. Ces textes foisonnent d'expressions scientifiques arabes9. Ils semblent avoir ete partiellement traduits de textes arabes et congus a par- tir d'astrolabes arabes, et partiellement rediges librement, en s'appuyant sur des textes preexistants. Il a pu etre demontre recemment qu'un paragraphe des Sententie astrolabii a ete traduit du traite sur 1'utilisation de 1'astrolabe d'al-ljwärizmi (Bagdad, IX` siecle)10, et un bref passage insere dans le manuscrit parisien, B. N. F., lat. 7412, a pu etre identifie comme etant une traduction de la version arabe du Planisphaerium de Ptolemeel l. Ceci aussi corrobore 1'hypothese dejä exprimee precedemment d'un lien entre ces recherches latines sur 1'astrolabe et les travaux de Maslama et son ecolel'-. Le centre des etudes latines sur 1'astrolabe semble avoir ete le cloitre de Ripoll pres de Barcelone. Lupitus de Barcelone - dont Fidentification West toujours pas etablie - aurait pu participer ii ces travaux dans une mesure qui reste encore ä preciser13 ; il a dü participer a cette thematique comme tra- ducteur de la langue arabe, car en 984 Gerbert lui demanda dans une lettre un librum de astrologia translatum a te14. Selon J. M. Milläs15, le manuscrit

5. Voir ä ce sujet Kunitzsch 1995/1996.

-- 6. Les annotations et rajouts de Maslama sont en partie edites chez Verret-Catalä ; le reste des annotations ainsi que 1'ensemble des traductions latines chez Kunitzsch-Lorch.

7. Edite chez Verret-Catalä, p. 45 ; Kunitzsch 1966, p. 17 et suiv. (« type IA ), ). 8. Voir les etudes et editions chez Van de Vyver, Milliis, Bergmann. 9. Ces termes specialises sont edites et analyses chez Kunitzsch 1982. 10. Analyse et edite chez Kunitzsch 1987. 11. Edite et analyse chez Kunitzsch 1993. 12. Le Planisp/raerium a ete etudie de facon approfondie par Maslama qui ya ajoute

des annotations et des complements (voir plus haut). Il connaissait aussi les tables astronomiques d'al-{j«ärizmidont it fournit un remaniement (uniquement conserve Bans Ia traduction latine d'Adelard de Bath ; edite par Suter, traduction anglaise de Neugebauer).

13. A propos de Lupitus, voir Lattin. 14. Frequemment cite ; cf. Borst, p. 53. 15. Milläs, comme dans la note 8 et dans des etudes ulterieures.

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225 de Ripoll aurait joue un role central dans tout cet ensemble ; il daterait du X` siecle, aurait vu le jour ä Ripoll et serait en quelque sorte le temoin principal de ]a date et du lieu de naissance du corpus sur l'astrolabe latin. Ceci fut mis en doute par la suite, en particulier parce qu'une date poste- rteure a ete attribuee ä ce manuscrit. Dans ]a derniere expertise, celle de Jean Vezin, on peut lire :« une ecriture, peut-etre catalane, de la premiere moitie ou du milieu du XI` siecle »16. Le debat est aujourd'hui depasse depuis la decouverte des « Fragments de Constance » par A. Borst - deux feuilles d'une compilation sur l'astrolabe composee essentiellement des textes qui apparaissent egalement dann le manuscrit de Ripoll, feuilles ecrites vers ou peu apres 1008 ä Reichenau d'apres un modele apparu vers 995 ä Fleury, vraisemblablement dans 1'entourage de Constantin de Fleury 17. Fleury a donc joue un role important pour la diffusion dans le nord de la France et le sud de I'Allemagne du corpus constitue ä Ripoll18. L'existence de relations directes entre Fleury et Ripoll est attestee un peu plus tard par le fait que 1'abbe Gauzlin fit venir vers 1020 un moine espa- gnol ä Fleury, lequel apporta aussi des manuscrits d'Espagne'9. La presence d'astrolabes arabes dans ces manuscrits est attestee - outre par certains details des textes eux-memes - par le fait que plusieurs d'entre eux contien- nent des dessins de parties d'astrolabes sur lesquels les copistes ont imite la graphie en caracteres arabes. Le manuscrit parisien 7412 est particulie- rement remarquable car il contient sur neuf pages la reproduction de tous les tympans ou disques d'un astrolabe arabe en caracteres arabes, et meme le nom de son createur, Halaf ibn al-Muc5d, fut copie avec le reste20.

Un temoignage complementaire des contacts arabo-occidentaux ä 1'epo- que de Gerbert est constitue par le texte astrologique Mathentatica Alhandrei summi astrologi (manuscrit le plus ancien : Paris, B. N. F., lat. 17868 du X° siecle) qui contient comme signes evidents de 1'influence arabe les noms arabes des planetes, des signes zodiacaux et des mansions lunaires21. L'auteur, Alhandreus, egalement appele Alchandrinus, Arcandam etc. dans des variantes, n'a toujours pas ete identifie. Les memes elements

16. Cite par Borst, p. 43, remarque 60. 17. Cf. Borst, p. 69. 18. Borst, p. 68. 19. Borst, p. 75. 20. Voir a ce sujet Kunitzsch, Traces. 19v, 20r, 23r et 23v sont reproduits chez Poulle

1964, planches I-IV ; 23v egalement chez Van de Vyner 1931, planche III. Autres exemples : ms Chartres 214 (XII° sii cle), 30r (tympan d'un astrolabe avec graduation du limbe reproduit chez Van de Vyver 1931, planche II) ; ms Londres, Brit. Lib., Old Royal 15 B IX (XI°-XII° sii cle), 71r (reproduit chez Bergmann, p. 233) ; ms Berne, Burgerbibliothek 196 (Xl' siccle), 3r et 7v.

21. Les noms sont repris chez Milläs, p. 251,256.

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arabes apparaissent aussi dans le texte De ratione sphere copie dans les manuscrits du XII° siecle'.

Enfin : les chiffres indo-arabes. Comme on le sait, ils apparaissent pour la premiere fois en Occident sous leur forme arabe-occidentale en 976 (codex Vigilanus) et en 992 (codex Emilianus)'3 inseres dans les Erymologiae d'Isidore de Seville. En ce qui concerne leur emploi sur les pieces de 1'abaque, ils sont cites textuellement tout d'abord par le Pseudo-Boece et chez Bernelinus (apres Fan 1000) comme une alternative aux caracteres grecs de A ii O utilises jusqu'alors pour les chiffres. Ce n'est que chez Gerland de Besangon (2` moitie du XI° siecle) et Radolphe de Laon (Pre moi- tie du XII` siecle) qu'ils remplacent totalement les caracteres grecs24. A cote d'eux apparaissent depuis le Pseudo-Boece, egalement dans les abaques, cer- tains noms pour les chiffres de 1 it 9, parmi lesquels quelques-uns au moins laissent transparaitre une origine orientale (un : berbere, quatre et huit arabes, cinq : egalement arabe ou eventuellement berbere)25.

Dans ces trois domaines, nous avons trace les contours des elements de la science arabe qui, ä 1'epoque de Gerbert, dans la premiere periode des contacts scientifiques arabo-occidentaux, gagnerent 1'Europe.

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Gerbert participa-t-il lui-meme directement ü ces emprunts ? Cette question trouve une reponse satisfaisante dans les propos de G. Beaujouan qui declarait lors d'un colloque sur Gerbert A Bobbio en 1983 :« Dans le cas de Gerbert, il ya un deconcertant contraste entre sa reputation d'intro- ducteur de la science arabe en Occident et la quasi-absence de traces d'influence arabe dans ses ecrits indubitablement authentiques »26.

Pour ce qui conceme I'abaque, les dernieres recherches de W. Bergmann ont prouve de fagon detaillee que, par rapport ii 1'abaque du Moyen Age certaines innovations etaient dejä en partie presentes avant meme la perio- de des travaux de Gerbert, d'autres n'etant apparues que plus tard. Le texte de Gerbert sur 1'abaque ne permet ii aucun moment de dire quelles innova- tions etaient parvenues i3 sa connaissance, ii supposer qu'il y en ait eu, et encore moins d'affirmer qu'il les aurait lui-meme introduites en Occident. Pour les chiffres, lii aussi 1'evolution semble avoir commence avant Gerbert :

22. Ces noms se trouvent chez Milläs, p. 262,264 et suiv. (d'apres ms Oxford, Bodleian Library, Digby 83 (XII° siecle)). Sur ces textes, voir aussi Van de Vyver 1936.

23. Les deux codices se trouvent a la bibliotheque de I'Escurial. Reproductions chez Van der Waerden-Folkerts, p. 54,55; cf. egalement Bergmann, p. 209.

24. Voir les details chez Bergmann, p. 175 et suiv. 25.1 : igin (herbere yun ou igin) ;4: arbas (arabe arbaca) ;8: temenias (arabe

tammaya) ;5: quinras (arabe Jranua ou herbere minnuts). 26. Beaujouan, p. 646.

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ET LE MONDE ARABE A L'EPOQUE DE GERBERT

on ne trouve dann ses ecrits aucune indication allant dans le lens d'une innovation ; leur utilisation dans le cadre de 1'abaque n'est visible qu'apres Gerben2'. Pour l'astrolabe non plus il n'a pas participe a l'introduction ou ä la reprise d'elements arabes. Le texte De utilitatibus astrolabii (qui fut redige en complement aux textes les plus anciens sur 1'astrolabe et dont il reprend la terminologie) pourrait, certes, avoir ete ecrit par Gerbert (1'edi- teur Boubnov le rangea, il ya cent ans, parmi les ceuvres ne pouvant etre attribuees avec certitude ä Gerbert ; recemment, au cours du debat qui se poursuit, A. Borst parla prudemment d'un « eleve de Gerbert» comme etant son auteur). Mais I'absence de tout element arabe dans les veritables ecrits de Gerbert fait apparaitre ici comme plutöt invraisemblable sa quali- te d'auteur pour un tel traite28. Il est certes connu que Gerbert sejourna entre 967 a 970 a Ripoll, en Catalogne, pour ses etudes sur le quadrivium. Cependant, il est vraisemblable qu'ä cette epoque les etudes d'astrolabes arabes n'y avaient pas encore commence (]a table d'etoiles de Maslama date de 978 ! ). Gerbert nest donc sans doute pas entre en contact avec la science arabe ä Ripoll. Plus tard, il a manifestement essaye de s'informer sur eile (nous pennons a sa lettre de 984 ä Lupitus), mais aucune repercus- sion ne peut en etre decelee dans ses ecrits authentiques.

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Jetons en conclusion un regard rapide sur les consequences de ce pre- mier emprunt europeen d'elements arabes vers ]a fin du X` siecle. L'etude du contenu et de ]a terminologie des textes sur I'astrolabe est reprise dans De utilitatibtts astrolabii dont l'auteur est donc peut-etre un eleve de Gerbert, puis chez Ascelinus d'Augsbourg29, Hermann de Reichenau (1017-1054)30,

27. M. Folkerts, Munich, m'indique cependant trois anciens manuscrits comprenant - en partie en relation aver Gerbert - egalement les chiffres et / ou leurs noms ainsi que le vers se rapportant a Gcrbert - Gerbertus Latio nuateros abaciquefiguras »: Paris, B. N. F, lat. 8663 (debut du XI` siecle), f. 49v (reproduction de l'abaque a 27 colonnes ; les chiffres arabes soot joints ; la reproduction fait partie d'un ensemble de documents se rapportant aux differentes redactions des Regulae de Gerbert, f. 47r - 49r ; of M. -Th. Vernet, p. 43) ; Vat. lat. 644 (cette partie : XI° siZcle), f. 77v - 78r (reproduction de l'abaque a 27 colonnes, avec le vers, les chiffres et les noms) ; Berne, Burgerbibliothek 250 (X` sii cle), f. Ir (reproduction de l'abaque a 27 colonnes, avec le vers, mais sans les chiffres ni les noms ; la reproduction se trouve ici de manie're isolhe, suivie au f. lv -I Jr du Calculus Victorit). Un article du prof. Folkerts sur ces manuscrits sera public bient6t dans un volume en l'honneur de Gino Arrighi.

28. Dans Glossar (1982), p. 479, j'avais egalement indique qu'aucune objection importante, ni sur le fonds ni sur la chronologie, ne permettait de mettre en doute la paternite de Gcrbert. A la lumiere des faits decrits ci-dessus, il va de soi que cette affirmation ne peut erne maintcnue sous cette forme.

29. Cf. Bergmann, p. 99 et suiv. (le texte de Ascelinus est elite ibid., p. 223 et suiv. ) Borst, p. 75 et suiv.

30. Le texte de Hermann a etc dernierement elite par Drecker.

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et Fulbert de Chartres (mort en 1028)31. A. Borst parle d'astrolabes (le plus souvent apparemment arabes) presents ici et lä dans des ecoles monas- tiques32. Les noms arabes cites dans les textes d'Alhandreus sur l'astrologie reapparaissent chez Ademar de Chabannes (mort en 1034) 33 ; un manuscrit d'Ademar (avec des parties autographes) contient des caracteres imites de 1'arabe en calligraphie coufique3;. Ces textes de la premiere moitie du XI` siecle confirment que le point de depart generalement admis aujourd'hui de ces premiers emprunts occidentaux d'elements arabes se situe plus ou moins vers 980-1000.

La lourdeur du latin et le caractere etranger du sujet firent que toutes ces notions et connaissances disparurent ä nouveau peu ä peu de la conscience des savants. Ce n'est que la grande vague de traductions du X11° siecle qui permit ä I'astrolabe et aux autres connaissances arabes - ou du moins vehiculees par les Arabes - de connaitre un succes definitif sur ]a base la plus large et pour plusieurs siecles.

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BIBLIOGRAPHIE

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Drecker : J. Drecker, « Hermannus Contractus `Über das Astrolab' », dans Isis, 16 (1931), p. 200-219.

31. Les extraits de Fulbert on dtd dditds par blcVaugh-Behrends. 32. Borst, p. 72 et suiv. 33. Son traitd astrologique est dditd chez Bischoff, p. 183-191. 34. Voir reproduction 182 chcz Sievernich - Budde, p. 169.

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ET LE MONDE ARABE A L'EPOQUE DE GERBERT

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202 P. KUNITZSCH

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RESUME

Apres quelques remarques preliminaires sur ('apparition des sciences dites « arabes » en Orient, nous traitons de l'introduction de ces sciences dans 1'Espagne musulmane jusqu'au temps de Gerbers, puis de ce qui vint ä la connaissance des savants europeens. Le centre des premiers contacts avec ]a science « arabe » fut la Catalogne des annees 980-1000. Parini les Sujets qui furent repris dann les manuscrits latins figurent ]'astrolabe, les connaissances de base en astrologie et en

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LES RELATIONS SCIENTIFIQUES ENTRE L'OCCIDENT 203

ET LE MONDE ARABE A L'EPOQUE DE GERBERT

astronomic ainsi que les chiffres arabes, ces derniers etant mis en relation avec le nouvel abaque selon des modalites obscures. Autant qu'on puisse en juger d'apres les textes qui lui sont attribues avec certitude, Gerbert ne parait pas avoir pris part ä

cette reception de la science arabe, mais il a manifestement tente d'aborder ces nou- velles connaissances.

ABSTRACT

A survey is given of thb development of « Arabic » science in the Muslim East and its introduction into Muslim Spain up to Gerbert's time. Then there is a des- cription of what came to the knowledge of Latin scholars of these sciences. The first western European contacts with « Arabic » science developed in Catalonia around 980-1000 AD. The subjects treated were the astrolabe, the basic knowledge of Arabic astronomy and astrology and Arabic numerals ; the latter (after beginnings under unknown conditions) connected with the new, medieval, abacus. As can be judged from the authentic writings, Gerbert apparently was not himself involved in the process of translating Arabic material, but he took care to acquaint himself with the new scientific material.

ZUSAMMENFASSUNG

Nach einleitenden Bemerkungen über die Entstehung der « arabischen » Wissenschaften im Orient folgen Angaben über die Übernahme dieser Wissenschaften im muslimischen Spanien bis zu Gerberts Zeit. Sodann wird weiter besprochen, was davon zur Kenntnis europäischer Gelehrter kam. Zentrum der ersten westeuropäi- schen Kontakte mit « arabischer » Wissenschaft war Katalonien in der Zeit um 980-1000. Zu den Gegenständen, die übernommen und in lateinischen Texten behandelt werden, gehören das Astrolab und astronomisch-astrologische Grundkenntnisse sowie die arabischen Ziffern, letztere (nach ungewissen Anfängen) im Zusammenhang mit dem neuen Abakus. Gerben scheint, soweit seine als echt geltenden Schriften erkennen lassen, nicht selbst an den Übernahmeprozessen betei- ligt gewesen zu sein, aber er hat offenbar versucht, sich mit den neuen Kenntnissen vertraut zu machen.