Pseudo-acrodermatite entéropathique secondaire à un déficit en acides aminés ramifiés au cours...

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375 Ann Dermatol Venereol 2006;133:375-9 Articles scientifiques Cas clinique Pseudo-acrodermatite entéropathique secondaire à un déficit en acides aminés ramifiés au cours du traitement d’une leucinose I. TEMPLIER (1), J.-L. REYMOND (1), M.-A. NGUYEN (2), C. BOUJET (3), S. LANTUEJOUL (4), J.-C. BEANI (1), M.-T. LECCIA (1) Résumé Introduction. Des tableaux cliniques proches de l’acrodermatite entéropathique ont été décrits au cours de déficits acquis en zinc, en acides gras essentiels, en acides aminés ou de troubles du métabolisme de la biotine. Nous rapportons le cas d’une enfant atteinte d’une leucinose qui a développé un tableau de pseudo-acrodermatite entéropathique lié à une carence iatrogène en valine et en isoleucine. Observation. Le diagnostic de leucinose a été porté chez une enfant de 5 mois ayant des troubles neurologiques sévères devant l’élévation très importante des taux plasmatiques et urinaires des acides aminés ramifiés (leucine, valine, isoleucine). Sept jours après la mise en place d’un régime d’exclusion de ces acides aminés, les taux de valine et d’isoleucine se sont effondrés alors que persistait un taux très élevé de leucine. Dans le même temps, apparaissaient une dermatose péri-orificielle et acrale et des diarrhées. Le dosage du zinc plasmatique était normal. Le diagnostic de pseudo-acrodermatite entéropathique lié à un déficit en isoleucine et en valine était alors évoqué. La réintroduction de ces acides aminés permettait une guérison rapide des lésions cutanées. Discussion. Plusieurs observations de pseudo-acrodermatites entéropathiques apparues après la mise en place d’un régime d’exclusion protéique chez des enfants suspects ou atteints de différentes aminoacidopathies ont été rapportées dans la littérature. Les manifestations cutanées ont été associées à l’élévation du rapport leucine/isoleucine, et/ou à un déficit en isoleucine ou à une carence en valine. Si les mécanismes pathogéniques exacts de l’atteinte cutanée restent peu connus, ces tableaux témoignent du rôle essentiel des acides aminés ramifiés dans la croissance et la différenciation kératinocytaire. L’arrêt de la croissance des kératinocytes en cas de déplétion du milieu de culture en isoleucine montre le rôle particulièrement important de cet acide aminé dans le métabolisme épidermique. Summary Introduction. Clinical pictures resembling acrodermatitis enteropathica have been described in acquired zinc deficiency and deficiencies of other nutrients such as biotin, essential fatty acids and amino acids as well as biotin metabolism disorders. We describe the case of an infant with maple syrup urine disease who developed an acrodermatitis-like syndrome due to iatrogenic valine and isoleucine deficiency. Case-report. A diagnosis of maple syrup urine disease was made in a 5-month-old infant girl with severe neurologic disorders with extremely high levels of the three branched-chain amino acids (leucine, valine and isoleucine) in plasma and urine. Seven days after the start of therapy with a diet excluding these branched-chain amino acids, plasma isoleucine and valine concentrations were low while plasma leucine remained elevated. At the same time, a periorificial and acral dermatitis appeared together with diarrhea. Serum zinc concentrations were normal. A diagnosis of acrodermatitis enteropathica-like syndrome secondary to isoleucine and valine deficiency was suspected. Valine and isoleucine supplementation resulted in rapid resolution of the eruption. Discussion. Several cases of acrodermatitis enteropathica-like eruptions resulting from therapeutic protein restriction diets have been described in infants with different aminoacidopathies. The accompanying dermatosis was associated with a raised plasma leucine/isoleucine ratio and/or isoleucine deficiency, or valine deficiency. While the exact pathogenesis of the skin lesions has not been established, these observations show that branched-chain amino acids are essential for normal growth and differentiation of keratinocytes. The essential role of isoleucine is further substantiated by the fact that its presence is critical in keratinocyte culture media, with growth arrest occurring upon its depletion. (1) Service de Dermatologie, (2) Service de Pédiatrie, (3) Département de Biologie Intégrée, (4) Service de Pathologie Cellulaire, CHU Michallon, Grenoble. Tirés à part : I. TEMPLIER, Département Pluridisciplinaire de Médecine, Service de Dermatologie, CHU, La Tronche, BP217, 38043 Grenoble Cedex 9. E-mail : [email protected] Acrodermatitis enteropathica-like syndrome secondary to branched- chain amino acid deficiency during treatment of maple syrup urine disease. I. TEMPLIER, J.-L. REYMOND, M.-A. NGUYEN, C. BOUJET, S. LANTUEJOUL, J.-C. BEANI, M.-T. LECCIA Ann Dermatol Venereol 2006;133:375-9

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Ann Dermatol Venereol2006;133:375-9Articles scientifiques

Cas clinique

Pseudo-acrodermatite entéropathique secondaire à un déficit en acides aminés ramifiés au cours du traitement d’une leucinoseI. TEMPLIER (1), J.-L. REYMOND (1), M.-A. NGUYEN (2), C. BOUJET (3), S. LANTUEJOUL (4), J.-C. BEANI (1), M.-T. LECCIA (1)

Résumé

Introduction. Des tableaux cliniques proches de l’acrodermatite

entéropathique ont été décrits au cours de déficits acquis en zinc, en

acides gras essentiels, en acides aminés ou de troubles du métabolisme

de la biotine. Nous rapportons le cas d’une enfant atteinte d’une

leucinose qui a développé un tableau de pseudo-acrodermatite

entéropathique lié à une carence iatrogène en valine et en isoleucine.

Observation. Le diagnostic de leucinose a été porté chez une enfant de

5 mois ayant des troubles neurologiques sévères devant l’élévation très

importante des taux plasmatiques et urinaires des acides aminés ramifiés

(leucine, valine, isoleucine). Sept jours après la mise en place d’un

régime d’exclusion de ces acides aminés, les taux de valine et d’isoleucine

se sont effondrés alors que persistait un taux très élevé de leucine. Dans

le même temps, apparaissaient une dermatose péri-orificielle et acrale et

des diarrhées. Le dosage du zinc plasmatique était normal. Le diagnostic

de pseudo-acrodermatite entéropathique lié à un déficit en isoleucine et

en valine était alors évoqué. La réintroduction de ces acides aminés

permettait une guérison rapide des lésions cutanées.

Discussion. Plusieurs observations de pseudo-acrodermatites

entéropathiques apparues après la mise en place d’un régime d’exclusion

protéique chez des enfants suspects ou atteints de différentes

aminoacidopathies ont été rapportées dans la littérature. Les

manifestations cutanées ont été associées à l’élévation du rapport

leucine/isoleucine, et/ou à un déficit en isoleucine ou à une carence en

valine. Si les mécanismes pathogéniques exacts de l’atteinte cutanée

restent peu connus, ces tableaux témoignent du rôle essentiel des acides

aminés ramifiés dans la croissance et la différenciation kératinocytaire.

L’arrêt de la croissance des kératinocytes en cas de déplétion du milieu

de culture en isoleucine montre le rôle particulièrement important de cet

acide aminé dans le métabolisme épidermique.

Summary

Introduction. Clinical pictures resembling acrodermatitis enteropathica

have been described in acquired zinc deficiency and deficiencies of other

nutrients such as biotin, essential fatty acids and amino acids as well as

biotin metabolism disorders. We describe the case of an infant with

maple syrup urine disease who developed an acrodermatitis-like

syndrome due to iatrogenic valine and isoleucine deficiency.

Case-report. A diagnosis of maple syrup urine disease was made in a

5-month-old infant girl with severe neurologic disorders with extremely

high levels of the three branched-chain amino acids (leucine, valine and

isoleucine) in plasma and urine. Seven days after the start of therapy with

a diet excluding these branched-chain amino acids, plasma isoleucine

and valine concentrations were low while plasma leucine remained

elevated. At the same time, a periorificial and acral dermatitis appeared

together with diarrhea. Serum zinc concentrations were normal. A

diagnosis of acrodermatitis enteropathica-like syndrome secondary to

isoleucine and valine deficiency was suspected. Valine and isoleucine

supplementation resulted in rapid resolution of the eruption.

Discussion. Several cases of acrodermatitis enteropathica-like eruptions

resulting from therapeutic protein restriction diets have been described

in infants with different aminoacidopathies. The accompanying

dermatosis was associated with a raised plasma leucine/isoleucine ratio

and/or isoleucine deficiency, or valine deficiency. While the exact

pathogenesis of the skin lesions has not been established, these

observations show that branched-chain amino acids are essential for

normal growth and differentiation of keratinocytes. The essential role of

isoleucine is further substantiated by the fact that its presence is critical

in keratinocyte culture media, with growth arrest occurring upon its

depletion.

(1) Service de Dermatologie, (2) Service de Pédiatrie, (3) Département de Biologie Intégrée, (4) Service de Pathologie Cellulaire, CHU Michallon, Grenoble.

Tirés à part : I. TEMPLIER, Département Pluridisciplinaire de Médecine, Service

de Dermatologie, CHU, La Tronche, BP217, 38043 Grenoble Cedex 9.E-mail : [email protected]

Acrodermatitis enteropathica-like syndrome secondary to branched-chain amino acid deficiency during treatment of maple syrup urinedisease.

I. TEMPLIER, J.-L. REYMOND, M.-A. NGUYEN, C. BOUJET, S. LANTUEJOUL, J.-C. BEANI, M.-T. LECCIAAnn Dermatol Venereol 2006;133:375-9

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I. TEMPLIER, J.-L. REYMOND, M.-A. NGUYEN et al. Ann Dermatol Venereol2006;133:375-9

acrodermatite entéropathique est une maladie héré-

ditaire rare, transmise selon le mode autosomique

récessif, liée à un défaut génétique de l’absorption

intestinale du zinc. Elle se manifeste essentiellement par des

lésions cutanées prédominant sur les zones péri-orificielles et

acrales, une alopécie et des diarrhées. Des manifestations cli-

niques proches de celles observées au cours de l’acrodermatite

entéropathique ont été décrites au cours de déficits acquis en

zinc de causes variées, de troubles du métabolisme de la bioti-

ne, de déficits en acides gras essentiels ou en acides aminés.

Nous rapportons le cas d’une enfant atteinte de leucinose qui

a développé un tableau cutané évocateur d’une acrodermatite

entéropathique en rapport avec une carence iatrogène en aci-

des aminés ramifiés et plus particulièrement en isoleucine.

Observation

Un nourrisson de sexe féminin, né à 38 semaines d’aménor-

rhée et 5 jours, était vu à l’âge de 5 mois, pour des troubles

neurologiques sévères associant des accès hypertoniques, des

pleurs immotivés et un important retard des acquisitions pos-

turales et cognitives. L’hypothèse d’une maladie métabolique

était évoquée en raison de l’installation progressive des trou-

bles après un intervalle libre de quelques semaines suivant

une grossesse et un accouchement normaux, l’existence d’une

odeur caractéristique de sirop d’érable des urines et d’une cé-

tose. La chromatographie plasmatique des acides aminés trou-

vait des taux sériques anormalement élevés d’acides aminés

ramifiés [leucine 4 110 mol/l (normales : 107-157), valine

1 151 µmol/l (186-264), isoleucine 749 µmol/l (56-90)] et la

présence d’alloisoleucine normalement indétectable, dans le

sang, permettant de confirmer le diagnostic de leucinose ou

« maple syrup urine disease (MSUD) ». Une alimentation spé-

cifique (MSUD Analog) dépourvue de leucine, valine et isoleu-

cine et apportant en quantités équilibrées tous les autres

acides aminés ainsi que des lipides, glucides, minéraux, vita-

mines et oligo-éléments était mise en place par voie entérale,

associée à une surveillance régulière des aminoacidogrammes

plasmatiques. Sept jours plus tard, les taux d’isoleucine

(4 µmol/l) et de valine (40 µmol/l) étaient effondrés alors que

persistaient des taux très élevés de leucine (2 601 µmol/l).

Dans le même temps, apparaissaient un érythème des plis

axillaires et inguinaux et des diarrhées. Les lésions cutanées

s’aggravaient malgré la mise en place d’un traitement antimy-

cosique et évoluaient progressivement vers des placards

Fig. 1. Atteinte cutanée périorale.

Fig. 3. Lésions cutanées de la région périnéale.

Fig. 2. Placards érythémateux et érosifs des régions axillaires.

Fig. 4. Érythème acral.

L’

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Ann Dermatol Venereol2006;133:375-9Pseudo-acrodermatite entéropathique et déficit en acides aminés ramifiés

érythémateux et érosifs des régions périorale, axillaires et péri-

néale (fig. 1, 2, 3) associés à un érythème acral (fig. 4). Le dia-

gnostic d’acrodermatite entéropathique était évoqué mais le

dosage du zinc plasmatique était normal (13 µmol/l), ne per-

mettant pas de retenir ce diagnostic. Une biopsie cutanée était

réalisée, montrant à l’examen histologique un épiderme

d’épaisseur inégale souvent papillomateux et acanthosique,

comportant des cellules dystrophiques, clarifiées avec un

noyau un peu irrégulier, et surmonté d’une parakératose dé-

pourvue de microabcès (fig. 5), ces aspects étant évocateurs,

bien que non spécifiques, d’une acrodermatite entéropathi-

que. L’ensemble des données cliniques, histologiques et bio-

chimiques et celles de la littérature nous conduisaient à

évoquer le diagnostic de pseudo-acrodermatite entéropathique

liée à une carence iatrogène en acides aminés ramifiés et no-

tamment en isoleucine. La supplémentation en valine et en

isoleucine, débutée trois jours plus tôt à la dose de 50 mg/jour

était majorée à 150 mg/jour permettant une normalisation des

taux de leucine et d’isoleucine, la guérison spectaculaire des lé-

sions cutanées et la confirmation de l’hypothèse diagnostique.

Discussion

Cette observation rapporte la survenue d’un tableau de pseu-

do-acrodermatite secondaire à une carence iatrogène en iso-

leucine et valine, chez un nourrisson ayant une leucinose,

traitée par un régime d’exclusion des acides aminés ramifiés.

La leucinose est une maladie métabolique héréditaire rare,

transmise selon le mode autosomique récessif, liée à un blo-

cage enzymatique du catabolisme des acides aminés à chaîne

ramifiée (leucine, isoleucine et valine). L’augmentation des

taux tissulaires de ces acides aminés et plus particulièrement

de la leucine et de ses métabolites, qui sont neurotoxiques, est

responsable de l’apparition après un intervalle libre de quel-

ques heures à quelques semaines dans la forme classique, de

troubles neurologiques sévères qui entraînent le décès avant

la première année de vie en l’absence de traitement. Ce der-

nier, au moment du diagnostic, a pour but de normaliser le

plus rapidement possible les concentrations sériques en aci-

des aminés ramifiés. Cette normalisation est obtenue par l’in-

troduction d’un régime spécifique qui peut être initialement

associé à une épuration endogène et exogène des métabolites

toxiques par dialyse péritonéale, hémodialyse ou exsanguino-

transfusion en fonction du degré d’urgence thérapeutique.

Cette épuration exogène n’a pas été réalisée dans notre obser-

vation dans la mesure où les troubles neurologiques avaient

débuté plusieurs semaines auparavant. Le régime spécifique

de la leucinose est une préparation diététique (Maple Syrup

Urine Disease Analog) totalement exempt de leucine, isoleu-

cine et valine et apportant tous les autres nutriments néces-

saires à la croissance et au développement normal de l’enfant.

Après normalisation de leur taux, les acides aminés ramifiés,

qui sont des acides aminés essentiels, doivent être progressi-

vement réintroduits pour couvrir les besoins de l’organisme

et éviter toute situation carentielle délétère. La réintroduction

de l’isoleucine et de la valine, dont les taux diminuent plus ra-

pidement, doit être plus précoce, d’autant plus que l’augmen-

tation de ces deux composés semble jouer un rôle moindre

dans les manifestations cliniques et biologiques de la leucino-

se. Un équilibre entre les trois acides aminés est toutefois in-

dispensable, puisque la diminution ou l’augmentation de

l’un d’eux peut entraîner une augmentation ou une diminu-

tion paradoxale des deux autres. Ce régime, poursuivi à vie

dans la forme classique, doit maintenir en permanence des

taux sériques normaux d’acides aminés ramifiés, tout en ap-

portant des quantités suffisantes pour couvrir les besoins de

l’organisme, sans jamais les dépasser puisque l’excédent

n’est pas dégradé. L’instauration puis le maintien de cet équi-

libre nécessitent la réalisation d’aminoacidogrammes très ré-

guliers [1]. Dans notre observation, la réintroduction de la

valine et de l’isoleucine n’a été débutée que 13 jours après le

début du régime spécifique, alors que les aminoacidogram-

mes de contrôle montraient un effondrement des taux séri-

ques de ces deux acides aminés et que l’enfant avait déjà les

manifestations cliniques d’un syndrome carentiel (diarrhées

et lésions cutanées péri-orificielles) depuis quelques jours.

Une supplémentation à doses suffisantes n’a été mise en pla-

ce que 4 jours plus tard, lorsque le diagnostic de pseudo-acro-

dermatite entéropathique liée à une carence en valine et

isoleucine a été porté. Ainsi, si le régime de la leucinose est

relativement bien codifié, comme nous l’avons décrit précé-

demment, des erreurs d’équilibration à l’origine de carences

en acides aminés ramifiés peuvent survenir, comme dans no-

tre observation. Celles-ci peuvent être liées à l’absence de

schéma parfaitement stéréotypé et à la nécessité d’adapter le

régime à chaque individu, dans la mesure où il existe des for-

mes de gravité différentes et des variations individuelles dans

la réponse au traitement. Elles peuvent également s’expliquer

par une connaissance insuffisante du régime et des consé-

quences d’une carence en isoleucine et en valine, liée à la ra-

reté de la leucinose.

L’acrodermatite entéropathique est une maladie transmise

selon le mode autosomique récessif en rapport avec un défi-

cit en zinc lié à une mutation d’un gène codant pour une pro-

téine transporteuse intervenant dans l’absorption intestinale

Fig. 5. Aspect des lésions en microscopie optique.

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I. TEMPLIER, J.-L. REYMOND, M.-A. NGUYEN et al. Ann Dermatol Venereol2006;133:375-9

de cet oligoélément [2]. Elle se manifeste principalement par

une dermatose acrale et périorificielle, une alopécie et des

diarrhées. Des tableaux cliniques proches de l’acrodermatite

entéropathique, où il n’existe pas de déficit en zinc généti-

quement déterminé, regroupés sous le terme de pseudo-

acrodermatites entéropathiques ont été rapportés au cours

de déficits acquis en zinc de causes variées (nutrition paren-

térale exclusive prolongée [3], alcoolisme chronique [4], SIDA

[5]… ), de carences en acides gras essentiels [6], de troubles

du métabolisme de la biotine [7, 8], de déficit en arginine [9]

ou encore au cours de carences iatrogènes en isoleucine.

Diliberti et al. ont décrit pour la première fois en 1973 la

survenue de lésions cutanées proches de celles observées au

cours de l’acrodermatite entéropathique chez un enfant at-

teint d’une leucinose, traité par un régime d’exclusion des

acides aminés ramifiés [10]. Par la suite, de nombreux

auteurs ont rapporté des tableaux similaires, inconstamment

associés à des diarrhées et une pancytopénie, chez des en-

fants ayant, soit des déficits enzymatiques responsables

d’anomalies du catabolisme des acides aminés ramifiés tels

que ceux qui existent dans la leucinose [11-15], les acidémies

propionique ou méthylmalonique [16-18], soit d’autres ami-

noacidopathies comme l’acidurie glutarique de type I [19] ou

l’hyperglycinémie non cétosique [20]. Pour la plupart de ces

auteurs, les lésions cutanées sont la conséquence du déficit

en acides aminés ramifiés et plus particulièrement en isoleu-

cine, secondaire aux restrictions protéiques mis en place

pour traiter ces différentes maladies métaboliques [10-15, 17].

Certains auteurs ont toutefois suggéré que les lésions cuta-

nées pourraient résulter dans certains cas d’un syndrome dé-

ficitaire plus complexe impliquant de multiples nutriments

et/ou être des manifestations de la maladie métabolique elle-

même [16, 18, 19]. En effet, chez certains enfants atteints

d’acidémie propionique ou méthylmalonique, les lésions cu-

tanées, qui peuvent alors également prendre l’aspect de pla-

cards érythémateux érosifs proches de ceux de l’épidermolyse

staphylococcique aiguë, ont précédé le diagnostic de l’ami-

noacidopathie. Elles sont aussi apparues avant la mise en pla-

ce de tout régime d’exclusion, parfois en l’absence de déficit

franc en acides aminés ramifiés, et ont régressé après l’intro-

duction des mesures diététiques spécifiques [19]. Dans

d’autres cas, si les lésions cutanées sont apparues après la

mise en place du régime d’exclusion, elles n’ont pu être re-

liées à un déficit précis. Par ailleurs, quand il existait effecti-

vement un déficit en zinc ou en certains acides aminés, la

supplémentation des éléments déficitaires n’a pas toujours

permis d’améliorer les lésions cutanées. Enfin, certains en-

fants qui avaient un déficit de tous les acides aminés n’ont eu

aucune manifestation cutanée [18].

Dans notre observation, les lésions cutanées sont apparues

lors de la chute des taux sanguins d’isoleucine et de valine qui

a suivi la mise en place du régime d’exclusion des acides ami-

nés ramifiés, et alors que persistaient des taux élevés de leuci-

ne chez un nourrisson présentant une leucinose. Elles ont

guéri après la réintroduction de la valine et de l’isoleucine

dans l’alimentation, suggérant fortement le rôle du déficit ou

du déséquilibre en acides aminés ramifiés dans la pathogénie

des lésions observées. Dans les premières observations impli-

quant les acides aminés ramifiés, les auteurs suggéraient que

c’était l’augmentation du ratio plasmatique leucine/isoleuci-

ne, c’est-à-dire l’effondrement des taux plasmatiques d’iso-

leucine alors que persistent des taux de leucine élevés, qui

était responsable de l’apparition des lésions cutanées. Ces lé-

sions suivaient en effet l’évolution de ce ratio et disparais-

saient avec sa normalisation. Par ailleurs, des travaux

préalables avaient permis de montrer la survenue d’un syn-

drome pellagroïde chez des humains soumis à un régime

comportant un ratio leucine/isoleucine élevé. Par la suite,

plusieurs auteurs ont expliqué ces lésions soit par l’associa-

tion d’un déficit en isoleucine et d’un ratio plasmatique leuci-

ne/isoleucine élevé, soit le plus souvent uniquement par le

déficit en isoleucine. Bosch et al. ont confirmé le rôle primor-

dial de l’isoleucine en rapportant la survenue d’un tableau

d’acrodermatite entéropathique chez une enfant indemne de

maladie métabolique, au cours d’un déficit iatrogène en iso-

leucine, en l’absence d’anomalie du ratio plasmatique leuci-

ne/isoleucine. Aucune lésion cutanée n’a par contre été

observée chez une autre enfant ayant un déficit iatrogène iso-

lé en leucine [22]. In vitro, le rôle essentiel de l’isoleucine dans

le maintien de l’homéostasie des cellules épidermiques a été

montré par Shippley et Pittelkow qui, en étudiant l’influence

de différents facteurs nutritionnels sur la croissance et la dif-

férenciation des kératinocytes, ont montré qu’une déplétion

du milieu de culture en isoleucine provoquait un arrêt de la

croissance des kératinocytes en phase G1 du cycle cellulaire.

La réintroduction de l’isoleucine dans le milieu de culture a

permis une reprise du cycle cellulaire normal [23]. Le rôle de

la valine dans la pathogénie des lésions cutanées est par con-

tre moins documenté. Toutefois, lors du deuxième épisode

d’érythrodermie exfoliative rapportée par Northrup et al. chez

une enfant atteinte d’une leucinose, existait un déficit isolé en

valine suggérant qu’une carence en cet acide aminé pourrait

être responsable de l’apparition de lésions cutanées [24].

Dans notre observation, on peut supposer que l’ensemble des

anomalies, c’est-à-dire les déficits en valine et en isoleucine et

l’augmentation du ratio plasmatique leucine/isoleucine, ont

participé à l’apparition des lésions cutanées. Le déficit en iso-

leucine a toutefois vraisemblablement joué un rôle primor-

dial, comme le suggèrent les données de la littérature.

Cette observation confirme le rôle essentiel des acides ami-

nés ramifiés, et plus particulièrement de l’isoleucine dans le

métabolisme épidermique. La survenue de lésions cutanées

proches de celles observées dans l’acrodermatite entéropathi-

que au cours de déficits en arginine suggère que d’autres aci-

des aminés pourraient être essentiels au maintien de

l’homéostasie cutanée [9]. Par ailleurs, la similarité des lésions

cutanées observées au cours d’autres troubles métaboliques

impliquant, outre le zinc et les acides aminés, des vitamines

du groupe B [7, 8] ou les acides gras essentiels [6] a conduit

plusieurs auteurs à proposer que ces altérations cutanées puis-

sent résulter d’un mécanisme pathogénique commun. Ce der-

nier pourrait impliquer des anomalies du métabolisme des

acides aminés et/ou du métabolisme des acides gras essentiels

de la lignée oméga 6, et plus précisément de l’acide arachido-

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Ann Dermatol Venereol2006;133:375-9Pseudo-acrodermatite entéropathique et déficit en acides aminés ramifiés

nique et des prostaglandines puisque tous les nutriments im-

pliqués dans la survenue des tableaux d’acrodermatite

entéropathique interviennent sur ces voies métaboliques [7,

12, 17]. L’altération de ces métabolismes essentiels à la prolifé-

ration et la différenciation cellulaire pourrait expliquer la né-

crose kératinocytaire, mais aussi la souffrance d’autres tissus

où le renouvellement cellulaire est également très rapide,

comme les muqueuses digestives et le tissu hématopoïétique,

également atteints au cours de l’acrodermatite entéropathique

et des tableaux apparentés [14]. Au niveau cutané, on peut sup-

poser que le turn-over kératinocytaire est particulièrement im-

portant sur les zones péri-orificielles et acrales, ce qui

expliquerait l’atteinte préférentielle et initiale de ces zones.

Le(s) mécanisme(s) pathogénique(s) exact(s) des lésions cu-

tanées observées au cours de l’acrodermatite entéropathique et

des syndromes apparentés restent toutefois imparfaitement

compris. Ces affections constituent cependant d’excellents

modèles pour la réalisation de travaux expérimentaux qui

pourraient permettre de mieux comprendre le rôle des diffé-

rents nutriments dans le métabolisme épidermique et leurs in-

teractions. Cette observation rappelle par ailleurs l’importance

d’une surveillance étroite et répétée des aminoacidogrammes

lors de l’instauration d’un régime spécifique de leucinose et la

nécessité de réintroduire les acides aminés ramifiés, et tout

particulièrement l’isoleucine et la valine, dès la normalisation

de leur taux pour éviter toute situation carentielle.

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