Perspectives ontologiques -...
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Perspectives
ontologiques Benoît Bohy-Bunel
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Sommaire
Avant-propos
I Physique et métaphysique
L'éternel retour
Synchronicité
Etre et percevoir
La partie et le tout
Tout est un
II Certaines failles de Kant
La ruse du chinois de Königsberg
Kant et Berkeley
III Le soi
La solitude ontologique
Tentative de déconstruction du dualisme âme/corps
Rêverie et discursivité
La conscience et la non-conscience
L'être temporel et l'être atemporel
La perte, l'absence
IV La question de Dieu
L'agnosticisme comme ouverture du sens
Sur quel mode dois-je affirmer la présence de Dieu ?
L’idée de Dieu en moi
Une difficulté posée par la réalité de l’éternel retour
V Pensées extatiques
La bipolarité, une maladie de notre temps
Images de pensée
Le soliloque du perroquet
Bibliographie
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Avant-propos
En octobre 2008, à Paris, en pleine phase euphorique « maniaque », j'eus une révélation :
l'éternel retour du même (de même que Nietzsche devait bien être quelque peu hypomane à Sils-
Maria, lors de sa « découverte »). La pensée la plus sublime, la plus affirmative, s'offrit à moi, après
de longues nuits de réflexion, d'errance poétique, et d'écriture.
Depuis 7 ans, je réfléchis à cette énigme insondable. Et aujourd'hui, après m'être intéressé
quelque peu à la physique contemporaine, et surtout, après avoir déployé toutes les conséquences
éthiques, psychologiques et théologiques de cette réalité exaltante, j'ai acquis la certitude absolue
que nous revivons éternellement la même vie, que nous l'avons déjà vécue une infinité de fois, à
l'identique, et que nous la revivrons une infinité de fois, à l'identique. Je n'impose pas bien sûr cette
certitude, et je l'ai gardée longtemps pour moi. Il y a là encore un fond de « croyance » qui se
manifeste (ne serait-ce que parce que cette pensée mobilise l'idée de « métempsychose »).
Néanmoins, ce que je constate au quotidien, c'est qu'une telle « découverte », même si elle se
manifesta dans la douleur (je connus la marginalisation, et les pires dépressions, étant moi-même
« bipolaire »), me rend aujourd'hui parfaitement heureux, auto-suffisant, relativement sage, et prêt à
accueillir tout événement, comme il se doit.
Ce livre constitue, pour ainsi dire, un ensemble de perspectives ontologiques telles qu'elles
découlent de la révélation d'un éternel retour à l'identique de tout ce qui est. Ce n'est pas là un
système ; car l'éternel retour est comme la joie : il est le fait de picorer, sans jamais s'attarder, telle
ou telle vérité enivrante, sans volonté de systématiser quoi que ce soit. C'est là un ensemble
d'articles, qui ont tous un certain rapport, lointain ou proche, à la réalité de l'éternel retour.
Un seul article, au sens strict, est consacré à l'éternel retour : le premier. Mais il est suffisant
en lui-même pour suggérer la réalité de ce dont je suis, personnellement, certain (des recherches
plus approfondies, néanmoins, concernant la version « cosmologique » de l’éternel retour,
recherches menées avec un chercheur en physique, sont développées dans un autre ouvrage).
Une pensée plus globale du tout physique s'ensuit : une certaine synchronicité, une certaine
double causalité, est la possibilité du surgissement de coïncidences signifiantes qui viennent
confirmer la vérité de l'éternel retour, comme un clin d'oeil. Je tente de « rationaliser » la
synchronicité en question (car il s'agit bien de rendre exotérique l'ésotérique, et non d'édifier mon
lecteur, la faculté intellectuelle étant seule capable de s'assurer d'une réalité indubitable). Par la
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suite, je tente de résoudre philosophiquement l'énigme posée par le chat de Schrödinger (Etre et
percevoir) ; car il faut en passer par là pour décloisonner la temporalité que les physiciens ont
fermée, et penser une stricte détermination qualitative entre toutes les choses. Puis, afin d'abaisser
quelque peu les prétentions de la science, je montre que le désir d'exhaustivité qui meut le
scientifique ne saurait être satisfait (La partie et le tout). Dès lors, le métaphysicien peut
revendiquer son droit de s'immiscer dans les questions physiques, droit qui lui est contesté depuis
plus d'un siècle : il aura le « droit », par exemple, de se satisfaire d'une interprétation
« métaphysique » des notions d’éternité ou d’infinité temporelle (fondant une certaine pensée de
l’éternel retour). Enfin, l'éternel retour est une pensée de l'unité de tout ce qui est : unifiant le
physique, il peut unifier physique, biologique, historique et individu. Une tentative dans ce sens sera
faite, pour clore une certaine métaphysique de la physique (Tout est un).
Une ontologie de l'éternel retour se doit d'être une phénoménologie : car c'est un vécu en
première personne qui dévoile ce fait, la révélation de l'éternel retour étant peut-être la suite
« logique » de la saisie authentique de l'angoisse telle que Heidegger l'appréhendait. Garantir la
solidité de la phénoménologie, ce serait garantir la solidité d'une philosophie de l'éternel retour.
Mais un auteur grandiose empêche aujourd'hui le passage à une phénoménologie lucide : Kant est
cet auteur. Une critique de Kant à la manière de Heidegger devra donc être entreprise. En outre,
l'éternel retour est une pensée qui s'appréhende si et seulement si le solipsisme, c'est-à-dire
l'idéalisme radical, est entièrement réfuté : car c'est en aimant autrui, dont on sait qu'il existe, que
l'on peut accéder à la générosité qui consiste à poser l'éternel retour de sa vie. Il y a une seule
manière adéquate de réfuter l'idéalisme radical : la manière kantienne est insatisfaisante. Or Kant est
aujourd'hui une référence dans ce domaine, ce pourquoi, une fois encore, il obstrue la voie vers
quelque « libération attendue ». Sur ce point donc il s'agira à nouveau de dépasser certains écueils
du kantisme.
La question du soi est décisive pour entrer dans la pensée de l'éternel retour : c'est dans la
mesure où je suis moi-même à moi-même, c'est dans la mesure où je m'appartiens pleinement,
authentiquement, que je peux écouter cette voix qui me murmure constamment que l'éternel retour
est une réalité vraie. Ma solitude ontologique devra être affrontée. Par ailleurs, pour éviter toute
sortie hors de soi, soit tout oubli d'une parole originelle, il s'agira de déconstruire toute possibilité
d'un dualisme âme/corps, et de tenter de dépasser l'opposition rêverie/discursivité. Ensuite, la
plénitude de la conscience découle de là : de fait, il ne doit pas y avoir de non-conscience ; c'est sur
cette base que je suis assez moi-même pour écouter ce que mon « soi » a à me dire. L'être en tant
qu'être, tel qu'il dérive de ces précisions, pourra « être » interprété : il est soi multiple et dédoublé en
tant que « un ». Pour ne pas sombrer dans l'extase, et dans le narcissisme, nous rappellerons, après
ces articles consacrés à l'ipséité, un point de vue plus tragique sur la vie : malgré l'éternel retour,
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notre besoin de consolation, nécessairement, est impossible à rassasier (La perte, l'absence).
Nietzsche se contente de l'éternel retour, et se passe de Dieu. C'est qu'il n'est pas allé assez
loin dans l'ordre des « révélations », et qu'il doutait peut-être encore de la réalité de l'éternel retour.
Si l'on médite pendant plusieurs années, comme je l'ai fait moi-même, sur le caractère miraculeux et
infiniment généreux, d'une réalité de l'éternel retour, on ne peut être que convaincu qu'un Dieu
accompagne, de façon bienveillante, notre prise de conscience au sein de cette physicalité se
répétant. C'est une forme d'agnosticisme qui prévaut d'abord. Puis la nécessité de Dieu, certes
indémontrable, mais néanmoins certaine, apparaît. Tout ce que l'homme souhaite dès lors pourrait
bien être toujours déjà... existant (sa vie éternelle, son Dieu, sa joie, sa vertu).
Certains textes inspirés, écrits sur les bords de la folie, peuvent donc clore cet ouvrage.
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I Physique et métaphysique
L'éternel retour
La physique moderne ne retient pas l'hypothèse d'un éternel retour du même, en un sens
nietzschéen (ou encore : leibnizien). En effet, la version « physique » de l'éternel retour suppose
deux choses : une durée éternelle de l'univers, et une quantité de forces finie. Dans un univers
éternel possédant une quantité finie de forces, selon une loi statistique rigoureuse, très probablement
les mêmes séquences resurgissent, et ce éternellement, de la même manière qu'une machine à écrire
fonctionnant en mode aléatoire éternellement produira très certainement une infinité de séquences
de lettres totales identiques. Or, la physique contemporaine admet la finitude des quantités de forces
(loi de conservation de l’énergie), mais non complètement l'éternité de la durée : de ce fait elle
invaliderait l'idée d'éternel retour. Mais qu'est-ce à dire ? Ce « big bang », ou ce « big crunch », ou
tout autre principe de dilution de l’univers à venir, qui font que la durée de l'univers serait finie et
non éternelle, ne sont-ce pas des hypothèses ? Certes si : et donc ils pourraient bien n'être que des
fictions, des irréalités. En outre, quand bien même ils seraient « réels », rien n'indique qu'il n'y a que
le néant qui délimite leurs contours. D'ailleurs, l'idée d'une durée éternelle de l'univers est beaucoup
plus intuitive que l'idée d'une durée finie : tout temps étant empiriquement continu, ouvert, non
surgissant et non disparaissant, nous sommes portés à penser qu'il en va de même de... toute éternité
(cette « tautologie » ici dévoilée serait en fait une découverte synthétique). Ainsi donc nous nous
retrouvons, en toute vraisemblance, face à quelque révélation : quantité de force finie (admise
aujourd'hui) + durée éternelle (intuitive, et non absolument invalidée par la science) = éternel retour
du même attesté, d'un point de vue « physique ».
A vrai dire, les physiciens reculent devant le probable, l'intuitivement clair, peut-être pour
une raison morale : que l'éternel retour du même soit, que nous devions vivre éternellement la
même vie, à l'identique, demeure le « poids le plus lourd ». Aujourd'hui cela est très vrai : comment
accepter que les victimes souvent innocentes, justes, morales, du XXème siècle en particulier, et des
autres siècles en général, aient à revivre la même vie, éternellement ? Souhaite-t-on, par exemple,
qu'un déporté à Auschwitz, mort dans des conditions atroces, revive éternellement sa vie, à
l'identique ? Parce que de telles pensées sont proprement ignobles, le physicien, imprégné malgré
lui d'une morale issue de l'expérience qu'a faite l'humanité auprès des totalitarismes immondes du
siècle dernier, « bloque » sa découverte potentielle en posant la finitude temporelle du tout
(nihilisme, volonté d'en finir, désespoir).
Si de fait l'éternel retour est, nous devons bien vivre avec, et supporter cette idée. Autrement
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dit : vivre avec cette vie du déporté à Auschwitz qui se répète, de toute éternité. Première question :
cette vie atrocement souffrante, ne vaut-elle pas la peine d'être vécue ? Aurait-il fallu qu'elle ne soit
pas, qu'elle n'ait pas eu lieu ? Dire cela, ce serait vouloir pire que les souffrances atroces de cet
individu : ce serait vouloir qu'il n'ait pas existé du tout, ce serait vouloir son néant absolu, de toute
éternité. Mais cette vie se répète éternellement, dira-t-on : c'est ignoble. Seulement déplorer ce fait,
dans le contexte où précisément cette vie a toujours déjà été et sera toujours, répétée à l'identique
pour l'éternité, cela revient à précisément vouloir le néant absolu de l'individu.
La pensée de l'éternel retour, de façon plus ou moins consciente, surgit dans les moments de
grande joie (une sélection différentielle est opérée là, pour suivre l'idée de Deleuze). Même si dans
les faits l'individu revit éternellement ses tourments, selon sa conscience, plus ou moins lucide sur
ce point, il ne vit jamais la répétition éternelle de son être que lorsqu'il est dans la béatitude. La
réalité de l'éternel retour est la plus généreuse qui soit : seule la joie demeure, pour l’éternité. Selon
la conscience, c'est-à-dire en soi, un déporté d'Auschwitz vit éternellement seulement ses moments
de joie (« factuellement », c'est l'intégralité de son vécu, souvent souffrant, qui se répète à
l'identique, peut-être ; mais ce « factuellement » n'est qu'un mot, non une réalité consciente pour
lui).
Une autre idée insupportable : Hitler revit éternellement. Mais pourquoi insupportable ? Est-
ce à dire que ce déchet aurait été heureux ? Sa haine, son ressentiment, son absolue bêtise, sa
capacité surhumaine à s'autodétruire, cela constitue le pire des enfers. Pour le juste, l'éternel retour
est la pensée la plus réjouissante : l'immondice n'a plus à descendre sous la terre. Son éternité
terrestre est le pire des supplices. Le juste quant à lui, même en tant que victime, puise dans sa
bonté le courage d’affronter une éternité que ne supporte pas le criminel, et reçoit nécessairement la
joie que procure toute bonté, par-delà ses tourments.
Mais qu'en sera-t-il pour l'immoral parfaitement heureux ? En fait, il n'existe pas : la
mauvaise conscience, de fait est réhabilitée, par-delà toutes les attaques faites à la morale kantienne.
En effet, l'éternel retour est une vraisemblance (quasi-certaine) qui hante chaque inconscient
coupable : un immoral tend à savoir, au sein de sa joie maligne, de façon latente, qu'il est en train de
gâcher la répétition éternelle de la vie d'un autre ; cette pensée ne peut être pour lui
qu'insupportable, quoiqu'il occulte souvent cette pensée. Sans qu'il s'en rende compte, la haine de
lui-même le ronge comme un cancer : lui aussi donc sera en enfer éternellement, sur cette terre et
dans cette vie en laquelle il est si malheureux, inconsciemment, de détruire l'éternité de l'autre qu'il
espère, en vain sûrement, mortel.
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Ces remarques tendent à faire accepter l'éternel retour comme réalité peut-être physique.
Avec ce genre de remarques, les physiciens peut-être ouvriront la temporalité qu'ils ont fermé par
crainte, désespoir, horreur... Mais ils manquent de philosophie, et connaissent bien mal une manière
rigoureuse de poser les termes éthiques clairement.
Appendice :
Aujourd'hui la possibilité de l'éternel retour est au moins reconnue, sous une forme fictive
ou mythologique, par l'art de masse cinématographique. Le film Mr Nobody, éminemment
philosophique, en atteste. La subtile Diane Kruger joue dans ce film le rôle que joue Clélia dans La
Chartreuse de Parme.
Clélia ou l'éternel retour. Cela sonne comme une intuition révélante. Stendhal, l'écrivain
français que Nietzsche admirait, n'a pas pu ignorer cela.
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Synchronicité
L'apophénie est d'abord la disposition du créatif, mais aussi du psychotique : ici sont saisies
des coïncidences signifiantes, quoiqu'on ne puisse apparemment pas expliquer rationnellement ce
genre de « significations ». Tentons pourtant telle « explication » (ou : élucidation).
Soit une patiente sur le divan : elle évoque un rêve. Un scarabé d'or a surgi là. Mais la
fenêtre était ouverte. Soudain surgit effectivement, dans la réalité du cabinet, un scarabé doré. Ici,
même si l'on n'est pas psychotique, ou créatif, il faut se rendre à l'évidence : il y a coïncidence
signifiante. Pourtant il y a aussi en jeu deux séries causales a priori étanches mutuellement. La série
causale par laquelle le scarabé est arrivé ici, dans cette zone précise du monde. Puis la série causale
par laquelle la patiente en est venue à rêver d'un scarabé d'or, mais surtout : en est venue à raconter
ce rêve à ce moment précis.
Mais n'y a-t-il pas une cause commune à ces deux séries apparemment indépendantes l'une
de l'autre ? N'ont-elles pas toutes deux un principe moteur commun ? Certes si : on pensera à la
première vie s'étant manifestée, qui élucide leur présence à toutes deux, ou encore, plus en amont, à
toute matière physique ayant précédé et provoqué ladite première vie.
Cela étant, en quoi le fait qu'il y ait principe moteur commun déterminerait la rencontre
nécessaire ? Certaines patientes évoquant un papillon dans un cabinet ne voient pas surgir un
papillon. En outre, cette idée du « surgir » du scarabé dans quelque « environnement » proche est
toute relative, et n'est pas fondée dans la nature des choses : c'est dans l'environnement visible pour
un humain doté de cinq sens spécifiques que surgit le scarabé « convoqué ». Pour un être plus petit,
ou doté de facultés différentes, il se pourrait que le scarabé ne « surgisse » pas. Tout cela serait
éminemment contingent, arbitraire, et ne saurait être validé par quelque approche causaliste
rigoureuse.
Néanmoins, la vie est la mesure de toutes choses, du moins pour elle-même : le « surgir »
dans cette perspective est attesté. En outre, la patiente évoquant le papillon ne voit peut-être pas
autour d'elle quelque micro-organisme relevant de l'espèce, en un sens : « papillon ». En outre, peut-
être que le thérapeute a tout simplement laissé la fenêtre fermée.
A dire vrai, lorsque nous avons une pensée, celle-ci n'émane pas de quelque pure intériorité
absolument close. Une pensée, sa formulation verbale ou interne, est l'expression de ce qui est perçu
de l'extérieur. Et il y a aussi des micro-perceptions, sans aller jusqu'à parler de quelque
« pressentiment » d'ailleurs. Une pensée souvent exprime des micro-perceptions, non accompagnées
d'aperception. Parce qu'elles sont non accompagnées d'aperception, la pensée paraîtra autonome,
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close. Mais il y a néanmoins perception, soyons-en sûrs. La patiente a « aperçu », en un sens
problématique, la présence à venir du scarabé (de même que le scarabé aurait été « convoqué », en
un certain sens).
De façon plus ésotérique, une double causalité physique, telle que l'entend un Philippe
Guillemant, par exemple, éluciderait de façon plus ou moins « rationnelle » la synchronicité à la
Jung, et l'apophénie corrélative (dès lors non psychotique, ni même relevant du « créatif », mais tout
simplement : « normale »). Au sein d'une circularité non fondée, l'avenir déterminerait le présent, et
réciproquement. Le surgissement à venir du scarabé doré détermine l'évocation présente du rêve du
scarabé d'or, et réciproquement donc. Il n'y a là plus d'avenir ni même de présent à vrai dire, mais
une seule actualité insécable (ce pourquoi il serait absurde de questionner sur « ce qui a
commencé » ; c'est le « il y a » qui est ici en perspective, le fait du surgissement comme cause de
lui-même, éternel et actuel).
Si un certain « futur » a déjà été éprouvé, dans une vie identique antérieure, dans le contexte
d’un éternel retour à l’identique de toute vie, cette double causalité, définissant une subtile
intrication entre la conscience et l’univers qui la contient, reçoit une interprétation nouvelle. Mais
certes, pas moins problématique, pour l’instant.
Quoi qu’il en soit, l'apophénie comme expression de micro-perceptions sans aperception
renvoyant à l'unité des êtres, et l'apophénie dans son lien à la double causalité, sont les deux
versants, complémentaires, qui nous feront comprendre de façon quelque peu « rationnelle » le fait
de la synchronicité. Fait qui n'est pas le trésor caché des artistes ou des fous, dès lors.
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Etre et percevoir
Nous pouvons réduire l'être à l'être-perçu, dans le contexte d'un idéalisme radical : "être,
c'est être perçu". Nous pouvons réduire l'être à l'être-perçu tout simplement parce que nous nous
plaçons du point de vue d'une existence vécue en première personne. Dans cette perspective, "ce qui
est en général" est : ce qui est pour moi, pour ma conscience. Dès lors, il ne saurait y avoir d'être
indépendamment de la conscience qui la saisit et qui s'éprouve présentement. De là, un problème se
pose : y a-t-il quelque chose là où je ne suis pas, là où je ne perçois pas ? Réponse : non, car je suis
ce par quoi l'être advient ; ma perception rend les choses existantes, "étantes". Peut-on dire d'une
chose qui n'est pas dans mon esprit, ou que je ne perçois pas, qu'elle est ? Non, car cette absence en
mon esprit implique l'absence tout court, l'absence de l'être. Seules les idées les perceptions, sont ce
qu'il y a de réel, d'étant, dans le monde : telle pourrait être notre position.
Dans ce cadre philosophique, il serait légitime de se demander si les manifestations
physiques précédant toute vie humaine "sont étantes" malgré tout, c'est-à-dire : malgré le fait
qu'elles ne soient pas perçues par une conscience humaine. Dans un premier temps, je serais tenté
de dire non, en vertu des principes exposés plus haut qui sont, dans leur contexte théorique,
irréfutables. En effet, au moment où se déroulent ces manifestations, puisque nulle conscience
humaine ne les perçoit, elles ne "sont" tout simplement pas. Qui pourrait dire que l'être n'est pas ce
qui arrive par le seul biais d'une conscience humaine, de ma conscience, dirais-je même, qui le
présentifie ? Certes, on pourrait être tenté d'envisager un être-en-soi des choses, un être qui se
poserait de lui-même, par lui-même, sans qu'une affection extérieure ne l'engage. Mais cela ne tient
pas, tout comme le noumène kantien ne tient pas : car l'être est une construction, une vue de l'esprit,
et cet esprit, c'est le nôtre. N'oublions pas que l'être est aussi, et peut-être même avant tout, la copule
pour les logiciens, cela qui rend homogènes entre eux le sujet et le prédicat dans un jugement - l'être
est "l'unité de l'analogie" chez Aristote - et, en tant que tel, l'être est un outil parmi d'autres qui nous
permet de rendre signifiant le monde, de signifier sa temporalisation, pour être plus précis. Pourrait-
on dire d'une utilisation qu'elle "est" en l'absence de tout utilisateur ? Nullement. De même, on ne
pourra dire de l'être qu'il "est" en l'absence de toute activité judicatrice, ou perceptive (ce qui est la
même chose, puisque toute perception est un jugement, thématisé ou non), c'est-à-dire : en l'absence
de toute conscience humaine. Autre question plus subtile, mais se résolvant de la même manière :
peut-on dire d'un outil, et non plus d'une utilisation, qu'il est, en l'absence de tout utilisateur ? D'un
certain point de vue, oui : un marteau abandonné reste un outil. Mais d'un autre point de vue, plus
pertinent, non : s'il n'y a pas d'utilisateur au moins en puissance, l'outil ne saurait avoir été fabriqué,
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ne saurait être. De la même manière, on ne pourra dire que l'être là-devant, étant en l'absence de tout
témoin conscient, est de la sorte par lui-même, en lui-même : le fait qu'il est dépend du fait qu'il a
été signifié, à un moment donné, ou qu'il s'inscrit dans une réalité où la significativité, via
l'émergence de l'aventure humaine, est advenue. Pour résumer, dans un langage typiquement
heideggerien : c'est l'entente préontologique du sens de "être" inscrite dans le Dasein, et seulement
elle, qui fonde la possibilité de "l'étantité" ; i.e. : c'est dans la mesure où une conscience humaine,
en ce qu'elle produit des jugements et perçoit des choses qu'elle juge ainsi implicitement, en ce
qu'elle utilise de ce fait constamment la copule "être" et lui confère a fortiori un sens, même vague,
même confus, c'est dans cette mesure disais-je que l'être possède une consistance.
Mais cette première approche n'est pas tout à fait satisfaisante. Car il est vrai que nous avons
une connaissance de ces manifestations physiques passées. Connaissance certes hypothétique, mais
appuyée sur des bases empiriques solides, et quasi-certaines. Nous sommes certains, par exemple,
que le soleil se levait et se couchait pareillement avant la venue de l'homme sur terre. Cela "est",
indubitablement. Mais en quel sens ? De quelle manière ? Là est la question que je vais m'employer
à élucider. Reprenons mon exemple. La certitude du jour et de la nuit terrestres avant l'homme doit
se baser sur des manifestations que l'homme a pu constater au moment où il est, où il vit. Elle est
une interprétation de signes actuellement saisis par une conscience humaine, signes censés renvoyer
à un passé jamais éprouvé par l'homme. Mais qu'est-ce à dire ? Le fait d'interpréter ces signes, de
réitérer fictivement un passé enfoui à jamais dans les limbes du jamais-perçu, est-ce une façon de
ressusciter ledit passé pour la conscience, de le rendre désormais tangible, perceptible ? Loin de là,
vous le reconnaîtrez. Le passé pré-humain n'est pas plus "étant" sous prétexte qu'il est postulé a
posteriori. Ce qui a surgi là, dans l'interprétation d'un signe, n'est pas le passé en lui-même, mais
une conscience présente de traces actuellement visibles faisant référence à un passé enfoui, passé
dont la réelle consistance, l'être authentique, c'est-à-dire l'être en tant qu'appréhendé par une
conscience temporalisante vécue hic et nunc en première personne, est à jamais insaisissable (?).
Mais allons plus loin. N'y a-t-il pas, au fond de ma conscience, au fond de cette fameuse
propension à faire surgir l'être, une partie de moi qui contient la présence réelle, non plus
hypothétique ou fictive, de ce jour et de cette nuit pré-humains ? Certes oui, mais pas de façon
thématisée, pas sous la forme de jugements, d'intellections, de réitérations. Et c'est là que la
philosophie spinozienne peut entrer en jeu. Présentons brièvement la dimension de cette philosophie
qui nous intéresse. Spinoza affirme, dans son Ethique, que se connaître soi, ses affects, la manière
dont le monde nous affecte, renvoie à la connaissance de la totalité de ce qui est, à la connaissance
de la substance une et indivisible qui enveloppe toute réalité, dans la mesure où chaque mode
particulier de cette substance, c'est-à-dire chacune des parties dont elle est composée, renvoie à
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toutes les autres en vertu d'une causalité stricte et nécessaire. Dans ce contexte théorique, on peut
dire à bon droit que, lorsque je perçois un arbre qui est là, devant moi, lorsque je le présentifie, le
fais "être", d'une certaine manière, lui aussi me fait être, en tant que nous appartenons tous deux à
une totalité dont chaque élément est causé par et cause chacun de tous les autres. Autrement dit,
l'arbre est lui aussi, du moins partiellement, détenteur de son être : parce qu'il me fait respirer, parce
qu'il est, parmi d'autres étants, quelque chose qui rend possible ma vie, et de là ma conscience qui
pose l'être, ainsi cet être que je pose est aussi un être qu'il pose. Dès lors, dans la foulée de cette
illustration, on dira à bon droit que la nuit et le jour pré-humains, d'une certaine manière, "habitent"
actuellement ma conscience : en tant que nous appartenons à la même substance, dont les
imbrications constituent un va-et-vient constant, cela même que je perçois chaque fois devant moi,
et la manière dont je le perçois, dépendent aussi du fait qu'ils se sont manifestés à un moment
donné, et ce même si une telle manifestation n'est plus visible aujourd'hui, ou encore : n'a jamais été
et ne sera jamais perçue par un homme. Ainsi donc, c'est dans cette mesure, et dans cette seule
mesure, c'est-à-dire dans la perspective où le jour et la nuit pré-humains sont des sortes de réalités
éternellement agissantes déterminant d'une manière ou d'une autre la vie qui nous traverse, que l'on
peut parler d'une expérience authentique d'un passé pré-humain, expérience qui relève de
l'invisibilité de ce qui nous détermine, qui relève de l'invisible lien qui rattache l'être, la conscience,
à ce qui n'a pas la possibilité de poser l'être.
Il est très difficile de se représenter ce qu'implique ce complément spinoziste. Pour bien le
faire comprendre, tentons une expérience de pensée. Imaginons que, par quelque miracle
inexplicable, il n'y ait jamais rien eu que la nuit avant que les hommes et leur entente
préontologique du sens de « être » n'apparaissent sur terre. Les voici maintenant, percevant le
monde, le jugeant, "l'étantifiant". Cette perception, cette activité judicatrice, cette "étantisation", est
bien habitée par cette nuit immémoriale qui les précède, en vertu des principes que nous venons de
poser : elle est là, dans la façon dont l'homme fait être le monde, et en cela réside l'authenticité de
cette nuit. Pourtant, les hommes croient, de par les signes présents qu'ils ont interprétés, que nuit et
jour alternaient avant leur venue. Ils ont toutes les raisons de le croire, les preuves empiriques sont
là. Mais qu'est-ce qui est le plus réel ? Ces preuves empiriques, ces fictions ? Ou cette nuit
millénaire qu'ils ignorent, et pourtant qu'ils n'ignorent pas, puisqu'elle est là, présente à chaque
instant dans leur manière d'appréhender chaque chose ? La réponse est dans la question. Prenons
une autre expérience de pensée, plus parlante encore peut-être. Supposons que le jour et la nuit
préhumains aient réellement eu lieu, chose invérifiable, mais passons. Ils nous affectent donc encore
aujourd'hui, ils sont là, invisibles, dans notre façon de conscientiser les choses. Mais nous
supposerons aussi qu'ils sont en plus de cela réitérés, conscientisés, via les discours scientifiques,
cosmologiques (interprétations des traces). Le problème est : laquelle de ces deux "faces" de la
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conscience contient de la façon la plus authentique ces jour et nuit pré-humains ? La première,
assurément. Car la réitération intellective, qui intervient a posteriori, ne vient alors que rendre
visualisable, représentable, ce qui est en notre fond le plus intime ; et cette visualité, contingente et
secondaire, surajoutée, c'est précisément le superficiel en soi, l'inauthentique.
Cet ajout spinozien est l'occasion de penser à nouveaux frais l'énigme du chat de
Schrödinger. Tout le monde connaît cette expérience de pensée, qui fournit une base objective,
physique, au phénoménalisme relativiste : le chat est dans sa boîte et a été contaminé ou non par le
poison qui s'est répandu en fonction d'un état atomique qui sur le plan quantique reste objectivement
incertain : il est et n'est pas tel à la fois, est véritablement à la fois mort et vivant tant que le contenu
de la boîte n'est pas perçu par un témoin extérieur, et devient l'un ou l'autre de façon assurée
seulement lorsqu'il est effectivement perçu. Ceci est un problème que l'on devrait pouvoir envisager
selon une perspective philosophique éclairante. De fait, en vertu de la conception spinoziste de la
substance, toute chose dite extérieure à moi est "présente" en moi : elle me cause, cause ma manière
d'être affecté par le monde. Le chat dans sa boîte, donc, mort ou vivant, détermine ma conscience à
ce titre. Or, actuellement, au moment où je ne perçois pas encore le contenu de la boîte, et où je ne
sais si le chat est mort ou vif, je dois bien reconnaître que mon état, mon être-affecté par le monde
reste, quant à lui, évident et certain : je suis tel : heureux, réfléchi, pensif, etc., et je ne doute pas
qu'un autre état qui est le mien soit possible, puisqu'il est, précisément, le mien. Le chat donc, qui
loge dans cette boîte et que je ne vois pas encore, même s'il n'est qu'une infime partie de la
multitude passée et présente qui me conditionne, me conditionne néanmoins d'une certaine manière,
et doit donc lui aussi posséder un état unique, la cause devant être homogène au causé. Cet état
unique du chat, que je ne réitère certes pas intellectuellement, que je ne visualise pas, je le suis,
d'une certaine manière : je le "connais" ; ici, le mot connaître est peut-être peu approprié, mais cette
tension éclaire le fond intime de la question.
Pour comprendre cette suggestion, tâchons d'expliciter la manière de concevoir l'"action à
distance" qu'elle postule, et aussi, par la suite, les implications d'une telle conception. Pour ce faire,
posons les catégories de "causalité" (linéarité, succession, déploiement, temporalité) et de
"communauté" (simultanéité, réciprocité, coexistence, spatialité). Précisons maintenant ceci : dans
le concept traditionnel d'action à distance est supposée une communauté, c'est-à-dire une relation
qui se fonderait sur la séparation préalable de deux localités distinctes (exemple : le chat d'un côté,
et l'observateur de l'autre), et c'est seulement sur la base de cette communauté que l'on pourra
penser une causalité à l'oeuvre. Or, dans le contexte que je viens de proposer, il est possible
d'envisager cette action à distance de façon nouvelle : elle ne serait plus fondamentalement une
relation de communauté, mais une relation de la pure succession, de la pure linéarité, qui viendrait
seulement dans un deuxième temps, inessentiel et contingent, se poser comme distinction spatiale,
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simultanée. Expliquons-nous. Evoquons pour ce faire Bergson.
Bergson développe constamment le concept d'une évolution continuée, non fragmentée, d'un
enrichissement progressif de l'entièrement nouveau : effet "boule de neige", ou "mélodie"
complexifiée progressivement, sans rupture, dans un même déploiement fusionné. Or, en vertu de
cette idée, on doit poser ceci, axiomatiquement : de fait, pour penser le surgissement du biologique
à partir d'un donné physique, pour penser l'apparition de la vie sur terre, il est nécessaire d'envisager
une première vie, totalement close sur elle-même, ne coexistant pas avec d'autres vies qui lui
seraient extérieures : il y a pure durée, pure linéarité de cette vie, pure intensité non passive,
absolument agissante. En effet, l'idée d'un continuum, analytiquement comprise, implique ceci : le
surgissement de l'absolument nouveau ne saurait être pensé comme surgissement de deux
nouveautés simultanées, car cela supposerait une spatialisation qui viendrait ici subvertir les
principes de la détermination qui veut se poser. Par exemple, si l'on pose, contradictoirement, cette
proposition : "deux vies entièrement nouvelles surgissent simultanément sur terre", cela signifie
ceci : il existe un instant t qui comprend cette "simultanéité entièrement nouvelle" que nous
postulons, instant en lequel ont donc été isolées et juxtaposées idéalement deux intensités distinctes.
Or, il apparaît très vite qu'une telle simultanéité nous entraîne, en vertu même des principes de cette
approche rationnelle, vers une absurdité : vers une régression à l'infini. Car ces deux "premières
vies" simultanées, juxtaposées, devront être définies via l'idée d'un instant, d'un présent, qui se
fragmente à l'infini, sans que cette fragmentation constante ne puisse trouver un arrêt, une
résolution finale. Au nom du principe de continuum, nous admettrons nécessairement l'axiome
suivant : "une première vie surgit sur terre". Sur cette base, prenons cette première vie dans son
écoulement. Entre le temps t = "surgissement de cette première vie", et le temps t' = "apparition
d'une autre vie qui vient coexister avec cette première vie", ainsi donc, comme cela se comprend de
soi-même, nous avons affaire à une pure succession, à une pure linéarité, à une pure intensité non
accompagnée d'une intensité analogue avec laquelle elle aurait une certaine relation. Autrement dit,
dans cet intervalle, elle est prise dans une relation avec elle seule, elle n'est pas "affectée" de
l'extérieur, mais elle s'auto-affecte, continuellement, le physique pré-donné étant pour sa part certes
conditionnant, mais à la manière d'une condition hétérogène, qui dès lors n'imprime pas sa
"marque" de façon essentielle sur cette intensité qui s'auto-affecte. Si donc l'on reprend la
distinction proposée plus haut entre la communauté et la causalité, on pourra affirmer dès lors, à
bon droit ceci : la vie qui surgit renvoie fondamentalement, originellement, en tant qu'elle est
nécessairement "une première vie", ou encore "cette seule vie", à une causalité exclusivement
linéaire, elle n'est pas dès lors, du moins pour un temps, "communauté", relation spatiale, co-
existence, "présence à". On peut d'ailleurs noter, en passant, qu'il y a ici une distinction à faire entre
le "présent " et "l'actuel", le présent devant être pensé analytiquement comme "présence à" une
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altérité analogue, et l'actuel comme pure intensité auto-référentielle.
Sur ces bases théoriques, reprenons le chat et l'observateur. Pour ce faire, prenons les choses
une à une :
1) Le chat, tel qu'il se trouve dans sa boîte close et dont le contenu n'est pas encore perçu par
l'observateur, peut vivre si et seulement si la première vie s'est posée avant lui, comme cela se
comprend de soi-même.
2) De la même manière, l'observateur, effectivement vivant, peut vivre si et seulement si la
première vie s'est posée avant lui, comme il va également de soi.
3) Or, la première vie en question, comme nous l'avons admis, est d'abord et avant tout pure
intensité, pure succession, pure auto-affection ne coexistant pas avec une autre vie analogue, la
relation spatiale avec d'autres intensités analogues étant quant à elle secondaire, surajoutée, partant
inessentielle.
4) Par ailleurs, cette première vie continue à s'affirmer, à se poser, d'une certaine manière, au sein
de la vie du chat, encore incertaine pour l'observateur, et au sein de la vie de l'observateur, certaine
pour lui-même.
5) Plus précisément, ce chat et cet observateur, s'ils vivent, expriment en quelque sorte la puissance
de cette première vie, sa puissance de se poser, en ce qu'ils représentent aujourd'hui sa perpétuation,
sa continuation, son déploiement, son aptitude future à se complexifier.
6) Ainsi donc, ce chat et cet observateur, s'ils vivent, doivent trouver, d'une certaine éminente
manière, la façon véritable dont se manifeste leur vie, dans la façon dont la première vie qui les a
rendus possibles se manifeste. Autrement dit, chacun est, soi-même, pure intensité, pure linéarité,
pure succession, et ce essentiellement, originellement, et ce n'est que secondairement,
inessentiellement, qu'il est pris dans une coexistence, dans une relation spatiale à une intensité autre
analogue, dans une "présence à" au sens fort.
7) Mais nous supposons pourtant que ce chat et cet observateur sont bien distincts spatialement, et
dès lors notre proposition est contre-intuitive, car il doit bien exister une relation de communauté
entre ces deux pôles simultanés (et d'ailleurs nous avons apparemment implicitement admis cette
relation dans l'apport spinozien proposé plus haut).
8) C'est précisément dans ce paradoxe que se trouve la clef de ce que nous voulons élucider. En
effet, intrinsèquement, essentiellement, ce chat et cet observateur pris ensemble ne sont pas dans
une relation de communauté, de coexistence spatiale, mais ils constituent en fait une même réalité
qui est prise dans une relation à elle-même, dans une relation renvoyant à la seule succession, à une
intensité pure autoréférentielle, à une auto-affection sans altérité.
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9) Déployons cette dernière proposition pour qu'elle soit clairement entendue :
a) Le chat étant mort (par hypothèse) et l'observateur étant vivant, ces deux pôles n'expriment pas
moins une seule intensité purement linéaire, ladite "première vie", et dès lors, on dira à bon droit
qu'ils s'expriment eux-mêmes l'un et l'autre mutuellement au sein de cette intensité linéaire.
Autrement dit, le fait du chat mort, l'événement de son trépas, se manifeste actuellement dans le fait
que l'observateur soit vivant d'une certaine manière, et réciproquement.
b) Le chat étant vivant (par hypothèse) et l'observateur étant vivant, ces deux pôles, de même,
expriment également la pure succession de ladite "première vie", et de même s'expriment
mutuellement. Le fait que le chat soit vivant d'une certaine manière se manifeste dans le fait que
l'observateur soit vivant d'une certaine manière.
c) L'incertitude posée par Schrödinger dans le contexte de la physique quantique se dépasse donc
comme suit : l'événement du trépas du chat et le fait que le chat soit vivant d'une certaine manière
étant pris en même temps, ils doivent donc, en même temps, s'exprimer dans le fait que
l'observateur soit vivant d'une certaine manière. Or cette certaine manière dont l'observateur vit
actuellement est pour lui certaine, sur le mode intuitif entièrement, et sur le mode thématique
partiellement ; i.e. : mon état est ressenti dans sa pleine clarté, quand bien même je ne suis pas
capable de mettre en mots toutes les composantes de cet état.
d) Ainsi, sur un mode intuitif très partiellement dicible (état ressenti), il ne peut y avoir d'incertitude
concernant le fait que le chat dans la boîte soit mort ou vivant, d'une certaine manière, il est
appréhendé. Sur le plan thématique, certes, l'état de l'observateur n'est pas certain, et c'est ainsi qu'il
n'élucide pas complètement cet état sur le mode qu'il privilégie, ce pourquoi il dira que l'état en
question du chat n'est en fait pas exposable.
e) Or, nous l'avons vu plus haut, le plan thématique, ou spatialisant (c'est la même chose), postule
précisément la possibilité du surgissement de deux vies coexistantes, se trouvant ainsi en désaccord
avec sa propre logique (régression à l'infini). Par cette confusion, il occulte donc le fait que ce chat
et lui-même, en leurs états respectifs, expriment en dernière analyse, intrinsèquement, la même pure
intensité auto-affectée, qu'ils se révèlent l'un et l'autre, d'un point de vue purement déterministe.
Cette confusion-occultation qui pose l'incertitude de la mort ou de la vie du chat ne saurait donc
prétendre à la clarté, à l'adéquation, et elle doit être réinfléchie par l'approche intuitive, non-
thématique, qui elle "affirme" la certitude de l'événement du trépas du chat lorsque celui-ci advient
effectivement, et la certitude de sa vie et de la manière dont cette vie se manifeste lorsque celle-ci se
déploie effectivement.
f) Mais ce point de vue thématique et spatialisant confus et occultant, que l'on vient de séparer
abstraitement, par souci de clarté, du point de vue intuitif, ne doit pas, dans la perspective d'une
existence humaine vécue en première personne, vécue en chair et en os, être coupé radicalement de
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ladite intuition. En effet, en un certain sens, lorsque je produis des jugements, lorsque je focalise,
via ces jugements, mon attention sur tel ou tel aspect de la manière dont j'éprouve des intensités
actuelles, lorsque donc j'introduis des "négatités" (Sartre), des négations au coeur de ma complexité
sentie, en ce que je ne fais pas honneur, en ce que je ne puis faire honneur à chaque élément de cette
complexité (je les nie), je ne suis pas réellement coupé de cela qui reste dans l'ombre. Prenons un
exemple. Je dis ceci : ce chat est là, devant moi. Lorsque je "prends" donc ce chat pour le poser
dans un jugement, il semble que je ne pose pas toutes les autres intensités qui sont les miennes,
celles qui renvoient à d'autres choses (la table qui est à côté, le sol sur lequel je me trouve, etc.
indéfiniment), à d'autres personnes (mon ami Pierre qui est à côté de moi, ma mère qui est
souffrante, dans son lit, mon grand-père qui est mort l'année dernière, etc., indéfiniment), et à
d'autres affections (le souvenir de mon premier baiser, le souhait de finir le texte que je suis en train
d'écrire, mon désir de ne plus avoir mal au ventre, etc., indéfiniment). Mais en réalité, cette "prise"
dans un jugement contient toutes ces intensités, à titre latent. Car le fait-même que je choisisse de
thématiser ce chat, ici et maintenant, l'acte que constitue ce choix, en vertu d'un strict déterminisme,
dépend de toutes ces intensités vécues par le passé, vécues maintenant, ou tendues vers l'avenir, qui
se manifestent dans mon intensité actuelle. Pour le dire plus abstraitement : la focalisation
judicatrice, la détermination qui nie, l'attention qui se concentre sur un élément donné, demeurent,
en dernière analyse, renvoi à une ouverture sur une pluralité intensive indéfinie. Elles sont un point
de vue, mais un point de vue entendu au sens où tout point de vue, tout découpage, tout acte de
dessiner des contours, de poser un être ou une chose au détriment apparent des autres, en tant qu'ils
constituent une « fenêtre », métaphoriquement parlant, sur l'intensif complexe, expriment la totalité
du "mur", sur lequel cette fenêtre s'insère. Lorsque je regarde les gens dans la rue, à travers ma
fenêtre, ai-je pour autant oublié que je me trouvais dans les murs de ma maison ? Nullement. De
même, l'observateur, tandis qu'il juge d'une incertitude "objective" face à l'invisibilité "objective" de
tel chat, ne peut avoir oublié que cette incertitude ne peut en être une. L'occultation-confusion du
thématique disparaît ainsi d'elle-même.
g) Le scientifique, donc, qui affirme l'impossibilité de "connaître" avec certitude le fait de la mort
ou de la vie du chat encore inaperçu qui est dans sa boîte, en tant que ce jugement est un choix qui
dérive de toute la complexité intensive actuelle qu'il est, complexité qui de son côté, comme on l'a
vu, pose une certitude concernant ce fait, affirme en fait le contraire de ce qui est dit dans son dire.
Et ce contraire, qui ne saurait être contradictoire, se résout de lui-même.
h) En dernière instance, donc, si le fait de la vie ou de la mort du chat n’est plus incertain, et si ce
fait traduit adéquatement la disposition d’un état quantique dont il dépend, alors cet état quantique,
théoriquement, n’est lui-même plus incertain, même si la boîte reste close.
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Résumons-nous. Mettons en scène notre cheminement d'ensemble en ce qu'il relèverait d'une
prise de conscience. On supposera un locuteur imaginaire qui se parle à lui-même dans un discours
intérieur qui reviendrait sur sa démarche :
"Oui, certainement, être c'est être perçu, mais le perçu lui-même, ce qu'il s'agit d'"étantiser", en ce
qu'il conditionne le vivant qui perçoit d'une manière ou d'une autre, pose aussi, d'une façon
déterminée, son être. Toutefois, je crains de m'être fourvoyé depuis le départ. Je me suis oublié dans
la régression ontique. Non, trois fois non, être ce n'est pas être perçu, c'est : percevoir. Certes, être
"étant", c'est être perçu, mais "être", "être tout court", c'est : percevoir. Une philosophie qui se
positionne réellement en première personne doit se garder d'être la victime de la "réverbération
ontologique" : elle ne doit pas partir du monde, dudit "perçu", pour ensuite tenter d'élucider l'être de
la conscience à partir de là. C'est de l'intensité actuelle qu'il faut partir, et non de l'être là-devant.
L'être là-devant est "étant", il n'"est" pas : il est "ce qui est" tel ou tel, il n'est pas "le fait d'être" tel
qu'il est d'une certaine "manière". Les choses qui sont perçues demeurent dans une spatialité figée,
atemporelle : elles possèdent des propriétés fixes, il suffit de faire l'inventaire de leurs prédicats
analytiques pour les recenser et les saisir dans leur vérité : vérité toute logicienne, scolaire,
technique, statique. Tel est l'étant, tel n'est pas l'être. L'être est temporalisé, il est un percevoir qui se
déploie, qui se dévoile progressivement au fil de sa progression. Mais là encore je m'égare. Car, de
là, de cette position, la conscience intensive actuelle contamine toutes choses qu'elle perçoit, qui
sont à leur tour prises dans un dévoilement progressif : elles perdent leur fixité. Mais ce passage du
perçu au percevoir, cette dénonciation de la "réverbération ontologique", c'est après tout ce que
voulait suggérer mon petit complément spinozien-bergsonien... Toute la question posée par l'arbre
heideggérien (Qu'appelle-t-on penser ?), arbre qui se présente plus qu'il n'est présenté par ou
représenté dans ma conscience, est condensée dans ce petit complément spinozien-bergsonien. En
outre, à la lumière de ce complément, je devrais ajouter ceci, comme visant Heidegger lui-même :
cet arbre qui se présente à moi, qui pose aussi son être, n'est-ce pas, en dernière analyse, moi-même
tel que je m'auto-affecte dans la durée pure dépourvue d'altérité spatialement appréhendée, dès lors
ce perçu n'est-il pas lui-même un percevoir, et moi-même ne suis-je pas perçu par un percevoir qui
me fonde ? Mais je suis confus. Car qui parle ici ? En voilà assez !"
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La partie et le tout
« Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et
toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes,
je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout
sans connaître particulièrement les parties. »
Pascal, Pensées
Pour identifier la causalité d'un événement quel qu'il soit, nous aurons d'abord tendance à
prendre en compte les phénomènes qui sont à proximité de l'événement en question. Le
comportement d'un corps donné sera ainsi expliqué par l'action de certaines forces dont les
manifestations sont observables dans le cadre d'un champ spatial et temporel limité. Il serait ainsi
relativement absurde de tenter d'expliquer la chute d'un solide terrestre en prenant en considération
tel atome situé à des années-lumière de notre galaxie, ou s'étant manifesté plusieurs milliards
d'années auparavant.
Pourtant, est-ce à dire que cet atome, dans l'un ou dans l'autre cas, ne détermine pas, au
moins de façon infime, la manière dont la chute dudit solide se déroule ? Loin de là. L'explication
de n'importe quel événement se produisant ou s'étant produit nécessite en droit la prise en compte
de tout ce qui existe et a existé dans l'univers avant lui, au sein d'une immensité spatiale et
temporelle illimitée. D'une façon ou d'une autre, tel atome situé sur mars cause présentement la
manière dont tel corps terrestre actuel se meut. D'une façon ou d'une autre, tel objet disparu il y a
plusieurs milliards d'années agit partiellement sur l'état d'un corps présent déterminé. Ces deux
propositions découlent du simple fait que l'espace, analytiquement compris, est un espace ouvert, et
que le temps, analytiquement compris, est un temps continu.
Ceci doit nous indiquer qu'il ne saurait y avoir jamais d'explication totale d'un phénomène
quel qu'il soit, et que toute science est de fait lacunaire et imparfaite. Pour expliquer un phénomène
déterminé, on choisira donc de sélectionner les données significatives et, surtout, disponibles. La
précision des explications ou prévisions sera fonction de cette sélection. Au plus le champ temporel
et spatial enveloppant les phénomènes déterminants s'élargira, au plus les résultats seront précis.
Mais la causalité totale nous échappera forcément, comme cela se comprend de soi-même. Nous
n'aurons jamais affaire qu'à des causalités partielles, et puisque la sélection elle-même ne sera
jamais qu'arbitraire et contingente, limitée par une humaine condition, nous assisterons à la
constitution d'une sorte de fable, certes dissimulée par un esprit de sérieux malvenu.
Selon une conviction peu fondée en raison, c'est le visible environnant qui doit pouvoir
21
expliquer le visible présent là-devant. Remonter trop loin dans le temps, ou s'aventurer trop loin
dans l'espace pour rendre compte de ce qui est là-devant, ce serait ainsi se perdre dans la non-
significativité, peut-être même dans le délire. Pourtant, le délire, c'est plutôt de penser que l'action
de la matière sur elle-même serait soumise à des bornes temporelles ou spatiales faites à la mesure
de la faculté perceptive et intellectuelle de l'humain, ou de sa technologie. En droit, l'état d'un atome
situé sur mars cause d'une certaine manière l'état présent de mon système nerveux (et
réciproquement, d'ailleurs). Mais qui se soucie de cette action à distance ? Le neurologue sera bien
plus soucieux des substances environnant mon corps, éventuellement ingérées par lui. De ce fait, il
produit une science, dont les résultats sont d'ailleurs certains. Mais de toute façon, ces résultats ne
peuvent qu'être certains, puisqu'ils sont validés avec le même point de vue limité qui a permis leur
élaboration.
La fermeture de la perspective que nous évoquons ici est très certainement en rapport avec
une conception simplificatrice de la causalité, qu'il faut maintenant appréhender. Il s'agit d'une
causalité qui serait essentiellement unilinéaire, distinguant un causant et un causé, sans possibilité
d'inverser les rôles. Prenons n'importe quel phénomène matériel déterminé qu'il s'agirait d'expliquer
en détail. Au premier stade de l'explication, et de façon à peine consciente, il s'agit pour
l'observateur de considérer qu'un tel phénomène est comme privé de toute sa capacité d'affecter
positivement le monde, d'imprimer une force sur quelque objet du monde. Il est uniquement
déterminé, et non déterminant. Il est causé, et non causant. Il est mû, et non mouvant. Cette
passivité de principe du phénomène observé le prive ainsi de ce que l'on pourrait appeler son
"rayonnement".
Avant de poursuivre, expliquons brièvement cette idée de rayonnement. Un phénomène,
quel qu'il soit, possède un rayonnement en droit infini. Tout ce qui existe, aussi infime, aussi
éphémère soit-il, imprime une force qui se propage dans la totalité de l'univers et qui se prolonge
éternellement. Ceci aura été, pourra-t-on dire, et ainsi, le fait même que ceci ait occupé un espace,
qu'il ait diffusé une certaine quantité d'énergie pour une durée certaine, implique une configuration
et une intensité déterminées, attestant de sa présence, pour tout ce qui est, et pour chaque être
contenu dans ce tout.
L'observateur qui veut expliquer un phénomène le mutile d'abord, le plus souvent : il
occulte, plus ou moins délibérément, son rayonnement. Ainsi, ce que peut un corps, sa capacité à
diffuser une énergie de façon illimitée, au sein d'un espace ouvert et au cours d'un temps continu,
cela ne le concerne pas. Ce corps doit être perçu par lui comme n'agissant point. Il est comme
recroquevillé sur lui-même, assailli de toutes parts. L'objet visé ayant donc été, pour ainsi dire,
"neutralisé", il ne reste plus qu'à identifier les forces qui agissent sur lui. Et alors elles peuvent
toutes converger vers lui, comme aimantées à un seul centre fixe et immobile. Cet objet peut agir
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comme point de repère à partir duquel un environnement significatif sera finalement défini.
Supposons qu'il ne s'agisse pas d'abord d'expliquer un phénomène, d'identifier ce qui le
cause, d'envisager sa pure passivité, mais de rendre compte de sa puissance, de sa force, de sa
capacité d'affecter ce qui est, de la façon la plus précise et la plus complète possible. Serons-nous
alors tentés à un moment donné de nous arrêter dans notre investigation, de définir des bornes
spatiales ou temporelles pour une telle appréhension ? Rien n'est moins sûr. Car nous n'avons plus
affaire ici à la tendance centripète induite par l'observation de qui veut expliquer. Nous avons affaire
à une tendance centrifuge, qui détermine un mouvement se prolongeant indéfiniment dans
l'immensité spatio-temporelle. Certes, il faudra bien s'arrêter à un moment donné au cours de cette
investigation visant la puissance de l'objet, car nos perceptions restent limitées. Mais le caractère
contingent de la limitation apparaîtra alors, et l'infinité en droit du procès également.
On pourrait dire toutefois que l'explication en elle-même n'indique en fait peut-être pas une
limitation arbitraire de principe. La tendance centripète explicative peut tout aussi bien s'ouvrir à
l'immensité spatiale et temporelle. Un phénomène passif et déterminé peut très bien être conçu
comme étant déterminé par tout ce qui est et fut dans l'univers. On ne comprendrait donc toujours
guère en quoi une conception unilinéaire de la causalité impliquerait une fermeture de la
perspective. Pourtant, le fait même de se focaliser sur l'être-déterminé d'une chose, c'est en soi
fermer la perspective. L'idée d'une détermination multiple mais à chaque fois unilinéaire implique
celle d'enveloppement. Ce qui enveloppe doit être borné, par définition, ceci possède une
enveloppe, des contours déterminés. Au sein d'un espace illimité, ce qui enveloppe discrimine donc
: ce qui sera hors enveloppe est le non-significatif. Ainsi certaines bornes contingentes, déterminées
par une limitation humaine, trop humaine, trouveront un fondement logique, quoique fragile.
L'explication, la causalité unilinéaire, ferment la perspective : par elle, ce qui est visible là-devant
sera élucidé par un environnant donné dont les contours ne sont pas fonction d'une nécessité fondée
sur les choses mêmes.
Il serait intéressant de constituer une méthode dont le point de départ serait la puissance
d'affecter de la chose. De ce fait, l'ouverture de l'espace et la continuité du temps seraient posées.
L'action de la chose affirmerait son prolongement indéfini, précisément en tant qu'action. Sa
passivité à son tour, cela serait reconnu, exclurait l'idée même d'une non-significativité de tels ou
tels étants lointains, puisque cette passivité ne serait comprise que conjointement à ladite activité
indéfiniment prolongée. Cela ouvrirait, au sens strict, la perspective. Une causalité circulaire serait
développée systématiquement, élucidant les rapports de toutes les choses entre elles, des plus
proches, des plus semblables, aux plus lointaines et aux plus différentes.
Un tel programme de travail réjouirait un certain démon laplacien. Et encore, est-ce
seulement suffisant ?
23
Tout est un
Une certaine interprétation du continuum bergsonien, associée à un hégélianisme remanié,
devrait nous permettre de penser le devenir des divers secteurs de l’étant.
Le continuum bergsonien, en toute cohérence, implique l’unité de tout ce qui est. L’univers
chez Bergson, conçu comme tout, est comparable au vivant en tant qu’individu : il est évolution
créatrice, surgissement continuel de l’absolument nouveau. L’univers comme tout, donc, avec
Bergson, pourrait bien lui aussi posséder quelque durée pure qui est le propre des données
immédiates profondes de la conscience humaine. L’univers pourrait bien renvoyer à une durée non
spatialisable, non homogène, à une multiplicité qualitative comparable à une mélodie musicale, en
laquelle chaque temps pénètre tous les autres sans que l’on puisse opérer des distinctions tranchées.
L’univers, temporellement parlant, pourrait bien être inquantifiable (la physique mathématique étant
dès lors apparemment une erreur en soi, car étant incapable de penser ladite évolution créatrice
physique).
Une conséquence d’un tel continuum physique qualitatif est la suivante : si l’on veut penser
quelque « surgissement » de la matière, alors nécessairement, c’est une seule première matière qui
surgira. En effet, au sein d’un continuum qualitatif, deux matières distinctes ne peuvent surgir
simultanément. Car pour penser cette simultanéité il faudrait penser ces deux matières distinctes au
sein d’un instant t qui serait une sorte d’atome temporel. Mais pour saisir le « moment » de la
simultanéité, on est entraîné vers une régression à l’infini. La simultanéité pose une durée
simultanée, c’est-à-dire un intervalle de temps en lequel deux étants se manifestent simultanément.
Mais il y a là contradiction : tout intervalle contredit l’idée de simultanéité, car il n’est pas
instantané. On divisera ainsi davantage le pseudo-atome temporel pour parvenir à ladite
simultanéité. Mais encore on tombera sur un intervalle. On cherche l'instant t, mais on ne tombe
jamais que sur l'intervalle entre quelque t et quelque t', et ce à l'infini. Une physique rigoureuse,
c'est-à-dire ne sombrant pas dans l'aberration logique de la régression à l'infini, pose une première
matière surgissante. La physique d'aujourd'hui parle d'ailleurs de singularité initiale de l'univers,
conformément à ce point de vue. Là où elle pèche, c'est dans le fait de ne pas voir que le fait de
poser cette singularité initiale, ou le continuum bergsonien étendu à la physique, implique
l'invalidation de toute mathématisation, de toute spatialisation du temps physique, de toute saisie de
la durée du tout physique comme mouvement réduit à quelques intervalles juxtaposés (ou encore : il
faudrait penser, si cela est possible, une mathématique de la physique qui serait qualitative, un
nombre pensant le mouvement comme mouvement, et non comme intervalle au sein duquel sont
juxtaposées des simultanéités).
La singularité initiale de l'univers signifie que tout est un. Car c'est non seulement dans
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l'évanouissement, mais aussi et surtout dans le surgissement, que l'être d'un phénomène est donné.
Cette unité initiale du tout signifie que sa pluralisation, son effectuation, sa division, sa sortie hors
de soi, sa segmentation, son expansion, son devenir-autre-que-l'unité, est une façon de confirmer
l'unité de départ, de devenir-un-dans-le-pluriel, de devenir-soi dans le devenir-autre-à-soi, de se
contracter dans le mouvement même d'explosion surgissante.
S'il y avait deux matières initiales surgissantes, il n'y aurait pas de réunion possible du tout.
Il y aurait une division à l'infini, une pure expansion sans force de rassemblement, une explosion
indéfinie se décentrant toujours plus, asymptotiquement, une pure linéarité toujours plus
complexifiée désespérante, un progrès sans retour dans soi, sans réflexion dans soi, sans
sursomption (Aufhebung). Mais en toute logique, selon une logique qualitative, il y a une seule
première matière, une singularité initiale, et donc il y a devenir-unité indéfini, effet de spirale,
progrès comprenant un retour en soi, sursomption.
Si tout est un, alors la logique qualitative qui règle la physique est aussi la logique du vivant,
de l'histoire humaine, et de l'existence humaine individuelle. Hegel lui-même avait eu cette
intuition. Tâchons de retravailler sur cette intuition, avec donc pour fil directeur l'idée d'un
continuum bergsonien.
I Extension du continuum bergsonien au champ physique
La loi de la gravité suffit à énoncer ce qu'il s'agit d'énoncer. Une planète gravite autour du
soleil. Elle « tombe » vers le soleil, et simultanément, à l'intérieur d'un champ gravitationnel de
forces, elle « fuit » le soleil. Par une compensation des forces, il s'avère que la planète « tourne »
finalement autour du soleil. Il y a là, à la fois contraction (chute) et expansion (fuite), et,
finalement : ajustement (révolution). Au fil de son effectuation, de sa pluralisation, la planète tend à
s'éloigner toujours plus de ce autour de quoi elle gravite. Mais une force de contraction, un devenir-
unité-de-soi, un repli sur soi sursumant, tend à assurer le maintien d'une trajectoire elliptique.
A l'échelle du tout de l'univers, lequel univers est un individu singulier comparable au tout
du vivant, ou au tout d'un individu conscient, il y a bien explosion et implosion simultanées,
devenir-ajustement, devenir-un de l'unité initiale dans son mouvement même d'expansion et de
complexification (surgissement-évanouissement, en une seule fois, toujours déjà, actuellement et de
toute éternité).
25
II Extension du continuum bergsonien au champ biologique.
Nécessairement il y a une première vie. La vie au fil de sa particularisation, de sa
pluralisation, de son expansion, de sa complexification, de sa spéciation, est aussi devenir-centre,
concentration, spécification, réflexion dans soi. Une bactérie donnée engendre une grande variété
d'individus. Ces individus se séparent eux-mêmes toujours davantage, au sein d'espèces
différenciées. Mais chaque espèce tend à confirmer toujours davantage son être-espèce, tend à
préciser ses contours, au fil de la sélection naturelle. Dès lors, la spécification de chaque espèce
apparaît comme une manière de confirmer la singularité initiale de la première vie, de rejoindre
l'unité primordiale, et de s'identifier au tout du vivant, par-delà les différences qui sont toujours
plus, paradoxalement, précisées quoique dissoutes par ce fait même.
III Extension du continuum bergsonien au champ historique
L'histoire commence avec l'écriture. L'esprit des peuples se saisit dans l'extériorité d'un signe
tracé, et dans cette reconnaissance d'une effectuation de soi par soi, dans cette expansion re-saisie,
dans cette aliénation sursumée, plus conséquente encore que l'aliénation liée à l'apparition du mot
parlé, lequel n'est pas encore « objet » ou « chose » visible et palpable, dans ce devenir-autre-à-soi
dépassé et conservé, donc, l'unité initiale historique comme conscience reflétante-reflétée surgit.
Cette unité dédoublée dans soi se pluralise, se déchire, durant les conflits ou guerres : ici, le signe
comme « objet » a priori re-saisi est réifié, il est aboli comme signifié, il n'est plus que pur
signifiant. La parole diplomatique est dès lors supprimée elle-même. Il y a donc bien aliénation de
l'aliénation sursumée singulière initiale, soit retour à l'unité physique ou biologique pure initiale
(destruction, déchaînement de la violence brute). L'humanité se retrouve « elle-même », avant
l'humanité, dans son identité à la matière sans conscience. Elle découvre par là sa spécificité
d'humanité qui est l'être-aliéné sursumé, qui est la matière physique ou biologique sursumée et
dédoublée, précisément en niant ce dédoublement via la violence déchaînée (lutte des classe, des
« races », des religions, des peuples, des hommes et des femmes) : c'est lorsqu'une réalité est
temporairement détruite que son existence est attestée pour soi.
Le conflit a une vertu « positive », par-delà l'horreur impardonnable, inqualifiable, du
désastre qu'il cause : l'humain se connaît lui-même, car ce qu'il est lui-même (l'écrit) a été aboli : il
éprouve sa singularité dédoublée, et sursumant le dédoublement, face à son abolition. Le devenir-
unité de l'histoire humaine se calque néanmoins sur celui du physique et du biologique : les conflits,
26
le devenir-autre-à-soi, sont aussi une concentration, un retour sur soi, une expérience par laquelle la
conscience d'une unité de l'humain s'avère (ainsi, après la deuxième guerre mondiale apparaît un
droit international écrit posant la notion de crime contre l'humanité). Mais l'humain historique est
unité dédoublée, à sursumer indéfiniment, déchirure constante : le devenir-unité est, soit suicide
désespéré, évanouissement sans rassemblement, soit paix perpétuelle. Rien n'est déterminé à
l'avance, par-delà les déterminismes physiques et biologiques. C'est l'écrit comme déchirure, et sa
négation, la guerre, la déchirure déchirée, qui façonnent cette liberté terrifiante.
Aujourd'hui, au XXIème siècle, « notre héritage n'est précédé d'aucun testament » (René
Char). Les traces du passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres. Le signe n'est
plus que « communication », et non transmission d'un héritage mondain solide. Le conflit est
spectaculaire, la violence est essentiellement symbolique et psychique (chez « nous » du moins).
Dans le meilleur des cas, nous ne percevons plus que la beauté, par exemple, de la Résistance, mais
non les mots qui l'accompagnent : car ces résistants n'ont pas su les dire, ou nous n'avons pas les
oreilles pour les entendre. Cela étant, nous sommes dès lors capables de dépasser toute téléologie
hégélienne pernicieuse et potentiellement totalitaire, par le fait même de notre déroute.
Cette parabole de Kafka s'adresse à nous, et nous avons à la résoudre pour avancer et ne pas
périr sous peu : « Il y a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l'origine. Le
second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son
combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le pousse en arrière.
Mais il n'en est ainsi que théoriquement. Car il n'y a pas seulement les deux antagonistes en
présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve,
cependant, est qu'une fois, dans un moment d'inadvertance - et il y faudrait assurément une nuit plus
sombre qu'il n'y en eut jamais – il quitte d'un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son
expérience du combat, à la position d'arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l'un contre
l'autre » (HE).
La force qui pousse de derrière, le passé, est le principe du surgissement : le biologique
comme absolue nouveauté au sein de l'éternité physique. La force qui barre la route, le futur, est la
physicalité, dont l'éternité signifie notre finitude ; elle est le principe de l'évanouissement, la force
qui « inscrit » sur la pierre tombale du dernier homme : « rien de ce qui est humain ne m'est
étranger ». Si nous comprenons que ces deux sphères, qui sont pour l'instant deux modalités
temporelles différentes pour nous, mais non en soi, sont prises dans le même devenir-un (celui de la
matière en général), alors nous pourrons nous ménager un espace au sein de la brèche en laquelle
nous tentons de lutter, plutôt que de vouloir quitter le champ de bataille (ce fait de fuir étant
idéalisme, lâcheté, nihilisme, négation de l'existence et de l'être ; cf. Hegel, et un certain marxisme).
Nous ne serons plus l'élément perturbateur créant une scission temporelle, car les deux modalités du
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temps que notre existence oppose seront réunifiées dans leur devenir-synthèse, précisément. C'est
finalement la durée pure, le continuum bergsonien, qui sera la loi de tout ce qui est (joie, non-
scission). Nous aurons su « lire » l'héritage sans testament. Nous aurons su lire ces mots : Celui qui
a épousé la Résistance a découvert sa vérité.
Les peuples humains à travers l'histoire se pluralisent toujours davantage : mœurs de plus en
plus diverses, communautés de plus en plus nombreuses, croyances de plus en plus variées. Mais en
même temps, chaque groupe en particulier tend à confirmer ses caractères propres spécifiques, à se
centrer. Cette sur-spécification est une façon de rejoindre le tout-un de l'humain. Toute communauté
développe toujours plus à fond ses différences propres, et dès lors rend toujours plus possible la
rencontre avec d'autres communautés. Dans le réseau en question, le devenir-centre correspond à la
multiplication des embranchements reliant les points mis en réseau.
Des groupes d'hommes fanatiques ou violents n'ont pas développé à fond la spécification de
leur communauté (ainsi des fanatiques musulmans, des intégristes chrétiens, ou des « sionistes »
ultranationalistes, qui ne savent pas lire les textes sacrés). Mais ces hommes pourtant,
éventuellement, dévoilent l'humain déchiré à lui-même, et signifient une volonté de sursomption
(volonté peut-être jamais satisfaite néanmoins).
IV Le continuum bergsonien dans le cadre d'une existence individuelle
Le saut qualitatif qu'est la naissance d'un individu détermine son identité de vivant animé.
La continuité qui détermine l'acquisition du langage est une singularité initiale qui est également
conditionnante.
Mais l'essentiel reste l'amour. Le premier amour, la mère, le père, ou l'amant(e) initial(e),
conditionne une tonalité affective globale. Chaque nouvel amour est la quête de la disposition et de
l'intensité du premier. C'est à la fin de ce nouvel amour que l'on découvre ce qu'était le premier,
toujours déjà : une épiphanie. L'extase peut être forte. Une certaine déception également. Il faut
savoir épouser la grâce : la continuité du mouvement, un geste en anticipant un autre, au sein d'un
espace-temps courbe et ouvert, non fragmenté...
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II Certaines failles de Kant
La ruse du chinois de Königsberg
Serait-il possible d'appliquer certains outils du criticisme kantien mobilisés dans la
dialectique transcendantale pour critiquer alors une certaine prétention de Kant lui-même à la
déduction, prétention qui n'aurait pas été en cohésion avec l'idée même d'une philosophie
transcendantale ? Cela pourrait se faire en ayant pour horizon le rapport qu'entretiennent l'ontologie
phénoménologique et herméneutique de Heidegger et la philosophie spéculative kantienne.
Rappelons que Heidegger voyait dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure la
manifestation d'une régression par rapport à la première édition : la première édition correspondrait
à une analytique de la disposition transcendantale du sujet tandis que la seconde s'apparenterait à
une démonstration de la validité objective de l'entendement humain (dans l'Analytique
transcendantale spécifiquement). Cette simple remarque renvoie à un vaste programme de
recherche, mais j'aimerais lui associer une réflexion personnelle, réflexion qu'une lecture d'une page
de Salomon Maimon a inspirée.
Je présenterais d'abord brièvement les outils critiques élémentaires employés par Kant pour
réfuter la preuve ontologique de l'existence de Dieu (Critique de la raison pure, Dialectique
transcendantale, De l'idéal de la Raison pure, I).
Puis je tenterai de m'emparer de ces outils pour suggérer très rapidement un mouvement de
renvoi réciproque à l'oeuvre dans la tentative kantienne de fondation transcendantale (logique et
esthétique), mouvement circulaire et tautologique en lequel nulle existence, d'un point de vue modal
donc, de quelque a prioricité des dispositions subjectives du sujet connaissant ne saurait être déduite
ou démontrée, ou encore ajoutée synthétiquement via une prédication conclusive.
Cette impossibilité de la déduction n'est toutefois pas une impossibilité de la monstration.
C'est là qu'une interprétation phénoménologique des écueils du kantisme et du dépassement
éventuel de ces écueils (via le passage à une ontologie descriptive, précisément), pourra être
envisagée.
Les derniers développements proposent d'autres éclairages, épars.
1) Présentation brève de la réfutation kantienne de la preuve ontologique de l'existence de
Dieu
Règle fondamentale : « la nécessité inconditionnée des jugements (analytiques) n'est pas la
nécessité inconditionnée des choses et de leur existence »
Par exemple, si l'on pose la condition qu'un triangle existe, il y a aussi en lui trois angles
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nécessairement. Mais l'existence réelle du triangle n'est pas pour autant posée nécessairement : on a
simplement posé une condition hypothétique : nous supposerons qu'il existe. Une supposition, une
condition posée par hypothèse, n'est pas la preuve de l'existence de la chose ainsi posée. Autrement
dit, on ne saurait prouver une existence par le moyen d'une proposition qui présuppose cette
existence sans la prouver.
Soit le jugement analytique : « le triangle est composé de trois angles ».
Si je supprime le prédicat (trois angles) et que je conserve le sujet (triangle), il y a
contradiction : un triangle sans ses trois angles se contredit lui-même. Mais si je supprime le sujet
en même temps que le prédicat, il n'y a plus de contradiction : le jugement analytique qui définit la
propriété essentielle du triangle implique la liaison nécessaire entre une condition (triangle) et sa
conséquence (nécessaire), mais il n'implique pas le fait qu'il y aurait une contradiction à dire que la
condition elle-même ne renvoie à aucune existence réelle, d'un point de vue modal.
Pour le dire plus simplement : s'il doit y avoir un triangle, alors il devra posséder trois
angles. Mais nous ne disons rien ici en ce qui concerne l'existence réelle de tel ou tel triangle. Il ne
faut pas confondre une nécessité logique, analytique, avec une nécessité réelle des choses
existantes.
On appliquera la même méthode pour invalider la preuve ontologique de l'existence de Dieu.
Cette preuve se réduit au syllogisme suivant :
La perfection implique l'existence.
Or Dieu est perfection.
Donc Dieu existe.
Cela revient à dire que Dieu est, en vertu de sa définition.
Soit le jugement analytique : « Dieu, parfait, existe nécessairement ».
Si l’on supprime le prédicat (existence nécessaire) mais que l'on conserve le sujet (Dieu
comme perfection), alors il y a contradiction : si un Dieu parfait est posé, il ne peut qu'exister
nécessairement, puisque l'existence nécessaire découle analytiquement de la perfection. Néanmoins,
si l'on supprime en même temps le sujet et le prédicat, il n'y a nulle contradiction : car Dieu, dans un
jugement analytique censé définir son être, n'est qu'une supposition, une hypothèse, au même titre
que tout concept ou que toute idée que l'on cherche simplement à appréhender d'un point de vue
logique, en saisissant ses propriétés fondamentales. Or supposer ne constitue pas une preuve de
l'existence. Donc nous pouvons très bien supprimer Dieu en même temps que son prédicat sans que
cela soit une absurdité contradictoire.
Pour simplifier à nouveau, on pourrait dire : s'il y a un Dieu, parfait, alors nécessairement il
existe. Autant dire donc : s'il y a un Dieu, alors nécessairement il y a un Dieu. Il s'agit là d'une
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tautologie un peu ridicule finalement, qui ne nous fait pas progresser d'un pouce sur le chemin d'une
connaissance positive du divin. Car on peut toujours opposer ceci à cette tautologie : oui certes,
mais vous devez reconnaître que votre hypothèse de départ (poser Dieu comme sujet dans un
jugement analytique) est une hypothèse et non un savoir relatif à l'existence de la chose, et alors il
sera également possible de dire : il se peut que Dieu n'existe pas, puisqu'il n'est qu'une condition
hypothétique, et alors dans ce cas il n'y aurait pas de Dieu parfait.
De même, on peut envisage un monde sans triangle réel ou existant. Cette inexistence du
triangle n'invalidera pas pour autant le fait que, si un triangle est donné, alors nécessairement il aura
trois angles. Un triangle est possible : son concept n'est pas contradictoire (de même, une certaine
idée de Dieu peut ne pas être contradictoire). Sa définition indique également cela. Mais cette
possibilité ne préjuge en rien de la nécessité de son existence.
2) Kant contre Kant
a) Pétition de principe dans l'Analytique transcendantale
Il y a quelque chose qui me chiffonne dans l'Analytique transcendantale de la Critique de la
raison pure, une sorte de pétition de principe assez étonnante, dans la manière dont elle est tournée
(Nietzsche s'est d'ailleurs souvent moqué de ce genre de travers kantiens) : pour résumer, si j'ai bien
compris, l'objectivité d'un jugement est fondée par le caractère a priori des catégories (elles-mêmes
soumises à l' unité synthétique de l'aperception transcendantale, du « Je pense ») ; mais celles-ci
sont a priori parce qu'on voit bien que les jugements qu'elle permet sont objectifs. Il y a là une
circularité évidente : le fondement (catégories a priori) est fondé par ce qu'il fonde (objectivité des
jugements). Il n'y a pas de base solide. Kant, tout comme Descartes lorsqu'il entend prouver
l'existence de Dieu (mais en un sens bien différent il faut l'admettre), lui aussi présuppose ce qu'il
faut démontrer – l'a priori des catégories – pour le démontrer.
Soit le jugement : « des catégories a priori (aperception transcendantale) fondent
l'objectivité d'un jugement de connaissance ».
Appliquons alors la méthode que Kant emploie pour réfuter l'argument ontologique, mais à
l'encontre de la déduction transcendantale des catégories : si l'on supprime le prédicat (objectivité
du jugement), alors le sujet (catégories a priori, aperception transcendantale) est contradictoire ;
mais on peut très bien supprimer le sujet et le prédicat en même temps, et alors il n'y a pas de
contradiction. Le fondement transcendantal des catégories doit être soumis à la même critique que
l'idéal de la raison pure (il s'effondre).
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b) Va-et-vient sans fondement dans l'esthétique transcendantale
On pourra procéder de même en considérant l'esthétique transcendantale (mais alors il s'agit
d'une exposition des formes de la sensibilité, et non de leur déduction ; le problème est différent).
Résumons l'idée de l'esthétique transcendantale : parce que des jugements synthétiques a priori sont
possibles (existence d'une géométrie apodictique) alors les formes a priori de la sensibilité qui les
rendent possibles sont attestées de ce fait ; mais ne faut-il pas supposer que sans cette faculté, la
possibilité de ces jugements présupposée au départ serait remise en cause ? Ainsi, on veut montrer
l'existence d'une disposition transcendantale (espace et temps comme intuitions pures a priori) en
recourant à une présupposition (possibilité de jugements synthétiques a priori) qui sera invalidée si
cette faculté n'existe pas ; autrement dit, on cherche à montrer qu'une chose existe en se basant sur
un fait qui n'existerait pas sans elle.
Soit le jugement : « l'espace et le temps comme intuitions pures rendent possible les
propositions synthétiques a priori de la géométrie ».
Si on supprime le prédicat (propositions synthétiques a priori), le sujet est contradictoire ;
mais si on supprime à la fois le sujet et le prédicat, il n'y a nulle contradiction.
3) Prolongements
L'Esthétique transcendantale est une exposition, non une preuve. En ce sens, elle s'assume
en tant que pétition de principe (en tant qu'explicitation pour ainsi dire). De ce fait, on ne peut pas la
soumettre à la méthode critique qui est en jeu dans la réfutation de la preuve ontologique en disant
que cette méthode critique la démonterait de part en part. Cette méthode critique est utile
simplement pour montrer à quel point il est pertinent, de la part de Kant, de parler d'exposition dans
ce contexte, et non de déduction (ainsi le problème de la circularité ne se pose même pas). Mais
alors, on doit bien comprendre que l'analytique des concepts elle-même devrait se conformer à la
manière de l'esthétique transcendantale pour ne plus être circulaire et absurde (elle doit renoncer à
toute déduction) : elle doit reconnaître qu'elle est plus une élucidation, une explicitation, une
exposition, qu'une démonstration ou une preuve.
L'écueil du kantisme est cette déduction transcendantale qui aurait dû être davantage
explicitation, exposition transcendantale - et elle tend à l'être dans la première édition : il y a dans la
première édition, explicitement, une présentation transcendantale des synthèses de l'appréhension
dans l'intuition, de la reproduction dans l'imagination, et de la recognition dans le concept, qui se
32
veut présentation et non démonstration ou déduction. Néanmoins l'écueil persiste, même dans la
première édition. Cet écueil annonce la nécessité de la phénoménologie comme philosophie
transcendantale fidèle à elle-même : laquelle devra donc être purement descriptive (explicitante,
voire interprétante si elle est herméneutique ; jamais démonstrative).
Heidegger, dans l'introduction d'Etre et temps, expose clairement le fonctionnement de sa
pensée (jusqu'au tournant – Kehre - tout du moins), fonctionnement qui se situe par-delà toute
logique logicienne. Apparemment, un logicien vous dira que la démarche qui consiste à s'enquérir
d'une analytique existentiale du Dasein, en tant qu'elle doit préparer le terrain pour l'élaboration de
la question du sens de « être », est une façon de « tourner dans un cercle » : car ce que l'on
recherche, le sens de « être », sur le chemin qui doit nous acheminer vers ce sens, on le présuppose
apparemment, dans le mouvement même de dégagement des structures existentiales, dans la mesure
où ce dégagement s'empare lui-même, pour s'opérer, d'une certaine signification disponible du mot
« être ». Cela étant, dire qu'il y a là un cercle, ce serait oublier qu'il existe une entente «
préontologique » du sens de « être », vague et confuse certes, mais en laquelle nous sommes
toujours déjà jetés, et qui guide et oriente notre démarche (horizon de la temporalité). Ainsi donc,
plutôt qu'une circularité dans laquelle seraient pris un fondant et un fondé qui le fondrait à son tour,
il y a un va-et-vient continuel entre deux instances (un questionnant et un questionné)
s'approfondissant mutuellement au fil du cheminement herméneutico-ontologique, un mouvement
d'auto-élucidation sans fondement, une stricte réciprocité de rapport donc : le questionnant (Dasein)
se déployant indique et approfondit de ce fait le questionné (être), car « il y va en son être de cet
être » ; le questionné pris pour thème et approfondi en tant que tel indique quant à lui l'interrogé
(Dasein) en son être, et élucide quelque peu cet être s'il est lui-même élucidé.
Kant, sans la thématiser de cette manière, mobilise, dans son Esthétique transcendantale,
plus ou moins ce genre de « méthode » d'auto-élucidation progressive cheminant en un va-et-vient
continu entre deux instances complémentaires (même s'il s'agit plus spécifiquement peut-être d'un «
raisonnement » ab actu ad posse). Il n'y a pas de fondement transcendantal (analogue à
l'aperception transcendantale de l'Analytique) à partir duquel on pourrait déduire la nécessaire
existence des formes pures de l'intuition (espace et temps). Ces formes ne sont pas déduites, elles
sont simplement exposées : montrées, présentées, proposées, décrites, explicitées, élucidées,
définies. Le rapport chez Kant entre l'existence simplement constatable des propositions
synthétiques a priori de la géométrie par exemple et le caractère a priori, nécessaire et universel,
transcendantal, de l'espace et du temps, est plus ou moins analogue au rapport qu'il y a entre la
structuration ontologique du Dasein et le sens de « être » chez Heidegger : approfondir l'un, c'est
approfondir l'autre, mais il importe peu de savoir lequel fonde l'autre, car tous les deux sont posés
en tant que montrés ou décrits (non en tant que démontrés ou déduits). Kant affronte l'effondement,
33
le sans-fond dans son esthétique transcendantale : il se contente d'exposer l'infondable, sans fournir
de preuve, et son terme même d' « exposition » est l'aveu d'un irrationalisme relatif contaminant son
geste (si rationalité signifie démonstration à partir de principes ou d'axiomes établis). Une entente
préontologique précède et guide également sa démarche dans ce contexte : mais cette entente
concerne plus l'entente d'un « fait » que d'un « sens » ; l'entente du fait précisément d'une certaine «
auto-affection », pour employer le concept de Michel Henry. Le sujet se sent affecté par une
disposition sensible, intuitive, qui lui est absolument propre, et qui ne peut qu'être a priori en tant
que propre, non issue de l'expérience, et ce tandis qu'il appréhende la succession dans le temps et la
juxtaposition dans l'espace des phénomènes, et ainsi la dimension universelle et nécessaire des
propositions synthétiques de la géométrie pure par exemple, ne devient que plus évidente, que plus
claire, que plus distincte et certaine, au fil de cette auto-affection.
Kant au fond se contente de nous montrer constamment ce qui existe : il existe des facultés,
des jugements synthétiques a priori, des formes pures de l'intuition, des catégories pures de
l'entendement. En cela il serait un bon phénoménologue, il construirait une philosophie
transcendantale cohérente (admettant son « irrationalisme » relatif). Cela étant, ce qu'il ne doit que
montrer, il se permet aussi de le démontrer, dans l'Analytique précisément, et alors il est aussi
critiquable que les positions qu'il déconstruit dans sa dialectique transcendantale, comme j'ai essayé
de le suggérer (Kant présente ce qui est ; il ne devrait pas avoir à le représenter dans une
démonstration).
D'abord, c'est le principe même d'une déduction dans un cadre analytique qui est choquant à
vrai dire... L'analyse est explicative, comme le reconnaît d'ailleurs Kant dans son introduction ; une
explication qui démontre, qui déduit, c'est un peu exagéré. Je dirais qu'elle élucide, approfondit la
chose ; certes, on peut employer un syllogisme pour établir l'analyse d'un concept ; mais on parle
abusivement de déduction alors - il y a inférence logique, mais non pas déduction au sens de preuve
transcendantale. Au fond, Kant veut simplement montrer que l'analyse d'un certain concept
(catégories pures de l'entendement) contient bien un certain élément déterminé (fondement de la
possibilité de jugements synthétiques a priori) ; pour ce faire, il suffit juste de pénétrer le concept,
et de voir ce qui s'y trouve (ce que Kant fait d'ailleurs).
Si l'on veut analyser un concept donné, comme le concept de "vérité" par exemple : on
pénètre le concept, et l'on y trouve certaines idées, comme l'idée de correspondance. Où est la
déduction transcendantale là-dedans ? Il ne s'agit que d'une définition disponible a priori, exposable
a priori, si bien que tout un chacun, utilisant régulièrement le mot correspondant au concept, pourra
dire, face à cette définition : effectivement, c'est bien ce que je voulais dire en employant ce mot.
On peut alors proposer un syllogisme pour affermir l'analyse du concept de vérité,
34
syllogisme du type :
Toute adéquation est correspondance.
Or toute vérité est jugement en adéquation avec la chose jugée.
Donc toute vérité est correspondance.
Mais alors la majeure est elle-même une définition apodictique sans preuve (analytique),
ainsi que la mineure : on ne fait que combiner deux expositions analytiques sans preuve, deux
définitions, pour en inférer l'élément de la définition que l'on recherche. Dire qu'on « prouve » quoi
que ce soit dans ce contexte est exagéré.
De toute façon, quand bien même Kant en resterait à l'analytique pur, explicatif et non
déductif, il resterait dans une mauvaise posture : car il ne peut rien montrer quant à l'existence tant
qu'il reste dans ce secteur (or, il faut bien que le caractère a priori des catégories "existe" un tant soit
peu tout de même). En passant au déductif, il essaye de se sortir de cette impasse analytique. Mais
c'est peine perdue, car précisément l'analytique ne cohabite qu'avec une pseudo-déduction.
Heidegger apprécie la première édition de la Critique de la raison pure, car elle s'assume davantage
comme analytique, comme "description" et contourne plus ou moins l'écueil de la démonstration ;
elle est en cela conforme au projet transcendantal, plus cohérente ; mais ce qu'il faut voir aussi, c'est
que le contexte analytique empêche de passer à la position d'une existence, d'un point de vue modal
(ainsi, par cette analytique, les jugements synthétiques a priori demeurent possibles, non
contradictoires, ainsi que les facultés transcendantales correspondantes, mais leur réalité est
menacée, ce qui est plus que problématique). Puisque déduction et analyse sont à exclure, il faudrait
donc envisager une monstration qui ne serait pas analytique, une monstration "synthétique", en un
sens très spécifique. Voyons ce qu'il en serait.
L'Analytique transcendantale, pour la rendre peut-être plus conforme à l'esprit de la
philosophie transcendantale (qui est descriptive en vertu de la position qu'elle occupe), devrait être
réenvisagée dans le cadre d'une monstration précise, d'une exposition transcendantale, d'une
présentation : il s'agirait de se référer à la manière de procéder de l'Esthétique transcendantale, et, si
l'on ouvre la perspective, également à la « méthode » descriptive ontologique heideggerienne (auto-
élucidante, non fondée), afin de repenser les résultats de la déduction transcendantale des
catégories. Ainsi, nous avons deux éléments en présence : le caractère a priori des catégories,
renvoyant à l'unité synthétique de l'aperception transcendantale (du « je pense ») ; et l'existence de
jugements objectifs, résultant de l'application des catégories aux intuitions empiriques via le
schématisme transcendantal. Le premier élément est censé fondé l'autre, mais on voit bien vite que
l'autre à son tour permet d'affirmer la nécessité du premier. Dans ce mouvement, le premier comme
le second n'est pas confirmé dans son existence. En outre, il s'agit d'un jugement analytique : si le
premier élément existe, alors le second aussi, nécessairement. Mais ce « si » implique qu'on pose la
35
condition par hypothèse, mais qu'elle n'est pas pour autant prouvée, en tant qu’existante. On peut
très bien supprimer les deux éléments sans contradiction. A dire vrai, il faut ici renoncer à la
déduction (recherche du fondement) comme à l'analyse au sens traditionnel (définition a priori), et
trouver une troisième voie : une voie synthétique non déductive, non démonstrative, qui est associée
donc à une entente préontologique d'un fait ou d'un sens précédant et guidant sa démarche (principe
opérant la synthèse monstrative), et qui sera une démarche d'auto-élucidation d'éléments pris dans
un rapport de stricte réciprocité. Nous avions vu que cette entente préontologique, dans le cadre de
l'Esthétique transcendantale, pourrait être une forme d'auto-affection du sujet sensible ou
intuitionnant éprouvant la propriété absolue de ses propres dispositions réceptives. Il en sera de
même en ce qui concerne l'Analytique transcendantale. Mais alors cette auto-affection n'est plus
simplement celle d'un sujet réceptif, mais celle d'un sujet mobilisant sa réceptivité sensible et la
spontanéité de sa pensée simultanément. Autrement dit, cette auto-affection renvoie à un accord, à
une harmonie au moins possible entre les facultés (intuition, imagination. entendement). Or, quand
se manifeste cette harmonie, ce sens commun ? Dans l'expérience esthétique précisément, comme
nous l'apprend la Critique de la faculté de juger, dans la contemplation désintéressée du beau, soit
d'une « forme finalisée sans fin ». Autrement dit, l'auto-affection que nous cherchons pour fonder
une certaine démarche descriptive, « monstrative », qui aurait dû être à l'oeuvre dans l'Analytique
transcendantale, renvoie tout simplement au sujet mobilisant sa faculté de juger réfléchissante
esthétique, et qui, dans cette réflexion des belles formes au sein d'une imagination « jouant »
librement avec un entendement indéterminé (non contraignant), sent qu'il s'homogénéise, se
fluidifie, se réunifie en lui-même par lui-même, par-delà la multiplicité de ses facultés hétérogènes.
Autrement dit, pour montrer qu'il existe des catégories a priori de l'entendement dont l'application
au divers de l'intuition rend possible des jugements objectifs, Kant n'aurait pas dû mobiliser quelque
opération déductive froide et logicienne : il lui aurait suffi de montrer ce que nous éprouvons face à
la beauté, ce qui se passe en nous alors, la manière dont l'harmonie entre nos facultés se manifeste,
la manière dont elles nous appartiennent alors, pour suggérer qu'elles nous sont absolument propres,
non issues de l'expérience dans leurs structures, a priori, universelles et nécessaires, en tant
qu'unifiées dans un sens commun. Certes, cette auto-affection est équivoque : elle ne peut postuler
qu'une universalité subjective. Mais elle courtise aussi l'assentiment d'autrui, et désamorce le
solipsisme latent d'une philosophie transcendantale à prétention purement rationaliste et objective,
pour ouvrir la voie à une intersubjectivité réglée. Ainsi l'auto-affection attachée au beau permettrait-
elle de manifester, pour une Analytique transcendantale remaniée, une sorte d'entente
préontologique qui précéderait et guiderait la démarche consistant à approfondir l'un par l'autre
(sans la perspective de fonder quoi que ce soit), progressivement, dans un va-et-vient continuel, le
caractère a priori des catégories d'une part, et l'objectivité des jugements d'autre part.
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Ainsi Kant aurait-il pu définitivement rejoindre le saut privé de sol qu'évoque Heidegger, et
voir dans la beauté l'apparition impossible de « l'éternellement inapparaissant » (Qu'appelle-t-on
penser ?) qui était sa quête impensée. Mais après tout, c'est lui-même qui a écrit la Critique de la
faculté de juger. Et cette jonction, il l'a peut-être faite. Mais il faut bien voir alors que cette
troisième critique n'est peut-être pas l'achèvement majestueux de son système, mais presque un
désaveu de ce qui précède.
4) Remarques éparses
a) Proposition
Ceux qui diront que Kant est avant tout démonstratif verront son geste critique comme une
théorie de la connaissance ; ceux qui verront qu'en toute cohérence, il doit être avant tout
explicitant, exposant, montrant, verront que sa philosophie transcendantale est « un travail pour
DEGAGER ce qui appartient en général à une nature » (Heidegger, Etre et temps, §3).
b) Précision
Il faut bien préciser que les catégories a priori de l'entendement, même si elles ont été
extraites de leur fondement avec la même méthode que celle que Kant emploie pour invalider la
réalité objective de l'idéal de la raison pure, n'ont pas pour autant le même statut que cet idéal de la
raison pure (idée de Dieu).
En effet, on ne peut prouver l'a priori des catégories (circularité), mais on peut le montrer
(ce que Kant fait implicitement dès le début de la critique de la raison pure : « vous voyez bien qu'il
existe une physique, une géométrie scientifiques, etc. » ; pétitions de principe). Cette monstration en
outre pourrait avoir pour fil conducteur une entente préontologique attachée à une auto-affection du
sujet jugeant de la beauté des choses. Elle aboutirait à affirmer la validité universellement
nécessaire du caractère a priori des catégories, certes de façon subjective, mais une telle certitude
subjectivement (ou intersubjectivement) universelle toutefois posséderait une certaine positivité.
En revanche, on ne peut ni prouver ni montrer Dieu. En effet, il n'y a pas d'auto-affection qui
pourrait approfondir un passage entre l'idée de Dieu et sa réalité, car ici les deux facultés en jeu
(sensibilité, condition de toute réalité empirique, et raison pure, présentant l'idée de Dieu) sont
infiniment éloignées, et n'ont un contact, dans la réalité affective du sujet, que dans l'expérience du
sublime, contact négatif essentiellement, qui ne permet pas de postuler la possibilité d'une
application des concepts rationnels purs à l'expérience.
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Ceci étant posé, mon idée est la suivante. C'est l'impossibilité de montrer, de présenter la
réalité objective des idées de la raison pure qui devrait être critiquée, et non l'impossibilité de les
démontrer ; car les catégories de l'entendement, ainsi que les formes pures de l'intuition sont elles
aussi indémontrables, non déductibles sans circularité, quoiqu'elles sont exposables ; si on critique
les idées de la raison pure parce que leur contenu est indémontrable, alors les catégories elles-
mêmes deviennent critiquables (elles ne sont pas démontrables, ce que Kant occultait, jusqu'à sa
troisième critique) ; il faut les critiquer parce qu'elles ne sont pas présentables a priori ou dans
l'expérience, et ainsi ce qui distingue le temps et l'espace ainsi que les catégories de ces idées de la
raison pure sera bien établi.
c) Terminologie
Dans le cadre de cette révision possible de la philosophie transcendantale classique, on ne
devra plus parler de "fondements" transcendantaux pour évoquer les formes a priori de la sensibilité
ou les catégories pures de l'entendement, mais de "structures" transcendantales, elles-mêmes issues
d'un sans-fond, d'un abîme ontologique (de par la circularité de toute quête du fondement, et de par
l'application rigoureuse du principe de raison suffisante nous menant droit vers l'effondement). Les
structures transcendantales ainsi décrites se situent sur un plan d'immanence qui ne peut qu'être
exposé, non déduit. La notion de structure indique bien qu'elle est en relation avec une entente
préontologique directrice, mais vague et confuse : elle propose un cadre, un principe régulateur, un
principe d'articulation, pour ce qui est au départ sans contours, désordonné et désarticulé (une forme
de rationalité structurelle encadre l'irrationnel par mesure de contention, et pour dégager les forces
de l'irrationnel -auto-affection- de façon plus libre car plus construite).
d) Nietzsche taquine le chinois de Königsberg
Je repense souvent à Nietzsche se moquant de Kant. « Comment des jugements synthétiques
a priori sont-ils possibles ? » En vertu d'une faculté, nous répond Kant. « Comment l'opium nous
fait-il dormir ? » Par sa vertu dormitive, nous répond le médecin du malade imaginaire de Molière.
Le caractère tautologique de la démarche transcendantale est très bien exprimé par là. Kant enfonce
des portes ouvertes dirait Nietzsche (il exagérerait). Mais ce qui est vrai, c'est que Kant pas une
seule seconde ne s'embarrasse vraiment de prouver la moindre existence qu'il postule (il
ne cesse d'exposer à vrai dire ; ses déductions sont des ruses de sioux).
La question n'est pas : des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles (on supposerait
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alors qu'ils pourraient ne pas exister, et qu'il faudrait alors prouver leur existence) ? La question est :
comment le sont-ils ?
Kant a saisi un fait avéré pour lui mais non élucidé pleinement : la géométrie et la physique
sont scientifiques. Mais il y a d'une part ce qui est, ce qui a été produit par les esprits rationnels - qui
montre la possibilité de propositions qui étendent la connaissance et sont à la fois universelles et
nécessaires- et il y a d'autre part l'explicitation de ce qui a été produit : c'est l'affaire de Kant.
Kant répondra donc : en vertu d'une faculté ou de facultés (réceptivité pure, entendement
pur, principes régulateurs de la raison pure). Un fait existait, Kant le ramène simplement à sa
source, à ce qui le produit. Il y a pure et simple monstration, pure et simple pétition de principe,
dans la mesure où ce fait lui-même (physique et mathématique scientifiques) désigne explicitement
les facultés mobilisée pour le constituer (de même que ce qui fait dormir désigne explicitement sa
faculté dormitive). Le seul miracle dans tout cela, c'est d'être allé chercher du côté de la faculté
subjective, et non du côté de la constitution des choses en elles-mêmes, pour trouver la source que
désignaient physique galiléenne ou newtonienne et géométrie euclidienne. Mais cela ne supprime
pas le fait que cette source, même en tant que faculté subjective, est une pétition de principe, et
demeure tautologiquement liée à ce qu'elle produit.
Dans cette perspective, une pensée, physique ou métaphysique, qui souhaiterait s’ouvrir à la
saisie de la totalité, si elle radicalisait un tel ancrage dans une subjectivité qui montre et s’auto-
montre, ne renierait pas l’usage de l’intuition ou de toute autre forme d’affection ou d’auto-affection
(angoisse, faveur, exaltation, etc.). Les moqueries que Nietzsche adresse à Kant, dans cette
perspective, si on les associe à une pensée de l’éternel retour qui se voudrait « révélation
cosmique », dans l’intuition pure d’une joie qui viendrait rejaillir sur le tout, prennent tout leur
sens… Il faudrait toutefois que cette joie ne soit pas celle de saisir le sublime « en soi », mais
qu’elle soit une joie demeurant auprès d’une beauté concrète, qui dévoilerait de ce fait une réalité
immanente. Sans quoi l’éternel retour deviendrait aussi problématique que le divin.
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Kant et Berkeley
Kant, dans les Postulats de la pensée empirique de la Critique de la raison pure, entend
réfuter une bonne fois pour toutes l'idéalisme radical. Nous verrons ce qu'il en est de cette réfutation
dans son rapport à l'idéalisme « dogmatique » de Berkeley, lequel pose l'affirmation selon laquelle
les choses extérieures à nous sont impossibles.
Ainsi donc, Kant veut démontrer que notre expérience interne n'est possible que sous la
supposition de l'expérience extérieure : il explique en effet que la perception du permanent (dont
dépend la perception de mon existence dans le temps elle-même) n'est possible qu'au moyen d'une
chose hors de moi et non au moyen de la simple représentation d'une chose extérieure à moi.
L'expérience extérieure est immédiate, l'expérience intérieure est médiate. La conscience de mon
existence est en même temps une conscience immédiate de l'existence d'autres choses hors de moi.
Il n'y a là au fond pas une réelle réfutation de Berkeley à vrai dire, et pour le comprendre, il
faut tâcher de comprendre ce que Kant entend par « expérience extérieure ».
Dans l'Esthétique transcendantale, Kant expose le concept d'espace : l'espace est une forme
pure de l'intuition, autrement dit c'est le sujet, tel qu'il est constitué a priori, qui injecte de l'espace
dans les « choses ». Sans sujet, il n'y a pas d'espace, et donc pas d'« expérience extérieure » (de
toute façon, il est déjà clair que sans sujet, il ne saurait y avoir d'« expérience », intérieure ou
extérieure). L'espace renvoie à une disposition subjective, et n'enveloppe pas quelque constitution
des choses en soi. Kant lui-même fait la distinction entre deux types d'extériorité : il y aurait
l'extériorité empirique et l'extériorité transcendantale. L'extériorité empirique renvoie à la manière
dont les choses sont extérieures au sujet en tant qu'il les expérimente dans l'espace, lequel espace
n'en demeure pas moins une forme pure de son intuition subjective. L'extériorité transcendantale
renvoie à la manière dont la chose en soi, qui n'est ni dans l'espace ni dans le temps, qui est la chose
telle qu'elle n'est pas pour un sujet, mais indépendamment de tout sujet, subsiste. L'extériorité
empirique est une extériorité relative : elle s'oppose à l'intériorité du sens interne, mais en dernière
instance elle demeure interne à la constitution subjective ; en tant qu'extériorité spatiale, elle est
associée à l'intériorité a priori du sujet (c'est dans le sujet seulement que des choses peuvent être
extérieures les unes aux autres selon la juxtaposition spatiale). L'extériorité transcendantale est une
extériorité radicale et absolue : c'est dans l'absolu que la chose en soi se distingue du phénomène
appréhendé dans l'espace et dans le temps par le sujet.
Kant montre donc qu'il y a une intériorité tournée vers l'extérieur (l'espace comme forme
pure a priori de l'intuition subjective) qui fonde une intériorité tournée vers l'intérieur (le sens
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interne). Il ne sort pas une seule seconde de l'intériorité, de ce fait. En fait, il ne sort pas de
l'idéalisme « dogmatique » de Berkeley. Certes, il précise que la perception du permanent n'est
possible qu'au moyen d'une chose hors de moi et non au moyen de la simple représentation d'une
chose extérieure à moi. Il semble faire référence ici à une extériorité transcendantale, et non
empirique. Mais en fait, la permanence dont il parle renvoie à une modalité spatiale, donc
subjective, et non à une modalité par-delà espace et temps, et non à quelque extérieur en soi. Car le
permanent a pour support non pas la contraction infinie du hors-espace, mais bien la substantialité
d'une étendue perdurant. Pour tout dire, Kant entend ici réfuter l'idéalisme « dogmatique » en posant
le fait que le sens externe conditionne le sens interne (même s'il n'en est pas tout à fait conscient).
Mais alors on ne quitte pas le domaine d'une subjectivité close, et donc le domaine d'un idéalisme
« dogmatique ».
Berkeley affirme que l'être renvoie à ce qui perçoit et ce qui est perçu. L'étendue, la forme,
le mouvement, comme les sons, les couleurs, etc., constituent des idées des choses par lesquelles
ces choses existent. Concevoir que les choses pourraient exister sans ces perceptions serait absurde,
car cela reviendrait à supposer qu'une idée pourrait être hors d'un esprit, en dernière instance. Kant,
absolument conscient de cela, ne fait que clarifier ce genre d'idéalisme, et c'est en cela que consiste
sa « révolution » : dire que l'espace renvoie à la constitution du sujet, c'est dire comme Berkeley,
contre tout idéalisme empirique, contre tout réalisme transcendantal, que toutes les propriétés des
choses appréhendées par un esprit, jusqu'à la spatialité et la temporalité, renvoient à des propriétés
de ce sujet.
Pour réfuter Berkeley, Kant aurait dû prouver que la chose en soi existe bel et bien, et non
affirmer, en un certain sens, et malgré lui, qu'il existe une extériorité spatiale fondant l'intériorité du
sens interne. En effet, affirmer cette extériorité spatiale n'est absolument pas réfuter Berkeley. Kant
met simplement l'accent sur l'idée d'extériorité et de réalité des choses spatiales (réalisme
empirique), là où Berkeley mettrait l'accent sur le fait que cette extériorité dépend de la constitution
du sujet, qu'elle est en dernière analyse une idéalité. Mais l'un et l'autre sont d'accord pour dire que
l'existence des choses extérieures renvoie de fait à quelques propriétés intrinsèques de l'esprit.
Kant n'utilise pas, dans le différend qui l'oppose à Berkeley, le véritable « argument »
décisif. A vrai dire, Berkeley définit la matière comme une idée fausse : l'esprit va supposer une
substance qui supporte l'étendue indépendamment de tout sujet susceptible de la percevoir, par
excès d'abstraction. Cette abstraction n'a rien de légitime selon lui. Autrement dit, Berkeley ne
réfuterait absolument pas l'extériorité spatiale, si celle-ci n'est jamais qu'une extériorité relative,
renvoyant en dernière instance à une intériorité transcendantale telle que Kant la pose. Mais
Berkeley réfuterait bien plutôt l'idée qu'il existe quelque « chose en soi » derrière les phénomènes.
Certes, à un moment donné, Berkeley envisage la possibilité qu'il puisse exister effectivement une
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chose indépendante de toute perception, une sorte de « matière » inconnaissable (en cela d'ailleurs,
il est plus critique que dogmatique, soit dit en passant). Mais il ajoute que de toute façon, qu'une
« matière » indépendante existe ou qu'elle n'existe pas, qu'une chose « en soi » existe ou qu'elle
n'existe pas, cette hypothèse est absolument inutile : si elle n'existe pas, il faut continuer, en toute
légitimité, à réduire l'être à l'être perçu, comme le bon sens nous l'enseigne ; si elle existe, nous ne
pouvons de toute façon l'appréhender de la sorte, et donc si dans ce cas précis nous continuons à
réduire l'être à l'être perçu, nul changement n'interviendra pour nous, et nous serons toujours dans le
« vrai », étant considérées les limites qui sont le nôtres. Ainsi, il est toujours possible que notre vie
soit le rêve d'une licorne, d'un singe ou d'un fou, puisque nous ne pouvons prouver le contraire ;
mais quand bien même l'une de ces hypothèses serait vraie, devrions-nous nous y attacher ?
Certainement pas, car, la vie nous étant donnée comme elle nous est donnée, il est plus utile
d'écarter ces lubies.
C'est donc sur une question de valeur, et non de vérité, que Kant et Berkeley s'opposent. Ils
combattent tous deux l'idéalisme empirique, le réalisme transcendantal, mais leur « choix » final
diffère : Kant pose une chose en soi malgré tout, une « extériorité transcendantale » (étant peut-être
une sorte de « matérialiste », donc, au sens radical de Berkeley), là où Berkeley, plus radical, refuse
par principe, sans pour autant dire qu'il connaît la « vérité » de cette non-existence, la réalité de
toute « extériorité transcendantale ».
Ce qui est amusant, c'est de voir qu'en lisant les textes de près, on découvre que le
« critique » (Kant) est peut-être un dogmatique, et que le dogmatiquement désigné comme étant
« dogmatique » (Berkeley) est peut-être un critique. En effet, Kant ne doute pas de l'existence d'une
chose en soi, d'une extériorité transcendantale, alors que cette existence est problématique (Kant dit
certes que la constitution de la chose en soi, telle qu'elle peut être connue, est problématique, mais
aussi que son existence est une nécessité absolue, alors que tout un chacun devra reconnaître que
cette existence n'est pas sans poser quelques problèmes, quelques incertitudes). En outre, Berkeley
n'affirme pas que la matière n'existe pas, mais qu'on ne peut rien en dire, et qu'il est même plus utile
de faire comme si elle n'existait pas (il reconnaît qu'il y a là une question d'utilité, de valeur, et non
une question de fait, là où Kant prétend affirmer l'existence de la chose en soi comme si elle était un
fait avéré).
Il faut suivre la manière de Berkeley dans cette affaire, car elle est plus raisonnable, plus
critique, plus nuancée. Autrement dit, pour savoir s'il faut donner raison à Kant ou à Berkeley, il
faut opposer une valeur à une autre valeur, et non un fait (inconnaissable de toute façon) à un autre
fait (également inconnaissable). Autrement dit : est-il plus utile de poser l'existence d'une chose en
soi ou de considérer que l'être se réduit au percevoir ou au perçu ?
Kant pose l'existence d'une chose en soi pour ménager une place pour la morale, pour la
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théologie morale. Si une chose en soi perdure derrière les phénomènes, on ne peut certes rien en
dire, mais on peut postuler certaines choses (Dieu, l'immortalité) qui rendront conséquent un agir
moral libre. Berkeley ne propose pas une morale mais c'est un fidèle croyant : les idées des choses
sont en Dieu, c'est ce qui leur confère leur suprême réalité. A dire vrai, il devient maintenant clair,
avec cette dernière remarque, que Berkeley lui-même, sans être pour autant matérialiste (tout
comme Kant ne saurait l'être d'ailleurs, pas même au sens de Berkeley), postule malgré lui une
chose en soi relativement « accessible » : Dieu. Et ici, Dieu est posé dogmatiquement. Les choses
de ce point de vue se renversent à nouveau : Kant est le critique de nouveau, Berkeley le
dogmatique. Berkeley bénéficie de la chose en soi au sens kantien (il pose l'existence de Dieu), sans
la thématiser comme telle (il sort de son idéalisme malgré lui, lequel devrait impliquer que rien hors
de soi n'existe), et sans précautions (il pose Dieu, ne le postule pas).
Aucune de ces deux options n'est satisfaisante théoriquement, et il faut d'abord affirmer ceci,
au nom du principe que Berkeley a posé, tel qu'il serait quelque peu modifié : rien hors de mon
esprit n'existe, ni matière ni esprit, c'est-à-dire nulle réalité en soi. Ce solipsisme serait conforme au
bon sens, à ce que l'expérience nous apporte. Mais alors serait-il « utile » ? Rien n'est moins sûr :
car nier l'existence d'autrui est suprêmement nuisible : cette solitude radicale, comme cela se
comprend de soi-même, serait l'extinction du désir, du plaisir, et la naissance de la folie, de
l'égocentrisme, de la cruauté, de la souffrance en soi. Ainsi donc il faut trahir l'idéalisme de
Berkeley, mais pas à la manière de Kant ou de Berkeley lui-même. A dire vrai, c'est une manière de
trahir l'idéalisme radical qui est décisif dans le cadre d'une métaphysique construite. Kant le trahit
pour fonder une morale sur les postulats de Dieu et de l'immortalité. Berkeley ne veut pas le trahir,
mais le fait, pour poser dogmatiquement l'existence de Dieu. L'un comme l'autre ont oublié la seule
façon efficiente, utile et conséquente, de trahir tout solipsisme cohérent mais délirant : il suffit de
rappeler, tout simplement, que mon prochain existe, que lui est une réalité en soi, puisque cela, je le
constate, même dans le cas où je demeure dans les strictes limites de « mon » esprit ; sans cela nulle
éthique n'est possible, sans considérer la question morale ou théologique. Toute trahison autre se
fonde sur cette trahison originaire du « bon sens » solipsiste.
Dans le cadre d’une éthique, ou d’une métaphysique, qui reconnaîtrait le caractère sacré et
décisif de toute vie terrestre, en tant qu’elle serait en elle-même éternelle, et qui reconnaîtrait, dans
un principe de totalisation et d’unification, l’unité irréductible du vivant en tant que tel, la
« réfutation » du solipsisme, ou de l’idéalisme radical, ne se poserait même plus en terme de
« réfutation », au sens négatif du mot, mais en terme d’intuition révélante, en un sens positif,
intuition qui saisirait l’intériorité inaccessible d’autrui (cette chose en soi) comme présence
nécessaire et vécue, ici et maintenant, en première personne. L’éternel retour comme abolition
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dernière de tout solipsisme.
Dans un tel contexte, qui demanderait des « preuves » pour cette « trahison » est un fou
furieux qui ne mérite pas qu'on s'adresse à lui. Kant voulant « prouver » qu'il n'y a pas d'idéalisme
dogmatique tenable : une stupidité, au fond (la stupidité d'un « grand esprit » peu instinctif qui
répondrait à une déclaration d'amour par un syllogisme tout à fait correct).
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III Le soi
La solitude ontologique
A première vue, j'ai tendance à ne pas vivre pour moi-même, mais pour nourrir l'image que
d'autres se font de moi. Ainsi, quand je demeure seul, quand nul regard ne se fixe sur moi, peu
importe si je me conduis de façon vile, basse, ridicule : dans la mesure où de tels actes ne sont pas
saisis par une autre conscience que la mienne, il semble qu'ils ne comptent pas. Plus profondément,
mes pensées mêmes, si je les garde pour moi, si elles n'apparaissent pas objectivement dans le
monde, n'ont au fond pas vraiment d'importance, et je considérerai, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, qu'elles ne déterminent pas intrinsèquement celui que je suis. Depuis fort longtemps, tout
se passe comme si j'avais décidé que je n'ai pas, en tant que spectateur de moi-même, la légitimité
pour apprécier le sens et la valeur de mon être propre. Ce sera toujours autrui qui devra me dire ce
que je suis fondamentalement, et je ferai mien un tel jugement. On pourrait dire que c'est seulement
en tant que j'apparais que je pénètre dans l'être objectif, réel, mais alors il faut bien que j'apparaisse
pour un autre. Une telle dépossession me constitue, si bien que je finis par l'assimiler à ma propriété
la plus propre.
C'est lorsque j'agis en étant vu, lorsque j'exprime des pensées qui seront entendues, que je
crois pouvoir façonner un moi solide, réel, existant. Mes actions solitaires, mes pensées
silencieuses, n'auront une valeur que plus tard, lorsque je les raconterai ; ou bien, si je veux leur
donner une réalité dans le présent de leur déroulement, il faut que je fasse intervenir fictivement un
juge extérieur, par exemple la parole d'un ami, ou d'un parent, telle qu'elle serait susceptible
d'éclairer leur sens. Que penserait untel s'il me voyait agir ainsi ? Quelle image tel autre aurait-il de
moi s'il savait que j'ai de telles pensées ? Ces questions, avec leurs réponses incertaines,
accompagnent pour ainsi dire chaque moment de ma vie solitaire ou intérieure ; ainsi, je renonce
constamment, quoique inconsciemment, à l'authentique affirmation de moi-même, laquelle
consisterait à m'ériger en juge exclusif de mes mouvements et affections. Certainement, un tel
renoncement a pour motif premier une peur radicale, la peur d'un isolement absolu. Mais cette peur
est l'irrationnel même.
L'image qu'un autre se fait de moi ne m'est jamais donnée telle quelle, en soi, dans l'absolu.
Pour que je puisse accéder à une telle image, il faut que j'entende la parole de cet autre, ou que
j'interprète son regard ou ses gestes : en dernière instance, ce qui me sera donné, c'est la
représentation que je me fais de l'image que l'autre se fait de moi. Dans cette représentation, il y
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aura surtout ce que j'y aurai mis. Lorsque j'apparais à autrui, lorsque j'attends ce jugement qu'il va
porter sur moi pour prendre connaissance de mon être réel, je suis en fait dans l'attente de ma propre
interprétation relative à un tel jugement. Dès lors, je ne quitte pas un seul instant ma solitude et mon
intériorité, au moment même où j'ai l'impression que le sens profond de mon moi est livré par un
autre. Ce sont toujours des pensées n'existant que pour moi-même, soustraites à tout regard
extérieur, qui décident en dernière instance du sens de mon être propre, même dans le cas où c'est
l'image de moi présente en l'autre qui prétend dévoiler quelque vérité me concernant. Autrement dit,
ce sont toujours les pensées qui me paraissent dénuées d'importance, d'objectivité, de valeur, voire
de réalité, dans la mesure où elles ne sont perçues que par moi, ce sont toujours mes interprétations
personnelles, qui déterminent finalement ce que je suis, même lorsque j'ai décidé d'accorder au
point de vue d'autrui une valeur décisive. Je suis dans l'incapacité de sortir de moi-même, et, tandis
que je prétends le faire en conférant à autrui le pouvoir de révéler ce que je suis, je confonds
absurdement une certaine attention à autrui, laquelle m'appartient, avec une capacité fantastique
d'accéder, hors de moi-même, à l'être-en-soi de ses images. C'est cette situation que l'on serait en
droit de qualifier d'isolement absolu. Lorsque je comprends que tout ce que je suis pour moi, que je
dévalorise foncièrement en tant que cela n'est donné à nul autre, est en fait tout ce qui, de moi, me
sera donné, lorsque je médite sur cette tautologie, je puis me sentir totalement, absolument isolé.
Cela étant, ce sont précisément les moyens pour esquiver ce sentiment qui le renforcent, et
lui confèrent même une certaine positivité. Si je ne recherchais pas constamment la compagnie des
autres pour qu'ils me fassent enfin exister, je ne ressentirais pas comme un poids insupportable le
fait de n'être jamais que le seul maître dans ma propre maison. Si j'acceptais que mes pensées
intimes, ma solitude ontologique, sont l'unique sol sur lequel peut s'épanouir ma vérité, je ne
tenterais pas de combattre vainement ce fait, je le vivrais comme une nécessité. Certes, si j'avais par
le passé fait l'expérience d'une fusion avec autrui, si j'avais pu connaître l'être-en-soi de l'image
qu'autrui se fait de moi, je pourrais dire légitimement que j'éprouve, maintenant que ce n'est plus
possible, un sentiment d'isolement absolu. Mais une telle supposition est absurde. De fait, courtiser
constamment l'attention d'autrui renvoie à cette absurdité. C'est un faux problème, c'est une
mauvaise façon de comprendre l'expérience, conditionnant un sentiment d'abandon sans fondement
réel, qui déterminent ma fuite dans l'opinion d'autrui et la dévalorisation corrélative de mon
jugement et de mon vécu propre. Parce que j'oublie, hypnotiquement, mon activité d'interprète à
l'instant de la réception d'un point de vue extérieur, je comprends cette réception comme saisie de
l'extérieur en soi, qui viendrait sanctionner objectivement mon être sans ma participation. Cette
saisie illusoire devient alors très vite mon but premier, en comparaison duquel ma condition réelle,
ma pauvre solitude ontologique, apparaît comme un sort détestable et désolant. Mais si je
comprends que, parmi la multitude, à travers toutes mes apparitions et réapparitions, je demeure
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malgré tout essentiellement seul, avec mes seules pensées, que je suis l'unique législateur possible
en ce qui concerne l'interprétation du sens et de la valeur de mon être, alors le délire métaphysique
peut cesser : je suis, au sens propre, rendu à moi-même.
Pour le dire très simplement, il faut que je comprenne que je ne suis pas moins seul, pas
moins livré à mon seul point de vue, lorsque je suis perçu et jugé par autrui que lorsque j'agis et
pense en l'absence de tout spectateur extérieur : ma situation de solitude ontologique, en la présence
d'un autre homme, ne change pas essentiellement.
Si je dis que je vis pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, deux hypothèses sont à
retenir : ou bien je veux modifier, transformer, ou complexifier l'ensemble des représentations que
d'autres se font effectivement de moi ; ou bien ce qu'il s'agit de nourrir, ce sont mes propres
représentations relatives à un tel ensemble. Dans le premier cas, je vis pour ce qui n'est qu'un néant
pour moi, ce qui est absurde. Dans le second cas, si j'accorde une certaine importance à l'opinion
extérieure, je ne quitte pas pour autant mon intériorité, ce qui est plus conforme à la raison.
Pourtant, il semble trop souvent que c'est la première hypothèse qui l'emporte. J'agis et pense
comme si ce que d'autres pensent intimement de moi, ce qui demeure pour moi éternellement
inconnaissable, constituait le lieu d'où surgit la vérité de mon être, pour lequel donc je devrais vivre
et souffrir. Trop souvent, je confie la valeur dernière, le sens définitif de mon moi, à une réalité
psychique étrangère qui, si elle est certes existante, me sera néanmoins dissimulée pour toujours.
Autant dire que je considère, la plupart du temps, que je ne sais pas qui je suis, que je suis même
incapable de le dire, que je suis la dernière personne à le pouvoir, alors même qu'il me faut vivre
pour ce moi qui m'échappe nécessairement.
Cela étant, si c'est bien la première hypothèse qui est la norme, ce qui me détermine
profondément n'est pas tout à fait conforme à ce qui vient d'être décrit. Certes, si je déroule les
conséquences de mes actions et de mes pensées les plus courantes, tout indique que je vise le plus
souvent à affecter, absurdement, l'intériorité inaccessible d'autrui, dans la mesure où je considère
que c'est en cette intériorité que se situe la réalité de mon moi. Mais selon ma certitude très
profonde, quoique à peine consciente, cette intériorité autre ne m'est précisément pas inaccessible,
ce pourquoi mon attitude ne me paraît pas tout à fait absurde. Lorsqu'autrui me parle de ce que je
suis, j'imagine qu'une fusion mystique se réalise, que j'accède à la vérité de ses convictions les plus
intimes. J'imagine que, s'il paraît sincère, chaque parole semble devoir traduire adéquatement ses
pensées et que, s'il paraît hypocrite, il le communique également, ses paroles traduisant alors, en
négatif, son jugement réel. J'imagine en outre que, face à une telle vérité révélée, je dois demeurer
muet, presque inexistant, que je ne suis qu'un réceptacle absolument passif, incapable d'affirmer un
point de vue. Il faut le dire, cette illusion n'est pas propre à tout acte de communiquer avec autrui :
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lorsqu'autrui me parle du monde, ou de lui-même, je puis différencier sa parole de sa pensée, ainsi
que l'expression de cette parole de sa perception par ma conscience. C'est seulement dans la mesure
où l'autre me transmet quelque signe ou quelque mot susceptible de révéler la vérité insigne de mon
être, que je perds tout sens critique, toute capacité à faire des distinctions entre je et tu, entre je et
cela, et entre cela et tu. Hypnotiquement, je me rapporte à ces paroles, ou à ces gestes qui parlent de
moi, comme à des intrusions radicales qui viennent rendre inaudible tout ce que je pourrais en
penser, en ce qu'elles seraient univoques et claires comme le jour.
On me dit par exemple que je suis ennuyeux. A cet instant, mon orgueil se révolte, et je
convoque, à part moi-même, avec vigueur, les distinctions que nous venons d'évoquer. « Après tout,
me dis-je, je sais mieux que cet homme si je suis ennuyeux ou pas ! Sa parole n'est qu'une parole,
elle n'est en rien supérieure à ma pensée intime ! De plus, lui-même pense certainement tout
autrement : peut-être avec ce mot veut-il juste me blesser, par méchanceté, et non me livrer sa
conviction ! » Ces protestations semblent émaner d'un bon sens irréfutable. Mais c'est tout le
contraire qui est vrai. Si j'ai besoin d'affirmer de telles évidences face au jugement d'autrui qui me
déprécie, c'est qu'elles ont précisément cessé d'être des évidences dans ce contexte. Les distinctions
qui sont faites ici avec véhémence sont rappelées parce qu'elles ne vont plus de soi, parce que leur
fondement vient de s'effondrer. Tandis qu'autrui m'affirme que je suis tel ou tel, tout se passe
comme si toutes les barrières s'étaient rompues : il n'est plus évident que je sache mieux que lui ce
que je suis, ni que ma conscience jouisse d'une position privilégiée pour résoudre cette question ; il
paraît en outre certain qu'il me transmet là le contenu intime de sa pensée. La suspension d'un
certain sens de la distinction apparaît à chaque fois que l'autre doit m'apprendre la vérité qui me
concerne, ce pourquoi, si d'aventure cette vérité me blesse, il me faudra d'abord, quoique
difficilement, tenter de restaurer ce sens. Une telle suspension renvoie à mon refus d'assumer seul
l'élaboration du sens de mon être : c'est la peur de l'isolement absolu qui la motive.
Malgré l'excuse que constitue cette illusion consubstantielle à l'acte d'être jugé par l'autre,
illusion qui me fait croire que j'accède à cette intériorité étrangère à laquelle je livre le sens dernier
de mon être, illusion reposant sur et aggravant la peur d'un isolement absolu, malgré cela je
demeure dans les faits radicalement inexistant dans la sphère où j'ai situé toute possibilité d'exister
réellement. Cela signifie que, dans les faits, je vis absurdement. Dès lors, il devient nécessaire
d'envisager une autre voie.
Si je vis nécessairement pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, il existe une
deuxième hypothèse, que j'ai déjà évoquée : en réalité, je pourrais chercher consciemment à nourrir
mes propres représentations relatives à une telle image. Je ne viserais plus essentiellement la
modification de l'intériorité factuellement inaccessible d'autrui, visée qui s'accompagnerait de
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l'illusion selon laquelle une telle intériorité autre me serait en fait pleinement accessible, mais je
viserais bien plutôt la modification de mon propre être, et ce jusque dans ma relation avec d'autres.
De la sorte, non seulement je ne confierais pas mon être authentique à ce qui demeure un néant pour
moi, mais j'affronterais également la solitude ontologique qui est mon lot, et qui est le seul point de
vue à partir duquel je puis appréhender autrui en rendant justice à sa position dans l'être.
Si par exemple un ami me dit qu'il me trouve ennuyeux, que devrai-je penser ? Je devrai
penser qu'il me faudra désormais vivre avec cette conscience de l'ami qui, entre autres choses, me
trouve ennuyeux. Cette parole de l'ami inclut d'abord un dialogue entre moi et moi-même. Je ne me
révolterai pas contre cette parole, en rappelant vainement les distinctions entre elle et la conscience
qui la formule, entre elle et ma propre conscience. Car ces distinctions vont tellement de soi qu'elles
finissent par s'effacer derrière ce constat : ce qui est là modifié, c'est bien ma vie intérieure ; il
faudra bien vivre avec cela.
Mais dès lors, tandis que je réfléchis à tout cela, une conviction s'impose à moi : si au fond,
ce qui est là essentiel, dans ma façon de prendre en compte la parole d'autrui, c'est bien ma vie
intérieure à laquelle nul n'a accès, ne me faut-il pas revaloriser une telle vie intérieure, considérer
qu'elle compte en fait éminemment dans la détermination de mon être ? Autrement dit, si je
continue certes à vivre pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, dans le cadre de la
deuxième hypothèse, il semble que je doive en fait me diriger vers une vie où l'opinion d'autrui n'est
plus la chose essentielle. Selon la deuxième hypothèse, ayant retrouvé ma solitude ontologique, j'ai
dès lors la possibilité de vivre cette solitude ontologique jusqu'au bout : sans accorder aux autres
l'exclusif privilège de dire ma vérité.
Découvrir que, même avec l'autre, je suis en commerce avec moi-même, c'est découvrir que
mon intériorité, que je dévalorisais parce que nulle conscience autre ne l'appréhendait, doit être
nécessairement revalorisée : cela doit se faire par considération pour l'autre, qui ne saurait se réduire
à ce que ma conscience en fait, mais aussi par considération pour moi-même, qui ne saurais vivre
qu'avec moi-même. Si j'ai conscience que la parole de l'ami qui me juge ennuyeux renvoie d'abord à
mon propre conflit intérieur, mettant en scène diverses images de moi-même appartenant à ma
propre conscience, je suis ramené à moi-même à l'instant même où je pensais qu'il y avait une
altérité qui entrait dans la délimitation de mon être. De ce fait, une fois ramené à ma solitude
factuelle, je pourrai me dire : de la même manière que tu as tenté de résoudre ce conflit intérieur par
égard pour l'ami, prouvant de ce fait que ta vie intérieure, par trop occultée et dévalorisée, était en
fait un terrain solide où peut s'épanouir ta vérité, de la même manière, maintenant que tu es ramené
à ta solitude factuelle, tâche d'avoir des pensées et des actions dignes d'être vécues, quand bien
même elles ne seraient perçues par aucune autre conscience que la tienne. Après tout, ce conflit
intérieur qui a suivi le jugement de l'ami, n'était-il pas inaccessible pour tout autre que toi ? Et
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pourtant, tu lui as accordé du poids, de la valeur, car cet ami compte pour toi. De même, toute
intériorité te concernant devra être à présent, à l'image de ce conflit intérieur, quelque chose qui
compte, qui a du poids, de l'importance. Vivre pour nourrir l'image que d'autres se font de moi, cela
peut signifier vivre pour soi-même, comme l'indique la deuxième hypothèse. Et de ce fait, j'affronte
la solitude ontologique qui est la mienne pour ce qu'elle est, et je cesse de mépriser mes pensées et
actions solitaires, c'est-à-dire tout ce que je suis susceptible de vivre dans mon existence.
Le moi réel, que je dévalorise le plus souvent en m'illusionnant sur l'accessibilité de la
conscience d'autrui, est en devenir permanent : il n'est jamais identique à lui-même précisément
parce qu'il est le flux intérieur de la conscience impliquant des modifications permanentes
(représentations et affections multiples temporellement). Si je prêtais réellement attention à ce qui
m'arrive continuellement, je ne serais capable de saisir nulle identité stricte : je constaterais que je
suis soumis à des changements de toutes sortes, à chaque instant, que mes pensées et actions
m'entraînent constamment vers de l'absolument nouveau, vers un dépassement constant de mon
être. Mais une telle vérité m'échappe, car j'ai confié mon être à d'autres consciences. Ces autres
consciences ont sanctionné mon être, elles m'ont fixé une identité : tu es curieux, désinvolte,
attentif, lunaire, étudiant, fils, frère, amant, ennuyeux, etc. Si cette identité est mouvante en quelque
manière, c'est à partir d'un noyau fixe et inchangé. Un nouveau jugement, tel le jugement de l'ami
qui me dit ennuyeux, sera certes une modification de mon identité, mais une modification censée
s'inscrire à l'intérieur d'une fixité non soumise au passage du temps.
L'illusion de posséder une identité renvoie au fait de confier son être à d'autres consciences
inaccessibles qui pourtant me paraissent accessibles. Elle dérive d'une double simplification, d'une
double amputation : celles de ma conscience et celles de la conscience d'autrui. Ainsi, donc, tandis
que l'ami me dit ennuyeux, son propre flux intérieur relatif à la pensée de mon être (flux intérieur
mouvant et continuellement changeant), se réduirait à un simple mot figé pour l'éternité, à une
essence fixe et éternelle : le mot « ennuyeux ». Première amputation. De même, ma réception d'un
tel message se réduirait à la réception de cette même essence inaltérable. Deuxième amputation.
Dès lors que je constate que cette parole suscite en moi un mouvement psychique interne qui
signifie beaucoup plus que ce simple mot, je dépasse déjà l'idée illusoire de l'identité : je suppose
d'une part que cette multiplicité temporelle attachée à une essence conceptuelle doit être analogue
dans l'esprit de mon ami (que je ne prétends dès lors pas saisir dans son adéquate entièreté) ; je
constate d'autre part qu'être ennuyeux signifie pour moi un conflit dynamique et pluriel qui excède
de part en part l'idée générale et indéterminée de l'ennui. Je rends justice à l'ami et je me rends
justice à moi-même, choses qui justifient l'abolition en moi du mythe de l'identité.
Etre constamment multiple, ne jamais être unique et identique à soi-même, c'est tout
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simplement être, c'est être attentif à la solitude ontologique qui est la mienne : je suis toujours seul
avec mes propres pensées, et ces pensées sont multiples et mouvantes ; donc je suis-moi-même
multiple et mouvant, non identique, non unifié ; voici le constat que je devrais faire. Vouloir être
identique, c'est prendre peur face à la solitude ontologique, qui peut être vécue comme un isolement
absolu : c'est vouloir occuper l'esprit d'autrui de telle sorte qu'il me renvoie une fixité consolante,
fixité qui semble me dire : « tu n'es pas seul ». Mais de la sorte, c'est amputer et simplifier la
conscience d'autrui. En outre, si elle est fuite devant soi et devant l'autre dans sa réalité, la peur d'un
isolement absolu, comme on l'a vu, est entretenue par les moyens employés pour l'abolir : c'est un
processus auto-engendré dont on peut aisément briser le joug, en acceptant tout simplement ce qui
est (la solitude ontologique). Accepter que seules mes pensées ont de la valeur dans la détermination
de mon être réel, et que dès lors mon être, puisque mes pensées sont multiples et mouvantes, est lui-
même multiple et mouvant, dépourvu d'identité : voilà la clé.
Mais le sentiment d'isolement absolu, et le mythe de l'identité qui lui est associé, ont peut-
être une source plus identifiable. En effet, autrui exige également, de son côté, que je le nomme, que
je le détermine, que je le fasse entrer dans l'être. Mais de la sorte, il ampute et simplifie ma
conscience. Si je le juge moi-même comme étant ennuyeux, il sera tenté de réduire le flux multiple
et changeant de mon intériorité qui se manifeste lorsqu'elle le thématise à cette simple essence fixe
et éternelle : l'ennui. Ainsi, mon identité aura été fixée par lui. Par la suite, donc, je chercherai à
retrouver cette identité qu'autrui avait déterminée pour moi, car elle a révélé un manque intrinsèque
en moi, une privation : un sentiment d'isolement absolu, que je n'accepte plus comme étant une
solitude ontologique avec laquelle il faut bien vivre, et que je tenterai de dépasser à mon tour via
l'illusion d'un accès amputant et simplificateur à l'âme de l'autre qui me parle.
Retrouver ce « sol » originaire qu’est ma solitude ontologique, en laquelle je suis multiple et
mouvant, c’est une façon pour moi de m’ouvrir au temps lui-même, en tant qu’il passe et devient,
de m’ouvrir au dévoilement progressif et discret d’une intuition qui annonce, toujours plus
clairement, que « tout revient » (par-delà tout bavardage « préoccupant », obstruant la voie vers
l’essentiel). L’ennui trouve son sens, dans cette perspective du retour, mais il a aussi pour
fondement cette joie continuellement renouvelée consistant à re-connaître. Dans cette re-
connaissance, c’est aussi l’intériorité inaccessible d’autrui qui devient palpable, et dont l’existence
est attestée, précisément dans la mesure où, pour l’éternité, son caractère inaccessible aura été posé.
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Tentative de déconstruction du dualisme âme/corps
1) L'autre pour moi
Un « objet » extérieur, un corps animé de l'intérieur et dont l'intériorité m'est étrangère.
2) Concession
La séparation nette de l'âme et du corps est évidente dès lors que je considère l'expression de l'âme
d'autrui, sa gestuelle ou sa parole, car :
- son corps appartient au monde perceptible, accessible à tous.
- son âme appartient à un monde inconnu de ceux qui le perçoivent, ledit monde étant donc
accessible à lui seul : oui, cette âme ne peut être saisie que par l'interprétation d'une musique
dansée et sentie (j'interprète ce que l'autre pense en fonction de la perception que je projette sur son
corps parlé).
3) Pertinence conditionnelle d'une séparation âme/corps
Il y a séparation si et seulement si :
- on cherche à définir l'homme en tant qu'il est un corps extérieur à soi,
- on considère seulement autrui pour comprendre quelque universalité douteuse.
4) Nuancer, offrir des nouvelles conditions
Si l'on cherche à définir l'homme en tant qu'il est ce qui arrive à soi seul, cette thèse d'une
séparation tranchée reste-t-elle pertinente ?
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Réponse : Non, bien sûr.
Explicitation : Car ce qui m'arrive ne se situe pas, a priori, dans deux mondes étanches
mutuellement, mais dans un seul monde sentant et senti :
- Toute affection du corps est perçue par l'âme.
- Toute affection de l'âme traduit une affection du corps.
- La réaction ou action de l'âme au coeur d'un seul monde qui l'affecte et la réaction ou action du
corps ainsi traversé constituent une seule et même réaction ou action.
- Le corps ne cause pas l'âme, ou inversement : il y a identité stricte.
Problème 1 : Dans la situation où la pensée est dirigée (Jung), où elle est un discours intérieur
relatif à un problème bien précis, il semble que l'âme s'autonomise ; elle semble ne plus être
attachée aux affections immédiates du corps, contrairement à l'âme dont la pensée est non-
dirigée (Jung), imagination, rêve, fantaisie. Comment résoudre ce problème ?
1) Une première remarque :
En fait, même lorsque la pensée est dirigée, le corps ne s'absente pas :
a) Le matériau de la pensée dirigée est le langage.
b) Ce langage, ces signes, ce système, ne sont pas des réalités indépendantes du corps, ils sont des
sons audibles, des traces ou gestes visibles, des odeurs diverses, c'est-à-dire des objets de ce seul
monde qui ont affecté le corps à un moment donné.
c) Pour tout dire, si la pensée est dirigée, l'âme qui perçoit le discours qui se déploie en elle n'est
rien d'autre que le corps tel qu'il garde en mémoire certaines affections passées (ces affections
renvoient aux corps humains ou objets porteurs de signes...).
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2) Une deuxième remarque
a) Ces affections passées du corps dirigé intellectuellement renvoient elles-mêmes à d'autres
affections passées. Le mot, le signe, audible ou visible, lorsqu'il affecte le corps, est associé à telle
réalité "là-devant" qu'il signifie, laquelle a aussi affecté le corps hors de ce temps pourtant présent.
Exemple : le son "pomme" est associé à toutes les fois où le corps a été affecté par l'objet qu'il
signifie (Spinoza).
b) Donc la pensée dirigée, c'est le corps tel qu'il a été affecté par des corps émetteurs de signes, mais
c'est aussi le corps tel qu'il a été affecté par les objets auxquels ces signes font référence.
c) Pensée dirigée : le corps est deux fois présent.
3) Un doute à omettre
Lorsque la pensée est dirigée, il semble que l'âme se confond avec le corps tel qu'il a été
affecté par le passé, mais non avec le corps tel qu'il est affecté présentement. L'âme affirmerait son
identité avec le corps qui n'est plus, mais elle semblerait nier son identité avec le corps actuel. Y a-t-
il alors négation du corps réellement présent, lorsque la pensée est dirigée ?
Réponse :
a) D'abord, il faut bien préciser que, lorsque la pensée est dirigée, elle ne cesse pas d'imaginer la
réalité présente. Autrement dit, lorsque se déploie en l'âme une pensée discursive, celle-ci ne cesse
pas de percevoir les affections présentes du corps dont elle serait l'âme. Certes, une faible attention
est accordée à ces affections présentes du corps, mais cela ne veut pas dire qu'elles ne sont pas
saisies : elles constituent, pour ainsi dire, l'arrière-fond nécessaire de l'activité mentale
b) Conclusion : La pensée dirigée, qui est identique à certaines affections passées du corps, en tant
qu'elle cohabite en outre nécessairement avec l'actuelle imagination errante, n'est pas négation du
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corps présent, même si elle demeure faiblesse de l'attention accordée audit corps présent.
c) NB : De même, dans le rêve nocturne, il n'y a pas négation du corps présent : l'âme continue de
percevoir les affections présentes du corps tandis qu'elle dessine une réalité peut-être différente...
Exemple : Celui ou celle qui a son amour à ses côtés, dans un lit, ne peut que rêver délicieusement.
4) Une troisième remarque
a) On peut noter que la pensée dirigée, souvent, se réoriente en fonction des affections présentes du
corps, de façon partiellement consciente. Une attention particulière est alors accordée au corps
présent, même s'il n'y a pas d'attention accordée à cette attention.
b) Exemple : La légendaire pomme-lune assommante de Newton, cette façon de sortir d'un rêve
pour pénétrer un nouveau rêve, un éveil plus intense...
c) Conclusion : La pensée dirigée, qui renvoie à certaines affections passées du corps, ne cohabite
pas seulement avec l'imagination, qui est perception présente d'un corps, mais elle peut aussi,
transitoirement, être contaminée par cette dernière. Ainsi, elle n'est pas négation du corps présent, ni
même négation de l'attention accordée à ce corps présent, et ce même si elle est parfois faiblesse de
l'attention accordée à cette attention.
5) Une mise en scelle
a) Ce qu'il faut maintenant montrer :
Le fait que la pensée dirigée, qui se connecte à certaines affections temporalisées du corps,
renvoie en elle-même au corps présent.
b) Question-réponse
Question : Qu'est-ce qu'une affection présente du corps ? Est-ce un corps radicalement neuf qui
perçoit une réalité radicalement nouvelle, absolument séparée de toute réalité perçue dans le passé
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ou dans l'avenir ?
Réponse : Non. Toute affection présente du corps est relative aux affections passées du corps,
c'est-à-dire qu'elle est reliée à une éducation, à une hygiène, à une organisation du corps, etc.
Exemple : Le fait-même que je puisse percevoir une chose comme un objet détaché parmi
d'autres objets dans un espace (3 dimensions) dépend de toute une organisation passée de l'appareil
perceptif.
c) Affirmation-explicitation
Affirmation : la pensée dirigée renvoie à certaines affections passée du corps
Explicitation :
- elle renvoie à des sons prononcés audibles ou à des signes tracés visibles, c'est-à-dire à des corps
humains parlants ou encore à des objets segmentés et inanimés (cadavres d'arbres ou autres),
émettant un sens.
- elle renvoie à la réalité signifiée par ces sons et par ces traces, laquelle constitue une somme de
phénomènes, une somme de corps séparés-reliés.
d) Conclusion
La pensée dirigée, si elle renvoie à certaines affections passées du corps, renvoie par là
même à ce qui rend possible, en partie, la manière dont le corps est affecté présentement. Du fait
même que la pensée dirigée est associée à certaines affections passée du corps, elle est liée en elle-
même aux affections présentes du corps, puisque celles-ci sont causées par de telles affections
passées.
6) Résolution énigmatique du problème posé plus haut : Newton et sa parabole
a) Newton réfléchit au problème de la chute des corps: il déploie une pensée dirigée.
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b) Le matériau de cette réflexion est le langage, lequel est constitué par une somme d'absentes
affections :
- sons audibles et traces visibles passés,
- réalité signifiée par ces signes, passée.
c) Ces affections passées du corps ne sont pas absolument disjointes du corps présent ; elles sont là,
dans la manière dont cette réalité là-devant est perçue actuellement. Autrement dit, lorsque l'âme de
Newton perçoit le discours intérieur relatif à la chute des corps, une certaine pensée dirigée, elle
perçoit un certain état mental dont chaque composant s'affirme dans la manière dont le corps est
affecté présentement, en tant que ce corps présent est relié causalement à toutes ces affections
passées.
d) Constat de Newton : une pomme tombe, contrairement à la lune. Soudainement, la pensée dirigée
est redirigée vers quelque illumination intuitive : "gravitation", "attraction".
e) A la lumière des remarques précédentes, quel est le sens à donner à cet événement ? :
- L'imagination atteste : chute d'une pomme
- La manière de cette imagination est rendue possible par une somme d'affections absentes, passées.
- Les affections passées ou absentes contenues par la pensée dirigée de Newton qu'elles causent font
partie de cette somme susdite.
- L'imagination de la pomme réoriente donc la pensée dirigée de Newton, elle lui renvoie
l'ascenseur.
f) Que s'est-il passé ?
- Sans trop s'en rendre compte, Newton a pris conscience que la manière en l'imagination dont la
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pomme affecte son corps est conditionnée par toutes ces absences passées contenues dans la pensée
dirigée.
- Or, Newton sait mieux que quiconque que la saisie d'une condition ou d'une cause dans sa vérité
adéquate suppose la saisie de ce qu'elle conditionne ou de son effet.
- Ainsi, Newton est comme guidé vers la nécessité de saisir la manière dont la pomme affecte son
corps présentement, puisque cette manière est bien l'effet dont la cause est le matériau de sa
réflexion, et ce en vue de se comprendre soi authentiquement.
- Pour Newton, et de façon générale, c'est lorsque la pensée dirigée est comprise comme constituant
la forme (partielle) de sa matière, soit de l'imagination actuelle, laquelle matière devient cause à son
tour, que cette pensée dirigée en question s'achève.
g) Déplions davantage.
Question : Quel est lien précis entre le fait de saisir la pensée dirigée dans sa vérité, et le fait de
donner une solution satisfaisante au problème posé par ladite pensée dirigée ?
Réponse :
- La pensée dirigée de Newton vise une cause susceptible d'expliquer le phénomène mécanique de
la chute des corps. En cela, elle ressemble à toute autre pensée dirigée, en tant que toute pensée
dirigée toujours se focalise sur la saisie d'une unité contenant sous elle une diversité qui pose
problème.
- Le propre de la pensée dirigée de Newton est de constituer elle-même l'effet de l'imagination du
corps passé, soit une certaine somme d'absences passées.
- En réalité, la cause, l'unité que recherche la pensée dirigée est la cause, l'unité qu'elle enveloppe
elle-même, cette cause unifiant l'inactuelle actualité dudit corps, de l'imagination.
- Donc, une fois que la pensée dirigée de Newton a compris ce qu'elle cherchait, à savoir le fait
même qu'elle cherche d'une façon certaine, alors seulement elle résout ses dits "problèmes", très
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concrètement.
- Les mots "attraction" ou "gravitation", ainsi que les jugements associés à ces termes, ne sont pas
autre chose que la pensée dirigée qui reconnaît dans sa vérité, dans sa force, dans sa puissance
d'affecter cela même qu'elle affecte.
- Toute connaissance commence avec l'expérience, mais toute connaissance ne dérive pas de
l'expérience (Kant).
h) Question de la chute des corps : "Pourquoi une pomme tombe-t-elle, alors que la lune ne tombe
pas ?"
Réponse de Newton : La lune tombe, mais différemment.
i) Explicitation de h)
Question 1 : qu'est-ce que le langage, que sont ces affections absentes et actuelles en même temps ?
Réponse : il est une éducation à saisir la ressemblance et la différence dans la réalité perceptible,
dans les objets qui traversent le corps.
Remarque :
Différence : distinction, détachement de chaque étant
Ressemblance : rassemblement des étants sous l'unité
Question 2
Dans la question de la chute des corps relative à la pomme ou à la lune, quel étonnement Newton
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saisit-il ?
Réponse
Newton s'étonne de la non-ressemblance apparente qu'il y aurait entre deux corps différents (lune et
pomme). Il recherche la ressemblance dans la différence. Il se trouve, il trouve sa traduction : vérité
assertorique.
7) Bilan-conclusion :
La pensée dirigée dirige ce qui la contamine, c'est-à-dire l'imagination errante présente
(corps présent).
La pensée dirigée a la puissance d'accorder lucidement une certaine attention à son impact
dans la manière dont l'imagination présente (le corps présent) se déploie.
Ainsi contaminée, la pensée dirigée résout le problème sur lequel elle se concentrait ; car en
saisissant l'effet de manière adéquate, elle peut saisir la cause de manière adéquate.
Donc la pensée dirigée est bien liée :
a) Souffrance de la révélation-réflexion
b) Etonnement face à la non-ressemblance de l'affection présente
c) Joie de la réverbération, laquelle appelle une nouvelle souffrance, etc., indéfiniment.
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Problème 2 : si la pensée est imagination errante, non pensée dirigée, l'affection du corps peut
renvoyer à des affections absentes, passées. Y a-t-il alors négation du corps présent ?
1) Réponse immédiate
Non : car ici, le point de départ ou le lieu originel de la pensée reste explicitement l'affection
actuelle d'un corps, laquelle affection n'est que tendue vers des absences non totalement niées.
2) Conséquences
a) Il est maintenant clair que l'humain en tant qu'il est ce qui m'arrive à moi seul n'a absolument pas
une âme et un corps séparés.
b) Question :
Certains continuent d'affirmer cette séparation tout en prétendant qu'ils ne parlent pas du
corps et de l'âme d'autrui, mais bien du corps propre ou de l'âme propre. Comment expliquer cette
étrangeté ?
Réponse :
- Ce "soi" doit se considérer comme un objet extérieur à lui-même, soit comme un "autre",
- ou plutôt, il doit se considérer tel qu'il est perçu comme un autre par les autres.
Dualité : son corps appartient au monde perceptible, accessible au public ; son âme, en
revanche, appartient à un monde apparemment inconnu de ceux qui perçoivent tel corps propre.
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c) Question : D'où vient le fait que ce "soi" se met à la place de l'autre, et ainsi se considère comme
un autre ?
Réponse : Cette rotation du regard s'opère lorsque la pensée dirigée est inattentive à quelque
attention accordée à l'imagination. Il semble que l'utilisation d'un certain langage rend possible cette
tentation de se mettre à la place de l'autre pour se considérer soi.
d) Explicitation du mécanisme qui vient d'être suggéré
- Qu'est-ce que le langage tel qu'il se déploie dans la pensée dirigée ? Réponse : des absences
présentes, mémorisées (sons, gestes, vacarme, coups, odeurs, etc.).
- En quoi le langage implique-t-il la tentation de considérer ses affections propres du point de vue
de la conscience d'autrui ? Réponse : le langage est la façon dont autrui me hante.
- Expliquons-nous. Lorsque je déchiffre un message, ou lorsque je reconnais la ressemblance
dans les différences que constitue la réalité, et ce solitairement, l'expérience d'autrui parlant se
manifeste comme force motrice. Oui, d'une certaine façon, autrui parlant me considère, me
commente, lorsque je fais l'expérience, en son absence, de mon aptitude à rendre signifiante la
réalité ci-présente.
- Je prends donc bien la place d'autrui pour me considérer moi-même toutes les fois où
j'expérimente une réalité rendue signifiante par l'absence présente d'autrui parlant. Ce dialogisme
fallacieux est à la base du dualisme âme-corps, que nous venons de tenter de déconstruire.
Appendice : précisions sur un aspect de l'oeuvre de Bergson
Bergson réfute, dans « L'âme et le corps », la tendance cognitiviste à identifier l'esprit à la
matière cérébrale. Sur ce point, nous ne pouvons qu'être d'accord avec lui. Mais il a tort de supposer
que Spinoza, qui est le point de départ de notre analyse, irait lui-même dans le sens d'un tel
réductionnisme crétin. Nous verrons cela.
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Bergson postule une mémoire intégrale qui ne serait pas « encartée » cérébralement. Le
cerveau enregistrerait uniquement les faits de mémoire servant l'action plus ou moins immédiate, la
motricité à court ou à moyen terme. Il ne contiendrait nulle « trace » de cette mémoire vive qui est
en nous, malgré nous, en laquelle l'intégralité de notre passé est « conservée », et qui coïncide avec
la multiplicité qualitative de nos faits de conscience profonds, avec la durée pure qu'on ne peut
spatialiser sans la trahir. Dans cette perspective, il y aurait certes une forme de solidarité entre le
cerveau et l'esprit : le cerveau serait comme la pantomime grossière (partielle) gesticulant au son de
la musique fluide, continue, complexe, et subtile de l'esprit. L'esprit quant à lui outrepasse le corps :
spatialement, l'oeil s'évade ; temporellement, l'esprit conserve absolument tout, et ce tout n'est pas
entièrement visualisable sur une « photographie » du cerveau en mouvement. Dès lors un espoir est
permis : si l'esprit, ou l'âme, est plus que le corps, alors cette instance pourrait bien survivre au
corps. Cette proposition ne serait pas contraire à une certaine « logique » (la logique du vivant
spirituel).
La réfutation bergsonienne du réductionnisme physicaliste est irréfutable. Mais là où nous
pourrions faire un reproche à Bergson, c'est dans le fait de déduire de cette réfutation une forme de
dualisme « spécial », qui n’est pas assez clarifié. Bergson a tort de « réduire » lui-même le corps à
l'étendue (le cerveau comme étendue visible, etc.). Nous l'avons vu, le corps est d'abord perception,
sensation. Nous l'avons identifié à cela depuis le départ. Or le fait de la perception, ou de la
sensation, est en lui-même invisible dans le monde. La manière dont je vois ou perçois une chose
là-devant, en tant qu'être corporel, n'est en elle-même pas visible pour un autre, ni même pour moi
d'ailleurs. Ma corporéité sensible n'est pas quelque chose « d'étant visible », ou « d'étant étendue ».
Mon cerveau vécu, lui-même, est inextensif. En tant que corps, donc, je ne suis pas dans l'espace, je
ne suis pas appréhendable. Je suis une pure temporalité interne, invisible, une durée pure.
Autrement dit, mon corps est exactement ce que Bergson entend par « esprit » ou « âme ». Un
monisme fondamental découle de là. Bergson fait dans la facilité : il réduit le corps à une matière
visible là-devant (le cerveau comme substance anatomique, c'est-à-dire morte), et il en déduit que
l'esprit n'est pas ce « corps » : autant dire que la mort n'est pas la vie, ce qui est l’évidence même.
Ce corps invisible de la perception, de la sensation, je le rattache analogiquement au corps
visible, apparemment percevant, appartenant à d'autres individus qui me ressemblent (car je
« sens » bien que ces corps sont animés de l'intérieur). Et là, certes, nous retrouvons une forme de
dualisme, mais un dualisme superficiel, qui se surajoute superficiellement au monisme fondamental.
Ces individus meurent, en tant que corps visibles, cela reste indubitable. Mais il m'apparaît aussi
que leur capacité de sentir ou de percevoir, capacité qui s'enracinait très certainement au sein d'une
mémoire corporelle intégrale, n'est plus, une fois qu'ils sont morts : je le « sens » et le constate très
bien. J'apprends alors que je suis moi aussi une étendue, visible pour d'autres, dont le corps invisible
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a pour substrat un corps périssable : je le connais intuitivement. Le dualisme superficiel et
provisoire devient monisme définitif : corps « visible », corps invisible et esprit ne font plus qu’un.
L'espoir bergsonien n'est plus vraiment permis. La mort est sûrement définitive.
Néanmoins je ne fais jamais que sentir, ou intuitionner, sans démontrer quoi que ce soit, la
nécessité de cette mort de mon corps invisible (ou de mon esprit) attachée à la périssabilité
apparente de tout corps visible pour un autre. L'impossibilité de la démonstration, les limites du
« sentir » ou de l'intuition, m'ouvrent à un nouvel espoir. Et ce sentir lui-même peut se renverser
d'ailleurs, vers une foi raisonnable. Bergson, cet anxieux, aurait voulu poser un ultime dualisme
« spécial » pour « sauver sa peau » après sa mort. Mais un monisme intégral, plus cohérent, moins
superficiel, en outre, moins soumis à quelque « réverbération ontologique » impensée, permet tout
autant une perspective eschatologique raisonnable.
En outre, dans une toute autre perspective, si le monisme est radical, rien n’exclut, dans le
cas où un « corps » en tout point identique au mien resurgisse, dans l’éternité physique, que mon
« âme », ainsi indissociable de lui, se re-manifeste également (nous posons ici la question d’une
« métempsychose à l’identique », dans le contexte de l’éternel retour du même ; et nous soulevons
ici le point central, quoique discrètement, pour ne pas heurter).
C'est le langage qui fait le lien entre le corps et l'âme, entre le fait de la perception, invisible,
et le fait de l'intellection, invisible également. Ce langage, s'il se saisit dans son unité, ouvre la voie
à un monisme joyeux, où même Dieu, l'âme immortelle, la liberté, sont des potentialités
envisageables. Parmi tant d'autres.
Spinoza lui-même a thématisé le langage en ces termes (cf. : le son « pomme »). S'il dit que
le corps est étendue visible, il parle alors du corps superficiel, tel qu'il est pour un autre, et non du
corps vécu en première personne. Ce corps vécu, qui renvoie au problème de l'expression, et du
langage, donc, chez Spinoza, c'est bien le corps des affects, inextensif. Identifier Spinoza au
cognitiviste contemporain revient à identifier Chopin à Gainsbourg : c'est-à-dire à identifier un
maître à qui on ne la fait pas à un disciple qui n'est jamais qu'un cancre brouillon sans discernement.
Celui qui produit cette identification, tel Bergson, n'a lui-même pas l'oreille assez fine.
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Rêverie et discursivité
La "pensée dirigée", chez Jung, est la pensée "discursive" : elle est le flux intérieur de la
conscience tel qu'il se formule en mots, mots qui composent des jugements, jugements qui
composent des raisonnements, raisonnements qui résolvent des problèmes. Cette structuration de la
pensée est, nous dit Jung, non pas la norme, mais une exception dans le vaste champ de la
conscience : de fait, elle requiert concentration, précision, attention, qualités qu'il n'est pas aisé de
déployer constamment ! La norme serait donc du côté de la pensée non dirigée, de la rêverie diurne,
de l'imagination errante et fantaisiste, qui, si elle peut être composée par des bribes de mots, de
phrases, demeure peu articulée, et sera avant tout focalisée sur le percept, sur cela qui advient là-
devant, ou encore sur les souvenirs d'enfance, les espoirs, les délires passagers, etc. Cette pensée
non dirigée ressemblerait, si elle était dicible, aux monologues intérieurs de James Joyce (Ulysse) :
elle est déstructurée, irrationnelle, elle procède par associations libres et gratuites, elle nie les
fameuses catégories kantiennes de l'entendement (causalité, nécessité, réalité, etc.), elle est la folie
douce qui hante constamment (et le plus souvent) notre esprit. En ce sens, Nietzsche a raison de
suggérer, dans la Naissance de la tragédie, que la plus grande part de notre vie psychique est
consacrée à une création quasi-infantile dénuée de toute orientation rationnelle. Nous nous
prétendons dotés de raison (et telle serait même, selon la tradition, notre différence spécifique),
mais sur un plan bêtement statistique (en considérant les durées passées à raisonner ou à dériver),
nous sommes essentiellement des doux rêveurs.
Cela étant dit, nous continuons à identifier la pensée à la parole articulée et construite. Ce
qui fait problème. Qu'est-ce à dire ? Ma thèse, dans un premier temps, est la suivante : nous
survalorisons la pensée dirigée (ou discursive, articulée, logique) à cause de l'angoisse
fondamentale que susciterait le constat d'une prédominance de la solitude attachée à la pensée non
dirigée ; autrement dit, c'est par souci d'intégrer l'autre en soi que nous occulterions la faible part
que représente l'intellection dans notre vie psychique, que nous opterions, sans thématiser ce
"choix", puisqu'il s'ignore en tant que choix, cela va sans dire, que nous opterions disais-je pour
l'illusion d'une "nature" généralement rationnelle, logique, de l'homme. Cette mésestimation
implique alors une scission radicale entre les deux modes de pensée que nous avons distingués :
rêverie et discursivité. Dès lors, le problème que je pose, dans un deuxième temps, est le suivant :
comment réconcilier ces deux sphères opposées entre elles ?
Explicitons d'abord la thèse proposée. La pensée dirigée est composée de mots, avons-nous
dit. Mais les mots ne sont pas venus dans nos consciences ex nihilo. Leur présence en nous dépend
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de rencontres déterminées, rencontres d'autres hommes, mais aussi rencontres d'autres objets
signifiés par ces hommes. C'est dans cette double relation, intersubjective et intramondaine, que la
possibilité du langage advient. Ainsi donc, quand je pense à part moi-même, dans la solitude
réfléchie, à l'aide de mots, autrui s'affirme en arrière-fond comme déterminant un tel déploiement,
en tant qu'il est, pour ainsi dire, sa condition nécessaire de possibilité : nécessaire mais pas
suffisante, notons-le bien : le monde aussi conditionne. Dans la pensée dirigée, l'autre est une
présence absente ; absente physiquement, mais présente en tant que principe causal. A l'inverse,
tandis que je rêvasse, sans but et sans mots, tandis que j'erre dans les limbes de la fantaisie diurne,
fantaisie consciente, disons-le tout de suite, car chaque image ici présentifiée est clairement perçue,
dans cette attitude, apparemment, je suis absolument isolé, clos sur moi-même, l'autre n'est plus là,
même pas de façon fictive, pour affirmer son influence sur moi. Je suis dans le singulier pur, dans
l'incommensurable, seul face à moi-même. Certes, dans ces moments-là, je ne suis pas angoissé : la
rêverie est associée, à juste titre, au contentement, au bonheur calme et serein. Mais c'est une fois
que j'envisage thématiquement l'omniprésence de ce mode, en mots, dans ma pensée dirigée
précisément, que je commence à me sentir angoissé. Et là et le point essentiel : notre vie psychique
est scindée en deux temporalités apparemment étanches mutuellement, tant sur le plan cognitif
(l'imagination errante contre l'intellection concentrée) que sur le plan affectif (la sérénité d'un état
est niée par l'état contraire). D'ailleurs, de même, la pensée non dirigée, si elle se voit intrusivement
pénétrée par des bribes de dirigisme rationnel, se sentira violée : au monde de l'enfance et de la
poésie, qui est le plus souvent le nôtre, voudra se substituer le monde froid, distant, désengagé,
formel, logique, des adultes ratiocinant, adultes qui, par politesse, et ce n'est que de la politesse, une
façon d'être policé, ont constamment ce souci d'intégrer autrui, mais un autrui désincarné, une forme
transcendantale neutre, à leur intériorité. Une angoisse de liberté esseulante face à un sentiment de
viol intrusif : deux champs de la pensée intégralement séparés (?).
Tentons néanmoins de rapprocher ces deux champs. D'abord, contrairement à ce que j'ai
postulé, par souci de bien distinguer, autrui n'est pas intégralement absent tandis que je rêvasse. En
effet, les affects indicibles que contient la pensée non dirigée solitaire, qui relèvent éminemment de
la faculté esthétique, dépendent d'une certaine manière de mes relations passées à autrui : si j'aime
contempler tel coucher de soleil, c'est aussi, par exemple, parce que mes parents m'ont élevé de telle
sorte que je puis y être sensible ; etc. Par ailleurs, la pensée dirigée n'est pas totalement socialisée,
elle a aussi sa part de solitude et de folie singulière : d'une part, comme nous l'avons dit, la
rencontre avec le monde, avec les objets signifiés par les mots, est une condition elle aussi
nécessaire de l'aptitude à la parole logique ; or, cette rencontre est solitaire, elle admet un parasitage
de l'errance inaudible ; d'autre part, au moment même où autrui me parle, et où il forge en moi cette
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capacité à déployer, plus tard, des discours intérieurs structurés, je suis également susceptible de le
percevoir sur le mode de la pensée non dirigée : il me parle, je le regarde vaguement, je pense à
autre chose, j'associe ses mots à des souvenirs lointains, de façon gratuite, etc. Nous sommes entre
adultes, mais je fais l'enfant : je le nie, je néantise ce moment où je suis avec lui ; de son côté, lui-
même fait peut-être la même chose. Telle est donc ma brève résolution : de fait, pensée non dirigée
et pensée dirigée se contaminent mutuellement, la solitude radicale et la reconnaissance polie, et
consolante, rassurante, d'autrui se côtoient et se confondent constamment. Mais ni l'un ni l'autre de
ces modes de la pensée n'accorde, au moment de son déroulement, c'est-à-dire au moment où il est
la dominante, la coloration majeure, il est ici question d'une différence de degré, une attention
suffisante à cette contamination pour qu'elle soit pleinement mise au jour. Par ailleurs, la pensée non
dirigée demeure le mode le plus fréquent, comme je l'ai dit initialement : il y a malgré tout une
guerre à mener, une conquête à réaliser.
Ma solution au problème posé étant donc élaborée avec les moyens du bord, je me propose
d'en poser un autre, dont l'élucidation s'appuiera sur les résultats obtenus plus haut. Voici la question
: dans ce cadre philosophique, que veut dire le langage, au fond ? A première vue, il ne dit rien de
concret, il est, en tant qu'il est censé signifier, la négation même du vécu concret intérieur.
Expliquons-nous. Tandis que vous me lisez, d'autres pensées, souvenirs, rêveries, vous viennent à
l'esprit. Vous êtes là, et vous n'êtes pas vraiment là. Mais cette dimension singulière de votre vécu,
je l'occulte purement et simplement. Pour moi, les mots ici utilisés ne sont pas accompagnés de
rêveries autres que les miennes. Ainsi donc, notre espace commun est purement logique, désincarné
: vous me comprenez, vous saisissez les mots que j'utilise seulement dans la mesure où ils possèdent
une somme déterminée et finie de prédicats analytiques qui ne renvoient qu'à des règles mécaniques
apprises par cœur (catégorisations), prédicats qui eux-mêmes renvoient à d'autres prédicats, etc. à
l'infini... jusqu'à la vacuité du sens : l'être... ou le néant, ici, c'est la même chose : "l'universel
abstrait" au sens hégélien. Donnons un exemple. Je dis le mot "mot". Très certainement, nous nous
entendons là-dessus, et uniquement là-dessus : "mot est signe, est référence, est logos, est discours,
est étant, signe est sens, est renvoi, est étant, référence est rapport, est relation, est étant, logos est
raison, est principe, est dévoilement, est étant, etc. à l'infini". Dans ce procès vertigineux, pas une
seule fois je n'ai fait référence à votre expérience singulière du réel. Ainsi donc, par ailleurs, le mot
"mot" renvoie à toutes les expériences spécifiques que vous avez faites de sa prononciation par
d'autres dans votre vie, mais aussi à toutes les expériences que vous avez faites de cette réalité
signifiée par le mot "mot", et ce condensé, je l'appelle "contenu concret, existentiel", du mot "mot"
(la rêverie y a sa place). Mais en ce qui me concerne, le contenu concret, existentiel du mot "mot",
est tout à fait différent du vôtre, et jamais vous ne pourrez le connaître dans sa complétude tout
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comme je ne connaîtrai jamais le vôtre dans sa complétude. Nous nous "entendons", nous sommes
l'un pour l'autre des entendements, seulement relativement au rien que constitue la régression à
l'infini, régression propre à la logique, que je viens d'expliciter. De là, nous ne nous écoutons pas,
nous ne sommes pas attentifs l'un à l'autre.
Une seule façon de sortir de cette impasse : parler, échanger avec et écrire pour ceux qui sont
présents dans nos vies, en chair et en os ; c'est dans l'expérience commune que se constitue une
compréhension des contenus concrets et existentiels des mots d'autrui. Par exemple, lorsque je
rencontre l'être désiré et que je lui dis, très tôt, que je l'aime, le mot "amour" n'a pas encore un sens
compréhensible pour lui, ou pour elle. Il ou elle a vécu des amours singulières dont j'ignore la
spécificité, de même de mon côté. Je lui dis "je t'aime", mais nous nous entendons seulement sur
des prédicats analytiques, empruntés à la chimie (phéromones) ou à la littérature (passion
romantique, bovarysme). Mais sitôt que j'apprends à connaître ses histoires singulières, et surtout,
que je vis avec cette personne ledit amour en question, nous pouvons réinjecter dans cette
abstraction initiale un peu de vécu, de vie : nous nous reconnaissons. Est-ce à dire que l'écriture, qui
se destine le plus souvent à des inconnus, est une aberration ? D'un certain point de vue,
probablement : la critique platonicienne du pharmakon, de l'écrit, dans le Phèdre, devient dans ce
contexte une dénonciation légitime de ce qui est à la fois un remède, un moyen technique pour la
mémoire, et un poison, une façon d'occulter la mémoire vive, de fuir la dialectique véritable, qui se
pratique en chair et en os. Mais, d'un autre point de vue, pas forcément : car nous faisons des
expériences communes, même si nous ne nous sommes jamais rencontrés. L'écrivant qui saura le
plus intensément, le plus multiplement être affecté, traversé, pénétré par son époque sera
éventuellement capable d'accéder et de faire accéder autrui (son lecteur) à un certain contenu
concret et existentiel des mots qui serait devenu collectif.
De là, transmettre une certitude, ou une révélation, concernant une réalité que désignent très
imparfaitement les mots, dans la mesure où cette réalité repose sur toute cette part d’errance
inaudible de la pensée non dirigée, de la rêverie, de l’intuition inarticulable, est l’impossibilité
même, si les mots écrits ne se transcendent pas eux-mêmes, vers un principe de communication
suscitant quelque « empathie » pré-verbale. Nietzsche, confronté à la « vérité » de l’éternel retour
du même, prit conscience de cette difficulté, et écrivit son Zarathoustra (mais en vain).
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La conscience et la non-conscience
Qu'entend-on primitivement par conscience ? Le fait même de penser la pensée, soit le fait
de penser ce qui devient, dans la mesure du moins où cette pensée qui est pensée lors du temps de la
conscience, c'est aussi le corps qui se sent lui-même traversé par des intensités, et car intensités
signifie : différences dans la grandeur, dans la réalité, dans la relation et dans la manière de la
puissance qui est rendue présente par la pensée, c'est-à-dire : sentiment de la transition continue, de
la transformation, de la variation, du "de-venir". Mais nous pouvons le dire autrement, de façon plus
explicite : la conscience est saisie du devenir, au sens où la clarté qui est sentie en elle devient
toujours plus clarifiée. Quoiqu'il en soit, il est certain que la conscience ne peut recevoir ce qui ne
devient pas. Cela serait possible s'il n'y avait pas d'intensités, ou si intensité voulait dire :
invariabilité quantitative, qualitative, relative et modale de la puissance qui apparaît au cours de la
pensée. Mais tel n'est pas le cas.
La conscience contient ce qui devient. Mais devient-elle elle-même, en elle-même ? Est-elle
ce qui varie ou bien ce qui ne varie jamais, se confond-elle ou non avec son contenu ? La réponse
est simple : nous l'avons dit, la conscience est une pensée qui pense la pensée, un fait qui se reflète
lui-même. Cette pensée qu'est la conscience, par définition, est elle-même la pensée qu'elle pense,
elle est comprise dans ce qu'elle pense. Disons-le, nécessairement, la conscience devient, puisqu'elle
n'est pas autre chose que ce qui se pense en elle. Certes, s'il y avait deux pensées s'écoulant
simultanément, il serait possible de dire que l'une, pensée par l'autre, devient, alors que l'autre,
pensant la première, ne devient pas. La conscience pourrait se tenir dans l'invariabilité d'un état figé,
tandis que son contenu, extérieur à elle, serait soumis à la différence et à la transformation. Mais il
n'y a certainement pas deux pensées ; seulement cette seule pensée, incertaine en son évidence.
La conscience est une certaine attention accordée à la manière dont le corps est affecté. Cette
manière dont le corps est affecté est elle-même une attention à elle-même, une façon de se sentir
soi. Et cette attention à soi est une attention à une certaine attention, puisque le soi est ce qui est
attentif. La conscience est une attention accordée à une attention accordée à une attention, etc. à
l'infini. La question de la conscience, de l'attention, nous mènerait tout droit vers une régression à
l'infini. C'est ainsi qu'elle renvoie apparemment à un trou sans fond, ou à un envol privé de sol,
c'est-à-dire au malaise lié à la privation de consistance et de direction. Mais cette façon de présenter
les choses n'est peut-être pas la seule possible. On pourrait tout aussi bien dire : il y a pensée, il y a
conscience. Ou encore : l'idée est, indexe d'elle-même (Spinoza). Point final. Dans ce cas, la réalité
de la conscience ne ferait plus aucun doute, dans la mesure où celle-ci serait bien localisée : bien
sûr, dirait-on, c'est cela la conscience, ce qui arrive, cette ouverture unique sur la différence, cette
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seule multiplicité ! Nous la sentirions bien venir.
Souvent, on est tenté, éventuellement à tort, de considérer la conscience comme un mode
"parmi d'autres" de la pensée. Dans cette mesure, il y aurait des états conscients et des états non-
conscients, simultanés ou successifs, qui se distingueraient les uns des autres pour former des
réalités séparées. Examinons les deux options :
1) Supposons d'abord que conscience et non-conscience sont simultanément disjointes. Par
exemple, supposons qu'il y a d'un côté la pensée qui pense la pensée, soit l'état conscient
proprement dit, et, hors de cette sphère, d'un autre côté, mais dans le même temps, la pensée qui est
pensée par cette pensée, soit l'état non-conscient. Il y aurait celle qui sent, jamais sentie, et celle qui
est sentie, incapable de sentir, à l'intérieur d'un seul instant. La conscience serait une réalité
partielle, contredite par une autre réalité partageant sa présence. Mais cela serait absurde : nous
l'avons dit, la conscience est le fait de se sentir soi-même, dans ce seul temps qui devient ; elle est
l'identité actuelle du sentant et du senti, la tautégorie, la sensation de la sensation, cette seule
sensation ; s'il y a conscience, actuellement, lors d'un écoulement donné, il ne peut y avoir
vraisemblablement que la conscience, à l'exclusion de toute autre manière de penser. La conscience,
sans doute, ne cohabite pas avec son contraire, puisque son inscription dans la pensée doit bien
impliquer sa totale coïncidence avec toute pensée possible, avec tout être possible. Une pensée
actuellement attentive est, normalement, absolument attentive, jamais partiellement inattentive.
Rejetons ainsi en toute légitimité apparente cette hypothèse qu'envelopperait telle première option.
2) Supposons maintenant que conscience et non-conscience sont successivement disjointes. On
admettrait alors que ce genre d'état qu'est la conscience n'est pas la seule possibilité de la pensée en
tant qu'elle est conçue comme discontinuité dans le temps. Il y aurait, parfois, des états de
conscience, puis, parfois, des états de non-conscience. Par exemple, il y aurait d'un côté l'endormi
qui ne rêve pas, non-conscient, et de l'autre l'éveillé qui se pense lui-même, conscient. L'absurdité
de cette option est beaucoup plus difficile à dévoiler, bien qu'elle soit certaine. Certes, d'un côté,
n'importe qui peut admettre qu'il a "vécu" des instants où il ne se sentait plus lui-même : celui qui a
été ivre, celui qui éprouvé la transe, celui qui est sorti du coma, etc. Mais en même temps, d'un
autre côté, nous ne pouvons raisonnablement nous fier à des témoignages aussi douteux. Car peut-
on vraiment "vivre" un temps où s'impose l'absence de toute sensation de soi, c'est-à-dire de toute
sensation tout court, l'absence de toute pensée ? Peut-on faire l'expérience de ce qui ne contient
jamais ce qui rend possible toute expérience ? De tels moments existent-ils vraiment ? Sont-ils réels
? De prime abord, absolument pas. Dès que cesse la conscience, la pensée qui se pense, alors la
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pensée en elle-même, tout être, doivent bien cesser. Contredire la conscience dans la succession
temporelle est bel et bien une chose visiblement impossible : toute non-conscience ainsi entendue
ne saurait être dite ; elle ne saurait être dévoilée par le dit, en tant qu'elle ne saurait se dévoiler elle-
même ; comment pourrait-elle contredire quoi que ce soit ?
3) En résumé, une illusion serait ici entendue, en ce qu'elle s'attacherait à l'idée maintenant
explicitement impensable que la conscience est une réalité seulement partielle de la pensée, laquelle
idée reposerait sur deux préjugés, sur deux croyances bien enracinées mais certainement non
fondées : la première poserait une non-conscience réelle extérieure spatialement à la conscience ; la
seconde en poserait une, tout aussi réelle, qui est extérieure temporellement à la conscience.
Dans la mesure où il n'y a que la pensée, il faut dire qu'il n'y a que la conscience. En cela
seulement, la non-conscience ne serait pas un mode de la pensée, ou de l'être, mais elle désignerait
bien plutôt l'absence de toute pensée, de tout être, l'absence de vie. Certaines expressions du
quotidien sont éloquentes à ce sujet : par exemple, on considère parfois que tel est "ivre-mort" ; ou
encore, on dit d'un drogué en transe qu'il "n'est plus avec nous" ; etc. Dans nos esprits est bien
présente la sage idée que tout corps qui ne se sent plus lui-même a cessé d'être un corps proprement
dit, est un corps qui s'est absenté. Malgré tout, le doute persiste : en un sens, tout de même, la non-
conscience semble bien posséder un certain être, une certaine consistance (après tout, si elle se
laisse penser ici-même, c'est qu'elle doit bien se poser d'une certaine manière...). Ce doute renvoie à
une certaine prise en compte du regard, de la pensée, de la conscience d'autrui, tels qu'ils affectent
d'une certaine manière notre regard, pensée, conscience. Présentons ce doute, et le quelque
prévisible rejet de sa teneur :
1) Prenons un premier exemple pour illustrer cette situation déroutante d'un doute : un homme qui a
été ivre apprend le lendemain par ses amis qu'il a quitté sa conscience, qu'il a cessé d'être, à un
certain moment de son ivresse. Lors de cette révélation, il est bel et bien conscient, il est, il vit. Et
c'est ainsi que la certitude d'avoir éprouvé la non-conscience devient elle-même sentie, consciente
pour lui. Autrui a vécu pour lui sa non-conscience, et il finit par la lui faire vivre, grâce à la
transmission d'un tel vécu. Pour tout dire, par autrui, la non-conscience semble devoir perdre un peu
de son inconsistance. Cela est vrai pour la non-conscience temporellement séparée (ivresse, transe,
etc.) mais aussi pour la non-conscience spatialement séparée : en effet, un médecin peut bien nous
apprendre la présence d'une maladie sans que nous ayons senti cette présence avant une telle
annonce ; il a pu déceler par exemple l'existence de certaines substances toxiques dans notre sang
(lesquelles restaient alors invisibles et encore indolores pour nous, c'est-à-dire non aptes à
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engendrer leur sentiment, leur conscience), et ce pour nous révéler, a posteriori, cette existence. La
maladie était une non-conscience, un non-être, cohabitant apparemment, de façon simultanée, avec
l'être, qu'autrui, le médecin, a pu vivre pour nous et ainsi nous dévoiler. Ici encore, c'est bien autrui
qui fait l'expérience de notre non-conscience et nous la transmet, comme pour compenser un
manque. Ici encore, autrui semble devoir rendre manifeste une singulière teneur de la non-
conscience.
2) Bien sûr, cette objection, ce doute, n'est pas négligeable ; il faut bien reconnaître que le fait de
dire : "il n'y a que cette pensée, cette pensée consciente, et toute non-conscience n'est pas", peut
bien nous conduire vers cette autre dangereuse proposition : "il n'y a que ma pensée, la pensée
d'autrui ne compte pas, n'a pas d'être réel". Pourtant, notre inquiétude, notre manque d'assurance, ne
seraient pas vraiment justifiés. Et c'est ce qu'il s'agit de bien montrer maintenant. Réfléchissons :
qu'est-ce qui serait si choquant, au fond, dans le fait d'admettre que finalement, inévitablement, s'il
y a bien toujours un "il y a", c'est qu'il y a encore ma pensée et seulement ma pensée, soit dans le
fait de nier la non-conscience ? Ce qui nous choquerait, c'est la violence apparente d'une solitude
radicale, fatale, indépassable. Ce qui nous choquerait, c'est la découverte d'une situation
d'enfermement absolu, de clôture totale. Ce qui nous choquerait, c'est l'affirmation d'une distance
infinie qui nous sépare d'autrui, lequel semble pourtant tellement proche, presque fusionné, tel qu'il
présente son visage, son expressivité, sa significativité, sa voix, sa parole. En un mot, ce qui nous
choquerait, c'est de devoir constater une perception consciente d'autrui en tant qu'elle ne peut jamais
renvoyer qu'à une auto-affection, impudiquement repliée sur elle-même. Mais il n'y aurait là peut-
être qu'une présentation bien dramatique et bien peu juste de considérer la chose. Nous n'aurions
pas tant de raisons d'être ainsi choqués. Dire que seule compte ma pensée, à l'exclusion de toute
autre pensée extérieure, nier la non-conscience, cela pourrait aussi vouloir signifier la quiétude d'un
lien extrême me connectant à autrui. En effet, contrairement aux apparences, celui qui croirait
connaître une consistance réelle de la conscience d'autrui telle qu'elle serait extérieure, serait celui
qui doit sentir le plus son absence, son évaporation angoissante dans le plus lointain, dans la mesure
où cette reconnaissance ne pourrait avoir effectivement lieu. Seul celui qui accepterait l'évidence
selon laquelle autrui comme instance séparée n'est pas réel pour soi pourrait se mettre véritablement
en quête d'autrui, en tant qu'il aurait décidé de se conformer à la seule manière d'accéder à autrui,
courageusement, mais poursuivant aussi ses intérêts les plus profonds, à savoir sa joie d'être
conscient d'autrui, avec autrui. Certes, si nous avions fait l'expérience, dans une autre vie passée,
d'une conscience réelle d'autrui pleinement accessible, laquelle nous serait devenue inaccessible au
sein de cette vie actuelle ontologiquement solitaire, nous aurions de bonnes raisons de gémir, de
nous plaindre, d'être choqués, car nous sentirions effectivement une privation, un manque, une
72
mutilation. Mais nous n'avons encore jamais su si une telle expérience a eu lieu, ce qui veut dire
que, pour l'instant, elle n'a certainement pas eu lieu. Oui, par-delà pessimisme et optimisme, il faut
bien dire : autrui ne pourrait être ni plus proche ni plus loin, ni plus ouvert ni plus fermé, pour
l'instant.
3) Nous rendrions donc les armes, une bonne fois pour toutes, en déclarant : "Avouons-le, au
moment de la non-conscience, pour le non-conscient, qui est toujours ce seul non-conscient, soit
dans l'absolu, il n'y a rien, aucune vie, aucun il y a, cela est indubitable. Autrui, déployant sa
conscience distincte, insondable, peut bien la considérer dans tous les sens, de la façon la plus
lucide et la plus précise possible, cela, tant que cette non-situation durera, ne pourra rien changer à
l'affaire. Certes, plus tard, celui qui "fut" non-conscient, ayant retrouvé l'être, la sensation de la
sensation, pourra rencontrer cet autre en question qui a éprouvé son non-corps ; la qualité du regard
passé de cet autre, et une certaine aptitude à la communiquer clairement, seront alors cette fois-ci,
dans ce contexte nouveau, bien peu indifférentes pour celui qui fuyait furtivement hors de la pensée
; elles rendront même peut-être possible une manière positive de comprendre, d'intégrer à l'être, un
néant, une faille apparente dans le temps. Mais cette expérience tardive de la non-conscience n'est
jamais la possibilité d'une consistance réelle de la non-conscience : même si la non-vie est racontée
plus tard par des témoins extérieurs, elle ne saurait être ressuscitée en cela ; peut-être, le souvenir
qui appartient au soi, à la rigueur, est une forme de résurrection, car il est la répétition, atténuée
mais fidèle, d'un certain devenir ancien de ce seul corps qui se laisse sentir ; mais le souvenir du
non-corps provenant d'une pensée autre ne peut opérer nul retour de la vie, puisque le remémoré n'a
lui-même jamais été inscrit dans cette vie. Toutefois, et c'est le bon côté de la chose, la nécessité
d'autrui, de son récit, ne s'affirme pas moins pour autant. En effet, sans autrui, sans cette conscience
singulière qu'il pénètre, la saisie de l'inconsistance du néant, de la non-conscience, serait impossible
; car seule l'infidélité criante de son témoignage, son inadéquation, rend évidente cette
inconsistance, laquelle inconsistance n'aurait pu être soupçonnée en l'absence totale de témoignage
(adéquat ou inadéquat), puisqu'elle aurait alors concerné un non-corps dénué de toute attention,
même a posteriori, même vaine. Oui, sans autrui, ce qui est nécessaire pour la vie, consciente, ne se
poserait pas, à savoir la certitude de l'irréalité de sa négation, la certitude de la pleine légitimité de
son affirmation, la certitude d'elle-même. L'autre, qui narre le rien sous son masque trompeur, après
coup et hors du coup, est ma conscience absolument lucide, dès que j'accepte de jouer dans les
règles. En ce qu'il est reconnu comme non séparé, réel pour moi en tant qu'irréel hors de moi, nous
fusionnons proprement dans une pensée claire comme le jour, qui a retrouvé le site qu'elle n'avait
jamais quitté. Il n'y a que la pensée, il n'y a que la conscience pleine et assurée, il n'y a qu'autrui,
juste en tant que non ajusté, confirmant le non-être du non-être, de la non-conscience ".
73
Conclusion
Nous avons pu établir assez précisément les raisons qui font que l'on peut être séduit par le
projet d'isoler deux modes distincts de la pensée, à savoir le mode conscient et le mode non-
conscient, mais aussi déceler les écueils envisageables de la soumission à cette tentation (perte
probable d'autrui et de soi). Pour ainsi dire, il est maintenant évident que c'est l'égarement
assurément inquiet et plaintif d'une volonté de reconnaître autrui par l'autonomisation-réification de
sa pensée en ce qu'elle serait pensée du dehors, qui fonde les deux préjugés constituant l'illusion
visible d'une non-conscience consistante : oui, c'est elle, cette pensée d'autrui sans doute mal
reconnue, sans doute mal perçue, semblant séparée, qui serait extérieure spatialement et
temporellement ; c'est elle l'autre pensée, le deuxième genre de pensée. Ajoutons que ces deux
préjugés en formeraient, fondamentalement, un seul : en effet, l'exemple du malade qui s'ignore,
puis parvient a posteriori à la conscience de son état, grâce à l'annonce inadéquate du médecin,
nous a bien montré que l'affirmation d'une dualité spatiale, simultanée, de la pensée, est au fond
l'affirmation de sa dualité temporelle, soit d'une dualité ancrée dans l'ordre de la succession, de
même que l'exemple d'une ivresse passée reconnue a posteriori en la personne d'autrui nous aurait
indiqué que tout redoublement de la succession ne serait qu'une intuition inscrite dans une
simultanéité spatiale. Posons-le en ces termes : la non-conscience renverrait à l'entente rétrospective
et non ajustée d'une expérience immédiate du non-corps qui n'a pas été éprouvée en elle-même.
Cette non-conscience qui nous hante serait un récit présentement insondable qui vient toujours trop
tard.
Cette extra-lucidité et omniprésence d’une conscience qui s’auto-désigne constamment
indique que son intuition la plus claire et la plus résolue, qui chemine avec toujours plus de
puissance, ne s’éteint, provisoirement, que lorsque l’intervention d’autrui et de sa vague sanction
négative s’affirme fallacieusement. Une révélation associée à telle éternelle redite, rengaine,
récurrence, récidive, de l’identique, ou à tel amour implacable du Fatum, ne posera pleinement sa
légitimité qu’une fois qu’elle aura reconnu ce combat qui est à mener.
Une maladie associée à un trop-plein de santé, une ivresse de l’exaltation, c’est bien ce qui
aurait lieu dans ce contexte.
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L'être temporel et l’être atemporel
"Que tout revienne sans cesse, c'est l'extrême rapprochement du monde du devenir et du monde de
l'être : cime de la méditation."
Nietzsche, Note d’août 1880
Nous, potentielle puissance, pour elle-même :
L'être serait le devenir, cette seule temporalité possible actuellement, en tant que la
conscience, l'être, ne serait pas autre chose qu'une série d'intensités, une variation continuelle qu'elle
réfléchit, une clarté chaque fois transitoire qui se saisit elle-même.
Eux, incertaine impression du dehors, en elle-même :
Non, l'Etre est l'un, l'identique, la répétition, le nécessaire. L'Etre s'affirme d'abord en tant
qu'il est l'Eternel invariable ; c'est ainsi qu'il nie le devenir, le temps qui passe, la durée changeante
et hasardeuse, tels qu'ils tendent à s'émanciper, tels qu'ils désirent acquérir leur indépendance.
L'Etre et le devenir s'opposent comme le Bien et le Mal. Car oui, la négation du devenir par l'Etre
est au fond une sorte de Justice Divine, bonne en elle-même. Car oui, par cette négation, l'Etre
sauve le devenir, il le rachète, il lui accorde une rédemption. Car oui, le devenir a besoin d'un
sauveur ; il est en lui-même injuste, coupable, dans la mesure où il meurt et naît, disparaît, souffre
de cette extinction, paie en somme, ainsi châtié, le tribut d'un grave péché. L'Etre, le Bien, absout le
devenir, le Mal ; il le prend sous son aile ; le surplombant, il le structure, il lui apporte une forme,
un sens, une direction, une situation, bien fermes et bien assurés. Pour tout dire, il lui offre tout ce
qui pourra lui faire oublier sa souffrance, afin qu'il finisse par aimer cette souffrance, cette juste
liquidation d'une dette, et afin qu'il finisse par accepter sa servitude, nécessaire. L'Etre n'est pas le
devenir, le multiple, la série des différences. Il les contient bien plutôt sous lui, par compassion. Il
les nie en eux-mêmes pour qu'ils puissent s'affirmer, dans le même temps, en lui-même, ainsi
consolés, innocentés, justifiés.
75
Nous, plongés dans quelque confusion distincte :
Tout ce que nous venons d'entendre n'a pas été entendu, à défaut d'avoir été écouté, et
réciproquement. Trop fluide est l'écoulement impossible de votre intuition. Trop sublime, trop belle
et trop "moyenne" à la fois est votre splendide mélodie. Il faudrait raconter une très longue histoire,
et plus que cela encore, pour peut-être un jour vous comprendre. Mais pour l'instant, nous resterions
interdits.
Commençons toutefois par nous montrer conciliants. A dire vrai, nous devons bien accepter
le contenu majeur de votre énonciation : certes, l'être est l'un, l'identique, la répétition, le nécessaire,
il n'est pas quelque mort-né. Mais il nous semble bien, en vertu de nos étranges principes, que nous
devons pour l'instant espérer que vous-mêmes rejetez ces évidences. Etablissons quelque transitoire
positionnement qui serait "nôtre" :
1) Pourquoi l'être serait-il l'un ? Parce qu'il serait chaque fois un être, ce seul être, cette seule
conscience (le pour-soi), cette seule pensée qui se pense, ce seul corps qui se sent, cette seule vie
qui se vit. Parce que l'être, la conscience (le pour-soi), ne serait pas divisible, et ne serait pas non
plus une réalité partielle, une situation parmi d'autres. Oui, l'être serait l'un (ce seul un), car il ne
cohabiterait jamais avec quelque dehors consistant. Par exemple, on ne pourrait pas dire : il y a,
d'un côté, l'être, l'actif, la conscience proprement dite, le fait de sentir, et, d'un autre côté, l'autre
être, le passif, ce qui est pensé par la conscience, le fait d'être senti. L'être, ce serait sentir et être
senti, en une seule fois. L'être, ce serait la tautégorie, le coeur d'une certaine automonstration, c'est -
à-dire l'unité et non la dualité.
Pour tout dire, nous admettons l'unité de l'être dans la mesure où nous admettons son
irréductible multiplicité. En effet, pour nous, il n'est pas contradictoire, apparemment, de dire que
l'être est un, et d'affirmer, en même temps, qu'il devient, c'est-à-dire qu'il est une ouverture sur la
variation plurielle. Pour nous, l'être n'est certainement pas l'un qui nie le devenir, le multiple, mais
l'un qui s'affirme à partir de l'affirmation du multiple, et le multiple qui s'affirme à partir de
l'affirmation de l'un.
Pour nous, l'être est l'un qui éventuellement nie seulement la dualité, l'existence d'une
temporalité qui serait hors du devenir, extérieure au devenir. S'il y avait deux êtres, s'il y avait par
exemple, d'une part, un "corps", séparé en tant que seulement senti, et, d'autre part, une "âme",
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séparée en tant que seulement sentante, alors oui, il serait possible de considérer qu'un certain être
qui n'est pas une unique pluralité peut nier un autre être qui est une unique pluralité. Mais cela est
impossible.
Un seul être serait, et tout non-être ne serait pas : il y aurait l'être, cette seule et unique
multiplicité.
2) Pourquoi l'être serait-il l'identique ? Parce qu'il ne serait jamais l'être, ou la conscience (le pour-
soi) d'un autre distinct. Parce que l'être serait ce qui est propre à un seul corps, à une seule pensée, à
l'exclusion de tout autre corps ou de toute autre pensée. Si la conscience était double, si elle était la
conscience simultanée de deux corps séparés (séparés dans l'espace, par exemple), alors il serait
possible de considérer que l'être n'est pas un seul et même être, bien identifié. Mais cela doit être
absurde, tout simplement parce que cela contredit visiblement l'expérience la plus banale de tout
quotidien. Certes, il nous arrive parfois, lorsqu'un semblable nous parle, nous touche, nous pénètre,
de ressentir la curieuse impression que nous rejoignons véritablement sa conscience de corps
distinct, soit que deux corps partagent une même pensée, que deux êtres extérieurs l'un à l'autre
partagent un même être. Pourtant, cela signifie seulement que, par lui, notre conscience devient plus
évidente pour elle-même, plus assurément close (ouverte), en un mot, cela signifie que l'être en tant
qu'être identique se confirme, en toute normale logique ; cela ne peut signifier que l'être se
dédouble, confusément, puisque de fait, cela n'arrive pas tous les jours.
Disons-le, nous admettons l'identité de l'être, de la conscience, dans la mesure où nous
reconnaissons qu'il est une même série de différences. En effet, nous rejetterions l'idée selon
laquelle l'identité de l'être nie, contredit sa différenciation dans le devenir. Pour nous, l'être est
l'identique en tant qu'il serait la différence, et il est la différence en tant qu'il serait l'identique.
Pour nous, l'être est l'identique qui nierait en puissance une seule chose, à savoir l'altérité
séparée. S'il y avait un être autre, par exemple une "autre âme" occupant "le corps" d'une âme
donnée, alors oui, il serait légitime de penser qu'un certain être nie la différence identique, le
devenir, alors que l'autre l'affirme. Mais cela n'a pas lieu.
Ce même être serait, et tout non-être, tout autre être du dehors, ne serait pas : il y aurait
l'être, cette différenciation bien identifiée.
77
3) Pourquoi l'être serait-il la répétition ? Parce que l'être, la conscience, ne serait jamais une rupture
franche, une réalité qui viendrait remplacer une autre réalité. Parce que l'être, la conscience (le pour-
soi), serait une permanence qui se transforme, une série de changements qui demeure. L'être se
répète en tant qu'il serait la conscience toujours déjà affirmée. Certes, on pourrait poser la pensée
comme une succession discontinue, soit comme le passage d'un être à un autre être, et il serait
possible alors de dire que l'être n'est pas la répétition. Certes, on pourrait dire qu'une certaine non-
conscience, succédant à l'être conscient ou le précédant, peut être sentie effectivement, niant la
répétition (on pourrait tout aussi bien dire que ce qu'il y a avant ou après la vie se laisse penser
véritablement, absurdité qui reste à prouver...). Toutefois, cette position demeurerait irrecevable,
elle s'opposerait à l'expérience. Pour le montrer, imaginons tel qui aurait dormi et ne se souviendrait
plus de son rêve. Supposons qu'il serait bien présent. Figurons un rêve bruyant, catégorique en
apparence, mais problématique et indécis en son fond proprement impropre :
Cet homme éveillé est actuellement bel et bien conscient, il est, conformément à ce qui
chaque fois arrive. En outre, il ne sent pas que cet être, que cette conscience présente, constitue un
fait qui pourrait ne pas se poser. De fait, d'un certain point de vue, il se maintient dans l'élément qui
a toujours été le sien. Une question se pose toutefois : son sommeil maintenant indicible, oublié, ce
qui est désormais un néant passé, change-t-il quoi que ce soit à ce sentiment de redondance ?
Réponse : absolument pas, en notre relative perspective. En effet, s'il y a deux options possibles, de
toute façon, dans les deux cas, la conscience demeure sûrement une saisie de la répétition :
a) d'une part, il se peut que, contrairement à ce qui se laisse remémoré actuellement, ce sommeil fut
traversé effectivement par un rêve, par une pensée perçue, par une conscience, par un être ; et dans
ce cas, il est clair que la conscience n'est pas le passage à une autre réalité, il est évident qu'elle est
une continuation : il y a eu conscience lors d'un rêve, et il y a encore conscience lors de la veille que
constitue cette pensée présente, rien n'a jailli à partir de rien, rien ne s'est évanoui vers le rien ; peut-
être dira-t-on que la veille en perspective, parce qu'elle occulte ledit rêve, semble nier cette
conscience qui la précède, de telle sorte qu'elle est une rupture radicale, mais on aura tort, car la
possibilité de l'oubli n'est pas un argument contre le caractère affirmatif ou répétitif de la
conscience, mais plutôt contre son caractère non changeant, soit contre ce caractère dont nous ne
saurions constater l'existence justement parce qu'il y a répétition ; nécessairement, de même que
certains épisodes passés de notre vie diurne s'échappent hors de notre mémoire sans pour autant que
la conscience cesse d'être toujours déjà cette seule présence, de même tout songe nocturne évaporé
ne signifie jamais la possibilité d'un surgissement brutal de l'être hors d'une consistance qu'il ne
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serait pas ;
b) d'autre part, et c'est la deuxième option, il se peut que, conformément à l'état présent de la
mémoire, ce sommeil fut absolument dénué de contenu onirique, absolument non-conscient,
absolument privé d'être (c'est plus difficile à croire, mais c'est possible...) ; et dans ce cas, il est
encore bien certain que la conscience ne saurait être une faille temporelle, un temps qui en
remplacerait un autre : car le non-rêve effectif du dormeur, ce non-corps, n'est pas un temps, par
définition ; probablement objectera-t-on que cette non-conscience qui s'intercale entre "deux temps"
conscients contredit la vie consciente en son sein-même, et donc que celle-ci est discontinue, mais
on se trompera, car la possibilité d'un tel entre-deux n'est pas un argument contre la répétition de la
conscience, mais contre la présence simultanée d'une conscience et d'une non-conscience, laquelle
simultanéité implique précisément un néant géniteur, la non-répétition ; nécessairement, de même
que ce qui n'est pas encore né peut bien ne pas être sans pour autant nier la permanence variable de
l'être, de même le repos vidé de toute pensée ne saurait vouloir dire qu'il y a éruption de la
conscience au sens où elle aurait délaissé un être séparé d'elle.
Posons-le donc en un éventuel maintenant, en toute vraisemblable légitimité : nous
constations que l'être est répétition en tant que nous constaterions qu'il y a continuellement miracle,
nouveauté, devenir. Pour nous, la répétition de l'être ne renvoie pas à la privation du miraculeux, de
l'étonnement radical. Pour nous, l'être serait répétition parce qu'il est évidemment miracle, et il
serait miracle parce qu'il est répétition, de façon impossible. Certes, s'il n'y avait pas de miracle, de
nouveauté, il n'y aurait pas de répétition, de rengaine, de reprise, de récidive, de récurrence de l'être,
il y aurait seulement un état stable, figé, invariable. Certes, s'il n'y avait pas de répétition de l'être, il
n'y aurait pas ce sentiment d'une affirmation chaque fois différente, stupéfiante, il y aurait seulement
une lassitude banale. Mais de telles suppositions ne doivent pas être vraiment fondées.
De là, de fait, l'être serait bel et bien la répétition qui nie une seule chose, à savoir
l'invariable, l'ennui, le probable. Certes, seul un être figé, prévu, seule, par exemple, une saisie
effective de certaines conditions précédant l'être (telles : des futurs parents, un rêve oublié, etc.),
pourrait rendre juste et nécessaire le fait d'admettre que l'être ne se répète pas, mais qu'il y a bien
plutôt un mort-né "parmi d'autres". Mais cet être avant l'être ne serait pas, par hypothèse.
L'être nouveau serait, encore, et le non-être prévoyant ne serait pas, à jamais : il y aurait
l'être, cette extase liée à une redite, cette Epiphanie.
79
4) Pourquoi l'être serait-il le nécessaire ? Parce que la conscience (le pour-soi) ne pourrait pas ne
pas affirmer son affirmation. Parce que, oui, puisqu'il y a la conscience, l'être, il y a nécessairement
la conscience, l'être. Dans le cas impensable où l'être aurait la possibilité de ne pas être à un
moment donné du temps, il serait envisageable de reconnaître qu'il est non nécessaire, non
indispensable. Mais tout être est, et tout non-être n'est pas, assurément. Oui, toute conscience se
pense, et toute non-conscience ne se laisserait jamais penser. L'être ne saurait être une possibilité
parmi d'autres possibilités. Peut-être voudrions-nous toutefois reconnaître qu'"il y aurait" un avant
et un après pour l'être, par lequel il ne serait pas essentiel. Par exemple, nous pourrions dire que
l'ayant à naître ou le cadavre sont des étants non-conscients. Mais de telles suppositions ne sauraient
s'ajuster au seul fait qu'il est possible d'attester pour l'instant, au seul événement qu'il est nécessaire
de constater de prime abord. Explicitons cette ivresse songeuse, ici assertorique et actuelle, quoique
toujours négation à venir :
Qu'est-ce que le pas-encore-né, qu'est-ce que le mort, pour celui qui est né pour mourir, pour
ce seul qui naît et meurt, c'est-à-dire dans l'absolu ? Si nous partons de ce seul point de vue
problématique, ainsi fidèles à la nécessité de l'être, cela n'est rien du tout qui concerne en propre la
conscience qui se vit, non, rien du tout, du moins dans une certaine mesure : un non-encore-né ne se
sent pas, ne pense pas, pas plus qu'un cadavre, pas plus qu'une poussière de mort, et ce jusqu'à
preuve du contraire. Pourtant, toujours de ce point de vue, peut-être semble-t-il bien que la
naissance ou la mort d'un autre possède une certaine consistance, mais aussi que la naissance et la
mort qui frappent le corps non-autre renvoient à une réalité bien assurée, c'est-à-dire à un corps
passé ou à venir extérieur à lui. Et certes, en un certain sens, cette double, voire triple énonciation
serait tout à fait adéquate. Mais en même temps, nous ne pouvons la valider complètement, car elle
est une façon de présenter la chose qui peut nous induire en erreur :
a) D'une part en effet, si l'apparition de la naissance ou de la mort d'autrui qui est au coeur de cette
seule conscience présente qu'est "la" conscience, est bien réelle, bien vécue, si elle est bien l 'être, si
elle consiste bien, malgré tout cette réalité n'implique jamais, de fait, sa possibilité de contaminer,
d'affecter la non-conscience irréductible de l'autre qui serait mort ou presque né, laquelle non-
conscience demeure alors non-conscience, par-delà toute considération extérieure qui serait déjà ou
encore posée.
b) D'autre part, si l'apparition de la mort ou de la naissance du corps peut-être propre, au coeur d'une
conscience autre, est bien un étant authentique, malgré tout cette réalité distincte ne saurait altérer
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un tel non-corps, lequel doit rester alors dans l'élément indifférent du non-être.
c) Enfin, si l'apparition d'un témoignage d'autrui relatif à quelque naissance ou à quelque mort de la
pensée proprement souillée est tout à fait consciente, réelle, cela ne veut pas forcément dire que
cette pensée dite propre se sentira telle qu'elle serait née effectivement ou telle qu'elle se dirigerait
vraiment vers le néant :
- en effet, dans le cas où un dire d'autrui désigne et communique cette naissance, il ne s'agit pas
pour autrui de réveiller une mémoire partagée, mais seulement de manifester le devenir de sa seule
mémoire, à l'exclusion de celle qui "est" née, et donc ce dire ne saurait produire l'impression d'une
non-conscience consciente,
- en outre, dans le cas où une parole autre montre la mort du corps propre (un non-corps
improprement dit), il s'agit pour ce corps ici énoncé propre d'anticiper un dialogue à venir
(analogiquement relié à un certain dialogue présent pensé par ce corps), soit d'anticiper un dialogue
entre deux corps probablement autres seulement possibles, lequel dialogue, ainsi visiblement futur
et peu clair, implique une perception autre de ladite mort, mais aussi sa communication absente
présentement, soit implique ce qui ne saurait, a fortiori, créer la sensation actuelle de cette mort,
telle qu'elle serait pensée du non-être.
Pour tout dire, il faudrait éviter de poser, confusément, ceci : il semble que la mort et la
naissance, de l'extérieur, sont consistantes, et ce en un sens certain. Car cela pourrait nous guider
vers l'illusion selon laquelle mort et naissance renvoient à un non-être étant inenvisageable en ce
lieu dubitatif. Il vaudrait mieux dire, plus précisément, ainsi masqués : la mort et la naissance sont
des étants en tant qu'elles sont seulement une situation de communication vécue, et non un non-être
vécu.
De là, la réponse à notre question pourrait s'affirmer : le pas-encore-né, le mort, seraient des
fictions au sens strict, à savoir des paroles, des témoignages d'autrui figurant un certain épisode
passé (notons : aucune fiction ne naît présentement de rien, toute fiction doit bien être un
témoignage, soit continuer un passé qu'elle exprime, de façon plus ou moins explicite) ; certes ces
fictions seraient bien réelles, puisqu'elles seraient senties dans le temps de leur affirmation, et
puisque les souvenirs qu'elles évoqueraient renvoient à un certain devenir d'une conscience réelle ;
mais le pas-encore né ou le mort que serait une pensée située dans le néant, dans l'absence de toute
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vie, serait impensable. Le pas-encore-né, le mort, serait (il se pense) en tant qu'il est peut-être (en
tant qu'il se laisse remémorer et communiquer consciemment), et il ne serait pas (il ne sent rien) en
tant qu'il n'est assurément pas (en tant qu'il est un vide ou un cadavre non percevant).
Maintenant donc seulement nous pourrions clairement saisir ce que veut signifier l'être
comme nécessité et dire à nouveau, dans la lumière d'une situation honnêtement ajustée : puisque
tout ce qui est avant ou après une vie serait un étant seulement en tant qu'il est vécu, autrement dit
puisqu'il n'y a proprement pas d'être avant ou après l'être, il faut dire que l'être serait nécessaire
(notons : cette nécessité signifierait bien aussi que le corps présent ne pourrait pas non plus être
autrement dans l'ordre de la simultanéité ; rappelons-le, l'ordre de la succession, que nous avons
considéré ici, commande, précède la spatialité qui lui est propre).
A vrai dire, nous affirmerions la nécessité de l'être parce que nous affirmons son hasard
absolu, son caractère arbitraire, le fait qu'il serait totalement non causé par quelque élément
extérieur prédonné, et non dirigé vers quelque autre fin à venir. Certes, s'il n'y avait pas de hasard,
de caprice de l'être, de devenir, il n'y aurait pas nécessité de l'être, il y aurait seulement une
possibilité d'être parmi d'autres, un être hypothétique, précaire, mal assuré, relatif. Certes, s'il n'y
avait pas nécessité, il n'y aurait pas de caprice de l'être, il y aurait seulement une lancée et une
projection figées, mouvant l'être à partir du dehors. Mais de telles suppositions ne nous parleraient
pas encore. Pour nous, et pour l'instant, la nécessité de l'être nierait donc une seule chose, à savoir
l'éventualité d'un autre régime du nécessaire, soit l'éventualité d'une nécessité hypothétique, relative,
conditionnelle.
Oui, pour nous, la nécessité de l'être nierait ceci et seulement ceci : toute causalité séparant
la cause de l'effet, ainsi que toute téléologie déchirée...en un mot toute réaction. Certes, si l'être
réagissait, s'il était soumis à une condition réelle qui le précède sans être lui, ou encore s'il devait
obéir à un autre être qui serait après lui, oui, si l'être n'était qu'une hypothèse radicale, une
possibilité parmi d'autres possibilités, soit une réalité attendue, calculée, retombée, alors il serait
tout à fait impossible de poser sa nécessité, son caractère indéfiniment improbable, son inscription
dans une somme indéfinie de possibles. Mais, parce que l'être agit simplement, selon notre actuelle
position justement restreinte, parce qu'il serait en lui-même la seule condition qui lui confère une
certaine puissance, parce qu'il serait insoupçonnable, incalculable, impossible (ce seul possible), et
inattendu, il est, disons-le encore une dernière fois, absolument nécessaire, de fait.
82
L'être serait, par lui-même contraint, et le non-être ne serait pas, cette hypothèse
inconsistante : il y aurait l'être, nous agissons.
Constatez donc. Nous sommes beaux joueurs. Nous acceptons de rire, de nous amuser avec
les jouets que vous nous avez généreusement prêtés. Nous voulons, comme vous-mêmes, les
affirmer, et d'ailleurs nous ne nous en privons pas ! Ainsi, certes oui, nous l'admettons : il y a l'être,
un, identique, répété, nécessaire. Car oui, conformément à votre énonciation, nous reconnaissons
que l'être ne naît ni ne meurt : il est absolument vide (non-autre), soit absolument plein (même), il
est absolument superficiel (multiple), soit absolument profond (un), il est absolument clos
(impossible), soit absolument ouvert (nécessaire de fait). Seulement, vous-mêmes ne nous donnez
pas le bon exemple : vous semblez bien las en jouant, avec votre regard dramatique et sérieux, et
peut-être même doit-on dire que vous êtes des "mauvais" joueurs. En effet, vous avez l'air de
devoir détruire vos jouets pour les reconstruire, puis pour vous réjouir finalement à leur contact. Ce
qui vous amuse apparemment, c'est un jouet qui a été déprécié et qui a pu ainsi obtenir, après coup,
une appréciation distincte, autonome, c'est, en bref, une évaluation renvoyant à quelque façon de
jouir personnellement d'un désastre causé, surmonté, puis en fin de compte valorisé, et ce chaque
fois par le jouissant-même. Pour tout dire, vous accusez le jouet, vous lui reprochez de ne pas
encore être tel qu'il "devrait" être dans un passé ou dans un à venir encore relativement possibles, et
c'est ainsi qu'il deviendrait impératif d'altérer ce jouet, de tendre vers sa justification, sa rédemption,
sa consolation, sa réévaluation. Pourtant, le jouet en question, la matière, l'être, ne saurait devoir
rejoindre, en tant qu'initialement coupable, quelque potentialité encore inconsistante, il ne saurait
être effectivement altéré, séparé, déchiré, rendu autre, pour la seule raison qu'il est, après tout, cette
nécessité absolue et semblable d'un fait, tel un innocent égal à l'innocence que peut traduire la clarté
rare et indispensable d'une étoile brillante. Autrement dit, ce jouet est divertissant en lui-même et
par lui-même (soit : pour lui-même), et c'est ainsi qu'il serait vain, stupide, bien étrange, de vouloir
le briser en deux comme vous essayez de le faire, pour le recoller ensuite, au coeur d'un plaisir
malsain, puisque tout divertissement qui se contraint lui-même ne possède justement aucun
"morceau" susceptible de se détacher effectivement. Reconnaissez-le : vous les simulacres de
casseurs, vous qui jouez les bûcherons, vous êtes probablement des originaux avides de
reconnaissance, des comédiens malhonnêtes, des copies dubitatives, et en cela vous refusez de jouer
complètement le jeu, de tomber les masques, d'admettre la plasticité de votre hache par-delà son
tranchant.
De là, nous-mêmes, au fond, nous sommes préoccupés à votre contact, nous sommes
inquiets ; car vous avez pâle mine, et votre regard éteint. Oui, au fond, ce n'est pas par un mépris
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gratuit que nous vous considérons de la sorte, mais bien par une certaine tendresse, soucieuse en ce
qu'elle est aussi amusée. Avouons-le, les seules questions qui nous occupent vraiment sont les
suivantes, et elles sont pleines d'empathie, pleines de notre péché mignon. Les voici donc ces
questions, dures et brutales comme la sauvagerie aimante du vivant, mais aussi douces et
précautionneuses comme sa grandiose faiblesse : "Qu'est-ce qui a bien pu vous arriver, pauvres
enfants terribles et décadents, pour que vous soyez ainsi jetés dans la confusion ? Qu'allons-nous
faire de vous ? Pourrons-nous vous faire retrouver le droit chemin ?" Reconnaissons-le toutefois dès
maintenant, pour le confirmer plus tard : certainement avons-nous affaire à une erreur de visée, soit
à une façon de se tromper de destinataire. Un indice peut nous le faire comprendre : celui qui
s'inquiète, compatit, ou s'attendrit, accuse, de fait, et de là casse lui-même...
Elles, reconnues apparemment, coupant notre parole :
Eh bien, nous voyons que nous y arrivons tout doucement. Nous savons que vous allez
retrouver ce "droit chemin" qui certes était au départ celui que vous pensiez nôtre.
Mais pourquoi toujours parler au conditionnel ? Vous venez de le découvrir, le "pas", la
négation, n'est jamais que la plénitude d'une marche qui "est" vers sa différence.
Oui, vous l'avez dit, l'Etre est l'un, le multiple, donc le deux, mais aussi il est l'identique, le
différent, donc la séparation, mais aussi il est répété, miraculeux, donc discontinu, mais encore et
enfin il est nécessaire, hasardeux, donc possible et contraint au coeur d'une finitude réactive.
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La perte, l'absence
J'éprouve à chaque seconde la perte d'un être imaginaire : une somme d'idées, de valeurs, de
sentiments constitutifs de mon être, à chaque moment s'évapore. Ma vie ne peut donc "exister" que
comme une représentation, ou plutôt : elle est un devenir-représentation constant, un édifice
branlant composé de spiritualité et de matière, lesquels se détruisent et se construisent
réciproquement.
A chaque instant, j'abandonne, sur les sillons d'un chemin trop bien tracé, les images
toujours fausses de ce que je suis ou crois être. Les traces que je laisserai au monde, dans
l'inscription objective de ma pensée, dans l'absorption par un autre du souvenir de mon « être », ou
encore dans l'incorporation de ma sensibilité « culturisable », toutes ces « choses » ne sont que des
illusions d'immortalité, qui ne fixent pour la « postérité » que des éléments de la contingence que
j'aurais pu « être ».
Ainsi, oeuvrer pour le monde, ce n'est qu'une façon de me consoler lamentablement d'une
pseudo-mort que je sens venir incessamment, c'est une façon de refuser d'affronter la mort véritable
qui reste la perte inconnaissable de mon instabilité intérieure... C'est croire que la disparition de mes
mythes que je pensais stables est la plus cruelle que je puisse souffrir.
Le fait d'oeuvrer trouve sa signification dans une métaphysique trop rassurante : celle qui me
détermine comme un être socialisable, mondanisable, idéalisable ; celle qui me permet de moins
craindre la mort, en l'assimilant audit meurtre quotidien de mon « être » illusoire.
Combien je suis touchant et triste, lorsque la réification de mon univers sensitif par "l'art"
me persuade que j'ai remporté une victoire sur l'authentique mort ! Quelle faible consolation ! Je ne
fais que figer ce que je n'étais, ce que je ne suis, ou ce que je ne serai pas : un bloc d'idées, de sens,
d'interprétations, d'intuitions, que l'écoulement indifférent de ma vie déforme et finit par démentir.
Combien je suis touchant et triste lorsque mon rapport à la société et aux individus me
persuade que les valeurs que j'incarne, en étant absorbées par une humanité qui me survivra, me
confèrent une certaine immortalité ! Car je me console d'une fausse perte, celle de la prétendue
unité éthique de la réalité que je présente.
Une mère qui éduque son enfant, un idéologue qui « transforme » le monde, un philosophe
qui pratique la dialectique, un prêtre qui transmet son amour de Dieu, tous espèrent combattre et
vaincre la crainte de leur disparition en inscrivant dans le monde et pour "l'Homme" l'exemple de ce
qu'ils n'ont pas été : à savoir des individus régis par des maximes stables ou fixées d'avance. Il ne
s'agit, pour eux, que de rendre immortel un être imaginaire.
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Combien je suis touchant et triste lorsque j'imprime, sur les pages de la "vérité", mon amour
de la spéculation abstraite, au coeur d'un système de signes peut-être désincarné ! Car je crois
léguer, de cette façon, mon identité cognitive à "l'Esprit" de l'humanité, alors que je n'actualise en
fait que la fixation d'un être qui m'est étranger : une somme de concepts, de quantifications, de
classements organisés selon des règles strictes dont la "rationalité" dissimule une contingence
fugitive.
Le scientifique, l'écrivant, en oeuvrant dans le sens d'une perfectibilité des structures
cognitives humaines, occultent volontairement la relation instable qu'ils partagent avec ladite
"vérité" ou adéquation, et ce afin de faire "exister" leur vain espoir de survivre à leur disparition
corporelle. Il ne s'agit, pour eux, que de rendre immortel un être imaginaire.
Ces images sensibles, sociales, ou cognitives, dont je ne peux que contempler, impuissant, la
fragilité, n'expriment jamais ce que je suis. Les saisir dans leur globalité ne me rapproche en rien de
"ma vérité", car mon avenir menace nécessairement de dévoiler la fausseté d'une telle totalité, et
car, de toute façon, les outils de cette globalisation, élaborés par le pouvoir certainement séparé de
la pensée, ne construisent qu'une représentation partielle du vivant.
La consolation face à la mort est un pharmakon : le plus doux et le pire des poisons. Elle
m'éloigne de ma vie immédiatement vécue en accrochant au mur des illusions les vestiges de sa
négation. Elle n'est que la consolation de ce que je ne connais que trop : la perte de mon idéalité
stable.
La crainte de la disparition doit rester inconsolable, si la vie se destine à elle-même, et non à
son interprétation.
Je connais bien cette mort de tous les jours, ce renoncement permanent à des interprétations
de ce que je suis. Mais je ne puis l'identifier à cette mort véritable, qui n'est pas seulement la perte
d'un être imaginaire extérieur à moi, mais aussi et surtout la perte d'une complexité instable, qui
elle, est définitive...
Je ne dois pas vivre pour seulement consolider une image transmissible de mon être, ou tel
autre concept trop abstrait, trop solitaire dans sa solidarité ascétique. Je dois vivre pour vivre, pour
méditer et contempler la beauté du couchant, pour sentir singulièrement la justesse d'un amour,
d'une affection, ou encore pour admirer, dans sa fugacité, la finesse d'une révélation.
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Tous ces instants, irréductibles et irréversibles, rien ne doit me consoler de leur perte.
Il y a une pertinence d'un certain oeuvrer. Oeuvrer au sens de "fabriquer sans relâche cette
vie qui est artisanat pur", cela est adéquat. Belles pulsations, alors, qui décorent mon existence en
son insistance. Lâches dérobades, peut-être, mais malice sans gravité exprimant légitimement la
volonté de dissocier l'indivisible lien éventuel. Décorer mon cadavre : ma joie !
Il y aura donc une lutte active et indéfinie contre l'Autre, ou ce reflet "infidèle" de ma
subjectivité, ou encore cette omniprésence du sapin. Maudite réflexion, maudit dédoublement ! Tout
cela m'oblige à me perdre dans un détestable miroir d'un narcissique assoupi.
Il faut rejeter l'autre vers l'extérieur, et le laisser à sa place. Mais il faut aussi être poli avec
lui : toujours suggérer qu'il est le premier et le dernier à parler, toujours suggérer qu'il est plus fort
que moi...
Egaré dans une forêt d'ombres informes et menaçantes, je sème sur une route qui ne mène
nulle part sûrement, des petits cailloux reliés invisiblement, afin d'occulter telle ou telle
incarcération carnassière. Plus que tout, j'évite la fixation de mon ombre propre. Cette ombre, c'est
l'Autre, dont la présence, rendue nécessaire par le pouvoir peut-être séparé de la pensée, est toujours
chaque fois possible.
Ecrire, oeuvrer : île rassurante...mais qui bouillonne aussi.
Une vie terrestre qui serait sommée d’être la plus accomplie, en tant qu’elle devient et non
en tant qu’elle fixerait quelque « essence » éternelle, ferait de l’œuvre la vie elle-même, et de la vie
une œuvre en soi. Cette vie aurait reconnu, très certainement, son éternité propre, en tant qu’éternité
du retour à l’identique.
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IV La question de Dieu
L'agnosticisme comme ouverture du sens
Un athée est aussi inconséquent qu'un croyant dogmatique. En toute logique, ce qui demeure
inexpérimentable (l'après-vie) constitue une infinité de mondes possibles. Mais l'athée sélectionne
arbitrairement l'une de ces possibilités (le néant, le non-monde) et la pose dogmatiquement, faisant
fi de toutes les autres possibilités - comme s'il avait fait l'expérience de cette après-vie (absurdité
d'autant plus flagrante qu'il s'agirait alors d'une expérience du néant!). De même, le croyant
dogmatique, tout aussi absurdement, sélectionnera arbitrairement une autre infime possibilité
(immortalité de l'âme auprès de Dieu) et la posera avec certitude.
Néanmoins ce second type est le plus souvent reconnu comme étant l'illuminé de service, là
où le premier (l'athée) aurait, dit-on, l'esprit critique de son côté... Foutaises! L'un et l'autre se
ressemblent plus qu'on ne le croit : ils ferment l'un et l'autre la perspective, sans aucune distance
critique (surtout : ils manquent cruellement de créativité et de fantaisie). Ils stérilisent ou
neutralisent l'imagination, laquelle, autorisée d'ailleurs dans ce mouvement par la logique même,
devrait pouvoir s'épanouir à se figurer indéfiniment toutes ces potentialités envisageables, en
nombres infinis, de l'après-vie (n'excluant de ce fait ni le néant ni l'âme immortelle, ni même la
réincarnation ou autres lubies eschatologiques, mais les comprenant ensemble comme des infimes
possibilités parmi une multitude d'autres, tout aussi enchanteresses, absurdes, tout aussi
envisageables ou cohérentes). L'agnosticisme, compris comme une ouverture des perspectives sur
l'après-vie, sera le point de vue le plus réfléchi et le plus critique, s'abstenant de toute affirmation
définitive, mais n'excluant pas les dérives d'une réflexion indécise.
Au fond, le croyant dogmatique comme l'athée veulent régler une bonne fois pour toute la
question de la mort, pour éviter d'avoir à y penser. C'est une forme de fuite un peu lâche. "Ne
chantez pas la mort, c'est une idée morbide", nous disent-ils. La mort est une compagne
mystérieuse, aimons-la pour ce mystère, au lieu de lui en tenir rigueur, la figeant, la craignant, ou la
haïssant.
88
Sur quel mode dois-je affirmer la présence de Dieu ?
Pascal apporte de précieux éclaircissements concernant la façon d'affirmer la présence de
Dieu, en distinguant la vérité de la raison et la vérité du cœur. L'intelligence rationnelle (ou esprit de
géométrie) procède par déduction et démonstration, tandis que le cœur procède par intuition : cette
dernière « sent » les choses plus qu'elle ne les prouve. Seul le cœur peut « poser » (certes
problématiquement, du point de vue de l'esprit de géométrie), l'existence de Dieu, c'est-à-dire sa
nécessité. Face à l'immensité illimitée, spatio-temporelle, de l'univers, face à ce monde désenchanté
(après la révolution copernicienne, entre autres choses), face à « cette sphère infinie dont le centre
est partout et la circonférence nulle part », face au silence effrayant de ces espaces infinis, Dieu
semble s'être absenté du monde : l'homme ne peut absolument plus « prouver » rationnellement que
Dieu existe (là où auparavant, une interprétation scolastique de la physique aristotélicienne, posant
une finitude de l'univers et un géocentrisme rassurants, pouvait à la rigueur apporter de telles
fallacieuses « preuves »). Mais alors l'individu peut « sentir », dans cette disproportion de l'homme
s'étant manifestée (d'un homme qui en outre, s'étant abaissé, s'élève dans le même mouvement en
tant qu'il peut quant à lui saisir le monde par la pensée), à quel point il est devenu nécessaire qu'un
Dieu existe... Pascal entraîne son lecteur rationnel vers le désespoir le plus complet, pour détruire
toutes les prétentions d'une théologie rationnelle (cf. Anselm de Cantorbéry, Thomas d'Aquin,
Descartes, etc.), et c'est pour mieux réhabiliter en ce lecteur le sentiment, le cœur, comme seul mode
d'accès légitime à Dieu - en ce sens, la révolution copernicienne, la fondation galiléenne, sont une
chance plus qu'une calamité pour quiconque a la foi en Dieu : elles forcent le croyant à renoncer à
toute prétention rationnelle dans son rapport à Dieu, et à mobiliser la seule faculté qui soit en
rapport avec le divin : la faculté du cœur.
Là où les choses deviennent intéressantes, c'est que l'esprit de géométrie quant à lui n'est pas
absolument autonome : il procède par déductions, mais il lui faut un fondement à partir duquel ces
déductions s'enchaîneront. Or, ce fondement est nécessairement intuitif, il sera posé comme vérité
du cœur (exemples de vérités du coeur : il existe un espace à trois dimensions, une pensée
extérieure à moi existe, etc.). Ce fondement est indémontrable, comme les axiomes en
mathématique. Ainsi donc, la science elle-même, en tant qu'elle mobilise l'esprit de géométrie, doit
recourir à des sortes de « croyances » fondatrices pour développer son discours à partir d'une base
déterminée (depuis Galilée, par exemple, la physique n'a pas vraiment remis en cause le principe
cosmologique indémontrable de l'homogénéité de l'univers). Autrement dit, la faculté par laquelle
on accède à Dieu (le cœur) est une faculté que mobilise également la science pour établir ses
concepts fondamentaux, sur le fond desquels elle produira ses inductions, déductions, explications
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et prévisions.
Kant pour sa part avait bien compris que les limitations intrinsèques de toute démarche
rationnelle d'investigation de la nature impliquait une limitation des prétentions de la science
naturelle (l'inconditionné, ou la série totale des conditions, étant en dehors du champ de l'expérience
possible, et donc n'étant qu'une simple idée, ne pouvant donner lieu à une connaissance objective).
Du point de vue de la raison spéculative, il est possible d'outrepasser ces limites si du moins on
reconnaît la dimension régulatrice, et non constitutive, de l'idée mobilisée. Du point de vue de la
raison pratique, cette modestie avouée, pour ainsi dire, du sujet connaissant, rend possible le fait de
postuler l'existence des objets contenus par les concepts rationnels purs, et ce à des fins morales
(Dieu, immortalité, liberté).
Autant chez Kant que chez Pascal, la raison, ou la science, reconnaît ses limites, son
incapacité à saisir son fondement ontologique sur un mode rationnel, c'est-à-dire qu'elle reconnaît la
façon dont elle est contaminée par la croyance elle aussi (le cœur fondant des principes
indémontrables pour des déductions rationnelles à venir chez Pascal, l'idée régulatrice ou hypothèse
régulatrice permettant de constituer un horizon pour toute investigation scientifique chez Kant), et
ainsi elle ménage un espace pour la foi, laquelle peut affirmer le désir que, ce que la science laisse
indéterminé, improuvé, doive exister, et ce, ne serait-ce que pour donner un sens à la moralité, ou à
l'existence en général, de l'homme (le Dieu « senti » de Pascal, le postulat pratique de l'existence de
Dieu de Kant).
Certes Kant demeure rationaliste jusque dans sa théologie morale, et en cela il se distingue
de Pascal : ses postulats pratiques sont bien ceux de la raison pure pratique. Mais n'y aurait-il pas
quelque irrationalité du cœur qui se manifesterait en cette raison pratique pure ? De même, chez
Pascal, n'y aurait-il pas une « logique » du cœur (cf. pari pascalien) ? Pascal et Kant, si on les
confronte, si on opère leur synthèse, pourraient bien s'ajuster mutuellement. Il s'agirait d'extraire la
substance précieuse de l'un et de l'autre, et de rejeter les écueils de l'un et de l'autre, chose possible
si leur dialogue se produit effectivement.
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L’idée de Dieu en moi
Si Dieu existe, alors il désire nécessairement que nous agissions moralement. Car seule la
moralité nous élève à cette dignité qui est la condition d’une participation à la béatitude
suprasensible. Or, un acte moral est un acte désintéressé : un acte n’est pas moral si on l’effectue
pour obtenir quelque joie, quelque bonheur, quelque plaisir en retour. Un acte est moral si et
seulement si on l’effectue simplement parce qu’il est moral, sans se référer à quelque intérêt qui
nous concernerait, directement ou indirectement. En outre, même si le malheur ou la mort doivent
succéder, ici-bas, à l’acte moral, il faut néanmoins l’accomplir : cet aspect catégorique de la
prescription qu’il inclut en lui implique la nécessité de tels sacrifices.
Mais qu’est-ce à dire alors ? Si je suis croyant, et que je suis « persuadé » que je serai
récompensé pour mes bienfaits, au cas où je les accomplis, dans un monde supranaturel après ma
mort, alors mon acte moral n’est pas totalement désintéressé : je fais le bien non pas pour le bien
seul, non pas pour la prescription comme autoréférentialité catégorique, absolue, mais pour soigner
mon âme posée comme immortelle, et pour lui garantir une éternité post mortem constituée de
toutes les délices de la félicité pure.
En vertu donc de notre postulat de départ, il faut bien affirmer ceci : si Dieu existe,
souhaitant que nous accomplissions des actes moraux, soit absolument désintéressés, il désire que
nous ne croyions pas que nous puissions pénétrer avec certitude la nécessité d’une après-vie
heureuse pour l’homme bon ici-bas. Peut-être même qu’il souhaite, pour que notre acte soit pur, que
nous postulions, par précaution, que c’est le néant qui succède à notre vie.
Ainsi, un homme profondément bon et juste, ne mentant jamais, et servant son prochain
comme lui-même, pourra être plongé au sein d’une existence terrestre faite de mille tourments : il
expérimente l’injustice absolue, le Mal radical, qui le frappe. Mais s’il veut devenir véritablement le
« saint », l’homme que Dieu, s'il existait, souhaiterait voir accompli, alors il faudra que cet homme,
peut-être, soit convaincu, au maximum, qu’il ne trouvera aucune consolation après la vie souffrante,
mais juste et droite, qu’il aura vécue : le néant succède à sa misère grandiose, à l’injustice qui l’a
frappé, il doit tenter, sûrement, de s’en persuader. Seulement ainsi il aura été absolument moral,
désintéressé. Mais alors il doit penser également que Dieu, qui garantirait une consolation post
mortem, n’existe pas.
S’il veut même aller plus loin dans son mouvement de purification de l’acte moral, il pourra
se dire que Dieu malgré tout existe, mais que, les voies du Seigneur étant impénétrables, il se
pourrait qu’à la moralité succède post mortem les souffrances éternelles de l’enfer, les mille
tourments de la damnation. Ainsi le désintéressement de l’acte moral serait maximal.
Résumons-nous : si Dieu existe, alors nous devons penser qu’il souhaite peut-être que nous
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nous persuadions qu’il n’existe pas, ou qu’il réserve à notre moralité une « récompense » atroce :
l’enfer (il est alors Satan lui-même selon cette seconde hypothèse, et le Dieu bon, juste et vérace
n’est plus). Si Dieu existe, apparemment nous avons tout intérêt à penser qu’il n’est pas, ou que seul
Satan est, et ainsi éventuellement, il nous récompensera pour la pureté de notre moralité. Mais ici
alors la tromperie devient claire comme le jour : pour purifier notre acte moral, pour le rendre
désintéressé, nous avons fait comme si Dieu n’existait pas, ou comme si seul Satan régnait sur le
monde ; mais c’était pour séduire Dieu, dont on a supposé qu’il existait. Autrement dit, « Dieu », la
condition de départ (« Si Dieu existe ») renvoie déjà au fait de poser l’existence de Dieu comme
postulat pratique de base, soit à ce par quoi l’acte moral, précisément, n’est pas désintéressé.
L’affirmation de la négation de Dieu ne sera, dans ce contexte, qu’une comédie dérisoire, et surtout
elle est finalement contre-productive : Dieu « punira » ceux qui ont voulu se convaincre qu’il
n’existait pas ou que seul Satan est, pour en fait le séduire via quelque pseudo-désintéressement
exhibé, et ce de façon tout à fait intéressée.
Nous sommes donc dans une impasse : si Dieu existe, alors il ne récompense ni les hommes
qui pensent qu’il existe, ni ceux qui pensent qu’il n’existe pas ou que seul Satan est. Il ne
récompense donc personne. Il ne nous aime donc pas (nous le dégoûtons peut-être, avec nos petits
intérêts mesquins, ou avec notre comédie dérisoire). Mais le non-amour est impuissance, privation.
Donc Dieu serait impuissance. Mais Dieu par définition est la puissance absolue, il ne contient nulle
impuissance. Donc s’il est impuissance, alors autant dire qu’il n’est pas, qu’il n’existe pas en tant
que Dieu.
Si Dieu ne récompense que l’homme moral en tant qu’homme absolument désintéressé en
son être moral, alors Dieu n’est pas. Mais nous continuerons à supposer qu’il existe malgré tout. De
deux choses l’une donc : ou bien la moralité n’est pas désintéressement absolu ; ou bien Dieu ne
récompense pas la moralité, mais son contraire. Mais selon cette deuxième option, Dieu récompense
l’immoralité : il n’est pas ou il est Satan. Donc si Dieu existe, la moralité ne saurait être
désintéressement absolu.
Dieu exige donc que nos actes moraux ne soient pas totalement désintéressés : nous pouvons
croire en lui, et espérer légitimement que nos bienfaits recevront une récompense dans l’au-delà.
L’autre option d’un « désintéressement absolu » simulé (postuler le néant ou Satan) sera ici rejetée,
car elle est feinte et ruse, tromperie : Dieu ne doit pas aimer être trompé.
A vrai dire, postuler Dieu et un au-delà juste, consolant, ne renvoie pas vraiment au fait
d’agir, pour le sujet moral, de façon « intéressée », car toujours le doute subsiste. Ici, l’on fait
comme si Dieu et sa justice, comme si Dieu et la possibilité d’un souverain Bien post mortem pour
une âme progressant à l’infini sur le chemin de la vertu (âme acquérant dès lors une bonne
conscience toujours plus pure, toujours plus sainte, toujours plus satisfaite d’être vertu et bonheur
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connectés), l’on fait comme si donc une consolation pour le malheureux vertueux ici-bas était
envisageable selon des postulats justes mais conscients de n’être que postulats, et donc ce n’est
finalement jamais que l’espoir, la foi, et non la certitude ou le savoir, qui guident l’être moral sur le
chemin de son agir moral. Un moyen terme entre le désintéressement absolu et l’intérêt égoïste, est
l’espoir, la foi en Dieu : l’acte ici n’est pas totalement pur de tout intérêt, mais à la fois, comme il
s’agit là non d’une vérité apodictique, mais d’une vérité problématique de Dieu, la consolation en
perspective, dans sa possibilité, dans l’absolu, de ne pas être, renvoie à une forme de détachement à
l’égard de l’intérêt immédiat.
Si Dieu existe, il récompense celui qui a la foi, mais qui doute aussi, qui n’est pas certain de
l’existence de Dieu : ainsi son acte n’est-il pas absolument désintéressé, mais il l’est autant qu’il
peut l’être pour un homme. Dieu « punit » en revanche celui qui prétend avoir une certitude absolue
de son existence, d’autant plus s’il s’agit d’une connaissance qui se veut « démontrée », rationnelle
(Descartes, Thomas d’Aquin) : « démontrer » Dieu, c’est vouloir le dévoiler radicalement, et c’est
rendre impossible tout désintéressement. Il faut poser Dieu comme postulat se sachant postulat. Dès
lors, s’il existe, il récompensera une telle façon de postuler. Celui par ailleurs qui veut séduire Dieu
en postulant le néant ou Satan seul, celui-là est fourbe dans son agir « moral », qui n’est pas même
désintéressé, ni donc moral.
Mais alors s’affirme une autre possibilité, induite par l’acte de postuler Dieu, de le poser
dans la foi et non dans la certitude ou le savoir : Dieu peut ne pas exister. Si Dieu n’existe pas, alors
l’agir moral, qui postule qu’il doit exister mais que cela n’est pas certain, est dépourvu de
perspective rassurante. Et celui qui s’élève à la dignité du bonheur, en étant vertueux, pourrait ne
pas même connaître un tel bonheur, de toute éternité. Si Dieu n’existe pas, et que le néant succède à
la mort de l’individu, alors le Mal radical, l’injustice absolue, soit le malheur ici-bas du vertueux, ou
le bonheur ici-bas de l’immoral, de l’assassin, du menteur, du fourbe, ne seraient pas renversés, de
toute éternité. Les sacrifiés ne seront pas récompensés, et les sacrifiants ne seront pas « réajustés »,
ou « punis pour leurs crimes ».
Cela étant, si Dieu n’existe pas, alors apparaît le désintéressement absolu de l’agir moral :
l’individu bon et malheureux affronte son malheur avec dignité, et il sait qu’il pourrait ne pas le voir
« renversé » par une justice divine, puisque celle-ci peut tout aussi bien ne pas être (elle est
simplement postulée : sa réalité objective fait encore problème, par-delà sa « nécessité », d’un point
de vue pratique). Si Dieu n’existe pas, alors les victimes justes, les héros sacrifiés sur l’autel de la
vertu, peuvent définitivement être sanctifiés. Autrement dit, pour qu’existe le « saint », l’humain
objectivement désintéressé, quoique peut-être malgré lui, puisqu’il espère encore une justice divine
pour simplement persévérer dans le bien, il faut que Dieu n’existe pas.
Mais alors si Dieu existait, il aimerait pleinement ces êtres absolument désintéressés à leur
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insu, tels qu’ils agiraient moralement dans un monde sans Dieu. Une conclusion possible de notre
parcours est donc maintenant bien claire : si Dieu existe, il doit souhaiter qu’un monde sans Dieu
soit, que son existence postulée ne soit qu’une ruse pour que surgisse l’acte désintéressé absolu, le
sacrifice au nom de la vertu ici-bas précédant un néant total.
Mais cela n’est encore qu’une idée, une hypothèse, ou plutôt un postulat : c’est l’individu
moral raisonnant qui en arrive à cette conclusion : à savoir à la conclusion selon laquelle Dieu, en
tant qu’idée présente en la conscience humaine, se supprime lui-même pour pouvoir rendre dignes
de son amour des hommes dès lors absolument désintéressés.
Mais ce qui joue à même ce parcours, depuis le départ, est peut-être l’éminent « moteur »
simplement physique du monde, qui détermine nos corps et nos esprits de telle sorte qu’à leur
extraction hors d’eux-mêmes (vers le divin) succède une réintégration intensive pleine. Ainsi le
désintéressement absolu peut-il devenir joie pure ou béatitude terrestre, et non plus sacrifice de soi,
si du moins l’ensemble des hommes prennent conscience de cette « animation » en tant qu’elle
s’extrait fallacieusement (ascétisme) pour mieux se réincarner dans le vivant et dans la terre,
immanents (hédonisme vertueux). Mais alors les êtres vertueux, désormais satisfaits jusque dans
leur sensualité, saisissent le souverain Bien qui est la marque d’une justice divine en acte. Une
coïncidence aussi signifiante indique peut-être que Dieu, en tant qu’idée, qui a d’abord « exigé »
que nous le niions, puis que nous le postulions, puis qu’il « se suicide » en notre conscience, de fait
existe, et ruse avec nous pour mieux nous faire sentir la joie de se retrouver soi, intégré et centré,
simultanément.
Cette dernière forme du divin est plus qu’un postulat. Comme sentiment en moi, il est
semblable au fait de poser l’existence d’une conscience humaine extérieure à la sienne propre : les
coïncidences, les analogies, les signes, corrélés à quelque empathie indicible, sont si prégnants, que
l’on accède là à une forme de certitude. Telle est certainement la foi véritable : une certitude qui ne
se démontre pas, mais qui se sait. Non un postulat. Une vérité du cœur, maintenant réhabilitée.
Pascal contre Kant et Descartes (inutiles et incertains). Dieu doit donc bien exister, de la même
manière que mon lecteur doit bien posséder une conscience dont les intensités invisibles pour moi
sont pourtant certainement semblables aux miennes.
Mais ce Dieu doit peut-être nous consoler ici-bas, et non pas dans quelque au-delà. Le néant
post mortem reste une possibilité, par-delà l’existence certaine de ce Dieu. Nous pourrions, par
notre bonne conscience joyeuse et intensive, nous-mêmes être l’au-delà des sacrifiés du passé,
victimes d’une injustice maintenant corrigée en notre souverain Bien possédé. Pascal aurait alors
croisé Spinoza. Et la rencontre eût été fructueuse, pour l’un comme pour l’autre : en un ajustement
réciproque, le premier aurait posé la transcendance certaine par son cœur, et le second le fait de
« demeurer-immanent », par son intuition intellectuelle de Dieu, soit par son amour de Dieu : des
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individus mortels, selon notre synthèse ici en perspective, seraient en outre « protégés » par ladite
transcendance (le judéo-christianisme comme panthéisme).
Si Dieu existe (et cela est certain, quoique non démontrable), il doit sûrement vouloir le
néant nous succédant. Son amour serait d’une infinie sagesse, d’une infinie tendresse, mais aussi
d’une infinie tristesse. On pourrait en déduire qu’il est mort de compassion. Pour ma part, je n’en
suis pas certain. Car tout n’est pas encore permis. Et car l’éternité, ne durant pas, ne périt pas non
plus, par-delà son infinie mélancolie.
Mais cette conclusion pourrait tout aussi bien être une ruse de ma part, une ultime tentative
de séduction. Qui saurait le dire ? Cela se ferait en moi, sans moi. Cela ne me gênerait pas, d’autant
plus si cette ruse, non maligne, était porteuse. L’idée que les sacrifiés du passé ont subi une injustice
dont la correction ne se passe jamais que dans mon corps, et non dans le leur, à vrai dire ne me
convient pas. Mais ici nous quittons le terrain de la logique d’une idée ou d’un sentiment, pour
pénétrer sur quelque sol métaphysique incertain. Ce pourquoi je préfère m’arrêter maintenant.
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Une difficulté posée par la réalité de l’éternel retour
Si l’on pose un éternel retour sans Dieu, alors il est une simple loi physique, une donnée
physique avec laquelle il faut bien vivre, mais qui ne recevra aucune justification morale. Le risque
alors est très grand : d’une part, celui qui réaffirme, redécouvre cette réalité pour transmettre sa
« vérité » à ses contemporains, via une déduction sublime, se prendra lui-même pour Dieu ; la
mégalomanie euphorique et extatique, qui est une maladie, le guette dès lors ; d’autre part, il pourra
lui arriver de rencontrer sur son chemin un obstacle terrible : la victime pure et absolue de l’histoire,
innocente mais intégralement souffrante, si elle doit revivre éternellement ses souffrances, nul Dieu
ne pourra la « délivrer » ; la mélancolie aiguë est alors une menace ultime pour l’athée affirmant
l’éternel retour à l’identique de tout ce qui est : sa haine de soi n’aura pas d’égal.
Mais si un Dieu juste et bon « co-crée » le tout physique tel qu’il comprend l’éternel retour
de tout ce qui est (sans pour autant le « créer » ex nihilo, puisque ce tout est précisément éternel),
alors l’éternel retour doit bien être une « bonne nouvelle », une chose réjouissante en soi. D’une
part, bien sûr, la mégalomanie s’estompe. Mais, d’autre part, la dépression également : car il ne doit
plus y avoir de victime intégrale revivant éternellement des tourments injustifiables, sans
consolation. Autrement dit, l’idée qu’un Dieu juste voudrait l’éternel retour de vies qui, de
l’extérieur, paraissent éminemment souffrantes, doit nous permettre de considérer ces vies
différemment. Puisque Dieu fait en réalité une « offrande » à ces vivants souffrants en leur donnant
l’éternelle répétition de leur être, alors il doit y avoir au sein de ces vies, même si cela échappe à
tout témoin humain extérieur, un élément de joie assez gigantesque pour que toutes les souffrances
éprouvées ne soient rien en comparaison de cette joie. Par exemple, on pourra envisager les
premiers moments de la vie du nourrisson comme une béatitude incroyable attachée au fait de voir
se déployer le monde devant soi pour la première fois. Ceci étant donné, tout peut s’ensuivre, les
pires souffrances comme les pires tourments, la joie fut assez forte pour qu’un Dieu bienveillant
puisse vouloir nous faire un don généreux en garantissant l’éternel retour de tout vécu, et cette joie
d’ailleurs ne pourrait pas ne pas être résurgente pour l’être devenu adulte, au moins transitoirement.
Par-delà ce principe de consolation immanent, un principe de consolation transcendant peut
venir se surajouter : si Dieu est, rien n’exclut le fait qu’entre deux vies terrestres identiques, dans
l’éternel retour, une jonction spirituelle s’opère. La béatitude éternelle serait dédoublée : béatitude
d’une joie terrestre consciente de son éternité (car l’éternité terrestre n’est consciente que dans la
joie) ; et béatitude supraterrestre résurgente dans l’éternité, potentiellement.
Pour tout dire, il faut que l’éternel retour soit le fait d’un Dieu juste et bon. Dans le cas
contraire, tout est rage extatique, désolation et désespoir. Du moins pour l’instant (car il est aussi
peut-être à souhaiter, pour d’autres raisons, que la pensée de Dieu, à terme, ne soit plus nécessaire
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pour les hommes, et ce même si un « Dieu » continue d’exister).
Pour l’heure donc, ces synchronicités qui traduisent un « futur » causant le présent, dans
l’éternel retour au sein duquel ce « futur » aurait déjà été éprouvé, rien n’indique qu’elles ne
seraient pas également… des clins d’oeil divins.
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V Pensées extatiques
La bipolarité, une maladie de notre temps
Un bipolaire, en phase maniaque, et se croyant guéri (car souvent un bipolaire en phase
maniaque se croit guéri), s'adresse à un ami. Après avoir, dans la dépression, occulté quelque
« révélation » obscure et fantaisiste (« l’éternel retour », dirait-il), voici qu’elle vient de resurgir,
plus puissamment encore que la dernière fois. Voici donc ce qu’il dira à l’ami :
« Comme je vous l'ai dit précédemment, j'ai cru souffrir très longtemps de ce qu'on a pu
appeler "bipolarité", et de ce que j'appelle, quant à moi : "décompensation". Ce mot simple, en
apparence, renvoie selon moi à toute une somme de pensées souvent peu attentives, mais bien
présentes, et qui s'entrechoquent aujourd'hui enfin au coeur d'une allégée, cette ondine tiède en sa
patience radicale ou reliée. Je ne saurais vous faire une liste exhaustive, tant son écoulement est
indéfini, mais je puis toutefois vous tracer quelques signes. Voilà comment ma fantaisie la baptise,
cette "vilaine pisseuse" (je présente mes excuses par avance : je suis parfois un peu gris-voix... ;
pour ma défense, je dirai que mon intention n'est pas de faire des mauvaises blagues, bien au
contraire... ou bien !) :
Voici l'écartelite, la lacération, la crucifixion, la "nymphomanie", le "gésir", la passion
romantique, la surabondance d'une vie qui tend infiniment à commettre un suicide/meurtre
impossible, la sur-patrie d'un dernier homme désolé ou déserté, la successanéité absocale, radilue,
ou problématinssible, la virilité qui martèle la virine, l'égocentrisme, la mégalomanie, l'eunuque,
l'asexué(e), le nihilisme sceptique-dogmatique qui oublie sa dialectique affirmative, et de là, sa non-
niaise quoique adolescente révélation (adolescent esseulé : Peter Pan l'orphelin...), oui bien la
confusion totale, sans politesse, du sentant et de la sentie, le cogito perverti (Araignée trop centrée),
la tautologie ultime en sa clôture malsaine, la tautégorie absolue, l'idée indexe d'elle-même non
assez indécise, l'artiste puant sans nez qui veut se débarrasser du bien pesant charpentier, l'écrit qui
bouche la parole, la circoncision, la vengeance par trop souffrante qui accuse (ainsi coupable et
bêtement châtiée...), la lourdeur trop légère, oui bien l'homophobie qui refoule ou séduit son
homosexualité, la Sodome qui trop se tend ou trop se détend, l'impatience, l'avidité, la sottise
"inconsciente", l'irresponsabilité illusoire, le mur, la chute ou l'envol infinis, la singerie, l'auto-
affection peu reluisante d'un juif-nazi, d'un terrestre "extra" qui se sent étranger, l'anthropophagie
anorexique et boulimique d'un capitalisme-communisme, un Etat apparemment figé, une
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quarantaine dans la quarantaine, une maçonnerie franche qui s'autodétruit en un goût de quelque
sublime sauvagerie, un handicapé qui s'incinère dans le four d'une "merveilleuse" rationalité, un
gitan qui pénètre et viole frénétiquement sa sédentaire ébullition, un nègre qui aime son négrier, une
danse circulaire-effrénée qui immobilise quelque juteuse farandole, une Slovène ou des Lumières
qui transfigurent ou ass-hommes une Montée Verdie, une tragédie farcesque qui perd sa comédie,
un monstrueux grotesque qui fustige sa trivialité, un père qui aime son divorce et oublie ainsi son
fils ou sa fille, un soleil qui étrangle sa lune, un trop Grand Midi-Minuit qui aveugle sa petite demi-
heure, un occident-accident blanchi qui ne peut plus sentir son orient-pieds-nus-botté-chapeauté, et
réciproquement, un "sens" par trop unique qui délaisse son asymptote-litote, son arabesque rare, sa
catharsis, son double-6 (sagesse qui irrite), oui bien un "Dit Haut Nié" qui exécute, Barbare, un
"Trop Long Appeau", et ainsi oublie son "Pan" puant ou bien pesant (Zeus), un "Catégorique" qui
annule son "Jugement", et ainsi oublie le JC relié, oui bien un Titan-Thanatos-Theos (Rhôdin-
Nietzsche) qui a perdu Son Rée, son rein, sa pisse, mais aussi son Paul, son loup, oui qui a snobé sa
salvatrice qui omet une sale eau, un doute, sa Camille, son fou, oui certes un feu qui déteste sa mer
et ainsi nie ses rejetons, oui déteste sa mère cette terre-ondulée-colorée-tiédie-proutée-salie-
mesurée-fabriquée-nuancée, oui certes le soulagement malpropre d'un corps trop pur et trop propre
en sa peste-asthmatique-si-da-cancer-lèpre-néguentropie-constipation-diarrhée-rhume-sans-nez, le
vacarme qui assourdit la poétique lyre endormie dans sa gaieté, l'Air-raque-mythes-mite qui oublie
sa Parménide et lui enlève sa mutine Pladiotine, sa petite androgyne, secrète et ironique, oui bien,
oui bien : une migraine ophtalmique...
En un mot, tout ceci est le contraire de cette sympathique fratrie, qui "aime bien" sa matrie
attendrie qui l'embrase, soit cette nonchalance incertaine, vraisemblable et raisonnable, cet humour
brutal, sec, cet effroi extrême d'une vipère endiablée, cet art de la séduction, cette Eglise gardée (un
journal), ce troubadour entre le C et le O, c'est-à-dire :
1) ni(e) Poincaré, ni Roubaud ou Alix, ni Rousseau, ni Kafka, ni Céline, ni Wittgenstein, ni Fisher
(Bob le juif antisémite), ni Heidegger ivre de guerre, ni Spinoza-Bouddha qui bouda avec ses triste
lunettes trop bien polies, ni Deleuze (pauvre fisté : CSO = SOS = Suicide), ni Derrida, ni Nietzsche
(car il s'agit bien de lui : S redoublé à l'infini...), ni Foucault (déjà contaminé, le pauvre Homme-
aux-phobes), ni Hegel, ni Schopenhauer, ni Calliclès, ni Protagoras, ni le Twist, ni le Free-Jazz, ni le
Slam-grand-corps-malade (tellement c(h)réti(e)n !), ni Antonin-Marteau (handicapé trop rassi-au-
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nez), ni la crétine comédie musicale ("aimer c'est ce qu'il y a de plus beau", et toutes ces
conneries...), ni l'école de Francfort (stupides saucisses flétries...), ni Liszt, ni Beethoven, ni Emilie
et sa Slovène, ni Lyotard, ni ce maudit Sartre (un homme si laid : ses yeux parlent pour lui...), ni JL
Nancy (nan-si-nan-si-nan, etc. à l’infini : une ânesse... comme moi), ni Lacoue-Labarthe, ni
Georges (pauvre imposture d’une chopine !), ni Gervaise, ni Husserl, ni Balzac, ni le Hollandais
danseur et sa pisse triviale (Jan), mais bien plutôt :
2) 1. Voltaire, Stendhal, Rabelais, Cohen le Suisse, Ronsard, d'Alembert, Condillac, Diderot, oui
bien plutôt Hugo, Verlaine, Rimbaud, Char, Goethe, Dante, Ovide, Faust, Freud, Darwin, Einstein,
Arendt, Weil, Beauvoir, Kant, les sublimes Milésiens, Marx.
2. Oui bien plutôt le complice, le clin d'oeil et son visage, peint en de multiples couleurs, mais
bien localisé, oui bien la complice, le rêve d'un éveillé relié, assis, accroupi, debout et couché en
une seule fois, oui l'aléa, une géopolitique possible :
3. Oui, dans cette liste de nos pairs, il y a bien cet artisan qui crayonne, habille puis déshabille
paysanne Clélia (la paix perpétuelle et répétée, la nudité dansante, le Terre-Mythe de l'avenir, la
réalisation concrète d'un Fédération Démocratique Aristocratique Cosmopolitique...).
4. Oui bien, il y a également ce petit pique-nique, ces petites scénettes, la déliée Delphine, la
Chopine, la Debussette, la Forêt, la Saturne Sati(r)e, la Ravale, petites touches noircies par endroit,
bulles qui explosent à jamais, 12 fois oui implosent. Ma chou-femme, ma bachelette, ma "m'osera",
bénie par Toi.
5. Voici donc ce Kant-à-soi, dans sa montagne royale et métro-nommée par une nymphette
imaginée, cette "main qui se hume" et sent de là le prolongement d'une telle auto-affection : son
"Oeuvre", sa CRP.
6. Voici, ces jolies petites fleurs accrochées à mon chi-ass-i(s), ces vannes évaporées et
concentrées sur une infixation en son incertaine évidence, les mannes acides et rudes d'une
comptine, oui bien disons-le encore, ce romanesque, Girard, Corneille, Sid(dh)a-arrêta, Hesse le
loup des "pas", Descartes et son fourreau, Mozart l'Egyptien, Bach l'Américain (métronome régulé,
clavier bien tempéré, hertziomatique ajustée...).
7. Voici l'absence d'un drame qui se dédramatise par respect, en ce qu'il serait l'incarnation d'un
100
devin. La conique, la conne, la comique, le con, la connerie, la connasse : ô racle, ô des espoirs...
étoilée éclatée, jeu en raie-zoo, etc., indéfiniment.
Tout cela, bien sûr, est a priori une somme de mensonges délirants et incohérents. Je
présente une fois encore mes excuses, s'il y a apparence de quelque coq ou autre âne. Mais il semble
pourtant bien que vous m'avez disposé à déplier cette folie trop sage dans son délire. Je vous
renvoie un éventuel ascenseur, mais il n'y aura qu'un "aller", du moins je l'espère.
Mais venons-au fait. Donnons un bref aperçu de ladite "phénoménologie du langage" qui
nous occupe en ces lieux.
Premier moment :
Dans un premier temps, je reste dualisé. D'un côté il y avait ce son, ce vacarme d'un Livre
masculin, ce tapage d'un Individu qui trop se confond avec telle ou telle minéralité massive
(physique ou chimique...). D'un autre côté, j'avais cette mélodie trop saine, trop allongée, trop
transparente, bien peu colorée en sa vie-zizi-bi-lité. Il y avait bel et bien tel manque d'attention, telle
occultation dédoublée en tant que redoublée deux fois, d'une parole oubliant la non-parole, et
réciproquement. Deux sens, de prime abord. Une guerre, apparente.
Deuxième moment
Poser l'équation de cette phénoménologie du langage, où un Mètre occulterait son esclaffée,
et réciproquement.
1) Une forme matérialisant : grandeur, réalité, lien, manière (gérélième).
Cf Table de JC de la CRP
(Jugements et Catégories de la Critique de la raison pure)
2) Une matière formée : teneur, pénétration, transparence, puissance, volonté, aspect, plasticité,
pesanteur, centralité.
Cf Algéodyne de Thanaximandrène
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(Algèbre, géométrie, dynamique ; Thalès, Anaximène et Anaximandre, les milésiens)
3) Quatre sens pour cette forme-matière : propre (physique), général (biologie), spécifique
(anthropologie), et singulier (individuation). Phybiandrivide.
4) Un conflit : Apollon comme Dionysos prétendent détenir la forme de l'autre, et réciproquement
(?)...
5) L'équation en question
a) Définitions
J = Jugement, Joie, Jaillissure, Je sus, Jésus, Je(u), Jeté
C = Catégorique, Cri, Crétin, Camp, Concentration, Confucius, Christ
AA = Appeau allongé, Apollon, Appât, Appris sain
H = Hache, Hâme, Hombre, Homme
V = Vis, Vie, Bête, Bouddha, Bout d'i
D = Dit haut nié, Dionysos, Destructeur, Désastre
M = Mètre, Maître, Meneur, Mahomet, Moïse
E = Esclaffade, Epatée, Esclave
T = Thanatos, Theos, Titans, Témembré
SS = Serpent-Sifflement, Syphilis-Sida, Successanéité-Simulssion, Sucette
b) Connexions
J/C = Disjonction infinie apparente
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AA/H = idem.
J/C//AA/H = idem.
J/C//A/H//V/D//M/E = idem.
SS = intercalé entre un T redoublé.
J/C = enveloppé apparemment par T/SS/T
c) Enonciation
Si :
J/C(AA/H/V/D/M/E) : T/SS/T
(Si JC a achevé d'aimer : testez)
d) Sens possibles ou pluniques de cette énoncé
Un constat : Apparemment déprimant (sympathiques des primes).
Un Test : Un testament.
Un impératif : Dé-testez.
De bons vieux dictons :
"Un peu de tout, pas trop d'une seule chose : trop d'amour tue l'amour".
"Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage".
"C'est si simple la vie".
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Remarque : Ces dictons sont justes par eux-mêmes, mais il s'agit de travailler sur leur
manière d'être exprimée... Nouvelle manière = fin d'une occultation apparente.
Il y eut ce fameux pique-nique entre Pan/Zeus (Stendhal) et ses trois amis (EDF, Einstein,
Darwin, Freud, ou TAA : les milésiens, ce qui est la même chose), mais aussi avec ces deux autres
maîtres divisés-dédoublés, à savoir Dionysos (Nietzsche) et Apollon (Kant).
Il y eut d'abord 4 entrées, puis un plat de résistance, et enfin le dessert : Commencer,
Commander, Agir.
Il y eut, cette fête, ce repas, ces rires, ces jeux, cette danse sur telle montée verdoyante, un
air de paix qui fait aussi la guerre en son propre honneur sali.
Ce qui fut mangé : un Juge, le devenir d'un accouplement impossible et pourtant nécessaire,
tel qu'il s'inscrit dans quelque succession simultanée ; mais aussi une Catégorique, jaillissement
immédiat d'une relation copulant en elle-même de façon suspendue.
Oui, durant ce dîner sur l'herbe, il y eut un coup de Sifflet impromptu et improbable, bien
qu'inévitable. Pour tout dire, celui-ci aurait été l'Affirmation proprement dite, telle qu'elle ne
pourrait chaque fois jamais p-oser quelque Définitive Absolue réalité qui serait quelque peu bien
identifiée. Cette Continuation, à son tour, serait quant à elle tout à fait ce Serpent infiniment
Dérangeant, parce que trop Assuré d'un ordre envisageable. A ce titre, ce second serait un Démon,
ou une Démesure, un Dit Disproportionné, en cela redoublé. Disons-le franchement, l'une autant
que l'une, imprimée en elle-même de façon Assertoriquement problématique, serait bel et bien cette
trop belle et trop bonne nouvelle parole qui nous aurait déjà Annoncé la venue d'un Amour
Atrocement Angoissant : Tautologie Tautégorique, Thanatos, Théos, Titans.
Simplifions. Pour plus de clarté, baptisons-les ainsi ces 2 fâcheuses, sans toujours déjà rien
sous-entendre :
-Il y aurait J (le su) et C (le cri), ou encore A (trop long appeau) et D (dit haut nié), c'est-à-dire T
(traître tragique trafic), ou encore SS (su-ici-dés : successanéité qui serre les dents et étouffe), voire
même T rappelé.
-Toutes les conversations de cette fin de soirée montagneuse et chaleureuse étaient donc
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concentrées sur le problème suivant : "Si-ci J-C (A-D) : T-SS-T" (Si JC a détesté ; si JC a dé-testé).
-Impératif catégorique : ce pique-nique. Mais commençons par le commencement.
A) Le commencement des maîtres-esclaffés : 4 entrées
1) Première entrée : le sens propre
a) Quoi ?
Une minéralité massive, un vacarme monstrueux. Le cosmos tout entier. Le physique.
Une forme, un contenant, une condition, ainsi que sa matière, son contenu, sa conditionnée.
b) La forme de JC propre
- Grandeur : universalité unique.
- Réalité : affirmation réelle.
- Lien : substance accidentée catégorique.
- Manière : possibilité impossible, problématique.
c) La matière de JC propre
- Une algèbre :
= Teneur : devenir-pénétration/devenir-impénétration (air, solide).
= Transparence : devenir-assèchement/devenir-écoulement (eaux, couleurs).
= Intensité : devenir-embrasement/devenir-refroidissement (feu, lumière).
- Une dynamique :
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= Volonté : devenir-surgissement/devenir-évanouissement (mouvement en spirale).
= Puissance : devenir-explosion/devenir-implosion (apparition du conique).
= Centralité : devenir-habité/devenir-déserté (terriens en tant qu'extra-terrestres).
- Une géométrie :
= Plasticité : devenir-durcissement/devenir-ramollissement (chaleur).
= Pesanteur : devenir-alourdissement/devenir-allègement (attraction, gravitation).
= Aspect : devenir-courbe/devenir-chaos (sphère, parabole).
2) Deuxième entrée : le sens général, la sans-gêne
a) Quoi ?
Le vivant dans son ensemble, végétal ou animal. Joyeux festin. Sympathique plaisir.
Friandises.
Une forme et une matière.
b) La forme de JC générique
- Grandeur : cellule démultipliée.
- Réalité : confirmation posée.
- Lien : dépendance éventuelle.
- Manière : vivre et mourir assurément.
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c) La matière de JC générique
- Une algèbre :
= Teneur : devenir-séduction/devenir-refoulement (copulation, pet, merde).
= Transparence : devenir-pur/devenir-impur (eau, lait, pisse, laid).
= Intensité : devenir-rayonnant/devenir-mutilant (phéromones).
- Une dynamique :
= Volonté : devenir-survie/devenir-assouvi (inspirer, expirer).
= Puissance : devenir-éternel/devenir-mortel (respirer, aspirer).
= Centralité : devenir-meute/devenir-bannissement (sentir bon, puer).
- Une géométrie
= Plasticité : devenir-sain/devenir-malade (étron solide, chiasse).
= Pesanteur : devenir-chute/devenir-envol (reptile, oiseau, arbre).
= Aspect : devenir-courbé/devenir-droit (animal, végétal, humain).
3) Troisième entrée : le sens spécifique
a) Quoi ?
L'humain en tant qu'il occulte peut-être son animalité ou sa végétalité. Une anthropophagie
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étrange.
Une forme et une matière.
b) La forme de JC spécifique
- Grandeur : particule plurielle.
- Réalité : négation niée.
- Lien : hypothèse d'une effectivité.
- Manière : existence non-existante, assertorique.
c) La manière de JC spécifique
- Une algèbre :
= Teneur : devenir-bravoure/devenir-lâcheté (hardiesse, épopée).
= Transparence : devenir-franchise/devenir-hypocrisie (finesse, comédie).
= Intensité : devenir-séduction/devenir-répulsion (passion, tragédie).
- Une dynamique
= Volonté : devenir-joie/devenir-tristesse (désir).
= Puissance : devenir-plaisir/devenir-déplaisir (choix).
= Centralité : devenir-ami/devenir-ennemi (paix, guerre).
- Une géométrie
= Plasticité : devenir-coulant/devenir-sans pardon (exigence, respect, mépris).
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= Pesanteur : devenir-dramatisation/devenir-dédramatisation (sérieux, farce, humour).
= Aspect : devenir-fierté/devenir-humilité (orgueil, modestie).
4) Quatrième entrée, le sens individué
a) Quoi ?
L'individu lui-même, tel qu'il se déguste lui-même, tel qu'il se séduit lui-même ou se hait lui-
même : Pharma-cône, l'artisan.
Une forme et une matière.
b) La forme de JC individué
- Grandeur : singularité totale.
- Réalité : infinité limitée.
- Lien : disjonction commune ou réciproque (agent-patient).
- Manière : apodicticité nécessaire dans sa contingence.
c) La matière de JC individué
- Une algèbre :
= Teneur : devenir-gourmet/devenir-anorexie (gastronomie, goût).
= Transparence : devenir-décoloré/devenir-coloré (peinture).
= Intensité : devenir-vacarme/devenir-harmonie (musique).
- Une dynamique
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= Volonté : devenir-édification/devenir-destruction (architecture).
= Puissance : devenir-transformation/devenir-information (sculpture, WWW).
= Centralité : devenir-ouverture/devenir-fermeture (troubadour et sa poésie).
- Une géométrie
= Plasticité : devenir-souplesse/devenir-rigidité (danse).
= Pesanteur : devenir-bandelettes/devenir-débandé (bande dessinée).
= Aspect : devenir-force/devenir-faiblesse (littérature écrite, philosophie, cinéma).
5) Bilan de l'expérience des 4 entrées
a) Remarque préalable
Ce pique-nique, notons-le bien, est une façon pour quelque androgyne céleste (Dieu(e)) de
tester nos 6 Hôtes.
b) Les façons de Dionysos/Nietzsche
- Comportement :
Il dévore la première et la dernière entrée, et croit pouvoir snober les deux intermédiaires.
- Analyse clinique :
Il est obsédé par le caractère inanimé du livre, et il a oublié l'arbre, la paix.
Il pose l'éternel retour, mais il est dans la plus grande confusion, en cela suicidaire
également :
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= il confond J et C, forme et matière, léger et lourd, sens propre et sens individué, sens et sens.
c) Les façons de Kant/Apollon :
- Comportement :
Il mange un peu de tout, mais il aime un peu trop la troisième entrée, et de là occulte la
deuxième.
- Analyse clinique :
Il aime le livre et la beauté, mais il aime aussi ses amis bien visibles. Trop visibles peut-être,
d'où une sécheresse ridicule.
Il souffre de son divorce qui lui a enlevé son Friedrich.
d) Les façons de Pan/Zeus/Stendhal et de ses trois amis (TAA ou EDF : les milésiens)
- Comportement :
Adaptation. Imiter Papa et Maman pour ne pas les fâcher, mais aimer chaque plat à sa
manière.
- Analyse critique
Ce que préfèrent nos 4 larrons : le petit vent frais entre la deuxième et la troisième entrée :
Friedrich et Emmanuel encore enamourés ?
B) Le commandement des maîtres-esclaffés : plat de résistance
1) Remarque
111
Ces maîtres commandent en ce qu'ils justement commencent. Parce qu'ils sentent les premiers, ils
engendrent les premiers (avant et après, à chaque fois).
2) Le plat en lui-même
a) Quoi ?
Un goût d'impératif inconditionné ; 4 sens qui ordonnent.
Une forme et une matière.
b) La forme de JC propre, générique, spécifique ou individué, tel qu'il commande (dans cet ordre).
- Grandeur : Sujet (maximes), Vie (homéostasie), Objet (préceptes), Sujet-Objet (lois).
- Réalité : Règles pratiques d'effectuation, Règles pragmatiques d'engendrement, Règles pratiques
d'abstention, Règles pratiques d'auto-affection (prescrire, interdire, excepter).
- Lien : A l'état de la Personne, à l'état du Vivant, à l'état de l'Humain, à l'état de l'Individu
(isolement, communauté).
- Manière : permis-défendu, soin-mauvais traitement, devoir-violation du devoir, devoir parfait-
devoir imparfait.
c) La matière de JC qui commande
- Sujet externe : éducation, constitution civile
- Sujet interne : sentiment physique, sentiment moral
- Objet interne : perfection
- Objet externe : volonté de Dieu(e)
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3) Analyse clinique
a) Les façons de Nietzsche/Dionysos
- Comportement : ascétisme niais et asexué.
- Analyse : l'éternel retour comme PMD ou bipolarité d'une loi terrifiante.
b) Les façons de Kant/Apollon
- Comportement : ni trop ni trop peu.
- Analyse : la loi morale comme pharmakon puissant : "Agis de telle sorte que la maxime de tes
actions soit conforme à telle législation universelle".
c) Les façons de Stendhal/Pan et de ses amis EDF ou TAA
Dédramatisation d'un pet qui est dû. Vomissement salvateur. Tiédissement.
C) L'agir des maîtres-esclaffés : le dessert.
1) Quoi ?
La valeur, l'intensité, l'or, le silence. Une île flottante.
Une forme et une matière.
2) Forme de JC qui agit
Axiomes, Anticipations, Analogies, Postulats.
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3) Matière de JC qui agit : néant
Concept vide sans objet, objet vide d'un concept, intuition vide sans objet, objet vide sans
concept.
4) Comportements des hôtes
a) Façons de N/D
Sublime tragique farce. Traître trafic.
b) Façons de K/A
Beauté sublime cucu, comédie musicale. Compassion crétine.
c) Façons de P/Z/S
Adaptation, amour de l'entre-mets : la conique comique. Empathie artisanale.
Troisième moment
Découverte du véritable Pan : Protée, selon Claudel (une représentation théâtrale, à Lyon, de
celui qui hébergea Dionysos et Hélène de Troie, cette Clélia antique).
« Qui s’amusera de ce spectacle ? »
Si-Si : une transcendance au-dessus de l'immanence d'un retour éternel !
Une question maintenant résolue : « Si JC a détesté, si JC a dé-testé, si JC a achevé
d’aimer ? »
JC, son testament n’est pas un test, ce que ne comprennent ni Dionysos ni Apollon, pris
séparément ; dès lors, JC n’achève pas l’amour, et ne déteste pas de ce fait, mais Apollon comme
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Dionysos, pris séparément, obstruent le chemin vers cette révélation. Pan, ou Zeus, avec ses trois ou
six compères, désobstruent ce chemin, en tant qu’ils seront le principe de conciliation de
l’apollinien et du dionysiaque.
Mais me permettrez-vous d'être maintenant quelque peu théâtral ? Le ton sentencieux des
philosophes m'ennuyant à la longue, au fond. Appelez-moi donc désormais : Pandantagueule.
A dire vrai, à première vue, il n'y a pas une chatte ici qui vaudrait la peine qu'on s'y attarde
(finement suggestif et provocateur, sans tomber dans la totale vulgarité, mais en restant proche
d'une tendresse dédramatisée...). Vous m'en voyez ravi, sottes moustachues décrépites au long-cou !
D'ailleurs, par chance, votre bouffonne calvitie paraît bien indiquer l'oc-cul-tation ou le vilain sec-
raie que je vous ai derr-obé, depuis un temps très serre-tain (interdiction d'un public interdit?...).
De même, votre sottise, ces boucles d'or et leurs grandes oreilles d'un air ébahi comme l(')a(-)nu...it,
quelle ironie d'un sort sonore ! Ainsi vous ne la sentez pas venir ma bi...en-aîlée...ma bi...en-hélée
(consternation d'un public effacé?...) ? Mais elle est ! Il est pourtant très explicite, tel qu'il... !
(incompréhension ?...)
Honte à vous, farceurs impudiques ! (style plus conciliant, amusé...) Vous auriez au moins
pu vous couvrir la tête, ou encore vous déchausser ! Venez-venez-venez-poussez ! Petits-petits-
petits-pipi ! (chansonnette) Tendez un peu l'oreille, mes abeilles, et je prendrai votre température.
Mais oui, venez donc sur le billard, mettez-vous donc à l'aise, laissez-vous prendre au jeu, et
ouvrez-moi cet oeillet ! Pourquoi cette bouche bête et serrée, et ces yeux ronds comme deux
oranges décolorées ? Je ne vais pourtant pas vous manger, vous, ci-gisant : je ne puis ici
anthropophager ! Comment donc, me direz-vous, un gastro-nome de ma qualité, pourrait-il
consommer de tels stupides gourmets, anorexiques et sans saveur, ou pis encore : inodores ? Par
ailleurs, a-fortiori-posteriori-de-fait-en-cela-de-là-par-soi-voire-même-pour-soi-ou-bien-de-soi-
encore-en-soi-chaque-fois-déjà-toujours-cette-fois-parfois-des-fois (comptine proutée d'un public
éventuel ?...), oui bien, s'il faut vous écorcher les oreilles, avouons-le modestement : mon bistouri
est indolore, pour des corps encore non-corps-aux-pieds-bottés-jouets-rêvés-déliés-dansés-pensés-
chantés-singés-masqués-tendus-perdus-cachés-fâchés (refrain chanté et aérophage d'une régression
jaillissante, publique donc absente ?...).
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Oui bien, mais cela ne saurait durer trop longtemps tout de même. Vous ne l'avez toujours
pas senti venir ? Mais si, comment vous dire ! D'un certain point de vu, c'est un peu gênant, mais
c'est aussi un sympathique plaisir ! Mais si, comment vous traduire ! (devenir-tiède réjoui d'un
public non reconnu en son oc-cul-tation...) Rappelez-vous, imprimez-vous, sentez ce lien qui nous
sépare, cette déchirure d'un grand dadais, vol d'un chapeau peu disposé à s'abîmer dans la tiédeur !
Transportez-vous entre les eaux, entre les cris dudit écrit, crissement d'une salissure moyenne,
propre d'un signe jouissant en son image ! Tenez ce sol ajourné, cette courbure arsch-ée en son
extrême milieu, ce sommeil qui somma ! Soufflez ce vent prochain qui déploie le crin d'une ivresse
bouchée ! (une tension monte...) Jonction-disjonction, extraversion-introversion, impression-
dépression : miracle d'une matrie animée ! Surgissement-évanouissement, accroissement-
dépérissement, explosion-implosion : oracle simultané d'une batterie originelle ! Bi-pipi-cratie, chi-
ass-ologie, trivialité, binarité, moi, Pandantagueule, 4 mousquetons, un univers, une dynamique, un
à l'envers, s'inquiématique ! (dire l'évidence...)
Ah oui mais c'est vrai en fait j'oubliais (rupture malicieuse et gentiment moqueuse...). Il y a
aussi la Passion ! C'est tellement Vrai, la Passion ! C'est tellement Beau, l'Affirmation ! Oh oui, Toi,
Sublime Vision ! Oh oui Nous, Tragique Raison ! Oh oui Lui, Impossible Son ! (sensation d'une
majuscule malsaine et moyennement violée?...).
Et là, on me dira, c'est quand même dingue ce qu'on peut inventer comme conneries de nos
jours ! (un vent dans ta gueule?...) Bon, ouais, okay, d'accord, il y a ce trône immaculé, qui toujours
empire en sa fétide teneur, etc. et toutes ces chatteries. Bon, ouais, peut-être, à la rigueur, il y a cette
huître et sa perle en sa pureté unique et originelle, etc. et toutes ces bit(t)er-ies. Mais bon, qu'entend-
on par là très honnêtement (trivialisation progressive du dit...)? Soyons raisonnables à l'extrême,
tout contre vous, tristes délassés, probables diverties, en vos sens divisés dans la moiteur d'une
échelle. Soyons clairs, nets et précis. Soyons rances, vagues et indécis. La moule, le flot, le
battement, la giclée, la quadrature du cercle ! La mouille, le rot, le rose, le blanchâtre, le germe, la
mélopée, et Pandantanus ! Vomir les tièdes, gerber la mesure, le dos misé sur l'azur. Et Pandantafouf
! Chier votre néant, petites pisseuses pucelles perverties, grasses malicieuses donzelles endormies,
par dégoût et faveur ! Pénétrer vos enfants, pauvres pères allongés, coulant dans l'eau dormante
d'une transparence irréelle, par compassion et mépris !
Vous la sentez bien maintenant, cette plasticité d'un gouffre qui s'offre à vous, conquise ?
Vous la sentez bien maintenant, cette jaillissure malsaine par trop indifférente en son extrême
mobile ? Vous le sentez maintenant, ce vent tantôt-glaçant tantôt-brûlant, et bon en lui-même qui
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peut-être vous en balance plein ? Sans doute nécessaire, probablement voulu, relativement joyeux,
et Pandantapuissance ? La paix, le nu, l'épais, le dû, c'est donc bien cela qui vous obsède ? Fades et
lents comme des eunuques, et votre nuque indéfiniment recourbée, pauvres ascètes trop assoiffés
d'une ivresse songeuse (confusion-mutilation extrême...) ? Cessez cette comédie, car c'est vous qui
jouez, dans cette confusion suspendue d'un senti esseulé... ou bien !
Ne la sentez-vous pas venir, cette sphère éclavertie, cette tiédeur, qui entrera dans les
vannales, ou ce retour expansif et variable d'un certain foutromane vers tel espoir cornu comme le
jus brumeux d'une ruminée sereine ? Pandantabouche, pandantanoeil, pandantoreille (explosion-
implosion proprement dite, mais encore unilatérale, indéfiniment?...)!
Pause satisfaite et surfaite d'une perplexité dédoublée de façon indécise?...
Pourtant ne m'en voulez pas de cet accès de fureur impromptue, qui n'avait pas sa place à
l'origine, ni dans un tel contexte ("air" plus faussement sérieux, réellement énigmatique...). Vous la
sentez venir ? Je vais vous raconter.
Pour tout vous avouer, je suis aussi conforme à la parole de Manu(e) qui rare car oui perdra
peu prochement ses "elle-aime", et j'aime moi encore accueillir les jolies fleurs du printemps,
mignonnes petites perles accrochées à mon chie-ass-îs, ridicules comètes décentrées d'un informe
qui gravite, d'un indifférent-las mais pas moins entre celles qui toujours puent bien celles qui
mouillent comme du sel (attendrissement soudain tout à fait niais et autosatisfait...). Mon petit
péché, ma tare proprement crade, est d'être dispersé en ma concentration, par cette attention d'une
onde jolie, conscience d'un putois qui ne peut se sentir, s'il ne devient pas crabe, allant à reculons.
Mais je diffère un lien, aussi à ma manière, et ainsi je suis seul, cette seule lanière,
"blabliblouproutite", couleur salement dite. Ce n'est pas que je crée, ni même que j'agisse, mais bien
plutôt j'errais, pour qu'une errée agisse, en mon éclatement, redoublé 4 fois, tel un jeu en réseau de
sémaphores factices.
Je ne suis écartelé, ni lacéré, ni crucifié, ni assommé, car mon extrême engeance, n'est pas le
titanesque, mais tout à fait bien autre, un certain romanesque. Toutes ces phrases à la con, avec un
vieux rythme qui fait style de poète ou fragmentée blondeur plus puante que la reliée puanteur qui
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elle au moins est pesanteur, vous induisent en erreur. Ce ne serait pas mon heure d'un bonheur
heurté à la queue du diable que vous me brandissez ? Et pourtant si : vous vous tromperiez
(accélération tout à fait moyenne...) ! Car certes oui toujours, j'aime les bulles de savon, cette eau
insondable et nue, une impénétrable algèbre d'une priorité peu conquise, les petites touches
blanches relativement noircies (décélération tout à fait tiède...). Mais si tel je les aime, c'est que je
les fabrique, semblable au charpentier qui crayonne ou vêtit, oui bien après la nue, une transe
exudée, patient et modéré dans quelque reluité elle-même peu reluisante, quoique bien radicale
dans cette appelée patience...
Je suis la sans-gêne (suggérer : le verbe "suivre"), faible contentement, son nom est aléa,
benoîte bruneur blonde, pas grand’ chose somme toute, une soeur parmi d'autres, elle aussi bien
putoise selon mon sens plunique. Mais laissez, je m'implique. Constatez ma manière, mon style, ma
tanière ! (effet d'annonce) C'est parce que mon laid boude en folle tendresse, que la gerbure de l'être
ôte un soulagement, vers telle infixation dans l'incertain miracle, dans l'incertain souvenir du songe
ici-présent. Nommez-moi, jouez-moi, baptisez-moi ! Appelez-moi l'humoriste, tiède ou bien
nonchalant, mais aussi l'ennuyé, l'ironique, le tendre qui s'amuse, le suspendu, l'allègement, en cela
non-dirigé vers quelque suicide impossible, car jamais ne souffrant de la surabondance d'une
copulation qui serait captive au coeur d'un sens esseulé. Jetez-moi, refoulez-moi, enfermez-moi !
Toutefois je m'affole, car je ne suis pas seul, trop nombreux même peut-être, et par trop
menacé (montée progressive d'une tension pas tellement crédible...). Manu(e) m'aime sûrement,
malgré son long appeau, mais aussi trop me plaît, et ainsi me déroute. Par ailleurs s'annonce, plus
dangereuse mais pas si loin de moi, ladite écartelite, kinésipatholique dont la tension ultime
engendre une fâcheuse totale disjonction, deux extrêmes extrêmés, deux suicidés en un qui jamais
pourtant n'expirent. Bien sûr je la connais, cette accumulation d'une dépression grave si elle est
exaltée, ou ce char farfelu avec ses deux fidèles mais divergents chevaux. Elle est le Grand midi,
voire le Grand minuit, absolu clair-obscur d'un pathos consumé. Elle est la trop légère par bien trop
de lourdeur, et ainsi la fougère d'une indicible horreur. Elle est la surpartrie, en cela la dernière, une
désolation d'un bien trop gros plaignant. Fuite radilue, touche absocale, suspension infinimellement
problématinssible, simultanéission d'une trop grande successanéité ainsi dubitateuse, négallité
hasassairement affiniée, constréction potentiellablement pleinertée, chaosmicité vacuitale, tout cela
aussi je le comprends, tel un dit haut nié (accélération indéfiniment neutre?...).
Pourtant regardez-moi : je souris. Et toutes ces façons de geindre ne sont pour moi que
soteries. Attestez ! Ni enfant, ni bossu, ni moustaches, ni crinière, ni lunettes, ni oreilles, ni
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chaussons, ni trafic, ni lyre, ni vigneron, je suis celui qui trahit, ment et fuit sans eux, même si je les
aime bien, et que je les figure, semblable au pétomane dont les vannes s'aspirent. Disons-le
franchement, moi, la pliante-puante-pesante-tiédissante-sentante-patente-tangente, je suis une litote,
une petite asymptote, cet étrange double six, synchronique et douteuse, qui ne saurait flatter ou
encombrer un plein que serait la terreur devant trop d'unilté occultée en son sein. Une fuite est une
fuite, une chatte est une chatte, quoi merde alors !
Asymptote aurais-je dis ? Par politesse, mes chers euphémismes ! Plus juste serait, mais par
trop violente encore : Arabesques ! (changement de rôle immédiat dans la continuité logique d'un
discours qui se reflète dans sa différence dépliée...).
Attente provisoire de plusieurs incompris...
Mais qu'est-ce que je fous ici, nom d'une bistouquette ? (embêté et tendrement
révolté...regarde autour de lui, désorienté...) Non mais vous avez vu mon âge ? (auto-monstration
par le doigt...)
Peut-être ici certains se disent qu'une adolescence de ma sorte ferait mieux d'osculter
quelque écran lointainement visible, ou encore de faire juter popol entre quelque ornographie
plaisante - quoique limite-douteuse quand même, en sa frénétique intensité (clin d'oeil complice...).
Oui, je crois vous deviner, imposantes barbures, vieux barbons dignes et fiers qui ne
semblent apprécier qu'on s'exhibe ici-même de façon démoniaque et bien peu légitime (contenance
maintenue des barbons?...). Suis-je un mauvais élève, cette vipère qui vous taquine ? Bien
certainement, car cela se lit dans votre regard possible (fermeture inquiète des barbons?...). Mais
pas tout à fait, car je suis aussi fidèle à vos ordres répétés, du moins à ma manière, ou selon mon
goût sali, tiédi somme toute parfois à votre cher contact.
Qu'ai-je bien pu sentir, en votre chaude haleine ? Qu'ai-je bien pu éprouver, en votre vent
précieux ? Un indice certain, visant une menace, qui pourtant ne saurait vraiment nous pénétrer.
Ainsi donc, diriez-vous, l'envisageable peste pourrait bien être de retour (amusé...). Oui-da ! Ce
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cancer d'une peau qui semble s'oublier, cette lèpre d'un nez qui paraît s'effacer, cette façade d'un
monstre qui s'imprimerait en un fond qui de là ne saurait interpréter sa surface, tout cela
nouvellement s'imprimerait dans la face ! Par chance toutefois, peut-être vous ajoutez, que l'asthme
de la vie n'est pas encore présent, semblable à telle angoisse d'un cheminement incertain. Mais les
gueules ont parlé, il faudra des médecins, en un sens génital, non pas des guérisseurs, ni des
homéopathes, qui préviendraient l'erreur d'un probable exopathe. Oui les bouches ont coulé, il
faudra des médecins, euphytothérapeutes traversant notre anxiose.
Voilà j'arrivons, vous la sentez venir ? Voilà j'accourons, vous êtes satisfaits ? Voilà je
rejoignons votre noble fratrie de bistouris prévenants, dociles et maîtrisés par le flux d'une ondine
qui n'est pas si lointaine. Nous voilà, crétins corsaires, dans notre grande galère, disposés
maintenant à assiéger une île qui eut cette impudence de suggérer sot-saut. Nous voilà tous
ensemble, les nobles mousquetons, du haut de notre mât qui tempère la nuit d'une béance hésitante.
Certes pourrait-on dire, la situation est bizarre, voire absurde (titilleur...). Pourquoi serions-
nous ainsi séparés, si notre lutte est la même, les uns sur une table élevée petitement, en leur père-
hoquet-terie mimétique et brutale, les autres dans l'arène, à moitié abaissée, sur leurs trônes
songeurs en quelque assurance vague ? Nous pourrions nous rejoindre, sur une échelle plate, dans
un champ verdoyant d'une belle égalité. Vous pourriez fuir ce siège d'un silence assiégé, puis
grimper sur la terre de notre nouveauté, et je pourrions aussi descendre moi de même vers vos
mines attendries, et de là palabrer (stérilité suggérée d'une proposition conne comme la nuit...).
Mais patience, mais confiance ! Tout cela pourra être, dans un avenir douteux, maintenant
nous le croyons ! Et si nous retardons, telle délicieuse entente, c'est tout à fait par jeu, par goût, par
caprice, mais aussi par sûreté. Oui, sûreté dois-je dire, car notre jonction, encore éventuelle, ne
saurait pour l'instant s'affirmer sereinement. Mais laissez-moi m'expliquer, car vous la sentez venir...
Dans ma tour étourdie, voici ce que je vois : tels uns, les plus hauts par coeur, ou tels autres,
les plus basses oreilles, et la réciproque, tout aussi vraie, qui sans doute serai(en)t dans quelque
apparente division, ou danger dédoublé, voire même on peut le dire, dans l'angoisse du miroir, cette
fameuse pathie, telle qu'elle s'approcherait. Oui dans notre contexte, je sions bien les pesteux, pour
votre anesthésie menaçante et lucide, de même que vous-mêmes êtes bien des lépreux, oui-da ma
peur insigne d'une confirmation impensable.
Mais confiance, mais patience ! Non, ne pleurnichons pas, car bientôt viendra l'heure ou
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toute demi-heure sera la préférable, et où enfin la galle, cette noix épanouie, cette aérophagie, cette
seule mal-a-dit, sera bien assurée... ou bien ! Vous la sentez foehneure, ma bi...enheureuse et triste
lassitude ? Sans doute ! Mais pas tout de suite, pas vraiment, jamais tout à fait. Oui, restons encore,
de visu, face contre face, au sein d'un mensonge : stimulant. Après tout, ce n'est pas si désagréable...
(rupture de rythme et de ton, comme pour passer d'un analyse à une synthèse...).
Je l'espère sans y croire, tant cela serait assuré, mais mon désir n'en est pas moins réel : un
jour, dans quelque hypothétique royauté, peut-être que les blanchis apprendront à péter, ou plutôt
seront sûrs qu'ils n'ont jamais cessé, ainsi pareils aux brides d'un citron bien puant en sa faveur
élargie et désasthmée. Oui, un jour, cela est envisageable, nous les sympathiques mousquetons, nous
descendrons de notre perspective, et tous ensemble nous ramerons, rameaux ramés dans la galère
recourbée en sa cour-bite-ude, chacune à sa manière. Oui-da, un jour, nous la vivante prouteuse,
nous deviendrons le "on", et le "je" alors aura cessé d'être coupable. Oui-da, un jour, moi, la
souffrante, qui parfois souffre trop, qui des fois en-a-marre-à-la-fin-quoi-merde-alors-il-faut-en-finir
(rapide...), mais ce bel et bien chaque fois et chaque jour dans une stricte mesure, oui bien je
sentirai la continuité du "pfuit!" dans toute sa dégueulasserie mignonne, et je serai en cela un peu
désempestée, un peu débarrassée de ce puceron qui ronge parce qu'il étanchifie, de cette pucelle qui
pathifie parce qu'elle éloigne, de ce mur impossible, oui-da, oui-da j'aimerai : quelque vie chiante à
pattes, de sa chiure avertie. Oui-da, disons-le bien, comme une énigme à dévider, un jour, elle sera
assez forte pour aimer sans blêmir son incapacité à bien s'évanouir. Oui-da, un jour, un jour, un jour
(comptine...), on aimera sa petite maladie, sa petite manière de contaminer chacune ou d'être
contaminé par lui, sa petite manière de parasiter autrui, ou encore de lui balancer un gros vent dans
sa gueule, sa petite manière de le tiédir encore, de la flétrir peut-être, de la pourrir à la rigueur, de la
faire mourir certainement, mais pas complètement non plus, car on le sait bien, car on le croit bien,
car on le constate bien, et cela est trivialement explicite : le souffle flatulant d'un orificier "qui
fouette à mort" est bel et bien allongé dans son absence de fracture, dans sa pénible continuité. Oui-
da, aujourd'hui même, vous les spectateurs, vous pouvez rejoindre ma scénette et manger un bon
repas avec moi, sans craindre de devoir être victimes, coupables ou vengeurs, au fil de
l'empoisonnement que vous subirez très certainement (rupture...).
(Puis il ajoute, tendre et serein :) Mais il faut en-corps dire, encore ajouter ! Je m'implique,
je me délie, délirant déplié d'une implosion versale. Oui-da, oui-da, si-si je vous assure, nous
n'avons aucune raison de dramatiser ainsi telle ou telle rigolote jaillissure ! Oui-non, oui-non, mais
pourtant il y a drame, il y a scène, il y a faille, et cela sera encore tant qu'il y aura des glaces, des
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brûlures, des titans, ces "S" redoublés, cette successivanéité par trop gigantesque en sa terrifiante
extase d'une Epiphanie fanée qui niffirme. Ou-bien ! Ou-bien ! Suis-je plat ou dessert ? Est-elle
ligne ou courbée ? Est-on "nous" ou certains "je", privilégiés parmi les dieux ?
Mes amis, futurs prouteurs fadement lucides, vous croyez saisir déjà l'excrément de cette
suspension, car je crois chaque fois moi-même, relatif par mon impression, traduire cette évidence
qui n'étonnera personne, par-delà l'ombre grise portée sur vos sales gueules. Bi-pipi-cratie !
Chiasso-logie ! Démaristocratie ! On est là, on est les corsaires-galériens-mousquetons, chacun à sa
place, chacun entre l'ensemble et son modeste lien, et y a pas vraiment de quoi se la péter, puisque
n'importe qui peut le faire, justement, le nu, la paix.
Mais venons-en au fait. Mais venons-en au fait. Je voulais préciser d'emblée quelque chose
au sujet de notre rencontre possible, à savoir ceci : si vous ne pouvez pas me sentir, si vous êtes
incapables de supporter ma présence, alors il y a probable réciprocité, et donc je ne vous retiens pas,
ou vous conseille encore de bien continuer à la fermer, ladite ouverture. Mais oui, cassez-vous, si
vous n'aimez pas mon style, si ça vous fait plaisir de nier le non-niais, qu'est-ce que j'en ai à foutre
après tout, j'ai déjà assez d'amis comme ça pour ne pas vouloir absolument m'encombrer de
nouveaux ploucs et de leur bave pas très intéressante ! De même, si vous-même m'ennuyez, ainsi
pareils à de mauvais "anuseurs" qui ne savent bien dire la variation de leurs décontractions, alors
c'est moi qui vous quitterai, et définitivement, et sans aucun scrupule. Non mais sans déconner, il ne
faut pas me prendre pour un saint non plus! Je gerbe justement tout ce qui est sanctifié, pour
qu'ensuite ça aille mieux, et encore que ça cague pleinement, dans une salvatrice sérénité...
Ne plus chier, ne plus baiser, ne plus éjaculer, ne plus pisser, ne plus bouffer, ne plus vomir,
ne plus rendre un dû impensable, ne plus expirer : vivre, aimer, souffler, respirer, aspirer, venter tout
simplement. Ce qui pend dans ta gueule, ce qu'il y a pendant ta gueule, ce qui prendra nos gueules :
Démaristocratie !
(Posture du conteur : il est assis...) Résumons. Me voici sur mon navire, sur mon île, dans
mon Atlantide, en cette clairière robinesque, ou encore par-delà telle fratrie, ma cité de verre, ma
chambre close, où chacun élabore sagement son petit trou funéraire. Mais il n'y aura pas de
Requiem. Oui-non, il y aura Requiem : l'amour du rein, du ré, du flot jaunâtre qui nous réjouit (un
rein beau).
Me voici, dans mon sarcophage : une page à griser. Me voici, Nosferatu, et j'ai soif de sang
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frais. J'attends mes 3 dévoués compagnons, et j'espère bien sabler pour eux, telle une eau pétillante
et badine, quelque bouteille à la mer.
Arbrelle, où te caches-tu ? Encore à sculpter tes grands écrans blanchâtres, encore plongée
dans tes romans ? Il me semble que tu es en retard, une fois de plus. Soupirêve, qu'attends-tu pour
me rejoindre ? Encore à peindre tes photons, architecte bouffon d'un préambulesque montage jauni
? Charlequine, où te caches-tu ? Ta musique ballée, tes bandelettes dessinées, dansées en une
aquarelle du fiel bleu de ta vie, tout cela t'autorise donc à me poser lapine ? Ma louve, mon tigre,
ma chatte, vous êtes bien durs avec le bienveillant chevalin que je demeure pour vous. Mon Milet,
ma Milice, mon Milieu, viens vers moi que je t'ensorcelle ! Mais je patiente, et j'ai confiance...
Oui tout est bien, tout est très bien, je vous attendrai. Après tout, si je suis la terre rouge,
toute-puissance d'un ermitage théâtral, ou poétique d'une gastronomie "grassieuse", peu m'importe
la venue attardée de tel air, de tel feu, ou de telle eau ondoyante ! Ton arc, ta lance, ton fleuret, je me
les garde pour bientôt, moi le sabre vigoureux !
Profitons d'ailleurs de ce temps précaire d'une solitude transitoire pour narrer mon pays, mon
terroir, mon territoire. L'Abitcha est son nom, un syndrome-scandale. Deux rois snobs l'habitent,
absurdes asexués, et c'est une lutte pacifique qu'il s'agira de mener avec eux. Manu(e), à ma
gauche, dans sa montagne sèchement chaleureuse, dispose l'esprit sain, la santé d'un criticisme, ou
d'une part qui médite. Lion-Sotte, à ma droite, au coeur de quelque hyperborée brûlante en sa
pétrification, impose une maladie, une exagération sceptique, un air qui cliquette par trop de
dogmatisme. Leurs armes, qu'ils nomment eux-mêmes leur "faculté", ou encore leur "marteau",
tranchent à leur manière, une certaine ablation, peut-être déchirée, 4 fois mutilée. Le premier se
pense renard ou rossignol, éléphant ou panthère, mais elle n'est qu'une nymphette parmi d'autres
selon moi. Le second prétend incarner l'aigle, le dragon, ou encore le serpent, mais il n'est qu'un
bouffon indigne tel que je le vois, certainement un âne, tout au mieux un chameau enfantin.
Puissions-nous un jour les accorder, tels qu'ils toujours déjà se sont énamourés. De simples
chansonnettes suffiront, sans aucun doute, au cours je le devine d'un symphonique pique-nique.
Après tout, ils ne sont pas si monstrueux qu'on pourrait le croire... (malicieux...)
L'errance d'un amour envolé est mon fait, pardonnez-moi si je me répète. Pourtant je sais
très bien où je vais, car tout est là, devant moi, et car le reste n'est au fond que gras-bouilli, cri-
bouilli, bredouilli. Lors de cette nécessité d'un hasard prévu, je sais que tous je les rencontrerai : ces
"neufs" qui s'amusent, ces éléments bariolés qui s'emboîtent, cette maîtrise et son esclaffade, cette
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Algéodyne, ce Gérélième, cette Phybiandrivide, ces essences profondes et malsaines, mais aussi
Pladiotine-la-secrète, et Totote-la-litote, Cartine-la-mutine, et Marxien-le-martien, Hannette-la-
pipelette, tous ces amis de Manu(e), mais aussi et encore et sûrement Cacahouète-la-mi-galle, ou
Gillou-le-loup-gît, Heidivre-de-guerre, ou Pascaline-câline, oui bien c'est-à-dire ces amis de Lion-
Sotte.
Mon fol espoir, je l'avoue, ou ma flèche de nostalgie, est au fond attaché à ce souvenir d'un
couple harmonieux, facticement divorcé : un petit écran, un petit message, un petit intervalle entre
le net et la pas net. Hihihihi, ma Dixième ! Celle qui dit "Eux", dans le même temps où ceci
certainement elle dit : "abullition".
Ce qui est à suivre est à suivre. Tiens, je l'ai attrapée ! (Il broie une mouche au passage).
Mais voilà ma bonne vieille Arbrelle, cette rigolote cabriolette, vous la sentez venir ? Mon
monologue de sourd aveugle et muet touche à sa fin. Ou bien... »
124
Images de pensée
Une parabole : Penser, être un corps
Penser, c'est toujours être la pensée d'un corps. Il y a jonction. Dire "il y a pensée", ou
encore "un corps pense", c'est dire "un corps se pose, s'écoule encore dans la durée".
Penser, c'est penser la pensée, et chaque fois celle-ci exprime ce que le corps exprime :
l'impermanence permanente, l'ouverture unique sur une multiplicité qui s'auto-affecterait.
La pensée pense qu'elle pense. Le témoin, le témoignage, le récepteur du témoignage ne sont
pas séparés. Ils renvoient tous à cette seule perspective possible, réelle.
Attester, constater, témoigner, juger, confirmer : cette seule manière d'être, une tautologie
envisageable. Chaque fois la pensée affirme ce qu'elle affirme : "il y a encore la vie, ce corps, de
fait."
Un symbole : jouer, rêver.
L'enfant joue ; il lance la balle, le jouet, qui retombe alors entre ses mains. Un constat : la
balle est pesante. Après un bref envol sans grands espoirs, la belle est revenue : voilà bien tel
enfant, en cela qui apprend, cette explicitation redoublée, voire la nature de son corps imprimé, ou
des "autres" expressément corps, un certain sens du devenir de la sphère : tout ce qui se laisse
lancer, tout ce qui se laisse élever dans les hauteurs, finit par redescendre, par rejoindre le sol,
extrêmement impossible.
L'enfant rêve ; il lance une étoile, qui reste suspendue dans les hauteurs ; toujours une étoile
sera le rêve le plus lointain, trop lourde pour retomber. Question de l'enfant qui rêve : "Qui attrape
mon étoile ? Qui éprouve profondément sa pesanteur ?"
Questions un peu sottes, et pas vraiment passionnantes...
L'enfant joue, rêve, car tel est son goût, son bon plaisir. Joie ultime de faire varier le
surgissement de l'évidence. Terreur extrême d'apprendre, d'accueillir chaque fois la révélation de
l'essentiel. Joie extraordinaire d'appartenir à la décentrée, détresse nécessaire de peser. Amusé,
125
l'enfant apprend la verticalité symétrique : une balle jetée, remémorée. Enigmatique, l'enfant
apprend la verticalité asymétrique : une étoile lancée, accrochée.
Un signe : sauter, s'envoler.
Un corps pensant pense qu'il pense. Il s'énonce lui-même pour lui-même. Il jette, il
questionne, il joue et rêve. En bref, il évalue la pesanteur, sa propre pesanteur, en la soumettant à de
multiples variations. Il est aussi chaque fois la balle qui retombe, dans le plus extrême matin, il est
même chaque fois l'étoile qui reste accrochée, au coeur de l'ultime courbure. A première vue, un
corps pensant saute continuellement ; c'est ainsi qu'il passe d'un hasard à une nécessité, c'est ainsi
qu'il se transforme : ce qu'il est avant le saut n'est pas ce qu'il est après le saut, même si le sol qui se
dévoile sous ses pieds doit bien rester le même, en tant que dérobé. Plus précisément, un corps
pensant est en train de sauter ; il vient de prendre son envol, il n'est pas encore retombé ; curieux, il
demande : " Vais-je chuter ?"
Qui va m'attraper, le ciel ou la terre ? Où étais-je ? Où suis-je ? Où serai-je ? La pensée est le
lieu où se confondent peut-être radicalement la balle et l'étoile, le lourd et le léger, le symétrique et
l'asymétrique, le bas et le haut ; elle est le lieu du passage intense, de la transition. Délicieuse
attente, horreur de l'incertitude. Un corps pensant pense qu'il pense : sauter ou s'envoler ?
Dramatiser à outrance ne servirait pourtant à rien...
A la rigueur, retomber : vague routine. S'envoler, dans l'absolu : le miracle monstrueux. A
force de descendre, à force de s'abîmer, à force de trop s'extravertir, on perd le goût du saut ; et
l'ennui guette alors, par quelque fade bonheur. Pourtant dans le même temps, le saut se répète,
encore et à jamais. Puisque celui qui saute, continuellement, s'étonne absolument de sa chute,
apparemment seulement possible, toujours il retente l'expérience. Il conserve la passion du miracle,
la passion de l'instant où l'envol demeure envisageable, la passion de l'incertitude.
126
Une sensation : le chaud, le froid ; le mou, le dur.
Celui qui saute, tente l'envol, s'insatisfait d'un climat, et du caractère qu'il suscite. Il ne
supporte pas la tiède moiteur qui s'impose ici-bas, il ne supporte pas la mollesse qu'elle
engendre. Est-ce là un simple caprice, une simple question de goût ? Il semble bien que non, en tant
que sa vie-même, peut-être, est en jeu (qui peut garder les pieds sur le sol sans se consumer, sans
être détruit, décomposé par le feu encore trop proche des entrailles de la terre ?). Semblable à la
cire, celui qui saute finira par fondre s'il ne se dégage des flammes d'en bas. Il est contraint de
sauter, en permanence. Est-ce là une simple question de goût, un simple caprice ? Evidemment :
affirmer la vie, vivre, se contraindre, être nécessairement, ce n'est jamais qu'un caprice, ce n'est
jamais qu'une question de goût, ou de dégoût...
Sauter, s'envoler : rejoindre les hauteurs glacées pour se durcir, pour se recomposer. Sauter,
s'envoler : rejoindre le seul lieu habitable, le seul lieu où la vie se pose intensément. Voilà toutefois
un dangereux séjour : trop de froid trop longtemps, et c'est tout le corps qui se pétrifie. Nécessité de
la chute, du déclin, par-delà la mortelle tentation de l'envol.
Une impression : réagir, agir.
Réagir est le propre d'une puissance dont le devenir n'est pas simplement conditionné par la
seule nécessité de son existence, mais aussi par l'existence d'une puissance autre. Réagir, cela
désigne tout mouvement qui est aussi contraint, causé, par quelque élément extérieur. La réaction
est une question de relation à l'altérité : tout mouvement (soit : toute apparition d'une puissance)
dont la manifestation dépend également, d'une manière ou d'une autre, de sa relation à autre chose
qui n'est pas lui, est une réaction. Disons-le autrement : dans le cadre de la réaction, celui qui
commande la puissance et celui qui obéit à la puissance sont aussi séparés.
Qu'est-ce que sauter ? Apparemment, sauter, c'est réagir, et même deux fois réagir : d'une
part, celui qui vient d'entamer son saut ne semble pas avoir simplement obéi à sa spontanéité close :
son ascension paraît aussi être la conséquence de sa relation à une puissance qui est hors de lui, qui
est dans autre chose que lui, du moins dans la mesure où elle est aussi mue par la tiédeur
127
insupportable de l'ici-bas ; d'autre part, celui qui vient de retomber n'a pas chuté à la suite d'un libre
décret, ou par la grâce de son bon vouloir ; une fois encore, la puissance de la terre, cette puissance
autre, le contraint, la loi de l'attraction s'impose à lui, pour l'extraire des hauteurs saines et glacées.
Disons-le autrement : celui qui saute, apparemment, n'obéit pas seulement à sa propre impulsion
lors de l'ascension, et il ne lui obéit pas du tout lors de la chute : la terre commande aussi,
éminemment peut-être ; celle qui commande et celui qui obéit sont aussi séparés.
Qu'est-ce que sauter ? Evidemment, sauter, c'est s'envoler, créer, être un premier
mouvement, un miracle, à chaque fois. Evidemment, sauter, c'est agir. Qu'est-ce qu'agir ? Agir est
le propre d'une puissance dont le devenir est conditionné par la seule nécessité de de son existence.
Ce qui agit est indépendant, spontané, libre, en tant qu'il se ferme à toute extériorité qui pourrait
influencer son écoulement. Ce qui agit se met en mouvement de lui-même, il n'est absolument pas
mis en mouvement par autre chose ; il s'auto-affecte, il n'est absolument pas affecté par quelque
élément extérieur. S'il y a bien agir, alors celui qui commande et celui qui obéit ne sont tout
simplement pas séparés, de là comparables à quelque servile royauté.
Sauter, c'est agir, évidemment. Mais en quel sens ? Pourquoi donc ? Comment ? Sauter, c'est
agir, dans le sens où sauter, c'est être en train de sauter ; ni l'origine du saut, ni même son issue,
n'ont une réalité distincte pour celui qui saute. Celui qui saute demeure simplement dans les airs ; il
a oublié son lieu d'origine tout comme il ignore son lieu d'arrivée, pour la simple et bonne raison
que de tels lieux ne sont jamais vraiment advenus. Très concrètement, il vole, incertain, pour la
première fois, le plus librement du monde, obéissant à son seul caprice, obéissant à son bon plaisir,
flattant son goût le plus scandaleusement arbitraire. Lorsqu'il s'affirme dans les hauteurs, rien ne
distingue le sauteur de l'étoile, ou de l'oiseau : la fierté et la joie attachées à l'indépendance
dominent légitimement ; là où il se situe, quel " autre " pourrait avoir l'impudence de lui dicter sa loi
?
Supposons tout de même une fois encore que le sauteur a la possibilité de se sentir avant et
après le saut, de sentir que la terre commande aussi son ascension et sa chute. Apprendra-t-il
quelque chose de nouveau ? Découvrira-t-il que son agir d'étoile n'était qu'une illusion ? Sera-t-il
déçu, désenchanté ? Apparemment, trois fois oui. Et de fait, trois fois non. Oui, trois fois non, dans
la mesure où c'est toujours le moment de la suspension au-dessus du sol qui nous révèle le sens
profond de la totalité du saut ; ni l'origine ni l'issue du saut ne sont ces points de départ à partir
desquels pourrait être interprétée la totalité du saut.
128
Supposons qu'il y a trois êtres distincts lors de l'expérience du saut : il y aurait celui qui se
prépare à sauter, celui qui est en train de sauter, et celui qui vient de retomber. Chacun raconte aux
autres ce qui lui arrive. Le premier se dit libre et contraint à la fois, c'est-à-dire relativement actif,
relativement réactif : d'un certain point de vue, il est libre de sauter, car il pourrait cesser de sauter,
mais d'un autre point de vue, il sent qu'il est contraint de sauter, comme si la terre, brûlante, le
lançait elle-même dans le ciel. Le second se dit entièrement libre de demeurer suspendu, c'est-à-dire
absolument actif : il est toujours libre de s'envoler, il n'a qu'à choisir ce qu'il préfère. Le dernier se
dit tout à fait contraint, c'est-à-dire absolument réactif : il ne pouvait pas ne pas chuter, même s'il
l'avait voulu de toutes ses forces, car la terre a imposé sa loi, de façon implacable, indiscutable.
Supposons maintenant que ces trois êtres distincts cherchent à définir la réalité unique et profonde
du saut. Dans un premier temps, c'est " l'ayant sauté ", le dernier, qui s'exprime, très sûr de lui : il
est celui qui n'ignore pas où le saut " veut en venir ", il est persuadé que sa parole est celle qui aura
le plus de poids. Il dénonce la naïveté des deux autres, il se moque de leurs espoirs puérils ;
gravement, mais non sans ironie, il leur annonce que le sauteur subit le saut, du début jusqu'à la fin.
Chacun de ses éclats de rire vise la destruction, le rabaissement. Il déclare que le sauteur, dans sa
globalité, est finalement bien pathétique, tout juste digne de pitié. C'est une chose tout à fait
humiliante qu'il apprend à ses auditeurs : le sautant retombera sans pouvoir choisir et, mentant, il
répétera indéfiniment ce ratage lamentable. Il est typiquement le cynique, le sceptique, le
dogmatique qui affirme la négation. Après cette douloureuse intervention, " l'ayant à sauter ", le
premier, très confiant lui aussi, et peu impressionné par ce qui vient d'être dit, prend la parole à son
tour. Il sourit sans agressivité, sans méchanceté, car il sait, de façon sereine, que lui seul est dans
son bon droit : il est l'origine, la condition de possibilité du saut, comment pourrait-il ne pas
entendre mieux que quiconque son sens véritable ? Grand prince, il éprouve de la compassion pour
les deux autres, victimes du fanatisme et de la démesure, non dotés de la faculté de nuancer.
Rejetant tout dogmatisme, il déclare qu'il est le médiateur, la voie de la sagesse, qui réconcilie les
opposés, qui réunit les extrémités. Il affirme que chacun de ses auditeurs a raison, à sa manière,
mais que lui-même a plus raison encore en tant qu'il a pu les mettre d'accord. Il est typiquement le
critique, le dialecticien, qui affirme la négation et l'affirmation dans le même temps. Finalement,
c'est au tour du " sautant ", du second, de donner son avis. Il est le plus discret des trois.
Visiblement, les deux discours qu'il vient d'écouter l'ont drôlement affecté ; il paraît amusé, réjoui,
semblable à l'endormi qui, après avoir oublié qu'il rêvait, se souvient : ce n'est qu'un rêve,
continuons de rêver. Et que dit-il maintenant ? Il dit ceci : "Toi, le dernier, ayant été, tu affirmes la
négation, et toi, le premier, l'origine, ayant à être, tu affirmes à la fois la négation et l'affirmation.
Moi, le second, étant, j'affirme l'affirmation. Au fond, nous ne sommes pas si "autres" : tous les trois
nous affirmons, tous les trois nous affirmons l'affirmation. Je suis celui qui parle votre parole, celui
129
qui rêve votre rêve. Apparemment, vous croyez que la terre vous commande, vous croyez lui obéir
sagement ; mais j'ai moi-même inventé cette fiction, obéissant seulement à ma volonté d'être une
étoile actuellement suspendue. Séparés de moi, vous n'avez aucune consistance, de même que je ne
saurais me poser en votre absence impensable. Au fond, jamais nous ne sommes montés, jamais
nous ne descendrons, pour cette simple raison que le contraire est tout aussi vrai. La terre n'est pas
une force étrangère. Nous sommes la terre, la différente indéfiniment disjointe. La terre vole,
incertaine, au-dessus d'elle-même, pour ne pas se consumer. Typiquement, je suis le dogmatique qui
affirme l'affirmation ; c'est ainsi que je suis le seul type, ce seul type. Qui peut ne pas affirmer
l'affirmation ? Il y a le saut, c'est-à-dire la vie, la terre, un corps, une pensée, un témoignage, encore.
Soyons clairs : je commande, vous obéissez, mais nous ne sommes pas séparés. Soyons brefs :
nous, sautant, vilenie d'un maître, nous agissons."
Une routine : le clair, l'obscur ; le maître, l'esclave
Un corps pensant pense qu'il pense pour confirmer joyeusement le miracle : il n'y a rien de
plus clair, de plus évident. Mais trop de lumière aveugle, on finit par ne plus rien voir. Ce qui s'offre
le plus généreusement devient ce qui se dérobe ; ce qui se montre sans réserve devient ce qui est
sèchement occulté ; ce qui est le plus proche devient le plus lointain.
La lumière de la tautologie miraculeuse n'est pas seulement trop vive ; elle est aussi trop
rapide dans son retirement ; ainsi, semblable aux galaxies les plus lointaines qui s'éloignent de nous
à une vitesse si grande qu'on ne les perçoit plus en leur clarté, elle demeure invisible.
Le plus clair, le plus évident, trop intense, trop rapide, est obscur. Il devient même toujours
plus obscur, car il est toujours plus intense et rapide. C'est ainsi qu'on finit par oublier qu'il est
d'abord le clair par excellence ; c'est ainsi qu'il devient simplement invisible, au même titre que
toute chose inexistante à laquelle n'est accordée, a fortiori, absolument aucune attention.
Nécessairement donc, ce qui devient le plus obscur, c'est ce fait que le plus clair est obscur,
s'obscurcit, dans la mesure où le plus clair rejoint finalement tout ce qui n'existe pas. Puisque
finalement s'impose l'incapacité de soupçonner l'existence-même du plus clair, la possibilité de
saisir son occultation cesse.
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Voici donc le moyennement clair, qui concurrence le plus clair. Il finit même par acquérir le
monopole apparent de la clarté, au fil de l'extinction de ce dernier. Le moyennement clair, c'est la
banalité de la routine, la loi de l'ennui, ce qui va de soi. Sous les tièdes projecteurs moyennement
clairs, si un corps pensant pense qu'il pense, il n'y a rien de nouveau sous le soleil, et si un saut se
manifeste, il n'y a pas de quoi s'extasier, on sait bien de toute façon que la chute
adviendra. Probable, prévisible, connu d'avance, trivialement ennuyeux, ne valant pas la moindre
once d'enthousiasme, incapable d'étonner : tel est ce qui est moyennement clair. Le moyennement
clair n'est ni trop intense ni trop rapide, c'est pourquoi il semble ne perdre jamais sa visibilité
exclusive ; il est aussi fade que l'habitude, et aussi moyen que le dressage.
La sensibilité au plus clair et la sensibilité au moyennement clair renvoient à deux manières
de penser la pensée, c'est-à-dire à deux manières de sentir le saut, lesquelles se rejoignent
substantiellement, indéfiniment. La sensibilité au plus clair est une manière chaque fois
radicalement nouvelle, différente, d'être suspendu activement entre deux bords de rien ; la
sensibilité au moyennement clair est cette manière lasse, apparemment fort peu variable, de
reconnaître l'évidence d'un fait qui semble mesurément différent, d'identifier ce qui paraît
probablement réactif. Ce n'est qu'en apparence que ces deux manières sont distinctes. Car au fond,
elles constituent une seule manière : le pensant, la pesante, est bien toujours et encore une étoile
suspendue, un premier mouvement, mais aussi cette balle qui tombe, une continuation ; la
sensibilité à la clarté moyenne n'est jamais que l'expression étrange d'une sensibilité à l'éminente
clarté, à cette seule clarté, et réciproquement. La clarté moyenne n'a pas d'existence propre, séparée
de la clarté tout court (c'est elle aussi, véritablement, la "non visible!"), et réciproquement. La
fadeur, la lenteur relative de la lumière ne peut pas ne pas exprimer également et avant tout son
extrême intensité, son extrême rapidité, et réciproquement.
Intuition, soi : la sensibilité à la plus grande clarté, la joie. Ecoulement, moi : la sensibilité à
la moyenne clarté, l'ennui. L'un, discret comme le maître sûr de sa puissance niée, commande.
L'autre, bruyant comme l'esclave acquitté, obéit. Ils ont deux styles différents, mais au fond, ils ne
sont pas "séparés" : nous agissons.
Amusant devenir de la pensée : le maître est toujours plus puissant, c'est-à-dire toujours plus
intense et rapide, alors qu'il est aussi toujours moins perceptible, toujours plus discret, tandis que
l'esclave, soumis à cette croissante puissance, paraît toujours plus fade et lent, alors que le volume
de son trivial tapage augmente continuellement. La manifestation excessive de l'ennui finit par être
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le symptôme d'une joie d'autant plus débordante qu'elle est très difficilement saisissable. Maîtrise
d'un réagissant.
Un arrêt : avertissement
Ces petites touches imagées peintes plus hauts sont tout à fait lucides en elles-mêmes, et ne
devraient pas poser plus de problèmes. En effet, au même titre que toute assourdissante intuition,
demeurant inaudibles, elles sont suffisantes, dans la mesure du moins où ce qui veut ici se dire est
bien cette puissance non-dite d'un vacarme qui s'allongerait désastreux en ce qu'il serait
radicalement harmonieux, ou encore absolument moyen. Toutefois, cette suffisance en question
n'est pas satisfaisante. Trop précise, trop resserrée, trop immédiate peut-être : elle devient
finalement infiniment confuse, telle qu'elle se projetterait pour elle-même vers quelque élitisme
extrême, c'est-à-dire vers quelque ultime nullité. Pour tout dire, il faut bien ici-même, sur le chemin
à parcourir, s'extravertir, se déplier sans réserve.
Tel lion rugissant, en ses moustaches par trop recourbées, eût certes bien pu quitter
maintenant la partie, trop heureux de sa monstrueuse joie qui aurait su semer quelques mauvais
grains de perplexité équivoque. Mais connaissons-nous bien le danger d'une telle tentation ? Ce
poids immense sur le coeur, cette angoisse permanente que son désir aurait suscitée, l'avons-nous
pleinement ressentie ? De fait, peut-être pas vraiment, et, de là, effectivement, puisque ce serait
justement l'occultation de l'étouffant, son indicible secret, qui l'aurait rendu réel. Pauvre timide
lionceau qui se serait ignoré, jusqu'au silence.
Par pitié donc, explicitons, soyons mécontents face à ce qui n'est encore que le songe
extrême d'une mélodie surpuissante, l'un et l'autre copulant en notre déchirure déchirée, néant d'un
sens totalement signifiant. Par pitié, définissons-nous encore.
Un abîmé doit s'épancher, une béance doit régresser, une gueule doit s'ouvrir, monstrueuse
en sa gerbante et plate lucidité. Quel spectacle peu étonnant en lui-même !
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Le soliloque du perroquet
Introduction :
Voici une série d'affirmations relatives à l'apparition. Voici une apparition. Il y a une seule
affirmation, car il y a une seule apparition.
Affirmation 1 : Une apparition est ce qui se passe actuellement : un vivant lit, écrit.
Explicitation :
Une apparition est ce qui se passe au sein de l'actuel, et non ce qui arrive dans quelque
arrière-monde consolateur, seulement possible.
Une apparition est la vie et l'écriture, puisque tout ce qui arrive ici-même, c'est la vie et
l'écriture, un vivant qui écrit, un vivant qui lit.
Affirmation 2 : Il y a une seule apparition
Explicitation :
Il y a une seule apparition, car il y a une seule vie qui se pose actuellement.
S'il y avait deux vies qui se posaient actuellement, alors il y aurait deux apparitions
distinctes. Mais cela n'est pas le cas.
Il y a une seule apparition : cette apparition.
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Affirmation 3 : Cette apparition est nécessaire
Explicitation :
Cette apparition, la vie, ne peut pas ne pas se poser.
S'il n'y avait pas la vie, alors cette apparition, la vie, serait impossible.
Mais il y a la vie, par laquelle cette apparition est nécessaire. Qui a le pouvoir de ne pas
vivre, de ne pas soutenir cette apparition ? Personne.
Affirmation 4 : Cette apparition est l'ouvert et la puissance.
Explicitation :
Cette apparition, la vie, est ce qui apparaît là-devant, là-dedans, elle est ce qui est offert, ce
qui s'ouvre.
Cette apparition, la vie, est le fait de recevoir ce qu'il y a, elle est la réception-émission d'une
intensité, d'une qualité : puissance.
Cette apparition est l'ouvert qui annonce la puissance qui annonce l'ouvert.
Affirmation 5 : Cette apparition est toute la vie qui s'auto-affecte actuellement d'une certaine
manière.
Explicitation :
Cette apparition, la vie, est toute la vie qui s'éprouve elle-même actuellement, ou qui s'ouvre
à elle-même, ou qui a la puissance de se recevoir elle-même.
Cette apparition, la vie, est toute la vie qui s'auto-affecte actuellement, c'est-à-dire qu'elle est
toute la vie qui sent son propre corps affecté par son corps propre, actuellement.
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Cette apparition, la vie, est toute la vie qui s'auto-affecte actuellement d'une certaine
manière, de cette seule manière dont la vie est susceptible de s'auto-affecter.
Affirmation 6 : Cette apparition est toute la vie "passée" qui s'auto-affecte actuellement d'une
certaine manière.
Explicitation :
Il y a actuellement une "première vie" qui surgit, unique, unifiée, joyeuse, il y a actuellement
cette minuscule cellule qui se sépare, qui se déploie généreusement dans l'espace-temps : voici les
premiers arbres qui se dressent, les premiers animés qui se meuvent, les premiers humains qui
marchent, parlent, désignent manuellement... voici les premiers poètes, les premiers philosophes,
tels qu'ils découpent le langage... voici la guerre, les invasions, les totalitarismes, le capitalisme et
ses dérives, cette vie qui se refoule-séduit, ce sado-masochisme... voici tel amour, telle joie
singulière, cette vie qui se reconnecte à elle-même... voici la copulation, le choix des parents ou des
grands-parents, cette joie qui actualise une joie présente... voici donc toute cette vie "passée" qui
s'auto-affecte actuellement d'une certaine manière.
Un vivant qui écrit, lit, respire, aspire, touche, sent, voit, écoute, et surtout goûte, d'une
certaine glorieuse manière, et ce sans jamais vraiment inspirer, sans jamais vraiment expirer : cette
apparition.
Affirmation 7 : Cette apparition est toute la vie "présente" qui s'auto-affecte actuellement d'une
certaine manière
Explicitation :
Il y a ici une diversité joyeuse qui s'auto-affecte présentement, de façon actuelle d'une
certaine manière, sur la totalité du globe, au sein d'une simultanéité insécable.
Ce vivant qui écrit ou lit est cette diversité "présente". En lui, cette diversité s'affirme d'une
manière certaine, puisqu'il respire, sent, goûte d'une certaine manière.
En cette apparition, il y a cette diversité "présente". Cette apparition est cette diversité
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présente.
Affirmation 8 : Cette apparition est toute la vie "à venir" qui s'auto-affecte actuellement d'une
certaine manière
Explicitation :
Il y a actuellement la possibilité de la paix.
Cette vie "à venir" qui s'auto-affecte actuellement d'une certaine manière n'est rien d'autre
que ce vivant qui lit, écrit, aspire, respire, sent : goûte.
Affirmation 9 : Cette apparition est un espace ouvert et continu, non fragmenté a priori.
Explicitation :
Cette apparition, toute la vie qui s'auto-affecte, n'est pas seulement ce qui est visible juste
"là-devant". Elle n'est pas "un livre", ou "du papier-cadavre-d'arbre", ni même "des mains". Elle est
bien plutôt l'ouverture sur toute la vie de l'univers, cet espace qui se déploie et qui se ramasse
constamment, toujours plus puissant, toujours plus plein, jamais limité, jamais fragmenté a priori.
Affirmation 10 : Cette apparition est une temporalité ouverte et continue, non fragmentée a priori.
Explicitation :
Celui qui cligne ses deux yeux, celui qui se laisse fragmenter par des battements de coeur,
celui qui divise ses membres pour énoncer quelque métronome discontinu, celui qui croit apercevoir
"plusieurs vies", celui qui pense pouvoir éprouver le "néant", celui-là est peut-être incapable de
sentir la continuité de l'actuel impermanent, ou de sentir l'ouverture temporelle de cette apparition.
Pour faire taire ce fâcheux mécréant qui vous trahit, il faut simplement poser deux simples
questions :
- Y a-t-il une seule vie qui ne se poserait pas actuellement ? Non, bien sûr.
136
- Y a-t-il une seule vie en laquelle toute la vie ne se poserait pas, avant et après elle ? Non, bien sûr.
Point final.
Affirmation 11 : Cette apparition est un espace-temps ouvert et continu, non fragmenté a priori.
Explicitation :
Cette apparition, toute la vie qui s'auto-affecte, se déploie simultanément dans l'espace et
dans le temps, au fil de sa progression, au fil de sa perte séparée certainement.
Cet espace est ouvert, cette temporalité est ouverte, cet espace-temps est donc, a fortiori,
ouvert.
Cette apparition et le cosmos tout entier sont à l'unisson.
Affirmation 12 : Cette apparition est éternelle
Explicitation :
Cette apparition, toute la vie qui s'auto-affecte actuellement, est une temporalité ouverte et
continue.
Avant la vie, il y a la vie, actuelle. Après la vie, il y a la vie, actuelle. Evidence d'une
éternité, rejet indéfini d'une indétermination.
Affirmation 13 : Cette apparition est l'éternel retour du même.
Explicitation :
Cette apparition, toute la vie qui s'auto-affecte, est éternelle, mais elle est aussi un
déploiement progressif (cf. Affirmation 11).
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Cette apparition, toute la vie qui s'auto-affecte, est éternelle, mais elle est aussi une
"première" vie (cf. Affirmation 6).
Synthèse = Retour éternel du même.
Affirmation 14 : Cette apparition est la conséquence d'une disparition
Explicitation :
Cette apparition, un éternel retour, est la conséquence de la disparition de "tout ce qui a
vécu", de tout ce qui s'est déployé.
Cette apparition, un éternel retour, est la conséquence d'une disparition, elle est un "au-delà".
Affirmation 15 : Cette apparition est une anamnèse
Explicitation :
Cette apparition, un éternel retour, est le souvenir d'elle-même, telle qu'elle s'est déjà
produite "autrefois" ou "bientôt".
Cette apparition est une pluie d'or, ou Danaë, elle donne la juste impression d'être une
répétition.
Affirmation 16 : Cette apparition est la saisie du souffle, la saisie d'elle-même.
Explicitation :
Cette apparition, telle qu'elle s'identifie à toute la vie qui s'auto-affecte, ou à son éternel
retour, est la saisie du souffle.
En effet, le vent vivant, tiède et âcre, tel qu'il traverse les montagnes, est cet accès immédiat
à la vie qui respire, toujours et encore dans cet espace-temps ouvert et continu.
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Affirmation 17 : Cette apparition est rigolote.
Explicitation :
D'une part, cette apparition est rigolote et moqueuse de par le fait que toute sa profondeur
sacralisée est contenue dans le pet, le vent, la respiration, toutes ces choses triviales et quotidiennes.
D'autre part, cette apparition, un éternel retour, est rigolote, car elle se conjugue à telle
obsession attachée à quelque "au-delà", alors qu'elle est elle-même cet au-delà.
Affirmation 18 : Cette apparition est la joie, la faveur, le plaisir, l'ennui étonné
Explicitation :
Cette apparition, un éternel retour, est la joie car elle est rigolote (cf. Affirmation 17).
Cette apparition, un éternel retour, est la faveur, car elle est l'affirmation qui rejette toute
expiration possible.
Cette apparition, un éternel retour, est le plaisir, car elle est toujours chaque fois cette vie "à
venir" qui s'auto-affecte actuellement d'une certaine manière, car elle est la saisie effective de la
possibilité d'une paix.
Cette apparition, un éternel retour, parce que tout ce qui vit a les yeux mi-ouverts, et cligne
son seul œil, est un ennui étonné.
Affirmation 19 : Cette apparition est écoutée par un seul sentir.
Explicitation :
Cette apparition, un éternel retour, toute la vie qui s'auto-affecte, n'est pas la réalité perçue
par quelque "entendement" isolé, ou par les dits "5 sens" détachés les uns des autres, ni même par
quelque "Mâle humain" qui serait doté de "facultés spécifiques".
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Cette apparition, un éternel retour, toute la vie qui s'auto-affecte, est écoutée par une seule
oreille, l'oreille d'un chat, d'une jument, d'un cochon d'inde, d'un moucheron, d'un arbre, d'une
bactérie, en un mot ledit sens est oreille ou nez du sur-vivant et de son homéostasie non-neutre.
Que perçoit cette oreille, ce sentir, ce goût ?
Elle perçoit, écoute, l'écho, l'éternel, l'insistance, à défaut d'entendre l'ek-sistence.
Affirmation 20 : Cette apparition est un seul langage
Explicitation :
Cette apparition, un éternel retour, toute la matière qui s'auto-affecte, n'est pas quelque
somme de "mots" audibles seulement par quelque "espèce humaine" détachée de tout sens
générique. Elle est hurlement à la lune, coups de sabots, miaulement d'une bestiole qui irrite, au
même titre que tout Pharma-cône.
Elle est un seul langage, où il n'y a pas de négation niée ou néfaste, puisque la vie ne peut se
nier, cette non-niaise vie.
Elle est un seul langage, où il n'y a "pas" de distinction, car elle est une assurément, oui bien
ce seul langage où il n'y a "pas" de dualisme, où le mal est donc simplement différent du bon, mais
aussi le laid du moche, le faux de l'adéquat, l'extérieur de l'intérieur, l'intelligible du sensible, le
passé de l'avenir, l'espace du temps, l'abstrait du concret, la durée de l'éternel, le mode de la
substance, la mort de la vie, le biologique du physique. Unité insécable.
Un seul langage, qui répète toujours : Point. Vie. Matière. Affirmation (et leurs variations :
leur dépliement).
Apparition = un seul langage = univocité, affirmation focalisée.
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Affirmation 21 : Cette apparition est Dieu(e) :
Explicitation :
Cette apparition enveloppe toutes les propriétés qui constituent l'essence, l'insistance de
Dieu(e) : elle est une (cf. A2), elle est nécessaire (cf. A3), elle est la puissance (cf. A4), elle est
omniprésente, omnisciente et omnipotente, car elle est toute la vie qui s'auto-affecte actuellement
d'une certaine manière (cf. A5, 6, 7, 8), elle est éternelle (cf. A9, 10, 11, 12, 13), elle est l'au-delà
(cf. A14), elle est inondée de lumière (cf. A15), elle a l'humour des seigneurs (cf. A17), elle est le
souffle (cf. A17), elle est un seul sens, une seule oreille (cf. A19), elle est un seul langage (cf. A20).
Cette apparition est Dieu(e), nous sommes, en tant que sur-vivants, des dieux les un pour les
autres, et l'androgyne céleste qui nous transcende peut-être est très suggestive dans sa malice :
divinité déviée, divinité verticale.
Affirmation 22 : Cette apparition est un destin
Explicitation :
Cette apparition, un éternel retour, toute la vie qui s'auto-affecte, est un destin.
A l'origine elle est une : la première. Puis elle se pluralise, et enfin se réunifie, pour se
remémorer soi, pour se reconstituer une, originelle.
Après les divisions et destructions, la paix ?
Affirmation 23 : Cette apparition est désobstruée
Explicitation :
Il faut désobstruer l'histoire de l'apparition, nous conseille Heidegger. Cela signifie qu'il faut
rechercher dans l'histoire la pensée la plus primitive, celle à partir de laquelle nous pesons l'Être,
ladite apparition.
Oui, il faut aller chercher les plus anciens, ce qui sont au plus proche de notre "à venir", en
tant qu'ils s'en souviennent très clairement.
Ces penseurs sont les égyptiens, les indiens, les australiens, etc. Ils nous promettent en le
suggérant cet éternel retour...
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Affirmation 24 : Cette apparition est amour
Explicitation :
Cette apparition est l'amour, car elle est l'humour, ce présent souvenu en une seule fois, et
ainsi inondé d'une clarté miraculeuse quoique banale.
Le visage d'un être que vous finirez par aimer follement, lorsqu'il surgit pour la première
fois, est incandescent, et vous ne pouvez l'expliquer : c'est qu'il est votre avenir, dont vous vous
souvenez, une promesse, dont vous savez qu'elle est tenue, une vie, que vous avez déjà vécue, et ce
pour toute l'éternité.
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Bibliographie
Philosophie
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra
Nietzsche, Le gai savoir
Nietzsche, Fragments posthumes sur l’éternel retour
Nietzsche, Naissance de la tragédie
Deleuze, Nietzsche et la philosophie
Jung, Les racines de la conscience
Jung, Métamorphose de l’âme et ses symboles
Guillemant, Philippe, La route du temps
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience
Bergson, L’évolution créatrice
Bergson, « L’âme et le corps », in : L’énergie spirituelle
Spinoza, Ethique
Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?
Heidegger, Etre et temps
Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique
Arendt, La crise de la culture
Kafka, HE
Kant, Critique de la raison pure
Kant, Critique de la faculté de juger
Kant, Critique de la raison pratique
Hegel, Science de la logique
Pascal, Pensées
Berkeley, Principes de la connaissance humaine
Platon, Phèdre
Hume, Traité de la nature humaine
Sartre, L’être et le néant
Littérature
Stendhal, La Chartreuse de Parme
Léo Ferre, « Ne chantez pas la mort »
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