Pour une épistémanalyse des études génétiques

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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1992 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 9 oct. 2021 07:03 Études françaises Pour une épistémanalyse des études génétiques Michel Espagne Les leçons du manuscrit : questions de génétique textuelle Volume 28, numéro 1, automne 1992 URI : https://id.erudit.org/iderudit/035866ar DOI : https://doi.org/10.7202/035866ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Espagne, M. (1992). Pour une épistémanalyse des études génétiques. Études françaises, 28(1), 29–48. https://doi.org/10.7202/035866ar

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Document généré le 9 oct. 2021 07:03

Études françaises

Pour une épistémanalyse des études génétiquesMichel Espagne

Les leçons du manuscrit : questions de génétique textuelleVolume 28, numéro 1, automne 1992

URI : https://id.erudit.org/iderudit/035866arDOI : https://doi.org/10.7202/035866ar

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Éditeur(s)Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN0014-2085 (imprimé)1492-1405 (numérique)

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Citer cet articleEspagne, M. (1992). Pour une épistémanalyse des études génétiques. Étudesfrançaises, 28(1), 29–48. https://doi.org/10.7202/035866ar

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Pour uneépistémanalyse desétudes génétiques

MICHEL ESPAGNE

Les études littéraires françaises et plus généralement lessciences humaines ne s'étaient plus au cours des dernièresdécennies intéressées aux recherches sur les processus de pro-duction des textes, les avaient soit franchement négligées, soitreléguées dans l'espace obscur de l'érudition. Là, elles étaientconfusément associées aux enquêtes d'un Lanson, à la vogue desfichiers et des savoirs cumulatifs, au goût des laboratoiresd'études littéraires propre au XIXe siècle finissant, bref, à uneépoque très antérieure à la révolution copernicienne du structu-ralisme, et proprement incompréhensible. La renaissance quis'opère depuis une dizaine d'années a elle-même tant de peine àassumer sa filiation que les possibilités d'avancée théorique s'entrouvent compromises. Car si une discipline ne peut s'épuiser àsonder sa propre histoire, elle en reste tributaire et ne saurait seconstruire autour d'un impensé culturel. L'exploration de cetimpensé apparaît en revanche comme une condition nécessaireà la clarification des objectifs et des méthodes.

CRITIQUE GÉNÉTIQUE OU PHILOLOGIE?

Si un texte s'interprète, un corpus de manuscrits s'ana-lyse et cette différence confère d'emblée au travail sur les

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manuscrits une plus grande scientificité. Pourtant, force estbien vite de constater quelle charge fantasmatique s'investitdans l'autographe. Support unique et donc particulièrementprécieux, il promet des secrets et suscite un tel désir d'appro-priation qu'il est presque devenu, depuis la littérature roman-tique allemande, un lieu commun littéraire. Les romans deJean Paul sont censés se composer de feuilles dispersées etpatiemment sauvées d'une destruction probable par unpatient rhapsode. Le manuscrit trouvé, il faudrait dire plusexactement dérobé, à Saragosse par un officier français del'armée napoléonienne révèle tout à la fois les secrets fantas-tiques de la vieille Gastille et réussit à souder entre eux desfragments de narrations qui ne pourraient se soumettre àl'unité d'un livre. Gomme pour transposer la fiction dans laréalité, le manuscrit de Jean Potocki a subi un destin presqueaussi aventureux que celui du manuscrit trouvé à Saragosse1.Le désir irrépressible du manuscrit de la bible de Wulfila,conservée à l'Université d'Uppsala, devient plus récemment,sous la plume du romancier suédois contemporain GôranTunstrôm, le sujet d'un roman philologique qui met en scènel'attente d'une initiation à une réalité ésotérique grâce à laprise en compte de l'écrit dans sa réalité physique et doncunique2.

L'interrogation d'un manuscrit n'est pas seulement uneexpérience de laboratoire, elle touche au domaine du corps,elle envisage l'écriture comme le signe d'une corporéitésituée bien au-delà des genres ou des schemes de communi-cation stéréotypés, et elle oblige à remettre en question lesprésupposés de l'interprète.

Est-ce à dire que le rapport fantasmatique au manuscritqui sous-tend bien des écrits fictionnels s'opposerait à unerigueur scientifique de l'approche philologique? Il n'en estrien. Une figure a toujours prétendu garantir avec une parti-culière fiabilité et depuis maintenant cent soixante ansl'objectivité scientifique dans le classement et l'étude desmanuscrits, celle du stemma. Apparue pour la première foisdans l'édition des Verrines de Gicéron réalisée en 1831 par lephilologue berlinois Carl Gottlieb Zumpt, élève de FriedrichAugust Wolf qui remit si vigoureusement en question l'unitédu texte d'Homère, elle schématise le degré de parenté desmanuscrits, en dresse l'arbre généalogique. La tradition de

1. Voir en particulier l'édition procurée par René Radrizzani(Paris, José Corti, 1989) et la postface de Roger Caillois à l'éditionallemande (Frankfurt am Main, Insel-Verlag, 1975).

2. Gôran Tunstrôm, le Voleur de Bible, Paris, Actes sud/Unesco,1988, pp. 325-327.

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l'histoire philologique tend à associer ce schéma bizarre autravail de Karl Lachmann dont l'ambition, on le sait, était deréaliser mécaniquement une « recensio sine interprétations», uneclassification indépendante de tout présupposé herméneu-tique, fondée sur des critères strictement codifiés, au premierrang desquels la répétition des erreurs. La mise en évidencedes dettes de Lachmann3 a en fait montré que la philologiemécaniste, distinguant soigneusement l'établissement dutexte et la chronologie de ses strates de l'interprétation d'unprocessus de genèse, est une fiction rétrospective4. La dimen-sion herméneutique du stemma, sorte d'arbre de Jessé, dereprésentation graphique d'un inconscient, de projection duromantisme indo-européen des origines, se reconnaît notam-ment à son caractère presque perpétuellement binaire, relevénon sans une certaine ironie par Joseph Bédier à propos duLai de l'ombre5.

La méthode d'interprétation des manuscrits modernesvisant au classement puis à l'exégèse des brouillons, qui s'estrépandue en France depuis la fin des années soixante-dix, aété bien souvent pratiquée par des chercheurs impliqués dansdes entreprises d'édition semi-critique, pourtant cetteméthode se voulut dans un premier temps en rupture radicaleavec la philologie. Elle utilisait des matériaux, les brouillonsd'auteurs, qui ne pouvaient être assimilés aux manuscritsd'auteurs antiques ou médiévaux. En outre, sa finalité n'étaitpas l'édition, mais la critique au sens français du terme, c'est-à-dire l'exégèse, l'explication du texte. En fait, la philologieéditoriale avait montré depuis les années cinquante (l'éditionde Hôlderlin par Friedrich BeiBner est à cet égard un repèreessentiel) que les catégories épistémologiques permettant declasser des manuscrits d'auteurs, à commencer par le schéma-tisme du stemma, ne pouvaient qu'être empruntées à la philo-logie antique ou médiévale. Il suffisait, mais ce n'était au fondqu'un glissement, de transposer la notion d'histoire textuelle

3. Sebastiano Timpanaro, Die Entstehung der LachmannschenMéthode 2. erweiterte und ûberarbeitete Auflage, Hamburg, Buske, 1071.Traduction allemande de l'ouvrage italien la Genesi del metodo delLachmann, Firenze, Le Monnier, 1963.

4. La plus récente remise en cause de Lachmann est due àBernard Cerquiglini, Éloge de la variante, Paris, Seuil, 1989.

5. Joseph Bédier, «La tradition manuscrite du Lai de l'ombre.Réflexions sur l'art d'éditer les anciens textes», Romania, LIV, 1928,pp. 321-356. Joseph Bédier justifie sa rupture par rapport à la traditionphilologique en fustigeant l'omniprésence peu vraisemblable du stemmaà deux branches. Dom Quentin {ibid.) a fait la démonstration de lapossibilité de décrire précisément la transmission textuelle du Lai deVombre par un stemma à trois branches.

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du macrocosme d'une culture au microcosme d'une vie singu-lière, voire d'un projet d'écriture particulier6. En outre, l'idéeselon laquelle l'interprétation de l'histoire textuelle est unmoment fondamental sinon autonome du classement desvariantes, déjà présente à l'époque de Lachmann, est devenuedepuis longtemps un topos des discussions philologiques. Lagénétique a eu l'effet d'une maïeutique ou d'une anamnèseparfois douloureuse, mais le plus souvent féconde, ramenanten deçà du fleuve de l'oubli les éléments d'une traditionenfouie. De Claude Fauriel à Gustave Lanson, de VictorCousin à Louis Havet, de Volney à Gaston Paris et Paul Meyer,il devait apparaître que nombre d'instruments épistémo-logiques de la critique génétique étaient disponibles enFrance même depuis plus d'un siècle, pour ne pas parler desrecherches étrangères, notamment allemandes et italiennes.Partie pour être une ambitieuse archéologie du texte, la cri-tique génétique fait de plus en plus l'expérience que celle-cine va pas sans une archéologie du savoir, une relativisation àla fois historique et culturelle de ses présupposés herméneu-tiques qui pourrait à terme lui restituer une place dans lecadre très vaste de la réflexion philologique.

L'opiniâtreté avec laquelle la critique génétique a sinoncomplètement nié, du moins minimisé, sa parenté avec desmodèles philologiques littéralement refoulés, pose pourtantun problème fondamental, absent dans les discussions alle-mandes, italiennes ou anglo-saxonnes sur les études litté-raires. C'est une sorte d'analyse de l'inconscient d'unediscipline qu'il conviendrait de mener, en opérant un glisse-ment de la textanalyse à une épistémanalyse. Si la critiquegénétique permet, au terme d'un douloureux parcours, derenouer avec des recherches oubliées, voire occultées,comment peut-elle contribuer à les rénover, quels nouveauxobjets a-t-elle à leur assigner? Les blocages qu'elle rencontredans la recherche de ses fondements épistémologiques nepeuvent-ils revêtir la fonction positive de signes des tâches àaccomplir?

6. La présentation synoptique des variantes de genèse de textesmodernes semble avoir été systématisée en Allemagne pour la premièrefois à partir de textes de Ghristoph Martin Wieland. Cf. FreidrichBeiBner: Neue Wieland-Handschriften. Aufgefunden und miigeteilt, Berlin,1937 et Siegfried Scheibe (édit.), Vom Umgang mit Editionen, Berlin,Akademie-Verlag, 1988, p. 116 ss.

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LA CONTRADICTION DE LA GENESE ET DE LASTRUCTURE

La critique génétique rencontre une contradictionclassique dans le domaine des sciences humaines en France,celle qui oppose la genèse et la structure, la perception causa-liste, constructiviste, en un mot diachronique, d'un phéno-mène et sa perception synchronique ou structurale. Le soucid'étudier les brouillons de l'auteur s'explique notamment parle désir de mettre en évidence un système d'oppositions, uneconstellation sémantique différents de ce qu'offre le textefinal, en même temps la méthode employée implique précisé-ment la mise en évidence de séries contingentes dont le prin-cipe d'ordre est la succession dans le temps et quitransforment les chaînes chronologiques en un passage pro-gressif de l'indétermination à la détermination7. Le refus deprivilégier l'un des termes de la contradiction détourne lacritique génétique de sa filiation philologique, la conduit àcreuser l'opposition de l'histoire et du système.

Autant que d'une contradiction entre devenir et struc-ture, on pourrait en fait parler d'une polarité qui se retrouvejusque dans la typologie des figures du discours. Patrick Tortobserve dans l'histoire des systèmes classificatoires une alter-nance de ces deux schemes de pensée qu'illustrent respecti-vement les figures rhétoriques de la métaphore et de lamétonymie. À la figure de la métaphore, qui sous-tend lesclassifications horizontales, répond la figure de la métonymieimpliquant une émergence et une genèse. La métonymie pré-pare sourdement le basculement des ordres acquis. Elle est àl'œuvre chez Linné et chez Buffon. Elle menace les fixationsscolastiques, empêche les classifications d'être jamais des finsde l'histoire, des données intangibles. En fait, les schemesmétaphorique fixiste et métonymique génétique ne cessent deconverger8.

7. Voir Maurice de Gandillac, Lucien Goldmann, Jean Piaget,Entretiens sur les notions de genèse et de structure, Paris-La Haye, Mouton,1965.

8. Patrick Tort, la Raison classiftcatoire, Paris, Aubier, 1989. DePatrick Tort, voir aussi l'édition de William Warburton, Essai sur leshiéroglyphes des Égyptiens, Paris, Aubier, 1977, et la Constellation de Thot,Paris, Aubier, 1981. Bien qu'on sache que tout travail d'écriture reposesur une classification préalable d'éléments préexistants du discours etdonc sur une rationalisation préalable, on ne peut que regretter le peud'écho rencontré par les réflexions sur l'histoire des principes declassification dans les discussions consacrées à récriture. À cet égard,l'ouvrage de Béatrice Didier et Jacques Neefs (édit.), Penser, Classer,Écrire, Saint-Denis, PUV, 1990, constitue une intéressante tentative.

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Une étape décisive dans cette convergence descontraires dont hérite la critique génétique fut celle de lapensée des Idéologues sur le langage et l'écriture. Les sensa-tions, qui correspondent immédiatement à des idées claires etsimples, sont bien le point de départ de tout système deconnaissance9. Mais elles doivent faire l'objet d'une construc-tion de l'esprit pour devenir des idées complexes, et si lerésultat de la construction apparaît défectueux, insatisfaisant,Condillac prône une reconstruction qui ne laisserait figurerdans le nouvel échafaudage que des idées parfaitement claireset précises10. La génération des idées correspond à la généra-tion de signes linguistiques et même de signes graphiques quiles sous-tendent. Quant à l'écriture proprement dite, queCondillac analyse à partir de Y Essai sur les hiéroglyphes11 deWarburton, elle s'est développée dans une métonymieprogressive à partir de dessins simplifiés. Mais les origines hiéro-glyphiques de l'écriture se retrouvent dans les images qui jalon-nent les textes, et sont particulièrement redondantes dans lesœuvres littéraires de peuples proches des hiéroglyphes, parexemple chez les Chinois. Des impressions sensibles à la liaisondes idées complexes devenues texte, en passant par la détermi-nation des signes linguistiques, Condillac a énuméré les étapesde la génération des connaissances.

Volney a explicité les applications philologiques de lapensée linguistique de Condillac. Les Ruines en effet ne sontpas seulement des pierres, ce sont aussi des signes linguis-tiques déposés dans des textes. L'observation et l'analysegénétique de l'histoire est en dernier ressort une analyse phi-lologique et linguistique.

Volney semble s'être spontanément intéressé à la philo-logie. Alors que son premier travail est une chronologied'Hérodote, il tente, avant même son célèbre voyage en

9. Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, Paris,Galilée, 1973, p. 112. Dans son essai introductif, Jacques Derrida a fortbien mis en lumière la portée de ce texte pour une réflexion surl'écriture et le langage. Sur une histoire de la linguistique en France dansson incidence sur les représentations de la genèse, on consulteranotamment André JoIy et Jean Stefanini (édit.), la Grammaire générale desModistes aux Idéologues, Lille, Presses universitaires de Lille, 1977 et HansAarsleff, From Locke to Saussure. Essays on the Study of Language andintellectual History', Minneapolis, University of Minnesota Press, 1982.

10. Ibid., p. 275.11. Voir William Warburton, Essai sur les Hiéroglyphes des Égyptiens. Où

l'on voit l'origine et le progrès du langage et de l'écriture, l'antiquité des sciences enEgypte et l'origine du culte des animaux, Paris, Aubier Flammarion, 1977.

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Orient12, d'apprendre l'hébreu pour comparer le texte origi-nal de la Bible aux traductions existantes et en dénoncer lessupercheries. Notant dans les Ruines que l'état d'isolement etde fractionnement dans lequel vivaient les peuples antiquesétait favorable à l'obscurantisme, il l'attribue à la pluralité deslangues et à leur imperfection13. Le despotisme qui règne enChine est dû à une langue et surtout à une écriture malconstruites. L'esprit humain ne peut pas se déployer dans uneécriture qui n'a pas atteint le stade de l'alphabet: «on nechangera la Chine qu'en changeant sa langue14».

L'analyse génétique des ruines à la recherche d'unerationalité transparente, l'historisation des textes en vue de lacompréhension des lois de la raison au-delà des contingencesde l'histoire peuvent prendre en fin de compte la formed'une analyse étymologique, comme celle du nom de Dieu àlaquelle se livre Volney dans une note15. Les ruines étant tou-tefois les stratifications historiques du langage et des textes,leur exploration diachronique, la partie étymologique de laphilologie devient une discipline historique par excellence.Volney ira jusqu'à écrire: «Je sais que l'on a beaucoup décriécette recherche des etymologies; mais si, comme il est vrai, lesmots sont les signes représentatifs des idées, la généalogie desuns devient celle des autres, et un bon dictionnaire étymologi-que serait la plus parfaite histoire de l'entendementhumain16».

La traversée philologique des ruines sous la conduiteéclairée d'un génie est un mal, puisqu'elle implique la fré-quentation de domaines où s'exposent les errances et leséchecs de l'entendement humain, mais un mal nécessaire,puisqu'elle seule permet de le restaurer dans sa plénitude, decorriger la perturbation des symbolismes. Les ruines,fragments oubliés de langues disparues, lambeaux de textes àcomparer à d'autres lambeaux de textes, sont la légitimationparadoxale d'une table rase théorique.

La superposition de la dimension historique et de lasystématicité du langage, des procédures d'émergence du

12. Pour tout le contexte de l'œuvre de Volney, on doit renvoyerau travail fondamental de Jean Gaulmier, l'Idéologue Volney 1757-1820,Beyrouth, 1951. Sur le parti à tirer de Volney dans une étude del'écriture, voir Michel Espagne, «Les Ruines, Contribution à une étudedes mythologies de l'écriture », dans Mythologies de l'écriture, Jean Bessière(édit.), Paris, PUF, 1992 (à paraître).

13. CF. Volney, Les Ruines. Méditations sur les révolutions des empires.Paris, Lebigre, 1833. Rééd. les Éditions d'aujourd'hui, 1976, p. 132.

14. Ibid., p.300, note 14.15. Ibid., p. 336, note 70.16. Ibid., p. 333, note 67.

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texte et de sa structure restent l'objet d'une nostalgie toujoursprésente. L'histoire de l'écriture, mais aussi des principesd'analyse de l'écriture pourrait n'être qu'une longue alter-nance des principes de classification entre lesquels la géné-tique, suivant un paradigme ancien des sciences humaines enFrance, cherche à éviter un choix.

LA CONTRADICTION DE L'ESTHETIQUE ET DEL'HISTOIRE

L'étude génétique d'un texte suppose le classement pré-liminaire des manuscrits, leur chronologisation, éventuelle-ment leur transcription diplomatique, la collation desvariantes. Certes, on sait depuis fort longtemps que cettephase de classification, surtout lorsqu'elle est accompagnéed'édition, n'est jamais exempte de présupposés herméneu-tiques parfaitement subjectifs. Elle revendique néanmoins uncertain degré d'objectivité historique qui se transmet au récitultérieur sur les conditions dans lesquelles s'est opérée lagenèse. Le discours sur la genèse d'un texte, dans la mesureoù il décrit un processus, est un récit historique et il obéit àtoutes les lois du genre. On peut même dire que la sciencehistoriographique, telle qu'elle se développe depuis le débutdu XIXe siècle, prend sa source dans la philologie, commecritique des textes et de leur transmission, classement et colla-tion des manuscrits.

En même temps, et plus particulièrement dans le cadredes études littéraires françaises, l'analyse des manuscrits seveut un enrichissement de l'appréciation esthétique. L'histo-riographie et l'axiologie s'interpénétrent. On ne se conten-tera pas de montrer la succession des étapes qui conduisentdes premiers projets à une œuvre sanctionnée par la récep-tion, mais on tentera de montrer comment l'idée d'oeuvre,avec tout ce qu'elle implique de perfection formelle, s'inscritdans les brouillons. La qualité d'un texte ne résulte-t-elle pasaussi d'un travail, d'une alternance d'ajouts et de suppres-sions, dans laquelle se préfigure l'originalité du roman ou dupoème achevé? Les signes s'éclairent grâce aux traces d'unétat antérieur et l'attachement que l'on a toujours éprouvépour un texte — car qui irait s'intéresser à la genèse de textessecondaires, oubliés par l'histoire littéraire ? — se voit légitimépar le nécessaire élargissement du réseau sémantique. Enoutre, un effet de contamination comparable à celui quiaffecte le style de Winckelmann contemplant la beauté anti-que touche également le style du généticien. L'analyse géné-tique se concevant comme un discours non seulement sur

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l'histoire, mais encore sur la beauté d'une œuvre in statunascendi tend à être emportée par son modèle, à participerd'une certaine façon à la singularité esthétique de l'objetdécrit et met en œuvre la catégorie du goût, qui, sans êtreexpressément revendiquée, continue d'occuper une placecentrale dans le discours sur la littérature.

Or, la tentative de mettre en évidence la fonction ou laqualité esthétique d'un objet à partir de l'analyse de sa struc-ture interne, de son émergence, ne va pas sans poser denombreux problèmes. Qui niera en ce siècle que la fonctionesthétique d'un objet est largement extérieure à sa structurepropre et résulte exclusivement du contexte dans lequell'objet est inséré, du système de valeurs qui le prend encharge dans l'instant? Une amphore présentée dans un mu-sée n'a certainement pas la même fonction esthétique que lemême objet dans l'entrepôt d'un marchand grec. Ge n'estcertainement pas en rendant compte des procédés techniquespar lesquels Brancusi a fabriqué ses figures qu'on rendracompte de leur fonction esthétique. L'idée selon laquelle laqualité esthétique pourrait être le résultat direct d'une fabri-cation renvoie à des théories devenues obsolètes. En fait, si laqualité esthétique est largement indépendante des caractéris-tiques matérielles de l'objet, elle dépend au contraire pleine-ment de l'observateur, et dans un second temps du groupedans lequel se situe l'observateur. L'attribution d'une mêmequalité à un même objet est même un signe de reconnais-sance de première importance pour définir les frontières d'ungroupe qui construit son identité autour de communesvaleurs esthétiques.

L'extension de la fonction esthétique aux variantes degenèse présentées sous forme de fac-similés ou même repro-duites dans des transcriptions relève d'une tendance à lapanesthétisation de l'écriture des grands auteurs. C'est cetteesthétisation préalable qui rend possible l'explication ulté-rieure, et dans une certaine mesure circulaire, de la qualitéartistique de l'œuvre achevée par les aléas de son devenirmatériel. Certes, pour l'auteur en train de rédiger une œuvre,la volonté de produire un effet esthétique, ne serait-ce qu'enrespectant des normes, intervient dès le départ, et chaquephase d'écriture est éprouvée comme une forme d'achève-ment, mais ce serait confondre la perspective de l'historien dutexte avec celle de l'auteur que d'appliquer l'évaluation esthé-tique dès les phases préparatoires. En attribuant une qualitéartistique aux variantes, on évacue subrepticement la disconti-nuité entre l'œuvre et les étapes préparatoires.

En même temps, la validité du récit historique estcompromise. Le récit historique exclut en effet que l'on mette

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au premier plan la qualité esthétique des documents surlesquels il repose. Le récit du devenir d'un texte fondé sur lavalorisation artistique d'éléments isolés (images, symboles)risquerait fort de perdre sa valeur historique propre et de virerà l'apologie, à l'épopée, à l'hagiographie. Le travail historiogra-phique exige précisément que soit mise entre parenthèses lalittérarité des documents utilisés. Ils ont la valeur de piècesd'archives qui peuvent être interrogées suivant des modalitésbien précises, mais étrangères à toute axiologie17. Le traitementdes archives n'implique aucune appréciation, mais une mise enscène et une domination du temps: «L'archive, recopiée à lamain sur une page blanche, est un morceau de temps apprivoisé;plus tard on découpera les thèmes, on formulera des interpré-tations. Gela prend beaucoup de temps et parfois fait mal àl'épaule en tiraillant le cou; mais avec lui du sens se découvre 18. »Apprivoiser un temps lointain ou pour le moins révolu nesignifie nullement une identification avec ce temps. Aucontraire, l'identification à l'archive est un des pièges les plusdangereux que tend une longue familiarité puisqu'elle effacela distinction entre la réflexion et son objet19.

Le généticien historien met son archive à l'écart, l'iso-lant d'un lot d'autres archives et la posant face à lui commeson objet. Il se ménage ainsi pour lui aussi une distance fonda-trice, exprimant sa différence par rapport aux faits lacunairesqu'il range en une séquence. En recopiant, transcrivant,photocopiant des manuscrits, il les isole au sens physique duterme, change leur statut. Les traces sur lesquelles il travaillene permettent pas davantage de reconstruction exhaustivequ'on ne peut reconstruire la vie quotidienne à Troie à partirdu niveau 7a de la butte d'Hissarlik. Bien des papiers ont étéperdus, bien des ébauches ou des étapes, fixées dans d'éphé-mères images mentales, n'ont jamais laissé de trace écrite. Lerôle dévolu à celui qui opère une reconstruction n'en est queplus décisif. Rien ne l'oblige à se ranger aux ordres anciensqui ont pu être opérés avant lui. Son travail implique plutôtqu'il s'écarte des scénarios déjà élaborés, des ordres déjà fixés.Michel de Certeau, dans ses réflexions sur les relations del'historiographie et de l'écriture, insistait sur le fait que les

17. Au demeurant le terme consacré pour désigner les lieux deconservation de manuscrits, même littéraires, dans l'ensemble des paysgermaniques, est le terme d'archives.

18. Ariette Farge, le Goût de l'archive, Paris, Seuil, 1989, p. 26.19. Le généticien n'a nullement à disparaître, à passer à

l'intérieur de la rédaction, de l'autre côté de l'avant-texte. Mué enpasse-muraille ou en machine à remonter le temps, il serait sinon enpasse d'atteindre le degré zéro de l'herméneutique.

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ordres préétablis ne sont plus la garantie d'une activité scienti-fique pour l'historien. L'historien «ne vise plus le paradisd'une histoire globale. Il en vient à circuler autour des ratio-nalisations acquises. Il travaille dans les marges. À cet égard, ildevient un rôdeur20». Fixant librement le jeu de la norme etde l'écart, il est en quête d'une singularité fuyante, d'uneparticularité idéale qui n'apparaît jamais que comme horizonrégulateur de sa pratique.

Le traitement des archives — on évitera le terme desource seulement parce qu'il est devenu synonyme de la ré-duction d'une œuvre à des éléments constitutifs — met l'his-torien des textes en présence de pièces issues d'un autrehorizon, lui permet d'observer dans sa mise en place l'inter-textualité. Les manuscrits d'un auteur intègrent générale-ment les éléments d'un fonds de documentation. L'histoiredu texte tend à faire apparaître celui-ci comme une polypho-nie, comme la résultante d'une pluralité de voix discernablesseulement à travers le processus de leur fusion. Mais si le textetend à se rapprocher d'un discours, l'histoire du texte tend àdevenir elle-même une histoire des discours, que ceux-cisoient simplement tenus par un individu ou par un groupe.Soulevée au début de l'histoire moderne de la philologie parl'helléniste F. A. WoIf, la question homérique, celle de la plu-ralité des auteurs, de la polyphonie textuelle, n'en finit pasd'être posée sous des formes nouvelles.

LA CONTRADICTION DE LA CONNAISSANCE ET DE LAVALEUR

L'analyse génétique d'un dossier manuscrit supposequ'on le considère comme un objet scientifique. À ce titre, lechoix du manuscrit étudié devrait être commandé principale-ment par le type d'hypothèses ou de questionnements scienti-fiques élaborés par l'observateur. Mais un manuscrit a aussiune autre valeur, complètement indépendante de l'intérêtqu'il peut présenter pour une recherche des modes d'écri-ture. C'est une valeur simplement marchande, voire bour-sière, car il est clair que des particuliers ou des institutionsachètent des manuscrits avec un souci d'investissement à long

20. Michel de Certeau, l'Écriture de l'histoire, Paris, Gallimard, 1975,p. 91. Voir aussi Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire. Essai d'épistémobgie,Paris, Seuil, 1971; Michael Werner, «Genèse et histoire. Quelquesremarques sur la dimension historique de la démarche génétique», dansLeçons d'écriture, A. Grésillon et M. Werner (edit.), Paris, Minard, 1985,pp. 277-294. Le texte peut être identifié à ce qu'est un événement dansl'historiographie.

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terme. Certes, l'augmentation de la valeur n'est pas considéra-ble, mais elle est constante. Cette valeur dépend en premierlieu de la place occupée par le scripteur dans le panthéonlittéraire ou plus généralement culturel. Lors de la vente de labibliothèque du colonel Sickles organisée à Paris en novem-bre 198921, on pouvait par exemple observer que si une lettrede Gustave Flaubert à Charles Baudelaire relative au Procèsdes Fleurs du maP2 était estimée à 150 000 F, le manuscritautographe d'un poème adressé par Sainte-Beuve à Alfred deVigny23 n'était évalué qu'à 8000 F. Les brouillons autographesde la comédie de Flaubert le Candidat ou la copie en partieautographe des poèmes d'Edgar Poe par Mallarmé sesituaient dans les évaluations à 170 000 et 200 000 F. Mais lemanuscrit autographe d'Aziyadé de Pierre Loti25 ne valait pasplus de 75 000 F. De nombreux critères se superposent, il estvrai, dans ces appréciations chiffrées. Le premier est de touteévidence une représentation implicite de la hiérarchie litté-raire qui réduit le nombre des scripteurs dont les manuscritsont vraiment de la valeur à un cénacle limité. Une comparai-son s'impose avec la liste évolutive des auteurs retenus pournourrir les morceaux choisis de l'enseignement secondaire.

Un second critère d'évaluation semble toutefois lié à laprésence de variantes, de traces d'un travail d'écriture quiassure au futur propriétaire la possession de quelque choseque ne lui donnerait pas l'édition imprimée, un peu de lapersonnalité de l'auteur résumée dans les hésitations de saplume, une participation fugace au geste de la création litté-raire. Ainsi dans la vente des Trésors de la littérature française duXIXe siècle, le manuscrit de Madame Gervaisais de la main deJules de Goncourt figure en fort bonne place, appréciationqui se justifie par l'état du manuscrit, qu'a com plaisammentdécrit l'expert responsable du catalogue :

Le manuscrit est entièrement de la main de Jules de Goncourt. C'estun étonnant manuscrit de travail, surchargé de ratures et de correc-tions, composé de quantité de fragments de diverses tailles,allant de la grande page au minuscule petit bout de papier, laplupart découpés et collés sur ces grandes feuilles, dont lesmarges se chargent souvent d'additions ou corrections nouvelles[...] Ce manuscrit est un véritable travail de mosaïque, où lesesquisses de premier jet, et souvent anciennes, se mélangent à

21. Par les commissaires-priseurs Laurin, Guilloux, Buffetaud etTailleur.

22. n°33123. n°49224. n°33825. n°403

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des mises au net, à nouveau retravaillées. La coexistence de cesfragments permet de constater que dans une première rédac-tion Théroïne était nommée «Mme de —» ou «Mme», puisMme de Villeneuve et Mme de Freneuse; sa femme de cham-bre, Louise ou Thérèse, avant de s'appeler Honorine26.

La prise en compte des ratures dans l'évaluation desmanuscrits traduit une amorce de scientifisation qui ne faitqu'augmenter la confusion entre hiérarchie conventionnelleet intérêt scientifique.

LE GASJEAN PAUL

Si Tétude d'un processus de genèse doit apporter uneconnaissance sur les mécanismes de la production écrite,celle-ci ne peut être prédéterminée par la place qu'occupel'auteur dans la galerie des grands écrivains, et le choix desmanuscrits étudiés, la définition de l'objet scientifique doitdépendre des questions que l'on souhaite poser. Les écrivainsbien connus ne livrent pas moins de connaissances sur lefonctionnement de l'écriture, à condition que les questionsposées à leurs manuscrits ne soient pas directement détermi-nées par le degré de reconnaissance dont ils jouissent. JeanPaul Richter est auteur de romans considérés comme faisantpartie des textes les plus représentatifs de la période roman-tique. En même temps, il est l'artisan d'un spectaculaire sys-tème d'écriture, encore presque inexploré, et qui vise àmémoriser, à ordonner, à rendre à tout instant disponiblepour quelque projet d'écriture que ce soit une masse encyclo-pédique d'informations, recueillies dans une sorte de con-densé de bibliothèque à usage individuel.

De 1778 à 1823, Jean Paul n'a cessé de noter des extraitsdes livres qu'il lisait. En quarante-cinq ans de travail assidu, ila rassemblé ainsi cent dix volumes d'extraits. Notés sur descahiers fabriqués de façon artisanale, ces extraits sont essen-tiellement disposés dans un ordre chronologique27, quoiquecorrigé par quelques tendances à une organisation théma-tique dès la collection de notes de lecture (histoire, géogra-phie, idée de nature, nouveaux écrits littéraires, extraits delivres français). Le choix des ouvrages consultés par Jean Paulest extrêmement large et touche à des domaines spécialisés(médecine, droit, sciences). À l'origine de cette collection de

26. n° 346. Le manuscrit était évalué à 150 000 F. Lessoulignements figurent dans le catalogue.

27. Voir Gôtz Mûller,/<?an Pauls Exzerpte, Wûrzburg, Kônigshausen& Neumann, 1988. Manuscrits conservés à la Staatsbibliothek de Berlin.

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notes se trouve l'idée d'un savoir universel auquel croyaitencore le XVIIIe siècle finissant. Étudiant misérable, incapabled'acquérir des livres, Jean Paul a été manifestement fascinépar l'idée de rassembler sa propre bibliothèque, de reconsti-tuer pour lui-même le savoir universel. Dès le départ pourtant,il est clair qu'il ne s'intéresse guère aux contenus des connais-sances qu'il accumule, mais à leurs aspects surprenants, auximages qu'elles recèlent. Les cahiers d'extraits littérarisent lesavoir. Souvent, on rencontre à la fin du cahier une listebibliographique des ouvrages utilisés, et des numéros accom-pagnant ces listes permettent de repérer à l'intérieur ducahier des extraits correspondants. Des chiffres dont le sensn'a pas encore été pleinement décrypté situent les extraitsdans un système de renvois.

Un registre des notes de lecture permettait de retrouverun fil directeur dans l'océan des extraits rassemblés28. Sousenviron deux cents entrées, Jean Paul a rassemblé les notionsou les images selon lui fondamentales pour structurer l'en-semble des notes prises au cours de ses lectures. Il ne s'agitnullement des deux cents mots les plus courants de la langueallemande, mais bien de termes dont l'importance spécifiquetient à la sémantique propre de Jean Paul. La lettre D com-prend par exemple les entrées suivantes: Dichter (poète), Dieb(voleur), doppelt (double), Dorf (village), durchsichtig (transpa-rent), Dummheit (stupidité). A la lettre U on trouvera : Uhr(heure), unreif (immature), unsterblich (immortel), unbewegUch(immobile), unrein ( impur) , unterscheiden (distinguer),unterbrechen (interrompre). Chacun des mots ainsi recenséspar ordre alphabétique donne lieu à une liste de résumésd'extraits où Jean Paul a tenté de retirer la quintessence desmatériaux rassemblés. Ces concepts centraux renvoient à vraidire à des masses d'extraits assez disparates. La liste des résu-més d'extraits correspondant à l'entrée «obscurité» {Finster-nis) comprend 10 pages, mais 46 pages sont consacrées au«Prince» (Fùrst), dont 35 à la seule opposition «prince»/«esclave».

Cette disposition fondamentale des extraits est préparéeou enrichie par des registres complémentaires qui se sontconstitués au fil des années. Ainsi on rencontre un «registredes registres» qui établit des listes de mots clefs, notammentdes antonymes, sous des numéros d'ordre, un registre non

28. Winckelmann qui lui aussi n'a cessé de recopier des extraitsdes livres qu'il a lus, et était apparemment habité par un même désir dese constituer une bibliothèque privée, n'a pas cherché à indexersystématiquement ses notes. Voir André Tibal, Inventaire des manuscrits deWinckelmann déposés à la Bibliothèque nationale, Paris, 1911.

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alphabétique qui renvoie à des cahiers en fonction de champssémantiques: Kaufmann, GeIz9 Betrùgerei (commerce, cupidité,escroquerie); Kleider, Mode, Eitelkeit, Stolz (habits, mode, vanité,fierté), etc. Certains cahiers (spâteres besseres Buch, frûheresschlechteres Buch) recueillent des recherches de synonymes. Unépais cahier «Geister» donne d'importantes listes de syno-nymes ou de mots proches de termes fondamentaux pourJean Paul. Il s'agit moins de champs sémantiques à propre-ment parler que d'espaces d'associations personnelles. Cecahier semble avoir été suffisamment important dans l'éco-nomie du système jean-paulien pour qu'il en écrive successi-vement un brouillon, puis une copie au net. Un cahier intitulé«dictionnaire allemand» est plus particulièrement spécialisédans les synonymes de verbes. Le verbe avoir autorise parexemple les associations suivantes: recevoir, se voir imparti,conserver, se vanter, se fier à, revendiquer, suffire, utiliser,donner. Un cahier étudie les combinaisons autorisées en alle-mand par le jeu des particules. Un cahier intitulé «gemein-allgemein» (général, universel) établit de longs développementssur le champ d'associations sémantiques de certains verbes(venir, échouer). Un «dictionnaire noble» est spécialisé dansles champs sémantiques liés aux termes positifs (la beauté, lajoie, le repos, le commencement).

On peut dire en résumé que Jean Paul complète sa col-lecte de métaphores erudites par un travail multiforme declassement selon une lexicographie qui lui est toute person-nelle.

Il existe d'autres formes d'exercices préparatoires àl'écriture, pourtant la base de tout l'édifice reste le systèmed'extraits, la bibliothèque personnelle réalisée et sans cessesollicitée par l'écrivain Jean Paul. Les dossiers préparatoires àtelle ou telle œuvre ne comprennent en revanche guère deplans détaillés. On y trouve d'une part des descriptifs de carac-tères qui semblent avoir été conçus avant toute visiond'ensemble d'une histoire. Ce poids des caractères pourraitexpliquer une interpénétration des œuvres sensible jusqu'auniveau de la conception et pas seulement du fonds documen-taire. Le texte en cours de croissance est ensuite parsemé derenvois aux cahiers d'extraits qui nourrissent les phrases jean-pauliennes et font, bien davantage que l'intrigue, la spécificitédes romans. Certes, le système jean-paulien est pour une parten trompe-l'œil, dans la mesure où les modes de classementdes extraits de lectures gardent une certaine imprécision,dans la mesure où le choix de telle ou telle image relèvesouvent autant d'une intuition ponctuelle que du recourssystématique aux divers registres. Il n'empêche que ce systèmede gestion d'un fonds documentaire qui à tout le moins

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rassure l'auteur sur l'acquis culturel et verbal dont il peut àtout moment disposer, est une condition préalable de l'activi-té d'écriture.

Les manuscrits de travail de Jean Paul ne sont pas seule-ment les témoignages de phases de rédaction, ils présententen eux-mêmes l'intérêt majeur d'éclairer un moment tropnégligé du processus d'écriture, celui de la mémorisation destextes disponibles et de l'organisation de cette mémoire. Endominant la contradiction de la valeur et de la connaissance àlaquelle elle est confrontée, l'analyse des manuscritsmodernes pourrait ouvrir la voie à des domaines centraux pourla compréhension des interactions entre écriture et culture.

LA CONTRADICTION ENTRE LA FRANCE ETL'ÉTRANGER

Les études littéraires répondent à des déterminationsnationales. Non seulement les objets varient, et la place qu'ilsoccupent dans une hiérarchie implicite, mais l'idée même dece que peut être l'étude d'un texte littéraire apparaît fortdifférente selon les contextes nationaux. Cette différenciationne signifie nullement que chaque culture soit fermée sur sonparadigme national. Encore la compréhension des interac-tions exige-t-elle que l'on perçoive la spécificité des perspec-tives mises en relation. Les études littéraires en France depuisla Révolution ne se prêtent que de très mauvais gré aux ana-lyses rétrospectives, aux bilans historiques, dans lesquelleselles redoutent apparemment l'introduction d'une relativi-sation herméneutique. Le socle sur lequel elles se sont édi-fiées au XIXe siècle avait été défini notamment par les cours deBelles-Lettres de l'Abbé Batteux et de Laharpe29. Ce quifrappe à la lecture des manuels qui ont été tirés au XIXe sièclede ces modèles prestigieux, c'est leur caractère normatif. Afinde maintenir le sens du «goût», on invite les auditeurs ducours de littérature à s'exercer à imiter les modèles des diffé-rents genres. Pour les aider à devenir eux-mêmes des écrivainsou des rhéteurs, il faut leur fournir les règles, énumérer laliste des normes auxquelles ils auront à se plier. Cette analysepoussée des normes auxquelles s'est soumis un auteur canoni-que remplace dans une certaine mesure l'imitation proprementdite. La recherche d'une normativité à défaut d'imitation se

29. Nous ne souhaitons pas ici simplifier abusivement l'histoiredes méthodes d'approche des textes durant le xixe siècle — il est clairque l'héritage de Taine n'est pas celui de l'Abbé Batteux —, maisrappeler l'un des fils conducteurs.

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retrouve dans l'explication de texte et pénètre plus généra-lement les principes de la théorie littéraire. Le moment del'imitation virtuelle ne semble pas absent des analyses defigures rhétoriques ou de la poétologie.

La conception germanique mais aussi italienne desétudes littéraires répond à des exigences radicalement diffé-rentes. Il n'est nullement question de faire déboucher l'ana-lyse des textes sur une production autonome, d'inciter àl'imitation ou du moins à l'acquisition des normes qui per-mettraient en dehors de toute contingence temporelle uneimitation. L'objet principal est, disions-nous, la restitution dutexte, ce qui exige la collation des manuscrits, l'élaborationd'un système de présentation des variantes, mais aussi la priseen compte de toute la tradition culturelle qui sépare le lecteurdu texte, c'est-à-dire une réflexion herméneutique. EnAllemagne, les études littéraires résultent d'une transpositionde la philologie antique à la littérature médiévale qui s'estdessinée dès le premier tiers du XIXe siècle30. La place centralede la philologie éditoriale n'implique toutefois nullement quel'ensemble des recherches y soient assujetties, mais elle a sur-tout la fonction d'horizon régulateur, d'ultime niveau de légi-timation. Premier pays d'accueil des érudits grecs réfugiés,l'Italie dispose d'une tradition de critique philologique destextes de l'Antiquité classique depuis le XVe siècle et le fait queDante, poète national, soit encore inscrit dans le Moyen Âge,directement lié à 1'«Antiquité moderne» qu'est pour les cul-tures européennes leur tradition médiévale, explique certai-nement le développement très précoce d'une réflexion sur lesmanuscrits modernes31.

Les études littéraires ne peuvent se targuer de satisfaireaucun besoin immédiat, il importe, pour tenter de compren-dre leur fonction exacte à un moment précis, de tenir comptemoins du discours qu'elle tiennent sur elles-mêmes que de laplace qu'elles occupent dans le système de pensée contem-porain. En Allemagne, un évident parallélisme est à noterentre la réflexion sur l'origine des traditions textuelles et laréflexion sur l'origine des langues. La grammaire comparéedes langues indo-européennes et la philologie éditoriale

30. Voir W. Vosskamp et J. Fohrmann (édit.), Von der gelehrten zurdisziplinâren Gesellschafi, Stuttgart, Metzler, 1987. Deutsche Vierteljahrsschrift,61, numéro spécial. Voir aussi, des mêmes éditeurs, Wissenschaft undNation. Zur Entstehungsgeschichte der deutschen Literaturwissenschaft,Mùnchen, Wilhehn Fink, 1991.

31. « una questione d'amorproprio nazionale che il testo delpoema vengacondotto a quel maggior grado di perfezione che oggi si pud » (M. Barbi, la NuovaFilologia e Vedizione dei nostri scrittori da Dante al Manzoni, Firenze, 1977(1938), p. 43).

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correspondent à un même schéma intellectuel. La philologiemoderne s'applique à maîtriser les origines (des textes ou deslangues). Cette conquête des origines, que Ton pourrait quali-fier de romantique, est un enjeu de pouvoir.

L'écrit de Herder sur l'origine du langage32 fait de celui-ci la conséquence d'une insuffisance congénitale de l'hommequi, contrairement aux représentants du monde animal, abesoin du groupe pour assurer sa simple survie et se doit doncde communiquer avec les autres membres de sa tribu. Lacommunication linguistique, dont l'origine n'est pas à cher-cher dans la structure singulière d'une raison mais dansTintersubjectivité, est la transformation en force d'unefaiblesse. Le langage draine en lui les préjugés, les expé-riences, les espoirs des innombrables générations qui ont par-ticipé à sa constitution33. Chacun possède virtuellement letrésor de la langue dans sa totalité et l'enrichit par l'usagequ'il en fait. Mais les déterminismes du climat, les particula-rités des individus, les usages singuliers faits des langues origi-nelles trop abondantes en synonymes, ont entraîné la créationd'une pluralité de langues qui sont autant de modes d'êtredes nations. Leur juxtaposition recouvre le globe terrestre,mais elles ne sont pas homogènes, leurs différences sont àl'origine de guerres, de conflits entre des visions du mondeinconciliables. Véritables organismes ethniques, les languesn'ont pas non plus le même âge, la même jeunesse, la mêmevigueur créatrice.

La détermination des origines linguistiques nationalesdans le concert des peuples n'irait-elle pas jusqu'à légitimer lavalidité des textes qui s'écrivent maintenant? C'est l'extraordi-naire ambition des Discours à la nation allemande de Fichte quede justifier la pertinence des textes écrits au nom de l'idéa-lisme transcendantal par les origines mêmes de la langue danslaquelle ils sont rédigés. Contrairement à la langue morte etprivée d'énergie qu'est devenue le français, l'allemand, qui atoujours été le signe premier de reconnaissance du groupe,conserve une vie primitive qui le rend plus apte à la spécula-tion philosophique et à l'expression du vrai. Harangues decirconstance produites dans les conditions bien particulières

32. Herder, Abhandlung ûber den Ursprung der Sprache (1772),Hamburg, Felix Meiner, 1960 (traduction par Pierre Pénisson. Paris,Aubier, 1978).

33. « Der Mensch ist in seiner Bestimmung ein Geschopf der Herde, derGessellschafi: die Fortbildung einer Sprach wird ihm also natûrlich, wesentlich,notwendig. » [L'homme est dans sa destination une créature du troupeau,une créature sociale : le perfectionnement d'un langage est donc pourlui naturel, essentiel, nécessaire] IUd., p. 67.

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de l'invasion napoléonienne, les Discours à la nation allemanden'en associent pas moins l'appropriation des origines, de lalangue et des textes à une revendication de pouvoir national.Une démarche qui, sous une forme plus scientifique, devientparadigmatique dans les études littéraires de tous les paysd'Europe au XIXe siècle, chacun mesurant l'authenticité de satradition en fonction du degré d'éloignement d'une originelinguistique. Le modèle fichtéen fait d'autre part apparaîtreun évident volontarisme dans la détermination des origines:le texte sous le texte, ou la langue originelle sous les textes,sont reconstruits à partir du même présent qui est déduit deleur lointaine autorité.

L'une des premières pénétrations de la philologie alle-mande en France est certainement liée au souci de revendi-quer à son tour, suivant le modèle allemand, la maîtrise desorigines. C'est de façon caractéristique à l'époque de ClaudeFauriel34 qu'on se met à rechercher dans les vieux manuscritsfrançais et provençaux un substrat de la littérature euro-péenne à opposer aux recherches allemandes sur ses proprestextes médiévaux. La recherche des origines présente aussil'avantage d'offrir un cadre scientifique à des études qui enétaient privées. Le recours à la philologie allemande accom-pagne en général un souci de nouvelle scientifîcité. VictorCousin dans le cas des Pensées de Pascal, Paul Meyer et GastonParis, Gustave Lanson sont habités par le désir de fonderscientifiquement les études littéraires en favorisant l'analysedes devenirs textuels. Une prosopographie des premiers édi-teurs des grands textes de la littérature française, de ceux quiont établi la référence indispensable à tout métadiscours ulté-rieur, ferait apparaître un souci particulier de la référenceallemande.

La fortune des études génétiques est ainsi fondée surleur double appartenance aux «Belles-Lettres» et à la philo-logie. Dans un contexte international, la critique génétiquesera perçue comme un apport à la philologie éditoriale. Dansun contexte français, elle insistera sur le gain heuristique àpasser au-delà du miroir du texte. Mais cette double orien-tation ne va pas sans une certaine ambiguïté. La traditionphilologique de la discipline n'est pas pleinement assumée, nimême explorée. Les plus fermes bastions d'une approche rhé-torique de la littérature n'en restent pas pour autantlargement ouverts aux interprétations des manuscrits detravail. L'émergence d'un nouvel intérêt pour les manuscrits

34. Biographie intellectuelle de Fauriel par J. B. Galey, ClaudeFauriel 1772-1843, Saint-Étienne, 1909.

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fournit pourtant l'occasion unique de resituer les prémissesdes études littéraires françaises dans un contexte plurinatio-nal et en particulier dans une relation occultée à l'Alle-magne35.

La critique génétique est une nouvelle philologie qui neparvient plus vraiment à s'ignorer. Elle fait renaître le vieuxrêve d'une science englobante où se rencontreraient lalinguistique, l'herméneutique et l'histoire dans une mise enperspective diachronique des textes qui serait un moded'accès à leurs cultures de référence. Le retour de ce rêveintermittent, toujours programmatique et donc jamais com-plètement réalisé, source d'innombrables différenciations dis-ciplinaires, reste toutefois obscurci par des traditionsantagoniques: l'instance du goût esthétique, la prévalence desmodèles d'analyse structuraux, le rejet de l'histoire, la hiérar-chisation des objets d'étude en fonction d'une valeur non-légitimée. Les études littéraires ont souvent évolué au coursdes deux derniers siècles en rejetant hors d'elles les tendances(de la linguistique à l'histoire) dont la scientificité échappait àla simple rhétorique. Le retour de la philologie ramène lesdeux disciplines expulsées dans le giron commun, mais leurretour demeure clandestin. Or, les novations scientifiques quel'on peut attendre de la critique génétique résident non dansun postulat d'originalité absolue, mais dans une théorisationdes points de friction entre traditions contradictoires. Celle-cisuffirait à ouvrir de nouveaux champs de recherche et à faireresurgir des questions que le programme philologique initialn'avait su résoudre et qui peuvent être reprises, maintenant,avec de nouveaux outils intellectuels. Ge ne serait pas enfin lemoindre mérite d'une épistémanalyse que de faire sortir larelation entre les études littéraires de la France et les princi-paux pays étrangers d'une situation où alternent, sur fondd'interdépendances occultées, l'incommunicabilité et l'en-gouement pour l'exotisme.

35. Bernard Cerquiglini et H. U. Gumbrecht (édit.), Der Diskursder Literatur — und Sprachhistorie. Wissenschaftsgeschichte alsInnwatimsvorgabe, Frankfurt a. M., 1983.