Paris, creuset de la modernité poétique
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Michèle Furtuna, lycée Adam de Craponne, Salon de Provence Séquence pour une classe de seconde Objet d’étude : la poésie du XIXème au XXème siècle : du Romantisme au Surréalisme Groupement de textes : Paris, creuset de la modernité poétique ? Problématique : quelles incidences l’espace urbain a-‐t-‐il sur l’écriture poétique ? La modernité de la grande ville, ses mutations, sont une source d’inspiration privélégiée pour les poètes . Paris devient le lieu de rencontres et d’expériences insolites et merveilleuses. Il s’agira de d’analyser comment se met en place sa célébration et sa transfiguration, au travers d’une poésie de l’éphémère et de l’instant, qui renouvelle, voire bouleverse, la vision du lecteur. Lectures analytiques : Texte 1: “A une passante”, les Fleurs du Mal, Baudelaire, 1861 Texte 2: “Zone”, Alcools, Apollinaire ( 24 premiers vers), 1913 Texte 3: “Tournesol”, Clair de Terre, André Breton, 1923 Texte 4: “Un marchand de cannes …” Le passage de l’Opéra in Le Paysan de Paris, Louis Aragon, 1926 Lectures cursives : “Une allée du Luxembourg”, Odelettes, Gérard de Nerval “Néréides et tritons”, Le côté de Guermantes, Marcel proust Un extrait de la conference donnée par Apollinaire “L’Esprit nouveau et les poètes” Deux extraits du Manifeste du Surréalisme, André Breton :
-‐ “Sera-‐t-‐il blond, comment s’appellera-‐t-‐il ?” -‐ “Automatisme psychique par lequel on se propose …”
Histoire des arts : La ville de Paris, La Tour Eiffel, Robert Delaunay Passage de l’Opéra, Conroy Maddox, 1912 Histoire littéraire : Le Surréalisme
POUR LES LECTURES ANALYTIQUES, PROJETS DE LECTURE POSSIBLES: “A une passante” Une image nouvelle de la grande ville Une expérience fulgurante et paroxystique “Zone” Une revendication de nouveauté Une transfiguration poétique de la réalité quotidienne “Tournesol” Une expérience exemplaire : La démonstration vécue de la puissance de l’esprit Une confrontation de l’imaginaire avec la vie réelle La force de la poésie pour connaître la vérité, par-‐delà le raisonnement et la déduction logique “Un marchand de cannes …” Le merveilleux quotidien : Un ancrage dans un réel précis et banal Un réel métamorphosé, transfiguré par la poésie, l’acte d’écrire.
Annexes : Lectures analytiques : Texte 1 “A une passante”, Les Fleurs du Mal, Baudelaire La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, Une femme passa, d'une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ; Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. Un éclair... puis la nuit ! -‐ Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-‐je plus que dans l'éternité ? Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-‐être ! Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais ! Texte 2 “Zone”, Alcools, Apollinaire A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes La religion seule est restée toute neuve la religion Est restée simple comme les hangars de Port-‐Aviation Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventure policières Portraits des grands hommes et mille titres divers J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-‐dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillen J'aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-‐Thieville et l'avenue des Ternes (…) Texte 3 “Tournesol”, Clair de Terre, André Breton La voyageuse qui traverse les Halles à la tombée de l'été Marchait sur la pointe des pieds Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de sels Que seule a respiré la marraine de Dieu Les torpeurs se déployaient comme la buée Au Chien qui fume Ou venaient d'entrer le pour et le contre La jeune femme ne pouvait être vue d'eux que mal et de biais Avais-‐je affaire à l'ambassadrice du salpêtre Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée Les lampions prenaient feu lentement dans les marronniers La dame sans ombre s'agenouilla sur le Pont-‐au-‐Change Rue Git-‐le-‐Coeur les timbres n'étaient plus les mêmes Les promesses de nuits étaient enfin tenues Les pigeons voyageurs les baisers de secours Se joignaient aux seins de la belle inconnue Dardés sous le crêpe des significations parfaites Une ferme prospérait en plein Paris Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée Mais personne ne l'habitait encore à cause des survenants Des survenants qu'on sait plus dévoués que les revenants Les uns comme cette femme ont l'air de nager Et dans l'amour il entre un peu de leur substance Elle les intériorise Je ne suis le jouet d'aucune puissance sensorielle Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendres Un soir près de la statue d'Etienne Marcel M'a jeté un coup d'oeil d'intelligence André Breton a-‐t-‐il dit passé Texte 4 Le Paysan de Paris, Louis Aragon Un marchand de cannes sépare le café du Petit Grillon de l’entrée du meublé. C’est un honorable marchand de cannes qui propose à une problématique clientèle des articles luxueux, nombreux et divers, agencés de façon à faire apprécier à la fois le corps et la poignée. Tout un art de panoplie dans l’espace est ici développé : les cannes inférieures forment des éventails, les supérieures s’entrecroisant en X penchant vers les regards, par l’effet d’un singulier tropisme, leur floraison de pommeaux : roses d’ivoire, têtes de chien aux yeux lapidaires, demi-‐obscurité damasquinée de Tolède, niellés de petits feuillages sentimentaux, chats, femmes, becs crochus, matières innombrables du jonc tordu à la corne de rhinoceros en passant par le charme blond des cornalines.(…) Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque, attiré par une sorte de bruit machinal et monotone qui semblait s’exhaler de la devanture du marchand de cannes, je m’aperçus que
celle-‐ci baignait dans une lumière verdâtre, en quelque manière sous-‐marine, dont la source restait invisible. Cela tenait de la phosphorescence des poisons, comme il m’a été donné de la constater quand j’étais encore un enfant sur la jetée de Port-‐Bail dans le Cotentin, mais cependant je devais m’avouer que bien que des cannes après tout puissant avoir les propriétés éclairantes des habitants de la mer, il ne semblait pas qu’une explication physique pût rendre compte de cette clareté surnaturelle et surtout du bruit qui emplissait sourdement la voûte. Je reconnus ce dernier: c’était cette voix de coquillage qui n’a pas cessé de faire l’étonnement des poètes et des étoiles de cinema. Toute la mer dans le passage de l’opéra. Les cannes se balançaient doucement comme des varechs. Je ne revenais pas encore de cet enchantement quand je m’aperçus qu’une forme nageuse se glissait entre les divers étages de la devanture. Elle était un peu au-‐dessous de la taille normale d’une femme, mais ne donnait en rien l’impression d’une naine. Sa petitesse semblait plutôt ressortir de l’éloignement, et cependant l’apparition se mouvait tout juste derrière la vitre. Ses cheveux s’étaient défaits et ses doigts s’accrochaient par moments aux cannes. J’aurais cru avoir affaire à une sirène au sens le plus conventionnel de ce mot, car il me semblait bien que ce charmant spectre nu jusqu’à la ceinture qu’elle portait fort basse se terminait par une robe d’acier ou d’écaille, ou peut-‐être de pétales de rose, mais en concentrant mon attention sur le balancement qui le portrait dans les zébrures de l’atmosphère, je reconnus soudain cette personne malgré l’émaciement de ses traits et l’air égaré dont ils étaient empreints. Lectures cursives : « Une allée du Luxembourg » Gerard de Nerval, Odelettes, 1834 Elle a passé, la jeune fille Vive et preste comme un oiseau À la main une fleur qui brille, À la bouche un refrain nouveau. C’est peut-‐être la seule au monde Dont le coeur au mien répondrait, Qui venant dans ma nuit profonde D’un seul regard l’éclaircirait ! Mais non, – ma jeunesse est finie … Adieu, doux rayon qui m’as lui, -‐ Parfum, jeune fille, harmonie… Le bonheur passait, – il a fui ! A la recherche du temps perdu, Le Côté de Guermantes, Marcel Proust (1921-‐1922) Mais, dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant, au fur et à mesure que le spectacle s’avançait, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et, s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-‐nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-‐obscur où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbées l’ondulation du flux; après commençaient les fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel ça et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et pleine, les yeux limpides et réfléchissant des déesses des eaux. Car les strapontins du rivage, les formes des monstres de l’orchestre se
peignaient dans ces yeux suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence, comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-‐elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard: les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-‐dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elles se penchaient vers eux, elles leur offraient des bonbons; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui, tardive, souriante et confuse, venait de s’épanouir du fond de l’ombre; puis l’acte fini, n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les diverses soeurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les oeuvres des hommes amenait les déesses curieuses, qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-‐obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes. Guillaume Apollinaire, «L’Esprit nouveau et les poètes», prononcée le 26 novembre 1917 au théâtre du Vieux-‐Colombier à Paris L’esprit nouveau qui dominera le monde entier ne s’est fait jour dans la poésie nulle part comme en France. La forte discipline intellectuelle que se sont imposée de tout temps les Français leur permet, à eux et à ceux qui leur appartiennent spirituellement, d’avoir une conception de la vie, des Arts et des Lettres qui, sans être la simple constatation de l’Antiquité, ne soit pas non plus un pendant du beau décor romantique. L’esprit nouveau qui s’annonce prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d’ensemble sur l’univers et dans l’âme humaine, et le sens du devoir qui dépouille les sentiments et en limite ou plutôt en contient les manifestations. Il prétend encore hériter des romantiques une curiosité qui le pousse à explorer tous les domaines propres à fournir une matière littéraire qui permette d’exalter la vie sous quelque forme qu’elle se présente. Explorer la vérité, la chercher, aussi bien dans le domaine ethnique, par exemple, que dans celui de l’imagination, voilà les principaux caractères de cet esprit nouveau. Cette tendance du reste a toujours eu ses représentants audacieux qui l’ignoraient ; il y a longtemps qu’elle se forme, qu’elle est en marche. Cependant, c’est la première fois qu’elle se présente consciente d’elle-‐même. C’est que, jusqu’à maintenant, le domaine littéraire était circonscrit dans d’étroites limites. On écrivait en prose ou l’on écrivait en vers. En ce qui concerne la prose, des règles grammaticales en fixaient la forme. Pour ce qui est de la Poésie, la versification rimée en était la loi unique, qui subissait des assauts périodiques, mais que rien n’entamait. Le vers libre donna un libre essor au lyrisme ; mais il n’était qu’une étape des explorations qu’on pouvait faire dans le domaine de la forme. Les recherches dans la forme ont repris désormais une grande importance. Elle est légitime. Comment cette recherche n’intéresserait-‐elle pas le poète, elle qui peut déterminer de nouvelles découvertes dans la pensée et dans le lyrisme ? L’assonance, l’allitération, aussi bien que la rime sont des conventions qui chacune a ses mérites. Les artifices typographiques poussés très loin avec une grande audace ont l’avantage de faire naître un lyrisme visuel qui était presque inconnu avant notre époque. Ces artifices peuvent aller très loin encore et consommer la synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature. Il n’y a là qu’une recherche pour aboutir à de nouvelles expressions parfaitement légitimes. Manifeste du Surréalisme, André Breton Premier extrait : Ecriture surréaliste « Faites vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu aussi favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-‐même. Placez-‐vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez. Faites abstraction de votre génie, de vos talents et de ceux de tous les autres. Dites-‐vous bien que
la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire... » Existence « C'est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L'existence est ailleurs. » Fantastique « Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique : il n'y a que le réel. » Imagination « Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination. » Langage surréaliste « C’est encore au dialogue que les formes du langage surréaliste s’adaptent le mieux. Là, deux pensées s’affrontent; pendant que l’une se livre, l’autre s’occupe d’elle, mais comment s’en occupe-‐t-‐elle? Supposer qu’elle se l’incorpore serait admettre qu’un temps il lui est possible de vivre toute entière de cette autre pensée, ce qui est fort improbable. Et de fait l’attention qu’elle lui donne est tout extérieure; elle n’a que le loisir d’approuver ou de réprouver, généralement de réprouver, avec tous les égards dont l’homme est capable. Ce mode de langage ne permet d’ailleurs pas d’aborder le fond d’un sujet. Mon attention, en proie à une sollicitation qu’elle ne peut décemment repousser, traite la pensée adverse en ennemie; dans la conversation courante, elle la “reprend” presque toujours sur les mots, les figures dont elle se sert; elle me met en mesure d’en tirer parti dans la réplique en les dénaturant. » Merveilleux « Le merveilleux est toujours beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau.» Surréalisme « Surréalisme, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » Travail du poète « On raconte que chaque jour au moment de s’endormir, Saint-‐Pol-‐Roux faisait naguère placer, sur la porte de son manoir de Camaret, un écriteau sur lequel on pouvait lire: le poète travaille. » Surréalisme « Le surréalisme, tel que je l’envisage, déclare assez notre non-‐conformisme absolu pour qu’il ne puisse être question de le traduire, au procès du monde réel, comme témoin à décharge. Il ne saurait, au contraire, justifier de l’état complet de distraction auquel nous espérons bien parvenir ici-‐bas. » Second extrait Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit, après le procès de l’attitude matérialiste. Celle-‐ci, plus poétique, d’ailleurs, que la précédente, implique de la part de l’homme un orgueil certes, monstrueux, mais non une nouvelle et plus complète déchéance. Il convient d’y voir, avant tout, une heureuse réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme. Enfin, elle n’est pas incompatible avec une certaine élévation de pensée. Par contre, I’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance. C’est elle qui engendre aujourd’hui ces livres ridicules, ces pièces insultantes. Elle se fortifie sans cesse dans les journaux et fait échec à la science, à l’art, en s’appliquant à flatter l’opinion dans ses goûts les plus bas ; la clarté confinant à la sottise, la vie des chiens. L’activité des meilleurs esprits s’en
ressent ; la loi du moindre effort finit par s’imposer à eux comme aux autres. Une conséquence plaisante de cet état de choses, en littérature par exemple, est l’abondance des romans. Chacun y va de sa petite «observation». Par besoin d’épuration, M. Paul Valéry proposait dernièrement de réunir en anthologie un aussi grand nombre que possible de débuts de romans, de l’insanité desquels il attendait beaucoup. Les auteurs les plus fameux seraient mis à contribution. Une telle idée fait encore honneur à Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m’assurait qu’en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures. Mais a-‐t-‐il tenu parole ? Si le style d’information pure et simple, dont la phrase précitée offre un exemple, a cours presque seul dans les romans, c’est, il faut le reconnaître, que l’ambition des auteurs ne va pas très loin. Le caractère circonstanciel, inutilement particulier, de chacune de leurs notations, me donne à penser qu’ils s’amusent à mes dépens. On ne m’épargne aucune des hésitations du personnage : sera-‐t-‐il blond, comment s’appellera-‐t-‐il, irons-‐nous le prendre en été ? Autant de questions résolues une fois pour toutes, au petit bonheur ; il ne m’est laissé d’autre pouvoir discrétionnaire que de fermer le livre, ce dont je ne me fais pas faute aux environs de la première page. Et les descriptions ! Rien n’est comparable au néant de celles-‐ci ; ce n’est que superpositions d’images de catalogue, I’auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l’occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me faire tomber d’accord avec lui sur des lieux communs : La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune : il y avait des géraniums et des rideaux de mousseline aux fenêtres ; le soleil couchant jetait sur tout cela une lumière crue... La chambre ne renfermait rien de particulier. Les meubles, en bois jaune, étaient tous très vieux. Un divan avec un grand dossier renversé, une table de forme ovale vis-‐à-‐vis du divan, une toilette et une glace adossées au trumeau, des chaises le long des murs, deux ou trois gravures sans valeur qui représentaient des demoiselles allemandes avec des oiseaux dans les mains – voilà à quoi se réduisait l’ameublement. Que l'esprit se propose, même passagèrement, de tels motifs, je ne suis pas d’humeur à l’admettre On soutiendra que ce dessin d’école vient à sa place ; et qu’à cet endroit du livre l’auteur a ses raisons pour m’accabler. Il n’en perd pas moins son temps, car je n’entre pas dans sa chambre. La paresse, la fatigue des autres ne me retiennent pas. J’ai de la continuité de la vie une notion trop instable pour égaler aux meilleures mes minutes de dépression, de faiblesse. Je veux qu’on se taise, quand on cesse de ressentir. Et comprenez bien que je n’incrimine pas le manque d’originalité pour le manque d’originalité. Je dis seulement que je ne fais pas état des moments nuls de ma vie, que de la part de tout homme il peut être indigne de cristalliser ceux qui paraissent tels. Cette description de chambre, permettez-‐moi de la passer, avec beaucoup d’autres.
Histoire des Arts: lecture d’images La Ville de Paris, Robert Delaunay
La Tour Eiffel, Robert Delaunay
Passage de l’Opéra, Conroy Maddox, 1912