LOST

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LOST Le bilan définitif d’une série légendaire Lost. Derrière ce nom se cristallise un mythe. Celui d’une série TV fantastique, magistrale, tellement bien conçue que d’aucuns la décrivent comme parfaite. A en croire certains, Lost serait la plus formidable œuvre télévisuelle de tous les temps. Après six ans de controverses, maintenant que Lost s’est achevée le 23 mai dernier, il est temps de revenir sur cette série phénomène, pour en dresser le bilan définitif. Pour juger le travail de ses créateurs et, enfin, tirer un trait sur tout un pan de l’histoire de la télévision.

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Analyse de la série TV LOST

Transcript of LOST

LOST Le bilan définitif d’une série légendaire

Lost. Derrière ce nom se cristallise un mythe. Celui d’une série TV fantastique, magistrale, tellement bien conçue que d’aucuns la décrivent comme parfaite. A en croire certains, Lost serait la plus formidable œuvre télévisuelle de tous les temps. Après six ans de controverses, maintenant que Lost s’est achevée le 23 mai dernier, il est temps de revenir sur cette série phénomène, pour en dresser le bilan définitif. Pour juger le travail de ses créateurs et, enfin, tirer un trait sur tout un pan de l’histoire de la télévision.

We are the survivors of the Oceanic Flight Eight-Fifteen Un crash. D’une violence inouïe. Pour une raison restée longtemps inconnue, un Boeing 777 d’Oceanic Airlines se disloque au-dessus d’une petite île perdue dans le Pacifique. Les survivants du vol Oceanic 815 se retrouvent désemparés, blessés, choqués, perdus sur une île tropicale qui se révèle très vite hostile. Lost, c’est l’histoire de ces gens, de ces

accidentés qui vont devoir se battre pour survivre et tenter de rentrer chez eux. Et pour tenter de résoudre les mystères de l’île sur laquelle ils se sont écrasés.

Car des mystères, l’île en regorge. Ce qui commençait comme une simple histoire de naufragés des temps modernes devient vite une série dramatique à suspense, où se mêlent science-fiction et fantastique, sans que les contours de l’histoire à venir soient tout à fait clairs.

The Shape of Things to Come

Très tôt, les créateurs de Lost ont introduit dans la série des éléments étranges voire totalement irrationnels (un ours polaire sur une île tropicale, par exemple). Et c’est le choc provoqué par ces éléments étranges qui a scotché le public : quel est ce câble qui s’enfonce sous les eaux ? Pourquoi ces flashbacks ?

Qui sont vraiment ces rescapés ? Quelle est cette chose qui hurle et qui secoue les arbres ? Qui est cet homme qui apparemment n’était pas à bord de l’avion ? Qu’est-ce que cette trappe en pleine jungle ? C’est par le biais de ces interrogations coup de poing que Lost a su créer cette ambiance si particulière, à créer cette histoire dont on sent qu’elle dépasse le cadre de la simple histoire de naufragés et qui semble, oui, qui semble, s’acheminer vers une histoire fantastique à l’échelle quasiment cosmique. C’est en créant cette attente, en laissant entrevoir aux spectateurs une histoire complètement dingue, que les créateurs de Lost sont parvenus à créer un phénomène. Histoire composite, scénario à tiroirs, trame labyrinthique, voilà la formidable force de Lost, associée à une réalisation de haute volée et à quelques acteurs d’exception. The Man Behind The Curtain On dit souvent de Lost qu’elle est conçue par J.J. Abrams. Déjà créateur de la série Alias, J.J. Abrams est effectivement l’un des créateurs de Lost. Mais à l’époque, très vite appelé à la réalisation de Mission : Impossible III, Abrams n’a finalement que peu de choses à voir avec la série Lost que nous connaissons. En fait, Abrams a mis la série sur les rails, rien de plus. Il a réalisé le double épisode pilote de la série (le plus cher de l’histoire de la télévision, soit dit en passant), puis il a engagé Carlton Cuse et Damon Lindelof pour prendre en main sa création. Stricto sensu, l’implication de J.J. Abrams dans Lost s’arrête là.

Tout ce que vous avez vu dans Lost, ou presque, est donc en réalité l’œuvre des deux showrunners que sont Carlton Cuse et Damon Lindelof. Ce sont eux qui ont assuré la direction artistique de Lost pendant six années, ce sont eux qui sont responsables de l’orientation scénaristique du show. Ce sont eux qui

ont, indexée dans leur tête, toute la mythologie de Lost. Quant à la réalisation, elle est l’œuvre d’une douzaine de personnes. Parmi eux, Jack Bender est un des plus talentueux. Il a notamment signé la fin de la série (6x17-18 : The End) ainsi que le monstrueux final de la saison 3 (3x22-23 : Through the Looking Glass). See you in another life, brother Finalement, pourquoi Lost est-elle une série formidable ? En fait, malgré les reproches qui peuvent être faits à l’histoire – comme on le verra plus tard –, c’est bien à son intrigue que Lost doit son succès retentissant. A son intrigue et à la façon dont elle est mise en scène. Car Lost est une série à mystères. Grands spécialistes du cliffhanger, Carlton Cuse et Damon Lindelof sont, à travers Lost, les auteurs de certains des plus grands rebondissements de l’histoire de la télévision (on pourra notamment citer le gigantesque « We have to go back » [3x22-23 : Through the Looking Glass]). En multipliant les questionnements, en ouvrant des portes magiques menant vers des mystères insondables, les deux showrunners ont tenu en haleine leurs spectateurs comme jamais une série ne l’avait fait auparavant. Alors, bien sûr, les auteurs ont perdu de l’audience dans la bataille, puisque Lost est devenue une histoire incroyablement compliquée, impossible à prendre en route, ne pardonnant aucune absence. Mais le génie de la série – puisque génie il y a, indéniablement –, c’est que malgré le fait que l’on n’y comprenait rien, le show est toujours parvenu à maintenir l’illusion de sa solvabilité.

Malgré les vestiges antiques d’une statue géante à quatre orteils, malgré l’apparition d’une créature faite de fumée noire, malgré la présence d’anciens temples égyptiens ou d’une

expédition scientifique massacrée, la série a toujours tutoyé le point de non retour sans jamais clairement le franchir. Dans Lost, jusqu’au bout, et à chaque instant, on avait toujours le sentiment que tout pouvait – que tout allait – faire sens tout d’un coup. Les auteurs avaient beau multiplier les pistes et les intrigues, il s’en dégageait toujours un sentiment de cohérence sous-jacente, la sensation que tout ça avait du sens, dans une vision cosmique qui nous échappait encore et toujours, mais qui ne manquerait pas de nous être révélée – peut-être enfin ici, là, maintenant, tout de suite. En créant ce sentiment d’urgence de la révélation, en entretenant l’illusion d’une cohérence interne sans faille, Carlton Cuse et Damon Lindelof ont transporté leurs spectateurs aux confins du mystère et de la connaissance, lâchant du lest de ci, de là, donnant des réponses qui n’en étaient jamais vraiment, mais créant toujours l’événement. The Grand Unification Theory Il est incroyable de voir comment les spectateurs ont pu se passionner pour cette histoire. Voir J.J. Abrams expliquer sa théorie de la Mystery Box permet de comprendre ce qui a pu pousser tant d’internautes à se jeter corps et âmes dans cette

histoire de dingue. Comme Abrams le dit lui-même, « les internautes sont beaucoup plus malins que nous ». Lorsque Cuse et Lindelof faisaient apparaître des hiéroglyphes ou des symboles grecs dans leur série, les internautes s’enflammaient et imaginaient des théories aussi complexes que brillantes pour donner du sens à ce qu’ils venaient de voir, alors même que Cuse et Lindelof, de leur propre aveu, ne faisaient que habiller leurs décors avec des inscriptions certes classes mais pas toujours sensées.

Certaines théories publiées sur internet (notamment la théorie dite The Loop) sont d’une intelligence rare et, d’un point de vue mythologique, parviennent sans mal à détrôner l’explication finale apportée par les

showrunners eux-mêmes. Il faudrait des années pour lire et compiler tout ce qui a été écrit sur Lost. L’encyclopédie libre Wikipedia s’y essaye, à travers Lostpedia, mais la quantité d’informations à ordonner est phénoménale. Théoriser sur Lost, c’est un peu comme faire de la Physique fondamentale : chaque théorie est une évolution de la précédente, et doit pouvoir expliquer autant de choses qu’avant tout en entrevoyant de nouveaux résultats, de nouvelles cohérences, pour tenter d’expliquer le bordel gigantesque accumulé par les auteurs de la série. Et, miracle : ça fonctionne. Jusqu’à ce que les auteurs ajoutent un nouvel élément, inexplicable par la théorie actuelle, qui doit donc être révisée. Les internautes repartent alors en quête du Graal, de la théorie ultime expliquant tous les événements de la série. Il faut voir un fan patienter des heures dans une file d’attente pour une Lost Convention, en expliquant aux journalistes ses

recherches maniaques et extrêmement poussées sur les hiéroglyphes de la série, pour comprendre à quel point Cuse et Lindelof ont créé la plus formidable machine à fantasme de tous les temps. C’est là que se situe leur génie. Même s’ils n’ont jamais eu réponse à tout, ils sont toujours parvenus à entretenir cette illusion magnifique que Lost était une série parfaite, qui répondrait en temps voulu à toutes les interrogations – même les plus folles –, dans un final qui serait forcément aussi évident qu’inattendu.

En fait, Lost est parfaite, oui, c’est une parfaite machine à promesses : Carlton Cuse et Damon Lindelof sont des politiciens aussi déments que géniaux. En alignant des mystères plus

grands que la Terre elle-même, et en convaincant tout le monde que l’explication existait déjà dans leurs têtes, ils ont alimenté la machine à fantasme pendant des dizaines d’heures d’antenne. Si vous aimez les coups de théâtre fracassants, Lost est faite pour vous. Car c’est bien simple : en matière de cliffhanger, face à Lost, aucune autre série n’est à la hauteur. C’est un fait. Mais comment les scénaristes ont-ils réussi ce tour de force ? Cuse et Lindelof sont des conteurs d’histoire hors pair, ils ont un sens du rythme épuisant, ce sont des dialoguistes de talent, et même lorsque Lost risquait de dévoiler ses failles, c’est grâce à un enrobage technique et artistique absolument parfait que tout le monde n’y a vu que du feu. Lost a réinventé le flashback. Puis, lorsque le procédé s’est épuisé, elle a trompé son monde en faisant croire à des flashbacks qui n’en étaient pas : soit il s’agissait de temps réel, soit il s’agissait de flashforwards, soit c’était encore pire (un mélange de tout ça). Puis, il y a eu les voyages dans le temps. Puis encore autre chose : les fameux flash-sideways de la saison 6, joliment traduits par flashternatifs en français… avant que l’on sache que tout ça n’avait strictement rien d’alternatif. Avec quelques fulgurances de mise en scène, des dialogues bien sentis et une bande-son au firmament, il est possible de faire des merveilles. C’est ce que Lost a démontré, inlassablement, pendant ses six années

d’existence. Lost est un show divinement agréable à regarder, et ça, rien ne pourra jamais le lui enlever. I want you to know, Jack : you died for nothing Si Lost est un show aussi efficace, c’est aussi grâce à ses personnages. Alors, bien sûr, on pourra regretter certains choix initiaux trop caricaturaux (le médecin beau gosse, la jolie fugitive, le vilain baroudeur, etc.). On pourra aussi pointer du doigt la volonté trop apparente, et odieusement américaine, de remplir les quotas ethniques du casting. Mais qu’importe. Car en réalité, le médecin beau gosse et sûr de lui, impulsif et pédant jusqu’à en devenir détestable, passera finalement par tant et tant d’expériences que le Jack qui clôture l’aventure n’a strictement rien à voir avec le Jack qui ouvrait le show.

Côté femmes, Kate n’a jamais vraiment eu d’autre rôle que celui de joli minois, c’est un fait. Mais le personnage de Juliet Burke est un ravissement. Incarnée par une Elizabeth Mitchell absolument formidable, Juliet Burke est un

personnage complexe qui aura brouillé les pistes avec une malice désarmante (voir notamment les premières minutes de 3x01 : A Tale of Two Cities), avant de devenir l’un des personnages féminins les plus épatants jamais vus à la télévision et de nous offrir deux season finale bouleversants (5x16-17 : The Incident et 6x17-18 : The End). Il y a aussi Saïd, d’abord considéré comme l’arabe nécessaire du casting, qui aura finalement gagné une profondeur insoupçonnée, parfaitement joué par un Naveen Andrews détonant, bien que totalement abandonné par les showrunners lors de la saison 6.

Au passage, comment ne pas mentionner Hurley, le bon gros gars sympathique et monstrueusement attachant qui aura bouleversé tant de gens? Comment oublier John Locke, incarné par un Terry O’Quinn qui carbonise l’écran ? Personnage central et mystérieux, croyant de la première heure, Locke aura offert à Jack le plus beau des opposants – d’abord idéologique (2x01 : Man of Faith, Man of Science), puis physique (6x17-18 : The End) après un retournement de situation dont seuls les showrunners ont le secret. Comment oublier Desmond Hume et son délicieux accent scottish, homme brisé par un beau père détestable, échoué sur l’île, cloîtré dans son bunker, au cœur de la plus intense scène de « tournage de clé » jamais filmée (2x24 : Live Together, Die Alone) et d’une magnifique histoire d’amour étirée dans le temps et dans l’espace (3x08 : Flashes Before Your Eyes et 4x05 : The Constant) ?

Quant à Charlie et son « Not Penny’s Boat » (3x22-23 : Through the Looking Glass)… que dire ? Et puis, enfin, comment ne pas parler de Benjamin Linus ? Personnage d’abord anecdotique

aux yeux des scénaristes eux-mêmes, avant de devenir l’un des piliers de la série, redéfinissant au passage les concepts de traîtrise et de machiavélisme, incarné par un Michael Emerson en tous points subjuguant. Que ce soit au niveau de l’écriture ou de l’interprétation, Benjamin Linus est, à n’en point douter, l’un des plus « beaux » et l’un des plus intéressants méchants vus ces dernières années. Linus, toujours

lui, acteur d’une des plus belles rédemptions jamais vues à la télévision (6x07 : Dr Linus et 6x17-18 : The End). From the very beginning

Lost a des limites, pourtant. Et c’est évidemment au niveau du scénario que celles-ci se révèlent. Car même si Carlton Cuse et Damon Lindelof ont toujours prétendu qu’ils savaient où ils allaient depuis le

début, et que toutes les questions trouveraient leurs réponses, il est évident depuis le 23 mai dernier que tout ça n’était qu’un vœu pieu de la part des showrunners. Soyons honnêtes : il est tout à fait possible qu’ils aient toujours eu en tête les dernières images de la série. Celles-ci sont de toute beauté, à la fois évidentes et pourtant personne ne les a vues venir. Mais ce qui n’est pas crédible dans le discours des showrunners, c’est qu’ils aient eu, dès le début, la moindre idée de comment parvenir à cette fin. D’ailleurs, Cuse et Lindelof l’ont récemment avoué : non, ils n’avaient pas toutes les réponses depuis le début. Un personnage comme Jacob par exemple, absolument capital dans l’intrigue, n’a commencé à être esquissé qu’en saison 3. Pourquoi, dès lors, Cuse et Lindelof ont-ils toujours prétendu le contraire ? Pour ne pas briser la magie, tout simplement. Et on les comprend. S’ils avaient avoué, en plein milieu de la saison 3 par exemple, qu’ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils faisaient, quel crédit aurait-on pu leur accorder ? Ils ne savaient absolument pas quoi faire avec le gigantesque écheveau qu’ils avaient tissé. Ils avaient juste obtenu de la production de la chaîne ABC une date de fin pour leur série. Ainsi, à la fin de la saison 3, il était convenu que Lost s’achèverait trois ans plus tard, à la fin de sa sixième saison. Ce fut un tournant capital pour Lost, en plus d’être une première dans l’histoire de la télévision. Avec une date cible, les showrunners purent enfin commencer à songer à

clore leurs intrigues. Et ils avaient du pain sur la planche… Ils avaient trois saisons pour terminer Lost. Et, d’une certaine manière, ils ont réussi. Ils n’ont cependant jamais tout à fait renoncé à leurs méthodes. C’est ainsi que, tout en résolvant à demi certaines intrigues, Cuse et Lindelof ont continué à s’éparpiller, introduisant le voyage dans le temps, la disparition de l’île, de nouveaux personnages, ainsi qu’une prétendue réalité alternative. Devant cette profusion de nouveaux éléments, alors même que la série courait vers sa fin, on ne pouvait s’empêcher de se demander si ce foisonnement était une politique du vide ou une méthode de génie. Depuis le 23 mai dernier, nous avons la réponse : les deux, mon capitaine. C’est une méthode de génie, car Lost n’a jamais cessé d’être aussi prenante qu’à ses premiers jours. Mais c’est à double tranchant, car à chaque porte que Cuse et Lindelof ouvraient pour le bonheur de notre imagination, ils s’en fermaient une pour leur conclusion. Dans les derniers épisodes, il est devenu évident que les showrunners ne répondraient jamais à certaines questions. Les squelettes trouvés dans les grottes (« Adam & Eve », 1x06 : House of the Rising Sun), reliques que les scénaristes mettaient en avant comme la preuve ultime que tout était dans leur tête depuis le début, furent ressortis des placards lors du dernier épisode mythologique de la série (6x15 : Across the Sea). Et la supercherie éclata au grand jour. La faute à quelques incohérences malheureuses. Non, les scénaristes n’avaient clairement pas la moindre idée de ce qu’ils faisaient. Mais est-ce si grave, au vu de l’immensité du travail accompli ? C’est à chacun de juger. Surtout que, toujours dans ce dernier épisode mythologique, les scénaristes nous ont livré, en filigrane, les véritables clés de leur histoire. En effet, lorsque la mère de Jacob et de son jumeau pose une question à la « protectrice » de l’île, celle-ci explique que des réponses ne feraient qu’amener de nouvelles questions. Comprendre : il n’y a pas de réponses. Ou, tout au moins, il ne saurait y avoir de réponses satisfaisantes…

Les fans les plus intégristes voyaient en Lost une œuvre infaillible, d’inspiration quasiment divine. Pour ces fans là, Cuse et Lindelof étaient deux démiurges, et tout serait expliqué. Peu importe les difficultés dans lesquelles s’étaient empêtrés les scénaristes, Lost devait à leurs yeux offrir une réponse définitive à tous les mystères exposés. Pour ces fans là, le 23 mai 2010 a dû être un cauchemar. Car, non, Cuse et Lindelof n’étaient pas à l’écoute d’une parole divine. Cuse et Lindelof ne sont que deux scénaristes, certes talentueux, mais absolument pas infaillibles. Et, qui plus est, ils ont joué avec le feu plus que de raison pendant six longues années. Et ce qui devait arriver arriva. The End Il y a deux façons d’appréhender la fin de Lost. Il y a l’approche radicale, celle des intégristes, qui mène à la désolation. Cette approche consiste à assister à l’implosion d’un mythe qui, jamais, n’aura apporté les réponses promises, et qui n’aura même pas été capable d’offrir une conclusion humaine digne de ce nom aux protagonistes de la série. Et puis, il y a une approche plus pragmatique, qui consiste à accepter que Lost n’est qu’une série télévisée : aussi brillante soit-elle, elle n’est qu’un programme. Si l’on accepte que l’essentiel est le voyage accompli et non pas l’arrivée, si l’on est prêt à accepter que Lost n’est qu’une gigantesque digression sur la foi et sur la science, si l’on comprend que Lost est avant tout une histoire de gens et pas un polar avec un meurtrier qui doit être identifié et attrapé à la fin, alors il est possible de vivre le dénouement de Lost le cœur léger et empli de satisfaction. Le double épisode final de Lost est une œuvre majeure, de ce point de vue. Absolument parfaites, comme touchées par la grâce, les dix dernières minutes du show sont belles à en pleurer. Et si elles méritent une analyse approfondie car elles

ont beaucoup à livrer, paradoxalement, il faudrait se garder de trop les disséquer, tant les conclusions risquent d’être décevantes. La conclusion de Lost est avant tout un concentré d’émotions, c’est une formidable illusion menée de main de maîtres, dont il ne faut s’extraire que si l’on est prêt à accepter la faillite du système Lost. La fin de Lost, telle qu’il faut savoir l’apprécier, est l’occasion de voir se retrouver des personnages qui ont tellement souffert mais que l’on a tant aimés. C’est l’occasion de revivre une dernière fois, au-travers de flashbacks certes un peu faciles mais terriblement efficaces, cette série que l’on a adorée. Pour apprécier la conclusion, il faut se dire que Lost nous racontait juste une histoire de gens, il faut se laisser porter par la musique magnifique de Michael Giacchino et par les images, il faut se laisser aller à ses émotions, et le final est tellement réussi que l’on y réussit sans peine. C’est peut-être de la guimauve, mais c’est de la guimauve de luxe. Il faut oublier la supercherie, chasser de sa mémoire les imperfections et les incohérences, et accepter ce que les scénaristes ont décidé de nous offrir pour leur conclusion. Il faut comprendre que les paroles du père de Jack (« Move on, and let go ») ne s’adressent pas qu’à Jack, mais aussi à nous-mêmes : il faut accepter la série telle qu’elle est, et passer à autre chose. Il faut se laisser porter par la musique, et s’abandonner à la lumière qui engloutit les personnages. A ce moment là, survient l’ultime plan de la série, où l’on voit l’œil de Jack se refermer, en gros plan, dans un ultime écho à la saison 1 pour cette saison 6 qui en était truffée, bouclant la boucle, achevant cette grande aventure que fut Lost. Si l’on est capable d’en rester là, et de comprendre (accepter) que c’était la seule porte de sortie pour des scénaristes au pied du mur, alors on peut apprécier la conclusion de la série à sa juste valeur. Et à ce moment là, on se sent infiniment reconnaissant envers les scénaristes, pour la magnifique histoire qu’ils ont décidé de nous raconter.

Not leaving, moving on Passés l’émotion, le recueillement et la satisfaction, vient le temps de la compréhension. Qu’est-ce que les dernières minutes de Lost nous ont réellement montré ? Réponse : la réalité alternative qui nous a été assénée tout au long de cette sixième saison n’était en fait pas une réalité alternative.

Une fois de plus, Cuse et Lindelof se sont joués de nous. Tout le monde imaginait que la « Réalité-X » était le produit de l’explosion de Jughead, la bombe H, dans la singularité électromagnétique de l’île, explosion qui aurait permis de

changer le passé pour produire une réalité alternative. Mais non. Pas du tout. Cet univers qui nous a été montré est purement spirituel, il est le produit des esprits des personnages de Lost, qui sont finalement tous morts, certains très tôt comme Jack (qui s’est éteint sur l’île dans le dernier plan de la série), et d’autres probablement beaucoup plus tard, comme ceux qui sont parvenus à quitter l’île ou comme Hurley, devenu plus ou moins immortel. Mais à quoi sert ce monde ? C’est un univers-tampon, un monde-transition entre la vie et autre chose, un « autre chose » que personne ne peut atteindre seul, d’où cette gigantesque réunion de personnages, connectés par le destin, qui ne peuvent passer dans la mort, l’après-vie ou la résurrection que par le biais d’une réflexion et d’une mémoire collectives. Ce qui se trouve derrière la lumière, chacun est libre de l’imaginer selon ses affinités spirituelles ou religieuses. Car, oui, la fin de Lost est éminemment religieuse. La conclusion n’est pas chrétienne pour autant : les scénaristes ont instauré suffisamment d’éléments des autres confessions religieuses pour indiquer que la fin de Lost est spirituelle et religieuse au sens large d’un déisme transcendant, mais pas directement chrétien ou musulman (ou autre). Maintenant, qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’île ? La réponse est consternante : rien, absolument rien, en définitive. A bien y réfléchir, n’importe qu’elle histoire, simple ou complexe, pouvait se terminer ainsi. La conclusion de Lost est qu’il existe une vie après la vie, et que l’on ne peut y accéder que collectivement. C’est tout. Dès lors, à quoi bon l’île ?

Pourquoi avoir inventé (sans jamais l’expliquer) la Statue de Tawaret ? Pourquoi Les Autres ? Pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Pour rien, diront certains. Pour ceux là, toute l’histoire sur l’île, ces six années passées dans le Pacifique, tout ça n’aura servi à rien, et Carlton Cuse et Damon Lindelof se sont tout simplement moqués de nous. Pour d’autres, il suffira de remarquer que les personnes que l’on a suivies pendant ces six années ne sont pas n’importe qui. Lost est une histoire de gens, et Cuse et Lindelof auraient pu mettre en scène n’importe qui et en venir à l’exacte et même conclusion. Mais non, ils ont décidé de nous raconter l’histoire de ceux qui ont connu l’île, de ceux qui ont côtoyé la

source de l’humanité, de « la vie, de la mort et de la résurrection ». Car c’est sur l’île que se joue la lutte entre le « bien » et le « mal », c’est sur l’île que le Créateur a décidé que seraient définies les valeurs humaines, par les choix que feraient ses habitants, c’est sur l’île que réside le moteur de

l’humanité. Et les auteurs, pour nous montrer cette conclusion mystique, ont décidé de nous raconter la vie de ceux qui l’ont vécu au plus près. Il y a donc du sens à nous avoir raconté cette histoire plutôt qu’une autre même si, il est vrai, n’importe qu’elle autre aurait tout aussi bien pu mener à la même conclusion. La réalité sur la fin de Lost n’est cependant pas à chercher dans la série elle-même. Il faut s’extraire du show et se tourner vers Carlton Cuse et Damon Lindelof pour réellement comprendre la fin de Lost. Et, à bien y regarder, la conclusion est relativement simple. Pour masquer leur échec, pour tenter de maquiller le fait qu’ils n’avaient aucune réponse vraiment satisfaisante à apporter à leur création, les scénaristes ont inventé ces fameux flash-sideways, ultime variation sur le thème de la narration décalée, et ont joué leur va-tout : véritable tour de passe-passe, cette Réalité-X n’est finalement qu’un gigantesque écran de fumée. Pour pallier au vide de la véritable conclusion dramatique de Lost (celle qui se passe sur l’île, là où tout aurait dû finir), les scénaristes ont entrecoupé cette fin avec la conclusion absolument hors de propos mais diablement bien menée des

flash-sideways. La démarche est habile : la fin sur l’île est trop light ? Aucune réponse satisfaisante n’est apportée ? Aucune conclusion sérieuse pour les personnages à bord de l’Ajira 316 n’est trouvée ? Peu importe, regardez ce que l’on vous offre à côté pour vous le faire oublier : une belle réunion larmoyante dans une église new-age, magnifiquement montée en parallèle de la mort du personnage principal, avec franchissement des portes de l’au-delà à la clé. Rien que ça. Et peu importe que ces (très) belles images n’aient rien à voir avec ce que l’on nous a montré ces six dernières années. Habilement montée, cette double fin, aussi creuse que décalée, parvient pourtant à émouvoir. Parfaitement mise en scène, cette double fin parvient, tant bien que mal, à conclure une série finalement imparfaite mais en tout point légendaire. The New Man in Charge Quelques mois après le Series Finale, les auteurs de Lost dévoilent un épilogue intitulé 6x19 – The New Man in Charge. Ce n’est pas une véritable suite, car la série s’est bien achevée avec The End, mais cet épilogue est tout de même un petit bijou : en l’espace de douze minutes, Carlton Cuse

et Damon Lindelof parviennent à recréer toute la magie de la série. C’est donc avec un immense plaisir que l’on retrouve Michael Emerson et sa tête de fouine, qui s’en va expliquer à deux agents de la

DHARMA médusés certaines des grandes énigmes de la série, avant de s’en aller retrouver Walt, oublié depuis une éternité (malgré une brève apparition en saison 5), pour lui offrir une conclusion digne de ce nom. Dans cet épilogue, les showrunners font preuve d’un humour et d’une intelligence remarquables, parvenant à condenser en quelques minutes plus de réponses à plus de questions qu’aucun épisode de Lost auparavant. C’est du grand art, et l’on donnerait cher pour mettre la main sur le fameux classeur tenu par Benjamin Linus dans cet épisode, car toutes les réponses à toutes les questions y sont sûrement consignées… Il est terriblement frustrant de voir tant de réponses apportées dans un épisode qui n’en est même pas un, et c’est à se demander pourquoi Carlton Cuse et Damon Lindelof n’en ont pas révélé plus, plus tôt. Car The New Man in Charge prouve que les auteurs, à défaut d’avoir toutes les réponses depuis le début, étaient tout à fait capables d’apporter a posteriori des explications solides à tout ce qu’ils ont pipoté pendant six années. C’est frustrant, réellement, d’imaginer toutes ces réponses qu’ils auraient pu mais qu’ils n’ont pas voulu nous apporter. La Statue de Tawaret par exemple, cet objet de toute beauté, qui aura enflammé le web comme jamais, aurait vraiment mérité ce traitement de faveur. Mais ce n’était tout simplement pas l’intention des showrunners : comme ils l’ont annoncé, ils ne voulaient pas faire de The End une gigantesque foire aux questions, didacticiel à la clé. Ils se seraient faits, disaient-ils, trucider. The New Man in Charge ressemble presque à une revanche de leur part : conspués pour ne pas avoir apporté de réponses, ils prouvent ici que ce n’était pas par incapacité, mais par choix. Les fans hardcore resteront sans doute frustrés à jamais par ce choix, rêvant de pouvoir mettre la main sur le Saint Classeur de Benjamin. Mais les auteurs en ont décidé autrement. Ils sont parvenus à terminer leur série au-delà d’elle-même, avec une touche humoristique, et

ont montré par la même occasion qu’ils auraient pu tout expliquer. S’ils l’avaient voulu. Across the Sea Pour aller plus loin, pour savourer tout ce que Lost a à donner, pour découvrir ce qu’il y a par-delà l’océan lostien, il n’est pas possible d’en rester là. Il existe une multitude de textes et d’analyses, ainsi qu’une quantité effrayante de digressions sur les forum. Tout consulter est impossible. S’y essayer est désarmant. Mais on pourra tout de même citer les analyses de Jeff Jensen de l’Entertainment Weekly. Fou furieux du show, Jensen a produit des textes géniaux sur la série. Il faut compter une douzaine de pages d’analyse par épisodes. Présenté comme ça, c’est assommant, mais il faut se dire que le bougre a du talent. Ses textes sont construits, drôles et pertinents. S’en tenir aux analyses des derniers épisodes est envisageable, pour entrevoir l’effervescence qu’a pu susciter Lost. Plus abordables, car écrits en français, il y a les textes du Lostometre, un blog assez génial hébergé par Le Monde. On pourra aussi citer les critiques publiées sur Perdusa, où Lost en prend méchamment pour son grade. Le moindre écart et la moindre incohérence de la série sont systématiquement montrés du doigt et passés au marteau piqueur d’une critique acide mais lucide, écrite avec beaucoup de justesse, qui détonne dans le monde habituellement plein de louanges des critiques de Lost (Cuse et Lindelof y sont ouvertement traités de grosses tâches). Globalement très bien vues, parfois d’une totale mauvaise foi, mais toujours drôles, les analyses de Perdusa sont à lire absolument pour prendre du recul mais aussi pour voir que, malgré tous les défauts que l’on pourra déceler dans Lost, celle-ci n’aura laissé personne indifférent, en étant capable de scotcher même ses plus ardents opposants.