Patricia Lavelle.pdf

download Patricia Lavelle.pdf

of 30

Transcript of Patricia Lavelle.pdf

  • Armand Colin

    Religion et histoire : Sur le concept d'exprience chez Walter BenjaminAuthor(s): PATRICIA LAVELLESource: Revue de l'histoire des religions, T. 222, Fasc. 1 (JANVIER - MARS 2005), pp. 89-117Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/23617956 .Accessed: 08/10/2014 18:06

    Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

    .

    JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

    .

    Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de l'histoire desreligions.

    http://www.jstor.org

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • PATRICIA LAVELLE

    Centre Centre de recherches interdisciplinaires sur l'Allemagne cole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Religion et histoire : Sur le concept cPexprience

    chez Walter Benjamin

    L'on L'on ne saurait confrer l'uvre de Walter Benjamin (1892-1940), clate clate dans plusieurs crits, parmi lesquels de nombreux essais de critique

    littraire,littraire, une unit assimilable une discipline scientifique. Fragmentaire et et inclassable, elle semble pourtant correspondre la recherche d'une

    exprience exprience suprieure, qui serait la fois religieuse et historique. En partant de de cette indication contenue dans son clbre texte programmatique crit

    en 1918en 1918 Sur le programme de la philosophie qui vient , nous examinerons

    les les notions de religion et d'histoire dans la perspective de la rflexion de

    Benjamin Benjamin sur l'exprience qui, ayant ses racines dans les dbats de son

    poque, nous conduit une lecture originale de la philosophie kantienne.

    Religion and History : on Walter Benjamin's concept of experience.

    Walter Benjamin'sWalter Benjamin'sWalter Benjamin's work (1892-1940) is diversified enough to confine it toto be a whole discipline in itself. Despite of its fragmentary character,

    Benjamin'sBenjamin's thinking seems rather to search for higher experience, both

    religiousreligious and historical. Thus, we are engaged in a wider reflection about

    experience experience dealing with issues such as religion and history that are

    discusseddiscussed in his 1918 writing : "On the Program ofthe Corning Philosophy". ThisThis famous essay has its roots in its contemporary debates about expe

    rience,rience, religion and history, and leads us to an original lecture on Kant's

    philosophy.

    Revue de l'histoire des religions, 222 - 1/2005, p. 89 117

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 90 PATRICIA LAVELLE

    I. Religion et histoire

    Dans un fragment d'Enfance berlinoise intitul Armoires ,

    Benjamin raconte l'intressante exprience qu'accompagnait l'explo ration enfantine du tiroir chaussettes. Enroule et double la manire traditionnelle, chaque paire de chaussettes se prsentait la main du garon comme un petit sac. Aucun plaisir ne surpassait mes yeux celui de plonger ma main aussi profondment que possible l'intrieur. Et pas seulement cause de la chaleur laineuse de cette petite pochette. C'tait "l'apport-avec" que je tenais dans ma main l'intrieur enroul qui m'attirait ainsi dans les profondeurs. ' En mme temps l'enveloppe et l'envelopp, la forme et le contenu, la

    chaussette-pochette tait une petite totalit ferme sur soi. Cependant, l'enfant ne se contentait pas de s'assurer de la possession du mystre enferm dans la boule de laine. C'tait justement le geste par lequel il essayait d'en extraire l'apport-avec qui contenait la meilleure

    surprise. Car la totalit enchante se brisait en dvoilant l'instant mme de sa fragmentation sa vrit nigmatique , c'est--dire que la forme et le contenu, l'enveloppe et l'envelopp, "l'apport avec" et le sac sont une seule et mme chose. Une seule chose, et

    cependant aussi une troisime chose : la simple paire de chaussettes dans laquelle les deux premiers se sont transforms. 2

    Ferme, la chaussette est une petite totalit, mais son secret ne se montre l'enfant que dans l'instant o, en ouvrant le sac, il le transforme en autre chose. C'est le geste de dfaire la boule qui dvoile sa magie, et en mme temps la dtruit. L'exprience est dans ce geste, elle est dans le passage entre la totalit symbolisante - la forme qui est son propre contenu - et le double fragment dans

    lequel le tout est symbolis.

    1. Walter Benjamin. Enfance berlinoise , in: Sens unique prcd de

    Enfance Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, (traduit de l'allemand par Jean Lacoste). Les Lettres Nouvelles, Paris, 1978, p. 111 (citation modifie). Berliner Kindheit um neunzehnhundert , in : Beroliniana. Koehler & Amelang, Miinchen/Berlin, p. 90.

    2. Walter Benjamin. Enfance berlinoise , p. 111 (citation modifie). Berliner Kindheit um neunzehnhundert , p. 90.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 91

    Ce morceau d'Enfance berlinoise est bien connu, il fut dj

    l'objet de nombreux commentaires, diffrents les uns des autres, et

    parfois mme contradictoires. Cela n'a rien d'tonnant, car ce passage est lui-mme quelque chose comme une chaussette-pochette , o la forme et le contenu, l'enveloppe et l'envelopp, ne se sparent

    qu'au prix de la destruction du tout, ou plutt de sa transformation.

    La destruction de la totalit organique constitue par les mots et par le sens engendre une multiplicit infinie d'interprtations qui, prises

    sparment, ne peuvent pas restituer le tout, mais qui correspondent sa fragmentation dans la succession des significations, c'est-

    dire son histoire. Ainsi, malgr l'chec invitable de la tentative

    d'extraire le contenu de la forme d'un texte, celui qui le lit ne peut

    pas y renoncer sous peine de ne rien comprendre. Une vraie lecture

    suppose ce processus de sparation, c'est--dire l'interprtation. Dans

    ce sens, l'image des chaussettes voque le thme de la critique, central dans l'uvre de Benjamin. Accompli dans un nouveau texte,

    le geste qui brise l'unit de la forme et du contenu du texte littraire

    correspond au travail critique. Ce travail, qui dans l'essai sur Les

    Affinits Affinits lectives de Goethe est compar la flamme qui rsulte de

    la combustion de l'uvre, peut tre compris comme l'instant de la

    destruction de son unit expressive, destruction qui rend pourtant encore la totalit du sens, mais autrement, dans la succession infinie

    des significations. Dans la simple lecture comme dans la critique, le geste qui

    dtruit l'unit expressive de l'crit peut tre compris comme une

    forme particulire de l'exprience annonce par Benjamin dans un

    texte programmatique rdig en 1917-1918 et intitul Sur le

    programme de la philosophie qui vient . Cet crit non destin la

    publication est le projet d'laboration d'un systme dont le noyau

    central serait une thorie de l'exprience, tablie partir de la critique

    du concept kantien. Or, selon ce programme, la conception kantienne

    de l'exprience correspond l'aveuglement des Lumires en ce

    qui concerne la religion et l'histoire. Ce problme, que Benjamin

    comprend comme tant la vision du monde (Weltanschauung)

    d'une poque, serait d au paradigme de connaissance propre

    aux temps modernes, qui tait celui de la physique newtonienne.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 92 PATRICIA LAVELLE

    Sans abandonner le rapport entre l'exprience et la connaissance, institu par Kant, le texte de 1918 propose ainsi l'laboration d'un

    concept suprieur de connaissance qui puisse inclure la dimension

    la fois religieuse et historique de l'exprience. Ce nouveau concept devrait pouvoir comprendre les rapports

    spirituels entre l'homme et l'univers dans des domaines exclus par le modle de connaissance propre la modernit claire, sur lequel Kant fonda l'exprience. D'aprs Scholem, qui dans le contexte d'une

    discussion autour de ce projet philosophique avait fait remarquer

    l'auteur de Sur le programme qu'il fallait inclure dans une telle notion d'exprience les disciplines mantiques, il lui aurait rpondu avec cette formulation extrme : Une philosophie qui n'inclut

    pas, et ne peut pas expliquer, la possibilit de lire l'avenir dans le

    marc de caf n'est pas une philosophie authentique 3. Selon le

    spcialiste de la mystique juive avec lequel Benjamin a chang de nombreuses lettres jusqu' la fin de sa vie, ds 1917-1918 ce dernier tait proccup par le problme de la perception qu'il concevait comme une lecture (...) 4. En ce temps-l, il aurait parl Scholem aussi de l'astrologie, en affirmant que la naissance des constellations en tant que configurations de la surface cleste constituait le dbut de la lecture et de l'criture 5. Ces ides, qui ainsi formules restent sans doute obscures, indiquent pourtant que la conception d'exp rience capable d'inclure la religion et l'histoire serait pense partir du modle d'intelligibilit fourni par la lecture et l'interprtation des textes, son paradigme tant celui de l'exgse biblique ou de la

    critique littraire. En effet, dans ces rflexions de jeunesse se trou vaient dj plusieurs formulations de la maturit de Benjamin, et notamment l'amorce de deux importantes notes crites Ibiza en 1932 - Doctrine des ressemblances et Sur la facult mimtique -

    que nous examinerons attentivement dans la troisime partie de cet article.

    3. Gerschom Scholem. Walter Benjamin. Histoire d'une amiti. Calmann

    Lvy, Paris, 1981, p. 94. 4. Gerschom Scholem. Walter Benjamin. Histoire d'une amiti, p. 97. 5. Gerschom Scholem. Walter Benjamin. Histoire d'une amiti, p. 97.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 93

    l'poque de la rdaction de son programme philosophique,

    Benjamin lisait la Thorie kantienne de l'exprience de Hermann

    Cohen en compagnie du jeune Scholem - l'tudiant en mathmatiques

    qui apprenait aussi l'hbreu et pas encore le grand historien de la

    mystique juive. Ayant tous les deux suivi avec intrt les confrences

    berlinoises de l'ex-professeur de Marbourg, ils auraient t vite

    dus par l'interprtation cohenienne de l'exprience chez Kant - c'est

    ce que raconte Scholem, dans son livre de mmoires sur Benjamin6. Et pour cause, car la conception d'exprience, fonde exclusivement

    sur le modle des sciences mathmatiques, contenue dans la Thorie

    kantienne,kantienne, semble tre en contradiction avec les recherches des

    dernires annes de la vie de Cohen, qui touchaient aussi bien la

    question de la religion qu' celle de l'histoire. En effet, l'auteur de

    la Religion de la raison tire des sources du judasme7 voulait penser un concept rationnel de religion pour faire face au relativisme

    instaur par l'histoire des religions. Selon ce livre, labor partir des recherches concernant son dernier sminaire berlinois et publi en 1918, juste aprs la mort de l'auteur, seul un tel concept, qui ne

    saurait tre conu par induction, c'est--dire par l'accumulation des

    faits et des pratiques culturelles, serait capable de lgitimer et de

    confrer de la valeur l'exprience religieuse, en l'cartant de la

    superstition et du mythe.

    Tout en critiquant le relativisme instaur par l'historisme, Cohen

    allait s'inspirer des sources littraires du judasme pour penser un

    concept rationnel de religion, dans une recherche philosophique

    qui touchait tout moment la question de l'histoire. En effet, dans

    la religion de la raison , il voyait le fondement ou la lgitimit non seulement de l'exprience religieuse en tant que telle, mais

    aussi de la discipline scientifique de l'histoire des religions. Dans

    cette perspective, le concept rationnel de religion confrerait une

    direction aux travaux des historiens, dans la mesure o il serait plus

    ou moins prsent dans toutes les doctrines et pratiques religieuses.

    6. Gerschom Scholem. Walter Benjamin. Histoire d'une amiti, p. 95

    7. Hermann Cohen. Religion de la Raison tire des sources du judasme

    (traduit de l'allemand par Marc B. de Launay et Anne Lagny). PUF, Paris,

    1994, p. 13.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 94 PATRICIA LAVELLE

    Par contre, La Thorie kantienne de l'exprience pointe dans

    une tout autre direction, et semble plutt exclure la dimension

    historique de la connaissance. Dans ce livre, publi pour la premire fois en 1871, retravaill en 1885 et qui partir de 1900 allait devenir

    l'uvre de rfrence de l'cole nokantienne de Marbourg, Cohen

    cherchait carter l'interprtation psychologique des facults

    kantiennes, en proposant un concept d'exprience qui se fonde

    exclusivement sur le modle formel des sciences physique et

    mathmatique. Selon le commentaire de M. de Launay, ds 1877,

    [...][...] Cohen affirme que "le contenu vritable de l'exprience est

    donn" dans les principes a priori des mathmatiques et de la

    physique pure. Cette restriction de la dfinition de l'exprience est

    essentielle : c'est sur la base de cette refonte du concept qu'il travaillera dsormais sans jamais plus la remettre en cause. L'exp rience (...) est dsormais "l'expression de tous les faits et des

    mthodes de la connaissance scientifique", crit-il dans la deuxime dition de La Thorie kantienne de l'exprience (1885), tandis que la connaissance est, elle, "un factum qui s'est ralis dans la science et continue de s'y raliser", peut-on lire dans Le Principe de de la mthode infinitsimale et son histoire [...]. 8

    En excluant la sphre de l'exprience authentique, la fois

    religieuse et historique, une telle dfinition constitue, du point de vue du jeune Benjamin, l'achvement du concept pauvre des Lumires,

    conu par analogie avec l'exprimentation de la science moderne.

    Ainsi, dans la perspective de cette critique, Cohen ne rompit pas vraiment avec l'interprtation psychologique de l'entreprise kantienne

    car, rapport exclusivement aux principes a priori de la physique pure et de la mathmatique, son concept d'exprience reste tribu taire de la notion d'exprimentation de la science moderne, qui prsuppose un sujet corporel et psychologique quelconque devant des objets matriels quelconques. Ce n'est donc pas pour rien que, d'aprs le tmoignage de Scholem, propos de La Thorie kantienne,

    8. Cohen, Natorp, Cassirer et alii. Nokantismes et thorie de la connais sance.sance. (textes traduits sous la direction de Marc B. de Launay avec la collaboration de Carole Prompsy, Isabelle Thomas-Fogiel, ric Dufour, Jean

    Seidengart). Vrin, Paris, 2000, p. 14.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 95

    Benjamin aurait dit qu'avec des ides pareilles l'on pourrait aussi bien devenir catholique9 - cela signifiant que la sphre o la religion peut avoir lieu est exclue de la dfinition d'exprience propose par le nokantien.

    Qu'est-ce que Benjamin entendait par religion ou par exprience

    religieuse ? la diffrence de son ami Scholem, il ne connaissait

    pas l'hbreu et n'tait nullement engag dans la voie du sionisme.

    Appartenant une famille juive assimile, il n'avait pas eu une

    ducation religieuse et ne frquentait pas la synagogue, n'ayant

    jamais eu un comportement ou des sentiments particulirement reli

    gieux. Par contre, autour de 1918, il s'intressait une certaine

    lecture romantique de la mystique juive, ayant demand Scholem

    de lui envoyer en Suisse, o il ralisait sa thse de doctorat,

    l'ouvrage de Molitor sur la Kabbale10. cette poque aussi, il citait

    souvent les crits du mystique Hamann, cet ami de Kant qui fut une

    sorte de kabbaliste protestant, et tait familiaris avec la pense de

    F. Schlegel, pour lequel la notion de religion, comprise dans la

    perspective d'une mystique de l'art d'inspiration pitiste, dsignait une sorte d'exprience interne authentique11. Ainsi, la religion

    (c'est--dire la vraie religion, celle o ni Dieu ni l'homme ne sont

    sujet ou objet de l'exprience, mais o cette exprience repose sur la

    9. Gerschom Scholem. Walter Benjamin. Histoire d'une amiti, p.94. 10. Walter Benjamin. Correspondance (traduit de l'allemand par Guy

    Petitdemange), Tome I - 1910-1928. Aubier-Montaigne, Paris, 1979, p.125

    (lettre 49, date de Dachau, le 23-5-1917). L'uvre en question s'intitule

    Philosophie Philosophie der Geschichte oder iiber die Tradition et aurait t dite pour la

    premire fois en 1827.

    11. Dans sa lettre Dorotha intitule Sur la philosophie , Friedrich

    Schlegel dfinit cette exprience religieuse : Mais bien qu' mes yeux, ce

    qu'on appelle couramment religion soit au nombre des phnomnes les plus

    grandioses et les plus admirables, je ne puis pourtant considrer comme religion, au sens strict, que ce qui a lieu lorsque l'on pense, compose et vit divinement,

    et que l'on est tout empli de Dieu (...)- Dieu, je veux dire : Dieu en nous .

    In: Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy. L'absolu littraire. Thorie

    de de la littrature du romantisme allemand. Seuil, Collection Potique ,

    Paris, 1978, p. 232. Sur la notion de religion chez les romantiques et chez

    F. Schlegel en particulier, cf. toute la section de ce livre intitule La religion

    dans les limites de l'art (pp. 181-205).

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 96 PATRICIA LAVELLE

    connaissance pure 12) laquelle Sur le programme... fait allu sion n'tait srement pas celle d'un croyant, qui a lieu dans le culte et dans les pratiques religieuses, mais peut-tre plutt celle d'un

    mystique, qui ne cherche que l'exprience authentique de la reli

    giosit. Or, le mystique profane qu'tait Benjamin ne la trouve

    que dans l'histoire. En effet, dans une lettre Scholem date de

    juin 1917, il attribue aux prromantiques, dont le concept de critique de l'art allait devenir son sujet de thse, l'intuition de la liaison

    intrinsque entre ces deux sphres :

    Le point central du prromantisme, c'est religion et histoire. Sa profondeur infinie et sa beaut en comparaison de tout le roman tisme tardif, c'est de n'avoir pas invoqu les faits religieux ou histo

    riques pour lier intimement ces deux sphres, mais ils ont cherch

    produire dans leur propre "pense" et leur propre vie la sphre suprieure o les deux devaient ncessairement concider. Il en est rsult non pas "la religion", mais l'atmosphre dans laquelle tout ce qui tait sans elle et ce qu'elle prtendait tre est pass par le feu et tomb en cendres. Si c'tait bien pareil effondrement silencieux du christianisme que constatait Friedrich Schlegel, ce n'tait pas parce qu'il en avait combattu la dogmatique, mais parce que sa morale ne lui paraissait pas romantique, c'est--dire pas assez silen cieuse et vivante, parce qu'elle lui paraissait [...] ahistorique. [...] En un sens dont il resterait exposer la profondeur, le Romantisme cherche raliser avec la religion ce que Kant a fait pour les

    objets thoriques : montrer leur forme. Mais y a-t-il une "forme" de la religion ? De toute faon, le prromantisme voyait dans l'histoire quelque chose qui y ressemble. 13

    D'aprs ce passage, ce n'est pas partir des faits religieux ou

    historiques que la liaison intrinsque entre l'histoire et la religion aurait t retrouve par les premiers romantiques. Benjamin semble

    12. 12. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient , in : uvres (traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch), Tome I. Gallimard, collection Folio , Paris, 2000, p. 187. ber das Programm der kommenden Philosophie , in : Gesammelte

    Schrifften,Schrifften, Band II, I. Suhrkamp Verlag, Frankfurt-am-Main, 1977, p. 163. 13. Walter Benjamin. Correspondance (traduit de l'allemand par Guy

    Petitdemange), Tome I - 1910-1928, p. 128 (lettre 50, date de juin 1917).

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 97

    ainsi les mettre en accord avec le vieux Cohen au moins sur un

    point : ce n'est pas dans la perspective de l'historisme que le concept de religion peut tre saisi. La rfrence Kant n'est pas non plus

    trangre la problmatique pose par l'auteur de Le concept de

    religion religion dans le systme de la philosophie14. Cependant, la mta

    phore significative du feu et des cendres pointe vers une tout autre

    solution du problme envisag par Cohen. Dans l'uvre benjami nienne, elle se rapporte, comme l'on a vu plus haut, la notion

    centrale de critique. Dans ce sens, ce que les romantiques auraient

    cherch raliser ne serait rien d'autre qu'une critique de la reli

    gion, la recherche de sa forme. Cependant, il en aurait rsult non

    pas la religion en elle-mme, mais l'atmosphre dans laquelle tout ce qui tait sans elle et ce qu'elle prtendait tre est pass par le feu et tomb en cendres . Qu'est-ce qu'il reste d'une telle criti

    que, sinon les cendres de l'histoire ? Peut-on extraire la forme de la

    religion sans la dtruire ? En s'inspirant des prromantiques et

    particulirement de F. Schlegel, Benjamin fait allusion une

    conception de la religion qui est en ralit la sienne propre et qui, en

    prsupposant le geste critique, serait indissociable de l'histoire.

    Toutes les penses de l'homme religieux sont tymologiques, une manire de reconduire tous les concepts jusqu' l'intuition

    originaire, jusqu'au propre lui-mme. 15 Ce fragment de

    F. Schlegel, qui faisait originellement partie d'un ensemble de

    maximes publi dans la revue Athenaeum sous le titre de Ides , nous indique le sens dans lequel nous devons essayer de lire le mot

    religion chez Benjamin. En effet, il nous suggre que le sens

    profond du concept de religion n'est pas trs loin du sens littral ou

    tymologique du terme. Car, mme incertaine, l'tymologie est

    significative : religion veut dire, soit mettre ensemble, assembler,

    14. Le titre original de cette uvre de Cohen tant Der Begriff der Reli

    gion im System der Philosophie , les traducteurs franais ont opt pour une

    traduction libre : La religion dans les limites de la philosophie . Nous

    renvoyons donc le lecteur H. Cohen. La religion dans les limites de la philo

    sophie.sophie. d. du Cerf, collection La Nuit surveille , Paris, 1990.

    15. Friedrich Schlegel. Ides , in : Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. L'absolu L'absolu littraire. Thorie de la littrature du romantisme allemand. Seuil,

    collection Potique , Paris, 1978, p. 213 (ide 78).

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 98 PATRICIA LAVELLE

    rassembler (relegere), soit relier, runir (religare)16. Dans cette

    perspective, si la notion de critique nous renvoie l'ide de spara tion, de division, voire de destruction, la sphre religieuse serait

    celle du rassembl, du reli ou du runi. D'autres ides de

    Schlegel semblent confirmer cette interprtation :

    Posie et philosophie, d'o qu'on les prenne, sont des sphres diffrentes, des formes diffrentes, ou encore des facteurs de la

    religion. Car cherchez les relier d'un lien effectif, et vous n'aurez rien d'autre que la religion .17

    La religion serait donc le rassemblement de la belle apparence et de la recherche de l'essence, la runion du contenu potique avec la forme philosophique de la pense, voire la liaison intrinsque entre l'expression langagire et la rflexion. Dans cette perspective, elle ne serait rien d'autre que la force ou le pouvoir de l'esprit qui lui permet de se relier et de s'assembler soi-mme : La religion est la force centripte et centrifuge dans l'esprit humain, et ce qui lie les deux .18 Or, ce pouvoir de liaison ne se dplie et ne se dlie

    que dans l'histoire : La musique a plus d'affinit avec la morale, l'histoire avec la religion : car le rythme est l'ide de la musique, mais l'histoire va ce qu'il y a de primitif , dit encore une ide .19 Pour

    Benjamin, c'est prcisment dans ce que, en empruntant les mots de Schlegel, nous pourrions appeler l'histoire intrieure de l'huma ni t 2 qu'il faudrait chercher le dploiement rythmique de la religion.

    Comme l'indique la lettre Scholem cite plus haut, la notion de religion de l'auteur du programme philosophique de 1918 s'inspire de celle des premiers romantiques, correspondant une certaine lecture de Kant. En effet, religion et histoire ont pour Benjamin

    16. L'tymologie du terme religion est incertaine. Cicron opte par relegererelegere : assembler, repasser dans l'esprit, relire, pratiquer continment, tandis

    que Lactance propose religare : relier, unir Dieu et aux autres hommes. 17. Friedrich Schlegel. Ides , p. 211 (ide 46). 18. Friedrich Schlegel. Ides , p. 209 (ide 31) 19. Friedrich Schlegel. Ides , p. 213 (ide 70). 20. Friedrich Schlegel. Sur la philosophie. A Dorothea in : Ph.

    Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. L'absolu littraire. Thorie de la littra tureture du romantisme allemand. Seuil, collection Potique , Paris, 1978, p. 232.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 99

    des significations trs particulires que nous pouvons essayer de

    comprendre partir de la mtaphore du jeu enfantin des chaussettes, contenue dans Enfance berlinoise. D'aprs cette image, la religion

    correspondrait au moment o l'enfant plonge la main dans la boule

    de laine et prouve son mystre - celui du rassemblement ou de la

    liaison de forme et du contenu - tandis que l'histoire est ce qui reste

    la fin du jeu quand, aprs avoir essay inutilement d'enlever l'apport-avec de son sac, il se retrouve avec la simple paire de

    chaussettes. Or, la doctrine ou la thorie systmatique annonce par Sur le programme de la philosophie qui vient pointe la fois

    vers la recherche d'une exprience religieuse, au-del de la distinction

    entre la forme et le contenu - le je qui pense et les choses penses -

    et vers la chute dans l'histoire comme exprience de la perte de

    cette exprience. Dpouille de toute subjectivit, la sphre trans

    cendantale de l'exprience - c'est--dire la religion - serait donc

    comprise comme la source silencieuse du sens. Par contre, l'histoire,

    l'exprience de la succession de significations, trouverait son origine dans la diffrence entre cette sphre et la conscience, c'est--dire dans

    la distinction entre le transcendantal et le linguistique. Le problme de l'exprience la fois religieuse et historique nous conduira ainsi

    la mise en question du sujet transcendantal de Kant en fonction d'une

    rflexion sur le langage. En suivant cette voie, nous allons trouver, au fondement de toute exprience, la capacit ou plutt la facult

    d'assembler et de relier, c'est--dire la forme-contenu de la religion.

    Sur le programme de la philosophie qui vient ne fait pourtant

    qu'indiquer des hypothses qu'aucun systme ne viendra dvelopper.

    Benjamin a-t-il vraiment eu l'intention de btir un systme ? Peut

    tre. En tout cas, dans les conventions du style acadmique adopt dans ce texte de 1918 nous pouvons entrevoir l'ironie, le dtachement

    du pastiche et de la parodie. D'ailleurs, des projets de systme destins l'inachvement ne sont pas trangers la production

    romantique, si chre au jeune auteur, qui un an plus tard soutiendra

    sa thse de doctorat sur le romantisme de Ina21. Cependant, l'absence

    21. Sur le caractre romantique du genre programme de systme , cf.

    Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. L'Absolu littraire. Thorie de la littrature du

    romantisme allemand. ditions du Seuil, collection Potique , Paris 1978, p. 47.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 100 PATRICIA LAVELLE

    possible et mme trs probable d'une vritable intention systmatique ne diminue pas l'importance de Ce programme. Dans un certain sens, c'est--dire dans le sens proprement romantique, le systme ou plutt la doctrine (Lehre) annonce en 1918 n'a pas laiss de s'accomplir dans chaque texte, dans chaque tentative, se morcelant ainsi parmi les nombreux fragments qui composent l'uvre benjaminienne. Ainsi, pour dvelopper les implications de notre hypothse

    d'interprtation de l'image des chaussettes, il faut examiner non

    seulement le texte programmatique de 1918, mais aussi la thorie

    du langage que Benjamin esquisse en 1916 sous le titre de Sur le

    langage en gnral et sur le langage humain , et qu'il reprend et

    retravaille tout au long de sa vie dans les essais les plus htrognes. Parmi ces textes, les deux petites notes de 1933 sur la facult mim

    tique, qui sont en rapport avec la rdaction 'Enfance berlinoise, nous intresseront particulirement, puisqu'en traitant fonda

    mentalement du pouvoir d'assembler et de relier, elles font signe vers l'exprience la fois religieuse et historique de Sur le

    programme .

    II. Religion et langage

    Le point de dpart de la philosophie qui vient prconise par le Programme est le systme de Kant. Car Kant est le plus rcent et, avec Platon, sans doute le seul philosophe ne pas se soucier immdiatement de l'tendue et de la profondeur de la connais

    sance, mais surtout, et en premier lieu, de sa justification. 22

    Mais la filiation kantienne de cette philosophie qui se veut consciente de son temps et de l'ternit 23 rencontre un obstacle dans le concept d'exprience sur lequel Kant fonda la connaissance.

    22. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient , in : uvres (traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch), Tome I. Gallimard, collection Folio , Paris 2000, p. 179. ber das Programm der kommenden Philosophie , in : Gesammelte Schrifften, Band II, I. Suhrkamp Verlag, Frankfurt-am-Main, 1977, p. 157.

    23. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient , p. 180. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 158.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 101

    Selon Benjamin, l'exprience qui lui paraissait la seule possible n'est pas une donne immuable, mais elle caractrise un moment

    singulier du temps. Cette reprsentation qu'au plein sens du terme

    on pourrait aussi appeler une vision du monde 24, est celle de

    l'poque des Lumires et, dans ses traits les plus essentiels, ne se

    distingue pas de l'exprience qui fonde les temps modernes - celle de

    Descartes. Dpourvue de tout contenu, elle fut conue par analogie avec l'exprimentation de la science moderne, dans laquelle les

    objets sont donns un sujet qui est la fois celui de l'exprience et celui de la connaissance. En effet, selon Benjamin, la quintes sence et la meilleure part 25 de cette exprience, dont la seule

    valeur consistait dans sa certitude, tait la physique newtonienne.

    Dans cette perspective, mme si Kant avait vraiment emprunt la

    physique mathmatique les principes de l'exprience, comme le

    suggrent les Prolgomnes, et comme les no-kantiens le feront

    plus tard, le concept ainsi identifi et dtermin serait toujours rest l'ancien concept d'exprience dont le trait le plus caractristi

    que est sa relation non seulement la conscience pure, mais en

    mme temps aussi la conscience empirique .26

    Le systme kantien serait donc contamin par des lments

    d'une mtaphysique rudimentaire, propre aux temps modernes, que

    Benjamin considre comme fondamental surmonter. Selon cette

    critique, Kant aurait t incapable de dpasser dfinitivement la

    conception de la connaissance comme une relation entre des sujets et des objets quelconques, et ainsi, malgr ses efforts, l'auteur de la

    Critique Critique de la raison pure n'aurait pas pu remettre en question le

    rapport de la connaissance et de l'exprience la conscience

    empirique de l'homme. Or, rapporte l'individualit psychologique et physique de l'homme, l'exprience ne peut plus tre conue

    comme la spcification systmatique de la connaissance, mais elle

    24. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    181. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 158.

    25. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    181. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 159.

    26. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    180. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 158.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 102 PATRICIA LAVELLE

    devient un simple objet de cette connaissance - objet de sa branche

    psychologique. Ainsi, selon Benjamin, la conception de l'exprience des Lumires n'a pas plus de valeur que n'importe quelle autre mytho

    logie de la connaissance. Elle quivaut d'autres reprsentations

    galement mythologiques, comme celles des peuples primitifs ou

    comme celles des fous, car la conscience empirique capable de

    connatre n'est qu'une espce de conscience dlirante. Pour

    comprendre les implications de cette critique, il faut regarder de

    plus prs le sujet transcendantal kantien, tel qu'il est dfini par la

    Critique Critique de la raison pure. Au contraire de Descartes, Kant n'attribue pas l'autoconscience

    pensante les contenus mtaphysiques traditionnels. Diffrent de la

    resres cogitans cartsienne, son je pense n'est qu'une pure forme

    de laquelle nous ne pouvons rien affirmer, sauf la propre action de

    penser : Par ce Je, par cet II ou par ce Cela (la chose) qui pense, on ne se reprsente rien de plus qu'un sujet transcendantal des

    penses = x, lequel n'est connu que par les penses, qui sont ses

    prdicats : pris isolment nous ne pouvons jamais en avoir le moindre

    concept .27 Avec cette argumentation, Kant divise la conscience

    cartsienne en sujet transcendantal et sujet empirique : tandis que le

    premier est le sujet formel de la connaissance, et comme tel ne peut tre connu, le deuxime peut tre objet de la connaissance, mais seulement dans son rapport avec les choses dans l'exprience externe,

    jamais a priori. Cela veut dire que la reprsentation que je peux avoir de ma conscience empirique, morcele dans le flux des repr sentations, n'est pas une unit stable, mais elle change chaque moment en fonction de ce qui m'affecte. Et pour pouvoir la repr senter,senter, j'ai besoin d'un autre je , purement formel, qui est, pour ainsi dire, antrieur cette conscience empirique. Le sujet trans

    cendantal, dpourvu de toute substance psychologique, est donc l'unit synthtique des aperceptions , autoconscience qui assure l'unit de l'exprience, permettant ainsi la connaissance.

    27. Emmanuel Kant. Critique de la raison pure (traduction de Alexandre J.-L. Delamarre et Franois Marty), in : uvres philosophiques I (d. publie sous la direction de Ferdinand Alqui). Gallimard, Bibliothque de la Pliade , Paris, 1980, p. 1050 (A346).

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 103

    Par contre, l'autre sujet, celui de l'exprience empirique, est prsent comme un moi psychophysique qui, tant lui-mme dispers dans la multiplicit des reprsentations, ne pourrait fonder une vritable connaissance.

    Pourtant, selon la critique que lui adresse l'auteur de Sur le

    programme de la philosophie qui vient , en fonction du concept d'exprience de l'poque des Lumires, Kant conoit son sujet transcendantal par analogie avec le sujet empirique, devant lequel les objets sont donns. Or, cette analogie consiste prcisment dans la notion de subjectivit. Pure activit de synthse dpourvue de tout contenu, l'instance transcendantale est pourtant pense comme

    si elle tait un sujet. Ainsi, Kant n'aurait pas pu percevoir les cons

    quences plus profondes de son propre concept, justement parce qu'il l'a conu comme une conscience, comme un je pense . Dans ce

    sens-l, nous pouvons comprendre la critique de Benjamin, selon

    laquelle l'ide, ft-elle sublime, d'un moi individuel, la fois

    corporel et intellectuel qui, au moyen des sens, reoit les sensations

    partir desquelles il constitue ses reprsentations 28 joue un rle

    fondamental dans la thorie kantienne de la connaissance.

    Pour dpasser cette nature sujet de la conscience transcen

    dantale, l'auteur du Programme considre comme fondamental

    de la redfinir, en la dpouillant de tout lment subjectif : Toute

    exprience authentique repose sur la pure conscience (transcendan taie) dfinie au plan de la thorie de la connaissance, pour autant

    que ce terme de conscience soit encore utilisable lorsqu'on le

    dpouille de tout lment subjectif .29

    Ainsi, si Benjamin maintient le rapport tabli par Kant entre

    exprience et connaissance, il cherche nanmoins penser une sphre de la connaissance pure, au-del des concepts de sujet et d'objet.

    Or, selon le texte de 1918, cette correction du concept kantien,

    orient exclusivement par la mcanique mathmatique, doit prendre en compte le rapport entre la connaissance et le langage que

    28. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    p. 185. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 161.

    29. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    p. 186. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 162.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 104 PATRICIA LAVELLE

    Hamann, le penseur prromantique contemporain de Kant, avait

    dj aperu. Cette rfrence Hamann est fondamentale pour la comprhension

    du projet propos par Benjamin, mme s'il ne la dveloppe pas. Dans son livre intitul Enfance et histoire. Destruction de l'exprience et

    origine origine de l'histoire, Giorgio Agamben examine attentivement cette

    indication, et en tire les consquences. Selon lui, Hamann objectait Kant qu'une raison pure "leve au rang de sujet transcen dantal" et affirme indpendamment du langage est un non-sens, car "non seulement toute la facult de penser rside dans le

    langage, mais le langage est aussi au cur du diffrend de la raison avec elle-mme" .3

    En accord avec cette critique, Kant aurait d entreprendre une mtacritique du purisme de la raison pure 31, sa dpuration du

    langage - une opration nanmoins impossible dans la termino

    logie de la Critique de la raison pure. Ayant orient le problme de la connaissance sur le modle de la physique mathmatique, Kant n'a pas pu tracer les limites qui sparent le transcendantal et le linguistique et a conu l'aperception transcendantale comme un je pense . Or, selon Agamben, le je pense

    kantien est dj un jugement, ou comme crit Kant lui-mme dans un passage trs significatif, un texte ( l'unique texte de la

    psychologie rationnelle 32) et donc quelque chose de linguistique. Ainsi, ce n'est que dans et par le langage qu'il est possible de

    reprsenter l'aperception transcendantale comme un "je pense" .33 Cela veut dire que la subjectivit n'est ni un sentiment muet que chaque individu aurait dans son intrieur, ni une exprience inef fable de l'ego, mais simplement le rfrent du pronom je - le

    sujet des jugements.

    30. Giorgio Agamben. Enfance et histoire. Destruction de l'exprience et

    origine origine de l'histoire (traduit de l'italien par Yves Hersant). Payot, collection Critique de la politique , Paris, p. 57.

    31. Giorgio Agamben. Enfance et histoire, p. 57. 32. Giorgio Agamben. Enfance et histoire, p. 57. 33. Giorgio Agamben. Enfance et histoire, p. 58.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 105

    Ainsi, en empruntant les mots de Benveniste, nous pouvons dire

    que la "subjectivit" dont nous traitons ici est la capacit du locuteur

    se poser comme "sujet". Elle se dfinit, non pas par le sentiment

    que chacun prouve d'tre lui-mme (ce sentiment, dans la mesure

    o l'on peut en faire tat, n'est qu'un reflet), mais comme l'unit

    psychique qui transcende la totalit des expriences vcues qu'elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous

    tenons que cette "subjectivit", qu'on la pose en phnomnologie ou en psychologie, comme on voudra, n'est que l'mergence dans

    l'tre d'une proprit fondamentale du langage. 34

    En incluant l'ensemble de mcanismes linguistiques qui

    permettent chaque locuteur de s'approprier du langage et parler

    l'autre, l'mergence de la subjectivit correspond, selon cet auteur, l'actualisation de la langue dans la parole. Ainsi conu, le sujet n'est donc qu'une proprit fondamentale du langage : celle

    d'tablir des connexions, c'est--dire de s'organiser en discours, en

    rendant possible la communication.

    Dans ce sens, dpouiller la conscience transcendantale de tout

    lment subjectif pour la penser comme lieu de possibilit de

    l'exprience signifie placer le transcendantal au-del du je pense

    de Kant - au-del de ce je dont la ralit purement linguistique est celle du discours. La dichotomie entre la conscience transcen

    dantale et la conscience empirique est donc dpasse par la distinction

    entre le transcendantal et le linguistique. D'aprs cette diffrence, la sphre transcendantale de l'exprience ne peut tre comprise que comme la limite extrme et l'origine du langage. Cependant, la

    religion dont parle Benjamin n'est pas un silence en quelque sorte

    antrieur au langage, mais le silence dans le langage - c'est--dire

    sa dimension indtermine, son ouverture la production des signi fications. Ainsi, si la subjectivit correspond la capacit d'tablir

    des connexions, le lieu de l'exprience religieuse est la discontinuit

    qui la fois rsiste au discours et lui confre du sens.

    34. Emile Benveniste. De la subjectivit dans le langage , in : Probl

    mes mes de linguistique gnrale, I. Gallimard, collection Tel , Paris, 1972,

    p. 239.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 106 PATRICIA LAVELLE

    La tche philosophique annonce est donc l'laboration d'un

    concept de connaissance qui, en rapportant l'exprience exclusi

    vement la sphre transcendantale, rend possible l'ide de la totalit

    du sens - c'est--dire de la doctrine de la religion ou de la vrit, dans la terminologie de la prface du livre sur le drame baroque allemand. Dcrite comme une sphre de totale neutralit par

    rapport aux concepts de sujet et objet 35, cette connaissance pure

    comprendrait la structure religieuse de l'exprience. Cependant, selon le programme de 1918, mme si d'une part le lieu de l'exp rience n'est pas le sujet des jugements, le rapport entre le concept

    psychologique de conscience (c'est--dire la configuration diseur sive du langage) et la sphre de la pure connaissance reste un

    problme capital de la philosophie 36.

    La raison est langue : logos 37. Tel est le paradoxe que rencontre Hamann dans le point de dpart de la philosophie kantienne, et qui permet Kant de reprsenter le transcendantal comme un sujet, l'identifiant involontairement avec le je linguistique, le locuteur du discours. Dans un article crit deux ans avant le Programme

    et intitul Sur le langage en gnral et sur le langage humain ,

    Benjamin propose un concept trs largi de langage et maintien ainsi le double sens du mot logos sans identifier pour autant le transcen dantal et le linguistique. Car, d'aprs ce texte de 1916, si le paradoxe reprsent par la phrase de Hamann a sa place au centre de la thorie du langage, il demeure sans solution lorsqu'on le pose au point de

    dpart. Ainsi, nous ne pouvons comprendre la concidence entre le transcendantal et le linguistique que comme une ide asymptotique, celle de la rvlation ou de la vrit. L'origine transcendantale du

    langage n'est pas le langage mme, mais ce qui s'exprime dans lui. Elle ne s'identifie au langage que dans la mesure o elle y est exprime. Cependant, il reste toujours quelque chose d'encore inexprim. Et c'est cette diffrence entre la sphre transcendantale et la sphre

    35. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient , p. 187. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 163.

    36. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient , p. 187. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 163.

    37. Cit par Giorgio Agamben. Enfance et histoire, p. 57.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 107

    linguistique, entre le symbolisant et le symbolis, qui constitue

    l'histoire, c'est--dire la succession des significations. Dans cette terminologie, le rapport entre la connaissance pure et

    la conscience psychologique n'est autre que le rapport entre la tota

    lit expressive du sens et son actualisation dans les significations successives. L'origine expressive du langage n'est pas un paradis antrieur la chute dans la succession des significations, dans le

    discours. Ainsi, le concept d'exprience annonc par Benjamin doit

    tre conu comme le processus qui va de la totalit du sens la

    succession des significations, il correspond au passage du silence

    la parole et de la parole au silence. Car on ne peut penser l'exp rience sans l'exprience de la perte de l'exprience. La religion

    n'est pas en dehors de 1' histoire , ce qui nous permet d'affirmer

    avec Proust que les vrais paradis sont les paradis que l'on a

    perdus .38

    Nous pouvons ainsi interprter la fragmentation de la chaussette

    poche comme l'instant de l'exprience, le processus de sparation entre la sphre transcendantale et la sphre linguistique, entre le

    contenu et la forme, entre les choses penses et le je qui les pense. Dans cette perspective, elle symbolise l'enfance : le passage du

    silence la parole articule, dans laquelle l'homme devient sujet, en prenant la place du locuteur du discours. Cependant, la notion

    d'enfance doit tre comprise chez Benjamin plutt comme une

    image que comme une donne psychologique objective, car le

    processus qu'elle voque n'est pas simplement celui par lequel l'enfant apprend parler, mais aussi un mouvement qui s'accomplit chaque moment, chaque acte de parole. Car le silence religieux de l'exprience est dans le langage mme, dans les interruptions et

    dans les recommencements du discours, comme un pouvoir muet

    de produire des significations. Or, ce pouvoir, que Benjamin appelle

    mimtique dans un texte crit Ibiza en 1933, n'est rien d'autre

    que la capacit ou la facult d'assembler et de relier, c'est--dire le

    principe des affinits ou l'activit comparative de l'imagination, dont parlait Kant dans la Critique de la raison pure.

    38. Marcel Proust. la recherche du temps perdu. Tome III. Gallimard,

    < Bibliothque de la Pliade , Paris, p. 870.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 108 PATRICIA LAVELLE

    III. La facult d'assembler et de relier

    Dans une lettre crite Ibiza et date de fvrier 1933, Benjamin annonce Scholem une nouvelle thorie du langage , qu'il aurait rdige lors des recherches pour le premier chapitre de

    Enfance Enfance berlinoise 39. Comme le programme de 1918, ce texte,

    qui correspondait probablement encore la version intitule Doctrine des ressemblances (Lehre vom hnlichen), n'tait pas destin par l'auteur l'impression, car il n'tait qu'une esquisse

    pour la rdaction de Enfance berlinoise. D'ailleurs, Benjamin ne

    l'envoya pas Scholem comme promis, mais il dcida de le retra vailler. Pour cela, il lui demanda une copie de Sur le langage en

    gnral et sur le langage humain 40, en possession de laquelle il aurait crit la deuxime version, Sur le pouvoir mimtique

    (ber(ber das mimetische Vermgen), que nous privilgierons dans notre analyse. En tout cas, les deux versions concident sur les

    points essentiels. Benjamin y place sa thorie du langage sous la lumire de la capacit humaine de produire des ressemblances et en mme temps de les percevoir. Or, cette facult des similitudes ne se limite pas l'apprhension des ressemblances dans l'exprience sensible, mais elle correspond la production et la perception de toute sorte d'affinits.

    La nature gre des ressemblances. Il n'est que de songer au mimtisme animal. Mais c'est chez l'homme qu'on trouve la plus haute aptitude produire des ressemblances. Le don qu'il possde de voir la ressemblance n'est qu'un rudiment de l'ancienne et puis sant contrainte de s'assimiler, par l'apparence et le comportement (hnlich zu werden und sich zu verhalten). Il ne possde peut-tre

    39. Walter Benjamin. Correspondance (traduit de l'allemand par Guy Petitdemange), Tome II - 1929-1940. Aubier-Montaigne, Paris, 1979, p. 78.

    40. Benjamin avait l'habitude d'envoyer Scholem tous les textes qu'il produisait. L'ami possdait donc de vritables archives Benjamin, dont leur

    propre auteur se servait souvent, compte tenu de ses voyages frquents et de la

    prcarit de son existence.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 109

    aucune fonction suprieure qui ne soit conditionne de faon dcisive

    par le pouvoir mimtique. 41

    En affirmant que la nature produit des ressemblances, Benjamin reconnat au semblable une part objective. Cependant, l'auteur

    affirme aussi que le don de percevoir le semblable est un rudiment

    de la contrainte de se ressembler soi-mme, c'est--dire de se

    constituer comme sujet, en rassemblant la multiplicit des repr sentations et en les reliant sous la reprsentation d'un unique je .

    Or, comme on l'a vu, le je n'est rien d'autre que la capacit,

    propre au langage, d'tablir des connexions et de se configurer en

    discours. Dans cette perspective, la construction de l'identit person nelle, le sentiment que chacun prouve d'tre soi-mme, serait un

    rflexe de la facult de percevoir et de produire des ressemblances

    entre les diffrentes expriences vcues, en laborant des discours

    autobiographiques. Ainsi, tant la base de la subjectivit, le pouvoir

    mimtique est une forme plus archaque de l'activit d'assembler et

    de lier. N'est-ce pas en mme temps le fondement de la constitution

    de l'objectivit en gnral ?

    Qu'est-ce que le semblable ? C'est ce qui n'est ni absolument

    identique autre chose ni absolument diffrent d'autre chose ou, autrement dit, ce qui est la fois identique et diffrent. Ainsi,

    percevoir la ressemblance est produire l'identit dans la diffrence

    et la diffrence dans l'identit. Dans cette perspective, le pouvoir

    mimtique correspond l'acte de lier en distinguant ou de distinguer en liant. En termes kantiens, ce pouvoir, cette facult ou cette force

    fondamentale correspond l'activit comparative de l'imagination ou au principe d'affinit, dont l'analyse se trouve surtout dans

    1' Appendice la dialectique transcendantale de la Critique de

    la la raison pure. Selon Kant, par ce principe comparatif, qui est la

    base de la constitution de l'objectivit comme nature, nous spcifions et nous gnralisons la fois, en postulant l'unit systmatique des

    41. Walter Benjamin. Sur le pouvoir d'imitation , in : uvres (traduit

    de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch),

    Tome II. Gallimard, collection Folio , Paris, 2000, p. 359 (citation modifie). ber das mimetische Vermgen , in : Gesammelte Schrifften, band ii, i.

    Surkamp Verlag, Frankfurt-am-Main, 1977, p. 210.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 110 PATRICIA LA VELLE

    diverses proprits d'une mme substance ou les diffrentes

    applications d'une mme rgle. Or, dans son application empirique comme dans son usage problmatique, spcification et gnralisation ne peuvent fonctionner qu'ensemble. Ces deux tendances opposes

    impliquent donc un troisime principe : celui d'affinit.

    Kant utilise le terme d'affinit et non celui de ressemblance, car

    ce principe ne se rduit pas la ressemblance sensible. Il semble

    correspondre ainsi au pouvoir mimtique dont parle Benjamin. En

    effet, en faisant un usage purement problmatique de ce principe

    comparatif, l'auteur de la Critique de la raison pure donne un

    exemple de son application qui n'est pas sans rapport avec le carac

    tre fondamental de la facult de produire et de percevoir des

    ressemblances. Selon son argumentation, si suivant la loi de la

    spcification nous devons admettre presque autant des facults

    que des effets produits dans l'me, le principe logique contraire nous impose de restreindre le plus possible cette apparente diver sit en dvoilant, par comparaison, l'identit qui se cache. La

    reprsentation systmatique de la diversit des facults nous conduit ainsi l'ide d'une facult fondamentale qui, d'aprs Kant, serait justement celle qui nous permet de les comparer, c'est--dire

    l'imagination. Cependant, l'identit postule n'abolit pas la diff rentiation pralablement tablie. Car comment penser une force fondamentale unique sans la penser par rapport la diversit de ses effets ?

    En effet, la recherche de l'unit des facults ne peut s'effectuer

    que par comparaison et suppose donc dj une force fondamentale

    comparative. Nous pouvons ainsi comprendre que l'unit fonda mentale de l'me postule par la raison ne peut s'identifier la conscience transcendantale, mais correspond quelque chose qui la rend possible : le principe d'affinit42. En effet, si la deuxime dition de la Critique de la raison pure ne le dit pas directement, la

    premire suggre d'avantage cette interprtation. D'aprs cette version,

    42. Cf. l'article de Fernando Gil, Objectivit et Affinit dans la Critique de de la raison pure , in : Jean Petitot (dir.), Logos et Thorie des Catastrophes (( partir de l'uvre de Ren Thom). Actes du colloque international de 1982. ditions Patino, Genve, 1988.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 111

    l'affinit de tous les phnomnes dans l'exprience n'est qu'une consquence ncessaire de la fonction transcendantale de l'imagi nation, par laquelle nous associons les reprsentations en unifiant

    leur diversit sous un seul Je. Or, le rapport de la diversit des

    consciences empiriques l'unit de la conscience transcendantale ne correspond-il pas la capacit d'associer la multiplicit discontinue des reprsentations dans le discours, et n'est-il donc

    dj un effet des forces fondamentales comparatives ? Si Kant ne

    l'affirme pas lui-mme, du moins telle semble tre la consquence de la rflexion de Benjamin sur la facult mimtique.

    tant la fois active et passive, une production et une percep tion, la facult de produire et de percevoir des ressemblances

    correspond la sphre transcendantale que mentionne l'auteur du

    programme de 1918, en se demandant si l'on peut encore la consi

    drer comme une conscience quand il s'agit justement de la

    dpouiller de toute reprsentation subjective. Disant que la facult

    mimtique est la base de toutes les fonctions suprieures de

    l'homme, Benjamin semble lui accorder ce caractre transcendan

    tal et la placer dans une sphre de totale neutralit par rapport aux

    concepts de sujet et d'objet 43. En effet, rudiment de la contrainte

    de se constituer comme sujet et de se comporter soi-mme, elle est aussi en mme temps au fondement de la constitution de

    l'objet. Dans cette perspective, le principe d'affinit n'est rien

    d'autre que la spcification systmatique de la connaissance 44, c'est--dire l'exprience transcendantale, annonce par le

    Programme de la philosophie qui vient .

    Or, l'exprience religieuse et historique ne se rduit pas au

    concept, propre l'poque des Lumires, que Kant n'aurait pas pu

    dpasser. Selon la terminologie du Programme de la philosophie

    qui vient , comprise par analogie avec la conscience empirique, la

    conscience transcendantale n'est qu'une varit de la conscience

    43. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    p. 187. ber das Programm der komenden Philosophie , p. 163.

    44. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    p. 186. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 162.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 112 PATRICIA LAVELLE

    dlirante 45. D'aprs ce texte, aux espces de conscience empiri

    que correspondent autant d'espces d'exprience, lesquelles, du

    point de vue de leur relation la vrit de la conscience empirique, n'ont pas plus de valeur que l'imagination ou l'hallucination .46

    Dans cette perspective, l'exprience qu'on peut avoir sous

    l'effet des drogues ou celle, magique, des peuples dits primitifs sont seulement des formes empiriques diffrentes de la mme exp rience transcendantale des ressemblances, dont le concept propre

    la modernit n'est qu'une possibilit. Ainsi, pour essayer de saisir

    le sens de la pure exprience, il faut la chercher dans les expriences

    empiriques : la religion ne peut tre saisie que dans l'histoire.

    En effet, affirmant que la facult mimtique a une histoire, au sens phylogntique non moins qu'au sens ontogntique 47,

    Benjamin essaye de comprendre le symbolisant partir du symbolis. Pour cela, il inclut dans le champ de ce que nous pouvons considrer comme des ressemblances les analogies magiques comme celles

    qui reliaient une vie humaine une configuration d'astres dans

    l'astrologie. Ces affinits, qui auraient disparu (ou presque) dans

    l'exprience sans profondeur de la modernit, taient des ressem blances non sensibles (unsinnliche hnlichkeiten). Or, ce don

    mimtique, autrefois fondement des pratiques occultes 48, dcline-t-il avec le dsenchantement moderne du monde ? D'aprs Sur le pouvoir mimtique , il s'agit plutt d'une transformation que d'une dcadence de ces forces, car les ressemblances non sensibles auraient migr vers le langage. Dans cette perspective, si les ressem blances magiques des Anciens et des peuples primitifs correspondent la phylogense de la magie propre aux mots, le jeu enfantin, o l'on trouve plein de conduites mimtiques, correspond son origine ontogntique. L'enfance est donc une image de l'exprience, car

    45. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    p. 186. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 162. 46. Walter Benjamin. Sur le programme de la philosophie qui vient ,

    p. 186. ber das Programm der kommenden Philosophie , p. 162. 47. Walter Benjamin. Sur le pouvoir d'imitation , p. 359. ber das

    mimetische Vermogen , p. 210.

    48. Walter Benjamin. Sur le pouvoir d'imitation , p. 363. ber das mimetische Vermogen , p. 213.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 113

    le passage entre le pouvoir muet de sparer en reliant et le discours n'est jamais quelque chose d'achev, mais il s'accomplit chaque instant : l'exprience religieuse des ressemblances est toujours en train de se raliser dans le langage.

    "Chaque mot, a-t-on affirm, et le langage tout entier, sont

    onomatopiques." Difficile de prciser ne serait-ce que le

    programme que pourrait comporter une telle formule. Cependant, le concept de ressemblance non sensible offre certaines prises. En rassemblant les mots qui signifient la mme chose en diverses

    langues et en les ordonnant autour de leur signifi comme autour d'un centre commun, on pourrait examiner en quoi ces mots - qui souvent ne prsentent pas la moindre ressemblance entre eux - sont tous semblables ce signifi central .49

    Diffrents entre eux, les mots qui dsignent une mme chose

    dans plusieurs langues sont tous semblables au signifi. Cela est d

    au fait qu'un mot n'est jamais un pur signe, mais qu'il possde une

    charge affective qui le lie organiquement ce qu'il signifie. Or, ce

    signifi n'est pas une chose en elle-mme, mais un schme ou, dans

    la terminologie de Sur le langage , un nom, c'est--dire la chose

    telle qu'elle est vise par l'homme. En effet, si le langage est onoma

    topique, il n'imite pas la nature, mais son imitation ou sa traduc

    tion dans le mdium de l'esprit, c'est--dire le pur langage dont parle La tche du traducteur . Dans cette perspective, chaque mot est

    une sorte d'imitation sonore de la totalit indtermine du sens, vise chaque fois par la pense. Et selon Benjamin, ce caractre mim

    tique du langage ne se limite pas au mot parl, il doit s'tendre aussi

    au mot crit. Cependant, c'est une ressemblance non sensible qui associe non seulement le dit et le sens vis (Gemeiten), mais aussi

    l'crit l'crit et le sens vis (Gemeiten), et pareillement le dit et l'crit .5

    Ainsi, d'aprs Sur le pouvoir mimtique , la dimension

    vocatrice du langage est place sous l'influence de cette mystrieuse facult des similitudes par l'action de laquelle le sens dit ou crit

    49. Walter Benjamin. Sur le pouvoir d'imitation , p. 361. ber das

    mimetische Vermogen , p. 212.

    50. Walter Benjamin. Sur le pouvoir d'imitation , p. 362. ber das

    mimetische Vermogen , p. 212.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 114 PATRICIA LAVELLE

    est immdiatement li au sens vis. Cependant, l'aspect mimtique du langage et de l'criture, leur immdiatet, n'est pas sparable de

    leur aspect smiotique. Semblable la flamme, la part mimtique du langage ne peut

    apparatre que sur un certain support. Ce support est l'lment

    smiotique. Le sens tiss par les mots ou les phrases constitue ainsi

    le support ncessaire pour qu'apparaisse, avec la soudainet de

    l'clair, la ressemblance. Car celle-ci est souvent, et surtout dans les cas importants, produite - et perue - par l'homme comme une illumination instantane. Elle surgit et s'vanouit aussitt .5'

    Illumination instantane , la dimension mimtique correspond la discontinuit du langage, tandis que la dimension smiotique, le sens tiss par les mots et les phrases , correspond la succession et l'enchanement des jugements. Ainsi, si sous le prisme de la ressem blance non sensible on peroit l'ensemble linguistique - le mot, la

    phrase ou l'uvre littraire - comme une totalit de sens ferme sur

    elle-mme, le support smiotique sur lequel elle apparat est l'lment

    systmatique du langage, c'est--dire sa dimension communicative. La part mimtique du langage, l'immdiatet entre le sens vis et le sens dit ou crit, ne peut apparatre que sur le sens tiss dans les connexions entre les lettres, les mots et les phrases. L'exprience transcendantale des ressemblances, cette force fondamentale

    symbolisante, ne peut tre saisie que dans l'acte de symboliser. Autrement dit, l'illumination instantane dont parle Sur le

    pouvoir mimtique est le rsultat ou l'effet - l'image de la flamme

    y est significative - de l'exprience de la perte de l'exprience dans la succession et dans la continuit du discours. Comme on l'a vu, la

    subjectivit n'est rien d'autre que cette dimension systmatique du

    langage, sa proprit de s'articuler dans des ensembles linguistiques cohrents. Cependant, cette proprit se fonde sur la capacit ou le

    pouvoir de produire et de percevoir des ressemblances, c'est--dire l'instance transcendantale symbolisante. En effet, le langage n'est

    pas une pure continuit, comme il n'est pas non plus purement communicatif. Tout discours implique des interruptions et des

    51.51. Walter Benjamin. Sur le pouvoir d'imitation (Cit avec une petite modification), p. 362. ber das mimetische Vermgen , p. 213.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 115

    discontinuits - des silences qui, rsistant sa continuit communi

    cative, en constituent le sens. Comme l'indiquent les mtaphores de

    l'clair ou de la flamme, la sphre mimtique du langage correspond sa discontinuit : elle est l'instant d'arrt qui se trouve dans la

    succession et qui nous permet de la constituer comme un ensemble.

    Surgissant du rapport de la sphre subjective du discours la

    sphre transcendantale des ressemblances, l'exprience est donc

    l'entrecroisement de la succession et de l'interruption, de la conti

    nuit et de la discontinuit, du smiotique et du mimtique.

    Or, l'acte de lire (comme celui d'crire) suppose et que l'on soit

    capable de lier les lettres, les mots et les phrases entre elles, et que l'on soit capable de les distinguer, il repose et sur les connexions

    entre les mots et sur les interruptions entre eux. Car le travail de la

    lecture (comme celui de l'criture) ne se limite pas la seule capa cit de dchiffrer (ou de produire) une succession organise des

    lettres, des mots et des phrases, mais il implique un deuxime niveau :

    la saisie de l'ensemble du sens comme quelque chose interprter, c'est--dire comme symbolisant. Ce deuxime niveau, celui de

    l'illumination instantane, correspond la dimension discontinue

    du langage. Ainsi, le sens de l'criture est dans l'entrecroisement

    de la systmatisation et de la spcification, du continuum et de

    l'instant, car il ne se rduit pas au seul contenu communicatif des mots

    et des phrases, mais il suppose l'expressivit de l'ensemble linguis

    tique. Passage de l'enchanement des jugements la discontinuit

    du nom, et de la discontinuit du nom de nouveau l'enchanement

    des jugements, l'exprience de la lecture critique ne correspond ni

    la diffrence radicale ni l'identit absolue, mais elle est la fois

    distinction et connexion, sparation et liaison. Dans ce sens, on

    pourrait la considrer comme le paradigme de l'exprience en gnral, ce qui nous renvoie encore l'image des chaussettes.

    Ferme sur elle-mme, la chaussette-pochette est une unit,

    mais elle contient dj la fissure qui permet sa division en deux. Cette

    fissure est le symbolisant mme, cette dimension expressive ou

    mimtique qui, dans un texte, demande l'interprtation et la critique.

    Ainsi, si d'une part la petite totalit forme par la forme et le

    contenu de l'uvre littraire cache dj la fracture, d'autre part,

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • 116 PATRICIA LAVELLE

    c'est le processus de fragmentation, la critique, qui dvoile le

    mystre de son unit. Ainsi, inversement, le double fragment qui rsulte du jeu - la simple paire de chaussette - est le symbole ironi

    que de la totalit originaire o la fracture tait dj contenue. Dans

    ce sens, le texte critique est le symbole, ou plutt l'allgorie, non

    seulement de l'expressivit originaire de l'uvre, mais aussi de

    cette autre unit qui s'exprime dans le double sens du mot logos - esprit et langage - et qui contient, elle aussi, la fissure qui permet sa fragmentation. Ce n'est donc sans doute pas par hasard que la

    mtaphore des chaussettes apparat encore une fois justement dans

    l'essai critique que Benjamin a crit sur l'uvre de Proust.

    IV. Encore les chaussettes : le rve et le rveil

    La ressemblance que nous escomptons entre deux tres, celle

    qui nous occupe l'tat de veille, ne touche que superficiellement celle, plus profonde, du monde onirique, dans lequel les vnements

    surgissent, jamais identiques mais semblables : impntrablement semblables eux-mmes. Les enfants connaissent un symbole de ce

    monde, la chaussette, qui a la structure du monde onirique, lorsque, dans l'armoire linge, enroul, il est la fois "pochette" et "petit cadeau". Et de mme qu'ils ne peuvent eux-mmes se rassasier de

    changer d'un coup ces deux choses, la pochette et son contenu, en une troisime, la chaussette elle-mme, ainsi Proust ne se lassait

    pas de vider d'un seul coup l'attrape, le moi, pour que toujours nouveau pt apparatre ce troisime lment, l'image, seule capable de satisfaire sa curiosit, ou, bien plutt, d'apaiser sa nostalgie .52

    l'intrieur du rve, l'esprit est immdiatement dans son

    expression : le symbolisant y recouvre parfaitement le symbolis. Comme la chaussette-pochette , le rve est une unit o la forme

    52. Walter Benjamin. L'image proustienne , in : uvres (traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch), Tome II. Gallimard, collection Folio , Paris 2000, p. 140. Cet essai date

    l'origine de 1929 et a t retravaill en 1934, tant ainsi contemporain de la rdaction de l'Enfance berlinoise. Les deux textes ont en commun plusieurs thmes, et notamment la rflexion sur la mmoire.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

  • RELIGION ET HISTOIRE 117

    et son contenu, le rveur et le rv, sont relis dans une seule et mme chose. L'activit mimtique, qui l'tat de veille nous permet la fois de percevoir et de produire des objets et de nous constituer

    en tant que sujet, y fonctionne librement, en crant des images. Le

    monde des rves est celui des libres associations de l'imagination, celui des affinits lectives. Rien n'y arrive par hasard, mais chaque vnement semble tre mystrieusement li tous les autres. Ainsi, dans l'univers onirique, les vnements ne sont pas vraiment des

    vnements, mais, semblables eux-mmes, ils deviennent des

    images qui nous renvoient d'autres images. C'est pour cette raison

    que le sens du rve ne s'puise pas dans une seule signification, mais

    qu'il demande toujours et encore l'interprtation. Cependant, l'exp rience onirique n'apparat comme un ensemble plein de sens que sous la forme du souvenir, quand elle devient un rcit que l'on se

    raconte soi-mme. Les vrais paradis ne sont-ils pas les paradis

    perdus ?

    Or, ce n'est pas pour rien que Proust commence son grand roman avec une rflexion sur l'instant critique entre le sommeil et

    l'tat l'tat de veille. Le rveil est le moment dans lequel l'trange unit

    entre le je qui rve et les choses rves se montre dans un clair la

    conscience. Semblable la fragmentation de la chaussette

    pochette , le rveil correspond au passage entre l'exprience silen

    cieuse du rve et le rcit dans lequel il se transforme quand nous

    sommes rveills. Dans le travail veill de la remmoration, le

    rve est un souvenir, un symbole pour la rflexion : il devient ainsi

    prose. Selon la belle formule de Benjamin, l'image du pays des

    ressemblances surgit de la structure des phrases proustiennes

    comme, Balbec, des mains de Franoise tirant les rideaux de tulle,

    le jour d't antique, immmorial, momifi .53 C'est de la ralit

    prosaque du rcit, comparable la chaussette de la fin du jeu, que

    se dgage l'image nostalgique du monde des rves, c'est--dire de

    l'unit religieuse dans laquelle la fracture est endormie.

    12, rue Dulac

    75015 Paris

    53. Walter Benjamin. L'image proustienne , p. 141.

    This content downloaded from 194.214.29.29 on Wed, 8 Oct 2014 18:06:01 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions

    Article Contentsp. [89]p. 90p. 91p. 92p. 93p. 94p. 95p. 96p. 97p. 98p. 99p. 100p. 101p. 102p. 103p. 104p. 105p. 106p. 107p. 108p. 109p. 110p. 111p. 112p. 113p. 114p. 115p. 116p. 117

    Issue Table of ContentsRevue de l'histoire des religions, T. 222, Fasc. 1 (JANVIER - MARS 2005), pp. 1-128Front MatterNoces prolonges dans l'Hads : d'Evadn aux veuves thraces [pp. 5-23]Les solidarits familiales par-del la mort Dijon la fin du Moyen ge [pp. 25-41]Les mystiques musulmans entre "Coran" et tradition prophtique. propos de quelques thmes chrtiens [pp. 43-87]Religion et histoire : Sur le concept d'exprience chez Walter Benjamin [pp. 89-117]COMPTES RENDUSReview: untitled [pp. 119-120]Review: untitled [pp. 120-121]Review: untitled [pp. 122-123]Review: untitled [pp. 123-124]Review: untitled [pp. 124-126]Review: untitled [pp. 126-127]

    Back Matter