MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

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UNIVERSITEIT GENT Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Taal- en Letterkunde : Romaanse Talen ____________________________________ Academiejaar 1998-1999 MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN ÂGE : ENTRE ANTI-SAINT ET ANTÉCHRIST

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UNIVERSITEIT GENTFaculteit Letteren en Wijsbegeerte

Taal- en Letterkunde : Romaanse Talen____________________________________

Academiejaar 1998-1999

MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN ÂGE :

ENTRE ANTI-SAINT ET ANTÉCHRIST

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Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad van licentiaat in de Taal en Letterkunde : Romaanse Talen

door Marieke Van Acker

Promotor: Prof. Dr. M. Van Uytfanghe

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À Arthur, dont les innombrables conseils et le constant soutien m'ont aidée à mener ce travail à terme.

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REMERCIEMENTS

Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à tous ceux qui nous ont aidée dans notre travail, en particulier notre promoteur, le professeur Marc Van Uytfanghe. Qu'il sache que ses cours - et surtout ceux sur l'Ysengrimus - font partie des moments forts de notre formation universitaire. De plus, ses conseils doublés d'une patience et d'une compréhension affectueuse nous furent et nous sont très chers.

Qu'il nous soit permis aussi de témoigner notre gratitude envers le docteur Jan Goes, en qui nous avons trouvé un arabisant érudit, heureux de pouvoir nous éclairer sur des sujets qui lui tiennent à coeur. Les livres de sa bibliothèque privée nous furent très utiles.

Nos remerciements vont également au personnel des bibliothèques et séminaires des Universités de Gand, de Louvain et d'Anvers, de la Stadsbibliotheek d'Anvers, de la Bibliothèque Royale de Bruxelles, et tout particulièrement, aux responsables du cabinet de manuscrits de l'Université de Gand, pour la mise à notre disposition de quelques documents précieux.

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LISTE DES ABRÉVIATIONS

LAM : Liber apologeticus MartyrumHET : Historia Ecclesiastica ex TheophaneGDPF : Gesta Dei per FrancosVM(E) : Vita Mahumeti d'EmbriconOM : Otia de MachometeVM(A) : Vita Machometi d'AdelphusSB : Summula quaedam brevisSH : Speculum HistorialeCM : Chronica MaioraHO : Historia OrientalisTS : Tractatus de Statu SaracenorumLA : Legenda AureaFF : Fortalitium Fidei

P.L. : Patrologie latine de MigneP.G. : Patrologie grecque de MigneCSEL : Corpus scriptorum ecclesiasticorum

latinorum

BHSL : Cabinet de manuscrits de la Universiteit Gent

BTAB : Cabinet de manuscrits de la Katholieke Universiteit Leuven

GBIB : Bibliothèque de la Faculté de Théologie de la Katholieke Universiteit Leuven

ARG : Ruusbroecgenootschap à Antwerpen

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INTRODUCTION

L'idée de travailler sur la figure de Mahomet nous a été suggérée par la lecture du Roman de Mahomet (1258) d'Alexandre du Pont. Le vif intérêt que nous y prîmes nous invita à entreprendre des recherches sur la présence de cette figure fondatrice de l'islam dans la littérature française du Moyen Âge. Mais nous fûmes très rapidement amenée à constater que, s'il est vrai que cette dernière fit très régulièrement allusion à Mahomet, c'est surtout à la production littéraire écrite en latin que l'on doit de plus ou moins longs développements sur l'auteur du Coran, et ce, sous la forme de Vitae. Ces Vies chrétiennes de Mahomet, dont les premiers témoins écrits à Byzance remontent au VIIe

siècle, ne constituèrent pas une source objective de la vie du Prophète. Marie-Thérèse d'Alverny nous dit à ce sujet :

Les chrétiens d'Orient, en contact, dès ses origines, avec la religion nouvelle, se sont efforcés de se défendre en niant la réalité du message et ont été amenés rapidement à décrier le messager1.

Construite à partir de sources disparates, la biographie de Mahomet s'insère dans une polémique anti-islamique et y fonctionne comme preuve de la fausseté de l'islam, avec en toile de fond le christianisme détenteur - comme il se devait à l'époque - de la vérité. On en vint ainsi à présenter l'islam comme un faux christianisme, et Mahomet faisait donc figure d'anti-exemple. Et c'est en tant que tel que le personnage de Mahomet, appelé aussi Mammed, Muchumet, Mathomus, Mammutius, ..., évolua dans la littérature médiévale.

1 « Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet », p. 162.

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Plusieurs de ces Vies ont déjà fait l'objet - et à plusieurs reprises - d'études comparatives, mais, soit il ne s'agissait pas de véritables analyses textuelles2, soit le but visé était l'édition d'un seul texte3. Aucune étude n'a donc été consacrée à l'ensemble des biographies latines de Mahomet. De cette constatation germa l'idée d'un mémoire sur le sujet.

La première tâche fut donc de se constituer un corpus de textes. Elle se révéla ardue puisque nous avons essayé d'être le plus exhaustif possible dans ce domaine. Feront donc l'objet de notre étude, non seulement les textes qui se présentent au lecteur en tant que Vita, mais également des fragments de chroniques, d'apologies, d'encyclopédies et de lettres, proposant une Vie plus ou moins cohérente de Mahomet. La liste de textes proposée dans l'Encyclopaedia of Islam4 nous fut des plus utiles. Toutefois, la recherche de ces fragments s'avéra un travail de longue durée, relevant parfois d'un récit imaginaire que l'on aurait pu intituler « à la recherche de textes perdus ». Nous signalons aussi que certains textes n'ont pas encore été édités et qu'il fallut donc avoir recours à des versions remontant parfois jusqu'au XVe siècle. Nous avons ainsi pu regrouper 13 textes, écrits en latin, s'étendant sur une période de sept siècles : soit du IXe au XVe siècle, dans le but avoué de limiter cette étude à la production latine appartenant au Moyen Âge5. En voici la liste6.

2 M.-Th. d'Alverny, « La connaissance de l'Islam en Occident du IXe au milieu du XIIe siècle »; A. d'Ancona, « La leggenda di Maometto in Occidente »; Ch. Pellat, « La légende de Mahomet au Moyen Âge »; W. W. Comfort, « The literary rôle of the Saracens in the French epic »; N. Daniel, The Arabs and mediaeval Europe, Ch. 9.

3 La Vita Machumeti d'Embricon de Mayence éditée par G. Cambier; Le Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont édité par R. B. C. Huygens.

4 Cf. « Muhammad », p. 384.

5 Nous signalons que nous avions trouvé une Vita Mahometi hongroise, écrite en latin par Arator en 1611.

6 Nous fournissons plus d'informations sur ces textes et leurs auteurs au début de la première partie, pp. 29 sq.

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Au IXe siècle, un extrait du Liber apologeticus martyrum d'Euloge et de l'Historia ecclesiastica ex Theophane7

d'Anastase le Bibliothécaire; au XIe siècle, un extrait des Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent et la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence; au XIIe siècle8, les Otia de Mahomete de Gautier de Compiègne, la Vita Machometi d'Adelphus et la Vita Mahumeti de Pierre le Vénérable; au XIIIe siècle9, un passage du Speculum historiale de Vincent

7 Il s'agit d'une traduction latine d'un texte byzantin du même siècle.

8 Le XIIe siècle propose quantité de textes qui font référence à Mahomet. Ainsi, dans le premier livre de sa Belli sacri Historia (Basiliae, Arion, 1549, f. xxxx ), Guillaume de Tyr réfère explicitement à un autre texte où il aurait décrit la vie et les moeurs de Mahomet. Voici le passage en question :

Tradunt veteres historiae, et idipsum etiam habent Orientalium traditiones, quod tempore quo Heraclius Augustus Romanum administrabat imperium, Mahumeth primogeniti Sathanae (qui se prophetam a Domino missum mentiendo, Orientalium regiones et maxime Arabiam seduxerat) ita invalverat doctrina pestilens, et desseminatus languor ita universas occupaverat provincias, ut ejus successores jam non exhortationibus vel predicatione, sed gladiis et violentia in suum errorem populos descendere compellerent invitos. [...] Quis autem fuerit praedictus Mahumeth, et unde, et quomodo ad hanc proruperit infamiam, ut se prophetam mentiri, et a Deo missum dicere praesumeret [...] alibi disservimus diligenter sicut ex subsequentibus datur intellegi manifesti. (c'est évidemment nous qui soulignons).Toujours au sujet de ce passage, signalons que dans L'essor de la littérature

latine au XIIe siècle de J. de Ghellinck, ce dernier émet l'hypothèse que cet « autre texte » auquel renvoie Guillaume de Tyr, serait le début de l'Historia de gestis orientalium principum, ouvrage écrit au moment du IIIe concile de Latran (1179) et, malheureusement, perdu par la suite. De Ghellinck mentionne en outre que l'on croit retrouver ces Gesta fragmentairement chez Jacques de Vitry et Guillaume de Tripoli.(T. II, pp. 122-123)

Le Panthéon de Gottfried de Viterbo (XIIe s.), proposerait aussi un passage décrivant la vie de Mahomet. Mais il s'agit d'un passage inédit (la Particula XXVIII) auquel nous n'avons pas pu accéder. (Cf. l'Introduction de B. Bischoff à son édition de la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, p. 110 n. 23).

9 Nous regrettons de ne pas avoir pu trouver l'Opus tripartitum d'Humbert de Romans. Nous pensons qu'il s'agit de l'« oeuvre de propagande guerrière », dont M.-Th. d'Alverny nous dit que cette dernière y « met en relief les racontars les plus déplaisants au sujet de Mahomet.» (« La connaissance de l'islam au temps de saint Louis » , p. 245).

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5de Beauvais, de l'Historia Maiora de Matthieu Pâris, de l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry, du Tractatus de Statu Saracenorum de Guillaume de Tripoli, des Legenda Aurea de Jacques de Voragine; au XVe siècle10, une partie du Fortalitium Fidei d'Alphonse de Spina.

Nous analyserons ces textes en trois temps.

Dans notre première partie, nous aborderons les textes sous l'angle d'une mise en valeur des convergences et des divergences traduisant des évolutions dans la description de la vie de Mahomet, sans pour autant prétendre être une étude sur les sources. Notre étude entreprendra de projeter une grille d'analyse - élaborée pour ce travail - sur la série des écrits retenus, et ce afin de proposer une vision d'ensemble quant au traitement de la vie du prophète Mahomet.

Qu'il soit clair pour le lecteur que le thème de cette étude n'est pas l'islam, mais sa perception par la chrétienté médiévale. Nous ne nous prononcerons par conséquent pas sur la vie historique de son fondateur. Nous avons tout au plus essayé de relever l'influence et l'utilisation de certaines traditions et légendes arabes concernant Mahomet11. En d'autres termes, nous visons plutôt à découvrir quelles furent les filières empruntées par certains épisodes pour apparaître dans les textes que nous analyserons.

Dans cette optique, nous avons également fait appel à un certain nombre de textes byzantins, écrits en grec,

Dans un article de Ch. Pellat, « La légende de Mahomet au Moyen Âge », il est question d'un livre de Stephanus Langtonius, archevêque de Canterbury (†1228), De Factis Mohammedis, dont on n'aurait cependant retrouvé aucune trace. (p. 136).

10 Au XIVe siècle, il a été écrit en Italie un texte intitulé « La légende de Mahomet ». Nous n'avons pas pu mettre la main sur l'édition qu'en a faite A. Mancini (« Per lo studio della leggenda di Maometto » dans Rend. della R. Acc. Naz. dei Lincei, s. sesta, X (1935), pp. 325-349). Toutefois, nous utiliserons quelques épisodes tirés d'un article de Guy Cambier : « L'épisode des taureaux dans la Légende de Mahomet ».

11 Il est certain que beaucoup de choses restent à faire dans ce domaine. Etant assez profane en la matière, nous n'avons pu soulever qu'un coin du voile.

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5contenant une biographie du prophète12. Ils ne feront pas l'objet d'une approche comparative, mais fonctionneront comme points de référence afin d'illustrer l'origine de certains thèmes. Il en sera de même pour d'autres productions écrites ayant pour protagoniste Mahomet, mais ne proposant pas d'éléments biographiques suffisamment nombreux le concernant pour que l'on puisse envisager de les classer dans la catégorie des Vitae.

À la fin de ces analyses thématiques consacrées aux textes latins, nous avons ajouté une brève comparaison - englobant tous les thèmes - du Roman de Mahomet d'Alexandre Du Pont avec les textes latins. Nous serons particulièrement attentive aux rapports entre le Roman de Mahomet et les Otia de Mahomete de Gautier de Compiègne, puisque ce dernier est à la base du poème d'Alexandre Du Pont.

Il est évident qu'il existe d'autres textes en langue vulgaire traitant de la figure de Mahomet, et une étude de ces textes serait certainement à faire, mais notre seul but ici est d'esquisser un pont entre le littérature latine et celle en langue vulgaire, sans plus. Un travail plus détaillé dans ce domaine constituerait d'ailleurs en soi un ample sujet de recherche.

Notre deuxième volet a pour but d'aborder les biographies de Mahomet dans un cadre littéraire plus large : celui de l'hagiographie. La production littéraire du Moyen Âge connut en effet une grande vogue de récits hagiographiques. Ces Vies de saints n'avaient pas pour seul but de rendre compte de certains faits historiques, mais devaient également servir à l'édification des fidèles13. Ainsi, dans son De Mendacio, Augustin écrit que les exemples

12 Nous avons consulté (en traduction latine) : le Livre des hérésies de Jean Damascène (VIIIe s.), la Chronographie de Théophane (IXe s.), la Confutation du Livre de Mahomet de Nicétas le Philosophe (IXe s.), la Confutation des Agarènes de Barthélémy d'Édesse, l'anonyme Contre Mohammed, le Livre de l'administration de l'empire de Constantin Porphyrogénète (Xe s.), le Compendium des histoires de Georges Cédrène (XIe s.), la Panoplie Dogmatique et le Livre des principes des Saracènes d'Euthyme Zygabène (XIe s.) et les Annales de Jean Zonare (XIIe s.).

13 Cf. Th. J. Heffernan, Sacred Biography, p. 19 : « The primary social function of sacred biography, understood in the broadest of terms, is to teach (docere) the truth of the faith through the principle of individual example. »

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5fournis par les faits et gestes des saints sont plus utiles à la propagation de la foi chrétienne que ne l'est l'emploi d'un langage complexe dans le cadre de son enseignement14.

Il n'est donc pas étonnant que les échos historiques aient dû progressivement se réduire pour céder la place à ce qu'on pourrait appeler un enseignement populaire de la doctrine chrétienne. Or cette dernière fut aussi condensée dans une vie: celle du Christ.

Celle-ci devint logiquement la norme pour toute vie et toute action saintes. On considéra comme normal de voir imité certains passages de la vie du Messie et de quelques autres figures bibliques dans les Vies des saints. Car répéter des actions prises dans la Bible constituait la meilleure marque d'authenticité de la sainteté15.

Toutefois, si cette démarche était symbolique dans son intention, elle n'était pas perçue en tant que telle. Adressées au peuple, souvent sous forme iconographique, les Vitae furent prises au pied de la lettre et enrichies selon l'imagination populaire, ce qui se refléta dans les Vies postérieures, toutes construites selon un schéma-type qui fournissait un canevas sur lequel on pouvait broder16.

C'est dans cet ensemble que nous voudrions insérer les Vies de Mahomet17 car nous croyons que par un même processus qui marqua les Vies de saint, certains aspects historiques ont donné lieu à une progressive affabulation, et ce dans un but éducatif. Le degré de subjectivité ainsi développé amena Pierre le Vénérable à écrire :

Somniant et alii alios, et sicut lectionis incuriosi et rerum gestarum ignari

14 Augustin, De Mendacio 30, CSEL 41, pp. 449 : « Ita pleraque in verbis intelligere non valentes, in factis sanctorum colligimus quemadmodum oporteat accipi, quod facile in aliam partem duceretur, nisi exemplo revocaretur.»On reconnaît le même esprit quelque peu pragmatique qui influença son attitude dans le domaine linguistique. (Cf. Augustin, De Doctrina Christiana IV, X, XXIV).

15 Cf. Heffernan, op. cit., p. 6.

16 Les étapes fixes étaient : les origines, la naissance, l'enfance, l'éducation, la piété, le martyre, l'"invention", la translation des restes.

17 Précisons qu'il s'agit uniquement de vies non-arabes. Nous ne traiterons pas les légendes de Mahomet compilées dans les hadîth. Elles seront mentionnées tout au plus comme sources de certains thèmes dans les textes chrétiens.

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5sicut et in aliis casibus, falsa quaelibet opinantur18.

Dans cette deuxième partie, nous étudierons donc les similitudes relevées entre les Vies de saints et les Vies consacrées à Mahomet. Nous nous attacherons à démontrer dans quelle mesure les Vies du Prophète (ou du pseudo-prophète), reprennent certaines caractéristiques des écrits hagiographiques, mais dans un but contraire à leurs fonctions habituelles. En d'autres termes, ces caractéristiques empruntées aux édifiantes Vitae des saints exemples, n'ont pas pour visées de glorifier Mahomet, mais s'inscrivent plutôt dans des stratégies rhétoriques destinées à le condamner19.

Les conclusions faites tout au cours de la première partie fonctionneront comme clés dans cette deuxième partie ainsi que dans la troisième.

Nous avons enfin étendu notre étude à une comparaison de la légende de Mahomet à celle de l'Antéchrist, laquelle figure a également bénéficié d'une hagiographie - en réalité une anti-hagiographie - qui laissa une empreinte certaine au Moyen Âge. En effet, le Xe siècle nous offre une Vita cohérente de cette création biblique dans le Libellus d'Adso. « Although it includes much exegetical material, the Libellus in many ways resembles the popular saints' vitae », dit Emmerson dans son étude sur l'Antéchrist20. Il nous a semblé intéressant de prendre cette Vie comme élément de comparaison.

Toutefois, force est de constater que le rapprochement de Mahomet et de l'Antéchrist était déjà d'usage au Moyen Âge : durant un certain temps on a cru que Mahomet était l'Antéchrist21, ou du moins un de ses messagers. Ce

18 Pierre le Vénérable, Epistola XVII (domino Bernardo claraevallis abbati), P.L. CXXXIX, col. 340.

19 Cf. W.M. Watt, Voorbij Poitiers: Arabische invloeden op middeleeuws Europa, p. 101 : L'auteur résume qu'en fait, dans l'esprit des hommes médiévaux, l'islam était synonyme de tout ce qui était mauvais en Europe même.

20 R. K. Emmerson, Antichrist in the Middle Ages, p. 77.

21 Surtout au IXe siècle en Espagne, Paul Alvare et Euloge croyaient

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5rapprochement tira sa justification des caractéristiques attribuées à Mahomet : fausseté, violence, et propension à la volupté22. Soit une personnalité diamétralement opposée à celle du Christ. Le qualificatif alors de mise pour désigner l'Antéchrist - « fils du diable » - fut très fréquemment utilisé pour nommer Mahomet.

La question-clé de cette troisième partie est la suivante : dans quelle mesure cette identification est-elle littéraire ? Et dans quelle mesure y a-t-il eu échange entre la biographie de Mahomet et celle de l'Antéchrist ?

Le travail prioritaire de notre recherche réside donc dans l'analyse de la biographie occidentale de Mahomet, et son rapprochement de l'hagiographie et de la biographie de l'Antéchrist. Pourtant, on ne saurait perdre de vue le fait que nos Vitae sont à mettre en relation avec au moins deux autres ensembles de textes. Il s'agit des écrits chrétiens sur l'islam d'une part, de la Tradition musulmane d'autre part. Nous avons jugé utile de fournir quelques informations touchant à ces deux domaines, afin de ne pas masquer les liens qu'ils entretiennent avec nos biographies.

La Tradition musulmane englobe l'ensemble des sounna et des hadîths, qui rapportent respectivement la conduite qui fut celle du prophète durant sa vie, et les propos qu'il a tenus. Toutefois, la distinction entre ces deux termes s'est plus ou moins effacée et l'on utilise généralement le terme hadîth au sens large pour « toute la tradition rapportant les paroles ou les actes du prophète ou son approbation tacite de paroles prononcées ou d'actes accomplis en sa présence.23 » Au début, ces traditions se transmettaient oralement et n'avaient pas de valeur officielle, le Coran étant la seule autorité religieuse. Cependant, le nombre de hadîth augmenta

fermement que la fin des temps était arrivée, et avec elle la venue de l'Antéchrist, dont Mahomet était le messager. Ils croyaient d'ailleurs que Mahomet était mort en 666, chiffre-symbole de Satan. (Cf. R.W. Southern, Western views on Islam in the Middle Ages, p. 25)

22 Cf. W.M. Watt, op. cit., pp. 90-92.

23 Dictionnaire de l'Islam (Encyclopaedia Universalis), p. 339.

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5de façon exponentielle après la mort du prophète sous l'influence du développement politique, social et religieux de l'islam24. Différents motifs étaient à la base de la création de hadîths : la législation en fut un, mais aussi le désir de raconter des histoires ayant pour protagoniste Mahomet.

Cette évolution eut pour résultat, à l'époque abbâside (750-1258), l'officialisation de la Tradition qui acquit sa place en tant qu'autorité et source de législation immédiatement après le Coran. C'est alors que se fit aussi sentir le besoin de trier et de classer les hadîths en circulation, et que prirent forme différents recueils. Les plus prestigieux, jusqu'à nos jours, sont ceux proposés par Bukhari († 870) et par Muslim († 875) qui constituent les deux livres les plus importants parmi les six reconnus comme canoniques par les musulmans25.

Afin de démontrer qu'il est impossible, même pour un arabisant érudit, d'avoir une vision d'ensemble sur toutes les traditions existantes ou ayant existé, voici quelques chiffres qui en disent long sur l'énorme étendue du domaine :

[Bukhari et Muslim] , sur respectivement 600 000 et 300 000 hadiths, n'en ont guère retenu que 7000 qui peuvent se réduire à 4000 si l'on tient compte des hadiths dont le sens se répète26.

Pour nos recherches, nous nous sommes limitée à consulter une quintessence des recueils de Muslim et de Bukhari. Mais nous sommes consciente qu'ils ne représentent qu'une petite partie de ce qui a réellement circulé dans le domaine des traditions, et qu'elles ne contiennent pas les transmissions les plus fantaisistes : celles qui furent sans doute mieux retenues par les Occidentaux qui les entendirent.

24 C'est pourquoi le hadîth, selon Bousquet « n'est pas tant un document touchant à l'enfance de l'islam que le reflet de tendances de la communauté à une époque ultérieure de son évolution. » (L'authentique tradition musulmane, p. 18.)

25 Les quatre autres sont ceux d'Abou Dawoud, d'Ibn Maadja, d'At Tirmidzia et d'an-Nasa'i (tous à situer au IXe siècle). Les hadîths proposés dans ces recueils sont précédés par une chaîne de transmetteurs (isnad) qui doit garantir leur authenticité.

26 Introducion par D. Penot dans Les jardins de la piété d'al-Nawawi, p. iii.

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5Nous avons également parcouru les Sirats d'Ibn Ishaq

(† 768) - conservé dans une recension d'Ibn Hisham - et d'al-Tabari († 922) qui retracent la vie du prophète tout en se basant sur la Tradition.

Dans le monde chrétien, la naissance et l'extension de l'islam provoquèrent à la fois une peur et un intérêt qui se sont répercutés dans la production littéraire du Moyen Âge. Que ce soit à Byzance, en Espagne, et enfin dans toute l'Europe occidentale, des auteurs ont essayé d'entrer en contact avec des croyances et des traditions musulmanes, le plus souvent - mais pas toujours - dans le but de réfuter l'islam.

Bien évidemment, les sources utilisées pouvaient être très différentes. Car les uns étaient quotidiennement au contact du monde musulman, d'autres avaient la chance de pouvoir se déplacer jusqu'en Orient, d'autres encore devaient se baser sur des témoignages oraux et écrits. Il en résulte un éventail de textes diversifiés : quant au but visé, quant au genre, quant au style et quant au regard plus ou moins objectif porté sur l'islam. La nouvelle religion fit l'objet d'ouvrages historiques, de traités apologétiques ou théologiques, de récits satiriques, de chansons de geste mais aussi de traductions de textes et d'écrits visant la christianisation pacifique des musulmans sur base de la raison. Tout ceci démontre clairement - du moins, nous l'espérons - que quantité de savoirs et de croyances touchant à la religion de Mahomet, ont traversé l'Europe. Cependant, il est moins aisé de décrire comment cela s'est mis en oeuvre et quels ont été les échanges entre ces textes. Nous en voulons pour illustration les réelles difficultés rencontrées par Marie-Thérèse d'Alverny lors de ces recherches sur les sources du Contra Paganos d'Alain de Lille27. Souvent, elle fut réduite à émettre des hypothèses.

À la fin de cette introduction, nous ne pouvons plus qu'énoncer notre espoir que le lecteur s'enrichira des fruits de ce travail.

27 « Alain de Lille et l'islam » dans Pensée médiévale en Occident, ch. VI.

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« Il est très malaisé de découvrir des faits réels dans les assertions venant d'écrivains dont l'impartialité n'est pas toujours la principale vertu; pas plus qu'on ne saurait prendre pour vérités des rêveries de poètes et de sectateurs dont le zèle déréglé ajoute encore à l'extravagance et à la légende; les uns ne tendent à rien de moins qu'à rendre Mahomet odieux ou ridicule; les autres à exalter sa gloire et à l'entourer de prodiges, qui ont justement fourni des arguments à la méprisante et railleuse critique des premiers. Mais la plupart des assertions qui ont pour but de faire passer Mahomet pour un imposteur et le mahométisme pour une supercherie montée en collaboration proviennent d'ouvrages qui n'ont leurs sources dans aucune histoire ou biographie musulmane, et surtout

contemporaine du prophète.» (P. Achard, Mahomet, p. 56)

PREMIÈRE PARTIE : COMPARAISON THÉMATIQUE DE TEXTES ÉCRITS

SUR LE PROPHÈTE MAHOMET

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16I. INTRODUCTION HISTORIQUE : LES RELATIONS ENTRE L'ISLAM ET LA CHRÉTIENTÉ

Nous avons jugé utile, avant d'exposer les fruits de notre travail, de fournir un bref aperçu historique des relations existant au Moyen Âge, entre la chrétienté et l'islam, et ce dans un but double : procurer au lecteur un cadre dans lequel il lui sera loisible de situer les textes; permettre au lecteur de mieux saisir la portée de ceux-ci.

Cette esquisse historique comprend trois volets, correspondant aux différentes étapes qui illustrèrent les relations entre l'islam et la chrétienté. Nous brosserons en premier un rapide tableau de l'islam à Byzance, en contact avec la religion musulmane dès les débuts de celle-ci. Puis nous parlerons de la situation en Espagne, où chrétiens et musulmans se côtoient, mais où cette coexistence ne se passe pas toujours de façon pacifique, notamment au IXe siècle. Enfin, le troisième volet sera consacré aux pays européens situés au nord de la péninsule ibérique, pays qui furent longtemps marqués par l'ignorance dans le domaine de la religion musulmane.

De nombreux écrits ayant déjà été consacrés à l'étude des relations entre l'islam et la chrétienté. Aussi, nous nous limiterons à fournir un exposé succinct sur la matière.

1. L'islam à Byzance28

L'empire byzantin du siècle précédant la conquête musulmane, fut caractérisé par une intolérance croissante à l'égard des minorités religieuses, notamment des juifs, des samaritains, des nestoriens et des jacobites. Ces tensions menèrent à des affrontements et à une situation d'instabilité 28 Pour plus d'informations à ce sujet, nous renvoyons à : J. C. Lamoreaux, « Early eastern responses to Islam »; D. J. Sahas, « The art and non-art of Byzantine polemics : Patterns of refutation in Byzantine anti-islamic literature »; Dictionnaire du Moyen Âge. Histoire et société, pp. 149-153; Dictionary of the Middle Ages, T. II, pp. 462-490.

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16généralisée29. On pourrait définir ces perturbations de « maux de croissance » d'un empire qui rejette le carcan d'une fausse « romanitas » pour assumer sa véritable identité d'Empire grec d'Orient30. Ainsi, l'intolérance dans le domaine religieux peut être considérée comme un dernier effort - vain - de sauvegarder la romanité31.

C'est précisément dans cette période agitée qu'arrivèrent - au VIIe siècle - les musulmans. Sans le savoir, ils avaient choisi le moment propice pour leur installation dans l'Empire d'Orient32, car, la tolérance religieuse étant de rigueur chez les musulmans de cette époque, une large frange de la population leur fut ouvertement favorable. Ainsi, la domination musulmane fut préférée à celle exercée par Byzance33.

Intelligents, les envahisseurs laissèrent intacts les communautés conquises, car elles représentaient une base économique plus ou moins stable pour l'empire islamique naissant. L'unité administrative, lors du passage d'une domination à l'autre, fut remarquable. Mais dès qu'ils furent en mesure d'organiser de manière autonome une administration digne de ce nom, ils imposèrent de lourdes taxes à tous les habitants non-musulmans. De plus, les chrétiens eurent à subir des limitations dans l'exercice de

29 « Dans l'histoire de Byzance, le VIIe siècle est une des périodes des plus sombres. C'est une époque de crise grave, un moment décisif où il semble que l'existence même de l'empire soit en jeu » (Ch. Diehl) cité par Paul Lemerle, Histoire de Byzance, p. 3.

30 Cf. Paul Lemerle, op. cit. p. 66.

31 Le noyau du problème était le suivant : depuis Justinien, on ne voulait pas admettre le monophysisme. Celui-ci ne reconnaît qu'une seule nature en Jésus-Christ et dévie de l'orthodoxie, qui croit que le Christ est à la fois humain et divin.Quant aux juifs, l'empereur Héraclès avait fait décréter en 634 que tous les juifs devaient se faire baptiser.

32 Ils se sont notamment installés en Palestine, en Syrie (636), en Egypte (642) et en Afrique du Nord : les provinces les plus riches et les plus peuplées. La capitale de l'empire, Constantinople, a enduré deux sièges (674 et 678) mais a résisté. Elle ne tombera qu'en 1453.

33 Lamoreaux fournit des exemples d'aides juive et samaritaine aux conquêtes musulmanes (op. cit., pp. 11-12).

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16leur culte, ainsi que des interdictions de tous ordres, qui avaient pour visées d'accentuer leur statut inférieur dans la société islamique. Ainsi, ils ne pouvaient ni prier à haute voix dans leurs églises, ni en faire sonner les cloches, et ni même monter un cheval sellé. Il semblerait qu'Omar II ait également décrété qu'un Arabe ayant tué un chrétien, devait payer de l'argent souillé de sang, mais qu'il ne pouvait pas être exécuté pour ce genre de crime34.

Avant de passer aux réactions des communautés soumises et de celles qui les entourent, il importe de signaler que les chrétiens d'Orient connaissaient déjà les Arabes. Sur base d'écrits divers, surtout bibliques, ils les avaient caractérisés comme foncièrement féroces, et ils les soupçonnaient d'être facilement attirés par les sirènes de doctrines hérétiques. Et en s'inspirant de la Genèse, ils les avaient identifiés avec les descendants d'Abraham et d'Hagar35, et leur imputaient le sacrifice d'enfants, le culte du Diable ainsi que la pratique de la magie36.

Souvent, les chrétiens ne purent pas, ou ne voulurent pas distinguer les Arabes des musulmans.

Pourtant les réponses à la situation esquissée plus haut furent loin d'être monolithiques et résultèrent de réalités à la fois sociales, politiques et personnelles.

Comme nous l'avons dit plus haut, les juifs, les nestoriens et les samaritains semblent avoir été des plus positifs envers la venue de l'envahisseur islamique. Mis sur un pied d'égalité avec le groupe orthodoxe par celui-ci, ils espérèrent une évolution vers plus de liberté. De plus, les juifs étaient dans une période de forte attente de leur

34 Cf. Lamoreaux, pp. 8-9.

35 Ce qui se répercuta dans les noms donnés aux Arabes d'abord, aux musulmans ensuite : « Sar(r)aceni » parce qu'Hagar, concubine d'Abraham, avait été renvoyée par Sarra, épouse de ce dernier (sarra-kenê = Sarra vide); « Agareni » par référence à Hagar; « Ismaëlites » parce que le fils d'Hagar s'appelait Ismaël. Nous reparlerons plus loin de cette généalogie. Mais à propos de « Sarraceni »: selon Daniel J. Sahas, Jean Damascène (VIIe - VIIIe siècle) serait le premier à avoir songé à cette étymologie (op. cit., p. 61).

36 Cf. Lamoreaux, pp. 9-11.

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16Messie et virent dans la venue des musulmans un signe annonciateur.

Le groupe orthodoxe, comme en témoignent les écrits de Maxime le Confesseur († 662) ou Sophrone († 639), patriarche de Jérusalem, explique la victoire de l'islam comme étant le signe du courroux de Dieu. Il est également fait allusion à la fin des temps, mais il semble que cette vision apocalyptique relève plutôt d'artifices rhétoriques37.

Par contre, dans un ouvrage anonyme intitulé Doctrina Jacobi38, l'imminence de la fin des temps est présentée comme réelle.

Toutefois, l'épanouissement de la société musulmane et les nombreuses conversions dictèrent une révision des opinions et des stratégies.

Premièrement, de nouveaux ouvrages au ton apocalyptique voient le jour, et les chrétiens et les juifs s'y emploient. L'Apocalypse du Pseudo-Méthodius (VIIe s.)39, traduit en grec, en slavon et en latin, prétend que les musulmans resteront jusqu'à ce que seul un petit nombre de « vrais » chrétiens subsiste. L'idée de punition est ici intégrée dans une vision apocalyptique.

Un deuxième type de réaction est la polémique. Ayant de l'expérience dans les débats théologiques, les Byzantins réfutent avec zèle la doctrine islamique, souvent dans des « Dialogues » fictifs40.

Dans leur conception, c'est une autre hérésie qu'ils tentent de discréditer, vu les multiples parallèles entre les deux religions monothéistes41. Et cette hérésie est d'autant

37 Cf. Lamoreaux, p. 17 : « although its significance is tempered by the more general themes of chastisement and repentance, and this to such an extent that one is almost tempted to see it as more rhetoric than serious sentiment.»

38 Cité par Lamoreaux, p. 16.

39 Ibidem.

40 Par exemple les textes de Jean Damascène (VIIIe s.), de Nicétas le philosophe (IXe s.), de Bartholomé d'Édesse et l'anonyme Contra Mohammed.

41 Cf. le livre De Haeresibus de Jean Damascène. Pour une analyse détaillée

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16plus rejetable qu'elle rejette consciemment le Christ en tant que fils de Dieu. Ainsi, le prophète Mahomet vu comme inspirateur de telles infamies, est décrié et discrédité à tous les niveaux.

Enfin, les voies diplomatiques sont également empruntées pour tenter de résoudre les conflits. À différents niveaux, on tente d'éviter le rejet total de l'islam, et l'on s'efforce de s'en forger une image moins radicalement négative, afin de le présenter comme une puissance avec laquelle il vaudrait mieux coexister.

Byzance, où les réalités chrétiennes et islamiques se heurtent, et où le conflit sera d'actualité durant de nombreux siècles encore, s'érigera ainsi en terre nourricière de multiples visions et sentiments à l'égard de l'islam et de son prophète. Elle fournira quantité d'éléments de base pour la littérature anti-islamique ultérieure.

2. Visions espagnoles de l'islam42

La situation pré-islamique en Espagne montre beaucoup de similitudes avec celle qui caractérisait Byzance avant l'envahissement musulman. Elle se résume principalement en deux termes : instabilité et intolérance.

Pourtant, cette crise tient son origine dans un désir d'unification et de stabilité. Envisageant un rapprochement des habitants hispano-romains catholiques et des Visigoths ariens, le Concile de Tolède proclame, en 589, le catholicisme comme religion d'État du royaume visigothique. Il est vrai que l'état visigothique connut ainsi sa plus belle période, caractérisée par le rayonnement d'Isidore de de l'attitude (non-objective) de Jean Damascène face à l'islam, voir P. Khoury, Jean Damascène et l'Islam.

42 Nous devons la substance de nos propos à : K.B. Wolf, « Christian views of Islam in early medieval Spain »; J. Goes, « Al-Andalus »; Joseph F. O'Callaghan, A History of medieval Spain; R. Collins, Early medieval Spain. Unity and diversity (400-1000); Thomas F. Glick, Islamic and Christian Spain in the Middle Ages; D. Millet-Gérard, Chrétiens mozarabes et culture islamique.

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16Séville, mais cette époque fut aussi synonyme d'intolérance, envers les juifs et les hérétiques43.

En outre, le royaume était sujet à de nombreuses tensions. D'une part, le principe visigothique de l'élection du roi provoqua de nombreuses frictions et de multiples affrontements. D'autre part, la structure féodale était responsable du fait que de larges pans de la population vivaient dans la pauvreté ou en esclavage. La famine et les épidémies qui s'ajoutèrent à ce tableau rendirent la conquête très facile aux musulmans.

Contrairement à ce qui s'était passé à Byzance au siècle précédent, l'invasion en Espagne (711) se passa de façon relativement pacifique44. En effet, les troupes des musulmans - en réalité une cavalerie berbère sous une direction arabe - étaient assez réduites. Par conséquent, ils évitèrent - dans la mesure où les circonstances le leur permirent - les affrontements armés qui auraient pu devenir synonymes d'autant de victoires à la Pyrrhus. De surcroît, les Espagnols semblent généralement ne pas avoir eu les moyens de s'opposer longuement à l'arrivée des musulmans. Plusieurs villes ne voyaient d'autre solution que de se rendre. Considérons aussi que pour les juifs, la venue des Arabes signifiait la fin des persécutions45 et que la dynastie en place - de par ses querelles intestines - n'avait plus le contrôle de la situation46. Au bout 43 Cf. R. Collins, p. 140 : « The treatment of the Jews in Visigothic Spain, particularly in the second half of the seventh century, is the clearest and most fully documented symptom of the changes going on in the society as a whole. In some respects it looks thoroughly anarchic : conflict can replace co-operation between king and Church, bishops seem capable of defying their own rulings, the increase in law-making, both civil and ecclesiastical, reveals stranger and stranger abuses and malpractices, attacks on the Jews reach quite hysterical proportions.»

44 Même si dans certaines chroniques mozarabes - dont les Chronica Muzarabica -on parle de villes dévastées, de carnages et de pillages. Cf. Dominique Millet-Gérard, p. 12.

45 Le XVIIe concile de Tolède accusa même les juifs de conspiration avec les Musulmans. Cf. Dominique Millet-Gérard, p. 25 et Jan Goes, p. 9.

46 Cf. Jan Goes, p. 8: « In 700 kwam de laatste koning, Witiza, op de troon. Hij probeerde de situatie nog recht te trekken, maar beging een aantal zware fouten: hij verbande zijn oudste zoon en erfgenaam Pelayo, doodde aanhangers

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16d'environ cinq ans, la conquête de la péninsule aboutit, marquant une rupture importante dans l'histoire de l'Espagne.

Il fallut relativement peu de temps pour passer d'un royaume féodal visigothique à un califat musulman.

En accord avec le Coran, les non-musulmans gardèrent leurs possessions et leurs libertés en échange de payements d'impôts (_izya). Et tout comme pour les chrétiens de Byzance, on leur imposa des restrictions au niveau de la pratique de leur culte47. Ainsi, il leur fut défendu de faire sonner les cloches de leurs églises, ou de les décorer. On élimina la possibilité d'en construire de nouvelles, et les processions furent frappées d'interdiction.

Le pouvoir musulman en place vit assez rapidement que le déséquilibre entre le nombre de musulmans et le nombre de chrétiens pourrait entraîner des conséquences qui - à long terme - ne leur seraient pas favorables. Ainsi, les musulmans craignaient les conversions de leurs propres gens. Il fallait donc minimiser le contact avec la population chrétienne. Les minorités arabes formèrent ainsi de petites communautés en dehors des villes. Dans un même élan, ils limitèrent tout contact social, les mariages mixtes et l'élévation de chrétiens à des positions d'autorité publique48. Tout ceci eut pour conséquence principale que les communautés chrétiennes bénéficièrent d'une assez large autonomie.

On comprend dès lors plus facilement pourquoi deux chroniques latines anonymes, datant l'une de 741, et l'autre de 754, ne contiennent que des descriptions politiques et militaires, et ne semblent pas être à même d'aborder l'lslam van zijn generaal Rodrigo, en stelde zijn jongere zoon Agila aan als regeerder over een aantal provincies. Bij de dood van Witiza was het land dan ook hopeloos verdeeld. Uiteindelijk proclameerde Rodrigo zich tot koning; en naar verluidt zou Agila naar Ceuta gevlucht zijn, en de hulp van de Arabieren ingeroepen hebben om zijn troon te recupereren.» Cf. aussi Hugh Kennedy, The Muslims in Europe, p. 258; R. Collins, pp. 157-158 et J. F. O'Callaghan, p. 52.

47 Cf. : « Représentant la foi des conquérants du pays, l'islam ne tolérait les autres religions qu'à condition qu'elles restassent discrètes dans les manifestations extérieures de leur culte. » (D. Millet-Gérard, p. 24)

48 Cf. K.B. Wolf, pp. 90-91.

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16sous un angle religieux49.

Cette situation ne perdura pas. Après un siècle environ, on était passé de la ségrégation à l'assimilation : des musulmans devinrent chrétiens et surtout, des chrétiens se convertirent à l'islam. Ils occupèrent des postes importants et prirent part à l'essor de l'économie arabe50. De la littérature aux habitudes vestimentaires, la culture arabe s'intégra aux moeurs et coutumes locales, d'autant plus facilement que les musulmans continuèrent d'afficher une tolérance certaine à l'égard de la religion chrétienne. Cette acculturation précisément, ce sentiment de bien-être dans une culture étrangère, ce manque de fanatisme devait pourtant susciter chez quelques-uns des suspicions qui les amenèrent à considérer l'islam comme une religion rivale.

On relève des traces de ces craintes - d'ailleurs marginales - au sein de quelques textes : la Disputatio Felicis cum Sarraceno (début du IXe siècle); un texte de l'abbé Speraindeo; une brève Istoria de Machomete, texte anonyme racontant de façon crue et partiale la vie du prophète51.

Ces textes ont sans doute influencé l'attitude de certains chrétiens, qui désirent prendre distance par rapport aux Arabes, provoquant ainsi une reprise des hostilités de leur part. C'est ainsi que, quelques années plus tard - en 851 - un premier chrétien se fait décapiter pour blasphème. Dans la décade qui suit, quelque cinquante autres suivront son exemple, c'est ce qu'on a appelé « le mouvement des martyrs de Cordoue.»

Ces événements divisent les chrétiens en deux groupes : ceux qui reprennent conscience d'appartenir au christianisme, et ceux qui, attachant plus d'importance à leur bien-être social et économique, répudient les martyrs et vont même jusqu'à mettre en question le fait qu'il s'agisse de martyrs,

49 Ces deux chroniques sont mentionnées par Wolf, p. 87.

50 Glick cite l'hypothèse de Bulliet selon laquelle le taux de conversion à l'islam serait logarithmique (pp. 33-35).

51 Ces trois textes sont mentionnés et décrits par Wolf, pp. 93-94.

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16vu qu'ils avaient été persécutés par des hommes qui croyaient également en un Dieu, et en une loi révélée. Ce genre de propos exaspérèrent Euloge, qui mit tout en oeuvre pour prouver que l'islam était un faux monothéisme, basé sur une fausse révélation d'un faux prophète. À l'instar d'un autre ennemi du christianisme, l'hérétique Arius, Mahomet est qualifié d'hérésiarque, de faux prophète et d'Antéchrist. Ce n'est dès lors pas étonnant qu' Euloge se soit servi de l'Istoria de Machomete pour renforcer sa position. Paul Alvare, ami d'Euloge et tout comme lui élève de l'abbé Speraindeo, développe dans son Indiculus Luminosus la vision apocalyptique. Il va même jusqu'a préciser l'année de la fin : 870.

L'Espagne se caractérise par une grande familiarité avec les moeurs musulmanes et, comme les textes le prouvent, une possibilité certaine d'accéder à leurs nombreux textes52. De plus, il y eut en Espagne aussi une présence byzantine qui a également dû constituer - de par la culture orale et les textes qu'elle apporta - une source inestimable pour la connaissance des musulmans53. Ces privilèges, les chrétiens les ont utilisés contre l'islam à partir du IXe siècle, que nous venons de décrire. Cependant, il semble que ce premier mouvement antimusulman espagnol n'ait pas affecté le continent européen, si ce n'est qu'il a inspiré quelques discussions sur l'Apocalypse, qui d'ailleurs n'accordèrent aucun rôle décisif aux musulmans pour son éventuel déroulement. On constate au contraire que la communication entre les Espagnols et leurs voisins européens s'intensifiera avec le temps, ce qui permettra aux chrétiens d'Occident de découvrir certains aspects de la culture islamique54. 52 Cf. M. Asín de Palacios, La escatología musulmana en la divina comedia, p. 373 : « En el siglo IX, pasaba ya por ser España la mansión de las tradiciones proféticas.»

53 Cf. Marie-Thérèse d'Alverny : « des informations provenant du monde byzantin ont pénétré d'autre part dans les royaumes latins, sans que nous puissions, dans bien des cas, connaître les circonstances de leur transmission.» (« La connaissance de l'Islam en Occident du IXe au milieu du XIIe siècle », p. 576)

54 Cf. M. Asín de Palacios, p. 366 : « estos cristianos arabizados pudieron comunicar a sus hermanos del norte de la península y aun a los del resto de Europa algún reflejo de la cultura islámica que conocían, es hipótesis bien verosímil, como basada en el hecho histórico de los continuos viajes y emigraciones, individuales y

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Aux XIIe - XIIIe siècles, l'échange arrive à un point tel, que des clercs venant de partout en Europe se réunissent à la cour de Tolède55. L'Espagne devient l'épicentre de la diffusion des connaissances56 - et aussi des légendes57 - relatives à l'islam.

3. Relations entre l'islam et le continent occidental58

La nature des relations qu'entretint l'Occident avec l'islam tranche de manière nette avec ce que nous venons d'esquisser au sujet de Byzance et de l'Espagne. D'après Southern, l'islam en Occident se caractérisa par une très lente pénétration :

Nothing is more striking in a close observation than the extremely slow penetration of islam as an intellectuallly identifiable fact in Western minds,

colectivas, que los mozárabes andaluces hubieron de emprender, bien para huir de las cruentas persecuciones religiosas, movidas por algunos de los primeros emires de Córdoba, bien con fines literarios y mercantiles.»

55 M. Asín de Palacios cite, pour le XIIe siècle : « [d]el arcediano de Segovia , Domingo González, [d]el canónigo toledano Marco, [d]el judío converso Juan de Sevilla, [de] los ingleses Roberto de Retines, Adelardo de Bath, Alberto y Daniel de Morlay y Miguel Escoto, con su intérprete Andrés el judío; [de] los teutones Hermann el Dálmata y Hermann el Alemán, [d]el italiano Gerardo de Cremona, etc. » (p. 369). Au XIIIe siècle, on peut citer Pedro Pascual (Petrus Paschasius), Ricoldo da Monte Croce, Ramón Martí, Ramón Llull.

56 Pensons notamment à la traduction du Coran de Marc de Tolède (XIIe s.), et à la traduction du Livre de l'échelle par Bonaventure de Sienne (XIIIe s.).

57 e.a.les Dialogues de Pierre Alphonse, un juif espagnol converti et la Risala du pseudo-Kindi, traduite sur la demande de Pierre le Vénérable. L'on trouverait des influences de ce texte chez plusieurs auteurs tels Vincent de Beauvais, Matthieu Pâris et Jacques de Vitry.

58 On trouvera des informations plus amples à ce sujet dans : R. W. Southern, Western views on Islam in the Middle Ages; W. M. Watt, Voorbij Poitiers: Arabische invloeden op Middeleeuws Europa; M.-Th. d'Alverny, « La connaissance de l'Islam en occident.»

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16followed after the year 1100 or thereabouts by a bewildering rapidity of shifting attitudes, in which the islamic problem constantly took on new forms...59

En effet, pour la période précédant celle des croisades, rares sont les textes - touchant aux croyances des musulmans -écrits par des auteurs n'appartenant pas à la péninsule ibérique, et ce, même s'il y eut, dès le VIIIe

siècle, de nombreux contacts commerciaux et autres entre les sociétés occidentale et orientale. Dans le cadre de ces contacts songeons aussi au fait que Jérusalem constitua un carrefour de rencontres. Mais il est fort probable que ceux-ci restèrent superficiels, et qu'il y eut plus d'échange avec les chrétiens d'Orient qu'avec les musulmans.

Les textes, en tout cas, se limitent dans un premier temps à quelques considérations théoriques sur les origines des musulmans, que l'on définit à partir de la Bible. Les musulmans sont des « Agareni » ou des « Ismaelitae » par référence au Psaume LXXXIII « Contre les ennemis de Dieu et de son peuple » et à la Genèse, XXI et XXV. Southern appelle cette situation « ignorance of a confined space », et il ajoute :

This is the kind of ignorance of a man in prison who hear rumors of outside events and attempts to give a shape to what he hears, with the help of his preconceived ideas60.

Mais ces pèlerinages vers Jérusalem ne restèrent pas des entreprises individuelles. Du IXe au XIe siècle, elles devinrent collectives, et prirent ensuite la forme de croisades. Certains, comme Comfort, attribuent un rôle capital à ces mouvements de masse. Les musulmans auraient été beaucoup moins importants dans la littérature médiévale, s'il n'y avait pas eu le contexte des croisades, symboles de guerre contre une religion ennemie61.

59 R. W. Southern, p. 13.

60 Ibidem, p. 14.

61 Cf. W. Comfort, « The literary rôle of the Saracens in the french epic », p. 628.

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16Et il est vrai que, quoique nourries par des sentiments

d'intolérance et de haine, les croisades inspirèrent simultanément l'intérêt et la curiosité pour la culture orientale. Ainsi, avec les premières notions concernant l'islam62, naquit également une littérature de l'imagination. Et l'imagination était d'autant plus riche que l'islam résista, et à la conquête, et à la conversion. Philosophiquement, leur négation consciente de la Trinité et de la divinité du Christ était incompréhensible. Intellectuellement, le clivage se situait au niveau de « l'héritage » : les musulmans construisirent sur la philosophie grecque, les Occidentaux sur la littérature romaine ultérieure63. Et surtout, au niveau économique, l'islam florissait alors que la société chrétienne féodale sombrait. Pour Watt, les sentiments des Occidentaux envers le monde musulman sont ceux d'une classe sociale inférieure qui se réfugie dans la religion pour s'opposer au groupe privilégié. C'est une compensation nécessaire qui tire sa justification d'un sentiment d'infériorité64.

À la fin du XIIe siècle, un autre vent commence à souffler, et les premières vues plus rationnelles s'annoncent. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, se rend compte qu'une controverse sérieuse ne peut se faire qu'à partir de documents authentiques et il décide de faire traduire, en Espagne, le Coran et deux autres écrits plus légendaires65. Mais le but reste toujours de convaincre les musulmans de la fausseté de leur religion, encore toujours perçue comme une hérésie chrétienne66. Excepté le nombre de textes traduits, rien n'a donc vraiment changé : les mêmes préjugés, tout comme les multiples aspects légendaires,

62 Cf. La traduction d'une chronique byzantine par Anastase le Bibliothécaire (Voir infra), brièvement reprise chez Sigebert de Gembloux et chez Raoul Glaber.

63 R. W. Southern, pp. 9-12, fait dans ce contexte une comparaison entre le Pape Gerbert et Avicenne.

64 W. M. Watt, Voorbij Poitiers, p. 100.

65 Voir infra.

66 Sont également écrits avec cette idée : le Contra Paganos d'Alain de Lille (XIIe s.); le Contra Gentiles de saint Thomas d'Aquin et la dernière partie de l'Opus Maius de Roger Bacon.

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16perdurent67. Pour cette raison, Southern a raison d'appeler cette phase plutôt une fin qu'un début68. Le nombre accru de détails contribue à donner une image plus substantielle de l'islam, mais pas pour autant plus correcte. On en verra le résultat dans de nouvelles vagues de littérature anti-islamique tantôt philosophique, tantôt historique69, tantôt fantaisiste, mais toujours incapable de donner une explication objective et satisfaisante au phénomène de l'islam70.

67 Cf. J.-P. Torrell et D. Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde, p. 185 : « Parvenu à la fin de ce premier livre, il estime qu'il a amené ses lecteurs à concéder, à partir du Coran lui-même, que la Bible est divine; il se considère donc autorisé à prendre en elle ses arguments, afin de démontrer à son tour que le Coran est dénué de toute vérité et que Mahomet n'est pas un vrai prophète, mais un séducteur sacrilège. »

68 R. W. Southern, p. 37.

69 Les encyclopédistes notamment, en compilant plusieurs sources, ont joué un rôle important dans la dispersion de ces nouvelles légendes.

70 Cf. W. Comfort, pp. 639 et 659 : It must be remembered, however, that even in their misrepresentation of the religion of Islam, the christian poets are thruthfully portraying an important aspect of the mediaeval christian mind: its own unshaken faith, and its intolerance of others (...)

It must be remembered that our poetry was not composed for the populations of Palestine. It was intended for home consumption by a class ignorant of the facts and subservient to the intolerant attitude of the church in matters of faith. The force of intolerant convention was so that for centuries european christians continued to imagine the Saracens and Turks in terms of religious hostility or in terms of romance.

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16II. PRÉSENTATION CHRONOLOGIQUE DES AUTEURS ET DE LEURS TEXTES

Le lecteur remarquera que les textes proposés sont très diversifiés: quant aux intentions de l'auteur, quant au public visé, quant au type de texte. Nous avons trouvé dans cette variation un intérêt particulier : celui d'accentuer la tradition71.

1. L'anonyme Istoria de Machomete repris dans le Liber apologeticus martyrum d'Euloge (IXe

siècle)

Issu d'une famille respectée à Cordoue, Euloge72 suit les cours de l'abbé Speraindeo avec Paul Alvare son ami, et, plus tard son biographe. Lors de cet enseignement il adopte une attitude anti-islamique qu'il affichera clairement dans ses écrits, suite à la persécution de chrétiens militants sous 'Abd er Rahman II73. Le Liber apologeticus martyrum, le Memoriale Sanctorum et le Documentum martyriale sont des textes qui s'inscrivent dans une ligne dure qui rejette et l'idée d'une reconnaissance de l'islam, et celle de faire des compromis avec cette religion.

Elu évêque de Tolède, Euloge ne pourra pas revêtir cette fonction : accusé de diffamation du Prophète, il est arrêté et décapité en 859.

Le Liber apologeticus martyrum comprend une courte Vie

71 Cf. ce que dit Heffernan à propos des auteurs de Vies de saint :« Given the diversity of their backgrounds and interests, what can we infer about these biographers and their subjects? I shall argue that we can establish the tradition which brings the diversity together.» (p. 15).

72 Sur Euloge, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. IV, col. 97 ; M. Manitius, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters, T. I, p. 426-428; F. A. Fabricius, Bibliotheca latina mediae et infimae aetatis, T. I, p. 123-124; F. Brunhölzl, Histoire de la littérature latine du Moyen Âge, pp. 253-260.

73 Cf. supra, Introduction historique.

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16de Mahomet74 qu'Euloge dit avoir trouvé au cours d'un voyage dans le Nord, au monastère de Leyra, près de Pampelune :

cum essem olim in Pampilonensi oppido positus, et apud Legerense coenobium demorarer, cunctaque volumina, quae ibi erant, gratia dignoscendi, incomperta revolverem; subito in quadam parte cujusdam opusculi hanc de nefando vate historiolam absque auctoris nomine reperi75.

Il s'agit de l'Istoria de Machomete76. Mahomet y est décrit comme un hérésiarque, ce qui convenait parfaitement aux intentions d'Euloge : prouver que l'islam n'était pas l'équivalent du christianisme mais que c'était, au contraire, un faux christianisme, fondé sur une fausse révélation.

Il existe une version abrégée de ce même texte dans une lettre de Jean de Séville, beau-frère d'Alvare77.

2. L'Historia ecclesiastica ex Theophane d'Anastase le Bibliothécaire (IXe siècle)

Né avant 817, et probablement éduqué dans un monastère byzantin - d'où sa connaissance du grec - Anastase78 († 879) mérite considération comme écrivain et surtout comme diffuseur de l'héritage littéraire de la Grèce vers le monde 74 Euloge, Liber apologeticus martyrum, P.L. CXXI, col. 859B-860D.

75 Liber apologeticus martyrum, P.L. CXXI, col. 859B.

76 Nous avons trouvé ce texte, en effet identique à celui d'Euloge à l'exception de quelques différences orthographiques, dans un article de K.B. Wolf, « The earliest latin lives of Muhammad ». Selon Wolf, il y a de l'Istoria quatre versions manuscrites et une version imprimée d'un manuscrit qui n'existe plus. Dans un des manuscrits, le Codex de Roda, découvert en 1927, l'Istoria est accompagnée d'un autre texte sur Mahomet : le Tultusceptru de libro domni Metobii, également repris.

77 Epistola VI.9, P.L. CXXI, col. 460. Remarquons que D. Millet-Gérard ne croit pas à l'idée d'un résumé et défend plutôt celle d'une source commune. (pp. 125 sq.)

78 Sur Anastase le Bibliothécaire, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. I, col. 573-574; M. Manitius, T. I, pp. 678-689; F. Brunhölzl, T. II, pp. 282-287.

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16latin.

Il est nommé cardinal de San Marcello par le Pape Léon IV en 847. Engagé par ce dernier, mais très vite aussi opposé à lui, Anastase quitte Rome et cherche à entrer en contact avec les cercles impériaux.

Excommunié en 850, il est démis de sa charge en 853. Il récupérera son titre de prêtre sous Hadrien II. Entre-temps, il collabore avec le pape Nicolas II qui le nomme Bibliothécaire de l'Eglise Romaine.

Fin 869, il part pour Constantinople et participe à la dernière séance du VIIIe Concile oecuménique.

C'est probablement au cours de son voyage vers Constantinople qu'Anastase découvre la Chronographia de Théophane79 et qu'il décide de la traduire. Il semble que la traduction de cette chronique d'Orient, ait été le premier texte à faire circuler en Occident des connaissances plus proches de la vérité sur l'islam et sur Mahomet80. On en trouve les premières traces chez Sigebert de Gembloux81.

3. La Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence (vers 1064)

Né près de Mayence, Embricon82 (±1010-1077) se distingua par sa haute formation et son érudition. On le loue pour sa connaissance des philosophes et son expérience en éthique, en physique et en logique. Il a probablement enseigné à l'école cathédrale à Mayence avant d'être élu évêque d'Augsburg en 1064.

79 Selon Mlle d'Alverny, « la Chronographie doit (...) représenter ce que l'on savait couramment à Byzance des origines de l'Islam ». (« La connaissance de l'Islam ... », p.584). Pourtant, selon Gibbon, ce même Théophane († 818) serait le père de beaucoup de mensonges (« father of many lies »). (cité par Lamoreaux, « Early christian responses to Islam », p. 15).

80 Anastase le Bibliothécaire, Historia ecclesiastica ex Theophane, P.L. CVIII, col. 1318C-1320A.

81 Sigebert de Gembloux, Chronica, P.L. CLX, col. 118-119 (630 et 632).

82 Sur Embricon, nous avons consulté le Lexikon des Mittelalters et M. Manitius, T. II, pp. 582 - 587.

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Selon une Vita auctoris, la Vita Mahumeti83 serait une oeuvre de jeunesse de l'auteur, écrite suite à la demande d'un certain Godebald84 qui demanda de présenter les origines et les débuts de l'islam.

Le poème, qu'on a longtemps attribué à Hildebert de Tours85, comprend 571 distiques, et est marqué par les influences de Virgile, d'Ovide et de Sédule. C'était un texte satirique très en vogue au XIVe siècle, qui doit être considéré, selon Ziolecki,

comme un écrit tendancieux dont le but est de présenter la nouvelle doctrine comme une dépravation absolue et son fondateur comme un libertin dévoyé. Cette hypothèse est appuyée par l'enthousiasme et le fanatisme qui animèrent les ecclésiastiques occidentaux à la veille de Croisades et trouvèrent leur expression dans de tels poèmes contre les infidèles86.

Selon Guy Cambier, l'écrit d'Embricon serait également un roman à clé puisque le personnage de Mahomet entretiendrait à ses yeux des parallèles avec le basileus byzantin Michel IV87.

4. Les Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent (XIe siècle)

83 Embricon de Mayence, Guy Cambier (éd.), Vita Mahumeti, Bruxelles-Berchem, Latomus, 1961. (Collection Latomus vol. LII)

84 Godebold est aussi mentionné dans l'introduction du texte même, au vers 73.

85 Comme c'est aussi le cas dans la Patrologie Latine de Migne, CLXXI, 339-964 : le De Mahumete est attribué à Hildebert évêque du Mans (Cenomanensis), pas loin de Tours, où il deviendra plus tard archevêque. On trouvera plus de détails sur l'attribution de ce texte à Embricon dans l'article suivant de Guy Cambier : « Embricon de Mayence est-il l'auteur de la Vita Mahumeti ? »

86 B. Ziolecki, Le Roman de Mahomet : nouvelle édition de l'introduction par Ch. Pellat, p. 127.

87 V. Guy Cambier, « Embricon de Mayence est-il ... », pp. 476-478.

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Issu d'une famille noble, Guibert88 (1052-1124)89 fut destiné dès sa naissance à devenir clerc. Isolé des jeunes de son âge, il entra dans le cloître de Saint-Germer-de-Fly (Beauvais) à l'âge de douze ans. C'est là qu'il reçut sa formation intellectuelle et spirituelle, e.a. d'Anselme, prieur du Bec. Il s'occupa dès lors à lire et à écrire des commentaires bibliques.

En 1104, il fut élu abbé de Nogent-sous-Coucy. Ce titre lui procura plus de liberté pour écrire et voyager.

Les écrits de Guibert ont subi une durable influence des auteurs classiques (Virgile et Ovide), qu'il a probablement étudiés à Saint-Germer.

Les Gesta Dei per Francos constituent une histoire de la première croisade (jusqu'en 1101, avec un supplément jusqu'en 1104). La source de ce texte est une chronique anonyme : Gesta francorum et aliorum Hierosolimitarum. Mais, afin de se protéger de possibles objections critiques, Guibert contrôla le récit à l'aide d'informations reçues de témoins oculaires, gages d'authenticité.

Certains lui avaient conseillé d'écrire sa chronique en vers, mais il opta pour une version en prose. Toutefois, le texte propose aussi des passages en vers.

C'est surtout le premier des sept livres qui nous intéresse, livre dans lequel il est proposé un aperçu des hérésies chrétiennes, dont celle de Mahomet. C'est pour Guibert l'occasion d'insérer dans son récit une vie de Mahomet90, marquée par la crédulité et l'absence d'objectivité.

Les Gesta constituèrent sans doute l'histoire des croisades qui recueillit le plus de succès.

88 Sur Guibert de Nogent, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. IV, col. 1768-1769; M. Manitius, T. III, pp. 416-421; J. A. Fabricius, T. III, pp.124-126; J. de Ghellinck, L'essor de la littérature latine au XIIe siècle, T. II, pp. 117-118.

89 Les dates de naissance et de décès diffèrent légèrement selon les sources.

90 Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, I.3, P.L. CVLI, col. 689B-693A.

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5. La Vita Machometi d'Adelphus (XIIe siècle)

La Vita Mahometi ne se retrouve que dans un seul manuscrit, datant du milieu du XIIe siècle, à Trèves91. L'auteur de ce texte, l'abbé bénédictin Adelphus, semble en réalité ne pas avoir existé. Il serait une création de l'humaniste allemand Jean Trithémius (†1516), qui de cette façon a voulu procurer un auteur à ce texte anonyme. Il attribua à Adelphus aussi plusieurs sermons et autres écrits.

Il est vrai que le nom « Adelphus » se trouve deux fois mentionné dans le texte : tout au début (v. 20 : « o adelfe ») et tout à la fin (v. 322 : « explicit ab Adelpho compôs »), mais il n'y a aucune preuve qu'il s'agisse de l'auteur92.

La Vita Machometi93 est un texte en prose rimée (322 vers), dans lequel les réminiscences classiques (Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, ...) et les procédés rhétoriques abondent.

6. Les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne (XIIe siècle) Après avoir été moine à l'abbaye de Marmoutier, à

Tours, Gautier94 († après 1155) devient Prieur de St.-Martin-en-vallée (près de Chartres).

Ses Otia95 sont un poème en 545 distiques relatant la

91 Trier, Stadsbibliothek 1897 (18).

92 F. A. Fabricius mentionne Adelphus. Il y est défini comme un abbé dans l'Ordre bénédictin aux alentours de 1180 (T. I, p. 13). Cette notice ne nous donne cependant aucune certitude puisqu'elle réfère également à Trithémius.

93 Nous avons travaillé sur l'unique édition qui semble exister : celle de B. Bischoff publiée dans un recueil d'Anecdota novissima de 1984, pp. 106-122.

94 Sur Gautier de Compiègne, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. VIII, pp. 1996-1997; J. de Ghellinck, T. II, pp. 217-218; M. Manitius, T. III, pp. 676-681.

95 Nous avons utilisé l'édition de R.B.C. Huyghens reprise dans l'édition du

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16vie romancée de Mahomet. Du vers cinq au vers vingt de ce texte, Gautier garantit l'authenticité de ses propos en établissant une chaîne d'intermédiaires, commençant par un musulman converti. Le dernier chaînon est un certain Warnerius. Il s'agit de Garnier, ami de Gautier à Marmoutier et plus tard aussi abbé de cette même abbaye.

Les Otia ont servi de modèle à Alexandre du Pont pour le Roman de Mahomet96.

7. La Summula quaedam brevis de Pierre le Vénérable (1143)

Pierre97 (1092/94-1156), appelé par la suite « le Vénérable », est originaire de la famille noble et pieuse des Montboissier. Après avoir été prieur à Vézelay et à Domène (près de Grenoble), il est élu abbé de Cluny en 1122 et donnera à Cluny son dernier rayon de prestige avant son déclin.

Au service de Cluny, il entreprit nombre de voyages en France et ailleurs. C'est lors de son voyage en Espagne qu'il a organisé le grand projet de la traduction de textes musulmans, qui devait constituer la base d'une réfutation raisonnable de l'islam. Mais, comme le disent si bien Torrell et Bouthillier : « Pierre s'avance comme un combattant et, s'il ne veut utiliser d'autres armes que celles de la raison, il s'équipe pourtant bien contre le pessimus hostis Dei98.»

La Summula précède en guise d'introduction cette

Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont. Cette dernière fut établie par Y.G. Lepage, Paris, Klincksieck, 1977.

96 V. infra.

97 Sur Pierre le Vénérable, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. VI, col. 1985-1986 (Petrus); M. Manitius, T. I, pp. 138-139; J. de Ghellinck, T. I, pp. 190-193, J.-P. Torrell, D. Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde.

98 p. 333.

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16Collection de Tolède99. Elle est en fait une version améliorée d'une lettre adressée à Bernard de Clairvaux.

Après avoir résumé en quoi consiste l'erreur de l'hérésie musulmane, Pierre le Vénérable narre la vie de son très impie fondateur100.

8. Le Speculum historiale de Vincent de Beauvais (avant 1224)

Né avant 1200, Vincent101 a étudié à Paris et est devenu ensuite bibliothécaire et précepteur officieux des fils du roi Louis IX. Dominicain de la première génération, il a construit le couvent de Beauvais.

On lui attribue plusieurs traités théologiques, mais son oeuvre principale est formée par ses Specula : le Speculum naturale, le Speculum doctrinale et surtout, le Speculum historiale. Avec ces trois volets, Vincent a marqué une première étape dans l'histoire de l'encyclopédisme, avant Albert le Grand et Roger Bacon.

99 Pierre le Vénérable avait conçu l'idée que, pour mieux combattre l'islam et en démontrer la fausseté aux musulmans mêmes, il fallait être au fait des textes sur lesquels s'appuie leur religion. Les textes traduits sont : le Coran, un texte intitulé la Généalogie de Mahomet contenant une description de la vie de Mahomet et de ses successeurs, la Doctrine de Mahomet (un dialogue fictif entre Mahomet et un certain Juif nommé Abdia), et un écrit de polémique chrétienne : la Risala du pseudo-Kindi. Les résultats obtenus par Pierre ne purent pas changer l'attitude générale en Occident et ces lettres ne convainquirent pas Bernard de Clairvaux qui lança une nouvelle croisade.

Les circonstances et la valeur de ces traductions furent abondamment commentées par M.-Th. d'Alverny, dans deux articles : « Deux traductions latines du Coran au Moyen Âge », et « Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet ».

La première édition de ces textes fut réalisée au XVIe siècle par Théodore Bibliander (Machumetis sarracenorum principis vita ac doctrina omnis, quae & Ismahelitarum lex, & Alcoranum dicitur, ex Arabica lingua ante CCCC annos in Latinam translata, s.l., 1543). Malheureusement, nous n'avons pu accéder à aucun de ses exemplaires.

100 Pierre le Vénérable, Summula quaedam brevis, P.L. CLXXXIX, col. 652C-656C.

101 Sur Vincent de Beauvais, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. VIII, pp. 1705-1707; F. A. Fabricius, T. VI, pp. 298-299; J. de Ghellinck, T. II, pp. 94, 169.

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La dernière partie du triptyque des Specula a pour objectif de présenter l'histoire du monde, en prenant pour point de départ la Création, et pour point final l'année 1250, l'ensemble étant étayé par quantité d'extraits de textes. Le chapitre XXIV (points 39 à 47) propose une description du règne et de la loi de Mahomet102. Pour l'écriture de ce texte, Vincent de Beauvais se serait basé sur la traduction de la Risala, un des textes proposés dans la Collection de Tolède103.

9. Les Chronica Majora de Matthieu Pâris (1236)

Contrairement à ce que le nom pourrait faire croire, Matthieu Pâris104 (après 1200-1259) était un historiographe et hagiographe anglais. En 1217, il entre dans l'abbaye de Saint-Alban. Il entretiendra durant longtemps des relations, tant spirituelles que séculaires, avec le roi Henri III.

Sa chronique recouvre l'histoire de l'Europe et de la Terre Sainte à partir de la Création jusqu'en 1250. Elle contient un passage intitulé « De Mahumeth pseudo-propheta »105.

10. L'Historia Orientalis de Jacques de Vitry (avant 1240)

Né à Reims, Jacques de Vitry106 (1160-1240), étudia à

102 Nous avons utilisé : Vincent de Beauvais, Speculum historiale, Argentorati, J. Mentelin, 1473.

103 V. supra sous Pierre le Vénérable.

104 Sur Matthieu Pâris, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T.VI, col.399.

105 Matthieu Pâris, Henry Richards Luard (éd.), Chronica Majora, London, Longman, Vol. I (The Creation to A.D. 1066), pp. 269-272.

106 Sur Jacques de Vitry, nous avons consulté : Lexikon des Mittelalters, T. V,

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16Paris où il devint professeur. En 1210, il fut ordonné prêtre et s'installa à Oignies-sur-Sambre. Il y soutint les débuts du mouvement des béguines avec Marie d'Oignies († 1213) comme figure de proue. En 1216, il écrira la vie de cette dernière.

En 1213, le pape l'envoie prêcher la croisade contre les Albigeois. Grâce à sa renommée en tant que prêcheur, il est élu évêque de la ville d'Acre107 en 1216. Avant d'arriver en Terre Sainte, il passe par Rome et y obtient la reconnaissance du mode de vie des béguines. Mais en 1225, il quitte l'Orient et rend son titre d'évêque. Dès lors, il sert la papauté en Italie et en Europe septentrionale. En 1228, il devient cardinal de Tusculum108.

L'Historia Orientalis, écrite pour stimuler les croisés, est le deuxième volet d'un diptyque dont l'autre moitié est une Historia Occidentalis. L'Historia Orientalis comprend l'histoire de l'Orient et de la Terre Sainte, après le départ de Richard Coeur de Lion († 1199). Dans le premier livre, après le récit de l'invasion arabe de la Terre Sainte sous Omar, suit un épisode consacré à Mahomet109. Pour ce passage, Jacques de Vitry s'est basé sur un écrit perdu de Guillaume de Tyr : De gestis orientalium principum110. Cependant, on ne sait pas dans quelle mesure Jacques de Vitry s'en est servi111.

11. Le Tractatus de statu Saracenorum et de

pp. 294-295; Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, T. II, pp. 962-963 (Marie d'Oignies); J. de Ghellinck, T. II, pp. 129-130; Ph. Funk, Jakob von Vitry. Leben und Werke, pp. 133-144.

107 Ancienne ville qui abrita la célèbre forteresse des croisés (Saint-Jean-d'Acre). Cette ville s'appelle aujourd'hui Akko (port d'Israël).

108 Ville du Latium.

109 Nous avons travaillé sur un texte datant de 1597 imprimé par Bellerus à Douai.

110 Cf. aussi la liste de textes dans notre Introduction : la note touchant au XIIe siècle.

111 Cf. Ph. Funk, pp. 133-139.

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16Mahomete pseudo-propheta et eorum lege et fide de Guillaume de Tripoli (1273)

Guillaume de Tripoli112 (°1220) était moine dans l'Ordre des Frères Prêcheurs attaché à la ville d'Acre (Akko). Il était un des moines à qui le pape avait demandé d'aller prêcher l'Évangile en Orient.

Le Tractatus est adressé à Théo113, archidiacre de Liège, « digne et saint pèlerin de la Sainte Terre »114, qui deviendra le pape Grégoire X († 1276). Il est possible que l'ouvrage soit partiellement écrit en réponse à la demande du pape du 11 mars 1273. Celui-ci lui demandait de fournir des informations sur les incroyants dans le cadre du IIe Concile de Lyon.

Dans les trois parties proposées, Guillaume parle d'abord de Mahomet115, ensuite de l'expansion de l'empire musulman et finalement de leur Loi et de leur Livre. Connaissant l'islam et l'arabe, son but est de montrer les convergences entre l'islam et le christianisme afin de plaider pour une reconquête de la Terre Sainte par l'intervention de missionnaires et non pas de soldats.

Le texte de Guillaume de Tripoli a connu une large diffusion au XIVe siècle, grâce à Sir Jean Mandeville.

12. Les Legenda Aurea de Jacques de Voragine (avant 1267)

Saint Jacques de Voragine116 est né en 1228 à Varage, d'où son nom. C'est probablement un copiste qui a fait un

112 Pour Guillaume de Tripoli, nous avons consulté: F.A. Fabricius, T. III, pp. 169-170; Lexikon des Mittelalters, T. IX, col. 190-191.

113 En réalité, il s'agit de Teobaldo Visconti. Cf. Histoire de la papauté, p. 508.

114 Tractatus de statu Saracenorum, cité dans Sinner, Catalogus codicum Mss bibliothecae Bernensis, T.II, p. 282.

115 Nous avons dû utiliser une version en ancien français, citée par Sinner, T.II, pp. 282-291.

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16« o » du premier « a », modifiant ainsi de façon définitive le nom de l'auteur de la Légende dorée.

À 16 ans, Jacques de Voragine entre dans l'ordre des Frères Prêcheurs et y gravit les échelons. Il était renommé pour sa science, mais plus encore pour ses moeurs pures et sa vertu. C'est ainsi qu'il fut d'abord élu prieur de son couvent, puis, en 1267, on lui confia le gouvernement général des monastères dominicains de la province de Lombardie. Enfin et contre son gré, le frère Jacques devint archevêque de Gênes en 1292.

Jacques de Voragine a écrit plusieurs ouvrages - une traduction de la Bible en italien, un commentaire sur saint Augustin et un recueil de sermons - qui ont tous eu une célébrité certaine jusqu'au XVe siècle. Mais ce sont les Legenda aurea, commencés vers 1255, qui ont connu la renommée la plus grande ainsi qu'une diffusion universelle. L'ouvrage doit surtout être perçu comme une tentative de vulgarisation de la science religieuse et a été effectivement durant plusieurs siècles une source d'idéal pour la chrétienté.

Dans cette compilation de Vies de saints, plus précisément dans la Vie de saint Pélage, Jacques de Voragine a inséré une Vie de Mahomet117.

116 Nous devons nos renseignements sur Jacques de Voragine au Lexikon des Mittelalters, et surtout à l'introduction de Theodor Wyzewa à sa traduction de la Légende dorée.

117 Jacques de Voragine, Th. Graesse (éd.), Legenda aurea, Osnabrück, Otto Zeller Verlag, 1969.

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1613. Le Fortalicium fidei contra Judeos, Saracenos aliosque christianae fidei inimicos d'Alphonse de Spina (vers 1458)

Les moines franciscains espagnols de la deuxième moitié du XVe siècle comptèrent Alphonse de Spina118 parmi les leurs. Il fut également Recteur de l'Université de Salamanque.

Le Fortalitium Fidei, ouvrage principal d'Alphonse de Spina, rédigé en cinq livres, se veut une base méthodologique et idéologique de l'Inquisition. Pour son argumentation, il s'appuie sur des écrits anciens119, qu'il mêle avec ses propres considérations. Le quatrième livre est consacré à la réfutation des Sarrasins et de leur Prophète120 :

Fortalitatii Liber 4tus cui titulus de Saracenorum bello, scriptus est adversus Religionem Muhamedicam.

Pour ce faire, Alphonse de Spina s'appuie sur douze considérations, dont les deux premières traitent respectivement de la naissance et de la vie ainsi que des moeurs de Mahomet. La sixième est consacrée à la mort de ce dernier.

14. Le Roman de Mahomet d'Alexandre Du Pont (Laon 1258)

Alexandre du Pont121 est un personnage guère connu.

118 Sur Alphonse de Spina, nous avons consulté le Lexikon des Mittelalters, T. I, col. 408-409 et F. A. Fabricius, T. I, pp. 74-75.

119 e.a. Ramón Martí.

120 Ce texte n'ayant pas encore fait l'objet d'une édition, nous avons travaillé sur un incunable datant de 1487, et imprimé par G. Balsarin à Lyon, ainsi que sur une édition de 1511, imprimée par Romoys à Lyon. Il existe néanmoins une traduction en ancien français par Pierre Richart, dit l'Oiselet, dont un fragment est repris dans le catalogue de Sinner (T.I, pp. 68-79).

121 Nos propos concernant Alexandre du Pont sont tirés du Dictionnaire de

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16Trouvère de métier, il semble avoir composé sa version de la biographie de Mahomet à Laon en 1258. C'est du moins ce que mentionne ce texte même.

Li Romans de Mahon122 a été conservé dans un seul manuscrit français qui se trouve à la Bibliothèque Nationale à Paris. C'est un texte de 1997 vers proposant une traduction libre et créative - en fait il s'agit d'une adaptation - des Otia de Machomete de Gautier de Compiègne, et tout à fait composé dans l'esprit du temps : nourri de romanesque et de morale. C'est dire que cette biographie de Mahomet est beaucoup moins une arme de combat qu'une création littéraire.

biographie française (T.I, p.1471-1472), réalisé sous la direction de F. Balteau, et de l'Introduction d'Yvan Lepage à son édition du Roman de Mahomet.

122 Nous avons utilisé l'édition d'Yvan Lepage de 1977.

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16III. ÉTUDE DES THÈMES PRÉSENTS DANS LES TEXTES

1. Introduction

Les visées de ce chapitre sont de mettre en lumière les mutations subies par la biographie du prophète Mahomet dans ses versions occidentales. Une telle entreprise pose dès l'abord une question méthodologique. Il nous a semblé que la méthode préconisée par M.-Th. d'Alverny pouvait constituer un point de départ pour le sujet que nous nous proposons d'étudier. Dans son article « La connaissance de l'islam en Occident 123», M.-Th. d'Alverny traite le sujet abordé en partant de quatre questions qui sont les suivantes :

1. Quelles sont les sources d'information dont disposent les Occidentaux ?

2. Comment ces informations ont-elles été interprétées?3. Quelle a été l'évolution dans ces interprétations ?4. Quelle a été l'influence des circonstances ?

Ce faisceau de questions correspond parfaitement au plan élaboré pour nos investigations sur la biographie du Prophète. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de les ériger en fils conducteurs - mais non contraignants - de nos premières recherches. Ainsi, ces questions constitueront d'une part autant de clés qui nous permettront de dégager des pistes relatives aux filières empruntées par les légendes et les croyances sur Mahomet - afin de parvenir jusqu'aux hommes de lettres médiévaux - et elles nous offriront d'autre part des balises qui éclairciront les raisons des diverses évolutions observées au sein des légendes et croyances citées plus haut.

Nous tenterons de développer ainsi - dans la mesure du possible - une vision historique sur une série de thèmes dont la présence est récurrente dans les textes. Il s'agit notam-ment d'aspects temporels et spatiaux liés à la vie de Mahomet, de sa généalogie et de son enfance, de Mahomet dans sa fonc-tion de commerçant, de son mariage conclu avec Khadîdja, de son précepteur, de sa révélation, des faux 123 « La connaissance de l'Islam en Occident du IXe au milieu du XIIe siècle p. 577.

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16miracles et autres ruses, de sa vie sexuelle, et des différentes circonstances qui entourent sa mort. Nous prendrons également en considération quelques éléments plus généraux comme les traits de caractère attribués à Mahomet et ses rapports avec le Diable.

2. Mahomet dans le temps et dans l'espace 2.1. Données chronologiques

Situer un personnage dans son temps avant de narrer son histoire, relève d'une logique narrative bien établie au Moyen Âge. Les biographies en particulier posent en lieu commun cette structure didactique. Aussi paraît-il évident de la retrouver dans les textes relatant la vie de Mahomet, aussi diversifiés soient-ils quant à leur genre. Toutefois, les douze textes sélectionnés ne se caractérisent pas par leur unité dans le choix des informations, ni dans la justesse de celles-ci. Ainsi, l'éventail des écrits abordés se répartit en trois parties quant aux données chronologiques : certains se rapprochent de la réalité historique, d'autres restent très vagues sur le sujet, et d'autres encore s'éloignent résolument d'elle.

Le lecteur trouvera quelques repères temporels utiles pour la suite de nos propos dans l'annexe que nous avons jointe à la fin de ce travail.

2.1.1. Données proches de la réalité historique.

Parmi les textes qui affichent une certaine connaissance, quant à la situation du Prophète dans le temps124, se profile l'Istoria de Machomete :

exortus est Mahomet (...) tempore Heraclii imperatoris, anno imperii ejus septimo, currente aera DCLVI. In hoc tempore Isidorus Hispalensis episcopus in catholico dogmate claruit Sisebutus Toleto regale culmen

124 L'Encyclopaedia of Islam situe la naissance de Mahomet vers 570 (Cf. « Muhammad », p. 361.)

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16obtinuit125.

L'année 656 n'est pas mentionnée dans la version originale du texte publiée par Wolf, et à première vue, elle est en désaccord avec les autres données. En effet, Héraclius a été empereur de 610 à 641 et Isidore de Séville est mort en 636. Cependant, il faut prendre en compte le fait que la datation espagnole présentait un décalage de 38 ans avec la nôtre. On peut donc croire que l'auteur parle de l'année 618. Cette datation se rapproche de la réalité historique126, si on traduit « exoriri » par « entrer en scène » et non pas par « naître »127.

Un autre exemple nous est proposé par l'Historia ecclesiastica :

Mundi anno 6122, divinae incarnationis anno 622, anno imperii Heraclii 21 Johannes papa Romanus habetur. Hoc etiam anno Maometh (...) moritur128.

Nous observons que dans ce court extrait l'auteur s'accorde quelque liberté dans l'appréhension des faits historiques : d'une part, il situe la mort de Mahomet en l'année de la terre 6122, soit en 622 après J.-C.; et d'autre part il précise que cette mort eut lieu lors de la 21e année du règne d'Héraclius - soit en 631 -, année qui correspond plus ou moins à la réalité historique129. De plus, la présence dans le texte du pape Jean constitue également un problème : « Joannes papa romanus habetur ». Le VIIe siècle connaît deux papes répondant au nom de Jean : Jean IV (640-

125 P.L. CXV, col. 859B-C.

126 Mahomet est né en 570 et mort en 632.

127 On peut ainsi résoudre le « problème des dates » dont parle D. Millet-Gérard (op. cit. p. 131).

128 P.L. CVIII, col.1318C.

129 Dans l'Encyclopaedia of Islam, nous lisons : « He rallied a little but then died on the bosom of his favourite wife 'Â'isha, reportedly on 13 Rabî' I of the year 9 (8 June 632).» (p. 374).

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16642) et Jean V (685-686)130. De ces données apparaît clairement que le pontificat de Jean IV se situe une dizaine d'années après le décès de Mahomet.

En comparant les datations proposées par l'Istoria de Mahomete d'une part et l'Historia Ecclesiastica d'autre part, l'on constate que peu d'éléments les distinguent : les dates correspondent plus ou moins, et à deux reprises on cite l'empereur Héraclius. C'est ce qui nous amène à penser qu'il s'agit d'une même tradition byzantine. L'Istoria de Machomete devrait néanmoins être écrite en Espagne - vu la présence d'Isidore de Séville - mais avec des influences venant de Byzance.

On retrouve des traces de cette tradition chez la plupart des auteurs à partir de Pierre le Vénérable. Apparemment, ils ont dû faire des efforts pour rendre plus claire cette tradition centrée autour du personnage de l'empereur Héraclius, car ils citent tous d'autres personnages qui devaient être mieux connus par leurs lecteurs. En voici le détail :

Dans sa Summula, l'abbé Pierre fait explicitement référence à Anastase, mais ne reprend pas tout à fait les mêmes données. Il situe le Prophète de la manière suivante :

Fuit iste tempore imperatoris Heraclii, paulo post tempora magni et primi Gregorii pontificis, ante annos quingentos fere et quinquaginta131.

L'époque de l'empereur Grégoire Ier le Grand recouvrant la période entre 540 et environ 604, ces informations ne sont pas très détaillées, mais tout à fait correctes.

On trouve des choses très similaires dans l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry. Toutefois, ce dernier ne situe pas Mahomet après les temps de saint Grégoire, mais - assez curieusement - avant :

130 Cf. Y.-M. Hilaire, Histoire de la papauté, pp. 505-506.

131 P.L. CLXXXIX, col. 653A.

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16Mahometus enim parum ante tempora beati Gregorii regnante praedicto Heraclio, abominabilem doctrinam suam (...) praedicaverat132.

Selon le Tractatus de statu saracenorum, Mahomet meurt au cours de la XIe année du règne d'Héraclius, soit en 621, date assez proche d'une de celles fournies par l'Historia ecclesiastica. Cependant, Guillaume ne parle pas d'un pape nommé Jean, mais d'un autre souverain pontife répondant au nom de Leutherius, ainsi que d'un dénommé Médoste patriarche à Jérusalem.

Dans les textes de Vincent de Beauvais133 et de Matthieu Pâris134 - le second offre des données temporelles littéralement identiques à celles du premier - apparaissent ensemble avec Héraclius, l'évêque d'Alexandrie Cirus et le patriarche Serge de Constantinople.

La Légende Dorée propose encore une autre variation. Elle cite Héraclius, à nouveau, puis le pape Boniface IV (pape de 608 à 615) et un certain Phocas, précisant que les débuts de Mahomet devaient se situer vers 610135.

Le Fortalitium Fidei s'inscrit dans la même veine de tout ce qui vient d'être cité par la présence renouvelée de l'empereur Héraclius et de son frère Théodosius, tué lors des combats contre les Arabes. En outre, Alphonse de Spina mentionne Isidore de Séville et le roi Richard d'Espagne136 à l'occasion du récit du (faux) voyage de Mahomet en Espagne, avant la guerre contre les Romains. En ce qui concerne cette guerre, elle est également mentionnée dans le Speculum Historiale, et dans les Chronica Maiora.

132 p. 8. C'est nous soulignons.

133 Speculum Historiale, Lib. XXIV, 39.

134 Chronica Maiora, p. 269.

135 p. 827 de l'édition par Th. Graesse.

136 Soit Reccared Ier, qui régna de 586 à 601.

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162.1.2. Données erronées

La Vita Mahumeti d'Embricon est le seul texte à situer Mahomet à l'époque du roi (empereur) Théodose (Théodose Ier

le Grand †395) et du Père de l'Église, Ambroise (†397), au IVe siècle :

Tunc rex invictus Theodosius et benedictus, Hostis perfidie, filius Ecclesie,Summus erat regum sub quo sacra sanctio legum predicante pio floruit Ambrosio137.

On pourrait croire, et c'est là une hypothèse plausible, qu'il y a eu confusion entre le Théodose, frère de l'empereur Héraclius, mentionné dans l'Istoria de Machomete chez Euloge138, et l'empereur portant le même nom. Mais selon Guy Cambier, il s'agit plutôt d'une méprise touchant à l'identité du patriarche Théodose (VIe s.) et de celle de Théodose Ier. Pour asseoir son argumentation il se fonde sur la Chronique de Michel le Syrien, où est signalé - à l'époque du patriarche nommé - un certain évêque hérétique appelé Sergius. Ce Sergius, dit Cambier, a dû être vu par Embricon comme étant le précepteur de Mahomet139 et, comme il ne connaissait sans doute pas le patriarche Théodose, il a cru qu'il s'agissait de Théodose Ier140. Nous ne pouvons que renforcer cette hypothèse : ce même Sergius a été cité par Vincent de Beauvais et par Matthieu Pâris. Il semblerait donc que ses auteurs aient puisé dans une source commune qui nous reste encore inconnue. En tout cas, on ne doit pas exclure le fait qu'Embricon de Mayence ait eu connaissance d'une tradition byzantine.

Par contre, cela n'était certainement pas le cas de Guibert de Nogent. Celui-ci n'a pas dû pousser très loin ses investigations car il écrit dans ses Gesta qu'il croit que 137 v. 121-124.

138 Et plus tard aussi par Alphonse de Spina dans son Fortalitium Fidei.

139 Cf. infra.

140 Introduction à l'édition de la Vita Mahometi d'Embricon de Mayence, pp. 12-14.

Page 51: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

16l'existence de Mahomet ne peut pas être très éloignée dans le temps, puisqu'il n'a trouvé aucun commentaire sur ce dernier chez les docteurs de l'Église141. Par ailleurs, il ne fait aucun effort pour situer le récit dans le temps :

Alexandrinum, quo nescio tempore, patriarcham obisse constituerat, et vacans, ut assolet, Ecclesia sese multa animorum varietate disciderat142.

2.1.3. Données vagues

D'autres textes restent dans le vague. Ils ne semblent pas avoir connu la tradition byzantine ou ne voyaient peut-être pas l'intérêt de situer plus clairement le Prophète de l'islam.

La Vita Machometi d'Adelphus localise vaguement l'hérésie des musulmans parmi les autres hérésies - « inter quos huiusce radicis innumerabiles ramos »143 - qui corrompirent la religion chrétienne après le départ de l'apôtre Pierre. Le texte n'offre pas plus de renseignements sur le sujet, si ce n'est la formule « ante nostram memoriam »144.

Les Otia de Machomete enfin, limitent la situation dans le temps à la brève notice « illis temporibus »145, ce qui introduit le récit dans un contexte propre aux légendes ou au contes. C'est tout juste si on n'a pas l'impression de lire « il était une fois ... ».

2.1.4. Conclusion

Les textes qui témoignent d'une certaine connaissance quant à la situation de Mahomet dans le temps remontent tous,

141 P.L. CLVI, 689C.

142 P.L. CLVI, col. 689D. C'est nous qui soulignons.

143 v. 46-47.

144 v. 48.

145 v. 35.

Page 52: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

16de façon directe ou indirecte146, à une tradition byzantine. Il s'agit d'une part de textes précoces - remontant au IXe

siècle -, et d'autre part de textes plutôt tardifs qui se caractérisent par de nouveaux contacts espagnols147 ou byzantins148.

Les données erronnées et vagues se situent par contre dans un laps de temps conclu entre ces deux groupes, à savoir, au XIe et au début du XIIe siècle.

2.2. Données géographiques149

Contrairement aux notions d'ordre temporel, les notions d'ordre spatial n'apparaissent pas de manière aussi systémati-que en début de texte. C'est donc en analysant les divers aspects géographiques éparpillés dans les textes que nous avons tenté de nous forger une idée de la conception spatiale qui fut celle de nos auteurs. Cette analyse a premièrement confirmé ce que nous avions lu dans l'Encyclopaedia of Islam150, à savoir que la plupart des textes font état d'une assez bonne connaissance des particularités du monde arabe, caractérisé par son manque de structures politiques, ses guerres tribales, l'idolâtrie, la présence juive et chrétienne, etc.

Un certain nombre d'entre eux connaissent aussi les noms de la Mecque ou de Médine, les deux villes les plus importantes dans l'histoire de l'islam, puisque Mahomet a vu le jour dans la première et qu'il est mort et enterré dans la seconde. Mais là-dessus, les auteurs ne sont pas toujours bien informés. Des quatre textes faisant mention de la

146 En passant par l'Espagne.

147 Tous les textes qui ont profité de la diffusion de connaissances espagnoles sur l'islam au XIIe-XIIIe siècles.

148 Tractatus de Statu Saracenorum, Historia Orientalis.

149 Nous voulons également conseiller ici au lecteur, comme nous l'avons fait pour les données temporelles, de consulter notre annexe afin de disposer d'un petit cadre de référence permettant de mieux suivre les propos qui suivront.

150 Cf. « Muhammad », p. 378.

Page 53: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

16Mecque151, les Otia et l'Historia Orientalis signalent que Mahomet y est enterré152, le Speculum qu'il y est né et qu'il y a vécu153, le Tractatus Saracenorum qu'il y est mort154. Quant à Médine, l'Historia Ecclesiastica155 affirme que le Prophète et ses ancêtres sont originaires de cette ville et le Fortalitium Fidei156 soutient que Mahomet est mort et enterré à Medui Araziel, déformation, supposons-nous, de Madînat al-nabî (= la ville du Prophète). Ces deux textes parlent aussi tous deux de Yathrib157, mais ni Anastase le Bibliothécaire, ni Alphonse de Spina ne semblent savoir que c'est là l'ancien nom de Médine et qu'il s'agit d'une seule et même ville.

Il nous semble assez difficile de trouver des rapports entre ces textes et nous sommes par conséquent assez encline à croire qu'il s'agit ici d'informations d'origine orale différente, selon le lieu où les auteurs ont opéré. Plusieurs facteurs pourraient d'ailleurs confirmer cette hypothèse :

- pour les Otia, la mention de la Mecque n'empêche pas la présence de conceptions radicalement fausses, faisant preuve surtout d'une incapacité à prendre en considération les distances. C'est ainsi que Mahomet y entreprend des voyages de commerce vers l'Éthiopie, la Perse et l'Inde158. Rappelons la façon dont Gautier de Compiègne traitait les données chronologiques : les données spatiales s'inscrivent également dans un cadre légendaire. À propos du nom « la Mecque », Gautier de

151 Jacques de Voragine cite la Mecque, mais c'est en parlant des pèlerinages annuels qu'entreprennent les musulmans (Legenda Aurea, p. 830).

152 Resp. v. 1077. et p. 30.

153 Lib. XXIIII, ch. XLI et XLVII.

154 Sinner, T.II, p. 290.

155 P.G. CVIII, 1319A.

156 Lib.IV, VI.

157 Respectivement P.G. CVIII, 1319C et lib.IV,I,1.

158 v. 87.

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16Compiègne a d'ailleurs inséré dans son récit une étymologie amusante, expliquant que le nom de cette ville tire son origine du terme latin « mechia », vocable signifiant « adultère »159.

- le lieu « Salingua », cité dans l'Historia Orientalis160, pourrait être une déformation dérivée de « Sabingua », soit le territoire des Sabéens, au sud de l'Arabie.

- le Tractatus surprend par son sens de la réalité et sa bonne connaissance géographique, qui peuvent sans doute être mis en relation avec le fait que Guillaume de Tripoli connaissait la région et la langue. Nous en voulons pour exemple cette description de l'abbaye dans laquelle vit celui qui deviendra le père spirituel de Mahomet :

une abbaye assise au dessert d'Arabe en la voye qui maine d'Araibe a Meque en laissant la Rouge Mer a senestre vers le mont de Sinay161.

Toujours est-il qu'il semble également y avoir eu une tradition écrite touchant à la situation de Mahomet dans l' espace. En effet, le Speculum162, la Chronique Majeure163, la Légende dorée164 et le Fortalitium165 font entreprendre à Mahomet des voyages de commerce qui le mènent jusqu'en Égypte et en Palestine, puis enfin jusqu'en « Corozanie »166, où il rencontre sa future épouse. Le lecteur verra dans le tableau récapitulatif qui suit le parallélisme prononcé entre ces 159 v. 1077-1080.

160 p. 10.

161 Sinner, T. II, p. 284.

162 Lib. XXIV, 39.

163 p. 269.

164 p. 828.

165 Lib. IV,II,2.2.

166 Resp. Provincia Corozania, Provincia Corozania, Provincia Corocanica, Provincia Currocana.

Page 55: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

16fragments.

La « Corozanie » serait la province de Khorass_n, considéré par les Arabes comme la province la plus importante du caliphat Abbâside167. Elle n'a donc rien à voir avec l'Arabie du temps du prophète Mahomet. Sans doute est-ce un nom, comme le suggère Norman Daniel, qui est entré en Occident avec les croisés168. En tout cas, c'est Hugues de Fleury (XIIe s.) qui semble avoir été le premier à l'insérer dans le bref aperçu qu'il donne de la vie de Mahomet. C'est peut-être lui qui constitue la source commune à laquelle puisent Vincent de Beauvais et Matthieu Pâris, à moins qu'il ne s'agisse d'une influence directe entre ces deux auteurs. Mais il nous semble plus probable que Vincent de Beauvais, dont l'oeuvre a connu une large diffusion, ait été l'intermédiaire entre Hugues de Fleury et les autres auteurs.

Les autres textes proposent des données géographiques très variées, en localisant Mahomet soit en Syrie (Liber Apologeticus169), soit en Libye (Vita Mahumeti d'Embricon170), soit au Liban et ensuite en Babylonie (Vita Machometi d'Adelphus171), soit enfin à Alexandrie (Gesta dei per Francos172).

On aura remarqué que les quatre textes qui témoignaient de peu de connaissances dans le domaine temporel, se révèlent aussi les moins bien informés quant aux aspects géographiques. Les contrées mentionnées doivent leur présence à coup sûr aux croisades. Pourtant, ceux qui font montre d'un peu plus de justesse n'excellent pas pour autant dans ce domaine, ce qui est probablement dû à l'absence d'une base byzantine solide: ces auteurs ont dû se contenter de

167 Cf. N. Daniel, The Arabs and mediaeval Europe, pp. 232-233 et le Dictionnaire de l'islam, p. 14.

168 Ibidem.

169 P.L. CXV, 860A.

170 v. 200.

171 v. 67-69 et v. 276.

172 P.L. CLVI, 689D.

Page 56: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

16témoignages oraux ou de traditions écrites trouvant leur origine dans les croisades. Ce doit être la raison pour laquelle Pierre le Vénérable a préféré être prudent en n'entrant pas dans les détails : il se limite à situer le Prophète en Arabie173.

173 P.L. CLXXXIX, 253A.

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162.3. Tableau récapitulatif des données spatio-temporelles fournies par les Vitae touchant à la vie du Prophète Mahomet.

Fait cité Date proposée et

personnage(s) cité(s)

Données géographiques

LAM exortus est Mahomet currente aere DCLVI174

- tempore Heraclii

imperatoris anno imperii

septimo

apud Damascum Syriae urbem

regni principium

fundaverunt.

HET Maometh moritur Mundi anno 6122, divinae

incarnationis anno 622

- anno imperii Heraclii 21

- Joannes papa Romanus

habetur

-hi omnes habitabant

Madianiten heremum.

-mercenarius ad negotiandum

apud Aegyptum et

Palaestinam

-tenuit haeresis ejus partes

Ethribi

VM(E) - Tunc rex invictus

Theodosius (...) summus erat

regum (...) sacra sanctio

legum pio floruit Ambrosio.

Et tunc in Libia floruit

Ecclesia. Africa florebat et

Christo vota ferebat.

GDPF quem profanum hominem

[Mahomet] parvae multum

antiquitatis existimo

[ Alexandrinum patriarcham]

: haud procul inde

VM(A) humani generis inimicus (...)

zizania inter triticum sparsit

- Postquam gloriosa

veneratione dignissimis

huius Anthiocene sedis

princeps et prothoapostolus

Petrus (...) hanc patriam

reliquit.

Nestorius deputatur exilio,

scilicet in partes Agarenorum

in silvam densissimam montis

Libani

OM illis temporibus -Ethiopas igitur, Persas

Indosque petentes merces

mutandas mercibus

instituunt.

-Urbs ubi dicuntur

Machometis menbra sepulta

non sine portento Mecha

vocata fuit

SB fuit iste ante annos quingentos fere et

quinquaginta

- tempore imperatoris

Heraclii, paulo post tempora

magni et primi Gregorii

Romani pontificis

Satan (...) Sergium

monachum (...) ad partes illas

Arabiae transmisit

SH Saraceni (...) imperium

Heraclii graviter devastare

coeperunt

Cirus alexandrinus episcopus

et Sergius

Constantinopolitanus

patriarcha Monothelitarum

haeresim praedicabant

-pergebat frequenter cum

camelis suis apud egiptum et

palestinam

-contigit ut corozaniam

ingredent provinciam

-(...) cultor fuit ydolorum (...)

in mecha

-Vita ergo ejus LX tribus

annis extitit quorum (...)

decem in mecha, XIII in

174 Date absente dans la version originale de l'Istoria de Mahomet.

Page 58: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

16Fait cité Date proposée et

personnage(s) cité(s)

Données géographiques

civitate.

CM Saraceni (...) imperium

Heraclii graviter devastare

coeperunt

- anno gratiae DCXXII

- Cirus alexandrinus

episcopus et Sergius

Constantinopolitanus

patriarcha Monothelitarum

haeresim praedicabant

-pergebat frequenter cum

camelis suis apus Aegyptum et

Palaestinam.

-contigit ut corozaniam

ingrederetur provinciam

HO Mahometus (...) doctrinam

suam (...) praedicaverat

- parum ante tempora beati

Gregorii regnante praedicto

Heraclio

-susceptus est a quodam

homine gentili & Idololatra

[sic], qui nutrivit eum in illo

loco Arabie, qui dicitur lingua

eorum Sal[b]ingua.

-(...) in civitatem Mecham, in

qua hodie sepultus

TS il (Mahomet) fut mort - en le XIe an de l'empire

Heracle (...)

auquel an fourdit a Rome le

pape (...) Leutherius et en

Jerusalem le Patriarche

Medoste.

de sa mort dient ceulx qui

l'ensuivent que il fut mort e

Mesche ou il fut nés

LA Magumeth (...) Agarenos (...)

decepit

Bonifacii tempore mortuo

Phoca et regnante Heraclio

circa annum domini DCX

-cum apud Aegyptam et

Palaestinam cum camelis

pergeret

-Cadigan quae praeerat

cuidam provinciae nomina

corocanica

FF sed finaliter victi sunt

Romani et occisus

transivitque (Mahomet) (...)

in Hispaniam

- Theodosius, frater

imperatoris (Heraclii)

- anno ultimo regis Richardi

et Ysidorus archiepiscopus.

-mortuus fuit abdolla in

eadem villa de itrarip

-frequenter pergeret cum

camelis suis apud egyptum et

palestinam

-est effectus cum currocanam

ingrederetur provinciam

-Tunc albunor collectis

ossibus sepelivit in civitate

quadam que dicitur arabice

Medui Araziel.

Page 59: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

163. Généalogie du Prophète

Le troisième motif qui fera l'objet de notre comparaison porte sur la généalogie attribuée au Prophète. Les origines de celle-ci remontent loin dans le temps, jusqu'à l'époque de Mahomet en personne. Celui-ci, cherchant à fortifier son autorité, s'était proclamé le restaurateur de la religion d'Abraham, corrompue par les juifs et les chrétiens. Abraham devint ainsi le premier musulman175 et, avec son fils Is(h)maël, considéré comme l'ancêtre de tous les musulmans, le fondateur du sanctuaire de la Mecque. Sur la conception musulmane de cette généalogie, nous trouvons chez Mills :

Depuis Adnan jusqu'à Ismaël (...) les Arabes conviennent que la généalogie de cette tribu est enveloppée dans les obscurités de la fable. Mais la filiation, depuis Adnan jusqu'à Mahomet, conservée avec tout le soin dont un document historique doit être l'objet (...), présente une longue suite d'ancêtres illustres176.

Les Vies chrétiennes consacrées au Prophète font à six reprises allusion à cette généalogie. L'Historia Ecclesiastica affiche une attitude modérée en proposant une liste d'ancêtres exempte de jugement de valeur :

Necessarium autem reor enarrandum de generatione ejus. Is ex una generalissima tribu oriundus erat, Ismaelis videlicet, filii Abrahae, Nizarus enim, Ismaelis pronepos, pater eorum omnium ducitur [sic]. Hic gignit filios duos, Mudarum scilicet et Rhabian. Mudarum gignit Curasum et Chaison et Theominen et Asadum et alios ignotos177.

Malgré le fait qu'aucun texte ne reprenne cette énumération, nous ne voulons pas pour autant exclure l'influence probable d'Anastase le Bibliothécaire. Nous

175 Cf. Encyclopaedia of Islam, sous « Muhammad », p. 369 : « "Abraham was not a Jew nor a Christian; he was an upright person, a muslim, and he was not one of the polytheists" (sourate 3,67; ...).»

176 Mills, Histoire du Mahométisme et du Prophète arabe, pp. 8-9.

177 P.G. CVIII, 1319A.

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16supposons que les auteurs n'en voyaient pas l'intérêt et que, s'ils en parlent, ils se sont limités à signaler que Mahomet descendait d'Ismaël. Car cet élément était utilisable : si, à l'instar de l'Histoire Ecclésiastique, un jugement est absent du Speculum Historiale178, et des Chronica Maiora179 - qui s'inspirent sans doute de ce dernier - on assiste ailleurs à un noircissement délibéré de cet ancêtre de Mahomet. Ce qui était chez les musulmans un gage de splendeur et de noblesse se transforme ainsi dans certains textes chrétiens en preuve de bassesse. Les auteurs de ces derniers, désireux de discréditer l'islam n'avaient qu'à puiser à une source redoutable : la Bible. En effet, le chapitre XVI de la Genèse narre d'une part l'histoire de la stérilité de Sarah180, et nous explique d'autre part comment lui vint l'idée d'utiliser sa servante Hagar afin que celle-ci - avec le concours d'Abraham - lui donne une progéniture. Le fils de cette union fut appelé Ismaël. Cependant, Dieu permit aussi à Sarah d'engendrer, et instaura une hiérarchie entre les deux fils : Isaac, fils de Sarah serait le patriarche du peuple élu par Dieu; Ismaël, fils d'Hagar, serait lui aussi l'ancêtre d'un peuple nombreux, mais pour toujours soumis au premier.

C'est ce que reprend Adelphus (XIIe s.), en partant d'une opposition entre Saracènes et Agarènes. Il explique que ceux que l'on considère généralement comme des Saracènes sont en réalité des Agarènes puisqu'ils ne descendent pas d'une femme libre mais d'une esclave :

'Primum, o adelfe, oportet te omni absque ambiguitate cognoscere illos, qui se hoc nomine gloriantur, non vere dici vel esse Saracenos. Agareni enim et sunt et rite dicuntur. (...) Non sunt utique illi, de quibus loqui instituimus, vel secundum carnem, vel secundum spiritum filii liber_ sed ancill_181.

Jacques de Vitry est plus agressif en disant que les 178 Lib. XXIV, 39 : « iste machomet (...) fuit de genere hysmael filii arabe [sic] ».

179 p. 269 : « iste mahumet (...) de genere Hismael fuit, filii Abrahae ».

180 À ce moment-là elle s'appelle encore Saraï.

181 Vita Machometi d'Adelphus, v. 30.

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16Agarènes se sont « faussement et veinement »182 attribué le nom de Saracènes, et ce parce que Sarah était une femme libre. Il projette ainsi sur tous les musulmans deux traits de caractère attribués par les chrétiens à Mahomet : sa tendance à mentir et son ambition sans bornes (Cf. infra).

Et afin de noircir Ismaël, Jacques de Vitry reprend ensuite littéralement le vers douze de la Genèse XVI, où nous lisons :

Quant à lui [Ismaël], il sera un maître onagre. Sa main sera contre tous et la main de tous contre lui. Il demeurera face à tous ses frères183.

Guillaume de Tripoli fait également référence à ce passage, et ajoute que Mahomet est le parfait accomplissement de cette prophétie, « sicome il semble en nulz des fils Ysmael na este trouvé si fier ne si puissant a ficher tabernacles contre tous si comme cestui seul dont on parle »184. Ce passage fait plutôt penser à celui de Habacuc, cité dans le Liber Apologeticus Martyrum :

Car voici que, moi, je suscite les Chaldéens, peuple farouche et impétueux, qui parcourt les étendues de la terre, pour conquérir des demeures qui ne sont pas à lui; il est terrible et redoutable, de lui seul sort son droit, sa fierté185.

Sans doute sommes-nous ici en présence d'une autre tradition, plutôt orientale et sans grande diffusion. Elle n'est en tout cas pas moins partiale que celle relative à Ismaël. Pour cette dernière, les auteurs passent sous silence la Genèse XVII, 20 :

182 « mendaciter et inaniter » (Historia Orientalis, p. 10).

183 Cf. Historia Orientalis, p. 10 : « ex progenie Ismaelis, hominis ferocis, cuius manus contra omnes, et manus omnium contra ipsum.»

184 Tractatus de Statu Saracenorum, dans Sinner, T. II, p. 285.

185 Habakuk, I, 6. Cf. Liber apologeticus, P.L. CXV, 860A : « Occulte quoque Dei judicio (qui olim per propheta dixerat : Ecce ego suscitabo Caldeos, gentem amaram et velocem, ambulantem super latitudinem terrae, ut possideat tabernacula non sua, cuius equi velociores lupis vespertinis et facies eorum ventus urens ad arguendos fideles et terram in solitudinam redigendam) nocere eos mittit.»

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16

Et au sujet d'Ismaël je t'[= Abraham] ai entendu. Voici je le bénis, je le ferai fructifier et je le multiplierai beaucoup, beaucoup; il engendrera douze princes et je ferai de lui une grande nation.

La première préfère ne pas signaler Habacuc 3:3-7. Ces passages sont d'ailleurs cités dans l'introduction d'une traduction en néerlandais du Coran, dans l'intention de prouver l'authenticité et la vérité de l'islam en tant que religion186.

4. Enfance et jeunesse de Mahomet (période précédant la Révélation)

L'absence presque totale de données concrètes dans ce domaine - comme en témoignent le Dictionnaire de l'Islam187 et Paul Achard188 - est manifeste. L'unique source plus ou moins fiable touchant à l'enfance et à la jeunesse de Mahomet est le Coran. Mais celui-ci se fait très discret sur le sujet. Ainsi, le verset 6 de la sourate al-Duhâ (XCIII) nous apprend que le futur prophète était orphelin, et le verset 8 de cette même sourate fait une brève allusion à sa pauvreté, ainsi qu'à - nous le supposons - son futur mariage avec la riche veuve Khadîdja189.

Hormis cela, on dispose de très peu de données objectives relatives à l'enfance de Mahomet. Mais la culture populaire arabe s'est ensuite chargée d'enrichir cette période de récits merveilleux au sein desquels les miracles

186 De heilige Qor'aan, pp. 83 sq.

187 Cf. p. 609 : « On sait très peu de choses sûres concernant la vie du Prophète avant la Révélation. C'est là-dessus que la tradition ultérieure a le plus brodé et fabulé.»

188 Cf. Mahomet, p. 17 : « On sait peu de chose de l'enfance et de la jeunesse de Mahomet. Certains auteurs assurent même que " la partie des biographies musulmanes relative à cette période est fabriquée de toutes pièces. Elle est riche en détails tendancieux, en épisodes merveilleux " »

189 Cf. « Ne vous a-t-Il pas trouvé pauvre et vous a enrichi ? ». Bien sûr, ce passage pourrait tout aussi bien recevoir une interprétation spirituelle.

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16fonctionnèrent comme autant de signes annonciateurs du destin prophétique de Mahomet190.

Malgré cela, les auteurs byzantins se sont limités aux deux affirmations coraniques : Mahomet est « pauvre » ou « misérable », et « orphelin », et il est embauché par la veuve « Chadiga »191.

Les textes qui font l'objet de notre étude n'abondent pas non plus en détails touchant à l'enfance ou à la jeunesse du « faux prophète ». Somme toute, cela nous semble assez normal. Nous croyons que le peu d'éléments sur l'enfance de Mahomet s'explique par le fait qu'il a eu sa révélation tardivement. Même si la majorité des auteurs chrétiens l'ont avancée192, elle n'eut en tout cas jamais lieu durant son enfance. C'est pourquoi, supposons-nous, l'économie et la cohérence du texte ont voulu que l'on ne s'y attarde pas trop.

Ainsi, nos auteurs renouent avec la tradition byzantine: dans la biographie occidentale, ce sont à nouveau la pauvreté de Mahomet193 et son état d'orphelin qui assurent une certaine continuité dans les textes194. Toutefois, les

190 Quelques exemples rapportés par Paul Achard (Mahomet, pp. 15-18) : Mahomet naquit circoncis et les vaisseaux ombilicaux coupés; à peine né, il se jeta à genoux et s'écria : « Allah est grand »; il ne prit jamais un objet de la main gauche; en un jour, il grandissait autant que les autres en un mois; une lumière descendait sur lui et l'enveloppait; etc.

191 Voir: Cédrène, Historiarum Compendium, P.G. CXXI, col. 810; Euthyme Zygabène, De Saracenorum principe Moametho; Porphyrogénète, De Administrando Imperio, P.G. CXIII, col. 191; Theophane, Chronographia, P.G. CVIII, col. 686; Zonare, Annales, P.G. CXXXIV, col. 1286.

192 V. infra.

193 Nous verrons plus loin comment cette pauvreté fut perçue comme un facteur déterminant dans la création de l'islam (Cf. le point 12).

194 Cf. : « cum esset pusillus » (Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col. 859B), « cum autem inops et orphanus praedictus esset Maometh » (Historia Ecclesiastica, P.G. CVIII, 1319B), « et quia pauper erat et pauperi minus autoritatis suppetebat » (Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, 690C), « cum autem puer esset, et defuncto patre suo Abdimeneph et matre sua relictus esset pauper et orphanus » (Historia Orientalis, p. 10), « un ophelin maladif poure et vil garde de chamel arabien » (Tractatus de Statu Saracenorum, Sinner, T.II, pp. 284-285). D'autres, comme

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16Occidentaux étant moins familiers avec les structures de la société arabe que ne l'étaient les Byzantins, il y eut quelques malentendus. C'est ainsi que dans le Liber apologeticus, Mahomet n'entre pas simplement au service de Khadîdja, mais il devient son esclave195. Dans les pays occidentaux autres que l'Espagne, les auteurs semblent également avoir interprété dès le début les termes « pauvre et orphelin » en termes féodaux. Les récits les plus explicites dans ce domaine sont la Vita Mahumeti d'Embricon196, ou les Otia197, où nous retrouvons aussi un Mahomet esclave. Ce changement, nous l'avons déjà dit, se fait l'écho de traditions bien ancrées à l'époque féodale : un pauvre ne pouvait difficilement être au service d'un riche autrement que comme esclave.

D'autres informations concernent les penchants religieux de Mahomet enfant - il est idolâtre198 -, ses caractéristi-ques - illettré, rusé199, maladif200 - et sa famille. Seul dans ce dernier domaine, les informations doivent remonter d'une façon ou d'une autre à une source arabe. On ne peut les signaler d'ailleurs qu'à partir du Speculum Historiale, avec quantité d'erreurs :

Chez Vincent de Beauvais201 - qui s'est inspiré entre autres, comme on le sait, de la Risala du Pseudo-Kindi - les noms de l'oncle et du grand-père de Mahomet (resp. 'Abd Manâf ou Abû Tâlib et Abd al-Muttalîb) sont déformés (« Abdamanef qui cognominatur Abdemutalla ») et ne renvoient qu'à une

Pierre le Vénérable ou Alphonse de Spina, sont moins concis.

195 « factus est cuiusdam vidue subditus » (P.L. CXV, 859B).

196 « Cui bene credebat, hic [= consul] servum dives habebat nomine Mammutium » (v. 219-220).

197 « Servus erat domini cuiusdam nobilis » (v. 27).

198 Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B, Speculum Historiale Lib. XXIV, 41, Historia Orientalis, p. 10.

199 Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B.

200 Tractatus de Statu Saracenorum, Sinner, T.II, p. 284.

201 Speculum Historiale, Lib. XXIV, 40.

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16seule personne : son tuteur.

Jacques de Vitry - qui a vécu en Orient et qui a utilisé la chronique perdue de Guillaume de Tyr -, rapporte la mort du père de Mahomet (Abdallah), mais lui donne le nom de l'oncle (« Abdimeneph »202).

Enfin, le Fortalitium Fidei - l'ouvrage le plus tardif de notre corpus - donne des informations tout à fait correctes, et quant aux noms et quant aux faits : le père meurt avant la naissance de l'enfant, la mère peu après; l'enfant est recueilli par son grand-père, puis par son oncle203.

Comme nous l'avons déjà signalé plus haut, la tradition arabe véhicule quantité d'histoires merveilleuses au sujet de Mahomet enfant. Nous avons également relevé que les auteurs byzantins n'ont pas inséré celles-ci dans leurs récits. Par contre, deux textes occidentaux tardifs - tirés de notre corpus - en font état : Guillaume de Tripoli rapporte que les Sarrasins relatent comment une porte s'est élargie au moment où Mahomet devait y passer204; Alphonse de Spina nous conte que le juif, ami du père de Mahomet, dit en mentant qu'il a vu dans une vision deux anges extraire, laver et peser le coeur de Mahomet âgé alors de quatre ans205. Nous n'entrerons pas ici dans les détails puisque nous développerons plus loin le thème des miracles, leurs sources et leur utilisation206.

5. Mahomet commerçant

Il s'agit ici d'un autre élément très répandu de la biographie mahométane, tant dans la tradition musulmane que dans celle des textes byzantins et occidentaux : celui qui nous présente le prophète sous les traits d'un commerçant. L'Encyclopaedia of Islam nous dit à ce propos :

202 Historia Orientalis, p. 10.

203 Lib.IV,I,1.

204 Tractatus de Statu Saracenorum, p. 285.

205 Fortalitium Fidei, Lib.IV, I,1.

206 Cf. infra sous le point 8.

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16

It would (...) be wiser to set aside Muhammad's alleged trading journeys into Syria, said to have occurred when he was a child under the care of his uncle Abû Tâlib and later in the service of his later wife, Khadîdja. The sources contain several versions of each of these stories, all of which have as their central theme predictions or affirmations regarding Muhammad's future prophethood207.

Sans doute n'est-il pas pertinent de rejeter l'idée que Mahomet ait participé à des caravanes durant sa jeunesse; c'était une activité très fréquente parmi les gens de son peuple. La Mecque, où il est né, était d'ailleurs une ville de commerçants. Mais on constate que le motif fut utilisé dans nos textes dans un but bien précis : annoncer et expliquer l'ascension de Mahomet au rang de prophète. C'est dans cette optique qu'il forme une unité avec le motif de l'instruction de Mahomet - qui prépare sa croissance spirituelle - et le motif de son mariage avec une riche veuve - son ascension sociale. Il est compréhensible que de cette façon, on ait attribué au commerce plus d'importance que nécessaire. Nous essayerons de le démontrer en prenant en considération séparément les rapports qu'elle entretient avec l'instruction et avec le mariage.

5.1. Le commerce et le motif du mariage

Le commerce est lié au mariage de Mahomet en ce sens que le prophète ce serait marié avec une riche commerçante. Selon la tradition islamique en effet, Mahomet se serait marié à l'âge de vingt-cinq ans avec sa patronne, la commerçante208 Khadîdja, riche veuve de quinze ans son aînée. Il aurait acquis ainsi du prestige et des biens209. Et ce fut incontestablement un fait marquant dans le développement de

207 Cf. « Muhammad », p. 362.

208 Que ce soit le commerce qui ait enrichi Khadîdja était un fait évident, car cette pratique était quasiment la seule vraiment lucrative parmi les arabes.

209 Nous avons déjà mentionné le verset du Coran qui fait allusion à cette union.

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16la carrière de Mahomet. Mais on ne doit pas non plus oublier que Mahomet n'a eu sa révélation que beaucoup plus tard, quand il devait avoir 40 ou 43 ans. Or les auteurs des textes que nous étudions nous présentent les faits sous un autre éclairage. Pour eux, le mariage de Mahomet avec Khadîdja, et l'ascension sociale qu'il implique, constitue un pas indispensable pour expliquer le comment de la carrière de Mahomet. Aussi le retrouvons-nous dans tous les textes, à la seule exception de la Summula de Pierre le Vénérable.

Cette union relèverait d'une stratégie, et a parfois explicitement pour visée de préparer l'ascension de Mahomet à sa mission de prophète. C'est la raison pour laquelle - pour la plupart des auteurs - ce mariage dégage des relents d'arrangement, avec pour principaux motifs la richesse et le prestige. Toutefois, si nous distinguons des textes qui respectent le fait que Khadîdja fût une commerçante - elle est patronne veuve de Mahomet dans le Liber Apologeticus, l'Historia Ecclesiastica, les Otia et l'Historia Orientalis; elle est veuve du patron de Mahomet dans le Tractatus de Statu Saracenorum -, d'autres lui confèrent un statut d'autorité différent, à savoir « domina » de la « provincia corozania » - c'est le cas dans le Speculum Historiale, les Chronica Maiora, la Legenda Aurea et le Fortalitium Fidei -, soit femme du consul de Lybie - dans la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence -, soit encore femme du roi de Babylonie - dans la Vita Machometi d'Adelphus.

5.1.1. Khadîdja commerçante

Cette tradition - la plus proche de celle appelée islamique - doit sans doute son degré d'authenticité au fait qu'elle a pu bénéficier de connaissances venant de l'Orient. C'est évident pour l'Historia Ecclesiastica, c'est plus que plausible pour l'Istoria dans le Liber Apologeticus martyrum, l'Historia Orientalis et le Tractatus de Statu Saracenorum; cela l'est peut-être moins pour les Otia.

Quant à l'exploitation du sujet, on peut signaler des différences notables. Très neutres sont l'Historia

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16Ecclesiastica210 et le Tractatus211, qui semblent vouloir abandonner tout jugement au lecteur.

Gautier de Compiègne n'a pas ménagé ses efforts pour discréditer Mahomet dans le cadre de l'épisode du mariage. Il se rapproche ainsi des textes de Guibert de Nogent, d'Embricon de Mayence et d'Adelphus212 : dans les Otia213, Mahomet corrompt tous les riches pour qu'ils plaident en sa faveur. De plus, en tant qu'homme de confiance de sa patronne, il lui déconseille, avec preuves à l'appui, l'union soit avec un jeune, soit avec un vieux ... lui seul étant en mesure de satisfaire aux multiples exigences. Norman Daniel a vu dans ce passage un signe annonciateur de la satire sur le mariage214.

L'Istoria du Liber Apologeticus et l'Historia Orientalis de J. de Vitry présentent la particularité suivante : ils dénigrent ce mariage, non seulement pour la cupidité de Mahomet mais aussi pour des raisons d'ordre sexuel. En effet, on y juge les désirs charnels du prophète, partagés d'ailleurs par son épouse. Ainsi, dans le livre d'Euloge, nous lisons :

Libidinis vero suae succensus fomite, cum patrona sua jure barbarico in ira congressus est215.

Jacques de Vitry s'exprime de manière encore plus explicite sur le sujet :

210 P.G. CVIII, 1319B.

211 Sinner, T.II, p. 287.

212 Cf. infra : Khadîdja femme noble.

213 v.171 sq.

214 The Arabs and medieval Europe, p. 234.

215 P.L. CXV, col.859C. C'est nous qui soulignons. Nous suggérons pour « ira » la traduction « passion » ou « concupiscence ». Ce sens métonymique est présent dans le Dictionnaire encyclopédique de Menge et Gütling (« Liebesmut », « heftige Begierde ») et dans le dictionnaire de J. Van Wageningen (« hartstochtelijke liefde »).

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16

sese invicem libido se concupiscentes, primo occulto & fornicario concubitu pariter coierunt, postea vero mulier illa cum eo publice matrimonium contraxit et copiosam pecuniam tradidit illi216.

Cette liaison entre Mahomet et sa patronne augure en fait déjà les discours du Prophète sur les avantages liés aux relations charnelles217.

5.1.2. Khadîdja « domina provinciae corozaniae »

Nous avons déjà parlé de ces textes qui font entreprendre à Mahomet des voyages en « Corozanie ». Mahomet n'y voyage pas au service de quelqu'un mais, semble-t-il, pour son propre compte. Or, arrivé dans la province nommée, dont la « domina » s'appelle Khadîdja, il met tout en oeuvre pour plaire à cette riche femme. Et il y parvient parce qu'elle croit être en présence du Messie. Mahomet s'est en effet présenté comme tel et en plus, cette nouvelle attire vers lui les foules intéressées. On remarquera qu'il semble y avoir ici une confusion du but et du moyen : Mahomet s'est-il attribué le statut de prophète pour devenir riche ou s'est il enrichi dans le but de s'imposer en tant que prophète ? Ce constat n'est pas sans importance, comme on le verra plus loin218.

Le fait que ces fragments sont quasiment identiques219

confirme l'idée énoncée plus haut d'une tradition écrite dont nous ne pouvons cependant décrire avec certitude la filiation exacte. Mais nous sommes le plus encline à croire que Vincent de Beauvais l'a trouvée chez Hugues de Fleury et l'a ensuite diffusée.

Quant à cette tradition, nous sommes d'avis qu'elle

216 Historia Orientalis, p. 11.

217 Cf. infra.

218 Voir notre point sur les traits de caractère de Mahomet.

219 Cf. Speculum Historiale, lib.XXIV, 39; Chronica Maiora, p. 269; Legenda Aurea, p. 828; Fortalitium Fidei, lib.IV,2,2.2.

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16tire son origine des croisades, même si on ne peut exclure une source byzantine puisque ces textes sont les seuls, avec la traduction d'Anastase le Bibliothécaire, à mentionner le nom de la femme concernée : Khadîdja.

5.1.3. Khadîdja femme noble

L'oeuvre de Guibert de Nogent ainsi que les poèmes d'Embricon de Mayence et d'Adelphus présentent la caractéristique d'afficher une liberté certaine par rapport aux faits historiques, même si ceux-ci ne leur sont pas totalement inconnus. Ainsi l'épisode relatif au commerce y est totalement occulté. Par contre, ils accentuent fortement le fait que le mariage de Mahomet relève entièrement d'un machiavélisme prononcé. Premièrement, en élevant la femme épousée à un statut supérieur : elle apparaît soit comme étant une très riche (« ditissima ») femme220, soit comme la veuve du consul de Libye221 - qui fut d'ailleurs assassinée par Mahomet - soit comme la veuve du roi de Babylone222. Deuxièmement en soulignant l'idée que la femme est la victime d'un méchant complot : dans les Gesta, l'ermite apostat, précepteur de Mahomet, promet à la femme un mari-prophète qui lui prédira l'avenir; sa vie sera ainsi exempte de souci :

Illa cum diceret, juxta suae statum honestatis, non se praesto habere quam duceret, ipse intulit, se sibi aptum invenisse prophetam, et eam, si sibi acquiesceret, per ejus nuptias felicem omnino victuram. Multa mulierem circumlocutione praestringit; et ad praesens eu futurumque saeculum affuturas prophetae illius provisiones pollicens, in amorem ipsius quem non noverat hominis femineum jecur exporrigit223.

Chez Embricon de Mayence, un mage précepteur de Mahomet manipule les sentiments de la veuve, de sorte qu'elle tombe amoureuse de celui qui était son esclave, et qui de surcroît

220 Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, 690C.

221 Vita Mahumeti, v.297-302.

222 Vita Machometi, v.276-280.

223 P.L. CLVI, 690C.

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16a tué son mari :

Tunc Magus inceptis magis insistebat ineptis Taliter afficiens arteque decipiensConsulis uxorem quod vix pateretur amorem Ni seruum proprium nomine MammutiumQuamvis invitum festinet habere maritum;224

Enfin dans la Vita attribuée à Adelphus, la veuve du roi de Babylonie est convaincue par Mahomet qu'elle n'a pas le choix : elle doit se marier avec lui puisque cela a été commandé par le ciel et qu'on ne s'oppose pas aux commandements divins :

« Novi », inquit versipellis ille, « te mihi celitus destinatam uxorem, sed nisi spe prolis promiss_ vellem, si fas esset, destinatis reluctari. Verum quod futurum est qui resistere temptat, quin fiat, penitus errat.»225

5.2. Le commerce et le motif de l'instruction

Un commerçant s'identifie à quelqu'un dont le lot est de voyager. Cette notion de voyage a été utilisée par les auteurs chrétiens dans le cadre de l'instruction de Mahomet.

Comment Mahomet avait-il pu faire germer l'idée de prêcher une nouvelle religion, sans pour autant avoir eu de véritable révélation ? Voilà la question que durent se poser les auteurs des Vies de Mahomet. Par les Byzantins d'abord, la cause en fut attribuée à la présence - tout à fait réelle - de juifs et de chrétiens dans la zone où vivait Mahomet. De plus, le Coran et les sources arabes ne cachent pas les sources juives et chrétiennes touchant à Mahomet.

Il existe deux versions byzantines de l'instruction de Mahomet. Celle-ci est la première : Mahomet rencontre au cours de ses voyages - le menant en Egypte, en Palestine et

224 Vita Mahumeti, v.297-301.

225 Vita Machometi, v.296-298.

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16en Syrie - ces « ahl al-kitâb », les peuples du Livre, et il assiste à leurs réunions. La conséquence de ses discussions avec eux est ... que Mahomet trompe ses compagnons en disant qu'il bénéficie des apparitions de l'ange Gabriel226.

Et voici la deuxième version : lors de ces voyages, Mahomet rencontre un moine hérétique qui lui enseigne une doctrine chrétienne pervertie, le mettant sur une fausse voie227.

Nous avons retrouvé la première version dans le Liber Apologeticus et dans l'Historia ecclesiastica où ce sont ces juifs et228 ces chrétiens qui fonctionnent comme instructeurs de Mahomet. Il apprend d'eux des passages de l'Ancien et du Nouveau Testament :

cepit christianorum conventibus assidue interesse et, ut erat astutios tenebrae filius, cepit nonnula collationibus christianorum memoriae commendare et inter suos brutos Arabes cunctis sapientior esse229.

Cumque veniret in Palaestinam, conversabatur cum Judeis et Chrisitanis. Capiebat autem ab eis quasdam scripturas230.

Le Speculum231, les Chronica Maiora232 ainsi que la Légende Dorée233 nous narrent que les rencontres avec des juifs et des chrétiens éveillent chez Mahomet l'idée de se faire passer pour le Messie. L'on pourrait voir ici une confirmation de l'influence byzantine soupçonnée plus haut.226 Cf. Théophane, et plus tard Cédrène et Porphyrogénète.

227 Cf. Jean Damascène et Bartholomé d'Édesse. Plus de commentaires infra au point suivant.

228 Dans l'Istoria, il s'agit uniquement de chrétiens.

229 Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, 859B.

230 Historia Ecclesiastica, P.G. CVIII, 1319B.

231 Lib.XXIV, 39.

232 p. 269.

233 p. 828.

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16Chez Vincent de Beauvais et Jacques de Voragine, la

formation sera ensuite peaufinée par un précepteur hérétique. La structure de ces deux textes nous incite à avancer qu'il s'agit d'un élément provenant d'une autre source qui - apparemment - connaissait la deuxième version byzantine.

Celle-ci refait son apparition dans le Tractatus de Statu Saracenorum234, où Mahomet rencontre le reclus Bahîra - qui n'est cependant nullement hérétique - lors d'un voyage de commerce, et dans les Gesta Dei per Francos235, où Mahomet accomplit un pèlerinage chez un ermite apostat qui deviendra son précepteur.

Quant au Fortalitium, il se caractérise par un récit hybride : les voyages de commerce mènent à des rencontres avec des juifs et des chrétiens, dont deux moines hérétiques, qui fonctionneront plus concrètement comme précepteurs de Mahomet :

tendens in egyptum per quibusdam mercanciis exercendis morabatur ibidem cum judeis et cristianis ibi existentibus aliquo tempore anni specialiter cum quodam monacho de antiochia cuius nomen erat johannes quem in specialem amicum habebat (...); Fuit etiam discipulus Sergi monachi (...)236.

On l'aura remarqué : ce n'est en fait pas tellement le commerce qui joue un rôle important en ce qui concerne la rencontre avec le ou les précepteurs; c'est surtout la notion de voyage qui a ici son importance. On pensera au fait que Guibert de Nogent ne décrit pas un voyage de commerce mais un pèlerinage.

Notre hypothèse de voir ces itinéraires essentiellement comme un prétexte, gagne en probabilité quand on compare le type de récit avec voyage avec celui sans voyage. Les deux Vitae de Mahomet, l'une d'Embricon de Mayence et l'autre d'Adelphus, ainsi que la Summula de Pierre le Vénérable, ne

234 Sinner, T. II, pp. 284-285.

235 P.L. CLVI, 690B.

236 Lib.IV, I,1.

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16contiennent pas de récit de voyage, il n'est même pas question de commerce. Mais selon notre hypothèse, ceci n'était pas non plus nécessaire. Car la rencontre avec le précepteur survient autrement : dans les trois cas, le précepteur - un moine hérétique - est banni et fait ainsi, sous d'autre cieux, la rencontre de Mahomet.

Dans l'Historia Orientalis, le thème du voyage n'a de valeur que par rapport au mariage de Mahomet. C'est pourquoi on y trouve aussi un précepteur banni qui se joint à Mahomet.

Dans les Otia, Mahomet est déjà instruit dans la foi catholique. Aussi, le récit n'introduit pas de véritable précepteur et, comme dans l'Historia Orientalis, le commerce est fonction du mariage.

5.3. Conclusion

Nous avons vu comment le commerce, une notion appartenant à la tradition musulmane concernant Mahomet, fut utilisée par les auteurs chrétiens. Premièrement, elle fut le point de départ d'une perversion du motif du mariage. En effet, en utilisant les notions de richesse et d'ambition, propres au commerce, ils ont fait du mariage un mariage d'intérêt. Et ceci a sans doute facilité aussi la vision du mariage dicté par les désirs de la chair.

Deuxièmement, ils se sont servis de la notion de voyage, également caractéristique du commerce, pour expliquer l'ascension - ou plutôt l'ambition - spirituelle du Prophète.

Si, avec le temps, la notion de commerce a disparu dans certains textes, celles de richesse, d'ambition, de perversion et de voyage n'ont pas manqué d'être expoitées.

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165.3. Commerce, Instruction et mariage : marches indispensables vers une (fausse) Révélation : schémas

5.3.1. Schémas I, I* et I**237

237 Speculum Historiale, Chronica Maiora, Fortalitium Fidei.

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165.3.2. Schéma II238

238 Vita Mahumeti d'Embricon.

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165.3.3. Schéma III239

239 Vita Machometi d'Adelphus.

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166. Le précepteur de Mahomet

Le personnage du précepteur revêt une fonction des plus importantes dans la vision chrétienne de la vie de Mahomet car il constitue une clé essentielle pour expliquer l'incroyable carrière du « faux prophète ». Aussi le retrouvons-nous dans tous nos textes, à la seule exception du Liber apologeticus martyrum et des Chronica Maiora.

Comme pour la plupart des motifs traités, ce personnage puise ses racines dans la tradition arabe même, mais il a subi des interprétations et des transformations qui le mènent loin de ce qu'il était à l'origine. Nous proposons de passer en revue les origines du personnage, ensuite les premières adaptations qu'en ont fait les auteurs byzantins avant de passer à sa présence dans les textes que nous étudions.

6.1. La tradition arabe : plusieurs pistes

Un premier personnage que nous offre la tradition arabe est le moine chrétien Bahîra, vénéré pour son ascétisme et sa piété, et vivant à Bosra en Syrie. Il apparaît dans le récit du premier voyage de Mahomet - âgé alors de treize ans - avec son oncle, tel que narré par Ibn Ishâq et repris par Ibn Hisham240. Bahîra a pour fonction de prédire la future grandeur du Prophète Mahomet, dont la venue lui avait été révélée par les Écritures. La rencontre de Mahomet et de Bahîra s'accompagne, dans la tradition arabe, de signes indicateurs de la protection divine qui repose sur l'enfant Mahomet241.

Al-Tabarî († 922) raconte également cette rencontre, mais il la situe plus tard, après le mariage de Mahomet avec Khadîdja242. Selon d'autres encore243, l'oncle de Mahomet (Abu Talib) s'est arrêté lors d'un voyage avec Mahomet à un 240 Ibn Ishâq († 768) est l'auteur de la première vraie Vie arabe du Prophète Mahomet. Cependant, cette Sîra n'existe plus dans sa forme originale. Elle est surtout connue à travers la copie qu'en a faite Ibn Hishâm († 833). Nous n'avons pas pu consulter la traduction d'Alfred Guillaume (The life of Muhammad : a translation of Ishaq's Sirat rasul Allah, 1955, reprint Lahore 1967), mais nous avons trouvé des extraits en traduction dans le florilège réalisé par Gabrieli (Mahomet).

241 Un nuage flotte au-dessus de sa tête pour le protéger du soleil et il porte entre les épaules le « sceau des prophètes » (une sorte d'excroissance de la peau).

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16couvent, où le maître anonyme a prédit que Mahomet serait un grand prophète.

Certaines traditions situent une répétition de la première annonciation par Bahîra lors du second voyage de Mahomet, lorsqu'il est déjà au service de Khadîdja. Cette fois-ci, c'est un moine nestorien, appelé Jordis ou Nastûr244

qui prédit à son tour la carrière brillante de Mahomet.

Tous ces personnages ont pour seul but d'annoncer le destin de Mahomet. Il existe également un autre personnage qui, lui, a pour fonction d'aider et d'assister Mahomet tout au long du parcours qui le mènera vers la prophétie. C'est Waraqa bin Nawfal, présenté comme le cousin de Khadîdja et décrit comme un homme instruit, mécontent du vieux polythéisme arabe et un des premiers à encourager Mahomet dans sa foi. Selon certaines traditions245, c'est lui qui rassure Khadîdja après la première apparition de l'ange Gabriel (Jibra'il) et qui lui affirme que c'est bien l'ange qu'Allah envoie à tous les Prophètes.

La tradition arabe propose donc deux types de personnage, mais aucun des deux n'a pour tâche explicite de former ou d'instruire Mahomet. Cette tâche est laissée aux ahl-al-Kitab que nous avons décrits plus haut. On devrait peut-être également citer l'oncle Abu Talib, qui a la tâche, en tant que tuteur, d'éduquer son jeune cousin orphelin.

On le voit, plusieurs éléments sont présents, mais le personnage du précepteur doit encore naître.

6.2. Un vrai Serge-Bahîra246

242 Cf. Mohammed, sceau des prophètes, pp. 34-35.

243 Entre autres Ibn Sa'd. (Cf. Encyclopaedia of islam, sous « Muhammad », p. 362).

244 « Jordis » dans The life of Muhammad par Sliman ben Ibrahim et Etienne Dinet, p. 35; « Nastûr » dans l'Encyclopedia of Islam, sous « Muhammad », p. 362.

245 Cf. Sliman ben Ibrahim et Etienne Dinet, p. 53; G.H. Bousquet, L'authentique tradition musulmane, p. 51.

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16Dans quelle mesure ces personnages sont-ils

historiques? Il est en tout cas probable qu'il y ait eu des moines chré-tiens favorables à Mahomet et à son enseignement. N'avait-il pas beaucoup plus d'affinités avec leur religion que ne l'avait le polythéisme arabe ? Selon l'abbé Nau247, « le rituel musulman » a d'ailleurs été « formé et appliqué qu'après la conversion des Arabes chrétiens, c'est-à-dire, [...] pour eux et par eux ».

Le même abbé Nau croit avoir trouvé une trace historique d'un Serge-Bahîra réel à partir d'un passage dans la Chronique de Michel le Syrien248. Le Sergius en question aurait, en raison de son ascétisme, acquis l'épithète de « Bahîra » (éprouvé); mais son manque d'instruction l'aurait fait dévier du Phantasiasme et l'aurait amené à s'engager dans des voies plutôt nestoriennes, ce qui lui aurait coûté son siège d'évêque. Il aurait instruit Mahomet pour que celui-ci mette fin à ce polythéisme.

Ce « signalement » repéré par Nau s'accompagne en effet de quantité de données qui renforcent sa probabilité, sauf peut-être ... que le personnage du précepteur, nous entendons par là, un homme qui a enseigné les Écritures à Mahomet, ait été créé par des auteurs byzantins.

246 À notre avis, Serge est une dérivation - en passant par « Georges, » - de Jordis (Gorgis). Reste à voir si c'est la tradition arabe qui a fait d'un seul personnage (Serge, avec l'épithète Bahîra: l'éprouvé) deux personnages - la répétition de l'annonciation étant un renforcement -, ou si le personnage de Serge-Bahîra résulte d'une fusion de deux personnages.

247 « A propos d'un feuillet d'un manuscrit arabe », pp. 50 sq.

248 Michel le Syrien, Chronique, II, 251, 264, 266: « En 860 des Grecs [549] on nomma à Ephèse un évêque Phantasiaste, nommé Procope, qui fut censuré, se repentit, revint à ses erreurs et parvint à une profonde vieillesse. Près de mourir, il ordonna, pour lui succéder, un autre évêque Phantasiaste, nommé Eutropius. Cet Eutropius enfin ordonna dix évêques qu'il envoya de tous côtés pour être les avocats de l'hérésie des Phantasiastes.L'un d'eux descendit à Hirta de Beit Na'man (capitale des Arabes de l'Est) et dans le pays des Himyarites. Il s'appelait Sergius. Il avait été un ascète et il avait reçu la tonsure; il devint un vase inutile; il induisit en erreur et pervertit ces contrées. Il ordonna des prêtres, et après avoir passé trois ans dans les pays des Himyarites, il établit à sa place comme évêque un certain Moïse; lui-même mourut dans le pays des Himyarites.»

On se souviendra que Guy Cambier avait également fait allusion à cette chronique afin d'expliquer la conception temporelle fautive d'Embricon (Cf. supra).

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166.3. Les Byzantins

Le personnage du précepteur fait sa première apparition dans le Livre des Hérésies de Jean Damascène (VIIIe s.). Il y est clairement dit que c'est par son intermédiaire que Mamed partit sur une mauvaise voie :

cum in libros Veteris Novique Testamenti incidisset [Mamed], habitis cum Ariano quodam monacho coloquiis, propriam sectam condidit249.

Mais selon A. Abel250, ce passage ne peut être attribué à Jean Damascène, le style trahissant un auteur plus tardif. Il faudrait donc croire que ce passage inauthentique a été inséré par la suite dans le Livre des Hérésies.

En tout cas, au IXe siècle, on trouve un moine-instructeur chez Bartholomé d'Édesse : lorsque Mahomet fait paître ses chameaux dans la montagne, il fait la rencontre d'un moine :

morabatur ibi quidam monachus otiosus Nestorianae doctrinae addictus, Cui Pachurae nomen erat. Juxta conclave quod occupabat puteus erat excavatus. Cum vero singulis diebus accederet et discederet Muhammed, ad aquationem et puteum semper ascendebat. Cum autem ibi vidisset otiosum monachum, cum illo sermones miscuit, et varia de fide Christianorum rogavit251.

et

Singulis vero diebus redibat Muhammedes ad monachum otiosum, et multa ab illo discens, eadem postea ad populum narrabat, illique plebem imbuebat.

Il est clair que ce personnage ne correspond ni à

249 Jean Damascène, De Haeresibus Liber, P.G., CXIV, col. 766. (trad. en latin de Migne).

250 A. Abel, « Le chapitre CI du livre des Hérésies de Jean Damascène : son inauthenticité ».251 Barthélémy d'Edesse, Confutatio Agareni, P.G., CIV, col. 1427. (trad. en latin de Migne).

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16Waraqa, ni à Bahîra, si ce n'est que le nom « Pachura » doit être une déformation de Bahîra252. Mais ce lointain écho ne peut pas empêcher que la conception de ce personnage soit nouvelle. Nous tenterons d'expliquer les raisons de son entrée en scène.

Premièrement, le précepteur est un hérétique. Cette qualité a son importance car, comme on l'a déjà décrit dans l'Introduction, la situation religieuse dans l'empire Byzantin se caractérise très fortement par l'opposition orthodoxie - hérésies253. À telle enseigne que « Tout ce qui contredit, si peu que ce soit, l'Orthodoxie, doit être « « recraché » ou « jeté aux corbeaux », selon les expressions fréquentes et sans ambiguité»254.

Le fait d'avoir réuni les destins de ces deux personnages fut à l'origine de l'idée d'une religion musulmane assimilée à une hérésie chrétienne. Lier Mahomet à un précepteur hérétique équivalait à faire d'une pierre deux coups : rejeter la religion musulmane, et jeter l'opprobre sur tous les hérétiques. Ce lien constitue donc le point de départ de la circulation de l'opinion qui voulait que l'islam soit vu comme une hérésie chrétienne. On retrouve cette idée en Espagne dans les écrits d'Euloge, ainsi que dans l'oeuvre de Pierre le Vénérable, entre autres255.252 Nous prenons ici distance des propos de Y. Lepage : « Pour la première fois, à notre connaissance, Bahîra et Waraqa y [Confutatio Agareni de Bartholomé d'Edesse] sont confondus sous les traits de Pachura bicéphale » (Cf. Introduction dans Le Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont, p. 25) et de ce qu'écrit M.-Th. d'Alverny : « Dès le IXe siècle, l'histoire de Bahîra était connue des Byzantins » (« Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet », p. 163).

253 Pour de plus amples informations au sujet de ces hérésies, voir J. Jarry, Hérésies et factions dans l'empire byzantin du IVe au VIIe siècle.

254 Cf. A. Ducellier, Le Drame de Byzance, p. 197.

255 Cf. supra (notre introduction historique). Cette croyance connut une vie longue et universelle. On en retouve notamment le reflet dans la Divine Comédie de Dante, où Mahomet est littéralement scindé en deux à cause de ses idées schismatiques :

« Jamais tonneau perdant fonçaille ou douvene crève à guise d'un que je vis làrompu du col au pertuis qui groumelle.

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16

Deuxièmement, le précepteur est un moine. Or, pour les Byzantins, le moine représentait en quelque sorte la perfection sur terre : il alliait une orthodoxie stricte à de grandes qualités morales. Mais en même temps, on n'excluait pas du tout l'existence - en grand nombre - de moines sorciers ou astrologues. Cette équivalence reposait sur une aptitude commune attribuée aux moines et aux sorciers : celle de réaliser des miracles. Dans ce domaine-ci, magie et sainteté ne se distinguent donc pas vraiment. Surtout si le sorcier se fait passer pour un saint homme. Comme la figure du faux moine était bien connue par les byzantins256, on ne doit dès lors pas s'étonner de le voir associé aux blasphèmes de Mahomet.

D'ailleurs, quand un personnage d'assistant apparenté à Waraqa fait son apparition dans les textes byzantins ultérieurs, il prend également les traits d'un moine anonyme, souvent hérétique et expulsé, qui réconforte Khadîdja après la surprise de la première (fausse) révélation. Il affirme que son mari n'est pas malade ou possédé, mais que c'est l'ange Gabriel qui lui est apparu257.

La boyelle pendait entre ses jambes;on voyait la coraille et l'orde pochequi merde fait de ce que l'homme engoule.

Tandis qu'à le mirer mes yeux s'attachentil m'avise et des mains s'ouvre le pisdisant : « Or çà, vois jusqu'où je m'écuisse !

Vois comme ils ont méhaigné Mahomet !(...)

Et tous les autres, là, dessous tes yeux,vivants furent semeurs d'esclandre et schisme,et pour leur fait sont ainsi détranchés.» (Enfer XXVIII, 22-36; traduction d'André Pézard).

256 À ce propos, un excellent commentaire a été réalisé par A. Ducellier, dans la troisième partie de son étude sur Byzance : Le drame de Byzance.

257 Il est probable que Nicétas le Philosophe (IXe s.) ait été le premier à interpréter ainsi le personnage de Waraqa, et ce dans la note « in extrema codicis » attribuée a posteriori à lui (P.G. CV, 841-842 n.13). Ensuite ce sont Théophane, Chronographia, P.G. CVIII, 686B-C : « monachum (...) ob pravos in fidem sensus relegatum »; Constantin Porphyrogénète (Xe s.), De administrando Imperio, P.G. CXIII, col. 191B : « Ariano quodam monachi nomen ementiente, turpis lucri gratia » ; George Cédrène (XIe s.), Historiarum Compendium, P.G. CXXI, col. 810B : « Erat

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16On sent clairement la différence : tout en gardant le

même rôle que dans les textes arabes, la tonalité change complètement par le simple fait que Waraqa est maintenant défini comme un moine hérétique. Par conséquent, ses paroles et ses gestes ne peuvent être que mensongers.

6.4. Le personnage du précepteur dans les textes chrétiens.

6.4.1. Introduction : Place du précepteur dans les narrations

Nous proposons maintenant un rapide survol chronologique des différentes manifestations du précepteur dans nos textes, et ce, afin que le lecteur puisse plus facilement suivre nos propos.

Le Liber apologeticus martyrum ne contient pas de précepteur.

L'Histoire ecclésiastique d'Anastase le Bibliothécaire renoue logiquement - en s'inspirant de Théophane - avec la tradition byzantine : le moine hérétique qui rassure Khadîdja258.

Chez Embricon, nous trouvons un faux ermite - un mage en réalité - qui est expulsé et qui veut se venger259. Il se lie à l'esclave Mammutius, à qui il promet la liberté, et dirige ensuite toute la carrière de ce dernier.

Nous retrouvons plus ou moins la même chose dans les Gesta Dei per Francos, où un ermite, tombé en disgrâce à cause de ses idées hérétiques, veut se venger260. Inspiré par amicus ei mulieri monachus quidam qui ob falsam fidem relegatus ibi vivebat » ; Euthyme Zygabène (XIe s.), Panoplia Dogmatica, P.G. CXXX, col. 1334C : « Quibus [Mahomet et Khadîdja] cum familiaris esset monachus quidam haereticus, in eas partes ob quasdam de fide opiniones expulsus » ; Jean Zonare (XIIe s.), Annales, P.G. CXXXIV, col. 1286C: « homo improbus, monachum se nequiorem nactus, ob perversam religionem Byzantio exactum ». (Traductions en latin par Migne).

258 P.G. CVIII, 1319C.

259 v.87 sq.

260 P.L. CLVI, 689D sq.

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16le Diable, il se lie à Mahomet, qu'il instruit dans le but de perdre l'Eglise chrétienne. C'est lui aussi qui remet Khadîdja à sa place, vertement, quand elle vient se plaindre après la première crise d'épilepsie de son mari Mahomet. Il lui dit que c'est durant ces « crises » que l'ange Gabriel s'entretient avec Mahomet.

La Vita Machometi d'Adelphus met en scène un moine hérétique exilé, Nestor261, qui rencontre le porcher Mahomet et l'imprègne de ses idées fausses. Un personnage d'assistant surgit vers la fin du texte afin d'aider Mahomet à conclure son mariage262.

Les Otia présentent un ermite qui prédit non la brillante destinée de Mahomet, mais les crimes que le Diable lui inspirera : Mahomet est celui qui va perdre la religion chrétienne263. Plus loin, Mahomet le fait chanter264 et l'utilise pour convaincre sa femme du fait que ses crises sont des apparitions de l'ange Gabriel.

Dans la Summula de Pierre le Vénérable, Satan dirige les pas de Serge - moine hérétique de la secte nestorienne - vers l'Arabie. Serge aide Mahomet dans son projet de triompher par la religion, en lui enseignant sa fausse doctrine chrétienne (nestorienne). Ils sont assistés par un hérétique juif265.

Le Speculum Historiale, mentionne brièvement et sans autres détails l'importance d'un certain astrologue dans l'ascension de Mahomet comme faux prophète266.

261 v.59 sq. Le nom « Nestor » réfère clairement à l'hérésie nestorienne. On voit le lien avec Bartholomé d'Édesse, qui avait précisé que le moine appartenait à l'hérésie nestorienne.

262 v.280 sq.

263 v.47 sq.

264 Mahomet promet d'épargner l'ermite et ses disciples afin de leur permettre de repeupler le monde de chrétiens intègres.

265 P.L. CLXXXIX, 653C-D.

266 Lib.XXIV, 41.

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La Chronique Majeure de Matthieu Pâris ne présente pas de personnage-précepteur.

L'Historia Orientalis propose un personnage similaire à celui que nous trouvons dans le Gesta Dei per Francos : un moine hérétique, enfant de Bélial, nommé Sosius, excommunié et chassé, s'enfuit en Arabie et veut se venger. Il rencontre Mahomet, qui bénéficie déjà d'une certaine autorité auprès des siens et, de concert avec un juif, il l'aide à instaurer la loi coranique267.

Guillaume de Tripoli nous décrit un ermite chrétien très pieux, Bachut (plus loin on trouve également Bahayra), qui attend quelqu'un dont l'importance pour l'Eglise chrétienne lui a été révélée268. Mahomet devient son fils adoptif et apprend de lui la foi chrétienne.

Dans la Légende Dorée apparaît dans un premier épisode un clerc rancuneux - il n'a pas pu obtenir de la curie romaine un honneur qu'il désirait - et désireux de se venger269. Il est décrit brièvement comme celui qui guide Mahomet. Plus loin se manifeste un moine nestorien ou jacobite appelé Serge qui devient le conseiller de Mahomet270.

Jacques de Voragine affirme explicitement qu'il a trouvé ses personnages dans des sources différentes - le premier dans une chronique populaire, le deuxième « ailleurs » - mais ne semble pas s'apercevoir qu'il s'agit de deux variations sur un même thème.

Dans le Fortalitium Fidei figure un astronome juif, que fréquente le père de Mahomet271. Il prédit le futur de l'enfant qui doit naître. Ce juif lui enseignera les sciences naturelles ainsi que les religions juive et chrétienne. 267 p. 19.

268 Sinner, T. II, p. 283 sq.

269 p. 827.

270 p. 829.

271 Lib.IV, I,1.

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16Le Fortalitium contient encore deux autres précepteurs.

Alphonse de Spina multiplie donc le personnage du précepteur. Il raconte que Mahomet, étant en Egypte pour des affaires, fréquente un moine hérétique d'Antioche, nommé Jean272, qui lui enseigne l'Ancien et le Nouveau Testament. Mahomet y est aussi le disciple d'un moine arien hérétique, Serge, qui était tombé dans l'erreur nestorienne et, expulsé, s'était rendu en Arabie273.

6.4.2. Filiations

Nous avons vu que la tradition musulmane propose deux types de « précepteurs » : celui qui prédit (type 1) et celui qui confirme la vocation divine de Mahomet (type 2). Les textes byzantins proposent également deux types : celui qui instruit (type 3) et celui qui confirme, nouvelle version (type 4), soit le pendant négatif du type 2.

Il est clair que dans les textes dont nous venons de dresser un rapide inventaire, nous retrouvons ces quatre types, mais ceux-ci s'associent, se superposent et se modifient. Nous proposons de prendre les 4 types comme point de départ pour une analyse de leurs différentes utilisations.

6.4.2.1. Utilisation du type 1

On ne le trouve jamais « à l'état pur ». C'est à dire qu'aucun des précepteurs présentés ne se limite à prédire la mission de Mahomet. Il est associé deux fois au type 3, « celui qui instruit », et une fois au type 2, « celui qui confirme ».

La dernière combinaison semble assez étonnante, puisqu'elle présente un syncrétisme à première vue

272 À propos de ce Jean, nous avons trouvé une possible explication pour ce nom. En effet, Alain Ducellier cite « un autre sorcier, l'« astronome » Jean », personnage qui aurait vécu sous le règne de Romain Lécapène (IXe-Xe s.). (A. Ducellier, Le drame de Byzance, p. 241).

273 Lib. IV, 1.1.

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16entièrement islamique. Et c'est d'autant plus curieux que l'on retrouve cette combinaison dans les Otia, soit un récit qui affiche une franche liberté par rapport aux faits historiques. Or, cette liberté ne manque pas non plus ici : Gautier de Compiègne a inversé en quelque sorte le rôle de ce personnage et lui fait prédire, non une destinée divine, mais plutôt diabolique. Et si l'ermite confirme plus tard la vocation divine de Mahomet, c'est sous pression de ce dernier. Mais en dépit des ces interprétations, une base islamique est manifeste. Apparemment, Gautier de Compiègne a dit vrai lorsque, au début de son poème, il cite une chaîne d'intermédiaires dont les dernier est un musulman converti.

La combinaison 1/3 apparaît dans deux textes plus tardifs qui semblent également avoir eu accès à quelques vestiges de la tradition musulmane : le Tractatus de Statu Saracenorum274 et le Fortalitium Fidei. Mais ces deux textes ont subi l'influence du type 3 byzantin. On y rencontre donc un précepteur annonciateur et instructeur. Toutefois, cette même figure syncrétique est très différente dans sa présentation concrète.

Le Tractatus se caractèrise par un processus inverse à celui des Otia. Malgré l'effet byzantin, l'ermite de Guillaume de Tripoli a une foi et des moeurs absolument irréprochables. C'est un « très saint homme ».

Ce n'est pas le cas pour le précepteur du Fortalitium.Le seul fait que celui-ci soit juif dut sans doute avoir eu pour conséquence de percevoir ce personnage comme suspect275. En outre, sa vision révélatrice quant à la destinée de Mahomet se révèle être un mensonge.

6.4.2.2. Utilisation du type 2

Voir sous le type 1.

274 Guillaume de Tripoli connaissait l'arabe.

275 Dans le Fortalitium, la partie qui précède celle contre les musulmans, est dirigée contre les juifs.

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166.4.2.3. Utilisation du type 3

Manifestement, le type 3 est celui qui domine. C'est probablement dû au fait qu'il a circulé en Espagne. Il se trouve en effet dans les Dialogues de Pierre Alphonse276 et dans la Risala du pseudo-Kindi. Dans ce dernier, il est nommé d'abord Sergius, puis Nestor277.

On compte donc neuf apparitions - parfois deux au sein d'un même texte - et trois assimilations - dont deux ont déjà été commentées. Une troisième assimilation est celle que propose Guibert de Nogent. Il s'agit d'une synthèse très byzantine qui combine les types 3 et 4. Pourtant, tout hérétique qu'il soit, ce précepteur n'est pas un moine mais un ermite. S'agirait-il d'une trace islamique rapportée par un des témoins consultés par l'auteur ? Selon Marie-Thérèse d'Alverny en tout cas, la biographie rédigée par Guibert de Nogent - de Mahomet - dériverait d'une « version déjà assez romancée de la légende née chez les chrétiens arabes278.

En ce qui concerne les manifestations non amalgamées du type trois, ce sont des exploitations très variables de la base commune proposée par les auteurs byzantins. Certains exagèrent l'importance de ce personnage - ce sont les Vitae écrites par Embricon de Mayence et par Adelphus, et la Légende Dorée -, d'autres respectent plus ou moins sa version byzantine originale - c'est le cas pour l'Histoire Orientale, le Fortalitium et la Légende Dorée -, d'autres encore diminuent le rôle qu'il a joué - citons la Summula et le Speculum. Il s'agit en réalité de visions différentes sur l'importance accordée à l'enseignement procuré. Les répercussions de ces conceptions sur la structure des textes ne sont d'ailleurs pas à sous-estimer. Nous aurons à revenir sur cette question.

276 Cf. M.-Th. d'Alverny, « Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet »,p. 164 n.3.

277 Cf. Y. Lepage dans son Introduction à l'édition du Roman de Mahomet, p. 27.

278 « Pierre le Vénérable et la légende de Mahomet », p. 164.

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6.4.2.4. Utilisation du type 4

Outre une assimilation de ce type chez Guibert de Nogent (type 3/type 4), on rencontre le moine hérétique précepteur sous sa forme originale dans la chronique d'Anastase le Bibliothécaire. C'est chose naturelle puisque c'était le type présenté par Théophane.

Voilà donc pour ce qui touche aux filiations. Incontestablement, le moine hérétique est de tous ces personnages celui qui s'est le plus imposé aux auteurs occidentaux. Ceci s'explique de deux façons.

D'une part les sources byzantines devaient être de loin plus accessibles que les sources arabes. Ces dernières ne demandaient pas seulement une connaissance de la langue arabe, mais en outre, ces récits étaient surtout transmis oralement279.

D'autre part, les Byzantins et les Occidentaux partageaient la même vision du monde. En parlant du De Miraculis de Pierre le Vénérable, Torrell et Bouthillier écrivent :

Le monde de l'homme du XIIe siècle n'est pas clos sur lui-même, il est ouvert à l'autre monde et les habitants de ce dernier: démons, mais aussi anges, saints et défunts peuvent apparaître dans le monde de tous les jours280.

Alain Ducellier dit de Byzance :

Au fond, le Diable est partout, et toujours disponible281.

Dans cette optique, la figure du faux moine accéda facilement au monde de la littérature religieuse et en devint

279 Cf. El-Bokhârî. L'authentique tradition musulmane. Choix de h'adîths traduits et présentés par G.H. Bousquet, p. 17.

280 Torrell et Bouthillier, Pierre le Vénérable et sa vision du monde, p. 301.

281 Cf. A. Ducellier, Le drame de Byzance, p. 237.

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16rapidement un des personnages-standard, avec des rôles fréquents dans les Vies de saint. Il est une des incarnations du Diable, contre la présence continuelle de qui les membres du corps monastique doivent sans cesse s'armer. Il semblait probablement normal que Mahomet, en tant que faux prophète, ait succombé aux tentations d'un tel faux moine282.

6.4.3. L'utilisation du précepteur dans les techniques narratives ayant pour but de discréditer Mahomet

Il est sans doute inutile de rappeler que les Vitae traitées dans ce travail, eurent pour visées non dissimulées de décrier l'islam en s'attaquant directement à ses assises représentées par Mahomet. Afin de jeter le discrédit sur ce personnage, il fallait démonter les processus qui amenèrent Mahomet à devenir prophète, et démontrer que ceux-ci étaient de nature frauduleuse, vile, voire satanique. Il fallait en tout cas prouver que ces processus heurtaient la morale la plus élémentaire, avec pour corollaire le rejet de la possibilité que Mahomet ait pu être un prophète, et que par conséquent, ses « révélations » ne pouvaient être qu'oeuvre du Diable. De façon plus marquée que les auteurs byzantins, les auteurs occidentaux pénétrèrent leurs textes de cette idée et oeuvrèrent en conséquence : ils forcèrent le trait à outrance. Ainsi, la naissance et le développement de l'islam - décrits par ces auteurs - s'inscrivent dans une mise en scène où le grotesque le dispute au diabolique.

Les auteurs occidentaux s'efforceront d'attribuer l'origine de l'« hérésie musulmane » tantôt à Mahomet, tantôt à son précepteur. Ce sont comme deux entités qui entrent en concurrence : un Mahomet diabolisé à l'extrême correpond à un précepteur moins maléfique et vice versa. En vérité, il s'agit d'un continuum. Et il est évident que les auteurs se sont évertués à charger au maximum celui qu'ils croyaient être le cerveau de l'entreprise.

On pourrait voir là la concrétisation de deux

282 L'astrologue que l'on trouve dans le Speculum historiale devait sans doute représenter un danger similaire, puisque l'astrologie était généralement considérée comme une impiété. (Cf. A. Ducellier, Le drame ..., p. 232).

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16stratégies différentes, dont le but est identique : discréditer Mahomet et tout l'islam.

La première - la plus logique - s'applique à diaboliser Mahomet. On trouve le cas le plus extrême chez Gautier de Compiègne, où Mahomet se voit attribué le rôle du méchant dans l'histoire de la création de l'islam.

La seconde cependant, accorde moins d'importance au personnage de Mahomet. Il pâlit en quelque sorte au profit de son précepteur. C'est une façon de montrer que Mahomet n'est qu'une marionnette, sans importance fondamentale. Il n'est pour ainsi dire, que le jouet des événements, et avec lui aussi tout l'islam.

Cependant, cet aspect n'est pas tout à fait absent des autres textes, même s'ils suivent la première stratégie, car le Diable est presque partout l'ultime responsable. Mahomet est donc généralement perçu comme un pantin, dirigé par le Diable. Nous reparlerons de ceci dans le cadre de la deuxième et de la troisième partie de notre travail.

Voici maintenant un résumé des différentes responsabilités attribuées au précepteur. Il va de soi que celles-ci sont aussi liées au type de précepteur qui est exploité.

6.4.3.1. Exploitation du type 3/4

Le précepteur qui instruit et confirme les révélations de Mahomet s'impose logiquement comme type fort : en instruisant Mahomet, il le met délibérément sur une fausse voie; en confirmant ses (fausses) révélations, son influence devient très importante, voire capitale pour la naissance de l'islam. Ainsi, dans les Gesta Dei, le personnage du précepteur est un ermite rongé par des sentiments d'ambition et de vengeance, qui s'est trouvé inspiré par le Diable et qui met les choses en branle. Or, il disparaît de la scène après avoir affirmé l'authenticité de la révélation. La culpa se partage donc avec Mahomet même, qui semble être sa réincarnation.

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166.4.3.2. Exploitation du type 3

Nous l'avons déjà signalé : le précepteur qui instruit exerce des influences variables selon les textes.

Embricon de Mayence lui alloue le rôle principal du tout-puissant; Mammutius (plus loin Mahumet) n'est qu'un instrument, un pauvre illettré qui se met à son service en échange de son affranchissement. Aussi l'auteur fait-il un maximum pour discréditer ce précepteur, responsable de tout: non seulement c'est un mauvais chrétien, c'est aussi un mage inspiré par le Diable et un hypocrite hors normes :

Qui procul a ludo fugiens ibat pede nudo, Obstipo rite cuncta loquens capite.Quando pergebat coram, sua labra movebat Ut sanctum teneat, quiquis eum videat.Sed suspirando si tolleret hic aliquando Summissos oculos, concitet ut populos,Tunc exaltabat palmas vocemque levabat Non pro se merens sed populi miserens283.

Dans la Vita Machometi d'Adelphus, le précepteur garde un rôle essentiel, mais déjà sans lui, Mahomet couve en lui un germe de mauvaise foi. Avant la rencontre avec Nestor, le futur prophète se caractérise déjà ainsi : « artis nequissime, mentis callose, nicrologice vir peritie, diabolice alumnus doctrine, magus super omnes »284. Par conséquent, l'instruction prend deux directions : « Sic nimirum figmentum, inventio, ars et interpretatio utriusque alterius roboratur errore »285. Que Mahomet soit le personnage dominant de l'histoire est finalement accentué de la façon suivante : par jalousie, Mahomet assassine Nestor parce qu'il bénéficie de plus de notoriété que lui.

Une importance capitale semble être attribuée à l'un des précepteurs évoqué par Jacques de Voragine, mais ce 283 Vita Mahumeti, v.97-104.

284 Vita Machometi d'Adelphus, v. 89-90.

285 Ibidem, v. 106-107.

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16passage n'est pas très développé. Par contre le Serge que l'on rencontre plus loin, très similaire à celui qui figure dans l'oeuvre de Jacques de Vitry, est décrit comme un homme très méchant, hérétique rejeté et rancuneux, mais un simple conseiller soumis à Mahomet.

Des seconds rôles sont également dévolus au(x) précepteur(s) dans la Summula, le Speculum et dans le Fortalitium. C'est encore Mahomet qui domine l'histoire. Le premier texte établit un parallèle entre Mahomet et l'Antéchrist, les deux autre l'appellent « magus »286. Souvenons-nous d'Adelphus : il utilisa le même terme. Nous parlerons de Mahomet-mage dans une remarque qui suivra ce commentaire-ci.

6.4.3.3. Exploitation du type 1/2

Et on en arrive à une inversion totale par rapport à ce qu'on lit dans le poème d'Embricon de Mayence : Mahomet devient la tête pensante qui orchestre toutes les infamies. C'est lui qui est possédé par le Diable et qui utilise, en le faisant chanter, un ermite honnête et pieux. C'est ainsi que les faits sont présentés dans les Otia de Machomete. En comparaison avec l'extrait cité d'Embricon de Mayence, ce passage nous paraît significatif :

[ille] veracem simulans premeditatus addestVultum dimittit, oculos gravat, afficit ora, mentitur facie religionis opus,pallidus apparet, ut quilibet hunc heremitam aut anachoretam judicet aut monachum :tamen se simulat, ut dicere vera putetur (...)287

6.4.3.4. Exploitation du type 1/3

286 Resp. lib.XXIV,39 et lib.IV,II,2.2. Mahomet est également qualifié de mage par Matthieu Pâris (Chronica Maiora, p. 69).

287 v.162-167.

Page 95: MAHOMET DANS SES BIOGRAPHIES OCCIDENTALES DU MOYEN …

16Le précepteur qui prédit et instruit se décline de deux

façons différentes : soit il semble être honnête, comme c'est le cas dans le Tractatus de Statu Saracenorum, soit il semble s'engager dans une mauvaise voie (hérétique), comme c'est le cas dans le Fortalitium. Dans le premier cas, le texte n'est pas clair du tout en ce qui concerne la responsabilité et le comment de la faute commise. On pourrait alors s'imaginer un Mahomet malveillant ou stupide, qui déforme l'enseignement reçu, mais on ne trouve rien qui puisse le compromettre. Au contraire, il semblerait que ce soient les chrétiens qui sont accusés :

quant Baheyra fut mort, les Chrestiens aussi comme a frein rompu eslargirent la Compaignye de Mahomet et la cruauté de leur malice court en divers lieux comme de robeurs et ravisseurs et ravissoyent tuoient et troubloient les provinces et les royaumes tout jusques à la mort de Mahomet288.

Dans le deuxième cas, l'astrologue juif n'est pas honnête: il ment quant aux prétendus signes annonciateurs. Toutefois, - pour ce qui touche à la propagation des doctrines « hérétiques » - sa responsabilité n'est pas clairement établie. De plus, le texte ne fournit pas d'éléments de nature à éclairer l'intérêt qu'aurait eu cet astrologue à faire du prosélytisme en faveur des idées nouvelles.

6.4.3.5. Exploitation du type 4

Reste le précepteur de l'Histoire Ecclésiastique dont le rôle est de confirmer la mission de Mahomet. Après tout, celui-ci n'est pas plus qu'un petit aide, une affirmation d'une fausse autorité. Cela suffit néanmoins pour tromper un peuple « brut comme les animaux ».

Chronologiquement, nous observons que les textes des XIe-XIIe siècles sont marqués par une nette mise en avant du

288 Tractatus de Statu Saracenorum dans Sinner, T. II, p. 290.

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16personnage du précepteur, sauf dans les Otia, où l'on trouve une frappante inversion. Par ailleurs, ces récits se caractérisent également par des descriptions plus colorées et plus longues que dans les autres vies. Comme ensemble, ils contrastent avec les textes écrits par Pierre le Vénérable et ceux qui lui sont ultérieurs. Ceux-ci accordent moins d'importance au précepteur - au profit de Mahomet - et sont plus économes dans le domaine des descriptions. Enfin, n'oublions pas de rappeler que deux auteurs ne mentionnent pas de précepteur dans leur texte : l'Istoria insérée dans le Liber apologeticus martyrum et la Chronique Majeure.

6.4.4. Mahomet-mage

Il nous reste à fournir quelques explications sur les textes qui conçoivent Mahomet comme un mage. Ces écrits sont respectivement la Vita Machometi d'Adelphus, le Speculum Historiale, les Chronica Maiora et le Fortalitium.

Mlle d'Alverny nous signale qu'un Mahomet-mage apparaît déjà chez Euthyme Zygabène, écrivain byzantin du XIe

siècle289. L'Encyclopaedia of Islam290, ainsi que Paul Achard291, affirment que déjà de son vivant Mahomet était considéré comme un mage par certains de ses adversaires. Nous en déduisons que cette tradition a probablement circulé oralement en Orient, qu'elle a ainsi été recueillie par Euthyme Zygabène et enfin dispersée par lui.

Le fait que la qualité de mage soit allouée et au précepteur et à Mahomet constitue à nos yeux une confirmation du fait que les deux personnages sont à situer dans un continuum et qu'ils se partagent caractéristiques292 et responsabilités. Et il est aisé de citer d'autres écrits qui vont dans le sens de cette thèse : le Livre du Trésor de Brunet Latin († 1294) décrit Mahomet sous les

289 « La connaissance de l'islam au Moyen Âge », p. 597.

290 Cf. « Muhammad », p. 363.

291 Mahomet, p. 63.

292 Voir infra : notre point sur les traits de caractère attribués à Mahomet.

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16traits d'un moine apostat293, et dans Renart le Contrefait, poème français du début du XIVe siècle, le prophète se métamorphose en cardinal294.

293 Cf. A. d'Ancona, La leggenda di Maometto in Occidente », pp. 200-201.

294 A.C.M. Robert, Fables inédites des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, T.I, p. CXLV. Le sujet de Mahomet cardinal semble avoir été étudié par E. Douthé (« Mahomet cardinal » dans Mémoires de la société d'agriculture ... sciences et arts de la Marne, 2e sér., I, 2, Châlons-sur-Marne, Martin, 1899, pp. 233-234.), mais nous n'avons pas pu accéder à cet article.

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166.4.5. Le précepteur de Mahomet: tableau récapitulatif

Qui? Inspiré par le Diable?

prédit instruit confirme

LAM

HET Un « pseudo-monachus ».

rassure Cadiga après la première crise d'épilepsie de Mahomet.

VM(E) Après la mort d'un évêque en Terre Sainte, un faux ermite, mage, avide de revêtir le poste vacant, est démasqué et banni.

[personnification du Diable ?]

arrange le mariage et toutes les ruses, jusqu'au tombeau volant de Mahomet.

GDPF Un ermite candidat au patriarchat, tombe en disgrâce pour ces idées hérétiques.

Le Diable profite de ses sentiments de vengeance et le met en contact avec Mahomet.

Il souffle son poison en Mahomet et le traite affectueuse-ment.

règle le mariage avec Cadiga pour enrichir Mahomet.

VM(A) Le moine hérétique Nestor est banni et se retrouve dans les forêts de Liban.

Mahomet et Nestor s'instruisent mutuellement.

C'est plutôt Mahomet qui aide Nestor en tant que son héraut. Ensuite jaloux de la renommée de Nestor, Mahomet l'élimine.

OM Un ermite de renom.

prédit les crimes que Mahomet commettra sous la domination du Diable.

contraint par un complot de Mahomet, l'ermite rassure Cadiga après la première crise d'épilepsie.

SB 1. Serge, moine hérétique de la secte nestorienne, expulsé.2. Un hérétique juif.

1. Il est dirigé vers l'Arabie par Satan.

1. enseigne la fausse doctrine chrétienne (nestorienne).

1. aide Mahomet à triompher grâce à la religion. 2. assiste.

SH Un certain astrologue.

aide à confirmer les faux propos de Mahomet.

CM

HO 1. Sosius, moine 1. « vir Belial ». 1. et 2. aident

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16Qui? Inspiré par le

Diable?prédit instruit confirme

apostat et hérétique, excommunié et chassé, s'enfuit en Arabie et veut se venger2. Un certain Juif

1. et 2. sont envoyés par « l'ennemi de la religion ».

Mahomet à instaurer une fausse loi.

TS Un homme chrétien très pieux, appelé Bachut (Bahayra) l'ermite vit dans une abbaye dans le désert.

attend quelqu'un dont l'importance pour l'Eglise chrétienne lui a été révélée.

Mahomet devient son fils adoptif et apprend de lui la foi chrétienne.

FF 1. Un astronome juif2. Un moine hérétique d'Antioche, nommé Jean. 3. Un moine arien hérétique Serge, expulsé.

1. prédit que Mahomet sera un homme important pour régner et pour faire des lois.

1. enseigne les sciences naturelles et la foi juive et chrétienne; invente une vision révélatrice de la grandeur de Mahomet.2. enseigne (également) l'Ancien et le Nouveau Testament mais tout est contre Dieu et la (vraie) loi3. enseigne

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167. La « Révélation »

7.1. D'une Révélation sincère à une crise d'épilepsie déguisée

Selon la tradition musulmane, Mahomet a reçu la Révélation à l'âge de 40 ans environ. Elle est précédée d'une longue période d'enthousiasme fanatique pour restaurer l'ancienne foi d'Abraham afin de lui rendre son ancienne vigueur295. C'est ainsi que Mahomet passa chaque année un mois en solitaire, dans les grottes de Hira, pour méditer. La Révélation survint durant ce mois de retirement annuel : l'ange Gabriel (Jibra'il) lui apparut dans son sommeil et l'obligea, lui, l'illettré296, à lire le premier verset du Coran.

Pour ce qui touche à l'état de Mahomet au moment de la Révélation, il est dit qu'il fut pétrifié et ne put plus bouger. Ensuite il se cacha le visage en le couvrant d'un tissu jusqu'à ce qu'il maîtrisât son émotion297.

Les auteurs byzantins, partant du principe que Mahomet ne pouvait pas avoir eu de véritable révélation, introduisirent l'idée d'un Mahomet sujet à des crises d'épilepsie. Le déséquilibre mental, et l'épilepsie bien plus encore, étaient reconnus comme étant des émanations du Diable298. En niant et en souillant de cette façon la base même de l'islam, ils justifièrent leur vision selon laquelle cette religion serait égale à tout ce qu'il y a de plus faux et de plus abject.

Barthélémy d'Édesse donne une description détaillée de la première crise vécue par Mahomet :

295 Cf. Mills, Histoire du Mahométisme ..., p. 13: « Des communications prétendues avec la divinité sont la preuve la plus certaine du fanatisme religieux. »

296 Historiquement, il n'est probablement pas vrai que Mahomet fut tout à fait illettré.

297 Cf. Sliman ben Ibrahim, E. Dinet, The life of Muhammad, p. 52; Gabrieli, Mahomet, G.H. Bousquet, L'authentique tradition musulmane, p. 50.

298 A. Ducellier, Le drame de Byzance, p. 238.

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16

Statim vero vertigine correptus in terram cecidit et procubuit sese volvens et revolvens, dentibus stridentibus et ore spumanti, quod vobis inter orandum admodum familiare est, o Musulmanni299.

Les autres auteurs byzantins sont moins explicites quant à la description de la maladie, mais le sont plus pour ce qui touche au nom de celle-ci : « comitialis morbus ». Seul Euthyme Zygabène parle de paralysie dans sa Panoplia. Par contre, dans son De Saracenorum principe, il utilise le terme d'épilepsie300.

L'explication de la fausse révélation par l'épilepsie proposait plus d'un intérêt : D'abord, la maladie avait une connotation négative. Celui qui vivait une telle crise passait pour un possédé du Diable. La chute que provoquait l'épilepsie correspondait ainsi à une chute au sens figuré. Certains textes sont même très explicites à ce sujet.

De plus, la crise d'épilepsie permit de mettre en relief l'hypocrisie et le caractère maléfique de Mahomet ou/et de son précepteur, qui savai(en)t très bien qu'il ne s'agissait pas d'une révélation, mais qui converti(ren)t habilement les manifestations du mal en preuves de sainteté.

7.2. Les auteurs occidentaux

7.2.1. Introduction

299 Barthélémy d'Edesse, op. cit., P.G. CIV, col.1427. (trad. en latin par Migne).

300 Voir: Théophane (IXe s.), Chronographia, P.G. CVIII, 686B : « Porro, cum morbo comitiali laboraret » Constantin Porphyrogénète (Xe s.), op. cit., P.G. CXIII, col. 191B : « Cum autem comitiali morbo laboraret, hinc dolor ingens uxori (...), tali nupsisset viro, non solum egeno sed etiam epileptico » ; George Cédrène (XIe s.), op. cit., P.G. CXXI, col. 810B : « Cum autem et daemone exageratur et comitiali morbo laboraret (...) » ; Euthyme Zygabène (XIe s.), op. cit., P.G. CXXX, col. 1334C: « Qui cum aliquando paralysi laboraret (...) » ; Euthyme Zygabène, Saracenica seu Moamethica : « Habebat autem morbum epilepsiae » ; Jean Zonare (XIIe s.), op. cit., P.G. CXXXIV, col. 1286C: « Sed quia comitiali morbo laborabat, et ex intervallis impetu illius mali prostratus, mente alienabatur ». (Traductions en latin par Migne).

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16

Dans le contexte chrétien occidental, la maladie était également une métaphore du péché et même de l'hérésie301. Parmi elles, le « mal caduc », caractérisé par sa chute, ses convulsions et son aspect bestial302, occupait une place de prédilection. Les auteurs de nos textes semblent donc volontiers avoir repris le fait que Mahomet souffrît de ce genre de maladie car cela laissa aucun doute quant à sa situation : il était clairement inspiré par le Diable. Certains textes vont même jusqu'à expliciter pourquoi : pour Embricon de Mayence303, comme pour Jacques de Vitry304, Dieu punit celui qui a tant profané la religion chrétienne.

Toutefois, si ce motif occupe une place centrale dans les biographies byzantines - à l'instar de la tradition musulmane, la (fausse) révélation reste un pilier dans l'histoire de la naissance de l'islam -, son intégration dans l'ensemble des textes latins est parfois différente. On peut dire que la « Révélation » en état d'épilepsie entre parfois en concurrence avec d'autres motifs, qui mènent eux aussi à ce moment décisif synonyme du passage de Mahomet au rang de prophète. Il s'agit notamment des motifs du mariage et des ruses.

Il importe aussi de signaler que certains auteurs ont également ou seulement intégré la crise d'épilepsie à la fin de leur texte305.

301 Le Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, p. 942, réfère à un traité du XIIe siècle écrit par Hugues Fouilloy: De la médecine de l'âme.

302 Que certains aiment accentuer en donnant une brève description: « [...] eversis obtutibus, facie tabida, labiis spumantibus, dentium ejus stridoribus ipsa terreri. » (Gesta Dei per Francos, I,3); « [...] nam Machomes morbo, qui dicitur esse caducus, arreptus domine concidit ante pedes, menbra volutat humi, decurrunt ore salive,[...].» (Otia de Machomete v.401 sq.); « spumans velut porcus » (Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2,2.3).

303 v.985-1014. C'est un long commentaire de l'auteur sur la vengeance de Dieu.

304 p. 15 : « Ipse autem divino percussus judicio, morbo caduco laborans aliquando in terram cadendo spumabat. »

305 V. aussi nos propos sur la fin de Mahomet.

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16

7.2.2. Révélation et mariage

Dans presque tous les textes, s'il y a « Révélation », celle-ci est précédée du thème du mariage. Seul le texte de la Vita Machometi d'Adelphus situe le mariage explicitement plus tard, non loin en fait, de la fin de Mahomet306. Comme nous l'avons déjà démontré, on a attribué à ce mariage une implication sociale importante pour la percée de Mahomet. C'est ainsi que Jacques de Vitry semble juger ce changement social plus décisif que la crise d'épilepsie déguisée. Dès lors, l'envie de Mahomet d'être reconnu comme prophète, et la réalisation de ce désir, sont plutôt perçues comme une conséquence de sa montée sociale doublée d'un orgueil démesuré. Voici un extrait de l'Historia Orientalis:

Ipse vero, qui semper vitam miseram & inopem usque ad dies illos duxerat, subito & quasi casu fortuito & inopinato ditatus coepit in oculis suis extolli & apud se inaniter gloriari, cogitans intra se & modis omnibus procurans, qualiter super gentes illas, que regem non habebant et tribus suas posset dominari , & apud homines illos magnus haberi307.

Le Speculum, les Chronica Maiora, les Legenda Aurea308 et le Fortalitium309, semblent accorder autant d'importance au mariage qu'à la crise d'épilepsie. Le texte d'Alphonse de Spina - contrairement à celui de Vincent de Beauvais310 - fait clairement transparaître qu'il s'agit de deux traditions différentes, puisées dans différentes sources. Il les traite d'ailleurs dans des points séparés (II, 2.2 et II, 2.3).

306 On a déjà signalé que chez Pierre le Vénérable, le thème du mariage est absent.

307 p. 11.

308 Il ne s'agit que d'un passage. Jacques de Voragine fait également état d'autres visions. Voir ci-après.

309 Souvenons-nous que ces récits semblent relever d'une même tradition. Voir supra.

310 Il semblerait donc que Vincent de Beauvais et Alphonse de Spina aient utilisé séparément les même sources, probablement espagnoles.

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La plupart des auteurs cependant, font la différence, plus ou moins explicitement311, entre la préparation de la carrière de Mahomet - son mariage -, et la « Révélation », l'événement qui change tout et qui lui accorde le titre de « Prophète ». Encore que cette révélation puisse être d'une nature différente qu'une crise d'épilepsie ...

7.2.3. Révélation et ruses

Dans l'Istoria de Machomete reprise par Euloge, Mahomet reçoit la révélation par l'intermédiaire d'un vautour au bec d'or, qu'il dit être l'ange Gabriel312. Ce passage intervient, comme l'épilepsie dans la plupart des autres textes, après le mariage. Mais l'auteur est plus précis à ce sujet, le vautour est l'esprit de l'erreur qui apparaît en raison du comportement sexuel frénétique de Mahomet. En fait, à l'intérieur du récit, ce passage fonctionne de manière analogue à celui de l'épilepsie dans les autres textes.

Aux XIe-XIIe siècles, les Otia de Machomete et les Vitae d'Adelphus et d'Embricon, diffèrent des autres textes en ce sens que le thème des ruses y est situé de telle façon qu'il devient également, un fait marquant dans la construction de la carrière de Mahomet. Mahomet même, éventuellement assisté par son précepteur, y manigance des faux miracles afin de faire croire au peuple qu'il est l'envoyé de Dieu. Il s'agit notamment de la vache porteuse du Coran, de la colombe chuchotante, du festin de lait et de miel et de l'eau divine313. Chez Gautier de Compiègne, on peut voir ce passage comme une sorte de confirmation; chez Embricon de Mayence et

311 Guibert de Nogent par exemple, est très explicite: « et quia pauper erat et pauperi minus auctoritatis suppetebat, hoc ei statim modo divitias procuravit. Ditissima quaedam mulier viduitatem, obeunte marito, inciderat. Eam sibi nuntio sordidissimus eremita contraxit » (Gesta Dei per Francos, P.L. CVLI, col. 690C)

312 Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col. 859 : « Mox erroris spiritus in specie vulturis apparens os aureum sibi ostendens ».

313 Le lecteur touvera plus de détails sur ces ruses et faux miracles dans le point suivant.

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16Adelphus, le thème acquiert plus de poids et sert à lui seul de « Révélation ».

Au XIIIe siècle, Jacques de Voragine s'inscrit dans la même lignée dans un fragment de sa Vie de Mahomet :

praedictus igitur vir populum convocans dixit, se illum sibi velle praeficere, quem spiritus sanctus in specie columbae monstraret, statimque columbam secrete emisit et illa super humeros Magumeth, qui cum aliis adstabat, evolans rostrum in ejus aure apposuit. Quod populus videns spiritum sanctum esse credidit, qui super eum descenderetac in ejus aure verba Dei inferret (...)314.

La ressemblance avec le récit utilisé par Euloge est frappante. Pourtant, Il nous est difficile de croire que l'Istoria ait été directement à la base de la Légende Dorée. Nous pouvons avancer deux arguments :

- dans le Speculum et le Fortalitium figure un oiseau « chuchotant ». Ces deux textes relèvent, avec la Légende Dorée d'une même source incertaine qui n'est cependant pas l'Istoria315. On peut supposer que cette dernière est à la base d'une évolution ultérieure.

- La conception des choses déployée dans l'Istoria est très différente de celle dans le groupe de textes cité : le vautour de l'Istoria est une sorte de deus ex machina; l'oiseau dans les autres textes a été dompté par Mahomet-même (ou son précepteur).

Ce dernier argument nous a amené à nous intéresser aux stratégies de texte. Voici le fruit de nos analyses :

La crise d'épilepsie est définie comme une punition de Dieu ou une manifestation du Diable. Le vautour de l'Istoria vient également pour condamner Mahomet. Or, sans cette intervention extérieure, si on lui attribue le statut de (fausse) révélation, Mahomet ne serait peut-être jamais

314 p. 828.

315 V. supra.

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16devenu Prophète. Aucun récit ne parle d'une simulation d'une crise d'épilepsie. Quant au Diable, est-ce lui qui avait ainsi planifié l'ordre des événements, à la mode des dieux de la mythologie grecque? Tout ceci n'était pas vraiment clair. C'est pourquoi, du moins nous le supposons, quelques auteurs ont voulu que l'enchaînement des faits soit plus logique, et ce dès le XIe siècle. Certains ont décrit comment Mahomet devint prophète après son mariage316, d'autres ont fait surgir l'idée d'une fausse révélation dans l'esprit - encore plus diabolique - de Mahomet même ou/et de son précepteur.

L'on voit ces stratégies se côtoyer dans des biographies comme la Légende dorée, le Speculum ou le Fortalitium, de par le fait que ces textes proposent une compilation d'éléments venant de sources différentes.

316 V. supra.

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167.3. La Révélation à travers le mariage, l'épilepsie et les ruses : tableau récapitulatif

Mariage Crise d'épilepsie Ruses

LAM (1) cum patrona sua jure

barbarico in ira congressus est

(2) Moxque erroris spiritus in

specium vulturis ei apparens, ...,

angelum Gabrielem esse se dixit

HET (1) Paulatim autem fiducia penes

ipsam percepta mulierem, qui

vidua erat, et accepit eam uxorem

(2) Porro habebat passionem

epilepsiae.

VM(E) (1) Impaciensque more, mox

libertatis honore/ Donans

Mammutium, detrahit officium/

Illi servile pro quo sibi reddit

herile,/ Atque suum dominum,

constituit famulum/ Nempe

maritali theda rituque jugali/

Huic se subposuit, heu! quia

depuduit.

(3) Nam male pro gestis rapit

hunc epilentica pestis que vexet

miserum pro numero scelerum.

(2) signis namque novis frons

titulata bovis/ Auro fulgebat

carmenque novum retinebat/

Quod qui viderunt, tale fuisse

ferunt:/

« HUNC DEUS ELEGIT, QUI

ME SERVIRE COEGIT, SIC

EGO MISSUS EI SUM

PIETATE DEI. »

GDPF (1) Spe igitur omnium quae

fierent et quae fienda essent

praecognitionis illecta, suo vati

conjungitur

(2) propheta coepit egregius

morbo epilepsiae, quem caducum

vulgo dicimus (...) vexari

(3) et per medias coadunatarum

gentium turmas, volumine

cornibus imposito, ad pedes

loquentis

quasi congratulatura vacca

contendit

VM(A) (2) Te mihi celitus destinatam

uxorem, sed nisi spe prolis

promisse vellem, si fas esset,

destinatis reluctari.

(1) - simulata ille intus, quasi se

de oratione nuper levaret,

fatigatione acceptis per fenestram

vasis singulorum de utribus, quos

ad hoc absconderat

- vitula quam accurentem cernitis,

nuntia dei venit

OM (1) Tractatur de conjugio,

consentit uterque/ et modico

lapso tempore conveniunt.

(2) Nam Machomes morbo, qui

dicitur esse caducus,/ arreptus

domine concidit ante pedes.

(3) Tunc Taurus (...) exilit ad

vocem Machometis vincula rumpit

et domini pedibus stratus adorat

eum.

SB et ut fertur, a multis, arreptitio et

cadente, quasi instrumento et

organo sibi aptissimo usus [...]

gentem maximam [...] secum in

aeternam perditionem dimersit.

SH (1) prefata mulier [...] cum esset

vidua assumpsit eum sibi

maritum sicque machomet totius

provincie illius obtinuit

principatum.

(2) Post hec vero machomet cepit

cadere frequenter epylentica

passione

(3) - columba in ejus aurem juxta

morem solitum grana in ibi

reposita comedens

qui verba legit ei suggerere

simulavit

- taurus [...] qui legis nove

mandata celitus missa que ipse

cornibus ejus alligaverat detulit

- picerias lacte ac melle plenas

quas ipse in certis locis terre

latenter infoderat quasi per

divinam revelationem ibidem

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16Mariage Crise d'épilepsie Ruses

effodi fecit

CM (1) praefata mulier [...] cum esset

vidua, adsumpsit eum sibi

maritum, sicque Mahumet totius

provinviae illius obtinuit

principatum.

(2) Post haec autem Mahumet

coepit cadere frequenter

epilentica passione

HO (1) Tous deux enflammés par les

mêmes désirs formèrent d'abord

une liaison secrète et criminelle,

mais ensuite cette femme se

maria publiquement avec lui

(2) Frappé lui-même d'un

jugement divin, et travaillé du

mal caduc, il tombait quelquefois

sur la terre, couvert d'écume.

TS (1) En la fin mourust le Sire de

Mahomet riche & plein d'argent

& pour ce que la femme de ce

marchant le vist de grant beaulte

& saige & plain d'engin & de

fortune eureuse si le print a

mary.

FF (1) et cum esset [tadiga] vidua

accepit eum sibi in maritum sic

quod machometus totius illius

provincie obtinuit principatum et

incepit esse dives et potens

(2) Cum die quadam presente

Cadica regina uxore sua caderet

in terra spumans velut porcus.

(3) - columba candida [...] in ejus

aure juxta morem solitum grana

in aure reposita comedens verba

legis ei suggere videbatur.

- Thaurus [...] quasi nove legis

mandata celitus missa que ipse

cornibus ejus alligaverat detulit

- et vasam quedam lacte et melle

plena que ipse in certis venis terre

artificiose ac latenter immiscuerat

quasi per divinam revelationem

fecit effodi

8. Faux miracles et ruses d'un faux prophète

8.1. Mahomet présenté comme personnage rusé

Dès le Liber apologeticus martyrum, la ruse semble s'ériger en trait saillant du caractère de Mahomet, et forme d'écho en écho un fil rouge à travers les siècles317.

Cette forme malsaine d'ingéniosité, cette intelligence maligne n'est autre qu'une marque de son pacte avec le Diable

317 En voici une énumération : « ut erat astutior tenebrae filius (...) » dans le Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, r. 16; « nequissime artis, mentis callose, nicrologiae diabolicae alumnus doctrinae, magus super omnes. » dans la Vita Machometi d'Adelphus, v. 89-90; « astutus Machomes mente » dans les Otia de Machomete, v. 850; « (...) strenuus in singularibus et calliditate multa » dans la Summula quaedam brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B; « coepit paulatim astutum in errorem inducere » dans le Speculum Historiale, Lib. XXIII, 39 et Chronica Maiora, I, p. 269; « usus fuit quadam astucia vulpina » dans le Fortalitium Fidei, Lib.IV, 2, 2.2.

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16et constitue donc une énième tactique par le biais de laquelle nos auteurs veulent discréditer le faux prophète. On comprend dès lors pourquoi dans certains textes, le précepteur est frappé du même mal318.

Il va de soi que les auteurs ne se sont pas contentés de citer cette caractéristique, s'ils le font. Bon nombre d'entre eux l'ont accentuée et lui ont accordé une importance primordiale en décrivant et en commentant les ruses diaboliques de Mahomet et/ou de son précepteur. Celles-ci sont plurielles et revêtent des natures différentes. Ci-après le répertoire des ruses recensées avant de les commenter :

a. faire en sorte que quelqu'un tombe malade b. faire en sorte que quelqu'un tombe amoureux

c. l'ermite corrompud. La vache / le taureau / le veau messagere. la colombe chuchotantef. l'eau divineg. le festin de lait et de mielh. l'assassin innocenti. recomposition d'un cadavrej. suspension d'un tombeau

8.2. Répertoire des ruses : commentaires

8.2.1. Capacités maléfiques

Ce point regroupe les points a, b et i du répertoire. On ne les retrouve que dans la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence : afin d'installer en position d'autorité sa marionnette Mammutius, le Mage fait en sorte que le consul de Lybie tombe malade319 - il est ainsi plus facile de

318 « Quod dum Nestorius (...) suam defendendo partem astuta digressione exposuisset » chez Adelphus, v. 84-85; « At ille, cum incomparabili praemonitus esset astutia » chez Guibert, P.L., CLVI, col 691A.

319 v. 255-258 :« At Magus ut novit, sua mox prestigia movit Et sic inmeritum Mammutii dominum Morbo percussit tantisque doloribus ussit Quod sibi mors levior, vita foret gravior. »

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16l'assassiner - , ensuite que sa veuve tombe amoureuse de Mammutius et veuille l'épouser320. À la fin du récit, il recompose le cadavre dépecé de Mahomet321.

Le Mage, et non Mahomet, y est ainsi diabolisé à l'extrême, la magie étant considérée comme le pendant noir et satanique du miracle.

L'insertion de ce genre de motifs indique que le texte d'Embricon de Mayence s'inscrit dans un cadre plus romanesque que les autres récits traités.

8.2.2. L'ermite corrompu

Nous nous contenterons d'exposer brièvement ce motif auquel nous avons déjà fait allusion quand nous avons parlé du précepteur de Mahomet. L'ermite corrompu, présent uniquement dans les Otia, est une version « négative » du personnage arabe de Bahîra. Tout au début de l'histoire, Mahomet se rend chez ce saint homme qui a le don de la prédiction :

Sanctus ei: « Vere possessio demonis es tu: lex nova, sacra fides te tribulante ruet,conjugium solves, corrumpes virginitatem judicioque tuo castus adulter eritet lex legitimum dampnabit, iniquus amicum justicie, pietas impietate cadet.Tu facies mentis ut circoncisio non sit,

320 v. 297-301 :« Tunc Magus inceptis magis insistebat ineptis Taliter afficiens arteque decipiens Consulis uxorem quod vix pateretur amorem Ni servum proprium nomine Mammutium Quamvis invitum festinet habere maritum; »

321 v.1071-1076 :« Atque reportavit corpus lectoque locavit, Arte licet membra fovens lacera. Ad quod miscetur quodcumque valere videtur : Sucus laureole flosque tner viole. Inplebantque domum thus, balsama, nardus, amomum, Ex quibus ignotum fecit hic antidotum; »

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16 ut redeat carnis, ut sacra esset aqua,utque loquar brevius, Adam veterem renovabis atque novas leges ad nichilum rediges! »322

Mahomet ne se reconnaît pas du tout dans cette description, mais le Diable prend possession de lui. Quand plus tard, marié, il est victime de sa première crise d'épilepsie, il se souvient du vieux sage et décide de l'utiliser pour convaincre sa femme du fait qu'il est un prophète : le vieil homme n'a d'autre possibilité que de confirmer les propos de Mahomet devant l'épouse prostrée, s'il veut que Mahomet permette, à lui et à ses disciples, de continuer dans la foi chrétienne323.

8.2.3. La vache, le taureau, le veau messagers

Embricon de Mayence semble être le premier à avoir inséré dans son récit ce thème que nous retrouvons ensuite à de multiples reprises. Il s'agit d'un veau que Mammutius a élevé en cachette sur les conseils du Mage. Dans une caverne sans lumière, « infernis vicina »324, il est devenu un monstre terrible dont Embricon de Mayence décrit avec plaisir les détails :

Quem si spectares, taurum vix esse putares; Dixisses potuis : « Demonis est socius ! »Nam non taurina fuit illi sed peregrina Monstri forma novi, nec simulanda bovi.Cornibus horrendus, plus rinocerote timendus; Ignea lux oculi terror erat populi,Horruit ipsarum quasi spinis forma genarum; Huic habuit nares bestia nulla pares.Terribilis flatus, patulus fuit oris hiatus Et rictus atri forma fuit baratri.

322 Otia de Machomete, v.57-66.

323 v. 626-627 : « Tunc sanctus Christi plus conmoda quam sua pensansdicere promittit que Machomes monuit. »

324 Vita Mahumeti, v. 361.

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16Vertex cristatus et equino more comatus, Colli magnifica formaque terrificaExstabatque thoris pectus sublime decoris Et conformis ibi vix fuit ipse sibi.Neu ponam dorsum vel cetera membra seorsum : Dorso, poplitibus, cruribus et pedibusSilvis exstanti fuit, ut puto, par elephanti ; Et si quis querat : belua talis erat 325!

Lâché et confronté à la lumière, ce monstre ravage les endroits par lesquels il passe. Vient alors le moment où il faut élire un nouveau roi : le Mage, qui a l'habitude de se faire passer pour un sage pauvre, édicte que celui qui arrivera à juguler la bête sera élu. Après quelques scènes qui semblent être inspirées par les corridas, et qui pourraient trahir une source espagnole, c'est évidemment Mahomet, « Mammutius », qui dompte l'animal, qui lui est bien connu. Les spectateurs sont stupéfaits, surtout quand ils voient que le monstre porte sur le front une pancarte avec le texte suivant :

HUNC DEUS ELEGIT, QUI ME SERVIRE COEGIT SIC EGO MISSUS EI SUM PIETATE DEI326

Quant aux origines de ce passage, celles-ci pourraient être localisées dans un écrit intitulé l'Apocalypse de Bahira, si on accepte qu'il soit antérieur au XIe siècle327. Ce texte anonyme, narrant la confession du vieux moine-précepteur Serge-Bahîra, contient en effet également un

325 v.369-386. Pour une analyse intertextuelle de cette description, nous renvoyons à Guy Cambier, Introduction à l'édition de la Vita Mahumeti d'Embricon, pp. 18-20.

326 Vita Mahumeti, v. 677-678.

327 Il n'y a pas de clarté absolue quant à la datation de ce texte : A. Abel le situe au IXe siècle, R. Gottheil au Xe, A.J. Wensinck au XIe-XIIe, enfin G. Levi della Vida « à une époque beaucoup plus avancée que le IXe siècle ». (V. Y. Lepage, Introduction à l'édition du Roman de Mahomet, pp. 20-21).

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16passage où est décrit la vache porteuse du Coran328. Pour ce qui est des origines plus lointaines : le Coran contient en son sein une sourate « de la vache »329. Elle porte ce nom parce qu'elle propose effectivement un passage avec une vache qu'Allah demande de sacrifier330. Dans la même sourate, il est également question de la qualité divine du Coran. Un peu de confusion et beaucoup de fantaisie auraient pu mener à la ruse décrite. Ainsi aurait pu avoir lieu le même procédé dérivationnel comme dans l'Istoria de Machomete. Celle-ci raconte que Mahomet composa des psaumes à la mémoire de veaux, de huppes et de grenouilles (« psalmos composuit memoriam faciens rubrae vitulae, upuppae et ranae »)331. Il s'agit à l'origine probablement d'une réminiscence coranique332.

Mais peut-être y a-t-il encore un autre facteur dont il faut tenir compte. Nous en parlerons lors de notre deuxième partie.

Une chose est en tout cas certaine: le motif a plu. Peu après Embricon de Mayence, c'est Guibert de Nogent qui en fait usage. Cependant, le taureau monstrueux qu'avait décrit le premier devient chez le second une vache docile. C'est-à-dire que Mahomet a accoutumé une vache à accourir dès qu'elle entend sa voix (« ita manui suae assuefecerat ut quotiescunque aut ejus vocem audiret, vel videret praesentium, vix eam vis ulla teneret quin ad eum intolerabili quadam aviditate concurreret »)333. Le prophète annonce ensuite un jeûne collectif de trois jours, au bout desquels Dieu donnera un

328 Cf. Y. Lepage, introduction à l'édition du Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont, pp. 43-44.

329 C'est la deuxième sourate du Coran.

330 Cf. Coran, 2,67-72.

331 Liber Apologeticus martyrum, P.L. CVLI, col. 860A.

332 M.-Th. d'Alverny réfère à la sourate 27, « dans laquelle il est question de Salomon, de la huppe et de la reine [regina = rana] de Saba » (« La connaissance de l'islam en Occident », p. 589).

333 Cf. Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI col. 691C.

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16signe. Il fait apparaître la vache précisément au moment où il est entouré de la foule, avec entre ses cornes le livre qu'il a écrit (Guibert ne parle pas explicitement du Coran). Quand elle se couche à ses pieds, le peuple est fou de joie et fête le Prophète et le livre « miraculeusement offert »334.

Chez Adelphus, un veau est mis en scène. Caché par « Machometa » et privé d'eau durant deux jours, il est lâché le jour où Mahomet a convoqué le peuple. Près d'une source, il attend que Dieu envoie le Message écrit. Et voilà que le veau, assoiffé, se rue vers la source, le Message attaché à ses cornes, et fait une génuflexion, afin d'avoir accès à la source :

Cumque multis sermonibus ille diem protraheret, nonnullis ambagibus turbam detineret, ecce sole jam a centro ad nonam vergente vitulam a Nestorio emissam procul accurentem adeo sitibundam - noverat enim ibi fontem -, aspexere (...) iam super fontem venerat vitula et siti, cuius impetu ferebatur, satisfaciens ripe genibus incumbebat et prospecta cornuum insolita spetie sub unda ad singulos tactus reformidat335.

Chez Gautier de Compiègne, figure un taureau dont la description diffère également fortement de celle faite dans le texte d'Embricon de Mayence. Cet animal est blanc comme neige et docile comme un mouton. Caché depuis le temps où il était encore un veau, il a appris à faire la génuflexion et à prendre une pose d'adoration :

Sed vitulum niveum Machomes absconderat intus cuius erat potus Bachus et esca Ceres,qui sic doctus erat studio Machometis, ut eius se genibus flexis sterneret ante pedeset persistebat in terra sicut adorans, donec surgendi signa daret Machomes336.

334 Cf. Ibidem, col. 691C-D.

335 v. 239-242 et v. 251-254.

336 v. 665-670.

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16Sa fonction est similiaire à celle décrite dans le

texte de Guibert : apporter le Livre de Dieu, entre ses cornes, et faire la courbette, bref, jouer le messager de Dieu.

Il est intéressant de voir que les taureaux d'Embricon de Mayence et de Gautier de Compiègne - le premier violent et monstrueux, le deuxième docile et mignon -, coexistent dans la Légende de Mahomet, ouvrage italien du XIVe siècle337. Mahomet y devient roi après avoir dompté un taureau-monstre, et il accède au statut d'envoyé de Dieu après la remise du Coran par le veau-messager338.

Le taureau - messager - réapparaît encore, mais beaucoup plus succinctement, chez Vincent de Beauvais339 et chez Alphonse de Spina340. Ces deux fragments sont presque identiques et ont probablement comme source commune le texte disparu de Guillaume de Tyr, cité explicitement par Vincent de Beauvais341. Ce serait donc une deuxième source commune, après la Risala du pseudo-Kindi.

8.2.4. La colombe chuchotante

Nous retournons au monde des animaux. La colombe qui semble chuchoter quelque chose à l'oreille du faux prophète apparaît - nous l'avons déjà dit - dans plusieurs textes tardifs : le Speculum Historiale342, les Legenda Aurea343 et le 337 Comme nous l'avons déjà mentionné dans notre Introduction (note sur les textes du XIVe siècle), nous n'avons pas pu accéder à l'édition de ce texte, faite par Mancini. Nous nous basons sur un article de Guy Cambier, « L'épisode des taureaux dans la Légende de Mahomet ».

338 V. Guy Cambier, « L'épisode des taureaux ... », pp. 230-231.

339 Speculum Historiale, Lib. XXIV, 40.

340 Fortalitium Fidei, Lib. IV, 3.

341 Speculum Historiale, Lib. XXIIII, 40 : « Fertur autem esse libellus in partibus transmarinis de mahometi fallaciis in quo legit (...) ».

342 Lib. XXIV, 40.

343 p. 828.

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16Fortalitium Fidei344. On se souviendra que deux de ces textes, le premier et le troisième, contenaient déjà des fragments presque identiques relatifs au passage du taureau et qu'on leur a attribué une source identique345. Dans ces récits, la colombe constitue en fait une sorte d'addition au passage où Mahomet a rassemblé le peuple pour la remise miraculeuse du Livre de Dieu. C'est ainsi qu'avant l'apparition du taureau, elle vient lui souffler à l'oreille le Message que le taureau apporte en version écrite.

Comme ce fut le cas pour le taureau, la colombe a également été préparée pour cette intervention : elle a l'habitude de venir picorer la graine que Mahomet pose pour elle dans le creux de son oreille.

On se souviendra également que nous avons émis l'hypothèse que Jacques de Voragine se serait partiellement basé sur le Speculum de Vincent de Beauvais, mais qu'il semble accorder une importance plus fondamentale au passage de l'oiseau, du moins dans un fragment de son texte. Ce fragment se caractérise par une frappante similarité avec l'Istoria de Machomete d' Euloge : celui où Mahomet reçoit la « Révélation » par l'intermédiaire d'un vautour au bec d'or qu'il présente comme l'ange Gabriel. Mais le texte ne parle ni de « chuchoter à l'oreille », ni d'une ruse de la part de Mahomet.

8.2.5. Les provisions divines

Nous parlerons ici des points f et g du répertoire.C'est Adelphus qui nous narre l'histoire de l'eau divine : Mahomet et Nestor ont caché des outres pleines d'eau près de la cabane de Nestor dans le but de simuler ainsi une intervention divine. Le peuple s'étant rassemblé autour de la cabane pour écouter la nouvelle doctrine de Nestor, et ayant résidé trois jours durant dans cet endroit désert et aride, la soif lui devient insupportable. C'est alors que Nestor promet de prier Dieu pour qu'il intervienne. Le

344 Lib. IV, 3.

345 Cf. supra, 7.2.3. Révélation et ruses.

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16lendemain, l'eau coule et le peuple s'extasie346. Et voilà que l'auteur tourmenté se pose la question suivante :

O iterum iterumque omni caligine cecior gentilitas, quare tam concita mente furtivo signo credebas? Cur non saltim apertum et detectum poscebas? Certe certe non furtim sed palam Moysi virga fontem de petra elicuit sicque sitientibus ministravit347.

L'origine de ce motif se trouve peut-être dans une certaine réalité historique. En effet, P. Achard écrit à propos de la Mecque que cette ville « est située dans une vallée pierreuse et stérile, environnée de montagnes » et que« Les habitants recueillent l'eau des pluies qu'ils rassemblent dans des citernes »348. Une telle image a pu être rapportée par des croisés.

Nous retrouvons la même mise en scène dans la Légende de Mahomet, écrit que nous avons déjà cité à propos de l'épisode des taureaux. Mahomet, en tant que nouveau Moïse, y fait apparaître cinq outres pleines d'eau349.

En établissant un parallèle avec les miracles accomplis par Moïse, ces auteurs affichent ostentativement leur mauvaise foi, car les miracles chrétiens auraient pu - tout aussi facilement - être l'objet de descriptions ironiques. On ne peut trouver meilleure illustration de ce que sont les « frontières de la foi » : comparer Moïse et Mahomet, c'était comparer Dieu et le Diable.

Le motif du lait et du miel ne fait que reprendre cette stratégie. Dans les Otia, Gautier fait même en sorte que ce soit Mahomet en personne qui établisse la comparaison avec Moïse. Il rend ainsi l'ironie encore plus mordante :

346 v. 181-193.

347 Vita Machometi, v. 194-196.

348 Mahomet, p. 6.

349 Cf. Guy Cambier, « L'épisode des taureaux ... », p. 234.

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16« Ascendamus », ait, « montem quem cernitis illic, fortassis nobis celica verba sonent:Sic etenim quondam Moyses de monte refertur in tabulis legem dante tulisse deo »350.

Et avant que la loi lui soit apportée par le taureau (Cf. supra), Mahomet « découvre, grâce à Dieu », des puits remplis de lait et de miel, qu'il avait lui-même creusés et remplis351. Il explique que le miel signifie que les lois dures seront abolies, et le lait que c'est le Père qui les en libère.

Cette même ruse est décrite par Vincent de Beauvais352 et par Spina353, ce qui pourrait, une nouvelle fois, indiquer Guillaume de Tyr comme source354, celui-ci s'étant sans doute inspiré de la description coranique du Paradis : des jardins parcourus de ruisseaux d'eau, de lait, de vin et de miel355.

8.2.6. L'assassin innocent

Il est étonnant d'observer que ce motif se présente par deux fois. La première attestation figure dans le texte d'Adelphus : Mahomet, jaloux du fait que la renommée de Nestor soit plus grande que la sienne, décide de se débarasser de lui. Et, vu que le but avoué est que tous les honneurs lui reviennent, il ne peut se permettre le moindre soupçon à son égard. C'est la raison pour laquelle il enivre tout le monde, Nestor et ses compagnons, et qu'il tue Nestor avec l'épée d'un des compagnons. Celui-ci sera ensuite

350 Otia de Machomete, v. 765-768.

351 v. 811-828.

352 Speculum Historiale, Lib. XXIV, 40.

353 Fortalitium Fidei, Lib. IV, 3.

354 Plutôt que la Risala, puisqu'il s'agit toujours du même passage, contenant aussi le taureau et la colombe, où Vincent de Beauvais réfère précisément au Libellus de Guillaume de Tyr.

355 Coran 14,23 et 47,15.

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16exécuté par Mahomet. Voilà donc la première version356.

La deuxième version présente de très nombreuses analogies avec la première, si ce n'est que cette fois-ci, c'est Mahomet qui se fait leurrer. Ce sont ses compagnons qui sont jaloux et qui tuent le sage Bahîra avec l'épée qui lui appartient357. Cet exemple illustre à merveille combien le texte de Guillaume de Tripoli détonne fondamentalement par rapport aux autres : on n'y trouve presqu'aucun élément négatif relatif à Mahomet.

Par ailleurs, il nous paraît assez improbable que Guillaume se soit basé sur le récit d'Adelphus. Premièrement parce que celui-ci n'a guère circulé - il n'en existe qu'un seul manuscrit -, deuxièmement parce que tout chez lui, y compris sa connaissance de l'arabe, fait deviner des sources orientales. Quant à Adelphus, il peut avoir recueilli oralement des vestiges de cette filière, comme il semble l'avoir fait aussi pour d'autres motifs (Cf. infra).

8.2.7. Le tombeau suspendu

Cet épisode sera développé ultérieurement, ensemble avec celui du cercueil de Mahomet358.

8.2.8. Conclusion

En guise de conclusion à cette énumération commentée, nous répétons que le caractère roué attribué à Mahomet avec pour corollaire ses ruses, ont pour but de diaboliser le Prophète d'Allah - et/ou son précepteur -, et par cette voie, de discréditer sa personne ainsi que ses enseignements. Dans ce même but, les textes renvoient à plusieurs reprises explicitement à Moïse, un vrai prophète qui n'avait pas besoin de mentir. Nous avons le sentiment que l'Occident producteur de cette image d'un Mahomet rusé, s'est heurté à ses croyances et à ses récits de miracles, et que c'est là 356 Vita Machometi, v. 258-270.

357 Tractatus de Statu Saracenorum dans Sinner, T. II, pp. 289-290.

358 Cf. le chapitre sur la fin de Mahomet.

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16précisément qu'il faut chercher la raison d'être des motifs que nous venons de décrire.

Cependant, tous les textes n'ont pas eu recours à des constructions narratives ayant pour visées la mise en exergue des ruses utilisées par Mahomet. En effet, afin d'être à même de l'opposer aux vrais prophètes, certains auteurs de Vitae privilégieront un autre thème tout aussi porteur de discrédit, celui des « faux miracles ».

8.3. Faux miracles

Lorsque que nous avons abordé les premières années de la vie de Mahomet, nous avons fait allusion aux nombreux récits relatifs aux miracles que la tradition musulmane situe durant l'enfance du Prophète, période sur laquelle les historiens ne disposent que fort peu d'informations.

L'introduction dans les Vitae des miracles vécus par Mahomet est un fait tardif, vu qu'il faut attendre le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais pour y trouver une première allusion, et l'Historia Orientalis (XIIIe s.) de Jacques de Vitry pour que le sujet en question apparaisse à plein dans une Vie de Mahomet. Ce constat entraîne bien évidemment une interrogation sur les raisons imputables à l'introduction tardive de ce thème au sein des Vitae.

Répondre à cette question n'est pas aisé, pour ne pas dire impossible au stade des recherches que nous menons. En effet, le problème posé touche aux hadîths ainsi qu'aux autres traditions musulmanes359, et à la prise de connaissance du contenu de celles-ci au sein du monde arabe360, et a fortiori en Occident. En fait, nos investigations ne nous permettent d'énoncer que trois suppositions : d'une part, le sujet des miracles abordé ne figure ni dans des oeuvres très fournies telles que le Panoplia Dogmatica et le Saracenica, sive moamethica du byzantin Euthyme Zygabène (XIe s.)361, ni

359 Cf. notre Introduction.

360 Ibidem.

361 Cf. P.G., CXXX.

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16dans l'oeuvre abondante en la matière de Pierre le Vénérable, ni dans l'oeuvre apologétique contre l'islam du magister Alain de Lisle (XIIe s.)362, ni même dans le Contenta contra sectam Mahumeticam363 de Ricoldo da Montrecroce, qui longtemps séjourna dans les pays du Levant, ce qui pourrait nous amener à croire que le sujet des miracles de Mahomet était peu ou pas du tout connu en Occident jusqu'au milieu du XIIIe

siècle; d'autre part, il n'est peut-être pas inutile de prendre en considération que Jacques de Vitry « a été nommé en 1216 évêque de la ville d'Acre, carrefour de civilisations, creuset où se mêlent des communautés religieuses et humaines fort disparates »364, soit en un lieu - comme en attestent ses Lettres365 - où il fut confronté à « l'univers complexe des Églises orientales »366, mais aussi à celui des traditions véhiculées par les Sarrasins, ce qui pourrait expliquer les connaissances en la matière affichées par Jacques de Vitry; et enfin, rappelons ce que nous offre en partage l'Encyclopedia of Islam :

Altogether, in the 13th century there originated then those writings which finally completed in essence the whole knowledge of the European Middle Ages and which - apparently by always going back directly to Arabic-Islamic sources - transmitted a remarkably wide spectrum of correct information367

Comment les « miracles de Mahomet » sont-ils utilisés dans les Vitae afin de jeter un discrédit supplémentaire sur l'islam et son Prophète ?

362 Cf. Contra paganos seu Mahometanos dans P.L. CCX. Cf. également l'édition de ce texte inséré dans un article de Marie-Thérèse d'Alverny : « Alain de Lille et l'Islam. Le Contra Paganos ».

363 Oeuvre écrite par un dominicain florentin qui mourut en 1309. Par conséquent, ce texte est postérieur à celui de Jacques de Vitry.

364 J. Loew et M. Meslin, Histoire de l'Église par elle-même, p. 157.

365 Cf. R.B.C. Huygens, Jacques de Vitry, lettres (1160-1240).

366 J. Loew et M. Meslin, op. cit., p. 157.

367 Cf. sous l'entrée « Muhammad », p. 379.

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16Jacques de Vitry articule son argumentation sur les

propos qu'auraient tenus Mahomet, à savoir, que les prophètes « ne sont pas des faiseurs de miracles agissant sur commande. Ils ne sont que des hommes ordinaires »368. Ainsi, Jacques de Vitry écrit que Mahomet affirmait qu'il n'était pas venu pour faire des miracles369, et que par conséquent, ceux qui sont transmis par la tradition islamique constituent autant d'inventions. Et il étaye ses propos en proposant plusieurs exemples : le loup effrayé, la lune qui descend, l'agneau qui parle370.

Observons que l'auteur de l'Historia Orientalis s'inscrit dans la l'esprit scolastique de son temps, et fait donc usage d'un syllogisme pour démontrer l'inexistence des miracles rapportés par la tradition, mais ce faisant, il reconnaît implicitement que Mahomet est un prophète ... ce qui n'était sans doute pas le but visé.

Spina, quant à lui, propose un autre miracle bien connu de la tradition arabe : celui de la poitrine ouverte de Mahomet371. Selon cette tradition, des êtres surnaturels ont ouvert le corps de Mahomet, ils en ont sorti son coeur, l'ont lavé et/ou pesé et l'ont ensuite remis en place. C'est un des passages qui a pour fonction de présager la vocation divine de Mahomet. Ce que fait Spina de ces données est très simple mais aussi très efficace : premièrement, il réduit la réalité supposée à une vision. C'est le juif astrologue qui l'a eue durant son sommeil. Deuxièmement, Alphonse de Spina affirme que le juif a menti et que cette vision n'était que pure invention. En d'autres termes, il n'en est rien de cette prédestination divine.

De cette façon, Alphonse de Spina annonce dès le début - Mahomet étant encore enfant au moment de cette vision - que l'islam est une construction qui ne repose sur rien de solide, si ce n'est des mensonges.

368 Dictionnaire de l'Islam (Brepols) : sous « miracle », p. 258.

369 Ibid., p. 19.

370 Ibid., pp. 20-21.

371 Pour plus de références et d'explications, voir H. Birkeland, The legend of the opening of Muhammed's breast.

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16Plus loin, l'auteur oppose miracles et magie; il

n'exclut pas le fait que des faits surnaturels aient eu lieu, mais les qualifie de sataniques. On y lit :

et cum hec dixit [ = Mahomet] laboravit ut suis incantationibus et magicis artibus ac diabolo concurrente quo dirigebatur facere aliqua mira que miracula videbantur ante illam [= Khadîdja]. Et quia aliqua modo teste scriptura diabolus in angelum lucis se transfigurat diabolus intrabat in eo et faciebat ei aliquo futura predicere et per istum modum decipiebat gentes372.

Nous avons déjà insisté sur la position du Tractatus de

Statu Saracenorum par rapport aux autres textes. Pour le cas qui nous occupe, il se démarque une nouvelle très clairement des autres écrits, car Guillaume de Tripoli n'affirme nullement que le miracle rapporté - celui de la porte qui s'élargit au moment où Mahomet y passe373 - soit faux.

9. Mahomet et la sexualité

Que les musulmans pratiquent la polygamie était de notoriété publique. Le Coran permet en effet aux musulmans d'épouser quatre femmes et un nombre indéfini de concubines. Le Prophète lui-même aurait eu quatorze épouses et un nombre indéfini de concubines.

L'islam se prononce en faveur du mariage pour trois raisons374 :

- la procréation d'enfants correspond à la volonté de Dieu- la solidité du lien entre les époux est un signe de Dieu dans la création- le mariage permet de soumettre l'activité sexuelle à un

372 Fortalitium Fidei, Lib.IV, II,2.3. C'est nous qui soulignons. Nous rappelons qu'Alphonse de Spina cite ici presque littéralement le célèbre verset situé dans II Corinthiens 11 : 14.

373 Sinner, T. II, p. 285.

374 Cf. Dictionnaire de l'Islam (Brepols), sous l'entrée « mariage et famille »,p. 246.

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16certain contrôle

Quant à la sexualité, l'islam l'accepte et la considère comme un don de Dieu.

Or, la vision catholique des rapports homme-femme était diamétralement opposée à celle défendue par l'islam. L'idéal, selon cette vision médiévale occidentale, était de faire une totale abstraction de tous les désirs liés au corps. La sexualité étant le désir par excellence de celui-ci, elle était donc irrémédiablement condamnée. Même au sein du mariage, de longues périodes d'abstinence étaient recom-mandées, voire imposées375. Quant au mariage proprement dit, Georges Duby précise qu'il fallut attendre les XIIe-XIIIe

siècles pour que l'Église catholique permette à celui-ci d'accéder au rang de sacrement.

Il n'est donc pas étonnant que les us et coutumes des musulmans - tout au moins dans ce domaine - aient été perçus comme l'illustration du mal décliné sous sa forme la plus condamnable et diabolique376.

375 Cf. G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, p. 33 :

« S'enracina le sentiment, obsédant, que le mal vient du sexe. Il explique tant d'interdits aussitôt dressés par les dirigeants de l'Église latine. Que fut la pénitence, sinon principalement la décision de refuser le plaisir sexuel ? (...). Les époux sont sans relâche conviés à se contenir, menacés s'ils sont négligents d'engendrer des monstres, à tout le moins des enfants malingres. Il leur faut rester écartés l'un de l'autre, durant le jour, bien sûr, mais aussi durant ces nuits qui précèdent les dimanches et les jours de fêtes, en raison des solennités, les mercredis et vendredis, en raison de la pénitence, et puis tout au long des trois carêmes, trois périodes de quarante jours avant Pâques, avant la Sainte-Croix de septembre, avant Noël. Le mari ne doit pas non plus s'approcher de sa femme pendant les menstruations, ni trois mois avant qu'elle n'accouche, ni quarante jours après. Pour qu'ils apprennent à se contrôler, il est enjoint aux jeunes mariés de rester purs les trois nuits qui suivent leurs noces. Enfin, le couple idéal est bien entendu celui qui, par décision commune, s'astreint à la chasteté totale. Dans les premiers siècles, les dirigeants de l'Église latine se détournèrent presque tous du mariage, comme d'une chose répugnante. Ils le repoussèrent aussi loin qu'ils purent du sacré »

Le lecteur consultera avec profit l'excellent ouvrage en la matière écrit par Uta Ranke-Heinemann : Des eunuques pour le royaume des cieux. L'Église catholique et la sexualité.

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16Dans nos textes, la sexualité pratiquée par Mahomet est

abordée sous quatre angles que nous proposons ci-après.

9.1. La loi de Mahomet

Le « relâchement des moeurs » des disciples de Mahomet s'érigea en expression qui hanta l'esprit des auteurs des Vitae. C'est en effet une expression qui revient constamment sous la plume de ces contempteurs de l'islam lorsqu'ils s'attachent à décrire la loi du Prophète. Les descriptions liées à celle-ci se caractérisent par une évolution progressive, tant du point de vue quantitatif que qualitatif, et dont on peut situer le point culminant - quant aux développements fournis sur le sujet - dans les écrits d'Embricon et de Gautier de Compiègne.

Chez Euloge, Mahomet s'approprie, par voie divine, toutes les femmes répudiées. Il généralise en fait un cas particulier - le cas de Zéide - que nous décrirons après.

Ille vero quasi vox domenica in lege sua adnotari precepit dicens : cumque mulier illa displicuisset in oculis Zeid et ad eam repudiasset sociavimus ea prophete nostro in conjugium, quod ceteris sit in exemplum et posteris fidelibus id agere cupientibus non sit in peccatum377.

Guibert va plus loin. Il explique qu'une fois Mahomet « officiellement » prophète - c'est après la remise miraculeuse du Livre - le peuple s'adonne aux plaisirs de la chair avec un désir pire que chez les animaux (« bestialem 376 Il est sans doute inutile de rappeler que le Moyen Age s'est nourri de représentations qui dépeignent le Diable comme souverain amateur de délices sexuelles, ainsi qu'en témoignent les histoires d'incubes, de succubes, de Sabbats ainsi que les innombrables procès en sorcellerie. Rappelons également que ces croyances devinrent aux yeux de l'Église catholique réalité, ainsi que l'illustre la fameuse bulle du pape Innocent VIII : Summis desiderantes (09/12/1484), laquelle bulle condamne avec la plus grande vigueur les copulations charnelles du Diable avec les sorcières (et quelques sorciers). (V. L. Cherubini, Magnum bullarium romanum, vol. 1).

377 Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col. 560.

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16jam superans appetitum »378), et ce, sous prétexte de favoriser la naissance d'un plus grand nombre d'enfants. Il n'est pas tout à fait clair si ce relâchement des moeurs est ici considéré comme un but ou un moyen.

En tout cas, Embricon de Mayence ne laisse subsister de doute : dans sa Vita Mahumeti, le Mage explique à Mammutius qu'en permettant au peuple plus de plaisirs charnels, il le tiendra tout à fait dans son pouvoir. Suivent plusieurs dizaines de vers décrivant dans le détail toutes les perversités sexuelles pratiquées. Voici un petit extrait :

(...) mox contra morem frater premit ipse sororem, nupta soror fratri vicima fit baratri; incestat matrem sua proles, filia patrem, (...)379.

Le texte d'Embricon de Mayence est celui qui va le plus loin dans le domaine des descriptions. En outre, selon lui, Mahomet pousse le vice jusqu'à punir les opposants aux pratiques préconisées.

Les Otia de Gautier de Compiègne vont également très loin dans ce domaine, car il érige la volupté de la religion musulmane en assises fondatrices de cette dernière, et fait en sorte que toute l'histoire de Mahomet semble s'articuler autour de cette notion. Ainsi, dès le début du récit, le sage annonce :

lex nova, sacra fides te tribulante ruet,conjugium solves, corrumpes virginitatem judicioque tuo castus adulter erit380.

Ensuite, après sa première crise d'épilepsie, Mahomet en personne annonce à son épouse que Dieu prévoit dorénavant que chaque homme aura dix femmes381. La même chose est écrite dans la loi apportée par le taureau, et Mahomet l'annonce

378 Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, col. 692A.

379 v. 770-808.

380 Otia de Machomete, v. 59-61.

381 Ibidem, v. 543-548.

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16encore durant la guerre contre les Perses382.

À partir de Pierre le Vénérable, on observe un net recul, de la place prise par les considérations sexuelles touchant Mahomet, avec toutefois de nouveaux éléments tels que des allusions à la zoophilie383, à la sodomie384, et la redécouverte de certaines traditions musulmanes, comme la vision islamique du ciel.

9.2. La vision du ciel

La vision coranique du Paradis est la suivante : un lieu de délices avec, pour les hommes, des femmes d'une grande beauté appelées houris, qui feront la félicité des fidèles. Choqués - ou jaloux ? - , certains auteurs en font état dans leurs textes afin de démontrer l'étendue de la perversité de Mahomet.

C'est ainsi que nous trouvons dans l'Historia Ecclesiastica :

Paradisum vero carnalis cibi ac potus et commistionis mulierum perhibebat, fluviumque vini ac mellis et lactis, et feminarum non praesentium, sed aliarum, et misturam multorum annorum futuram, et affluentem voluptatem385.

382 Ibidem, v. 1011-1026.

383 Historia Orientalis, p. 18 : « Unde ipsi ex maxima parte non solum utroque sexu, sed etiam in brutis turpitudinem abusive operantes, facti sunt sicut equus et mulus quibus non est intellectus.

384 Historia Orientalis, p. 18 : « Per hoc enim latenter vitium sodomiticum hostis natur_ in populo suo introduxit »; Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2.2.1.: « Autem in suo alchorano capitulo de baca concedit sodomiam tam cum masculo quod cum femina ». L'origine de cette accusation est à chercher dans le Coran. Il s'agit notamment de la phrase suivante : « Vos femmes sont pour vous un champ, - venez au champ comme vous voudrez et faites du bien à vous-mêmes et craignez Allah, et sachez, ... » (Coran, 2,224) à laquelle Jacques de Vitry fait d'ailleurs allusion : « Ait enim in libro suum quem vocat Alchoranum : si uxores vel ancillas habetis, ipsas pro modo vestro ad voluntatem vestram parate » (Historia Orientalis, pp. 17-18).

385 P.L. CVIII, col. 1319D.

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16Après Anastase le Bibliothécaire, cette vision

mahométane du ciel ne refait sa réapparition que dans la Summula de Pierre le Vénérable :

Paradisus non societatis angelicae, nec visionis divinae, nec summi illius boni, quod nec oculus vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit (I Cor. ii); sed vere talem, qualem caro et sanguis, imo faex carnis et sanguinis concupiscebat, qualemque sibi parari optabat depinxit. [...] ibi pulcherrimarum virginum et mulierum amplexus, et luxus, in quibus tota eius paradisus finitur, sectatoribus suis promittit386.

Il faudrait croire que les Occidentaux n'ont pas directement continué la tradition byzantine existant dans ce domaine, mais qu'ils ont dû attendre la traduction de textes espagnols sur le sujet. Après Pierre le Vénérable, leur influence est palpable chez Vincent de Beauvais387, Jacques de Vitry388, Jacques de Voragine389 et Alphonse de Spina390.

En outre, du moins c'est ce qu'écrit Vincent de Beauvais, Mahomet promet la chose suivante : « daturus suis in nibus [sic] a deo quadraginta viros in coitu potentissimos fortitudine libidinis adequare ». Il est en effet vrai que le Coran, en parlant du ciel, promet aux hommes un potentiel physique décuplé, leur permettant de satisfaire à loisir leurs désirs. Ajoutons que ce « potentiel » ne se limite pas au seul plaisir de la chair, mais touche également aux possibilités d'absorption de grandes quantités de nourriture 386 Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 654C. C'est nous qui soulignons.

387 Speculum Historiale, Lib. XXIII, 44 : « ubi quoque inter cetera rebus odoriferis et mulieribus se delectari dicit.»

388 Historia Orientalis, p. 31 : « quod omnes sibi credentes post resurrectionem corporum pulcherrimas in paradiso voluptatis haberent virgines, & speciosas mulieres cum magnis oculis, ex quibus quotcunque vellent filios generarent.»

389 Legenda Aurea, p. 831 : « Servantibus haec et alia mandata promisit Deus, ut asserunt, paradisum, id est hortum deliciarum (...) in quo (...) virginibus speciosissimis conjungentur, in deliciis omnibus accubabunt.»

390 Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2.1.1 : « dicit quod paradisus suus habet irriguos ortos et uxores et concubinas virgines pulcras. [...] concludens quod ibi cuncta essent frustra si voluptas luxuriae non sequitur.»

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16et de boisson391.

9.3. Le mariage

Vu que Mahomet était le proclamateur du vice charnel, il était logique que sa propre vie en soit aussi tout imprégnée.

Le texte écrit par Euloge associe d'emblée le mariage de Mahomet et son irrépressible libido. On y lit que Mahomet est enflammé par le feu de sa libido (« libidinis suae succensus fomite »392) et qu'il s'unit sous une loi barbare (« jure barbarico »393). Plus modeste, mais pas moins clair pour la cause, Guibert de Nogent se limite à une brève allusion : « At cum saepius utrorumque commercia lecti unius urna susciperet, ... »394. Quant à Jacques de Vitry, il épouse les dires d'Euloge en décrivant ainsi la relation entre Mahomet et sa

391 Cf. P. Achard, Mahomet, p. 137. Nous observons qu'il semblerait que Mahomet n'ait pas dû attendre d'évoluer dans des sphères éthérées pour bénéficier d'un potentiel sexuel hors normes. Qu'on en juge par ce qui est décrit dans un recueil de traditions musulmanes :

Selon Qatada, Anas ben Mâlek (qu'Allah l'agrée) a raconté que Le Prophète (a lui bénédiction et salut) faisait une tournée conjugale auprès de ses épouses dans le seul temps d'une nuit et de la journée (suivante), alors qu'elles étaient au nombre de onze. Je dis à Anas, ajouta Qatada: « Il était donc capable de le faire? - Nous autres, répondit-il, nous nous racontions qu'il avait la force de trente hommes (Bousquet, La quintessence du Bokhari, p. 75)

En ce qui concerne la puissance de la libido, dont parle l'extrait, nous avons trouvé chez Jacques de Vitry une variante des propos qui précèdent. En effet, Jacques de Vitry prétend que Mahomet se vantait de bénéficier d'une force génératrice égale à celle de quarante hommes ensemble (« se solum supra quadraginta homines ex divino munere virtutem generativam habere; & coeundi supereminentem potestatem a Deo accepisse » (Historia Orientalis, p. 15).

392 Liber apologeticus martyrum, P.L. CLXXXIX, col. 859C.

393 Ibidem.

394 Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, col. 690D.

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16future épouse : « sese invicem libido se concupiscentes »395.

L'Historia Orientalis est d'ailleurs le premier texte à aborder le chapitre des autres femmes du Prophète. Il s'agit vraisemblablement d'informations qu'il a recueillis en Orient et auxquelles il donne une interprétation mesquine : il dit que Mahomet épousa quinze femmes, sans compter ses servantes et ses concubines, et que, dans l'emportement de sa jalousie, il les tenait tellement renfermées que jamais elles ne pouvaient sortir, et que nul homme n'avait la faculté de les voir ni d'approcher d'elles d'une manière quelconque »396.

Après J. de Vitry, Alphonse de Spina cite plusieurs noms d'autres femmes du Prophète (« Anosse » et « Ahassa ») ainsi qu'une de ses concubines, Marie la Jacobite397. 9.4. L'adultère

Mais comment Mahomet, « ce porc, ce chien immonde » (« porcus (...) ille & canis immundus »)398 comme l'exprime Jacques de Vitry, aurait-il pu s'abstenir des femmes en dehors de son harem ? En tout cas, l'idée d'un Mahomet séduisant toutes les femmes évoluant dans son environnement immédiat apparut chez Jacques de Vitry et fit rapidement son chemin depuis. On rapporte que Mahomet s'attribua le droit divin d'« adultérer »399, et J. de Vitry d'ajouter avec condescendance : « & prophetas et filios virtutis ad cultum Dei generare »400.

Avec Vincent de Beauvais401, J. de Vitry, J. de Voragine et A. de Spina connaissent aussi l'histoire de Zéide402, même s'ils pervertissent légèrement la version originale. Dans 395 Historia Orientalis, p. 11.

396 Cf. Historia Orientalis, p. 15.

397 Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2,1.1.

398 Historia Orientalis, p. 17.

399 Cf. Historia Orientalis, p. 22; Legenda aurea, p. 830; Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2,1.1. Nous avons utilisé le verbe « adultérer » dans le sens qui fut le sien au XIVe siècle : commettre l'adultère.

400 Historia Orientalis, p. 16.

401 Speculum Historiale, Lib. XXIV, 44.

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16celle-ci, Zéide avait répudié sa femme afin que Mahomet la récupère; chez nos auteurs on lit que Zéide fut tellement furieux d'apprendre que Mahomet désirât sa femme, qu'il la répudia.

Cette histoire, version pervertie, est déjà présente au neuvième siècle chez Euloge403, ce qui implique que l'auteur anonyme de l'Istoria, d'une manière ou d'une autre, est entré en contact avec la tradition arabe404. Les auteurs cités plus haut se sont sans aucun doute basés sur un texte de la collection de Tolède, probablement la Risala.

402 Chez J. de Vitry, Historia Orientalis, p. 23; chez J. de Voragine, Legenda Aurea, p. 831 ; chez A. de Spina, Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2,1.1.

403 Liber Apologeticus Martyrum, P.L. CXV, col. 860.

404 Tabarî par exemple, raconte cette histoire en long et en large. Voir : Mohammed, sceau des prophètes, pp. 221-223.

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1610. La fin de Mahomet

Comme le dit Guy Cambier, la

fin misérable n'était que la confirmation de la vie maudite et damnable du Prophète405.

La fin que la plupart de nos récits réservent à Mahomet, est en effet peu enviable, mais aussi peu réelle. Elle se compose d'une accumulation de symboles appartenant à la culture médiévale, et constitue peut-être le seul motif où l'emprunt aux traditions islamiques est minime, voire inexistant.

Grosso modo, on peut distinguer trois veines symboliques différentes. La première part de la notion de résurrection, la deuxième de la notion d'épilepsie, la troisième de l'idée d'empoisonnement. Toutes ont ceci en commun : une haine exacerbée contre le prophète de l'islam.

10.1. La fin de Mahomet et la notion de résurrection

De grand matin, le premier jour de la semaine, elles vinrent apporter au tombeau les aromates qu'elles avaient apprêtés. Elles trouvèrent que la pierre avait été roulée de devant le tombeau; elles entrèrent et ne trouvèrent pas le corps du seigneur Jésus. Elles en étaient désemparées quand voilà que deux hommes en habit éblouissant furent près d'elles. Comme elles étaient effrayées et la face baissée à terre, ils leur dirent : pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n'est pas ici; il s'est relevé. Souvenez-vous de ce qu'il vous a dit, quand il était encore en Galilée : il a dit que le fils de l'homme devait être livré aux mains d'hommes pécheurs, être crucifié et, le troisième jour, ressusciter. (Évangile selon Luc, XXIV, 1-7).

Il n'est sans doute pas de passage biblique plus capital pour l'histoire du christianisme que celui qui relate la mort et la résurrection du Christ. C'est là à la fois la raison et la justification de l'existence de cette religion. Pâques est d'ailleurs la fête chrétienne par excellence.

405 Guy Cambier, édition de la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, pp. 31-32.

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16Il est par conséquent plus que significatif que l'on

ait renvoyé à ce symbole fondateur du christianisme pour décrire la mort de Mahomet : à travers son texte, l'auteur tente de stigmatiser l'imposture de Mahomet. Voici comment s'y est pris celui - anonyme - de l'Istoria de Machomete, le premier à mettre en oeuvre ce procédé.

Mahomet, sentant que ses jours sont comptés, dit à ses disciples qu'il va ressusciter après trois jours avec l'aide de l'ange Gabriel. Celui-ci apparaîtra sous la forme d'un vautour :

Post cujus tanti sceleris factum mors animae et corporis illius simul appropinquavit. At ille interitum sibimet imminere persentiens, quia propria virtute se resurrecturum nullo modo sciebat, per angelum Gabrielem, qui ei in specie vulturis apparere, ut ipse aiebat, solitus erat, resusciturum se tertia die praedixit406.

On est frappé par l'ironie mordante de l'extrait : quelle triste figure que ce Mahomet envahi par le doute et qui ne sait pas comment surmonter la mort. Quelle opposition avec le Christ, mort crucifié et dans la foi.

La suite du texte garde le même ton. Après trois jours, le prophète n'a toujours pas ressuscité et commence à dégager une odeur désagréable. Les vigies qui entourent le cadavre croient que le miracle ne s'est pas encore accompli parce qu'ils font peur aux anges. Ils décident donc de quitter les lieux. Mais la puanteur attire des chiens qui dévorent tout un flanc du cadavre. Le malheureux Mahomet est ensuite enterré par ses compagnons, et pour venger l'injure, on sacrifie chaque année des chiens. Ces bêtes sont qualifiés de martyrs.

Voilà pour l'histoire. On se sera aperçu que l'« antirésurrection » de Mahomet comprend en fait trois sous-motifs : la promesse de ressusciter, l'attente et la puanteur, et le cadavre dévoré par les chiens. Aucun d'entre eux ne se retrouve dans les textes byzantins et toute référence aux traditions musulmanes semble également faire

406 Euloge, Liber Apologeticus Martyrum, P.L., CXV, col. 860B-C. C'est nous qui soulignons.

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16défaut.

Nous n'avons trouvé aucune allusion à la promesse de résurrection dans la tradition arabe. Même dans le livre intitulé Ce bien-aimé, regroupant nombre de croyances populaires concernant le Prophète, on ne mentionne à aucun moment l'éventuelle résurrection de Mahomet. Bien au contraire, on insiste sur le fait que Mahomet fut mortel sur terre, comme tous les prophètes :

- « A quiconque adorait Mouhammad, j'annonce la mort de Mouhammad. Mais à celui qui adore Allah, Le Seigneur est vivant et ne meurt pas. N'a-t-il pas dit:

(Te voilà mort et eux sont vraiment morts) [Coran XXXIX, 30] et aussi (Mouhammad n'est qu'un prophète; les prophètes ont vécu avant lui. Retourneriez-vous sur vos pas, s'il mourait, ou s'il était tué) [Coran III, 142]407.

Quant à l'odeur dégagée par Mahomet, rappelons qu'il est notoire que les corps privés de vie de certains saints exhalaient une odeur suave. De là l'expression « odeur de sainteté », qui a pour corollaire une autre expression, synonyme d'un « état de perfection spirituelle » : vivre ou être en odeur de sainteté408. La tradition orientale ne semblait pas ignorer cette caractéristique olfactive attachée aux êtres nimbés de gloire éternelle. Ainsi, les Houris du paradis musulman sont décrites comme suit par Collin du Plancy :

Leurs corps sont composés de safran, de musc, d'ambre et d'encens; et si, par hasard, une d'entre elles crachait sur la terre, on y sentirait partout l'odeur la plus suave409.

Le même auteur expose de surcroît, que les péris - autres

407 Abou Bakr Jaber Al-Jaza'iri, traduit par Rima Ismail, Ce Bien-aimé, Mouhammad Messager d'Allah, p. 558.

408 Cf. les explications livrées par le Petit Robert (1991), p. 1299.

409 Dictionnaire infernal, T.III, p. 281.

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16figures orientales - « se nourrissent d'odeurs esquises »410. Et la tradition musulmane ne se prive d'ailleurs pas d'accentuer que du corps de Mahomet s'échappaient d'agréables effluves :

Abou-Bekr craignait que le corps pendant ces trois jours ne se fût déjà corrompu; (...), il s'approcha du Prophète, découvrit son visage et l'embrassa; le corps exhala une odeur suave. Abou-Bekr (...) dit:« O (...), quelle odeur suave tu exhales, après ta mort comme pendant ta vie!»411

Toutefois, il nous semble plus probable que l'anti-image proposée par l'Istoria ait été définie par rapport à la tradition occidentale que par raport à certaines images orientales.

À propos des chiens, nous avons trouvé dans une anthologie de traditions musulmanes regroupant celles de Muslim et de Bokhari, que ces animaux chassaient la présence divine :

Van Aisja: Djibriel had een afspraak met de Profeet dat hij op een bepaald moment bij hem zou komen. Dat ogenblik kwam aan maar hij kwam niet. De profeet had een stok in zijn hand, die gooide hij weg en zei:'God komt niet te laat op Zijn afspraak en Zijn gezanten evenmin.' Toen keek hij om zich heen en hij zag een jong hondje onder zijn bed. 'Aisja', riep hij,'wanneer is die hond daar binnen gekomen?'Ze zei:'bij God, ik heb het niet in de gaten gehad.'En hij beval het dier naar buiten te brengen. Toen kwam Djibriel en de Profeet zei:'We hadden een afspraak en ik zat klaar maar u kwam niet.' Hij zei:'de hond in je huis heeft mij tegengehouden. Wij gaan geen huis binnen waar een hond is, of een afbeelding'412.

Mais le comble de l'ironie est certainement le fait que le chien est considéré par l'islam comme un symbole d'avidité, et de gloutonnerie413. L'auteur de l'Istoria

410 Ibidem, T.IV, p. 252.

411 Tabarî, Le sceau des prophètes, p. 352.

412 Wim Raven, Leidraad voor het leven. De tradities van de profeet Mohammed, p. 191. C'est nous qui soulignons.

413 J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire de symboles, pp. 18 sq.

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16connaissait peut-être cette tradition, et il est possible qu'il ait trouvé amusant d'en faire usage à sa manière. Toutefois, rien n'est moins sûr, car ainsi que l'affirme très justement Guy Cambier à propos des cadavres dévorés par les chiens :

une telle fin n'était pas rare au Moyen Âge. Ainsi, dans la Chanson de Roland, l'archevêque Turpin s'adressant à Roland et à Olivier dit: « ils nous enterreront en des aîtres d'églises; nous ne serons pas mangés par les loups, les porcs et les chiens »414.

Nous avons donc lieu de croire qu'il s'agit ici d'une création espagnole datant du IXe siècle ou qui serait antérieure à ce siècle. C'est d'autant plus probable que le Liber apologeticus martyrum d'Euloge restera longtemps le seul ouvrage à véhiculer cet ensemble de motifs. Nous ne retrouvons cet ensemble qu'au XIIIe siècle, et ce, à trois reprises : dans le Speculum Historiale, les Chronica Maiora et l'Historia Orientalis, et au XVe siècle dans le Fortalitium Fidei, textes qui ont tous bénéficié de la dispersion des savoirs et des légendes espagnoles.

Nous allons maintenant analyser comment ces textes ont traité les trois sous-motifs.

10.1.1. La promesse de résurrection

Dans les quatre textes cités ci-dessus, Mahomet répète quatre fois quasiment les mêmes paroles : il ressuscitera après trois jours. Ce frappant parallélisme met aussi en relief qu'aucun texte n'a pris distance de la tradition introduite dans ce domaine par l'Istoria de Machomete. Cela ne doit pas nous étonner outre mesure vu l'analogie que présente cette tradition avec le récit présent dans les Écritures. Voici les textes :

414 Guy Cambier, Introduction à l'édition de la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, p. 30.

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16Cum praecepisset eis ut mortuum se ne sepelirent eo quo tercia die assumendus esset in celum415.

Sed quia suam praedicaverat infra tertium diem resurrectionem, corpus suum diligenter reservarunt416.

dixit [...] quando me mortuum videritis, corpus meum nolite sepelerire [sic] : scio enim corpus meum post triduum in coelum esse deferendum417.

Dixerat enim quod (...) debebat mori et resurgere tertia die: corpusque suum ea die deferendum ad celum418.

10.1.2. L'attente et la puanteur

À nouveau, nous pouvons constater un accord frappant entre nos quatre textes. Tous parlent d'une période d'attente, et de la puanteur que dégage le cadavre. Toutefois, moins liés par une tradition chrétienne, les auteurs semblent s'être permis un peu de liberté pour l'exploitation de ce motif.

En ce qui concerne l'attente du miracle de la résurrection, Vincent de Beauvais et Jacques de Vitry ont mis dans la bouche de Mahomet la demande expresse de ne pas être enterré, alors que chez Euloge, tout comme chez Matthieu Pâris et Alphonse de Spina, les disciples de Mahomet décident eux-mêmes de ne pas enterrer le cadavre419. La durée de l'attente est par ailleurs très variable : trois jours chez Euloge, quatre chez Vincent de Beauvais, trente chez Matthieu Pâris, douze chez Jacques de Vitry et onze chez Alphonse de Spina :

(...) et jam a secunda feria in qua mortuus erat usque ad vespam

Sed cum pertransissent xxx. dies nec resurrexit,

discipuli ejus et socii non solum per triduum sed per dies duo

et post xi dies mortis ejus venit predictus discipulus (...)423.

415 Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, Lib. XXIII,47.

416 Matthieu Pâris, Chronica Maiora, T.I, p. 271.

417 Historia Orientalis, p. 32.

418 Alphonse de Spina, Fortalitium Fidei, VI, 5.

419 Cf. citations supra : la promesse de la résurrection.

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16[ sic ] quarte ferie longa expectatione fatigati, nichil aliud in eo quam fetoris magnitudinem super excrescere cernerent420.

complices sui (...) corpusculum occultarunt in quadam tumba pretiosa421.

decim corpus servaverunt expectantes utrum in coelum deferretur422.

Dans le domaine de la puanteur - dans l'ensemble de ces écrits, l'odeur nauséabonde dégagée par le cadavre du Prophète est volontiers mise en exergue -, c'est surtout la Chronique Majeure qui se permet quelque liberté en allant plus loin dans la mise en scène de « l'odeur de l'anti-sainteté », puisque la bouche de Mahomet424 - avant même qu'il ne meure - exhale déjà une odeur fétide, laquelle odeur enveloppera ensuite le cadavre de Mahomet réduit à un ensemble d'os, le Prophète ayant déjà été dévoré par les porcs425.

10.1.3. Le cadavre dévoré par les chiens

Des textes cités, seuls le Fortalitium Fidei et la Chronique Majeure continuent la tradition de l'Istoria. Les deux autres proposent des suites différentes.

Ainsi, dans le Speculum Historiale, un certain Guibran commande de laver le Prophète et de l'envelopper de trois linges avant qu'il ne soit enterré par Hali et Alfadi. C'est

420 Speculum Historiale, lib. XXIV,47. C'est nous qui soulignons.

421 Chronica Maiora, p. 271.

422 Historia Orientalis, p. 32.

423 Fortalitium Fidei, lib.IV,3,5.

424 Il y a moyen d'établir ici un lien avec le Liber apologeticus Martyrum qui nous raconte : « Upuppae praeterea et ranae cantus quosdam composuit, ut foetor unius ex ejus ore eructaret, garrulitas vero alterius in ejus labiis non desineret.»

425 Voir infra : le cadavre dévoré par les chiens.

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16pratiquement ce que nous retrouvons chez Tabarî, à l'exception des noms de Guibran et d'Alfadi. Il est donc presque sûr que Vincent de Beauvais soit entré en contact avec cette traditionmusulmane :

Abou-Bekr leur dit de laver le corps du Prophète. (...) 'Alî le lavait (...). Après avoir terminé cette opération, ils enveloppèrent le corps dans trois linceuls (...)426.

Guibran tunc filius heluzam dixit quod lotus et tribus vestibus indutus427.

Mais Vincent de Beauvais donne une suite qui n'est pas relatée par Tabarî : il décrit comment Hali, après avoir enterré le corps de Mahomet, est atteint de pleurésie et meurt quatorze jours plus tard.

Dans l'Historia Orientalis, la puanteur insupportable est la raison pour laquelle Mahomet est caché sous la terre « sans même le laver avec de l'eau »428.

Mais revenons-en aux chiens de l'Istoria de Machomete. Le Fortalitium Fidei est le seul récit à avoir repris tel quel ce motif : les disciples de Mahomet quittent le cadavre à cause de la puanteur insupportable. Quand l'un d'entre eux retourne sur les lieux, il découvre que le cadavre a été mangé par des chiens (« invenit corpus a canibus comestum corrosis ossibus »). Il rassemble alors les os et les enterre429.

Alphonse de Spina fait allusion à un chronique où il aurait localisé cette tradition, mais nous n'avons pas découvert de quelle chronique, ni de quel auteur il s'agit :

venit predictus discipulus ejus albunor: ut videret quomodo jacebat: et [...] narrat lucas tudensis in chronica sua: invenit corpus a canibus comestum

426 Tabarî, Le sceau des prophètes, pp. 352-353.

427 Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, Lib. XXIII,47.

428 « ipsum corpus non lavantes », p. 32.

429 Lib. IV,3, 5.

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16corrosis ossibus430.

Il ne s'est en tout cas pas inspiré du Liber apologeticus.

Dans une autre mise en scène, utilisée dans les Chronica Maiora, Mahomet est dévoré de son vivant - après une chute -, non par un troupeau de chiens mais par des porcs431. Or, on retrouve également ces événements dans trois textes beaucoup plus anciens qui remontent aux XIe-XIIe siècles432. Ce sont les Gesta Dei per Francos et les deux Vitae écrites respectivement par Embricon de Mayence et Adelphus. Cette constatation nous a amenée à croire que le motif des « chiens dévoreurs » a connu une existence indépendante, qui serait peut-être antérieure à la composition de l'Istoria, et en tout cas postérieure à cette dernière.

Que les chiens soient devenus des porcs ne changeait au fond rien à l'idée de départ, si ce n'est la volonté d'avilir un peu plus encore la mort de Mahomet. Par contre, le fait que ces porcs soient à l'origine même de la mort du prophète, montre qu'il y a eu imbrication avec un autre motif : celui de l'épilepsie.

10.2. La fin de Mahomet et la notion d'épilepsie

La notion d'épilepsie a déjà fait l'objet de longs commentaires quand nous avons abordé chapitre des fausses révélations attribuées au prophète. Nous avons parlé de son origine - byzantine - et de son symbolisme lié à la chute que provoque cette maladie. Ce symbolisme précisément explique pourquoi certains auteurs ont trouvé qu'une crise d'épilepsie constituerait une conclusion appropriée au récit narrant la vie de Mahomet.

Guibert de Nogent et Embricon de Mayence furent les 430 Fortalitium Fidei, lib.IV,6.

431 pp. 270-271.

432 Dans la même période, vers 1150, et sous l'influence probable d'un de ces textes, l'auteur du poème satyrique intitulé Ysengrimus, fait subir à son protagoniste - le loup Ysengrimus - cette même mort : il est dévoré par la truie Salaura et 65 autres porcs.

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16premiers à utiliser le scénario suivant pour décrire la fin de Mahomet : le Prophète se promenant seul est sujet à une crise d'épilepsie; il tombe et est dévoré par les porcs. Guibert de Nogent et Embricon de Mayence semblent donc avoir été les premiers auteurs à bénéficier à la fois d'influences byzantines - l'épilepsie - et espagnoles - les porcs.

L'ensemble est repris dans la Vita d'Adelphus et dans la Chronique Majeure de Matthieu Pâris. Cependant, le récit d'Adelphus, tout en gardant le symbolisme de la chute, ne parle pas de crise d'épilepsie : le prophète y est empoisonné et c'est ainsi qu'il tombe au milieu d'un troupeau de porcs. Il y a ici contamination avec le motif de l'empoisonnement que nous commenterons ci-après. Chez Matthieu Pâris, Mahomet est à la fois sujet à une crise d'épilepsie, saoûl et empoisonné.

Le parallélisme néanmoins frappant, met en valeur une différence assez amusante : dans nos trois textes les plus anciens, les porcs renoncent à manger une partie du corps de Mahomet. Or cette partie diffère dans les trois textes : chez Guibert de Nogent, ce sont les talons, chez Embricon de Mayence, la tête, chez Adelphus, le bras droit. Guibert de Nogent est le seul à fournir une explication à ce sujet : les talons symbolisent la turpitude et la perfidie (« perfidiae ac turpitudinis vestigia »433). Dans le schéma suivant, nous avons mis en gras les parties du corps concernées.

Cum subitaneo ictu epilepseos saepe corrueret, quo eum superius diximus laborare, accidit semel, dum solus obambulat, ut morbo elisus eodem caderet, et inventus, dum ipsa passione torquetur, a porcis in tantum

Igitur Solis ad auroram rex primama lucis ad horamEgreditur tacite, forte carens comite. (...)Corripuit solita pestis eum subita. Et cadit exsanguis, torpens quasi frigidus anguis,

... cum die quadam venatum in silvam pergeret et a suis forte aberrasset, repente in porcorum gregem incidebat, a quibus membratim discerptus atque penitus consumptus est ita, ut nihil ex eo preter

... quadam hora vespertina, cum in palatio sederet, vino debriatus meracissimo, sed cujusdam socii sui fraude venenato,cognovit per solita indicia quod consueta aegritudo illum illico esset invasura; exiit igitur

433 P.L. CLVI, 692C.

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16discerpitur ut nullae ejus praeter talos reliquiae invenirentur434.

Nec, sicut voluit, esse nocens potuit.(...)Sic, absente Mago, tenet hunc dum mortis imago,Accurrere sues - digna repente lues! -.Qui rapidus sic grex quasi spernens quod foret hic rex, totus in hunc properat et miserum lacerat. (...)Sed veniente Mago, cessit porcina voragoAtque caput scelerum deseruit lacerum435.

dextrum brachium remaneret436.

festinanter dicens se ad colloquium archangeli fuisse vocatum, prohibuitque ne quis eum sequeretur (...). Ille autem cadens cumulum fimi, ne cadens laederetur, ascendit, ubi stridens dentibus et spumantibus rictibus volutabatur. Quod comperiens, quaedam proterva sus, habens (...) porcellos, (...) invasit eum (...) ac semivivus discerpens et lacerans

Il doit s'agir ici d'une trouvaille d'un seul auteur - une référence au culte chrétien des reliques -, qui aurait par conséquent influencé tous les autres. Ce pourrait être Embricon, puisqu'il est le plus ancien, mais ce pourrait également être un auteur dont nous n'avons pas de texte.

À propos de la défense chez les musulmans de manger de la viande de porc, Embricon est le seul à la lier logiquement à la fin de Mahomet. Selon Guy Cambier

On peut se demander si cet aspect de la mort de Mahomet, Embricon l'a puisé, comme tant d'autres, à la tradition orale, ou si la traition orale l'a

434 Guibert de Nogent, op. cit., P.L. CLVI, col. 692.

435 Embricon de Mayence, op. cit., v. 1015-1056.

436 Adelphus, op. cit., v. 309-315.

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16repris à lui? La question semble insoluble437.

10.3. La fin de Mahomet et l'idée d'empoisonnement

Quatre récits tardifs, les Chronica Maiora, l'Historia Orientalis, la Legenda aurea et le Fortalitium Fidei, font mourir Mahomet empoisonné. À propos de cette mort, nous lisons chez Mills :

L'on doit traiter avec un égal mépris, et la calomnie des Grecs, qui prétendirent qu'il était sujet à des attaques d'épilepsie, et les opinions absurdes de ses amis, qui étaient persuadés que la révélation que Dieu lui avait faite des désastres qui tomberaient sur les méchans [sic], lui avait occasionné une vieillesse prématurée. Mais Mahomet crut sérieusement qu'il avait été empoisonné à Chaibar par une femme juive qui avait voulu exercer un acte de vengeance438.

Il est vrai que la mort de Mahomet par empoisonnement n'a aucun fondement historique. Elle a surtout une raison d'être: l'empoisonnement est utilisé comme confirmation claire et nette du fait que Mahomet était un faux prophète, puisqu'il ne fut pas à même de prévoir sa propre mort. Voici ce que dit Jacques de Vitry à ce sujet dans son Historia Orientalis :

Mahometus veneno sibi occulte dato interiit, nectamen mortem suam pseudopropheta praescivit439.

Du reste, l'Historia Orientalis, comme les Legenda Aurea, ne parle pas des raisons ou des circonstances de l'empoisonnement :

morte (...) sibi imminente veneno se oppressus sensisset (...)440.

Et tamen post plures annos veneno sibi dato interiit441.

437 Guy Cambier, Introduction à la Vita Mahumeti d'Embricon, p. 32.

438 Charles Mills, Histoire du Mahométisme, pp. 34-35.

439 p. 15.

440 p. 32.

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16

La Chronique majeure donne pour seul détail que c'est un des complices de Mahomet qui a empoisonné le vin. Le Fortalitium Fidei va encore plus loin : c'est un des disciples du prophète qui empoisonne son maître pour voir comment celui-ci ressuscitera, ainsi qu'il l'avait prédit :

(...) cujusdam socii sui fraude venenato (...)442.

Et ideo cum non crederent sepulture quare predictus discipulus ejus distemperato quodam veneno tradidit ei ad bibendum443.

10.4. La polyphonie des Chronica Maiora

Au cours des points développés, la Chronique Majeure ne s'est jamais révélée comme étant un texte innovateur. Pourtant, la façon dont elle décrit la fin de Mahomet est tout à fait particulière. Elle propose une véritable symbiose de toutes les croyances circulant sur la mort du prophète. Que ce soit la promesse de résurrection, l'attente, la puanteur, les porcs, l'empoisonnement ou l'épilepsie, tout s'y trouve. Et l'auteur en rajoute même en racontant que Mahomet était ivre et qu'il exhalait une odeur fétide.

Ainsi donc, Mahomet est plus ou moins saoûl et en même temps il est empoisonné. Terrassé par une crise d'épilepsie, il tombe au milieu d'un amas d'ordures, où il sera dévoré par les porcs attirés par son haleine infecte. Cette triple voie vers la mort est habilement liée par l'auteur au fait que Mahomet niait l'existence de la Trinité444. Après, c'est l'attente - vaine - de la résurrection, et l'enterrement.

441 p. 831.

442 pp. 270-271.

443 Lib. IV,3,5.

444 Chronica Maiora, T.I, p. 271 : « Forte triplici peste mortifera ideo percussit eum Dominus quia maxime peccavit blaspheando in Trinitate, ... ».

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1610.5. Le cercueil de Mahomet

L'anthologie des traditions musulmanes faite par Wim Raven, et basée sur Muslim et Bochari, nous dit ce qui suit à propos de la tombe de Mahomet :

Amir ibn Sa'd ibn abi Wakaas vertelde dat zijn vader tijdens zijn laatste ziekte zei:'maak voor mij een nis in de muur van het graf en zet bakstenen op het graf, zoals het gedaan is bij de Profeet'445.

De leur côté, Embricon de Mayence et Gautier de Compiègne décrivent la tombe d'une façon beaucoup plus spectaculaire : le cercueil contenant la dépouille du Prophète semble être suspendu en l'air. Mais en réalité, il est attiré par un aimant invisible et maintenu en place ainsi. Cette image met encore une fois l'accent sur la fausseté et l'hypocrisie, voire le caractère diabolique de Mahomet446. Une trace de cette ingénieuse mise en scène figure dans la chanson de geste, Le Bâtard de Bouillon (2e

moitié du XIVe siècle). On y lit que dans la "Mahommerie", la mosquée principale de la Mecque, une idole à l'effigie de Mahomet est suspendue par l'action d'une force magnétique447.

On peut se demander où les auteurs sont allés chercher une telle idée ? La question a méticuleusement été étudiée par Alexandre Eckhardt448 et complétée par Guy Cambier449.

Le premier a mis au jour des liens importants entre nos textes et quelques textes antiques, relatant également la suspension d'un objet - une statue - grâce à la force magnétique d'un aimant. Il s'agit notamment de l'Historia Ecclesiastica (II,23) de Rufin d'Aquilée et de l'Historia Naturalis (34,14) de Pline l'Ancien. Toujours selon

445 Wim Raven, Leidraad voor het leven, p. 103.

446 Cf. A. Eckhardt, « Le cercueil flottant de Mahomet », p. 83 : « L'homme du moyen âge [sic] ne refusait point aux hérétiques et païens le talent de reproduire des effets merveilleux, mais ces prodiges étaient à ses yeux toujours les fruits d'une magie diabolique.»

447 Le Bâtard de Bouillon, v.1364-1366, (cité par F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature médiévale, p. 364, n.6).

448 Alexandre Eckhardt, « Le cercueil flottant de Mahomet ».

449 Guy Cambier, Introduction ... , pp. 32-37.

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16Eckhardt, un passage dans le De Civitate Dei de saint Augustin dut « assurer pour longtemps la croyance à la possibilité de suspendre un objet en l'air ».

Cambier de son côté établit d'autres parallèles avec des textes qui, selon lui, ont été tout aussi importants, comme les Métamorphoses d'Ovide, d'ailleurs très en vogue au XIe siècle, et la Vie d'Euloge de Paul Alvar de Cordoue. Cambier veut ainsi démontrer qu'Embricon, qui est en effet le premier à insérer ce thème dans une vie de Mahomet, sut mettre en oeuvre de multiples données. Ce qui n'exclut pas pour autant l'inventivité de l'auteur, notamment pour la description du temple somptueux dans lequel se trouve le cercueil flottant.

Gautier de Compiègne est beaucoup moins original de ce point de vue. Pourtant, à la lumière des développements de Cambier, rien n'affirme que Gautier soit entré en contact avec le texte de son prédécesseur. Non seulement la structure du passage est différente450, mais surtout l'explication fournie quant au flottement l'est : chez Embricon il y a attraction entre un aimant et le cuivre du cercueil; chez Gautier, le cercueil étant entouré de fer, il est maintenu en place par les quatre aimants placés dans les quatre coins du bâtiment. Il nous semble donc que la présence de ce même thème s'explique plutôt par un contexte littéraire similaire. Nous avons des doutes quant à l'interprétation d'Eckhardt:

Le poète [=Gautier de Compiègne] semble résumer le récit pittoresque de Hildebert [=Embricon] et ne présente guère d'éléments nouveaux451.

10.6. Les autres récits450 Embricon décrit d'abord l'astuce avec l'aimant, ensuite son résultat; le cercueil qui flotte. Chez Gautier, nous trouvons l'ordre inversé : l'explication n'est donnée que sous la forme d'une surprise, après avoir décrit le mystérieux tombeau dont la flottaison est faussement attribuée aux vertus de Mahomet.

451 A. Eckhardt, « Le cercueil fottant ... », p. 84.

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16

Il reste trois récits qui ne parlent pas, ou très succinctement de la mort de Mahomet.

Dans l'Historia ecclesiastica ex Theophane le passage sur Mahomet commence par la mention de sa mort en 622, sans autres détails. Il est vrai que les Byzantins ne semblent pas avoir été inspirés par la fin de Mahomet452.

C'est probablement son désir d'objectivité qui interdit à Pierre le Vénérable d'insérer dans sa Summula des éléments douteux sur la mort de Mahomet.

Enfin, le Tractatus de Guillaume de Tripoli détonne le plus dans son temps, tant par son objectivité que par sa justesse : le passage sur la mort de Mahomet est limité à des données telles que l'endroit (« Mesche »), la date (« XIe an de l'empire Heracle ») et la mention de sa seule héritière, sa fille Fatima.

452 Barthélémy d'Édesse semble être le seul à rapporter la fin de Mahomet de façon plus ou moins spectaculaire, mais néanmoins différente de ce qu'on trouve dans nos récits: Mahomet est attaché à une chamelle ivre.

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1610.7. Tableau récapitulatif : la fin de Mahomet

poison promesse de

résurrection

puanteur du

cadavre

épilepsie/

chute

dévoré

par des

chiens/

porcs

enterrement

(lavé/

non-lavé)

cercueil

LAM 1453 2 3/-

HET

VM(E) 1/2 -/3 4

GDPF 1/2 -/3

VM(A) -/1 -/2

OM 1

SB

SH 1 2 3(x/-)

CM 1 6 (4) 3/2 -/5 7(-/x)

HO 1 2 3 4(-/x)

TS

LA 1

FF 2 1 3 4/-

453 Les chiffres donnent l'ordre dans lequel les thèmes sont présents dans chaque texte.

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1611. La présence du Diable.

Nous avons déjà abordé brièvement le sujet de la présence du Diable lorsque nous avons parlé du précepteur de Mahomet. Nous avons dit alors que cette présence s'inscrit dans une tactique qui vise à discréditer Mahomet et l'islam.

Il est clair que la présence du Diable devait surtout créer un cadre avec une fonction non négligeable : servir de repère aux lecteurs. Elle établit de latents parallèles entre les mondes chrétien et musulman. Elle oriente d'avance les événements et leur donne une interprétation qui ne laisse aucune liberté d'interprétation. Le Diable est un instrument rhétorique qui accentue le rapport noir-blanc entre l'islam et le christianisme et présente ainsi la religion de Mahomet comme attaquant celle du Christ.

C'est aussi en même temps un avertissement : premièrement à tous ceux qui seraient tentés de prendre distance de l'orthodoxie; deuxièmement à tout chrétien, pour montrer que le Diable est partout, et qu'il est sans cesse à l'affût de possibles extensions de son pouvoir.

11.1. Intervention directe du Diable

Le Diable entre pour la première fois en scène dans les Gesta Dei per Francos. On y voit comment l'« antique ennemi de l'homme » saisit l'occasion de s'imposer en utilisant les sentiments de vengeance d'un ermite. Le début de tout l'islam se situe là :

Hac antiquus hostis apud eremitam suum opportunitate provisa his miserandum dictis aggreditur : « Si, inquit, vis evidens repulsae tuae solatium , et multo maius quam patriarcha valeres habere magisterium, inter eos qui ad te proxime venient, nota diligenter juvenem, tali veste, tali vultus et corporis habitudine, tali etiam nomine. Hunc animis acrem, tuisque competentem moribus, ea doctrina quae cordi tuo adjacet imbue.(...) »454.

Il en est de même chez Adelphus455 - où c'est à nouveau le Diable qui concocte une rencontre entre Nestor et 454 P.L. CLVI, col. 690A-B.

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16Mahomet -, chez Pierre le Vénérable456 - où il envoie le moine hérétique Serge à l'aide de Mahomet -, et chez Jacques de Vitry457 - où il envoie le moine hérétique Sosius à la rencontre de Mahomet.

Ces textes ont tous pour point commun que le Diable y réunit les personnages choisis en vertu d'un plan de perdition. Voici comment le résume pour nous Jacques de Vitry :

Et quoniam magnus laqueus diaboli, et profunda fovea perditionis futurus erat homo ille [Mahomet], cum rudis esset et illiteratus, providet ei mille artifex christiane religionis inimicus, socios et coadjutores erroris sui, qui eidem tamquam impietatis instrumentis assisterent, et ipse fallaciter instruerent, et in nequitia foverent458.

Dans le Fortalitium Fidei, le Diable constitue même une aide directe pour Mahomet : il intervient lors du (faux) voyage de Mahomet en Espagne afin d'empêcher que ce dernier soit capturé à l'instigation d'Isidore de Séville. Sur ses conseils, Mahomet retourne dans son pays et échappe au danger :

et venit in civitate cordubense et predicavit ibidem suam malam doctrinam (...). Sed cum audivit beatus Ysidorus archiepiscopus hispalensis (...) statim misit homines suos ad predictam civitatem ut eum vinculatum sibi adducerent. Sed diabolus apparuit sibi et dixit quod recederet ab illo loco (...)459.

Le prophète de l'islam nous est donc présenté comme étant un instrument, voire une marionnette du Diable. Cette idée est fortement accentuée par Gautier de Compiègne : dans

455 v.77-79 : « Reperit ilico adversarius noster, qualiter semen quod seminaverat in Nestorio, multiplicatum cresceret in multorum perditione.»

456 P.L. CLXXXIX, col. 653 : « Satan (...) Sergium monachum (...) ad partes illas Arabiae transmisit, et monachum haereticum pseudoprophetae conjunxit.»

457 p. 19 : « Quidam enim monachus homo apostata et haereticus, vir Belial, (...) fugit ad partes Arabie (...) ».

458 p. 19.

459 Lib.IV, 2,2.2.

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16les Otia, le lecteur assiste au moment où le Diable prend possession de Mahomet, après que le sage chez qui il s'est rendu, l'a annoncé :

Abscedens Machomes et sancti dicta revolvens innumeras animo fertque refertque vices : nam de se sancto plus quam sibi credere cepit et sicut mentem, sic variat faciem iamque satis posset advertere quilibet illum non proprii juris esse, sed alterius : demon enim ducebat eum quoconque volebat460.

Pourrait-on dire que l'intervention du Diable dans tous ces cas, s'oppose directement à l'inspiration ou à la vocation divine ?

11.2. Transposition

La Vita Mahumeti d'Embricon ne parle à aucun moment d'une intervention du Diable en personne. Mais on se souviendra du rôle central qu'y occupe le Mage. Selon nous, la Vita d'Embricon utilise en fait la technique de la transposition pour rendre palpable le rôle du Diable en relation avec la carrière de Mahomet. C'est-à-dire qu'à nos yeux, le Mage-précepteur de Mahomet est à la fois un instrument et une personnification du Diable. Ceci est d'autant plus probable que le Mage, qui dirige vraiment toute la carrière de Mahomet, n'est nullement sanctionné à la fin, ce qui ne vaut pas pour Mahomet même.

11.3. Mahomet perçu comme Antéchrist

L'intervention du Diable diminue sensiblement le « mérite » de Mahomet qui n'est alors plus qu'un pantin, une marionnette sans beaucoup de poids. Une autre vision des choses mentionne la présence du Diable tout en donnant à Mahomet encore une importance certaine : Pierre le Vénérable

460 v. 71-77.

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16définit Mahomet comme étant un autre Antéchrist. Sa fonction, comme celle d'Arius, est de préparer la venue finale de l'Antéchrist :

Quae quidem olim diaboli machinatione concepta, primo per Arium seminata, deinde per istum Satanam, scilicet Machumet, provecta, per Antichristum vero ex toto secundum diabolicam intentionem complebitur.(...) Merito impiissimus Machumet, inter utrumque medius, a diabolo provisus ac praeparatus esse videtur, qui et Arii quadammodo supplementum, et Antichristi pejora dicturi apud infidelium mentes maximum fieret nutrimentum461.

Cette stratégie présente l'avantage de fournir au lecteur des repères supplémentaires : il lui est loisible de se faire une image de Mahomet sur le modèle de l'Antéchrist.

Comme Pierre le Vénérable, Jacques de Vitry compare Mahomet à l'Antéchrist. Au début de son texte, il dit :

Seductor autem ille, qui dictus est Mahometus, quasi alter Antichristus et primogenitus Satane filius, tanquam Satan in angelum lucis transfiguratus, ira Dei magna et indignatione maxima sustinente, & inimico generis humani cooperante; plures populos pervertit, & in errorem suum traxit (...)462.

Voilà les deux textes qui établissent un parallèle clair et net entre Mahomet et l'Antéchrist. Pourtant, il est vrai que ce rapprochement se faisait bien avant Pierre le Vénérable. On sait qu'à Byzance et en Espagne, on a cru un certain temps que Mahomet était l'Antéchrist en personne463. Le terme « Antéchrist » n'apparaît cependant pas dans nos biographies byzantines et espagnole464. Sans doute font-ils le rapprochement de façon implicite. Comment expliquer sinon l'intégration dans la biographie de Mahomet de certains éléments - comme les faux miracles et surtout la fin

461 P.L. CLXXXIX, col. 655C-D.

462 p. 8. On reconnaît l'image biblique de Satan qui se transfigure en ange ( II Corinthiens 11 : 14) et qui avait déjà été citée - dans le contexte des faux miracles - par Vincent de Beauvais.

463 Voir notre Introduction.

464 L'Istoria reprise par Euloge.

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16misérable du Prophète -, qui réfèrent directement au Christ ?

Reste encore à savoir pourquoi Pierre le Vénérable et Jacques de Vitry diffèrent des autres textes par leur caractère explicite, mais nous tâcherons de répondre à cette question au cours de notre troisième partie. Celle-ci - on le sait - sera entièrement consacrée aux parallèles entre Mahomet et L'Antéchrist.

12. Traits de caractère de Mahomet

12.1. Mahomet, un être pétri de vices

Avant de parler des traits de caractère attribués au prophète de l'islam, il convient de s'attarder un instant à la répartition qu'opéra la société chrétienne au sein de l'ensemble global des traits de caractère. Car cette communauté se voulait protectrice et proclamatrice de ce qui était bon, ou inspiré par Dieu, et rédemptrice de ce qui était mauvais, ou inspiré par le Diable. Aussi distinguait-elle dans les comportements, respectivement des vertus et des vices : les premiers devaient être louées, les seconds exécrés.

Cette opposition tirait à l'évidence sa substance de la Bible et de la Vie du Christ. C'est surtout au sein de cette dernière que l'on puisa à plein les idéaux d'humilité, de piété, de clémence, de sacrifice et de charité; idéaux qui seront à la base des ordres monastiques et des Vies de saints. De cette façon fut assuré la continuation des idéaux chrétiens, mais ceux-ci subirent aussi des interprétations. Ainsi, l'humilité devait mener à la pauvreté et à l'abstinence; la piété à la continence. Les saints ne mangent pas ou peu, ne boivent pas ou peu, n'ont pas de relations sexuelles et n'aspirent à rien sinon à être avec Dieu.

Qu'en est-il de Mahomet, tel qu'il nous est décrit par ses biographes en Occident ? L'on ne sera pas étonné - les points précédents le faisaient déjà transparaître - qu'il est tout à l'opposé de cette image du saint. Dans l'ensemble des

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16textes, Mahomet est présenté comme un être pétri de vices, pourri jusqu'à l'âme. Ses principales tares - l'ambition et l'obsession du sexe - s'opposent directement aux plus grandes vertus, ses vices corollaires - la ruse et l'hypocrisie - ne sont pas moins excusables. Nous nous arrêterons un instant à chacun de ces traits de caractère465.

Le premier parmi eux, l'ambition, est lié à deux aspects qui marquent la jeunesse de Mahomet :

- le fait qu'il soit pauvre et orphelin et qu'il doive entrer au service de riches. Certains auteurs - on l'a vu - ont même défini son état d'esclave.

- le fait qu'il pratique des activités commerciales. Remarquons à ce sujet que les catholiques n'ont jamais vu d'un bon oeil les commerçants, qui, selon eux, étaient amenés de par leur métier à mentir et à tromper sans cesse.

À l'exception de Guillaume de Tripoli, les auteurs montrent comment ces deux états nourrissent l'ambition de Mahomet : il a le désir de s'extirper de son état d'esclave ou de pauvre, et il a l'ambition de s'enrichir et d'étendre son pouvoir. De cette façon, ils mettent le doigt - les uns de façon plus appuyée que d'autres466 - sur l'élément le plus 465 Il va de soi que les traits de caractère propres à Mahomet ne sont pas toujours cités littéralement par les auteurs. Dans la plupart des cas, ce sont les pensées, attitudes et actions attribuées à Mahomet qui révèlent son présumé caractère.

466 Voici quelques passages d'auteurs qui sont très explicites à ce sujet : Pierre le Vénérable, Summula Brevis, P.L. CLXXXIX, col. 653B : « Et saepe in congressionibus factus superior ad regnum suae gentis aspirare coepit. Cumque universis pari modo resistentibus, ejusque ignobilitatem contemnentibus, videret se hac via non posse consequi quod sperabat, quia vi gladii non potuit, religione velamine et divini prophetae nomine rec fieri attentavit. » Jacques de Vitry, Historia orientalis, p. 11 : « Ipse vero, (...), coepit in oculis suis extolli (...), cogitans intra se & modis omnibus procurans, qualiter super gentes illas, que regem non habebant, et tribus suas posset dominari, & apud hominos illos magnus haberi. Primo igitur congregavit homines (...), ut eorum auxilio multa pecunia (...) congregata, nomen sibi faceret, & ab omnibus timeretur. » ; Alphonse de Spina, Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2,2.2. : « Secundus punctus est quod vita machometi fuit vita ambitiosa quia inordinata ambitione dominandi ascendit per gradus malicie velut alter lucifer ut fieret rex hismaelitarum. »

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16abject à leurs yeux, à savoir que la carrière de Mahomet en tant que prophète était une conséquence de son ambition.

Nous croyons qu'il est inutile d'insister encore longuement sur l'obsession liée au sexe. Ce vice a déjà été décortiqué tout au long d'un point précédent. Toutefois, il nous a semblé intéressant de parler brièvement de la place qu'occupe ce vice dans l'ensemble des événements proposéspar les textes.

Si certains467 se contentent de citer le désir charnel parmi les défauts de Mahomet, en le liant habilement à son hypocrisie et à l'abus qu'il fit de son pouvoir, d'autres lui confèrent une raison d'être partie prenante dans la succession des événements. Mais ils ne semblent pas unanimes quant au statut à lui donner : moyen ou but.

Dans les Otia de Gautier de Compiègne, les ardeurs sexuelles sont définies de manière à faire entendre qu'elles constituèrent la motivation première quant à la création de l'islam. Ce texte, en effet, attire l'attention sur le fait que la première erreur de cette nouvelle religion fut d'introduire la liberté sexuelle468.

L'Istoria de Machomete va dans le même sens, puisque on y présente un Mahomet qui - après avoir vu « l'esprit de l'erreur » dont la présence est motivée par le péché charnel de Mahomet commis avec sa maîtresse - conçoit l'idée de se faire passer pour un prophète469.

Selon d'autres textes - les Gesta Dei470, la Vita

467 Speculum Historiale Lib. XXIV, 44 : « De impudicicia eiusdem et flagiciis », Historia Orientalis pp. 19-23, Fortalitium Fidei Lib. IV, 2,1.1.

468 v. 57 sq.: « Sanctus ei [ machometo] : « vere possessio demonis es tulex nova, sacra fides te tribulante ruet,

conjugium solves, corrumpes virginitatem » etc.

469 P.L. CXV, col. 859 : « Mox erroris spiritus in specie vulturis apparens os aureum sibi ostendens angelum se gabrielem esse dixit. Et ut propheta in gente sua apparet imperavit. »

470 P.L. CLVI, col. 691 : « legem scripsit, ubi suis sequacibus totius turpitudinis per quod magis traherentur, frena remisit. »

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16Mahumeti d'Embricon471 et la Summula Brevis472 - Mahomet permit ou promit à ses disciples toutes sortes de libertés sexuelles afin d'avoir plus d'impact sur eux.

On constate donc chez nos auteurs une confusion des buts et des moyens quant à l'entreprise islamique. Cela ne vaut d'ailleurs pas seulement pour le critère de la sexualité. Il en va de même pour les domaines de la ruse et de l'hypocrisie. Il n'y a pas de doute, croyons nous, que la ruse et l'hypocrisie - car Mahomet ne joue pas cartes sur table - représentent des moyens pour réaliser la création et l'expansion de l'islam. Elles servent à simuler des interventions divines. Mais à quoi correspond l'islam pour nos auteurs ? On constate que l'identité véritable de l'islam en tant que religion reste souvent très vague dans ces Vies. Il apparaît clairement que les auteurs de ces textes s'attachent bien plus à mettre en exergue les vices et les crimes attribués à Mahomet, qu'à nous dépeindre les caractéristiques de cette nouvelle religion.

Ainsi Mahomet est présenté comme un être macchiavélique qui n'hésite pas à utiliser des moyens pour le moins blâmables pour réussir la fondation de l'islam. Mais en même temps cette religion est identifiée au chemin parcouru pour sa création. Elle semble être défini sur base des moyens que son prophète a déployés pour la fonder473. Voilà pourquoi

471 v. 719-724 : [ inquit Magus Mahumeto : ] « Sed tua decreta debes hac claudere meta Ut modo sit licitum, quicquid erat vetitum. Sic tibi maiorem populi sine fine favorem Conciliare potes si mea verba notes.

Nil magis est oneri quam stricta lege teneri, Ergo fac liceant omnia que libeant ! »

472 P.L. CLXXXIX col. 654D-655A : « Et super haec omnia, quo magis sibi allicere carnales mentes hominum posset, gulae ac libidini frena laxavit ».

473 Cf. ce que disent M.-Th. d'Alverny : « La personnalité du prophète domine, en effet, aux yeux des chrétiens la religion de l'Islam, plus peut-être que pour les musulmans eux-mêmes.» (« Pierre le Vénérable et l'Islam », p. 162) et W.M. Watt : « De vier belangrijkste punten waarop het middeleeuwse beeld van de islam verschilt van het beeld dat de hedendaagse, onpartijdige wetenschap geeft, zijn de volgende. In de eerste plaats zou de islamitische godsdienst een leugen en een opzettelijke verdraaiing van de werkelijkheid zijn. In de tweede plaats zou de

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16dans les chansons de geste par exemple, le musulman est généralement décrit comme étant rusé et hypocrite.

C'était donc ce que nous voulions dire sur les vices les plus importants que les « biographes » occidentaux attribuent à Mahomet. En plus de ceux-là, il y en a d'autres qui se manifestent ici et là, et qui sont l'expression d'une volonté de noircir un peu plus encore Mahomet. Citons pêle-mêle : l'orgueil474, la perfidie475, la jalousie476 et le caractère criminel477.

12.2. Les vices partagés : Mahomet et son précepteur

Le lecteur se souviendra de l'analyse consacrée au caractère complétaire des personnages de Mahomet et du précepteur. Cette complémentarité est telle que l'un reprend parfois des gestes et des responsabilités de l'autre.

islam gewelddadig zijn. In de derde plaats was de islam genotszuchtig en bandeloos en in de vierde plaats werd Mohammed als de Antichrist beschouwd.» (Voorbij Poitiers, p. 40).

474 Liber apologeticus martyrum, P.L. CXV, col.859 : « Cumque repletus esset tumore superbiae ... », Vita Machometi d'Adelphus, v. 277-278 : « Suscitatus Machometa spiritus quo totus agebatur, spiritu inquam confusionis et superbie », Historia Orientalis, p. 11 : « Ipse vero (...) caepit in oculis suis extolli et apud se inaniter gloriari ».

475 Historia Orientalis, p. 12 : « misit frequenter socios suos ut hominis sibi contradicentes nocte in domibus suis jugularent. Vicinos etiam suos quibus invidebat clam et proditorie trucidari faciebat. »

476 Vita Machometi d'Adelphus, v. 260-261 : « Miscebant se utique ad hoc malum malorum omnium germina invidia scilicet et superbia. Cepit namque machometa fame Nestorii invidere ... », Historia orientalis, p. 15 : « Unde quindecim duxit uxores exceptis ancillis et concubinas quas omnes zelotypie spiritu impulsus ita recluserat quod nunquam poterant exire nec ulli homini alii fas erat eas videre vel ad eas aliquo modo intrare. »

477 Summula brevis, P.L. CLXXXIX col. 653B : « Hic paulatim crescendo, et contiguos quosque ac maxime sanguinis propinquos insidiis, rapinis, incursionibus frequenter insistendo, quos poterat furtim, quos poterat publice occidendo, terrorem qui auxit. », Speculum Historiale, lib. XXIV, 42 : « De furtis et latrociniis eius », Historia Orientalis, p. 11 : « primo congregavit homines pauperes (...), viros prophanos, latrones, praedones, homicidas et raptores, ut eorum auxilio multa pecunia per violentiam et rapinam congregata nomen sibio faceret et ab omnibus timeretur. »

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Dès lors, c'est chose naturelle de voir que certains auteurs - ceux notamment qui ont décrit le précepteur comme un personnage influent478 - ont accentué ce parallélisme en faisant du précepteur un être presque tout aussi vicieux que Mahomet même : ambitieux, rusé et hypocrite, et en liant à nouveau ces vices à l'origine même de l'islam.

Nous croyons pouvoir nous passer de commentaires sur la ruse et l'hypocrisie en renvoyant à notre point consacré au précepteur de Mahomet. Cependant, la notion d'ambition nécessite peut-être quelques éclaircissements.

Si Mahomet, à l'origine, a l'ambition d'être libre, riche et puissant, l'ambition du précepteur se situe dans un autre domaine : celui notamment de la religion. En effet, tant chez Guibert que chez Embricon - Adelphus et J. de Vitry sont moins explicites à ce sujet - le précepteur tend à une fonction importante au sein de l'Église. Dans les Gesta Dei, il aspire à devenir patriarche d'Alexandrie479, dans la Vita Mahumeti, c'est le patriarchat de Jérusalem qui l'attire480. Mais quand le rêve est sur le point de se réaliser, les chrétiens découvrent que le candidat en question est respectivement hérétique et diabolique après quoi il est excommunié et banni. Ici, les récits de Jacques de Vitry481

et d'Adelphus - qui décrivent le précepteur Nestor comme un loup dans le pré chrétien482 - rejoignent le contenu des deux autres textes.

On nous présente donc un personnage freiné dans ses ambitions et blessé dans son orgueil qui ne pense plus qu'à 478 On se souviendra des Gesta Dei per Francos, des deux Vitae d'Embricon et d'Adelphus et de l'Historia Orientalis.

479 P.L. CLVI, col. 689D-690A.

480 V. 107-112 : « Illius unde fidem plebs admirans sacra pridemIn Jherosolimis est prope capta dolis.

Nam cum transisset pater illius urbis et issetin celum, (...)

Tunc exaltari Magus hic et pontificari Adspirans avide, (...). »

481 p. 25.

482 v. 59-64.

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16se venger de sa défaite. Guibert nous le décrit très bien :

Contemptus igitur cum molestia dilaceraretur atroci, quoniam non potuit ad id quod ambiebat assurgere, (...) meditari secum anxie coepit, quo modo effuso quod conceperat perfidiae veneno, ad sui ultionem catholica passim posset documenta pervertere483.

Cette vengeance, ce fut la création de l'islam, conçue dans le but de détruire la chrétienté. Voilà ce que voulaient nous démontrer ces auteurs.

Par ailleurs, les autres vices attribués à Mahomet - l'obsession du sexe, la stupidité, la grossièreté etc. - ne semblent pas avoir été partagés avec son précepteur.

483 Gesta Dei per Francos, P.L. CLVI, col. 690.

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1613. Le Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont

13.1. Introduction

L'ouvrage écrit au milieu du XIIIe siècle par le trouvère français Alexandre du Pont, clôt en quelque sorte une série de Vies occidentales consacrées à Mahomet : celles qui nous paraissent aujourd'hui les plus légendaires, les plus libres, les plus longues aussi; celles d'ailleurs qui ont été conçues comme des biographies à proprement parler : la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, la Vita Machometi d'Adelphus et les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne.

Pourtant, tout littéraires qu'ils soient, c'est surtout à ces textes que revient le mérite d'avoir clarifié les choses aux yeux d'une société sans doute perdue devant les changements qu'opéra l'islam au sein du monde. Clarifier, cela voulait dire : interpréter, et interpréter : transposer dans la mesure du possible vers le monde, le mode de vie et les conceptions chrétiens. Souvenons-nous du statut d'esclave donné à Mahomet, de son mariage par intérêt, de l'histoire du faux moine ou de l'ermite et des faux miracles.

Alexandre du Pont est celui qui va le plus loin dans ce processus d'adaptation. Ce n'est pas dû au hasard s'il donne à son texte le nom de Roman. Pourtant, ce terme ne doit pas nous faire croire qu'Alexandre considérait son oeuvre comme une fiction. Sans prétendre à l'historicité - mais celle-ci n'intéressait pas les gens -, il prétend pourtant à la vérité, comme le démontre son introduction :

S'auchuns velt oïr ou savoirLa vie Mahommet, avoirEn porra ichi connissanche484.

Évidemment, la vérité revêtait alors un contenu différent qui correspondait au « Weltanschauung » de cette époque.

Le procédé mis en oeuvre par Alexandre du Pont pour

484 v.1-3.

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16répondre à toutes ces exigences est double. Il s'agit d'une part d'un certain art de la description, d'autre part d'un art du commentaire. C'est d'ailleurs en ces domaines qu'Alexandre du Pont crée tout à fait indépendamment de son modèle direct, les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne.

À nos yeux, le texte d'Alexandre du Pont n'est donc pas un écrit à ne pas prendre au sérieux parce que trop fantaisis-te. Tout au contraire, Li Romans de Mahomet est une oeuvre importante dans l'histoire des idées de notre civilisation occidentale. Dans cette optique, il n'est pas faux d'affirmer qu' Alexandre du Pont a nourri cette oeuvre des caractéristi-ques sociales et religieuses qui composaient la société dans laquelle il vivait.

13.2. L'art de la description

Les descriptions proposées dans le Roman de Mahomet ont ceci de particulier qu'on y sent palpiter la société médiévale. En effet, Alexandre du Pont a intégré à plein dans son récit, les aspects fondamentaux de celle-ci : son système féodal, sa culture, sa musique, sa cuisine, ses paysages et ses croyances. Tous ces éléments sont développés dans une osmose complète avec les jalons connus de la vie du prophète.

En voici quelques illustrations : en décrivant le jeune Mahomet, Alexandre lui donne les traits d'un jeune homme instruit dans les sept arts libéraux et dans la foi chrétienne (v.37-75). Toutefois, malgré ses connaissances, Mahomet est un esclave au service d'un seigneur féodal, qui possède des bois, des prés, des rivières, des vergers, des moulins, des fours, des châteaux, des villes, des bourgs et des richesses en quantité (v.68-76). Mahomet vend pour lui des produits tels que des draps d'écarlate, des plats et des bijoux en or. Après la mort du seigneur et les ruses de Mahomet - que l'on connaît déjà grâce aux Otia -, la veuve se marie en grandes pompes avec Mahomet : vêtements de soie, décorations somptueuses, invités princiers et distingués ornés de pierres précieuses, jongleurs, gigues et musiques de harpe, vins et mets exquis (v.754-784).

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16En fait, Alexandre du Pont nourrit son texte de topos

littéraires occidentaux. Ces extentions - sur la richesse, la sainteté, l'opulence, la guerre etc. - lui permettent de transposer le récit de Mahomet dans le temps et dans l'espace et de le rendre totalement reconnaissable pour les gens de son époque.

Il importe de signaler que ces descriptions sont quantitativement tout aussi importantes que les « événements » qui balisent le récit. Yvan Lepage parle dans cette optique de la verbosité d'Alexandre du Pont, qui dépasse largement celle de Gautier de Compiègne485.

13.3. L'art de l'explication

Un autre point qui indique qu'Alexandre du Pont a vraiment tenu compte de ses lecteurs, touche à la grande question qui hantait tant d'esprits : le pourquoi. Pourquoi avait-il été possible que Mahomet puisse aller aussi loin ? Pourquoi est-ce que Dieu n'était pas intervenu dès le début ?

Gautier de Compiègne avait déjà touché un mot à ce sujet; Alexandre du Pont creusera la question. Il y consacre environ 125 vers - 121 de plus que Gautier. Cet espace lui donne le temps d'exposer deux exemplae, dont un repris de Gautier, démontrant que la justice divine existe, mais que parfois elle s'effectue avec quelque retard ou bien seulement dans l'au-delà. Voici comment Alexandre formule la problématique :

En cest siecle maintes molestesSueffrent li ami Jhesucrist,Ensi con l'Escripture dist,pour auchun pechié ke il fontU pour l'amour ke a Diu ont,K'en l'autre siecle soient quite ;

485 Dans son édition du Roman de Mahomet, Lepage propose d'ailleurs un schéma dans lequel il compare - pour quelques passages - le nombre de vers chez Alexandre du Pont et chez Gautier de Compiègne (Introduction à l'édition du Roman de Mahomet, p. 87).

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16Mais li malvais si se delite,Et Dex souvent maint bien li donnePour auchune oevre k'il fait bonne ;Ja soit chou qu'ele soit petite,Si l'en rent ichi le merite,U pour chou que il soit plus mas,Quant cheüs ert de haut en bas486.

Dans l'exemple du chevalier et de l'écuyer, dont l'insertion est l'initiative d'Alexandre même, l'écuyer est injustement puni pour avoir perdu l'argent de son maître. Mais au fond, c'est là la punition prévue par Dieu pour les coups de pied que l'homme avait donnés à sa mère.

Dans l'exemple du mauvais riche, le riche et dur égoïste ne sera pas puni de son vivant. Mais dans l'au-delà, c'est l'enfer qui l'attend. Quant au pauvre qui se meurt de faim : celui-ci sera récompensé au Paradis.

Par rapport à l'ensemble des textes étudiés, cette attention portée à la question du pourquoi est une innovation importante que Gautier de Compiègne est le premier à intégrer dans sa biographie de Mahomet, et qu'Alexandre du Pont met vraiment en valeur. C'est à notre avis un signe qui indique que son texte avait la réelle intention d'expliquer les choses et de mettre une fois pour toutes les points sur les i.

Quant aux autres textes que nous avons déjà analysés, ils semblent bien moins se caractériser par ce désir. En effet, Jacques de Vitry est le seul à avoir repris la question. Aussi son texte s'adresse-t-il à un public activement concerné : ceux qui devaient partir en croisade. Le passage a un ton assez dramatique puisqu'il s'adresse directement à Dieu :

Justus es domine, si disputem tecum veruntamen justa loquar ad te. Cur bestie tam crudelia tam laxas habenas concessisti ? Quare tamquam potens crapulatus a vino et tanquam vir fortis qui salvare non potest, tanto tempore siluisti conculcante impio et vastante vineam tuam et tot animarum milia,

486 v.286-299.

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16pro quibus sanguinem fudisti, tibi auferente ? Cur fortis armatus inimicus noster tanto tempore in pace custodivit atrium suum, et fortior non supervenit qui vasa eius potenter auferret, eripiens inopem de manu fortiorem eius, egenum et pauperem a diripientibus eum 487?

La réponse de Jacques de Vitry est encore plus sombre que celle d'Alexandre du Pont. La notion de justice y est encore moins intelligible puisque, référant à l'Épître de saint Paul aux Romains488, il dit que les voies de Dieu sont impénétrables.

13.4. Importance du Roman de Mahomet

Malgré le fait que nous ne disposons pas de preuves concrètes en la matière, nous sommes d'avis que le Roman de Mahomet a joué un rôle important, peut-être même capital, dans la conception occidentale du personnage de Mahomet et de son existence. Comme ce fut - sans doute - la première « biographie » du fondateur de l'islam écrite en langue vulgaire et qu'elle avait revêtu une forme fort prisée à cette époque - le roman -elle dut être accessible à tous les niveaux de la population. Nous supposons qu'elle a ainsi pu généraliser et fédérer les croyances alors en circulation.

487 Historia Orientalis, p. 9.

488 IX, 20-21.

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1614. Conclusion

Dans notre Introduction, nous nous étions fixée pour objectif - pour la première partie -, de proposer une meilleure vision d'ensemble touchant aux filières empruntées, à travers les siècles, par certains épisodes de la vie de Mahomet. Au terme de cette recherche et à la lumière des analyses développées tout au long de cette première partie, cette vision s'articule autour d'un double constat :

- tous les textes concernés, se sont révélés être dépositaires de motifs dérivés de traditions arabes.

- les auteurs se sont conformés à un nombre limité de topoi.

En effet, ces deux assertions constituent les fondements à partir desquels nous croyons pouvoir élaborer une vision d'ensemble qui permettrait de relativiser ou de préciser les théories émises par certains éditeurs ou autres historiens. Citons en guise de préambule l'Introduction d'Yvan Lepage à son édition du Roman de Mahomet, laquelle Introduction nous paraît à plus d'un titre vague et ambiguë. Il présente comme « feux d'artifice de la fantaisie » - pêle-mêle - des motifs tels que le mariage avec Khadîdja, l'épilepsie de Mahomet et ses entretiens avec l'ange Gabriel, ainsi que la vache porteuse du Coran, et le tombeau de Mahomet489. Mais il n'hésite pas à expliquer plus loin dans le texte que ces motifs ont des racines parfois lointaines et pas toujours identiques :

Ils [ces épisodes] sont ou d'origine historique, mais ont subi un développement légendaire secondaire (Le mariage avec Khadidja; l'ange Gabriel), ou bien inventés par la polémique byzantine à partir de données vagues (Mahomet épileptique), ou, encore, d'origine plus ou moins folklorique (La vache porteuse du Coran; le tombeau de Mahomet)490.

En outre, Lepage établit une séparation nette entre les motifs précédents et tout ce qui concerne le précepteur de 489 Lepage, p. 17.

490 Ibidem.

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16Mahomet. Selon lui, cet épisode a été traité « pour lui-même » et est en cela contraire aux autres491. Il creuse encore la distance avec les autres motifs en ne parlant plus dès lors de fantaisie mais de malveillance chrétienne.

Enfin, Lepage semble confondre les notions de fantaisie et de Weltanschauung, ainsi qu'en témoigne le passage suivant:

Pourtant, pour qui a lu le Roman de Mahon, il saute aux yeux que voilà un des aspects de la vie de Mahomet [son mariage avec Khadidja] qui a subi la plus merveilleuse des métamorphoses, grâce, d'abord, à l'imagination populaire; mais grâce surtout à ce qu'on pourrait appeler la « Weltanschauung » d'Alexandre du Pont492.

Mais que l'on ne se méprenne pas sur la nature de nos propos; nous ne rejetons pas en bloc l'ensemble du travail fourni par Lepage, nous voulons simplement insister sur le fait que sa vision d'ensemble présente un certain nombre d'incohérences, et que la terminologie employée nous paraît parfois des plus obscures. C'est la raison pour laquelle nous nous efforcerons de proposer une synthèse à la fois plus homogène et plus contrastée.

Les textes que nous avons étudiés attestent à l'envi une présence déterminante des croyances ou des traditions arabes - orthodoxes ou apocryphes -, et ce, dans la plupart des points par rapport auxquels nous avons effectué des recherches493. Cette observation met en exergue les fruits de notre travail personnel sur le sujet. En effet, contraire-

491 Lepage entend par là que le motif de Waraqa-Bahira menait également une existence indépendante des biographies de Mahomet.

492 Lepage, p. 32.

493 GÉOGRAPHIE : mention de villes comme Médine ou la Mecque; TEMPS : situation plus ou moins correcte dans la plupart des textes; ENFANCE : Mahomet est orphelin et vit dans une relative pauvreté; COMMERCE : Mahomet au service d'une riche femme en tant que commerçant; MARIAGE : se marie avec une femme dont le statut est supérieur au sien; RÉVÉLATION : état incontrôlé lors de ses entretiens avec l'ange Gabriel; PRÉCEPTEUR : ce personnage entretient des relations avec trois personnages de la tradition musulmane; SEXUALITÉ : polygamie.

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16ment aux assertions de Lepage494, ou d'historiens tels Southern495 ou Daniel496, qui se plaisent à accentuer la large part d'invention pure présente - selon eux - dans les biographies occidentales de Mahomet497, nous nous inscrivons en faux et disons que les auteurs de ces Vitae ont très largement puisé dans les réservoirs des traditions arabes. Il bien sûr évident que ces dernières durent emprunter des filières non exemptes de méandres afin de parvenir en Occident. Dans cette optique, nous croyons qu'il est important d'insister sur ce que nous appelons le filtre byzantino-espagnol.

Bien qu'il n'entre pas dans notre propos de retracer ici le parcours suivi par les motifs en question - cela pourrait constituer en soi un sujet de recherche - il nous semble important de noter que les interprétations données - tant par les Byzantins que par les Espagnols - aux traditions avec lesquelles ils entrèrent en contact, ont été décisives pour l'existence ultérieure de celles-ci en Occident498. On se souviendra en l'occurence des créations byzantines du personnage du moine-précepteur et de l'épilepsie; des développements espagnols sur la sexualité et la mort honteuse de Mahomet. Les deux filières semblent s'être rencontrées en Occident au XIe siècle pour y fonctionner longtemps : même le sceptique Pierre le Vénérable ne propose dans son corpus de traductions qu'un seul texte véritablement musulman, le Coran. Au XVIe siècle, l'arabisant érudit Guillaume Postel combat encore et toujours ces mêmes croyances499.

Ce que nous venons d'expliquer peut être schématisé de 494 Introduction au Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont.

495 Western views of islam in the Middle Ages.

496 The Arabs in medieval Europe.

497 Remarquons que le fait d'accentuer si fortement la notion de fantaisie s'explique probablement aussi par l'utilisation du terme « légende » pour désigner la tradition biographique occidentale touchant à Mahomet. Nous reviendrons d'ailleurs plus loin sur cette question de terminologie.

498 Ceci est confirmé par M.-Th. d'Alverny : voir « La connaissance de l'islam en occident », p. 581.

499 Cf. « Quant est de ceus qui disent que les pourceaus l'ont mangé, et que c'est pour cela que les Muhamediques ne mangent point de porc, c'est une fable, car ils ont le corps ensevely, non pas à la Meche, comme l'homme pense, mais à Medinat alnebi.» (Des histoires orientales, p. 193).

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16la façon suivante :

Version originale : vie historique de MahometCOUCHE 1 : Traditions musulmanes

COUCHE 2 : interprétations byzantinesCOUCHE 3 : interprétations espagnoles

Nous sommes donc en présence d'une superposition de couches interpétatives par rapport à la vie de Mahomet. Or, entre la troisième couche et les textes que nous avons étudiés, la biographie de Mahomet a encore subi des changements. La présence du Diable, l'importance des faux miracles et des ruses, les larges développements sur la sexualité, et surtout l'incorporation de tous ces motifs dans un ensemble cohérent et stable nécessitent l'établissement d'autres rapports.

En effet, s'il est vrai que ces aspects des Vies occidentales de Mahomet sont nouveaux dans le contexte de la biographie du prophète, tel n'est pas le cas dans un contexte littéraire et social plus large. C'est ici qu'entre en ligne de compte la deuxième partie du constat formulé plus haut : nous parlerons de la présence des topoi.

Comment en effet ne pas être frappé par le degré d'uniformité qui caractérise les textes à partir du XIe

siècle, quant aux aspects spécifiques d'une part, quant à la tonalité générale d'autre part. Cette uniformité a en plus ceci de particulier qu'on ne la voit pas naître : elle surgit subitement au XIe siècle, presque simultanément chez Guibert de Nogent et chez Embricon de Mayence, deux auteurs dont les oeuvres analysées par nous présentent des ressemblances frappantes, et ce malgré le fait que ces deux hommes ne semblent pas s'être connus. Quelle était alors leur source commune ? D'une part, ils durent bien sûr avoir accès à des sources similaires, byzantines et espagnoles, d'autre part, nous voulons insister sur le rôle

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16de la société dans laquelle ils vivaient, la société chrétienne médiévale. Les multiples aspects de celle-ci ont fonctionné comme des repères et des pôles d'interprétation et d'orientation. Ainsi, de par sa structure religieuse, l'islam devint une hérésie redoutable; de par sa structure féodale, Mahomet devint un esclave et son mariage une stratégie; de par l'univers mental, Mahomet devint un dévergondé, un possédé du Diable, un autre Antéchrist.

Les emprunts byzantino-espagnols prennent ainsi place dans une très riche orchestration, englobée par les multiples aspects d'une société. On pourrait dire que la société occidentale même devient en fait le thème fondamental des Vies de Mahomet. Et celle-ci est thème à différents niveaux, comme on définit aussi le thème à différents niveaux500.

Au métaniveau, nous situons le thème - universel - de la lutte entre le Bien et le Mal, traduit en termes occidentaux par la lutte entre Dieu et le Diable.

Au niveau intermédiaire, on peut qualifier de thème la réalité préoccupante voir menaçante, du moins pour certains, de l'expansion de l'islam.

Enfin, au niveau du plus spécifique s'érigent comme thèmes les moeurs et les mentalités en cours.

Il va de soi que les trois niveaux sont intimement liés.

Compte tenu de ces considérations, il nous semble que sur le plan du contenu, la biographie du Prophète résulte de la superposition d'un cadre thématique occidental sur une ensemble d'éléments d'origine musulmane, laquelle superposition a également entraîné des fusions. Celles-ci ont donné naissance aux motifs tout à fait uniques qui ont été étudiés.

À la lumière de cette théorie des couches, nous pouvons sous-diviser l'évolution de nos textes à travers

500 Cf. Claude De Grève, Éléments de littérature comparée. II. Thèmes et mythes, Chap. I : le thème comme concept, comme réalité ou expérience universelle, comme réalité ou expérience préoccupante; comme phénomène historique.

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16les siècles en trois générations.

La première se situe au IXe siècle et regroupe l'Historia Ecclesiastica d'Anastase le Bibliothécaire et l'Istoria reprise par Euloge. Ce sont des textes qui traduisent certaines conceptions byzantines et espagnoles de la vie de Mahomet. Ils concrétisent deux sources d'informations dans lesquelles les occidentaux ont puisé.

La deuxième génération s'étend sur les XIe-XIIe

siècles, avec des prolongements au XIIIe et même jusqu'au XIVe siècle. Elle comprend les Gesta Dei per Francos, la Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence, la Vita Machometi d'Adelphus, les Otia de Machomete ainsi que Li Romans de Mahon. Nous croyons pouvoir y situer aussi la Légende de Mahomet.

Ces textes se caractérisent par le fait qu'ils disposent d'informations venant d'Orient, mais qu'ils laissent prévaloir sur celles-ci un courant occidental, c'est-à-dire, les lois et attentes de leur société. Ils ont été rejetés par la génération suivante à cause de leur aspect légendaire, mais cela touchait probablement plus à la forme qu'au contenu. Beaucoup de textes ultérieurs abandonnent en effet la forme romanesque, mais pas pour autant les motifs développés par leurs prédécesseurs. Même Pierre le Vénérable a adopté - peut-être malgré lui - des visions développées par les textes de cette deuxième génération. Ces Vies de Mahomet, caractérisées par un certain aspect légendaire, ont donc influencé nombre de personnes « qui auraient dû savoir mieux », pour utiliser les termes de Norman Daniel501.

La troisième génération, à partir du XIIe siècle, en offre quelques illustrations : hormis Pierre le Vénérable, nous citerons les historiens Vincent de Beauvais et Matthieu Pâris. En effet, ces érudits bénéficièrent d'informations par rapport à l'islam venant d'Espagne. Mais nous avons déjà dit que ces informations n'étaient pas toujours neutres.

La troisième génération offre surtout le spectacle de la dispersion de développements de la deuxième génération

501 The Arabs and mediaeval Europe, p. 234. Voir aussi M.-Th. d'Alverny, « la connaissance de l'islam en Occident », p. 599.

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16dans toutes sortes de genres différents, malgré les nouvelles connaissances : les textes historiques - l'Histoire Orientale de Jacques de Vitry -, les textes religieux - la Légende Dorée -, les textes apologétiques - le Fortalitium Fidei d'Alphonse de Spina.

Le Tractatus de statu saracenorum est le seul texte qui ne semble pas avoir subi l'influence du mythe et détonne par conséquent dans cet ensemble par ses descriptions radicalement différentes. Mais il est clair qu'à lui seul, ce texte n'a pas pu faire face à un ensemble si largement répandu et si profondément ancré.

Ce qui s'est passé est assez bien décrit par Norman Daniel :

As they ( = serious writers) turnded up more and more genuine information about islam, they regretted the legendary, or 'christian' or 'true' version of events, which seemed less and less probable. However, the 'christian' version was however remotely, a reflection of distortion of the actual facts, and it was therefore just possible logically to suppose that the actual facts were distortion, and the 'christian' version the true one after all502.

Il faut maintenant s'attarder un instant à un problème de terminologie.

On désigne souvent comme « légende de Mahomet »503

l'ensemble des motifs développés dans les Vies de Mahomet, et l'ordre plus ou moins canonique dans lequel ils sont présentés. Pour appuyer le choix de cette dénomination on avance le fait que le sujet est historique, et qu'il a été orné et déformé par l'imagination504.

502 N. Daniel, The Arabs in medieval Europe, p. 237.

503 A. d'Ancona a écrit un article intitulé « La leggenda de Maometto in Occidente », le terme « légende » est également utilisé par M.-Th. d'Alverny (e.a. dans « La connaissance de L'islam en Occident », p. 597) et Yvan Lepage (première page de son Introduction à l'édition du Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont). Il est probable que ce terme a été favorisé aussi par le fait qu'une des biographies occidentales de Mahomet est intitulé précisément Légende de Mahomet.

504 Cf. la définition que donne H. Delehaye de la « légende » (Les légendes hagiographiques, p. 9). La notion de « légende » a ici en effet perdu son sens premier

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16Or, nous avons démontré d'une part qu'il faut

minimiser la part d'invention présente dans les Vies consacrées au prophète de l'islam, et que d'autre part, le sujet en est surtout sociologique. C'est une conception trop radicalemnt différente pour qu'on puisse maintenir la même dénomination. Mais comment appeler alors la tradition en question ? On pourrait peut-être envisager l'appella-tion « mythe ». On peut en effet appliquer à nos biographies la définition que donne Pierre Brunel du mythe et considérer leur ensemble comme « un ensemble narratif consacré par la tradition et ayant, au moins à l'origine, manifesté l'irruption du sacré, ou du surnaturel dans le monde »505. On peut également rapprocher les fonctions de nos biographies à celles que Pierre Brunel attribue au mythe : « le mythe raconte », « le mythe explique » et « le mythe révèle »506.

Vu notre vision des générations, ce serait donc au XIe

et au XIIe siècles qu'il faut situer la création et la dispersion du mythe de Mahomet, qui s'est ensuite nourri des nouvelles informations sur l'islam plutôt que d'en mourir.

dérivé du latin « ce qui doit être lu », et qui s'appliquait notamment aux Vies des saints. On verra dans notre deuxième partie qu'il serait possible d'appliquer le terme « légende » dans son sens premier aux textes relatifs à Mahomet, mais nous avons jugé préférable d'éviter toute équivoque.

505 Cf. P. Brunel, C. Pichois et A.M. Rousseau (éds.) Qu'est-ce que la littérature comparée ?, pp. 115-134.

506 Cf. Pierre Brunel, Introduction dans son Dictionnaire des mythes littéraires.

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16

DEUXIÈME PARTIE : MAHOMET COMME ANTI-SAINT

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1641. INTRODUCTION

Qu'est-ce qu'un argument hagiographique, sinon une sorte d'image normative que, par un jeu de miroirs, une société se renvoie d'elle-même à elle-même, sans plus s'interroger ? L'iconographie cultuelle, l'hagiographie triomphent alors en se donnant un statut qui les met à l'abri de tout soupçon. (G. Dagron, « Le saint, le savant, l'astrologue », p. 152).

Nous avons terminé notre première partie en démontrant la mise en place du mythe occidental de Mahomet : c'est l'histoire d'un hérétique orgueilleux, rusé et porté sur le vice. Nous avons également tenté de démontrer que la société médiévale même a constitué un apport de taille pour la création de ce mythe, qui trouve son expression dans un certain nombre de topoi.

Notre deuxième chapitre aura pour objectif d'expliquer, ne fût-ce que partiellement, comment un tel apport a pu se réaliser et s'imposer. À nos yeux, un facteur essentiel dans ce processus fut la présence d'une tradition hagiographique. Notre argumentation pour fonder cette hypothèse repose sur l'idée d'un jeu de miroirs, image pour laquelle nous signalons notre dette envers Gilbert Dagron, à qui appartient le passage en exergue.

En effet, la Vie de saint, en ayant pour tâche de proposer l'exemple à suivre, et étant par conséquent liée à une attente, était comme un miroir de la société dont elle exécra les vices et loua les vertus. Et c'est ce miroir qui s'est reflété à son tour dans les Vies consacrées à Mahomet. Voilà donc un deuxième filtre - on se souviendra du premier filtre, byzantino-espagnol, que nous avons présenté à la fin de la première partie - qui facilita la compréhension d'événements aussi marquants que ne furent la création, l'expansion et enfin le combat de l'islam. Et il convient de souligner, croyons-nous, la grande autorité de ce deuxième filtre, reconnue à tous les niveaux de la population507.

Voilà une thèse qui pourrait apporter un nouvel

507 Cf. H. Delehaye, Les légendes hagiographiques, p. 16 : « Au Moyen Âge, le peuple entier s'intéresse aux saints. Tout le monde les invoque, les célèbre et aime à entendre leurs louanges.»

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164éclairage à l'interprétation des biographies occidentales du prophète de l'islam. Mais encore faut-il pouvoir la fonder sur des bases vraiment solides. C'est pourquoi nous nous proposons de comparer d'abord globalement les deux traditions hagiographique et relative à Mahomet, à partir des sources et des méthodes utilisées, puis d'étudier plus spécifiquement le traitement de certains motifs et contenus à l'intérieur de la structure globale. Pour ce deuxième volet comparatif, notre corpus hagiographique se compose de la Légende Dorée de Jacques de Voragine508, qui « résume si exactement l'oeuvre hagiographique du moyen âge »509.

2. LES VIES DU PROPHÈTE ET LES SOURCES ET MÉTHODES DE L'HAGIOGRAPHIE

Notre but premier est de démontrer que la vie de Mahomet était une matière qui se prêtait à merveille à un « traitement hagiographique ». Nous procéderons en deux étapes : d'abord nous décrirons les processus de création propres aux Vies de saint, ensuite nous analyserons comment ces processus ont influencé les biographies occidentales du prophète de l'islam.

2.1. Vies de saint : processus de création

Longtemps on a cru dans l'historicité des Vies de saints. Quand Hippolyte Delehaye publie en 1955 son livre Les légendes hagiographiques - ouvrage qui analyse les sources et méthodes de l'hagiographie - , il se heurte à cette croyance qui l'accuse de porter atteinte à la sainteté dont se nimbaient les Vies de saint. La troisième édition du livre est d'ailleurs pourvue d'une préface qui tente d'expliquer aux lecteurs ce qui distingue l'histoire des textes; ce qui distingue la réalité de la fiction :

Ce que l'instinct nous suggère en présence d'une représentation figurée,

508 Toutes nos références à ce texte ce sont faites par rapport à l'édition qu'en a fait Th. Wyzewa.

509 H. Delehaye, op. cit., p. 216.

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164nous sommes portés à l'oublier lorsqu'il s'agit d'un texte, et il nous arrive trop souvent d'y chercher ce que l'auteur n'a pu songer à y mettre (...) La légende est un hommage du peuple chrétien à ses protecteurs. À ce titre on ne peut la négliger. Seulement, qu'on ne la prenne pas pour de l'histoire. C'est une confusion que le zèle de la gloire des saints ne requiert pas et qui offre de sérieux inconvénients510.

Afin de mieux comprendre ces propos, il faut d'abord se poser la question suivante : quel était le but visé par les Vies de saint 511?

Outre le fait que ces textes s'apparentent à un hommage - comme le dit Delehaye -, ils ont aussi et surtout été chargés d'une fonction sociale : ils furent composés pour un public chrétien dans le but de l'édifier. En d'autres termes, ils avaient pour fonction première de confirmer les fidèles dans leur foi512. Il importe de souligner cette composante sociale car elle est d'une importance capitale pour comprendre le processus de création des Vies de saint513. En effet, les sources des biographies saintes sont fonction des buts visés.

Il faut partir de l'idée que le saint était un exemple et que par conséquent, il fallait le rendre exemplaire514. Cela paraît évident, mais on ne peut oublier que c'est cette idée de base qui justifie la liberté prise par rapport aux 510 H. Delehaye, pp. XIV-XV.

511 Cf. R. Aigrain, L'hagiographie, pp. 235-246 : « À quelles intentions répond la littérature hagiographique ? »

512 Cf. J.-Cl. Poulin, L'idéal de sainteté dans l'Antiquité carolingienne, p. 22.

513 Cf. R. Boyer, « An attempt to define the typology of medieval hagiography »,p. 33 : « In each case, thee end-purpose of the composition is far more important than the particular specificity of the vita. These texts have been written to give a lesson, to propose an instance, and everything is arranged in accordance with this fact. »

514 Cf. Th. Heffernan, Sacred Biography, p. 20 : « The author must also construe a life which will illustrate the exemplary behavior of the subject (...) to a community which has definite expectations concerning the outcome of this biographical record. »; R. Bell & D. Weinstein, Saints and Society, p. 9 : « (...) in truth, all saints, more or less appear to be constructed in the sense that being necessarily saint in consequence of a reputation created by others and a role that others expect of them, they are remodelled to correspond to collective mental representations. »

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164faits historiques. C'est une porte ouverte vers la création et l'invention. S'il y a presque toujours un fondement historique, celui-ci est le plus souvent noyé dans un ensemble d'additions d'origines diverses : croyances et déformations populaires, aspects merveilleux, leçons de vertu, parallèlismes avec certaines figures bibliques et avec d'autres saints. Hippolyte Delehaye utilise d'ailleurs le terme « résidu historique »515.

Quant aux croyances et aux déformations populaires, elles ne nécessitent à nos yeux pas beaucoup d'explications. Même de nos jours, à une époque où l'objectivité est devenu un credo, on sait combien il est difficile d'obtenir le reflet objectif et neutre d'un événement, même s'il est actuel. Il est aisé de s'imaginer qu'il y a plusieurs siècles, le problème prit une ampleur à la mesure de l'intérêt qu'on lui porta, et que les faits se transformèrent et se grossirent avec une facilité déconcertante. Un niveau d'instruction générale plus bas, une crédulité beaucoup plus élevée et une absence de moyens de contrôle, voilà un cocktail qui fut à l'origine de nombreux aspects légendaires.

En voici une illustration significative pour laquelle nous sommes redevable à la fois à H. Delehaye et à A. Maury. On sait que la langue de l'Écriture Sainte regorge de sens figurés et que les artistes - que ce soient des peintres, des concepteurs de vitraux ou des sculpteurs - eurent volontiers recours à ces éléments allégoriques ou encore à des symboles. Les comprendre nécessite un niveau d'abstraction certain. Mais cela n'était pas du tout une caractéristique du peuple médiéval : celui-ci ne voyait que du concret et rattachait donc aux symboles qu'il voyait des anecdotes ayant pour but d'expliquer leur présence. C'est ainsi que l'on raconte au sujet de sainte Lucie, qui est parfois représentée tenant deux yeux sur un plateau, qu'elle aurait arraché ses beaux yeux pour se délivrer des

515 Delehaye, p. 138. Cf. J. Calvet, Histoire de la littérature française, T.I, le Moyen âge, p. 190. À propos des Vies de saints, on y lit : « L'histoire y est souvent maltraitée; c'est qu'il s'agissait d'oeuvres édifiantes et que leurs auteurs étaient plus soucieux d'atteindre leur public par des procédés littéraires que de lui offrir une scrupuleuse information. »

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164importunités d'un amoureux516.

On s'imaginait même des passages d'une Vie de saint à partir du simple nom du saint en question : saint Cloud, par exemple, guérit les clous et les furoncles517.

En outre, la mentalité médiévale semble se caractériser par un réel goût pour le merveilleux. Comment sinon faire la distinction entre un homme normal et un homme saint ? Il fallait du concret pour rendre compréhensible et crédible la notion de sainteté. La présence d'aspects surnaturels était indispensable pour démontrer comment la main de Dieu dirigea les gestes du saint.

Il y eut cependant des axes bien établis imposés par la vie du Christ avant tout, puis par des récits narrant les chemins exemplaires vécus par certaines figures bibliques et d'autres saints. Ces derniers incarnant tous des émanations de Dieu dans le monde, ils ne pouvaient que ressembler au Christ, fils de Dieu, et éventuellement aussi aux autres figures bibliques. C'est là une base importante de la symbolique médiévale chrétienne.

Un autre axe encore est constitué par l'idée de la vertu : un saint était par définition vertueux et cette vertu demandait qu'on l'illustre avec un ou plusieurs exemples.

Jacques Fontaine résume ces processus très justement dans le terme « stylisation chrétienne »518. Cette stylisation, dont les archétypes sont le Christ et les saints519, a contribué à ce qui caractérise probablement le plus le patrimoine hagiographique : l'uniformité. C'est ce qui frappe dans les Vies de saints. Aussi différents que soient les mondes des différents biographes ou le noeud

516 Cf. Delehaye, p. 44.

517 Cf. ibidem, p. 46.

518 Cf. Jacques Fontaine, Introduction à l'édition et la traduction de la Vita Sancti Martini de Sulpice Sévère, pp. 123-134.

519 Ibidem, p. 126 : « Dans les perspectives d'un idéal de sainteté chrétienne, envisagé comme un effort d'imitation parfaite du genre de vie du Christ, la personne historique de Jésus, mais aussi celle des prophètes et des apôtres ont tendu à être condidérées comme des « types » dont les chrétiens s'efforçaient d'être des « antitypes » les moins imparfaits possible. Littéralement, cet idéal de transparence au Christ donne lieu à une stylisation « typologique » (...). »

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164historique de la vie des saints, les modèles narratifs se ressemblent et se répètent.

Si on essaie donc de reconstituer le processus de

création d'une Vie de saint, on pourrait retenir les étapes suivantes :

1. Création d'une tradition orale à partir d'un ou plusieurs éléments historiques.

2. Transformation de cette tradition en fonction de l'attente publique. Par conséquent, il faut noter :

- l'importance de l'interprétation et de la mise en relief de valeurs bien définies. De toute façon, l'ego de chaque personne est perçue en fonction du gouvernement de Dieu. Il n'y a pas d'actions neutres.

- l'importance de l'action dramatique en fonction d'un public d'illettrés : imitatio christi, concrétisations d'idées abstraites. Les actions deviennent rituelles et symboles de vérité universelle.

Il en résulte des types de comportement exemplaire. Le concept de l'individu est placé dans le cadre plus large d'une personnalité collective.

3. Rédaction d'une Vie écrite sur base de la tradition transformée. Addition éventuelle d'intertextualités bibliques, littéraires ou hagiographiques.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que les Vies

de saint ne nécessitaient pas de garantie d'historicité de leur contenu puisque leur but était surtout de proposer des personnages exemplaires, témoignant de la présence de Dieu dans ce monde.

2.2. Vies de Mahomet : processus de création

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164Et les Vies de Mahomet ? De par la réalité historique

que représentait celui-ci - la menace de l'islam - il est normal qu'on l'ait assimilé à un associé du Diable, l'ennemi de la religion chrétienne. Il est normal qu'on ait vu en lui et en sa religion une tentative du Diable de perdre l'Église de Jésus-Christ. Par conséquent, le personnage de Mahomet pouvait facilement s'intégrer dans l'univers proposé par l'ensemble des récits hagiographiques, à savoir la lutte du bien contre le mal. En outre, on ne peut perdre de vue le fait que plusieurs aspects de la vie du prophète allaient à l'encontre de l'austérité proclamée par l'Église médiévale.

Mahomet était donc le personnage indiqué pour faire figure d'anti-exemple. Comme quoi il pouvait également être utilisé dans un but d'édification. C'est là à notre avis le parallélisme central qui lie les Vies de Mahomet aux Vies des saints. Nous explicitons.

L'édification constitue la fonction sociale primaire de la Vie de saint520, puisqu'elle enseigne la vérité de la foi par l'exemple individuel du saint. En d'autres termes, Les Vies des saints proposent des modèles de conduite - souvent poussés à l'extrême, mais toujours avec une directive concrète à retenir - inspirés par la foi catholique.

Pourtant, il est connu que les descriptions d'écarts de conduite ne manquent pas dans les textes. Seulement, ils sont toujours sanctionnés. Citons à cette occasion Bède le Vénérable (†735), lorsqu'il introduit son Histoire ecclésiastique du peuple anglais :

Sive enim historia de bonis bona referat, ad imitandum bonum auditor sollicitus instigatur, seu mala commemoret de pravis, nihilominus religiosus ac pius auditor sive lector devitando quod noxium est ac perversum, ipse sollertius ad exsequenda ea quae bona ac Deo digna esse cognoverit, accenditur521.

L'anti-exemple était donc au moins aussi efficace que

520 Heffernan, p. 19.

521 Bède le Vénérable, Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum (édité par B. Colgrave & R.A.B. Mynors), p. 2.

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164l'exemple, sinon plus. Et selon nous, la conception et les accents que les occidentaux ont donnés à la biographie du prophète Mahomet s'expliquent essentiellement ainsi. En effet, Mahomet mène une existence en totale opposition à celle vécue par un saint, en affichant en prime une belle brochette de vices caractérisés. Mais il le paie à la fin de sa vie par une mort des plus viles. En outre, la biographie de Mahomet offrait l'avantage de pouvoir être mise en relation directe - par un rapport de cause à effet - avec l'origine d'une énorme hérésie. Quel instrument puissant pour mettre en garde les chrétiens contre les tentations du Diable !

Le personnage de Mahomet s'intégra donc facilement dans l'univers hagiographique. Mais qu'en est-il des ressemblances dans le processus de création de texte ?

Premièrement, il faut signaler que les racines des biographies mahométanes ne se situent pas au niveau du peuple, Contrairement à ce qui était couramment le cas pour les textes hagiographiques. Avant les croisades, Mahomet n'était connu en Occident que par un nombre limité de personnes instruites qui étaient entrés en contact avec des sources byzantines. C'est ce qui explique pourquoi le fondement historique de la biographie de Mahomet est nettement plus important que ce ne fut le cas pour certaines Vies de saints.

Néanmoins, les auteurs de Vies de Mahomet ont appliqué à cette base les mêmes transformations qui caractérisent les récits populaires. En faisant appel à leur foi et à la doctrine en vigueur, en prenant les textes hagiographiques pour cadre et en s'inspirant des témoignages oraux provenant des croisés.

En entrant en contact avec un autre monde, les mêmes clés ont servi à comprendre et à juger la nouvelle réalité. Comme le dit Southern : « men inevitably shape the world they do not know in the likeness of the world they do know »522. L'islam est conçu et jugé avec des normes et des cadres de référence chrétiens, tels que nous les avons décrits, et prend place dans le système allégorique généralisé. La

522 R. W. Southern, Western views of islam, p. 32.

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164religion de Mahomet était d'ailleurs tout à fait « christianisée ». Elle s'apparentait à une hérésie créée par un faux prophète, une fausse christianitas, une émanation du Mal pour mettre à l'épreuve tous les bons chrétiens. Ce qui identifiait le musulman n'était pas l'islam même, mais le fait de ne pas être chrétien et même un anti-chrétien. Dès lors, on ne doit donc pas s'étonner de trouver dans les Vies de Mahomet des interprétations tonitruantes, des images significatives, des exagérations méditées.

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1643. LE CADRE ET SON CONTENU

Comment nier cette influence de la croyance, cette puissance de la foi qui nous fait voir ce que nous voulons voir, ou nous fait croire

l'avoir vu ... 523

C'est dans le prolongement de ces considérations que nous regarderons maintenant de plus près quelques aspects qui lient les Vies des saints et les Vies de Mahomet en même temps qu'ils les opposent. Car du prophète de l'islam, les auteurs occidentaux ont fait une figure d'anti-saint, d'ambitieux perfide, allié du Diable et s'opposant aux aspirations élevées de l'homme. Là où les saints étaient des échos positifs du Christ ainsi que d'autres figures bibliques, Mahomet fut « conçu » selon les même lignes de force, mais en négatif : les Vies des saints se grossirent de miracles et d'éloges de la vertu; Mahomet devint un charlatan médiocre ou un sorcier dont la magie lui était inspirée par le Diable.

Le noyau des récits est ainsi constitué par les mêmes idées de base, mais l'exploitation en est différente : elle se fait selon les frontières de la foi. Il est tout à fait frappant de voir que cette vérité de la foi n'est jamais remise en question. C'est là le point de vue de l'homme médiéval : la foi est, elle n'accepte pas d'être mise en doute524.

Avant d'aborder la matière, nous tenons encore à signaler que nous avons nous-même sélectionné les critères de comparaison - au nombre de six - lors de nos lectures, notamment de Delehaye525, de Boyer526, de Heffernan527, de 523 Alfred Maury, Essai sur les légendes pieuses du Moyen Âge, p. 6.

524 En guise d'illustration, voici cette préface de la Vita Geraldi, que nous avons découvert chez J.-Cl. Poulin : « Comperto autem quam religiose vixerit, et quod hunc Deus in sua gratia pluribus indiciis esse monstraverit, jam de ejus sanctitate dubitare nequivimus ». (L'idéal de sainteté, p. 55. C'est nous qui soulignons).525 Les légendes hagiographiques.

526 « An attempt to define the typology of medieval hagiography ».527 Sacred Biography. Saints and their biographers in the Middle Ages.

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164Weinstein et de Bell528. Il s'agit des aspects formels, du traitement du temps et de l'espace, des descriptions du protagoniste, des miracles, de la fin du protagoniste et de la présence de Dieu et du Diable. À partir des résultats de ces recherches, nous établirons ensuite quelques parallèles entre le personnage de Mahomet et des personnages dans les Vies de saint qui lui ressemblent.

3.1. Aspects formels

Du point de vue formel, les Vies de saint se caractérisent par la répétition d'un schéma stéréotypé. Selon Régis Boyer529, on doit distinguer neuf étapes fixes, qui peuvent cependant être plus ou moins développées, à savoir :

1. les origines2. la naissance3. l'enfance4. l'éducation5. la piété6. le martyre 7. l'inventio ou découverte des reliques saintes8. la translatio ou transport des reliques9. les miracles

Il va de soi que les étapes de 6 à 8 caractérisent avant tout les Passions de martyrs. Quant aux miracles, l'étape numéro 9, nous ne pensons pas que Boyer ait voulu dire que les miracles interviennent seulement à la mort du saint. Nous supposons que leur place en fin de série a été inspirée par l'idée qu'on ne peut les inscrire dans un ordre fixe, puisqu'ils se manifestent tout au long de chaque Vie de saint et souvent également après leur mort.

Voyons maintenant si les auteurs de Vies de Mahomet se sont inspirés de cette structure. Rappelons d'abord quelles étaient les étapes successives que nous avions distinguées - de manière générale - dans ces biographies.528 Saints and Society.

529 « An attempt to define ... », p. 32.

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164Il y eut d'abord la présentation des éléments de temps

(et d'espace), puis la généalogie du prophète et son enfance. Vint ensuite tout le passage sur Mahomet commerçant que nous avons mis en relation avec son instruction et son mariage et qui aboutit à la révélation. Les ruses et faux miracles, même si certains textes en parlent aussi avant, surviennent surtout après cette révélation. En passant enfin par le thème de la sexualité, le mouvement de texte se dirige tout naturellement vers la fin pénible de Mahomet et se termine dans quelques cas par la mise au tombeau du prophète. Voilà brièvement résumé ce à quoi ressemble en général une Vie de Mahomet.

On peut constater que cette structure n'est pas tellement différente de celle proposée par Boyer pour les Vies de saint. En plus d'un enchaînement global similaire - celui, au fond, de toute biographie -, on distingue surtout un parallélisme frappant quant aux points principaux du texte. En effet, dans les deux traditions hagiographique et mahométane, trois éléments occupent le devant de la scène : les considérations relatives à la piété et l'impiété, les descriptions des miracles et des ruses, et la fin du personnage principal.

La grille suivante montre de façon schématique les parallélismes mentionnés :

Vies de saint Vies de Mahomet

Origines -Temps et espace-Généalogie

-Naissance-Enfance

Enfance

Instruction Commerce ® instruction

Piété Impiété :-Mariage-Sexualité-Guerres et violence

-Martyre-Inventio

Fin de Mahomet

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164-Translatio

Miracles Ruses et faux miracles

Il serait cependant faux de croire que les Vies de Mahomet aient été écrites comme des Vies de saint. Il faut plutôt s'imaginer que l'on a rapproché la tradition existante relative à Mahomet de l'hagiographie et que cette comparaison a entraîné des évolutions dans la présentation du prophète de l'islam. Ce rapprochement se serait surtout fait au XIe

siècle, marqué par une réappréciation des Vies de saint530. En effet, les textes de Guibert de Nogent et d'Embricon de Mayence sont les premiers à décrire l'impiété sexuelle comme un élément de base expliquant la naissance de l'islam; les premiers à développer le motif des ruses de Mahomet; les premiers aussi à étendre de manière considérable le passage cynique sur la fin du prophète. Trois fois ils semblent ainsi faire allusion aux traditions hagiographiques en développant excessivement des motifs contraires. On les retrouvera ensuite régulièrement tout au long des siècles suivants, avec pour seules grandes exceptions la Summula de Pierre la Vénérable - en lutte contre tout ce qui était invraisemblable - et le Tractatus de Guillaume de Tripoli - en lutte contre tout ce qui n'était pas attesté. Nous ne reviendrons sur cette évolution qu'à la fin de ce chapitre, où nous essayerons de la décrire de façon plus systématique.

La structure des Vies de Mahomet trahit donc déjà l'influence qu'elles ont subies de l'hagiographie. La prochaine étape de notre travail sera de vérifier cette hypothèse pour différents aspects du contenu, et surtout pour les trois motifs dont nous venons de démontrer l'importance: l'impiété, les ruses et la fin de Mahomet.

3.2. Traitement des données spatio-temporelles

Nous répétons que selon notre hypothèse, les Vies de Mahomet, à l'instar des Vies de saint, ont beaucoup plus de valeur sociologique et morale que de valeur historique. Dans

530 Cf. J.-Cl. Poulin, p. 3.

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164cette optique, il importe d'étudier le traitement des notions de temps et d'espace et de voir si effectivement, il y a des parallèles dans ce domaine-là. Or, quel est le traitement hagiographique de ces notions ?

La Légende dorée ne sombre pas dans l'abondance pour ce qui touche à l'intégration ou à l'exploitation de ces données spatio-temporelles. Les différentes Vies qui composent cette somme se contentent de fournir quelques informations générales qui se limitent généralement au nom d'un empereur, d'un pape, d'un évêque ou d'un préfet. On ajoute généralement aussi l'année - approximative - du décès du saint. Quant à la localisation géographique, on signale ici et là le nom de quelques grandes villes.

Des données très rudimentaires donc, et très peu de descriptions. On peut s'interroger sur le fait de savoir ce qui a bien pu motiver les hagiographes à insérer dans leur texte des indications d'ordre temporel ou géographique. Une seule raison semble s'imposer : celle qui consiste à donner au texte une marque d'authenticité. Ainsi, chaque Vie est en quelque sorte suspendu à un cadre historique avec lequel il n'y a à vrai dire presque aucune interaction. Régis Boyer cette idée de la façon suivante :

We could even go so far as to say that the scenery and the dates are almost useless. Or that we evolve in a eschatological time : the incipit puts its seal on the discourse. May I say that we have to do with a congealed temporality and with a nearly irrelevant scenery531 ?

Il est clair que - dans ce domaine - les Vies latines sur Mahomet présentent une similarité certaine avec la production hagiographique consultée : référant à notre point touchant au traitement spatio-temporel dans le premier chapitre de notre travail, nous pouvons affirmer que ces données sont abordées de manière tout aussi succincte, et la distance avec le véritable récit apparaît tout aussi grande que dans les Vies de saint. Dans le domaine du temps, on cite généralement l'empereur Héraclius, éventuellement

531 Régis Boyer, p. 29.

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164quelques autres personnages de renom - des papes, des patriarches, des rois ou des saints -, et la date de naissance ou de décès de Mahomet. Dans le domaine de l'espace, on relève la même aridité : on mentionne des villes comme Médine ou la Mecque ou encore quelques provinces et pays afin d'y situer Mahomet.

Il est intéressant de s'attarder un moment aux textes plus longs, où l'élément descriptif est beaucoup plus développé. On constate que ces descriptions ne s'attachent pas du tout à leur cadre historique. Il y a même une véritable contradiction entre la situation dans le temps et l'espace d'une part, et les descriptions fournies d'autre part. Nous avons déjà proposé un commentaire du récit d'Alexandre du Pont, nous pouvons également citer ceux de Gautier de Compiègne et d'Embricon de Mayence. Les rois, les reines, et les autres personnages féodaux qu'on y rencontre, ainsi que certains paysages plutôt occidentaux fonctionnent comme autant d'adaptations qui visent à une meilleure compréhension des faits narrés. Il s'agit là d'une technique similaire à celle de certains peintres lorsqu'ils représentent des scènes bibliques.

On peut donc à la fois confirmer la relative inutilité du cadre géographico-temporel dans les Vies de Mahomet et l'importance accordée au fait que le message passe. On verra par la suite que ce message est avant tout d'ordre moral.

3.3. Description du personnage

Un autre domaine qui nous fournit des indices confirmant notre hypothèse - selon laquelle la vie de Mahomet aurait subi un traitement hagiographique -, est celui du traitement des personnages. En effet, le fait que l'hagiographie vise avant tout à l'édification des fidèles, entraîne des répercussions importantes pour la description du saint. Et nous retrouvons ces mêmes marques dans les Vies de Mahomet. De quoi s'agit-il ? Nous répondrons par une considération de Régis Boyer, qui est la suivante :

The saint is very weakly individualized : all these heroes are the copies of a

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164common prototype (...). His proper name is the expression of a social model. And this is why he is so enlarged and simplified. (...). What we have to deal with is types, not individual or individualized personalities. And the presentation of a function assumed by a person who represents this type is far more important to the authors than the cut of his biography532.

Le saint est donc un type spirituel dont l'image est clairement définie. Weinstein et Bell donnent trois caractéristiques de base de cette image : la pureté de la doctrine, la vertu héroïque et l'accomplissement de miracles533.

Revenons maintenant à Mahomet. Dans notre premier chapitre, nous avons vu que celui-ci se caractérise avant tout par la diffusion d'une doctrine hérétique, par le vice - l'ambition, la luxure et l'hypocrisie - et par la ruse. Une image qui se révèle d'ores et déjà d'une flagrante stéréotypie, fondée sur la non-ressemblance avec les saints. Le prophète de l'islam a donc également été réduit à un type et nous avons lieu de croire que ce fut avec la même intention morale que dans les Vies de saint. Mahomet pourrait symboliser les « quatre feux qui brûlent le monde », comme il est dit dans la Vie de saint Fursy : le feu de la dissension, le feu de la cupidité, le feu de l'impiété et le feu du mensonge534.

Nous nous attacherons maintenant à voir un peu plus en détail les rapports de ressemblande et de dissemblance entre Mahomet et les saints pour ce qui touche à la manière dont ils sont décrits.

3.3.1. Le portrait physique

Une des conséquences de la faible individualisation du saint est l'absence remarquable de son portrait physique. On découvre tout au plus un mot sur sa beauté : Sainte Agathe

532 Boyer, pp. 29-31.

533 Weinstein & Bell, p. 141.

534 Legenda Aurea, pp.552-3.

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164est d'une « grande beauté 535», sainte Agnès est « belle de visage 536», saint Sylvestre est « angélique de visage 537», sainte Pétronille est « trop belle 538», sainte Marguerite est « d'une beauté merveilleuse 539», sainte Marie Madeleine est aussi riche que belle540, sainte Christine est « fort belle 541», saint Eusèbe est « beau 542», saint Adrien est un « frêle et beau jeune homme 543».

Deux remarques s'imposent ici :

1) Même si la beauté des saints n'est pas toujours mentionnée, elle semble être évidente. L'opposition beauté / laideur renvoyant - et c'est un lieu commun - à l'opposition bon / mauvais. Les deux dimensions se rejoignent explicite-ment dans la Vie de saint Jacques le mineur dont on dit qu'il « ressemblait si fort à Jésus-Christ de figure, de manières et de langage, qu'on aurait pu le tenir pour son frère jumeau »544.

Nous n'avons trouvé qu'une seule exception à cette règle: saint Christophe est un « Cananéen d'énorme stature, qui avait douze coudées de hauteur et un visage effrayant545.»

2) La beauté est mentionnée de façon explicite, surtout dans les Passions. Elle y met en relief le combat entre les composantes terrestres et la foi, et le choix délibéré des saintes pour la deuxième option. En guise d'illustration, ce passage de la Vie de sainte Marguerite :

535 Legenda Aurea, p. 146.

536 Ibidem, p. 97.

537 Ibidem, p. 65.

538 Ibid., p. 282.

539 Ibid., p. 334.

540 Ibid., p. 338.

541 Ibid., p. 349.

542 Ibid., p. 385.

543 Ibid., p. 506.

544 Ibid., p. 251.

545 Ibid., p. 361.

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164Le lendemain, il [le préfet] la manda de nouveau, et lui dit : « Enfant stupide, aie pitié de ta beauté, et adore nos dieux, si tu veux être heureuse ! » Mais elle : « J'adore celui qui fait trembler la terre (...). » (...) Et tous les assistants disaient : « O Marguerite, quelle pitié nous avons de toi ! Oh! Quelle beauté tu as perdue par ton incrédulité ! (...). » Et elle : « O mauvais conseillers, éloignez-vous de moi ! Ce supplice de ma chair est le salut de mon âme 546! »

À l'instar des Vies de saints, les Vies de Mahomet sont plutôt discrètes quant à l'aspect physique de celui qui est pour eux un faux prophète. Mais Jacques de Vitry fait ici exception : celui-ci semble éprouver un malin plaisir à se moquer de Mahomet en le décrivant. Ces descriptions s'insèrent notamment dans le contexte des embuscades organisées par Mahomet. Nous citons :

Aliquando etiam cum fugisset de praelio quodam multis dentibus contractis vix evasit. (...) A quodam autem praelio dentibus suis a dextera parte excusis, labro superior conciso & genis contractis, vultu lacerato & deturpato vix evasit.547

Le topos décrit plus haut est ici conservé : le mal accompagne tout naturellement ce qui est laid. Tout à l'opposé des saintes héroïnes, Mahomet ne se bat pas pour le salut de son âme; sa laideur résulte des actes condamnables qui lui sont imputés.

3.3.2. La pureté de la doctrine

Certains saints bénéficient de louanges pour la pureté de leur doctrine. Il est vrai que le Moyen Âge a vigoureuse-ment lutté contre toutes les formes d'hérésies. Les Ariens notamment sont à diverses reprises mentionnés et rejetés dans

546 Ibid., p. 335.

547 Historia Orientalis, pp. 12-13.

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164les Vies de saint proposées par la Légende Dorée548. Or, dès les textes byzantins, Mahomet est présenté comme le créateur d'une immense hérésie. Condamnation logique, puisque l'islam reprend en effet certains éléments relevant de la Bible ainsi que du christianisme. Par la suite, aux XIe-XIIe siècles, l'accusation d'hérésie a été fortement exploitée par Embricon de Mayence, Guibert de Nogent et Adelphus. Ce dernier commence d'ailleurs sa Vie de Mahomet en parlant du danger des hérésies549.

Dans ces trois textes, dont deux réfèrent explicitement à une hérésie connue550, nous sommes en présence de précepteurs hérétiques qui sont blessés dans leur orgueil, ambitieux et prêts à tout pour se venger. En outre, ces personnages sont très proches du Diable. Dans les textes de Guibert et d'Adelphus, le Diable se sert d'eux pour mettre en branle son plan de perdition. Chez Embricon, le précepteur est assimilé à une personnification du Diable.

L'attention portée à ces traits de caractère et cette présence du Diable est à ce moment-là nouvelle dans le contexte des Vies de Mahomet. Elle sera néanmoins très vite adoptée et élargie dans le sens où un transfert s'opérera du précepteur vers Mahomet. Elle marquera ainsi toutes les Vies ultérieures551, sauf celle de Guillaume de Tripoli.

548 Cf. les Vies suivantes : saint Hilaire (p. 79), saint Pierre le Nouveau (p. 241), saint Basile (p. 289), saint Félix (p. 374), saint Eusèbe (p. 384), saint Dominique (p. 399), saint Martin (p. 618).

549 v.34-59.

550 Adelphus appelle le précepteur de Mahomet Nestor, et réfère ainsi à l'hérésie nestorienne. Guibert pour sa part, établit explicitement un parallèle avec Arius : « contemptus igitur cum molestia dilaceraretur atroci, quoniam non potuit ad id quod ambiebat assurgere; ad Arii similitudinem meditari secum anxie coepit, quo modo effuso quod conceperat perfidiae veneno ad sui ultionem catholica passim posset documenta pervertere. » (P.L., CLVI, 690A. C'est nous qui soulignons.)

Arius semble d'ailleurs avoir servi de modèle pour la description de Mahomet en enfer dans la Divine Comédie. Dans la Vie de saint Eusèbe, on décrit la mort d'Arius de la façon suivante : tous ses intestins lui sortent du corps par le derrière (LA, p. 385). Dante décrit que Mahomet est scindé en deux et qu'il perd ses intestins (Divine Comédie, Enfer, XXVIII, v.22-36).

551 Même celle de Pierre le Vénérable. Voici le début de la Summula : « Summa totius haeresis, ac diabolicae fraudis sectae Saracenorum, seu Ismaelitarum, haec est. » (P.L. CLXXXIX, 651C).

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164 Il semble plus que manifeste que la notion d'hérésie offrit une clé essentielle dans la création d'un continuum entre les Vies de Mahomet et les Vies de saint : elle permit d'associer à Mahomet, en passant par son précepteur, plusieurs caractéristiques antichrétiennes et d'identifier Mahomet avec tout ce que les saints combattent.

3.3.3. Les vertus saintes ou héroïques

3.3.3.1. L'ascétisme et la renonciation

L'ascétisme des saints se manifeste de diverses façons: ils renoncent aux plaisirs de la nourriture en ne mangeant que le stricte nécessaire ou en jeûnant le plus possible. Ils renoncent aux beaux vêtements et préfèrent s'habiller d'un cilice. Mais la condition sine qua non d'une vie d'ascèse (« the sine qua non of an ascetic life 552»), comme le formulent Weinstein et Bell, était sans conteste le renoncement à toute activité sexuelle. Ces mêmes auteurs écrivent :

Renunciation of sex did not make a person saint, but yielding to sexual temptation was a sure way to be disqualified553.

On ne s'étonnera donc pas que ce sujet constitue un volet central dans les textes hagiographiques. Notre corpus nous en a offert un riche éventail d'exemples. Et sans doute est-il utile de préciser que ce sacrifice des plaisirs de la chair apparaît autant dans les Vies de vierges saintes - réputées pour leur idéal d'ascétisme extrême554 -, que dans celles de leurs homologues masculins. Ces derniers recèlent peut-être même des exemples encore plus extrêmes. Saint Arsène chasse une vieille femme pieuse qui vient lui rendre visite dans sa solitude d'ermite. Il lui dit :

Ne sais-tu donc pas que tu es une femme et que c'est par les femmes que

552 Weinstein & Bell, p. 154.553 Ibidem.

554 Ibidem, p. 245.

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164l'ennemi attaque le plus volontiers les saints555?

Pour cette même raison, un moine ayant à porter sa vieille mère pour traverser un fleuve, se couvre les mains parce que, selon ses dires :

Le corps de toute femme est fait de feu ! J'ai peur que, en te touchant, l'image des autres femmes ne me revienne à l'esprit556!

Si ces saints peuvent nous paraître paranoïaques, c'est que la victoire sur les désirs de la chair et la volupté du corps semble être de loin l'épreuve la plus difficile qu'ils doivent affronter. À titre d'illustration, ce passage de la Vie de saint Léon :

Le pape Léon, célébrant la messe dans l'église de Sainte-Marie Majeure, faisait, suivant la coutume, communier les fidèles, lorsqu'une femme lui déposa un baiser sur la main, ce qui fit naître en lui une véhémente tentation charnelle. Mais l'homme de Dieu, se châtiant lui-même avec plus de sévérité que ne l'aurait fait aucun autre juge, s'amputa en secret la main qui avait été cause du scandale557.

Ce corps donc, perçu comme l'élément par excellence rattachant l'homme aux choses terrestres, est aussi celui par lequel le Diable essaie d'entraver l'ascension spirituelle.Ce qui était socialement blâmable dans la société chrétienne, étant identifié avec le mal universel, fut projeté de manière démultipliée sur les gestes et les paroles de Mahomet, également associé au mal. Ainsi, il ne nous est guère ardu de montrer le caractère antinomique des Vies de Mahomet, comparées à celles des saints. En effet, pensons par exemple au fait que dans la littérature hagiographique les saints essaient de protéger leur entourage des dangers du corps - il y en a un qui va même jusqu'à « envoyer au ciel » sa femme et sa fille558 - alors que Mahomet, tout à l'opposé, succombe aux tentations charnelles et tente de faire succomber un

555 LA, p. 687.

556 LA, pp. 687-688.

557 LA, pp. 310-311.

558 Vie de saint Hilaire (LA, p. 79).

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164maximum de personnes !

Notons que les passages les plus violents, les plus scabreux et les plus longs, quant au motif de la sexualité débridé de Mahomet, se situent à nouveau aux XIe-XIIe

siècles559. Les textes qui seront rédigés après cette période, seront moins virulents quant à ce motif, mais ne l'abandonneront pas pour autant; les reproches porteront essentiellement sur sa faiblesse personnelle - l'adultère - et les déviances sexuelles qu'il autorise : la sodomie et la zoophilie.

3.3.3.2. L'humilité et la charité

In addition to being chaste and abstenious, the saint had to be humble (...). A saint who vaunted holiness was not only an imposter but a contradiction in

terms. (Weinstein & Bell, p. 154).

L'orgueil démesuré de Mahomet contraste fortement avec l'humilité souvent maladive des saints. Saint Ambroise par exemple, élu évêque, fait tout pour détourner le peuple de ce choix. Il fait même exprès de commettre des fautes graves : il prend des décisions injustes et fait venir chez lui des filles publiques ... en vain, car la foule veut que ces fautes retombent sur elle. Ambroise se voit alors obligé de prendre la fuite mais ne pourra, en fin de compte, pas échapper à la fonction qui lui est assignée560.

Les saints donc, fuient et se cachent pour échapper aux honneurs. Telle n'est pas l'attitude que l'on attribue au fondateur de l'islam. Il est en règle générale présenté - dans les textes occidentaux - comme un personnage avide d'honneurs, qui ne manque pas de se vanter de sa bonne fortune dans ce domaine. Ceci étant dit, il est bon d'établir un rapport avec le parcours social qui lui était attribué. Rappelons-nous que Mahomet enfant, était décrit comme pauvre et orphelin. Par contre, les saints sont

559 Gesta Dei per Francos, Vita Mahumeti d'Embricon, Otia de Machomete, Li Romans de Mahon.

560 LA, p. 216.

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164presque toujours riches et nobles. Cette situation de départ a donné lieu à des évolutions contraires : les saints renoncent à toutes les richesses et les honneurs qui leur reviennent de droit; Mahomet essaie par tous les moyens d'accéder à un statut qui lui confère gloire et fortune561. Symboliquement, les premiers vivent ainsi une ascension vers Dieu, puisqu'ils prennent distance de leurs possessions et titres, Mahomet - quant à lui - effectue une descente aux enfers car il aspire aux richesses et à la gloire.

3.4. Les miracles

Les notions de piété et de vertu sont essentielles mais non suffisantes pour garantir la sainteté d'un personnage. En effet, en termes d'hagiographie, il faut que le comportement humain exemplaire aboutisse à un phénomène supérieur. Cette intervention divine, c'est le miracle.

La notion de miracle a ceci de particulier qu'elle est directement liée à la foi, quelle qu'elle soit. Il en découle une ambiguïté fondamentale puisque la foi, pour subjective qu'elle soit, s'érige en unique principe déterminant pour opposer le miraculeux à la magie au sens négatif et diaboliques du terme562. C'est ainsi qu'on relève dans les Vies de saints, des hérétiques qualifiés de mages par les chrétiens, mais également des chrétiens qui sont appelés sorciers par leurs opposants563. Voyez par exemple ce passage de la Vie des saints Come et Damien :

Comme ils se raillaient de ces supplices, il [=le proconsul] les fit ensuite charger de chaînes et précipiter en mer; mais aussitôt un ange les retira des flots, et ils se retrouvèrent devant le proconsul. Et celui-ci : « Vous êtes de

561 Pour des renvois aux textes concernés : voir notre première partie, points 4 et 12.

562 Cf. B. Ward, Miracles and the Medieval Mind, p. 9 : « The 'arts of magic' had been consistently forbidden in the Christian church and the 'miracles of the saints' proposed as their antithesis.(...). Magic (...) was theurgy and concerned wonders wrought by demons; it was wholly reprehensible because of the contact with demonic forces. »

563 Dans la Légende dorée, c'est le cas, entre autres, de sainte Catherine (p. 656), saint Jean l'intercis (p. 676) et saint Savinien (p. 483).

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164puissants sorciers, pour faire de telles choses ! Enseignez-moi donc vos sortilèges, au nom de mes dieux564!

D'ailleurs, il est sans doute intéressant de remarquer que les miracles de Jésus et de ses disciples furent perçus par les juifs et les païens comme l'oeuvre de magiciens et de démons565.

Gilbert Dagron explique ce phénomène de la façon suivante :

Signes, miracles et prophéties indignes peuvent être délivrés par Dieu par l'intermédiaire de gens indignes, d'hérétiques ou de non-chrétiens; (...). Le doute est ainsi introduit sur la vraie nature de tout miracle, (...). Et ce doute culmine avec l'affirmation répétée qu'il existe des "miracles" d'hérétiques (...). La réalité des faits est hors de cause; on les reconnaît comme apparemment semblables à de vrais miracles de l'hagiographie mais s'agissant d'hérétiques, on leur cherche une autre origine et l'on tente de les caractériser par un autre vocabulaire(...)Les saints les plus populaires se distinguent mal de ces guérisseurs ou prophètes d'occasion; et c'est un jeu de l'hagiographie, en même temps qu'elle oppose le saint au magicien ou jeteur de sorts, de faire ressortir l'équivoque566.

Ce passage théorique nous amène à croire qu'il doit être possible d'établir des parallèles entre certains miracles attribués aux saints et certaines ruses de Mahomet. Nous en apprendrons davantage si nous confrontons quelques (faux) miracles survenus dans les Vies de Mahomet à leurs équivalences dans les Vies de saint.

3.4.1. La découverte miraculeuse de boissons ou de nourriture

564 LA, p. 542.

565 Cf. Marc Van Uytfanghe, « La controverse biblique et patristique autour du miracle, et ses répercussions sur l'hagiographie dans l'Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latin », p. 209.

566 G. Dagron, « Le saint, la savant, l'astrologue », p. 147.

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164

Dans certaines Vies de Mahomet, on voit ce dernier cacher des outres pleines d'eau, creuser des puits et les remplir de lait et de miel, afin de simuler chaque fois une intervention divine567. Les saints, eux, n'ont évidemment jamais recours à de tels pratiques dans les textes hagiographiques. S'ils découvrent des puits pleins d'eau568, s'ils font jaillir le vin dans une cave569, s'ils multiplient le blé570 ou s'ils font venir de façon miraculeuse de la farine571, il n'y a aucun doute qu'il s'agit là d'un miracle accompli par la volonté de Dieu. Pourrait-on parler de mauvaise foi ?

3.4.2. La colombe chuchotante

Les colombes « chuchotantes » constituent dans la biographie occidentale mahométane un motif assez tardif572, dont l'origine remonte néanmoins jusqu'à l'aigle de l'Istoria espagnole anonyme573. Pour une éventuelle origine de l'image de l'aigle, nous renvoyons au chapitre sur la fin de Mahomet. Ici, nous nous intéresserons à la transformation de l'aigle en colombe.

Il nous paraît probable que celle-ci trouve son origine dans un désir d'analogie avec l'hagiographie, afin de mieux accentuer les limites de cette analogie. On sait que la colombe est dans l'iconographie chrétienne le symbole classique du Saint-Esprit574. Elle apparaît en présence de personnes réputées pour leur pureté, leur simplicité, et la sublimation de leurs instincts575. Or, contrairement aux

567 Cf. supra : première partie, III.8.

568 Vie de saint Benoît (LA, p. 187), Vie de saint Léonard (LA, p. 584).

569 Vie de saint Rémy (LA, p. 77).

570 Vie de saint Nicolas (LA, p. 21).

571 Vie de saint Benoît, (LA, p. 191).

572 Cf. Speculum Historiale, Legenda Aurea, Fortalitium Fidei.

573 Cf. supra : première partie, III.8.

574 Cf. Jacques Duchaussoy, Le bestiaire divin ou la symbolique des animaux, p. 125.

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164colombes de saint Fabien576, de saint Rémy577 ou de saint Second578, la colombe de Mahomet n'est pas une authentique messagère du ciel : elle n'en a que l'apparence. Car elle vient dans le seul but d'assouvir un besoin primaire - celui de manger. Une telle opposition grinçante nous semble résumer l'essentiel du problème posé par Mahomet.

3.4.3. La vache / le veau / le taureau messager

On aurait pu croire que la vache, le veau et le taureau messagers avaient été des créations originales appartenant à la biographie mahométane. Nous avons des raisons de croire que tel ne fut pas le cas. Même si nous ne voulons pas pour autant exclure une éventuelle influence coranique (la sourate de la vache), la découverte suivante nous a semblé plus déterminante pour la création du motif en question : dans la Vie de saint Eustache579, ce dernier rencontre à un moment donné un cerf avec entre ses cornes, « une grande croix avec l'image de Notre-Seigneur. »

La ressemblance avec les vaches, veaux et taureaux des Vies de Mahomet, portant entre leurs cornes le Coran ou un message touchant à la vocation de Mahomet, est telle qu'on ne peut douter un instant qu'il s'agisse ici d'une seule et même tradition. Par contre, on ne peut affirmer si la Vie de saint Eustache a directement inspiré les auteurs de Vies de Mahomet. Il faut rappeler que les motifs présents dans les textes hagiographiques sont rarement uniques.

Quant à la prise de position de la part des auteurs, elle est manifeste, comme on pouvait s'y attendre : le cerf d'Eustache est en réalité le Christ. Le bétail de Mahomet relève de sa création propre.

575 Cf. Chevalier & Gheerbrant, Dictionnaire de symboles, T. II, p. 64.

576 LA, p. 91 : une colombe blanche descend du ciel et se pose sur sa tête, suite à quoi Fabien est élu pape.

577 LA, p. 76 : une colombe apporte le saint chrême pour le baptême de Clovis.

578 LA, p. 207 : une colombe se pose sur son casque;p. 208 : une colombe apporte l'hostie.

579 LA, p. 524.

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164

Arrêtons-nous un instant à la figure du taureau tel qu'il est proposé par Embricon. En effet, ce monstre horrible, semeur de terreur, appelle un certain nombre de remarques.

Il semble qu'il s'agisse d'une création littéraire hybride. Si l'animal est d'une part un taureau-messager, puisqu'il porte entre ses cornes un livre ou une pancarte, c'est également et surtout une bête féroce qui doit être domptée. Cette deuxième caractéristique ne peut que nous rappeler la littérature hagiographique où les saints, héroïques, s'en prennent à des dragons épouvantables afin de les tuer580, de les chasser581 ou de les dompter582. La description du taureau d'Embricon de Mayence583 ne doit en rien céder à celle du dragon qu'affronte sainte Marthe, « mi-animal, mi-poisson, plus gros qu'un boeuf, plus long qu'un cheval, avec des dents aiguës comme des cornes et de grandes ailes aux deux côtés du corps584 ».

Pourtant, on ne saurait masquer le fait que l'hagiogra-phie propose également des confrontations avec des taureaux furieux. Dans la Vie de saint Silvestre, le docteur juif Zambri en tue un, rien qu'en lui prononçant à l'oreille le nom de Dieu. Par la suite, Silvestre en personne le ressuscite-ra585.

Confrontés à un couple de taureaux indomptés, les disciples de saint Jacques le mineur les rendent doux comme des agneaux et les jugulent586.

La valeur symbolique du combat avec le dragon ou les taureaux dans l'hagiographie est à nos yeux identique. Elle

580 Cf. Vie de saint Donat (LA, p. 416).

581 Cf. Vie de saint Philippe (LA, p. 249).

582 Cf. les Vies suivantes dans la Légende dorée : saint Silvestre (pp. 69-70), saint Georges (p. 228), sainte Marthe (p. 376), saint Matthieu (p. 530). Selon Chevalier et Gheerbrant, même le Christ en personne est parfois représenté foulant aux pieds les dragons. (Dictionnaire des symboles, T. II, p. 212).

583 Cf. supra : première partie, III.8.

584 LA, p. 376.

585 LA, p. 69.

586 LA, p. 352.

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164touche à la lutte du bien contre le mal, suivie par la victoire du bien. Comme les dragons, ces taureaux symbolisent l'ennemi primordial; la lutte engagée contre ces créatures s'apparente à un test ultime ou suprême587.

A la lumière de tout ceci, notre interprétation du combat « embriconien » livré par Mahomet contre le taureau, est appelé à être enrichie. Car ce combat est présenté comme un faux combat. S'il est vrai que le taureau monstrueux est un danger public, il n'en reste pas moins une création de Mahomet. Ainsi Mahomet feint de vaincre le mal, mais en vérité il coopère avec lui. Ce passage, central dans le récit, résume donc en fait toute la Vita.

3.4.4. Le poison

Nous aborderons le motif du poison dans le chapitre concernant la fin du protagoniste.

3.4.5. Miracles absents

Au terme de cette comparaison, il apparaît clairement que le procédé utilisé - dans ce domaine - pour discréditer Mahomet, consiste en une espèce de déconstruction d'un certain nombre de miracles connus et accomplis par les saints. En raison de la richesse symbolique de ces miracles, un tel procédé semble avoir beaucoup mieux fonctionné que tout ensemble possible de subtilités argumentatives. Il convient toutefois de préciser que les miracles choisis à cet effet se prêtent à ce genre de manipulation. Nous entendons par là qu'ils permettent assez facilement d'être transformés en ruses préméditées. Ainsi, si les Vies latines sur Mahomet ne contiennent pas de descriptions narrant des guérisons miraculeuses, des résurrections ou un Mahomet se promenant sans problème sur l'eau, c'est sans doute justement parce que ce genre de miracles présente plus de difficultés dans leur manipulation à des fins subversives. C'est sans doute aussi dans cette logique que l'on pourrait comprendre pourquoi Mahomet n'est pas non plus doté du don de prédiction, lequel

587 Cf. J.E. Cirlot, A dictionary of symbols, p. 86.

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164relève également du miraculeux. Jacques de Vitry, seul auteur à faire allusion à ce don, exclue la possibilité que Mahomet ait pu voir dans le futur. En guide de preuve, il décrit quelques défaites essuyées par Mahomet « et qu'il n'avait pas pu prévoir588.»

Enfin, la révélation de Mahomet a également été déconstruite en la faisant passer pour une crise d'épilepsie.

On est loin des actes magiques de certains mages et autres sorciers589, qui se caractérisent, comme les vrais miracles, par leur difficulté à être déconstruits : métamorphoses et enchantements sont difficiles à simuler. Seuls Embricon de Mayence, Adelphus et Alphonse de Spina ont intégré la magie dans leurs textes. Le premier le fait par l'intermédiaire du personnage du mage, personnage particulier à mi-chemin entre homme et démon. Il ne reste qu'Adelphus et Alphonse de Spina qui, très brièvement, parlent des dons magiques de Mahomet590. Mais ils sont bien les seuls. Ce constat pourrait nous amener à dire qu'à travers les faux miracles, le côté hypocrite de Mahomet a été accentué plus que ne l'a été son côté diabolique, même si Mahomet est appelé « mage » dans certains textes591.

3.5. La fin

Le sujet que nous abordons a été fertile en découvertes. Des accents similaires résonnent en maints endroits dans les traditions hagiographique et mahométane. Aussi avons-nous choisi, pour des raisons de clarté, de reprendre la structure du chapitre sur la fin de Mahomet, présente dans la première partie. Nous avons, lors de ce point, longuement disserté sur le traitement de la mort de Mahomet dans ses biographies occidentales. Elle a été mise en relation avec plusieurs sous-motifs que nous réaborderons

588 Historia Orientalis, pp. 12-13.

589 Cf. les mages dans les Vies suivantes de la Légende dorée : saint Matthieu (p. 530), sainte Justine (p. 538), saint Jacques le Majeur (p. 352).

590 Vita Machometi, v.89-91; Fortalitium Fidei, Lib.IV, 2,2.3.

591 Cf. Speculum Historiale, lib.XXIV,39, Chronica Maiora, p. 269.

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164ici. Dans l'ordre que voici, nous parlerons de : l'idée de la résurrection, la chute, l'attente et la puanteur, le corps dévoré par des animaux, l'empoisonnement, les reliques et le tombeau.

3.5.1. L'idée de résurrection

Les saints de la Légende Dorée meurent décapités pour la plupart. À l'instar du Christ, ils subissent la mort volontairement - et pour certains - avec joie. De plus, quelques figures convaincues de l'absolue nécessité de cette épreuve pour gagner de privilège d'approcher Dieu, n'hésitent à faire en sorte que martyre il y ait. Ils ont hâte de quitter leur corps trop terrestre et trop pesant. Ainsi, grâce à leur foi inébranlable, la fin des saints équivaut à une renaissance dans un monde meilleur. Bref, le fait de mourir semble soulager les saints. Voici les paroles de saint André, au moment de mourir :

Aussi longtemps que j'ai pu, Père bienfaisant, j'ai résisté aux attaques de mon corps, et, avec ton aide, je l'ai vaincu. Mais maintenant je te demande, comme récompense, de ne plus m'ordonner cette lutte, et de reprendre le dépôt que tu m'as confié. (...). Et fais en sorte que je n'aie plus besoin de veiller, et que mon corps ne m'empêche plus de tendre librement vers toi, Source de la vie et des joies éternelles592 !

À cette attitude volontaire s'oppose celle du Prophète de l'islam : face à la mort, le doute l'envahit, et pour cause, il ne sait pas comment il va ressusciter ! Dans cet épisode final, les auteurs semblent avoir voulu faire apparaître au grand jour l'idée que Mahomet n'avait aucune foi. Au moment de mourir, alors qu'il aurait dû être entièrement tourné vers Dieu, il persiste à se tracasser pour des choses terrestres, notamment le fait qu'il ne pourra pas ressusciter s'il est enterré. Le ridicule de ce raisonnement ne se comprend que si on a connaissance du contexte chrétien, biblique et hagiographique.

3.5.1.1. L'attente et la puanteur

592 LA, pp. 14-15.

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164

Dans la Vie des saints Gervais et Protais, on lit :

(Et) bien que trois siècles et plus se fussent écoulés depuis la mort des deux saints, leurs corps étaient aussi intacts que s'ils n'étaient là que depuis la veille. Et une odeur délicieuse s'en exhalait593.

Même si nous avons déjà parlé de la signification à attribuer à la puanteur dégagée par le cadavre de Mahomet, nous avons voulu, avec cet extrait, mettre le doigt sur l'importance des sous-entendus que véhicule cet épisode dans les Vies de Mahomet, et la lourde valeur symbolique qu'il contient. En effet, l'opposition entre puanteur nauséabonde et parfum surnaturel, renvoie à l'évidence à l'opposition très en vogue au moyen âge : « enfer - Paradis ». En outre, on pourrait également y voir une référence implice à cette autre opposition - plus générale - qu'est le locus amoenus versus locus horribilis594. Grâce à elle donc, les auteurs peuvent une dernière fois opposer les saints et Mahomet : les premiers viennent en tant que messagers de Dieu; Mahomet, quant à lui, s'apparente une fois encore à un instrument du Diable.

3.5.1.2. La chute

La chute que fait saint Ambroise après avoir fait un faux pas595 est loin d'avoir la même profondeur significative que celle de Mahomet à la fin de sa vie. Cette dernière,

593 LA, p. 302. Citons également la Vie de saint Dominique : « Quelque temps après sa mort, et en présence du grand nombre de miracles qu'opéraient ses reliques, les fidèles crurent devoir transporter celles-ci dans un lieu plus en vue. On ouvrit donc le caveau où le corps du saint avait été déposé; et une odeur délicieuse s'en exhala, qui effaçait tous les parfums du monde, et qui imprégnait non seulement les restes mêmes du saint mais aussi le cercueil et la terre entassée alentour. Et ceux des frères qui avaient touché aux reliques gardaient ce parfum surnaturel attaché à leurs mains.» (LA, p. 412); ainsi que la Vie de saint Nazaire : « Longtemps après (...) le corps de saint Nazaire était encore arrosé de son sang, absolument intact avec ses cheveux et sa barbe; et un parfum merveilleux s'en dégageait.» (LA, p. 370).

594 Cf. Ph. Verelst, « Le "Locus horribilis". Ébauche d'une étude.»

595 LA, p. 219.

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164nous l'avons déjà expliqué, a une valeur hautement symbolique qui sort du cadre hagiographique et qui va même jusqu'à répéter la chute de Satan. Si on veut tout de même établir un rapport avec les Vies des saints, cette chute s'oppose évidemment à l'ascension parfois spectaculaire des messagers de Dieu596.

3.5.2. Les chiens et autres bêtes féroces

Si l'épisode qui met en scène des animaux dévorant un Mahomet mort ou agonisant, apparaît dans 6 des 14 textes analysés597, c'est que l'intertextualité a, ici aussi, joué pleinement son rôle. En effet, cette scène macabre qui constitue bien souvent une mise à mort, est régulièrement décrite dans les Vies de saint. Elle y est surtout réservée aux pécheurs et semble faire office de châtiment commandé par Dieu598. Nous nous proposons d'analyser quelques passages qui nous ont semblé particulièrement instructifs.

3.5.2.1. Les chiens vengeurs

La Vie de saint Antoine offre un récit digne d'intérêt. On y découvre un moine qui ne parvient pas à prendre totalement distancer des attraits terrestres, et qui a dès lors le tort de conserver encore quelques-uns de ses biens. C'est la raison pour laquelle des chiens se jettent sur lui et le mordent. Suite à ces événements, le commentaire de saint Antoine est le suivant : « Ceux qui renoncent au monde et qui veulent garder des biens, c'est ainsi qu'ils sont

596 Par exemple l'ascension de saint Dominique : « il [=le frère Guale] vit le ciel s'ouvrir pour livrer passage à deux échelles blanches, dont l'une était tenue par le Christ, l'autre par la Vierge; et le long desquelles montaient et descendaient joyeusement des anges. Entre les deux échelles était attaché un siège où se tenait assis un frère, la tête couverte d'un voile; et Jésus et la Vierge tiraient les échelles jusqu'à ce que le siège fût entré dans le ciel. Et Guale (...) apprit que le même jour; à la même heure, saint Dominique avait rendu l'âme. » (LA, pp. 411-412).597 Liber apologeticus martyrum, Gesta Dei per Francos, Vita Mahumeti, Vita Machometi, Chronica Maiora, Fortalitium Fidei. Cf. aussi notre tableau à la p.141.

598 Cf. les Vies suivantes dans la Légende dorée : saint Thomas (p. 31), saint Antoine (p. 90), sainte Julienne (p. 154), sainte Euphémie (p. 519).

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164déchirés par les démons 599! »

Une telle réflexion pourrait être mise en relation avec la fin attribuée à Mahomet. Saint Antoine condamne ici l'hypocrisie et celle-ci - on l'a vu - est un des péchés capitaux dont Mahomet fut accusé par les chrétiens.

Un autre rapprochement intéressant peut être fait avec la Vie de saint Thomas. Ce saint est frappé par un sommelier qui n'accepte pas que Thomas refuse de manger ou de boire. Réponse de saint Thomas : « Sache donc que, avant que je me lève de cette table, la main qui m'a frappé sera apportée ici par des chiens ! »600 Et en effet, peu après, un lion tue le sommelier en question et des chiens dévorent son corps pour venir ensuite apporter sa main. Ce scénario montre une ressemblance frappante avec ces Vies de Mahomet où les porcs abandonnent également une partie du cadavre601. Nous pensons en particulier au récit de Guibert de Nogent, qui voit dans les talons les symboles du péché charnel602.

Ceci étant dit, il convient de s'attarder un moment à l'image du chien, qui semble généralement être lié aux forces du mal603, comme en témoigne notre corpus qui ne laisse planer aucun doute quant à la nature attribuée, à cette époque, à la gent canine. Ainsi, dans la Vie de saint André, les démons ont pris l'apparence de chiens :

Or, comme l'apôtre était dans la ville de Nicée, les habitants lui dirent qu'aux portes de la ville, sur le chemin, se tenaient sept démons qui tuaient les passants. Alors, l'apôtre, en présence du peuple, ordonna à ces démons

599 LA, p. 90.

600 LA, p. 31.

601 Gesta Dei per Francos (les talons), Vita Mahumeti d'Embricon (la tête), Vita Machometi (le bras droit).

602 P.L. CLVI, col. 692C.

603 S'il est vrai que le Dictionary of symbols de Cirlot, que le Dictionnaire de symboles de Chevalier & Gheerbrant ainsi que Le bestiaire divin ou la symbolique des animaux de Duchaussoy ne nous ont rien apporté sur le sujet, le Dictionnaire des Sciences occultes nous livre par contre ceci : « C'était généralement sous la forme d'un chien noir que le diable accompagnait les sorciers. » (p.114)

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164de venir vers lui, et aussitôt ils vinrent, sous la forme de chiens604.

D'autre passages témoignent d'une vision similaire : dans la Vie de sainte Théodore, le Diable envoie à la poursuite de cette sainte des esprits déguisés en bêtes féroces605; dans la Vie de saint Pierre, Simon le mage fait venir de grands chiens pour dévorer l'apôtre, mais le saint les fait fuir606.

3.5.2.2. Les animaux sauvages

Pourtant, on ne peut masquer le fait qu'on rencontre aussi quelques saints condamnés à être dévorés par des bêtes sauvages, ou dont les cadavres sont exposés à ces dernières. Il s'agit dans ces cas d'une décision émanant de ceux qui répriment les chrétiens, soit donc d'une action punitive infligée par des êtres humains, et non par Dieu, ce qui constitue une première différence non négligeable. Puis, dans la majorité des cas, les bêtes concernées ne touchent même pas aux martyrs qui leur sont exposés. Au contraire, ils s'agenouillent devant eux, les protègent ou les caressent607. Il est vrai que saint Ignace est étranglé par des lions, mais ils se refusent à manger sa chair. De plus, saint Ignace était enthousiaste à l'idée d'être exposé aux animaux sauvages, car il y voyait une manière de se rendre digne de la présence de Jésus608. Il est par conséquent admis de croire que les lions, sous l'auspice de Dieu, ont donné au saint la couronne du martyre désirée.

604 LA, p. 10.

605 LA, p. 474.

606 LA, p. 312.

607 Nous avons relevé les exemples suivants dans la Légende dorée : saints Abdon et Sennen : les 2 lions et 4 ours lâchés sur eux leur servent de garde (p. 379); saints Prime et Félicien : les lions et ours sensés de les dévorer s'étendent à leurs pieds, les chiens n'osent pas toucher à leurs cadavres (pp. 286-287); saint Gordien : offert aux chiens pendant 8 jours, son corps reste intact (p. 271); saint Eustache : dans l'arène, le lion s'éloigne humblement (p. 524); sainte Euphémie : les bêtes féroces accourent pour la caresser; un lion dévore ensuite son bourreau (p. 519); saints Gorgon et Dorothée : en pâture aux chiens et aux loups, leurs cadavres restent intacts (p. 508); sainte Justine : exposée aux chiens durant 7 jours, son cadavre reste intact (p. 538).

608 Cf. LA, p. 142.

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164

Il y a dans le contexte présent également quelques passages que l'on ne peut passer sous silence.

Le cadavre de saint Vincent est exposé dans un champ afin d'y être dévoré. Toutefois, des anges viennent faire la garde ainsi que - voilà ce qui nous intéresse - un corbeau gigantes-que « qui chassa à grands coups d'ailes les loups et les oiseaux de proie, puis se tint immobile devant le corps, con-sidérant avec admiration les anges chargés de le garder609.»

De façon analogue, un aigle se charge de veiller sur les corps des saints Vit et Modeste610.

Ceci ne peut que nous rappeler les paroles de Mahomet dans l'Istoria de Mahomete qu'Euloge a repris dans son Liber apologeticus martyrum : le prophète y promet qu'il ressuscitera grâce à l'ange Gabriel, qui apparaîtra sous la forme d'un aigle. Loin de vouloir établir des liens directs entre les textes proposés, il nous semble néanmoins indéniable qu'ils relèvent d'une même tradition. Cette hypothèse semble se confirmer lorsqu'on sait que, du point de vue symbolique, l'aigle peut avoir une valeur tant positive que négative. Dans le Dictionnaire de symboles de Chevalier et Gheerbrant, on y lit que le roi des oiseaux peut se substituer au symbolisme général des anges. Certaines oeuvres d'art du Moyen Àge l'identifieraient même au Christ lui-même. Mais le symbolisme de l'aigle comporte aussi un aspect maléfique :

Comme il est fréquent, le renversement du symbole du Christ en fait une image de l'Antéchrist : l'aigle est le rapace cruel, le ravisseur. Il est aussi parfois (...) symbole d'orgueil et d'oppression. C'est la perversion de son pouvoir611.

L'image négative de l'aigle correspond donc

609 LA, pp. 103-104.

610 LA, p. 296.

611 Cf. Chevalier & Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, T. I, p. 21.

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164parfaitement à ce que les chrétiens voyaient en Mahomet. Tenant donc compte du fait que l'Istoria est également le premier texte à mettre en scène les chiens « dévoreurs », il semble assez probable que son auteur anonyme se soit inspiré des Vies de saint qu'il connaissait.

Une dernière variation sur le motif des animaux sauvages dans les Vies de saints est celle-ci : à la mort du saint, des bêtes - normalement des lions -, surviennent pour creuser la fosse destinée au mort ou à la morte. C'est le cas dans la Vie de sainte Marie l'égyptienne612 et dans la Vie de saint Paul l'ermite613. Compte tenu de ce qui précède, ce dernier élément semble confirmer que les bêtes sauvages sont en réalité les instruments de Dieu. Face aux saints, ils s'érigent en protecteurs, face aux anti-chrétiens, ils deviennent des démons épouvantables.

3.5.2.3. Conclusion

Il est clair que la vision de la fin de Mahomet, victime impuissante de chiens ou de porcs, ne peut être vue séparément d'une tradition largement répandue, notamment dans les Vies de saint. Les différentes perspectives présentées nous amènent à affiner notre compréhension de cette mort atroce, lot du prophète de l'islam.

Tout d'abord, les chiens doivent être vus comme des intermédiaires dans l'accomplissement de la vengeance divine. Il n'y a en effet personne qui ait donné l'ordre de lâcher des bêtes à la poursuite de Mahomet ou de le mettre en pièces. On doit en déduire que c'est Dieu même qui a pris cette décision. En ce sens, les chiens peuvent être identifiés à des démons, officiant comme autant de bras vengeurs commandés par Dieu. Quant aux porcs, il nous semble assez évident que ceux-ci soient chargés d'une symbolique similaire à celle qui revêt les chiens, avec en prime une référence à l'impureté physique et morale de Mahomet. En effet, le porc symbolise presque universellement la goinfrerie et la voracité, et la

612 LA, p. 215.

613 LA, p. 84.

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164luxure en particulier614. L'image des chiens ne faisait absolument pas référence à cela. Elle était plutôt à associer, comme on l'a vu, aux notions d'hérésie et d'hypocrisie.

3.5.3. Le poison

Les saints se caractérisent également par leur remarqua-ble - ou miraculeuse - résistance au poison615. Ils n'en ressentent aucun inconvénient et sont également dans la capacité de guérir et de ressusciter ceux qui sont morts par absorption de cette substance. Mahomet par contre, ne semble pas bénéficier de cette immunité, du moins selon les auteurs de ses biographies occidentales. Ainsi, quatre textes décrivent sa mort par empoisonnement616. Bien entendu, entre Mahomet et un saint pur et dur, il y a toute la différence qu'il y a entre un imposteur obsessionnel et un véritable envoyé de Dieu, du moins selon les récits qui nous concernent.

C'est sans doute la raison pour laquelle il s'avère incapable de déceler la présence d'un poison, ainsi que le fit saint Benoît617. Si l'Historia Orientalis et la Legenda Aurea décrivent comment Mahomet parvient à échapper une première fois à un empoisonnement - l'agneau dont la viande était empoisonnée l'aurait averti -, c'est en réalité dans le but de mettre en doute cette croyance. Car le parallèle suggéré avec les saints se brise net au moment où les auteurs ajoutent que ce « miracle » n'empêcha pas Mahomet de mourir empoisonné618 ...

3.5.4. Le tombeau et la vie ultérieure du saint

614 Cf. Chevalier & Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, T. III, p. 49.

615 Cf. les Vies suivantes dans la Légende dorée : saint Jean (p. 53), saint Mathias (p. 165), saint Georges (p. 229).

616 Cf. Chronica Maiora, Historia Orientalis, Legenda Aurea et Fortalitium Fidei.

617 LA, p. 187.

618 LA, p. 698; Histoire Orientale (traduction de la Collection Guizot), T. XXII, pp. 20-21.

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164La plupart des Vies de Mahomet s'arrêtent net après la

mort du protagoniste. On ne mentionne aucune réaction de Mahomet auprès des siens et auprès de ses successeurs directs. Le faux prophète est mort, et puis voilà. En soi, c'est déjà une preuve accablante du fait que Mahomet n'était pas un envoyé de Dieu. Les miracles accomplis par les saints après leur mort confirmaient justement leur sainteté. Dans certains textes, leur description prend même autant de place que le récit de leur vie619.

Quantité de ces miracles ayant lieu près du tombeau du saint défunt, quelques auteurs ont dû avoir l'idée d'élaborer à partir de cette donnée la fin de leur récit. Les tombeaux flottants d'Embricon de Mayence et de Gautier de Compiègne - et d'Alexandre du Pont - répètent une dernière fois le procédé qui consiste à décomposer un miracle, pour lui donner des airs de ruse méchante et trompeuse.

3.5.5. Conclusion

Tout ce qui précède le montre clairement : l'hagiographie a eu une influence très importante sur l'épisode qui clôt les Vies de Mahomet. Elle a non seulement constitué un important repère pour fournir des pistes interprétatives, mais elle a également provoqué le transfert d'éléments propres à l'hagiographie, tels la puanteur, les chiens et les porcs, le poison, le tombeau. Chacun de ces éléments véhicule une valeur symbolique et contribue à faire de Mahomet une anti-saint dans le sens plein du terme.

3.6. Dieu et le Diable

The difference between the heroism of the saint and that of the romance hero is analogous to the difference between dependent and autonomous actions : the saint is moved whereas the romance heroe moves. (Th. J. Heffernan, Sacred Biography, p. 143).

Ce qui précède l'a déjà fait transparaître un tant soit

619 La Vie de saint Étienne par exemple (LA, p. 45), ou la Vie de saint Nicolas (LA, p. 18).

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164peu : le saint n'est pas un être humain à proprement parler. À l'instar du Christ, il est à la fois homme et Dieu. Il incarne la présence du sacré sur terre, il est presque l'équivalent d'une hypostase divine. Celle-ci ne prend de l'ampleur que dans la mesure où elle se profile par rapport à la présence du mal, contre laquelle elle est continuellement en lutte. « The suffering endured by the martyrs is a deliberate bellum satanicum », disent Weinstein et Bell620. Et ailleurs on lit :

We see in christian saints' lives the representation of personality as a type of transparent membrane through which the author is intent to show the continual passage of God's face. The concept of the autonomy of the individual action which we accept so unconsciously is an anomaly in the genre621.

L'autonomie de l'individu est une anomalie parce que tout dans le monde, tout événement, toute évolution, s'inscrit dans la logique de la providence divine dont l'aboutissement est connu : la venue sur terre du royaume de Dieu. Ainsi, il y a dans les Vies de saints deux niveaux : un niveau historique et un niveau méta-historique622. Ce dernier s'inscrit dans le cadre de la progressive victoire du bien sur le mal. Dans cette optique-là, les saints sont des soldats de l'armée de Dieu. Mahomet, lui, s'identifie avec un soldat de la force à combattre; un représentant du mal. Comme personnage, il n'est pas plus autonome que les saints : tout comme Dieu agit à travers les saints, le Diable agit à travers Mahomet.

Cette analyse jette aussi une nouvelle lumière sur la fonction du précepteur dans les Vies de Mahomet. En effet, il semble faire contre-figure à la personne sainte que Dieu place sur le chemin de ses élus et qui joue un rôle déterminant dans l'« appel à la sainteté »623. Le saint homme que Mahomet rencontre dans les Otia lui prédit par contre sa destinée diabolique et les (faux) moines et ermites qui 620 Weinstein & Bell, p. 243.

621 Ibidem, p. 157.

622 Cf. Heffernan, p. 38.

623 Cf. Weinstein & Bell, p. 56 sq.

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164croisent son chemin dans les autres textes sont des messagers du Diable. Ils ont pour fonction de mettre Mahomet sur la mauvaise voie ou de l'aider à poursuivre sa route sur cette voie624. Seul le problématique ermite présent dans le Tractatus de Guillaume de Tripoli fait exception à ce que l'on retrouve dans les autres textes625.

3.7. De la non-ressemblance à la ressemblance : Mahomet et les personnages qui lui ressemblent dans les Vies de saint

Nous avons jusqu'ici tenté de démontrer que la conception du personnage de Mahomet a été influencée par l'image des saints propagée par la littérature hagiographique. En faisant appel à des lieux communs de cette production littéraire et en leur appliquant un procédé d'inversion, Mahomet s'identifie à un anti-saint. Or, les Vies de saint contiennent déjà des figures qui se situent aux antipodes de la sainteté et qui concrétisent le mal contre lequel luttent avec tant d'ardeur les soldats de Dieu. Il nous a paru logique qu'il y ait également eu un transfert des caractéristiques de ces représentants du mal vers le personnage de Mahomet, puisqu'ils appartiennent au même paradigme hagiographique négatif.

3.7.1. Simon le Mage

Le personnage qui ressemble probablement le plus à Mahomet est celui de Simon le Mage, tel qu'il est décrit dans la Vie de saint Pierre626. Il y a en effet plusieurs points de convergence entre Mahomet et le mage réputé. Ces parallélismes se situent à plusieurs niveaux. Ils touchent d'abord à la vocation dont les deux prétendent être investis, ensuite à quelques-uns de leurs traits de caractère, et enfin, il y a également des similarités au niveau des motifs développés.

624 C'est d'ailleurs souvent le Diable qui fait en sorte que Mahomet les rencontre.

625 Voir supra, dans la première partie.

626 LA, p. 313.

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Simon se prétend la Vérité première, promettant de rendre immortels ceux qui croient en lui. Il dit qu'il sera adoré publiquement comme un dieu et se fait passer pour le fils de Dieu. Des paroles similaires à celles-là, furent également mises dans la bouche de Mahomet, notamment à partir du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais. Mahomet y prétend être le Messie attendu par les juifs :

cepit (...) in errorem inducere dicens ei [=Cadiga] quod ipsi esset messias quem esset venturum adhuc judei expectant627.

Les traits de caractère qui unissent Mahomet et Simon tiennent en trois mots : ambition, orgueil et lâcheté. Simon se vante de pouvoir ressusciter des morts, Mahomet est décrit comme étant orgueilleux628; Simon s'enfuit pour ne pas être dénoncé comme magicien ou pour échapper à la peine de mort629, Mahomet, tel qu'il est décrit par Jacques de Vitry, prend lâchement la fuite lorsqu'il voit que le combat évolue en sa défaveur et fait non moins lâchement tuer ses adversaires durant la nuit630.

Parmi les motifs indicateurs de parallélismes entre Mahomet et Simon le Mage, signalons la parodie relative à la résurrection. On se souvient des craintes de Mahomet, qui ne sait pas comment il va pouvoir ressusciter et qui prouve par là combien il est peu crédible comme figure divine. Un sentiment analogue de gêne règne lorsque Simon met en scène une fausse résurrection : il fait décapiter à sa place un bélier et réapparaît trois jours après comme étant « ressuscité ».

Même si cette « résurrection par ruse » n'a pas été reprise telle quelle dans les Vies de Mahomet, on peut tout au moins constater combien les deux personnages, et les motifs pour les décrire, étaient proches. Il en est de même pour le motif du chien « dévoreur ». Simon est également

627 Lib.XXIV, 39. Cf. aussi les Chronica Maiora (p. 269) de Matthieu Pâris et le Fortalitium Fidei (Lib. IV, 2,2.2) d'Alphonse de Spina.

628 Voir supra, première partie, III.12.

629 Vie de saint Clément, LA pp. 649-650.

630 Historia Orientalis, pp. 12-13.

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164attaqué par un chien, qui déchire tous ses vêtements, et qui l'aurait étranglé si saint Pierre n'était pas intervenu.

Pourtant, il semble y avoir une différence essentielle entre Mahomet et Simon, à savoir leur « substance ». De Simon, il est dit qu'il a deux substances, l'humaine et la diabolique631. Il s'oppose ainsi au Christ qui fut humain et divin. Or, si Mahomet est présenté comme un instrument du Diable, il ne semble généralement pas avoir bénéficié de cette « substance » diabolique632. En effet, là où Simon est capable d'incontestables tours de magie - il est, entre autres, capable de voler -, Mahomet est généralement réduit à utiliser des ruses pour tromper son public.

3.7.2. Julien l'apostat

Dans la Vie de saint Julien, on peut lire :

Et il y eut encore un autre Julien, qui, celui-là, ne fut pas un saint, mais un monstre abominable : c'est, à savoir, Julien l'apostat633.

On apprend alors que le futur empereur romain fut d'abord un moine hypocrite, feignant la piété, mais en réalité cherchant à voler ceux qui croyaient en lui. Plus tard, il deviendra un fervent persécuteur de chrétiens qui a les démons de son côté.

Cette decription, il est vrai, n'évoque pas Mahomet, mais plutôt le mage de la Vita Mahumeti d'Embricon. La ressemblance devient encore plus frappante lorsqu'on apprend que Julien était instruit dans l'art de la magie dès son enfance, et qu'il était capable d'invoquer des démons sous forme de nègres d'Éthiopie. Or, en présence du mage présent chez Embricon de Mayence, une foule de démons font une brève apparition634.

Pourtant, d'autres éléments rapprochent Julien du

631 LA, p. 315.

632 Pour les exceptions, voir notre point sur les miracles.

633 LA, p. 118.

634 Vita Mahumeti, v.153-162.

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164Mahomet d'Embricon. En effet, de façon tout à fait malhonnête, Julien devient d'abord consul et ensuite empereur. Le Mahomet d'Embricon accède, lui aussi, au consulat avant de devenir roi. Comme le texte d'Embricon est la seule biographie où il reçoit ce titre, cela pourrait être un indice du fait qu'Embricon se soit inspiré du personnage de Julien l'apostat pour la création du personnage du mage ainsi que celui de Mahomet.

3.7.3. Arius

Arius, le fondateur de l'hérésie arienne fut particu-lièrement détesté par quantité de chrétiens, et devint très tôt une référence pour l'idée qu'on devait se faire de Mahomet. Avec l'hérésie pour point commun, Mahomet et Arius se partagent le crime de la plus haute trahison qui consiste à attaquer l'Église de l'intérieur.

Le transfert thématique le plus connu fut sans aucun doute celui que nous trouvons dans la Divine Comédie et que nous avons déjà cité plus haut.

3.7.4. Autres personnages

Ce que nous avons décrit ci-dessus relèvent d'influences directes : on a pu constater des transferts concrets. Nous voulons cependant croire qu'il y a aussi eu des identifications moins explicites et peut-être moins conscientes. Elles s'expliqueraient par le fait que le personnage de Mahomet fut associé à un paradigme de figures d'« anti-saints », réputés pour leur violente attitude antichrétienne. Ce sont les « méchants » que l'on voit régulièrement apparaître dans les Vies de saint. Citons l'empereur Néron, les trois empereurs portant le nom d'Hérode - Hérode d'Ascalon, Hérode Antipas et Hérode Agrippa 635 - et l'empereur Constance, soit une belle brochette de persécuteurs patentés.

635 V. Vie des saints Innocents, LA, p. 57.

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164

4. L'INFLUENCE HAGIOGRAPHIQUE DANS LE TEMPS

Jusqu'ici, l'influence hagiographique sur les textes relatant la vie de Mahomet a été amplement confirmée. Le moment est venu maintenant de se demander si cette influence s'est manifestée de la même façon et avec la même intensité à travers les siècles.

Dans la conclusion à notre première partie, nous avions émis l'hypothèse que le mythe de Mahomet se serait avant tout formé durant les XIe-XIIe siècles. Et comme la formation de ce mythe est très étroitement liée à l'influence hagiographique, il nous faudrait croire que celle-ci a été la plus décisive à cette époque. Différents facteurs indiquent que ce fut effectivement le cas et que des auteurs comme Embricon de Mayence, Guibert de Nogent, Adelphus, Gautier de Compiègne et Alexandre du Pont, se sont consciemment conformés aux lieux communs propagés par la récits hagiographiques. Quels sont ces facteurs ?

1. Ces auteurs - excepté Guibert de Nogent - avaient tous l'intention clairement affichée d'écrire une Vita consacrée au prophète de l'islam.

2. Le récit de ces Vitae est à chaque fois explicitement situé dans le cadre de la lutte du bien contre le mal. Guibert y consacre peu de paroles, mais va droit au but en disant :

Ce serait en vain que l'on voudrait établir une discussion pour reconnaître si ces rapports sont faux ou vrais, puisqu'il ne s'agit ici quel fut ce nouveau précepteur qui ne s'est illustré que par de grands forfaits, et j'ajoute que l'on peut en toute sécurité parler mal de celui dont la méchanceté a toujours été fort au-dessus de tout le mal qu'on en dirait636.

Embricon de Mayence et Adelphus utilisent toute leur

636 Frustra plane ab aliquo, si falsa an vera sint discutiatur, dum hoc solummodo attendatur, quantus ille magister fuerit, de quo tam nobilium facinorum gloria propagatur. Securus enim quis de eo male cantat cujus malignitias quidquid pravi dicitur transcendit et superat. (P.L. CLVI, 689C). Traduction en français de Guizot.

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164introduction - environ 60 vers dans les deux cas - pour dire que c'est un crime de ne pas croire en Dieu, et que ce crime mène aux pires châtiments en enfer. Gautier et Alexandre abordent la même thématique en long et en large à l'occasion de l'idée que le mal peut obtenir un certain succès sur terre. Ils insistent alors sur le fait que le mal sera de toute façon puni éternellement dans l'au-delà637.

Parallèlement à cet élargissment du cadre, on peut remar-quer un réelle présence du Diable dans ces textes. Il y joue un rôle décisif : il arrange la rencontre avec le mauvais précepteur638, il se concrétise dans le personnage du pré-cepteur639, et on le voit prendre possession de Mahomet640. 3. Les auteurs ont pleinement intégré les motifs-clés des Vies de saint : on assiste à l'apparition des faux miracles - notamment celui de la vache messagère -, à une forte extension des considérations touchant à la sexualité, au développement des descriptions des caractères des personnages, et à l'extension du passage final sur la mort de Mahomet.

Une telle concentration de facteurs unissant les Vies de Mahomet à l'hagiographie ne se trouve nulle part ailleurs et semble donc avoir été unique pour cette période. Cependant, cela ne nous fait pas exclure qu'il y avait déjà eu des rapprochements moins intenses à un époque antérieure à celle que nous venons de décrire, notamment en Espagne. Le texte repris par Euloge semble en tout cas en porter quelques traces: le motif de l'aigle, la vision d'un Mahomet comme brûlé par ses ardeurs sexuelles et l'épisode sur la fausse résurrection.

Après le XIIe siècle, les textes présentent un caractère différent. Et c'est là qu'on doit probablement situer l'influence de Pierre le Vénérable. Le caractère romanesque s'amenuise et les textes affichent un ton moins

637 Otia de Machomete, v.95-128; Li Romans de Machomet, v.233-379.

638 Gesta dei per Francos, Vita Machometi d'Adelphus.

639 Vita Mahumeti d'Embricon.

640 Otia de Machomete et Li Romans de Machomet.

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164narratif, plus neutre et plus objectif. Ils ont apparemment plus l'intention d'informer et ont eu pour cela recours à des sources espagnoles, alors disponibles. Toutefois, grand nombre des motifs développés aux XIe-XIIe siècles étaient déjà tellement rentrés dans les moeurs qu'on ne put les extirper. S'ils ne laissèrent pas toujours des empreintes visibles, ils servirent en tout cas de base pour l'interprétation de nouvelles informations venues d'Espagne.

Avec l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry, on assiste à un bref retour à l'esprit de combat des XIe-XIIe

siècles. En effet, le texte est de nouveau plus long et explicite le cadre de la lutte contre les forces du mal en liant la force de l'ennemi, casu quo Mahomet, aux péchés des croyants. Plusieurs traits de caractère de Mahomet sont développés et de longs passages sont consacrés à la description de faux miracles641, ainsi qu'aux penchants libidineux du prophète.

5. CONCLUSION

La présence d'une Vie de Mahomet dans la Légende dorée de Jacques de Voragine nous avait fait pressentir un lien unissant la littérature hagiographique aux Vies latines consacrées au fondateur de l'islam. L'hypothèse posant l'hagiographie comme paradigme comparatif s'avéra payant. Dans la pratique, cela revient à dire que l'hagiographie a aidé à identifier Mahomet : il a été dépeint comme un soldat de l'armée du Diable contre laquelle les forces de Dieu doivent sans cesse lutter.

Afin de rendre plus visible cette opposition, on a modelé les Vies de Mahomet sur le modèle des Vies de saint : même structure globale, mêmes motifs principaux - la piété et les miracles -, mêmes symboles et mêmes procédés rhétoriques - métaphores, exagérations, synecdoques642. Ainsi, la vie de Mahomet devint dans sa conception occidentale une antithèse à la vie de saint. S'il est vrai que Mahomet montra dès lors aussi des parallélismes avec certains méchants présents dans 641 Les faux miracles ne sont plus ici des ruses, mais des miracles que Jacques de Vitry définit comme mensongers. Voir aussi supra, I.8.

642 Cf. Heffernan, p. 27.

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164les Vies de saint, il faut toutefois souligner que Mahomet a toujours gardé sa substance humaine, même s'il avait le Diable avec lui.

Socialement, cela implique que les biographies de Mahomet devinrent des illustrations tonitruantes de ce que la société du moment perçut comme le comble d'un comportement condamna-ble. C'est la raison pour laquelle il n'est pas improbable que le but visé par ces textes soit de nature sociale : fortifier les fidèles dans leur foi, mettre en garde contre les conséquences d'un mauvais comportement et inciter à la lutte contre le péché. Le contexte des croisades doit certainement avoir eu sa part de responsabilité dans cette réaction. Cela se confirme d'ailleurs lorsqu'on analyse l'évolution de l'influence hagiographique.

Ce fut au cours des XIe-XIIe siècles que les auteurs de nos textes s'inspirèrent le plus des récits hagiographiques. Une trace postérieure de cette fougue figure dans l'Historia Orientalis de Jacques de Vitry. Tous ces textes se caractérisent par un certain pragmatisme historique : il y avait un ennemi; il fallait le connaître et savoir pourquoi il était à combattre.

Ainsi naquit un ensemble cohérent, résumant la vision que portait l'Occident sur Mahomet. Cet ensemble que nous avons appelé mythe dans notre première partie, et qui a influencé durant des siècles tous les écrits touchant à Mahomet. Même ceux de Pierre le Vénérable, prêcheur contre la violence des croisades.

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164

TROISIÈME PARTIE : MAHOMET ET L'ANTÉCHRIST

« Everything has a cause, even if it is not immediately apparent; even a leaf does not fall from a tree without a reason. The author of all causes is God, and he alone is First Cause, and causeless.» (Rosalind &

Christopher Brooke, Popular Religion in the Middle Ages, pp. 42-43.)

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1641. INTRODUCTION

Notre deuxième partie a été une analyse des ressemblances et des différences entre les saints et le personnage de Mahomet, tel qu'il est décrit dans ses biographies occidentales. Mahomet s'est révélé être un anti-saint dans le sens plein du terme. Ainsi qualifié, il se rapproche de personnages qui passent couramment pour les pires ennemis de la chrétienté : Simon le Mage, Arius, Julien l'apostat, Néron, Constantin et d'autres.

Un autre point qu'il a en commun avec ces « antichrétiens », c'est le fait d'être associé à l'Antéchrist, l'incarnation ultime du mal. En effet, durant un certain temps on a cru que Mahomet était l'Antéchrist643. Plus tard, les craintes apocalyptiques quelque peu apaisées, il fut plutôt désigné comme un de ses messagers ou prédécesseurs. Ce rapprochement se fit parfois de façon explicite, comme chez Pierre le Vénérable ou chez Jacques de Vitry644, parfois de manière plutôt implicite en le qualifiant de « fils du Diable » ou de « pseudoprophète ».

Les liens entre Mahomet et l'Antéchrist prennent un peu plus de poids encore lorsqu'on sait que l'Antéchrist fut aussi considéré comme un anti-saint. Certes, il représente bien plus qu'un anti-saint, mais toujours est-il que la Vie que lui a consacré au Xe siècle Adson de Montier-en-Der - texte d'une importance décisive pour la conception de la Vie de l'Antéchrist et qui a exercé une influence profonde durant des siècles, comme en témoignent les nombreux manuscrits et adaptations645 -, présente de nombreuses analogies avec la production hagiographique que nous avons analysée646. Adson a 643 Voir notre Introduction historique (début de la première partie).

644 Resp. Summula brevis, P.L. CLXXXIX, col. 655C-D, Historia Orientalis, p. 8.

645 Une compilation est proposée par D. Verhelst : De ortu et tempore antichristi.

646 Cf. R.K. Emmerson, Antichrist in the Middle Ages, p. 77 : « Although it includes much exegetical material, the Libellus in many ways resembles the popular saints' vitae ». Le même auteur a également publié un article intitulé « Antichrist as anti-saint » (American Benedictine Review, 30 (1979), pp. 75-90), analysant la

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164d'ailleurs écrit plusieurs Vies de saints647.

Cet ensemble de liens nous amène à poser les questions suivantes : la tradition touchant à l'Antéchrist a-t-elle eu une quelconque influence sur la tradition biographique consacrée à Mahomet648? A-t-elle évoluée à travers les siècles ? Et existe-t-il des rapports entre les Vies de Mahomet et la Vie de l'Antéchrist ? Afin de répondre à ces questions, nous interrogerons la bible, la littérature intertestamentaire ainsi que les écrits apocryphes chrétiens. Nous étudierons ensuite ce que nous a légué Adson. Puis, armée de ces renseignements, nous verrons s'il y a des passerelles à jeter entre nos récits sur le Prophète d'Allah et les textes cités plus haut.

2. L'ANTÉCHRIST DANS LA TRADITION649

La tradition médiévale relative à l'Antéchrist est très complexe. On a beaucoup disserté à son sujet et beaucoup d'auteurs en ont donné leur propre interprétation. Ils la développèrent à partir de plusieurs sources connues et des éléments non orthodoxes. Comme l'explique D. Verhelst :

Au moment de l'achèvement de la révélation de nombreuses questions restaient sans réponse et les Pères vont se pencher à plusieurs reprises sur les textes les plus importants des Écritures, afin de mieux connaître la figure

signification du Libellus d'Adson. Mais à notre grand regret, nous n'avons pas pu accéder à cet article.

647 Voir aussi infra : renseignements biographiques sur Adson.

648 Paul Alphandéry s'est apparemment déjà posé la même question, comme en témoignent le titre de l'article suivant : « Mahomet-Antichrist dans le Moyen Âge » (Mélanges Hartwig Derenbourg, Paris, Leroux, 1909). Malheureusement, et à notre grand regret, nous n'avons pas eu l'occasion de consulter le texte cité.

649 Pour l'élaboration de ce point, nous signalons notre dette envers R.K. Emmerson. Son ample étude sur le sujet de l'Antéchrist nous a été particulièrement profitable. Nous avons également consulté, avec profit, l'article de D. Verhelst : « La préhistoire des conceptions d'Adson concernant l'Antéchrist », et l'ouvrage de P. Eligh : Leven in de eindtijd. Ondergangsstemmingen in de Middeleeuwen.

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164de l'ennemi qui devait préparer la fin du monde et le retour du Christ650.

Notre but ici n'est pas de creuser la problématique relative aux différentes interprétations qui résultèrent de cette recherche. Nous visons seulement à donner un bref aperçu des sources principales qui leur servirent de base. Cela nous permettra de donner une image très générale de ce à quoi correspond la figure de l'Antéchrist.

2.1. L'Antéchrist dans la Bible et dans les écrits apocryphes

La figure de l'Antéchrist trouve son origine dans la Bible. Mais contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre, elle n'y apparaît pas souvent. Sa présence explicite se réduit en réalité à quatre passages dans les Épîtres de Jean. On y apprend que la fin des temps est proche et que va venir l'Antéchrist (I, 2:18)651, c'est-à-dire, celui qui ne reconnaît pas Jésus (I, 4:3 et II, 7)652, celui qui nie le Père et le fils (I, 2:22)653. Par deux fois, (I, 2:18 et II, 7), ces passages font aussi comprendre que l'Antéchrist n'est pas un être unique et qu'il y a plusieurs antéchrists.

On le voit, ces renseignements sont très limités et très vagues, ce qui n'empêcha pas le fait que l'on parle et que l'on écrive abondamment sur ce personnage particulier. Pourquoi ? La réponse réside dans le fait que la figure de l'Antéchrist est liée à la fin des temps, et que ce sujet occupa de nombreux esprits érudits, et ce depuis les débuts du christianisme.

650 D. Verhelst, « La préhistoire des conceptions d'Adson ... », p. 52.

651 « Enfants, c'est la dernière heure. Vous avez entendu que vient l'antéchrist, et il y a maintenant beaucoup d'antéchrists. Nous connaissons là que c'est la dernière heure.»

652 Respectivement : « et tout esprit qui n'avoue pas Jésus n'est pas de Dieu, il est de l'antéchrist dont vous avez entendu qu'il vient, et maintenant déjà il est en ce monde.» et : « Car beaucoup d'égareurs sont sortis en ce monde, ceux qui n'avouent pas que Jésus Christ est venu en chair. C'est l'égareur et l'antéchrist.»

653 « Qui est le menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le christ? C'est l'antéchrist, il nie le Père et le Fils.»

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164La figure de l'Antéchrist a donc été mise en relation

avec les visions de l'Apocalypse. Afin de mieux définir son rôle dans la dernière phase de l'histoire, les Pères de l'Église ont cherché d'autres passages dans les Écritures qui pourraient éclairer le sens des phrases obscures appartenant aux Épîtres de Jean. Parmi ces passages, nous citerons ceux qui s'avèrent être particulièrement importants.

2.1.1. Nouveau Testament

2.1.1.1. L'Apocalypse de Jean

Parmi les visions décrites dans l'Apocalypse de Jean, il y a celle, au chapitre XIII, décrivant un dragon :

Et j'ai vu une bête monter de la mer avec dix cornes et sept têtes et sur ses cornes dix diadèmes et sur ses têtes des noms blasphématoires654.

Certains on vu en elle une vision symbolique de l'Antéchrist et en ont tiré les conclusions suivantes : l'Antéchrist sera grandiloquent et blasphématoire et il règnera durant 42 mois (v.5), il fera la guerre aux saints et les vaincra (v.7) et aura dans son pouvoir tous ceux qui ne sont pas de vrais et de purs chrétiens (v.8).

D'autres cependant, ont identifié le dragon avec le Diable et l'Antéchrist avec une de ses sept têtes. D'autres encore, ont affirmé que l'Antéchrist était une autre bête, dont la description survient après celle du dragon :

Et j'ai vu une autre bête monter de la terre avec deux cornes comme d'agneau et elle parlait comme un dragon. Elle exerce tout le pouvoir de la première bête devant elle. Elle fait que la terre et ses habitants se prosternent devant la première bête dont la plaie mortelle a été guérie655.

Selon cette interprétation, l'Antéchrist serait le dernier grand prophète du mal qui égarerait les habitants de la terre par de faux signes, c'est-à-dire des signes « qu'on lui a donné de faire devant la bête » (v.14).

654 Apocalypse de Jean, 13:1.

655 Ibidem, 13:11-12.

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164Deux chapitres plus tôt, dans la même Apocalypse de

Jean, il est question de deux prophètes de Dieu qui seront tués par « la bête », et ce, après avoir fini leur témoignage. Ces deux élus monteraient ensuite au ciel (11:3-13). En se basant sur l'Apocalypse apocryphe d'Élie656, on en déduisit que l'Antéchrist tuerait les prophètes Élie et Hénoch, qui jusque- là n'avaient pas encore quitté leur corps terrestre.

2.1.1.2. La deuxième Épître de Paul au Thessaloniciens

Le deuxième chapitre de cette épître contient un avertissement adressé aux bons chrétiens. Paul parle de l'apostasie d'un « homme d'iniquité, le fils de perdition ». De cet adversaire, il est dit qu'il « s'élève contre toute déité ou vénérabilité, au point d'aller s'asseoir dans le sanctuaire de Dieu en se déclarant Dieu » (2:3-4), image qui ressemble très fortement à l'Antéchrist de la lettre de Jean, « celui qui nie le Père et le fils » (I, 2:22). Et comme la bête aux deux cornes de l'Apocalypse, cet homme, « l'Inique», fera des prodiges mensongers, grâce à l'intervention de Satan (2:9).

Le point fort de ce passage réside surtout dans le fait que l'intervention de « l'Inique » est placée dans le cadre plus large de la Providence divine. Dieu lance ce dernier défi aux chrétiens « afin que soient jugés tous ceux qui, au lieu de se fier à la vérité, ont approuvé l'injustice » (2:11).

2.1.1.3. Les évangiles orthodoxes

Les évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc servirent également comme sources pour l'extension et la confirmation de la tradition liée à la figure de l'Antéchrist. En effet, Jésus y avertit les chrétiens contre les « égareurs » qui se feront passer pour lui et qui provoqueront des guerres. « Il faut que cela arrive », ajoute-t-il, « mais ce n'est pas encore la fin ». (Mt 24:4-6; Cf. Mc 13:5-7/Lc 21:8-9)

656 Cf. Infra.

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164Ce passage joint des éléments connus à des éléments

nouveaux : l'idée de la venue de multiples faux christs avant l'ère de Dieu, et le fait qu'ils seront des foudres de guerre. L'idée de la fausseté est reprise plus loin, où il est également question, comme dans l'Apocalypse de Jean ou l'Épître de Paul, de grands signes et de prodiges que ces faux prophètes utiliseront pour mieux égarer leurs victimes (Mt v. 23/ Mc v.22 /Lc v.25).

2.1.2. Ancien Testament: Le Livre de Daniel

Le Livre de Daniel fut, selon Emmerson, la source la plus importante de l'Ancien Testament pour ce qui touche à la tradition relative à l'Antéchrist657. Il a renforcé la vision d'un Antéchrist tyrannique et violent. En effet, l'Antéchrist a été identifié avec la dixième corne du quatrième monstre décrit dans le septième livre, c'est-à-dire, le dixième roi du dernier des quatre royaumes successifs. Ce roi dont il est dit :

Il prononcera des paroles contre le Très-Haut, fera du mal aux saints du Très-Haut, aura l'idée de changer les temps et la loi. Il seront livrés entre ses mains pour un temps, des temps et la moitié d'un temps. Le tribunal siégera et sa domination sera retirée, pour être détruite et anéantie jusqu'à la fin658.

Le passage fut également utilisé pour déterminer la durée du règne de l'Antéchrist : trois ans et demi. Au bout de cette période, il « aboutira à sa fin, sans que personne ne lui vienne en aide », ainsi qu'il est écrit dans le onzième livre, au verset 45. On accepta communément qu'il serait tué par la main du Christ ou par son agent, l'archange Michaël.

2.1.3. Écrits apocryphes

2.1.3.1. L'Apocalypse apocryphe d'Élie657 Emmerson, p.43.

658 Daniel, 7:25-26.

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164

Le fils de l'iniquité qui est décrit dans le troisième chapitre de l'Apocalypse d'Élie fut encore une source et une confirmation pour la conception de la figure de l'Antéchrist. De lui il est dit qu'il se présentera comme étant l'Oint (v.1), qu'il fera des choses que même l'Oint a faites - c'est-à-dire des miracles -, excepté la résurrection des morts (v.5-11). Il combattra les prophètes Élie et Hénoch et les tuera (v.25-39). Il imposera d'affreuses tortures aux saints (v.40-50) et succombera finalement lui-même. Il sera tué par Élie et Hénoch ressuscités (v.91-96). Cette mort signifiera l'avènement du règne du Christ qui durera 1000 ans (v.97-99).

2.1.3.2. Les Oracles Sibyllins

Dans ce texte visionnaire, on parle également de l'inique, appelé ici Béliar. Ce dernier passa également pour une représentation de l'Antéchrist, puisque de lui il est dit qu'il produira aux hommes des signes nombreux, mais qu'il ne pourra pas faire suivre d'effet, puisqu'ils seront oeuvre de leurre (3:63-68). Venu au terme de ce son règne, il sera consumé, avec ceux qui croyaient en lui, par une puissance flamboyante du fond de la mer (v.72-74).

Il n'est pas inintéressant de relever que les Oracles Sibyllins fasse également mention de la dernière génération d'hommes. Cette génération qui se réunit autour de Béliar, peut-on supposer. Elle est décrite comme une race sanguinaire, rusée, mauvaise, d'hommes impies, menteurs, à la langue double, au naturel pervers, larrons du lit nuptial, idolâtres, ne respirant que ruses, portant la malice en leur poitrine, affichant une convoitise furieuse, se dépouillant eux-mêmes, ayant un coeur sans scrupule (3:36-40). Il est probable qu'une projection a été faite de cette dernière génération sur Béliar-Antéchrist même.

Nous signalons que nos recherches au sein de la littérature apocryphe chrétienne n'a rien livré d'intéressant.

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1642.1.4. Conclusion

Nous pouvons conclure ce point en disant que l'importance de l'Antéchrist dans l'exégèse chrétienne est liée à la conception de la fin des temps. Il deviendra le dernier héraut du Diable, le dernier à qui Dieu permettra de tester les chrétiens avant le règne messianique659. Il se fera passer pour le Christ mais sera en vérité un tyran abominable, capable de faire des prodiges inspirés par le Diable. Il fera la guerre contre les saints, tuera les prophètes Hénoch et Élie, mais succombera finalement grâce à la main du Christ. Voilà l'image de l'Antéchrist telle qu'elle fut déduite des Écritures : assez vague et de nature hautement symbolique.

Pour comprendre le développement ultérieur qu'a connu le personnage de l'Antéchrist, un bref détours par la conception médiévale de l'histoire s'impose.

2.2. Extensions de la tradition biblique : l'Apocalypse et la conception chrétienne de l'histoire

L'histoire ne se réduisait pas au Moyen Âge à une série d'événements datés. Elle était aussi dotée d'un caractère symbolique et édifiant660. En effet, l'aspect crucial des « dernières choses » eut des répercussions considérables pour la conception chrétienne de l'histoire. Celle-ci se conceptualisa comme étant linéaire : elle se déroule entre le jour de la Création et le dernier Jugement, décrits respectivement dans le premier et le dernier livre de la Bible; la Genèse et l'Apocalypse. Tout ce qui se passait entre ces deux termes était soumis à la volonté de Dieu et ne pouvait être interprété qu'à la lumière de cette idée. Tout a donc une signification et se décode en termes de lutte entre le bien et le mal. Et comment décoder autrement qu'en faisant des projections de l'histoire biblique sur les

659 Il faut ici probablement aussi établir un rapport avec la croyance universelle selon laquelle le Mal ferait une ultime apparition et une ultime tentative de dominer la race humaine.

660 Cf. M. Mostert, « De geschiedenis », p. 305.

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164événements historiques ? Ce facteur fut d'une importance décisive pour l'évolution de l'image de l'Antéchrist.

En effet, le personnage de l'Antéchrist a ainsi quitté sa dimension symbolique pour devenir un personnage historique. Partant de l'antithèse avec le Christ, on lui découvrit des prédécesseurs dans l'histoire et dans l'histoire sainte : Assyrie, Assur, Holoferne, Abimelech, Doeg Idumée, Amalech, Nabuchadnezzar et Antioche Épiphane de l'Ancien Testament; Hérode, Barabbas, Simon le Mage, Judas du Nouveau Testament; et aussi les empereurs Néron, Dioclétien, Domitien et Julien661.

Le caractère historique de l'Antéchrist invita également à faire des projections sur les circonstances vécues : les juifs, les hérétiques et même les mauvais chrétiens devinrent synonymes d'antéchrists. Tous nient, d'une manière ou d'une autre, le Christ662. Mais les hérétiques étaient souvent considérés comme étant les plus dangereux parce qu'ils essayent de détruire l'Église de Dieu en introduisant de fausses doctrines.

Une telle vision téléologique de la réalité inscrit les moments difficiles dans une logique divine, et défend l'idée qu'il y aura un juste retour des choses. C'est une vision, dit Emmerson663, à la fois pessimiste et optimiste; pessimiste parce que jusqu'au jugement dernier, le mal sera fort, optimiste parce que l'aboutissement sera le triomphe des justes.

3. ADSON ET SON DE ORTU ET TEMPORE ANTICHRISTI664

661 Cf. Emmerson, p.26.

662 Cf. Ce qu'écrit encore, en 1858, V. Dechamps : « On est donc antéchrist, on appartient à l'antéchristianisme dès qu'on divise Jésus, dès qu'on nie l'union véritable de la nature divine et de la nature humaine en sa personne. (Le Christ et les antéchrists dans les écritures, p. 371)

663 Emmerson, p. 13.

664 Les renseigements que nous proposons ci-après sont tirées de l'Introduction de D. Verhelst, qui précède son édition des différentes versions du De Antichristo. Le lecteur intéressé y trouvera d'ailleurs de plus amples informations au sujet d'Adson et de son oeuvre.

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3.1. Renseignements biographiques

Adson est né au début du Xe siècle dans une famille jurassienne aisée et noble. Jeune encore, il fut admis à l'abbaye de Luxeuil, où il reçut son éducation et devint moine. En 968, il devient abbé à Montier-en-Der. Il y était déjà directeur de l'école abbatiale depuis 33 ans. Il gouverna l'abbaye durant plus de 20 ans et mourut en 992 lors d'un pèlerinage en Terre sainte.

Adson fut un personnage non sans importance dans la seconde moitié du Xe siècle. Il fit partie d'un cercle d'écolâtres importants, dont Adalbéron, futur archevêque de Reims, Gerbert, futur pape Silvestre II et Abbon de Fleury. Leurs rapports amicaux stimulaient leur zèle pour l'étude et leur souci du livre comme instrument de travail.

Avec son élection comme abbé de Montier-en-Der, débute pour Adson une période féconde comme hagiographe. À la demande de ses amis, il écrira 4 Vies de saints665, qui sont des récits animés et pleins de fraîcheur. Il écrira également de la poésie.

Quant à son De Antichristo666, il a dû l'écrire avant de devenir abbé, probablement vers 950. Le texte est rédigé sous forme d'une lettre et répond à une demande de Gerberge, épouse de Louis IV d'Outre-mer (†954). Selon Emmerson, auteur d'une vaste étude au sujet de l'Antéchrist, Adson est le premier à proposer une Vie homogène de l'Antéchrist667. C'est là surtout son mérite. Sinon, son ouvrage constitue surtout une synthèse de l'ensemble des croyances existantes sur l'Antéchrist. Dans ce qui suit, nous nous concentrerons surtout sur les additions relevées par rapport à la tradition biblique et aprocryphe.

3.2. De Antichristo665 Vie de saint Frodebert, Vie de saint Mansuet, Vie de saint Basle et Vie de saint Berchaire (inachevé).

666 Nous avons utilisé l'édition de D. Verhelst, publiée en 1976.

667 Op. cit., p. 77.

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164

La présentation du texte se fera en plusieurs temps, tout en suivant la structure que lui a donnée Adson. Nous voulons ainsi donner à chaque élément du récit l'attention nécessaire.

3.2.1. Quare sic vocatus sit (v.1-16)

Dans l'introduction, Adson renoue brièvement avec les traditions bibliques et leurs extensions historiques que nous avons sommairement décrites concernant l'Antéchrist. Il part de la considération suivante : l'Antéchrist est appelé ainsi parce qu'il sera en tout contraire au Christ (« quia Christo in cunctis contrarius erit et Christo contraria faciet »). Adson reviendra amplement sur ce sujet plus loin dans son texte (v.124-150). Suivent alors une série de traits de caractère qui doivent illustrer cette thèse : l'Antéchrist sera orgueilleux (« superbus »), il magnifiera les pécheurs (« peccatores magnificabit »), il enseignera le vice (« semperque vicia, que sunt contraria vertutibus, docebit ») et cherchera avant tout sa propre gloire (« gloriam propriam querit »).

Adson mentionne également le fait que l'Antéchrist a beaucoup de prédécesseurs et de collaborateurs. Il cite Antioche, Néron et Domitien et ajoute que tous ceux qui outragent ce qui est bien, sont des antéchrists et des agents du Diable.

Après cette brève présentation du personnage, l'auteur enchaîne sur la vie de l'Antéchrist. C'est ici qu'entrent en ligne de compte des éléments novateurs, c'est-à-dire, des aspects qui ont été développés à partir des données bibliques668. En effet, Adson précise qu'il n'a pas inventé tout ce qu'il va rapporter, mais qu'il a tout trouvé dans des livres (« in libris diligenter relegendo hec omnia scripta invenio »669).

668 L'édition de D. Verhelst est pourvue d'un excellent apparat critique, donnant de nombreuses références aux auteurs qu'Adson a dû consulter.

669 v.18-19.

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1643.2.2. De exordio Antichristi (v.17-40)

La naissance de l'Antéchrist fut un premier domaine propice à la création. Si l'affirmation qu'il naîtra de la tribu juive de Dan, renvoie encore aux Écritures670, ce qui suit émane uniquement d'une concrétisation de l'antithèse avec la vie du Christ. En effet, l'Antéchrist sera le fruit - lit-on - d'une union charnelle de deux humains (« ex matris et patris copulatione ») et non d'une vierge671. Dès le début, il sera possédé par le Diable. Ce dernier s'introduira - à l'instar du Saint-Esprit chez Jésus - dans le ventre de la mère et restera avec l'Antéchrist pour toujours.

3.2.3. Locus[m] ubi nasci debeat (v.41-51)

La deuxième considération traite du lieu où l'Antéchrist naîtra et ne repose à nouveau que sur de très faibles supports bibliques. On apprend que l'Antéchrist verra le jour à Babylone parce que le Diable aurait trouvé cette ville de païens très convenable pour la naissance de son fils. Ensuite, le fils de la perdition passera son enfance dans les villes de Bethsaïda et de Corozaïm.

3.2.4. Magos, maleficos, divinos et incantatores (v.51-55)

Adson introduit encore un élément nouveau en signalant que L'Antéchrist sera instruit dans le mal. Ses précepteurs seront des mages, des sorciers, des devins et des incantateurs(« magos, maleficos, divinos et incantatores »). Ils lui enseigneront l'iniquité, la fausseté, et l'impiété et seront ses guides et associés (« duces eius, socii semper et comites indivisi »).

670 Cf. Genèse 49:17.

671 Il faut néanmoins signaler que selon une autre tradition, dont Adson prend volontairement distance, l'Antéchrist serait le fruit de l'union d'une prostituée avec le Diable (Cf. Emmerson pp. 81-82).

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164

3.2.5. Filium Dei omnipotentis se esse mentietur (v.55-171)

La description du règne de l'Antéchrist se résume en trois mots : corruption, violence et (faux) miracles. C'est là la somme de tous les vices qui lui étaient directement attribués à partir des passages bibliques. Se présentant comme le fils de Dieu, il cherche à gagner les chrétiens à sa cause en distribuant des richesses, en accomplissant de grands et extraordinaires miracles - Adson ne doutant pas de leur authenticité -, et en ayant recours à la politique de la terreur. Il fait tuer cruellement et à la vue de tous, ceux qui ne croient pas en lui.

Adson renoue encore avec la tradition biblique en rapportant l'épisode d'Hénoch et Élie - les deux prophètes qui périront par la main du fils de la perdition - et en fixant la durée des exactions de l'Antéchrist à trois ans et demi.

3.2.6. Quando Antichristus veniat (v.97-124)

Selon Adson, l'Antéchrist devrait se manifester après le règne du dernier roi franc. Alors seulement, on pourra dire que l'Empire romain a pris fin, et ce n'est qu'à partir de ce moment-là que se réaliseront les prédictions présentes dans la deuxième épître de Paul aux Thessaloniciens.

3.2.7. Quem finem habebat dicamus (v.172-198)

Le passage final du De Antichristo est assez bref. Adson y accentue avant tout le rôle de la Providence divine : il jugera d'abord l'Antéchrist (« ad ultimum veniet judicium Dei super eum [antichristum] ») qui périra sur le Mont des oliviers, et ce de la main de Jésus ou de Michaël, soit la version à ce sujet tirée du Livre de Daniel. Puis Dieu instaurera une période de 40 jours durant laquelle les fidèles devront faire pénitence. Et après ce laps de temps, Dieu jugera également les l'ensemble des êtres humains.

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1644. INFLUENCE DES TRADITIONS RELATIVES À L'ANTÉCHRIST SUR LES VIES DE MAHOMET

4.1. Préliminaires

Nos développements précédents nous amènent tout d'abord à formuler une observation qui nous semble fondamentale pour ce qui va suivre. Nous avons parlé de l'interprétation apocalyptique de l'histoire. Elle considère l'histoire comme une continuelle lutte du bien contre le mal, et l'Antéchrist comme la manifestation ultime de ce mal, celle qui sévira une dernière fois avant le Jugement de Dieu. La Terre vivra alors une tyrannie terrible qui constituera une épreuve nécessaire pour séparer, à tout jamais, les bons des mauvais chrétiens. Entre-temps, l'Antéchrist sera pluriel : seront assimilés à l'Inique tous ceux qui iront à l'encontre de la doctrine chrétienne, les faux prophètes, les hérétiques et même tous les mauvais chrétiens672. Or Mahomet, comme on l'a démontré dans notre deuxième partie, fut présenté comme un représentant du mal, un soldat du Diable. Il fut fréquemment désigné comme faux prophète et fondateur d'hérésie. Il nous semble dès lors incontestable que son personnage se soit intégré dans la filière des générations d'antéchrist. D'autant plus que durant une certaine période, il fut à la base de réelles craintes pour ce qui touche la fin des temps673. Reste à savoir si nos textes en portent les traces. Nous essayerons d'en voir le détail en procédant par génération de textes674. Cela devrait nous permettre non seulement de déceler les éventuelles influences des traditions relatives à l'Antéchrist sur les Vies de Mahomet, mais aussi de prendre la mesure d'une possible évolution au cours des siècles.

4.2. Première génération. Textes-sources : Istoria de Machomete et Historia ecclesiastica ex Theophane

Nous reviendrons d'abord sur un point qui a été

672 Cf. L'Antéchrist ou exposé des événements certains et probables qui concernent sa personne, ..., p. 31.

673 Cf. supra (Introduction historique) et infra (Première génération).

674 Cf. notre conclusion à la première partie.

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164brièvement mentionné dans notre Introduction historique : les réelles craintes apocalyptiques liées à la venue de l'islam. En effet, à Byzance et en Espagne, certains ont cru que l'expansion de l'islam annonçait l'imminence du Jugement dernier. Mahomet était décrit comme un précurseur de l'Antéchrist ou même comme l'Antéchrist en personne. Le Pseudo-Méthodius à Byzance et l'Indiculus luminosus de Paul Alvare de Cordoue (†861) en Espagne en sont les témoins écrits les plus importants.

Cette identification fut motivée par différents facteurs.

Premièrement, il faut tenir compte du contexte de la lutte contre les hérésies. On en a parlé pour Byzance. Mais aussi l'Espagne eut à livrer combat pour la défense de la doctrine orthodoxe. Au cours du VIIIe-IXe siècles, elle lutta en particulier contre l'adoptianisme675 (créée par Élipand de Tolède contre Migétius) et l'influence juive676. Nous savons qu'en Espagne, les querelles provoquées par la problématique des hérésies ne manquèrent pas de susciter des allusions à l'Antéchrist. Les adoptianistes associèrent leurs adversaires à l'Antéchrist677, les chrétiens orthodoxes firent de même avec les juifs, présentés comme ceux de chez qui l'Antéchrist allait venir678. Nous supposons que des situations et des propos similaires ont eu lieu à Byzance.

Or l'islam fut ressenti comme la plus grande et la pire des hérésies. Sa venue et son expansion réveillèrent les mêmes associations de pensées et amenèrent certains à croire que la fin du monde était proche. Nous pouvons citer

675 L'erreur fondamentale des adoptianistes, selon les orthodoxes, est de considérer que le Christ, fils adoptif de Dieu, n'est pas Dieu par nature, mais uniquement par adoption. (explication de D. Millet-Gérard, p. 195).

676 Le danger des pratiques imitées du judaïsme résidait dans le fait qu'elles désunissaient les chrétiens. (Ibid. p. 191).

677 Élipand dit de son adversaire Migétius qu'il est l'envoyé de l'Antéchrist (Epistula ed Migetium. 5, Corpus scriptorum Muzarabicorum, Madrid, J. Gil, p. 73); de Béatus de Liébana, défenseur de l'orthodoxie, il dit que c'est un « disciple de l'Antéchrist, puant des impuretés de la chair, exclu de l'autel de Dieu, pseudochrist et pseudoprophète.» (Epistula ad Albinum, 3, Corpus scriptorum Muzarabicorum, p. 96). (Nous emprutons ces données et références à D. Millet-Gérard, pp. 200-201).

678 Cf. E.P. Colbert, The martyrs of Córdoba. Selon certaines traditions, il naîtrait en effet dans la tribu juive de Dan.

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164l'évêque Sébéos679 et Jean Damascène680 pour l'Empire Byzantin et évidemment Paul Alvare pour l'Espagne.

Deuxièmement, en vivant côte à côte avec les musulmans, les chrétiens érudits découvrirent assez vite que Mahomet considérait le Christ comme un prophète, et qu'il s'octroyait le titre de Messager de Dieu. On ne put trouver de meilleure ressemblance avec les prophéties des Épîtres de Jean et de Paul. Paul Alvare écrit :

Quid namque aliud Antichristus, quam Christi contrarius dicitur ? Et quid iste [=Mahomet], nisi adversarius Christi est ? qui contra illius sanctissima dogmata exertis lacertis praeliavit681.

Troisièmement, dans certaines parties de l'Empire Byzantin et dans le Sud de l'Espagne, les chrétiens vivaient sous un régime musulman. S'il est vrai qu'ils bénéficiaient de la liberté de culte, il leur était interdit de le professer publiquement, une situation très difficilement acceptable et très pénible pour eux. D'autant plus que l'islam provoqua des conversions en sa faveur. Certains chrétiens pouvaient s'imaginer qu'il s'agissait là de l'épreuve finale annoncée et que, comme le dit Dominique Millet-Gérard dans son étude sur les chrétiens mozarabes : « [ils] pouvaient donc éprouver que le salut de l'Église était entre leurs mains, à la veille de la grande catastrophe finale »682. D'autant plus qu'en Espagne, Mahomet semblait avoir ressuscité sous les traits de l'émir de Cordoue, Muhammad Ier (règne : 852-886).

Pourtant, les deux textes que nous soumettons ici à l'analyse portent peu de traces explicites de ces visions apocalyptiques. Ce qui devrait indiquer le caractère, malgré tout, limité des craintes apocalyptiques. Le texte de

679 Sébéos assimile l'invasion musulmane à la quatrième bête des prophéties de Daniel. (Cf. Sébéos, Histoire d'Héraclius, ch. XXIII, pp. 104-105).

680 Cf. De Haeresibus Liber, P.G. XCIV, col. 763A : « Sed et hactenus viget populorum seductrix, Ismaelitarum superstitio quae Antichristi adventum antevertit » (Traduction latine fournie par de Migne).

681 Indiculus Luminosus, 32. P.L. CXXI, col. 551-552.

682 D. Millet-Gérard, p. 83.

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164Théophane en a peut-être subi une petite influence, puisqu'il commence le texte de la Vie de Mahomet par la considération suivante :

At vero decepti Hebraei in principio adventus ejus existimaverunt esse illum qui ab eis exspectatur Christus, ita ut quidam eorum, qui intendebant ei, accederent ad ipsum et ejus religionem susciperent, Moysis inspectoris Dei dimissa. Erant autem numero decem, qui hic faciebant, cum ipso quoque degebant usque ad caedem ejus683.

En disant que les juifs ont pris Mahomet pour leur Messie, il dit la vérité, car il y a eu des réactions de ce genre684. Or la tradition de l'Antéchrist prédisait aussi que les juifs allaient voir dans l'Antéchrist leur Messie685.

L'Istoria par contre ne contient aucune allusion directe à la tradition relative à l'Antéchrist si ce n'est la dénomination « pseudopropheta ». Toutefois, ce texte mérite tout de même qu'on s'y attarde un moment. On sait qu'il a été inséré par Euloge dans son Liber apologeticus martyrum. Or, Euloge était un ami de Paul Alvare, l'auteur qui, comme nous l'avons précisé plus haut, voyait en Mahomet l'Antéchrist en personne. De plus, Euloge a ailleurs présenté Mahomet à cinq reprises comme un précurseur ou le ministre de l'Antéchrist (« verus Antichristi praecursor »686). Nous pouvons donc en déduire qu'Euloge a utilisé l'Istoria parce qu'elle servait bien ses buts et qu'elle pouvait renforcer ses positions. En d'autres termes, l'image que l'Istoria donne de Mahomet dut correspondre à l'idée que s'en formait l'auteur du Liber apologeticus martyrum.

Ce petit texte anonyme issu du monastère de Leyra se caractérise par une série d'antithèses que nous avons commentés plus largement au cours de nos deuxième et troisième parties. Bien que traité sommairement, on y découvre des allusions à la sexualité, l'orgueil et la violence de Mahomet. Ce sont là des caractéristiques qui 683 Historia Ecclesiastica ex Theophane, P.G. CVIII, col. 1318D. Cf. La Chronographie de Théophane, P.G. CVIII, col. 683A.

684 Cf. infra : Introduction historique.

685 Cf. Emmerson, p. 64.

686 Documentum Martyriale, 15,3, P.L. CXV. Les références sont de D. Millet-Gérard (p. 113).

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164complétèrent effectivement celles qu'Euloge même avait appliquées au prophète de l'islam: la fausseté, l'impudicité et la folie687.

Le fait qu'Euloge ait eu recours à une telle représenta-tion dualiste peut démontrer deux choses. D'abord, que le type de l'anti-saint et celui de l'Antéchrist sont très étroitement liés et que la meilleure façon de réprésenter un antéchrist était apparemment d'en faire un anti-saint. Ensuite, on peut en déduire une confirmation de l'hypothèse que nous avions formulée en commençant notre deuxième partie. En effet, la dimension apocalyptique laisse apparaître sans équivoque l'intention de faire de Mahomet un anti-exemple afin de mettre en relief les dernières épreuves que le Diable se propose d'imposer aux chrétiens. Le but qu'Euloge cherchait à atteindre ainsi fut de convaincre les chrétiens de prendre le droit chemin et de passer par la porte étroite du christianisme orthodoxe.

Les craintes apocalyptiques espagnoles du IXe siècle n'ont pas vraiment affecté le Nord. Mais elles ont fait leur apparition plus tard. Les biographies de Mahomet de la deuxième génération en portent-elles les traces ?

4.3. Deuxième génération. Textes romanesques : Gesta Dei per Francos, Vita Mahumeti d'Embricon, Vita Machometi d'Adelphus, Otia de Machomete et Li Romans de Mahon

Au Xe siècle, les craintes apocalyptiques augmentèrent aussi en Europe septentrionale. Les causes en sont connues: intensification des troubles sociaux (épidémies, famine), invasions et « accidents » cosmiques. La symbolique de l'an mille favorisant des interprétations apocalyptiques, les envahisseurs hongrois furent identifiés à Gog et Magog, messagers de l'Antéchrist. Les attaques des Maures ainsi que les mouvements antijudaïques et antihérétiques du début du XIe siècle furent également placés dans un contexte eschatologi-que, et leurs victimes associés à la figure diabolique de la fin des temps. Le même processus a-t-il été appliqué à Mahomet quelques décennies plus tard ? Mahomet a-

687 Cf. l'Appendice proposé par D. Millet-Gérard (pp. 145-148).

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164t-il été associé aux craintes apocalyptiques ou au moins à cette thématique ?

Notre Introduction historique a déjà souligné que l'Occident entretenait avec l'islam une relation très différente de celle qu'entretenait l'Espagne ou Byzance avec le monde islamique. Aussi, vers l'an mille, l'islam ne posait pas vraiment problème pour les Occidentaux. Certes, il constituait une menace, mais d'autres événements furent ressentis comme étant plus déconcertants et plus perturbants. L'islam deviendra un pôle d'intérêt qu'à partir de la seconde moitié du XIe siècle, dans le contexte annonciateur des croisades. À ce moment-là, les craintes apocalyptiques étaient tout de même quelque peu apaisées. La chrétienté n'avait pas fini de livrer combat contre ses ennemis, mais il existait une mentalité eschatologique plus large : les chrétiens se sentent appelés à combattre le mal - l'islam, mais aussi les hérétiques qui sont plus proches d'eux géographiquement et culturellement -, sans pour autant situer le Jugement dernier à court terme. C'est cette mentalité que nous retrouvons dans nos textes.

En effet, il n'y a qu'un seul auteur - Gautier de Compiègne - qui insère dans son récit une brève allusion à l'Antéchrist688. Les autres textes de cette génération n'établissent pas de parallèles explicites entre Mahomet et l'Antéchrist et on ne trouve nulle part des allusions au fait que la fin des temps et le Jugement dernier soient proches. En revanche, tous les auteurs ont très fortement pratiqué l'anti-exemple, comme on l'a décrit ailleurs. Les passages mettant en garde contre le mal et les descriptions longues et détaillées des vils traits de caractère de Mahomet ne laissent pas de doute à ce sujet.

688 Otia de Machomete, v.121 : « Sic Nero, sic Decius, Dacianus, Maximianus

presserunt Christi tempore menbra suo, et caput ipsorum, Christum loquor, in cruce misit

gens cui promissus et cui missus erat.Ille resurrexit, ascendit, regnat et illuc

menbra trahit secum iugiter ipse sua,sic antichristos vermis qui non morietur

rodet et inferni flamma vorabit eos ».

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164Tenant compte du contexte, nous croyons que les Vies de

Mahomet cultivèrent l'anti-exemple pour répondre à des besoins sociaux, sans pour autant être apocalyptiques dans le sens plein du terme. En d'autres termes, il y a dans ces textes un véritable désir de lutter contre le mal - et donc une orientation vers la fin des temps -, sans que ce mal apparaisse comme le mal ultime. Ainsi, Mahomet n'est strictu sensu pas identifié à l'Antéchrist parce que le terme de cette lutte contre le mal n'est pas ressenti par les auteurs comme proche. Pourtant, il y a peut-être un autre lien avec l'Antéchrist.

Ce qui va suivre touche à la ressemblance dans le traitement littéraire de Mahomet et de l'Antéchrist. Ce traitement que nous avons appelé anti-hagiographique dans notre deuxième partie. Nous avons des raisons de croire que le texte d'Adson a eu une influence formelle sur nos Vitae. Nous citerons ici les éléments qui semblent soutenir cette thèse.

1. Les caractéristiques qu'Adson attribue à l'Antéchrist sont fort développées dans les Vies qui nous concernent : l'orgueil, l'ambition, le vice, le machiavélisme. Le parallélisme prend seulement fin lorqu'il aborde la notion de « violence ». Ce défaut est largement décrit par Adson et est plus que négligé par les auteurs des Vitae de Mahomet, du moins par ceux de la deuxième génération.

2. À l'instar des précepteurs de l'Antéchrist d'Adson, ceux de Mahomet sont aussi des mages, ou tout au moins des êtres maléfiques et inspirés par le Diable.

3. Les faux miracles font leur première apparition dans cette génération de textes. Différents des signes de l'Antéchrist, - dans le sens où il s'agit vraiment des ruses et non des tours de magie -, les leurres de Mahomet peuvent trouver leur origine dans ces faux prodiges. Toutefois, il faut recon-naître qu'il n'y eut pas de consensus quant à la nature des miracles imputés à l'Antéchrist689.

689 Cf. L'Antéchrist ou exposé des événements certains et probables ..., pp. 47-49 : La plupart de ces prodiges seront de pures fantasmagories et des prestiges diaboliques. Les hommes seront trompés par l'apparence : voilà tout. Aussi

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164

Nous pourrions conclure que la dimension apocalyptique n'est en fait pas présente dans les textes sur lesquels nous nous penchons ici. Cependant, certains éléments pourraient indiquer une influence littéraire du De Antichristo d'Adson. Celle-ci s'expliquerait par le fait que Mahomet, en tant que soldat du Diable, rentrait dans une classe de personnages représentant le mal dans le monde. Cette classe que l'on peut considérer comme « présidée » par l'Antéchrist. Ainsi, un certain nombre de caractéristiques générales attribuées à l'Antéchrist se retrouvent dans les Vies de Mahomet : les développements sur l'orgueil et le vice, la conception du précepteur et les faux miracles.

Mais nous précisons bien que cette influence se limite au procédé utilisé : les éléments propres à l'Antéchrist tels sa conception, son lieu de naissance, son rôle de bourreau des chrétiens à la dernière heure, ne sont pas du tout transposés dans les Vies de Mahomet. Et les éléments propres à la biographie de Mahomet ne sont pas escamotés. Mahomet serait donc lié à l'Antéchrist de façon textuelle sans pour autant avoir été identifié directement à lui. La lettre d'Adson aurait ainsi servi de modèle formel pour les Vies de Mahomet de la deuxième génération. On pourrait donc voir en Adson l'instigateur présumé de la renaissance - après Euloge - de la formule anti-hagiographique.

4.4. Troisième génération. Textes du renouveau : Summula brevis, Speculum Historiale et Chronica Maiora; Historia Orientalis, Tractatus de Statu Saracenorum, Legenda Aurea et Fortalitium Fidei

Cette génération se distingue dès l'abord de celle que nous venons d'analyser, par le fait qu'il y a des allusions beaucoup plus explicites quant à l'identification de Mahomet avec l'Antéchrist. C'est un peu contraire à nos attentes puisque nous avions constaté dans notre deuxième partie que ces textes étaient tout de même nettement moins polémiques que ceux de la génération précédente. Il faut cependant l'Écriture dit-elle qu'il fera des miracles « aux yeux des hommes, » mais elle n'ajoute pas : aux yeux de Dieu. »

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164préciser que ses allusions ne se trouvent que dans trois textes dont un, celui de Jacques de Vitry, a été décrit comme un retour à la deuxième génération. Les deux autres sont ceux de Pierre le Vénérable et d'Alphonse de Spina. Ils ne s'agit donc pas vraiment d'auteurs contemporains puisque l'abbé de Cluny écrit en 1143, Jacques de Vitry après 1200 et Alphonse de Spina vers 1458. Nous proposons ci-après les fragments concernés.

Dans sa Summula, Pierre l'abbé de Cluny a introduit un passage sans équivoque : Mahomet est le successeur d'Arius dans un plan diabolique qui sera achevé par l'Antéchrist :

Quae quidem olim diaboli machinatione concepta, primo per Arium seminata, deinde per istum Satanam, scilicet Machumet, provecta, per antichristum vero ex toto secundum diabolicam intentionem complebitur690.

Cette vision peut paraître étonnante à première vue puisqu'elle vient de quelqu'un qui rejetait l'idée des croisades et qui essayait par tous les moyens d'entrer en contact avec des écrits islamiques, ce qui motiva et justifia ses séjours en Espagne. Or, c'est probablement là que Pierre le Vénérable a trouvé l'équation « Mahomet = Antéchrist ». En effet, il n'est pas exclu que l'abbé Pierre ait découvert des textes comme l'Indiculus luminosus de Paul Alvare. Il est en tout cas certain qu'il est entré en contact avec des écrits polémiques espagnols et byzantins : il en a fait traduire quelques-uns691. Nous n'avons pas pu consulter ces textes, mais nous supposons qu'ils devaient contenir des allusions à l'Antéchrist. À moins que ce soit Pierre le Vénérable en personne qui, sur base des méfaits attribués à Mahomet, ait vu en lui un messager de l'Antéchrist.

Chez Jacques de Vitry, le passage touchant à la Vie de Mahomet commence par une longue introduction dans laquelle l'auteur identifie Mahomet à un autre antéchrist, c'est-à-690 Sumula Brevis, P.L. CLXXXIX, 655C-D.

691 La Généalogie de Mahomet contenant une description de la vie de Mahomet et de ses successeurs, la Doctrine de Mahomet (un dialogue fictif entre Mahomet et un certain Juif nommé Abdia), et un écrit de polémique chrétienne: la Risala du pseudo-Kindi.

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164dire à un messager de l'Antéchrist final :

Seductor autem ille (...) quasi alter antichristus et primogenitus Satanae filius, tanquam Satan in angelum lucis transfiguratus, via Dei magna et indignatione maxima sustinente, et inimica generis humani cooperante, plures populos convertit, et in errorem suum traxit, quam aliquis alius haereticus ante tempore ipsius legatur subvertisse, vel aliquis sanctus praedicatione vel miraculus ad Dominum convertisse reperiatur692.

L'extrait est assez similaire à celui relevé chez Pierre le Vénérable. Mais il nous semble que Jacques de Vitry va plus loin que son prédécesseur. En effet, une allusion similaire à l'Antéchrist figure également vers la fin du texte en question693. En clair, Jacques de Vitry commence et termine son écrit sur Mahomet en faisant très explicitement référence à l'Antéchrist, lequel procédé devait avoir pour visées de mettre en exergue le rôle joué par Mahomet : celui d'un antéchrist. On comprendra mieux la motivation de Jacques de Vitry à avoir construit son texte de cette manière, si l'on sait qu'à l'époque de la rédaction de cette diatribe contre Mahomet, notre auteur encourage les chrétiens à lever des troupes et à partir en croisade. Ainsi, l'attitude plutôt descriptive qui était celle de Pierre le Vénérable lorsqu'il situe Mahomet entre Arius et l'Antéchrist, devient chez Jacques de Vitry une attitude offensive. Mahomet, qui vit encore en chaque musulman, est pire que les autres hérétiques et a déjà précipité des peuples entiers dans le gouffre de la perdition (« non solum Arabes et Syros, Medos et Persas, Aegyptios et Aethiopes et alios orientales populos laeteliter infecit, sed etiam Africam et plures occidentales regiones corrumpens usque in Hispaniam pervenit »694). La perspective de la fin des temps, disparue chez Pierre le Vénérable, refait ainsi son apparition. Il faut combattre l'islam, fruit de Mahomet et force qui présage celle de l'Antéchrist.

Le Fortalitium Fidei d'Alphonse de Spina est le seul texte qui réfère à un passage apocalyptique de l'Écriture 692 Historia Orientalis, p. 8.

693 Historia Orientalis, p. 31.

694 Ibidem, p. 8.

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164sainte, à savoir l'Apocalypse de Jean. Vers le milieu du récit de la Vie de Mahomet, on lit :

Mahometus est illa bestia de qua prophetavit Johannes apoca. XIII dicens : et vidi aliam bestiam id est machometum695.

Pourtant, le texte d'Alphonse de Spina n'est nullement apocalyptique dans sa conception. Le Diable apparaît furtivement, il est vrai, mais sans que soit accentué son rôle dans le déroulement de l'histoire. C'est pourquoi nous supposons qu'Alphonse de Spina, à l'instar de Pierre le Vénérable, s'est laissé influencer par les écrits polémiques qui circulèrent en son pays quelques siècles plus tôt.

Les autres textes de ces générations n'offrent pas beaucoup de matière dans le domaine qui nous occupe ici. Avec une certaine évidence, on y trouve la dénomination « faux prophète » appliquée à Mahomet. L'« affaire Mahomet » est clairement mise en rapport avec le Diable, sans que pour autant les notions d'Apocalypse ou d'Antéchrist soient prises en considération. Apparemment, les craintes liées à l'islam n'ont pas vraiment touchées ces auteurs.

5. CONCLUSION

Au terme de cette brève partie consacrée aux relations entre Mahomet et l'Antéchrist dans les textes traitant de la vie du prophète, il est indéniable que celles-ci ont existé. Mahomet prit place dans la galerie des générations d'antéchrists. Textuellement, l'identification du Prophète d'Allah avec l'Antéchrist comporte une double origine. La première se situe au VIIIe-IXe siècles à Byzance et essentiellement en Espagne, la deuxième au XIe-XIIe siècles dans le royaume des Francs. Dans les deux cas, il y avait déjà eu des identifications d'autres personnages ou groupes de personnages avec l'Antéchrist; les hérétiques et les juifs notamment.

Pour ce qui concerne l'identification byzantino-

695 Fortalitium Fidei, Lib. IV, 2.1.1.

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164espagnole, elle était apocalyptique chez certains, comme ce fut le cas chez l'auteur du Pseudo-Méthodius ou chez Paul Alvare de Cordoue. Les deux textes de notre première génération cependant, concrétisant justement les points de vue byzantin et espagnol, ne portent pas de traces de tendances apocalyptiques. Pourtant, l'Istoria anonyme - petit texte fortement dualiste - fut utilisée par Euloge pour appuyer son identification de Mahomet avec l'Antéchrist.

L'identification postérieure fut moins explicite et se situa après une période de peur eschatologique. Loin de toute crainte apocalyptique, le lien entre Mahomet et l'Antéchrist fut alors avant tout littéraire. En effet, les auteurs de la deuxième génération semblent avoir pris pour modèle la Vie d'Antichrist d'Adson, caractéristique par son procédé anti-hagiographique. Au niveau formel, on constate ici assez curieusement un parallélisme frappant avec ce qu'avait fait Euloge : Mahomet est associé à l'Antéchrist en devenant un anti-saint et un anti-exemple.

Plus tard, on retrouve des traces de l'identification espagnole chez Pierre le Vénérable et Alphonse de Spina, mais la tonalité apocalyptique a disparu. Jacques de Vitry quant à lui, se tient à cheval sur les deux traditions d'identifica-tion : le fait de référer explicitement à l'Antéchrist semble être lié aux sources espagnoles, alors que l'orientation implicite vers la fin des temps - l'idée de lutte contre le mal - le rapproche de la deuxième génération.

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164

CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de cette étude, la conception de la figure de

Mahomet dans la littérature latine du Moyen âge nous apparaît comme très occidentalisée et christianisée. Elle prend place dans un univers fortement dualiste qui est celui de la lutte du bien contre le mal. Les auteurs chrétiens - dont bon nombre sont estampillés par une vision apocalyptique de l'histoire - trouvèrent dans la présence de l'islam, et plus encore dans son Prophète, un exutoire par où s'épanchèrent les craintes souvent mêlées de mépris.

Notre travail se compose de trois volets : le premier est de nature essentiellement descriptive, les deux autres relèvent d'approches d'essence comparative.

Ce premier volet s'est donc fixé pour but de présenter une description, aussi complète que possible, des motifs composant les 14 textes analysés. Cette description nous a permis de mettre en valeur d'une part, les traits qui unissent ces oeuvres s'échelonnant sur 6 siècles - et appartenant à des horizons culturels différents -, et d'autre part ce qui les distinguent. Nous avons pu ainsi diviser cet ensemble de récits en trois générations. Ce volet s'est également attaché à entreprendre une recherche partielle relative aux sources des motifs observés. À l'évidence, les auteurs de ces Vies ont largement puisé dans les traditions musulmanes, mais de manière indirecte et par le biais de filières qu'un travail d'une autre envergure - et plus pluridisciplinaire encore que le nôtre ne l'est - pourrait mettre plus exhaustivement au jour. Les limites imposées par la nature d'un mémoire de licence, ne nous ont permis que l'ébauche d'un certain nombre de pistes à creuser ...

Il en fut de même pour les deux volets suivants qui n'ont pour seule prétention que d'inviter à poursuivre les

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164recherches sur le sujet.

Afin de bien cerner un personnage, il est des techniques en usage depuis des temps immémoriaux : l'identifier à un personnage qui lui ressemble fortement; le comparer à un personnage qui constitue son antithèse. Nos auteurs médiévaux ne se privèrent pas de ces méthodes, et se facilitèrent grandement la besogne en décidant a priori que Mahomet serait un réceptacle de tous les vices imaginables. Son personnage en négatif fut dès lors le saint; son semblable fut l'Antéchrist ou l'une de ses représentations. Le nécessaire fut donc fait - par le biais des textes - pour lui donner les traits d'un anti-saint ou de l'Antéchrist, ou des deux à la fois selon les oeuvres étudiées. Cette double constatation constitua d'une part une invitation à entreprendre une analyse succincte des procédés mis en oeuvre visant à démonter ce qui caractérisait la vie des saints, et de voir comment ces caractéristiques démontées servirent - une fois remontées - à construire des Vies mettant en scène un anti-saint. D'autre part, on s'attacha à relever les parallélismes possibles entre les traditions relatives à l'Antéchrist et la façon de présenter le Prophète de l'islam.

En résumé, les Vies latines consacrées à Mahomet sont la résultante de sources essentiellement musulmanes quant aux motifs, et d'une subtile manipulation des contenus et des procédés puisés dans la littérature hagiographique et aux traditions liées à la figure de l'Antéchrist.

En guise d'épilogue ...., disons encore ceci :

Les liens établis par les auteurs chrétiens entre Mahomet, les saints et l'Antéchrist, ont enraciné le personnage de Mahomet dans un cadre chrétien. C'est la raison pour laquelle l'image occidentale de Mahomet n'a pu être corrigée qu'à grande peine. Nous avons vu comment elle fut véhiculée jusqu'au XVe siècle. Nous avons mentionné qu'au XVIe siècle, Guillaume Postel fit des tentatives pour la modifier. Nous concluerons notre étude avec un passage écrit par l'orientaliste Paul Casanova. Dans son étude du Coran écrit au début de ce siècle - en 1911 -, l'auteur tente encore de soustraire ses lecteurs à l'influence du mythe de

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164Mahomet:

Avant d'entrer dans le fond de la question, je tiens à déclarer tout d'abord que je rejette a priori toute théorie tendant à suspecter la sincérité de Mohammed. (...). Toute l'histoire du prophète arabe prouve que son caractère est positif, sérieux et loyal. Même quand son pouvoir est absolu et reconnu, il sait écouter les avis, admettre ses fautes et les corriger. (...). Quant à sa prétendue hystérie, sans m'aventurer à remplacer une hypothèse médicale par une autre, je crois qu'une contention cérébrale très anormale, un régime non moins anormal de jeûne et de solitude, suffisent à expliquer l'anémie ou la dyspepsie nerveuse (la neurasthénie, pour employer un terme aujourd'hui à la mode) dont Mohammed paraît avoir souffert. (...). Encore bien moins pourrais-je accepter qu'une telle maladie aurait déterminé l'éclosion du prophétisme en Mohammed, et que cette éclision devrait s'expliquer par la pathologie mentale de son fondateur696.

696 Paul Casanova, Mahomet et la fin du monde, pp. 5-6. (Contrairement à ce que le titre pourrait faire croire, ce livre n'étudie pas les parallèles entre Mahomet et l'Antéchrist. C'est une étude du Coran).

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164ANNEXE : QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES

Dates Reconstitution historique de la vie de Mahomet697

Faits et personnages historiques en Occident

570 Mort d'Abdallah, père de Mahomet.Naissance, à la Mecque, de Mahomet selon la tradition musulmane.

Pape Jean III (561-574)Conversion des Suèves.

576 Mort d'Amina, mère de Mahomet. Pape Benoît Ier (575-579)

578 Mort d'Abd al-Mutallib, grand-père de Mahomet. Mahomet est pris à charge par son oncle Abu Talib.

Pape Pélage II (579-590)587 : conversion de Reccared, roi des Wisigoths.

±595 Mahomet se marie avec Khadidjah, une veuve pour qui il travaille en tant qu'agent. Ce mariage serait sa proposition à elle.Mahomet prend une part modérée dans des entreprises commerciales. Il était probablement considéré comme un des jeunes hommes les plus prometteurs de son clan.

Pape Grégoire Ier le Grand (590-604) : conversion des Anglo-Saxons qui envoient à leur tour des missionnaires su le continent.594 : mort de Grégoire de Tours, historien des FrancsPape Boniface III (607)

±610 Mahomet se sent appelé à être un prophète et commence à recevoir des révélations.

Pape Boniface IV (608-615)Héraclius empereur d'Orient (610-641)

613 Débuts de la prédication publique. Les premiers convertis se situent dans une classe sociale intermédiaire.

614 : réunification du royaume franc par Clothaire II.

616-619 Boycott du clan de Hâshim par conservatisme et par crainte des conséquences politiques et

697 Données provenant essentiellement des deux ouvrages de W.M. Watt : Mahomet à la Mecque et Mahomet à Médine.

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164économiques.

619 Morts de Khadidjah et d'Abu Talib. Perte de protection et de sécurité du clan de Mahomet. Démarches auprès de tribus nomades.

620 Premiers convertis médinois

622 Hégire : les Musulmans s'installent à Médine. C'est le début de l'ère musulmane. Les disciples de Mahomet prennent l'offensive et mènent des expéditions contre des caravanes mecquoises.

Dagobert roi des Francs (623-639) : influence croissante de l'église sou son règne.

627 Siège de Médine

630 la Mecque devient le centre religieux de l'islam.

632 Mort de Mahomet

633-643 Les musulmans conquièrent la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie et l'Égypte.

Pape Jean IV (640-642)636 : mort d'Isidore de Séville

669-708 Les musulmans conquièrent l'Afrique du Nord.

687 : Pépin de Herstal devient maire du palais de tout le royaume.

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164

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ILLUSTRATIONS

1. Initiale du Roman de Mahon. (f.367 c du manuscrit fr. 1553 de la Bibliothèque Nationale).

2. Les anges du ciel terrassant le dragon par Albrecht Dürer, une des 14 gravures en bois représentant l'Apocalypse. (Venise, bibliothèque du musée Correr; cl. Dagli-Orti).

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TABLE DES MATIÈRESListe des abréviations 3

INTRODUCTION 5

PREMIÈRE PARTIE : COMPARAISON THÉMATIQUE DE TEXTES ÉCRITS SUR LE PROPHÈTE MAHOMET 15

I. INTRODUCTION HISTORIQUE : LES RELATIONS ENTRE L'ISLAM ET LA CHRÉTIENTÉ 16

1. L'islam à Byzance 162. Visions espagnoles de l'islam 203. Relations entre l'islam et le continent occidental25

II. PRÉSENTATION CHRONOLOGIQUE DES AUTEURS ET DE LEURS TEXTES 29

1. L'anonyme Istoria de Machomete repris dans le Liber apologeticus martyrum d'Euloge (IXe siècle) 292. L'Historia ecclesiastica ex Theophane d'Anastase le Bibliothécaire (IXe siècle)303. La Vita Mahumeti d'Embricon de Mayence (vers 1064)314. Les Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent (XIe siècle) 325. La Vita Machometi d'Adelphus (XIIe siècle) 336. Les Otia de Machomete de Gautier de Compiègne (XIIe siècle) 347. La Summula quaedam brevis de Pierre le Vénérable (1143) 358. Le Speculum historiale de Vincent de Beauvais (avant 1224) 369. Les Chronica Majora de Matthieu Pâris (1236) 3610. L'Historia Orientalis de Jacques de Vitry (avant 1240) 3711. Le Tractatus de statu Saracenorum et de Mahomete pseudo-propheta et eorum lege et fide de Guillaume de Tripoli (1273) 3812. Les Legenda Aurea de Jacques de Voragine (avant 1267) 3913. Le Fortalicium fidei contra Judeos, Saracenos aliosque christianae fidei inimicos d'Alphonse de Spina (vers 1458) 4014. Le Roman de Mahomet d'Alexandre Du Pont (Laon 1258)40

III. ÉTUDE DES THÈMES PRÉSENTS DANS LES TEXTES 42

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1. Introduction422. Mahomet dans le temps et dans l'espace 432.1. Données chronologiques 432.1.1. Données proches de la réalité historique 432.1.2. Données erronées 462.1.3. Données vagues 482.1.4. Conclusion 48

2.2. Données géographiques 492.3. Tableau récapitulatif des données spatio-temporelles fournies par les Vitae touchant à la vie du Prophète Mahomet. 533. Généalogie du Prophète 564. Enfance et jeunesse de Mahomet (période précédant la Révélation) 595. Mahomet commerçant 625.1. Le commerce et le motif du mariage 635.1.1. Khadîdja commerçante 645.1.2. Khadîdja « domina provinciae corozaniae » 655.1.3. Khadîdja femme noble 665.2. Le commerce et le motif de l'instruction 675.3. Conclusion705.3.1. Commerce, Instruction et mariage : marches indispensables vers une (fausse) Révélation : schémas 725.3.1.1. Schémas I, I* et I** 725.3.2. Schéma II 735.3.3. Schéma III 746. Le précepteur de Mahomet 756.1. La tradition arabe : plusieurs pistes 756.2. Un vrai Serge-Bahîra 776.3. Les Byzantins 786.4. Le personnage du précepteur dans les textes chrétiens 81 6.4.1. Introduction : Place du précepteur dans les narrations 816.4.2. Filiations 846.4.2.1. Utilisation du type 1 846.4.2.2. Utilisation du type 2 856.4.2.3. Utilisation du type 3 856.4.2.4. Utilisation du type 4 866.4.3. L'utilisation du précepteur dans les techniques narratives ayant pour but de discréditer Mahomet 876.4.3.1. Exploitation du type 3/4 896.4.3.2. Exploitation du type 3 896.4.3.3. Exploitation du type 1/2 906.4.3.4. Exploitation du type 1/3 916.4.3.5. Exploitation du type 4 926.4.4. Mahomet-mage 926.4.5. Le précepteur de Mahomet: tableau récapitulatif 947. La « Révélation » 96

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1647.1. D'une Révélation sincère à une crise d'épilepsie déguisée 967.2. Les auteurs occidentaux 977.2.1. Introduction 977.2.2. Révélation et mariage 987.2.3. Révélation et ruses 1007.3. La Révélation à travers le mariage, l'épilepsie et les ruses : tableau récapitulatif 1038. Faux miracles et ruses d'un faux prophète 1058.1. Mahomet présenté comme personnage rusé 1058.2. Répertoire des ruses : commentaires 1068.2.1. Capacités maléfiques 1068.2.2. L'ermite corrompu 1068.2.3. La vache, le taureau, le veau messagers 1078.2.4. La colombe chuchotante 1118.2.5. Les provisions divines 1128.2.6. L'assassin innocent 1148.2.7. Le tombeau suspendu 1158.2.8. Conclusion 1158.3. Faux miracles 1169. Mahomet et la sexualité 1199.1. La loi de Mahomet 1219.2. La vision du ciel 1239.3. Le mariage1259.4. L'adultère12510. La fin de Mahomet 12710.1. La fin de Mahomet et la notion de résurrection 12710.1.1. La promesse de résurrection 13110.1.2. L'attente et la puanteur 13210.1.3. Le cadavre dévoré par les chiens 13310.2. La fin de Mahomet et la notion d'épilepsie 13510.3. La fin de Mahomet et l'idée d'empoisonnement 13810.4. La polyphonie des Chronica Maiora 13910.5. Le cercueil de Mahomet 14010.6. Les autres récits 14210.7. Tableau récapitulatif : la fin de Mahomet 14311. La présence du Diable 144 11.1. Intervention directe du Diable 14411.2. Transposition 14611.3. Mahomet perçu comme Antéchrist 14612. Traits de caractère de Mahomet 14812.1. Mahomet, un être pétri de vices 14812.2. Les vices partagés : Mahomet et son précepteur15213. Le Roman de Mahomet d'Alexandre du Pont 15413.1. Introduction 15413.2. L'art de la description 15513.3. L'art de l'explication 15613.4. Importance du Roman de Mahomet 15814. Conclusion 159

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164

DEUXIÈME PARTIE : MAHOMET COMME ANTI-SAINT 167

1. INTRODUCTION168

2. LES VIES DU PROPHÈTE ET LES SOURCES ET MÉTHODES DE L'HAGIOGRAPHIE 169

2.1. Vies de saint : processus de création 1692.2. Vies de Mahomet : processus de création 173

3. LE CADRE ET SON CONTENU 176

3.1. Aspects formels 1773.2. Traitement des données spatio-temporelles 1793.3. Description du personnage 1813.3.1. Le portrait physique 1823.3.2. La pureté de la doctrine 1843.3.3. Les vertus saintes ou héroïques 1853.3.3.1. L'ascétisme et la renonciation 1853.3.3.2. L'humilité et la charité 1873.4. Les miracles 1883.4.1. La découverte miraculeuse de boissons ou de nourriture1903.4.2. La colombe chuchotante 1903.4.3. La vache / le veau / le taureau messager 1913.4.4. Le poison 1933.4.5. Miracles absents 1933.5. La fin 1943.5.1. L'idée de résurrection 1953.5.1.1. L'attente et la puanteur 1963.5.1.2. La chute 1963.5.2. Les chiens et autres bêtes féroces 1973.5.2.1. Les chiens vengeurs 1973.5.2.2. Les animaux sauvages 1993.5.2.3. Conclusion 2013.5.3. Le poison 2013.5.4. Le tombeau et la vie ultérieure du saint 2023.5.5. Conclusion 2033.6. Dieu et le Diable 2033.7. De la non-ressemblance à la ressemblance : Mahomet et les personnages qui lui ressemblent dans les Vies de saint 2043.7.1. Simon le Mage 2053.7.2. Julien l'apostat 2063.7.3. Arius 2073.7.4. Autres personnages 207

4. L'INFLUENCE HAGIOGRAPHIQUE DANS LE TEMPS 208

5. CONCLUSION 210

TROISIÈME PARTIE : MAHOMET ET L'ANTÉCHRIST 212

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164

1. INTRODUCTION213

2. L'ANTÉCHRIST DANS LA TRADITION 214

2.1. L'Antéchrist dans la Bible et dans les écrits apocryphes2152.1.1. Nouveau Testament 2162.1.1.1. L'Apocalypse de Jean 2162.1.1.2. La deuxième Épître de Paul au Thessaloniciens2172.1.1.3. Les évangiles orthodoxes 2172.1.2. Ancien Testament: Le Livre de Daniel 2172.1.3. Écrits apocryphes 2182.1.3.1. L'Apocalypse apocryphe d'Élie 2182.1.3.2. Les Oracles Sibyllins 2182.1.4. Conclusion 2192.2. Extensions de la tradition biblique : l'Apocalypse et la conception chrétienne de l'histoire220

3. ADSON ET SON DE ORTU ET TEMPORE ANTICHRISTI 221

3.1. Renseignements biographiques 2213.2. De Antichristo 2223.2.1. Quare sic vocatus sit (v.1-16) 2223.2.2. De exordio Antichristi (v.17-40) 2233.2.3. Locus[m] ubi nasci debeat (v.41-51) 2233.2.4. Magos, maleficos, divinos et incantatores (v.51-55) 2243.2.5. Filium Dei omnipotentis se esse mentietur (v.55-171)2243.2.6. Quando Antichristus veniat (v.97-124) 2243.2.7. Quem finem habebat dicamus (v.172-198) 224

4. INFLUENCE DES TRADITIONS RELATIVES À L'ANTÉCHRIST SUR LES VIES DE MAHOMET 225

4.1. Préliminaires 2254.2. Première génération. Textes-sources : Istoria de Machomete et Historia ecclesiastica ex Theophane 2264.3. Deuxième génération. Textes romanesques : Gesta Dei per Francos, Vita Mahumeti d'Embricon, Vita Machometi d'Adelphus, Otia de Machomete et Li Romans de Mahon2294.4. Troisième génération. Textes du renouveau : Summula brevis, Speculum Historiale et Chronica Maiora; Historia Orientalis, Tractatus de Statu Saracenorum, Legenda Aurea et Fortalitium Fidei 232

5. CONCLUSION 235

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164CONCLUSION GÉNÉRALE 237

ANNEXE : QUELQUES REPÈRES HISTORIQUES 240

BIBLIOGRAPHIE 242