Pierre Marage Albert Einstein Dixit

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- 1 - Albert Einstein dixit entre science et engagements Présenté par Pierre Marage Université Libre de Bruxelles

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Pierre Marage Albert Einstein Dixit

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    Albert Einstein dixit

    entre science et engagements

    Prsent par Pierre Marage

    Universit Libre de Bruxelles

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    Quatrime de couverture :

    Albert Einstein fut sans doute le plus grand savant du XXme

    sicle.

    Il fut aussi le tmoin des tragdies qui traversrent ce sicle, et le porteur dun idal humaniste qui continue de nous convoquer.

    Celui qui fut dsign par le magazine amricain Time, dans son numro du 31 dcembre 1999, comme la personnalit du sicle nous le confie : Il faut partager son temps entre la politique et les quations . Et il ajoutait : Mais pour moi, ce sont nos quations les plus importantes .

    Ce livre voque ce double itinraire dAlbert Einstein, scientifique et politique, qui le mena notamment en Belgique pour plusieurs tapes mmorables, certaines heureuses, dautres tragiques.

    On y dcouvre, ct du savant lextraordinaire originalit et de lanticonformiste qui ne portait pas de chaussettes, un homme engag, lucide, raliste, courageux.

    Ce livre donne surtout la parole Einstein lui-mme, afin que le lecteur puisse entendre la voix du savant, du penseur, de lhumaniste, sans complaisance sans simplifications.

    Remerciements

    Cet ouvrage est publi avec le gnreux soutien de lUniversit Libre de Bruxelles, loccasion de lAnne de la Physique 2005 et de lexposition E = m c2 , prsente Bruxelles de dcembre 2005 mars 2006.

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    Comment je vois le monde

    Comme notre situation est trange, nous, enfants de la Terre ! Nous ne faisons que passer. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes l, mme si parfois nous croyons le sentir. Mais par notre vie de tous les jours, sans quil soit besoin de beaucoup rflchir, nous savons une chose : nous sommes l pour les autres pour ceux, tout dabord, dont le sourire et la sant sont la condition de notre propre bonheur, et ensuite pour la multitude des inconnus au sort desquels nous rattache un lien de sympathie. Il me vient chaque jour, dinnombrables reprises, la pense que ma vie sociale et intime repose sur le travail des hommes daujourdhui et de ceux qui sont maintenant disparus, et que je dois mefforcer de donner dans les proportions dans lesquelles jai reu et je reois encore. ()

    Je ne crois aucunement la libert de lhomme au sens philosophique du terme. Chacun de nous agit non seulement sous la contrainte des vnements extrieurs, mais galement sous lemprise dune ncessit intrieure. Le mot de Schopenhauer Lhomme peut faire ce quil veut, mais il ne peut pas vouloir ce quil veut mhabite intensment depuis ma jeunesse et, dans le spectacle ou dans lpreuve des difficults de la vie, jy ai toujours trouv un rconfort et puis une infinie tolrance. Une telle pense attnue salutairement le sentiment quelque peu paralysant que nous avons de notre responsabilit et fait que nous ne nous prenons pas nous-mmes ni les autres trop au srieux ; il en dcoule une conception de la vie qui donne en particulier toutes ses chances lhumour.

    La question du sens ou de la finalit de mon existence et de lexistence en gnral ma toujours paru, dun point de vue objectif, dnue de signification. A cet gard, le plaisir et le bonheur nont jamais constitu mes yeux une fin en soi (). Mes idaux moi, ceux qui ont toujours clair mes pas et aiguis mon apptit et ma joie de vivre, sappellent bont, beaut et vrit. ()

    Mon idal politique est la dmocratie. Chacun doit tre respect dans sa personne et nul ne doit tre idoltr. Une ironie du sort a voulu que lon mait vou une admiration et un respect exagrs. () Je sais fort bien que, pour que russisse lorganisation dune entreprise humaine, il faut quelquun qui pense, ordonne et assume globalement la responsabilit. Mais ceux qui sont dirigs ne doivent pas tre contraints, ils doivent pouvoir choisir leurs dirigeants. Je ne peux pas imaginer un rgime autocratique, reposant sur la contrainte, qui ne dgnre en un temps bref. Car la violence attire invitablement les tres de peu de moralit et cest une loi, me semble-t-il, que les despotes de gnie ont pour successeurs des crapules. Cest la raison pour laquelle je me suis toujours farouchement oppos des systmes tels que ceux que nous connaissons aujourdhui [1930] en Italie et en Russie. () A mon sens, la seule vritable valeur que renferme la socit humaine rside non dans lEtat mais dans lindividu dou de pouvoir crateur et de sensibilit, dans la personnalit : elle seule produit ce qui est noble et sublime, tandis que la foule, en tant que telle, reste stupide et insensible.

    Voil qui mamne parler de la pire manation du grgarisme : larme, que jexcre. Si quelquun peut prendre plaisir marcher en rangs aux sons dune musique, cela suffit pour que je le mprise : cest par erreur quil a reu un cerveau, puisque sa moelle pinire lui suffirait amplement. Nous devrions nous dbarrasser au plus vite de cette tare de la civilisation. Lhrosme sur ordre, la violence sans raison et le dplorable patriotardisme, avec quelle ardeur je les hais, comme la guerre me parat vulgaire et mprisable ! ()

    La plus belle exprience que nous puissions faire, cest celle du mystre de la vie. Cest le sentiment originel dans lequel tout art et toute science vritables plongent leurs racines. Quand on ne le connat pas, quand on ne sait plus stonner, tre merveill, cest comme si lon tait mort, le regard teint. Lexprience du mystrieux mme mle de crainte a galement donn naissance la religion. Ce que nous savons de lexistence dune ralit impntrable, des manifestations de la raison la plus profonde et de la beaut la plus clatante, qui ne sont accessibles la raison humaine que dans leurs formes les plus

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    primitives, ce savoir et cette intuition nourrissent le vrai sentiment religieux ; en ce sens, et seulement en ce sens, je puis me considrer comme un esprit profondment religieux. Je narrive pas me reprsenter un Dieu qui rcompense et punisse ses cratures, et qui possde une volont analogue celle que nous nous connaissons nous-mmes. Je ne peux pas davantage ni ne veux imaginer un individu qui survive sa mort corporelle ; je laisse aux mes faibles de telles penses, dont elles se bercent par crainte ou par un gosme ridicule. Il me suffit, quant moi, de songer au mystre de lternit de la vie, davoir la conscience et lintuition de la merveilleuse construction de ce qui est, et de mefforcer humblement de comprendre une parcelle, si minime soit-elle, de la raison qui se manifeste dans la nature.

    (1930, Comment je vois le monde, SEP 54-57)

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    Les annes de formation

    Cest le 14 mars 1879, quelques annes aprs lunification allemande ralise par Bismarck, quAlbert Einstein naquit Ulm, dans une famille de la petite bourgeoisie juive qui stablit bientt Munich. Il tait le fils de Hermann Einstein (1847-1902) et de Pauline Koch (ne en 1858 et dcde

    chez son fils Berlin en 1920). Hermann fut associ sans beaucoup de succs diffrentes entreprises

    industrielles. Le frre de Pauline, Caesar (1854-1941), stablit Anvers comme marchand de grain vers 1890 ; il apporta Albert un soutien financier lors de ses annes dtude Aarau et Zurich. Albert eut une sur cadette, Maria ( Maja ), ne en 1881 et dcde en 1951 aprs avoir pass les douze dernires annes de sa vie auprs de son frre Princeton.

    On raconte sur lenfance dEinstein diverses anecdotes, rapportes notamment par Maja. Ce qui est sr, cest que le jeune garon tait dun temprament concentr, quil fut trs tt intress par les sciences, et quil tait dun esprit indpendant. La famille ntait gure religieuse, et le jeune Albert commena par frquenter lcole primaire catholique, avant de recevoir des lments dducation religieuse judaque. Bien plus tard, il racontera que, sil connut vers lge de douze ans une crise de mysticisme, la vritable rvlation fut bientt pour lui celle des sciences, travers la lecture dEuclide puis de traits de physique. A partir de lge de six ans, Einstein reut aussi des leons de violon, mais il ne fit de rels progrs que quand il sy appliqua tout seul, durant son adolescence.

    Cest sans doute dans ces annes de jeunesse que commena se construire chez Einstein cette haute spiritualit qui devait toujours lhabiter une spiritualit qui transcendait Eglises et religions, mais en laquelle le savant voyait le souffle qui anime la science et lart.

    La dcouverte des sciences

    Bien qulev par des parents (juifs) ne se souciant gure de religion, je fus anim dune profonde pit, qui cessa toutefois brusquement ds lge de douze ans. En lisant des ouvrages de vulgarisation scientifique, je fus bientt convaincu quune bonne part des rcits de la Bible ne pouvait tre vraie. Il sensuivit une pousse presque fanatique de libre pense, associe limpression que lEtat trompe sciemment la jeunesse impression accablante. Cette exprience fit natre en moi un sentiment de mfiance lgard de toute forme dautorit et une attitude de scepticisme lencontre des convictions rpandues dans les diffrents milieux sociaux, attitude qui ne ma plus quitt depuis, mme si par la suite elle perdit de son intransigeance premire en raison dune meilleure comprhension des relations de cause effet.

    Il me parat clair que le pieux paradis de ma jeunesse ainsi perdu constituait une premire tentative pour me librer des chanes dun univers exclusivement personnel et dune existence domine par les dsirs, les espoirs et des sentiments primitifs. Il y avait l, au-dehors, le vaste monde qui existe indpendamment des hommes et se dresse devant nous comme une nigme, grande et ternelle, mais partiellement accessible notre perception et notre rflexion. La contemplation de ce monde tait comme la promesse dune libration, et je me rendis bientt compte que bien des hommes que javais appris estimer et admirer avaient trouv libert intrieure et certitude en sy consacrant. Lapprhension intellectuelle, dans le cadre des possibilits qui soffrent nous, de ce monde extrieur notre propre personne mapparaissait plus ou moins consciemment comme le but suprme atteindre. Les hommes dhier et daujourdhui qui partageaient ce point de vue, ainsi que les connaissances quils avaient acquises, taient pour moi des amis que je ne perdrais jamais. Le chemin qui mne ce paradis ntait pas aussi ais ni aussi sduisant que celui du paradis religieux ; il sest cependant rvl sr et je nai jamais regrett de lavoir choisi.

    (1949, Notes autobiographiques, SEP 20)

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    En 1894, les affaires de Hermann Einstein conduisent la famille stablir Pavie, alors quAlbert est suppos rester Munich pour poursuivre ses tudes. Contrairement la lgende, le jeune Albert

    Einstein nest pas mauvais lve, mais il dteste le systme scolaire allemand. Et au printemps 1895, il abandonne le lyce pour rejoindre ses parents en Italie. Aprs un sjour de quelques mois qui

    lenchante, il les convainc de le laisser gagner la Suisse pour entreprendre des tudes dingnieur la fameuse Ecole Polytechnique fdrale de Zurich (lETH). Outre le rejet du systme scolaire, il semble que lhorreur prouve la perspective dun service militaire dans larme prussienne ait galement conduit Einstein en Suisse. A seize ans, il renonce la nationalit allemande et devient apatride.

    La religiosit cosmique

    Lhomme prouve linanit des dsirs et des buts humains et le caractre sublime et merveilleux de lordre qui se rvle dans la nature ainsi que dans le monde de la pense. Il ressent son existence individuelle comme une sorte de prison, et il veut vivre la totalit de ce qui est comme quelque chose ayant une unit et un sens. ()

    Les gnies religieux de tous les temps ont t distingus par cette religiosit cosmique, qui ne connat ni dogmes ni Dieu pens limage de lhomme. Il ne peut donc y avoir dEglise qui fonderait son enseignement sur la religiosit cosmique. Cest ainsi que lon trouve, prcisment parmi les hrtiques de tous les temps, des hommes qui ont t remplis de cette religiosit suprme et que leurs contemporains ont souvent pris pour des athes, mais parfois aussi pour des saints. Vus sous cet angle, des hommes comme Dmocrite, saint Franois dAssise et Spinoza sont trs proches les uns des autres.

    Comment cette religiosit cosmique peut-elle tre transmise dun individu lautre si elle ne peut conduire un concept en forme de Dieu et une thologie ? Il me semble que cest la fonction la plus importante de lart et de la science dveiller ce sentiment chez ceux qui sont susceptibles de laccueillir et de le maintenir vivant.

    Nous aboutissons ainsi une conception des rapports entre la science et la religion qui est tout fait diffrente de la conception habituelle. Lorsque lon considre lhistoire, on est en effet enclin tenir la science et la religion comme deux ralits irrconciliables. () On a reproch la science de saper la morale, certainement tort. Le comportement thique des hommes peut, de faon efficace, tre fond sur la piti, lducation et les liens sociaux et peut se passer de fondement religieux. Ce serait bien triste si les hommes devaient tre mats par la peur de la punition et lespoir dune rcompense aprs la mort.

    Il est donc ais de comprendre que les Eglises aient, depuis toujours, combattu la science et poursuivi ses adeptes. Mais jaffirme, dautre part, que la religiosit cosmique est le mobile le plus fort et le plus efficace de la recherche scientifique. Seuls ceux qui ont mesur les terribles efforts et surtout le dvouement sans lesquels les thories scientifiques rvolutionnaires nauraient pu tre cres peuvent mesurer la force du sentiment partir duquel peut seul se raliser un tel travail, sans lien avec la vie pratique immdiate.

    (mars 1930, Article pour le Berliner Tageblatt, SEP 155-6)

    A lautomne 1895, Einstein choue lexamen dentre lETH. Il impressionne cependant certains des examinateurs, dont le professeur de physique ; il avait dailleurs acquis par lui-mme de solides notions de mathmatiques, notamment danalyse. Einstein consacre alors lanne terminer, dans une ambiance heureuse, ses humanits lcole cantonale dAarau, accueilli sous le toit de lhumaniste Jost Winteler, directeur de lcole. La fille de Winteler, Anna Barbera, pousera en 1904 le fidle ami dEinstein Michele Besso, tandis que son fils Paul pousera Maja en 1910.

    Par son esprit libral et par le srieux sans prtention de ses professeurs qui navaient recours aucune forme dautorit extrieure, cette cole a laiss en moi une impression inoubliable. La comparaison avec six annes dinstruction dans un lyce allemand au rgime autoritaire ma permis de prendre pleinement conscience de lincomparable supriorit dune ducation qui cherche rendre llve libre et responsable de ses actes

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    par rapport une ducation qui ne sappuie que sur le dressage, lautorit extrieure et lambition. La vritable dmocratie nest pas une vaine chimre.

    (1955, Esquisse autobiographique pour le centenaire de la fondation de lETH, SEP 14)

    Les objectifs de lenseignement

    Je voudrais minscrire en faux contre la conception qui assigne comme tche immdiate lcole denseigner les connaissances et les comptences particulires qui seront plus tard dune utilit immdiate dans la vie. Les exigences de la vie sont beaucoup trop multiples pour permettre denvisager que lcole puisse assurer une formation aussi spcialise. Il me semble de plus absolument inacceptable de traiter lindividu comme un instrument sans vie. Lcole doit toujours sefforcer de faire en sorte que celui qui la quitte soit un homme la personnalit harmonieuse, plutt quun spcialiste. Cela vaut mon avis, dune certaine faon, aussi pour les coles professionnelles dont les lves devront sorienter vers des mtiers bien prcis. Cest le dveloppement de laptitude gnrale penser, juger et travailler de faon autonome qui doit toujours rester au premier plan des proccupations, et non lacquisition de connaissances spcialises.

    (oct. 1936, Discours prononc pour le tricentenaire du Education Office de lEtat de New York, SEP 208)

    Accept lanne suivante lETH dans la filire de formation des enseignants, Einstein en sort diplm en juillet 1900. En 1901, aprs avoir conomis pendant plusieurs annes pour payer les

    droits, il acquiert la nationalit suisse, dont il ne se dfera jamais (en Suisse, il chappa au service

    militaire pour des raisons mdicales).

    A Zurich, ltudiant Einstein passe peu de temps frquenter les cours, mais il travaille beaucoup seul, avec ardeur et passion (Esquisse autobiographique, SEP 14) au laboratoire de physique, et il

    tudie les matres de la physique thorique avec une sainte ferveur (ibid.) : Helmoltz, Maxwell,

    Boltzmann, Kirchoff, Hertz (ces deux derniers ont tent de construire la mcanique sans recourir au

    concept mal dfini de force). Parmi ses professeurs figure Hermann Minkowski (1864-1909), qui

    jouera en 1907 un rle de premier plan dans la mise en forme mathmatique de la Relativit restreinte,

    mais dont les enseignements ne semblent gure avoir profit sur le coup au jeune tudiant.

    Einstein est une sorte de vagabond, un original (ibid., SEP 15), mais il se lie dune solide amiti avec son condisciple Marcel Grossmann (1878-1936), avec qui il conduit chaque semaine, en

    grande crmonie une discussion approfondie sur toutes les choses qui peuvent intresser des

    jeunes gens qui nont pas les yeux dans leurs poches , et qui lui prte pour les examens ses excellentes notes de cours, une vritable boue de sauvetage (ibid.). Grossmann jouera encore plus

    tard un rle important dans la vie dEinstein : cest son pre qui recommanda en 1902 le jeune Albert au directeur du Bureau des Brevets de Berne pour son premier emploi, une intervention pour laquelle

    Einstein lui fut toujours reconnaissant ; et dans les annes 1910, Einstein et Grossmann entretinrent

    une troite collaboration portant sur le formalisme mathmatique de la thorie de la Relativit

    gnrale.

    A Zurich, Einstein fait la connaissance en 1896, lors de soires musicales, de Michele Besso

    (1873-1955), un ingnieur suisse brillant et clectique, qui restera toujours son confident et avec lequel

    il changera une correspondance abondante portant tant sur les proccupations familiales que sur les

    questions scientifiques, politiques et philosophiques.

    Au dbut du XXme

    sicle, Zurich tait lune des villes les plus cosmopolites dEurope, qui attirait des tudiants de toutes les nationalits (il y avait avec Einstein en deuxime anne lETH quatre suisses, deux amricains et une citoyenne de lempire austro-hongrois), ainsi quune brillante intelligentsia en exil, parmi laquelle figura Lnine lui-mme. Cest ainsi quEinstein se lia galement damiti Zurich avec le jeune physicien autrichien Frdric Adler (1879-1960), le fils du grand dirigeant social-dmocrate Victor Adler. Propos en 1909 pour un poste dfinitif de professeur

    luniversit de Zurich, Adler insistera pour quil soit plutt attribu Einstein. Pacifiste ardent et

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    militant de la gauche socialiste, Adler assassina en 1916 le premier ministre autrichien et fut

    condamn mort avant dtre amnisti en 1918. Einstein sengagea vigoureusement dans sa dfense.

    Parmi les condisciples du jeune Albert Einstein lETH figurait galement une tudiante serbe, Mileva Maric (1875-1948). Il faut se reprsenter la force de caractre ncessaire une jeune femme

    originaire des rgions priphriques de lEurope comme une autre Marie Curie , pour affronter non seulement des tudes dans un pays tranger, mais aussi la suprmatie masculine absolue qui rgnait

    alors sur luniversit. Aprs avoir longtemps refus, Hermann Einstein consentit sur son lit de mort au mariage dAlbert et Mileva, qui eut lieu en janvier 1903. Albert Einstein trouva en son pouse, comme en tmoigne leur correspondance, une interlocutrice scientifique de premier ordre mme si elle est parfois instrumentalise aujourdhui pour tenter de dvaloriser luvre dEinstein lui-mme.

    Les Einstein eurent deux fils. Hans Albert, n en 1904 et dcd en 1973, fut diplm de lETH de Zurich et migra aux Etats-Unis en 1938, o il fut professeur de gnie hydraulique Berkeley ; il eut

    un fils, Bernhard Caesar, n en 1930. Son frre Eduard, n en 1910 et dcd en 1965, tait sensible et

    artiste mais, atteint de schizophrnie, il dut tre intern. Il semble que, avant la naissance de Hans

    Albert, les Einstein aient eu galement une petite fille, tt disparue et dont on ignore presque tout.

    Albert et Mileva se sparrent en 1914, peu aprs la nomination dEinstein Berlin. Ds lors, bien quEinstein continut de se soucier de la mauvaise sant de sa femme et de sa situation matrielle, notamment dans les conditions pnibles de la guerre et de laprs-guerre (conformment leur convention de divorce, il lui cda le bnfice de son prix Nobel), leurs relations furent difficiles.

    Quelques annes aprs son dcs, Einstein crivit :

    Cela assombrit mes relations avec mes deux garons, auxquels jtais tendrement attach. Cet aspect tragique de ma vie persista jusqu un ge avanc.

    (cit in PAIS 297)

    Sa correspondance avec Besso qui soccupa assidment de Mileva et de ses fils permet dentrevoir limportance quils revtaient pour Einstein, et aussi, de manire sourde mais poignante, son sentiment dimpuissance face leurs attentes, particulirement face la maladie dEduard.

    En 1917, aprs plusieurs annes de travail acharn, dune intensit difficilement imaginable, pour construire la thorie de la Relativit gnrale, Einstein tomba gravement et durablement malade. Il fut

    soign Berlin par sa cousine germaine Elsa, ne en 1876, qui tait veuve. Einstein lpousa en 1919, une fois le divorce avec Mileva prononc.

    Lun des aspects paradoxaux de la personnalit dEinstein rside dans le contraste entre son infinie bienveillance pour lhumanit dans son ensemble, et ce qui apparat parfois comme sa difficult ctoyer les humains rels :

    Mon sens exacerb de la justice et des obligations sociales a toujours form un singulier contraste avec une absence prononce de besoins de contacts humains et dinsertion dans la communaut. Je suis vritablement un solitaire, qui ne sest jamais senti appartenir de toute son me un Etat, une patrie, un cercle damis, et pas mme sa famille la plus troite ; au contraire, de tels liens nont jamais cess de minspirer un sentiment dtranget et un dsir de solitude, qui ne font que saccrotre avec lge.

    (1931, Comment je vois le monde, SEP 55)

    Mais la fixation obsessionnelle sur sa propre vie intrieure nest-elle pas le propre du gnie ? A Besso, il crira vers la fin de sa vie :

    Je persiste croire que tu aurais pu faire clore des ides de valeur dans le domaine scientifique si tu avais t assez monomaniaque. Un papillon nest pas une taupe, mais aucun papillon ne doit le regretter.

    (janv. 1948, Lettre Michele Besso, BESS 393)

    Einstein ne nous parle-t-il pas de lui-mme autant que de Besso ?

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    Le jeune savant

    Le premier texte scientifique dAlbert Einstein fut une lettre sur llectromagntisme, quil adressa seize ans son oncle Caesar dAnvers.

    Plus marquante fut la fameuse exprience de pense quil conut alors quil tait lve Aarau :

    Si lon poursuit une onde lumineuse la vitesse de la lumire, on se trouve face un champ dondes indpendant du temps. Mais il nexiste, semble-t-il, rien de tel. Cest ainsi que je fis, tout jeune, la premire exprience de pense concernant la thorie de la relativit restreinte. Linvention nest pas luvre de la pense logique, mme si le produit final est insparable dune mise en forme logique.

    (1955, Esquisse autobiographique prpare pour le centenaire de lETH, SEP 14)

    Au terme de ses tudes, ne parvenant pas obtenir un poste dassistant universitaire et aprs tre rest plusieurs mois sans emploi ou donner des leons, Einstein obtint en juin 1902 un poste

    d expert technique de troisime classe l Office suisse pour la dfense de la proprit intellectuelle , Berne.

    Il se lia bientt avec le philosophe roumain Maurice Solovine (1875-1978), qui avait rpondu

    une annonce dEinstein proposant des cours particuliers de physique et qui traduisit plus tard ses uvres en franais, et avec le mathmaticien Conrad Habicht (1876-1958), quil avait connu comme collgue dans une cole secondaire o il avait donn des cours. Ils formrent un cercle troit damis, l Acadmie Olympia , finalement moins purile que les Acadmies respectables que nous avons connues plus tard (nov. 1948, Lettre Solovine, SOLO 91). Ils y lisaient et commentaient

    soigneusement Spinoza, Hume, Mach, Poincar (La Science et lhypothse), et aussi Sophocle, Racine, Cervants

    L Acadmie fut dissoute en 1904 quand Habicht et Solovine quittrent Berne. Mais bientt Einstein put faire entrer Besso au Bureau des Brevets, o il fut employ de 1904 1908. Ensemble, ils

    avaient chaque jour de longues conversations sur le chemin de retour du bureau, et lesprit aiguis de Besso contribua notablement aider Einstein prciser ses penses. Einstein le remercia dans son

    article sur la Relativit restreinte en 1905 :

    En conclusion, je tiens dire que, lorsque je travaillais la solution des problmes traits ici, le soutien de mon ami et collgue M. Besso ne ma jamais manqu et que je lui suis redevable dune stimulation prcieuse.

    (juin 1905, Sur llectrodynamique des corps en mouvement, REL 58)

    Cest pendant cette priode bernoise quEinstein ralisa les dcouvertes qui devaient faire de lui lun des plus grands physiciens de tous les temps, et il en restera toujours reconnaissant au directeur du Bureau, Friedrich Haller, qui lavait engag malgr la faiblesse de ses connaissances techniques :

    Cest ainsi que de 1902 1909, priode durant laquelle mon activit fut la plus productive, je fus dlivr de tout souci matriel. Indpendamment de cela, ce fut pour moi une vritable bndiction que de travailler la rdaction dfinitive de brevets techniques. Ce travail mobligeait exercer mon esprit dans des domaines varis, tout en moffrant largement de quoi stimuler ma rflexion en physique.

    Avoir une activit professionnelle concrte est finalement une bndiction pour quelquun comme moi. En effet, les exigences de la carrire universitaire sont telles que les jeunes chercheurs doivent produire une quantit impressionnante darticles scientifiques. Cest l une incitation la superficialit laquelle seules de trs fortes personnalits peuvent rsister. De plus, la plupart des activits professionnelles pratiques sont telles que nimporte qui de normalement dou peut raliser ce quon attend de lui. Son existence quotidienne nest pas soumise aux alas dune inspiration particulire. Sil ressent un intrt plus profond pour les sciences, il peut toujours, en marge du travail qui lui est

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    impos, se consacrer ses chres tudes. Il nest pas oblig de vivre dans la crainte de voir ses efforts rester sans rsultats.

    (1955, Esquisse autobiographique prpare pour le centenaire de lETH, SEP 15-16)

    *

    * *

    Lanne 1905 fut pour Einstein ce quavait t pour Newton lanne 1666 : lannus mirabilis, lanne merveilleuse o senchanent coup sur coup les dcouvertes les plus mmorables.

    Pour mesurer les contributions dEinstein durant cette anne fameuse, il faut se remettre en mmoire ltat de la physique lpoque.

    La physique du XIXme

    sicle reposait sur deux piliers qui semblaient inbranlables : la mcanique

    et llectromagntisme. La mcanique, expose sous une forme acheve par Newton (1642-1727) dans les Principia Mathematica en 1687, constituait la science par excellence . Non seulement elle avait

    remport depuis deux sicles dimmenses succs, notamment dans le domaine cleste, mais ses bases pistmologiques faisaient delle le modle de toutes les sciences : elle se fondait dune part sur la mthode exprimentale inaugure par Galile, et dautre part sur les mathmatiques les plus avances de lpoque, notamment le calcul diffrentiel et intgral invent par Newton lui-mme. Pour sa part, la synthse de llectricit, du magntisme et de la lumire ralise vers 1865 par James Clerck Maxwell (1831-1879) rendait compte des dcouvertes exprimentales du XIX

    me sicle, rendues possibles par

    de nombreux dveloppements techniques. A ct des particules lectrises de matire,

    llectromagntisme de Maxwell reposait sur le concept de champ , introduit par le gnial exprimentateur que fut Michael Faraday (1791-1867).

    Le XIXme

    sicle avait vu galement lapparition dune nouvelle science, la thermodynamique, dont le point de dpart tait la description des lois auxquelles obissent les machines, et notamment les

    machines vapeur. Cette thorie repose sur deux principes : limpossibilit du mouvement perptuel, et limpossibilit du transfert spontan de chaleur dun corps froid vers un corps chaud ; elle avance deux nouveaux concepts : lnergie, qui se conserve, et lentropie, qui augmente dans un systme isol.

    Enfin, de plus en plus de physiciens et de chimistes se rallirent progressivement au cours du

    sicle lhypothse atomiste, avance par John Dalton (1766-1844) ds 1805. Cette thorie rencontra de fortes oppositions, fondes sur des arguments non seulement scientifiques mais aussi

    pistmologiques, rejetant le recours des entits, les atomes, considres comme purement

    mtaphysiques car inobservables. Latomisme ne triomphera que vers les annes 1910, suite de nombreux travaux auxquels Einstein contribua de manire importante. Une interprtation atomiste de

    la thermodynamique, la mcanique statistique qui constitue aujourdhui lune des approches les plus fructueuses de la description physique de la nature fut propose par Ludwig Boltzmann (1844-1906), mais elle faisait encore vers 1900 lobjet doppositions virulentes.

    Le grand physicien William Thomson (Lord Kelvin, 1824-1907) avait cru pouvoir dclarer :

    Dans tous les grands domaines, la physique forme un ensemble harmonieux, un ensemble

    pratiquement complet. Il ajouta cependant (nous sommes en 1904) : La beaut et la clart de la

    dynamique est cependant obscurcie par deux nuages (Baltimore Lecture, 1904). Le premier

    nuage trouvait son origine dans les rsultats ngatifs des expriences visant dtecter le

    mouvement de la Terre travers l ther luminifre , suppos porter les ondes lumineuses et lectromagntiques ce sera le point de dpart de la thorie de la relativit restreinte. Le second nuage tait d aux caractristiques du rayonnement lumineux des corps en fonction de la

    temprature, en particulier pour le plus simple dentre eux, le corps noir ce sera le point de dpart de la thorie des quanta.

    Cest dans ces deux directions quallait sillustrer un employ de troisime classe du Bureau des Brevets de Berne, diplm de lEcole Polytechnique de Zurich, un certain Albert Einstein. Le jeune savant tait rsolument atomiste, et il maniait avec habilet la thermodynamique et la mcanique

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    statistique, ainsi que le montrent plusieurs articles publis avant 1905 et qui servirent en quelque sorte

    de banc dessai sa pense.

    Mais cest en 1905, 26 ans, quil fournit coup sur coup une srie de contributions mmorables.

    *

    * *

    Dans lordre chronologique, qui nest pas sans importance, le premier de cette srie darticles, termin le 17 avril et publi dans la revue Annalen der Physik, est intitul Un point de vue

    heuristique concernant la production et la transformation de la lumire . Einstein sy dclare insatisfait du contraste entre la nature continue attribue au rayonnement et la nature atomiste de la

    matire, et il argumente de la manire suivante :

    De fait, il me semble que les observations portant sur le rayonnement noir , la photoluminescence, la production de rayons cathodiques par la lumire violette [leffet photolectrique], et dautres classes de phnomnes concernant la production ou la transformation de la lumire, apparaissent comme plus comprhensibles si lon admet que lnergie de la lumire est distribue de faon discontinue dans lespace.

    (avril 1905, Un point de vue heuristique concernant la production et la transformation de la lumire, QUANT 40)

    Cet article marque la deuxime tape fondatrice de ce qui allait devenir la thorie la plus

    rvolutionnaire de la physique du XXme

    sicle, la mcanique quantique. Einstein y reprenait les

    travaux de Planck sur le rayonnement du corps noir, datant de 1900. Max Planck (1858-1947) avait

    alors montr que, pour se conformer aux observations, il fallait que ce rayonnement soit mis par

    paquets dnergie (les quanta), et non de manire continue, lnergie de quantum tant dfinie par

    sa frquence (relie la couleur du rayonnement) et par une grandeur fondamentale de la nature, la constante de Planck h : E = h

    Cette approche permettait seule dviter limpasse laquelle menaient les travaux bass sur la thorie lectromagntique classique : pour celle-ci, le rayonnement tant mis de manire continue,

    toutes les longueurs donde sont permises, mme les plus courtes (cest la catastrophe ultraviolette ). Il faudrait donc en principe fournir une nergie infinie pour lever dun seul degr la temprature dun corps ; autrement dit encore, la personne qui regarderait par un petit trou lintrieur dun four devrait tre volatilise par une bouffe de chaleur infinie !

    Pour sa part, Einstein utilisait la mcanique statistique pour franchir dans son article de 1905 un

    pas dcisif par rapport Planck : pour Einstein, ce nest pas seulement lmission du rayonnement par un corps chauff qui doit avoir lieu sous forme de quanta, mais le rayonnement lui-mme est

    ncessairement constitu de quanta dnergie : lnergie de la lumire, malgr son comportement ondulatoire, est dune certaine manire de nature atomiste. Cette approche permettait Einstein dexpliquer, en conclusion de son article, leffet photolectrique, cest--dire le fait que les lectrons arrachs dun mtal par une lumire incidente de frquence donne ont tous la mme nergie (car celle-ci ne dpend que de la frquence de londe), alors que cest leur nombre qui dpend de lintensit de la lumire. Ceci lui vaudra le prix Nobel de physique pour 1921.

    En 1906, Einstein ouvrira en outre la thorie des quanta un champ dapplication tout diffrent du domaine du rayonnement : il lutilisa pour expliquer la diminution basse temprature de la chaleur spcifique des solides (cest--dire leur capacit emmagasiner de la chaleur). En effet, les atomes emmagasinent lnergie thermique sous forme de mouvements doscillation, correspondant des

    quanta diffrents. Mais latome est incapable dabsorber des nergies infrieures un certain seuil h et, basse temprature, la capacit calorifique diminue.

    *

    * *

    Le 30 avril, Einstein achve sa thse de doctorat, soumise luniversit de Zurich et ddie Marcel Grossmann. Elle porte Sur une nouvelle dtermination des dimensions molculaires .

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    Einstein tudie pour cela la dissolution dune substance dans un liquide. Au moyen dun modle simple, il calcule ce que doit tre dune part la vitesse de diffusion des molcules de la substance dans le liquide, dautre part la modification de viscosit qui sen suit. En utilisant les mesures existantes de ces deux quantits, il put dterminer avec une bonne prcision les dimensions des molcules dissoutes

    ainsi que le nombre dAvogadro, cest--dire le nombre de molcules contenues dans une masse dtermine de substance. La thse fut accepte en juillet et publie lanne suivante.

    *

    * *

    Le 11 mai, un nouvel article est reu par les Annalen der Physik, profondment ancr lui aussi sur

    la conviction dEinstein que la matire est de nature atomiste. Ce travail porte sur le mouvement dsordonn de petites particules en suspension dans un liquide, que le botaniste Robert Brown a mis

    en vidence pour la premire fois en 1826 en observant au microscope des grains de pollen dans leau ( mouvement brownien ). Selon Einstein, qui ne connaissait pas lpoque le dtail des mesures existantes, ce mouvement est d aux chocs rpts que subissent les particules en suspension heurtes

    par les molcules du liquide, elles-mmes animes en permanence dun mouvement d la chaleur. Bien que les mouvements des molcules du liquide se produisent en moyenne de manire gale dans

    toutes les directions, elles connaissent des irrgularits qui fournissent aux particules en suspension un

    mouvement dcelable. Dans son article, Einstein montre comment les caractristiques de ce

    mouvement permettent de calculer le nombre dAvogadro. Il reviendra sur le sujet en dcembre 1905, et encore par la suite.

    Dans les annes qui suivirent, le physicien franais Jean Perrin, qui avait contribu grandement

    la dcouverte de llectron en 1897, mesura avec une patience infinie les trajectoires de microsphres en suspension dans un liquide et il en dduisit sur la base des calculs dEinstein une valeur remarquablement prcise du nombre dAvogadro. Au total, ce nest pas moins de 13 estimations concordantes du nombre dAvogadro, dont quatre bases sur des travaux dEinstein (mouvements browniens de translation et de rotation, bleu du ciel et opalescence critique) et une sur la formule de

    Planck, que Perrin put rassembler dans son ouvrage clbre Les atomes , publi en 1913 et qui

    emporta de manire dcisive ladhsion des savants latomisme.

    *

    * *

    Le 30 juin 1905, les Annalen der Physik reoivent encore dEinstein un article gnial, intitul : Sur llectrodynamique des corps en mouvement . Cet article avait t rdig en six semaines mais il avait t longuement mri, depuis lexprience de pense dAarau et la lecture de Poincar au sein de lAcadmie Olympia.

    Cest que, tout au long du XIXme sicle, une question avait tracass les physiciens. Puisque la lumire est une onde, comme lavaient prouv les travaux de Thomas Young (1773-1829) et Augustin Fresnel (1788-1827), notamment grce des expriences dinterfrence, cette onde doit tre porte par un milieu qui ondule , que lon avait baptis ther . Mais cet ther devait avoir des proprits paradoxales : il devait la fois tre parfaitement rigide (pour pouvoir porter des ondes

    transverses, comme une tle qui vibre, la diffrence dun milieu compressible qui porte des ondes longitudinales, comme lair transmet les ondes sonores), et il devait simultanment noffrir aucune rsistance au mouvement des corps clestes, parfaitement dcrit par la mcanique de Newton au sein

    de lespace vide . De plus, aucune exprience ntait parvenue mettre en vidence le mouvement de la Terre travers lther (aucun vent dther ntait perceptible), et la vitesse de la lumire dans le vide apparaissait indpendante de sa direction, alors que selon la mcanique classique elle aurait d

    sajouter la vitesse de la Terre dans lespace quand elles taient parallles, et sen soustraire dans le cas oppos. Cette invariance de la vitesse de la lumire dans le vide avait notamment t montre avec

    une bonne prcision en 1881 et 1887, par les fameuses expriences dAlbert Michelson (1852-1931) et de son collaborateur E.W. Morley.

    Pour rendre compte du rsultat ngatif de ces expriences, le savant hollandais Hendrik Antoon

    Lorentz (1853-1928) avait suggr dune part que, lors de leur mouvement travers lther, les corps

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    connaissent une vritable contraction de leurs dimensions parallles au mouvement, et dautre part que leur soit associ un temps propre , sorte de temps fictif scoulant plus lentement. Ces questions avaient galement attir lattention dHenri Poincar (1854-1912), le physicien et mathmaticien le plus rput de lpoque, en outre philosophe et vulgarisateur (il est lauteur de la fameuse sentence caractrisant le libre-examen : La pense ne doit jamais se soumettre, ni un dogme, ni un parti,

    ni une passion, ni un intrt, ni une ide prconue, ni quoi que ce soit, si ce n'est aux faits

    eux-mmes, parce que, pour elle, se soumettre, ce serait cesser d'tre ). Outre le rle crucial quil attachait aux rsultats de Lorentz, Poincar mit au centre de ses rflexions le principe de relativit,

    gnralisation du principe dinertie de Galile, en nonant quil doit tre impossible de dceler si un corps est en mouvement ou au repos absolu par rapport lther. Ceci le conduisit publier en juin 1905, indpendamment dEinstein, un article qui dgageait les lois mathmatiques de la relativit, et dont dcoulait linvariance de la vitesse de la lumire.

    Pour sa part, Einstein raconta plus tard ses ttonnements :

    Linvariance de la vitesse de la lumire tait en conflit avec la rgle daddition des vitesses bien connue en mcanique. Jprouvais une grande difficult comprendre pourquoi ces deux faits se contredisaient mutuellement. () Par bonheur, un de mes amis bernois [Besso] vint mon secours. Ce fut vraiment une trs belle journe, ce jour o je lui rendis visite. Je commenai par lui expliquer : Jai rencontr rcemment un problme que je narrive pas rsoudre, et je viens en discuter avec toi.

    Aprs avoir examin avec lui pas mal de possibilits, je parvins soudain cerner le problme. Le lendemain, je revins le voir et, sans prendre le temps de le saluer, je lui dis : Merci. Jai entirement rsolu le problme. () Cinq semaines aprs () la thorie actuelle de la relativit restreinte tait acheve.

    (dc. 1922, Confrence de Kyoto, cit in PAIS 136)

    Einstein apportait une rponse rvolutionnaire, qui permettait dexpliquer la non-observation du mouvement de la Terre travers lther : il niait tout simplement lexistence de lther, en mme temps que de lespace et du temps absolus de Newton. Il sappuyait sur le fait que, en matire despace et de temps, nous ne connaissons en fait que les mesures que nous pouvons raliser en disposant de

    rgles et dhorloges. Comme Poincar, il avait compris que les horloges disposes en des lieux diffrents doivent tre synchronises entre elles, et que cela peut se faire par lchange de rayons lumineux. Si lon admet que, dans le vide, ces rayons se propagent dans toutes les directions la mme vitesse, invariante, et ceci quel que soit le mouvement de la source, il en dcoule que le temps

    semble scouler plus lentement dans un rfrentiel en mouvement que dans celui de lobservateur (et de mme quand les rles sont inverss). Einstein retrouvait ainsi les quations de la relativit de

    LorentzPoincar.

    Bien que moins fondamentale sans doute que la rvolution des quanta, cette refonte des

    conceptions traditionnelles de lespace et du temps allait marquer tout particulirement les esprits, car elle remettait en cause des vidences a priori de nos sens, tels du moins quils ont t duqus pendant des millnaires et tout particulirement depuis les dbuts de la physique classique.

    Dsormais, lespace et le temps allaient former une seule entit quatre dimensions intrinsquement mles, et pas seulement juxtaposes. Et une nouvelle exigence allait simposer toutes les thories physiques, qui gnraliserait le principe dinertie de Galile : limpossibilit de dterminer par des expriences physique un tat de repos par rapport un espace absolu , ou encore

    lquivalence entre tous les mouvements rectilignes uniformes dfinissant les systmes de rfrence inertiels , cest--dire non acclrs. La restriction aux rfrentiels inertiels justifie lappellation de principe de relativit restreinte.

    Fin septembre 1905, Einstein publia un article complmentaire celui-ci, o il introduisait

    lquivalence de la masse et de lnergie, la clbrissime formule E = m c2.

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    La reconnaissance acadmique

    La srie darticles exceptionnels publis par Einstein partir de 1905 nallait pas manquer dattirer sur lui lattention des savants. Bientt, la carrire acadmique souvrirait devant lui, et il allait quitter labri modeste du Bureau des Brevets, quil appelait le clotre .

    Avant mme doccuper un poste universitaire officiel, Einstein est fait en 1909 docteur honoris causa de luniversit de Genve, en mme temps que Marie Curie, Wilhelm Ostwald (auprs duquel il avait vainement sollicit un poste dassistant en 1901, mais qui sera le premier le proposer pour le prix Nobel) et Ernest Solvay. La mme anne, aprs quil eut prest quelques mois Berne comme privat-dozent , cest--dire enseignant indpendant, luniversit de Zurich lui offre un poste de professeur de physique thorique. En avril 1911, il est nomm professeur ordinaire luniversit allemande de Prague il doit pour cela revtir le grand uniforme et porter lpe pour prester serment lEmpereur, et se dclarer adepte de lune des religions reconnues : lui qui a toujours proclam ne pas avoir de religion, il se dclare isralite.

    Et les propositions universitaires se multiplient : Vienne, Utrecht, Leyde, o Lorentz vient de

    prendre sa retraite et o Einstein acceptera ultrieurement de donner chaque anne des leons au titre

    de professeur associ, sur linsistance de son ami Paul Ehrenfest (1880-1933) qui a succd Lorentz. Mais cest Zurich que choisit Einstein. LETH a cr pour lui une chaire de physique mathmatique, et il y revient en aot 1912.

    Au printemps 1913, Planck et le chimiste Walther Nernst (1864-1941) se rendent en personne

    Zurich pour convaincre Einstein de rallier Berlin. Il serait membre de lAcadmie des Sciences de Prusse, recevrait le titre de professeur de luniversit de Berlin, serait nomm directeur de lInstitut de Physique, mais nencourrait aucune obligation, ni administrative ni denseignement. Formellement, la nationalit allemande lui serait (r-) attribue mais, dclara-t-il, jai pos comme condition que je garderais toute ma libert dexpression et resterais citoyen suisse. (oct. 1921, Interview pour le Figaro, EP 47). Les Einstein emmnagent Berlin en avril 1914, mais Mileva ne tarde pas retourner

    avec les enfants Zurich.

    Il tait donc tout fait naturel quEinstein ft partie de llite des physiciens appels se runir Bruxelles du 30 octobre au 3 novembre 1911, linvitation de lindustriel et mcne belge Ernest Solvay (1838-1922).

    Ernest Solvay tait un autodidacte, qui avait de la science une grandiose vision unifie :

    Jai entrevu dans les voies nouvelles de la science trois directions que jai suivies, trois problmes qui, en ralit, nen forment mes yeux quun seul : cest dabord un problme de physique gnrale : la contribution de la matire dans le temps et dans lespace ; puis un problme de physiologie : le mcanisme de la vie depuis ses manifestations les plus humbles jusquau phnomne de la pense ; enfin, en troisime lieu, un problme complmentaire des deux premiers : lvolution de lindividu et celle des groupes sociaux. (cit in L. D'Or et A.-M. Wirtz-Cordier, Ernest Solvay, in SOLV 9).

    Cette fascination pour la science s'exprime dune double faon : Solvay tente de produire un systme scientifique unitaire, qui aborde tous les aspects du fonctionnement de l'univers, et il entend

    faire de la science un principe directeur de la bonne marche de la socit.

    Dsirant partager ses rflexions philosophiques et scientifiques avec les grands savants de son

    poque, il proposa en 1910 Nernst dorganiser un Concile scientifique , o seraient discutes les principales questions actuelles touchant la nature.

    Nernst vit l une opportunit pour discuter la nouvelle problmatique des quanta, laquelle il avait

    t sensibilis notamment travers les travaux dEinstein sur la chaleur spcifique. Mais quand il avait fait part du projet Planck, celui-ci lui avait dabord fait part de ses doutes :

    Je suis persuad que la moiti peine des participants que vous avez en vue se rend assez vivement compte de l'absolue ncessit d'une rforme pour qu'ils se dcident

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    assister au Congrs. (...) Parmi les jeunes aussi l'urgence et l'importance de ces questions sont loin d'tre suffisamment reconnues (...). Il n'y a, je pense, sauf nous, qu'Einstein, Lorentz, W. Wien et Larmor qui s'intressent srieusement la chose.

    (Lettre de M. Planck W. Nernst, 11 juin 1910, cite in SOLV 46)

    Lide fit cependant son chemin, et bientt se runissait Bruxelles sous la prsidence de Lorentz le premier Conseil de physique Solvay, une sorte de Congrs priv diront les Comptes-rendus. Le

    thme de ce premier Conseil de physique tait La thorie du rayonnement et les quanta .

    Parmi les participants, aux cts de Lorentz, Planck, Nernst et Einstein, on trouvait Henri

    Poincar, le spectroscopiste Arnold Sommerfeld (1868-1951), les exprimentateurs Emil Warburg

    (1846-1931) et Heindrich Rubens (1865-1922), spcialistes des mesures de rayonnement, le hollandais

    Heike Kamerlingh-Onnes (1853-1926), qui tudiait les trs basses tempratures et dcouvrit la

    supraconductivit, les thoriciens Wilhelm Wien (1864-1928) et James H. Jeans (1877-1946), le

    brillant exprimentateur de Manchester Ernst Rutherford (1871-1937), et plusieurs savants franais,

    dont Paul Langevin (1872-1946), Marie Curie (1867-1934) et Jean Perrin (1870-1942).

    Le Conseil avait t prpar par la rdaction de communications dtailles, dont lune prsente par Einstein. Le 11 septembre, il stait dailleurs excus dans une lettre Besso :

    Je te remercie beaucoup pour tes chres lettres si dtailles. Si je ne te rponds pas avec la mme application, cest parce que je suis tourment par le bavardage que je destine au congrs de Bruxelles.

    (sept. 1911, Lettre Michele Besso, BESS 28)

    Le Conseil Solvay, qualifi anticipativement par Einstein de sabbat de Bruxelles (oct. 1911,

    Lettre Besso, BESS 34), fut en ralit le premier congrs de physique thorique. Il se droula

    presque sans recours aux quations, mais sous la houlette de Lorentz les plus grands esprits tentrent

    de cerner les mystres du monde nouveau qui souvrait la physique. Comme le rapporta Einstein un ami :

    Lorentz a prsid avec un tact incomparable et une incroyable virtuosit. Il parle les trois langues galement bien et son intelligence scientifique est unique. () Lorentz est merveilleux dintelligence et dun tact exquis. Une uvre dart en chair et en os !

    (nov. 1911, Lettres Zangger, cit in HOF 109-110)

    Mais les obstacles taient multiples ! Comment interprter les phnomnes nouveaux, alors que les

    seuls outils thoriques disponibles taient ceux de la physique classique, dont on savait par ailleurs

    quelle tait prise en dfaut ? Einstein devait rsumer la situation peu aprs :

    On a constat avec consternation lchec de la thorie, sans trouver de remde. Ce congrs avait tout dune lamentation sur les ruines de Jrusalem. Il nen est rien sorti de positif. Mes interventions chancelantes ont soulev un grand intrt, et aucune critique srieuse [na t formule leur gard]. Mais jen ai peu profit, car tout ce que jai entendu mtait connu.

    (dc. 1911, Lettre Michele Besso, BESS 42)

    Personne ny voit clair. Il y aurait dans toute cette affaire de quoi ravir une compagnie de jsuites dmoniaques.

    (nov. 1911, Lettre Zangger, cit in HOF 110)

    Photo Conseil Solvay 1911

    Le Conseil fut en ralit un extraordinaire succs. Il avait ouvert les yeux de plusieurs des

    participants, au premier rang desquels Poincar, sur limportance extrme de la question des quanta, et avait propuls celle-ci au centre des proccupations des physiciens, grce en particulier la qualit

    exceptionnelle des Comptes-rendus rdigs par Langevin et Maurice de Broglie, et bientt traduits en

    allemand.

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    Le Conseil fut aussi un grand succs sur le plan des relations personnelles et amicales. Les

    congressistes furent reus chez M. et Mme Solvay ainsi quau Palais royal. On retrouvera plus tard plusieurs des participants luttant avec Einstein pour la paix et lentente entre les peuples, notamment Langevin, Marie Curie et Jean Perrin. Quant Lorentz, Einstein allait lui vouer toute sa vie un profond

    respect et une relle affection. Outre son admiration pour luvre scientifique du savant, qui avait pur et clarifi la thorie de Maxwell, Einstein aimait en lui lhumaniste et le pacifiste, dont il rappela souvent

    deux courtes sentences de Lorentz qui mont profondment marqu : Je suis heureux dappartenir une nation trop petite pour commettre de grandes folies . Et celle-ci : dans une conversation pendant la premire guerre mondiale, un homme qui tentait de le persuader que les destins se forgent par la force et la violence, il rpondit : Vous avez peut-tre raison, mais je ne voudrais pas vivre dans un tel univers .

    (1928, Hommage H. A. Lorentz, CJVM 41)

    Le succs du Conseil conduisit Ernest Solvay prolonger son mcnat en fondant en 1912 les

    Instituts internationaux de Physique et de Chimie, et en soutenant la convocation en 1913 dun deuxime Conseil de Physique, consacr La structure de la matire atomes et lectrons , o se retrouvrent la plupart des participants au Conseil de 1911, dont Einstein lui-mme.

    Photo Conseil Solvay 1913

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    La relativit gnrale

    En 1905, la thorie de la Relativit restreinte sest impose Einstein sur base de lexigence du respect dun principe : le principe de relativit, qui proclame lquivalence entre tous les rfrentiels inertiels , cest--dire non acclrs, et labsence dun rfrentiel privilgi (lespace absolu).

    Les lois relativistes du mouvement (pour des vitesses comparables celle de la lumire), les

    nouvelles rgles de composition des vitesses, la nouvelle interprtation de lnergie et de limpulsion dont dcoule lquivalence entre masse et nergie, bref toute la nouvelle thorie dcoulait dun coup du principe de relativit et de linvariance de la vitesse de la lumire dans le vide, comme Minerve tait sortie tout arme du crne de Jupiter.

    La Relativit restreinte constituait donc pour Einstein une thorie apparente la

    thermodynamique, en ce quelle repose elle aussi sur des principes : le principe de la conservation, travers tous les phnomnes naturels, dune certaine grandeur (lnergie), et celui de la croissance pour les systmes isols dune autre grandeur (lentropie).

    Mais aux yeux dEinstein, la nouvelle thorie ntait pas entirement satisfaisante, car elle ne se fondait pas sur lquivalence de tous les types de mouvements, mais seulement sur les mouvements inertiels, cest--dire non acclrs . En outre, mme ceci ntait pas clair : il est question de rfrentiels non acclrs , mais par rapport quoi sestime cette (non-)acclration ? Einstein engagea donc un gigantesque effort pour construire une thorie obissant au principe de relativit

    gnral , refusant un rle privilgi mme la catgorie des rfrentiels inertiels ce quon appellera le principe de covariance gnrale des quations, cest--dire leur identit formelle dans tous les rfrentiels.

    Au centre des nouveaux dveloppements se trouvait lobservation, dj souligne par Newton, de lgalit numrique de la masse inerte (qui mesure la rsistance dun corps une acclration) et de la masse pesante (qui mesure lattraction gravitationnelle quil subit de la part dautres corps). Cette galit est la base de la loi de Galile selon laquelle tous les corps tombent la mme vitesse.

    Einstein en fit un principe, le principe dquivalence entre masse inerte et masse pesante, qui forma le point de dpart et lappui solide de sa thorie. Ds lors, cest toute lnergie dun corps, y compris son nergie de rayonnement et son nergie cintique, qui dtermine lattraction gravitationnelle quil exerce sur dautres corps.

    Le principe de relativit gnrale signifie donc que les lois de la physique formules dans un

    rfrentiel en mouvement acclr ne peuvent, en principe, tre distingues des lois de la physique

    formules dans un rfrentiel immobile mais soumis la pesanteur. Enferms dans une cabine

    dascenseur sans vitre, nous ne pourrons savoir si celle-ci acclre vers le haut ou si elle est immobile mais est soumise un champ de pesanteur dirig vers le bas.

    Ceci fournissait Einstein un laboratoire pour construire une thorie de la gravitation.

    Considrons que la cabine dascenseur soit acclre vers le haut, et quun rayon lumineux la traverse perpendiculairement la direction du mouvement. Le rayon se propage en ligne droite mais, pendant

    quil traverse la cabine, le sol de celle-ci sest dplac vers le haut, et pour un observateur dans la cabine le rayon semble donc stre rapproch du sol : sa trajectoire apparat courbe. De manire quivalente, dans un laboratoire immobile mais soumis au champ de la pesanteur, la trajectoire dun rayon lumineux doit galement apparatre courbe.

    Supposons maintenant que le rayon soit mis de bas en haut, le rfrentiel (lascenseur) acclrant vers le haut. Comme le sommet de lascenseur fuit devant le rayon, la frquence de la lumire y apparat rduite par rapport sa frquence lmission. Par le principe dquivalence entre mouvement acclr et champ de la pesanteur, il en dcoule que la frquence dune lumire mise

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    dans un champ de gravitation (dirig vers le bas) apparat galement rduite : cest le phnomne de dcalage vers le rouge de la lumire.

    Cette fois, lanalyse thorique ne conduisait pas seulement Einstein unir indissociablement lespace et le temps, comme dj dans la Relativit restreinte. Avec la Relativit gnrale, lespace-temps est lui-mme insparable de la matirenergie. Il nexiste pas despace ni de temps sans matire, lespacetemps nest pas un simple rceptacle de la matire, qui pourrait lui prexister :

    A condition de ne pas prendre trop au srieux la rponse et de ny voir quune espce de plaisanterie, je puis vous donner lexplication suivante. Auparavant, on croyait que si toutes les choses matrielles disparaissaient de lunivers, le temps et lespace demeureraient quand mme. Avec la thorie de la Relativit, au contraire, le temps et lespace disparaissent aussi bien avec les choses.

    (avril 1921, Rponse des journalistes amricains, FR 269)

    En outre la prsence de matire dtermine les caractristiques mmes de lespacetemps : il est lui-mme courb par la prsence de grandes masses de matire, et une particule ou un rayon lumineux qui

    suivent travers lespace le chemin le plus court (une godsique) dcrivent en fait une trajectoire courbe, dpendant de la matire voisine. De sorte que la Relativit gnrale, qui est une thorie de la

    gravitation, est en mme temps une gomtrie (non-euclidienne).

    La construction de la thorie de la Relativit gnrale se poursuivra pendant plusieurs annes, et

    Einstein ne parvint au terme de ses efforts quen 1916. Il avait d pour cela affronter des difficults mathmatiques considrables, sans commune mesure avec celles rencontres pour la Relativit

    restreinte, face auxquelles il avait reu Zurich laide prcieuse de Marcel Grossman.

    Einstein a consacr dix ans de sa vie ce problme [celui de la gravitation] alors que personne ne sy intressait Mditer sur un problme pendant dix ans sans aucun encouragement extrieur demande une grande force de caractre. Cest cette force de caractre, peut-tre plus encore que sa grande intuition et son imagination, qui a conduit Einstein la ralisation de son uvre scientifique.

    (L. Infeld, cit in CENT 123)

    Einstein fut rempli denthousiasme (il raconta quil tait si excit quil ne put travailler pendant trois jours) quand il vrifia que sa thorie permettait dexpliquer le dsaccord minime (43,5 secondes darc par sicle !) entre les observations portant sur la lente rotation de la trajectoire elliptique de la plante Mercure autour du Soleil (la prcession du prihlie ) et tous les calculs bass sur la thorie

    de Newton, prenant en compte avec prcision linfluence des autres plantes.

    On la dit, la nouvelle thorie prdisait que les rayons lumineux devaient tre dvis par le champ gravitationnel dune toile, non seulement cause de lattraction exerce par celle-ci compte tenu de lquivalence entre nergie lumineuse et masse, mais en outre cause de la courbure de lespace mme. Cette prdiction aurait d tre teste lors de lclipse solaire de 1914, mais la guerre empcha lenvoi en Russie, o lclipse tait totale, de lexpdition astronomique prvue ; ceci fut heureux, car la thorie tait en fait encore inacheve lpoque, et la prdiction diffrait dun facteur de deux de la vritable valeur.

    Cest donc lors de lclipse de mai 1919 que la prdiction prcise dEinstein fut mise lpreuve par des expditions lle de Principe et au Brsil, sous la direction dArthur Eddington (1882-1944). Et ce fut un triomphe !

    Pour sa part, le ralentissement du temps, impliquant le dcalage vers le rouge de la frquence

    de la lumire mise par les toiles, put tre vrifi en comparant les raies spectrales dtoiles doubles (en dpit de grandes difficults techniques dues notamment la ncessit de corriger les

    observations pour des effets plus importants, notamment leffet Doppler d au mouvement des astres et la vitesse finie de la lumire), ainsi que par diverses autres mesures au cours des dernires

    dcennies.

    Enfin, une autre prdiction fondamentale de la Relativit gnrale, lmission dondes gravitationnelles lors dvnements cosmiques de trs grande ampleur, na pas encore pu tre mise

  • - 19 -

    directement en vidence, mais plusieurs expriences sont actuellement en cours pour ouvrir cette

    nouvelle fentre vers une vrification de la thorie, et vers lobservation de lunivers. Quant lexistence des trous noirs impliqus par la Relativit gnrale, elle semble de mieux en mieux tablie.

    Einstein ntait pas le seul lpoque travailler sur la thorie de la gravitation. De nombreux physiciens et mathmaticiens, dont David Hilbert (1862-1943), Flix Klein (1849-1925), Hermann

    Weyl (1885-1955) et bien dautres donnrent une srie de contributions importantes. Un professeur de lULB, Thophile De Donder (1872-1957), qui fut lun des matres de la physique mathmatique en Belgique, avait publi ds 1916 des rsultats de qualit sur la thorie de la gravitation lAcadmie dAmsterdam, par lintermdiaire de Lorentz (De Donder enseignait lpoque lAthne de Saint-Gilles, suite la fermeture des universits belges pendant la guerre). Ceci lamena entretenir une correspondance avec Einstein, avant de le retrouver aux Conseils Solvay partir de 1927.

    Raison et exprience

    Nous vnrons dans la Grce antique le berceau de la civilisation occidentale. Cest l que, pour la premire fois, fut cre cette merveille de lesprit humain quest un systme logique dont les noncs rsultaient avec une telle rigueur les uns des autres quaucune des propositions dmontres ne pouvait alors donner prise au moindre doute la gomtrie dEuclide. Cette admirable uvre de la raison a donn lesprit humain la confiance ncessaire pour entreprendre ses conqutes futures. ()

    Mais pour que mrisse une science qui embrasse la ralit, il fallait que soit comprise une deuxime notion fondamentale qui, jusqu Kepler et Galile, ne faisait pas partie des ides communment admises par les philosophes. Par la seule pense logique, nous ne pouvons acqurir aucun savoir sur le monde de lexprience ; tout savoir sur la ralit part de lexprience et aboutit elle. Si on les rfre au rel, les noncs tablis grce la seule logique sont parfaitement vides. Cest en comprenant cela, et surtout en sefforant de le faire comprendre au monde scientifique, que Galile est devenu le pre de la physique moderne, et je dirais mme, plus gnralement, de toute la science moderne de la nature.

    Mais si lexprience est lorigine et au terme de tout ce que nous pouvons savoir de la ralit, quel est alors le rle de la raison dans la science ?

    () La raison fournit lossature du systme ; les contenus empiriques et leurs relations rciproques doivent trouver leurs reprsentations grce aux corollaires dduits de la thorie. Cest uniquement la possibilit dune telle reprsentation qui donnera tout le systme, et en particulier aux concepts et aux lois fondamentales sur lesquels il repose, leur valeur et leur lgitimit. Pour le reste, ces concepts et ces lois sont de libres inventions de lesprit humain qui ne peuvent trouver de justification a priori ni dans la nature de lesprit humain, ni de quelque manire que ce soit.

    Ces lois et ces concepts fondamentaux logiquement irrductibles constituent cette part invitable de la thorie qui ne peut tre saisie par la raison. Lobjectif le plus lev de toute thorie est de faire en sorte que ces lments fondamentaux irrductibles soient aussi simples et peu nombreux que possible, sans devoir pour autant renoncer la reprsentation adquate de quelque contenu empirique que ce soit. ()

    Daprs lexprience que nous avons jusqu prsent, nous sommes en effet fonds croire que la plus grande simplicit mathmatique est ralise dans la nature. Cest ma conviction que la pure construction mathmatique nous permet de dcouvrir les concepts, ainsi que les lois qui les relient, qui nous donnent la clef des phnomnes naturels. Lexprience peut, bien entendu, nous guider dans notre choix des concepts mathmatiques utiles ; elle ne peut pratiquement tre la source dont ils dcoulent. En un certain sens, je tiens donc pour vrai que la pense soit capable de saisir le rel, comme les Anciens le rvaient.

    (juin 1933, Herbert Spencer Lecture, Oxford, SEP 102-105)

  • - 20 -

    La construction de la Relativit gnrale allait aussi ouvrir une re nouvelle la cosmologie. Ds

    1917, Einstein sy attelle : la thorie doit pouvoir dcrire lunivers dans son ensemble. Il apparat rapidement, cependant, que plusieurs solutions sont possibles : lUnivers ne dcoule pas univoquement de la thorie. Cest ce que rvlent dabord les travaux du hollandais Willem De Sitter (1872-1934), puis ceux du russe Alexandre Friedmann (1888-1925) en 1922 et 1924 et du chanoine Georges

    Lematre, professeur luniversit de Louvain (1894-1966) en 1927. Ces deux derniers montrent, indpendamment lun de lautre, que la Relativit gnrale est compatible avec un univers en expansion partir dune singularit initiale (ce sont les dbuts de la thorie du big-bang). Cette hypothse trouve un soutien dans les observations astronomiques, notamment la loi dgage par

    Edwin Hubble (1889-1953) en 1929, qui indique que les galaxies lointaines sloignent de nous avec une vitesse proportionnelle leur loignement.

    Lematre rencontra Einstein pour la premire fois lors de sa venue Bruxelles pour le cinquime

    Conseil Solvay, en 1927. Lematre raconte :

    Il me parla dun article, peu remarqu, que javais crit lanne prcdente sur lexpansion de lunivers, et quun ami lui avait fait lire. Aprs quelques remarques favorables, il conclut en disant que, du point de vue physique, cela lui paraissait tout fait abominable.

    Comme je cherchais prolonger la conversation, Auguste Piccard qui laccompagnait minvita monter en taxi avec Einstein, qui devait visiter son laboratoire luniversit de Bruxelles. Dans le taxi, je parlai des vitesses des nbuleuses, et jeus limpression quEinstein ntait gure au courant des faits astronomiques.

    (G. Lematre, Revue des questions scientifiques, 1958, vol. 1, p. 131)

    Lematre revit Einstein en 1933 Pasadena, en Californie, o ils eurent de nombreuses

    conversations. Et Lematre de poursuivre :

    Mais lorsque je lui parlais de latome primitif [la thorie de lunivers en expansion], il marrtait : Non, pas cela, cela suggre trop la cration.

    (ibid.)

    Lematre rencontra encore Einstein lors de son sjour en Belgique en 1933, et une dernire fois

    lors dun sminaire Princeton en 1935.

    *

    * *

    Dans son colossal effort de recherche, Einstein avait t guid par sa conviction trs forte, qui

    prolongeait ses efforts antrieurs, de la simplicit logique des lois de la nature. Dj en 1914, il avait

    dclar :

    Maintenant, je suis entirement satisfait, et je ne doute plus de la validit de tout le systme, que lobservation de lclipse solaire russisse ou non. La logique de la chose est par trop vidente.

    (mars 1914, Lettre Michele Besso, BESS 54)

    Il exprimera encore cette conviction bien plus tard :

    Mme si on ne connaissait ni dviation de la lumire, ni prcession du prihlie, ni dcalage des raies spectrales, les quations de la gravitation seraient tout de mme convaincantes, car elles se passent de systme inertiel (ce fantme qui agit sur tout mais sur lequel les objets nont pas de prise). Il est rellement tonnant de voir que les hommes sont gnralement sourds aux arguments les plus forts, alors quils ont toujours tendance surestimer la prcision des mesures.

    (mai 1952, Lettre Max Born, EB 206)

    Cette conviction est encore rsume dans lanecdote que raconte le mathmaticien Ernst Strauss, qui fut lassistant dEinstein de 1944 1948 :

  • - 21 -

    Lorsque je lui annonai la mort de Max Planck [en 1947], il me dit : Ctait un des tres les plus intelligents que jaie jamais connu, et un de mes meilleurs amis. Mais, vous savez, il na jamais vraiment compris la physique. Comme je lui demandais comment il pouvait dire une chose pareille de Planck, il me rpondit : Pendant lclipse de 1919, il est rest debout toute la nuit pour voir si elle allait confirmer la dviation de la lumire dans le champ gravitationnel solaire. Sil avait vraiment compris la faon dont la thorie de la relativit gnrale explique lquivalence de la masse inerte et de la masse gravitationnelle, il serait all se coucher comme moi.

    (E. Strauss, Souvenirs, CENT 31)

    Mais il ne faut pas se mprendre sur la pense dEinstein. Dj en 1918, il avait mis les points sur les i avec Besso :

    Cher Michele,

    En relisant ta dernire lettre, jy trouve quelque chose qui me fche carrment : la spculation se serait rvle suprieure lexprience. Tu fais allusion la thorie de la relativit. Je pense cependant que cette volution nous apprend autre chose qui est presque le contraire de ton affirmation savoir quune thorie, pour inspirer confiance, doit tre construite sur des faits susceptibles dtre gnraliss. Voici quelques exemples anciens :

    Les principes fondamentaux de la thermodynamique, qui sont bass sur limpossibilit du mouvement perptuel. La mcanique, qui est fonde sur une loi dinertie prouve empiriquement. La thorie cintique des gaz, sur lquivalence entre la chaleur et lnergie mcanique (historiquement aussi). La relativit restreinte, sur la constance de la vitesse de la lumire. Les quations de Maxwell pour le vide, qui reposent de nouveau, elles aussi, sur des bases empiriques. La relativit, qui est un fait exprimental pour le cas dune translation uniforme. La relativit gnrale : galit entre masse inerte et masse pesante.

    Jamais on na trouv une thorie utile et fconde par voie uniquement spculative.

    (aot 1918, Lettre Michele Besso, BESS 138)

    Le processus de construction de la Relativit gnrale et sa connaissance de lhistoire de la science conduisirent Einstein poursuivre une rflexion approfondie sur le rle de lexprience et sur celui de ce quil appelait la libre invention de lesprit humain dans la recherche des lois de la nature. Dans un volume publi loccasion de son 70me anniversaire : Albert Einstein : Philosopher-Scientist, il nonce sa conviction :

    La thorie de la gravitation ma appris [que] ce nest pas en partant dune collection de faits empiriques, aussi vaste soit-elle, que lon arrive tablir des quations aussi labores. Une thorie peut tre vrifie par lexprience, mais il nexiste aucun chemin menant de lexprience ltablissement dune thorie. Des quations aussi compliques que celles du champ de gravitation ne peuvent tre trouves que si lon a trouv une condition mathmatique, logiquement simple, qui dtermine compltement, ou presque, ces quations. Une fois que lon dispose de conditions formelles suffisamment fortes, ltablissement de la thorie ne requiert que trs peu de savoir concernant les faits.

    (1949, Notes autobiographiques, SEP 52)

    Il explicite cette pense auprs de Besso :

    La remarque [cite ci-dessus] signifie ceci : une vaste collection de faits est indispensable ltablissement dune thorie qui ait des chances de succs. Mais ce matriel ne fournit pas de lui-mme un point de dpart pour une thorie dductive ; sous leffet de ce matriel, on peut cependant russir trouver un principe gnral, qui pourra tre le point de dpart dune thorie logique (dductive). Mais il ny a aucun chemin logique conduisant du matriel empirique au principe gnral sur lequel reposera ensuite la dduction logique.

    Je ne crois donc pas quil existe un chemin de la connaissance de Mill bas sur linduction, en tout cas pas un chemin pouvant servir de mthode logique. Par exemple, je pense quil nexiste aucune exprience dont on puisse dduire la notion de nombre.

  • - 22 -

    Plus la thorie progresse, plus il devient clair quon ne peut trouver par induction les lois fondamentales partir des faits dexprience (par exemple les quations du champ de la gravitation ou lquation de Schrdinger de la mcanique quantique).

    Dune manire gnrale, on peut dire : le chemin qui conduit du particulier au gnral est un chemin intuitif, celui qui conduit du gnral au particulier est un chemin logique.

    (10 mars 1952, Lettre Michele Besso, BESS 468)

    Einstein soulignera toujours la puissance du principe de simplicit mathmatique, qui pourtant

    nest dict par aucune ncessit logique :

    Il nest pas ncessaire que ce qui est purement conceptuel et logiquement simple ait la proprit de faciliter une meilleure vue densemble sur le donn empirique. Mais dun autre ct, toute pense qui nest pas logiquement simple na pratiquement aucune chance de faciliter lapprhension par la pense du donn empirique. Ce qui est tonnant, cest de constater que la simplicit logique est si souvent ralise. () On ne peut que le constater et sen tonner ; on ne doit pas chercher en donner un simulacre dexplication.

    (fvr. 1949, Lettre H. Wolff, SEP 26)

    Je suis parfaitement conscient de limportance du critre de simplicit dans lvaluation dune thorie. Mais je suis incapable de donner du concept de simplicit une dfinition assez prcise pour que son application soit non ambigu et ne doive pas faire appel lintuition.

    (sept. 1950, Lettre H.S. Fries, SEP 27)

    Aussi qualifiait-il de miracle la relation mystrieuse entre la physique et les mathmatiques :

    Vous trouvez trange que je ressente la comprhensibilit du monde (dans la mesure o cest une formule que nous avons le droit demployer) comme un miracle ou un ternel mystre. Eh bien, a priori, on devrait sattendre un monde chaotique, qui ne puisse tre saisi en aucune manire par la pense. On pourrait (et mme on devrait) sattendre ce que le monde ne se rvle soumis des lois que dans la mesure o cest nous qui intervenons pour lordonner. Ce serait une espce dordre comparable lordre alphabtique des mots dune langue. En revanche, lespce dordre cr par exemple par la thorie de la gravitation de Newton est dun tout autre caractre. Mme si les axiomes de la thorie sont poss par lhomme, le succs dune telle entreprise prsuppose un ordre lev du monde objectif quon ntait nullement en droit dattendre a priori. Cest l le miracle , qui ne cesse de se renforcer avec le dveloppement de nos connaissances.

    Cest ici le point faible des positivistes et des athes professionnels, qui se sentent heureux parce quils ont conscience davoir dpouill le monde non seulement de ses dieux, mais mme de ses miracles. Ce qui me plat, cest que nous soyons forcs de nous contenter de reconnatre le miracle , sans quil y ait une voie lgitime pour aller au-del. Je suis oblig dajouter cela expressment pour que vous ne croyiez pas que, affaibli par lge, je suis devenu la proie des curs.

    (mars 1952, Lettre Maurice Solovine, CF 308)

    Mathmatiques et ralit

    Ici surgit une nigme qui, de tout temps, a fortement troubl les chercheurs. Comment est-il possible que les mathmatiques, qui sont issues de la pense humaine indpendamment de toute exprience, sappliquent si parfaitement aux objets de la ralit ? La raison humaine peut-elle donc, sans laide de lexprience, par sa seule activit pensante, dcouvrir des proprits des choses relles ?

    Il me semble qu cela on ne peut rpondre quune seule chose : pour autant que les propositions mathmatiques se rapportent la ralit, elles ne sont pas certaines, et pour autant quelles sont certaines, elles ne se rapportent pas la ralit. ()

  • - 23 -

    Mais il nen est pas moins sr, dautre part, que les mathmatiques en gnral, et tout particulirement la gomtrie, sont nes de notre besoin dapprendre quelque chose sur le comportement des choses relles.

    (janv. 1921, Confrence lAcadmie de Berlin, SEP 71)

    Invention et exprience

    Par nos perceptions sensorielles, nous nobtenons quindirectement une connaissance des objets du monde extrieur. La physique, au sens large, a pour mission de nous donner des ides sur ltre et les vnements rels, dans lintention dtablir des lois entre les perceptions tablies par nos sens. Il est clair que ceci nest possible que par le biais de la spculation et de la construction.

    Nous savons dsormais que la science ne peut natre de la seule exprience immdiate et quil nous est impossible, lorsque nous en construisons ldifice, de nous passer de la libre invention, dont nous ne pouvons vrifier lutilit qua posteriori, la lumire de notre exprience. Ces faits pouvaient chapper aux gnrations passes pour lesquelles les crations thoriques semblaient rsulter de lexprience, par le biais de linduction, sans recours lactivit cratrice dune conceptualisation libre. ()

    Ces derniers temps, la transformation des systmes thoriques a fait que le caractre spculatif de la science est dsormais reconnu par tout le monde. Nous ne nous posons plus la question de la vrit dune thorie, mais de son utilit, de son efficacit. Alors que la thorie tait au dpart conue comme la description des choses relles, lon na plus cherch par la suite quun modle des phnomnes naturels. La phase de dveloppement la plus rcente, la mcanique quantique, a mme renonc en partie la caractrisation de modle. Pleinement consciente de laspect spculatif de toute recherche thorique, elle a t particulirement soucieuse de se contenter dun minimum dlments thoriques. Elle va jusqu sacrifier ce but lexigence dune conception strictement causale. ()

    (1932, Contribution au Emmanuel Libman Anniversary Volumes, SEP 100)

  • - 24 -

    Lengagement internationaliste

    Jusquen 1919, le nom dEinstein ntait gure connu au-del du cercle des physiciens. Mais il devint soudain universellement clbre aprs lobservation de la courbure des rayons lumineux lors de lclipse de 1919. Dans une socit qui avait perdu, avec la Grande Guerre, tellement de ses repres sur le plan philosophique, politique et moral, le mot devint un leitmotiv : Comme le dit Einstein, tout

    est relatif . La fascination du public tait dautant plus grande quil avait t averti que les travaux dEinstein portaient sur ce qui semblait le plus vident et le mieux tabli : lespace et le temps eux-mmes.

    Eddington, qui tait quaker et pacifiste, crivit Einstein en dcembre 1919 :

    Toute lAngleterre parle de votre thorie. Elle a fait sensation. () Cest ce quon pouvait esprer de mieux pour lamlioration des relations scientifiques entre lAngleterre et lAllemagne.

    (dc. 1919, Lettre de Eddington Einstein, cit in HOF 147)

    Le voyage dEinstein aux Etats-Unis en avril et mai 1921, suivi par une halte en Angleterre, fut un vritable triomphe. Einstein accompagnait le biochimiste Cham Weizmann, prsident de

    lorganisation sioniste mondiale, afin de collecter des fonds pour luniversit hbraque de Jrusalem. Il est reu la Maison-Blanche, New York, Chicago, Boston, Princeton, fait la premire page des

    journaux, donne des confrences et des interviews.

    Au-del de ses tranges thories, lhomme sduit par son style direct, son humour, sa parfaite dcontraction. Il faut se le reprsenter, dcrit par le physicien Philipp Frank, qui lui avait succd

    Prague et fut lun de ses meilleurs biographes, loccasion dune visite quil effectua dans cette ville en 1921 :

    Il avait trs peu chang : il avait toujours lair dun violoniste virtuose en tourne, avec ce mlange denfantillage et dassurance qui lui attirait les gens, mais qui parfois aussi les offusquait.

    (FR 257)

    Et cest bon escient que Frank utilise le mot culture quand il relve :

    L'enthousiasme manifest par le grand public lors de l'arrive d'Einstein New York est un vnement dans l'histoire de la culture au XX

    me sicle.

    (FR 270)

    Le philosophe Bertrand Russel note que cet engouement souvent superficiel atteint aussi les

    milieux philosophiques :

    Chaque philosophe a eu tendance, ce qui nest pas rare loccasion dune thorie scientifique nouvelle, interprter luvre dEinstein en accord avec son propre systme mtaphysique et suggrer quil en rsulte un grand renforcement des ides que le philosophe en question a jusqualors soutenues.

    (B. Russel, cit in FR 364)

    Einstein lui-mme reconnat lambigut de cet engouement : comme il le dclare avec humour un journal britannique en novembre 1919 :

    On me qualifie aujourd'hui en Allemagne de savant allemand et en Angleterre de juif suisse. Si je viens tre tenu pour une bte noire, les termes seront renverss : je deviendrai un juif suisse pour les Allemands et un savant allemand pour les Anglais.

    (nov. 1919, Quest-ce que la thorie de la relativit, Interview au Times, CS 19)

    Et comme Philippe Frank le note galement :

  • - 25 -

    Tout comme l'enthousiasme gnral pour sa thorie est un phnomne surprenant dans l'histoire des sciences, de mme la perscution d'un homme qui promouvait de si abstraites thories reste trs nigmatique.

    (ibid.)

    Cest que son origine juive ainsi que ses fortes convictions pacifistes et internationalistes vaudront Einstein jusqu la fin de ses jours haines et insultes. Et celles-ci continuent, cinquante ans aprs sa mort, comme en tmoigne un parcours parmi les sites nazis qui polluent Internet.

    La premire affirmation publique clatante des convictions pacifistes dEinstein remonte octobre 1914. Aprs trois mois de guerre, lhystrie nationaliste rgne jusque dans les milieux scientifiques, comme en tmoigne le Manifeste des 93 sign par les intellectuels allemands les plus prestigieux, dont

    Rntgen, Nernst, Planck (qui le regrettera bientt). Ce Manifeste nie les atrocits commises en

    Belgique par larme allemande contre des civils, rejette sa responsabilit dans lincendie de la bibliothque de luniversit de Louvain, et proclame : La culture allemande et le militarisme allemand sont identiques . Einstein et trois (!) de ses collgues lui opposent un Appel aux Europens :

    () Jamais une guerre na, comme celle que nous vivons, dtruit la communaut culturelle ne de la collaboration [entre nations]. ()

    Ceux chez qui on devrait pouvoir supposer un tel souci [de coopration internationale] cest--dire dabord les savants et les artistes ont jusqu prsent prononc presque exclusivement () des paroles de guerre, presque aucun dentre eux na parl pour la paix. Aucune passion nationale nexcuse un tel tat desprit, indigne de ce que le monde entier a toujours compris sous le terme de civilisation ().

    Faut-il que lEurope () spuise peu peu et prisse dans des guerres fratricides ? ()

    LEurope doit sunir si elle veut protger son territoire, ses habitants et sa civilisation.

    (oct. 1914, Appel aux Europens, EP 14-15)

    Ds sa cration en novembre 1914, Einstein fut membre du Bund Neues Vaterland, prcurseur de

    la Ligue allemande des Droits de lHomme, qui militait pour le rtablissement de la paix. Le Bund fut interdit en 1916 mais continua clandestinement ses activits, et en 1918 Einstein faisait partie de son

    Comit excutif.

    Une fois la paix signe, Einstein accueillit dabord favorablement le gouvernement social-dmocrate, de mme dailleurs quil voyait plutt avec sympathie la rvolution russe, sans pour autant sy rallier.

    Mais lAllemagne connat bientt des troubles violents : soulvement spartakiste de la gauche ouvrire, noy dans le sang par le gouvernement social-dmocrate ; tentative de putsch fasciste

    Munich ; manifestations, rglements de comptes et affrontements de rue. Les nationalistes exploitent

    fond le mcontentement provoqu par le marasme conomique et les conditions implacables imposes

    lAllemagne par les pays de lEntente, vainqueurs de la guerre ; les assassinats politiques se multiplient (354 assassinats imputables lextrme droite entre 1919 et 1922, qui vaudront en moyenne quatre mois de prison leurs auteurs !). En juin 1922, le ministre juif des Affaires trangres

    Walther Rathenau (1867-1922), quEinstein avait rencontr et apprciait, est assassin dans un climat dhystrie antismite.

    Einstein lui-mme est harcel et menac. Il dcrit ainsi la situation Marie Curie :

    On trouve ici parmi les intellectuels un antismitisme indescriptible, renforc par le fait dune part que les juifs jouent dans la vie publique un rle hors de proportion avec leur nombre effectif, et dautre part que beaucoup dentre eux (moi-mme par exemple) militent pour les objectifs internationaux.

    (juillet 1922, Lettre Marie Curie, CF 79)

    Et il confie son ami Solovine :

    Ici, nous vivons des jours agits depuis lpouvantable assassinat de Rathenau. Moi aussi, je reois sans cesse des mises en garde, jai cess de faire cours et je suis officiellement

  • - 26 -

    absent, mais en vrit je suis ici. Lantismitisme est trs fort. Les incessantes brimades de lEntente, ce sont les juifs qui finiront par en faire les frais, une fois de plus.

    (juillet 1922, lettre Maurice Solovine, CF 286)

    Les travaux scientifiques dEinstein eux-mmes sont attaqus par les nationalistes. Dj en fvrier 1920, des tudiants nationalistes taient venus chahuter son cours, et en aot une grande runion,

    regroupant plusieurs centaines de personnes, avait t organise la Philharmonie de Berlin contre la

    Relativit (lun des agitateurs, appuy par un financement important, tait un certain Weyland, qui sera aprs la seconde guerre mondiale lun des informateurs du FBI concernant les soi-disant activits communistes dEinstein). Au grand dam de ses amis, Einstein stait laiss aller polmiquer, perdant mme son sens de lhumour et rvlant quel point ces attaques lavaient touch :

    Chers amis,

    Ne soyez pas svres avec moi. Chacun doit apporter de temps en temps son offrande lautel de la btise, pour la joie de la divinit et des hommes. Je lai fait fond avec mon article (). Une de mes connaissance disait rcemment, pleine desprit : tout est publicit chez Einstein ; son dernier truc, le plus astucieux, cest la Weyland BmbH [sarl]. () Tout ce que je fais se change en clameurs journalistiques ().

    Au premier instant de lattaque, jai probablement pens prendre la fuite. Mais bientt jai mieux compris la situation et mon vieux flegme ma repris. Je ne pense plus aujourdhui qu macheter un voilier et une villa Berlin, prs dun lac.

    (sept. 1920, Lettre Max et Hedi Born, EB 50)

    Derrire ces manifestations se trouvait le physicien Philipp Lenard, prix Nobel en 1905, qui

    deviendra sous le nazisme, avec Johannes Stark, lun des chefs de file de la science aryenne :

    La science est, comme toute activit humaine, raciale et conditionne par le sang.

    (Ph. Lenard, cit in EF 238)

    Nous devons reconnatre qu'il est indigne d'un Allemand d'tre le suiveur intellectuel d'un juif. Les sciences de la nature proprement dites sont d'origine aryenne et les Allemands doivent aujourd'hui encore dcouvrir leur propre chemin travers l'inconnu. Heil Hitler !

    (Ph. Lenard, cit in FR 341)

    Dans ce contexte de menaces et de violences en Allemagne, Einstein dcide de prendre de la

    distance, et il entreprend doctobre 1922 mars 1923 une nouvelle tourne triomphale, qui le conduira au Japon puis en Palestine et en Espagne. Ce voyage, et aussi ceux qui le mneront en Amrique du

    Sud en 1925, et aux Etats-Unis encore en 1930, 1931 et 1932, mobilisent non seulement les

    scientifiques mais aussi la presse et la foule. Einstein est une authentique vedette.

    Cest alors quil tait en route pour le Japon que le prix Nobel fut attribu Einstein au titre de lanne 1921 (le prix navait pas t attribu cette anne-l) pour ses contributions la physique thorique et particulirement pour la dcouverte de la loi de leffet photolectrique et non pour la thorie de la relativit.

    Il est amusant de noter que des journaux de droite rapporteront aussi maints dtails prcis, et

    purement imaginaires, sur la visite quEinstein aurait effectue en septembre et octobre 1923 en URSS, voyage qui neut jamais li