mgv2_56 | 09_06
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Contents | Sommaire
Illustration de couverture Norman Olson
Régis Belloeil
Alexandra Bouge
Ghalia Elboustami
George Elliautou
Denis Emorine
Cathy Garcia
Stéphane Heude
Patrice Maltaverne
Gilbert Marques
Walter Ruhlmann
Bruno Tomera
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Régis Belloeil
Chiens
Nous nous levâmesCe jour-làSans un mot, sans un regardLa tête pleine de poussière
J’ai cru pouvoir tout supporterJusqu’au jour où je me suis réveilléHabité par la haine
DésormaisChiens de l’enfer etChiens du paradisSe battent en moi
Ne me reste qu’à lancerUn dernier regardSur ce qui n’est pas
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Régis Belloeil
Seize ans
Seize ans etTu pleures dans tes cheveux.Presque blonds.
Pourquoi, après Van Gogh,D’autres suicidés de la sociétéDans cette putain de tombeOubliée ?
Tu ignoraisQue la vie était cette puteQu’il fallait baiserAvant qu’elle ne nous baise
Quand tu comprends enfinTes pleurs redoublentSans bruitTes larmes gouttent sur ma peauCe n’est pas ce que tu souhaitaisCe n’est pas ce que nous souhaitions
Puis, un soir de pluieCette lente et obscureEtreinteOù l’amour hissa le pavillonA tête de mort
Cette fille presque blondeSuivie par une ombreLe cadavre de son autre vieCelle qu’elle aurait eu si…
Sur un bateau, passager clandestinD’un voyage sans destination.Elle dérive, portée par son inaccessiblePerfection
Un soir, cette questionVivre avec moi ?Non…
Deux jours plus tardUne photo dans le journal
Lentement, je me souviensQue chaque jour la nuit tombeEtQu’il est trop tard
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Alexandra Bouge
Le pédophile
Il figurait à l’envers sur la photo, pieds en l’air, sexe vers le haut comme il
aime les enfants. Ses bouches roses le hantaient au travail. A lui tout seul il
pouvait en aimer une cinquantaine. Un seul était son préféré. Sa mère venait le
chercher le soir. Elle ne se doutait de rien. Ce dernier lui arrivait sous le genou.
Avec lui, il était le plus heureux des hommes. Ses amis lui avaient même
demandé de le prêter, mais c’était son bien précieux, il le gardait pour lui. Ses
grands yeux s’illuminaient lorsqu’il le voyait. Ce dernier tenait tout ça caché. Il
le laissait s’amuser, prenait toutes sortes de positions sur son corps, le caressait
longuement. Sa petite tête était invisible dans les fesses du petit. Il le
rencontrait quand il pouvait et faisait tout pour pouvoir le ramener chez lui le
soir. En fait payait la nourrice qui avait ses sept enfants à nourrir. L’enfant
demeurait stupide et tacea1, ne répondait que par légers soupirs à sa mère. Puis
il en changeait furieux quand il ne pouvait l’avoir. Ils étaient quelques copains à
s’échanger des tuyaux par vidéos ou copinage. Il avait besoin d’en voir toutes les
semaines. Le circuit fonctionnait. Ils n’en manquaient jamais. Des parents eux-
mêmes revendaient leurs enfants pour quelques heures. C’était une marchandise
qu’on aimait par amour. Ces derniers arrivaient le soir, lâchaient même des
plaisanteries. “ Ça va, pouvez prendre la sucette. " Ils étaient à deux et se
terminaient ensemble. La mère ou le plus souvent le père reprenait le landau
dans la soirée. Les enfants étaient assommés pendant plusieurs heures, les petits
étaient sages comme des poupées, passaient plusieurs heures en sa compagnie,
devant la télé parfois à regarder plusieurs films de pédophilie. Il se touchait avec
la main de l’enfant et jouissait plusieurs fois par soirée. Il lançait le fric aux
parents, dégoûté. Les autres pédophiles étaient devenus ses amis, mais n’en
parlaient jamais. C’était quelque chose de très secret. Ça lui arrivait un peu
moins depuis qu’il était vieux mais il y prenait autant de plaisir, environ une fois
1 tacea : en roumain se prononce “ tatchea ” : se taisait
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par semaine. L’enfant voulait s’amuser avec quelque chose, il trouvait ses poils,
son sexe, ce dernier en profitait pour le caresser.
Les enfants faisaient à peu près cinquante centimètres. Il fallait leur
donner le biberon. Sa chambre était décorée en noir et il trônait au milieu de ses
angelots comme un roi. Quelquefois ça prenait seulement quelques minutes ; la
nourrice l’attendait dans une pièce attenante et le reprenait aussitôt,
quelquefois des femmes qui élevaient seules, leurs enfants, victimes de viols ou
de maltraitances de la part de leurs conjoints. L’homme tremblait à la vue de la
peau fine, transparente, de pêche, de l’enfant. Parfois il allumait le DVD, parfois
le laissait éteint, s’amusait avec les pieds de l’enfant dans sa bouche ; il faisait la
baby-sitter, bandait toutes les heures, lui recoiffait les cheveux et le mettait à
sucer sa bite. L’enfant léchait, le plus souvent pleurait, il fallait être patient. Il y
allait doucement, détestait quand ce dernier ruait et faisait le truc même si ce
dernier hurlait. Mais le plus souvent l’enfant comprenait qu’il était victime et
qu’il n’avait pas trop le choix. Plus grands, ce dernier les menaçait en leur disant
que les adultes ne viendraient pas le chercher et qu’ils allaient passer le reste du
temps avec lui. L’ascendant que le tortionnaire possédait sur eux était le gage du
secret gardé. Avec les tout petits, il les tenait dans une seule main et quelques
minutes suffisaient, il se touchait en leur caressant leur brin de sexe. Guita 2 de
plaisir. Ce dont on avait le plus peur c’était que les voisins n'entendent les pleurs
des enfants sachant que ce dernier n’en avait pas et qu’une banuiala3 leur passe
par la tête. Il avait également peur qu’un accident ait lieu et que la personne ait
à se justifier pour l’assurance comme par exemple un éclat de veine aux fesses,
ou une manipulation trop brutale avec son petit zizi. Autour d’un verre, il prenait
son pied. La nourrice apportait ses jouets, le chauffeur était en costume, lui en
peignoir. "Viens jouer avec le zizi du monsieur." Un pan de ciel bleu traversait la
vitre quand il jouissait même si les rideaux étaient tirés. L'enfant scîncea4 à
2 guita de : en roumain se prononce “ gouïtza dé ” : grognait de3 banuie ceva : en roumain se prononce “ banouïé tchéva ” : soupconnait4 scîncea : en roumain se prononce “ squïnnetchéa ” : pleurnichait
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chaque fois. Il ne voulait plus jouer, fallait le ramener.
Les touts petits ne tenaient pas le coup plusieurs fois de suite, devenaient
autistes, refusaient de se nourrir, les parents ne devaient plus les employer
autrement ils allaient mourir, mais quelques mois suffisaient pour empocher un
joli paquet. Les plus grands ne soufflaient mot et des troubles psychologiques
faisaient leur apparition, qui auraient pu être dus à la croissance. Personne
n'imaginait ça. Ces filières étaient gardées par de hautes personnalités, il n'était
pas urgent de s'inquiéter outre mesure. Quelquefois il essayait d'instaurer une
relation d'amitié avec un jeune mais devant sa réticence, son gauchisme, sa peur,
son désir prenait le dessus. "Allez, c'est rien. " Il essayait de le consoler. Quelques
secondes après : "Ca te plaît ?" (Peut-être se convainc-t-il, que ça lui plaisait.) Il
le laissait devant un dessin animé à la télé et feuilletait un journal puis revenait à
la charge. "Merci." Ses râles étaient puissants pendant qu'il le suçait. Il restait
quelques minutes, immobile, avait oublié l'enfant. Et puis le regardait
longuement sans le voir en pensant qu'il en était amoureux. “ Ça va ? ” lui
demandait-il avec un sourire strîmb5 lorsque ce dernier se tenait sur le pas de la
porte aux côtés de sa baby-sitter ou sa mère, venue le chercher. Le plus souvent,
un ami lui prêtait son appartement car lui-même vivait avec une femme de son
âge, qui connaissait, par ailleurs, le but de ses escapades.
Lors de leurs soirées à plusieurs, un ami leur prêtait une baraque en
dehors de Paris. Ils buvaient leurs orgies, finissant au petit matin, et le lieu était
caché aux parents. Certains, y avaient trouvé la mort. Ces hommes passaient les
chercher et les ramenaient le lendemain. Les petits partaient accompagnés, avec
leur couche-culotte et leurs biberons. Leurs scîncete6 étaient excitants pour
certains, ils les ramenaient contre eux dans la voiture, ça n'était plus que de la
chair à baiser. L'on se branlait déjà dans la voiture. Une fois dans la maison,
même si ce n'était pas encore la fête, parfois l'ambiance était glauque. Ils étaient
comme des proies pour carnassiers qui n'avaient pas mangé depuis plusieurs
5 strîmb : tordu6 scîncete : des glapissements
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semaines. L'horreur commençait. Râles de plaisir émergeaient de la peur des
enfants toute la nuit. Après avoir terminé, ils gardaient les enfants dans un parc
de façon à ce que chacun puisse aller s'en servir. Le lendemain, ils les rendaient
enduits de crèmes et conseillaient aux parents de
bien en prendre soin pour ne pas éveiller de soupçon chez le médecin de
famille, pour que personne n’ait le moindre doute de ce qu'on leur faisait faire.
Des problèmes psychologiques se déclaraient tôt chez ces enfants.
En fait ça n'arrêtait pas pour eux jusqu'à leur départ de la maison. Les
enfants essayaient de se défendre, les hommes leur parlaient violemment.
Toutefois ils devaient faire attention de ne pas laisser de marques visibles. C'était
fragile. Dans ces soirées, on s'arrangeait pour que l'un d'entre eux soit médecin
pour ne pas risquer d'avoir des ennuis. L'homme se fit sucer une pipe dans le parc
puis s'accroupit au pied de celui-ci alors qu'il regardait ses enfants, mais qu'y
pouvait-il ? Il était triste, pensait au sien et à sa femme, ça n'avait rien à voir
avec eux, eux ça n'était pas la même chose. On ne lui devait rien, comme si de
rien était. C'était à la maison un homme heureux, mais son désir le plus cher était
de pouvoir vivre son histoire au grand jour. Quand il n'avait rien à se mettre sous
la dent par manque d'argent, il flirtait sur Internet, mais généralement il
détournait les fonds de l'association afin de pouvoir subvenir à ses besoins. Il se
procurait les enfants par Internet ou par connaissances et les aimait sans doute
plus que sa femme. Il avait trouvé le premier enfant chez un ami, ça le
démangeait. Il y découvrit sa passion.
L'homme était singuratec7 et n'avait pas d'appuis au cas où ça tournerait
mal pour lui. Ce dernier était malsain. Par lui, il se fit des nouveaux amis, un
cercle de relations qui ne le quittait plus. Il arrangeait ces entrevues
soigneusement, avec précision.
7 singuratec : en roumain se prononce “ sinegourateque ” : solitaire
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Ghalia El Boustami
Caméléon bleu
Aujourd’hui j’ai envie de créer quelque chose de beau. L’air a cette vibration étrange, cette note citronnée qui donne des ailes à mes élans les plus étouffés, les délivrant de la couche de poussière sous laquelle ils s’étaient assoupis.
Aujourd’hui, mon regard est neuf. Je ne vois plus les cassures qui m’empêchent d’écrire, la lourdeur du quotidien, la mise à mort de l’extase. Aujourd’hui je vois, tout court. Je m’apprête à redevenir moi-même, écartelant les faux-semblants qui ricanent, jetant les béquilles de mes pensées au rebut.
Aujourd’hui je ris, glousse, cours pieds nus dans la rosée en une pose qu’on dira démodée mais je m’en moque puisque la rosée est si douce et si fraîche et que mes mots s’entrechoquent, étonnés. Aujourd’hui, je lève les bras au ciel sans prendre personne à partie, je m’étire, deviens arbre. Je secoue ma chevelure au vent en un cliché qui me fait rire tant c’est bon et surprenant, et je pars à la recherche d’autres images. Caméléon bleu, je traverse le désert des autres. Je m’abreuve à un cactus, l’eau est douce et sucrée. L’air sent le chat ivre. Bientôt, je serai de retour chez moi. J’ignore ce que j’y trouverai mais c’est sans importance puisque les axes de nos mondes jadis si éloignés se sont répondus.
La route de la soie
D’insipides pensées refroidissent dans ma tasse noire et brûlante. Je tourne la cuiller, encore et encore, en pensant aux apothéoses de mots que je pourrais aligner.
Quitter ce dangereux no woman’s land au creux duquel j’ai établi ma demeure. Courir sur le temps qui tranche. Tomber dans l’eau des rues, me relever, sécher mes jupes. Partir à reculons, sans bagage, à mi-voix pour ne pas effaroucher les moineaux qui chantent, tranquilles. Ouvrir les portes de sable et de soie, aller sans effort vers un lieu neuf où le ciel est criblé de minuscules scorpions bleu et or, inoffensifs, immobiles.
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George Elliautou
Invasion
Nous nous désespérons de voir se propager sur le globe terrestre une
nouvelle végétation inconsommable d’une extrême robustesse. Elle recouvre les
cultures et les pâturages, envahit les forêts, les mers et les océans, assombrit les
déserts, grimpe sur les montagnes, s’insinue même dans les cités.
Bientôt nous ne connaîtrons plus que deux couleurs : le gris du ciel et le
bronze de la Terre. Car cette plante tentaculaire n’est même pas de ce vert
reposant aux multiples nuances que nos aïeux ont toujours connu et que nos
ascendants ont vu régresser tragiquement devant l’inexorable avancée du
désert ; elle est d’une morne teinte, comme si ce vert d’antan et l’humus gorgé
de carbone et de métaux lourds eussent généré une matière rampante et de
sinistre couleur pour signifier aux hommes la vanité et l’inconséquence de leur
égoïsme.
Nous paniquons, l’esprit en déroute, le ventre creux et la rage au cœur de
voir la fin du monde pour demain. Nous avions tant à faire, tant à désirer, tant à
donner et à prendre, tant à changer aussi, mais il est bien tard. Nous ne voyons
pas comment arrêter ce flux lent et inexorable d’une végétation homicide
étouffant toute trace de vie autre que la sienne.
On cherche mille remèdes, on met en oeuvre tous les moyens, on se
mobilise tous pour arracher, brûler, détruire cette lèpre. Rien n’y fait : sa vivacité
est si étrange qu’elle repousse instantanément ainsi que les têtes de l’Hydre de
Lerne, qu’elle renaît de ses cendres, de même que le Phénix.
Déjà des populations entières ont dû migrer, s’entasser dans des camps
insalubres en des lieux non encore atteints. L’homme est devenu bon. Il accepte
d’accueillir son frère, de l’assister, de partager une maigre et synthétique
nourriture que les autorités imposent de fabriquer dans l’urgence aux complexes
biochimiques œuvrant au maximum de leur capacité de production. On se regarde
d’un air angélique, multipliant les embrassements et les caresses verbales, le
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coeur sur la main et la peur au ventre. Que pouvons-nous faire d’autre pour ne
point nous entre-déchirer, nous arracher quelques pilules, sombrer dans la
barbarie ? Il nous reste l’amour et le désespoir.
Nous avons bien changé. On ne s’occupe plus d’argent, de biens matériels,
de propriété, de carrière, d’une quelconque illusion. On ne fait plus d’enfants.
Nous acceptons enfin notre infime petitesse, oubliant l’orgueil, l’esprit seulement
occupé de vivre le peu qui nous reste à vivre en parfaite harmonie avec nos
congénères. Il n’y a plus d’affronts, de disputes, de crimes. Il n’y a plus de
guerres. Il n’y a que la famine et la vision cauchemardesque de ce linceul végétal
qui submergera bientôt la planète.
Et nous mourons comme des mouches, en réalisant la perversité d’une
civilisation qui nous extermine en ayant voulu dans ses laboratoires et ses usines
transformer la généreuse et opulente nature par d’aveugles et arrogantes
manipulations génétiques.
Fort heureusement un énorme astéroïde va abréger notre supplice. Le
choc sera titanesque. Il déviera la Terre de sa trajectoire immémoriale,
l’orientant vers notre soleil qui brûlera tout.
Ainsi soit-il.
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Denis Emorine
Evasions dans la nuit
Le soir, après le travail, je m’amuse à suivre des passants. C’est le hasard
qui me conduit ça et là sur les traces de telle ou telle ombre. Le hasard ? Pas
exactement ; voyez-vous, je choisis de préférence dans ce qui s’offre à moi, les
représentantes du sexe féminin, plus enclines –paraît-il – à l’émotivité, et
réputées plus faciles à effrayer que leurs homologues masculins… A tort ou à
raison.
Car mon but avoué est de faire peur, dans le but également avoué de
déclencher l’irréparable, un enchaînement de circonstance qui provoquerait – qui
sait ? – un affolement tel qu’alors tout serait possible.
C’est ce qui est arrivé il y a cinq jours.
Je suivais une femme sans précipitation aucune. Je m’arrêtais lorsqu’elle
s’arrêtait, accordant mon pas au sien. Peu de monde s’attarde en fin de journée :
je fais des heures supplémentaires et rentre tard chez moi alors que les rues sont
presque désertes.
Elles sont peu fréquentées, vous disais-je, sinon par quelques
retardataires ou des flâneurs sans méfiance, des flâneuses plutôt, mon sujet de
prédilection. Mais je m’égare…
Elle s’est vite aperçue que je la suivais. Elle a accéléré l’allure. J’ai fait
de même. Ses cheveux blonds, mi-longs, doués d’une vie propre, tressautaient
sur ses épaules. La pauvre ! Dans sa hâte, elle empruntait les rues les plus
obscures de la ville, se livrant sans défense à ma certitude tranquille.
Et j’avançais toujours sur les traces de cette proie facile. J’ignorais
encore l’issue de cette battue. Rien ne pressait à vrai dire, comprenez-vous ?
Pour un peu, je me serais mis à siffloter, comme ça, tranquillement.
Au début, elle me jetait quelques coups d’œil rapides, détournant vite les
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yeux à ma vue. Puis elle se contenta d’avancer plus vite. L’ombre devenait
propice (notre ville est très mal éclairée, c’est une chance, n’est-ce pas ?).
Elle s’est réfugiée dans une ruelle… j’ai fait de même, bien entendu. Sa
respiration déjà saccadée s’accentuait. Visiblement, elle avait peur…
Par chance, nous n’avons rencontré personne ce soir-là… Il faut vous dire
que je la suivais à courte distance, prêt à intervenir je ne savais encore
comment.
Soudain, tout s’est précipité.
Elle s’est ruée dans l’avenue principale, sans regarder, éperdue. Une
voiture qui roulait à vive allure l’a heurtée de plein fouet.
Je me suis esquivé sans tarder protégé par l’ombre de la ruelle…Je ne me
suis pas risqué à sortir dans la lumière vive de l’accident : j’étais un peu dépité
qu’une circonstance imprévue ou peut-être faudrait-il dire un hasard
malencontreux m’eût ravi ma proie…
Les jours suivants et ce, dès le lendemain, j’ai fouillé fiévreusement la
presse. Elle avait été tuée sur le coup. Je me sentais, malgré tout, investi d’une
supériorité nouvelle : j’avais provoqué, trop indirectement certes, la mort de
quelqu’un. Cette mort m’avait fait acquérir un statut d’immortalité.
Bien sûr, j’eusse préféré agir par moi-même, mais j’avoue que je ne savais
pas comment mettre un point final à une affaire si étrangement nouée :
l’imprévu avait suppléé à mon manque d’initiative rapide.
La vie continuait sans heurt : j’étais resté l’employé modèle, le client
affable dont les commerçants disaient : « c’est un brave homme ! »
Il ne s’était rien passé depuis. Mes filatures étaient restées vaines : je ne
me décidais pas à sortir de moi-même. Mais après tout, peut-être que cette
voiture avait été l’instrument passif de ma propre volonté ?
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J’avais réuni toutes les coupures de presse concernant l’accident. J’ai
toujours eu beaucoup de goût pour la nécrologie. Les photos de la morte, ma
morte, s’étalaient parfois d’une manière qui attiraient l’œil…irrésistiblement.
Je compulsais les archives consacrées à ma morte. Puis les quelques
flammèches revigorées par le vent de l’actualité s’éteignirent. Je regardais ces
photos, songeur, en me disant qu’elle était morte avec l’image vivante, mouvante
de moi jusqu’au bout, jusqu’au fracas de ferrailles et d’os qui avait présidé au
déchirement final.
Les détails relatifs à l’accident, à sa vie, brièvement évoqués dans les
journaux ne m’intéressaient pas outre mesure. Je m’étais composé une
biographie imaginaire de la victime : elle était pressée, particulièrement pressée
ce soir-là car elle devait rejoindre un enfant malade après être allée chercher
des médicaments à la pharmacie la plus proche. Et puis catastrophe ! l’accident
stupide, imprévisible, irréparable…l’automobiliste effondré, au bord de la crise
de nerfs (pourquoi pas ?) Mon imagination brodait, s’étirait comme une toile
d’araignée immense, tissée amoureusement pour attraper on ne sait quelle
mouche..
J’ai fini par y penser moins, par éclairs, puis par ne plus y penser du tout.
Peut-être lirez-vous dans les journaux, entendrez-vous à la radio, à la télévision
qu’un dangereux maniaque a tué une jeune femme, une petite fille, que sais-je ?
Ce sera ma revanche sur cette situation empruntée au hasard. j’agirai enfin.
Il y aura, en filigrane, les voix qui ont cerné ma personnalité. Il y aura
l’estime de mes supérieurs hiérarchiques, de mes collègues et les commerçants,
rappelez-vous : « C’est un brave homme, vraiment ! »
Vous ne l’ignorez pas, la presse, la radio, la télévision racontent souvent
n’importe quoi. Tout le monde en est convaincu sans même se l’avouer.
Vous le savez bien, voyons…
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Cathy GarciaNovembre
I
jardin du caussej’ai le cœurqui flairele bonheurl’admirable légèretéde l’amourpour ne pas perdresa traceje lance des oiseauxbleus à creverles nuages
jardin du caussel’automnefait flambermes sensun incendie de joie
jardin du caussele crépusculeentrouvrela malle au trésorarbres rubisambre grenatsaphir topazepuis le brouillardsorcierjette le voilenoyant le soleildiluant son ordans un éclatde nouveau monde
jardin du causseà l’estla lune radieuses’arronditmère mystèreporteuse de nuit.
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Stéphane Heude
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Patrice Maltaverne
La dernière hypothèse
Je me coltine aujourd’hui à cette évidenceLes parents sont mortsDepuis ceux du poèteJusqu’à ses enfants turbulents ou sages
Tous les sillons sont fermésTous les chœurs sont parcourusD’ombres
Et nous rentrons au bercailAttendre cette mortSans plus de protection
Nous sourions au premier rang des sermonsAlors que les oiseaux s’envolentPar les colonnes des églises
Bien sûr les parents ne sontJamais complètement oubliés
Leur tombe est fleurieA tous les coins de la rosace
Il n’y a pas d’erreur dans notre louange
Même s’ils n’ont pas fait davantage de bruitHors de la tombeIl faut continuer de la fleurirMonter la gardeSi jamais ils apparaissentAvant la dernière bataille du ciel
S’ils ont une cléNous pouvons la prendreNous engouffrer dans le même bateauLeur dire merciEn avançant une ombre bancheVers l’invisibleDe toute façon arméCarapacé
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Nous n’avons plus que le droitDe nous montrerA tous les morts de notre race.
Fin de parcours
A la place de l’accidentIl reste des lignes brisées imaginairesEt plusieurs croix plantées dans le vide
Le sable est rafraîchi par la pluieL’homme se retire de sa souffrance
Il vient encore de descendre les rideaux du cielPourtant jusqu’au boutJ’ai attendu dans toutes les chambres vides du mondeSous les lumières tachées d’erreursMais paisibles
Rien ne s’est jamais passéPuisque l’apparence essuieLes cauchemars d’un cœur
Je reviens sans cesseA des lieux décalés
C’est l’endroit de ma mort qu’il fautC’est bien luiHélas je me suis trompé de rueEt la route est déformée
Des arbres poussentDans un virage qui s’efface
Je rentre vivantM’allonger comme ces mortsD’un cœur averti
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Un peu de soleilEfface aussi la pluie
Fin de dimanche
Je nettoie mes nouvelles apparencesUn seul signe traverse le cielAgité d’électrochocs plus forts que la mortQui ont changé de directionPlanant sur leur demeure tardive.
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Gilbert Marquès
- PERVERSITE I - La mémoire oubliée anéantit le rêve.
Je ne pense plus.Je revis, parfois,
l'espace d'un instant,un jour vécu avant.
Sur la plage frangée d'un liseré d'écume, le soleil temporise l'été en une vaste flaque aqueuse aux reflets éblouissants.Rien à vivre sinon un bonheur factice lézardant sur le sable humide.Des corps vont, viennent, repassent.Se repaître les yeux de cette chair dorée qui appelle les mains par un désir naissant…Aimer, une fois par hasard, sans retenue ni convention, sans même y songer, juste pour un plaisir partagé qui finira dans l'eau plus pour nettoyer les souvenirs que les souillures.Eux n'ont rien à laver.Parfois, ils s'embellissent mais gardent un côté véridiquement vécu.Ils évoquent les membres emmêlés se chevauchant dans l'ignorance de la morale.Subsiste alors seulement la quête stérile de la beauté esthétique mille fois requise mais jamais approchée.
Demain, tout recommencera sous prétexte de jeux.Les partenaires changeront.La recherche sera la même avec un résultat invariablement négatif dû au dégoût que laisse l'acte achevé.Il devrait ne jamais finir ou,
peut-être,
vaudrait-il mieux mourir juste après ?
Il faudrait même cesser de vivre pendant, juste au moment fatidique où le plaisir saccagé exulte en deux vibrations musicales de corps en harmonie.Aimer ne consiste plus à couvrir l'autre de soi-même mais surtout à s'aimer soi-même au travers de l'autre.Dans ce duel, le plaisir demeure égoïste.Il ne se partage pas tant il est différent pour chacun des belligérants.
L'autre n'est qu'un autel sur lequel on s'érige ne statue.La mer hagarde poursuit sa lente décomposition de la terre qu'elle ronge.Le soleil, oiseau fou prisonnier de la cage des yeux fermés, tournoie sans trouver d'issue.
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La nuit, va et vient du ressac, donne et reprend ces corps étrangers éveillant le sexe assoupi.Le souvenir s'apaise, chassé par la sueur embuant la chair de sensations… étranges.
Hier révélé aux caresses discrètes.Hier remémoré au cinéma du temps.
Vieillir quand l'amour passe sur la plagedans la rueou tout près
mais ne pas tendre la main pour le prendre.
Vieillir et regretter, plus tard, de n'avoir pas aimé d'amour mais d'avoir usé les corps.
Trop tôt et trop tard à la fois.Demain apportera le soulagement sauvage qui ne dure pas.
Il faudra recommencer, comme la mer, à aller et venir,à chercher le beau pour finir laid
sans avoir rien trouvé,sans avoir rien appris,
sans avoir vraiment vécumais sans mourir pour autant,
grain de sable pervers transporté par le vent.
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Walter Ruhlmann
Georges
Je pense que c’était un homme bon.Je pense qu’il avait du cœur et du courage, de la patience, de la passion, du talent.J’ai du mal à penser du mal des autres.J’ai du mal à penser.
J’ai vu sa photo, par hasard, en habit de boucher.Une hotte sur le dosFaux père NoëlMoustache genre Brigades du TigreMoustache Clemenceau- Lui qui disait : la guerreEst une chose trop gravePour la confier à des militaires -il l'a confiéaux pères, aux frères.
Un regard droitFierVisage tailléA la serpeAu hachoirPeut-êtreYeux fixesPleinsDe cœur de courage de patience de passion de talentD’amour aussi
Il était pèreIl était mariéIl était boucher de métier.Fils de boulanger.Du nord de la France.MariéPère d’une fille de quatre ans.Marié
Père d’une petite fille de quatre ans.MariéPère de famillePère d’une petite fille rousse de quatre ansMariéPèreMariéPapaBoucherFils de boulangerMariéPère d’une toute petite et adorable fille rousse de quatre ansMariéBoucherFils de boulangerPèreMariéBoulanger
Mobilisé
MobiliséEn 14Mobilisé dans la MarneEn 14MortA trente ansDans la MarneDans la boueEn forêtTué à l’ennemi
Il était mariéBoucherFils de boulangerPère d’une petite fille de quatre ansMariéTué à l’ennemiUne nuitUn matin
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Qu’importeIl était…
MariéPère d’une petite filleMariéBoucherMariéMobiliséTuéEn forêtIl est…
Bruno Tomera
Tes larmes de granitse brisent sur le solles fragments liquides, brisures de rêves,enfouis, égarés, dévalent par le tube calibréet affûté de l'aiguille vers cette bouchemoqueuse du temps en un courant violentde solitude.Ce millième de secondeoù l'existence bascule dans les râlesi déchirant de renaître inconnu.Tes yeux implorent - Mon inexpérience,mes gestes de brume ne saventta douleur. Pantelant, désorienté,je tends mes bras tranchés d'ignoranceEt tu es nue devant ce monde insensé.Si belle qu'aucun dieu n'aurait pu te créer,si fragile que mes doigts gourdseffleurent ce cœur que je ne veux blesser.
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mgversion2>daturaISSN: 1365 5418
mgv2_56 | 09_06edited by: Walter Ruhlmann
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