Pierre Moscovici : L'élargissement de l'Union, quel avenir pour l'Europe ?
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Intervention Pierre MOSCOVICI – Institut Catholique de Paris
« L'ELARGISSEMENT DE L'UNION, QUEL AVENIR POUR L'EUROPE ? »
30 MARS 2010
Laissez-moi tout d’abord vous dire que je suis ravi d’avoir l’occasion
d’intervenir devant vous sur le thème européen me tient particulièrement à cœur.
Merci donc pour cette invitation.
La question de l’élargissement de l’Union européenne pose le problème de
l’ambition originelle de la construction européenne et de sa vocation politique.
Plus que jamais, le flou règne quant à la dimension finale que devrait
atteindre l’Union. Pas plus que celle de 1995, 2004 ou 2007, la frontière
externe de l’UE élargie à 27 n’est significative. Après l’adhésion turque, la
frontière externe de l’UE coupera à travers le Kurdistan, puis suivra le chemin
de fer de Bagdad, une limite totalement artificielle et choisie comme telle par les
négociateurs de 1921, qui n’avaient rien trouvé d’autre pour séparer la Turquie
kémaliste de la Syrie, alors sous mandat français. Ces lignes ne peuvent pas
passer pour une frontière durable, justifiée par des données géographiques
objectives. A cet égard, l’article I du projet de Traité Constitutionnel
Européen était révélateur de la démarche qui a prévalu en Europe, depuis
1954, pour les élargissements successifs : « L’Union est ouverte à tous les
Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en
commun. » Deux critères sont ainsi posés : l’un géographique, l’autre
politique. Mais si plusieurs articles énumèrent ensuite ce que sont les valeurs
européennes – au demeurant affirmées, quoique de manière disparate, dans
quantité de textes antérieurs – aucune définition de ce que l’on entend
géographiquement par Europe n’est proposée.
Problématique : Face à cette absence de définition géographique de
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l’Europe et à ce flou quant à sa taille finale, l’Union a jusqu’à présent réussi à
botter en touche sur la question de ses frontières ultimes. A cet égard, il est
révélateur que la "stratégie pour l'élargissement 2006-2007 et les principaux
défis" de la Commission mentionnait que: "La question des frontières ultimes de
l'Union européenne a été soulevée ces dernières années. Elle a permis à la
Commission de formuler un certain nombre de conclusions. Le terme
«européen» associe des éléments géographiques, historiques et culturels qui,
tous, contribuent à l'identité européenne. Un tel partage d'idées, de valeurs et de
liens historiques ne peut être condensé en une seule formule définitive. Il est au
contraire redéfini par chaque génération successive ». Mais l'Union est
maintenant confrontée à une série d’échecs politiques qui la poussent à répondre
aux questions pressantes des citoyens. Les questions, à partir de ce moment là
s’enchaînent :
Comment définir les frontières extérieures de l’Union ; quelle est la
logique qui doit prévaloir ?
Comment sortir de la tension entre géographie et valeurs pour déterminer
les limites de l’UE ?
Le critère géographique est-il pertinent, et doit-il être le seul ?
Doit-on ouvrir la maison à tous ceux qui en partagent potentiellement les
valeurs ou doit-on au contraire la réserver aux Européens "historiques" et
"géographiques" ?
Quels sont les scénarios d’élargissement possibles ?
Et au final, où doit s’arrêter l’Union ?
Je ne crois pas utile de revenir avec vous aujourd’hui sur un rappel historique
des différents élargissements et de la politique d’élargissement de l’UE. Mais je
voudrais brièvement évoquer tout d’abord les difficultés soulevées aujourd’hui
par les derniers élargissements avant de chercher avec vous, les différents
scénarios possibles pour les élargissements de demain.
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I. L’EUROPE CONNAIT AUJOURD’HUI UNE CRISE LARGEMENT LIEE AUX
ENJEUX NOUVEAUX PORTES PAR LES ELARGISSEMENTS : CRISE DE
CONFIANCE, CRISE DE LEGITIMITE, CRISE DE FONCTIONNEMENT – QUELS
SONT LES CONTOURS DE L’EUROPE POLITIQUE ?
Il n’est pas inutile de rappeler que l’on compte actuellement 3 pays
candidats : la Croatie, la Turquie et l’Ancienne République yougoslave de
Macédoine. Les autres pays des Balkans occidentaux, à savoir l’Albanie, la
Bosnie Herzégovine, le Monténégro et la Serbie ont été assurés de pouvoir
adhérer à l’Unions européenne lorsqu’ils seront prêts. On les appelle les pays
candidats potentiels (un processus de stabilisation et d’association a été engagé
avec ces pays). La candidature islandaise est encore quant à elle en cours
d'étude.
Vous savez tous que la politique d’élargissement menée par l’Union
européenne connaissait depuis 2004 une situation de crise à plusieurs
dimensions:
Une crise de fonctionnement d'abord: le grand élargissement aux
pays d'Europe centrale et orientale, après la chute du mur de Berlin
était incontournable, nécessaire, il aurait pu, il aurait dû être un projet
historique, celui de la réunification de l'Europe. Mais il a été abordé avec
parcimonie, réticence, sans générosité ni profondeur, ce qui explique le
malaise européen d'aujourd'hui. Cet élargissement, perçu comme une
contrainte, aurait pu être un idéal, celui de la réunification de l'Europe. Il
change la nature de l'Europe, qui devient plus grande, nombreuse,
hétérogène, inégale. En tout cas, il exigeait une adaptation profonde des
institutions de l'Union, pensées par 6, grippées à 15, bloquées à 27. Il
fallait revoir le nombre des députés européens, modifier le nombre de
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voix au Conseil européen, changer le système de décision, réformer la
Commission. C'est ce chantier de la révision institutionnelle que l'Union
affronte depuis 15 ans, à travers les traités d'Amsterdam, Nice, le TCE,
Lisbonne – c'est ce défi qu'elle n'est pas parvenue à maîtriser
convenablement, c'est cette crise rampante que le Traité de Lisbonne vient
clore, imparfaitement mais heureusement.
Une crise de légitimité ensuite avec ce qu’on appelle de manière vague
mais commode « déficit démocratique » de l’Union – déficit qui, de
fait, sape les efforts des partisans de l’Europe politique, parce qu’il
s’attaque à la crédibilité et la légitimité mêmes de la construction
communautaire. Ce déficit trouve son origine dans un sentiment
populaire, plus fort en période de crise, qui voit dans l’Union un appareil
bureaucratique inefficace, inapte à répondre aux défis économiques
contemporains et à renforcer la cohésion sociale, incapable de mobiliser
des ressources budgétaires au demeurant faibles pour répondre réellement
aux préoccupations des citoyens de l’Union. Exacte ou pas, cette
perception est un frein majeur à l’approfondissement d’une Europe
politique dont on raille l’impuissance, et dont on craint même la nocivité
(poids de la régulation, crainte des inflexions trop libérales, rejet de la
libre circulation des travailleurs…)
Une crise de confiance enfin, dont la caractéristique principale est un
scepticisme des citoyens européens vis-à-vis des deux dernières
vagues d’élargissement (2004 et 2007), remis en cause dans leur logique
comme dans leurs modalités. Le tout dernier eurobaromètre (terrain: avril-
mai 2009; publication: novembre 2009) va dans la même direction: le
soutien au processus d'élargissement est inférieur à 50% (49% pour l'UE-
27). Le Luxembourg, l'Autriche et la France sont les plus eurosceptiques,
avec respectivement un soutien dans l'opinion de 25%, 28% et 32%. Tous
les pays situés sous la moyenne européenne sont des pays de l'ancienne
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UE-15. La moyenne de soutien de l'élargissement dans les années à venir
se situe à 43% pour l'UE-15, vs 68% pour les 12 nouveaux États
membres. Il ne fait à mes yeux aucun doute que le vote des français lors
du référendum du 29 mai 2005 sur le TCE a été un vote « anti-
élargissement », comme l'a montré la polémique sur le « plombier
polonais ». Cet élargissement subreptice, mal expliqué, a été mal vécu par
une France qui se sent décentrée, donc affaiblie, dans l'Europe à 27. Plus
généralement, s’enracine peu à peu le sentiment que l’expansion infinie,
sans stratégie ni vision politiques pour l’accompagner, constitue
aujourd’hui la seule politique extérieure de l’Union envers ses voisins de
l’Est.
Cette triple crise se traduit concrètement:
Par une hostilité affichée aux nouvelles candidatures, notamment la
candidature turque, même si les candidatures croate et
macédonienne semblent moins controversées, qui peut aller jusqu’à
trouver sa traduction politique dans l’adoption de procédures
inédites (comme par exemple l’intégration à notre Constitution en 2005
de l’article 88.5 soumettant tout nouvel élargissement de l’Union
européenne à un référendum).
Par le durcissement des conditions d’intégration de nouveaux pays:
c'est ainsi qu'on peut comprendre, par exemple, l'accent mis sur le
principe de « conditionnalité » de l'élargissement tel que mis en lumière
par la Commission dans sa « Stratégie d'élargissement et principaux
défis 2006 – 2007, y compris rapport spécial joint en annexe sur la
capacité de l'UE à intégrer de nouveaux membres », pris en référence
par les documents ultérieurs de la Commission sur le sujet, dont celui
couvrant la période 2009-2010. Elle y indique qu'il faut que « les pays
candidats soient prêts à assumer les obligations découlant de l'adhésion,
6
en veillant à ce qu'ils remplissent les conditions rigoureuses fixées, ce
que la Commission évalue sur la base d'une conditionnalité stricte. »
Le politologue Dominique Reynié résume bien cet état de fait : « Les
Européens ont le sentiment d’être placés devant le fait accompli et de
devoir, sous peu, en supporter les coûts, notamment sous forme de dumping
social. De plus, leur inculture à propos des pays d’Europe centrale alimente tous
les fantasmes. Les politiques nationaux et européens sont responsables de cela.
A défaut d’avoir prédéterminé le débat avec une approche pédagogique, ils ont
laissé se développer les préjugés. Le débat public n’a pas été mené sur cet enjeu,
pourtant majeur pour la construction européenne, et l’opinion publique n’a pas
perçu les raisons d’être de l’élargissement [de 2004]. Cela ouvre le champ aux
discours populistes. »
Je ne traiterai pas théoriquement la question des frontières, aucune discipline
académique ne le permet. Le droit est tautologique, la géographie est incertaine,
la culture ambigüe, l'histoire dit tout et son contraire. Pour moi, c'est une
question politique, qui doit être pensée ainsi: que voulons-nous, que voulons-
nous construire ensemble?
II. PERSPECTIVES ET PROPOSITIONS POUR REUSSIR LES FUTURS
ELARGISSEMENTS
1. Quelle configuration de l'UE à horizon 20 ans? Géographie
personnelle de l'Union
Je voudrais ici ébaucher une géographie personnelle ; il ne s’agit que
d’une réponse subjective et engagée. Sous réserve des inflexions aux modalités
de l'élargissement que j'évoquais ci-dessous, on peut estimer que:
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L'intégration de la Roumanie et de la Bulgarie parachève la
réunification des deux Europe. On peut gloser sur le degré de
préparation de ces deux pays. Les rapports d'évaluation sur la Bulgarie
et la Roumanie publiés par la Commission le 27 juin 2007 ont constaté
que "les progrès dans le traitement de la corruption massive sont
insuffisants". Toutefois, la Commission a estimé qu'il était encore
prématuré de déclencher ou lever la menace de sanctions à l'encontre
des deux pays. De telles mesures peuvent être activées pendant une
période de deux ans après l'adhésion. Pour le reste, tout est question de
points de vue: on peut estimer que l'avertissement lancé par la
Commission est inquiétant, ou à l'inverse que les progrès ont été
suffisants pour ne pas justifier l'activation des clauses; on peut estimer
que ces deux pays ont rejoint l'UE trop tôt, ou alors qu'ils sont dans une
phase de rattrapage intensif permettant une convergence rapide; on peut
estimer qu'en accordant l'adhésion, l'UE a perdu son point de levier
principal pour pousser ces pays sur la voie des réformes, ou au contraire
que leur intégration même sera un puissant facteur d'harmonisation des
pratiques politiques. C'est essentiellement une attitude favorable, ou pas,
au processus d'élargissement en général, qui permet de faire basculer le
jugement d'un côté ou de l'autre.
La Norvège, la Suisse, le Liechtenstein, l’Islande, doivent pouvoir
rejoindre l’Union facilement. Ces pays bénéficient de soutiens
importants dans la population de l'UE, à juste titre, puisqu'ils sont
alignés sur les standards politiques et économiques pratiqués dans l'UE-
15. Mais ces pays, associés à l'UE par des accords à géométrie variables,
n'ont pas, mis à part l'Islande, l'intention de se rapprocher dans
l'immédiat de l'UE.
Les négociations avec la Turquie sont entamées. Pour des raisons
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stratégiques, l’intégration de ce grand pays est essentielle, elle est à
la fois une solution et un problème. Un problème, bien sûr, parce que
nous ne voulons pas d’une Union dont se détourneraient ses citoyens,
incapables de s’identifier, de se reconnaître dans le projet politique
communautaire d’une Union étendue jusqu’à en devenir abstraite. Les
opposants à l’adhésion de la Turquie évoquent la géographie; l’absence
de culture et d’héritage européens, notamment chrétiens; la faiblesse du
niveau de vie; la taille du pays; la fragilité de la laïcité des institutions;
les violations des droits de l’homme, la répression des minorités; le
poids politique de l’armée; les disparités sociales fortes, notamment
entre les villes et les campagnes. L’inclusion de la Turquie comme
candidate potentielle, au sommet d’Helsinki de 1999, n’était pas
exempte d’hypocrisie. L’Union des 15 donnait alors satisfaction aux
partisans de l’élargissement ad libitum ; aux Américains qui soulignent,
depuis des années, la vocation européenne de la Turquie, pour des
raisons stratégiques ; et paradoxalement, aux Grecs, trop contents de
renvoyer sur l’Europe leurs différends bilatéraux avec Ankara. Chacun
pensait de toute façon renvoyer indéfiniment le dossier turc, ce qui
permettait d’engranger les bénéfices d’une candidature sans prendre les
risques d’une adhésion. Aujourd'hui l'UE doit bien faire face à ses
responsabilités.
Mais elle est aussi une solution. Les partisans de l’adhésion turque
font valoir des considérations d’ordre essentiellement stratégique.
La perspective d'adhésion de la Turquie a été acceptée par les
institutions européennes parce que, une fois les réformes
nécessaires mises en place dans le pays, son inclusion représentera
bel et bien un avantage économique, politique et stratégique
énorme. Une Turquie modernisée, démocratique, forte, serait un
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avantage immense aux côtés des autres Européens. L'adhésion de la
Turquie à l'UE serait la preuve indéniable que l'Europe n'est pas un
« club chrétien » fermé. En proposant un modèle de société multi-
ethnique, multiculturelle et aux religions multiples, l'Europe
pourrait jouer un rôle majeur dans les relations futures entre
l'Occident et le monde islamique. Elle pourrait jouer le rôle d’un
« pont » entre l’Europe, et le Moyen-Orient. Les capacités
militaires de la Turquie constituent aussi des atouts pour la PESD.
Enfin, son poids économique ne peut être négligé : avec près de 70
millions d'habitants et un pouvoir d'achat qui devrait augmenter de
manière régulière, la Turquie est un marché au potentiel croissant
pour les biens en provenance de l'UE. La construction de l’oléoduc
Bakou-Tbilissi-Ceyhan fait ainsi de la Turquie l'un des pays de
transit clé pour les fournitures d'énergie, qui constituent un enjeu
essentiel pour l’Europe dans les années à venir.
Sur son flanc oriental, l’Europe doit, dans les décennies qui
viennent, garder le contrôle des relations avec les anciennes
Républiques soviétiques d’Asie occidentale et centrale – où la
Russie conserve une influence prépondérante. Un camouflet à la
Turquie aggraverait dans ces républiques un anti-occidentalisme
latent.
Le rejet de la Turquie dans les ténèbres extérieures ne serait pas
ressenti comme une méfiance et une offense par elle seule, mais par
toute cette immense zone (200 millions d’habitants), qui recèle la
deuxième plus grande réserve pétrolière du monde après le Moyen-
Orient. Si l’Europe tient à assurer la sécurité de ses
approvisionnements énergétiques, cela passe par la Russie et les
Républiques turcophones d’Asie centrale. Il faut donc y regarder à
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deux fois avant d’afficher l’inimitié.
La Turquie adhérera-t-elle à l’UE ? La réponse est d’une complexité
extrême et je vous livre mon point de vue personnel. Le coût de la non-adhésion
risque d’être énorme, surtout si la négociation dure longtemps pour ne pas être
finalement conclue : je crains une Turquie rejetée vers le choix, dangereux, entre
le militarisme et l’islamisme radical au gré de la volonté, changeante et souvent
malheureuse, des États-Unis. En même temps, il faut avouer que les évolutions
de la Turquie sont contradictoires – certaines positives, comme l’abolition de la
peine de mort ou les réformes législatives, d’autres préoccupantes sur les droits
de l’homme, la justice, le génocide arménien. Je suis donc un partisan raisonné
de l'adhésion turque, mais j'en connais l'extrême difficulté. Les conditions à
remplir sont nombreuses et complexes: progrès de l'égalité entre les hommes et
les femmes, place des militaires dans les institutions, respect des droits de
l'homme et de la laïcité, reconnaissance de Chypre, du génocide arménien. La
Turquie pourra-t-elle les remplir, le voudra-t-elle? Les membres de l'UE
pourront-ils, voudront-ils l'accueillir? En tout cas, il faut traiter ce grand pays
avec bonne foi et ne pas bloquer son entrée par des procédures ad hoc, comme le
verrou référendaire contenu dans notre constitution. Si la Turquie remplit tous
les critères d'adhésion, elle doit pouvoir nous rejoindre. Et parmi les critères, je
tiens à la dire, il y en a un qui à mes yeux ne vaut pas: l'Europe n'est pas un
« club chrétien »
Les Balkans doivent être étroitement associés à l’Union, ils ont
vocation à la rejoindre, mais à terme. Aujourd'hui, les problématiques
internes – contenir le nationalisme, respecter le droit des minorités,
panser les plaies de guerres civiles encore récentes, assurer simplement
le fonctionnement démocratique normal des institutions - sont trop
éloignées du quotidien des européens. Toutefois, deux de ces pays déjà
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sont candidats et un troisième, le plus grand, la Serbie, est en rain de
faire des choix pro-européens. Je m'en réjouis: l'avenir, lointain au
moins, des Balkans est en Europe.
La Biélorussie, n’a pour l’instant pas la volonté politique de
rejoindre l’Union,et sans doute son pouvoir d’attraction n’est-il pas
capable d’agir avec la même force sur ces pays encore empreints de
l’influence russe. Là encore, les partenariats étroits pourraient être
privilégiés. L'Ukraine, de son côté, hésite. La question de sa
candidature, sans doute, sera toutefois posée dans les décennies qui
viennent.
Enfin, si la Russie manifestait un jour une volonté d’intégration, le
morceau serait sans doute trop gros à digérer pour une Union déjà
ankylosée. Nos frontières deviendraient en outer absurdes. La Russie ne
peut pas, ne doit pas être membre de l'Union.
A partir de cette géographie, même subjective, il me semble que la piste
de l’amélioration et de la clarification de la politique de voisinage pourrait être
creusée dans le sens d’un renforcement de ses moyens et de son budget et aussi
dans le sens d’une importance plus grande accordée au projet d’Union
euroméditerranéenne. Mais je ne voudrais pas trop m’étendre sur la question
pour ne pas être trop long.
Je voudrais pour finir tenter de voir avec vous quelles sont les voies et
moyens pour une amélioration et une meilleure acceptation des élargissements à
venir.
2. Comment réussir le prochain élargissement?
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a) Les voies de développement possible de l'élargissement
J’en vois deux :
Un scénario des dominos, selon lequel une vingtaine de pays
s’avancerait vers l’adhésion à travers un processus de rapprochement
continu, par le le double jeu des accords (un pays de la périphérie
orientale peut se rapprocher de l’Union en demandant une évolution de
son accord, dans une stratégie de convergence graduelle), et par celui du
parrainage (l’Union, sous la pression de certains états membres, accepte
de nouvelles candidatures).
Un scénario de blocage, selon lequel l’expansion de l’UE serait
ralentie ou bloquée par les problèmes internes ou des tensions avec
ses périphéries. C'est un peu la thèse d'Hubert Védrine, qui pense en
substance que l'Union a d'ores et déjà atteint ses limites.
Le scénario des dominos implique une assez grande passivité de la
Russie, qui n’aurait pas d’autre choix que d’accepter l’intégration graduelle d’au
moins 4 de ses anciennes Républiques fédérées. Or personne ne peut exclure une
poussée de nationalisme à Moscou et le retour des autres pays de la CEI sous
son influence exclusive.
Pour autant, je ne crois pas à une fin de l'élargissement: l'Union, dans
15 ans, comprendra selon moi 35 membres environ.
Sur le processus d'élargissement même, il y a aussi, je crois des
modifications à apporter, bien mises en avant par la Commission,
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d'ailleurs. Elle a en effet décidé de mettre l'accent, dès l'ouverture des
négociations, sur les secteurs et chapitres posant le plus de difficultés, plutôt que
de se retrouver avec un noyau de problèmes « durs » (lutte contre la corruption,
réforme de la justice, renforcement des capacités administratives) auquel elle
s'attaque avec retard, et de réaliser des études d'impact de l'élargissement sur le
pays concerné et sur l'UE. Elle reprend cette approche dans son « strategy paper
2009 ».
Je suis aussi en faveur d'une inflexion du processus prenant mieux en
compte les particularités politiques locales. En premier lieu, il semblerait
notamment adéquat de prêter plus attention aux conflits frontaliers non
résolus. Il pourrait être envisagé de ne pas intégrer un pays tant que les conflits
se rapportant à la délimitation de ses frontières ne sont pas résolus.
Sur le plan de l'impact financier de l'élargissement, j'ai déjà indiquée
que les sommes étaient peu importantes. Mais l'accent aujourd'hui doit
porter sur la bonne gestion des fonds accordés. Le rapport de la Cour des
Comptes européenne1 (2006) concernant l'utilisation des fonds pour la
Roumanie et la Bulgare du programme PHARE pour la période 2000-2004,
conclue à une insuffisance de la gestion des fonds accordés par l'UE, dans la
sélection de projets notamment.
Sur le plan, plus global, de l'évolution de la politique d'élargissement, je
crois nécessaire et sans doute inévitable la multiplication de groupes
d'avant-garde se superposant, même imparfaitement, les uns aux autres. En
effet, dans une Europe à 35, nous ne pouvons pas tout faire ensemble – ce n'est
déjà plus le cas à 27, par exemple sur la défense ou l'euro. J'aimerais plus
1 Publié le 26 juillet 2006, auditant les projets d’investissement du programme PHARE en Roumanie et
Bulgarie.
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particulièrement examiner les risques que comporte ce type de formation, les
conditions qui permettraient de limiter ces risques, et les domaines dans lesquels
il peut être intéressant de lancer ces groupes:
Je distingue 4 principaux dangers. Tout d'abord, la « géométrie
variable » comporte un risque d'exclusion. Ce problème peut être
surmonté en laissant la porte ouverte à tous les membres qui aimeraient
rejoindre le groupe en cours de route. Deuxième risque: le risque
d'affaiblissement des institutions européennes: si les pays multiplient les
arrangements intergouvernementaux, les institutions seront d'une manière
ou d'une autre contournées. Il convient donc de mettre en place des
garanties: d'abord, en invitant la Commission, et éventuellement le
cabinet du futur président de l'Union, comme observateurs; ensuite, en
s'assurant que les dispositions prises soient parfaitement compatibles avec
les institutions actuelles (exemple: SCHENGEN, Traité de Prüm). 3ème
risque: le caractère « non-démocratique » de ces groupes, puisqu'ils ne
sont pas soumis à l'examen du parlement européen et des parlements
nationaux. Sur ce point, seuls les gouvernements impliqués sont en
mesure de garantir le fonctionnement aussi démocratique que possible de
ces groupes. Dernier risque: celui de détricotage de l'acquis
communautaire, puisque ces groupes constituent une forme d'approche
« pick and choose ». Il faudrait donc définir un coeur de politiques pour
lesquelles tous les États membres sans exception devraient participer (par
exemple: PAC, standards environnementaux, solidarité...).
Je distingue ensuite des domaines dans lesquelles l'UE peut créer ces
groupes d'avant-garde ou les faire évoluer: l’eurogroupe, les taux
d’IS par exemple, la JAI, la Défense…
Tel est pour moi l'avenir de l'Europe: encore élargie, mais à la fois plus
rigoureuse dans la maîtrise du processus, plus hétérogène donc forcément plus
15
souple.
CONCLUSION
J'aimerais finir avec une idée, qui se rapporte au besoin, toujours plus
pressant, de dire jusqu'où va et ira l'Union de demain, pour éviter ce qui
apparaît de plus en plus, aux yeux notamment des opinions publiques
occidentales, comme un « vertige des frontières ». La marche vers l'UE à 35, ne
se déroulera pas sans résoudre au préalable la triple crise – de fonctionnement,
de légitimité et de confiance – que je décrivais tout à l'heure.
1. Le besoin de nouvelles institutions est criant pour remettre l'Europe en
marche – j'ai cherché à nuancer l'idée que élargissement rime
nécessairement avec paralysie institutionnelle, la réalité est plus complexe
et l'argument est un peu trop souvent évoqué par les opposants de principe
à l'élargissement pour ne pas être manié avec précaution; il n'empêche que
les marges de manoeuvre des acteurs se réduisent. C'est pourquoi
l'adoption du Traité de Lisbonne, était essentielle mais loin d'être
suffisante.
2. Je suis convaincu qu’il n’existe pas d’approfondissement durable, et
donc démocratique et légitime, de l’intégration européenne sans une
forme d’Etat fédéral, c’est-à-dire où la souveraineté s’exerce de manière
indépendante de l’appartenance nationale, cela pour les domaines qui le
requièrent, et dans le respect du principe de subsidiarité. Le dépassement
de la contradiction entre fédéralisme et nation ne peut plus passer par une
complexité institutionnelle toujours accrue : une telle approche risque de
dissoudre la légitimité démocratique de la construction européenne et les
peuples ne sont pas dupes. Je pense pour ma part qu’un projet fédéral, s’il
reste une perspective de long terme, doit continuer d’inspirer les
16
socialistes européens et ré-enchanter un projet d’unification du continent,
aujourd’hui confisqué aux peuples d’Europe par la bureaucratie
bruxelloise.
3. Pour que l'UE regagne la confiance de ses citoyens, l’Europe sociale
doit avancer. La construction européenne ne peut continuer à exister
seulement dans la sphère monétaire et financière. Alors que la
mondialisation apparaît plus souvent aujourd’hui aux travailleurs
européens comme porteuse de dangers plus que d’opportunités, les forces
de progrès doivent pouvoir donner au travailleurs européens les moyens
de résister aux chocs et de profiter des opportunités que la mondialisation
induit. Un fonds d’ajustement européen destiné à financer la reconversion
des travailleurs et leur mobilité constitue de ce point de vue un projet
prioritaire, de même que la mise en place d’une portabilité des systèmes
de retraite à l’intérieur de l’Union : l’Europe doit encourager et non punir
ceux des travailleurs qui font au quotidien l’Union économique du
continent. Il est par ailleurs temps d’en finir avec la logique des directives
sectorielles qui, dans les années 90, ont conduit à la libéralisation des
grands services publics – gaz et électricité, Télécoms, Poste – pour
adopter une démarche plus globale, à travers une directive-cadre qui les
protège.
La nécessité d'une réforme budgétaire qui prenne en compte les disparités
économiques régionales accrues a par ailleurs été évoquée en pointillés, la
redéfinition des politiques s'impose. Les limites à l'élargissement sont
également, du moins en théorie, connues: elles sont définies, en négatif, par un
impératif: celui de ne pas dénaturer l'Union, c'est-à-dire de conserver sa forme
politique, pas de la laisser se métamorphoser en une zone de libre-échange – ce
qui revient, ultimement, à se demander si l'Europe est définitivement acquise à
17
la vision britannique...Mais c'est une autre question, peut-être pour une autre
conférence.