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1 France Chine Asie Éducation 亚教 Un pont entre deux rives. 连接两岸的桥 Pour la promotion de la coopération éducative et culturelle entre France, Monde chinois et Monde Asie-Pacifique. N°29 - Lettre d’information N°32 Numéro spécial « Huit siècles de visiteurs occidentaux en Chine » par Jean-Paul DELBOS 24 Mai 2018 L’Association France Chine Éducation (F.C.E.) a été créée le 29 septembre 2007, au Lycée Victor-Duruy à Paris. Le 9 mars 2012 elle est devenue France Chine Asie Education (F.C.A.E.) Siège social : Cité scolaire Janson-de -Sailly, 106, rue de la Pompe, 75016 Paris Gsm: 06 2760 2506 - Courriel : [email protected] Association Loi 1901 déclarée le 1er octobre 2007 à Paris Siren 504 769 795 - Siret 504 769 795 00023 * RNA W751183195 Agréée par le Ministère de l’Education nationale par l’arrêté du 21 juillet 2011 EDITORIAL : Chères collègues, Chers collègues, Nous avons l’honneur et le très grand plaisir de vous présenter en Numéro spécial une étude originale signée de Jean-Paul DELBOS . Nous le remercions très vivement pour ce travail remarquable qui ne peut qu’aider les Chefs d’établissements scolaires, tout particulièrement dans la promotion de l’enseignement du chinois, objectif essentiel de FCAE, langue de la 2 ème puissance économique mondiale, en leur apportant des informations très importantes sur la connaissance que l’Occident a de l’Extrême-Orient, de la Chine en particulier qui a joué un rôle analogue à celui de Rome dans le monde occidental. J-P LORENZATI *********************************** HUIT siècles en CHINE par 30 VISITEURS OCCIDENTAUX de Jean-Paul DELBOS Directeur honoraire auprès de la Commission européenne, diplômé de l’INALCO -chinois.

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France Chine Asie Éducation

法 中 亚教 育 友 好 协 会

Un pont entre deux rives. 连接两岸的桥 Pour la promotion de la coopération éducative

et culturelle entre France, Monde chinois et Monde Asie-Pacifique. N°29 -

Lettre d’information N°32 Numéro spécial « Huit siècles de visiteurs occidentaux en

Chine » par Jean-Paul DELBOS 24 Mai 2018

L’Association France Chine Éducation (F.C.E.) a été créée

le 29 septembre 2007, au Lycée Victor-Duruy à Paris.

Le 9 mars 2012 elle est devenue France Chine Asie Education (F.C.A.E.) Siège social : Cité scolaire Janson-de -Sailly, 106, rue de la Pompe, 75016 Paris

Gsm: 06 2760 2506 - Courriel : [email protected] Association Loi 1901 déclarée le 1er octobre 2007 à Paris –

Siren 504 769 795 - Siret 504 769 795 00023 * RNA W751183195

Agréée par le Ministère de l’Education nationale par l’arrêté du 21 juillet 2011

EDITORIAL :

Chères collègues, Chers collègues,

Nous avons l’honneur et le très grand plaisir de vous présenter en Numéro

spécial une étude originale signée de Jean-Paul DELBOS . Nous le

remercions très vivement pour ce travail remarquable qui ne peut qu’aider

les Chefs d’établissements scolaires, tout particulièrement dans la

promotion de l’enseignement du chinois, objectif essentiel de FCAE, langue de la 2ème

puissance économique mondiale, en leur apportant des informations très importantes sur

la connaissance que l’Occident a de l’Extrême-Orient, de la Chine en particulier qui a

joué un rôle analogue à celui de Rome dans le monde occidental. J-P LORENZATI

***********************************

HUIT siècles en CHINE par 30 VISITEURS OCCIDENTAUX

de Jean-Paul DELBOS Directeur honoraire auprès de la Commission

européenne, diplômé de l’INALCO -chinois.

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Pourquoi essayer de comprendre et faire comprendre la Chine à travers les souvenirs et

les commentaires de « visiteurs-voyageurs occidentaux » ? Parce qu’à côté de la « voie

royale » que constituent les études des spécialistes et des experts, il existe d’autres

approches. Celle, par exemple, formulée par le poète : « Va devant toi et si ce monde que tu

cherches n’existe pas il jaillira tout exprès de l’onde pour justifier ton audace » (Schiller). J’ai retenu le message et je suis parti chercher ce monde de l’imprévu. D’abord un

voyage, puis des voyages que j’ai organisés pour d’autres dans ma jeunesse, enfin plus tard

l’expatriation au service de la construction européenne, plus spécialement au service

linguistique où la traduction m’a appris l’art non seulement de faire partager des idées mais

aussi de faire mieux connaître des cultures. « Visiteur » insatiable, j’ai ensuite convaincu

amis et collègues de partir eux aussi et j’ai choisi de leur faire découvrir… la Chine. Je

voulais en faisant ce choix élargir encore l’horizon des Européens et sortir des perspectives

eurocentrés. Trois voyages que j’ai complétés par l’étude de la langue chinoise pour ne pas

« éprouver ce sentiment de frustration dû à l’impossibilité de communiquer avec les

gens… » (Simon Leys) , tant il vrai que la Chine s’impose de plus en plus dans notre

géopolitique.

A mesure que je pénétrais dans le monde promis par Schiller, je vérifiais le rôle

irremplaçable du compte-rendu de voyage dans la compréhension mutuelle. Ainsi, avec le

temps, ma conviction s’est trouvée renforcée par les récits des expériences vécues par les

Occidentaux dans la lointaine Chine. J’ai pris conscience de l’importance des témoignages

écrits, en tant que supports durables d’expériences vécues loin de chez soi, dans un pays que

l’on a appris à connaître et à aimer.

C’est pourquoi j’ai choisi des « visiteurs-voyageurs » passionnés de Chine, passionnés

aussi par la vie quand elle a un goût d’aventure. J’ai aimé leurs livres qui ont embelli mon

existence. La centaine de pages que j’ai consacrées aux événements, aux rencontres et aux

commentaires rapportés dans ces livres expriment ma reconnaissance aux 30 « visiteurs »

que j’ai fréquentés. Par-delà les siècles, les mers et les montagnes, nous sommes donc

devenus de vrais amis et non des correspondants à commande électronique !

« Aujourd’hui on fait commerce du nom d’ami ; il est devenu comparable à une

marchandise. Comme cela et regrettable ». (Matteo Ricci, Traité de l’amitié, al. 35 -

1595 -)

Jean-Paul Delbos, Directeur honoraire auprès de la Commission européenne, diplômé

de l’INALCO -chinois-

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« L’Orient est l’Orient et l’Occident est l’Occident, et les deux ne

se rencontreront jamais... la différence disparaît lorsque deux

hommes forts se trouvent face à face après être venus

des extrémités de la terre. »(Rudyard Kipling, 1865-1936)

ORIENT EUROPE-CHINE

OCCIDENT

« VISITEURS OCCIDENTAUX

EN CHINE » Par Jean-Paul DELBOS

2016/2017 [revu et complété en 2018]

"ATTENTION : DOCUMENT NON PUBLIE. LA PRESENTE EDITION LANCEE A L’INITIATIVE DE FCAE EST

LA SEULE AUTORISEE PAR L’AUTEUR »

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SOMMAIRE

AVANT-PROPOS ORIENT- OCCIDENT :

EUROPE – CHINE p. 5

I. INTRODUCTION

« Comment mieux nous comprendre ! » p. 8 II. LES VISITEURS EN CHINE

- Qu’allaient-ils chercher là-bas ? p. 9

- Les 5 groupes de visiteurs p. 11 (Noms et dates)

III. LES « VISITEURS en Chine » et

leurs témoignages écrits

groupe 1 – p. 11

groupe 2 – p. 34

groupe 3 – p. 50

groupe 4 – p. 74

groupe 5 – p. 87

IV. EN GUISE de CONCLUSION

Quelques réflexions p. 92

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AVANT-PROPOS

« POINT DE DÉPART »

Orient-Occident/Europe-Chine …

Existe-t-il entre ces deux géants de la civilisation une

relation politique, culturelle, religieuse, établie de longue

date et entretenue régulièrement par les rois et les princes

de ces deux mondes, qui ont modelé plus que tout autre

l’Histoire universelle ?

En réalité, c’est l’absence quasi totale qui frappe lorsque dans le déroulement

des événements d’Occident à travers les siècles, on cherche quelle ont pu être

la place et le rôle de l’Extrême-Orient chinois. Pendant longtemps la Chine n’a

pas existé, n’existait pas, dans notre univers. Notre horizon était délimité par

« Mare Nostrum » notre Méditerranée et par notre propre Occident,

l’Amérique, tandis que la Chine, « Le Céleste Empire », était, de son point de

vue, le « milieu » du seul monde existant ; « Il était la civilisation » (Arnold

Toynbee).

Mais une première impulsion est donnée quand l’Occident-Europe se met à

utiliser l’avantage de sa position géographique privilégiée avec la mer pour

frontière, alors que la Chine se construit derrière une « Grande Muraille ».

Appel du large contre isolement, d’où une ambition d’aller au-delà pour les uns

tandis que pour les autres, « de l’autre côté du mur, ce sont les « Barbares », le

repoussoir ». Le monde chinois était préoccupé par sa sécurité, l’Occident, lui,

a éprouvé l’envie, mêlée d’ambition, « d’aller voir » qui étaient ces peuples

d’Extrême-Orient et quelle était leur organisation. C’est ainsi que les peuples

d’Occident ont commencé à s’affirmer comme peuples curieux et en

mouvement.

La volonté « d’aller voir » s’est trouvée renforcée par une deuxième évolution

tout aussi puissante qui touche à la raison de vivre, à la conception de la vie.

Les philosophies de l’Asie extrême-orientale ont été fondées sur un ensemble

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de règles à vocation universelle, conçues pour régir l’ordre social et le

comportement des individus, c’est le confucianisme. L’une de ces règles,

devenue l’un des principes les plus fondamentaux de la philosophie chinoise,

s’énonce ainsi d’après Mencius : « aimer les gens et prendre grand soin des

choses » 仁 民 爱 物. L’ensemble de ces règles forme une « culture

primordiale » provenant de tout un patrimoine dans lequel le confucianisme

occupe une place centrale. La métaphysique à la base de ces codes renvoyait à

« l’origine de l’origine », « le Dao, origine absolue, La voie, la réalité ultime,

dans son tout, son principe et son origine ». C’est du Dao que dérive le souffle

originel, « qi » (souffle et énergies), principe de la vie. Le « qi », à la fois esprit

et matière, influx ou énergie vitale, force non dirigée, non canalisée par

l’intelligence, anime l’univers entier et assure la cohérence organique de

l’ordre des vivants à tous les niveaux … Et il n’y a dans l’univers qu’un seul et

unique souffle qui constitue toute réalité visible ou invisible. La vie humaine

est un rassemblement de souffles entre lesquels l’homme doit s’efforcer de

faire régner l’harmonie… Mais ce Dao de l’univers n’est l’instigateur d’aucun

« commandement ».

Sur l’autre versant, les Occidentaux ont assimilé dès le début de notre ère les

valeurs chrétiennes nées dans leur monde méditerranéen. Ils en ont été les

premiers héritiers et ils les ont incarnées jusqu’à devenir la référence sous le

titre fusionnel d ’ « Occident chrétien ». Or ces valeurs sont caractérisées

notamment par l’amour du prochain, l’ouverture aux autres, la conviction que

la parole d’évangile est parole de vérité, la seule qui garantisse le salut de tous

les hommes ; d’où l’obligation pour les chrétiens de ne laisser personne à

l’écart, dans l’ignorance. C’est donc animés par leur foi en ce message que des

militants occidentaux-européens se sont lancés sur les routes et les voies

maritimes, y compris vers l’Asie extrême-orientale pour instruire des peuples

qui « ne pensaient pas comme eux » et qui, eux aussi, avaient des doctrines à

prétention universelle … Ils ont pris le risque de provoquer un affrontement

(qui s’est produit car l’une comme l’autre de ces doctrines paraissaient

indissociables de leur cadre géographique et de leur contexte historique).

Ensuite, dans la même volonté de porter hors de leurs frontières les pratiques

commerciales qu’ils avaient élaborées pour réglementer leurs échanges

intérieurs, les Occidentaux sont partis principalement par mer pour diffuser et

faire adopter leur système à l’échelon international – c’est la 3ème évolution -

Quand le commerce est devenu le moteur du développement, c’est une

technique profane qui a été érigée en théorie du progrès et du développement.

L’Europe s’est alors agitée. En effet la notion de bien-être venait de prendre de

plus en plus d’importance du fait qu’elle apportait des satisfactions immédiates

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qui concurrençaient la quête vertueuse d’un bonheur supérieur et absolu

promis pour une autre vie. Sur ce chapitre de la satisfaction facile des envies,

les voyageurs en Chine pouvaient compter recueillir un écho favorable chez les

Chinois qui révèleront aussitôt leur pragmatisme sans état d’âme, ce qui a ravi

les négociants européens.

Enfin sur le plan des sciences et des techniques, les approches n’avaient pas

non plus beaucoup de rapports entre elles. Or, c’est sur ce terrain que s’est

produit encore une évolution, la quatrième. Les sujets scientifiques n’étaient

certes pas étrangers à la pensée chinoise, même si ce sont ses inventions

techniques qui ont été les plus marquantes (cf. ZHENG Lunian, p. 83). Mais

l’Occident avait pris une certaine avance sur les inventeurs de la poudre, du

papier, de la boussole, de l’imprimerie, de la soie, du cerf-volant et du papier-

monnaie. Son savoir et ses théories se sont largement diffusés dans son langage

à base de raisonnement et de déductions tirées de l’expérience. Pendant ce

temps la méthode chinoise reposait toujours sur la divination, l’analogie, le

respect des lois de la nature et l’observation des astres. Le raisonnement

scientifique occidental s’est donc heurté aux rythmes immuables chinois

sacralisés. Il a fallu que les « voyageurs scientifiques » fassent preuve des

mêmes qualités qui avaient permis aux religieux, aux diplomates, aux

négociants de réussir dans leurs domaines. Les progrès rapides et les bons

résultats que l’on constate aujourd’hui en Chine dans les secteurs techniques et

scientifiques nous permettent de dire qu’ils ont réussi.

L’évolution que je viens de retracer à grands traits ne doit pas être assimilée à

un constat du retard et du blocage de la Chine face à l’inventivité et au

dynamisme de l’Occident européen qui seraient la marque de sa supériorité

indéniable. Elle sert seulement à situer et à valider le panorama général des

approches que j’ai choisies. J’ai voulu présenter des pionniers européens

curieux, entreprenants partis si loin avec à l’esprit beaucoup de questions.

Leur audace a été récompensée, tout un monde s’est ouvert, source de savoirs :

une richesse comme nous le reconnaîtrons plus tard. La Chine n’est plus grâce

à eux « terra incognita » !

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I. INTRODUCTION Comment mieux nous comprendre ?

Revenons sur le parcours des

VISITEURS en CHINE

Depuis que je fréquente les Chinois, ils sont dans ma tête et dans mon cœur au

point de s’être ancrés dans ma vie sous la forme d’un cercle d’amis qui n’a cessé

de s’élargir.

Aujourd’hui je peux dire que ce cercle a de solides fondements. Les premiers

Chinois avec lesquels j’ai compris que des liens pouvaient s’établir étaient des

intellectuels attirés ou passionnés par la culture française. Ils avaient des attaches

régionales et des professions différentes mais, ils partageaient le même souhait

d’instaurer un échange avec un Européen. Ce souhait étant partagé, je me suis

efforcé de faciliter nos contacts réels et virtuels pour que « notre cercle » soit

vivant et durable ; nous avons réussi ! J’ai mesuré très tôt l’importance de ce

rapport humain et intellectuel particulier qui m’a placé dans une situation très

favorable pour mieux comprendre les Chinois et la Chine. Je recueillais des

impressions et des appréciations personnelles de mes contemporains chinois,

fragments de Chine vivants, qui allaient compléter, corroborer -ou contredire- les

jugements lus dans les livres et les journaux.

Au fil des années, j’ai élargi mon champ d’expérience à l’occasion de mes

nombreux voyages, d’où j’ai rapporté d’autres « fragments de Chine vivants ».

Mais pour enrichir mon expérience toujours limitée, il me restait encore une mine

à exploiter et non des moindres : les documents écrits.

J’ai donc décidé d’appeler à l’aide le plus grand nombre possible de témoins

(« visiteurs en Chine »), tous observateurs attentifs qui ont « essayé de

comprendre ». Je vais donner les réponses de chacun qui ne seront pas unanimes,

mais qui seront éclairantes. Aucun n’est resté sur le pas de sa porte ou « accoudé

à sa fenêtre ». Tous sont partis scruter l’horizon de plus près et ils ont découvert

que la Chine est et a été une donnée géopolitique majeure, le deuxième « pôle de

l’expérience humaine » avec l’Europe (d’après Malraux). C’est une réalité

massive qui fait que le pays apparaît comme un monde riche et complexe à la

fois, un monde « étrange » qui peut se révéler source de perplexité et

d’incompréhension. La dimension géographique, les milieux naturels les plus

opposés, les peuplements sans origine commune, la langue (mais aussi « les »

langues si l’on considère la multitude de dialectes encore en usage à l’heure actuelle),

l’histoire plusieurs fois millénaire, les usages anciens et toujours en vigueur sont

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des obstacles de taille qui peuvent décourager les bonnes volontés et donner le

sentiment que la Chine est le seul pays à offrir pareille résistance à l’analyse.

Mes « visiteurs en Chine » se sont donc trouvés face à un obstacle sérieux fait de

clichés et de préjugés qui ont la vie dure ! « Mais il importe quand même d’en

prendre la mesure… » (Simon LEYS dans La forêt en feu) … Pour contourner

l’obstacle, les visiteurs étaient prêts à s’aventurer au-delà de l’horizon de

l’ignorance, à voir le monde sans les lunettes qu’ils portaient chez eux, mais avec

d’autres qui laissent voir des images auxquelles ils n’étaient pas habitués et que

certains qualifient d’étranges. Ils ont dû se forger l’ouverture d’esprit qui

convient pour aborder la Chine comme un pays où l’on pense et où l’on se

comporte « autrement » … c’est-à-dire voir la Chine telle qu’elle est et non telle

qu’ils l’auraient « souhaitée » ou l’avaient « imaginée », afin d’obtenir la

réciprocité signifiant que la Chine veuille, elle aussi, nous accepter tels que nous

sommes. La réciprocité n’est pas un droit, elle dépend entièrement du bon-

vouloir des partenaires, sauf en politique où elle se négocie. En ce qui concerne

mes « Visiteurs en Chine », ce que tous cherchaient avant tout c’était

précisément de sortir d’un état d’ignorance qu’ils considéraient comme une

injure à la pensée chinoise.

Quand j’ai découvert leur existence – parfois par hasard – et lu leurs œuvres, leur

rencontre m’a laissé le souvenir de « témoins » fiables de moments intenses de la

vie chinoise et d’hommes passionnés par la Chine en tant que telle mais, aussi

passionnés par la vie quand elle a un goût d’aventure. J’ai aimé leur compagnie

avec laquelle il m’est agréable de renouer ici.

Ils me rappelleront qui ils sont et comment ils ont compris les Chinois !

II.- Les VISITEURS en CHINE à travers les siècles

►► Qu’allaient-ils chercher là-bas ?

Les visiteurs occidentaux en Chine ont été nombreux à toutes les époques, surtout à partir du

13ème siècle. J’ai toujours été attiré par leurs comptes-rendus et leurs souvenirs de voyage, si

bien qu’en faisant l’inventaire de l’étagère chinoise de ma bibliothèque j’ai constaté que je

disposais d’une abondante documentation, suffisante pour illustrer mon sujet : recenser les

opinions des voyageurs sur le pays à des périodes différentes. La monographie que je vais

rédiger me permettra donc de donner la parole à des témoins représentant des tranches

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d’histoire variées qui devraient donner une succession originale de séquences prévisibles ou

inattendues et faire apparaître des similitudes ou des différences entre elles.

Pour la commodité et l’intérêt de la lecture, j’ai classé mes « visiteurs » par famille en

fonction du mobile et des objectifs communs aux membres de chaque groupe. Je n’ai

d’abord retenu que trois critères essentiels : l’engagement religieux, la fonction

d’ambassadeur, l’ouverture au monde ; dans les trois cas une qualité supplémentaire m’est

apparue comme très importante : comprendre et parler le chinois. C’est selon ces critères que

j’ai réparti les visiteurs occidentaux en Chine en trois groupes. Mais en approfondissant

l’analyse, il m’est apparu que cette classification, trop stricte, laissait de côté un autre

ensemble de voyageurs, parfaitement représentatif, celui des voyageurs tout à fait religieux

(missionnaires) et aussi tout à fait ambassadeurs. J’ai donc ajouté ce quatrième groupe,

d’éléments nombreux mais peu connus, car il a souffert d’une pénombre projetée sur lui par

des personnalités prestigieuses universellement connues comme Matteo RICCI et Marco

POLO.

En fait, ce sont deux récits, deux témoignages qui m’ont révélé l’originalité de cette

approche, sa signification et son rôle majeur quand l’Occident se définissait comme un

« Saint-Empire » (romain-germanique). Les chroniqueurs de circonstance étaient des

hommes d’Eglise animés par leur foi catholique inébranlable et conquérante, et chargés

d’une mission diplomatique de la plus haute importance confiée par le Roi et par le Pape en

vue « d’instaurer la paix » avec l’autre Empire, celui d’Extrême-Orient. Si leur nom est peu

connu, voire inconnu, leur œuvre aurait mérité d’être largement diffusée. L’un de ces

témoins, un Frère franciscain, est même un des plus anciens Européens envoyés chez les

Mongols ; le second est l’héritier direct de Matteo RICCI, jésuite comme lui, découvrant

Pékin 30 ans seulement après la mort de son illustre confrère. Ce qui confirme le rôle

d’ambassadeurs joué par les deux religieux, c’est que, l’un comme l’autre, ils ont raconté à

leur retour ce qu’ils avaient découvert, c’est-à-dire rien moins que « l’autre moitié du

monde » qui vivait sans Jésus ni Aristote et qu’aujourd’hui encore nous continuons de

chercher à comprendre. Il s’agit de Guillaume de RUBROUCK et de Gabriel de

MAGALHAES. Le premier a vécu l’installation de la dynastie des YUAN (1260-1368), le

second la fin de celle des MING (1644) et la mise place de celle des QING (1644-1911). Ce

sont au total près de 800 années d’histoire très mouvementées à l’Est comme à l’Ouest. Tous

mes témoins ainsi groupés s’inscrivent dans un panorama historique général qui va de

l’empire de Gengis Khan, au 13ème siècle, jusqu’à la République Populaire de Chine sacrée

deuxième puissance économique mondiale en ce début de 21ème siècle… car j’ai ajouté un

cinquième et dernier groupe, celui des contemporains, « les nouveaux sinologues ».

Tous ces « visiteurs en Chine » sont non seulement de valeureux pionniers, mais aussi et

surtout des « lanceurs de passerelles » qui ont permis et permettent d’enjamber l’ignorance,

la peur, la méfiance, l’hostilité …

C’est un plaisir pour moi de remettre dans l’actualité tous ces ouvrages et leurs auteurs venus

de différents horizons et appartenant à diverses nationalités (belge, française, allemande,

suisse, écossaise, chinoise, américaine, portugaise, autrichienne) tous ayant effectué un

séjour long et très long même, en Chine – c’était un critère absolu. J’ai voulu aussi à cette

occasion éviter que mes souvenirs ne soient recouverts par les nuages de brume que les

années dispersent sur les mémoires les plus fidèles et que mes rangées de livres ne

deviennent des volumes sans âme dont le titre ne parvient plus à faire surgir leur contenu.

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►► Présentation des 5 groupes « thématiques »

de « Visiteurs en Chine ».

Par ordre chronologique d’après la date de leur envoi en Chine

- Les « tout à fait religieux (missionnaires) et aussi tout à fait ambassadeurs » à la

découverte de « l’autre empire » : Jean de PLANCARPIN (1185-1252) ; André de

LONGJUMEAU (1200-1271) ; Guillaume de RUBROUCK (1215 ? - 1295 ?) ; Jean de

MONTECORVINO (1247-1328 ?) ; Gabriel de MAGALHES (1609-1677).

- Les « religieux » ; un face à face entre deux conceptions universalistes : Matteo RICCI

(1552-1610) ; Evariste HUC, (1813-1860) ; Arthur SMITH, (1845-1932) ; Richard

WILHELM (1873-1930), Jean LEFEUVRE (1922 – 2010).

- Les « ambassadeurs » ; période des affrontements entre gouvernements : Marco POLO

(1254-1324) ; Jules LEURQUIN (1885-1945) ; William MARTIN (1888-1934) ; John

THOMSON (1837-1921) ; Albert LONDRES (1884-1932) ; et « l’inclassable » Victor

SEGALEN (1878-1919).

- Les témoins et acteurs « de la mondialisation » : Simon LEYS (1935-2014) ; Christine

CAYOL (1965 - ) ; Elisabeth MARTENS (1958 - ) ; ZHENG Lunian (1946 - ) ;

Léopold LEEB (1967 - ).

- Les sinologues de terrain, « les nouveaux sinologues », entrés en sinologie comme en

religion, découvrent un « modèle chinois » enseigné non seulement dans les instituts,

mais aussi dans les campagnes. Ils ont été les témoins, observateurs et souvent

engagés, d’une Chine en effervescence. J’ai aimé chez eux leur connaissance du terrain

et leur lucidité : seule riposte convaincante aux maoïstes « radicaux ».

III. Les « VISITEURS EN CHINE »

et leurs témoignages écrits.

1. - Le temps des « tout à fait religieux (missionnaires) » et

aussi « tout à fait ambassadeurs ».

Il est vrai que pendant longtemps il n’y eut d’ambassadeurs que « religieux », les seuls à

pouvoir se placer, par vocation, dans une perspective internationale et universelle, tout en

restant imprégnés de la culture de leur pays. Cette position leur a valu d’ailleurs bien souvent

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d’être taxés en Occident par ignorance ou par malveillance d’agents voire de complices des

pouvoirs politiques. En Asie extrême-orientale, ils ont été acceptés comme religieux et

traités, au départ, comme des vassaux venant faire allégeance au « Fils du Ciel », ce qui a

provoqué des malentendus et des crispations (jusqu’à la crise). Quant aux missionnaires-

pionniers, s’ils n’ont pas transformé (« converti ») le peuple chinois, ils ont néanmoins

relevé un défi humain hors du commun ; ils ont parcouru pendant des mois, en caravane, à

pied et le plus souvent à cheval, des milliers de kilomètres pour aller remplir une mission

officielle auprès du puissant chef d’un continent quasi mythique qui passait pour le « pays

des démons ».

Se sont ainsi succédé des messagers représentant les autorités religieuses et politiques (Pape

et Roi) de l’Occident, tous porteurs de lettres pacifiques. Presque exclusivement franciscains

jusqu’au XVIème siècle, ils allaient devenir les seuls correspondants en Occident de

« l’empereur de toutes les terres sous le ciel »

Ce groupe comprend – En ordre chronologique d’après la date de leur envoi

en Chine-

[Liste établie à partir de l’historique dressé par Mgr FAVIER dans son livre-monument « Pékin » édité en 1 8 9 6 d a n s u n c o f f r e t d e t y p e a r t i s a n a l c h i n o i s , à t i r a g e l i m i t é ]

- Jean de PLANCARPIN (1185 -1252) Franciscain italien, né à Pian del Carpine

(Magione - Ombrie) envoyé par le pape Innocent IV, en 1245, accompagné d’Etienne

de Bohème et de Benoît de Pologne, auprès de GÜYÜK, Grand Khan des Mongols de

1246 à 1248 ; Güyük (定 宗 -DINGZONG) était le petit-fils du « terrible conquérant »

GENGIS KHAN « le Khan des forts » (太 祖 -TAIZU). Jean de PLANCARPIN passe

pour avoir été le premier à s’engager sur la route de Caracoroum, la capitale des

successeurs de Gengis Khan le héros mongol. Il est reçu par GÜYÜK intronisé

« GRAND KHAN » en 1246 en présence du religieux italien. Jean rentre en 1247 à

Lyon, où s’est retiré le pape à qui il remet la lettre-réponse du GRAND KHAN qui

contenait ce passage : « Vous voulez avoir la paix avec nous. Eh bien, Vous Papes,

vous tous empereurs, princes… ne tardez pas à vous rendre auprès de moi pour en

définir les conditions… A propos du massacre des chrétiens… ces peuples n’avaient

pas obéi à la volonté de Dieu et de Gengis Khan. Ils avaient massacré nos envoyés ;

c’est pourquoi Dieu nous a ordonné de les détruire… Vous, habitants de l’Occident,

vous adorez Dieu… Nous aussi, nous adorons Dieu et c’est avec son secours que nous

ravagerons toute la terre, depuis l’Orient jusqu’à l’Occident… » Voir plus loin (p. 14)

une présentation détaillée de cette « ambassade. »

- André de LONGJUMEAU, (1200-1271), dominicain, conduit en 1249 une délégation

voulue par Saint-Louis, Roi de France. Mais c’est un échec. Il ne sera pas reçu par le

GRAND KHAN dans sa capitale Caracoroum (« sable noir ») fondée par le 3ème fils et

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successeur de Gengis Khan, ÖGÖDAI KHAN (太 宗- Taizong) Grand Khan des

Mongols de 1229 à 1241.

- Guillaume de RUBROUCK (1215 ? – 1295 ?) Franciscain a été envoyé le 1er juin

1253 accompagné notamment par Barthélémy de Crémone franciscain italien lui aussi

par le Roi de France, le futur SAINT-LOUIS, auprès du GRAND KHAN MANGOU

(MÖNKE) un des petits-fils de Gengis Khan qui régna de 1251 à sa mort en 1259 sous

le nom dynastique de XIANZONG ; à sa mort c’est son frère KUBILAÏ – 世 祖 –

SHIZU - (années de règne : 1260/1294) qui fut élu par l’assemblée des princes

mongols et c’est lui qui fonda la dynastie mongole des YUAN, la première non-

chinoise « non - han ». Marco POLO raconte dans « Le Devisement du monde » ses

rencontres et sa collaboration avec KUBILAÏ. La personnalité et le témoignage de

Guillaume ressortent comme des éléments marquants. Ils font l’objet d’un plus long

développement : voir plus loin, p. 20.

- Jean de MONTECORVINO (1247-1328), né dans la commune de Montetecorvino

Rovella / province de Salerne en Campanie. Franciscain italien, envoyé en 1289

comme légat du Saint-Siège auprès de l’Empereur mongol KUBILAI KHAN 忽 必 烈,

avec deux compagnons, le dominicain Nicolas de Pistoia – qui mourut avant d’arriver

en Chine - et le marchand Pierre de LUCALONGO. A la différence de ses

prédécesseurs il emprunte la route de l’Inde ; il y séjourne treize mois avant de

s’embarquer pour la Chine où il parvient à Quanzhou, port du Fujian en 1294, l’année

même de la mort de l’empereur KUBILAI KHAN. Du sud, il gagne Cambaluc (Pékin),

nouvelle capitale impériale de la dynastie mongole depuis 1260, où il construit une

première église en 1299, puis une deuxième en 1305 en face du palais impérial et à

propos de laquelle il écrit dans une lettre de janvier 1305 : « Ayant présenté à

l’empereur lui-même les lettres du Seigneur pape, je l’engageai à embrasser la foi

catholique. Bien que l’empereur lui-même soit extrêmement attaché à l’idolâtrie, il

n’en prodigue pas moins ses faveurs aux chrétiens. J’ai bâti une église à CAMBALUC,

« la ville du Khan » … elle a un clocher où j’ai fait mettre trois cloches. » A ce titre, il

peut être considéré comme le fondateur de la mission catholique de Chine. En 1307, le

pape CLEMENT V le nomme archevêque de Pékin. Il meurt en 1328 après 34 ans de

présence en Chine comme prêtre, missionnaire et diplomate. Quarante ans plus tard, les

relations entre l’Empire et le Saint- Siège sont rompues ; la dynastie YUAN est

renversée, la nouvelle dynastie « MING » proscrit le christianisme ainsi que toutes les

doctrines étrangères introduites ou favorisées par les Mongols.

- Gabriel de MAGALHAES - An Wensi – 安 文 思 - (1609-1677), Jésuite portugais, né

à Pedrogao – Coimbra, est considéré aussi comme écrivain, à l’égal de Guillaume de

RUBROUCK et de Jean de PLANCARPIN. Envoyé en Chine en 1640 sous le règne de

l’empereur CHONGZHEN, le dernier des Ming, il a laissé en effet un témoignage

important qui fait date, « Nouvelle Relation de la Chine » et qui est comparable au

« Voyage dans l’empire mongol » de Guillaume de RUBROUCK. Gabriel de

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MAGALHAES, lui aussi peu connu, mérite un long développement (cf. plus loin p.

24).

昨 天 昨 天 昨天 昨 天 昨 天 昨 天 昨天 昨 天

Jean de PLANCARPIN Franciscain italien

(1190 (par déduction) - 1252)

(D’après les « Textes présentés et traduits » de Thomas Tanase « Jean de Plancarpin -

Dans l’Empire mongol » - rééd. Anacharsis 2018 - )

Jean de PLANCARPIN est le premier sur ma liste des « Visiteurs en Chine ». Souvent il est

cité aussi comme l’un des premiers, sinon le premier des visiteurs occidentaux en Chine. Il

est également considéré par les historiens comme l’un des meilleurs chroniqueurs de la

Mongolie ancienne. Son « Histoire des Mongols » - récit des événements qu’il a vécus sur

place – provoque, en plein Moyen Âge, la « rencontre des mondes les plus périphériques du

continent eurasiatique, les Mongols et l’Europe »

Son biographe - et critique de son œuvre - Thomas TANASE, résume cependant en quelques

phrases ce qu’il retient de la rencontre du Grand Khan et du Franciscain : « cette rencontre

peut se résumer en quelques lignes », tant l’événement est « simple et spectaculaire ». Il est

vrai que Jean de PLANCARPIN n’est resté chez les Mongols que de février à novembre

1246, mais Thomas TANASE ajoute « voilà qu’un compagnon de Saint-François réussit tout

à coup à traverser l’Eurasie, affrontant … le manque de nourriture, des orages diluviaux,

l’hiver le plus rigoureux, et à arriver dans le monde inconnu des nomades de la steppe qu’il a

été capable de comprendre et de décrire dans un rapport que les historiens contemporains

utilisent aujourd’hui comme l’une des meilleures sources sur les Mongols. » Telle est bien en

effet l’aventure extraordinaire de ce Frère dont le « rapport de mission » n’a été imprimé

qu’en 1598, puis traduit du latin en français en 1634 seulement et intitulé pour la postérité

« Dans l’Empire mongol ».

Jean de PLANCARPIN (Giovanni da Pian del Carpine), Franciscain italien est né vers 1190

(par déduction) dans la province de Pérouse – Ombrie - à Pian del Carpine, commune de

Magione (14 800 hab. en 2018). Il se rallie à François d’Assise du vivant du Saint (Assise est

située à environ 60 km de Magione). Dans sa jeunesse, Jean se porte volontaire pour la

mission en terre allemande considérée comme « plus effrayante que la mission en terre

mongole » selon son premier biographe Jourdain de Giano … mais il finit par partir en 1219

vers l’Egypte.

[C’est en 1219 également -en juin- que Saint-François s’embarqua pour l’Egypte où il

rejoignit le camp des croisés à Damiette. C’était la cinquième croisade. En août, les deux

armées des croisés et des sarrasins s’affrontèrent. Saint François décida alors de se rendre

au camp du sultan MALIK-AL-KAMIL pour parler de paix. Jean de PLANCARPIN en

recueillit probablement les échos, il en resta certainement marqué] Toutefois, en 1221, une

deuxième mission en Allemagne fut organisée par les Franciscains. Jean fut au nombre des

partants, ainsi que Thomas de Celano, futur biographe de Saint François. Cette mission

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allemande fut un tel succès que Jean fut mis à la tête de la province de Saxe en 1232. Dès

qu’il fut nommé, il prit l’initiative d’envoyer des frères franciscains vers la Bohème, la

Hongrie, les régions polonaises. C’est grâce au soutien des princes de ces régions que plus

tard la mission lointaine de Jean de PLANCARPIN put si bien réussir : à Wroclaw le

Franciscain s’adjoignit le frère Benoît dont la tâche devait consister à intervenir comme

intermédiaire avec les Mongols ; c’est à Cracovie que Jean rassembla les conseils nécessaires

pour arriver chez le Grand Khan. C’est ensuite, précisément parce qu’il connaissait bien

l’Europe centrale et ses souverains, que Jean de PLANCARPIN fut choisi pour conduire la

première mission pontificale chez les Mongols.

Dès le départ, la mission fut un travail de renseignement dans lequel le Franciscain se

comporta en diplomate, avec toutes les facettes du métier, plus qu’en missionnaire, au sens

strict du terme, qui aurait espéré convertir au christianisme le chef, roi pas encore empereur,

des Mongols.

Dernier élément important, la date de l’envoi de Jean de PLANCARPIN qui part de Lyon le

16 avril 1245, peu de jours avant l’ouverture du grand Concile de Lyon le 28 juin.

L’empereur FRÉDÉRIC II y fut excommunié tandis qu’un dispositif était mis en place avec

pour objectif de remplacer l’universalisme impérial par l’universalisme pontifical. La

mission Plancarpin devait en être la démonstration. Les lettres dont le « missionnaire-

diplomate » était porteur s’inscrivaient dans ce plan dont la réalisation se heurta à

l’incompatibilité de deux universalismes : la vision universaliste des Mongols sur eux-

mêmes et celle qui était formulée dans la doctrine missionnaire.

Les résultats de la mission furent considérés comme « mitigés » et pourtant l’arrivée de Jean

de PLANCARPN à la cour du Grand Khan GÜYÜK marque la véritable ouverture des

routes de l’Asie aux Occidentaux attendue depuis un siècle… Missionnaires, marchands,

aventuriers ne cessèrent de s’y engager tel Marco POLO, mais aussi le franciscain, Jean de

MONTECORVINO, Guillaume de RUBROUCK et d’autres.

La mission du père Jean s’est pourtant déroulée dans un laps de temps très court. Partie de la

Curie pontificale de Lyon le 16 avril 1245, peu de jours avant l’ouverture du grand concile

de Lyon, le 28 juin 1245, elle était composée au départ de trois frères franciscains : Jean,

Benoît de Pologne, et Ceslaus de Bohème, aussi appelé Stéphane ou encore Etienne, qui fut

obligé de quitter le groupe « parce que trop faible ». A Kiev, les trois religieux constituent

leur escorte faite de bagages, de provisions, de chevaux tartares et de guides locaux. Le 4

avril 1246, le groupe arrive chez BATU autorité locale aux ordres du Grand Khan, puis le 28

juin il entre en contact avec la première horde (campement) de GÜYÜK avant d’atteindre le

22 juillet le campement de GÜYÜK lui-même. La délégation rejoint alors le lieu prévu pour

l’intronisation de GÜYÜK comme Grand Khan – à laquelle Jean de PLANCARPIN assiste

le 24 août 1246.

Mais Jean de PLANCARPIN n’ira pas jusqu’à Caracorum, la « capitale » mongole : « nous

ne l’avons pas vue ; nous sommes arrivés à une demi-journée de marche de celle-ci… ».

C’est la première mention qui est faite de cette ville dans les sources occidentales (cf. plus

loin le récit de la mission de Guillaume de RUBROUCK). Enfin les lettres traduites du pape

INNOCENT IV sont remises au Grand Khan en octobre 1246. Le 11 novembre, ce dernier

remet au père Jean sa lettre destinée au Pape et le 13 novembre la mission franciscaine prend

le chemin du retour. En juin 1247 elle passe le dernier poste mongol et arrive à Kiev le 9 juin

1247 ; elle y fait halte du 9 juin au 15 novembre 1247. Enfin elle part pour Lyon afin de

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rendre compte de sa mission au pape INNOCENT IV et lui remettre la lettre de GÜYÜK

KHAN. Le pape le retient auprès de lui pendant trois mois, il l’envoie ensuite en tant que

légat auprès du roi de France Saint Louis, puis en dernier lieu il lui confère l’archevêché

d’Antiravi dans les Balkans (aujourd’hui la ville de Bar au Monténégro) où Jean mourut,

« déjà âgé », en 1252. « Dans les abbayes et les lieux imposants, il était considéré comme un

saint homme ».

APERÇU HISTORIQUE

(D’après Claude-Claire et René KAPPLER « Voyage dans l’empire mongol » éd. Imprimerie

nationale - 1997)

Dès 1236, les Mongols se lancent dans une opération de conquête sans précédent. Aucun des

royaumes voisins n’est épargné. Puis vient le tour de la Russie en 1238 avec le sac de

Moscou suivi du sac de Kiev en 1240. La Pologne et la Hongrie sont soumises en 1240-41.

En juillet 1241, les Mongols atteignent Neustadt près de Vienne. « Ils sont partout » écrit

l’historien. Ils « massacrent, sèment l’horreur. Ils font souffler un vent de panique… Ils

déferlent comme une vague, rien ne peut les arrêter… En trois ans, ils sont arrivés aux portes

de l’Allemagne et de l’Italie ». FRÉDÉRIC II, Empereur du Saint-Empire-Romain-

Germanique lance alors (enfin !) de toute urgence un appel solennel à l’unité de « ce qui

reste de l’Europe » après le désastre de la bataille de Wahlstadt en avril 1241. Mais les

historiens jugent qu’il avait « malheureusement peu de chance de se faire écouter… »

L’Europe ne doit alors son salut qu’à la mort inopinée le 11 décembre 1241 du Grand Khan

ÖGÖDAÏ (TAIZONG 太 宗), un des fils de GENGIS KHAN, qui était à la tête des armées

d’invasion mongole.

La riposte unitaire commence alors à s’organiser. Le pape INNOCENT IV saisit l’occasion,

mais un peu tardivement ; ce sont les conflits engendrés par les croisades qui retiennent toute

l’attention. INNOCENT IV décide néanmoins d’envoyer en mission en avril 1245 le

Franciscain Jean de PLANCARPIN auprès du nouveau Grand Khan GÜYÜK (DINGZONG

定 宗). Jean de PLANCARPIN assistera à son intronisation (cf. plus haut). A son retour, il

rédige « un rapport, en latin, qui est le premier témoignage d’une telle importance sur les

Mongols. »

La brève mission de Jean de PLANCARPIN servira de révélateur des intentions des deux

parties ; elle fut donc à caractère diplomatique. Le franciscain note : « si les chrétiens veulent

se sauver eux-mêmes, il faut que les rois, les princes… et leurs chefs de tous les pays se

groupent et envoient d’un commun accord des troupes pour les (les Mongols) combattre

avant qu’ils commencent à se répandre sur le monde ». Leur conquête du monde était de

droit divin. En réponse à la requête de soumission transmise par le pape INNOCENT IV au

Grand Khan GÜYÜK, celui-ci précise clairement : « Toi en personne, à la tête des rois, tous

ensemble, sans exception, venez nous offrir service et hommage. A ce moment-là nous

connaîtrons votre soumission. Et sinon… nous vous saurons nos ennemis… »

Les ambassades vont néanmoins se succéder… en dépit des difficultés qu’éprouvent les

Européens et les Mongols à s’entendre et à se comprendre. Ces difficultés céderont la place

bientôt à un type de contact fécond grâce à des hommes comme Guillaume de RUBROUCK

et au Grand KHAN MANGOU (MÖNGKE) qui parviendront à établir une véritable relation.

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►Choses vues, entendues et retenues par Jean de PLANCARPIN

« L’Histoire des Mongols que nous appelons Tartares » est un ouvrage historique à part

entière. C’est un recueil très structuré d’informations et d’observations ayant trait aux

aspects multiples d’un pays qui se définit d’abord par sa géographie et d’une société marquée

par de fortes traditions religieuses, coutumières et politiques. Sélectionner des extraits se

révèle particulièrement délicat et frustrant. La tâche est néanmoins facilitée par un

découpage en plusieurs chapitres homogènes. Je suivrai donc le plan en huit chapitres en

m’attardant sur les « bonnes et mauvaises » mœurs, sur les rites, les habitudes de la

population, en privé et en public. Les considérations politiques traitées sous l’angle de la

guerre et de l’armée sont l’expression des préoccupations diplomatiques de l’auteur ; elles

n’occupent que 30 pages sur les 230 que compte le livre, mais ce sont les aspects les plus

originaux et les plus révélateurs des méfiances, des rivalités et des oppositions entre

Mongols et Européens, c’est-à-dire, à l’époque, entre Orient et Occident. Pour résumer d’une

phrase : « l’Histoire des Mongols » n’est pas une belle chronique réussie, c’est un

témoignage d’une portée que ne laissent pas deviner les proportions modestes de ce

« rapport » fondé sur un an seulement d’observation sur place. Nous sommes devant une

œuvre de grande ampleur.

Extraits de l’« Histoire des Mongols » orig.1255 - éd. Hambis 1965.

CITATIONS

« Le pays des Tartares, sa situation, ses caractéristiques, son climat.

… Tous les Tartares, y compris l’empereur et les princes sont obligés de cuire leurs aliments

assis devant un feu de bouse et de crottin. Il n’y a que le centième du pays qui soit cultivable

et, même dans ce cas, tout dépend de l’irrigation, les ruisseaux ou les cours d’eau étant rares

et les fleuves encore plus rares… Et bien que ce pays soit infertile, il permet néanmoins de

pratiquer l’élevage de troupeaux… Les pluies sont fréquentes en été mais en quantité si

faible que parfois elles peuvent à peine mouiller la poussière… Ainsi que nous avons pu le

voir de nos propres yeux en le parcourant pendant plusieurs mois, il est d’une pauvreté au-

delà de tout ce que l’on pourrait raconter…

« Population, vêtements, habitations, biens matériels et mariages.

Leur apparence physique est nettement différente de celle de tous les autres hommes. La

distance entre les yeux et les pommettes est plus large chez eux… et leurs pommettes sont

elles-mêmes fortement proéminentes… ils sont en général assez maigres et ils sont tous de

petite taille… Chacun d’entre eux a autant d’épouses qu’il peut se le permettre : certains en

ont cent, d’autres cinquante… Ils peuvent en général s’unir même entre parents, sauf s’il

s’agit d’épouser leur mère… Les vêtements des hommes et des femmes ne diffèrent guère

entre eux… Les Tartares vivent dans des demeures de forme circulaire, montées comme des

tentes au moyen de piquets et de perches… D’autres ne peuvent être démontées et doivent

être transportées sur des chariots… Les Tartares les prennent avec eux, même à la guerre…

Ils ont une telle quantité de chevaux et de juments qu’on pourrait avoir l’impression qu’ils en

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ont plus que le reste du monde… L’empereur, les grands seigneurs et les autres personnes de

haut rang possèdent en abondance or, argent, soie, pierres précieuses et gemmes…

« Cultes religieux, interdits, divination, rites funéraires.

Les Tartares croient en un seul dieu, créateur de toutes choses… Mais ils ne le célèbrent pas

par des prières, des louanges ou un rite quelconque. Toutefois ils possèdent bien des idoles

de feutre à figure humaine. Ils offrent à ces idoles le premier lait de chaque brebis et de

chaque jument. Et avant de se mettre à boire ou à manger, ils offrent toujours à l’idole une

partie de leur nourriture ou de leur boisson… Ils vénèrent et adorent également le soleil, la

lune, le feu, l’eau et la terre auxquels ils offrent les prémices de leur nourriture et de leur

boisson… Mais leur loi n’oblige pas [les étrangers] à respecter leur culte et à renier leur

propre foi… Mais nous n’avons aucune idée de ce qu’ils feront par la suite : certains pensent

que s’ils réussissaient à obtenir la domination universelle, ce qu’à Dieu ne plaise, ils

obligeraient tout le monde à s’incliner devant leur idole… Leurs lois définissent des interdits

… Mais en revanche, tuer, envahir, piller sans la moindre justice, forniquer, tout cela n’a

absolument rien d’interdit chez eux… Ils n’ont aucune idée de la vie éternelle ni de la

damnation sans fin, quand bien même ils croient en une vie après la mort… là où les

troupeaux se multiplieront et où ils pourront manger, boire et faire tout ce que font les

vivants en ce monde… Ils sont particulièrement attirés par les divinations, présages,

sortilèges et autres enchantements… Les Tartares enterrent aussi leurs défunts avec de l’or,

de l’argent… Ils ont encore deux cimetières sur leurs terres dont il est interdit de franchir les

limites sous peine d’être battu et maltraité….

Bonnes et mauvaises mœurs des Tartares…

On ne trouve chez eux ni pillards ni grands voleurs… Leurs femmes sont chastes… Bien

qu’ils aient l’habitude de s’enivrer, ils n’en arrivent jamais à s’insulter ou s’affronter… Mais

par ailleurs ils sont particulièrement orgueilleux envers les autres hommes… très colériques

et aussi très menteurs, on ne trouve presque aucune vérité en eux… ils peuvent être très

flatteurs, mais ils finissent toujours par piquer comme le scorpion. Ils considèrent comme

tout à fait honorable de se saouler… Une de leurs lois et coutumes est de mettre à mort

l’homme et la femme pris en flagrant délit d’adultère… Si quelqu’un est pris en train de

voler ou de piller il est mis à mort sans aucune pitié… Les hommes ne font aucun travail

particulier, si ce n’est de tailler des flèches et parfois de s’occuper un peu du troupeau. Les

jeunes filles vont à cheval et elles sont aussi à l’aise que les hommes.

« Le « chapitre cinquième » ouvre la page de l’histoire de la dynastie mongole (les Tartares),

en commençant par le mythe du fondateur GENGIS KHAN, l’organisation de son pouvoir et

ses fabuleuses conquêtes … « Il y eut une fois un homme appelé Gengis qui commença par

être un vaillant chasseur devant le Seigneur » … Le récit devient épique. Les Mongols

déferlent vers l’ouest… Le chapitre s’arrête à la mort (1241) du Grand Khan ÖGÖDAI (un

des fils de GENGIS khan) peu de temps avant l’arrivée de Jean de PLANCARPIN en

Mongolie (1246)

« Comment les Tartares font la guerre, les troupes, les armes, les ruses.

Tactiques et stratégies des Mongols sont exposées avec précision comme dans un cours

d’Ecole de guerre. Jean de PLANCARPIN n’oublie pas qu’il s’adresse dans son « rapport »

aux autorités de l’Occident (pape et rois) qui l’ont « envoyé aux renseignements ». Il mesure

d’autant mieux le poids de ses informations qu’il sait aussi que les Mongols ne font jamais

la paix, c’est le titre du chapitre suivant.

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« Comment ils font la paix avec les autres peuples… avec ceux qui leur ont courageusement

résisté … et la tyrannie qu’ils exercent sur l’ensemble de leurs sujets…

Il faut savoir que les Tartares ne font jamais la paix avec personne à moins que l’on ne leur

ait fait acte de soumission, et cela … parce qu’ils ont reçu de GENGIS KHAN le

commandement de conquérir toutes les nations qu’ils peuvent… L’objectif des Tartares reste

de dominer la terre entière à eux tout seuls : c’est la raison pour laquelle ils cherchent toutes

les occasions possibles pour détruire la noblesse des autres pays… Suit une liste des peuples

vaincus par les Tartares à laquelle Jean ajoute le nom de quatre (!) « résistants » : l’Inde, le

Mangia (Chine méridionale des Song), une partie des Kitai, les Saxes… Tout à fait

logiquement, ce chapitre est suivi du huitième et avant-dernier qui explique : ….

« Comment faire la guerre aux Tartares, quels sont leurs objectifs, comment organiser les

troupes … Il s’agissait de mettre l’Occident en ordre de marche.

« Jean de PLANCARPIN, « agent de renseignement » a bien travaillé : »

« L’objectif des Tartares est de soumettre le monde tout entier… C’est la raison pour

laquelle leur empereur utilise dans ses lettres la formule : « empereur du genre humain par

la puissance de dieu » ou que son sceau porte l’inscription : « Dieu dans les Cieux, et

GÜYÜK KHAN sur terre » … Comme, en dehors de la Chrétienté, il n’y a plus aucune terre

sur le globe terrestre qu’ils ne possèdent déjà, ils se préparent à nous faire la guerre à notre

tour… A l’assemblée solennelle au cours de laquelle, en notre présence, GÜYÜK fut élu

empereur, ce qui dans leur langue se dit « khan », ce GÜYÜK KHAN a levé l’étendard

contre l’Eglise de Dieu, contre l’Empire romain, contre tous les royaumes de la Chrétienté et

tous les peuples de l’Occident… [note du biographe de Jean de PLANCARPIN :

« Effectivement le Grand Khan avait l’intention de lancer une grande expédition vers

l’Ouest, mais qui était sans doute d’abord tournée vers son cousin BATU … toutefois

l’Europe aurait pu fort bien en être la destination ultime ; cependant GÜYÜK KHAN mourut

en avril 1248 et la campagne programmée n’eut jamais lieu. »] … Si les chrétiens veulent se

sauver ainsi que leurs terres… il faut d’un commun accord envoyer une armée contre les

Tartares avant même que ceux-ci n’aient commencé à se répandre… parce que les Tartares

circulent partout en bande afin de se saisir des hommes et de les tuer. Suit une série

d’injonctions à l’adresse des armées occidentales : il faut organiser les armées comme le

font les Tartares… il faut choisir comme champ de bataille… une plaine ouverte… il faut

encore des éclaireurs de tous les côtés… les chefs d’armée doivent toujours être prêts…nos

chefs doivent disposer des tours de garde … il faut d’abord reconnaître l’emplacement des

forteresses…

Jean termine ce chapitre guerrier par un proverbe de circonstance : « Que le sage écoute, il

en deviendra encore plus sage ».

Un « chapitre dernier » a été ajouté ; il se présente comme un texte à part qui fait uniquement

le récit (presque jour par jour) du voyage de Jean de PLANCARPIN depuis le départ de

Kiev, le 3 février 1246, à cheval sur des montures obtenues localement et avec une escorte,

en direction de la horde du Grand Khan. Les étapes s’égrènent : 19 février premier poste de

garde tartare ; 23 février installation du campement ; les chefs du poste viennent nous

questionner ; après un échange de paroles amicales et malgré notre refus de nous agenouiller

trois fois sur le genou gauche devant l’entrée de la tente, le chef nous fit donner des chevaux

pour continuer notre route. Le 26 février nous arrivâmes chez BATU petit-fils de GENGIS

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KHAN qui, à l’exception de l’Empereur, est le plus puissant de tous les princes tartares ;

début avril, nous sommes à la horde de BATU. Le 6 nous traduisîmes nos lettres en russe,

puis en sarrazin (c-a-d. persan) et enfin en tartare (c-a-d mongol) ; c’est cette dernière

version qui fut remise à BATU qui la lut et l’étudia entièrement. Le 7 avril, convoqués dans

la tente de BATU, nous fumes autorisés à partir pour la horde de GÜYÜK, changeant de

chevaux de cinq à sept fois par jour et traversant les terres des Kangits, des Bisermins, des

Kitai, des Naimans et enfin des Mongols. Nous avons mis trois bonnes semaines pour

parvenir le 22 juillet 1246 chez GÜYÜK qui n’avait pas encore été élu Grand Khan.

L’intronisation était prévue pour le 15 août, mais elle fut reportée en raison d’un orage de

grêle. C’est le 24 août qu’elle eut lieu dans le faste et la magnificence. Le nouvel empereur

confia à la mission Plancarpin sa lettre destinée au pape INNOCENT IV et l’escorte reprit le

chemin du retour.

蒙 语 蒙 语 蒙 语 蒙 语 蒙 语 蒙 语 蒙 语

Guillaume de RUBROUCK Franciscain français (1215 ? – 1295 ?)

Que sait-on de cet homme qui a écrit 38 courts chapitres sur les routes qui l’ont conduit à

Caracoroum et sur les Mongols qui vivent là-bas si loin de la France ? Ce Franciscain a

accompli une mission d’ambassadeur de toute première importance (cf. plus haut, p.17

« aperçu historique »). Ses biographes Claude-Claire et René KAPPLER avouent que la date

de sa naissance est inconnue, mais pourrait se situer vers 1215 ? A son retour en Europe son

Provincial le renvoie à son couvent… « Puis on ne sait plus rien de lui … »

Guillaume de RUBROUCK, Frère franciscain de langue flamande, est né dans le « comté de

Flandre, royaume de France » dans le village du même nom en Picardie (Rubrouck : 950

habitants en 2017). On note qu’à la différence de Jean de PLANCARPIN, il n’a pas connu

Saint-François. Il occupe une place particulière parmi les missionnaires/ambassadeurs du fait

qu’il est l’auteur d’un des meilleurs comptes-rendus de voyage et de mission – avec celui de

Jean du PLANCARPIN et avant celui de Marco POLO – C’est un récit que Guillaume a écrit

en latin à l’issue de sa mission de deux ans en Chine (MONGOLIE) en 1253-1254.

Guillaume reste aussi dans l’histoire le représentant emblématique de la « filière

franciscaine » en Chine, un des plus connus aussi. Comme lui, de nombreux Européens ont

profité, à l’époque, de l’intermède du « siècle mongol » pour se rendre à la capitale en

caravane le long d’une route de 3000 km sur laquelle le pouvoir impérial garantissait alors la

sécurité – commerce oblige – Vingt ans plus tard Marco POLO a été un de ceux-là.

Après trois rencontres avec le Grand Khan, MANGOU (MÖNGKE), Guillaume rentre par le

même chemin jusqu’à Chypre, puis Antioche et enfin St Jean d’Acre -en 1255- C’est là que,

faute de pouvoir joindre le roi Saint Louis dont il était le chargé de mission, il écrit en latin

une « longue lettre » à son intention. Cette « longue lettre », ainsi nommée à l’époque, sera

intitulée par la suite « Voyage dans l’Empire mongol », récit longtemps oublié du fait de la

diffusion limitée de l’œuvre dont témoigne le petit nombre de manuscrits qui subsistent. De

plus, une traduction complète du latin en portugais, puis en français, ne fut donnée qu’en

1625 d’abord puis en 1634. Aujourd’hui et depuis 1983 (rééditions en 1993, 1997, 2007)

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nous disposons de la traduction française de Claude-Claire et René KAPPLER considérée

comme la plus rigoureuse, la plus scientifique. L’ouvrage, richement illustré, contient non

seulement des parties descriptives (Guillaume est un observateur attentif) mais surtout – c’est

ce qui fait sa valeur - des informations géographiques et ethnographiques, complètement

nouvelles sur les peuples d’Asie.

L’expédition Rubrouck présente ainsi le double caractère à la fois missionnaire et politique.

Quant à Guillaume de RUBROUCK lui-même, il aurait pu être un personnage romanesque.

Il impressionnait d’abord par son physique : une robustesse massive, une santé à toute

épreuve. « Pour moi, ils me réservaient toujours un cheval solide, car j’étais d’un fort bon

poids ». Il n’était pas du tout du genre délicat : « les gens nous regardaient comme des

monstres surtout parce que nous étions pieds nus… » Et un peu plus loin : « ce matin-là mes

doigts de pied gelèrent si bien que je ne pus continuer d’aller pieds nus… » Il lui fallut

cependant bien d’autres qualités pour jouer le rôle historique qui fut le sien au cœur de la

stratégie d’invasion de l’Occident par les Mongols, au moment où les envahisseurs étaient en

passe de réussir. Pendant les deux ans que dura la mission Rubrouck, la menace était à son

paroxysme… tandis que l’Europe était frappée d’inertie.

VU D’EUROPE

Pendant ce temps, que se passe-t-il en Occident ? Les rois chrétiens ont les yeux tournés vers

la Terre Sainte. Saint-Louis conduit la Septième croisade (1248-1254). Roi pacifique, Saint-

Louis « ne connut d’autre ennemi que celui de sa foi : le musulman ». N’ayant pas réussi à

concilier tous les peuples chrétiens et à entraîner à la guerre sainte, il fit seul les deux

dernières croisades, la septième et la huitième celle qui se termina par sa propre mort (1270)

et par la défaite de St Jean d’Acre (1291).

Du côté du Saint-Empire romain germanique, la préoccupation majeure était de savoir lequel

des deux pouvoirs, spirituel et temporel (le « sacerdoce ou l’empire »), serait supérieur à

l’autre. A l’époque de Guillaume, et aussi de Jean de PLANCARPIN, les protagonistes

furent l’empereur Frédéric II (1215-1250) et le Pape Innocent IV (1243-1254). Le siège

pontifical étant resté vacant pendant deux ans, Rome fut en proie à l’anarchie si bien que le

Pape INNOCENT IV élu au conclave de 1243 dut se réfugier à Lyon. Frédéric II fut

excommunié et ses partisans le délaissèrent de plus en plus. C’est ainsi que la mort du Grand

KHAN ÖGÖDAÏ (1241) put être considérée, avec juste raison, comme le « deus ex

machina » qui sauva l’Europe de l’invasion mongole menée jusque-là sans relâche et avec

violence et détermination par les irréductibles héritiers de GENGIS KHAN.

►Choses vues, entendues et retenues par Guillaume de RUBROUCK

Extraits de « Voyage dans l’Empire mongol » orig.1255 – éd. Moderne 2007.

CITATIONS

Dans les 38 chapitres de sa « lettre », un travail de véritable écrivain, Guillaume de

RUBROUCK ne néglige aucun détail de sa mission, de son itinéraire, de ses rencontres avec

des hauts responsables comme avec le petit peuple. Ce n’est pas un touriste ; il veut savoir :

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« je m’enquis », « je m’informai ». « Il est curieux de tout », conscient de la nécessité

impérieuse de « voir » afin de « savoir » pour « se prémunir contre une nouvelle offensive

mongole vers l’Occident ». Il faut préciser qu’il était doté d’une robustesse naturelle à toute

épreuve. La gravure le représentant laisse d’ailleurs deviner une puissante silhouette, celle

d’un homme dur au mal.

Bon observateur ; les « choses vues » lui importent ; il apporte des connaissances sur la

géographie. « S’il arrive de relever des imprécisions, des lacunes chez lui, il faut plutôt bien

avoir égard au vide géographique qu’il comble. A son époque le bagage géographique de

l’Occident médiéval est vétuste ».

Au siècle dernier la « Relation » de Guillaume est perçue comme un chef d’œuvre

géographique du Moyen Âge… « Il est le meilleur observateur du chamanisme mongol. Il a

compris que chez les Mongols « pour gouverner le peuple on s’appuie sur la divination ». Au

cours de son séjour chez le Grand Khan MANGOU – MÖNGKE - il apprend à connaître les

TANGOUT « hommes très vaillants vivant au milieu des montagnes ; les TEBET (Tibétains)

« qui ont beaucoup d’or dans leur pays ; qui en a besoin creuse jusqu’à en trouver, en

prend… et remet le reste en terre ». « Tous ces peuples paient leur tribut aux Mongols,

appelés aussi MOALS ou Tatares (bouddhistes en majorité) … ils sont tous adonnés à

l’idolâtrie… Mêlés à eux vivent des nestoriens, des « tuins » (bouddhistes) peu scrupuleux,

des sarrazins (musulmans)… Je me demande quel diable a bien pu porter jusque là la loi de

Mahomet ! » … C’est un tableau complet de la population cosmopolite concentrée dans la

capitale du Grand Khan. « Nous entrons dans un autre monde » écrit-il en arrivant à

destination. [« Le monde vient d’en trouver un autre » écrit Montaigne -300 ans plus tard-

après la « découverte » de l’Amérique. Et la Terre devint « globale »] « Lorsque nous

entrâmes parmi ces barbares, leur première question fut de savoir où nous voulions aller… je

me gardai bien de dire que j’étais votre ambassadeur (de Saint Louis) » … Guillaume de

Rubrouck avait bien le comportement propre à toute mission diplomatique ! – Une mission

qu’il confirme un peu plus tard dans ses discussions - le turc est la langue véhiculaire - quand

il affirme qu’il est envoyé par le Roi (Saint Louis). « Voici donc ce que je dis aux chefs

rencontrés… Je veux aller trouver vos autorités et leur porter de la part de mon seigneur le

Roi des lettres par lesquelles il les avertit de ce qui peut être utile à toute la chrétienté ». Mais

aussi il insiste toujours beaucoup sur sa démarche et sa motivation missionnaires. Lorsque

Guillaume de RUBROUCK rencontre le premier chef mongol, SARTACH, et à la demande

de celui-ci, il se présentera à sa Cour « revêtu des vêtements les plus précieux… Je pris un

très beau coussin avec la Bible que vous (Saint-Louis) m’aviez donnée et le magnifique

psautier que la Reine m’avait offert… Avec la croix et l’encensoir… nous entrâmes en

chantant le Salve Regina… » Guillaume avait donc considéré comme essentiel d’emporter

avec lui les insignes de sa foi et de sa religion jusqu’au trône du Grand Khan à des milliers

de kilomètres de Constantinople, son point de départ.

« Pour porter notre équipement nous avions choisi des chariots à bœufs car… avec des

chevaux j’aurais été obligé de les décharger et recharger chaque jour à chaque étape ; de plus

chevauchant au pas des bœufs, je pourrais aller plus lentement… Mais il me fallut des mois

de voyage pour faire le parcours que j’aurais fait en un mois avec des chevaux. » Cette

lenteur lui a permis d’admirer des paysages grandioses dont il a souligné cependant le

caractère inhospitalier et éprouvé la rudesse. « Le voyage qui mène chez MANGOU KHAN

dure quatre mois et le froid est tel là-bas qu’il fait fendre les pierres et les arbres… Nous

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sommes passés par un endroit à travers des rochers vraiment effrayants. Notre guide me fit

demander de prononcer quelques bonnes paroles qui pussent mettre en fuite les démons… ».

Le voyage s’est fait parfois pendant la saison chaude : pays déserts, pas une âme, pénurie de

vivres et d’eau ; les hommes manquent de mourir de soif.

La longue marche de Guillaume de RUBROUCK s’achève en décembre 1253 à Caracoroum,

à la Cour du Grand Khan MANGOU, MÖNGKE, un des petits-fils de GENGIS KHAN

(1167-1227). La grande dynastie des YUAN ne fut fondée qu’en 1260 par KUBILAI KHAN

-frère de MANGOU Khan- elle domina la Chine jusqu’aux MING en 1368. Parti du camp

de BATU (Batou) le 14 septembre 1253, Guillaume arrive à la Cour de MANGOU « après

avoir chevauché pendant trois mois et demi à travers des rochers vraiment effrayants…

c’était un défilé où des démons avaient coutume d’enlever soudain des hommes… »

MANGOU reçoit le moine franciscain français à trois reprises en janvier 1254, en mars puis

en avril 1254. « C’est un homme camard, de taille moyenne, d’environ 45 ans ; à côté de lui

était assise une très jeune épouse… très laide… nommée Cirina… » Guillaume profite de

l’occasion du rassemblement de tous les nobles pour (avril 1254) décrire « l’arbre en argent

vomissant du lait de jument, un cadeau offert au Grand Khan par Guillaume Boucher orfèvre

originaire de Paris ». Le lait de jument préparé appelé « comos » était abondamment

consommé ; c’était « une boisson très douce qui avait d’excellents propriétés » disaient les

Mongols… ce qui n’a pas empêché Guillaume de « faillir tomber à la renverse » le jour où il

en but pour la première fois, « j’en fus tout en sueur sous le coup de l’horreur et de la

nouveauté ». Quant à l’arbre en argent, sa complexité et son ingéniosité ont impressionné et

séduit Guillaume le Franciscain qui lui a consacré une page : une œuvre digne du musée !...

« Enfin en mai 1254, MANGOU m’appela devant lui et il commença à me faire sa

profession de foi … Quant à moi, je lui ai déclaré que nous ne sommes pas des guerriers ;

nous voudrions que la domination du monde appartienne à ceux qui le gouverneraient avec

plus de justice selon la volonté de Dieu. C’est pour cela que nous sommes venus dans ces

contrées. »

« Maintenant je veux que tu t’en retournes, dit MANGOU, tu as un long chemin à faire.

Fortifie-toi en mangeant bien afin que tu puisses arriver en bonne santé dans ton pays. »

Cette phrase aurait pu être prononcée par un Chinois de 2017…

REMARQUE

Le cas de Guillaume de RUBROUCK pose une question qui peut paraître déplacée : le

moine franciscain, ami de Saint Louis, a-t-il été en « Chine » en 1253 ? La même question se

pose d’ailleurs depuis le premier « visiteur en Chine », Jean de PLANCARPIN.

Effectivement, tous les « religieux-ambassadeurs » de cette période se rendaient en

« Mongolie », à titre d’envoyés auprès des princes et des rois mongols – et non chinois - qui

avaient installé leur « campement » (horde) de commandement au cœur du désert de Gobi.

Ces « rois » étaient encore attachés à leur steppe, leur cité impériale CARACOROUM se

trouvait dans la Mongolie actuelle, à 500 km environ d’Oulan-Bator, capitale d’aujourd’hui

et à 1000 km de la frontière entre la Mongolie et la province chinoise du Xinjiang. Après la

disparition de la dynastie YUAN, la ville ne fut plus qu’une cité de second ordre qui finit par

disparaître. En réalité, la domination mongole s’étendait, vers 1255, sur tout le territoire de

l’empire SONG vaincu et, au-delà, sur la moitié de la superficie de la Chine actuelle, c’est-à-

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dire jusqu’au sud du Fleuve Jaune et à l’Inde d’une part et du Pacifique jusqu’à la frontière

occidentale du Xinjiang d’autre part. Les KHAN n’étaient pas encore « empereurs chinois »

mais ils allaient le devenir bientôt, en 1260, et s’installer à Pékin - BEIJING - dont ils ont

été les fondateurs et premiers grands bâtisseurs. Le Mongol KUBILAÏ KHAN qui

s’exprimait en persan a dû « se mettre au chinois », langue dynastique traditionnelle de la

Chine qu’adopta aussi toute la dynastie mongole des YUAN. Devenu empereur de cette

première dynastie « non Han » (les YUAN) KUBILAÏ a pris tout de suite un nom de règne

chinois (SHIZU 世 祖), accompagnant ainsi et assurant la sinisation de la dynastie et la

pérennité de la culture han.

En ce sens, Guillaume de RUBROUCK a bien pénétré dans le monde « chinois » ; il est

« allé en Chine », mais il faut ajouter tout de suite qu’il ne s’agit pas de la Chine telle que

nous la connaissons ici et maintenant. D’ailleurs la représentation que s’en fait Guillaume ne

correspond en rien ni géographiquement, ni culturellement, ni politiquement à l’image de la

« Chine éternelle » telle que l’avait constituée la dynastie HAN du début de notre ère.

Guillaume et les visiteurs de son temps ne rencontraient pas des « Chinois » mais des

« Mongols », comme ils les désignent eux-mêmes. La capitale était située aux portes du

désert de Gobi, elle s’appelait Caracoroum « sable noir ». Et même après son transfert dans

la plaine du Fleuve Jaune elle a été nommée Cambaluc « la ville du Khan » avant de devenir

Pékin. Guillaume est donc entré en contact avec de fougueux guerriers qui avaient entrepris

de soumettre les royaumes d’Asie d’Extrême-Orient pour les rassembler, toujours par les

armes, au sein d’un empire conquérant qu’ils imaginaient sans limites.

J’ai classé Guillaume de RUBROUCK parmi les visiteurs « en Chine ». Il le fut, mais à une

période charnière de refondation du pays qui ne fut pas une révolution durable. Elle fut un

changement de dynastie plus tumultueux que les autres. Cependant en ne bouleversant rien

fondamentalement, cette dynastie mongole des YUAN a pu s’inscrire dans l’histoire

millénaire d’un pays à « l’identité immuable » (Simon LEYS). C’est la description de ses

caractéristiques qui rend la « lettre » de Guillaume tout à fait exceptionnelle, comme le fut

un peu plus tard le récit au retentissement mondial des voyages de Marco POLO (entre 1269

et 1295)

明 请 明 请 明 请 明 请 明 请 明 请 明

Gabriel de MAGALHAES – 安 文 思 - (An Wensi)

missionnaire jésuite portugais (1609-1677)

La situation dans laquelle s’est trouvé le Père Gabriel de Magalhaes est tout à fait

particulière, originale et unique pour un visiteur étranger : il a vécu un « changement de

mandat » entre deux dynasties, les MING - 明 - (chinois) et les QING - 请 - (mandchous),

ce qui donne une valeur historique particulière à sa « Nouvelle Relation de la Chine »,

seul témoignage aussi détaillé écrit par un Occidental. Le Père Guillaume de Rubrouck

s’est trouvé dans la même situation quatre cents ans plus tôt quand les YUAN -元 -

(Mongols) ont vaincu les royaumes régionaux et l’empire SONG auquel, pour lui

succéder, ils ont arraché « le Mandat ».

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« Magalhaes », un nom difficile à prononcer pour des non-Portugais. Pour en prendre

conscience, il suffit de rappeler que le grand navigateur MAGELLAN s’appelait en réalité

Magalhaes, mais c’est la difficulté de prononciation de ce nom qui a abouti à sa déformation

en « Magellan », surnom adopté et reconnu dans tous les pays et pour les siècles.

Gabriel est né en 1609 au Portugal, à Villa de Pedragao près de Coimbra, « de parents nobles

et pieux ». Il commença à étudier dans les instituts de la Compagnie de Jésus, puis à

l’université de Coimbra où il résolut de quitter le monde et d’entrer à 16 ans dans la

Compagnie fondée 60 ans auparavant (1640) par Ignace de Loyola. Encore novice, il

demanda à être envoyé aux Missions des Indes Orientales ; sa demande ne fut acceptée que

deux ans plus tard quand il eut terminé son cycle d’études.

En Chine pour la vie

Il arriva en 1634 à GOA, port situé sur la côte occidentale de l’Inde. Conquis par les

Portugais en 1510, Goa restera la capitale de l’Empire portugais pendant des siècles et la

plaque tournante portugaise pour les commerçants et les missionnaires circulant en Asie. Le

Père de MAGALHAES y fut employé à enseigner la rhétorique et la philosophie aux jeunes

religieux de la Maison. En 1636 il demanda à être envoyé au Japon où partout les chrétiens

étaient persécutés. Il partit donc en 1637, mais au cours de la navigation trois vaisseaux

hollandais attaquèrent les « les Portugais » qui, sur le point d’être vaincus, furent sauvés par

un vent soudain qui leur permit de fuir et d’arriver sans encombre à Malacca. De là, Gabriel

de MAGALHAES s’embarqua un peu plus tard pour Macao où il arriva en 1639. Il y

enseigna pendant un an la philosophie, après quoi il partit en 1640 pour la Chine et

Hangzhou, capitale du Zhejiang. Aussitôt il se mit à l’étude du chinois. En cette même année

1640, il écrit sa première lettre annuelle, comme le prescrivaient les règlements des

congrégations. Il y aborde déjà une question qui sera non seulement au centre de son

apostolat mais aussi le problème majeur de la chrétienté dès qu’elle entra en contact avec la

pensée chinoise ambiante. Il s’agit de « la querelle des rites » (1645-1742) 中国礼仪之争 -zhongguo liyizhi (rites) zheng (dispute)- dont les effets seront durables sur la mission

catholique en Chine : il s’agissait de savoir s’il fallait ou non intégrer les traditions locales et

en particulier le culte des ancêtres dans la pratique religieuse catholique. Le Père Matteo

RICCI avait été le premier à prendre position pour l’ouverture. Sa méthode sera contestée

vigoureusement, notamment par les Franciscains, les Dominicains et les Pères des Missions

étrangères de Paris. Elle permettait aux néophytes chinois jeunes convertis, de pratiquer les

rites en l’honneur de leurs ancêtres. Gabriel approuvait la méthode car il était convaincu de

la nécessité d’avoir une connaissance profonde de la longue civilisation chinoise et de

s’accommoder aux mœurs du pays. C’est « l’inculturation » comme on la recommande

aujourd’hui dans les congrégations religieuses. « L’inculturation c’est l’évangélisation

pensée en harmonie avec la culture chinoise », mais « l’Europe l’avait rejetée de façon

péremptoire à plusieurs reprises en 1704 (décret du Pape Clément VII), en 1715 (Bulle

confirmant le décret de 1704), contrairement à la Chine qui avait admis très tôt cet

accommodement (1699 : édit de tolérance de l’empereur KANGXI). » Il a fallu attendre la

prise de position de Benoît XVI qui a déclaré « vouloir construire avec la nation chinoise une

amitié fondée sur… une compréhension plus profonde, un processus auquel il a donné le

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nom d’« inter-culturalité ». Cette recommandation est une reconnaissance du rôle de Matteo

RICCI en tant que précurseur ; elle n’est pas nouvelle ; elle formalise « l’instruction romaine

de 1659 » :

« Ne mettez aucun zèle, n’avouez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer

leurs rites, leurs coutumes, leurs mœurs, à moins qu’elles ne soient évidemment contraires à

la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transposer chez les Chinois la

France, l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe ? N’introduisez pas chez eux nos

pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d’aucun peuple,

pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu’on les garde et les

protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d’estimer, d’aimer,

de mettre au-dessus de tout au monde les traditions de leur pays, et ce pays lui-même » (*)

Cette option ne pouvait que convenir aux Chinois pour qui la question ne se posait pas :

« est-ce possible qu’il y ait une autre voie en dehors de celle de la Chine (Zhongguo zhi wai

haiyou dao) - 中 国 之 外 还 有 道 - .

En 1642, le père Gabriel de Magalhaes se propose pour aller seconder son confrère Ludovico

BUGLIO dans la mission du Sichuan où le Père Vice-Provincial l’avait envoyé. Le père

Ludovico BUGLIO, Sicilien, était de trois ans le cadet du Père Gabriel, lequel est donc

envoyé au Sichuan en 1642, rejoindre son confrère Ludovico BUGLIO à Chengdu, la

capitale. Les deux Jésuites ne se quitteront plus.… Mais Gabriel ignorait que son séjour au

Sichuan allait lui réserver les épreuves les plus dures qu’il eut à subir durant sa mission.

Au Sichuan, « collaboration (?) avec un ambitieux prétendant au trône impérial - mais

un « tyran- imposteur »

Certes le père Ludovico BUGLIO passait pour « l’un des plus grands sinologues du

XVIIème siècle » auprès duquel le père Gabriel put apprendre le chinois avec beaucoup plus

de facilité. Mais à la fin de l’année 1643, éclata une persécution des chrétiens suscitée par les

bonzes « jaloux du succès remporté par le christianisme dans le peuple ». De plus, à cette

époque, tout l’empire troublé était touché par la famine… « Il était déjà évident que la

dynastie MING (1368-1644) approchait de sa fin ». Tout enseignement nouveau était

considéré comme dangereux. A l’apparition d’étrangers prêchant une doctrine qui pourrait

leur nuire, les lettrés ont choisi de faire cause commune avec les bonzes pour accuser les

Pères. C’est ainsi que l’autorité provinciale du Sichuan ordonna de « faire châtier » les

« deux pères » (MAGALHAES et BUGLIO) avant de les bannir de la Province. Au même

moment, un mandarin nommé WU arriva de Pékin et alla témoigner auprès des autorités

provinciales chinoises pour faire cesser la persécution. En fait, c’est le prestige acquis à la

Cour impériale par le père jésuite allemand de 51 ans, Adam SCHALL von BELL, qui

permit le retour au calme. L’arrivée du mandarin à Chengdu « fit forte impression ».

Le Sichuan était en effet le théâtre de luttes pour le pouvoir suprême (celui d’empereur à

Pékin qui remplacerait le dernier empereur Ming – CHONG ZHENG - attaqué de toutes

parts). Le suicide de CHONG ZHENG ne fit qu’exacerber la lutte.

Chez les révoltés, « contestataires » les plus actifs, deux personnages émergeaient, deux

rebelles « chefs de bandes » prêts à toutes les trahisons : ZHANG XIANZHONG hostile aux

Tartares (mandchous) qui eux aussi ambitionnaient de conquérir « le Mandat du Ciel » et son

rival LI ZICHENG. Li ayant bientôt pris Pékin, ZHANG se replia vers le Sichuan (en 1644)

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et le 15 septembre il se fit couronner « Roi du Grand Royaume de l’Ouest » (Sichuan).

Chengdu devint sa capitale. … Mais dans le nord, LI - partisan des Tartares (mandchous) -

qui avait occupé Pékin fut chassé du pouvoir et ce sont ses alliés d’hier – les mandchous- qui

s’emparèrent du trône qu’occupa CHENG ZHI, empereur de 1643 à 1661. La nouvelle

dynastie – les MANDCHOUS – s’installa et sous le nom de dynastie QING, elle succéda à la

dynastie MING (1368-1644) qui avait perdu « le Mandat du Ciel ». Sans ce « mandat »

l’empereur ne pouvait pas être reconnu « Fils du Ciel », dépositaire de l’autorité divine, « qui

n’a au-dessus de lui que le Ciel et qui est le seul à détenir le droit de sacrifier aux ancêtres de

la dynastie et à la divinité suprême ». Dans le sud, cela ne fit qu’aiguiser les prétentions et

intensifier les violences de ZHANG qui sera appelé bientôt « Zhang-le-tyran »

Pendant ce temps « les deux Pères » (aussi appelés « les deux jésuites ») MAGALHAES et

BUGLIO, cherchaient à fuir le désordre et à échapper à la contre-attaque de LI ZICHENG.

Dans leur fuite, ils furent aidés par le mandarin WU qui les fit entrer au « Tribunal des

Mathématiques » du « Roi » ZHANG à Chengdu. Celui-ci les traita d’abord avec

bienveillance, promettant de faire construire une église. Il leur donna une robe de mandarin

avec un titre officiel et une pension, des marques d’estime qui allaient plus tard leur valoir

tant d’ennuis. Il leur commanda des instruments astronomiques pour prévoir les éclipses ;

puis des livres de mathématiques rédigés par le père Adam SCHALL von BELL de Pékin.

ZHANG XIANZHONG leur répéta avec insistance : Je ne vous laisserai pas partir jusqu’à ce

que je sois le maître de toute la Chine. Et revenez ensuite avec des hommes qui connaissent

les mathématiques ». Comme par ailleurs il ne faisait rien pour construire l’église promise

mais qu’il renforçait son armée pour terroriser la population, « les deux jésuites » devinrent

méfiants. Une véritable terreur s’installa en effet. En novembre 1645, ayant reçu la nouvelle

qu’une armée marchait contre lui, ZHANG convoqua ses capitaines et ses mandarins pour

leur dire que les habitants de Chengdu l’avaient trahi en faisant cause commune avec

l’ennemi. Il fit alors réunir la population devant un pont et cria à ses bourreaux de mettre à

mort tous ces rebelles. Un carnage ! Après la mort du peuple, Zhang-le-tyran fit décapiter

tous les mandarins. Chengdu dépeuplée et sans mandarins, ZHANG se lança dans de

nouvelles conquêtes dans la province voisine pour réaffirmer ses prétentions dynastiques. En

février 1646, « il revêtit la robe d’empereur et fit savoir qu’il voyait les signes annonçant

qu’il allait devenir l’empereur de toute la Chine ». Afin que ses soldats soient libres pour

faire la conquête de l’empire, il leur ordonna de tuer leurs épouses. « Les deux Pères »

s’attendaient à ce que « le tyran » les renvoie mais se rendant compte qu’il ne les laisserait

pas partir, ils lui demandèrent de rentrer à Macao, mais le « tyran » perdit patience et fit

conduire les deux pères au supplice.

Le Père Gabriel prisonnier des troupes impériales et « blessé de guerre ».

Secourus par un des fils du « tyran », « les deux pères » restèrent sous la surveillance

permanente de six soldats de l’empereur mandchou SHUN ZHI.

Coup de théâtre en janvier 1647, quatre cavaliers se présentèrent et « Zhang-le-tyran »

ignorant leur origine s’avança à leur rencontre sans casque ni cuirasse. Quand il vit qu’il

s’agissait de soldats de la dynastie mandchou déjà installée à Pékin, il était trop tard. Il reçut

une flèche mortelle en plein cœur. Se voyant libres, les pères MAGALHAES et BUGLIO

tentèrent de se sauver, mais ils furent pris par les Mandchous. Dans la confusion, le père

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Gabriel fut blessé à un bras par les soldats de l’armée mandchou et le père Ludovico

BUGLIO légèrement touché à la tête, il eut aussi la cuisse droite transpercée. Conduits au

capitaine, ils expliquèrent qu’ils savaient construire des sphères solaires, comme leur

confrère de Pékin, le père Adam SCHALL von BELL. A l’annonce de ce nom, l’attitude des

soldats changea, ils commencèrent à traiter les deux missionnaires avec bienveillance mais

en les considérant toujours comme des prisonniers « de guerre » puisque capturés chez

l’ennemi.

L’armée mandchoue continua la conquête de la Province, avec les deux missionnaires « dans

ses bagages » … « Prisonniers » surveillés, ils durent subir des conditions souvent très

pénibles. Gabriel de MAGALHAES tomba sérieusement malade. Se croyant à l’article de la

mort, il demanda au capitaine qu’on l’abandonne dans la ville (ils se trouvaient à Chongqing)

mais le capitaine refusa et confia les missionnaires à un domestique qui « ne les priva de

rien ».

Sourde et funeste querelle

Ce n’est que le 20 février 1648 qu’ils atteignirent Pékin, un peu plus d’un an après la mort de

« Zhang-le-tyran ». Dès leur arrivée, ils cherchèrent à rencontrer leur confrère, le père Adam

SCHALL von BELL ; mais celui-ci ayant appris que « les deux jésuites » étaient considérés

comme des rebelles et des traitres (aux Mandchous) ne prit pas parti pour eux, craignant

d’être à son tour soupçonné. Il en résulta une brouille, une querelle, « sans doute l’un des

épisodes les plus malheureux de l’histoire des missions en Chine ».

Les Mandchous attachaient une grande importance à la présence et à la collaboration du père

SCHALL von BELL. Ils essayèrent donc, mais en vain, de persuader Gabriel de

MAGALHAES et Ludovico BUGLIO de quitter la Chine pour l’Inde (peut-être pour

explorer une nouvelle voie terrestre entre la Chine et l’Europe). Ne comprenant toujours pas

l’attitude du père SCHALL von BELL qui portait contre eux des accusations véhémentes, les

pères Gabriel et Ludovico en arrivèrent à rédiger, avec d’autres Pères de Pékin, une pétition

réclamant le renvoi d’Adam SCHALL de la Congrégation. La réaction fut vigoureuse : le

père Adam SCHALL se croyant victime d’un complot mit tout en œuvre pour retourner la

situation en sa faveur. Son prestige continua même de grandir à la Cour impériale qui le

combla d'honneurs. Mais les Supérieurs jésuites ne voulaient pas non plus écarter de Pékin

les pères MAGALHAES et BUGLIO de sorte que c’est le P. FURTADO, le Supérieur du P.

SCHALL, envoyé du Vice-Provincial pour régler le conflit, qui fut expulsé en 1653.

La querelle n’était cependant pas éteinte. Elle resurgit à propos de la présence des Pères

auprès de l’Empereur, en tant que conseillers ou dotés de charges. Le père Adam SCHALL

von BELL « collaborait » au Tribunal des Mathématiques, tandis que le père Gabriel de

MAGALHAES considérait que cette responsabilité était incompatible avec la qualité de

religieux. Le père SCHALL von BELL mourut en 1665, un an après avoir obtenu

l’approbation du Père Général de la Compagnie, tandis que le père de MAGALHAES n’est

jamais revenu sur sa position.

En plein cœur de cette querelle, Gabriel intervint cependant, dans les années 1620, pour

tenter de faire échouer les tentatives des Hollandais qui avaient dû quitter les îles Pescadores

(au large de Taiwan, à l’ouest) et cherchaient à prendre pied en Chine pour y développer leur

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commerce au détriment des Portugais solidement installés à Macao. Dans cette affaire

(1626), le père jésuite s’est comporté davantage en citoyen portugais qu’en religieux, mais la

Cour fut plus sensible aux cadeaux des Hollandais. Quelque temps plus tard, installé comme

« mécanicien » au service de la Cour mandchou, Gabriel créa un atelier d’horlogerie

employant une cinquantaine de personnes. Il y construisit quantité d’horloges « cloches auto-

sonnantes, sans utilité pratique mais objets de curiosité » … « En un an, j’ai distribué une

cinquante de paires de lunettes, trente horloges de soleil » … De ce poste il pouvait suivre les

événements et agir quand les jésuites étaient exposés aux critiques. Ardent ou audacieux, il

fit même tant et si bien qu’il fut accusé d’avoir reçu une somme d’argent, faute grave : « les

Tartares considèrent une affaire d’argent comme si c’était de la rébellion. »

Emprisonné en 1661, il fut mis à la torture : « on lui serra les pieds dans une machine de bois

et pour finir il fut condamné à mort par strangulation » en 1663. Mais la sentence fut

renvoyée aux Trois Tribunaux (ministères) : les « Censeurs », la « Révision » et « les

Crimes », qui estimèrent que le père n’avait commis « ni crime ni faute dans cette affaire.

C’est pourquoi nous le considérons comme libre de tout crime et de tout châtiment ».

Miraculeuse libération !

Le père Gabriel intervint encore une dernière fois ; il s’agissait d’un débat religieux. Avec le

père Ludovico BUGLIO il avait composé une apologie du christianisme en réponse à un

adversaire déterminé du catholicisme « qui voulait en débarrasser définitivement la Chine »

et qui avait présenté en 1665 une requête contre le christianisme et contre les prêtres les

accusant d’être des rebelles et des agitateurs venus d’Europe au moment où la nouvelle

dynastie (les mandchous, « QING ») songeait à imposer l’orthodoxie confucéenne. La

requête fut remise au Tribunal des Mandarins et à celui des Rites. Les pères jésuites furent

conduits au tribunal où on les interrogea pendant 10 jours. Renvoyés chez eux, ils ne furent

plus dérangés pendant un mois. Mais ils furent rappelés par le Tribunal des Rites qui les fit

mettre en prison ; un procès fut ouvert. Le 4 janvier 1666 des condamnations furent

prononcées mais … ne furent pas exécutées. Le Tribunal n’en décida pas moins de proscrire

l’astronomie européenne et de reprendre les règles chinoises. Or, en avril, un terrible

tremblement de terre se produisit, si bien que l’on publia un pardon général, mais la

surveillance étroite des chrétiens ne cessa pas, allant jusqu’à la persécution. Toute l’année

1666 fut une période difficile pour les prêtres et pour les lieux du culte.

Retour en grâce des jésuites

Un retournement de situation se produisit en 1669 quand la Régence prit fin et que

l’empereur KANG XI décida de gouverner lui-même. Il n’avait que 13 ans ; prince

intelligent, il se révéla bientôt « l’un des plus grands souverains de l’histoire de Chine ». Les

mathématiques européennes furent rétablies et les jésuites firent leur retour à la Cour. Ils y

déployèrent une grande activité technique et scientifique, sans entraves depuis la déclaration

du président mandchou du Tribunal des Mathématiques : « Messieurs, à quoi bon se

disputer… La vraie règle mathématique est celle qui calcule avec exactitude les éclipses

que nous voyons avec nos yeux, la règle européenne … » Tous les mandarins mandchous

étaient d’accord. La décision une fois prise, on rédigea un texte en mandchou et en chinois

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pour informer l’empereur. Le Tribunal des Mathématiques fut même confié à un jésuite, le

père Ferdinand VERBIEST, Flamand né en 1623 dans le comté de Flandre. Le 8 mars 1670,

l’empereur décréta qu’on se servît de la méthode européenne pour le calendrier. Mais un

problème subsistait tout de même : la formation d’un clergé autochtone. Gabriel était de ceux

qui encourageaient la traduction de textes liturgiques en chinois. « Le meilleur sinologue de

cette époque », le père Ludovico y participa beaucoup.

Hommage impérial

Le père VERBIEST, nouveau président du Tribunal des Mathématiques, vit son influence

grandir auprès de l’empereur. Quant à l’ancien « conseiller » de l’empereur, Gabriel de

MAGALHAES, il était maintenant un vieil homme qui souffrait depuis 30 ans des plaies aux

pieds provoquées par les tortures subies en 1661. Le témoin était passé entre eux. Gabriel de

MAGALHAES mourut le 5 mai 1677 à 68 ans. L’empereur décida de lui faire organiser des

obsèques solennelles. Il prononça à cette occasion ce bel hommage :

« … Je lui fais cette écriture en considération de ce que, au temps de mon père, premier

empereur de notre famille, ce Père par ses ouvrages ingénieux donna dans le génie et dans

le goût de mon père et de ce que, après les avoir inventés, il prit soin de les conserver avec

une diligence extrême et au-delà de ses forces ; mais encore plus en considération de ce

qu’il était venu de si loin et d’au-delà de la mer, pour demeurer comme il l’a fait plusieurs

années dans la Chine. C’était un homme véritablement sincère et d’un esprit solide, ainsi

qu’il l’a fait voir durant le cours de sa vie. J’espérais que la maladie pourrait être

surmontée par les remèdes ; mais contre mon attente, il s’est éloigné de nous pour jamais,

à mon grand regret et au sensible déplaisir de mon cœur.

Paroles de l’empereur »

(Traduit du chinois par le père Ludovico BUGLIO)

Les citations sont extraites des ouvrages suivants : Gabriel de MAGALHAES – « Nouvelle

Relation de la Chine » - Paris, 1668.

Irène PIH – « Le père Gabriel de MAGALHAES », biographie « Un jésuite en Chine » -

1979.

Antonella ROMANO, « L’Europe et l’englobalement du monde » Fayard 2016.

Le père Gabriel laisse un témoignage d’une grande richesse, « Nouvelle Relation de la

Chine » - écrit en portugais et considéré comme un mémoire de référence de grande valeur.

Le père Gabriel avait entrepris ce travail en 1650 à la demande de son Vice-Provincial, le

Portugais, Francisco FURTADO jugé excellent linguiste. Le père FURTADO, né en 1589,

était l’aîné de 20 ans du père de MAGALHAES. Il est mort en 1653, trois ans après avoir

confié ce travail de mémoire au Père Gabriel de MAGALHAES.

Le commentaire, très simple en apparence, d’Irène PIH, la biographe du missionnaire, me

paraît être la conclusion la plus pertinente après ces quelques pages : « … on sait qu’un

étranger, nourri d’une civilisation entièrement différente, remarque souvent des choses

qu’un homme de pays passe sous silence car elles lui sont trop familières et il ne voit pas

l’intérêt de les mentionner… »

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►Choses vues, entendues et retenues par Gabriel de MAGALHAES

Extraits de « Nouvelle Relation de la Chine » - 1688, Paris.

CITATIONS

De l’antiquité du Royaume de Chine et de l’estime qu’en font les Chinois – chap. IV

« Si nous voulions nous arrêter à l’option qu’ils estiment très probable, il y aurait 4620 ans

jusqu’à cette année 1668 que ce Royaume (empire) a commencé… Quelques-uns de leurs

livres mettent son origine plusieurs centaines de milliers d’années avant la création du

monde. D’autres la situent deux mille neuf cent cinquante ans avant Jésus-Christ, d’autres il

y a 4025 ans… Si quelque Chinois refusait de croire cette dernière option… il

serait rigoureusement châtié ! » … Cette longue durée et les autres excellences de la Chine…

inspirent aux Chinois un orgueil insupportable. Et il ne faut pas s’en étonner puisque

l’orgueil ne vient que de l’aveuglement et de l’ignorance. Leurs cartes donnent à la Chine

une vaste étendue, mais ils représentent les autres Royaumes comme petits, raccourcis avec

des titres ridicules et méprisants, par exemple un royaume où les habitants sont tous nains, si

petits qu’ils sont obligés de se lier ensemble à plusieurs pour s’empêcher d’être enlevés par

les aigles et par les milans… Se peut-il faire que, hors de ce grand Empire il y ait quelque

règle ou quelque chemin pour arriver à la véritable vertu ? … »

Description de la ville de Pékin, chap. XVII

« La plus belle de toutes le rues est celle qu’on appelle Chang An, c’est-à-dire la Rue du

Perpétuel repos… elle est si vaste qu’elle a plus de trente toises de largeur et si fameuse que

les savants dans leurs écrits l’emploient pour signifier toute la ville en prenant la partie pour

le tout ; car c’est la même chose de dire un tel est dans la rue du Perpétuel repos que de dire

il est à Pékin… La multitude du peuple est si grande dans cette ville que je n’ose le dire et ne

sais même comment le faire entendre. La foule est si grande partout qu’elle ne peut être

comparée qu’aux foires et aux processions de notre Europe… La garde des portes du Palais

de l’Empereur (Cité impériale) est de trois mille hommes en tout et de cinq éléphants qu’on

amène de la province du Yunnan. Ils sont logés dans une vaste cour au milieu de laquelle il y

a une grande et belle salle où ils font leur demeure pendant l’été ; pendant l’hiver on les met

dans des salles séparées dont le pavé est chauffé avec des fourneaux… La muraille intérieure

du Palais a quatre portes ; l’entrée est permise à tous les mandarins des Tribunaux… mais

elle est rigoureusement défendue à tous les autres s’ils ne montrent pas une tablette de bois

ou d’ivoire où leur nom et lieu soient marqués… Au temps des Rois (empereurs) précédents

– les MING – il y avait dix mille eunuques mais ceux qui règnent en ce moment (les QING)

ont mis à leur place des Tartares (mandchous)… »

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(l’édition de la « Nouvelle Relation » de 1688 – contient un plan général de Pékin)

Des lettres et de la langue de Chine, chap. IV

« Quoique les Egyptiens se vantent d’avoir été les premiers qui ont des lettres et des

hiéroglyphes, il est certain toutefois que les Chinois en ont eu avant eux… Les Chinois n’ont

pas d’alphabet, mais 54409 lettres qui expriment ce qu’elles signifient avec tant de grâce, de

vivacité et de force qu’il semble que ce ne soient pas des caractères mais des voix et des

langues qui parlent, ou pour mieux dire, des figures et des images qui expriment et

représentent au vif ce qu’elles signifient, tant l’artifice de ces lettres est admirable… »

(A la suite de cette élégante définition, onze pages sont consacrées à la langue chinoise ; un

véritable cours de chinois)

« Je ne puis toutefois pas m’empêcher de dire que la langue chinoise est plus facile que la

grecque, que la latine et que toutes les autres de l’Europe ; du moins on ne pourra pas me

nier que toute belle et toute éloquente qu’elle est, elle ne soit beaucoup plus aisée que toutes

celles des Missions où notre Compagnie est occupée puisqu’elle n’est composée que

d’environ trois cent vingt monosyllabes [aujourd’hui le chiffre généralement retenu est de

400, ou 402 monosyllabes] … Il est certain qu’une personne qui étudiera avec application

et une bonne méthode pourra dans un an fort bien entendre et parler la langue chinoise… »

(Sic !)

De la civilité et politesse des Chinois, et de quelques-unes de leurs fêtes chapitre. VI

« Les Rois (empereurs) de Chine se piquent sur toutes choses de savoir recevoir et traiter les

étrangers… Il est vrai que cela ne s’exécute pas toujours avec une égale honnêteté et

régularité ; il faut l’attribuer à l’esprit bas et intéressé des officiers (le personnel) qui

détournent secrètement et dérobent une partie de ce qui est fourni aux étrangers… Les

femmes affectent de telle sorte la pudeur, la modestie et l’honnêteté qu’il semble que ces

vertus sont nées avec elles. Elles ne découvrent jamais leurs mains et si elles sont obligées de

donner quelque chose à la main elles le prennent avec la main couverte de leur manche…

L’une des fêtes qu’ils célèbrent avec le plus de joie et de solennité est le quinzième jour de la

première lune de leur année [il s’agit de la Fête des Lanternes qui clôt les festivités du

Nouvel An]. Ce jour-là ils allument tant de feux et de lanternes que si l’on pouvait voir tout à

la fois cet empire de quelque lieu élevé, on le verrait tout illuminé comme un grand feu

d’artifice… Je rapporterai ce que j’ai vu de mes propres yeux l’année 1644 dans la province

du Sichuan le Père Ludovico et moi étions prisonniers de ce cruel tyran ZHANG

XIANZHONG. Il nous invita à voir les artifices qu’il avait fait préparer pour la nuit de ce

quinzième jour. Il y en avait une infinité d’une beauté et d’une invention admirables. Mais je

fus particulièrement surpris de la machine suivante : c’était une treille de raisins rouges dont

toute la menuiserie brûlait sans se consumer, pendant qu’au contraire les ceps, les branches,

les feuilles, les grappes et les grains se consumaient peu à peu, en sorte toutefois qu’on ne

laissait pas d’y voir toujours le rouge des feuilles et le châtain de la vigne si bien présentés

qu’on aurait juré que toutes ces choses étaient naturelles et non contrefaites. Mais ce qui

nous étonna davantage fut de voir que le feu qui est un élément si actif et si terrible agissait

si lentement qu’il semblait avoir quitté la nature pour suivre les préceptes de l’Art et ne servit

qu’à représenter au vif cette treille au lieu de la brûler… »

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De la grandeur de l’Empereur de la Chine et ses revenus, chap. XVI

« Je puis toutefois assurer qu’il entre à Pékin une si grande abondance qu’elle paraîtrait

incroyable si je pouvais l’expliquer exactement. Je me contenterai pour en donner quelque

idée, de rapporter ce qui suit : le huitième de décembre 1669, le Roy (empereur) ordonna à

trois mandarins de venir brûler de l’encens devant le tombeau du Père Jean Adam SHALL

(cf. p 28 ss.) pour lui faire honneur et nous fit donner à trois Pères qui nous trouvions à la

Cour trois cent vingt- cinq écus pour les frais de son enterrement. Plusieurs mandarins de nos

amis et la plupart des chrétiens de Pékin assistèrent à la cérémonie… Le lendemain nous

allâmes, suivant la coutume, rendre grâce à l’empereur de cette faveur extraordinaire…

Après une heure d’attente, on nous fit entrer dans la Salle Royale où l’empereur était dans

son trône et nous commanda de nous asseoir à la première table du troisième rang du côté

droit… Il y avait 250 tables et sur chacune 24 plats d’argent… tous remplis de viandes, de

fruits et de confitures, mais sans potage. Au commencement du Festin, l’Empereur nous

envoya de sa table deux plats d’or pleins de confitures et de fruits. Au milieu du repas, il

nous fit apporter un autre plat d’or… sur la fin du repas, il nous envoya encore un plat rempli

de poires. La grâce que l’Empereur nous fit à cette occasion nous parut extraordinaire…

mais elle était ordinaire pour tous les autres puisque le Roi (l’empereur) leur donne tous les

jours semblable repas… »

Le Père de MAGALHAES n’a pas toujours présenté la Chine sous un jour favorable,

comme il l’a fait dans les chapitres de sa « Nouvelle Relation de la Chine » consacrés à

l’architecture somptueuse des monuments exquis, à l’excellent système de gouvernement, à

l’industrie…

Dans ses lettres mensuelles, il se livre.

Il a été frappé par la cupidité et l’orgueil des Chinois par leur avarice, par la corruption : « si

les mandarins dans les jugements de procès agissaient conformément aux lois et à l’intention

de leur Prince, la Chine serait le pays du monde le plus heureux et le mieux gouverné. Mais

autant ils sont exacts dans l’observance extérieure des formalités que nous avons dites, autant

sont-ils intérieurement méchants, hypocrites et cruels… »

Gabriel explique aussi que les Chinois sont des matérialistes convaincus, ce qui explique la

cupidité dont ils font preuve. « Il faut savoir, dit-il, que les Chinois sont tellement avides

d’argent et de richesse qu’ils ne font attention à rien pour les avoir… Ils débordent aussi d’un

orgueil illimité… »

Dans l’ensemble, le père de MAGALHAES présente les Chinois comme un peuple très

matérialiste et par conséquent ambitieux. Mais aussi les Chinois « sont dotés d’une grande

intelligence et sont capables de saisir les idées les plus profondes. Ils sont très industrieux et

travailleurs… »

Pour les Jésuites qui « travaillaient » en Chine, il importait d’avoir une bonne connaissance

de ce pays, de ses coutumes, de son peuple. Le père Gabriel de MAGALHAES possédait

cette connaissance à un haut degré. Le récit de son expérience personnelle qui fait l’objet de

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sa « Nouvelle Relation de la Chine » montre que cela lui a permis d’établir, malgré tant de

vicissitudes, des contacts fructueux avec les Chinois, de les développer et de les approfondir.

2. Le temps des religieux

Les religieux ont toujours été le 1er groupe de pénétration culturelle européenne après la

« découverte de nouveaux pays » par nos explorateurs et nos navigateurs : cas tout à fait

typiques : le Québec et l’Afrique. La pratique a été semblable dans les territoires d’Amérique

« découverts » par les Espagnols et les Portugais. En Chine le processus a été différent : ce

sont les religieux qui ont pénétré dans le pays avant les navigateurs… c’est en tout cas un des

leurs qui passe pour avoir été l’un des premiers, sinon le premier homme d’Eglise, à pénétrer

en Chine, il s’agit de l’apôtre Saint-Thomas. Une étude de 2008, « Thomas fonde l’Eglise de

Chine » rapporte la découverte de sculptures rupestres du 1er siècle de notre ère représentant

l’apôtre Thomas accompagné d’un assistant et d’une femme assise qui serait la Vierge

Marie. S’appuyant sur un faisceau d’arguments, les auteurs concluent que l’apôtre serait

venu par mer entre les années 65 et 68 et se serait rendu jusqu’à la capitale des HAN,

LUOYANG !

Il faut mentionner aussi à ce propos la stèle nestorienne sculptée en 781 et exposée au musée

de Xian, qui atteste la pénétration chrétienne en Chine au 7ème siècle. Ce qui ferait de la

Chine le premier pays « périphérique » du monde à avoir été visité par les propagateurs de

l’Evangile. Par la suite, ces courageux militants chrétiens ont occupé, à partir du 18ème

siècle, une place particulière dans l’histoire mouvementée des premiers contacts entre la

Chine et les pays européens en général. Les « relations d’amitié » que Matteo RICCI avait

cru pouvoir instaurer au 16ème siècle n’étaient plus la devise ni le mot d’ordre. Les temps

avaient changé, les hommes aussi et surtout ! Tout était à recommencer ; un indice parmi

d’autres permet de le confirmer : les jeunes prêtres à leur arrivée ne connaissaient en tout et

pour tout que quelques rudiments de la langue chinoise, acquis péniblement parfois, pendant

leur « stage de formation » à Macao… ! Ils avaient cependant reçu de leur Supérieur une

instruction qui retire toute justification aux attaques dont ils ont fait l’objet au cours des

siècles : « Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de

changer leurs rites, leurs coutumes, leurs mœurs… à moins qu’elles ne soient évidemment

contraires à la religion et à la morale… » (instructions romaines de 1659 – voir le portrait

du Père Gabriel de MAGALHAES p. 24 - » … Ce n’est qu’au 19ème siècle que l’on prit

pleinement conscience que la voie de sainteté proposée comme modèle universel heurtait

l’autre vocation universelle sur laquelle la Chine fondait sa propre culture… Un défi !

Ce groupe comprend :

Matteo RICCI (missionnaire jésuite italien, 1552-1610)

Evariste HUC (missionnaire lazariste français 1813 – 1860) ; Arthur Henderson SMITH

(missionnaire américain 1845 – 1932) ; Richard WILHELM (pasteur protestant allemand

1873 – 1930) ; Jean LEFEUVRE (jésuite sinologue français, 1922 – 2010)

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利 利 利 利 利 利 利 利 利 利 利 利 利 利 利

HONNEUR donc AU « CHEF DE FILE »

du « temps des religieux »

Je me limite à une présentation à grands traits d’un personnage historique mondialement

connu dont la vie et l’œuvre ont été abondamment étudiées.

Référence majeure pour moi. Immense bibliographie disponible très facilement.

Matteo RICCI 利 玛 窦 (Li Madou), missionnaire jésuite italien (1552 – 1610)

Matteo Ricci est né à Macerata, chef-lieu de la Région des Marches. La ville située sur la

côte adriatique compte aujourd’hui plus de 300 000 hab. [Il n’est pas sans intérêt de signaler

ici qu’elle n’est qu’à 100 km d’Assise]. La famille RICCI était composée de treize enfants ;

le père était pharmacien. Matteo commence ses études à Macerata, qu’il poursuit à l'école

jésuite de Rome. Il entre ensuite au noviciat des Jésuites le 15 août 1571 malgré l'opposition

de son père.

Il est étudiant au Collège romain où il suit l’enseignement de CHRISTOPHORUS

CLAVIUS. Appelé à fonder une mission en Chine, il quitte Rome pour Lisbonne (18 mai

1577) où il embarque pour Goa. Il termine sa formation à Goa et Cochin (Kerala actuel) où il

est ordonné prêtre le 25 juillet 1580.

Matteo RICCI était doté d’une très solide formation théologique il était un des plus grands

esprits de son temps et avait atteint un niveau très élevé de connaissances scientifiques,

principalement dans les domaines de la physique, des mathématiques et de l’astronomie.

D’une grande intelligence, il était fin dialecticien et ami des Lettres. C’était un homme de la

Renaissance.

Matteo RICCI a passé 27 ans de sa vie en Chine, en se faisant Chinois avec les Chinois, ce

qui lui a valu quelques « querelles » avec sa hiérarchie. Sa mort a été l’occasion d’une

reconnaissance exceptionnelle de la part de l’empereur Ming, WANLI, qui accorda le

privilège d’attribuer une villa à la Congrégation pour y ériger un mausolée. Plusieurs fois

saccagé le site a été restauré après chaque violation ; aujourd’hui la stèle reconstituée est

accessible au public dans la cour du Collège autrefois Ecole du Parti communiste chinois.

Dans son habit de moine bouddhiste qu’il a troqué très vite contre la robe de « lettré »

confucéen, Matteo RICCI avait le projet de se faire admettre à la Cour afin de convertir

l’empereur lui-même pour qu’ensuite le système de pouvoir pyramidal entraîne la conversion

de tout le peuple chinois. Pour y parvenir, il avait fourbi ses meilleures « armes » spirituelles

et intellectuelles, c’est-à-dire rédigé des mémoires dans tous les domaines-clés qu’il

prévoyait d’aborder avec l’empereur, sans arrière-pensées politiques et commerciales. En

cela, il avait été aidé par le grand lettré de Shanghai, XU GUANXI, devenu M. Paul après

son baptême et dont le nom a été associé par la suite régulièrement aux travaux scientifiques

et religieux de Matteo RICCI ; les deux hommes se considéraient comme amis.

Ce travail colossal qu’il s’était imposé à lui-même, c’est la postérité qui l’a reçu en héritage :

les 8 œuvres scientifiques du missionnaire, ses 5 écrits religieux et sa dizaine d’autres

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ouvrages dont certains en chinois, par exemple « Le traité de l’amitié », manuel de sagesse à

méditer.

Mon propos étant d’explorer les œuvres de mes grands témoins pour découvrir au fil de leurs

écrits comment chacun a perçu la Chine et les Chinois, monde inconnu, mal connu ou noyé

sous les préjugés, je vais retenir quelques paragraphes significatifs des lettres rédigées par

Matteo RICCI depuis son arrivée en Chine, de façon à avoir ses réactions « à chaud »

« d’homme de religion et homme de science ». Les nombreux livres consacrés au pionnier

des missions en Chine, devenu le « fondateur de la sinologie », reconnu comme tel au 20ème

siècle, en fournissent des exemples en abondance.

Citations :

Macao, le 13 février 1583

« … Apprendre le chinois, c’est tout autre chose que le grec ou l’allemand… Ecrire les

caractères, c’est plutôt les peindre… Ainsi écrivent-ils avec un pinceau, comme nos

peintres… Le plus savant parmi eux est celui qui connaît le plus de lettres et ce sont ceux-là

qui entrent dans les gouvernements…

« Ils sont si habiles en médecine que même pour les dents ils n’utilisent aucun instrument. Ils

font tout avec douceur, avec des herbes. Ils ont des livres d’herbes comme ceux que nous

avons à la maison, mais portant sur plus d’herbes et mieux peintes… Car ils ont une

imprimerie beaucoup plus ancienne que la nôtre, mais ils n’utilisent pas de lettres…. Pour

l’or, ils ont chez eux tellement de mines d’or qu’ils ne s’en servent pas comme monnaie,

mais comme marchandise. Ils achètent tout avec de l’argent au poids…

Chaozhou (au nord de la province de Guangdong), le 12 novembre 1592

« … Cette année 1592 correspond à la 20ème année du règne de l’empereur Ming, WANLI

(de la même génération et presque du même âge que Matteo RICCI)

Chaozhou, le 10 décembre 1593

« …L’an passé nous avons été attaqués par des voleurs ; quatre d’entre nous ont été

blessés… Les gardes en ont arrêté sept, huit ; nous les aidons au lieu de les poursuivre, lors

de toutes les audiences… C’est une chose inouïe pour un non chrétien de rendre le bien pour

le mal, mais c’est proprement la loi chrétienne…

Pékin, le 10 mai 1605

« … L’an dernier il est tombé énormément de pluie, qui a détruit beaucoup de maisons et

provoqué des inondations du fleuve ; il en est résulté de grands dégâts et beaucoup de morts

d’hommes. Mais il en est mort davantage à cause de la famine qui a suivi. Le roi

(l’empereur) a secouru le peuple, avec 200 000 écus… J’ai été émerveillé de voir tant de

charité parmi ces non chrétiens…

« Beaucoup écrivent et publient des livres sur nous ; la raison en est qu’ils ne connaissaient

pas d’autre royaume que celui-ci (la Chine) … Ils apprennent beaucoup de choses nouvelles

et ils avouent qu’ils ne peuvent être au même niveau que nous…

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Pékin, le 24 août 1608

« … Je me trouve toujours à la Cour de Pékin depuis huit ans que j’y suis venu et j’y suis

bien occupé. Je pense y finir ma vie, puisque c’et le désir du roi (de l’empereur) … »

Pékin, le 11 mai 1610 : mort de Matteo RICCI à Pékin. Après la cérémonie des funérailles,

un magistrat chrétien fit demander à l’empereur d’accorder une place pour la sépulture.

L’empereur accepta et l’endroit choisi fut une villa hors de la porte Fushengmen. C’était

assez grand pour un cimetière, une chapelle et une résidence. Le corps de Matteo RICCI y

fut déposé et bon nombre de jésuites y furent inhumés par la suite. Le cimetière fut violé et

détruit plusieurs fois au cours des siècles. Transféré puis restauré, il se présente aujourd’hui

comme une reconstitution ouverte au public.

MESSAGE :

« …Matteo RICCI a apporté un message occidental alors que la Chine ne connaissait rien à

l’étranger, mais il l’a fait avec respect et ouverture. Si l’on veut connaître la Chine, il faut y

vivre, apprendre la langue, comprendre les Chinois… et c’est seulement après avoir intégré

tous ces éléments qu’on peut se permettre de contribuer à l’enrichissement du pays… pas en

donnant des leçons d’un air supérieur comme certains étrangers l’avaient fait avant lui

(RICCI) et ont continué de le faire dans les siècles qui ont suivi. » (ZHU BEDA, intellectuel

catholique de Shanghai -2010-)

柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏 柏

Evariste HUC 柏 察 « BO CHA, maître intègre » missionnaire lazariste (1813-1860)

Né à Caylus, Tarn-et-Garonne, dans une famille de la bourgeoisie locale, il entre d’abord au

Petit-séminaire de Toulouse en 1826 avant de s’engager dans la congrégation des Lazaristes

en 1836. Il fait partie de la vague des vocations religieuses qui a suivi le rétablissement du

culte catholique garanti par le concordat conclu entre Napoléon et la Papauté en 1801, après

les bouleversements engendrés par la Révolution. On retrouve ainsi deux jeunes Lotois partis

en mission au même moment : Saint Jean-Gabriel PERBOYRE de Mongesty (1802-1841),

missionnaire des Missions Etrangères de Paris, martyrisé en Chine à Wuhan en 1841, et

Gilbert SOULIER de Vayrac (1800-1863), Frère des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie qui

a bâti des églises à Mangareva – archipel polynésien des Gambier- jusqu’à sa mort.

Evariste HUC commence à s’instruire sur le bouddhisme tout en poursuivant l’étude du

chinois. Passionné par le lamaïsme, HUC décide de migrer en compagnie de son confrère

Joseph GABET (1808-1853) vers le sud-ouest à destination du monastère de Kumbum. Ils y

arrivent en février 1845, y passent l’hiver et repartent pour Lhassa. Ils ont dû franchir des

sommets de 3000 à 6000 mètres avant de découvrir, en janvier 1846, le Potala « le palais du

plus auguste des bouddhas vivants » … Evariste entreprend alors la rédaction de ses

« Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et au Tibet », ouvrage de 500 pages publié en 1850

qui remportera un très grand succès.

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Cependant malgré leur déguisement, HUC et GABET sont démasqués par des

« indicateurs » et doivent quitter le Tibet sous escorte, quatre semaines après y être entrés.

Leur « fuite » jusqu’à Canton dure trois mois. De retour au point de départ, Macao, Evariste

HUC se remet à écrire frénétiquement tout en continuant à se perfectionner en chinois et en

tibétain. Affecté à Pékin, il arrive en 1849 dans la capitale du nord, mais il est perturbé et

souffrant… Il ressent les premiers signes de découragement, si bien qu’en 1851 il est de

nouveau à Macao pour préparer son retour en Europe. Il quitte la Chine sur une corvette à

vapeur le 29 décembre 1851.

A Paris, une forme de vie mondaine va l’occuper ; « ses rhumatismes et son sang

commencent à le tracasser » … Où est l’intrépide aventurier des plateaux mongols et des

sommets tibétains, le missionnaire fortement « inculturé » qui a passé 13 ans en milieu

chinois ?... A Paris, il est reconnu comme écrivain de talent et respecté comme prêtre, ce qui

lui a fait obtenir la Légion d’honneur en janvier 1853. Napoléon III le consulte sur les

affaires coloniales. La comtesse de Ségur le reçoit en invité « à la ville comme à la

campagne ; sa conversation est charmante, cela va sans dire… » Une attaque d’apoplexie

foudroyante le terrasse dans la rue un dimanche matin, près de l’église où il allait dire sa

messe.

Evariste HUC, écrivain

Il publie en 1854 un deuxième livre « l’empire chinois » qui a obtenu beaucoup moins de

succès que ses « Souvenirs » mais qui contient toutes les observations et réflexions qu’a pu

faire l’auteur sur son pays de mission et sur les habitudes des populations rencontrées. Le

Père HUC y décrit une Chine « banale », celle qui, par comparaison, peut nous aider

aujourd’hui à répondre à certaines « questions que notre époque se pose tant sur la Chine que

sur la façon dont l’Occident perçoit la Chine » (Simon LEYS). Et j’ajoute : HUC ne

fantasme pas comme ces auteurs qui, parlant de la Chine, parlent d’eux-mêmes ; il fait part

de sa riche expérience directe. Mais Simon LEYS avertit : « il épouse sans trop y réfléchir la

plupart des préjugés de son temps et de sa famille lazariste, il n’hésite pas à les contredire

aussitôt par de pénétrants traits saisis sur le vif… Il abonde en contradictions…. Cette sorte

d’incohérence fait précisément toute la force convaincante et la vie de son récit… » (Simon

LEYS).

Préface de l’auteur lui-même pour son livre « L’Empire chinois » : « Ce n’est pas en

séjournant quelque temps dans un port à moitié européanisé que l’on peut arriver à

connaître la société chinoise. Pour cela… il faut s’être identifié avec la vie des Chinois,

s’être fait Chinois soi-même et l’être demeuré longtemps. C’est ce que nous avons fait

pendant 14 ans… »

► Choses vues entendues et retenues par le Père Evariste HUC (extraits de l’Empire

chinois)

« Devant cette civilisation qui ressemble fort peu à celle de l’Europe, mais qui cependant

n’en est pas moins complète en son genre, avec son immense population, ses vivres en

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abondance et d’une riche variété, ses campagnes magnifiques, ses habitations d’un luxe

agréable quoique souvent bizarre… »

Expressions récurrentes : « les mœurs extraordinaires des Chinois… ce singulier pays… ces

étonnants Chinois…peuple très curieux et fort singulier… ».

Jardin chinois : « … je ne me lasse pas d’admirer les excentricités de la bizarre et féconde

imagination des Chinois… » « Ce discours était parfaitement chinois, un mensonge d’un

bout à l’autre… Les Chinois ont si largement développé leur système de mensonge qu’il est

fort difficile de les croire alors même qu’ils disent la vérité… »

La sérénité devant la mort : « nous pensons que la mort si paisible des Chinois doit être

attribuée à leur organisation molle et lymphatique et ensuite à leur manque total d’affection

et de sentiment religieux… » « … Pendant que nous vivions dans nos missions, nous

n’avions été le plus souvent en contact qu’avec les classes inférieures, dans les campagnes

avec les paysans et dans les villes avec les artisans… Nous fûmes heureux de trouver

l’occasion de pouvoir faire connaissance avec l’aristocratie de cette curieuse nation… Leur

politesse n’est pas ennuyeuse ; elle a quelque chose d’exquis, de naturel même… » Au sujet

des pieds bandés cette remarque humoristique : « Que répondraient les femmes chinoises si

l’on venait un jour leur dire que la beauté consiste non pas à avoir des pieds imperceptibles

mais une taille insaisissable, et qu’il vaut infiniment mieux avoir le corsage d’une guêpe que

des pieds de chèvre ? ... » A propos de l’infanticide : « … Il faut donc essayer de rechercher

ce qu’il y a de vrai et de faux dans cette monstrueuse barbarie que l’on reproche à la nation

chinoise… » « On aime assez volontiers à mettre sur le compte de trois cents millions

d’individus le fait d’un simple particulier et à rendre l’Empire tout entier complice et

solidaire de ce qui se passe dans une localité… » A propos de la

colonisation : « … lorsqu’on a parcouru l’Asie et visité les colonies des Européens, on est

forcé de convenir que la race conquise est presque partout traitée avec morgue, insolence et

dureté par des hommes qui se piquent pourtant de civilisation et quelquefois même de

christianisme… » « Noter que cet empire de 300 millions d’habitants avec toutes les

ressources de ses populations et du sol de ses riches et fécondes contrées devrait un jour se

montrer capable de remuer le monde et d’exercer une grande influence dans les affaires

de l’humanité… » Mais plus tard il dira : « Nous pensons que la Chine a fini son temps »

« On se trompe beaucoup en pensant que les Chinois vivent toujours parqués dans une

enceinte de lois impitoyables et sous la verge d’un pouvoir tyrannique…Cette monarchie

absolue … tempérée par l’influence et la prépondérance des lettrés donne au peuple une

indépendance bien plus large qu’on ne saurait l’imaginer… » « Quand on veut critiquer une

administration, rappeler un mandarin à l’ordre et lui faire savoir que le peuple est mécontent

de lui, l’affiche chinoise est vive, railleuse, incisive, acerbe et pleine de spirituelles saillies…

Elle est placardée dans toutes les rues et surtout aux portes du tribunal où réside le mandarin

qu’on veut livrer aux sarcasmes du public. On se rassemble autour de ces affiches, on les lit à

haute voix pendant que mille commentaires, plus impitoyables que le texte, se produisent de

toute part au milieu des éclats de rire… » [Les dazibaos de Pékin à Xidan, en 1979 étaient

de la même veine !] « … Pour ce qui est des voyages et de la circulation des citoyens, on

peut aller et venir tant qu’on veut dans les 18 provinces… Tout le monde a le droit de se

promener librement d’un bout à l’autre de l’Empire… On conçoit que la moindre gêne

apportée à la circulation des négociants ralentirait l’essor commercial qui est en quelque

sorte la vie et l’âme de ce vaste Empire… » « ... quand on a vécu quelque temps parmi eux,

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on est forcé de se demander comment on a pu se persuader en Europe que la Chine était

comme une vaste académie remplie de sages et de philosophes… leur gravité et leur sagesse

ne se trouvent que dans les livres classiques… Nous avons dit qu’ils étaient une nation de

cuisiniers, nous serions tentés d’affirmer aussi que c’est un peuple de comédiens… » « …

les mandarins ne sont guère qu’une formidable et imposante association de petits tyrans et de

grands voleurs, fortement organisés pour écraser et piller le peuple… » « … les Chinois sont

aujourd’hui à une des périodes où le mal l’emporte de beaucoup sur le bien… » « C’est une

chose bien lamentable que cette obstination du peuple chinois à repousser dédaigneusement

le trésor de la foi que l’Europe ne cesse de lui présenter avec tant de zèle et de

dévouement… » « Voyant le christianisme apporté en Chine et propagé par les Européens, le

gouvernement chinois s’est persuadé que c’était un moyen de se faire des partisans afin de

pouvoir, à un temps donné, s’emparer de l’Empire avec plus de facilité… nous savons très

bien, nous, que les missionnaires ne quittent pas leur patrie pour s’en aller au bout du monde

user leur vie au renversement de la dynastie mandchoue… » «… Nous pensons qu’on ne

peut pas rejeter le chiffre total de population de 361 millions, malgré son énormité… On se

demande quel sera l’avenir de cette immense agglomération d’habitants que la terre ne peut

plus contenir… mais c’est un magnifique potentiel pour remuer le monde et exercer une plus

grande influence dans les affaires de l’humanité… »

明 明 明 明 明 明 明 明 明 明 明

Arthur Henderson SMITH 明 恩 溥 Ming En Pu (1845 – 1932),

missionnaire de l’American Board of Commissionners for Foreign Missions.

Arthur SMITH est connu pour avoir passé 54 ans comme missionnaire en Chine et avoir

écrit des livres sur la Chine à l’intention des lecteurs étrangers. Il s’est fait surtout connaître

par son livre « Chinese Characteristics » qui est longtemps resté l’ouvrage sur la Chine le

plus lu par les non-Américains.

Né à Vernon, Connecticut, il a servi dans l’armée pendant la Guerre civile avant de sortir

diplômé du Beloit College. Après un bref passage au Andove Theological College, il obtient

un diplôme de l’Union Theological Seminary. Après son mariage, il est ordonné comme

membre de sa congrégation. Le couple s’embarque pour la Chine en 1872 et va s’installer

dans un village du Shandong (Pangjiazhuang) jusqu’au déclenchement du soulèvement

xénophobe des Boxers (1898-1899) qui d’ailleurs a épargné leur maison. L’un des

missionnaires – peut-être Smith lui-même (?) - aurait donné le nom de « boxers » aux

rebelles par référence à leur pratique rituelle de la boxe. A ce moment-là Arthur SMITH

quitte le Shandong et rejoint Pékin.

La révolte des Boxers avait été fomentée par l’impératrice douairière CI XI qui s’est appuyée

sur cette secte des « poings de justice » dont les membres se croyaient invulnérables aux

balles des fusils et qui s’attaquaient aux missionnaires étrangers au cri de « soutien aux

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QING, mort aux étrangers ! » Après que la secte des Boxers eut massacré 200 missionnaires

étrangers et 32 000 Chinois convertis, la déclaration de guerre de CI XI aboutit au siège des

Légations étrangères de Pékin ; celui-ci sera levé par l’arrivée d’un corps expéditionnaire et

se conclura par la capitulation de la Chine… La manœuvre de CI XI avait échoué.

En mai 1900, SMITH et 22 autres missionnaires américains s’étaient réfugiés à Pékin dans le

quartier des Légations où ils sont restés pendant le siège. SMITH en a fait le récit dans

« China in Convulsion » ; grâce à ce livre, il est devenu le missionnaire américain le plus

connu à l’époque. Ses hautes qualités lui ont valu d’être élu, en 1907, co-président américain

de la conférence de Shanghai sur le Centenaire de la mission de Chine à laquelle ont

participé 1000 missionnaires protestants.

Arthur SMITH s’est retiré en Californie en 1926, 54 ans après son arrivée en Chine. Sa

femme est morte cette même année 1926 et lui-même en 1932 à l’âge de 87 ans.

Arthur SMITH, écrivain

Simon LEYS porte cette appréciation : « le livre de SMITH (Simon LEYS vise

essentiellement « Chinese Characteristics », son œuvre majeure publiée en 1894 à New-York

et traduite en plusieurs langues européennes ainsi qu’en chinois et en japonais) a été

fréquemment réédité au début du 20ème siècle. Le grand écrivain chinois LU XUN a reconnu

avoir été influencé par cette œuvre importante de SMITH. Publié en français en 1935 sous le

titre « Mœurs curieuses des Chinois », ce livre a détenu pendant plusieurs décennies une

autorité considérable non seulement parce qu’il était éminemment représentatif de la

mentalité de l’époque, mais aussi du fait qu’il exerçait une certaine influence en Chine.

Paradoxalement, ce sont les esprits progressistes chinois qui l’ont « pris au sérieux » …

Paradoxe en effet car ce livre est « une compilation de tous les vices chinois… » (Simon

LEYS). Exemple : « Il faut civiliser la Chine… mais le bois pourri ne peut être sculpté, il

doit être entièrement rejeté…ce dont la Chine a besoin, c’est de la droiture morale et pour

atteindre ceci il est absolument nécessaire qu’elle acquière une connaissance de Dieu, ainsi

que de la relation entre l’homme et Dieu… » En fait, si les intellectuels révolutionnaires

chinois de l’époque s’intéressent à SMITH, c’est parce qu’ils veulent purger les Chinois

de leurs « vices » collectifs. Pour attaquer la société traditionnelle qu’ils tenaient pour

haïssable, ils trouvaient un supplément de motivation dans le sombre catalogue de SMITH.

En fait de catalogue, les livres de Smith sont une œuvre imposante ! « Mœurs curieuses des

Chinois » compte en effet 310 pages auxquelles s’ajoutent 350 autres pages plus

spécialement consacrées à « La Vie des paysans chinois », car comme le disait Evariste

HUC, les missionnaires étaient le plus souvent en contact avec les paysans… plutôt qu’avec

« l’aristocratie ». Cela donne un intérêt particulier aux livres d’Arthur SMITH, car les

commentaires sur la Chine de l’époque portent sur la population urbaine.

►Choses vues, entendues et retenues par Arthur SMITH –

Extraits de « Mœurs curieuses des Chinois, 1935 »

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Citations :

« Offrir à une personne un beau cadeau c’est « lui donner de la face » … Etre accusé d’une

faute c’est « perdre de la face » … Un homme à qui l’on doit de l’argent et qui sait qu’il ne le

touchera jamais ne s’en rend pas moins chez le débiteur ; il y fait un beau tapage et montre

de cette façon qu’il sait comment on doit se comporter. Il ne touche pas d’argent mais il

sauve sa « face » … Sauver sa « face » et perdre la vie ne nous semblerait pas à nous une

perspective bien attrayante car nous avons entendu parler d’un magistrat qui, par faveur

spéciale, obtint d’être guillotiné vêtu de sa robe de juge afin de sauver sa face… »

Démographie : « Nous retrouvons cette impression de population surabondante dans tous les

coins de ce vaste empire… Il est vraiment merveilleux que la société chinoise réussisse à

nourrir et à vêtir une telle multitude d’enfants, toutes réserves faites sur la façon dont ces

enfants sont nourris et vêtus… Il semble, à dire vrai, que la pauvreté ne tend pas à diminuer

la population chinoise… Avec 250 millions d’habitants - estimation la plus faible - la

question n’est pas tant le nombre des habitants que le taux d’accroissement de chaque

famille…

« Nous, Anglo-Saxons, nous nous montrons très fiers de notre éducation intellectuelle qui

nous permet d’aller droit jusqu’à la moelle d’un sujet… Nous sommes toujours guidés par le

sentiment de la ligne droite (cf. William Martin, p. 61) … mais point n’est besoin de

connaître depuis longtemps la race asiatique pour nous rendre compte combien leurs instincts

et les nôtres diffèrent, ils sont en somme aussi opposés que les deux pôles de la Terre…

« Si l’habillement masculin occidental paraît à la moyenne des Chinois déraisonnable et laid,

que pensent-ils donc du costume des femmes ? Il viole toutes leurs idées de convenance

pour ne pas dire de décence… L’ignorance des étrangers quant à la langue chinoise est l’une

des raisons pour lesquelles les autochtones ressentent vis-à-vis de nous un profond sentiment

de supériorité. Si l’étranger ne comprend pas ce que lui dit le dernier des coolies, celui-ci le

méprisera en conséquence…

« Il fut un temps où l’Occident s’imaginait pouvoir prendre la Chine d’assaut, grâce à ses

multiples inventions mécaniques et autres… La Chine n’est pas un pays et les Chinois ne

sont pas un peuple à se laisser enlever d’assaut, quels que soient les moyens mis en œuvre.

La seule manière d’assurer aux Occidentaux le respect de la race chinoise c’est de leur

montrer que la civilisation chrétienne… arrive à des résultats que ne saurait obtenir la

religion indigène…

« Les « montagnes et les fleuves », autrement dit l’Empire, sont supposés constituer une

« propriété impériale » que l’Empereur conservera aussi longtemps que possible…

« En Occident, nul ne l’ignore, l’individu est l’unité et la nation un assemblage plus ou

moins considérable d’individus. En Chine, l’unité sociale se trouve dans la famille, le village

ou le clan… (cf. Ch. CAYOL p.80)

« Les Orientaux ont poussé l’art de l’injure à un degré de perfection dont seuls les Orientaux

sont capables… Toutes les classes, tous les sexes puisent copieusement dans cet arsenal

d’invectives et l’on se plaint que le vocabulaire des femmes est encore plus immonde que

celui des hommes, justifiant ainsi l’aphorisme d’après lequel les Chinoises gagnent en

volubilité ce qu’elles perdent dans la compression de leurs pieds… Un juron anglais est une

balle rapide, une injure chinoise est un paquet d’ordures…

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« Nous arrivons ainsi à la conclusion que les besoins multiples de la Chine se résument en un

seul besoin impératif. Et celui-ci ne sera complètement satisfait et de façon durable que par

la civilisation chrétienne…

« Dans le Livre des Odes – l’un des grands classiques chinois – on peut lire un poème

décrivant le palais d’un roi :

Des fils naîtront de lui. On les fera reposer sur des lits ;

Habillés somptueusement ils auront des sceptres pour jouets ;

Leurs voix retentiront avec force…

Des filles naîtront de lui. On les couchera par terre.

Vêtues de simples robes, elles auront des tuiles pour jouets.

Il leur appartiendra [de se préoccuper] des boissons

et de la nourriture ; elles veilleront à ne causer

aucune peine à leurs parents…

« Les Chinois contemporains sont bien sur la même lignée que leurs lointains ancêtres. Le

garçon commence sa vie d’après ce principe que tout ce qu’il demande doit lui être

accordé… La mère chinoise est l’esclave de ses enfants. S’ils pleurent… il faut à tout prix

faire cesser… les cris d’un enfant. Sous ce rapport du moins, il ne semble pas exister de

différence sensible entre la façon de traiter les garçons et celle dont on traite les filles…

« Le choix des prénoms – ou « petits noms » ou « noms de lait » est dicté par des usages : si

la vieille grand-mère vient d’atteindre ses 70 ans, l’enfant sera appelé Soixante-Dix. Si

l’enfant est robuste on l’appellera Solide ; s’il est dodu ce sera Petit-Gros… Mais ces

dénominations, un étranger doit se garder d’en faire usage. On ne saurait infliger de plus

grande insulte à un Chinois adulte que de l’interpeller en public par son petit nom…

« Nous devons donc considérer la situation de la femme chinoise comme le résultat et le fruit

le plus caractéristique du confucianisme. Voici sept péchés mortels commis à l’égard de la

femme et qui découlent de ce principe :

1. Les femmes chinoises ne reçoivent généralement aucune éducation. Leur cerveau

est laissé à l’état nature…

2. La vente des femmes et des filles se pratique naturellement…

3. Mariages prématurés trop nombreux. Un jeune couple représente une entité

distincte dont on doit respecter l’indépendance individuelle ; c’est une conception

que le confucianisme traite avec mépris…

4. Infanticides des enfants de sexe féminin : cette coutume est la conséquence directe

du principe qu’il faut des enfants mâles, dans un système social où la pauvreté

règne en maître et où, souvent, une bouche de plus signifie la famine imminente…

5. Le concubinage ou bien « les femmes secondaires »

6. Suicide des jeunes filles… la soif du suicide devient une véritable épidémie… Dans

certaines régions les jeunes filles forment des sociétés secrètes et font vœu de se

suicider quelque temps après le mariage qu’on leur a imposé…

7. Surpopulation : c’est à ce système de surpopulation que la génération nouvelle doit

d’être écrasée sous le poids de la responsabilité d’avoir à nourrir et vêtir des enfants

qui n’auraient pas dû naître… Il est impossible de faire quelque chose d’utile pour

des populations comprimées comme des allumettes dans leur boîte… La

surpopulation devrait être attirée dans les régions encore vierges où elle fait

défaut… »

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德 德 德 德 德 德 德 德 德 德 德

Richard WILHELM, missionnaire protestant allemand (1873-1930).

Richard WILHELM est né en Allemagne, à Stuttgart, le 10 mai 1873. Son père était peintre

sur verre. Il entreprend ses études à l’université de Tübingen, où il se passionne pour les

œuvres de Goethe. Naturellement porté vers la spiritualité, il s’oriente vers la théologie

devient docteur en théologie. A 22 ans, en 1895, il est ordonné pasteur à Stuttgart et nommé

vicaire à Wimsheim, puis à Boll en 1897 où il fait la connaissance du pasteur Christoph

BLUMHARDT qui deviendra son beau-père. Attiré par les missions en Extrême-Orient, il

s’adresse en 1898 à la Société des missions évangéliques protestantes qui cherchait un

pasteur pour la nouvelle colonie allemande du Shandong - Chine. Choisi pour cette mission,

il va s’inscrire à un stage de perfectionnement en anglais à Londres, puis il se fiance avec

Salomé BLUMHARDT, infirmière diplômée et fille du pasteur de Boll.

Il part en Chine en 1899 et s’engage comme missionnaire au service des missions

évangéliques protestantes. Sa mission sera à Qingdao, province du Shandong. En 1900 sa

fiancée le rejoint et à son arrivée en Chine, leur mariage est célébré à Shanghai ; ils gagnent

ensemble Qingdao.

Richard WILHELM manifeste un intérêt grandissant pour les grands textes philosophiques

de la période classique chinoise : LAOZI, CONFUCIUS. En 1901, il fonde un collège puis

un lycée sino-allemand à Qingdao ainsi qu’une école de filles, Margaret College. Les graves

événements provoqués par la révolte des Boxers n’affectent pas la famille… alors que le 20

juin 1900 l’ambassadeur d’Allemagne, Freiherr VON KETTELER, est assassiné et que le

quartier des Légations de Pékin est mis en état de siège.

Quatre fils sont nés au foyer Wilhelm, tous à Qingdao : Siegfried, Manfred, Hellmut (futur

sinologue comme son père) et Walt.

WILHELM poursuit avec passion son travail d’approfondissement de la culture et de la

pensée chinoises, sans jamais interrompre ses traductions… au point de concevoir peu à peu

le monde selon l’optique chinoise. Il était devenu un autre ; venu en Chine pour convertir les

Chinois c’est lui, le missionnaire, qui presque sans s’en rendre compte avait été converti.

Tous les services qu’il avait rendus sont reconnus et récompensés ; l’impératrice CIXI lui

décerne, à ce titre, le « bouton de 4ème grade ».

En 1907, il prend une période de congé qu’il va passer en Allemagne avec toute sa famille.

De retour en Chine en 1908, il voyage dans le pays avant de reprendre ses activités à

Qingdao. Il s’est rendu compte à ce moment-là que sa vraie mission était de « créer un pont »

entre la spiritualité de l’Orient et celle de l’Occident (cf. Léopold LEEB p. 85). En 1911, il

fait la connaissance de LAO NAIXUAN (1843-1921) fin lettré qui l’avait profondément

influencé et qu’il considérait comme son maître. C’est grâce, en particulier, à son aide qu’il a

réussi à surmonter une crise de dysenterie amibienne. Les deux hommes, chercheurs

passionnés, sont devenus des amis et c’est ensemble qu’ils ont entrepris en 1913 la

traduction en allemand du Yijing (Le classique des mutations), construction intellectuelle

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surprenante et unique, à vocation philosophique et divinatoire. Leur collaboration était si

étroite qu’ils retraduisaient en chinois leur version allemande pour vérifier si elle était bonne.

Enfin en 1920, après bien des difficultés provoquées par la Ière guerre mondiale en Europe,

Wilhelm met fin provisoirement à sa mission et rentre en Allemagne. Il revient en Chine

l’année suivante pour être engagé à la Légation allemande à Pékin tout en donnant des cours

à l’université de Pékin. Il travaille activement à sa traduction du Yi Jing, toujours en

collaboration avec LAO NAIXUAN. En 1921, WILHELM et LAO achèvent cette traduction

dans laquelle ils intègrent sous forme de commentaires des citations de la Bible, mais aussi

de Goethe et de philosophes occidentaux, afin d’établir des parallèles. Mais LAO

NAIXUAN meurt cette même année 1921 et WILHELM poursuit, seul, le travail jusqu’en

1923.

Richard WILHELM rentre définitivement en Allemagne en 1924. Il est nommé professeur

honoraire à l’Institut chinois de Francfort, où il occupe la chaire nouvellement créée

d’histoire et de philosophie chinoises. En 1927, il est professeur en titre à l’université de

Francfort. Pendant ses dernières années de vie, il reste fidèle à sa vision sino-centrique de la

culture et attaché à sa « mission » de rapprochement entre la Chine et l’Europe. Il se lie ainsi

d’amitié avec des intellectuels et des philosophes tels que ALBERT SCHWEITZER,

HERMANN HESSE, MARTIN BUBER et surtout CARL GUSTAV JUNG qu’il rencontre

pour la 1ère fois en 1923 à « l’Ecole de Sagesse » à Darmstadt. Selon JUNG, WILHELM

« semblait ressentir la pression de l’esprit européen » qui l’empêchait de faire la transition

sereine entre la Chine et l’Europe. « En sera-t-il capable ? » se demandait JUNG… Il est vrai

que WILHELM refusait l’approche euro-centrée de la culture chinoise. Très admiratif des

Chinois et de la culture chinoise, il s’était engagé en faveur d’un « échange des cultures »,

prenant de plus en plus de recul par rapport à l’activité missionnaire contre laquelle il

accumulait les critiques. Un jour il a avoué à son ami JUNG : « c’est pour moi une

consolation de n’avoir baptisé aucun Chinois ! » … En réalité Richard WILHELM finira par

couper lui-même peu à peu les liens qui l’attachaient à la Chine…

Peu de temps avant de mourir, il a pu achever son œuvre la plus volumineuse commencée 20

ans plus tôt, la traduction et l’édition des 8 tomes de Religion et Philosophie de la Chine.

Il est mort à Tübingen, le 1er mars 1930, d’une grave dysenterie. Il est inhumé au cimetière

de Bad Boll où son épouse le rejoindra en 1958. Sa tombe est couverte d’une dalle nue sur

laquelle est posé un globe en travertin, symbole de l’activité universelle qui fut la sienne.

Richard Wilhelm, écrivain

Richard Wilhelm ne peut qu’être classé parmi les écrivains, ne serait-ce qu’en considération

du nombre de pages écrites, traduites, publiées qui équivalent à plusieurs volumes de 500

pages. « Ecrivain » aussi par sa concentration dans la durée et son investissement culturel

intense surtout quand le travail de traduction porte sur une œuvre comme le Yijing, véritable

fondation et pilier de la culture chinoise. Pour rester sur le plan littéraire, une dernière qualité

mérite d’être signalée ; en effet la version allemande du Yijing par Richard WILHELM a

servi de langue source pour les traductions dans la plupart des autres langues européennes…

La liste des œuvres (traductions à 99%) finirait de convaincre les plus réservés… Cette

liste est longue.

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D’abord le Yijing (Classique des Mutations), un « monument », traduit pour la

première fois en allemand

Le Mystère de la fleur d’or – pratique de la méditation - traduction

L’âme de la Chine (œuvre originale)

Dao De Jing, de Laozi, traduction

Religion et philosophie de la Chine (traduction) ; et beaucoup d’autres

De cette production abondante, se dégage le Yijing en version allemande (et ses

traductions dérivées qui passent encore à l’heure actuelle pour les plus répandues dans

le monde et auxquelles Wilhelm doit sa renommée mondiale.)

►Choses vues, entendues et retenues par Richard WILHELM

Richard WILHELM n’a pas rédigé de carnets de voyage et de souvenirs, mais tous les

travaux qui ont émaillé sa vie ont laissé des traces significatives qui permettent bien souvent

de déceler des avis ou des appréciations du missionnaire ou du chercheur sur son entourage

et son environnement humain. La découverte de ce monument qu’est le Yijing sur lequel

s’édifie la civilisation chinoise est pour lui la marque de la grandeur et de la richesse de la

pensée et de la culture chinoises. De cette certitude découle son admiration profonde pour la

Chine et les Chinois, après 20 ans de séjour dans le pays. Toute sa réflexion en est

imprégnée.

Quant aux personnes qui l’ont influencé, ce sont, là encore, des relations nouées dans son

milieu social, avec en tête de liste, LAO NAIXUAN. Les deux amis font d’ailleurs penser au

duo MATTEO RICCI-XU GUANGQI resté célèbre dans l’histoire des échanges culturels

sino-européens. De même que RICCI et XU ont collaboré à la traduction en chinois des

Eléments de géométrie d’Euclide, de même le duo WILHELM- LAO est parvenu à transcrire

dans une langue européenne, l’allemand, un texte chinois mythique et ésotérique remontant à

l’antiquité chinoise et concernant des générations… et des générations de Chinois…

Yijing = Classique des Mutations (ou des Changements) = « un ouvrage qui depuis plus de

2000 ans occupe dans la civilisation chinoise une place comparable à celle du Discours de la

Méthode de Descartes chez nous » (Cyrille Javary, spécialiste-traducteur et commentateur du

Yijing). Le Yijing est l’un des quatre « grands classiques » chinois dont les plus anciens

remontent à la dynastie des ZHOU (du 11ème siècle av. J-C jusqu’à 256 av. J-C) et sont

l’œuvre de devins, annalistes et scribes. Il s’agit du classique des documents (Shujing) ; du

classique des vers (Shijing) ; du classique des mutations (Yijing) ; du classique des rites

(Lijing) auxquels a été ajouté le classique de la musique (Yuejing).

Le Yijing était « l’ADN de l’univers » pour les devins de l’antiquité chinoise qui l’utilisaient

pour décrypter la création/transformation (mutation) de l’univers, à partir de la paire

fondatrice du Yin et du Yang. Le Yijing raconte cette transformation : ce qui se passe dans le

Ciel et sur la Terre. Cet ensemble d’explications est devenu, au bout de plusieurs siècles, un

livre qui a passionné ou effaré un grand nombre de penseurs européens et non des

moindres… L’un d’eux, Carl Gustav JUNG ami de Richard Wilhelm, y voit la fascination de

l’esprit chinois pour le caractère fortuit des événements (synchronicité) et une remise en

cause du principe de causalité qui gouverne le raisonnement occidental.

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A s’en tenir au texte, le Yijing ne saurait cependant pas être qualifié de lumineux ; exemple :

« neuf en haut signifie : le nid de l’oiseau brûle. D’abord le voyageur rit, puis il doit se

lamenter et gémir. Il perd étourdiment la vache. Infortune… » (du livre 1, « le Texte »). Il est

vrai que le Yijing n’est pas de la littérature !... Il est un manuel d’utilisation, un livre de

recettes. Il ne se raconte pas, il s’expérimente, il s’applique. C’est un ouvrage que l’on

consulte, quand on en a besoin, c’est un livre personnifié transformé en conseiller.

« Lorsqu’on hésite sur la voie à suivre, sur un choix à faire, on peut alors faire appel à lui,

s’en servir comme d’un manuel d’aide à la prise de décision » … (Cyrille JAVARY). C’est

la raison pour laquelle « les premiers jésuites envoyés en Chine par Louis XIV à la Cour de

Pékin n’y verront que superstition indigne, niaiseries divinatoires analogues à celles qu’ils

condamnaient chez eux » (JAVARY)….

Quand peut-on « avoir besoin » du Yijing ? – Le Yijing insiste sur la connaissance de soi…

Elle ne convient qu’à des gens qui aiment à méditer sur ce qu’ils font et sur ce qui leur

arrive… « Ce que le Yijing a en vue ce ne sont pas les choses dans leur essence – comme

dans le cas de l’Occident – mais les mouvements des choses dans leur transformation ».

C’est donc en dernier lieu un livre de sagesse, ce qui fait dire à Richard WILHELM : « le

Yijing fait partie des livres les plus importants de la littérature universelle. Il est à la base de

la philosophie chinoise où confucianisme et taoïsme plongent leurs racines communes »

(préface de la traduction française du Yijing)

词 典 词 典 词 典 词 典 词 典 词 典

Jean LEFEUVRE 雷 焕 童 (LEI Huantong) - Jésuite français (1922-2010)

Jean LEFEUVRE est né dans un village de la Sarthe, non loin de l’abbaye de Solesmes. Une

enfance très libre de petit campagnard dans une petite commune où tout le monde se connaît

lui a permis de développer une relation très intense avec la nature et à être l’ami de tous.

Sa vocation religieuse s’est révélée à 6 ans. A 12 ans, il entre au collège jésuite du Mans où

il effectue toute sa scolarité. A 18 ans, c’est le noviciat à Laval où, dans la bibliothèque, il

découvre pour la première fois des livres sur la Chine, ce qui a déclenché son désir d’être

envoyé en Chine, avec l’intention « non pas de propager la foi chrétienne, mais d’étudier la

manière des Chinois d’être « hommes » … pour comprendre l’expérience humaine

des Chinois. » Après une année (1943) de « travail obligatoire » en Allemagne, il reprend sa

formation jésuite et se déclare très tôt prêt à partir en Chine. Sa demande est acceptée ; il

allait pouvoir apprendre peu à peu « la manière profonde de penser des Chinois ». Après

avoir passé une licence de philosophie à l’université de Montpellier, il s’embarque à Naples

pour la Chine, via le canal de Panama, sur un ancien transport de troupes américain. Au bout

de la traversée (deux mois de mer) il arrive à Shanghai, en octobre 1947. De la mission de

Zikawei (Xujiahui) de Shanghai, il gagne, une semaine plus tard – novembre 1947- en bateau

puis en train, la ville de Tianjin et de là Pékin. Il est accueilli par une communauté de 70

jésuites étrangers venus étudier la langue chinoise. Cette communauté était logée dans une

maison traditionnelle d’une dizaine de pièces. Trois mois plus tard, Jean Lefeuvre a terminé

son « parcours de langue chinoise » prévu pour durer deux ans ! Il parvient à se faire

admettre aussitôt après à l’université de Pékin où dès le début de l’année 1949 il constate

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« un basculement vers le parti communiste » … bien que « sur les 2500 étudiants de la

faculté des humanités il n’y ait eu, en fait, que 5 membres du Parti… »

Son année de philosophie terminée à Pékin, Jean LEFEUVRE demande son transfert à

Shanghai, en vue de son ordination. Mais déjà une partie des jésuites en formation au Grand

Séminaire ont commencé à déménager vers Hong Kong sous l’effet des persécutions

communistes. En 1951 en effet, une « Association patriotique » fut créée plaçant l’Eglise

catholique sous la tutelle politique du parti communiste. En avril 1952, Jean LEFEUVRE est

ordonné prêtre à Shanghai dans la cathédrale St Ignace de Xujiahui par Mgr GONG PINMEI

qui allait par la suite passer plus de 30 ans en prison… « Quand je fus en Chine, j’observais

minutieusement la tactique communiste. Il y eut d’abord la « campagne pour écraser les

contre-révolutionnaires », elle dura 3 mois et fut féroce… Quelques mois plus tard il y eut la

« campagne des trois-anti et des cinq-anti… s’ensuivit la campagne de la réforme de la

pensée visant les enseignants… »

En mai 1952, Jean LEFEUVRE et tous les autres jésuites étrangers furent forcés de quitter

Shanghai pour Hong Kong. Trois ans plus tard (septembre 1955) le parti communiste

effectua une rafle… arrêtant plus d’un millier de personnes ; dont des prêtres, des religieux,

des religieuses…

En 1952 / 53, Jean LEFEUVRE est aux Philippines pour parfaire sa formation

philosophique. Après quoi, il s’installe à Taiwan en 1955 pour ne plus en repartir. C’est à

Taizhong qu’il rédige son dictionnaire chinois/français et qu’il s’installe pour développer ses

recherches sur les « jiaguwen », inscriptions oraculaires dont il deviendra le spécialiste.

Parallèlement, il fonde avec un confrère une maison d’édition, tout en conservant son

ministère auprès des communautés catholiques et des intellectuels. Le dernier événement

marquant de sa vie sera la disparition, en 1964, de son ami le Père CARROL qu’il devra

remplacer dans l’équipe taïwanaise du Dictionnaire Grand Ricci. Il sera à Paris en 2001 pour

la sortie de cet immense dictionnaire chinois-français en 7 volumes, c’est le dictionnaire

occidental le plus complet sur la langue chinoise : 13 500 caractères et 300 000 mots et

expressions. Commencé en 1930, ce gigantesque travail s’est terminé le 11 mai 2010 au

musée de Shanghai à l’occasion d’une soirée de lancement exceptionnelle de la version

numérique. Quatre mois plus tard, le 24 septembre 2010, Jean LEFEUVRE disparaissait.

Jean LEFEUVRE, écrivain

L’essentiel des écrits de Jean LEFEUVRE est son abondante contribution au Dictionnaire

Grand Ricci, tant il est vrai qu’il s’était engagé totalement dans cette entreprise surtout à

partir de 1964, avec toujours comme objectif d’œuvrer en faveur de la culture et de l’écriture

chinoises. Le Grand Ricci en est la plus belle expression. Néanmoins Jean LEFEUVRE a

produit aussi quantité d’ouvrages d’intérêt général pour les sinologues professionnels et

amateurs, ainsi qu’une série d’autres sur l’art chinois.

Les livres les plus fréquemment cités sont les suivants :

« Les enfants dans la ville » - 1956 – Chronique de la vie chrétienne à Shanghai de 1949 à

1955. C’est une chronique de la persécution. L’auteur raconte : « …Les enfants représentent

l’innocence des chrétiens persécutés ; la ville représente l’oppression communiste. ZHOU

ENLAI lui-même voulut se procurer le livre et après l’avoir lu il invita le parti communiste

français à écrire un livre-réponse. C’est ainsi qu’après avoir passé quelques semaines en

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Chine, Simone de BEAUVOIR écrivit un livre pour chanter la gloire de la Chine

nouvelle… »

Autres titres : « Traduction en chinois des Pensées de Pascal » (1968)

« La nouvelle porte : chemin, vérité, vie » 1986 ; en chinois.

« Une histoire de l’art occidental – en chinois en 11 volumes publiés de 1962 à 1978

Ayant partagé sa vie entre son activité missionnaire et son travail de chercheur, il résumait

ainsi sa « vocation chinoise » quelques années avant sa mort :

« …ça m’a permis d’avoir deux facettes, l’une avec la poursuite d’études très sérieuses,

l’autre d’être en contact avec la vie et les gens ... et avec les jeunes pour lesquels je ne

désirais pas tant faire d’eux des chrétiens nominaux, mais plutôt de les aider par la foi dans

le Christ et par les ressources culturelles de leur propre tradition, à avancer dans leur quête

de sens … »

► Choses vues, entendues et retenues par Jean LEFEUVRE (extraits de sa brève

biographie – 130 pages - établie par le jésuite Thierry Meynard – 2007 -)

Citations :

« …parmi mes camarades de l’université de Pékin (Jean LEFEUVRE a 27 ans, il est en

Chine depuis deux ans) se trouvait un jeune de la province du Jiangsu… Il s’intéressait

beaucoup à la philosophie de Bergson. Ainsi je l’aidais régulièrement à lire en français les

textes de Bergson. Par ce biais nous devînmes de très bons amis… Un autre était

communiste, originaire du Sichuan qui souhaitait que je lui procure l’Humanité. A la grande

surprise de ma famille, je leur demandai de m’envoyer chaque semaine ce journal… Pour

moi, cela ne me posait aucun problème, car je souhaitais être l’ami de tous… En fait ces

étudiants connaissaient très peu le marxisme et n’avaient généralement pas lu Marx…

« …Quant à mon meilleur ami, WANG TAIQING… il ne souhaitait pas rejoindre le parti

communiste, mais pour obtenir son poste de professeur à l’université de Pékin il fut obligé

d’adhérer… Je l’ai revu après Tian An Men en 1989 et il m’a dit : « toi tu es prêtre

catholique, moi je suis membre du parti communiste. Dieu seul connaît la conscience de

chacun… »

« … Une fois, j’eus une conversation avec le père ZHU dans laquelle je lui faisais part de

mon amour pour la Chine et les Chinois. Il me répondit : « Tu es stupide, tu n’as pas encore

bien compris les Chinois. Les Chinois ont du mal à envisager la possibilité du pardon. Si

quelqu’un tue ton père, tu as le devoir de te venger ; si tu demandes à un Chinois de

pardonner 7 fois 77 fois, il dira que tu n’es pas un homme. Même si la culture chinoise a reçu

quelque influence chrétienne, en réalité elle et le christianisme n’ont rien en commun…

« Dans les années 80, je suis retourné en Chine continentale (pour participer à des

colloques), 35 ans après avoir été contraint de la quitter… Je m’aperçus de beaucoup de

changements. Je demandai à un confrère :

- Avez-vous toujours des réunions politiques ?

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- Il me semble que vous avez vécu ici dans le passé, devina-t-il …

- Oui, quand le parti a établi son dispositif pour contrôler la pensée de tous les citoyens,

j’étais là.

- Maintenant, il y a encore des réunions, mais cela ne sert plus à rien… On se contente

de commenter le Quotidien du Peuple pour dire combien nous sommes satisfaits des

nouvelles politiques du gouvernement.

« … Bien sûr, même si la culture demeure fondamentalement identique, elle reste encore

aujourd’hui en partie prisonnière d’un appareil idéologique. L’évolution politique continuera

à se faire progressivement. Durant mes 4 premières années en Chine, j’ai vu des personnes

qui, pour avoir prononcé une phrase, se sont retrouvées condamnées à 20 ans de prison.

Aujourd’hui (années 80) l’étau s’est desserré. De nombreux journaux et magazines sont

apparus. L’enseignement universitaire… est plus libre qu’auparavant… »

Aujourd’hui, il n’y a plus en Chine de « visiteurs –missionnaires » tels que ceux que je

viens de présenter dans les pages qui précèdent, mais il y a des religieux qui participent à des

tâches ou des œuvres nationales ou internationales, à titre d’invités (c’est le cas des

professeurs) ou des experts. Un bon exemple à cet égard est celui du père jésuite :

Benoît VERMANDER (魏 明 德 ) fut l’un des « artisans » du Dictionnaire Grand Ricci et

il est actuellement professeur d’histoire religieuse et de philosophie à l’université Fudan de

Shanghai. Dans certaines paroisses, on peut aussi rencontrer exceptionnellement des prêtres

étrangers, mais ils sont sans doute engagés par ailleurs dans des tâches laïques.

Telle est l’évolution institutionnelle que les visiteurs peuvent observer « facilement » dans la

Chine actuelle, mais pour en savoir plus il faut aller bien au-delà de cette « apparente

facilité» ce qui demande expertise et prudence. Dans sa biographie-testament, Jean

LEFEUVRE, un des derniers missionnaires « à l’ancienne », mais aux idées déjà très

modernes, livre cette réflexion personnelle qui peut prendre une valeur de message :

« … Dans la tradition chinoise, l’idéal de l’homme accompli s’exprime en un seul mot

« Ren » 仁…

« Cet idéal est celui d’une bienveillance foncière pour les autres hommes, pleine de respect

et de compréhension, engendrant l’harmonie et la bonté au milieu de tous les désordres. Au

cours de mes longues années parmi mes amis chinois, je me suis mis à leur école… Dieu est

à l’œuvre dans chacun d’entre nous. Mais confrontés à la connaissance du bien et du mal, il

nous faut choisir de vaincre continuellement le repli stérile sur soi et d’aimer nos frères.

Ensemble, au cours de nos longues journées de notre vie d’homme, il faut développer le Ren

仁… » (cf. Christine CAYOL – p. 80)

3.- Le temps des ambassadeurs

« Le temps des ambassadeurs, des diplomates, des journalistes et des négociants »

Les Européens ont toujours beaucoup voyagé. Nous le savons parce que bon nombre de ces

voyageurs étaient chargés de missions officielles, mais aussi parce que beaucoup d’entre eux

ont raconté dans des livres leurs voyages dont certains « extraordinaires » ! Le récit de

voyage est même devenu un genre littéraire (V. Hugo, Goethe, Stendhal, Nerval, Cendrars et

tant d’autres). On dit souvent que le voyage est la découverte de soi, mais il a commencé par

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être la découverte des autres, comme l’ont bien compris tous ceux dont le témoignage est une

source irremplaçable d’informations sur les gens d’ailleurs, leur pays et leur époque. Ces

visiteurs curieux ne savaient donc pas forcément ce qu’ils allaient chercher, mais ils ont su

décrire et expliquer, parfois avec talent, ce qu’ils avaient trouvé, apprécié, admiré, en toute

liberté, y compris la liberté de critiquer.

Pour introduire mon 3ème groupe de « visiteurs en Chine », il m’a semblé que je ne pourrais

trouver meilleur fédérateur que Marco POLO. Le groupe que je lui demande de parrainer est

en effet très mélangé. La vie et l’œuvre de Marco POLO ne présentent-elles pas des aspects

encore plus divers ? Qui d’autre que Marco POLO peut en effet se prévaloir d’avoir été

ambassadeur, diplomate, chroniqueur, négociant international… et même chargé de mission

du Pape ?...

Comme dans le cas de Matteo RICCI, il s’agira d’une brève présentation de

« l’ambassadeur » et d’extraits significatifs, mais succincts, du chef d’œuvre du voyageur

vénitien, « Le Devisement du monde » ; sinon comme l’ouvrage est une longue description

émerveillée, il faudrait le citer en totalité. C’est pourquoi je ne retiens que le chapitre

consacré au Palais impérial de Pékin qui est devenu un point de repère connu du monde

entier, un point fixe immuable, inchangé à travers les siècles… comme si sa haute valeur

symbolique lui avait épargné les effets des mutations historiques

Marco POLO sera donc le porte-drapeau emblématique d’hommes passionnés qui, tous,

longtemps après lui, ont pris la route de la Chine, animés d’un désir d’échange et non plus

seulement de découverte. Marco POLO était chargé d’une mission auprès d’un empereur

héritier d’une tradition millénaire. Ceux qui lui ont succédé à Pékin, cinq siècles plus tard,

ont quant à eux assisté à la fin de l’Empire et à de grands bouleversements annonciateurs

d’une longue période de troubles…

Ce groupe comprend :

Marco POLO (1254-1324) ; Jules LEURQUIN (diplomate français 1885 – 1945) ; William

MARTIN (journaliste suisse et collaborateur de la SDN à Genève 1888-1934) ; John

THOMSON (photographe écossais 1837-1921) ; Albert LONDRES (journaliste français

1884-1932) ; Victor SEGALEN (1878-1919)

HONNEUR donc à « l’éclaireur » Marco POLO

汗 八 里 - 汗 八 里 - 汗 八 里 - 汗 八 里 - 汗 八 里

Marco POLO négociant, ambassadeur, chargé de mission

Vénitien ( 1254-1324)

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Marco POLO vient au monde le 15 septembre 1254 dans une famille de « marchands ». Ce

n’est qu’à l’âge de 15 ans, en 1269, qu’il fait la connaissance de son père. En effet, celui-ci

(Nicolo), spécialisé dans le grand commerce oriental (pierres précieuses et tissus de soie)

rentrait cette année-là, avec son frère Mafeo, d’un séjour de 15 ans en Extrême-Orient et en

Chine où ils avaient rencontré le Grand Kahn KUBILAÏ, petit-fils de Gengis Khan. Ils

avaient reçu pour mission, quand ils reviendraient, de ramener en Chine des prédicateurs de

la foi chrétienne. En 1271, les deux frères POLO et le jeune Marco (17 ans) reprennent le

chemin de Pékin, avec deux dominicains conformément à la demande formulée par

KUBILAÏ KHAN. La nouvelle dynastie, celle des YUAN (mongole) est détentrice du

Mandat du Ciel depuis 1260. Elle a choisi de faire construire sa nouvelle capitale, Cambaluc,

à l’endroit même où se dresse la Cité interdite du Pékin d’aujourd’hui.

Au bout de 3 ans de voyage, l’expédition avait atteint son but. Au 13ème siècle, les grandes

voies maritimes n’étaient pas encore tracées. Il faudra attendre que les caravelles

européennes se lancent sur les mers et que les audacieux capitaines financés par des rois

ambitieux et visionnaires aient changé la face du monde. Jusque-là, sur la route vers la

Chine, « la route de la soie », on trouvait des marcheurs, des caravaniers, des chameliers et

aussi des « rôdeurs » !

Auprès de l’empereur KUBILAÏ (années de règne : 1260-1294) qui « exerce l’autorité sur

l’empire le plus peuplé, le plus vaste, le plus prospère de son époque », Marco POLO,

ébloui, se voit confier de véritables missions qu’il racontera dans son « Devisement du

monde » : légation, avec son oncle Mafeo, à l’extrémité de la Grande Muraille ; inspection

des finances ; conseiller militaire ; ambassade dans l’Océan indien… Certes, comme l’écrit

un critique contemporain, « le narrateur ne sait pas tout et ne voit pas tout » … mais il a

beaucoup retenu ! (voir : « citations »)

Vers la fin du règne de KUBILAÏ KHAN, Marco POLO son père et son oncle obtiennent de

l’empereur le droit de retourner dans leur pays, cette fois par mer, en longeant les côtes. Ils

embarquent en 1291 du port de Quanzhou, « sur treize nefs qui avaient chacune quatre

mâts » et après de nombreuses escales à Sumatra, puis en Iran… ils parviennent à Venise en

1295. Au total, Marco POLO aura passé environ 16 ans en Chine, devenu Chinois parmi les

Chinois.

En 1296, il fait armer une galère pour participer au combat que Venise mène contre Gênes. Il

est fait prisonnier et enfermé dans une prison à Gênes où il reste jusqu’en 1299. A la prison,

il a pour compagnon de cellule RUSTICHELLO de Pise à qui il va dicter le récit de sa

tranche de vie chinoise, « Le Devisement du monde » que RUSTICHELLO transcrit

directement en français. Le célèbre témoignage ne sera imprimé, pour la première fois qu’en

1477 ; il sera une référence pour les explorateurs des siècles suivants. Un des premiers

résultats de cette publication, c’est d’avoir permis de distinguer le réel de l’imaginaire, le

vrai du faux, car jusque-là l’Orient est « La terre des merveilles » …

En 1299, sorti de prison à 45 ans, Marco POLO se marie ; il sera père de trois filles. Il vit les

dernières années de sa vie dans la maison familiale de Venise, dans le quartier de

Cannaregio, « en bon commerçant prospère, loin de l’image de « l’explorateur », du pionnier

des voyages d’affaires qui avait montré les possibilités insoupçonnées qu’offrent les

échanges commerciaux et relevé un des défis les plus difficiles de l’histoire de la civilisation

» … En 1324, il meurt à Venise où il est enterré, comme son père, en l’église San Lorenzo.

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► Choses vues, entendues et retenues par Marco POLO.

Extraits du « Devisement du monde ».

Le Grand Khan dans sa capitale, Cambaluc : « … il dit à Messires Nicolo et Mafeo POLO

qu’il tenait la foi chrétienne pour meilleure et plus vraie… Ses interlocuteurs lui demandent

pourquoi il ne devient pas chrétien. Il leur dit : « Pourquoi voulez-vous que je me fasse

chrétien ? Vous voyez bien que les chrétiens de ce pays (la Chine) sont si ignorants qu’ils ne

font rien et n’ont aucun pouvoir. Vous voyez aussi que les idolâtres (de ce pays) font tout ce

qu’ils veulent… Ils obligent les tempêtes à aller dans le sens qu’ils veulent et font maintes

choses merveilleuses. Comme vous savez, leurs idoles parlent et leur prédisent tout ce qu’ils

désirent… Mais allez donc trouver votre Pontife et le prier de ma part qu’il m’envoie une

centaine d’hommes savants de votre religion, lesquels, devant les idolâtres, soient capables

de réfuter ce qu’ils font et de leur prouver qu’ils peuvent en faire autant… alors je me ferai

baptiser…

« … Le grand Seigneur des seigneurs qui est appelé KUBILAÏ KHAN est tel : il est de belle

taille… Sa charnure est bien répartie… Il est très bien constitué de tous ses membres. Il a son

visage blanc et vermeil comme rose, ce qui lui donne un aspect très plaisant ; les yeux noirs

et beaux, le nez bien fait. Il a quatre femmes qu’il tient toujours pour ses véritables

épouses… Elles sont appelées « impératrices » et chacune tient une très belle Cour royale

dans son propre palais ; aucune n’a moins de 300 demoiselles choisies pour leur gentillesse

et leur beauté … elles ont de nombreux valets, si bien que chacune de ces personnes a dans

sa Cour au moins dix mille personnes…

« Le palais du Grand Khan : c’est le plus vaste et plus merveilleux qui fut jamais vu. Il n’a

point d’étage, mais le carrelage est à peu près à dix pieds au-dessus du sol ; le toit est

extrêmement élevé ; tout autour est un mur de marbre qui soutient une terrasse… et le palais

est disposé de telle sorte que cette terrasse fait comme une promenade… Les murs des salles

des chambres sont tout couverts d’argent et d’or et sont représentés en ciselure très fine des

lions et des dragons… Le toit, lui aussi, est fait de telle sorte qu’on n’y voit rien qu’argent et

or et que peintures… La grand’salle est si large et si vaste que plus de dix mille hommes y

pourraient bien en même temps manger. Il y a quatre cents chambres… Entre ces murailles

sont de belles et vastes prairies et des jardins… et aussi bien des bêtes sauvages, cerfs,

daims, hermines… A portée d’arbalète du palais, le Grand Khan possède une colline faite de

main d’homme… laquelle a bien cent pieds de haut. Elle est toute couverte des plus beaux

arbres. Et le grand Sire partout où on lui dit qu’il y a un très bel arbre, il le fait prendre avec

toutes ses racines et beaucoup de terre autour et le fait porter par des éléphants pour être

planté sur cette colline… C’est ainsi que sont là les plus beaux arbres du monde et toujours

verts…

La nouvelle capitale : Pékin. « … La grande cité de Cathay (Chine) nommée Cambaluc (en

mongol) et Taitou (en chinois), devenue plus tard Pékin où se trouvent ces palais, comment

a-t-elle été construite et pourquoi ? De ses astrologues, le Grand Khan apprit que cette cité

(Cambaluc) devait devenir rebelle… et pour cette raison le Grand Kahn la fit ruiner et

détruire, et il fit cette autre ville de Cambaluc à côté de l’ancienne… et il fit sortir les gens de

la vieille cité et les mit dans la nouvelle qu’il avait fondée et qui est appelée Taitou. Mais il

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laissa à Cambaluc ceux dont point ne craignait qu’ils se rebellassent, parce que la ville

nouvelle ne contenait pas autant de monde, mais maintenant elle est grande. Toute la ville est

tracée au cordeau ; les rues principales sont droites comme un Ï ; celui qui monte sur le mur à

une porte, il voit à l’autre bout la porte de l’autre côté… Au milieu de la cité est un très

grand palais avec une grosse cloche qui sonne trois fois à la nuit et nul ne doit aller par la

ville après qu’elle a sonné trois fois…

« … Quand le Grand Sire a demeuré trois mois en la cité de Cambaluc (la nouvelle) il part au

mois de mars pour la chasse, en direction de la mer océane… Il va toujours sur quatre

éléphants sur lesquels il a une très belle chambre de bois, qui est dedans toute couverte de

draps d’or battu et couverte au dehors de peaux de lions. Toujours le Grand Khan y demeure

quand il va à la chasse, parce qu’il est troublé par la goutte… Quand passent des grues dans

le ciel, les fauconniers crient au roi : -Sire ! des grues passent ! Le Grand Sire fait découvrir

la chambre par en haut, il voit les grues, toujours assis en sa chambre sur son lit

Cambaluc avec le grand commerce… « C’est dans les faubourgs que logent et demeurent les

marchands et tous les autres hommes qui y viennent pour leurs affaires… En ces faubourgs

sont aussi belles maisons et palais qu’en ville, hors le palais du Grand Sire… En ville on ne

permet à aucun homme qui meurt d’être sépulturé en ville. S’il est un idolâtre, on l’emporte

en un lieu lointain où doit être brûlé le corps. S’il est d’une autre foi où les morts sont

enterrés comme chez les chrétiens, Sarrazins et autres, il est également enterré hors de la

ville et des faubourgs…

« … Dedans la ville n’oserait demeurer aucune pécheresse, c’est-à-dire les femmes du

monde qui font service aux hommes pour argent… elles demeurent toutes ès faubourgs. Il y

en a si grande multitude que nul homme ne le pourrait croire ; elles sont bien vingt mille …

Elles ont un capitaine général et il y a un chef pour chaque centaine et pour chaque millier

qui sont responsables devant le général… Et encore, cette cité de Cambaluc a autour d’elle

plus de deux cents autres cités, tant lointaines que proches, et de ces villes viennent les

habitants, d’une distance de deux cents milles, pour acheter dans cette cité maintes choses

dont ils ont besoin. Et eux pour la plupart, lorsque la Cour y est, ils vivent de vendre les

denrées nécessaires à la cité. Donc il n’est point étonnant si autant de choses arrivent à cette

cité de Cambaluc, de sorte que c’est un très grand centre de commerce…

« …Il est réel que la Monnaie (la banque) du Grand Sire est en cette ville de Cambaluc… Il

fait faire la monnaie à des hommes qui vont prendre l’écorce des arbres que nous nommons

mûriers… Ils prennent la peau mince entre l’écorce extérieure et le bois ; ils en font des

feuilles semblables à celles du papier coton. Et lorsqu’elles sont faites ils les font couper de

telle manière que la plus petite vaut chez eux environ une moitié de petit tornesel (denier

tournois) et la suivante, un peu plus grande, un tornesel ; la suivante encore un peu plus

grande, un demi-gros d’argent de Venise ; la suivante un gros d’argent, la suivante deux

gros, la suivante cinq gros… et l’on va jusqu’à dix besants d’or. Toutes ces feuilles

reçoivent le sceau du Grand Sire, faute de quoi elles ne vaudraient rien. La contrefaçon est

punie de la peine capitale (jusqu’à la 3ème génération !)

« … Le Grand Khan a fait une autre chose utile et belle ; par toutes les principales routes qui

traversent Cathay et par lesquelles passent les messagers, marchands et autres gens, il a fait

planter des arbres des deux côtés à deux ou trois pas l’un de l’autre… Ils sont si grands que

bien se peuvent voir de fort loin. Ce qu’il a fait faire pour que chacun puisse voir les routes,

que les marchands se puissent reposer à l’ombre et qu’ils ne perdent pas la route, ni de jour

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ni de nuit… Le Grand Khan les a fait planter avec le plus grand plaisir, car ses devins et

astrologues disent que celui qui fait planter des arbres aura la longue vie…

« … Par toute la province de Cathay, il y a une manière de pierres noires qui s’extraient des

montagnes et qui brûlent en faisant des flammes comme bûches - nota : le charbon

minéral était déjà connu et utilisé en Chine depuis l’époque Han aux environs du début de

l’ère chrétienne - ces bûches se consument entières comme le charbon de bois. Elles tiennent

le feu mieux que ne le fait le bois…. On brûle ces pierres par toute la province bien qu’à la

vérité ils aient du bois en abondance pour faire des bûches. Mais telle est la multitude des

gens, des étuves et des bains publics qui sont continûment chauffés, que le bois n’y suffirait

point car il n’est personne qui n’aille à l’étuve et ne se baigne au moins trois fois la semaine

et, en hiver, tous les jours s’il se peut….

Ce que Marco POLO semble vouloir nous dire au 105ème chapitre, l’avant-dernier

du livre I : « dernier mot provisoire »

Marco POLO a vécu à la Cité impériale, il a travaillé pour le Grand Kahn KUBILAÏ ; il a

connu de près la difficulté de gouverner. Mais il a aussi rencontré beaucoup de Chinois, des

sans-grades dont il nous raconte la vie simple :

« … Les hommes de la province de Cathay parlent gracieusement, saluent aimablement, …

se conduisent à table avec dignité et propreté ; ils ont fort grand respect pour leur père et

mère… En rendant le culte à leurs dieux, ils s’y prennent de cette manière : en sa maison

chacun a une statue pendue au mur d’une chambre, qui représente le grand et sublime dieu

du ciel, ou seulement une tablette haut placée au mur de sa chambre, avec le nom du dieu

écrit dessus. C’est là que chaque jour, avec un encensoir, ils l’adorent en élevant les mains en

l’air, et en même temps, grinçant trois fois les dents, lui demandent de leur donner longue

vie, heureuse et joyeuse, bon entendement et santé, et ne demandent rien de plus ... Ils

songent uniquement à nourrir leur corps et à se procurer des plaisirs… »

我 写 我 写 我 写 我 写 我 写 我 写 我 写 我 写

Jules LEURQUIN diplomate français (1885 – 1945)

Jules LEURQUIN n’a pas 24 ans lorsque le ministère français des Affaires étrangères décide

(juin 1908) de l’envoyer comme élève interprète au consulat de Chengdu au Sichuan – il

avait suivi les cours du professeur Arnold VISSIERE, cf. aussi Victor SEGALEN p 68 - Le

voyage dure 53 jours, de l’Europe jusqu’en Chine, puis deux semaines en chaise à porteurs

pour finir d’arriver à destination. Le Sichuan à l’époque est une position stratégique, aux

portes du Yunnan où la France a déjà tracé un chemin de fer.

Jules LEURQUIN observe, relate, prend des photos… Devenu vice-consul, puis consul, il

s’astreint dès le début à une discipline de l’écriture très rigoureuse. Il écrit à plus de 25

correspondants, dont sa mère… Les huit années d’échange ininterrompu avec elle sont

rassemblées dans un livre « C’est de la Chine que je t’écris » publié en 2004 par le sinologue

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Boris MARTIN (290 pages abondamment illustrées – recueil de lettres et notes

biographiques et historiques).

En 1911, Jules LEURQUIN se trouve en première ligne quand la Première République est

proclamée par SUN YAT SEN (cf. plus loin, p. 71). Les événements provoquent le chaos à

Chengdu ; le consul de France doit faire évacuer la communauté française. Commence alors

pour lui une succession d’affectations dans les grandes villes de Chine : Chongqing, Canton,

Hankou (Wuhan), Shanghai, Hong Kong, mais aussi Hainan et enfin Pékin. Il livre ses

impressions multiples et variées ainsi que les appréciations qu’il porte sur son véritable

« tour de Chine » dans son courrier toujours précis où il traite de la grande histoire mais

aussi de mille petites histoires qui ont émaillé ses séjours consulaires ; c’est ce qui fait

l’intérêt de son témoignage.

Bousculé par les troubles internes et l’imminence de la guerre en Europe, il est déplacé en

dernier lieu vers le nord (à Harbin, capitale de la province occupée par le Japon). Là il va

attendre que les circonstances soient favorables pour son retour en France. Mais il ne reverra

pas son pays ; il meurt en Mandchourie en 1945.

► Choses vues, entendues et retenues par Jules LEURQUIN, extraits de : « C’est de

la Chine que je t’écris » - éd. 2004

Citations

Lettre de Chengdu (Sichuan) du 28 juin 1909 (Jules LEURQUIN en visite officielle chez un

mandarin chinois)

« …L’hôte toujours muet vous invite à prendre place. Le thé n’est pas encore sur la table, il

prend la tasse des mains du domestique et veut vous la poser devant vous. Confondu, vous

devez esquisser des gestes de protestation et poser la main sur son bras pour l’arrêter dans ce

service. Du reste pour n’être pas en reste de politesse, vous saisissez une autre tasse pour le

mandarin qui fait la même protestation platonique. On s’assoit, le mandarin au milieu, le

consul à droite, moi à gauche et un Chinois interprète en face. Alors commencent les

banalités ordinaires… le mandarin vous offre un gâteau…on empêche le mandarin de vous

reconduire. Sur ce, re-salut… et on s’en va… »

Lettre de Chengdu du 6 juillet 1909

« … L’invité ou le maître de maison porte un défi à tous les hôtes de marque… Un…

deux… trois… il faut que la coupe soit avalée sans qu’il en reste une goutte… Alors on

continue comme cela à se porter des défis mutuellement. J’ai eu la chance qu’aujourd’hui on

s’en est tiré avec quatre coupes seulement. C’est assez pour moi. Après le repas, le vice-roi

nous a fait la surprise de nous conduire… dans une salle de billard ; il n’y en a - m’a - t - on

dit – que deux au Sichuan… Pendant cette partie, on nous a offert le café, le pousse-café et

les cigares. Se croirait-on à Chengdu ? »

Lettre de Chengdu du 1er septembre 1909.

« … Faut-il mentionner comme autre question politique celle de l’islamisme ? On s’occupe

beaucoup en France du panislamisme. Or en Chine les musulmans sont très nombreux. A

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Chengdu et dans les environs, ils sont trente mille. Il est utile d’être renseigné sur leurs

intentions… »

Lettre de Chengdu du 19 septembre 1909.

« …J’ai fait ce matin la connaissance d’un missionnaire venu ici pour se faire soigner les

dents et qui m’a dit, comme tous ses confrères, qu’on ne peut pas s’attacher aux Chinois et

que plus on va plus on est crispé par cette mentalité sur laquelle on n’a pas de prise, qui ne

vous comprend pas et qu’on ne comprend pas… »

Lettre de Chengdu du 1er décembre 1909.

« …A vrai dire, ce Culte des Ancêtres est surtout une assurance « Assurance contre les

accidents » que pourraient causer les ancêtres si on les négligeait. En somme, les Chinois en

ont une peur affreuse et ils soignent les morts mieux que les vivants : on met cinq ou six

beaux habits au cadavre d’un homme qui allait en loques et on brûle en son honneur des

milliers de sapèques, des chaises à porteurs, des hommes et des femmes – le tout en papier

ou en carton… et cela va bien de pair avec les cloches et tambours pour attirer l’attention de

Bouddha… »

Lettre de Hankou (Wuhan) de 1915. Commentaire de Jules LEURQUIN sur une cérémonie

de mariage traditionnel chinois. « L’intérêt qu’il porte à cette cérémonie le rapprochera

encore davantage du peuple chinois dont il ne cesse de découvrir les richesses… » (Boris

MARTIN, dans l’introduction du livre-biographie de Jules LEURQUIN)

Jules LEURQUIN relativise la « soi-disant supériorité de la culture occidentale » : (*)

« Au fond, c’est nous qui avons tort de prétendre les juger avec notre manière de voir au lieu

de la leur : nous ne mesurons pas les choses avec la même aune… »

Lettre de Hankou du 15 août 1915

« … Evidemment, avec les Chinois il faut toujours s’attendre à des mécomptes, mais au fond

c’est nous qui avons tort de prétendre les juger avec notre manière de voir au lieu de la

leur… Nous prions la franchise, eux la face : on ne leur enlèvera pas cela : continuons donc à

faire pour eux ce que nous pouvons…

Lettre de Pékin du 6 septembre 1917

« …Une dernière série de pluies a définitivement rafraîchi l’atmosphère. Maintenant

commencent les admirables journées d’automne de Pékin, avec une lumière d’une

incomparable douceur et un air si transparent qu’à dix ou quinze kilomètres, les collines

laissent voir leurs moindres mamelonnements. Quoique « bien Parisien » quand il s’agit

d’aimer ma ville natale, je ne sais si nous y avons jamais une semblable luminosité. Et puis,

ici, il est vrai de dire qu’il n’y a pas de cheminées d’usine pour laisser se répandre la

languissante fumée qui fait les paysages et les hommes si tristes… » ( ! ) 1OO ans plus tard que

sont devenus l’air transparent et la douce lumière de Pékin ?

Commentaire de Boris MARTIN, dans l’introduction de la biographie de J.

LEURQUIN : « Depuis 1912, un courant politique s’émancipe insensiblement à travers

différentes maisons d’édition, des journaux et particulièrement une revue, La Jeunesse à

laquelle collabore un instituteur du Hunan, un certain MAO ZEDONG. Pour reprendre une

expression que ce jeune instituteur rendra populaire un demi-siècle plus tard, c’est une

véritable « révolution culturelle » qui est en train de se produire au tournant de ces années

1910-1915… » (Boris Martin, visionnaire ?)

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玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛 玛

William MARTIN, journaliste politique suisse (1888-1934).

William MARTIN est né à Zurich le 20 février 1888 dans une famille possédant deux

nationalités (franco-suisse) et de deux religions (catholique et protestante). Il étudie le droit à

l’université de Genève où il obtient son doctorat en 1909. De 1909 à 1916, il est

correspondant de divers journaux à Berlin pour le Journal de débats et à Paris. Pendant la

guerre, il est appelé à titre de simple soldat au Bureau des conférences de l’Armée. Il est

ensuite rédacteur politique en 1917-1918. Après 1918, il « met toute son ardeur à servir les

causes internationales ». De 1920 à 1924, il tient la chronique internationale de la Revue de

Genève tout en continuant d’occuper une fonction au BIT – Bureau international du travail –

à Genève, en tant que conseiller technique chargé d’études générales. En 1924, il reprend la

rubrique de politique étrangère au Journal de Genève, jusqu’en 1933, étant devenu cette

année-là directeur adjoint du Bureau de presse de la SDN (Société des Nations) à Genève.

Fidèle défenseur de cette institution, William MARTIN déplorait toutefois le manque

d’universalité de la SDN. Bientôt, son imperturbable foi dans la mystique de la SDN

commença à déplaire aux lecteurs du Journal de Genève. Pris par la rédaction de son

« Histoire de la Suisse », il se retire du journalisme en 1933 alors que l’horizon politique

s’obscurcit. Il avait connu l’entrée remarquée de l’Allemagne à la SDN en 1926 quand

l’Allemagne retrouva sa place dans le concert des nations. Mais il avait assisté aussi au

départ du Japon en 1933 après l’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1932.

Cette même année 1933, William MARTIN entreprend un voyage en Chine à l’issue duquel

il écrit un livre de souvenirs, presque un rapport diplomatique, dans un très beau style soigné

et alerte. Il l’intitule « Il faut comprendre la Chine », une sorte de profession de foi. Il avait

été conduit à la Chine par la Société des Nations pour laquelle le problème chinois s’était

posé comme le plus difficile.

De retour de Chine, William MARTIN occupe à l’Ecole polytechnique de Zurich la chaire

de professeur d’histoire qu’il avait acceptée avant de partir. Il n’a pas eu le temps de relire

l’épreuve de son livre. Rédigé sur le bateau qui le ramenait en Europe, « il eût subi des

retouches avant la publication, ce qui lui vaut parfois son allure d’improvisation » (Albert

THIBAUDET, critique littéraire). William MARTIN est décédé à Zurich le 7 février 1934 ;

il avait 46 ans.

William MARTIN ne remplit pas tous les critères que j’ai retenus pour sélectionner les

témoins que j’ai invités à figurer dans ma galerie d’observateurs de la vie chinoise. Il n’a pas

séjourné longtemps en Chine et il ne parlait pas le chinois. Sa carrière et la qualité de son

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livre m’ont cependant convaincu de le citer aux côtés de personnalités connues, voire

illustres.

Perspicace et visionnaire, William MARTIN a écrit un paragraphe de conclusion de son

ouvrage qui, à mes yeux, le qualifie définitivement pour figurer dans ma liste. Une véritable

prophétie :

« La Chine n’est ni dans une situation pire ni dans une situation meilleure que l’Europe

(écrit-il en 1933). Mais elle a des ressources, des possibilités de développement, une vitalité

que l’Europe fatiguée ne possède plus. On étonnerait beaucoup de gens, qui croient pouvoir

porter sur le « chaos » chinois des jugements définitifs, en leur disant que la Chine sera,

peut-être, au cours des prochains siècles, l’un des grands centres de civilisation et de

production du monde. C’est pourtant vrai – dans toute la mesure de certitude que peut

posséder une prophétie ! »

► Choses vues entendues et retenues par William MARTIN (extraits de « Il faut

comprendre la Chine » - 1935 -)

Citations

« … Montrer les Chinois, autant que possible, tels qu’ils sont, tels qu’ils me sont apparus,

voilà mon but…Je suis arrivé en Chine sans idées préconçues. De la Chine et des Chinois, je

ne savais presque rien que leur histoire ; mais j’éprouvais pour eux la sympathie instinctive

que tout homme de cœur devrait ressentir pour les victimes d’une agression abominable

(invasion de la Mandchourie par les Japonais qui ont érigé la région en Etat de

Mandchoukouo en 1933, récupéré en 1945 après la capitulation du Japon) …

Shanghai : « … sur le quai de France, on se croirait à Bordeaux, les tonneaux en moins ; la

rue du Consulat ou la rue Lafayette, avec leurs librairies françaises, évoquent Lille ou

Toulouse… (c’était la concession française)

« … Les Chinois ne badinent pas avec les grandes cérémonies de la vie : un jour, j’ai cru que

la révolution avait éclaté : c’était un mariage. Si vous rencontrez une chaise à porteurs d’une

épousée ; si vous voyez un cortège interminable d’hommes en vestes brodées vertes, coiffés

de bizarres chapeaux ronds à franges et transportant les objets les plus hétéroclites… dîtes-

vous qu’on promène dans les rues, pour les faire admirer aux foules, des cadeaux de

mariage… Un mariage, cependant, n’est rien à côté d’un enterrement : de la cavalerie,

plusieurs fanfares, la famille du mort cachée sous un grand drap blanc, le mort lui-même

dans un catafalque rouge et bleu ; des prêtres en grand manteau jaune et en chapeau plat ; des

porteurs de palmes blanches… la foule et encore de la musique. Quelle affaire que de mourir

dans ce pays !...

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« … Cette impression que l’individu est infime en face de la foule me poursuivra tout au

long de mon séjour en Chine. Je l’aurai sur le Yangtsé… Je l’aurai à Nankin… Je l’aurai à

Pékin où dans chaque magasin il y a six employés pour un client… je l’aurai à Canton… Il

faut que tout ce monde vive. Rien ne rend solidaire comme la pauvreté. Le principe de tout

travailleur, en Chine, c’est qu’il faut laisser quelque chose à faire au voisin… ce n’est pas

parce qu’il est paresseux, c’est parce qu’il a un frère ou un cousin qui a besoin de gagner sa

vie…

« … En Occident, les femmes du monde ont souvent l’air de danseuses. En Chine, ce sont

les danseuses qui ont l’air de femmes du monde… Lisez les journaux en langue européenne,

on dirait que les Chinois de Shanghai – 2 900 000 sur 3 millions d’habitants – n’existent

pas … Les privilèges (notamment des concessions) ont élevé entre les étrangers et les

Chinois de Shanghai une muraille plus infranchissable que la Muraille de Chine…

De Shanghai à Pékin

« … Voici Jinan, la capitale du Shandong… A Shanghai, parmi les foules d’Européens

presque tout le monde comprend l’anglais. Ici, on se sent seul de son espèce… seul à n’avoir

pas aux pieds des pantoufles de feutre noir et sur la tête un bonnet rond à bouton, seul à

n’avoir pas les deux mains croisées dans les manches…Au petit matin, nous arrivons à

Tianjin, ville internationale… L’occupation (japonaise) y est provocante (on est en 1933). Le

soleil rouge sur fond blanc du drapeau japonais flotte à toutes les fenêtres ; des troupes font

l’exercice dans la rue ; les autorités japonaises ne négligent rien pour humilier le sentiment

chinois dans cette ville qui est à deux pas du front… Le Chinois qui a horreur du combat

méprise les soldats. Lorsqu’une troupe passe sur la route, les paysans se détournent et

crachent… Il y a un proverbe qui dit : « on ne prend pas du bon fer pour faire des clous, ni de

bons hommes pour faire des soldats ».

Pékin : « Lorsqu’après avoir visité Pékin et s’être grisé de toutes ses beautés, on ferme les

yeux, une seule image se dessine sur le noir : le Temple du Ciel… Mais où est le Temple du

Ciel ? … Tout cela tombe en ruines… Prenez garde, Chinois, ce qui tuera Pékin c’est que

vous laissiez vos palais et vos temples tomber en ruines… Il doit rester une petite flamme

religieuse dans l’âme de ce peuple, mais en général les temples bouddhistes sont vides…

Etrange pays ! Toutes les religions s’y corrompent. Le taoïsme est devenu une superstition.

Le bouddhisme, que l’on dit vivant et spirituel ailleurs, est ici grossier et matérialiste… La

doctrine de Confucius est une philosophie aimable, sereine, optimiste, pragmatique…

Comment s’étonner dès lors que tout cela tombe en poussière ?...

« … Pékin s’appelle aujourd’hui Peiping. Elle a cessé d’être une capitale pour devenir un

musée et un magasin de curios… La Ville Interdite dans laquelle les simples mortels

n’entraient jadis qu’en tremblant est un moulin ouvert à tout venant… A Pékin, les

diplomates qui sont des amateurs… passent un temps exquis de loisirs et de vacances. Ils

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prennent le thé, ils jouent au mah-jong… Ils ne sont pas à Nankin (la capitale à cette époque)

… ces messieurs sont accrédités auprès du gouvernement chinois mais ils vivent à mille

kilomètres… Mais Pékin ne meurt pas. Pékin est une des villes éternelles de

l’humanité… La Chine d’aujourd’hui (400 millions de Chinois) a son centre géographique,

politique, économique et moral dans la vallée du Yangtsé. Nankin en est la capitale

naturelle… Le monde peut passer, la Chine demeure…Pour le Chinois, la Chine est une

civilisation… qui ne périt pas…. Ce qui compte c’est la vraie Chine…qui repose sur la base

solide d’une écriture commune. Il suffit pour comprendre l’importance de cet élément

d’imaginer ce que serait l’Europe si toutes ses diversités linguistiques et culturelles étaient

corrigées par l’existence d’une langue écrite que tout le monde comprendrait… Ce qui

trompe les Européens, ce qui fait qu’ils ont tant de peine à comprendre ce pays c’est que

celui-ci occupe dans leur atlas, deux pages exactement comme la Suisse… Ils oublient

l’immensité d’un pays… De Shanghai, il faut (en 1933) dix à douze jours pour remonter

jusqu’à Chongqing… du centre à la périphérie de la Chine, il faut plusieurs mois… »

Et pour conclure, citons cette vision d’avenir (écrite en 1933) : « Le jour où la Chine sera

développée et où le niveau de vie de sa population aura été élevé elle constituera un marché

énorme… Mais il faut un effort énorme à un Chinois pour se faire une mentalité européenne,

« on changerait plutôt un cœur de place ! » … Ainsi, par exemple, la supériorité de la

civilisation européenne c’est ce qui est droit, « la ligne droite est le plus court chemin d’un

point à un autre » (Pythagore), (cf. Arthur SMITH p. 42) … « Le Chinois au contraire se

méfie de ce qui est droit. Les mauvais esprits suivent toujours la voie droite… Les Chinois

d’aujourd’hui ont beau ne plus y croire, leur mentalité reste pétrie de ces idées… »

= Aujourd’hui précisément : « Pour les Chinois … quelle horreur que d’aborder un

problème de front ! « Il faut tourner autour du pot. » (Jacques GRAVEREAU, président

HEC Eurasia Institut -2012), s’attarder sur les détails, savoir passer par des routes

secondaires. »

Ce temps d’attente est là pour nous permettre de laisser « mûrir ». François Jullien est l’un

des très bons connaisseurs actuels de la philosophie chinoise : « Voyez les Chinois ; ils

pensent en termes d’amorçage et de maturation. » Sur la même ligne, Christine CAYOL (p.

79) : « …Quand je rentre à Pékin, je réserve du temps pour que « l’imprévu utile puisse

émerger » … « Dans l’urgence on court et on ne maîtrise pas ; quand on enchaîne on

s’enchaîne… En Chine il y a trois moments cruciaux : la maturation, la préparation et la

relation. Ce n’est pas le calendrier qui guide l’action mais les circonstances qui la rendent

possible. » (cf. p.74, 1er parag.) - « le temps de la mondialisation. » « La mentalité chinoise

reste pétrie de ces idées… »

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John THOMSON photo-journaliste écossais (1837-1921)

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John THOMSON photographe écossais (1837-1921), né en Edimbourg, 8ème d’une famille

de 9 enfants est considéré comme l’un des pionniers du photojournalisme. « Il est le plus

célèbre des photographes de la Chine au 19ème siècle ».

Il est mis en apprentissage en 1851 chez un fabricant d’instruments d’optique. En 1857-58,

en cours du soir, il étudie à la Watt Institution and School ; il sort diplômé en science,

mathématique et chimie. En avril 1862, il quitte la Grande-Bretagne pour rejoindre son frère

William établi à Singapour comme horloger et photographe – C’était deux ans après le sac

du Palais d’Eté (1860) par les troupes anglo-françaises, un événement qui a marqué

profondément les esprits chinois jusqu’à aujourd’hui - En 1864 - 1866, John THOMSON

visite Ceylan (le Cambodge en 1865), et en 1867 il s’installe à Hong Kong où il se marie.

C’est là que naît son projet de photographier la Chine et les Chinois. Il entreprend son grand

voyage en Chine en 1870, qui va durer deux ans (70-72)

C’est surtout en Chine qu’il a produit ses plus belles œuvres : des paysages, des scènes de

rue, des portraits qui font la valeur historique exceptionnelle de son travail. Les portraits sont

particulièrement émouvants ; ils témoignent de l’empathie du photographe pour les Chinois

qu’il rencontre. Les images de THOMSON sont imprégnées d’un respect identique pour le

puissant mandarin et pour l’homme de la rue.

En 1872, il rapporte à Londres 750 « plaques au collodion-humide ». Elles sont désormais

conservées à la Welcome Library à Londres. Une vingtaine d’exemplaires de ce recueil

mythique ont été répertoriés dans différents musées ou bibliothèques (dont la BNF à Paris)

mais ils ne peuvent être exposés car les planches de phototypie sont cousues avec des pages

de typographie et reliées en quatre forts volumes.

En 1875 John THOMSON publie ses mémoires à Londres et à New-York. La même année,

publication partielle en France reprise en 1877 « dans l’excellente traduction de Tallandier et

Vattemarre (Hachette) « Dix ans de voyage dans la Chine et l’Indochine ». (490 pages). Son

livre est un mélange d’observations et d’anecdotes relatant la rencontre de deux mondes

disparus : « La Chine ancienne et le colonialisme heureux » … L’ouvrage n’est pas illustré

par des photos mais par de belles gravures sur bois. Malheureusement, chez THOMSON,

comme chez tous les auteurs de ces époques, les événements et les anecdotes ne sont pas

datés. Il faut jongler avec les rares repères chronologiques indiqués par l’auteur…

John THOMSON passa le mois d’avril 1877 avec son ami médecin et missionnaire, le Dr

MAXWELL qui venait d’établir les premières chapelles presbytériennes…

En 1881, il est nommé photographe de la famille royale par la Reine Victoria. En 1896, 96

planches en phototypie sont publiées dans Illustrations of China & its People. Il fait publier

une version chinoise de ses voyages en Asie et des photographies. Elisée RECLUS utilise

une grande partie de ses gravures sur bois pour sa Géographie Universelle.

En 1898, John THOMSON publie Through China with a camera. C’est l’année de la cession

par la Chine des Nouveaux Territoires de Hong Kong à la Grande-Bretagne.

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En 1900, John THOMSON pourra suivre de Londres la Révolte des Boxers (« Poings de la

justice et de la concorde » ; secte xénophobe) à Pékin qui entraîne une nouvelle intervention

internationale. Les Légations étrangères de Pékin assiégées depuis 55 jours sont libérées, le

14 août 1900, par les soldats de l’Alliance des 18 nations engagées dont la France ; les

atrocités qu’ils découvrent sont qualifiées d’« épouvantables ». La vengeance va être

terrible : populations chinoises terrorisées ; comble de l’humiliation pour des Chinois, les

soldats étrangers se font photographier au sein même de la Cité Interdite. L’ancien Palais

d’Eté – construit au 18ème - est à nouveau saccagé ; le nouveau Palais d’Eté construit en 1886

près de l’ancien - déjà saccagé en 1860 – est lui aussi pillé en août 1900.

Le 7 octobre 1921, John THOMSON meurt d’une crise cardiaque. En reconnaissance pour

l’ensemble de son œuvre, l’un des sommets du Kilimandjaro est nommé « Point Thomson ».

► Choses vues entendues et retenues par John THOMSON (extraits de « Dix ans de

voyages en Chine »).

Citations

« … Peut-être suivent-ils un bon principe quand ils administrent (les médecins de Canton

« Ces célestes charlatans ») à ceux qui s’obstinent à ne pas guérir, un peu de tout, afin que la

maladie, quelle qu’elle soit, puisse choisir, dans la masse hétérogène, le remède qui lui

convient…

« …Les filles étant regardées en Chine comme une charge sans compensation pour une

famille pauvre, elles sont vendues, soit à des gens riches qui les élèvent pour en faire des

servantes ou des concubines, soit à d’ignobles mégères qui les achètent pour en tirer un jour

un infâme revenu en les livrant à un commerce que nous n’avons pas besoin de nommer…

« … la turbulente populace de cette ville (Chaozhou au Guangdong, préfecture du delta de la

rivière Han) persiste à recevoir les étrangers à coups de pierres, et à l’époque de ma visite il

n’y avait pas d’autre Européen que le vice-consul… Quand je lui racontai comment j’avais

été attaqué par la foule, il me répondit tranquillement : « Vous devez vous estimer heureux

d’en avoir été quitte à si bon marché ; aucun Européen ne peut s’attendre à mieux de la part

de la canaille indisciplinée de cette ville » aussi ne suis-je pas fâché de tourner le dos à cette

partie du Guangdong…

« … A Amoy, l’infanticide sévirait sur 25% des enfants du sexe féminin. Les indigènes eux-

mêmes n’en font pas mystère ; j’ai vu une vieille femme qui avouait s’être débarrassée ainsi

de trois filles. Ils donnent pour excuse leur extrême dénuement et il est bien certain que je

n’avais, avant d’avoir visité leurs demeures, aucune idée d’un tel degré de misère… Non loin

de ce lieu sur une colline, est le cimetière des pauvres, sans pierres tombales sans tertres de

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gazon ; on jette de la chaux mêlée de fragments de verre et de pots cassés pour empêcher les

chiens et les porcs de déterrer les cadavres…

« … Une vieille ruse commune aux porteurs de chaises. Dans les pays montagneux, ils

prétendent que, dans les sentiers escarpés, il est impossible d’empêcher le balancement…

Les porteurs imprimèrent intentionnellement à la chaise un balancement si insupportable

qu’il me fallut descendre et les menacer de les renvoyer, ajoutant que s’ils voulaient être

payés ils devaient cesser de me secouer de cette façon… [Il faut se souvenir que John

THOMSON devait déballer à chaque endroit son matériel pour réaliser ses prises de vues

– à l’époque cela nécessitait un lourd et encombrant matériel, et des porteurs…]

« … Il y a parmi les fonctionnaires chinois des hommes qui … savent de quels bienfaits, aux

points de vue de la liberté et du bien-être, jouissent les Etats d’Europe et ils déplorent les

chaînes qui entravent leurs compatriotes au physique et au moral. Ces chaînes ils les

briseraient volontiers s’ils le pouvaient faire… comme le peuple n’a jamais cessé d’y aspirer,

ainsi que le constatent les rébellions que nous retracent ses annales historiques…

« … Les indigènes, il en est peu qui ont eu l’occasion de voir un blanc pur-sang… Un

vieillard émit l’idée que la pâle couleur de nos visages et de nos mains provenait de l’emploi

de quelque mirifique cosmétique et que nos corps devaient être aussi noirs que le péché. Pour

repousser cette calomnie, je mis à nu mon bras dont la peau blanche, palpée par plus d’une

rude main, excita l’admiration générale…

Remontée du Yangtsé : « La journée du 15 février (? 1870 – ? 1871) fut marquée par un

désastre tandis que nous montions un rapide. Le bateau saisi par un coup de vent… se releva

d’un coup, tourna d’abord sur lui-même puis glissa sur la chute et ne s’arrêta qu’à 800 m

plus loin sur un petit banc de sable. Le lendemain un orage épouvantable balayait la gorge,

remplissant l’air de nuages et de sable qui nous aveuglaient…

« A 16 km environ se trouvent les ruines d’un temple d’une architecture vraiment

remarquable… Les murailles d’une maison voisine… plus européenne que chinoise, pouvait

peut-être se rapporter à la mission faite par le jésuite RICCI dans cette partie de la province

en 1590…

« … Aussi dans mon humble opinion, les Chinois ne pourront prendre rang parmi les

puissances civilisées du monde qu’après avoir acquis un peu de vulgaire probité, et désappris

beaucoup de cette science de tromperie au moyen de laquelle ils cherchent à s’enrichir tout

en se mettant en mesure de vaincre leurs ennemis…

« Pour conclure, j’espère – grâce à de longs voyages et à une étude attentive – avoir

convenablement exposé la condition actuelle des habitants du vaste empire chinois. La

peinture est triste ; et le rayon de soleil qui l’éclaire ça et là ne fait que rendre plus sombres et

plus palpables les ténèbres répandues sur tout le pays. Certes, nous avons chez nous en

Angleterre, de la misère et de l’ignorance ; mais pas de misère si atroce, pas d’ignorance si

profonde que celle que l’on rencontre chez tant de millions de Chinois. »

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新 闻 新 闻 新 闻 新 闻 新 闻 新 闻 新 闻

Albert LONDRES, journaliste français, auteur de livres-reportages (1884-1932).

Dans le chapitre consacré aux « Visiteurs en Chine » classés dans le groupe des

ambassadeurs, des diplomates et des journalistes, il est une personnalité qu’il est impossible

de ne pas citer, c’est Albert Londres, auteur de 18 livres rédigés à partir de ses centaines

d’articles et de reportages. Référence absolue pour la profession de journaliste non seulement

en France mais en Europe, il a fait prévaloir l’idée, comme Blaise CENDRARS – 1887.

1960 - [ils auraient pu se rencontrer dans le Transsibérien !] que le reportage peut être de

la littérature. Pour lui, « la vie, le verbe, l’écriture » ne font qu’un. Encore fallait-il le style

pour tenir la gageure… Albert Londres en a et du meilleur : vigoureux, ardent, talentueux,

hardi et décalé. N’a-t-on pas aussi évoqué récemment une ressemblance avec le style de

Hugo PRATT, le père du héros de BD Corto Maltese ! …

Cependant Albert LONDRES n’a pas fait de longs séjours en Chine et il ne parlait pas le

chinois… Certes, mais quel talent !

Albert LONDRES est né à Vichy le 1er novembre 1884. Il passe son enfance à la Villa

italienne, pension de famille tenue par ses parents. Très jeune, il dévore les œuvres de Victor

Hugo et de Baudelaire. Après le lycée de Moulins, il trouve un emploi de commis aux

écritures à Lyon, mais l’écriture qu’il aime c’est surtout la poésie de facture classique. Monté

à Paris à 19 ans ; à 20 ans il effectue ses premiers reportages pour un journal lyonnais ; sa

véritable vocation est née… Il est embauché par le grand quotidien Le Matin. Quand éclate la

guerre de 14, il part de sa propre initiative à Reims où il assiste au bombardement allemand

sur la cathédrale. Son article aura un grand retentissement… il devient ainsi le premier

« correspondant de guerre » français, il a 30 ans.

Il se forge peu à peu une stature de reporter aventureux au succès grandissant. Mais il est

amené à changer de journal plusieurs fois car ses reportages sont sans complaisance ; ses

papiers font sensation ; son style détone… Il n’en continue pas moins à parcourir le monde :

1915 les Dardanelles, la Turquie, l’Albanie ; en 1919 il est au Liban, en Syrie, en Egypte ; en

1920 il réussit à entrer dans la toute jeune Union soviétique après bien de péripéties et 52

jours de périple ; en 1922 il rencontre Nehru en Inde. Infatigable, il enquête sur le Tour de

France en 1925 ; il rencontre un bagnard à Cayenne et obtient qu’il soit gracié ; en 1928 c’est

l’Afrique et la traite des Noirs, l’Argentine et la traite des Blanches… Albert LONDRES est

devenu « une vedette »

Il ne pouvait pas ne pas aller en Chine : Une première fois en 1922 après son passage au

Japon, puis en 1932. Cette enquête fut pour lui la dernière ; après quatre mois en Chine, il en

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rapportait un reportage qui, selon lui, était « de la dynamite » … Mais le 16 mai 1932, dans

le golfe d’Aden, un incendie se déclare à bord du Georges Philippar, le paquebot qui le

ramène en France. La catastrophe fait 67 victimes et Albert LONDRES disparaît avec son

manuscrit. Cette disparition fait naître aussitôt un soupçon qui va forger la légende :

l’incendie aurait-il été un attentat ? LONDRES aurait-il été assassiné pour empêcher la

publication de ses notes ?... Le mystère n’a jamais été élucidé.

Sa fille, Florisse, née en 1904, témoigne : « La première fois que j’ai vu mon père c’était sur

un quai de gare. La dernière fois qu’il m’apparut, j’avais 27 ans. Il me souriait à la porte d’un

wagon… »

C’est elle qui, avec quelques compagnons de route de son père, crée en 1933 le « Prix Albert

Londres » décerné encore aujourd’hui à des reporters travaillant dans la presse écrite et dans

l’audiovisuel et fidèles à la devise d’Albert LONDRES : « Notre rôle n’est pas d’être pour ou

contre, il est de porter la plume dans la plaie. »

Le prix Albert Londres 2017 a été attribué à :

Samuel Furey - 36 ans - journaliste au Figaro, pour « La grande bataille de Mossoul » -

prix de la presse écrite - et à

Tristan Waleckx - 33 ans - et Matthieu Rénier - 34 ans - de France 2 pour leur reportage

« Vincent Bolloré, industriel français ».

► Choses vues entendues et retenues par Albert LONDRES (extraits de « La Chine en

folie » – chapitre « Pékin » tiré à part)

En 1922 – après un séjour au Japon, cette même année 1922 – Albert LONDRES s’installe

au Grand Hôtel de Pékin… La Chine d’alors, avec ses 400 millions d’habitants, est celle des

Seigneurs de la guerre, des mercenaires, des bandits et des guerres civiles. Albert LONDRES

un moment déconcerté, trouve le ton pour décrire le chaos. Dans un style empreint de

désinvolture il opte pour la comédie alors que les troupes rivales marchent sur Pékin et que

l’issue de la bataille décidera du sort de la capitale…

L’état d’esprit d’Albert LONDRES à ce moment-là : « Que l’on me tranche la main, les

quatre doigts et le pouce, si ce que j’écris n’est pas authentique. »

Citations

« L’anarchie déferle sur Pékin… Mais le boy me crie immédiatement « Tout va bien » ce qui

signifie que ni ZHANG ZUOLIN, ni WU PEIFU n’est entré de nuit dans la capitale du nord

(Pékin)… »

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Nota : Ces deux personnages sont deux des plus puissants Seigneurs de la guerre qui se sont

affrontés inlassablement pour accéder à la présidence de la République de Chine entre 1916

et 1928. Le premier était de la « clique » du centre (Hebei) et le second de la « clique » du

nord (Mandchourie). Albert LONDRES les rencontrera tous les deux et également un des

chefs de la « clique » de l’Anhui, DUAN QIJUI, ancien chef de gouvernement et allié de la

clique de Zhili (commandée par WU PEIFU).

« Je veux comprendre ce qui se passe en Chine… Il faut que je sache sous quel régime vit la

Chine… Je m’approche de touristes américains :

« … La Chine est-ce une république ou un empire ?

Ils me chassent comme un fou famélique…

« Au quartier des Légations je pose la question à une secrétaire belge qui appelle à son

secours le Danemark qui fit signe à l’Italie… Les trois ayant tenu conseil me déclarent :

« C’est vraiment difficile à préciser ».

Nota : En fait après la proclamation de la république en 1912, un arrangement est conclu

entre « la maison impériale Qing » et le gouvernement (de la République) selon lequel ce

gouvernement autorise l’ex-empereur PUYI à « conserver son titre » à continuer de

bénéficier d’une liste civile confortable et à demeurer (obligé d’y vivre) dans la Cité

Interdite ; il n’en sera expulsé – en perdant ses maigres prérogatives - qu’en 1924.

« … Je pose la question à un journaliste de « Politique de pékin » :

« - je ne veux pas quitter la Chine sans savoir si la Chine est une république ou un empire.

« - depuis combien de temps êtes-vous ici ?

« - depuis 40 jours

« - moi j’y suis depuis 17 ans et je ne le sais pas encore…

« A trois heures, frais comme deux roses (LONDRES et son interprète, M. POU) nous

arrivons chez DUAN QIRUI, maréchal et candidat secret à la présidence de la République –

il a déjà été Président de la République – deux domestiques nous attendaient. Ils marchaient

à reculons en nous faisant des révérences. Je fis de même.

« Ai-je assez salué, Monsieur POU ?

« ça va, fit-il.

« Eh bien maintenant, écoutez-moi et traduisez : Excellence, est-il exact que si ZHANG

ZUOLIN (clique du Zhili alliée de DUAN QIRUI) est vainqueur vous devenez Président de

la République ?

« Il ne faut pas lui poser la question dans ces termes, fit M. POU, vous allez un peu trop fort

Laissez-moi faire. »

Et les voilà partis dans un dialogue qui n’en finit plus. « Que dit-il ? »

« Il dit qu’il vous souhaite la bienvenue

« Mais ce n’est pas ce que je lui ai demandé. Traduisez exactement ceci : « Si ZHANG

ZUOLIN est vainqueur, deviendrez-vous président de la République ?

M. POU se tourna vers l’illustre et prononça un long discours. L’autre répondit par une

phrase brève.

« Que dit-il ? - « il dit que vous lui êtes très sympathique ».

« POU, allez-vous poser ma question, oui ou non ?

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Le voilà qui repart dans une conversation éperdue, quand M. POU, victorieux se tourna de

mon côté et dit : « Il a dit que ZHANG ZUOLIN détruirait sûrement WU PEIFU… »

Albert LONDRES rencontre ensuite le docteur YAN, Président du Conseil par intérim :

« Ce n’est pas que j’aie énormément à faire, cependant je suis toujours le gouvernement

central… J’ai, paraît-il, deux ou trois autres ministres qui sont encore à leur poste… Au fait

pourriez-vous me dire où se trouve exactement mon ministre des Finances ? A propos, y

comprenez-vous quelque chose à ce qu’il se passe en Chine ? – Pas un mot. – Moi non

plus…. C’est pourquoi je désire rentrer chez moi… Revenir à ma Chine. Ce n’est pas un

pays, Monsieur, c’est un continent. C’est plus grand que votre Europe tout entière. 400

millions de concitoyens ! Voyez quel mal vous avez, vous, pour vous entendre à l’autre bout

du monde… »

Puis ce fut l’entrée des armées à Pékin. « Dans les rues, c’était étourdissant… Dans la

panique on avait attelé des chameaux aux charrettes à bœufs … A 7 h du matin on entendit

distinctement le canon… La foule déchaînée débordait de partout… Ils fuyaient… Les

églises catholiques croulaient sous des masses d’incroyants pour qui les coups de canon

avaient eu la vertu du baptême… »

« Je suivais la ligne de chemin de fer Pékin – Tianjin. Le combat se livrait sur cette voie. Je

finirai bien par le trouver… Un obus tomba à 200 m. Je restai là deux heures ; la masse

vaincue m’entraînait dans son vent… »

Au fait, qui a gagné ? – C’est WU PEIFU de la clique de Zhili.

L’inclassable Victor SEGALEN 谢 阁 兰 (Xie Gelan)

(1878 – 1919)

Victor SEGALEN inclassable dans le tableau vaste et divers des « Visiteurs en Chine » ?

Etienne MANAC’H, ambassadeur de France à Pékin de 1969 à 1975, m’aurait sans doute

donné raison : « … il a peu de chose à voir… avec la trinité humaine que l’Occident délègue

vers les terres convoitées. Le négociant avide ? Non. Entre les affaires et lui… il y a des

cloisons étanches. Le missionnaire ? Segalen s’est résolument dégagé de la croyance de sa

jeunesse… Le militaire ? Segalen n’est pas venu en conquérant… mais en qualité de

médecin… »

Né à Brest d’un père employé au Commissariat à la Marine, il a en effet été reçu à 20 ans au

concours de l’Ecole de la Santé Navale à Bordeaux. Déjà l’appel du large que ne contredit

pas son goût pour la poésie. En 1902, il soutient sa thèse sur « Les cliniciens ès-Lettres » et

aussitôt embarque pour Tahiti en qualité de médecin à bord de l’aviso « La Durance ».

L’année suivante il est aux Tuamotu puis aux Marquises sur les traces de GAUGUIN – dont

il a appris la mort à Tahiti et dont il va acquérir une toile « Le village breton sous la neige » -

C’est pour lui une révélation : « … pendant deux ans en Polynésie, j’ai eu des réveils à

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pleurer d’ivresse… J’ai senti l’allégresse couler dans mes muscles… J’ai pensé avec

jouissance… »

Il « pensait » aux futurs « Immémoriaux », son premier livre, loin, très loin de la Chine ! ...

mais qui sera sa marque. Déjà apparaît le dédoublement de la personnalité autour de laquelle

se construira son personnage d’homme multiple, d’individu polyphonique.

Les « Immémoriaux », bien que fondés sur une vaste enquête ne sont pas un traité

d’ethnographie ni un récit dans lequel les Européens auraient tous les torts face à de candides

« sauvages ». SEGALEN choisit un narrateur neutre pour conter les aventures de TERII et

présenter la culture maorie « de l’intérieur ». Le narrateur, sans que cela soit précisé, est

évidemment plus proche des indigènes que des Européens. TERII est un « prêtre des idoles

qui finira diacre sachant lire et dire la messe. Il est « l’Immémorial » … qui a oublié les

paroles du bonheur pour parler le langage de la société malheureuse… » Pour SEGALEN il

s’agit d’une nostalgie d’un monde perdu qui ignorait le bien et le mal et qui vivait dans un

état de grande liberté…

« Je sais que dans cinq ans, dans dix ans je retournerai en Polynésie… » - La vie ne lui en a

pas laissé le temps - Ce premier voyage n’avait pas comblé ses attentes, mais il a fait naître

un chef d’œuvre.

Des voyages, SEGALEN en fera tant et tant d’autres dans son imagination, car selon un

critique contemporain « il est d’abord le voyageur de lui-même… »

De retour en France en 1905, Victor SEGALEN poursuit sa carrière littéraire. Il rencontre à

Paris un autre grand voyageur, Gilbert de VOISINS. Ils décident de partir pour un voyage

d’exploration en Chine. SEGALEN a peut-être oublié le jugement qu’il portait sur la Chine

pendant son séjour aux Marquises : « En Chine, les sens ne sont pas heureux ».

Il s’adresse alors à l’éminent sinologue, Arnold VISSIERE, qui lui conseille de s’initier à la

langue et à la culture chinoises. Il s’inscrit donc en 1908 à ses cours à « l’Ecole spéciale des

langues orientales vivantes » (ex-Langues’ O devenues INALCO) - Jules LEURQUIN avait

aussi été l’élève du professeur VISSIERE – En 1909, le 12 mars, Victor SEGALEN est

admissible à l’examen écrit et à l’oral le 17. Et c’est ainsi que, tout à fait logiquement, le 26

avril 1909 il embarque à Marseille sur le paquebot Sydney. Après des escales à Saïgon et

Hong Kong, il débarque à Shanghai le 29 mai 1909. Ce sera le premier de ses trois séjours en

Chine. Un peu plus tard, en juin 1909, il arrive à Pékin ; Gilbert de VOISINS le rejoindra en

juillet : « ...Nous sommes en pleine révolution… » écrit Victor SEGALEN : c’étaient les

premiers troubles qui ont entraîné par la suite la chute du régime impérial !

De fait, quand SEGALEN arrive en Chine, le nouvel empereur, PU YI, n’a que trois ans ; un

régent est à ses côtés. L’année précédente – 1908 – le 14 novembre, l’empereur GUANGXU

est mort ; le lendemain, 15 novembre, c’est sa mère l’impératrice Ci Xi qui disparaît à son

tour. Réformateurs et traditionnalistes s’affrontent alors violemment. C’est la révolution, elle

était inévitable. (cf. plus loin p. 71).

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De même qu’à peine arrivé en Polynésie, SEGALEN dresse le constat accablant de « la mort

d’une race et d’une culture, de même en Chine, il assiste à l’agonie d’un mythe séculaire,

celui de l’Empereur, Fils du Ciel. Et c’est à cette image mourante que son œuvre chinoise va

redonner vie… » (Claude COURTOT) Il entreprend pour cela d’écrire un récit « René

Leys » qui est une tentative du narrateur – SEGALEN lui-même – pour savoir exactement

comment le dernier QING a vécu et pour pénétrer jusqu’aux lieux interdits du « dedans » que

hanta la « Sublime Personne ».

Pour ce faire, Victor SEGALEN va pratiquer une interview incessante d’un jeune Français

de 19 ans rencontré à Pékin en 1910, Maurice ROY, qui s’exprime dans un pékinois parfait

et qui se dit bon connaisseur de la vie et des secrets du Palais impérial. Sûr de la confiance

qu’il accorde à son informateur, Victor SEGALEN part s’installer à Tianjin pour y enseigner

la médecine, en anglais, à l’Imperial Medical College. En 1912, il est nommé médecin

personnel du fils du président YUAN SHIKAI. Il se met aussi à la rédaction de son

« Immémorial chinois » qu’il intitule « René Leys », pseudonyme sous lequel se cache

Maurice ROY.

Il donne à son livre l’aspect d’un journal autobiographique d’un Français résidant à Pékin

(lui-même) qui cherche à pénétrer le sens du décor du « dedans » qui lui est présenté à lui qui

est contraint de rester au « dehors ». Il reçoit de Maurice ROY des révélations précieuses.

Elles l’enchantent ; il les reproduit : René Leys aurait été membre de la police secrète de

l’empereur, ami de l’empereur GUANGXU, amant de la reine… Victor SEGALEN nourrit

bientôt des doutes, mais l’essentiel pour l’écrivain poète Segalen est qu’il a fini par croire à

la description de cette vie qui se déroule derrière les murs d’une Cité Interdite fantasmée…

Le désir et le rêve l’ont emporté sur l’esprit positiviste du narrateur.

Après un aller-retour rapide à Paris en 1913, SEGALEN rentre à Tianjin en 1914. Sa

campagne archéologique avec de VOISINS peut commencer. Ce sera en février 1914 ; elle

reprendra en 1917.

Sa passion pour la Chine ancienne fera éclore une autre œuvre magistrale, « Chine, la grande

Statuaire » qui magnifie les sculptures Han exhumées manuellement par Victor SEGALEN

et son équipe. Le voyage dans l’imaginaire se poursuit parallèlement, car en réalité, Victor

SEGALEN n’est pas allé en Chine pour « voir ». « Sa » Chine il l’emportait avec lui, il

savait la Chine au point d’en avoir fait son mythe avant d’en fouler le sol. « Au fond, ce n’est

ni l’Europe, ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là je

la tiens et j’y mords à pleines dents… » (de Pékin, le 6 janvier 1911 à DEBUSSY). En

perpétuelle quête mythique, SEGALEN a pu composer des poèmes pour son recueil

« Stèles » au paroxysme des bouleversements révolutionnaires du quartier des Légations à

Pékin… C’est dire combien était fort son attachement à l’Empire chinois dont il soulignait

toujours son ancienneté « quatre fois millénaire » ! Lettre à DEBUSSY, du 30 janvier 1912 :

« L’une des plus admirables fictions du monde : l’Empereur : Fils du Ciel ». » Tel est le

jugement obsédant qui traverse son captivant « René Leys » aux multiples accents

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autobiographiques… jugement élogieux jusqu’à l’emphase qui allait de pair avec le peu

d’estime qu’il portait aux « révolutionnaires ».

Et puis un jour, la réalité se rappelle au bon souvenir du poète de l’imaginaire. En 1917 il

tombe gravement malade. Hospitalisé au Val de Grâce en 1919, il écrit : « je constate que la

vie s’éloigne de moi » ...Voici les mots sensibles d’un Breton Etienne MANAC’H (1910-

1992) se souvenant d’un autre Breton Victor SEGALEN (1878-1919) : « dans la vie, il y a

d’étranges concordances de dates : c’est le 4 mai 1919 que commence en Chine la grande

explosion, d’abord intellectuelle, pour le « salut national ». Le 21 mai, jour où Victor

SEGALEN quitte son auberge pour aller se reposer en forêt à Huelgoat (Finistère) où il va

mourir, les étudiants de Pékin viennent de déclencher la grève générale qui s’étend à toutes

les grandes villes et à laquelle se joignent les forces ouvrières. C’est le mois de mai 1919 que

les historiens de la République populaire de Chine ont choisi pour marquer le

commencement de l’histoire contemporaine de leur pays… »

[« 五 四 运 动 = wu si yundong » (Mouvement du 4 mai) est l’expression chinoise devenue

emblématique de l’esprit de révolte politique.]

« Le 23 mai on découvre le corps de Victor SEGALEN gisant au pied d’un arbre, victime

sans doute d’une syncope fatale. Il avait 41 ans. »

Citations :

La « révolution de 1911 »

- Ce qu’elle fut :

« Elle a vraiment commencé dans la nuit du 10 au 11 octobre 1911 par la chute de Wuchang

(actuellement quartier de Wuhan). Des milliers de militaires de cette ville déclenchèrent une

rébellion et proclamèrent la République. La révolte se propagea rapidement à de nombreuses

provinces chinoises… Le résultat fut une fédération aux liens très lâches sous le nom de

« République de Chine » …Une partie de la bourgeoisie ayant rejoint les révoltés, le pays

reste contrôlé par les puissances étrangères. »

Depuis le mois de mai 1911, Victor SEGALEN suit les événements depuis Tianjin, ville

considérée comme plus sure que Pékin. Il ne vit donc pas la « révolution » en direct, mais

son réseau d’information est très étendu et il l’entretient grâce à ses contacts avec le

personnel de la Légation française à Pékin et aussi grâce aux nouvelles de la presse française

et anglaise qu’il lit assidûment.

La Cour impériale réagit aux événements de Pékin en nommant le 14 octobre 1911 le général

YUAN SHIKAI (1859–1916) à la tête du gouvernement. L'armée est envoyée pour affronter

les insurgés. Elle prend Hankou , un quartier de Wuhan. Mais dès le 2 novembre, YUAN

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SHIKAI, ne croyant plus à l'avenir de la dynastie QING, déconsidérée depuis la guerre des

Boxers en 1900 et sans appui de l'étranger, entame des négociations secrètes avec les

révolutionnaires.

Le 3 novembre 1911, l'insurrection éclate à Shanghai, le gouvernement militaire est

proclamé dans la ville cinq jours plus tard. Le 4, la révolte gagne le Guizhou.

Le 5, le gouverneur du Jiangsu, CHENG DE, est amené par les insurgés à déclarer

l'indépendance de la province. Le 6, c'est le tour du Guangxi et le 9, celui du Fujian.

Toujours le 9, l'indépendance du Guangdong est déclarée. À la fin novembre, le Sichuan

tombe à son tour. Le même jour, tous les gouverneurs insurgés sont invités à tenir une

conférence à Wuchang pour fonder un nouveau gouvernement central. La conférence

débute le 30 novembre, les délégués s'accordant finalement pour établir un gouvernement

provisoire. Le 2 décembre, les révolutionnaires prennent Nankin. Entretemps, le 3 décembre,

les troupes de YUAN SHIKAI s'accordent sur un cessez-le-feu avec les révolutionnaires et

entament des négociations de paix.

Le 11 décembre 1911, les délégués de dix-sept provinces, venus de Shanghai et Hankou, se

réunissent dans la ville et parlementent à nouveau, s'accordant sur l'élection d'un président

provisoire. L'élection du président est repoussée. Les insurgés apprenant que YUAN

SHIKAI est prêt à les soutenir décident d'attendre sa décision. Le 25 décembre, SUN YAT-

SEN, jusque-là en exil, arrive à Shanghai : en raison de son prestige, les révolutionnaires lui

proposent d'assumer la présidence. L'élection a lieu le 29 décembre à Nankin, en présence de

45 délégués représentant 17 provinces. Recevant les suffrages de 16 provinces sur 17, SUN

YAT-SEN est élu président. Le 1er janvier 1912, il proclame la République de Chine, lui-

même assumant la charge de « président provisoire ». De son poste d’observation à Tianjin,

que pense Victor SEGALEN de cette accélération politique ? La capitale n’est déjà plus à

Pékin, mais à Nankin ! ... Et ce qui semble s’annoncer c’est le retrait (et peut-être la mise à

l’écart de l’Empereur… qui en effet interviendra un peu plus tard).

C’est la fin du régime impérial, la fin de la dynastie QING qui aura régné pendant plus de

250 ans, de 1644 à 1912. En 1643, le père de MAGALHAES (cf. p. 24) avait vécu la

passation du Mandat du Ciel des MING aux QING, en la personne de SHUN ZI, premier

Fils du Ciel de cette dynastie QING, qui régna de 1643 à 1661.

Après la proclamation de la République (janvier 1912), le 12 février l'édit impérial prononce

l'abdication de PUYI. Le dernier descendant des QING, PU YI, est autorisé à conserver son

titre et à demeurer dans la Cité Interdite ; il n’en sera expulsé qu’en 1924 (cf. Albert

LONDRES p. 67) il aura régné de 1908 à 1912. le gouvernement républicain s'engageant de

son côté à permettre à PUYI, alors âgé de six ans, de demeurer dans la Cité interdite, tout en

percevant une pension. Une ligne précise que YUAN SHIKAI est mandaté pour diriger « le

gouvernement provisoire ». Le 10 mars, YUAN succède officiellement à SUN YAT-SEN,

déplace à nouveau la capitale du pays à Pékin et commence à recevoir la

Reconnaissance du nouveau régime par les pays étrangers.

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► Extraits de la correspondance de Victor SEGALEN -

- Comment Segalen a-t-il perçu ces événements, si lourds de conséquences.

Il donne son opinion sans ambiguïté dans une lettre du 20 octobre 1911 adressée à Charles

REGISMANSET – pseudonyme de Carl SIGER, fonctionnaire au Ministère des Colonies :

« Il n’y a point deux partis en présence, la dynastie et les massacreurs ou les forcenés. Il y a

les raclures de nos révolutionnaires d’antan. D’un côté, à Pékin une tradition vermoulue mais

solide de quatre mille années, et l’admirable fonction du pouvoir du Fils du Ciel. De l’autre,

des écoliers de cinquante ans, quelques-uns docteurs en médecine ou en agriculture, des

écoliers de quinze ans, la « Chine Nouvelle ». Entre les deux, « une masse énorme,

impuissante comme la mer à prévoir ses agitations » a dit à peu près le puissant CLAUDEL

(qui n’en a été ni la dupe ni le reflet). Vous comprenez de quel parti je me range. Les uns

proclament : « une République progressiste et socialiste », les autres répètent : « le haut et

pur Souverain Ciel ». J’avoue que forme et puissance ne vont pas de pair. La Cour est faible,

hésitante, fuyante. Mais si j’étais catholique, devrais-je hésiter à me courber devant un pape

gâteux ? Le Régent ici n’est pas gâteux. Il est inquiet, anxieux, nerveux et doux. Il y a aussi

YUAN SHIKAI, le dernier des grands capitaines chinois, de la lignée des preneurs de villes

et des écraseurs de rébellions… On vient de le nommer généralissime. J’ai demandé à servir

comme son médecin particulier. » (SEGALEN obtiendra satisfaction en 1912).

Quelques lettres plus tard, Victor SEGALEN trouve dans la recrudescence de la révolte une

nouvelle occasion de proclamer son attachement aux « mandchous » (la dynastie QING qui a

perdu son mandat) et de fustiger avec une vigueur intacte les « républicains » et leurs menées

irresponsables. En effet, pour des raisons qu’il semble difficile d’élucider, des troupes sont

entrées dans Pékin pour procéder à des pillages et des saccages qui ont semé la panique et le

désarroi. SEGALEN reprend les arguments de ceux qui pensent qu’il s’agissait de

revendications de soldats impayés ou mal payés tandis qu’un autre public croit savoir que la

raison principale est d’ordre politique, conséquence d’un choix contesté de la nouvelle

capitale de la Nouvelle République chinoise : les tenants de Nankin n’ayant pas accepté la

décision de retour à Pékin. Quoi qu’il en soit, la nuit du 29 février 1912 fut dramatique et

elle l’est restée dans la mémoire historique des Chinois. Pour Victor SEGALEN, « c’est

vraiment la mort de l’ancienne Chine. J’en serai quitte pour ne regarder qu’en arrière… »

SEGALEN à Henri MANCERON le 29 mars 1912 :

« … Et d’abord il faut délibérément supprimer toute la Chine dite moderne, nouvelle et

républicaine. Franchement ce n’est pas de parti pris que je la hais, mais d’essence et de non-

sens… J’ai suivi très attentivement toute la crise et j’ai vécu, je puis dire, l’effondrement du

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29 février 1912, la nuit du pillage militairement organisé de Péking… Voici ce qu’il faut

savoir : au moment où 200 soldats de la 3ème division, faute de 3 francs 20 de plus par mois,

décidaient de brûler et de piller la capitale, le gouverneur du Shandong dînait chez YUAN

SHIKAI, dictateur. Aux premiers coups de feu, débandade… YUAN reste seul avec 17

hommes qui étaient là parce qu’ils ne pouvaient plus s’échapper… Lui qui a fait l’armée

chinoise n’a pas osé donner un ordre d’arrêt… Mais on a décapité ensuite, au petit bonheur,

200 coolies. Voilà la Chine présente et avenir… De là (Pékin, les Légations) les pillards ont

tranquillement repris le train, refait le même coup dans la ville chinoise de Tianjin où la

police même leur a prêté l’assistance la plus fraternelle… On pouvait jusqu’alors détester le

nouveau régime. On peut, depuis, le mépriser…. Tout est à vau-l’eau. Un remède : la forte et

brutale et cynique intervention européenne : ils le méritent… »

A cette même date du 29 mars 1912

Un jeune normalien agrégé de 28 ans est en stage à Pékin, Marcel GRANET,

futur éminent universitaire, un des meilleurs sinologues français des temps modernes.

Il a lui aussi cautionné la thèse de la revendication de soldats exaspérés mal considérés et

mal payés. Voici son récit de cette révolte :

Lettre du 5 mars 1912 : « Sortant d’un restaurant, mon ami André D’HORMON (enseignant

de français à Pékin) et moi nous allons à pied en ville, tranquille comme la campagne… Au

sortir du restaurant, l’hôtelier m’appelle et me montre une jolie petite balle ; elle est tombée

du toit, on ne sait pas comment… Nous revenons dans la cour… Brusque fusillade derrière

l’hôtel. Quelqu’un arrive. « On se bat, il y a des incendies… » On entend des coups de

feu… Derrière nous, des soldats défoncent des boutiques… L’alarme a été donnée à la garde

des légations… on entend même le canon. Dans la ville la fusillade continue ; des pans de

murs s’écroulent. Les soldats sont arrivés par une des portes de l’Est… Ils ont pillé par

principe tous les monts de piété. C’est un pillage humanitaire, une affaire froidement menée

et non le sac d’une ville prise. On a peu tué ; on n’a pas violé… Dans la rue des légations, on

apprend que tout est massacré à Pao ting fou… La nuit est calme ; coups de canon dans le

lointain. Depuis il en est ainsi, mais le bruit court que le pillage continue… Comment

expliquer l’incendie et le pillage de tant d’autres villes à la fois ? Tianjin presque tout

brûlé… »

Le 8 mars, Marcel GRANET écrit : « Point de détonations. Mais on n’entend plus la ville qui

chante ; on entend les chiens qui aboient… »

4. Le temps de la mondialisation

Le temps de la Chine mondialisée : pour expliciter et concrétiser les perspectives ouvertes

par Simon LEYS et ouvrir ainsi une phase constructive de relations sino-européennes et

françaises, j’ai invité cinq contemporains dont un Chinois. Tous les cinq, chacun dans un

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domaine différent, pratiquent une relation d’échange… qui suppose un stade avancé de

connaissance/reconnaissance. Pour qui est convaincu que c’est l’aboutissement des efforts de

compréhension mutuelle, ces exemples sont un signal encourageant. Ils annoncent d’autres

rapprochements, d’autres coopérations fondées sur la confiance et garantes de durabilité.

Mais ils auront nécessité une longue période de maturation, à travers des foules d’obstacles,

(cf. p. 71 dernier paragraphe) quand l’ignorance faisait juger inaccessibles des relations

franches, dignes de peuples ouverts et fiers de leur richesse culturelle.

Cet avant-dernier groupe de « Visiteurs en Chine » est celui des contemporains de la

mondialisation. La question que je leur pose est la même : « au fond, qui sont les Chinois ?

Qu’est-ce que la Chine ? ». Certes la mondialisation n’a pas tout changé par son effet

magique de grande nouveauté. Le passé douloureux reste et restera. Les débordements

fanatiques et les impulsions ravageuses font partie de l’héritage, mais nos sociétés qui ont

commencé à se développer ensemble digèrent peu à peu le passé douloureux. Comme l’a

déjà fait l’Europe lentement mais résolument, la Chine actuelle montre qu’elle veut

désormais devenir enfin elle-même, c’est-à-dire être une grande civilisation fondée sur

l’harmonie, telle qu’en elle-même l’histoire l’avait forgée. Elle s’y prend peut-être mal

encore pour tenir son rôle d’acteur décisif de la mondialisation, mais qui peut lui reprocher

ses hésitations, ses contradictions ? Nous avons donc encore à continuer d’apprendre la

Chine pour essayer de mieux la comprendre afin de pouvoir l’accompagner… A l’exemple

des « visiteurs » du :

« …temps de la Chine mondialisée. Ce dernier groupe est sans doute le moins homogène

des cinq. La liste ci-après peut donc paraître extrêmement restreinte. Elle l’est parce que j’ai

appliqué les mêmes critères que pour les groupes précédents : faire ou avoir fait de longs

séjours en Chine et avoir écrit des livres ou autres témoignages disponibles en librairie ou en

bibliothèque. Comme je l’ai fait pour les autres groupes déjà présentés, je choisis pour celui-

ci aussi une tête de liste. Je place le groupe des « sinologues, professeurs et consultants »

… sous le parrainage de Simon LEYS

– en hommage à un « passionné de vérité »

Ce groupe comprend

Simon LEYS sinologue belge (1935-2014) ; Christine CAYOL consultante française (1965

- ) ; Elisabeth MARTENS professeur belge (1958- ) ; ZHENG Lunian ( 1946 - )

consultant, enseignant chinois ; Léopold LEEB (1967 - ) sinologue, traducteur autrichien

新 的 衣 服 新 的 衣 服 新 的 衣 服 新 的 衣 服

Simon LEYS, sinologue belge (1935 – 2014)

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Clin d’œil du destin : Matteo RICCI et Simon LEYS ont terminé leur parcours terrestre à 4 siècles

de distance, à 4 années près seulement (1610 ; 2014)

Etudiant à l’Université de Louvain – droit, histoire de l’art mais aussi chinois - Simon LEYS

se voit proposer un voyage en Chine en 1955 avec une délégation de jeunes ; il a 20 ans.

C’est une révélation à partir de laquelle il décidera de s’orienter résolument et définitivement

vers la sinologie. Il obtient une bourse pour Taiwan et s’installe à Taibei, la capitale, où il se

passionne pour la peinture et la calligraphie chinoises. A l’époque, la Chine, dite de Pékin,

est fermée aux étrangers. Il se fait donc recruter comme enseignant à Hong Kong, qui est

colonie britannique, et de 1967 à 1969 il épluche la presse chinoise pour la Représentation

belge afin de compléter son salaire d’enseignant et nourrir sa famille.

Pékin est alors en pleine révolution culturelle lancée en 1966. Simon LEYS rassemble toutes

les informations qu’il parvient à récolter. « Il était aisé de les rassembler ; il n’était même pas

nécessaire de leur donner la chasse ; elles se présentaient avec une évidence aussi simple et

directe qu’un coup de poing sur le nez » (1989). Ce sera la matière première de son premier

ouvrage à l’occasion duquel Pierre RYCKMANS prend le pseudonyme de Simon LEYS. Ce

livre « Les Habits neufs du président Mao » publié en 1971 deviendra un livre-culte. Mais

d’abord ce témoignage a dû faire taire les critiques de tous nos contemporains qui l’ont

qualifié de pamphlet anti-Mao !... alors qu’il n’était que la dénonciation de la nature

meurtrière du communisme de Mao et la « simple » description de ce que son auteur avait

observé « sans lunettes déformantes », de ce qu’il avait vécu vu et entendu sur place pendant

la révolution culturelle chinoise (1966-1969). Mais il allait, presque seul contre beaucoup, à

contre-courant de la pensée dominante en Europe et de l’atmosphère de dévotion au « Grand

Timonier » entretenue par les milieux intellectuels français qui ne comportaient cependant

pas que des médiocres… Il s’agissait de Jean-Paul SARTRE, de Roland BARTHES, de

Philippe SOLLERS, Alain BADIOU et autres professeurs de l’Ecole Normale Supérieure.

Ils accusèrent Pierre RYCKMANS d’être un traitre et un faussaire, de colporter des ragots

venus de Hongkong et des analystes de la CIA. Le fait d’avoir été si précoce dans sa

dénonciation avait rendu ses propos inacceptables pour les sinologues de l’époque,

admirateurs de Mao, qui refusaient de voir la véritable nature du régime chinois habilement

masquée par une intense propagande. « Le maoïsme était un cocktail pour le moins hybride,

la conjonction d’un populisme de gauche, d’un tiers-mondisme militant …d’un

antisoviétisme et d’une volonté naïve d’appliquer en France le modèle chinois. Cet

assemblage était cimenté par un discours marxiste-léniniste orthodoxe… » (Christophe

BOURSEILLER – 1996 – Les Maoïstes). Le livre fit l’effet d’un véritable coup de canon

dans le monde des « maoïstes européens ». Il faut citer la première phrase des « Habits

Neufs », restée mémorable : « la Révolution culturelle qui n’eut de révolutionnaire que le

nom, et de culturel que le prétexte tactique initial, fut une lutte pour le pouvoir, menée au

sommet entre une poignée d’individus, derrière le rideau de fumée d’un fictif mouvement de

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masse. » « Si étrange que cela puisse paraître, le fait est que, durant l’ère maoïste, la majorité

des experts ès affaires chinoises savaient à peine trois mots de chinois. (Je m’empresse

d’ajouter qu’il s’agit là essentiellement d’un phénomène du passé) » (1989).

Sinologue avant tout, à la culture encyclopédique, Simon LEYS a traduit LU XUN et Les

Entretiens de CONFUCIUS. C’est le deuxième volet de son activité de chercheur, consacrée

à l’étude de la peinture, de la calligraphie, de la pensée chinoise en général. Car pour Simon

LEYS, la Chine n’est pas un pays, c’est une civilisation et non des moindres. Elle est « la

mère nourricière ». « Du point de vue occidental, la Chine est « l’autre pôle de l’expérience

humaine » ; toutes les autres grandes civilisations sont soit mortes (Egypte, Mésopotamie,

Amérique précolombienne) soit trop exclusivement absorbées par des problèmes de survie

dans des conditions extrêmes (cultures primitives) ou trop proches de nous (cultures

islamiques, Inde) pour pouvoir offrir un contraste aussi total, une altérité aussi complète, une

originalité aussi radicale et éclairante que la Chine… La Chine est cet Autre fondamental

sans la rencontre duquel l’Occident ne saurait devenir vraiment conscient des contours et des

limites de son Moi culturel » … (l’Humeur, l’Honneur, l’Horreur – 1987 -)

« Au cours de mon voyage (de 1955), j’ai eu un terrible sentiment de frustration dû à

l’impossibilité de communiquer avec les gens. Et j’ai pensé à ce moment-là qu’il n’était pas

raisonnable de vivre à notre époque sans savoir le chinois ».

Parlant et écrivant en trois langues : le français sa langue maternelle et langue de son « clan

familial » ; l’anglais sa langue d’usage (Hong Kong, Taiwan, Australie) et le chinois sa

langue de culture et de prédilection, Simon LEYS a écrit une œuvre abondante, qui va de

l’essai critique au traité sur la peinture en passant par des ouvrages sur la mer et des

traductions littéraires. Ainsi, étant toujours un peu « étranger » partout, il a pu dire : « on

finit par se sentir partout chez soi … »

Sa vie c’était la Chine, « la Chine nourriture de vie qui ne se limite pas à un certain territoire,

ni à une certaine race, ni à un certain Etat. La Chine au sens nationaliste étroit ne s’est

développée qu’à une époque récente, principalement sous l’impact de l’Occident. La Chine

est la religion de la Chine ; la Chine est un concept culturel (d’universalité), c’est une façon

d’accomplir l’humanité, un intermédiaire entre l’homme et l’harmonie cosmique … (1976) »

« N’a-t-elle pas réussi à maintenir, plus durablement que tout autre, le plus riche ensemble de

valeurs humaines qu’on ait vu sur Terre ? ... »

C’est Simon LEYS, le catholique convaincu, familier des Evangiles et lecteur de la Bible

exprime ainsi son sentiment de profonde confiance dans le monde chinois, en dépit de la

déception tout aussi profonde que lui ont causée les trahisons et les atrocités dont la

révolution s’est rendue coupable.

Simon LEYS est mort aux Antipodes, à Canberra, le 11 août 2014, en n’ayant revu qu’une

seule fois « La petite Belgique » en 1992, pour son admission à l’Académie royale de langue

et littérature françaises, entouré de HANFANG « la femme de sa vie » et de ses quatre

enfants.

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艺 术 ° 艺 术 ° 艺 术 ° 艺 术 ° 艺 术

Christine CAYOL française, directrice de société (1965 - )

Après des études secondaires classiques, elle choisit de se spécialiser en littérature anglaise,

puis obtient un doctorat de 3ème cycle en philosophie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes,

auquel elle ajoute un DEA en histoire de la philosophie. Ce cursus la conduit d’abord à

l’enseignement de la philosophie.

En 1994, elle fonde la société « Synthesis » qui a pour objectif d’utiliser l’art et la culture

comme moyen et méthode d’accompagnement des cadres dirigeants. En 2003, elle arrive en

Chine avec son mari et en 2004, elle débute son apprentissage du mandarin à Pékin. Depuis

2008, elle intervient dans les institutions chinoises sur le thème « comprendre la culture

occidentale à travers la peinture ». En 2009, elle ouvre à Pékin un « Synthesis » qui propose

conseils et formation aux entreprises internationales implantées en Chine. La même année,

elle ouvre Yishu 8 (艺 术 = art), qui se veut un cadre d’accueil (« Villa Médicis » chinoise)

pour favoriser des « rencontres non cloisonnées » entre artistes français et chinois et

personnalités de la culture, des affaires et du design – sous forme de conférences,

d’expositions, d’événements dans le domaine de l’art et de la culture – En cinq ans, Yishu 8

a accueilli en résidence une trentaine de jeunes artistes français et chinois, lauréats de son

prix.

En 2012, Christine CAYOL publie son livre « A quoi pensent les Chinois en regardant

Mona Lisa ? » En 2013, elle fait partie du personnel de l’Ambassade de France et en 2014

elle est membre du conseil « influence » de l’Ambassade.

Son livre (260 pages) fut remarqué à sa sortie pour son originalité. C’est un dialogue entre

l’auteur et WU Hongmiao, doyen du département de français de l’université de Wuhan. Les

deux universitaires s’engagent dans un dialogue, fait de commentaires sur une vingtaine de

grands tableaux de Giotto à Picasso en passant par Rembrandt et Velasquez. Leurs réflexions

donnent lieu à de nombreuses remarques sur la pensée chinoise comparée aux fondements de

la philosophie occidentale : civilisation contre civilisation, confrontation sur un ton amical

mais sans concession. La méthode était habile et élégante pour savoir comment un Chinois

perçoit notre culture…

Les paragraphes qui suivent donnent quelques exemples concrets de cette « perception ». Ils

sont empruntés aux quatre chapitres du livre.

►Citations

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WU Hongmiao : « Chez vous, Dieu parle ; chez nous il est silencieux … Vous accordez

beaucoup d’importance à l’oral ; nous en accordons beaucoup plus à l’écrit. Notre langue,

avant d’être parlée était une langue écrite, contrairement à ce qui s’est passé chez vous… La

vérité chez nous n’est pas la résultante d’une parole, d’un écrit mais d’une synthèse et d’un

agencement. Il faut tenir compte d’un ensemble dans lequel l’argumentation, l’expression du

visage et d’un comportement, et surtout la situation dans laquelle on se trouve permettent de

déchiffrer l’intention ou la réaction affective de l’interlocuteur… Notre tradition picturale

nous tient éloignés de votre mode d’interrogation qui tient à la liberté de l’artiste, une liberté

qui est une invitation à entrer dans les toiles… Nous Chinois, nous sommes moins enclins au

questionnement théorique. Ce qui fait que nous avons souvent du mal à vous donner des

« explications » sur nous-mêmes et sur la façon dont nous pensons ou vivons… Notre

univers culturel est avant tout « sensible » … Là où vous avez des choses à dire, nous

cherchons davantage à « faire sentir »

WU : à propos du « Salut du Monde ». C’est une notion qui nous est étrangère. Sauver le

monde ? Mais de quoi au juste ? Ce que nous pouvons chercher à faire n’est pas tant de

sauver le monde que de le justifier. Par exemple, il y a pléthore d’histoires qui racontent non

pas la naissance de Dieu mais celle de l’empereur. Ces histoires permettent, évidemment, de

justifier le pouvoir impérial en marquant son lien avec le Ciel, car son mandat est céleste.

C’est tout de même très énigmatique… Pour apprécier un tableau comme

« L’Annonciation » de VAN DER WEYDEN, vous avez également besoin d’explications

alors que je pensais que toutes ces images étaient évidentes pour vous…

WU à propos de La Vierge du Chancelier Rolin de VAN EYCK : « Cet homme de pouvoir

et d’argent (Rolin) n’apparaît pas seulement comme un nouveau riche mais aussi comme un

homme de foi… On voit à son visage qu’il est capable… de prier… Nos nouveaux riches

chinois ne pensent d’abord qu’à acquérir la plus grosse voiture… Allons-nous réussir à vivre

au cœur du miracle économique une renaissance culturelle et humaniste ?... Question-clé

pour la Chine... Le peintre a mis les têtes de Rolin et de la Vierge à la même hauteur, à

égalité… Chez nous, imaginer un rapport d’égalité entre l’homme et Dieu – comme vous le

faites – me paraît impensable ! ..... Il me semble que notre façon d’aborder la vie à travers

l’expression du naturel et la recherche de l’harmonie s’avère plus sereine.

C. CAYOL : « Le zen asiatique renvoie à un idéal auquel nous aspirons nous-mêmes

aujourd’hui… Et si nous avions besoin à notre tour de puiser dans votre sagesse ? Et de

mieux comprendre comment vous vivez et ce que vous croyez ? … Il s’agirait là d’un juste

retour des choses pour nous qui avons imposé durant des siècles la supériorité de notre

culture, de notre religion et de l’ensemble de notre système. (*)

C. CAYOL à propos de « La Résurrection » de Piero DELLA FRANCESCA : « C’est bien

le corps qui ressuscite et qui donne ainsi lieu à de nombreuses représentations imagées. La

religion chrétienne est charnelle et par là même « visuelle » ; c’est aussi pour cela qu’elle a

inspiré tant d’artistes.

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WU : « Nous nous trouvons au cœur de deux conceptions radicalement différentes : le

bouddhisme dont la finalité est d’arrêter le cycle infernal des réincarnations pour sortir de

cette vie charnelle illusoire... et le christianisme qui fait entrer dans un mystère exprimant

paradoxalement la valeur et la puissance de la vie charnelle. Notre culture chinoise oriente

davantage notre esprit vers la confiance en la nature, vers l’homme dans la nature. Il s’agit de

penser à la fois, et sans les séparer, la logique du cours de la nature, l’équilibre du corps

humain et l’harmonie de la société… Nous ne nous sentons pas coupés du monde… Depuis

que nous regardons cette galerie de tableaux j’éprouve un manque… Je viens de comprendre

à quoi correspond cette sensation. La grande et superbe absente de votre peinture, c’est la

nature !

WU à propos du Droit de la personne…intérêt individuel : « … le Chinois sait que, livré à

lui-même, c’est son intérêt individuel qu’il poursuivra aveuglément. Or, pour nous la somme

des intérêts individuels ne conduit pas à l’intérêt général… C’est une idée théorique… Notre

devise pourrait être « chacun pour soi quand c’est possible et tous pour la Chine quand

c’est nécessaire ». La Chine collectiviste est en même temps élitiste et individualiste dès

qu’elle en a les moyens, mais dans le respect d’un ordre symbolique (équilibre entre Ciel et

Nature) qui manifeste ici-bas un ordre social, politique et physique aussi. Nous avons

confiance en cet ordre symbolique bien plus qu’en l’homme seul… Ainsi le Ciel ou la

Nature peuvent accorder une affinité (缘 分- yuanfen) d’où découle la confiance entre amis.

WU à propos de l’Autonomie : « Pour nous, ce mot ne veut pas dire grand-chose…

L’homme n’existe qu’en relation aux autres, à l’univers, aux souffles qui régissent

l’ensemble. L’harmonie de son cœur ne se trouve qu’en union avec la nature, avec le Tao…

nous n’aspirons qu’à retourner dans les bras de la nature… L’art permet un prolongement de

la nature. Nous, Chinois, ne marquons pas d’opposition entre la nature et la culture. La

nature dont nous parlons ne renvoie pas aux réalités dites « vertes » ou à

« l’environnement » ; c’est une vision qui passe par le soin que l’on apporte à son propre

corps… au maintien de son énergie… A ce titre, vous avez dû constater l’obsession des

Chinois pour tout ce qui relève du 养生 yang sheng (« nourrir le vivre ») : nourrir, cultiver

en soi la vie…

WU à propos de l’Individualisme : « Chez nous l’individualisme n’a jamais été

philosophiquement fondé… Chez vous, vous lui avez donné un fondement idéologique qui

nous reste étranger (cf. Arthur SMITH p.49). Cela dit, CONFUCIUS place au cœur de sa

pensée une vertu tout à fait personnelle, celle du 仁 Ren = bienveillance… Pour augmenter

son niveau d’humanité, il faut donc dépasser son intérêt individuel et avoir des gestes de

bienveillance vis-à-vis des autres… (cf. père LEFEUVRE, p. 49)

WU à propos de Morale : « La Chine est un pays profondément moral, au sens où les arts

sont censés nous transmettre une sagesse qui nous fera progresser… A quoi sert de montrer

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l’échec, le malheur… mieux vaut nous orienter vers ce qui fait la beauté de la vie, sa force,

sa longévité.

WU à propos de La perspective en peinture : « C’est l’audace d’aller plus loin pour

conquérir le visible… Cette audace ne représente pas une constante de l’esprit chinois. Nous

ne sommes conquérants ni par le regard, ni par les sciences, ni par la stratégie… Nous avons

passé notre temps à nous laisser envahir par les étrangers… En revanche, dans la mesure où

les échanges avec le monde extérieur peuvent favoriser notre équilibre interne, nous

n’hésiterons pas à commercer ni à nous déplacer pour défendre nos intérêts.

WU à propos de La Joconde : « …Je la vois belle parce que vous la voyez ainsi : superbe,

d’une grâce infinie et mystérieuse… Cette vision est assez frustrante car tout ce que nous

avons discuté sur la culture chrétienne ne me semble ici d’aucune utilité… Je ne peux plus

établir de rapport entre ce personnage et une histoire biblique… Du coup, je dois accepter de

ne rien voir.

« D’une façon générale, il me semble que pour regarder votre peinture, dite classique, il

serait utile de connaître le texte de la Bible auquel font allusion vos œuvres, au moins pour

savoir à quelle scène elles se réfèrent et, bien sûr, reconnaître les personnages dont il est

question… Est-ce par là que nous devons commencer, par la connaissance de la Bible ?

La réponse de Christine CAYOL – (… qu’elle n’a pas livrée, mais du fait qu’elle est

catholique, sa réponse a dû être positive) En effet, la culture judéo-chrétienne est la seule qui

puisse faire sens quand il s’agit de nous comparer avec l’immense et profonde pensée

chinoise, ou plus concrètement de passer de MICHEL-ANGE à SHITAO.

« … Plutôt que de s’appréhender soi-même comme un « sujet » qui existe en lui-même et

pour lui-même, chacun trouve sa place dans ce grand tout hiérarchique et affectif qui

s’appelle la famille, noyau de la société chinoise. Avant d’être un moi autonome et

individué, je me définis dans et par cet organigramme. L’expression de notre identité reste

encore aujourd’hui fondée sur ce système de relations. »

佛 佛 佛 佛 佛 佛 佛 佛 佛 佛 佛 佛 佛

Elisabeth MARTENS, belge, professeur, historienne (1958- )

Elisabeth MARTENS, biologiste de formation, spécialisée en médecine traditionnelle

chinoise et auteur d’ouvrages sur le Tibet et la Chine, a étudié les sciences biologiques à

l’Université Libre de Bruxelles (1978 – 1982). Elle a suivi des cours de chinois à

l’Université de Pédagogie de Nankin (1988-1989), puis une spécialisation en médecine

traditionnelle chinoise à l’Université de pharmacologie de Nankin (1988-1991).

Amenée à visiter le Tibet, elle y découvre le bouddhisme tibétain, qu’elle va approfondir au

monastère de Labrang dans la province du Gansu (au nord-ouest de la Chine). En 2008, elle

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commence à publier une « Histoire du bouddhisme tibétain » - dont les thèses ont été

contestées – en collaboration avec son mari Jean-Paul DESIMPELAER, coadministrateur de

l’Association Belgique-Chine de 1982 à 1998 - En 2009, elle publie un second livre sur le

Tibet avec son mari et en 2013 c’est la sortie de son livre de sinologue : « QUI SONT LES

CHINOIS ? » (260 pages). Elle appuie sa description de la particularité chinoise sur une

étude minutieuse et approfondie de la langue chinoise, pour montrer à quel point l’expression

du langage est à la source de la culture commune d’un peuple et à l’origine de la manière

d’envisager le monde. C’est ce passage par la linguistique qui fait l’originalité et l’intérêt du

livre d’Elisabeth MARTENS. Elle donne une grande quantité d’exemples concrets des effets

de la langue sur le culturel, le social et le politique. Il lui a fallu une vingtaine d’années

« d’enseignement de « chinoiseries multiples » pour enregistrer une manière différente de

penser » …

►Citations

« Pensées et paroles de Chine », sous-titre du livre « Qui sont les Chinois ? » est un parcours

assez spécialisé qui se veut une manière différente d’envisager le monde à travers la grille de

lecture linguistique chinoise. Ni manuel de langue, ni essai philosophique, l’ouvrage

d’Elisabeth MARTENS interroge : « Que savons-nous de la langue, moteur de la pensée

chinoise ? Que savons-nous de la manière dont les pensées se tissent et de la façon de les

exprimer ? Dans notre boîte à outils, l’instrument le plus approprié pour entrer en Chine,

n’est-ce pas la langue elle-même ? »

La pensée chinoise : sa vision et son esprit d’analyse semblent avoir germé de l’aptitude des

Chinois à observer leur milieu naturel avec patience et minutie. Le chinois, « langue-

pensée », forme un tout cohérent de mise en relation dans lequel l’un n’exclut pas l’autre et

où deux termes opposés peuvent aussi se compléter l’un l’autre. Par opposition, cette

cohérence met en évidence notre manière de penser occidentale fondée sur des ruptures :

vrai/faux, bien/mal, nature/culture, un phénomène qui n’a pas eu lieu dans la pensée

chinoise. Ce n’est pas pour autant que nous délaissons nos propres valeurs que, d’ailleurs,

nous avons considérées longtemps comme étant seules capables de satisfaire les exigences

les plus nobles de l’homme. Aujourd’hui nous avons appris à « discerner ». C’est grâce à une

compréhension de ce qui nous distingue de la Chine et de ce que la Chine présente comme

écart par rapport à nous que nous pouvons espérer une complémentarité enrichissante.

La langue chinoise : les premiers caractères datent du 16ème siècle av. J-C. Les premiers

textes étaient liés moins à des échanges commerciaux qu’à des rites divinatoires. Petit à petit

l’écriture est devenue garante de l’homogénéité culturelle et de l’organisation du territoire ;

elle est l’outil principal du maintien de l’unité nationale.

Les huit chapitres du livre sont en fait une dissection au laser des mots et des expressions,

suivie d’une interprétation qui se lit comme un roman d’aventure : un cours de chinois qui

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ressemble à une exploration en pays inconnu d’où l’on revient avec le sentiment d’avoir tout

compris… Quand, pour finir, Elisabeth MARTENS explique que la pensée chinoise est

profondément matérialiste, le lecteur est tout à fait prêt à accepter ses conclusions :

« … car oui, la pensée de la Chine est fondamentalement matérialiste. Le « matérialisme

chinois » dont je parle est à ne pas confondre avec le consumérisme ambiant qui peu à peu

étouffe la planète. Il s’agit au contraire d’une pensée qui a le pouvoir d’éveiller et d’élever

notre spiritualité, ceci en dehors de toute religion, car elle ouvre notre psychisme à l’amour

de l’univers, au respect du vivant. Selon cette pensée, nommée « li » 理 par les Chinois,

toute forme matérielle, toute substance vivante et non vivante est impliquée dans un

processus évolutif d’auto-organisation… Le « li » 理 dynamique d’auto-organisation

s’oppose donc à notre principe créateur et à l’idée d’un monde créé ex-nihilo. Par contre, il

s’assimile à tout processus qui, en transformation continue, présente une complexité

croissante… La Chine, bien que technologiquement en avance sur l’Occident pendant de

nombreux siècles, ne s’est pas éloignée du langage de nos cellules, du son de nos organes.

Tant et si bien que le chinois actuel (hanyu - 汉 语-) est maintenant encore en contact avec

ses racines et, par là, avec l’ambivalence de la pensée archaïque. Tout comme le vivant, la

langue chinoise fuit les évidences ; elle évite la logique rationnelle qui, chez nous, a dressé

nos viscères contre notre esprit et a mué notre corps en « tombeau de l’âme » …

中 中 中 中 中 中 中 中 中 中 中 中

ZHENG Lunian , conférencier Chinois (1946 - )

Pour donner un éventail complet de la diversité des opinions des « Visiteurs en Chine », je

me devais d’ajouter les réactions d’un Chinois (venu chez nous comme « visiteur en

Europe »). J’ai donc décidé de donner la parole à ZHENG Lunian, « du temps de la Chine

mondialisée », qui réside en France depuis 27 ans et qui manie la langue française avec

beaucoup d’aisance.

ZHENG Lunian est né à Shanghai dans une famille de la classe moyenne. Il entreprend des

études universitaires à Pékin où il obtient le diplôme de l’Institut des Relations

Internationales. Ayant été gravement malade un an après sa naissance, il doit sa survie à un

médecin français ; cette circonstance est pour ZHENG Lunian l’origine de la passion pour la

langue française qu’il a développée par la suite.

Enrôlé comme « garde rouge » pendant la Révolution culturelle (il a 20 ans en 1966) il est de

nouveau pris dans la tourmente politique en tant que témoin des « événements » de Tian An

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Men en juin 1989. Cette même année 1989, il part s’installer en France, sa « seconde patrie »

où il se consacre à ses activités de conseil, notamment au « Centre de formation continue » à

Maisons Laffitte. A ce titre, il a donné plusieurs articles à la revue ChinePlus entre 2010 et

2012. Il y développe son point de vue de Chinois sur la façon dont ses compatriotes ont réagi

à l’entrée en contact avec les étrangers et avec la modernisation. Aujourd’hui retiré, il donne

des conférences.

ZHENG Lunian est l’auteur de deux livres (publiés en français) : Le Petit Miroir, à

caractère autobiographique et Chine-Occident

►Citations (Extraits des articles parus dans ChinePlus)

Le patriotisme chinois aujourd’hui : « La Chine est arrogante ! La Chine revient aux temps

des empereurs ! entend-on en Occident face à l’attitude intransigeante du gouvernement

chinois sur des questions touchant aux « intérêts vitaux du pays ». Penser cela c’est mal

comprendre l’histoire de la Chine… L’actuel patriotisme ne comporte pas de visées

expansionnistes… Le message profond véhiculé par le patriotisme chinois reste le même :

nous voulons être entendus, compris et traités d’égal à égal. … Le patriotisme est une arme

dangereuse. A trop l’ériger comme riposte à « l’arrogance occidentale », la Chine risque de

jeter, avec l’eau du bain, les valeurs universelles de tolérance, de démocratie et de liberté…

Pourquoi les Chinois ont-ils cessé d’inventer ? « ... (La science moderne est née en Europe et

non pas en Chine) … Entre le 9ème et le 11ème siècle la Chine est de très loin en avance sur

l’Europe dans les domaines techniques (cf. Avant-propos, p. 5) Puis brutalement l’élan

créatif s’éteint… L’anéantissement date de la fondation de la dynastie mongole des YUAN,

en 1260, qui met fin à l’ascension de la civilisation chinoise, à son ouverture, à son

humanisme et à sa créativité. La Chine se ferme …

A cette époque, l’Europe sortie du Moyen-Âge entame sa Renaissance…

Les perspectives : « …Peu avant sa mort, Joseph NEEDHAM, scientifique et sinologue

(1900-1995), avait exprimé sa certitude que la Chine, un pays doté d’un tel héritage culturel,

ne manquera pas d’apporter une grande contribution à la civilisation du monde…. Certaines

évolutions lui donnent raison… Si pour des raisons historiques, la Chine était hors-jeu lors

des précédentes révolutions industrielles (machine à vapeur, électricité), elle a bien rattrapé

son retard pour celle de l’informatique et pour la nouvelle, la quatrième, la « révolution

verte » qui s’amorce, la Chine est au même niveau que les pays développés… elle a toutes

les chances d’en être un des champions… »

Les observateurs attentifs de la situation estiment que « l’irruption de la Chine dans la

mondialisation pose des problèmes de concepts, de valeurs et de vocabulaire » …

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Mes « Voyageurs en Chine » nous auront-ils aidés à les appréhender et à y répondre ? C’était

en tout cas une des raisons pour lesquelles je les avais invités à témoigner.

雷 雷 雷 雷 雷 雷 雷 雷 雷 雷 雷

Léopold LEEB et Augustin HENNINGHAUS

Mon travail de recherche et de rédaction était terminé quand…

au mois d’octobre 2017 mon regard a été attiré par un article de la revue chinoise La Chine

au Présent, présenté sous la forme d’une interview d’un non-Chinois (chercheur autrichien)

expliquant le rôle du latin comme moyen de rapprocher l’Orient et l’Occident. Sans même

l’avoir lu en entier, j’ai aussitôt fait le rapprochement avec mon questionnement qui court

tout au long de ma monographie. Une relecture attentive m’a confirmé que l’expert

interrogé, Léopold LEEB, était un bon candidat digne d’être présenté aux côtés de mes

« Visiteurs en Chine ». De plus, il n’était pas le seul concerné puisque l’article de la revue

complétait ses qualités de sinologue par son intérêt pour la traduction ; il a en effet traduit en

chinois la biographie d’un Allemand du début du 20ème siècle, missionnaire au Shandong, le

père Augustin HENNINGHAUS… Un sinologue, de surcroît traducteur (! ...) Léopold

devait absolument prendre place dans ma longue histoire de « visiteurs en Chine » et le père

Augustin aussi, son compagnon missionnaire devenu son ami par la traduction.

L’article était fort peu documenté. J’ai dû remonter la filière assez loin pour donner vie aux

quelques observations du journaliste de la revue chinoise. Ainsi enrichie, ma présentation est

devenue un récit plus lisible.

Si Léopold LEEB s’installe tout à fait normalement à la table des « visiteurs » du « temps de

la mondialisation », le père Augustin HENNINGHAUS restera en retrait, car pour moi il

n’existe que par son traducteur. Un traducteur dont je fais son ami, même si le rythme du

monde et la succession des années ne leur ont pas permis de se rencontrer physiquement ;

mais la traduction a cette vertu de créer des liens. A ce titre, j’ai le plaisir de faire une place

au missionnaire en m’appuyant non pas sur sa biographie que je n’ai pas lue - ni en allemand

ni en chinois - mais sur les informations que la documentation moderne peut fournir.

Léopold LEEB (1967- ) 雷 立 柏 - LEI Libo – sinologue autrichien, théologien

(catholique), philosophe, traducteur, professeur à l’université Renmin Daxue de Pékin

Né en 1967 à Hollabrunn (Niederösterreich) – à une heure de Vienne, de l’autre côté du

Danube, près de la frontière tchèque - de parents catholiques engagés dans le bénévolat – il

entreprend à 18 ans des études universitaires (philosophie et théologie) à la Maison des

Missions (Séminaire) de Mödling au sud de Vienne. De 1988 à 1991 il réside à Taïwan

(Taibei), à l’université catholique

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辅 仁 (Fujen), pour étudier le chinois et la philosophie chinoise. Il passe deux semaines à

Pékin en 1991, puis rentre en Autriche pour reprendre et poursuivre ses études de

philosophie chinoise à la Mission St-Gabriel de Mödling. A 28 ans, en 1995, il part à Pékin

et s’inscrit à l’université « Ren Min de Chine » 中 国 人 民 大 学 (« également connue

sous le nom d'université du Peuple de Chine l'une des meilleures universités chinoises ») pour

étudier le chinois et la philosophie chinoise contemporaine. En 1999, Léopold LEEB achève

sa thèse et obtient son doctorat sur ZHANG Heng (78 – 139) – astronome, mathématicien,

géographe, artiste, poète qui, étant ministre des finances en 111, n’en continue pas moins son

travail littéraire - De 1999 à 2004 Léopold LEEB se consacre à la recherche et à la

traduction à l’Institut des religions du monde de l’Académie chinoise des sciences sociales,

tout en enseignant le latin et le grec. En 2004, il postule pour un emploi de professeur auprès

des universités prestigieuses de Pékin. Il est admis à la « Ren Min de Chine - 中 国 人 民

大 学 » comme professeur de philosophie classique, de latin, grec ancien, hébreu ancien et

histoire de la littérature. Il travaille en allemand, anglais et chinois.

Dans son bureau à l’université, son proverbe favori affiché au tableau est : « n’accomplis que

ce qui est bien sans penser à un éventuel profit à en tirer plus tard ». Ayant pu comparer les

cultures d’Orient et d’Occident, il juge que « nous, Occidentaux, nous ne serons jamais des

citoyens du monde vraiment qualifiés. Chacun est toujours plus ou moins spécialisé dans un

domaine, ce qui empêche une vision globale des traditions tant occidentales qu’orientales…

L’aide d’une culture étrangère acquise (par l’étude de la langue) peut permettre de réfléchir

sur sa propre culture ». Léopold LEEB rend hommage à Matteo RICCI, en particulier en

tant que « bâtisseur de ponts » et « premier sinologue en Europe… » Il se voit comme un

« descendant des premiers bâtisseurs de ponts (comme Richard WILHELM p. 45) et son

rêve est de suivre leurs traces ». Cette évocation de Matteo RICCI et des bâtisseurs de ponts

me rend très proche de Léopold LEEB. Selon lui, « les civilisations occidentale et

orientale partagent de nombreuses valeurs communes ». Pékin est sa « Rome de l’Est ». Mais

il ajoute avec humour que pour lui, l’Autrichien, « la ville de Pékin est trop grande », même

si sa grande taille lui permet de « la voir de haut ». La Chine aussi est trop grande pour lui :

« géographiquement je ne peux pas gérer la Chine correctement. Une province chinoise a

parfois dix fois la taille de ma patrie entière ». Certes, mais il est plus facile pour lui, fervent

cycliste quotidien, de sillonner les rues de Pékin que de gravir les cols autrichiens à vélo !...

De ce simple point de vue on comprend qu’il se qualifie lui-même de « Joyeux Pékinois »

Léopold LEEB a pourtant réussi à se faire un nom dans l’Empire du Milieu, grâce

notamment à ses 40 livres déjà publiés en anglais et aussi en chinois. C’est ainsi qu’il vient

de traduire et de publier en chinois la biographie d’un missionnaire allemand en Chine, écrite

par un autre missionnaire allemand, Hermann FISCHER, en 1946 relatant la vie et l’œuvre

du Père Augustin HENNINGHAUS de la congrégation des Missionnaires du Verbe divin.

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山东 山东 山东 山东 山东 山东

Augustin HENNINGHAUS (1862-1939) missionnaire catholique allemand de la

congrégation du Verbe Divin (Societas Verbi Divini – SVD-)

Le Père Augustin HENNINGHAUS, SVD est né en 1862 à Menden, district du Sauerland,

du Land de Rhénanie-du-nord-Westphalie où il effectue sa scolarité dans sa ville natale. En

octobre 1879, il entre dans la congrégation du Verbe Divin, les « Steyler Missionare » - 6000

membres actuellement -

[« Steyler » du nom de la ville néerlandaise, Steyl, où a été fondée la Congrégation en 1875.

A l’époque, l’Allemagne du « Kulturkampf » interdisait la fondation de nouvelles

congrégations sur le sol allemand. Le fondateur, Arnold JANSEN, prêtre du diocèse de

Münster - né en 1837 en Basse-Rhénanie – a dû être « hébergé » aux Pays-Bas. Il fonda

aussi dans la ville de Steyl une branche féminine en 1896, les « Servantes du Saint-Esprit de

l’Adoration Perpétuelle (SSpSAP) » actuellement 3800 membres. Décédé en 1909, il a été

canonisé par le pape JEAN-PAUL II en 2003.]

Augustin HENNINGHAUS, SVD, après avoir terminé sa formation à Steyl, est ordonné

prêtre en 1885 puis envoyé en Chine en 1886 dans la province du Shandong par son

Supérieur Arnold JANSEN, le fondateur de la Congrégation.

Toujours au Shandong en 1904, le Père Augustin est nommé évêque de Yanzhou – à 150 km

de Jinan la capitale de la province – et ensuite évêque titulaire en 1910. Il se retire en 1935 et

meurt à Yanzhou en 1939.

Son confrère, Hermann FISCHER, écrira et publiera sa biographie en 1946 sous le titre :

« Augustin Henninghaus – 53 Jahre Missionar und Missionsbischof ». Léopold LEEB s’est

chargé de la traduction en chinois en 2015-16.

5. Dernier groupe des « visiteurs en Chine » : Le temps

des sinologues de terrain.

5ème groupe de « Visiteurs en Chine »

Les sinologues d’aujourd’hui

La Chine ? La taille du pays, la richesse de son histoire et l’universalité de sa culture

pourraient décourager. D’aussi loin que je me souvienne, je me suis posé la question :

comment m’y prendre ? Au fil des années, j’ai apporté des réponses ponctuelles et

fragmentaires. J’ai beaucoup lu sur le sujet en me demandant pourquoi la Chine attirait

autant d’écrivains. J’ai aussi agi en entreprenant et organisant des voyages et en m’engageant

dans l’étude de la langue et de la civilisation chinoises. Je n’ai pas trouvé la réponse

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complète à ma question initiale mais je me suis rendu compte progressivement que la Chine

enrichissait ma vie. Qu’ai-je donc appris de si important ? Que m’ont apporté mes

expériences d’organisateur de voyages, de lecteur d’ouvrages des visiteurs en Chine,

d’étudiant tardif de chinois à l’INALCO, assidu et motivé ? Pour répondre à cette

interrogation et faire le point, je vais m’appuyer sur les enseignements que j’ai tirés de la

fréquentation des sinologues de ma génération et du savoir qu’ils m’ont transmis. J’ai décidé

de les appeler les « nouveaux sinologues » car ils ont été fortement marqués par les

événements de leur temps beaucoup plus que par la tradition universitaire classique. La

Chine, empire millénaire « immuable », ne laissait pas imaginer les troubles et les violences

qu’elle a connus en seulement un demi-siècle à partir de 1950, tandis qu’à cette date les

jeunes Européens, de leur côté, voulaient se couper d’un passé dominé par les guerres et leur

engrenage d’horreurs.

Ces jeunes Européens courageux, animés d’une grande curiosité et d’un bel idéal

intact, ont découvert la Chine, pour la plupart d’entre eux, dans les années où j’ai moi-même

posé le pied dans le pays pour la première fois – cela crée des liens ; cette génération est la

mienne. Je me retrouve en elle – Ils vont insensiblement former, sans qu’il y ait eu volonté

de la part d’une autorité politique ou académique, un groupe qui finira par développer des

réactions humaines et des démarches intellectuelles semblables. Ils ont été et sont mes

référents.

Ce groupe est composé d’universitaires peu connus du grand public. La Chine était leur terre

d’accueil et leur horizon d’intellectuels. Etant moins engagé qu’eux dans cette voie du fait de

mes activités professionnelles à la Commission européenne, mon expérience chinoise (?) m’a

cependant permis de me rendre compte à quel point l’ambiance dans laquelle ils ont été

plongés a pu déterminer leur vie, leurs choix, leurs orientations. Pareille immersion culturelle

ne pouvait pas ne pas laisser de traces ineffaçables. Il faut dire qu’un facteur déterminant est

venu s’ajouter à leur initiation chinoise : la Chine des années 1950-2000 a vécu une

transformation profonde, radicale et chaotique sans précédent ; au milieu de ces

bouleversements politiques et humains, les jeunes Français ont dû faire preuve d’un sens de

l’adaptation exceptionnel et d’une persévérance extrême dans la poursuite des études qu’ils

avaient choisies.

Les « nouveaux sinologues » sont arrivés en Chine, pour les premiers d’entre eux,

autour de 1950, au moment de la mise en place des coopératives, quand les « ouvriers-

paysans-soldats » militaient et oeuvraient pour sortir leur pays du sous-développement.

D’autres ont découvert la réalité chinoise au moment du « Grand Bond en avant » en 1958-

1960 qui faillit déstabiliser « la Chine en construction », quand de surcroît la rupture avec

l’URSS (1960) a privé Pékin de l’aide de son « grand-frère ». D’autres ont été plongés, à leur

arrivée, dans une société agitée par les tensions et les débordements provoqués par les

rivalités idéologiques et les luttes – y compris armées – entre factions : c’était la Révolution

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culturelle lancée en 1966. Ils ont ressenti, intimement, le drame politique et humain le plus

grave de l’histoire contemporaine de la Chine, qui s’est prolongé jusqu’en 1976, année de la

mort de MAO ZEDONG. La majorité des familles chinoises ont été touchées et marquées

par l’envoi à la campagne (entre 1968 et 1980) de toute une génération de jeunes et même de

moins jeunes.

La remise en cause radicale de toutes les structures va pousser les « ultras » du Parti à

révolutionner aussi le monde de la culture. Ainsi le répertoire classique de l’Opéra de Pékin a

été banni dès 1965 et remplacé par une forme nouvelle d’«opéra à thème révolutionnaire »,

sous l’autorité politique et artistique ( ?) de Mme Mao (JIANG QING). Les troupes

officielles devaient mettre en scène des modèles de héros protecteurs du peuple contre les

agissements des réactionnaires ou des riches capitalistes. Les mêmes héros ont été célébrés

sous forme d’affiches aux couleurs vives diffusées à des millions d’exemplaires dans tout le

pays. Ce n’est pas à cette forme d’art que les jeunes sinisants avaient été initiés dans les

instituts et les musées français. Ils ont dû apprendre, non plus dans les musées mais dans la

rue, comme beaucoup l’ont fait aussi par ailleurs, dans les campagnes où ils ont été invités

eux aussi, à « s’éduquer auprès des masses ».

Au milieu de cette effervescence, les « stagiaires-boursiers », comme nous dirions

aujourd’hui, ont vu arriver en Chine des groupes de touristes d’un genre nouveau, d’abord en

1969, puis un peu plus tard vers 1972, auxquels les autorités gouvernementales chinoises

responsables du tourisme ont décidé d’accorder des visas, mais de manière très sélective,

presque exclusive, aux groupes émanant « d’associations d’amitié avec la Chine » ou de

partis communistes nationaux. Il s’est avéré que ces « touristes rouges » ne rencontraient pas

leurs jeunes compatriotes futurs sinologues. En réalité ils ne cherchaient pas spécialement à

comprendre la Chine, ils emmenaient avec eux leur image toute faite de la Chine aux critères

de laquelle la Chine réelle devait se plier. Pendant que les étudiants étudiaient sur place, les

touristes officiels, eux, ont écrit -sans avoir étudié- des « retours de Chine » enthousiastes

dont les dithyrambes ont garanti le succès. Parmi les « porte-drapeaux » quelques grands

intellectuels se sont distingués : Jean-Paul SARTRE et Simone de BEAUVOIR (à nouveau

inconditionnels en mai 68 à Paris) ; Jean CHESNEAUX ; Philippe SOLERS ; Claude

ROY… mais aussi de grands journalistes comme K.S KAROL, Alain BOUC ; des hommes

politiques, bien qu’avec une certaine réserve, tel Alain PEYREFITTE ; ou encore des

religieux (égarés ?) dont le plus célèbre et le plus prolixe, le Dominicain Jean

CARDONNEL. Ces passionnés d’un soir ont dû, pour la plupart, reconnaître leurs

errements, lorsque la critique historique a pu s’exercer librement. Claude ROY a donné un

bon exemple d’autocritique quand en 1979, il a avoué s’être trompé sur le sens du « modèle

chinois » dans lequel il avait cru voir s’amorcer, lors d’un long séjour en 1952, « le fameux

socialisme à visage humain » … « l’erreur fondamentale était de ne pas avoir bien analysé

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l’esprit même du communisme, de la pensée mao, du Parti-Etat, de ne pas avoir discerné que

le socialisme autoritaire… bascule vite… vers le terme autoritaire… » A noter que Claude

ROY est devenu ensuite un proche et un ami de Simon LEYS. Quant à Jacques

PIMPANEAU, boursier à Pékin de 1958 à 1960, il apporte une confirmation sans

ambiguïté : « … les maoïstes français se sont répandus en faisant la leçon à tout le monde…

Le jour où ils ont découvert que la vraie « révolution culturelle » n’avait rien à voir avec ce

qu’ils en avaient pensé, ces gens-là ont retourné leur veste en un clin d’œil et même ce sont

eux qui en furent les pires détracteurs ».

La Chine n’en avait pourtant pas fini avec les bouleversements. Une dernière étape

restait à franchir : la conversion au capitalisme… ce qui fut fait à partir de 1978, à l’initiative

du nouveau maître de la Chine, DENG XIAOPING. « Enrichissez-vous », a - t- il proclamé,

ajoutant : « peu importe qu’un chat soit blanc ou noir pourvu qu’il attrape les souris ». Seuls

les résultats comptaient, les portes et les fenêtres étaient ouvertes… ce que les Chinois

semblaient attendre depuis longtemps vu le succès rapide du mot d’ordre !

Un véritable kaléidoscope a défilé devant les yeux des « nouveaux sinologues »

curieux d’apprendre et désireux de savoir, même si l’ambiance était parfois hostile. Ils y ont

gagné une compréhension profonde du pays et des hommes, qui ne leur aurait pas été offerte

dans un climat politique et social apaisé et serein. Car ils ont dû s’adapter en permanence à

des Chine inattendues : celles de 1958, de 1960, de 1966, de 1976-78 sans en rejeter aucune

car toutes ont été vécues autant avec le cœur qu’avec l’esprit.

金 天 金 天 金 天 金 天 金 天 金 天 金 天 金 天

Les sinologues d’aujourd’hui

… que je tiens en très haute estime sont

-outre Simon LEYS qui a sa place dans le dossier de mes « amis de Chine »

-ceux qui sont portés, avant tout, à mettre en pratique « leur sinologie », à savoir :

Jacques Pimpaneau, (1934 - ) (APPF) = Arrivé en Chine Pour la Première Fois = en

1958. A fait aimer le chinois à « Dix mille » étudiants

Joël Bel Lassen, (1950 - ) APPF en 1973. Inspecteur général (chinois) honoraire ;

promoteur infatigable de l’enseignement du chinois en France.

Alain Labat, (1949- ) APPF en 1977 – chargé de mission d’inspection (chinois)

honoraire, a quitté l’Inspection de l’Education nationale en mars 2016 et depuis,

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travaille pour les relations internationales de la Nouvelle Métropole de Lyon ; dévoué

président de la Fédération des Associations franco-chinoises

J’ajoute, compte tenu de leur compétence et de leur engagement :

Marie-Claire Bergère, (1933 - ) APPF en 1957 - la Corrézienne de Ste Féréole et des

Langues’ O

Marianne Bastide-Bruguière, (1940 - ) APPF en 1964. A marqué comme professeur et

chercheur son passage à l’institut des Langues’ O

Jean-Philippe Béja, (1949 - ) APPF en 1975 ; professeur et éminent chercheur

Françoise Moreux, (1947 - ) APPF en 1972 (Taiwan de 1970 à 1972) pour l’ouverture des

bureaux de la Compagnie Air France à Pékin et jusqu’en 1982. Présidente pendant dix

ans - et ardente animatrice - de l’Association des Anciens de l’INALCO

Je les perçois tous comme de ma génération. Nous avons vécu la Chine contemporaine avec

le même regard, les mêmes exigences et la même bienveillance. Pourtant quelques années de

calendrier nous séparaient, mais surtout nos parcours ont été différents. Le leur les a conduits

à prendre la relève de leurs prestigieux aînés, tous éminents universitaires :

Arnold VISSIERE (1858-1930) ; Marcel GRANET (1884–1940) ; Paul DEMIEVILLE

(1894-1979) ; René ETIEMBLE (1909-2002) ; André LEVI (1925-2017) ; Jacques

GERNET (1921-2018) ; Léon VANDERMEERSCH (89 ans) …

Sylvie BERMANN (1954 - ) APPF en 1976

J’abordais ma conclusion quand, en mars 2017,

Sylvie BERMANN a publié son livre « la Chine en eaux profondes » sur son expérience

chinoise, depuis l’Institut des langues de Pékin en 1976 jusqu’à l’ambassade de France à

Pékin, au poste d’ambassadeur de 2011 à 2014.

Son livre constitue un témoignage exceptionnel, car il encadre tous les moments-clés des

crises aigües que mes « visiteurs, sinologues d’aujourd’hui » ont vécues pendant leur séjour

dans la Chine contemporaine.

C’est la chronique d’un acteur historique, un récit émaillé de mots chinois qui se glissent

avec naturel sous la plume de l’auteur. Sa manière est érudite et raisonnée ; elle veut nous

« faire comprendre ».

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IV. « En guise de » CONCLUSION Quelques réflexions générales

La centaine de pages qui précèdent apportent une abondante récolte de jugements,

d’appréciations, de critiques et d’interrogations qui font apparaître une profonde différence

d’approche, impossible à résumer en quelques phrases. Mais s’il me fallait n’en retenir qu’un

ou deux passages significatifs, je retiendrais deux exemples extrêmes. Le premier est tiré du

dialogue entre Christine CAYOL et WU Hongmiao à propos de la Joconde (p. 81). Le

second, je l’emprunte au livre de souvenirs de Joël BELLASSEN « Empreintes chinoises »

(deux années passées en Chine – 1973 – 1975) - Cf. plus haut p 90 -

Que dit WU Hongmiao ? – « La Joconde ? Je la vois belle parce que vous la voyez ainsi…

Mais tout ce que nous avons discuté sur la culture chrétienne ne me semble ici d’aucune

utilité … Du coup je dois accepter de ne rien voir… »

A l’opposé, que raconte Joël BELLASSEN – boursier français en Chine « envoyé à la

campagne » en Chine - en 1975 – trois semaines dans une famille paysanne ? – « un soir

après le repas, le père de famille (figure allégorique de la tradition chinoise) sortit sur le pas

de la porte… Il resta silencieux à regarder le ciel… A un moment il leva lentement le bras et

dit « là-haut c’est la lune ». Le silence s’installa de nouveau… Puis il ajouta « sur la lune il y

a des arbres » … Au bout d’un moment il reprit « et sur l’arbre dans la lune il y a un lapin »

… Réflexion - pour lui-même- de Joël BELLASSEN (représentant de la pensée rationnelle

occidentale) « l’empreinte des légendes est tenace » … Pour lui évidemment, la lune est une

planète du système solaire, mais il épargna ce commentaire au vieux paysan chinois.

Un témoin de ces deux scènes aurait pu dire : « c’est une étrange situation ; ils ne se

comprennent pas parce que devant une même scène ils ne perçoivent pas la même réalité ! »

« Etrange » est en effet l’adjectif le plus souvent utilisé par certains « visiteurs » pour

qualifier le comportement des Chinois ou la vie chinoise en général. Y aurait-il donc

plusieurs façons de se comporter en « humains » ?

Nous savons pourtant que l’humanité entière est l’aboutissement d’un même processus de

peuplement de la Terre, quelle que soit l’explication qu’on lui donne. Qui plus est, nous

sommes une humanité UNIQUE comme nous le confirment chaque jour un peu plus les

études récentes sur Neandertal. Quand celui-ci a été découvert en 1856 dans un contexte de

créationnisme, il a été traité de « pathologique et de crétin… une espèce de singe velu », car

il ne fallait pas qu’il ait un quelconque rapport avec Sapiens, seul « être humain » possible

selon l’enseignement biblique. Mais bientôt, les découvertes ont permis d’établir qu’il

appartenait à une lignée issue du même tronc commun que Sapiens dont il s’est séparé il y a

700 000 ans. Les fouilles paléontologiques ont révélé que non seulement il enterrait ses

morts, mais qu’il savait fabriquer des ornements et des objets rituels. Le doute s’est alors

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installé : si ses capacités sont proches des nôtres, faut-il en conclure qu’il est « un autre »

véritable homme, une deuxième espèce qui, de plus, nous aurait transmis une part de son

ADN ? Certains paléontologues contemporains n’affirmaient-ils pas que « les néandertaliens

sont comme nous en tout, qu’ils sont des hommes comme les autres ». Cette thèse laissait

donc le champ libre pour une vaste exploration à travers toute notre généalogie d’hominidés

depuis les origines. Les recherches scientifiques n’avaient d’ailleurs pas permis d’exclure

totalement cette voie. Ce qui avait abouti à la suprématie d’une pensée dominante

incontestée qui avait des conséquences directes et lourdes sur les relations entre les peuples.

Or, nous savons aujourd’hui que Neandertal a complètement disparu de la planète il y a

40 000 ans. Les causes de sa disparition font débat, mais la quasi-totalité des paléontologues

sont d’accord : « aujourd’hui, sur Terre, il n’existe qu’une forme humaine qui s’est répandue

sur la planète « récemment » - à l’échelle des temps géologiques - … Aucun autre Homo -

autre que le Sapiens - n’a survécu… Cela fait 40 000 ans que nous sommes tout seuls… »

(Jean-Jacques HUBLIN, Institut Max Planck, Leipzig). Une longueur de temps insaisissable

par l’esprit, qui a permis aux préhistoriens de répondre à la question de savoir « ce qu’on va

appeler les hommes ». Ce sont des humains dont on a mis en évidence plusieurs qualités et

comportements essentiels : « le culte rendu aux morts, l’habileté à reproduire des formes

graphiques et aussi le sens de l’entraide et de la solidarité ».

Nous sommes donc aujourd’hui ces « hommes tout seuls » dispersés sur la Terre, de

l’Orient à l’Occident, de l’Europe à la Chine…. Une « humanité unique » dont il est vain

désormais de vouloir chercher en quoi et par rapport à qui certaines « lignées » ne seraient

pas « identiques ». Le moment est plutôt venu de dire : « il n’y a pas d’identités plurielles

fondamentales » dont les unes seraient plus « identiques » que d’autres. Pendant tout le

temps où il ne se croyait « pas seul » mais où il se percevait comme vivant dans un milieu

hostile, l’Occident ne s’est-il pourtant pas appliqué à faire admettre son « Humain type »

comme une référence pour tous, « l’Humain » qui devait à l’évidence imposer son

comportement comme le seul possible, face aux autres « si différents, si divers, si

étranges… » Les témoignages de plusieurs « Visiteurs » sont très clairs à cet égard : Gabriel

de MAGAHAES p. 24, Jules LEURQUIN p. 55, Christine CAYOL p. 80.

En réalité, au fil des millénaires et des millénaires, ces « hommes qui ne se croyaient pas

seuls » ont échafaudé plusieurs civilisations qui sont longtemps restées homogènes et

inchangées. Mais n’ayant pas échappé aux forces du temps qui ont toujours modelé le vivant,

celles-ci sont devenues petit à petit une riche mosaïque de langues et d’usages divers. Des

modèles ont émergé, bien distincts les uns des autres ; des écarts se sont creusés entre eux au

point qu’aujourd’hui ce sont les adjectifs « divers », distinct », « autre », « différent »,

« opposé », « étranger » et enfin « bizarre, étrange » qui servent à qualifier les rapports entre

les groupes humains. La solidarité planétaire antique avait été mise à rude épreuve par les

multiples particularismes socio-culturels inévitables.

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Si donc nous voulons nous recentrer sur « la solidarité » considérée par les préhistoriens

comme une des caractéristiques essentielles de l’Homme, nous aurions tort de ne pas retenir

la leçon que nous ont donnée les situations de conflit qui ont poussé des générations à agir et

à s’affirmer face aux menaces réelles ou fantasmées venant d’autres peuples ou civilisations.

Car ce sont leurs craintes et leurs méfiances qui ont fait avancer les hommes qui ne se

croyaient pas « tout seuls ». En supposant que maintenant « l’homme tout seul » ne soit plus

stimulé par les mêmes mobiles, il le sera tout de même, toujours et encore, par une autre

forme de provocation et de sollicitation, à savoir : « la différence » par rapport à ses « tout à

fait semblables » qui lui paraissent pourtant « dissemblables ». C’est le défi de « l’Homo

Unique : homo sapiens planétaire « désormais tout seul » qui se trouve face à d’autres

sapiens comme lui, sans rancœur, ni rancune, ni rivalité guerrière et qui sera de plus en plus

« fécond s’il ne se replie pas sur lui-même mais se tourne vers l’autre, seul comme lui mais

concerné par lui, et ouvert à la réflexion » (François JULLIEN, Il n’y a pas d’identité

culturelle).

A cet égard, la Chine est un point de comparaison tout à fait pertinent qui présente des

différences très marquées par rapport à d’autres pays aussi anciens et modernes qu’elle.

Parmi les grandes civilisations, la Chine, est le seul ensemble humain AUTRE, pouvant

offrir à « l’Homme planétaire tout seul » le champ d’action et de rencontre qui lui permette

de comprendre le sens de son nouveau défi et de le relever. En effet dans l’océan bariolé des

peuples de la Terre, la Chine est, par comparaison, un bloc homogène par sa langue

commune et sa pensée traditionnelle. Fondamentalement inchangée, elle maintient sa

position initiale, complètement divergente, par exemple par rapport à l’autre grand pôle

culturel, l’Europe, ensemble plurilingue – « la langue de l’Europe, c’est la traduction »

(Umberto ECO). L’Europe : un composé de familles humaines multiples, chacune groupée

autour d’une langue au champ réduit, d’un code et de rites sociaux, de traditions populaires,

d’expressions artistiques et de tant d’autres modes de vie originaux… Il n’est pas étonnant

que l’Europe et la Chine soient éloignées l’une de l’autre autant qu’il est possible… Cette

situation explique d’ailleurs que toutes les deux se soient longtemps considérées comme le

seul et unique centre du monde. C’est pourquoi, comparer l’une à l’autre ces deux approches

aussi nettes, profondes et sans égales ne peut que déboucher sur des perspectives positives et

des réponses constructives.

Je ne nie pas les nombreux et significatifs particularismes chinois, mais je les perçois comme

moins invasifs que ceux d’Europe, du fait de la vigueur des courants unificateurs agissant

dans le monde chinois. Un de ces courants, toujours dominant aujourd’hui encore, c’est la

prééminence accordée par la Chine au caractère organique de la société : « chez nous c’est

dans les unités collectives que l’on trouve les caractères d’un ordre véritable » …

contrairement à l’Europe où c’est « la centralité de la personne humaine » qui est

déterminante, comme l’ont noté les « visiteurs en Chine ». Certes c’est une différence, mais

est-ce vraiment une « étrangeté » ?

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Maintenant que la civilisation chinoise se confond avec celle de l’humanité sur toute la

planète, le moment est venu de gommer « l’étrange ». L’espoir est que l’on comprenne et

admette que la multiplicité et la diversité peuvent conduire à des ententes si elles reposent

sur de fortes relations de confiance. « Comme la Chine fera de plus en plus partie de nos vies

et de nos paysages mentaux, notre intérêt est de chercher une coopération mutuellement

bénéfique … et pour cela de la comprendre et donc de la connaître mieux » (Sylvie

BERMANN, ambassadeur de France à Pékin – 2011-2014). La sagesse chinoise ne dit-elle

pas : « comprendre et s’entendre, c’est réaliser la paix en soi et autour de soi ». Certains de

mes « Visiteurs en Chine » ont pris conscience que l’établissement d’une relation de

confiance suppose une attitude bienveillante (Ren 仁). Celle-ci implique volonté et plaisir de

se fréquenter : VOLONTE d’enrayer les processus qui peuvent conduire (et ont conduit trop

souvent) à l’hostilité, voire à la haine, volonté de découvrir de « nouvelles possibilités au-

delà des tensions » (François JULLIEN) ; PLAISIR d’aborder ensemble les domaines les

plus chargés de sens sans s’arrêter aux signes et aux mots superficiels et trompeurs ; et en

premier lieu RESPECT de la différence, c’est-à-dire refus d’imposer au monde visité des

schémas ou des modèles blessants. L’objectif de la fréquentation confiante n’est pas, en

effet, de faire se ressembler tous les peuples et toutes les sociétés, il est d’aboutir à une

diversité bien comprise et assumée, la seule démarche susceptible de renforcer « l’entraide et

la solidarité » originelles, tout en enrichissant et embellissant la vie.

Le plus beau symbole pourrait être un grand pont bâti sur les fondations de l’interculturalité,

dans l’esprit des courageux « lanceurs de passerelles » occidentaux-européens, « visiteurs en

Chine » à travers les siècles. C’est à tous ces pionniers lucides que je dois la consolidation de

ma conviction que j’assortis d’un idéal qui est tout l’opposé de l’image d’une muraille : un

large pont, « le pont de la rencontre des cœurs » qui passe par le langage de la sincérité et

suit le chemin de la confiance, fille de l’amitié. C’est la plus belle réponse que j’ai trouvée à

la question de savoir ce qui pouvait attirer les « Voyageurs en Chine » là-bas si loin ?...

Cette magnifique réponse se trouve dans un livre de 1998 du père jésuite et sinologue,

Benoît VERMANDER, où la formule est explicitée et complétée : « de l’Occident à l’Orient,

de l’Orient à l’Occident, que partons-nous chercher. Nous partons à la recherche de notre

origine, à la recherche de notre cœur. La rencontre et la communication des cœurs amènent

toujours à la rencontre de la vérité originelle ».

Autrement dit, là où est ton cœur, là est la vérité…

Mes deux grands témoins,

Matteo RICCI et Simon LEYS l’ont dit

en d’autres mots

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