Performer (dans) la ville : significations et représentations de l'urbanité dans la culture de...
-
Upload
theo-gasquet -
Category
Documents
-
view
650 -
download
6
Transcript of Performer (dans) la ville : significations et représentations de l'urbanité dans la culture de...
1
École des hautes études en sciences de l'information et de la communication Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
MASTER 2 PROFESSIONNEL
Magistère de Communication
Management de la communication
« Performer (dans) la ville : significations et représentations de l’urbanité dans la culture de marque de Nike »
préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD
Nom et prénom : Gasquet Théo
Promotion : 2013-2014
Soutenu le : 24 novembre 2014
Note au mémoire :
2
Table des matières
REMERCIEMENTS ............................................................................................................................ 4
INTRODUCTION ............................................................................................................................... 6 Préambule .................................................................................................................................................... 6 Le sport, la ville et Nike ........................................................................................................................... 7 Pourquoi parler de culture de marque ? ........................................................................................... 9
1. NIKE : UNE CULTURE DE MARQUE BATIE SUR LA CULTURE DE LA RUE ................ 13 1.1 La construction d’une culture de marque subversive et revendiquant son
« authenticité » ........................................................................................................................................ 13 1.2 Nike et la glorification de la pratique sportive informelle dans la rue (en
opposition à Adidas et le sport légitime des stades) ..................................................................... 17 1.3 La jeunesse (de la rue) au cœur de la communication de la marque ......................... 21
2. ESTHÉTIQUES URBAINES ET MÉTAPHORES SPORTIVES : LES REPRÉSENTATIONS
DE LA VILLE MODERNE À TRAVERS LES VALEURS DE NIKE ........................................... 26 2.1 La ville, lieu de confrontation entre soi et les autres : entre inégalité urbaine et
mise à égalité par le sport ............................................................................................................... 26 2.1.1 L’individualisme urbain exacerbé par le sport et les valeurs de Nike .............................................................. 26 2.1.2 Altérité urbaine, altérité sportive, entre compétition et « co-‐opétition » : confrontation et
cohabitation dans un espace limité .............................................................................................................................................. 30 2.1.3 Le sport comme mythe d’ascension sociale : de l’ombre de la rue à la lumière des stades ...................... 33
2.2 La ville, territoire identitaire ou paysage hostile à dompter par le sport ............ 38 2.2.1 La construction d’une identité territoriale et collective par le sport ................................................................. 38 2.2.2 La ville illimitée qu’il faut s’approprier .......................................................................................................................... 43
3. POUR QUE LA PERFORMANCE SOIT PERFORMÉE : COMMENT TRANSFORMER UN
DISCOURS SUR LA PERFORMANCE SPORTIVE URBAINE EN L’ADOPTION DES
PRODUITS DANS LA RUE ............................................................................................................. 49 3 .1 L’exemple du running : à la croisée du sport et de la mode ...................................... 49
3.1.2 De la performance individuelle à la communauté .................................................................................................... 50 3.1.2 Marquer la performance par le territoire urbain, et le territoire urbain par la performance : vers une
cartographie de la performance ..................................................................................................................................................... 53 3.1.3 Performer la performance par le vêtement : de la valeur d’usage à la valeur signe des produits Nike
...................................................................................................................................................................................................................... 58
3
3.2 Promouvoir la performance urbaine comme mode de vie pour gagner la
bataille de la rue ................................................................................................................................ 61 3.2.1 Performer la marque pour performer son identité urbaine .................................................................................. 61 3.2.2 Parler à toute la rue, parler de toutes les rues ............................................................................................................ 64
CONCLUSION ................................................................................................................................... 72
SOURCES DOCUMENTAIRES ....................................................................................................... 75 Bibliographie ........................................................................................................................................... 75 Études ......................................................................................................................................................... 77 Sitographie ............................................................................................................................................... 77
ANNEXES .......................................................................................................................................... 79 Annexe 1 .................................................................................................................................................... 79 Annexe 2 .................................................................................................................................................... 81 Annexe 3 .................................................................................................................................................... 84
RÉSUMÉ ............................................................................................................................................ 90
MOTS-‐CLEFS .................................................................................................................................... 91
4
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d’abord à remercier le CELSA, ses professeurs et son personnel
administratif pour ces trois belles années d’apprentissage et de riches expériences
humaines.
Je remercie tout particulièrement Emmanuelle Lallement pour son encadrement tout au
long du magistère et pour son suivi lors de la réalisation de ce mémoire. Ses conseils, sa
bienveillance et son apport pédagogique ont été précieux durant ces années d’études.
Je n’oublie pas Monique Beuvin, notre coordinatrice pédagogique, pour son implication
et son dévouement qui ont grandement contribué à faire du magistère une grande et
belle famille.
Merci également à Philippe Gargov, mon rapporteur professionnel, pour sa disponibilité,
ses conseils et le regard pertinent qu’il aura jeté sur mon travail.
Enfin, je remercie mes amis et ma famille pour leur soutien et Faustine pour la relecture
attentive de ces pages.
5
« Dans les grandes villes modernes, les gens courent après eux-‐mêmes.
Ils s’atteignent rarement. »
Gerhard Haptmann
6
INTRODUCTION
Préambule
Le 5 octobre 2014, 11000 participants s’élançaient dans les rues de la capitale pour
participer au 10km Paris Centre, course organisée par Nike au cœur du Marais1. La star
d’athlétisme Carl Lewis lançait même l’ouverture symbolique de ce succès populaire.
Au-‐delà de cet événement exceptionnel, Nike Running, l’entité spécialisée dans la course
de la marque, organise ainsi chaque semaine des « runs » dans les rues de Paris, courses
encadrées par des coachs Nike, suivant un itinéraire défini par Nike, et toujours à partir
des points de vente Nike, figurant ainsi les lieux de repères centraux pour ces parcours
dans la ville (points de départ et d’arrivée).
Ces rendez-‐vous réguliers accompagnent une progression fulgurante de la pratique de la
course à pied en France2 ainsi qu’une tendance plus générale qui consacre les vêtements
du running, et les chaussures notamment, comme en témoignent les créations des plus
grands designers qui les mettent à l’honneur depuis 20123, tendance reprise par les
magazines de mode4 au point qu’une journaliste mode du magazine Black Rainbow
déclare que « les chaussures de running sont les nouveaux talons aiguilles »5
Ces constats actuels nous donnent ainsi l’impression que le sport et les signes de
sportivité n’ont jamais été aussi visibles dans la ville. Il ne s’agit pas d’une nouveauté :
les adolescents, notamment, ont depuis longtemps adopté des tenues vestimentaires
sportives, indépendamment de la pratique, comme le rappellent Christian Dorvillé et
Claude Sobry pour qui « les tenues sportives sont devenus des éléments importants de
l’identité corporelle pour les adolescents » 6 . Depuis quelques années, la basket,
1 http://www.lepape-‐info.com/courses/les-‐resultats-‐des-‐10km-‐de-‐paris-‐centre-‐le-‐5-‐octobre-‐2014/ (consulté le 19 octobre 2014) 2 http://www.lsa-‐conso.fr/la-‐course-‐folle-‐du-‐running,139646 (consulté le 17 octobre 2014) 3 http://www.elle.fr/Loisirs/Special/L-‐homme-‐2013-‐explique-‐aux-‐filles/Leurs-‐tentations-‐mode/Du-‐podium-‐a-‐la-‐rue-‐10-‐tendances-‐a-‐la-‐loupe/Les-‐running-‐shoes (consulté le 18 octobre 2014) 4 http://www.aufeminin.com/accessoires-‐mode/baskets-‐tenue-‐de-‐ville-‐le-‐look-‐a-‐adopter-‐d-‐urgence-‐s341581.html (consulté le 18 octobre 2014) 5 http://www.gqmagazine.fr/sport/saga/articles/les-‐secrets-‐du-‐phnomne-‐running/12723 (consulté le 18 octobre 2014) 6 DORVILLÉ (Christian) et SOBRY (Claude), La ville revisitée par les sportifs, Territoire en mouvement, 2006
7
chaussure de sport destinée à être portée en ville s’est également démocratisée et n’est
plus restreinte à la seule population des adolescents ou des pratiquants de sport.7
Guillaume Erner note que « la différence séparant une marque de sport d’une marque de
mode est ténue. Nike et ses semblables ont profité de la tendance consistant à détourner
les baskets de leur usage initial ; les deux tiers de ces chaussures ne serviront donc
jamais à aucune pratique sportive »8 Mais la chaussure running est sans aucun doute, de
toutes les baskets qui sont devenues à la mode, celle qui présente l’aspect et les
caractéristiques les plus techniques, et leur port dans la ville, dans un usage déconnecté
de la pratique sportive, peut sembler incongru. La hausse de la pratique sportive en ville
conjuguée à la tendance grandissante des vêtements sportifs en milieu urbain, nous
amènent à interroger les liens entre la ville et le sport et plus particulièrement entre la
ville et les marques de sport à la lumière de l’une des plus emblématiques.
Le sport, la ville et Nike
S’il ne nous apparaît aujourd’hui pas incongru d’évoquer conjointement les notions de
sport et de ville, Christian Dorvillé et Claude Sobry nous rappellent que ces deux termes
« étaient jusqu’à une époque récente deux mots quasiment antinomiques », le sport
ayant « ses lieux d’expression précis et bien localisés : les stades, les gymnases, les
vélodromes et autres arènes où étaient organisés des rencontres sportives dans des
cités structurées », à l’exception des courses cyclistes, précisent-‐ils9. C’est ainsi à partir
des années 1970 que le sport va progressivement sortir des lieux dans lesquels la
performance physique était confinée. À partir de ce moment là, les pratiques et les
objectifs changent, les pratiquants vont rechercher autant le plaisir que la performance
et des sports de rue tels que le jogging, roller, skate, street-‐ball, BMX, street-‐hockey vont
se développer. Le cadre d’action devient la ville : on passe « d’un espace clos hérité des
fondements de l’urbanisme moderne (séparation des activités et des usagers) à un
espace ouvert sur la ville (sports « de » la ville et plus seulement « dans » la ville) où les
pratiquants entretiennent des rapports interactifs avec l’environnement urbain qui
7 MULLER (Florence), Baskets. Une histoire de chaussures de sport, de ville, Les éditions du regard, 1997 8 ERNER (Guillaume), Victimes de la mode ? Comment on la crée, pourquoi on la suit, La Découverte, 2006 9 DORVILLÉ (Christian) et SOBRY (Claude), La ville revisitée par les sportifs, Territoire en mouvement, 2006
8
passent par une réappropriation originale et ludique de la cité » (Dorvillé et Sobry). Les
activités sportives dans la ville deviennent des activités « spectacularisables »
auxquelles les passants, les piétons participent comme témoins et spectateurs, parfois
malgré eux. La recherche esthétique et de sensations menée pour soi est à même de
basculer vers une pratique mise en scène pour des tiers extérieurs10. Cette irruption du
sport dans les espaces publics à partir des années 1970, conjuguée à une augmentation
régulière des pratiquants et une médiatisation accrue des sports dits de masse ont
conduit à valoriser la culture sportive11. Dès lors, au-‐delà de la pratique, les signes de la
sportivité ont permis d’afficher une « identité positive dans les lieux publics »,
notamment pour les adolescents.12
Une des marques qui a sans doute le mieux compris l’importance esthétique des
vêtements de sport comme outil de représentation et d’identité est Nike. Dès sa création,
la marque américaine incarne, au-‐delà de la pratique du sport, un état d’esprit qui lui
permettra assez vite de vendre ses produits plus seulement à un public de sportifs mais
à un large public. À tel point qu’aujourd’hui « 80% de (leurs) produits sont portés dans la
rue plutôt que sur un terrain », comme le rappelle le président de son entité française, J-‐P
Petit 13 . La rue est ainsi le lieu du triomphe économique de Nike. Ses résultats
commerciaux font d’elle une des toutes premières marques de sportswear au monde,
notamment dans le domaine des baskets : Nike détient ainsi 36,6% du marché de la
chaussure de sport, le double de son rival Adidas14. Récemment, Nike est même devenu
le premier sponsor de clubs européens, devant son concurrent historique Adidas et dont
le football était le territoire de prédilection15. La marque a ainsi élargi au fil des années
les sports sur lesquels elle misait : d’abord spécialisée dans l’athlétisme, elle a ensuite
fait du basketball un de ses axes de développement principaux avant de multiplier les
10 ADAMKIEWICZ (Éric), Glisse urbaine et redéfinition de l’espace urbain, Glisse urbaine, revue Autrement, 2001, p.200-‐212 11 DURET (Pascal), Sociologie du sport, Que sais-‐je ?, 2008 12 OHL (Fabien), Les usages sociaux des objets : paraître « sportif en ville », Loisir et société, vol.24, n°1, 2001 13 Le Monde, 11 novembre 2000 14 http://www.capital.fr/a-‐la-‐une/actualites/nike-‐adidas-‐qui-‐est-‐le-‐plus-‐fort-‐898575/(offset)/2 (consulté le 20 octobre 2014) 15 http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/football-‐nike-‐equipe-‐davantage-‐clubs-‐qu-‐adidas-‐824901.html (consulté le 12 octobre 2014)
9
sports puis de venir concurrencer et donc dépasser son principal concurrent Adidas
dans le domaine du football.
Pourquoi parler de culture de marque ?
Les résultats commerciaux de Nike font d’elle la première marque de vêtements sportifs
mondiale. Les chiffres sont la preuve de la réussite commerciale de la marque mais ce
qui fonde l’intérêt d’une marque comme Nike c’est sa réussite en tant qu’émetteur
culturel. Daniel Bo explique ainsi que les marquent incarnent des points de vue sur le
monde et ont vocation à promouvoir des modèles : mythes, symboles, codes
idéologies16. Par culture, on entend l’ensemble des formes acquises de comportements,
des aspects collectifs d’une société, des expériences de la vie quotidienne. L’Unesco
définit la culture comme « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels,
intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. »17 En
s’adossant à la culture, les marques peuvent trouver le moyen de faire résonner leurs
valeurs avec des références partagées par tous, elles ne sont plus seulement « des
repères sur un marché de produits ou de services, mais bel et bien des univers complets
chargés de sens, des pôles de densité symbolique, des systèmes culturels, où s’articulent
des valeurs et des pratiques, des comportements, des contenus créatifs et même des
règles de vie »18. Si chaussures, survêtements et autres accessoires font partie de la
culture matérielle, la marque Nike fait, elle, partie de la culture immatérielle. Elle
fonctionne comme une entité symbolique avec ses codes et valeurs idéologiques. Ainsi,
un des traits reconnus de la culture de Nike est la mythologie sportive. Les égéries de
Nike sont assimilées à des héros. L'inspiration de l’héroïsme grec est d’ailleurs visible
avec le sens du mot Nike qui est une déesse grecque qui personnifie la victoire. Le logo
Nike lui-‐même est une stylisation de l’aile de la Victoire (la Victoire de Samothrace) ou
des victoires en général, qui, dans leurs représentations traditionnelles, sont toujours
ailées19. La dimension héroïque dans la culture de marque de Nike est largement
16 BO (Daniel), Brand culture, développer le potentiel culturel des marques, Dunod, 2013, Paris 17 http://portal.unesco.org/culture/fr/files/12762/11295422481mexico_fr.pdf/mexico_fr.pdf (consulté le 20 octobre 2014) 18 Bo (Daniel), op. cit. 19 http://www.influencia.net/fr/actualites/rub,nike-‐heroisme-‐depassement,31,2525.html (consulté le 14 octobre 2014)
10
reconnue, car mise en perspective par Georges Lewi dans son ouvrage « Mythologie des
marques »20 et un mémoire au CELSA est même consacré au sujet21. Ce qui nous semble
intéressant et qui fonde la légitimité de notre travail de recherche, c’est que la culture de
marque de marque est envisagée comme une globalité, un agrégat de valeurs, de
représentations, de symboliques. Pour Daniel Bô, « la sonorité du moteur d’une Harley,
l’interface des écrans Apple ou Sony ou encore le papier de soie parfumé des emballages
Bonpoint font intrinsèquement partie de la culture de ces marques. Cela signifie que la
culture de marque n’est pas réductible à un simple discours : elle passe aussi par des
images, des icônes, des objets, des façons de faire, etc. »
Dans cette perspective, les manières avec lesquelles la ville est représentée dans la
communication de Nike constituent un signifiant à part entière dans sa culture de
marque et tendent nécessairement à véhiculer ses valeurs. L’intérêt d’étudier une
culture de marque, ou en tout cas un des aspects d’une culture de marque, est d’analyser
de quelles façons la marque se saisit d’une culture préexistante, la transforme (de
manière consciente ou inconsciente) au filtre de ses valeurs et de ses stratégies pour la
restituer d’une certaine manière. En effet, les marques « inscrivent leur vocation dans un
environnement, une culture plus large qu’elles, dont elles dépendent et qui les
dépasse » 22 . Bruno Remaury ajoute qu’« il y’a sous certaines marques, de vraies
richesses narratives en termes de récits mais surtout de vrais ancrages, qu’ils soient
pressentis ou totalement involontaires, de ces récits de marque dans différents grands
récits culturels collectifs »23. Toute culture de marque procède ainsi d’une culture
commune qui la précède. Il est intéressant de dévoiler alors ces « ancrages » et leur
restitution. C’est ce mouvement entre ce que l’on pourrait appeler « une culture
commune » de la ville et du sport et la culture de marque de Nike qui sera au cœur de
notre sujet.
Dans quelle mesure la culture de marque de Nike s’inspire de ce que l’on pourrait
qualifier de réalités sociales de la ville et des liens entre le sport et la ville ? Comment la 20 LEWI (Georges), Mythologie des marques, quand les marques font leur storytelling, Pearson Village mondial, Paris, 2009 21 DABURON (Myrtille).-‐ Immatérialité symbolique et héroïsme de marque : le duel identitaire de Nike et Adidas. 2011 22 BO (Daniel), Brand culture, développer le potentiel culturel des marques, Dunod, 2013, Paris 23 REMAURY (Bruno), Marques et récit, la marque face à l’imaginaire culturel contemporain, Editions du regard, Paris, 2004
11
marque utilise en transformant, ou non, ces réalités sociales, pour trouver un écho chez
ses consommateurs et transmettre ainsi ses valeurs ? En quoi les valeurs de Nike sont-‐
elles d’ailleurs liées à des valeurs que l’on pourrait prêter à la ville ?
Pour résumer ces questions en une phrase qui figure notre problématique : nous nous
demanderons comment et à quelles fins Nike s’approprie et restitue le territoire
symbolique de la ville dans sa culture de marque.
Deux hypothèses viennent soutenir cette réflexion :
Nous supposons que la ville constitue un terreau de valeurs dans lequel l’identité de
Nike trouve racine et que la marque va réinterpréter pour restituer sa vision de
l’individu – sportif -‐ dans la ville.
Dans un deuxième temps nous faisons l’hypothèse que l’importance accordée à la ville
dans la culture de marque de Nike lui a permis de décloisonner ses produits de la
pratique sportive pour réussir à les imposer en tant qu’accessoires de mode.
Pour mener à bien ces réflexions, il nous a semblé judicieux d’étudier principalement la
partie la plus explicite de la culture d’une marque : la publicité, en nous concentrant sur
les films publicitaires. La marque produisant un grand nombre de films publicitaires,
dans de nombreux pays, nous avons décidé de nous concentrer sur les films publicitaires
diffusés en télévision, au cinéma ou sur internet en France ces trois dernières années.
Adscope24 qui est une bibliothèque de référencement de toutes les publicités sorties en
France et utilisé notamment par les agences de publicités pour faire leur veille nous a
servi d’outil de recueil de ces films. Nous avons utilisé les codes fournis par l’agence de
publicité la chose dans laquelle nous avons réalisé un stage de février à août. Certains
films hors de cette période de trois ou non diffusés en France, mais qui nous ont semblé
particulièrement emblématiques, ont également étoffé notre analyse. Il nous a
également semblé intéressant d’analyser la production de discours et les interactions
sur la page Facebook Nike Running France. Nous avons effectué des analyses de type
sémiologique sur ce corpus. Nous nous sommes également appuyés sur de nombreux
ouvrages de sciences humaines et sociales, traitant de sociologie générale, de sociologie
24 http://www.adscope.fr/
12
du sport, de sociologie urbaine, d’ethnologie ou encore d’urbanisme. Nous avons
également convoqués des productions affiliées aux sciences de l’information et de la
communication ou inscrites plus directement dans le champ professionnel du marketing
ou de la publicité.
Nous avons décomposé notre analyse en trois temps. Dans une première partie nous
avons tenté de comprendre et d’approfondir les liens originels qui liaient la marque à la
culture urbaine. Dans un deuxième temps nous avons analysé les représentations de la
culture urbaine et de la ville dans la culture de la marque afin d’y déceler des
significations à même de nous renseigner sur les valeurs sous-‐jacentes à la marque.
Enfin nous avons tenté de mettre en évidence l’utilisation de ces représentations de la
ville à des fins stratégiques et commerciales pour occuper le terrain de la mode.
13
1. NIKE : UNE CULTURE DE MARQUE BATIE SUR LA CULTURE
DE LA RUE
Avant d’étudier et comprendre les significations et les représentations de la ville et de
l’urbanité dans la culture de marque de Nike, il est nécessaire de s’intéresser aux raisons
pour lesquelles l’univers urbain est aussi prégnant dans la culture de la marque. Il faut
ainsi revenir sur les fondements de la marque et ses liens originels avec la culture
urbaine.
1.1 La construction d’une culture de marque subversive et revendiquant son
« authenticité »
L’histoire des origines et des débuts de la marque nous apprend beaucoup sur le socle
de ses valeurs. Daniel Bô note qu’ « à ses origines, toute entreprise a un fondateur-‐
créateur qui insuffle à la marque, de manière intuitive et spontanée, sa culture propre, sa
vision du monde »25 . À cet égard, les débuts de la marque sont particulièrement
significatifs en ce qu’ils sont étroitement liés à l’histoire de son fondateur qui a construit
son aventure entrepreneuriale en opposition à une marque préexistante : Adidas. En
effet, Bill Bowerman, entraineur d’athlétisme à Stanford aux Etats-‐Unis et Philippe
Knight, étudiant en comptabilité et champion de course, trouvent, en 1950 que les
chaussures fabriquées à l’époque -‐ dont le marché est alors dominé par Adidas -‐ sont
trop chères et trop lourdes. Knight consacre même un mémoire de maitrise au groupe
allemand dont il dénonce la domination. Face au géant Adidas, leader incontesté qui a la
mainmise sur le marché des vêtements de sport, les prémices de l’histoire de Nike
s’inscrivent dans une démarche de réaction spontanée et d’authenticité. Ainsi, Bill
Bowerman aurait créé sa première semelle à l’aide d’un moule à gaufres, d’un peu de
latex, de cuir et de colle dans sa cuisine26. Avec Philippe Knight, ils décident alors de
produire à bas prix en Asie des chaussures haut de gamme et de les vendre moins chères
25 BÔ (Daniel), Brand culture, Développer le potentiel culturel des marques, 2013 26 WATIN-‐AUGOUARD (Jean), Marques de toujours, Larousse, 2003
14
qu’Adidas, 7 dollars contre 9 dollars27. Ils fondent alors Blue Ribbon Sports, une
entreprise sans usine qui sous-‐traite au Japon.
Il faudra attendre les années 1970 et l’explosion de la pratique du jogging aux Etats-‐
Unis pour que la société connaisse vraiment le succès. Blue Ribbon lance ainsi en 1972
une nouvelle marque : Nike, qui deviendra le nom de la société en 1978. En 1979, Nike
lance la première semelle à coussin d’air et première prouesse technique pour la société.
Le slogan choisi pour promouvoir la marque est alors « l’authenticité du sport ». Nike se
revendique comme la marque au service de la pureté du sport, proche des athlètes et
des sportifs, pour les aider à pratiquer au mieux, dans un souci permanent d’innovations
techniques. Toute son évolution sera ainsi marquée par une opposition aux
« traditions » du sport, dans la quête de la pureté sportive et de la performance.
Dans les années 1980, le marketing est dominé par ce qu’on appelle le « lifestyle : les
marques présentent un univers idéal, dans lequel le consommateur se projette bien
volontiers »28. Le sport fait partie d’un mode de vie, mais n’est ni une philosophie de vie,
ni une aspiration à davantage qu’un effort pour être bien, mincir (se préparer pour l’été,
ce que ne cessent de véhiculer les magazines) ou pour les plus jeunes, reproduire le
sport des vedettes de la télévision et du foot. Ce sport est organisé, normé et structuré. Il
est dans la société comme il est au sein des écoles : une discipline avec ses règles, ses
principes, ses cadres et ses organisations. L’épreuve sportive, le stade, l’organisation par
les « fédérations », le chronomètre… Aux antipodes de ce qui se pratique pourtant de
plus en plus aux Etats-‐Unis et dont Nike est alors en train de devenir l’une des marques
référentes. Nike évolue dans ce cadre pendant plusieurs années proposant des produits
performants pour la course et le marathon, démontrant une très forte culture technique
mais qui n’était pas alors le reflet d’une assez forte différence de marque.
Au milieu des années 1980, le monde du sport explose avec le développement des clubs,
de l’aérobic. La forme devient obsessionnelle et les marques investissent de plus en plus
en communication, en évènements, en actions destinées à gagner des parts de linéaire
dans une grande distribution qui se structure et se concentre.
En comprenant que la différence de Nike devrait s’exprimer autour de valeurs très
différentes de celles fixées par le leader, en particulier Adidas la marque fait un très
27 http://fr.wikipedia.org/wiki/Nike (consulté le 27 octobre 2014) 28 http://www.ionisbrandculture.com/nike-‐just-‐do-‐it-‐-‐21 (consulté le 27 octobre 2014)
15
grand saut en avant pour axer sa communication sur des valeurs fortes et
différenciantes : liberté, spontanéité, dépassement, individualisme, lutte volonté d’aller
plus loin, d’atteindre ses limites, de s’extraire des règles et du côté formel du sport qui
bride les individus.
Nike transforme le marché, ses ambitions et valeurs, sa communication, en « sortant du
ghetto » du sport codifié, pour devenir le symbole d’une nouvelle philosophie, qui
habitait déjà l’esprit de ses créateurs. C’est pourquoi Nike et son agence Wieden &
Kennedy décident de s’orienter vers une nouvelle « religion du sport », de briser les
barrières publicitaires avec le swoosh (la célèbre virgule) et lancent alors la signature
« Just do it » qui permet à la marque Nike de dépasser la traditionnelle image du
vainqueur. Cette signature qui perdure encore aujourd’hui incarne le storytelling
puissant de la marque : Nike s’adresse à tous, aux meilleurs d’aujourd’hui et de demain,
à ceux qui décident de se fixer de nouveaux challenges. La marque transforme toute la
culture sportive en vision du sport, en culte de la performance individuelle,
indépendante des stades, des normes et des règles. L’important est de participer pour
gagner sur soi-‐même. Alors qu’Adidas s’inscrit plus dans la norme, le passé, la tradition,
Nike prône davantage la liberté, la modernité, les nouvelles frontières.
Cet ADN qui l’inscrit en opposition à Adidas, en subversion par rapport aux modèles
traditionnels du sport l’amène à prendre pour porte-‐paroles des sportifs et des
personnalités parmi les moins disciplinées. Les choix de ces égéries n’est souvent pas
anodin, elles « ont un rôle particulièrement important à jouer, en ce qu’elles incarnent la
culture de marque de la façon qui prête le plus à l’identification »29 On constate
d’ailleurs qu’elles ont un rôle de plus en plus actif : elles sont choisies avec soin pour que
leur univers propre entre en résonance avec celui de la marque. Bô note même que
« chez Nike, les sportifs ne sont pas représentés pris sur le vif, mais entrent en
interaction avec le public en leur adressant un regard direct, en les invitant à entrer dans
leur monde. » Les égéries, plus que des représentants sont de réels dépositaires de la
philosophie Nike et sont mis en scène de manière à interpeller directement le public. Ils
sont la voix de Nike et correspondent à sa vision relativement « subversive » du sport. La
campagne avec Kevin Durant en 201330 illustre réellement bien ce rôle attribué à ses
29 BÔ (Daniel), Brand culture, Développer le potentiel culturel des marques, 2013 30 « Kevin Durant Investigates », annexe 1, vidéo 1, https://www.youtube.com/watch?v=QtkfOE1ObEA
16
égéries : il est utilisé pour sélectionner les joueurs amateurs qui méritent ou non de
recevoir les nouvelles chaussures Nike. À travers l’écran, il les interpelle : plus qu’on rôle
de représentant, il a une mission de consultant et de coach : il incarne réellement les
valeurs de Nike en ce que c’est lui qui décide si le joueur mérite de porter ou non la
marque et émerge de la publicité de manière allocutive. Pour incarner ce rôle et ce
positionnement, Nike a ainsi choisi, tout au long de son histoire, des personnalités telles
que John Mc Enroe (teenisman), Michael Jordan (basketteur), Eric Cantona (footballeur)
ou André Agassi (tennisman), tous reconnus pour leur comportement assez atypique. Et
preuve de la pertinence du choix de la marque en terme d’adéquation entre ses égéries
et sa culture de marque, ces personnalités ont toutes constituées de réelles réussites
commerciales et communicationnelles. Avec John Mc Enroe, le chiffre des ventes de
chaussure de tennis passe d’une année sur l’autre de 10 000 à 1,5 millions de dollar.31 La
collaboration avec le basketteur Michael Jordan s’étend, elle, de 1984 à 1999 et
débouche même sur une marque à son nom, qui connaît jusqu’à aujourd’hui un succès
populaire assez incroyable – comme le montrent les émeutes dans les magasins à
l’occasion de la sortie de la Air Jordan en 201332. En France, Éric Cantona apparaît en
1996 dans le spot Evil, puis en 1997 sous les traits d’un légionnaire au crâne rasé, et un
an plus tard sur des affiches à la gloire de la « république populaire du football. Lorsque
la marque deviendra l’équipementier de l’équipe de France en 2011, Eric Cantona sera
également réutilisé pour la campagne d’affichage.
De tels choix ancrent la marque dans une autre figure, celle qui gagne toujours la
bataille médiatique et les cœurs face aux « bons éléments », celle du rebelle qui assume
à sa manière la notion de dépassement et de performance.
Ce positionnement incarne aussi la vision américaine moderne du sport, sacralisant le
primat de l’individu, qui a su dépasser les frontières nationales et prouver son
universalité en séduisant les consommateurs du monde entier.
31 WATIN-‐AUGOUARD (Jean), Marques de toujours, Larousse, 2003 32 http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/12/25/une-‐nouvelle-‐paire-‐de-‐baskets-‐provoque-‐des-‐scenes-‐d-‐emeutes-‐aux-‐etats-‐unis_1622690_3222.html (consulté le 29 octobre 2014)
17
1.2 Nike et la glorification de la pratique sportive informelle dans la rue (en
opposition à Adidas et le sport légitime des stades)
Les valeurs de liberté prônées par Nike tendent à proposer et à valoriser l’image d’une
pratique sportive qui sort des sentiers battus. Alors qu’Adidas est plus certainement
caractérisée par le sport d’équipe, la compétition, le sport légitime, la culture de marque
de Nike va faire son nid à partir des années 1980 sur le développement de pratiques
sportives qui sortent des circuits traditionnellement dédiés au sport. Ici, la pratique
sportive est fortement liée au contexte et au cadre urbain qui conditionnent voire
déterminent le sport pratiqué. Ces sports informels apparaissent aux Etats-‐Unis puis en
France dans les années 1980 et présentent une dimension auto-‐organisée. Ils peuvent
prendre deux formes différentes : soit ils vont procéder à une « requalification d’espaces
urbains (les rues, les places, les squares, les parkings…) soit il s’agit « d’usages sportifs
d’espaces spécialisés (équipements sportifs) dans la ville »33. Ces pratiques qui utilisent
la ville comme cadre déterminant appellent à une réappropriation de l’environnement
urbain. Ce caractère de réappropriation urbaine semble être une des premières
dimensions qui transparait dans la culture de marque de Nike.
Ainsi, une grande partie des publicités Nike mettent en scène des « joueurs de rue », des
parties qui se déroulent sur des terrains de rue. Que ce soit pour le basketball ou pour le
football, les deux sports d’équipe qui donnent lieu au plus grand nombre de spots
publicitaires de la marque, les terrains de jeux sont souvent dans la ville et la pratique
auto-‐organisée.
Cette omniprésence de la mise en valeur de la pratique sportive informelle est due pour
nous à trois raisons symboliques.
La première raison, comme nous l’avons vu dans la sous-‐partie précédente est liée à une
rhétorique de la subversion face à la pratique organisée et à la dimension « rigide » du
sport. La rue offre un espace de liberté, émancipée des contraintes d’une fédération,
d’un club ou d’un entraineur, comme l’a remarqué Travert dans son étude
ethnographique sur le football « pied d’immeuble » à travers les représentations que les
jeunes se font de la pratique en club : « on ne joue jamais », « si tu manques les
33 CHANTELAT (Pascal), FODIMBI (Michel), CAMY (Jean), Lieux et déplacements sportifs auto-‐organisés dans la ville, Agora Débats Jeunesses n°13, 1998
18
entrainements tu es viré ». La rue est ainsi le lieu où le sportif est directement confronté
à son sport et aux autres pratiquants, sans intermédiaire. Il n’y a pas d’autres formes de
réglementation et d’interventions que celles instaurées par les seuls pratiquants, créant
ainsi un lieu où seul le sport et le plaisir de jouer comptent. Chantelat, Fodimbi et Camy,
dans leur étude des pratiques auto-‐organisées, rappellent ainsi que « la motivation
essentielle dans celles-‐ci est le jeu, non pas la compétition et l’affrontement, mais le jeu,
le plaisir de jouer ; plaisir de jouer ensemble ou plaisir de jouer contre des inconnus. Le
jeu est entièrement organisé et conçu de manière à permettre le déroulement de
l’activité sans discontinuité, condition indispensable au plaisir de jouer »34. Dans cette
optique, la rue semble être le lieu du jeu pur, une sorte d’ « Eden » de la pratique
sportive, sans souci de résultat à proprement parler, hormis celui de se mesurer à
d’autres et où tout le monde peut jouer et tenter sa chance, contrairement au club. Tout
doit être fait pour favoriser la beauté du jeu, le plaisir du sport : « l’excitation et la
tension du jeu sont recherchées en permanence. Les règles utilisées, la gestion des
conflits, les compositions d’équipes sont également au service de cette continuité du
jeu. ». Ici, l’idée de compétition stricte est reléguée au second plan, derrière la dimension
hédoniste, l’idée du plaisir et la beauté du jeu. D’ailleurs, les joueurs sont amenés à
rechercher un certain équilibre dans les équipes, fondamental pour le plaisir du jeu et
« lorsqu’une équipe écrase l’autre, la rencontre sportive perd sa signification. »
La deuxième raison est liée à la symbolique de l’effort et du travail nécessaire pour
arriver à être bon, à être le meilleur : la rue représente la dureté de l’effort au quotidien
pour progresser dans son sport. La pratique informelle dans la rue est envisagée ici
comme un préalable à la réussite dans les stades, une étape obligatoire et nécessaire
pour devenir le meilleur : avant d’affronter les meilleurs en compétition officielle, il faut
avant tout pouvoir battre le meilleur de la rue. Pour Pascal Duret, la différence entre la
compétition officielle et la compétition dans la rue est une différence temporelle. Alors
que la compétition institutionnalisée, avec le temps de plusieurs saisons, va permettre
une mise en présence de forces quasi égales, de rivaux assez équivalents, les
confrontations dans la rue se négocient en l’espace d’un après-‐midi (ce qui va justifier
parfois des adaptations en cours de partie pour rééquilibrer les forces en présence). La
logique d’affrontement sur un temps long avec un championnat et une prévision des
34 Op. cit. p.16
19
matchs dans les compétitions institutionnalisées, s’oppose ainsi à la « logique de la
surprise renouvelée dans la rue »35. Pour autant, la concentration temporelle de la
compétition exalte la nécessité d’être le meilleur car il n’y aura pas de deuxième chance.
Duret note ainsi que dans ces « haut-‐lieux »36, les matchs reposent sur « une fiction
démocratique car si tout le monde accède à l’aire de jeu en prenant son tour pour
affronter les gagnants du match précédent, seuls les plus forts occupent le terrain toute
la journée alors que les plus faibles ne le foulent, parfois après plusieurs heures
d’attente, que le temps de se faire battre à plate couture. » Ainsi, si tout le monde peut se
mesurer à tout le monde sur les terrains de rue, si tout le monde peut tenter sa chance,
tout le monde ne se vaut évidemment pas et seuls les meilleurs restent, peuvent jouer
plus longtemps et donc prolonger le plaisir. La notion de compétition a donc
entièrement sa place et cette dernière est même cristallisée puisque le temps des
sessions est limité à un après-‐midi contrairement à un championnat. La mesure des
talents se fait instantanément, sur le moment, le gagnant est celui d’un jour seulement ce
qui oblige les joueurs à toujours être les meilleurs puisque la mémoire collective est de
courte durée. Ici, pas de trophée pour graver son nom dans l’histoire de son sport, la
compétition de tous contre tous est permanente et sans cesse renouvelée. La campagne
« Possibilities »37 illustre bien cet aspect de la compétition permanente en proposant
une gradation dans les défis d’un joueur (tour à tour coureur, pongiste, basketballeur…)
en mélangeant la pratique sportive institutionnalisée et la pratique informelle, sans
mettre l’un au dessus l’autre. On y voit par exemple une joueuse de ping-‐pong qui est la
meilleure en club, devoir affronter ensuite un maitre en ping-‐pong dans une arrière-‐salle
de bar, avant de se retrouver sur un court de tennis face à Serena Williams, tennis
woman reconnue. Ici, la pratique du sport est même reléguée au second plan (une
pongiste n’est pas une tennis woman donc cet confrontation n’aurait pas lieu d’être), ce
qui importe c’est la remise en cause permanente du talent et la relativité des victoires.
La voix-‐off le souligne d’ailleurs : « tu es assez fort pour battre ton adversaire en club,
trouve son maître, bats le, tu peux faire ça ? Bats Serena ! ». La rhétorique tend à
montrer que rien n’est figé dans le sport et qu’il faut en permanence se dépasser car on
35 DURET (Pascal) , Sociologie du sport, Armand Colin, 2001 36 Chantelat, Fodimbi et Camy les appellent ainsi pour rendre compte des espaces sportifs à forte charge symbolique 37 « Possibilites » ; Annexe 1, vidéo 2, https://www.youtube.com/watch?v=RboTJOfRCwI
20
trouvera toujours quelqu’un de meilleur que soi. Cela nous amène à la troisième raison
pour laquelle il nous semble que la pratique informelle du sport est autant mise en avant
dans la culture de marque de Nike et sûrement la raison la plus prégnante, si ce n’est la
plus importante : c’est l’idée que la performance ne se cantonne pas à un stade ou un
gymnase mais se doit d’être omniprésente. Même en dehors du sport. La quête de la
performance, selon la philosophie de Nike doit être constante et confine à une
philosophie de vie. La rue est « le sine qua non de l’urbain, elle compose l’arrière-‐fond
du théâtre urbain » 38 et en cela est la toile de fond de toutes les activités de l’homme
urbain (donc de la majorité des occidentaux). La performance devient une quête pour
chacun, pour n’importe quelle activité, en faisant ses courses, en allant au travail, en
sortant avec ses amis. Au-‐delà de la campagne « Possibilities » que nous venons
d’évoquer, Nike a résumé cette philosophie avec deux campagnes pour le moins
éloquentes : la première sous la forme d’un dispositif avec une application et un bracelet
est intitulée « Everything counts ». La marque a mis en place un système de monnaie, le
FUEL, et chaque effort permet de récolter un certain nombre de Fuel, suivant que l’on
court, que l’on marche, que l’on saute etc… le barême sera différent, mais comme le
suggère la signature de la campagne : « tout compte ». Tout est performance, tout est
sport. La deuxième, intitulée « Find your greatness » était une campagne pour les jeux
olympiques de Londres en 2012 et mettait en scène autant des sportifs de haut niveau
que des handicapés, ou des gens confrontés à des défis personnels d’apparence moindre
(un jeune garçon obèse qui court sur la route, un petit garçon en haut d’un plongeoir)
mais présenté comme équivalent par le montage qui alterne ces efforts d’anonymes avec
les records des champions des jeux olympiques. La rhétorique de la campagne vise ainsi
à montrer qu’il n’y a pas de petits ou de grands efforts, d’insignifiantes ou de réelles
victoires et que c’est à chacun de trouver sa forme de « grandeur » : chacun avec ses
propres défis, ses propres objectifs, mais toujours dans l’idée et l’idéal de la
performance.
38 BRODY (Jeanne), La rue, Broché, 2005
21
1.3 La jeunesse (de la rue) au cœur de la communication de la marque
L’une des réussites stratégiques de la marque est d’avoir mis la jeunesse au cœur de sa
communication. Alors qu’Adidas, historiquement, mettait en valeur des sportifs
professionnels donc déjà considérés comme des adultes accomplis (malgré un âge
encore jeune), Nike a basé sa communication sur la cible jeune, mettant en scène
principalement des jeunes sportifs amateurs (ce ne sont évidemment pas les seuls
représentés dans la communication de la marque mais ce fut un élément différenciant
qui a permis à la marque de se démarquer de son concurrent Adidas). La campagne que
nous avons déjà évoquée, au moment où Nike devint l’équipementier officiel de l’équipe
de France est symbolique de ce parti-‐pris historique de la marque39. Alors que ce coup
marketing fort, celui de déposséder Adidas d’une sélection championne du monde dont
la marque allemande était l’équipementière historique, aurait traditionnellement donné
lieu à une campagne publicitaire mettant en scène les joueurs de l’équipe de France,
pour la plupart des stars internationalement reconnues. Nike a fait un autre choix. En
effet, même si quelques – jeunes – joueurs de l’équipe de France sont présents dans ce
spot publicitaire, Nike a préféré mettre en scène des anonymes, des jeunes joueurs
amateurs. Du fait du caractère « institutionnel » de l’objet de la campagne (l’équipe de
France), la marque ne pouvait se permettre d’avoir exclusivement pour sujets des jeunes
jouant de manière informelle, auto-‐organisée, ce qui est le cas une grande partie du
temps comme nous l’avons vu précédemment. Malgré cela, le spot publicitaire met en
scène des jeunes relevant d’une pratique amateur et non en match, pas avec des
maillots, mais avec des dossards d’entrainement ou même en survêtement. La
dimension amateur est voulue comme le gage d’une certaine authenticité, face au
football professionnel, parfois décrié pour son manque de passion et pour son
obnubilation pour l’argent en dépit de la beauté du sport. Pour exploiter au maximum ce
parti-‐pris, Nike a même lancé un concours vidéo à destination de footballeurs anonymes
passionnés, avec à la clef des places de figurants dans la publicité. Le parti-‐pris de la
jeunesse est aussi un choix marketing. Effectivement comme l’a mis en évidence Fabien
Ohl, « la présence des objets sportifs est particulièrement marquée dans la composition
du paraître des adolescents, les tenues sportives constituent pour eux l’un des éléments
39 « Vive le football libre », Annexe 1, vidéo 3, https://www.youtube.com/watch?v=JoFnlnDVCig
22
importants de l’expression corporelle ». Il s’agit pour eux de participer, « par le biais des
usages des objets sportifs à une culture valorisée et valorisante (…) car les signes de la
culture sportive médiatisée permettent d’afficher une identité positive dans des lieux
publics ». 40 À cet égard les adolescents représentent une cible de choix pour les marques
de sport, en ce qu’ils sont particulièrement réceptifs et sensibles aux articles de sport
notamment. Mais le concept de jeune dérange moins le marketing que les sciences
sociales, et il convient de ne pas tomber dans l’impasse d’une généralisation hérétique
pour les chercheurs et même les publicitaires les plus avertis. Il est vrai que la facilité
d’agréger les différentes catégories de la jeunesse, en une nouvelle classe sociale, comme
en parlait Fize41, a quelque chose de simplificateur. Surtout lorsque l’on évoque des
sujets qui ont trait au sport, duquel l’idéal égalitaire, voire égalitariste colle fortement à
la peau depuis des années. Cette vision n’est pas nouvelle, et comme le souligne Duret,
« la volonté de penser le sport comme « apolitique » et comme une passion partagée par
l’ensemble de la jeunesse ne date pas d’aujourd’hui. »42. Cette posture vise ainsi à
instaurer et démontrer l’universalisme du sport et à projeter une fiction d’égalité face à
ses valeurs et à la performance alors que, comme l’affirmait Bourdieu, la « jeunesse n’est
qu’un mot » qui réifie des représentations regroupant des populations aux
caractéristiques fort différentes.43
Il s’agit ainsi d’affiner notre propos : Nike a pris la jeunesse pour objet principal dans
ses campagnes de publicités et dans sa culture de marque, mais pas n’importe quelle
jeunesse. La campagne Nike que nous venons d’évoquer nous renseigne à ce titre sur les
caractéristiques de la jeunesse qui est mise à l’honneur. Si les terrains sur lesquels se
déroulent le spot ne sont pas des street terrains, au cœur de la ville relevant d’une
pratique informelle, pour la raison que nous avons énoncée plus tôt, le caractère urbain
et l’esprit de la rue sont quand même très explicités et occupent une part prépondérante
dans l’esthétique et la symbolique du film. Les barres d’immeuble sont visibles à
l’horizon, il y’a des tags sur les murs au deuxième plan, les survêtements sont relevés à
la moitié de la jambe, comme le veut l’usage en banlieue. Il s’agit ici, et comme souvent
40 OHL (Fabien), Les usages sociaux des objets, paraître sportif en ville, Loisir et société, vol.24, n°1, 2001 41 FIZE (Michel), TOUCHÉ (Marc), Pratique ludique d’adolescents et réactions sociales à ces pratiques : le skateboard, Vaucresson, Centre régional interdisciplinaire de Vaucresson, 1991 42 DURET (Pascal), Sociologie du sport, Armand Colin, 2001 43 BOURDIEU (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Le sens commun, 1979
23
dans les publicités Nike, de la jeunesse des quartiers populaire, de banlieue notamment
(en France, car les classes populaires aux Etats-‐Unis ne sont pas circonscrites en
banlieue mais le schéma spatial des villes est inversé : les banlieues sont aisées, les
centre villes populaires). Nous pouvons reprendre la définition de Gasparini et Vieille-‐
Marchiset qui désignent par le terme classe populaire, « des groupes sociaux divers,
caractérisés par leur position dominée (sur les plans économique, culturel, politique et
symbolique), leurs faibles chances d’améliorer leur destin social et par des traits
communs en terme de styles de vie (pratiques sportives et culturelles notamment) »44.
Ces classes dites populaires sont depuis les années 1970 régulièrement assignées aux
banlieues., que les discours médiatiques et politiques résument aussi à la notion de
« quartier ». Gasparin et Vieille-‐Marchiset relèvent qu’il « suffit aujourd’hui de dire « les
quartiers » pour que chacun comprenne : à savoir, ces quartiers d’habitat social
construits dans les années 1950 et 1960, situés dans la périphérie des grandes
agglomérations, quartiers populaires où vivent une partie importante des étrangers ou,
plus largement, des populations issues de l’immigration postcoloniale ». Nos analyses
des publicités Nike en France nous ont fait constater, une récurrence du cadre de la
banlieue dans la mise en scène des pratiques de rue organisées (avec des attributs
caractéristiques comme les hautes tours HLM par exemple) avec également une
présence marquée des populations « issues de l’immigration postcoloniale ». Cette
caractéristique spatiale – et nécessairement, sociale – est loin d’être anodine. Elle
permet d’abord de renforcer le mythe de la progression sociale par la progression
sportive comme nous le verrons dans une deuxième partie, mais également de favoriser
le processus d’identification avec une population (la jeunesse des quartiers populaires),
particulièrement friande des articles de sport. Ohl a ainsi remarqué que « la
consommation de biens sportifs prend une importance remarquable, particulièrement
pour les jeunes des milieux défavorisés qui ne perçoivent pas la culture sportive comme
une culture au rabais »45.
44 GASPARINI (William) et VIEILLE-‐MARCHISET (Gilles), Le sport dans les quartiers, Pratiques sociales et politiques publiques, PUF, 2008 45 OHL (Fabien), Les usages sociaux des objets, paraître sportif en ville, Loisir et société, vol.24, n°1, 2001
24
Conclusion intermédiaire
D’emblée, l’histoire de Nike semble donc intrinsèquement liée à l’univers urbain. La
marque est née puis s’est construite autour de valeurs de subversion de la norme et
alternative à l’ordre établi qui prenait alors la forme de l’éternel concurrent allemand
Adidas. Cette philosophie de la subversion qui semble habiter toute la culture de Nike
peut paraître artificielle aujourd’hui, en ce que la marque est devenue leader dans de
nombreux domaines et ne fait plus du tout office d’ « outsider » sur le marché des
marques de sport -‐ bien au contraire. Cependant, le fait d’être né et d’avoir évolué « en
réaction à », a forgé tout le storytelling Nike. Face au leader allemand, leader des sports
collectifs, positionné sur l’excellence, et alors sponsor de nombreuses équipes sportives,
Nike a su trouver un positionnement différenciant en misant sur la valorisation de la
pratique amateur, notamment en milieu urbain. Ce choix lui a permis de défendre, tout
au long de son histoire, les valeurs centrales de sa culture de marque qui sont celles du
dépassement de soi, de la performance et d’une certaine forme de plaisir dans la pureté
du jeu, dans la pratique de son sport. Là où Adidas basait sa communication sur la
volonté d’être le premier, le numéro un, Nike incitait à essayer d’être toujours meilleur
que soi-‐même, de progresser en permanence en ne cessant de s’entrainer, pour
atteindre ses objectifs, en passant forcément aussi par la confrontation aux autres. La
pratique des sports auto-‐organisés en milieu urbain figurait alors l’écho parfait aux
valeurs de la marque : plaisir du jeu, de la recherche d’une certaine pureté du geste pour
la beauté du spectacle ; confrontation éphémère où la vérité du terrain n’est qu’une
vérité du moment ; effort et entraînement pour progresser sans cesse. Nike n’eut ainsi
de cesse de reprendre dans sa communication les codes et l’esthétique de ces joueurs de
rue, jusqu’à épouser de manière globale les cultures urbaines et notamment le rap,
considéré comme l’expression première des cultures de la rue (première, car la plus
médiatisée). Il n’était ainsi pas étonnant d’entendre la voix d’Oxmo Puccino, l’un des
rappeurs français les plus reconnus, scander les vers de Cyrano de Bergerac dans le film
publicitaire « Vive le football libre »46. Pas étonnant non plus de découvrir deux jeunes
rappeurs du groupe à succès 1995, lors de la vidéo de présentation du maillot blanc de
46 « Vive le football libre », Annexe 1, vidéo 3, https://www.youtube.com/watch?v=JoFnlnDVCig
25
l’équipe de France47 . Les tags, autre pratique majeure dans les cultures urbaines
tapissent fréquemment les murs visibles dans un grand nombre de publicités Nike.
Ainsi, la population souvent mise en scène dans la communication de Nike, qui
représente aussi une des catégories d’acheteurs réguliers de la marque, est la jeunesse
urbaine ou péri-‐urbaine, qui pratique les sports de manière informelle et trouve dans les
valeurs de Nike – subversion de la rigidité des institutions sportives, plaisir du jeu et
dépassement de soi – des résonnances qui lui parle directement.
47 http://www.rapghetto.com/video/1995-‐nekfeu-‐sneazzy-‐font-‐la-‐promo-‐du-‐nouveau-‐maillot-‐de-‐l-‐equipe-‐en-‐france-‐aux-‐cotes-‐de-‐carl-‐lewis-‐steve-‐nash (consulté le 20 octobre 2014)
26
2. ESTHÉTIQUES URBAINES ET MÉTAPHORES SPORTIVES : LES
REPRÉSENTATIONS DE LA VILLE MODERNE À TRAVERS LES VALEURS
DE NIKE
Après nous être penché sur les liens profonds entre la culture urbaine et la culture de
marque de Nike, il convient de se demander plus précisément comment la ville est
représentée dans les publicités de la marque, quelles sont les valeurs qui lui sont
associées et dans quelle mesure cette vision est liée à une certaine « réalité» ou du
moins à des pratiques ou représentations préexistantes.
2.1 La ville, lieu de confrontation entre soi et les autres : entre inégalité urbaine et mise à
égalité par le sport
2.1.1 L’individualisme urbain exacerbé par le sport et les valeurs de Nike
La ville est envisagée par de nombreux chercheurs comme le lieu de l’individualisme
moderne par excellence, individualisme qui entre parfaitement en résonnance avec les
valeurs sportives affichées par Nike, et mis à l’honneur dans sa publicité. Le cadre urbain
se présente donc comme un décor tout à fait propice à la mise en scène d’un
individualisme qui passe par le travail (sportif) sur soi, par soi et pour soi. Durkheim à la
fin du 19ème siècle considère la ville comme le symbole du passage à la modernité avec
l’individu qui deviendrait la principale figure de sens, en opposition à la logique de
village.48 Le passage à la ville serait caractérisé par la fin de la solidarité « mécanique »
de la campagne où tout le monde agit avec une conscience collective intériorisée.
Marchal et Stébé rappellent que c’est le moment où « l’identité socialement déterminée
s’efface devant l’identité individuellement construite », ils ajoutent que « les individus se
montrent alors plus que jamais enclins à faire valoir leurs préférences individuelles, et
plus encore leur égoïsme et leur utilitarisme »49. Cette approche considère donc la ville
comme un terreau de l’individualisme. Si cette notion peut être et a été largement
discutée, les villes connaissant de nombreux cercles de solidarités, de communautés qui
48 DURKHEIM (Émile), De la division du travail social (1895), PUF, « Quadrige », 1996 49 MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), Les grandes questions sur la ville et l’urbain, PUF, 2011
27
se recréent, la plupart des chercheurs s’accordent à dire que la vie urbaine accentue le
sens de soi, la conscience de soi50. En effet, la ville, avec ses possibilités infinies, ses
multiples mondes sociaux, ses nombreuses références culturelles, offre une multitude de
choix et va conduire à accentuer la singularisation : la conscience de soi va s’aiguiser, « la
condition urbaine fait du Moi un « foyer de conscience » (Marchal et Stébé)51. La ville
apparaît alors comme le décor de l’individualisme moderne dans lequel Nike va pouvoir
déployer sa rhétorique du culte de l’individu. Effectivement, dans le corpus de publicités
que nous avons étudié, il nous est apparu que le discours et le curseur principal en
terme de message étaient focalisés strictement sur l’individu. Si cela peut se comprendre
et fait sens lorsque l’on évoque des sports individuels, même dans les publicités Nike où
le sport à l’honneur est un sport collectif (basket ou football), le niveau de discours se
situe à l’échelle individuelle. Paul Yonnet distingue deux systèmes de compétitions, un
système de compétition avec les autres, et un système de compétition avec soi-‐même.
Son analyse souligne que le système de compétition avec soi-‐même a pour objet
principalement les sports d’endurance 52 . Chez Nike, le système de discours de
compétition avec soi-‐même est nécessairement renforcé dans les sports d’endurance
(running principalement), mais il est omniprésent pour n’importe quel autre sport. Nos
analyses des publicités des sports collectifs nous montrent ainsi que le procédé
« filmique », le mécanisme des films de publicité procédait généralement de la même
manière : le match, l’affrontement entre deux équipes n’est pas envisagé comme
l’opposition entre deux groupes mais comme une succession de saynètes à l’échelle
individuelle, donc focalisées sur des joueurs. La performance n’est jamais envisagée
comme collective mais comme multi-‐individuelle quand elle n’est pas strictement
individuelle comme l’illustre parfaitement le spot « Take it to the next level »53 où l’on
suit l’évolution d’un même joueur à travers une caméra subjective. L’échelle individuelle
est ici poussée à son paroxysme puisque le spectateur est invité à se mettre à la place du
joueur. La logique est la même dans le spot multi-‐primé « Write the future »54 où le film
met en scène la succession des destins personnels – possibles – en fonction de la
50 HANNERZ (Ulf), Explorer la ville (1980), « Le sens commun », Éditions de Minuit, 1983 51 MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), Les grandes questions sur la ville et l’urbain, PUF, 2011 52 YONNET (Paul), Huit leçons sur le sport, Éditions Gallimard, 2004 53 « Take it to the next level », annexe 1, vidéo 4, https://www.youtube.com/watch?v=lZA-‐57h64kE 54 « Write the future », annexe 1, vidéo 5, https://www.youtube.com/watch?v=cl0IlD4qLUM
28
réussite ou non d’une action individuelle. Lorsque l’action réussit, le joueur en question
est adulé par tout un pays, reçu comme une star dans les émissions de télévision et l’on
érige une statue en son honneur ; lorsqu’il échoue il en est réduit à tondre le gazon des
terrains de foot et à vivre dans une caravane. La réussite ou l’échec sportifs ne sont pas
envisagés comme ceux d’une équipe mais comme le fait de joueurs. La mise en scène de
la réussite, de la médiatisation et de la glorification est pensée uniquement à un niveau
individuel, dans l’un des sports où le collectif est le plus important, davantage par
exemple que dans le basketball où les individualités vont beaucoup plus souvent faire la
différence. Le spot qui met à l’honneur l’équipe de football du Brésil à l’occasion de la
coupe du monde 201455 n’échappe à cette logique, alors que la coupe du monde est
censée être le moment où les individualités des joueurs s’effacent derrière le symbole de
l’équipe et de la nation, plus que dans les clubs où les trajectoires et stratégies
individuelles peuvent primer sur l’intérêt collectif, avec comme finalité une
augmentation de la valeur marchande et la vente à un meilleur club. Dans ce spot, le
système est toujours centré sur les joueurs, individuellement, avec une succession de
scènes et d’univers différents, qui les ramènent soit dans la rue, sur la plage ou en
enfance. L’individualisation est ainsi accentuée par ces différents univers, chaque joueur
étant transporté dans un environnement qui lui est propre, ou alors vit le match d’une
manière qui lui est propre (un des joueurs est confronté à des adversaires qui se
transforment en géants). Ce ne sont donc jamais des actions collectives qui sont mises
en scène, ou très rarement, mais des actions individuelles où la beauté, la réussite
sportive est résumée à un geste technique personnel. Le joueur semble n’avoir pas de
coéquipiers. Dans le spot « Vive le football libre »56, on voit ainsi un joueur faire une
passe puis un autre recevoir le ballon mais à des matchs différents, à des moments
différents, sans continuité, sans relation de cause à effet entre les deux, hormis le ballon
qui joue le rôle de lien visuel. Dans la narration de ce geste simple et essentiel du
football, ce qui est important n’est pas la passe, donc la relation entre deux joueurs d’une
même équipe. Ce qui compte dans la rhétorique Nike est la manière d’émettre le ballon
pour l’un des joueurs, et la manière pour l’autre de le recevoir, de le contrôler. La passe
est ainsi niée en tant que ce qu’elle est fondamentalement, un acte de communication
55 « Last game », annexe 1, vidéo 6, https://www.youtube.com/watch?v=iXsDMF2RpTQ 56 « Vive le football libre », Annexe 1, vidéo 3, https://www.youtube.com/watch?v=JoFnlnDVCig
29
entre deux joueurs, pour être présentée comme deux actions indépendantes : celle de
l’émission, et celle de la réception. Ces choix nous montrent bien comment la dimension
collective des sports d’équipe est niée au profit d’un cadrage purement individuel. Cette
focalisation au niveau individuel dans les sports collectifs est encore plus mise à
l’honneur dans les publicités où c’est le travail quotidien, le labeur, qui est montré. Sans
considération d’adversité, l’entraînement est le moyen de devenir meilleur, de
progresser d’abord pour soi. Toute l’activité est alors réduite à une dimension
personnelle, il n’y a plus d’adversaires, pas de coéquipier, le joueur est montré dans
l’anonymat de la rue, seul, et la voix-‐off redouble souvent cette dimension individuelle
en usant de la première personne : « C’est là où je suis né, c’est là où je transpire » /« Je
joue pour… » (film « Goutte d’or »57) ; « Je ne veux pas être une superstar, je veux être
meilleur que cela, je veux juste être moi »(film « Ordinary people »58) ; « Je crois que
peux aller encore plus loin » (film « Believe in the run »59). L’individualisme semble alors
lié ici à une forme de solitude, les joueurs étant montrés seuls ou presque, dans un
environnement urbain, sur un terrain de basket ou dans la rue en train de courir. Le
décor vide de la ville, à laquelle on associe généralement la foule, contribue à renforcer
la dimension de solitude et la focalisation sur l’individu. La voix-‐off qui nous fait entrer
dans la tête des joueurs et nous enferme dans son cadre mental accentue le centrage sur
le joueur, ce qui importe finalement n’est même pas qu’il y ait d’autres joueurs, des
passants ou non : l’important est de ne considérer que soi en faisant abstraction de
l’environnement et des autres pour se concentrer sur son effort et sa performance. Le
paysage urbain vide n’est qu’une métaphore de l’état d’esprit du joueur. Le spot
publicitaire mettant à l’honneur Ellie Goulding 60 illustre parfaitement cette
orchestration de la solitude en alternant dans un montage très rapide les plans où la
chanteuse court seule dans les rues désertes de Londres, New-‐York ou Los Angeles et les
séquences où elle baigne dans la foule, dans une salle de concert, face à des fans dans la
rue ou encerclée par les flashs des paparazzis. Pour Nike, le moment sportif est le
moment où l’individu peut se recentrer sur lui-‐même sans envisager rien d’autre que sa
57 « Goutte d’or », annexe 1, vidéo 7, https://www.youtube.com/watch?v=Y6unfQWT3Zo 58 « Ordinary people », annexe 1, vidéo 8, https://www.youtube.com/watch?v=rtWcE3wguKY 59 « Believe in the run », annexe 1, vidéo 9, https://www.youtube.com/watch?v=6DUnOup4tVY 60 « Music runs Ellie », annexe 1, vidéo 10, https://www.youtube.com/watch?v=kAGuF57hYbM
30
performance ; le moment sportif est le moment ou même le personnage public peut
arpenter les rues comme un anonyme.
2.1.2 Altérité urbaine, altérité sportive, entre compétition et « co-‐opétition » : confrontation
et cohabitation dans un espace limité
Alors même que le discours de Nike n’est pas d’être meilleur que l’autre mais meilleur
que soi même, il y’a nécessairement un moment où le joueur va être confronté à l’autre.
Ici, l’autre n’est pas toujours envisagé comme un adversaire, en tout cas pas un
adversaire officiel mais il figure un être menaçant, souvent peu bienveillant, et à qui il
faut se confronter. L’autre sportif apparaît comme un objet de l’environnement et du
contexte qu’il faut prendre en compte dans la pratique de son sport. La confrontation à
autrui est toujours une menace ; dans la ville comme dans le sport, l’altérité représente
un obstacle. Pour Olivier Mongin, « la sortie de soi dans le public se présente
paradoxalement comme une menace (…) l’espace public est incertain »61. Ainsi, l’espace
public s’apparente à un lieu menaçant et le sportif qui, dans l’exercice, rencontre un
autre sportif, va devoir s’y confronter. Plusieurs spots publicitaires mettent en scène la
rencontre avec l’autre dans la ville, parfois de manière impromptue comme dans le spot
« Enjoy the weather »62 où une joggeuse se fait éclabousser par un autre joggeur alors
qu’elle refait ses lacets près d’une flaque d’eau. Le joggeur s’excuse d’un geste de la main,
mais la coureuse, rancunière, le dépassera à son tour, s’excusant elle aussi de la main,
par provocation : s’ensuit une course entre les deux et une « escalade de l’éclaboussure »
avec même la mise en obstacle d’autres objets comme des poubelles de rue pour ralentir
l’adversaire. Ici, l’autre n’est à l’origine qu’un passant, un semblable qui s’adonne à la
même activité mais de son côté, mais la rencontre donne lieu à une rivalité, comme s’il
fallait que l’un ressorte gagnant de ce duel, alors qu’aucun cadre, aucun dispositif
(terrain, match…) ne les disposait à s’affronter. La courtoisie, usage qui permet aux
habitants et usager d’un même territoire de coexister de manière pacifique, n’a pas suffit
à éviter la confrontation : il faut se mesurer à l’autre, répondre à sa provocation par la
provocation. La pratique solitaire de son sport n’apparaît possible qu’en épuisant celle
61 MONGIN (Olivier), La condition urbaine, La ville à l’heure de la mondialisation, Points, 2007 62 « Enjoy the weather », annexe 1, vidéo 11
31
de l’autre, pour avoir le terrain, l’espace libre. Les scènes de poursuite s’éloignent
d’ailleurs du parc pour se poursuivre dans des rues plus étroites, dans des espaces
réduits pour renforcer l’idée qu’il n’y aura de place que pour une seule personne et les
deux se poussent mutuellement pour se dégager le chemin. La ville, la rue, en tant que
territoire limité, restreint, non extensible, apparaît alors comme un lieu qu’il faut
s’approprier, où il n’y a pas nécessairement de possibilité de cohabitation entre les
pratiquants. Dès lors, la confrontation avec l’autre devient non pas une finalité mais une
condition nécessaire pour libérer le terrain et pouvoir ensuite s’exercer pleinement :
l’espace se fait terrain de confrontation. Comme souvent dans les pratiques informelles
de sport, l’espace utilisé pour jouer présente des potentialités qui vont permettre
d’établir de nouvelles règles du jeu, de nouveaux obstacles et alimenter la lucidité de la
pratique du sport63. La pratique sportive est ainsi déterminée par l’environnement,
« c’est la gestion circonstanciée de la pluralité des obstacles à surmonter qui alimente un
vivier de possibilités »64. Ici, la flaque d’eau devient un élément à part entière de
l’opposition des coureurs et jalonne toute leur course, de même que les poubelles de rue
qui constituent des obstacles. Ils se font finalement arroser tous les deux de la même
manière par un bus qui roule sur une énorme flaque, preuve qu’à la fin, c’est toujours la
ville qui gagne.
Les sportifs semblent donc en conflit sur un terrain qui est limité, et la confrontation
vise d’abord à s’approprier l’espace. C’est la même logique qui est en jeu dans le spot
« Winner stays »65 : des jeunes garçons répartis en deux équipes se font face sur un
terrain de football d’une banlieue anglaise (bâtiments en brique rouge en arrière plan),
et avant le coup d’envoi, un joueur d’une équipe lance à l’autre : « Le gagnant reste ? »,
l’autre se retourne vers son équipe et leur demande s’ils acceptent le défi, avant
d’acquiescer auprès de son adversaire. Cette logique d’affrontement pour s’approprier –
du moins provisoirement – le terrain correspond à un mode courant d’affrontement
dans la pratique informelle des sports collectifs, ou sports auto-‐organisés que nous
avons évoqués dans la partie 1 et Pascal Duret de nous rappeler que dans cette pratique
« seuls les plus forts occupent le terrain toute la journée alors que les plus faibles ne le
63 SUDRE (David) et GENTY (Mathieu), Le sport, diffusion globale et pratiques locales, L’Harmattan, 2014 64 TRAVERT (Mathieu), Le football de pied d’immeuble. Une pratique singulière au cœur d’une cité populaire, Ethnologie Française, n°2, 1997 65 « Winner stays », annexe 1, vidéo 12, https://www.youtube.com/watch?v=3XviR7esUvo
32
foulent parfois qu’après plusieurs heures d’attente »66. Ici le partage de l’espace se fait
par la confrontation, l’équipe gagnante ayant le droit de rester sur le terrain et donc de
pratiquer le sport plus longtemps, autant de temps qu’elle gagne (les équipes se
succédant les unes après les autres pour affronter le gagnant du match précédant). Cette
règle de partage de l’espace est ainsi acceptée par tous et a valeur d’affrontement
pacifique et régulation dans ce mode d’auto-‐organisation. Cette saine opposition
structure donc toute la pratique en ce qu’elle détermine le temps de pratique pour
chaque acteur – chaque groupe d’acteurs. Gasparini et Vieille-‐Marchiset ont ainsi relevé
que « deux principes de justice sportive ressortent de l’analyse de ces pratiques
autorégulées : le droit d’occuper l’espace de jeu et le droit de jouer » et que « chacun doit
s’approprier les règles d’utilisation et de répartition des espaces sportifs dans la ville ».67
Ces conditions d’occupation de l’espace sont ainsi admises par tous les pratiquants à la
fois comme fin et comme moyen : on joue pour gagner pour pouvoir jouer. Et ainsi de
suite. Ce système fait dire à Travers que « dans la cité, on ne s’oppose pas pour s’imposer
mais on se pose en s’opposant »68. Le système d’opposition fait que tout le monde peut
jouer, même si la répartition du temps de jeu est inégale, tout le monde y trouve son
compte ce qui fait dire à Nalebuff et Brandenburger que l’on n’est plus dans un système
de compétition mais dans un système « co-‐opétition, formule plus souple qui oppose des
acteurs au profit de tous ».69 La confrontation apparaît donc également dans la rue et
dans la culture de marque Nike, comme un moyen de se partager l’espace et de
cohabiter dans un espace limité. Mais d’autres publicités de la marque présentent la
cohabitation comme possible sans s’opposer, car la confrontation n’est pas
nécessairement l’opposition. Ainsi dans le film publicitaire « Believe in the run »70, la
confrontation avec l’autre, avec le semblable, est envisagée comme un moyen de
s’évaluer, de progresser et d’acquérir encore plus de force et de volonté. La publicité suit
un joggeur et une voix-‐off, que l’on devine être celle du coureur dit qu’ « il croit que sa
plus grande inspiration est la personne devant lui ». L’adversaire devient ici un objectif à 66 DURET (Pascal), Sociologie du sport, Armand Colin, 2001 67 GASPARINI (William) et VIEILLE-‐MARCHISET (Gilles), Le sport dans les quartiers, Pratiques sociales et politiques publiques, PUF, 2008 68 TRAVERT (Mathieu), « À propos de la diversité des expériences footballistiques : les trois états d’un affrontement », Sciences et motricité, 1999 69 NALEBUFF (Bary) et BRANDENBURGER (Adam), La co-‐opétition, une révolution dans la manière de jouer concurrence et compétition, Village Mondial, 1996 70 « Believe in the run », annexe 1, vidéo 9, https://www.youtube.com/watch?v=6DUnOup4tVY
33
atteindre, pas pour être meilleur nécessairement mais comme un idéal, un but qui
permet de se projeter et d’être encore plus motivé. Tout le mécanisme narratif de la
publicité Possibilites71 fonctionne sur cette considération : le joueur doit toujours
affronter un adversaire meilleur que lui pour mettre la barre encore plus haut, pour
élever son niveau de pratique. Nous nous rendons bien compte ici que l’adversaire n’a
pas d’importance en tant que tel car il n’est pas nécessairement semblable aux
protagonistes (tour à tour opposés à un bison, une star de cinéma ou des loups).
L’important est le niveau de difficulté que va proposer l’adversaire au joueur pour le
faire progresser toujours plus.
Nous notons ainsi que différentes valeurs sont accordées à l’ « autre » dans la culture de
marque de Nike : l’autre sportif figure un adversaire naturel à qui l’on peut s’opposer
pour s’approprier l’espace de pratique ; il figure également un échelon de mesure de son
niveau de pratique et source de motivation pour améliorer toujours plus sa
performance. Nous relevons ainsi cette dualité présente dans le discours de Nike et
inhérente, en fait, à la pratique sportive : l’individualité – voire l’individualisme -‐ est au
cœur du processus, l’effort et la performance sont d’abord réalisés pour soi et
uniquement pour soi, mais l’adversaire est nécessaire pour progresser et souvent même
pour donner du sens à la pratique : dans le cadre d’une pratique auto-‐organisée avec un
système où l’équipe gagnante reste sur le terrain, l’adversité structure le mode de
pratique). Ici, l’environnement urbain donne un sens à la rencontre sportive. Et l’autre
est nécessaire au plaisir du je(u). Comme le dit la voix-‐off du spot « Believe in the run » :
« Je crois à la solitude, et à la communauté ». Ces deux modes opposés semblent
indissociables dans la pratique sportive agréée par la vision de Nike.
2.1.3 Le sport comme mythe d’ascension sociale : de l’ombre de la rue à la lumière des
stades
Dans les publicités Nike analysées, la rue de la ville en tant qu’espace de pratique
sportive est souvent représentée comme un lieu de labeur, d’entraînement, dans l’ombre
des projecteurs, en opposition à la lumière et la gloire des stades qui symbolisent le
71 « Possibilites », annexe 1, vidéo 2
34
triomphe populaire et le sommet sportif. La rue, dans les publicités Nike et dans les
représentations collectives, demeure le lieu où l’individu n’est rien, n’est pas reconnu.
Emmanuelle Lallement nous rappelle à ce propos que « l’invisibilité ou l’anonymat (…)
sont deux critères que l’on considère souvent comme des caractéristiques de la vie
urbaine »72. Cette dimension nous semble exacerbée dans les quartiers populaires qui
servent de décor à la plupart des publicités Nike. Ces territoires symboliques (dans les
publicités) renvoient à une réalité que sont les zones péri-‐urbaines où sont reléguées les
classes populaires. Si Stébé et Marchal insistent sur la nécessité de ne pas appréhender
la diversité des zones urbaines de manière caricaturale73, ils notent quand même la
disparité entre « d’un côté, les quartiers aisés, souvent situés en centre ville, dans
lesquels les riches urbains construisent et préservent leur entre-‐soi, et de l’autre, les
quartiers pauvres, majoritairement périphériques, qui connaissent une dégradation
sociale et économique de plus en plus accentuée »74. Stébé, Marchal et Placiard parlent
ainsi de « ghettos » pour « rendre compte de la situation de captivité, de marginalisation
et de précarisations des habitants de certaines Zones urbaines sensibles situées à la
périphérie des villes françaises »75. La réalité sociale de ces quartiers populaires nous
semble donc donner lieu à une situation d’enfermement des habitants, un enfermement
moins spatial que social. Ici, l’échec de la réussite sociale par la méritocratie scolaire
semble être admis par tout le monde ; « les classes populaires commencent à se rendre
compte que cette soi-‐disant égalité devant l’enseignement n’est qu’un leurre » 76. Le
sport semble alors revêtir le moyen alternatif de réussir socialement et de corriger
l’inégalité fondamentale ressentie par les classes populaires de ces quartiers. Pour la
plupart des jeunes issus de ces classes populaires, le sport « représente un moyen, plus
imaginaire qu’objectif, de s’en sortir ou d’effacer les stigmates de leurs origines »77.
Effectivement, en terme de réalité quantitative, peu de jeunes de ces quartiers
réussissent à faire carrière dans le sport et à pouvoir en vivre. Pour quelques idoles et
« success story » de célébrités sportives parties de rien et adulées par tout un pays,
72 LALLEMENT (Emmanuelle), Barbès, ville marchande, Téraèdre, Un lointain si proche, 2010 73 MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), La ville, territoires, logiques, défis, Ellipses, Poitiers, 2008 74 MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), La crise des banlieues, PUF, Paris, 2007 75 MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), PLACIARD (Étienne), Ghettos à la française : concepts et réalités, Urbanisme, 2007 76 A. VAN ZANTEN, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Puf (Paris), 2012. 77 OHL (Fabien), Les usages sociaux des objets : paraître « sportif en ville, Loisir et société, vol.24, n°1, 2001
35
combien de prétendants ont aspiré à la gloire sans réussite ? Mais ce mythe de la
réussite sociale par le sport demeure un rêve auquel de nombreux jeunes défavorisés
continuent de s’accrocher car ils ne peuvent plus croire en l’institution scolaire, et il
constitue ainsi un outil de storytelling formidable pour les marques de sport et pour
Nike notamment. Pour Alain Ehrenberg, le sport « nous montre comment n’importe qui
peut devenir quelqu’un, quels que soient son sexe, sa race, sa classe d’origine ou son
handicap de départ dans la vie. Il élimine ainsi le poids de la filiation, la détermination
de la place sociale actuelle par les origines, bref l’emprise du destin collectif au profit de
l’histoire de l’individu qui se fait par elle-‐même »78. Nous avons vu précédemment la
valorisation de l’individualisme dans la culture de marque de Nike, et l’une des raisons à
cela est la mise en scène de la prise en main de son destin par l’individu pour échapper à
un déterminisme social voire « naturel » : il n’y a même pas de limite physique dans la
rhétorique Nike, d’où leur sponsoring de l’athlète handicapé Oscar Pistorius qui a
combattu la fatalité en concourant avec des athlètes valides. La prétendue possibilité
pour n’importe qui de s’en sortir par le sport constitue un discours sous-‐jacent et
permanent dans la rhétorique Nike. La rue constitue alors un territoire fini, limité,
enfermant duquel il faut s’échapper grâce au sport et à la marque.
L’espace urbain constitue d’abord dans l’esthétique de Nike un lieu d’entraînement dans
l’ombre et l’anonymat : ces thèmes sont régulièrement évoqués dans les publicités où
l’on voit des jeunes joueurs s’entraîner tout seul. Le spot « Ordinary people »79 est
particulièrement évocateur, on y voit Tidiani Sokoba, un street-‐basketteur reconnu,
s’entraîner sur des terrains de basket urbains au milieu de cités françaises ou courir
dans les rues de Paris. Une voix-‐off, en anglais, évoque son anonymat : « je ne suis pas
une star, je n’ai pas un nom connu, les médias n’ont jamais entendu parler de moi ; pas
de public, pas de pom-‐pom girls » ainsi que son abnégation : « je ne collectionne pas les
titres, je collectionne les heures, les heures de dur labeur, les heures de souffrance ». Et
les images où l’on voit le sportif courir, shooter, gravir des marches à toute vitesse,
illustrent son propos. L’univers urbain qui l’entoure est vide (nous avons déjà évoqué
cette dimension), gris, la lumière est sombre : il est tout seul dans son effort, dans un
univers dysphorique et la seule personne qu’il croise est un sans domicile fixe.
78 A.EHRENBERG (Alain), Le culte de la performance, Hachette Littérature, Paris, 2003 79 « Ordinary people », annexe 1, vidéo 8
36
L’esthétique de ce film publicitaire tend à renforcer la dimension laborieuse de
l’entrainement en solitaire, loin de la lumière de la gloire. La rue représente donc ici
l’effort quotidien, répété inlassablement, comme le dit également le jeune homme du
spot Goutte d’or80 : « c’est là où je suis tous les jours, c’est là où je transpire ». Dans ces
films, nous relevons la dimension paradoxale liée au sport urbain pratiqué par les jeunes
des milieux défavorisés et reprise par la culture de marque de Nike : cette forme de
pratique sportive est à la fois un moyen de réussite sociale donc une possibilité de se
conformer au système en l’intégrant, et une forme de subversion du système par le rejet
de l’institution (en pratiquant son sport dans la rue de manière auto-‐organisée plutôt
qu’en club). Cette contradiction est relevée par Gasparini et Vieille-‐Marchiset qui ont
noté que « ces jeunes entretiennent un rapport très ambigu avec les institutions
fédérales, entre le rejet et l’attirance pour un modèle socialement valorisé »81. La rue
demeure le lieu d’une certaine authenticité face au système fédéral et à la société en
général, donc une forme de subversion valorisée dans la culture de la rue et la culture de
marque de Nike. Le jeune Tidiani Sokoba, à la fin du spot dit ainsi « je ne veux pas être
une super star, je veux meilleur que ça, je veux juste être moi ». La rue constitue ici lieu
de la pratique et du labeur pas nécessairement comme un moyen pour réussir, mais
comme une fin en soi : la progression pour soi est le seul but. Mais souvent, la pratique
informelle et le rejet du système ne représentent pas un choix univoque et Gasparini et
Vieille-‐Marchiset ont constaté que les relations avec les institutions fédérales (qui
représentent donc le système sportif et la voie pour réussir socialement par ce biais)
« varient d’une auto-‐exclusion, d’une indécision à un réalisme, aboutissant souvent au
compromis de la double affiliation ». Ainsi dans le spot La goutte d’or, le protagoniste
est montré à la fois pratiquant le basketball dans la rue de manière informelle et en
match avec le club de son quartier. Comme chez de nombreux jeunes des quartiers
populaires, les deux modes de pratiques, la pratique informelle et la pratique
institutionnalisée, sont vécues comme une double-‐affiliation. La pratique dans la rue,
avec sa valeur d’entraînement et de labeur, prend alors la dimension de lieu des origines
et de l’authenticité pour le futur champion. Un autre type de spot publicitaires de Nike,
les plus connus, les plus diffusés et les plus coûteux, sont ceux mettant en scène les stars 80 « Goutte d’or », annexe 1, vidéo 7 81 W GASPARINI (William) et VIEILLE-‐MARCHISET (Gilles), Le sport dans les quartiers, Pratiques sociales et politiques publiques, PUF, 2008
37
du sport, notamment du football, sponsorisés par la marque. Évidemment, pour
alimenter le mythe de l’ascension sociale par le sport il faut raconter les succès des
héros populaires dans lesquels les jeunes pourront s’identifier. Ces films publicitaires,
diffusés dans le monde entier souvent au moment des grandes compétitions
internationales réunissent ainsi les plus grandes stars sportives qui s’affrontent pour la
gloire ultime. Notre analyse des derniers spots internationaux nous montre un système
filmique récurrent pour mettre en scène les stars et la réussite sociale. Il s’agit d’une
analogie permanente entre le passé et le présent, la rue et les stades ; les joueurs stars
ayant réussi étant ainsi toujours ramenés à ce qu’ils ont été : des joueurs anonymes
dans l’ombre de la rue. Le dernier spot en date dans ce registre, celui pour la coupe du
monde 201482 n’échappe pas à ce procédé narratif. Dès le début de la publicité, des
enfants jouent au football à travers les rues de Rio et dans les favelas, territoire ultime
de ghettoïsation et de relégation. Les séquences sont alors alternées avec les gestes des
stars dans la continuité ; en enfant commence un passement de jambe dans la favela, un
joueur star termine le geste dans un stade. Le bidonville et la rue symbolisent ici le lieu
des origines pour ces sportifs accomplis, souvent partis de peu socialement. Ce mode
narratif se retrouve dans la plupart des publicités de la marque qui mettent en scène les
stars : il faut valoriser et présenter au public des idoles, mais il est également nécessaire
de les rappeler à ce qu’ils ont été, de montrer le chemin parcouru pour accentuer le
processus d’identification et montrer à n’importe quel jeune qu’il peut lui aussi arriver
au sommet. Dans la publicité à l’honneur de l’équipe du Brésil pour cette coupe du
monde83, l’un des joueurs brésiliens est d’ailleurs montré enfant pour souligner le
parallèle. Le système d’analogie varie évidemment selon les publicités. Dans le spot
« Winner stays »84 déjà évoqué, le processus est inversé et ce sont les jeunes adolescents
qui se transforment en leurs idoles, le temps d’une action, le temps d’un rêve : n’importe
qui peut devenir qui il veut. Le film publicitaire « Write the future »85, ajoute un niveau
de possibilité à la rhétorique : si n’importe qui peut devenir une star, le statut de star
peut aussi être déchu et le héros retourner dans l’anonymat de la rue. La réussite ou
l’échec sont cristallisés en un instant décisif, l’emprise d’un individu sur son destin est
82 « Last game », annexe 1, vidéo 6 83 « Dare to be brasilian », annexe 1, vidéo 13 : https://www.youtube.com/watch?v=OyQ3ObDJ4PA 84 « Winner stays », annexe 1, vidéo 12 85 « Write the future », annexe 1, vidéo 5
38
poussée à son paroxysme puisque son avenir entier dépend du succès d’un seul geste.
L’incertitude est l’essence de la beauté du sport et le prix à payer pour l’égalité. Tout va
très vite dans le sport, pour arriver au sommet autant que pour en être déchu ; « il n’y a
pas loin du Capitole à la roche tarpéienne »86. Alain Ehrenberg résume la tension
dramatique à l’œuvre ici en écrivant que les « compétitions sportives rejouent
constamment cette illusion réaliste où la justice est le produit de la concurrence et
l’inégalité le résultat de l’affrontement des égaux et non du hasard ou de la fortune ».
L’égalité de tous et la possibilité de réussite individuelle de chacun figurent ainsi un
élément essentiel du storytelling de Nike. Une des signatures de la marque « If you have
a body, you are an athlete » montre bien à quel point le mythe du potentiel de chacun est
entretenu dans la communication de la marque. Pour illustrer les trajectoires de
réussite, Nike développe une politique de sponsoring avec les meilleurs sportifs
internationaux, mais la ligne d’arrivée n’est rien sans la considération de la ligne de
départ. La réussite a peu de valeurs sans difficulté pour y arriver. Le lieu des origines, de
la difficulté de l’entrainement, du labeur du travail est ainsi représenté par la rue, par
l’univers urbain. La monstration euphorique de la réussite divine des champions sportifs
n’acquiert son sens qu’en contrepoint des épreuves qu’ils ont traversées pour en arriver
là et dont la rue figure le point de départ.
2.2 La ville, territoire identitaire ou paysage hostile à dompter par le sport
2.2.1 La construction d’une identité territoriale et collective par le sport
La ville, en tant que lieu des origines pour les sportifs, est également représentée comme
un lieu familier pour les jeunes pratiquants, et les publicités Nike mettent en scène ce
milieu « naturel » et l’attachement qui lie les sportifs au territoire urbain, à l’échelle du
quartier. Ici, et alors que nous avons relevé plus tôt l’importance de la valeur
individuelle dans la culture de marque de Nike, il faut noter une certaine dimension
collective qui passe par la conscience identitaire d’appartenir à un ensemble plus grand. 86 Expression signifiant que le passage de la célébrité à l'oubli et des honneurs à la déchéance est très rapide et aisé. Origine : Sur le versant d’une colline à Rome se trouvaient le temple dédié à Jupiter dans lequel les généraux recevaient les récompenses pour leur victoire et sur l'autre versant se trouvait la Roche Tarpéienne, lieu où les condamnés à mort étaient précipités dans le vide. Source : http://www.expressions-‐francaises.fr/
39
Cet ensemble n’est pas nécessairement sportif. Alors que la pratique sportive est vécue
par les jeunes sportifs de rue et présentée par les publicités Nike comme un parcours
purement individuel, le cadre spatial dans lequel est pratiqué le sport supporte une
dimension collective qui a valeur de construction identitaire et sociale pour les sportifs.
Le quartier fait figure d’ensemble de symboles et d’éléments personnels qui constituent
le quotidien et la personnalité des jeunes sportifs et structure leur pratique. Dans le
spot La goutte d’or87 le jeune héros mis en scène dans son quartier énumère toutes les
raisons pour lesquelles il joue au basket, de ses amis aux commerçants du quartier, avec
l’illustration visuelle de son propos en voix-‐off, chaque élément énoncé étant montré au
même moment. La voix-‐off du jeune est ainsi retranscrite ici : « c’est là où je suis né, c’est
là où je suis tous les jours, c’est là où je transpire. Je joue pour mes gars Jean-‐Louis, Bakary,
Gilbert et Mohamed ; je joue pour les p’tits qui préfèrent le parc que l’école ; je joue pour
toucher le ballon ; je joue pour les gars louches du boulevard de Clichy ; je joue pour mon
boucher ; la bonne viande et son poulet ; je joue pour les gars aux blousons noirs et ceux en
manteau bleu (les policiers, ndr) ; je joue pour toutes les filles qui viennent me voir scorer
le week-‐end ; je joue pour le marché, le marché en plein-‐air du dimanche ; je joue pour les
exhibos et ceux qui le sont pas (les SDF, ndr), je joue pour scorer, je joue de la rue
Stephenson, Goutte d’or, jusqu’au Square Léon ; je joue pour le froid, le tiède, le chaud (avec
à l’image différents plats), je joue pour ma maison, ma rue et mon pays, paradis sur terre,
je joue pour le quartier que j’aime, je joue pour la goutte d’or. » L’énumération parlée
redoublée par la succession visuelle des éléments énoncés constitue un melting-‐pot
disparate d’objets et de sujets pas nécessairement liés entre eux, hormis dans la tête et
dans la réalité personnelle de l’athlète. La retranscription du quartier, du territoire et de
l’espace nous est donnée par Nike uniquement à travers la subjectivité du jeune sportif,
comme une construction purement personnelle et non une description « objective » de
l’espace façon carte postale qui conduit souvent à une restitution des lieux dans laquelle
les habitants ne se retrouvent pas. Le parti-‐pris de Nike rejoint la réflexion de Paul-‐
Henry Chombart de Lauwe qui met en lumière, dans sa conceptualisation de la ville, la
tension dialectique entre « l’espace social subjectif » (l’espace représenté et vécu) et
« l’espace social objectif » (l’espace matériel)88. Marchal et Stébé ajoutent que « la ville,
87 « Goutte d’or », annexe 1, vidéo 7 88 CHOMBART DE LAUWE (Paul-‐Henry), La fin des villes, Mythe ou réalité, Paris, Calmann-‐Lévy, 1982
40
dans son versant subjectif et vécu, fait l’objet de processus d’appropriation à travers
lesquels la personnalité des citadins se construit selon des dynamiques à la fois sociale,
spatiale, corporelle et psychique »89. Les représentations du quartier dans la publicité
évoquée renvoient ainsi à une fiction d’espace social subjectif avec une esthétique de
mosaïque d’éléments, de personnages, de visages, de couleurs, de sensations : des
échantillons de vie urbaine. Ce choix relève autant d’un parti-‐pris esthétique que d’une
manière de restituer au public visé son univers tel qu’il le conçoit. Effectivement, la rue
comme espace de vie et comme lieu de construction identitaire, est vécue par les jeunes
des quartiers, peut-‐être plus encore que les autres habitants de la ville, comme un
espace social subjectif. En effet, les jeunes, sportifs ou non, des quartiers populaires
passent une grande partie de leur temps à « trainer » dehors, à arpenter ou à rester
statique dans l’espace urbain90. Ils accordent alors une valeur particulièrement affective
et identitaire à l’espace en question se sentant attachés et définis par leur quartier
d’origine. Parfois, le sentiment d’appartenance peut prendre des formes réellement
micro-‐locales et se jouer à une ou deux rues près. Le jeune basketteur mis en scène dans
la publicité évoquée cite d’ailleurs précisément des rues, renforçant l’effet de réalité.
C’est d’ailleurs dans ce but que les précisions sont poussées jusqu’à la citation des
prénoms précis des amis, des commerçants, des plats mangés, des SDF, des dealers, des
enfants qui trainent : tous les attributs du paysage urbain des quartiers populaires sont
passés en revue, sans être enjolivés ou améliorer (dealers, SDF, sex-‐shops) : tous les
éléments caractéristiques du décor sont restitués comme un gage d’authenticité, valeur
chère à la culture urbaine et à la marque. Ces éléments de différentes natures sont reliés
entre eux par la pratique sportive avec l’anaphore du « je joue pour ». Il faut comprendre
ce « je joue pour » comme une forme de représentation. Le joueur de basket joue pour
son club, pour le club de son quartier, et à travers cela il joue pour tout son quartier,
dans ce que son acception en tant qu’espace social subjectif a d’arbitraire. Il
« représente » ainsi son quartier, il en est un des emblèmes, il est investi d’une mission :
le quartier peut et doit briller à travers lui et à travers ses exploits sportifs. Dans la
fiction amplifiée par la narration de Nike, la revanche sur les inégalités sociales du
quartier est portée par le destin du sportif, sa réussite va faire réussir tout le quartier et 89 MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), Les grandes questions sur la ville et l’urbain, PUF, 2011 90 W GASPARINI (William) et VIEILLE-‐MARCHISET (Gilles), Le sport dans les quartiers, Pratiques sociales et politiques publiques, PUF, 2008
41
venger tous les perdants du jeu social, jusqu’aux SDF. Le jeune espoir sportif est ainsi lié
directement au quartier, en ce qu’il porte tous ses espoirs et le devoir de réussir pour
tous les exclus. La dimension première de la réussite qui est celle de l’individualisme, de
la réussite sociale d’abord pour soi, se double alors d’un arrière-‐fond collectif, celui de
réussir pour ceux qui n’ont pas réussi et également de laisser une trace pour inciter les
générations futures, « pour les p’tits » qui auront un modèle de réussite à proximité.
Cette mission qui habite le sportif, même accompli, est illustrée parfaitement et
explicitement dans le spot Training Day91. On y découvre le parcours quotidien d’un
groupe constitué de jeunes adolescents (apparemment issu de quartiers populaires, ce
sont en tout cas en partie des afro-‐américains qui suivent tout au long de la journée la
star de NBA Lebron James. Dès le matin, les jeunes attendent le joueur devant chez lui,
puis ils font du vélo avec lui dans la ville, suivant un parcours qu’ils ont l’air de faire tous
les jours (des retraités assis sur le chemin regardent leur montre pour s’assurer qu’ils
passent bien comme chaque jour). Ils l’accompagnent ainsi toute la journée, pratiquant
plusieurs sports : BMX (vélo utilisé pour faire des figures92), natation dans la mer. Ils le
regardent également jouer du basket avec d’autres jeunes dans la rue et l’attendent
lorsqu’il va s’entrainer au gymnase. Le groupe de jeunes suit ainsi la star jusqu’à la
raccompagner chez elle le soir ; le joueur leur dit « à demain » puis il rentre dans sa
maison ; nous voyons alors les jeunes emprunter la route pour s’éloigner et semble t-‐il
rentrer chez eux. Le quartier, le lieu des origines, symbolisé par les jeunes le suit
partout, quoiqu’il fasse, dans sa pratique quotidienne, il lui rappelle la raison de sa
pratique, de son sport et sa vocation de représentation d’un ensemble plus grand que
lui. Derrière sa trajectoire personnelle et sa carrière, il y’a toute une nuée de jeunes
garçons qui rêvent d’accomplir les mêmes exploits. Ce sont ces rêves qui accompagnent
le champion dans chacun de ses gestes. Le seul moment où les jeunes, le quartier
symbolique, ne peut pas suivre le joueur de NBA, c’est quand celui-‐ci pénètre dans le
gymnase : on passe en fait de l’espace public (les jeunes sont le quartier donc
représentent l’espace public) à la salle de pratique professionnelle qui est un lieu de
l’espace privé dans lequel les jeunes n’ont rien à faire puisqu’ils sont l’ombre du
champion, sa face urbaine et anonyme. « You can take a man out of the ghetto but you
91 « Training Day », annexe 1, vidéo 14 : https://www.youtube.com/watch?v=7WyaFr6BXFA 92 http://fr.wikipedia.org/wiki/Bicycle_motocross (consulté le 04 novembre 2014)
42
can’t take the ghetto out of the man »93, résume l’expression américaine. Le quartier et
les jeunes du quartier, le lieu des origines et toutes ses composantes sont les fondements
de l’identité du joueur, et il le portera tout au long de sa carrière, y puisant persévérance
et inspiration. Et si le joueur joue également pour son quartier, en ce qu’il se sent investi
d’une mission car son lieu d’origine fait partie de son identité, de l’autre côté, les non-‐
sportifs vont se sentir représentés par les sportifs issus du même endroit qu’eux et
construire une identité collective autour de cette appartenance locale. Ce jeu de miroir
fait dire à Pociello que l’« on attend des héros qu’ils exaltent les qualités et les valeurs
propres du groupe afin de s’admirer en les admirant ». 94Le sport va alors être le moyen
de se lier aux semblables issus de la même localité, que ce soit à l’échelle du quartier, de
la ville ou du pays : plusieurs niveaux d’identités sont en jeu et souvent, coexistent chez
les individus, qui vont privilégier tantôt l’un, tantôt l’autre selon le contexte. Ainsi, en
période de coupe du monde par exemple, le supporteur fanatique du PSG sera amené à
mettre de côté son identité sportive liée au club pour se sentir avant tout français –
supporteur de l’équipe de France – et supporter les bleus d’une même voix avec un
supporteur marseillais. À différents niveau se joue donc une construction identitaire et
également un lien social voire une communion sociale entre les individus d’un même
territoire (quartier, ville ou pays). Ehrenberg écrit ainsi que « jamais le lien social ne
serait aussi fort que dans le spectacle sportif parce qu’il s’y jouerait du fusionnel, de
l’indivision malgré les oppositions réelles »95. Une des plus récentes publicités Nike96
met de cette manière en scène la communion d’une ville, Cleveland, communion des
supporteurs et des joueurs mélangés. Le principe de la publicité se base sur le
traditionnel moment préparatoire de motivation avant les matchs de basketball où les
joueurs de l’équipe se réunissent en cercle en se tenant tous par les épaules et en s’auto-‐
encourageant. Ici, à partir de l’équipe qui réalise ce rituel autour du joueur star Lebron
James, des supporteurs vont commencer à s’agréger jusqu’à ce que toute la ville
s’assimile au mouvement qui se propage. Petit à petit nous découvrons ainsi les rues de
la ville où tous les habitants se tiennent par l’épaule, font les mouvements initiés par
93 Expression populaire américaine que l’on pourrait traduire en français par « vous pouvez faire sortir l’homme du ghetto, mais vous ne pouvez pas faire sortir le ghetto de l’homme » 94 POCIELLO (Christian), Le rugby ou la guerre des styles, Paris, Métaillé, 1983 95 EHRENBERG (Alain), Le culte de la performance, Hachette Littérature, Paris, 2003 96 « Together », annexe 1, vidéo 15 : https://www.youtube.com/watch?v=-‐8yOG3qYk08
43
Lebron James et répètent d’une seule voix ce qu’il dit : « It’s time now, we’ve got to do
that for Cleveland ». Il est l’heure d’accomplir leur devoir pour leur ville. Tout le monde
ne forme qu’un seul corps, le match du sportif est le match de toute la ville. Il n’y a plus
aucune distance entre le champion et ses supporteurs, rassemblés en un seul corps, unis
par la ville. C’est bien cette dernière qui abolit la distance symbolique et physique entre
les anonymes de la ville et la superstar de la NBA. Il n’y a plus de riches, de pauvres, de
célébrités, de passants, de jeunes, de vieux, il y’a des habitants de Cleveland unis par une
même mission : la victoire pour faire briller la ville. L’identité territoriale a valeur
d’identité collective indivisible ; les supporteurs grouillants se rassemblent et ondulent
d’un même mouvement, la caméra prend de la hauteur et les corps fourmillants
fusionnent en une masse uniforme. Le temps s’arrête, figé dans l’histoire par le noir et
blanc qui installe la communion populaire hors de la temporalité ordinaire. Le sentiment
collectif en ville a bien une place dans le sport publicitarisé par Nike, mais il est du côté
des supporteurs, lorsqu’ils fêtent les victoires de leurs idoles ; « contre l’effet atomisant
ou individualisant de la vie urbaine, la fête restaure un palier d’appréhension de soi, de
l’autre et du monde intrinsèquement collectif »97.
2.2.2 La ville illimitée qu’il faut s’approprier
Dans la représentation que nous venons d’évoquer, le territoire urbain, à l’échelle du
quartier ou de la ville, s’apparente à un espace construit collectivement, liant l’individu
aux autres et structurant son rapport au sport. En cela, l’environnement urbain est un
élément familier, source de motivation pour les sportifs, de cohésion pour les amateurs
de sport. Une autre dimension antagoniste apparaît cependant dans la culture de
marque de Nike, présentant l’espace urbain comme un territoire hostile pour l’homme et
dans lequel il doit batailler pour trouver sa place voire survivre. Ici, à l’inverse de la
représentation que nous avons évoquée précédemment (en 2..2.1), le territoire urbain
n’apparaît pas lié au sportif de manière identitaire. Dans cette conception, la ville
s’apparente à un environnement plein d’obstacle, étranger et menaçant pour le sportif.
Olivier Mongin oppose deux appréhensions de la ville : celle, traditionnelle, d’un espace
97 H. MARCHAL, J-‐M. STÉBÉ, Les grandes questions sur la ville et l’urbain, PUF, 2011
44
défini par « la culture des limites » et celle, moderne d’une ville sans limite98. C’est cette
dernière vision qui, nous semble t-‐il d’après nos analyses, est alors à l’œuvre dans les
publicités mettant en opposition l’athlète avec le cadre de sa pratique. Illimité dans le
sens où le sportif semble n’avoir pas de marques, pas de repères dans cet espace.
Mongin note que les « espaces urbains, quels qu’ils soient, sont condamnés à devenir
informes, difformes, monstrueux, car soumis à une pression technicienne qui laisse
d’autant moins de chance que les industries d’armement jouent également leur rôle dans
la militarisation des villes ». L’aspect de la militarisation n’est pas anodin, en ce que
l’espace urbain va être présenté comme un territoire sauvage et le sport va devenir un
moyen de le civiliser, de le dompter et de se l’approprier. Les slogans des visuels postés
sur la page Facebook de la page Nike dédiée au running sont à ce point évocateur : « la
ville est à nous » « la nuit est à nous » « affronte l’obscurité » « braver la pluie » « à nous
deux, automne » « maitrisez la distance » « s’approprier l’allure » « défie l’aurore » « cours
contre le soleil » « dominez les 10km » « quittez la ville » « Khadika a défié la route »
« Anaïs a dominé la ville » « Battez le pavé »99. Le champ lexical du combat (affronter ;
braver ; défier ; dominer ; battre ; courir contre) accompagne des images de la ville et du
coureur dans la ville. Les éléments naturels comme les conditions météorologiques ou la
nuit redoublent l’ampleur de l’hostilité et le niveau de l’épreuve. Le « dehors »
s’apparente ici à un monde qu’il est nécessaire d’apprivoiser, par le sport, par la course.
La ville est une bataille dans laquelle le sportif est engagé, et le « quittez la ville » appelle
quasiment à une libération de cet univers difficile. La rue est donc un terrain de jeu
auquel il faut se confronter. Le ton et l’impératif donnent ainsi à cette opposition une
valeur de défi. Le spot « Game on, world »100 illustre exactement cette représentation de
l’environnement hostile, en ce que la rue est transformée en réel univers de jeu vidéo. Le
sportif, dès qu’il sort de chez lui, pénètre dans le jeu vidéo et affronte successivement
toute une série d’obstacles : il doit sauter sur des plateformes en hauteur dans la rue
pour ne pas tomber dans le vide, sauter dans une haute cheminée, d’écarter de son
chemin de faux dragons dans le quartier chinois qui veulent ralentir sa progression, et
pour finir, un personnage lui jette des ballons de basket enflammés qu’il doit esquiver
98 O.MONGIN, La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Points, 2007 99 voir exemples en annexe 2 100 « Game on, world », annexe 1, vidéo 16
45
pour finalement dunker101 en hauteur, action qui marque la réussite de la séquence. Le
personnage qui lui lançait les ballons enflammés, endosse le rôle d’une sorte de maître
du jeu lui déclare alors : « Niveau trois terminé, grand malade ». La ville est un territoire
qui se conquiert progressivement, mais le joueur a relevé les défis qui lui étaient
proposés, même s’il faut être fou pour se confronter à cela (« grand malade « ). À la fin,
et armé de ses chaussures Nike bien mises en valeur par le pack shot 102final, il saute
dans le vide du haut d’un immeuble, repartant ainsi à l’assaut de la ville. La pratique
sportive est réduite ici au seul geste final de réussite du niveau, tout le reste est
uniquement performance ludique de progression dans la ville soulignant ainsi
davantage la représentation de l’urbain comme terrain de jeu hostile. Cette vision est
restituée de manière différente dans la publicité « The getaway »103. Ici, la dimension
d’insécurité n’est pas dépeinte dans un univers ludique mais est à la criminalité dans la
ville. Au début de la publicité, plusieurs plans aériens nous laissent découvrir les gratte-‐
ciels et les grands espaces de la ville, avec en même temps, sans que l’on puisse voir à
l’image ce qu’il se passe, une bande sonore laissant entendre les cris d’une foule
paniquée puis d’une vitre cassée. L’alarme retentit ensuite, puis des coups de feu alors
que nous voyons un individu, tout de noir vêtu, qui prend la fuite devant ce qui
ressemble à une banque. Le film suit alors la progression du fuyard qui escalade les
rampes de métro, court dans la rue, saute d’un immeuble à l’autre, esquive des passants.
Tous les éléments semblent être faits pour ralentir sa course et son enjeu est de ne pas
s’arrêter, d’aller le plus vite possible. La tension est redoublée par la bande sonore où
l’on entend les voix de talkie-‐walkie des policiers qui parlent ainsi que les sirènes des
voitures de patrouille que l’on imagine à sa poursuite sans jamais les voir. Cet élément
stylistique est à rapprocher de l’univers des jeux-‐vidéos où l’on entend les voix des
policiers et les sirènes sans les voir lorsque l’on a commis un délit, et ils s’amplifient au
fur et à mesure que les policiers se rapprochent du joueur. Ce code est donc repris ici,
accentuant la tension dramatique jusqu’à l’acmé : le fuyard s’immobilise et on le voit à
travers des caméras de surveillance tout en entendant un hélicoptère qui se rapproche
et semble avoir cerné la cible (l’hélicoptère, dans le jeu-‐vidéo Gran Theft Auto dont le
101 Action de jeu au basketball consistant à smasher la balle avec une ou deux mains directement dans l’arceau du panier. 102 Gros plan sur le produit, en publicité 103 « The Getaway », annexe 1, vidéo 17 : https://www.youtube.com/watch?v=uww_MqZD1Tw
46
dernier opus est l’un des jeux-‐vidéos les plus vendus au monde104, signifie l’arrêt de la
cavale, la défaite du joueur qui s’est fait rattrapé par la police). Alors, le présumé malfrat
relève la tête et enlève sa capuche et nous découvrons une femme qui sort son ipod et
arrête la bande-‐son qui était en fait dans ses écouteurs. Nous voyons sur l’écran de l’ipod
le titre du « morceau » : « Bank robbery » (que l’on pourrait traduire par « braquage de
banque »). Elle change de morceau, en choisit un intitulé « Running of the bulls » (que
l’on pourrait traduire par « course de taureau ») et se met en position comme sur la ligne
de départ d’une course, au milieu de la rue, prête à faire la course avec des taxis qui
démarrent derrière elle. Nous comprenons donc que la coureuse se construit ses
propres défis sous forme de scénarios qui prennent tous racine dans la rue car ce terrain
de jeu possède assez de difficulté et d’hostilité pour donner corps et réalité à son
challenge. La publicité présente en fait le partenariat de Nike et l’iPod pour les coureurs.
L’insécurité de la ville semble être un espace tout trouvé pour cet exercice de
performance et les sirènes, les caméras de surveillance et cet esthétique sécuritaire ne
nous semblent pas anodins pour contribuer à représenter la ville comme un espace
dangereux. Marchal et Stébé notent d’ailleurs qu’« aujourd’hui, le voir est devenu une
préoccupation majeure tant du côté des acteurs politiques que du côté des opérateur de
la ville dans les politiques sécuritaires urbaines…caméras de surveillance, détecteurs de
métaux, portiques électroniques, immeubles de plus en plus enclos et surveillés, espaces
publics abondamment éclairés sont autant d’installations urbaines ou d’antidotes
destinés à sécuriser la ville et à éloigner la peur qui assiège de plus en plus les
citadins »105. La surveillance constitue un élément salvateur face à l’insécurité d’un
espace. Nous retrouvons d’ailleurs les caméras de surveillance comme élément central
du spot « Kevin Durant investigates» déjà évoqué106. Ici, la star de NBA Kevin Durant est
montrée dans ce qui s’apparente à une salle d’opération du FBI ou de la CIA comme les
films américains peuvent nous les montrer (des grands écrans de contrôle, des experts
derrière des ordinateurs complexes) avec l’indication du lieu qui s’affiche sur l’écran,
comme dans les films ou les jeux-‐vidéos : « QG Kevin Durant Investigation », confirmant
donc l’analogie. Tout ce dispositif étant mis en place pour observer les jeunes
basketteurs et attribuer aux méritants, ceux qui sont « prêts » les baskets de la marque 104 http://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Theft_Auto_V#Commercial (consulté le 01 novembre 2014) 105 MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), Les grandes questions sur la ville et l’urbain, PUF, 2011 106 « Kevin Durant investigates », annexe 1, vidéo 1
47
décernées par la star NBA. Elles sont déposées discrètement par des agents secrets,
comme l’on confierait une arme à un espion infiltré.
La ville en tant qu’espace hostile et dangereux doit donc être dompté et apprivoisé par le
sport avec l’aide de Nike qui va fournir les éléments nécessaires comme des armes : des
chaussures, avec également l’aide d’un iPod , la bande-‐son permettant de se créer son
univers mental pour mieux affronter l’environnement.
Pour résumer, nous notons, une double conception de l’espace urbain représenté par
Nike :
-‐ un espace familier et limité : ici, le territoire s’apparente à un monde construit par les
individus. L’espace urbain, ville ou quartier, est représenté à travers le regard, la
perception et l’émotion des habitants, sportifs ou non. La ville, le quartier sont ici
constituants des habitants, de manière identitaire voire ontologique. Le sport fait figure
de lien entre les acteurs de la ville : lien qui unit le sportif à son environnement urbain
(le quartier et toutes ses composantes) ou qui rassemble les non-‐sportifs supporteurs
derrière l’équipe de leur ville.
-‐ un espace hostile et illimité : là, l’environnement urbain est étranger au sportif et il
représente un danger, il faut alors prendre le dessus, le dominer en s’y confrontant par
le sport et l’aide de la marque.
Nous pouvons résumer les différents enjeux de ces conceptions de l’espace urbain par le
tableau suivant :
Conception de la ville comme un espace limité
Conception de la ville
comme un espace illimité
Rapport
individu/territoire
Identitaire et familier
Étranger et hostile
Valeur du sport et de Nike
Relationnelle
Attribut de défense et de
conquête
48
Conclusion intermédiaire :
Les représentations de la ville véhiculées dans la culture de Nike sont ainsi
ambivalentes, parfois contradictoires : tantôt terreau de l’individualisme, tantôt lieu de
cohésion ; tantôt socle de construction identitaire et espace familier, tantôt paysage
hostile dans lequel l’individu doit se battre pour trouver sa place. Ce sont en fait les
tensions inhérentes à la ville qui sont restituées par la marque. L’espace urbain apparaît
comme un lieu tiraillé entre des pôles de valeur divergents, Olivier Mongin note ainsi
que « le corps de la ville met en tension un dedans et un dehors, un intérieur et un
extérieur, le haut et le bas, les mondes du privé et du public. Ce sont des espaces qui
favorisent moins une médiation qu’ils ne sont des entre-‐deux107.» Une autre perspective
de recherche pourrait nous amener à rapprocher ces ambivalences à celle du caractère
mythique de la marque, en ce que « le mythe met en jeu des séries d’opposition
spatiales (le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur), temporelles (nuit/jour,
longue/courte durée), sexuelles (frénésie/froideur) »108. Nous pourrions alors émettre
l’hypothèse que dans une lecture mythique de la marque, la ville est le décor privilégié à
l’expression de ce mythe, notamment parce qu’elle est un paysage en tension, fait
d’oppositions est que « le propre des mythes est d’affirmer des oppositions tranchées,
des polarités indissociables qui éclairent les forces contradictoires qui agissent dans la
société et sur le plan individuel »109. Ce qui nous intéressera davantage, c’est l’enjeu
pour la marque de réussir à dépasser ou à résoudre ces tensions pour concrétiser
l’univers esthétique et symbolique de sa communication en acte d’achat. Alors que Nike
pose la performance comme moyen de contrôler son rapport à ville et à soi, quelle est la
place de l’objet Nike ici ? Comment la représentation de la ville restituée par Nike peut-‐
elle être au service de son discours de marque ? Comment faire pour ne pas figer la
marque dans un univers urbain ou dans un autre ? Comment Nike utilise cet «entre-‐
deux » qu’est la ville pour appuyer la narration de ses valeurs et opérer une
transformation du monde qui conduira les consommateurs, sportifs ou non, à acheter
ses produits ?
107 MONGIN (Olivier), La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Points, 2007 108 BAUDRILLARD (Jean), Amérique, Grasset, 1986 109 LEWI (Georges), Mythologie des marques, quand les marques font leur storytelling, Pearson Village mondial, Paris, 2009
49
3. POUR QUE LA PERFORMANCE SOIT PERFORMÉE :
COMMENT TRANSFORMER UN DISCOURS SUR LA
PERFORMANCE SPORTIVE URBAINE EN L’ADOPTION DES
PRODUITS DANS LA RUE
Nous avons vu que la ville et le sport étaient étroitement liés dans l’univers de marque
de Nike. Les représentations de l’urbanité que nous avons mises en lumière dans la
culture de la marque mettent en jeu des ressorts identitaires, sociaux et spatiaux
souvent ambivalents. La difficulté pour la marque est de réussir à tirer parti de ces
univers en tension, quel que soit le jour sous lequel la ville apparaît. Il s’agit à la fois
d’apporter une cohérence à la marque qui doit apparaître comme un vecteur de
continuité dans un univers discontinu, et également d’ouvrir le cadre de sens pour
parler à un public large qui ne correspond pas nécessairement à l’univers urbain mis en
valeur dans telle ou telle publicité. La question de la performance, non plus sportive
mais sociale, à travers la consommation de la marque nous semble être au cœur de
l’enjeu. Il s’agit alors de faire en sorte que la marque fédère le plus de cibles potentielles
et ne soit pas clivante, quelle que soit la vision de la ville représentée.
3 .1 L’exemple du running : à la croisée du sport et de la mode
Le jogging, de plus en plus désigné par les marques, les pratiquants et les
consommateurs par le terme « running » (nous le nommerons également comme tel),
nous semble être l’illustration parfaite de notre problématique, en ce qu’il relèverait
aujourd’hui à la fois de la mode vestimentaire et d’un sport, le tout dans un cadre urbain.
Nike connaît un réel succès dans le domaine, étant positionné sur le segment du running
depuis longtemps et ayant réussi avec Nike running + à créer une relation forte avec le
consommateur. Autant dans sa communication que dans la création de sa plateforme
sociale, la marque a réussi à articuler sous le signe de la performance, la domination de
l’espace par la pratique sportive et l’importance de l’apparence.
50
3.1.2 De la performance individuelle à la communauté
Le running est le sport individuel qui apparaît comme le plus démocratique car il ne
relève a priori pas de l’acquisition de compétences techniques très élevées. C’est
d’ailleurs pour cela que la course à pied est la discipline souvent commune et
incontournable dans les établissements scolaires : tout le monde semble à égalité face à
cette pratique, car tout le monde peut courir, comme tout le monde sait marcher. On y
associe également des valeurs de bien-‐être et de contrôle de son corps aux fondements
de l’éducation physique et sportive, en ce qu’elle « permettrait aux individus d’exercer
leurs fonctions biologiques et, par conséquent, de retrouver leur équilibre » 110 .
Aujourd’hui, dans de nombreux pays, cette pratique connaît un essor remarquable. En
France par exemple, on compte 5000 courses organisées par an, la croissance des ventes
de produits de running croit de 5% chaque année et 20% des plus de 15 ans pratiquent
la course à pied au moins une fois dans l’année.111 8,5 millions de français pratiquent la
course à pieds (contre 6 millions en 2000)112. Une grande partie des pratiquants courent
dans les espaces urbains : la majorité de la population vit en zone urbaine et n’a pas
forcément le temps de s’éloigner de son domicile pour courir. Pascal Duret rappelle que
« les sportifs, quelle que soit la saison sont donc obligés de s’extraire prématurément de
leur lit pour aller à des heures extrêmement matinales ‘abattre des kilomètres’ avant de
se rendre sur les lieux de leur activité professionnelle.»113 Le running revêt donc la forme
d’un sport strictement individuel (77% des coureurs courent seuls selon Sportslab) et
face auquel tous les individus seraient égaux. La course serait naturelle, innée et tout le
monde pourrait la pratiquer. La dimension naturelle de la course a d’ailleurs été reprise
dans le spot « Need motivation »114 où elle est présentée comme inhérente à l’être
humain, depuis les hommes préhistoriques qui couraient pour fuir, jusqu’au indiens qui
couraient pour chasser, en passant par les grecs qui couraient déjà pour communiquer
(avec la reprise des origines du Marathon), ou encore des batailles du moyen-‐âge où les
camps couraient à la rencontre l’un de l’autre. Il est vrai que la pratique de la course
semble être aussi ancienne chez l’homme que la faculté de marcher. Elle est ici présentée 110 BRUANT (Gérard), Anthropologie du geste sportif, la construction sociale de la course à pied, PUF, 1992 111 Source : Enquête sur les pratiques physiques et sportives en France, ministère des Sports, 2010 112 Source : Étude Sportslab pour la Fédération française d’athlétisme, 2013 113 DURET (Pascal), Sociologie du sport, Armand Colin, 2001 114 « Need motivation ? », annexe 1, vidéo 18 : https://www.youtube.com/watch?v=UfWTQA6QPk4
51
comme un moyen de défense de l’être humain, presque comme un réflexe. Cette
caractéristique prend particulièrement du sens à la lumière des valeurs de Nike où
chaque individu est considéré comme un champion en devenir, où chacun a en soi les
capacités de se dépasser. Il est intéressant de voir comment cette discipline qui semble
naturelle et intuitive115 est construite socialement d’abord puis publicitairement. C’est
tout le travail de Gérard Bruand qui affirme que « la course à pied, qui représente un
effort purement individuel, permet de comprendre comment la motricité sportive s’est
différenciée de la motricité concrète par la mise en place d’une situation de comparaison
sociale impliquant : contrôle des renforcements, déplacements des buts et des conduites
de coopération, bref, tout une technologie sociale qui amène l’individu à se replier sur
l’interne ». Nous prolongeons d’une certaine manière son travail en nous interrogeant
sur la manière avec laquelle Nike a construit un mode de pratique, en conjuguant ses
valeurs de marque et l’univers urbain. Un premier niveau qui nous semble essentiel et
que nous avons déjà évoqué, est la valeur de lutte, d’affrontement qui est centrale dans
la pratique de la course publicitarisée par Nike. Nous avons déjà évoqué les modalités de
langage à l’œuvre sur la page facebook de Nike Running France qui tissent le discours de
la marque et recréent la dimension primale de la course, liée à une nécessité de l’homme
de survivre dans un environnement hostile. Alors que le milieu urbain est – relativement
à l’environnement préhistorique et primitif – assez sûr, en terme de survie de l’espèce, il
s’agit de donner à l’homme moderne de nouvelles motivations de continuer à pratiquer
la course. De nouvelles sources d’inspirations pour se dépasser soi. Ainsi dans le spot
« Need motivation », après un voyage dans l’histoire de l’humanité sous l’angle de la
course à pied, Nike pointe l’absence de réelles raisons de courir dans nos sociétés
modernes. Cela est incarné par un homme qui court tristement, lentement, de manière
indifférente sur un tapis roulant dans une salle de sport, jusqu’à ce que des coureurs
surgissent derrière lui et cassent la vitre de la salle pour arriver dans la rue, terrain
nettement plus propice au dépassement de soi que la salle de sport, du moins dans
l’univers de Nike. Et la motivation est alors montrée dans la publicité : Nike avec son
système Nike + (une puce dans la chaussure pour mesurer le nombre de pas). Il
s’agissait alors des débuts de l’écosystème Nike+ ; une puce dans des chaussures dédiées
est alors reliée à un iPod (l’iPhone n’existait pas encore) et permet d’enregistrer les
115 BRUANT (Gérard), Anthropologie du geste sportif, la construction sociale de la course à pied, PUF, 1992
52
données de la performance du coureur. Sur internet, ensuite, une plateforme
synchronise les informations, permet à l’utilisateur de relever des challenges, de se fixer
des objectifs ou d’entrer en contact avec d’autres coureurs. Peu après, la puce dans la
chaussure sera remplacée par le bracelet (d’abord le Nike Sport Band puis le Nike Fuel
Band) et Nike assoira son partenariat avec Apple à partir de 2009 ; l’iPhone sera
proposé avec l’application Nike préinstallée116. Le choix de ce partenariat montre que
Nike a compris très vite les usages et modes de pratiques des runneurs pour qui la
musique est un élément central qui les accompagne dans leur effort. Dès lors, la marque
s’institue en tant que partenaire privilégié des coureurs, en se positionnant comme un
complément de service, en leur proposant des musiques, en mesurant leur performance,
en leur soumettant des défis. Nike, en offrant tous ces services et cette plateforme,
devient le dépositaire de la performance, le juge, le garant de l’esprit du sport et la
source de motivation pour ceux qui en manquent. C’est notamment à partir de ce
dernier aspect que nait le principe de communauté. La plateforme permettait, via les
réseaux sociaux et Facebook principalement de déclarer lorsque l’on débutait une
session et dès qu’un ami virtuel likait le statut, le coureur recevait alors en direct des
encouragements dans ses écouteurs. La pratique solitaire s’accompagnait dès lors d’une
dimension collective de soutien par les réseaux sociaux (impliquant même les non-‐
pratiquants). L’autre dimension « sociale » de la plateforme s’est élaborée autour du
partage de la performance : pour chaque session il était possible de partager ses
données de courses (plan, vitesse, distance…). Cela permet alors autant de mesurer ses
performances vis-‐à-‐vis de ses objectifs que de comparer les coureurs les uns aux autres
à travers des critères objectifs (même si cette dimension de compétition des uns contre
les autres n’est pas mise en valeur). À partir de là est née la dimension communautaire
de la pratique, surtout que Nike n’est pas la seule marque a avoir impulsé des initiatives
de ce type (même si sa plateforme est sans doute la plus utilisée). Adidas a par exemple
créé la ‘Boost Battle run », une compétition où s’affrontent les coureurs de différents
quartiers de Paris constitués en équipe, via la récolte de leurs données. Ici, l’opposition
d’équipes, par quartiers donc avec une référence identitaire forte, renforce encore plus
l’aspect communautaire parfaitement assumé par les organisateurs de cette course,
116 http://www.limbicity.com/remarquable/le-‐plus-‐grand-‐running-‐du-‐monde-‐par-‐nike-‐2142 (consulté le 11 novembre 2014)
53
revendiquée comme « une opération purement communautaire »117. À côté de cela, de
nombreux blogs prodiguent des conseils pratiques, exposent les vêtements techniques
ou fournissent des astuces d’entraînement.
3.1.2 Marquer la performance par le territoire urbain, et le territoire urbain par la
performance : vers une cartographie de la performance
La dimension communautaire donne une autre répercussion à la performance en ce
qu’elle la médiatise. La performance telle que prônée par Nike dans sa culture de
marque ne s’apparente normalement pas à un résultat. La performance chez Nike n’est
pas la première place de la compétition comme chez Adidas. La performance chez Nike
est un processus, un dépassement, une philosophie, une recherche continue
d’amélioration personnelle, non pas pour être meilleur que les autres mais pour être
toujours meilleur que soi-‐même (même si cela passe par la confrontation aux autres). Et
chacun a sa manière, peut être performant : l’handicapé qui court avec des jambes
bioniques, la star de NBA qui fédère une ville derrière lui, l’enfant obèse qui se dépasse
pour courir tout simplement. Dans la philosophie de Nike tous sont des héros à leur
manière car tous se dépassent différemment avec chacun leurs objectifs à différentes
échelles. On pourrait dire qu’il n’y a même pas de gradation entre ses athlètes, comme le
montre le spot « Find you greatness »118 déjà évoqué : «la grandeur n’appartient pas à
une personne spéciale, la grandeur est partout là où quelqu’un la cherche », rappelle la
voix-‐off. Mais à partir du moment où la performance est publicitarisée (au sens de
« rendue publique) – sur les réseaux sociaux – c’est à dire à partir du moment où la
performance doit exister en dehors d’elle-‐même, il faut des critères objectifs et
mesurables. Plus que cela, il faut que la performance soit représentable. Gérard Bruant, à
propos de l’institutionnalisation de la course à pied, qui est une forme primaire de
publicitarisation de la pratique, explique que « les critères de la valeur athlétique se
définissent à partir des mesures d’égalisation qui nécessitent un traitement des
similitudes et des différences entre les individus. Ils s’inscrivent également dans un
117 http://www.blogdumoderateur.com/interview-‐strategie-‐digitale-‐boost-‐battle-‐run/ (consulté le 11 novembre 2014) 118 https://www.youtube.com/watch?v=KYtMkhfQfa4 (consulté le 11 novembre 2014)
54
processus de spectacularisation des efforts qui assure la visibilité sociale des athlètes et
des juges tout en stimulant l’intérêt des spectateurs »119. Pour pouvoir montrer la
performance, en dehors des conditions de la performance elle-‐même (chacun a ses
motivations personnelles, ses objectifs, sa perception), il lui faut une unité de mesure, un
langage commun. Pour résoudre cette problématique, Nike a créé le Nike Fuel, une sorte
de monnaie virtuelle qui rétribue la performance : tel nombre de pas, de kilomètres,
valent tel nombre de Fuel (nous l’avons déjà évoqué dans la première partie). Cette
mesure virtuelle instaure Nike dans le rôle du juge puisqu’il rétribue les efforts par
l’attribution de ces Fuels. Dans le spot « Summer in NYC »120, l’accession à une piste de
skate est d’ailleurs conditionnée au gain préalable dans la journée d’un certain nombre
de Fuel (il faut donc avoir déjà réalisé un certain nombre d’efforts dans la journée). Un
videur à l’entrée de la piste contrôle ainsi les bracelets des sportifs. On voit bien ici
comment la mesure de l’effort est objectivée et monétisée.
Au-‐delà de l’unité de mesure commune de la performance, il faut donc pouvoir la
représenter visuellement pour qu’elle soit visible sur les réseaux sociaux notamment. La
publicitarisation de la performance du running nous semble particulièrement
intéressante pour notre sujet, en ce qu’elle rappelle l’essence fondamentale de ce qu’est
la course à pied dans une ville : l’évolution d’un corps dans l’espace urbain. En ce que la
course à pied est un acte de mobilité éphémère, son écriture en tant qu’acte de fixation
est intéressante. Ici, c’est bien la dimension spatiale objective qu’est la carte qui fait
office de cadre de représentation. La ville, principalement représentée dans la culture de
Nike comme un territoire hostile qu’il faut dompter lorsqu’il s’agit de running est donc
objectivée en un territoire limité par le corps, par la pratique. La cartographie de la
performance a ainsi valeur de témoin du parcours de l’athlète qui par sa course a réussi
à marquer la ville de son empreinte et donc à se l’approprier. La publication de la
performance d’une course sur Facebook est également signée « avec Nike » comme pour
signifier le partenariat. Pour reprendre Gérard Bruant, pour qui la « spectacularisation
des efforts » doit assurer « la visibilité sociale des athlètes et des juges tout en stimulant
l’intérêt des spectateurs » : le juge est Nike, et l’athlète poste sa performance à
destination des spectateurs.
119 BRUANT (Gérard), Anthropologie du geste sportif, la construction sociale de la course à pied, PUF, 1992 120 « Band summer in NYC », annexe 1, vidéo 19 : https://www.youtube.com/watch?v=_IGu-‐vBMACg
55
La performance d’une session running publicitarisée sur Facebook prend ainsi la forme
suivante :
Partage de performance sur Facebook, via l’application Nike+
La marque, l’empreinte du runneur sur la ville représente une forme de concrétisation
de la promesse de Nike de domestication du paysage urbain via la performance
sportive. Si « la ville est une inscription de l’homme dans l’espace »121, cette écriture du
parcours des corps dans l’espace urbain semble avoir une valeur performative : en fixant
sa trace dans la ville, on la concrétise, on la rend palpable. Après avoir accompli l’effort,
la performance, il s’agit de lui donner corps ; il s’agit de performer la performance.
121 BARTHES (Roland), Sémiologie et urbanisme, L’aventure sémiologique, Points, 1991
56
D’ailleurs, ce mode d’inscription des corps dans la ville est utilisé dans la communication
de Nike. Il est ainsi revendiqué comme une graphie particulière à la marque et figurant
comme un élément à part entière dans sa culture. C’est ainsi qu’en février 2013, Nike
réalisait une opération digitale inédite intitulée « Run like me »122. Cette expérience avait
pour but de promouvoir la précision du système Nike+ et de générer de la visibilité et de
l’engagement sur la plateforme. Un coureur spécialisé dans les courses expérimentales
était équipé de capteurs Nike+ et courait dans les rues de Tokyo : à chaque like obtenu
sur Facebook celui-‐ci devait courir 10 mètres. Les internautes pouvaient suivre la
progression du coureur sur internet et ce dernier réalisait alors des itinéraires
spécifiques pour dessiner ou écrire sur la carte de la ville (cette pratique amateur a
d’ailleurs un nom, le GPS art) :
Itinéraire du coureur Joseph Tame représenté par géolocalisation lors de l’opération « Run like me »
L’opération a eu du succès puisque le coureur aura couru plus de 400kms en un mois.
Cette opération illustre en tout cas, la réflexivité de la marque sur son dispositif de
représentation des performances des runneurs anonymes. Il s’agit d’un type d’écriture
de la ville, d’une redéfinition du territoire par l’entreprise conjointe des coureurs et de
122 http://lareclame.fr/51572+nike+run (consulté le 12 novembre 2014)
57
Nike. On pourrait imaginer une carte de Paris par Nike retraçant tous les endroits où les
coureurs affiliés à Nike + courent et en occultant le reste des rues. La ville serait alors
redéfinie, réécrite par la marque et l’appropriation du territoire serait poussée au bout
de sa logique. Un site dédié au traitement de données a ainsi étudié les endroits où
couraient les runneurs dans les villes, selon la récolte de leurs données et a ainsi
représenté l’agrégation de ces parcours sur les cartes123 :
Représentation des lieux de courses à Paris, par le site flowingdate.com
Nous voyons ici comment un traitement et une écriture spécifiques de la performance
des coureurs peut conduire à une vision particulière de la ville. La carte n’est pas le
territoire mais une de ses représentations. Nike, par le prisme de la performance,
médiatise la ville à travers son dispositif éditorial et tend à assimiler le territoire à la
carte. C’est la performance – à travers la vision de Nike -‐ qui redessine le territoire de la
ville.
123 http://flowingdata.com/2014/02/05/where-‐people-‐run/ (consulté le 13 novembre)
58
3.1.3 Performer la performance par le vêtement : de la valeur d’usage à la valeur signe des
produits Nike
La dimension de communauté et la médiatisation de la performance légitiment de fait ce
qui fonde l’existence de Nike : l’apparence. En effet, le but de la marque reste de vendre
ses vêtements, et tout l’écosystème running mis en place pour encourager, faciliter,
susciter la pratique de la course n’est qu’un moyen de faire connaître et adopter les
produits Nike. Ainsi, au-‐delà de la création d’une communauté, de la mise en place d’un
outil de mesure de la performance et de sa représentation sur les réseaux sociaux qui
sont des processus plus longs, nous avons identifié, à travers l’analyse de la page Nike
Running France, trois modes discursifs destinés à concrétiser toute la philosophie de la
pratique en valorisant les produits et en incitant plus ou moins explicitement à l’achat.
Le premier élément récurrent dans la rhétorique de la page Facebook est de faire de la
mise en scène de la course un élément majeur, quitte à occulter la pratique elle-‐même. Il
y’a 2 sessions de courses encadrées, organisées chaque semaine par Nike running dans
Paris, à partir des points de vente Nike. Certains évènements sont aussi organisés
ponctuellement comme le « 10KM Paris », course au cœur de Paris ou « We own the
night », course dédiée aux femmes se déroulant la nuit. Lors de ses évènements, la
médiatisation future de la course est au cœur de la pratique. Les pratiquants savent
qu’ils ont toutes les chances d’être captés pendant leur effort durant la session. Il y’a
notamment une photo de groupe, sur laquelle ils ont d’ailleurs plus de chance
d’apparaître au premier plan s’ils sont grimés Nike (Annexe Running, capture 1). Tout
au long du trajet, ils vont être susceptibles d’être photographiés par le community
manager de Nike et vont ainsi adopter des poses, des attitudes spécifiques tenant
compte de la présence de l’appareil photographique et de leur mise en ligne a posteriori
(Annexe running, capture 2, 3 et 4). La médiatisation de la course est très bien
conscientisée par tous les acteurs, elle est même elle-‐même médiatisée (capture 5). Il y’a
un endroit spécial dédié aux photos et les coureurs s’y arrêtent pour s’immortaliser. La
mise en scène de la pratique devient en enjeu aussi importante que la pratique elle-‐
même, en ce que l’acte de captation de l’acte est lui-‐même réfléchi (au sens de
réflexivité). Il s’agit de réussir à capter et se faire capter de la meilleure des manières
pour laisser une trace sur les réseaux sociaux. L’empreinte laissée n’est, sur cette page
Facebook, même plus conçue dans une dimension spatiale ou cartographique, mais
59
uniquement comme celle d’un instant qui n’est plus réellement celui de la course
puisqu’il n’est pas celui de l’effort.
Alors, la performance n’étant même plus mesurée, et la trace laissée n’étant même plus
celle d’une course, il reste comme résultat une photographie des corps avec comme
seule possibilité de « signe » de performance le produit Nike porté. C’est la deuxième
dimension rhétorique à l’œuvre sur cette page, celle de l’attribution d’une valeur
symbolique aux produits Nike. Hormis les photos qui relatent les évènements et les
courses, les autres images sont des illustrations d’ambiance avec des interjections de
motivation comme par exemple « À nous deux l’automne » avec une photos de sol
recouvert de feuilles ou des photos de produit. L’habilité de l’énonciation est de mêler
des visuels forts avec uniquement des slogans de motivation (ex : « Braver la pluie ») et
des photos de produit, montrant soit uniquement des chaussures, soit des produits
portés par des mannequins, et associés également à des interpellations opposant la
performance à l’environnement hostile : « La température chute, mais vous n’avez pas
froid aux yeux. Affrontez toutes les conditions avec la nouvelle collection » (annexe
running, capture 6) ; « Faites de la vitesse votre meilleure alliée. Combien allez-‐vous
courir ce soir ? » (annexe running, capture 7) ; « Quand vitesse rime avec stabilité »
(annexe running, capture 8). Ici la tenue sportive est donc présentée comme la garantie
de la performance : plus qu’un allié, elle est présentée comme le moyen privilégié voire
le moyen exclusif d’accéder à la performance. Le vêtement prend d’ailleurs une place
prépondérante dans la relation qu’entretient la marque via son community management
avec les fans de la page qui n’hésitent pas à commenter, louer tel produit, exprimer leur
désir voire leur projet d’acquisition. Le ton de la marque qui s’inscrit dans la proximité
répond d’ailleurs à toutes les questions et n’hésite pas à être familier avec les
internautes ce qui instaure une forme de confiance à la fois en la marque et en
l’énonciation de la page. Dès lors, il est plus facile pour Nike running d’impliquer
l’audience de la page et cette implication va bien souvent passer par le vêtement,
considéré comme l’élément tremplin de la performance. La marque poste par exemple
une photo avant une course avec une tenue Nike sur le sol, accompagnée du
commentaire : « Prêt à pulvériser votre record ? Montrez-‐nous votre tenue de combat en
commentaire », et les internautes de répondre et de poster à leur tour une photo de leur
tenue (annexe running, capture 9). Ici, avant même que la performance sportive à
strictement parler commence, la performance sociale est déjà à l’œuvre. Nous précisons
60
« à strictement parler » car cette performance sociale, dans le dispositif Nike, fait
entièrement partie du dispositif sportif. Un montage mosaïque réunissant pêle-‐mêle des
photos de coureuses pendant une course, le flyer ou la médaille de la course comprend
également une photo d’une tenue posée sur le sol, même pas vêtue, preuve que la prise
en compte et la mise en scène de la tenue en fait un élément fondateur de la pratique
sportive médiatisée par Nike. Ici, pour être performant, il faut performer la
performance, jouer la performance telle que conçue par Nike, avant même le début de
l’effort pour montrer aux autres que l’on est performant. Le vêtement Nike présenté par
la marque pour sa valeur d’usage (une arme pour dompter les éléments, un moyen
technique pour accéder à la performance, pour réussir à se dépasser) semble approprié
par les coureurs avant tout pour sa valeur signe. Daniel Bo explique cela en conclusion
d’un de ses articles : « J’ai des chaussures Nike, je cours avec, c’est la valeur d’usage. Mais
quand je les exhibe, je les montre, je délivre un message à ceux qui me voient : c’est la
valeur signe. »124. Il ne s’agit plus de prouver aux autres que l’on réussit à être
performant par le sport et l’effort, il s’agit de montrer que l’on a les attributs pour l’être,
donc qu’on l’est.
Enfin, pour que ce ressort symbolique fonctionne et que les coureurs s’investissent
autant communautairement et émotionnellement, il faut que la dimension marchande
du dispositif soit masquée. C’est le troisième ressort énonciatif à l’œuvre. Il n’est donc
jamais fait mention de prix, à aucun moment, à aucun endroit, alors que beaucoup
d’internautes les demandent dans les commentaires. Le community manager répond
d’ailleurs toujours à ces questionnements. En fait, tous les détails pratiquent se font
dans les commentaires, où l’on en arrive même à des considérations très pragmatiques
(existence d’un coloris, taille du modèle…). Les sessions running organisées chaque
semaine sont aussi (et peut-‐être principalement) le prétexte à une session shopping, ce
qui va donner lieu à un nom d’événement sommaire : « Shop & run » (annexe running,
capture 11), ou encore « Run de minuit » et en petit : « running session et nouvelle
collection » (annexe running, capture 12) sans que la dimension commerciale ne soit
explicitée plus que cela. En fait, toutes ces sessions partent d’un point de vente Nike et
sont destinées, en grande partie, à présenter les produits des collections et à générer du
124 http://testconso.typepad.com/brandcontent/2011/05/performer-‐la-‐marque.html (consulté le 13 novembre 2014)
61
trafic en magasin. Tout est fait pour que les coureurs puissent faire leurs achats le plus
agréablement possible puisqu’il y’a des casiers pour mettre leurs affaires et des endroits
pour se changer, afin de concilier les achats avec la pratique de la course.
Le dispositif Nike + réussit donc à objectiver la performance sportive des coureurs
anonymes pour en faire un contenu médiatisable, notamment en trouvant une forme
d’écriture spécifique des corps dans la ville. Dès lors, la performance telle que
publicitarisée par Nike apparait normée autour, non seulement de critères sportifs, mais
également d’aspects esthétiques, quitte à prendre le pas sur l’effort physique. La
performance n’est plus nécessairement un acte à prouver en soi mais un rôle à jouer, en
endossant la tenue de la marque. Il faut jouer, performer la performance selon les
critères définis par Nike et dans lesquels le vêtement sportif à une place importante. Il
est alors intéressant de voir comment ce glissement de paradigme est étendu à toutes
les cibles pour ne pas seulement toucher les pratiquants de course à pied. Les différents
imaginaires de la ville convoqués tour à tour dans la culture de marque de Nike
permettent notamment une généralisation de la performance en milieu urbain et
donnent des clefs pour comprendre la réussite commerciale de Nike pour les autres
marques.
3.2 Promouvoir la performance urbaine comme mode de vie pour gagner la bataille de la
rue
3.2.1 Performer la marque pour performer son identité urbaine
La vision de la performance instituée par Nike tend à promouvoir une identité sociale
qui permettrait alors de bien paraître en ville. En donnant – supposément -‐ les moyens
aux consommateurs d’être performants en ville, la marque offre à ses consommateurs la
possibilité de s’approprier ce territoire, d’y trouver leur place. Les liens entre le paraître
et l’identité prennent particulièrement de sens avec les marques sportives.
Fabien Ohl le résume d’ailleurs, à propos des adolescents : « Cette sensibilité aux
apparences traduit une demande « des adolescents » de participer, par le biais des
usages des objets sportifs, à une culture valorisée et valorisante. Les signes de la culture
sportive médiatisée permettent d’afficher une identité positive dans les lieux publics. À
travers les apparences transgressives du sport, on s’oppose aux codes bourgeois, tout en
s’approchant de l’univers du luxe symbolisé par de vraies marques. Par les références à
62
l’héroïsme sportif, on rappelle une identité masculine que l’on pense menacée. Plus que
d’autres, les populations aux identités incertaines comme les adolescents trouvent dans
les objets de l’apparence un moyen d’afficher et de jouer des identités. L’usage, souvent
ostentatoire, des signes de la sportivité indique une façon de chercher à s’approprier la
ville »125. L’expression qui correspond parfaitement à notre propos ici, est le fait de
« jouer des identités ». Elle nous permet d’approfondir une notion appliquée aux
marques par le sémiologue Raphaël Lellouche et reprise par Daniel Bô dans son ouvrage
Brand Culture déjà évoqué126 : la performativité. Pour eux, pour rendre compte des
processus de construction identitaire et sociale des individus par les marques, il faut
dépasser les notions de communication ou de croyance en celles-‐ci. Lellouche reprend
l’idée de Judith Butler qui utilise le terme de performativité (mis au point par les
linguistes John Austin et John Searle) pour l’appliquer à l’identité sexuelle, qui est une
identité sociale. Pour Butler, l’identité sexuelle n’existe pas, on n’est pas homme ou
femme, mais « on performe son genre, on joue pour ainsi dire à l’homme ou à la femme »
(Daniel Bô127). Pour Lellouche et Bô c’est ainsi toute l’identité sociale qui est en jeu dans
la performativité, et les marques sont comprises dans le processus. Il y’aurait plusieurs
pôles d'identité qui caractériseraient les individus comme par exemple le lieu de
naissance, le lieu de vie, le sexe, la tranche d'âge, le milieu social, les études, le secteur
d'activité, les loisirs, la religion et pour Bô et Lellouche les marques consommées en
constituent un à part entière. Pour Bô, « nous "sommes" Mac ou PC, Peugeot ou Fiat,
Nike ou Adidas »128. Dans cette optique, l’identité des individus est faite des identités
qu’ils performent, c’est-‐à-‐dire, des rôles qu’ils jouent : la consommation n’est pas
purement matérielle, elle est « culturalisée par des identifications à des marques ». Le
modèle de valeurs véhiculé par Nike nous apparaît donc, à partir de nos analyses
précédentes, centré autour de la notion de performance, celle-‐ci étant étroitement liée
aux conditions environnementales de son exercice dont le cadre territorial de la ville
occupe une place prépondérante. Nous postulons alors que la ville est un lieu de
représentation physique à partir notamment des réflexions d’Ansay et Wathelet. Ils
125 OHL (Fabien), Les usages sociaux des objets : paraître « sportif en ville », Loisir et société, vol.24, n°1, 2001 126 BÔ (Daniel), Brand culture, Développer le potentiel culturel des marques, 2013 127 Idem 128 http://testconso.typepad.com/brandcontent/2011/05/performer-‐la-‐marque.html (consulté le 13 novembre 2014)
63
écrivent ainsi que « le théâtre partage un problème, non avec la société en général mais
avec un type particulier de société — la grande ville. Ce problème est celui du "public"
(audience), c’est-‐à-‐dire, plus précisément, celui de faire croire à l’apparence d’un
individu dans un milieu d’inconnus. Dans un milieu d’inconnus en effet, un interlocuteur
ne peut juger de la véracité des propos d’un autre que par la manière dont l’autre joue
ses sentiments (…), que dans la mesure où ce genre de manifestation possède une
certaine "urbanité". La ville est un milieu dans lequel de tels problèmes de jeu théâtral se
posent tous les jours ».129 Dans un contexte où les individus qui se côtoient sont
étrangers les uns aux autres et peuvent se juger quasi-‐exclusivement par leur
apparence, la tenue constitue un élément primordial dans la relation qui va se créer
entre eux. Le vêtement Nike va permettre à ses possesseurs d’acquérir un type d’identité
qui leur attribut une valeur identitaire, que ce soit pour s’assimiler ou se démarquer :
« la tenue permet à la fois d’afficher les liens du groupe et le différences avec les autres.
Le port ostentatoire des marques sportives facilite la lisibilité de l’identité revendiquée
dans les usages des espaces publics. »130
Nike fournit aux citadins un costume dont les valeurs de performance sont plus ou
moins connues par les pairs. Une approche complémentaire de la ville en tant qu’espace
défini par la mobilité, peut nous donner une clef supplémentaire pour comprendre le
succès de Nike et des signes de sportivité auprès des non-‐sportifs dans la ville. Le
sociologue Jean-‐Samuel Bordreuil parle ainsi de « ville desserrée » pour qualifier nos
villes modernes dont « la mobilité » serait une caractéristique essentielle. Pour lui, « la
mobilité, qui favorise les côtoiements et multiplie les scènes d’exposition, qui exalte la
figure du citadin comme « être de locomotion » comme passant plutôt que comme
résidant, a toujours été une composante forte de l’urbanité en tant que mode de vie »131
et elle est en train de s’exacerber. Il nous semble que cette perspective peut en partie
expliquer la diffusion de la culture de la performance de Nike pour n’importe quel type
d’urbain. Dans un environnement où l’individu est de plus en plus un « être de
locomotion », un passant plutôt qu’un résident, sa performance urbaine semble liée à
129 ANSAY (Pierre), SCHOONBRODT (René), Penser la ville. Choix de textes philosophiques, AAM Editions, Bruxelles, 1989 130 OHL (Fabien), Les usages sociaux des objets : paraître « sportif en ville », Loisir et société, vol.24, n°1, 2001 131 BORDREUIL (Jean-‐Samuel), La ville desserrée, in : La ville et l’urbain, l’état des savoirs, Editions de la Découverte, 2000, p. 172
64
une performance du déplacement. Nike, pour qui la valeur de dépassement de soi dans
l’effort est au cœur de la communication peut ainsi faire résonner cet aspect de sa
culture de marque chez tous les urbains. C’est autour de ce principe que la marque a
habilement élargi le principe des Fuel, mesure de la performance, non plus seulement
pour le running mais pour tous types d’activités, comme le montre le film publicitaire
« Make it count »132. On y voit, sous la forme d’un montage, des personnages dans toutes
sortes de situations avec l’indication écrite en gros pour signifier que l’activité compte
(« courir compte » ; « sauter compte » ; « tirer compte » ; « marcher compte » ; « le style
compte » ; « voler compte » ; etc..). La performance est ainsi habilement distillée dans
toutes les actions de la vie quotidienne, sportives ou non. L’aspect purement physique et
sportif deviendrait presque secondaire, figurant juste un état d’esprit, mais c’est plutôt
un mode de vie urbain qui est valorisé et qu’il faut performer. Il faut montrer que l’on est
performant, il faut jouer à être performant (« le style compte ») dans la ville et la
condition nécessaire est de porter des produits Nike évidemment. On en arrive à une
conception de la performance que l’on pourrait appeler une performance dé-‐sportivée : la
performance n’est plus liée à un accomplissement physique mais à un costume à
endosser.
3.2.2 Parler à toute la rue, parler de toutes les rues
Si la performativité de la performance glorifiée dans la culture de marque vise à
s’approprier la ville, et à adopter (performer) un comportement urbain valorisant, de
quelle ville s’agit-‐il ? Nous avons vu que la ville était un espace en tension, binaire, et que
cette tension était restituée dans les films publicitaires de la marque, en ce qu’ils
peignent la ville avec des représentations différentes selon les spots. Mais alors,
comment réussir à parler à la multitude des publics qui composent la ville, du moins à la
diversité des cibles ? Effectivement, il peut sembler dérisoire de parler d’identité Nike
commune entre des jeunes de banlieue qui pratiquent des sports collectifs auto-‐
organisés, un urbain trentenaire CSP++ adepte du jogging, ou encore un jeune qui
pratique son sport assidument et exclusivement en club. Il nous semble que la solution
de Nike pour assurer à la fois cohérence et complétude et « jouer sur tous les terrains »
132 « Make it count », annexe 1, vidéo 20 : https://www.youtube.com/watch?v=idfd0g2oCrE
65
est caractérisée par trois dimensions dans son discours et toute sa culture de marque.
Ces trois dimensions nous semblent être les facteurs de réussite de la marque et
constituent des enseignements en terme de conception et de déploiement d’une
stratégie de marque liée à quelconque forme de culture urbaine.
• Parler de toutes les rues : une mosaïque de représentations urbaines
La première dimension nécessaire pour réussir à toucher le plus grand nombre de
personnes en jouant sur la symbolique de la ville est de représenter les différents
territoires de la ville. Cela en produisant un certain nombre de films publicitaires ainsi
qu’en créant de nombreux canaux de communication, pouvant ainsi générer une
mosaïque de représentations à même de parler à un grand nombre de personnes, dans
leur diversité identitaire et sociale. Nike, communique abondamment, que ce soit par
des films en télévision (pas forcément le média privilégié) ou sur internet, mais
également sur les médias sociaux, par la voix d’évènements ou par du sponsoring qui
assure une visibilité à la marque et véhicule ses valeurs. À travers notre corpus de films,
nous avons ainsi pu constater la diversité des univers urbains mis en lumière. Nous
pourrions prononcer une concordance des univers urbains et des populations
représentées suivant les types de sport en question dans les films publicitaires. Dans
ceux mettant en scène les sports collectifs que sont le football et le basketball (les deux
sports collectifs principalement médiatisés par la marque), l’univers urbain représenté
est quasi-‐exclusivement un quartier populaire. La récurrence dans ces publicités des
inscriptions murales notamment constitue un indicateur significatif en plus de
l’architecture que l’on distingue généralement comme encadrant le terrain, la pratique,
même si elle diverge selon les pays (les quartiers populaires anglais correspondant à des
villes traditionnellement minières et représentés dans le spot « Winner stays »133 par
exemple, diffèrent des banlieues françaises en terme d’architecture). Les films sur les
sports collectifs et dans ces environnements urbains mettent principalement en scène
des jeunes issues des classes populaires et souvent issus de l’immigration : dans ces
publicités se déroulant aux Etats-‐Unis ou en France, les pratiquants sont généralement
des jeunes de couleurs. À l’inverse, les spots sur le running mettent rarement en scène
pour ne pas dire jamais, des individus issus de l’immigration. Ici, les pratiquants sont 133 « Winner stays », annexe 1, vidéo 12
66
donc blancs la plupart du temps, et l’environnement urbain s’apparente à des quartiers
plus aisés, comme par exemple dans le spot « Possibilities »134 où la jeune femme sort de
chez elle, un pavillon de la banlieue américaine stéréotypée par les films hollywoodiens
qui ont largement diffusé l’image de ces quartiers résidentiels paisibles dans lesquels
vivraient la famille traditionnelle américaine, blanche, avec deux voitures et deux
enfants. S’il existe sûrement une adéquation des profils socio-‐culturels avec le type de
sport pratiqué, cette assignation est en tout cas systématique dans la culture de marque
de Nike. La multiplication des types d’univers urbains représentés dans les publicités
Nike nous semble ainsi nécessaire pour toucher un large public.
• Parler à toute la rue : des possibilités relationnelles multiples et des niveaux de lecture
différents
Au-‐delà de cela, il est à noter que la marque propose des nombreux points de contacts et
vecteurs culturels différents pour construire sa prise de parole, afin d’offrir aux
différents consommateurs de nombreuses manières de performer la marque. Raphaël
Lellouche et Daniel Bô135 ont ainsi identifié différents types de pratiques relationnelles
entre le consommateur et la marque qui sont les suivantes :
134 «Possibilities », annexe 1, vidéo 2 135 BÔ (Daniel), Brand culture, Développer le potentiel culturel des marques, 2013
67
Si cette dimension mériterait une analyse prolongée qui n’a pas sa place ici, il nous
apparaît que Nike propose dans sa culture de marque de multiples possibilités de
performativité pour ses consommateurs. Du contenu éditorial (conseils et astuces sur
Nike+) à la personnalisation (le service Nike ID136) en passant par les boutiques Nike,
par les stars sponsorisées ou par la dimension communautaire de la marque (Nike+), il
nous semble que la culture de marque de Nike propose une performativité totale aux
consommateurs. Chacun pouvant performer la marque à sa manière, en adéquation avec
ses modes de consommations, sa personnalité, ses loisirs.
Un autre aspect est également à prendre en compte pour s’adresser à une diversité de
cibles : la réception des messages doit être possible pour la multiplicité des récepteurs.
Si les outils à disposition des annonceurs permettent un ciblage de plus en plus précis en
fonction des profils de l’audience, les spots de publicités que nous avons analysés sont
en grande partie des spots à large diffusion, touchant donc une pluralité de profils
d’individus et un même spot devra parler à la fois à l’urbain CSP+ qui fait du jogging, et
au jeune de banlieue. Dans cette optique, il nous semble intéressant de souligner un
ressort rhétorique à l’œuvre dans les publicités Nike : les différents niveaux de lecture
des publicités. La publicité « Vive le football libre »137 nous semble particulièrement
intéressante à cet égard en ce que son système de connotations est particulièrement
riche. L’enjeu de la publicité était de mettre en scène un renouveau de l’équipe de France
incarné par l’arrivée du nouvel équipementier Nike. Pour rappel, ce film publicitaire met
en scène des jeunes footballeurs, principalement amateurs, qui jouent au football, et la
voix d’Oxmo Puccino récite la tirade du duel entre Cyrano et Valvert dans Cyrano de
Bergerac138. Les vers sont associés au geste du football, il y’a un jeu de parallèle entre le
verbe et l’action comme dans la pièce où les mots prononcés par Cyrano calquent ses
attaques avec le caractère quasi-‐performatif de la parole («je touche» : finalité du
mouvement en escrime ; ici «je touche» : finalité de l’action/tir/but). Ce schéma procède
d’un discours polyphonique, et tourne autour du jeu signifiant/signifié/référent. Tout le
monde ne comprend pas nécessairement la nécessairement la référence à Cyrano de
Bergerac et dès lors, le choix de la voix d’Oxmo Puccino prend toute son importance. La
136 http://www.nike.com/fr/fr_fr/c/nikeid?cp=EUNS_KW_FR_1_Brand_Core_iD (consulté le 14 novembre 2014) 137« Vive le football libre », annexe 1, vidéo 3 138 Pièce d’Edmond de Rostand, représentée pour la première fois en 1897 à Paris
68
voix du rappeur va permettre de raccrocher ceux qui n’ont pas la référence au roman
d’Edmond Rostan et ferait presque figure de signifiant à part entière, en ce qu’elle a une
valeur en elle-‐même. Cette voix va permettre de redoubler la racine urbaine du spot et
de la marque pour ceux qui reconnaissent le rappeur tout en valorisant la culture
française. Ceux qui ne reconnaitront pas le rappeur y verront quand même une
référence à la culture française par le biais de la citation littéraire. Ce mode d’énoncé
fortement connoté avec plusieurs niveaux de lecture possible est assez courant en
publicité et particulièrement chez Nike. Dans les spots qui mettent en scène les
meilleurs joueurs internationaux par exemple, tandis que des jeunes footballeurs des
quartiers populaires se reconnaitraient dans la narration faisant allusion à l’ascension
de jeunes déshérités comme eux, d’autres n’y verront que la mise en scène des stars des
meilleures équipes du monde. La richesse connotative des publicités de Nike ainsi que
les différents canaux possibles de performativité de la marque ouvre à une grande
diversité de cibles les possibilités d’identification dans ses valeurs.
• Constituer un vecteur de continuité dans la ville
La réussite d’une marque sportive comme Nike en tant que culture fédératrice des
diversités urbaines est peut-‐être en ce qu’elle réussit à créer une continuité dans un
espace discontinu. Comme nous l’avons vu, la ville est un espace de ruptures,
d’oppositions entre haut/bas, est/ouest, quartiers riches/quartiers pauvres, dedans
/dehors. La concrétisation de la promesse d’une marque dont l’une des dimensions est
l’appropriation du territoire urbain serait alors de fournir un accessoire de continuité
pour l’évolution en ville. Dans ce territoire en tension, Olivier Mongin parle de « lieux de
basculement qui favorisent une relation où l’on ne passe pas logiquement ou
naturellement d’un endroit à l’autre. Si la ville est cette unité symbolique qui rappelle
une mémoire et anticipe un avenir, elle exige simultanément des lieux-‐seuils, des entre-‐
deux permettant à des discontinuités de prendre forme »139. Le vêtement Nike, en tant
que vecteur de continuité pourrait être appréhendé comme un accessoire de
basculement, permettant de passer d’un univers urbain à un autre et permettant à son
consommateur d’incarner l’idéal urbain de performance en toute circonstance. Le film 139 MONGIN (Olivier), La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Points, 2007
69
« Air reinvented »140 réalisé par Syrine Boulanouar pour Nike illustre parfaitement cette
idée. Le réalisateur montre d’abord un groupe de jeunes que l’on devine appartenir à
une classe plutôt aisée, par leur style et surtout pas l’univers urbain dans lequel ils sont
représentés. Cette bande est filmée sur le pont des arts puis en train de faire du vélo et
du skate (pratique associée à des jeunes « d’origine sociale moyenne et élevée »141) au
pied du Trocadéro puis du Palais de Tokyo. Ils sont donc associés à des monuments de la
ville, donc à une culture valorisée, ils sont ainsi présentés comme la jeunesse bourgeoise
et ils portent des Air Max au pied (un modèle de baskets Nike), de nombreux gros plans
les mettent en valeur. Puis ils prennent le métro, arrivent en banlieue et la séquence se
coupe avec un écran noir et l’inscription Nike Air Max et le nom du réalisateur. Une
autre séquence commence alors dans l’environnement de la banlieue avec des jeunes
banlieusards qui ne font même pas de sport mais trainent dans les rues avec également
des Air max aux pieds. Le propos du film est donc l’opposition entre deux univers
opposés. Opposés par le cadre urbain avec d’un côté les beaux quartiers de Paris, les
monuments historiques et symboles de la capitale et de l’autre la banlieue avec les tours
de HLM et les murs avec des graffitis. Opposés également par les jeunes mis en scène
avec d’un côté des jeunes apparentés à une classe aisée, habillés en pantalons slims,
shots, ciré et d’un autre côté des jeunes de la classe populaire présentant les archétypes
des jeunes de banlieue, habillés en survêtement. De ces deux univers confrontés l’un à
l’autre, le dénominateur commun qui les relie est la chaussure Nike qui fait office, de
continuité, d’accessoire de basculement pour passer de l’un à l’autre. Il s’agit en réalité
non pas réellement d’une publicité mais d’un film fait pour la marque par un réalisateur
de clip à l’occasion des 25 ans de ce modèle de chaussure. Le réalisateur a voulu
exagérer le contraste entre les deux univers. Ce qui explique que la rhétorique n’est pas
tout à fait la même que dans les publicités Nike, ici il n’est question nulle part de
performance. Mais un effet de loupe peut révéler des traits significatifs et cette
photographie amplifiée permet de révéler plus distinctement la conception des produits
Nike comme des vecteurs de continuité dans la ville. La continuité n’est pas à confondre
avec l’uniformisation, chacun dans son style propre peut ainsi endosser les vêtements
140 « Air reinvented by Sirine Boulaounar », annexe 1, vidéo 21 : https://www.youtube.com/watch?v=YcBEIQ3g5C8 141 CHANTELAT (Pascal), FODIMBI (Michel), CAMY (Jean), Lieux et déplacements sportifs auto-‐organisés dans la ville, Agora Débats Jeunesses n°13, 1998
70
Nike et évoluer dans n’importe quel univers de la ville en performant son apparence
urbaine.
Conclusion intermédiaire
La performance qui est au cœur de la culture de marque de Nike n’est donc pas à
appréhender comme une simple prestation physique. L’exemple du running nous
montre bien comment un dispositif de marque pouvait normer et définir une pratique
sportive selon des modalités qui lui sont propre. La communautarisation et la
médiatisation de la performance des coureurs anonymes sur les réseaux sociaux a ainsi
induit l’instauration d’une valeur objective de mesure de l’effort (Nike Fuel) ainsi que la
mise au point d’un système de représentation spécifique (la carte façon GPS). À travers
cette écriture particulière des corps sur une carte s’exprimait alors une vision de la ville
par Nike, laquelle serait ainsi appropriée par le coureur. Le territoire urbain, via la
représentation de la carte, devient alors coproduit, limité par le coureur et par Nike qui
demeure le garant de la légitimité de la performance. Avec ce système, le coureur
pouvait ainsi marquer le territoire grâce à la trace virtuelle d’un point de géolocalisation
sur une carte. Ces premières analyses de mise en réseau de la performance nous
donnaient déjà des indications quant au caractère de mise en scène de cette dernière. La
publicitarisation, la manière pour un coureur quelconque de porter à la connaissance de
son cercle social sa performance physique, se faisait alors selon les conditions définies
par Nike et suivant sa vision. Une analyse des discours de la marque sur sa page
Facebook Nike Running France nous a alors montré comment un glissement s’opérait à
partir de la prise en compte de la médiatisation de la course : dès lors, la performance ne
devenait plus seulement physique, sportive au sens strict, mais devenait une
performance globale dans laquelle l’apparence avait un rôle important. Pour être
performant il ne fallait plus seulement être endurant ou rapide, il fallait être beau en
portant les vêtements Nike (qui passaient alors d’une valeur d’usage à une valeur signe).
La performance devenait moins un acte qu’il fallait accomplir qu’un rôle que l’on pouvait
endosser : il s’agissait alors de performer la performance. Nous avons vu comment, à
partir de ce postulat, l’idée d’être performant sans même un effort physique était
amenée par la marque. La performance, en tant qu’identité performée ne passe plus
nécessairement par l’effort mais par l’affichage du vêtement (la performance dé-‐
71
sportivée). Dans notre analyse, cette conception tendait ainsi à offrir à tous les individus
la possibilité d’être performant dans la ville, c’est à dire la possibilité d’acquérir, grâce
aux vêtements, les aptitudes pour évoluer dans un univers instable, en tension. Mais
alors que les publics de la ville sont porteurs d’identités multiples et ne veulent pas
nécessairement se ressembler les uns aux autres, le défi pour Nike était de pouvoir
parler aux uns et aux autres. Nous avons alors vu que les différentes représentations de
la ville restituées par Nike ainsi que les nombreux vecteurs culturels de la marque
contribuaient à offrir un large champ d’identifications possibles. Nike figurant alors un
symbole de continuité dans la ville entre tous ces univers.
72
CONCLUSION
Tout au long de ce travail de recherche, nous avons tenté d’analyser la signification de
l’appropriation et de la restitution du territoire symbolique de la ville par Nike dans sa
culture de marque ainsi que les raisons et les objectifs qui y sont liés. Il nous a d’abord
semblé important de rappeler les fondamentaux de la marque, en terme de construction
historique et de positionnement, afin de distinguer les traits originels de la culture de
Nike. Nous avons alors pu constater que la marque avait été créée et s’était développée
autour de valeurs de subversion et d’une authenticité revendiquée. En cela, il fut logique
qu’elle adopte dès ses balbutiements les codes de la culture urbaine et qu’elle défende
très vite une conception du sport liée à la rue, synonyme de liberté, de passion du jeu, de
performance pure. La valorisation de la pratique des sports hors des stades et
principalement dans la rue, fut donc au cœur de la marque dès ses débuts, et en
opposition au leader de l’époque Adidas qui se rattachait au sport traditionnel des
compétitions institutionnalisées. La culture urbaine sera alors un élément intangible
dans la culture de marque de Nike et nous avons donc essayé d’en analyser les
représentations à travers les publicités de la marque. Nous avons décelé de nombreux
liens métaphoriques entre le sport et la ville, cette dernière constituant souvent un
ensemble de valeurs dans lequel l’identité de Nike pouvait trouver racine et prendre
tout son sens, comme nous l’avions présupposé. Nous mettions alors en évidence
différentes représentations de la ville dans la culture de marque de Nike. Ces
représentations, diverses, trouvaient souvent leur source dans des réalités sociales et
faisaient toujours écho aux valeurs profondes de la marque, et principalement l’idée de
la performance. Nous avons alors voulu nous interroger sur la finalité possible de ces
représentations, ou du moins leur rôle dans la stratégie de la marque. Par l’étude plus
ciblée du dispositif communicationnel et communautaire de la marque autour du
running, nous avons découvert que la performance médiatisée par Nike élaborait un
type d’écriture spécifique des corps dans l’espace et concrétisait, en la représentant, la
promesse de marque d’appropriation de l’espace. Nous avons alors mis en lumière que
le dispositif de publicitarisation de la performance par le dispositif Nike entrainait les
acteurs à « jouer » la performance, à performer la performance dans laquelle
l’apparence devenait un facteur primordial et de là nous avons pensé que la
73
performance conçue ici par Nike était de plus en plus dé-‐sportivée. Le sport devenait
quasiment un prétexte pour une mise en valeur des tenues de la marque ce qui facilitait
alors un glissement vers le non-‐sportif de la rue, qui pouvait à son tour devenir
performant en portant des vêtements Nike. Ce glissement nous a semblé primordial en
ce qu’il permettait d’aboutir dans la culture Nike à une approche de la mode à travers un
ersatz de valeurs sportives : la performance sportive ne s’accomplit pas forcément par le
sport mais dans la vie de tous les jours. Les vêtements Nike constituent un outil de
performance et d’appropriation du territoire urbain et permettent ainsi à tout un chacun
d’évoluer dans la ville en étant valorisé quel que soit son milieu social. On peut ainsi
affirmer que la culture de marque de Nike tend à redéfinire l’expérience sportive en
ville.
Nike n’est pas la seule marque à jouer sur le ressort de la performance dé-‐sportivée ou
de la métaphore entre le sport et la vie urbaine quotidienne. L’un des derniers exemples
les plus réussis est par exemple la campagne Lacoste « Life is a beautiful sport » sortie
au début de l’année 2014, avec le spot emblématique « The big leap »142 qui associe une
petite action de la vie quotidienne – se lancer à embrasser la femme convoitée – à une
performance hors du commun : se jeter dans le vide du haut d’un gratte-‐ciel. Il n’y a pas
grand chose de sportif puisque l’action accomplie est irrationnelle mais bien de l’ordre
de la performance incroyable, de la prise de risque, et la marque réaffirme son ancrage
historique dans le sport par sa signature qui ressemble d’ailleurs à une accroche déjà
utilisée par Nike et qui résume notre propos : « life is a sport ». Une perspective de
recherche intéressante serait de se demander jusqu’à quel point une marque de sport
peut valoriser une image de performance dé-‐sportivée tout en étant toujours associée au
territoire du sport et de la performance physique. Le cas récent de Puma est par
exemple intéressant. Étant donné que toutes les marques de sport convergent plus ou
moins vers une esthétique du lifestyle pour gagner des parts de marché dans la mode
chez les non-‐sportifs, Puma a décidé de pousser très loin l’exercice avec Puma Social et
la campagne Les athlètes de la nuit143. L’univers urbain était valorisé en tant que lieu
qu’il fallait s’approprier par la fête avec ses amis en opposition à l’inactivité en restant
142 https://www.youtube.com/watch?v=bu2ht9c-‐FFU (consulté le 17 novembre 2014) 143 https://www.youtube.com/watch?v=rvnNMQin_Yk (consulté le 17 novembre 2014)
74
chez soi. La marque a également investi des bars dans des grandes capitales mondiales
(le 114 à Paris), exploitant ainsi un univers qui a a priori peu à voir avec le sport. La
campagne n’a pas eu les résultats escomptés, l’image de marque est ainsi apparue
brouillée et la direction a décidé de réaffirmer les valeurs sportives de la marque144.
L’équilibre entre l’image purement sportive et l’inscription du sport ou de la
performance sportive dans un environnement principalement non-‐sportif comme la
ville n’est donc pas une chose aisée. Nous aurions ainsi pu, si le temps nous l’avait
permis, analyser les représentations de la ville dans les autres marques de sport. Ce
travail comparatif nécessiterait sûrement l’investissement et l’épaisseur d’un autre
mémoire.
S’il nous est apparu que le prisme de la ville était pertinent pour appréhender la culture
de la marque Nike, un travail visant à réellement déconstruire et analyser en profondeur
une culture de marque devrait se pencher sur de nombreux autres canaux culturels dont
nous avons fait le deuil comme la sponsorisation des stars, les évènements, les points de
vente ou même se focaliser plus précisément sur les produits.
La ville, en tant que territoire symbolique riche et mouvant, demeure en tout cas un
point d’ancrage culturel inspirant pour les marques, à condition que leurs valeurs y
trouvent un écho. Il s’agit en tout cas de réussir à la saisir dans sa diversité, sa
complexité et son évolution permanente pour prétendre séduire les urbains.
144 http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/puma-‐abandonne-‐mode-‐se-‐recentrer-‐sport-‐644252.html (consulté le 17 novembre 2014)
75
SOURCES DOCUMENTAIRES
Bibliographie
ADAMKIEWICZ (Éric), Glisse urbaine et redéfinition de l’espace urbain, Glisse urbaine,
revue Autrement, 2001
ANSAY (Pierre), SCHOONBRODT (René), Penser la ville. Choix de textes philosophiques,
AAM Editions, Bruxelles, 1989
BARTHES (Roland), Sémiologie et urbanisme, L’aventure sémiologique, Points, 1991
BAUDRILLARD (Jean), Amérique, Grasset, 1986
BO (Daniel), Brand culture, développer le potentiel culturel des marques, Dunod, 2013,
Paris
BORDREUIL (Jean-‐Samuel), La ville desserrée, in : La ville et l’urbain, l’état des savoirs,
Editions de la Découverte, 2000, p. 172
BOURDIEU (Pierre), La distinction, critique sociale du jugement, Le sens commun, 1979
BRODY (Jeanne), La rue, Broché, 2005
BRUANT (Gérard), Anthropologie du geste sportif, la construction sociale de la course à
pied, PUF, 1992
CHANTELAT (Pascal), FODIMBI (Michel), CAMY (Jean), Lieux et déplacements sportifs
auto-‐organisés dans la ville, Agora Débats Jeunesses n°13, 1998
CHOMBART DE LAUWE (Paul-‐Henry), La fin des villes, Mythe ou réalité, Paris, Calmann-‐
Lévy, 1982
DABURON (Myrtille).-‐ Immatérialité symbolique et héroïsme de marque : le duel
identitaire de Nike et Adidas. 2011
DORVILLÉ (Christian) et SOBRY (Claude), La ville revisitée par les sportifs, Territoire en
mouvement, 2006
DURET (Pascal), Sociologie du sport, Que sais-‐je ? 2008
DURKHEIM (Émile), De la division du travail social (1895), PUF, « Quadrige », 1996
EHRENBERG (Alain), Le culte de la performance, Hachette Littérature, Paris, 2003
ERNER (Guillaume), Victimes de la mode ? Comment on la crée, pourquoi on la suit, La
Découverte, 2006
76
FIZE (Michel), TOUCHÉ (Marc), Pratique ludique d’adolescents et réactions sociales à ces
pratiques : le skateboard, Vaucresson, Centre régional interdisciplinaire de Vaucresson,
1991
GASPARINI (William) et VIEILLE-‐MARCHISET (Gilles), Le sport dans les quartiers,
Pratiques sociales et politiques publiques, PUF, 2008
HANNERZ (Ulf), Explorer la ville (1980), « Le sens commun », Éditions de Minuit, 1983
LALLEMENT (Emmanuelle), Barbès, ville marchande, Téraèdre, Un lointain si proche,
2010
LEWI (Georges), Mythologie des marques, quand les marques font leur storytelling,
Pearson Village mondial, Paris, 2009
MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), PLACIARD (Étienne), Ghettos à la française :
concepts et réalités, Urbanisme, 2007
MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), La crise des banlieues, PUF, Paris, 2007
MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), La ville, territoires, logiques, défis, Ellipses,
Poitiers, 2008
MARCHAL (Hervé) et STÉBÉ (Jean-‐Marc), Les grandes questions sur la ville et l’urbain,
PUF, 2011
MONGIN (Olivier), La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Points,
2007
MULLER (Florence), Baskets. Une histoire de chaussures de sport, de ville, Les éditions du
regard, 1997
OHL (Fabien), Les usages sociaux des objets : paraître « sportif en ville », Loisir et société,
vol.24, n°1, 2001
POCIELLO (Christian), Le rugby ou la guerre des styles, Paris, Métaillé, 1983
REMAURY (Bruno), Marques et récit, la marque face à l’imaginaire culturel contemporain,
Editions du regard, Paris, 2004
VAN ZANTEN (Agnès), L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Puf
(Paris), 2012.
WATIN-‐AUGOUARD (Jean), Marques de toujours, Larousse, 2003
YONNET (Paul), Huit leçons sur le sport, Éditions Gallimard, 2004
77
Études Enquête sur les pratiques physiques et sportives en France, ministère des Sports, 2010 Étude Sportslab pour la Fédération française d’athlétisme, 2013 Sitographie
Par ordre chronologique de consultation
http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/football-‐nike-‐equipe-‐davantage-‐clubs-‐qu-‐
adidas-‐824901.html (consulté le 12 octobre 2014)
http://www.influencia.net/fr/actualites/rub,nike-‐heroisme-‐depassement,31,2525.html
(consulté le 14 octobre 2014)
http://www.lsa-‐conso.fr/la-‐course-‐folle-‐du-‐running,139646 (consulté le 17 octobre
2014)
http://www.elle.fr/Loisirs/Special/L-‐homme-‐2013-‐explique-‐aux-‐filles/Leurs-‐
tentations-‐mode/Du-‐podium-‐a-‐la-‐rue-‐10-‐tendances-‐a-‐la-‐loupe/Les-‐running-‐shoes
(consulté le 18 octobre 2014)
http://www.aufeminin.com/accessoires-‐mode/baskets-‐tenue-‐de-‐ville-‐le-‐look-‐a-‐
adopter-‐d-‐urgence-‐s341581.html (consulté le 18 octobre 2014)
http://www.gqmagazine.fr/sport/saga/articles/les-‐secrets-‐du-‐phnomne-‐
running/12723 (consulté le 18 octobre 2014)
http://www.lepape-‐info.com/courses/les-‐resultats-‐des-‐10km-‐de-‐paris-‐centre-‐le-‐5-‐
octobre-‐2014/ (consulté le 19 octobre 2014)
http://www.capital.fr/a-‐la-‐une/actualites/nike-‐adidas-‐qui-‐est-‐le-‐plus-‐fort-‐
898575/(offset)/2 (consulté le 20 octobre 2014)
http://portal.unesco.org/culture/fr/files/12762/11295422481mexico_fr.pdf/mexico_fr
.pdf (consulté le 20 octobre 2014)
http://www.rapghetto.com/video/1995-‐nekfeu-‐sneazzy-‐font-‐la-‐promo-‐du-‐nouveau-‐
maillot-‐de-‐l-‐equipe-‐en-‐france-‐aux-‐cotes-‐de-‐carl-‐lewis-‐steve-‐nash (consulté le 20
octobre 2014)
http://www.adscope.fr/
78
http://fr.wikipedia.org/wiki/Nike (consulté le 27 octobre 2014)
http://www.ionisbrandculture.com/nike-‐just-‐do-‐it-‐-‐21 (consulté le 27 octobre 2014)
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/12/25/une-‐nouvelle-‐paire-‐de-‐
baskets-‐provoque-‐des-‐scenes-‐d-‐emeutes-‐aux-‐etats-‐unis_1622690_3222.html (consulté
le 29 octobre 2014)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Bicycle_motocross (consulté le 04 novembre 2014)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Theft_Auto_V#Commercial (consulté le 01
novembre 2014)
http://www.limbicity.com/remarquable/le-‐plus-‐grand-‐running-‐du-‐monde-‐par-‐nike-‐
2142 (consulté le 11 novembre 2014)
http://www.blogdumoderateur.com/interview-‐strategie-‐digitale-‐boost-‐battle-‐run/
(consulté le 11 novembre 2014)
https://www.youtube.com/watch?v=KYtMkhfQfa4 (consulté le 11 novembre 2014)
http://lareclame.fr/51572+nike+run (consulté le 12 novembre 2014)
http://flowingdata.com/2014/02/05/where-‐people-‐run/ (consulté le 13 novembre)
http://testconso.typepad.com/brandcontent/2011/05/performer-‐la-‐marque.html
(consulté le 13 novembre 2014)
http://testconso.typepad.com/brandcontent/2011/05/performer-‐la-‐marque.html
(consulté le 13 novembre 2014)
http://www.nike.com/fr/fr_fr/c/nikeid?cp=EUNS_KW_FR_1_Brand_Core_iD (consulté
le 14 novembre 2014)
http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/puma-‐abandonne-‐mode-‐se-‐recentrer-‐sport-‐
644252.html (consulté le 17 novembre 2014)
79
ANNEXES
Annexe 1
Vidéos également sur la clef USB fournie avec le mémoire
Vidéo 1 : « Kevin Durant Investigates » :
https://www.youtube.com/watch?v=QtkfOE1ObEA
Vidéo 2 : « Possibilites » ; https://www.youtube.com/watch?v=RboTJOfRCwI
Vidéo 3 : « Vive le football libre » : https://www.youtube.com/watch?v=JoFnlnDVCig
Vidéo 4 : « Take it to the next level » : https://www.youtube.com/watch?v=lZA-‐57h64kE
Vidéo 5 : « Write the future » : https://www.youtube.com/watch?v=cl0IlD4qLUM Vidéo 6 : « The last game » : , https://www.youtube.com/watch?v=iXsDMF2RpTQ Vidéo 7 : « Goutte d’or » : https://www.youtube.com/watch?v=Y6unfQWT3Zo Vidéo 8 : « Ordinary people » : , https://www.youtube.com/watch?v=rtWcE3wguKY
Vidéo 9 : « Believe in the run » : https://www.youtube.com/watch?v=6DUnOup4tVY Viédo 10 : « Music runs Ellie » : , https://www.youtube.com/watch?v=kAGuF57hYbM Vidéo 11 : « Enjoy the weather » (uniquement sur la clef USB) Vidéo 12 : « Winner stays » : , https://www.youtube.com/watch?v=3XviR7esUvo Vidéo 13 : « Dare to be brasilian » : https://www.youtube.com/watch?v=OyQ3ObDJ4PA Vidéo 14 : « Training days » : : https://www.youtube.com/watch?v=7WyaFr6BXFA Vidéo 15 : « Together » https://www.youtube.com/watch?v=-‐8yOG3qYk08 Vidéo 16 : « Game on, world » (uniquement sur clef USB) :
80
Vidéo 17 : « The Getaway » : https://www.youtube.com/watch?v=uww_MqZD1Tw
Vidéo 18 : « Need motivation ? » : https://www.youtube.com/watch?v=UfWTQA6QPk4
Vidéo 19 : « Band summer in NYC » : https://www.youtube.com/watch?v=_IGu-‐vBMACg
Vidéo 20 : « Make it count » : https://www.youtube.com/watch?v=idfd0g2oCrE Vidéo 21 : « Air reinvented by Syrine Boulaounar » : https://www.youtube.com/watch?v=YcBEIQ3g5C8
81
Annexe 2
82
83
84
Annexe 3
Capture 1
Capture 2
85
Capture 3
Capture 4
86
Capture 5
Capture 6 :
87
Capture 7 :
Capture 8 :
88
Capture 9
Capture 10 :
89
Capture 11 :
Capture 12 :
90
RÉSUMÉ
Ce mémoire se propose d’étudier les représentations de la ville dans la culture de
marque de Nike afin de mettre en lumière notamment les liens entre la mode et le sport.
La première partie met en lumière les liens originels qui lient la marque à la culture de la
rue, en ce qu’elles partagent des valeurs communes, notamment celles de la subversion
et de l’authenticité. Nous voyons ainsi comment la marque s’est construite dès le début
en opposition à Adidas.
La deuxième partie se consacre à l’analyse des différentes représentations de la rue dans
la culture de la marque, repérées dans un certain nombre de publicité de Nike. Nous y
voyons comment ces représentations sont souvent posées comme des miroirs
métaphoriques aux valeurs de la marque, relayant des thèmes comme l’individualisme,
la compétition, la construction identitaire ou les inégalités. Ici, la performance nous
apparaît comme le fil conducteur et permanent, servant à dominer toutes les
configurations de la ville.
La troisième partie questionne, à partir de la tendance du running, la restitution de ces
représentations et l’utilisation de la performance pour conduire à une mise en valeur
des produits Nike, non plus seulement dans un cadre sportif mais dans un cadre urbain
plus général.
91
MOTS-‐CLEFS
Ville – Sport – Marque – Nike – Culture – Urbanité – Performance -‐ Running