LITTÉRATURE ET PHÉNOMÉNOLOGIE || Phénoménologie et référence: Proust et la redéfinition du...

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Armand Colin Phénoménologie et référence: Proust et la redéfinition du réel Author(s): ANNE SIMON Source: Littérature, No. 132, LITTÉRATURE ET PHÉNOMÉNOLOGIE (DÉCEMBRE 2003), pp. 55- 70 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704938 . Accessed: 15/06/2014 20:42 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.79.62 on Sun, 15 Jun 2014 20:42:41 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

Phénoménologie et référence: Proust et la redéfinition du réelAuthor(s): ANNE SIMONSource: Littérature, No. 132, LITTÉRATURE ET PHÉNOMÉNOLOGIE (DÉCEMBRE 2003), pp. 55-70Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704938 .

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■ ANNE SIMON, CNRS, PARIS

Phénoménologie

et référence: Proust

et la redéfinition du réel

Si la réalité était cette espèce de déchet de l'expérience, à peu près identique pour chacun (...); si la réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces cho- ses suffirait et le «style», la «littérature» qui s'écarteraient de leurs simples données seraient un hors-ď œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? 1

La question de la référence en littérature, évacuée comme inopé- rante pendant plusieurs décennies formalistes (mais présente en réalité dans nombre d'études de l'époque, notamment d'obédience thématique), redevient un moteur de la réflexion de la linguistique, de la philosophie du langage et de la critique littéraire. Il convient d'en rappeler certains enjeux. Certaines théories du langage 2 ont transformé le discours littéraire en un domaine spécifique régi par des lois internes propres et se suffi- sant à lui-même: en mettant l'accent sur l'importance du fonctionnement du langage, en relevant que l'écrivain est avant tout un artisan soumis aux contraintes d'une matière (qui finit par lui échapper) plus qu'un démiurge, ces approches finissent par déifier ce même langage, entité ab-straite au sens littéral, qui perd en incarnation ce qu'elle gagne en autonomie. Cette attitude, qualifiée par Thomas Pavel de «ségrégation- niste»3, sépare donc, du moins dans ses outrances, la fiction du réel, sur la base d'une différenciation extrême entre œuvre d'imagination et rap- port au monde. Le réfèrent littéraire a été en effet improprement assimilé à une copie terme à chose, à une existence exclusivement concrète, ou à une vérité de type logique. Sortir de ces conceptions le plus souvent, et implicitement, interdépendantes devrait nous permettre de suivre les pistes ouvertes par Edouard Morot-Sir, qui suggère qu'il

ne faudrait pas référer la référence à une réalité, connaissable ou non ; il fau- drait partir de la référence, avec ses formes diverses et parfois contradictoires,

1. RTP, IV, p. 468. L'édition de référence d'À la recherche du temps perdu (abrégée en RTP) est la suivante: dir. Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987 à 1989. 2. Comme la linguistique structurale, la sémiotique non phénoménologique, la poétique non pragmatique ou la Nouvelle Rhétorique, et pour simplifier le formalisme pur et dur en général : sur ces sujets, voir Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 286 et suiv. 3. Univers de la fiction, Paris, Seuil, p. 19.

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pour comprendre ce que nous appelons réel, sous les espèces des personnes et des mondes4.

Que ce soit dans une perspective ontologique ou esthétique, le même schème sous-jacent d'une profondeur dynamique qui hantera la pensée de Merleau-Ponty structure chez Proust l'accès au monde par le discours ou la sensorialité. Ce point commun entre style et être, au-delà du fait patent qu'il n'y a pas de langage désincarné, pas de parole qui ne sourde d'un corps autant que d'un esprit, pas de langue qui ne soit rede- vable d'une inscription dans l'histoire ou le social (je renvoie à la mise en relief par Proust de l'évolution progressive du langage de Françoise et de sa nièce, contaminé par leur transplantation à Paris, à la découverte qu'on ne parle plus d'une «cuisinière» mais d'une «gouvernante» (RTP, II, p. 324-325), à la transformation du langage de Swann dans sa vie commune avec Odette, ou de celui de la duchesse de Guermantes dans son contact avec Rachel et le monde du théâtre), suffirait à étayer l'affir- mation selon laquelle l'esthétique littéraire, fût-elle d'obédience idéaliste (ce qui n'est pas même le cas de la Recherche 5), ne peut être dissociée purement et simplement d'une sensibilité et d'un rapport au monde plus globaux. Le langage a, certes, en tant que moteur de la pensée et incar- nation de l'imaginaire, des caractéristiques spécifiques fondamentales. On pense notamment à sa capacité à thématiser ou présentifier l'absence, à créer de nouvelles appréhensions du réel en faisant naître ce qui n'existait littéralement pas et n'était pas même programmable avant son usage particulier et personnel (pour Proust, jamais le hasard n'aurait pu amener la création d'une pièce de Shakespeare, et toute grande œuvre engendre une nouvelle vision du monde, dont la pertinence n'est pas simplement subjective), enfin à s'auto-réfléchir en se prenant comme objet propre. Travailler sur les pouvoirs référentiels du discours, en par- ticulier celui de Proust, érigé en modèle d'autoréflexivité, ne consiste pas à aplanir la question de la création littéraire, mais à montrer qu'elle est portée par la relation que l'écrivain entretient avec le sensible. Celui- ci réclame, pour être atteint autant qu'inventé (il s'agira d'expliciter cette apparente contradiction), un style surimpressif apte à restituer son invisible et motile profondeur.

Les notions de réel, de sensible et de monde requièrent, lors- qu'elles sont employées comme axes d'étude d'une œuvre de fiction, une analyse à part entière, puisqu'elles sont de l'ordre du langage et du virtuel. Peut-on parler, et en quels termes, d'un rapport spécifique de Proust au monde, quand l'un ne se confond pas avec le narrateur et que l'autre relève du romanesque? La question centrale de cet article sera donc celle de la référence en littérature, qui me conduira, en me fondant

4. «Texte, référence et déictique», Texte , n° 1, Toronto, 1982, p. 139. 5. Je me permets de renvoyer à mon ouvrage Proust ou le réel retrouve, Pans, PUF, 2000.

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notamment sur les approches phénoménologique et herméneutique de Maurice Merleau-Ponty et de Paul Ricoeur, à réexaminer la définition classique du concept de réel et à nuancer le mythe de l'autotélisme artis- tique et de ce que Jean-Claude Coquet nomme le «principe d'immanence»6. Cet éclaircissement conjoint des notions de réalité et de référentialité me permettra d'étayer ma thèse selon laquelle toute œuvre, et la Recherche en particulier, témoigne d'une expressivité possible de l'articulation du monde et de la subjectivité.

LE RÉFÈRENT EN PROCÈS

Sortir de l'alternative entre une conception naïve d'un langage en phase totale avec le monde et une conception uniquement centripète du discours littéraire ne consiste pas à se situer à l'intersection de ses termes, puisque dans les deux cas, c'est une conception analogue de la référence comme centrée au pire sur le mot, au mieux sur la phrase, et donc du réel comme «étant» figé qui est présupposée. La seule différence entre les deux théories est que pour l'une cette réalité est accessible, et pour l'autre inaccessible, ou à tout le moins non opérante. Dans les deux cas, c'est en réalité la conception même de l' extra-textuel qui se trouve prise en défaut. Comme le précise Mikel Dufrenne,

Si l'art est imitation, que doit-il imiter? Le réel, mais qu'est-ce que le réel? Astreindre l'art à copier, c'est présupposer que le réel est déjà donné et connu comme un modèle à reproduire : le monde est là, il ne se fait pas selon notre regard et notre action, il est tout fait, et la Création est une garantie.7 De même, Nelson Goodman montre bien que recevoir et interpréter ne sont pas des opérations séparables ; elles sont entiè- rement solidaires (...). La théorie de la représentation-copie est donc con- damnée à l'origine par son incapacité à spécifier ce qui est à copier8. Proust caractérise le réel comme mouvement d'émergence de

l'apparaître, poussée interne d'une épaisseur invisible mais cependant aussi prégnante que sa surface, découverte d'un champ d'horizons dépassant la pure configuration de l'objet. La Recherche oblige donc à reposer autrement la question de la référence, en la reliant aux descrip- tions du réel comme creusement ou surgissement de la profondeur, et en tenant compte du contexte discursif «vertical», pour reprendre une métaphore de Gérard Genette, dans lequel est employé un terme, qui sert plus la visée référentielle que l'usage du vocable en tant que tel. Ce contexte doit bien pour la Recherche être élargi à l'ensemble de l'œuvre,

6. Voir les pages décisives du chapitre «Réalité et principe d'immanence», in La Quête du sens, Paris, PUF, 1997, p. 235-250. 7. M. Dufrenne, Phénoménologie de l'expérience esthétique , t. II, Paris, PUF, 1953, p. 624. 8. Langages de l'art (1968), trad. J. Morizot, Paris, Jacqueline Chambón, 1990, p. 37.

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et ne pas être seulement envisagé comme l'entourage immédiat d'un terme. L'élément «mer» chez Proust n'a pas une signification précise et ponctuelle. Pour être structuraliste, c'est un élément qui s'insère dans une série de métaphores diverses et parfois contradictoires (liquide, vapeur, glace, prairie...), ou de passages qui entrent en opposition ou complémentarité avec d'autres, comme la campagne combraysienne de l'enfance, la capitale mondaine fondée sur un sous-sol pervers, la lumi- nosité grisée de Doncières. C'est la diversité de ce complexe de sens qui construit le référent «mer», le définissant comme motilité et instabilité. Le discours sur l'océan réfère bien à la vision singulière, temporalisée (d'où la diversité de ses caractérisations) de l'énonciateur; ce faisant cependant, celui-ci finit par dévoiler, par-delà ses propres impressions, mais aussi grâce à elles, la propension intrinsèque et ontologique de l'océan à la transformation. Michel Collot montre ainsi que la «réflexivité du message poétique» n'est pas exclusive d'une autre visée, plus référentielle: «jouer avec les mots, c'est faire jouer les articulations secrètes du réel. Grâce au jeu des mots, l'objet révèle qu'il a du jeu», perd son objectivité en exhibant une certaine latence, une insaisissabilité foncière. Le critique précise par ailleurs que même dans l'auto- réflexivité revendiquée, le poète, en occultant la référence, reproduit «d'une certaine manière la structure énigmatique de toute manifes- tation», toujours prolongée par des horizons qui rendent la chose «inépuisable»9 (je renvoie, pour ne donner que deux exemples, aux pas- sages sur les aubépines ou sur les arbres d'Hudimesnil).

Référer en littérature ne consiste donc pas à copier ou imiter 10, ces deux notions ayant pour fondement une séparation de fait entre un représentant et un représenté, entre un premier et un second, bref une hiérarchie au minimum chronologique entre les deux bouts du processus. Si le réel proustien se définit comme mouvement de genèse et de trans- formation perpétuelle (comme en témoignent les «séries» des visages ď Albertine ou des vues de mer, les fluctuations de la personnalité des différents personnages, les évolutions mêmes du héros, ou la propension de Proust à n'en jamais avoir fini avec son œuvre), le processus de référentialité ne peut se confondre avec l'expression d'un «référent» identifiable ou isolable, voire antérieur au langage qui accompagne et devance, autant qu'il met au jour, l'émergence du monde. Certes, le réel selon Proust n'est jamais perceptible que comme discours, comme système de signes. Il ne se transforme pas magiquement en un océan déferlant, sinon imaginairement, ce qui est déjà beaucoup, et somme toute extraor- dinaire. Mais d'une part la représentation mentale fait partie de la réalité, d'autre part ce qui se trouve référé n'est pas l'objet comme substance -

9. La Poésie moderne et la structure d'horizon, Paris, PUF, 1989, p. 173. 10. Du moins au sens usuel «d imiter par ressemblance», que P. Ricœur soumet à la cntique dans op. cit., p. 292. Voir aussi N. Goodman, qui distingue ressemblance et représentation, dans op. cit., p. 33 à 38.

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aquatique, charnel - mais son vacillement, sa profondeur, sa manière de s'apprésenter.

Cette assimilation proustienne de la réalité à une puissance de manifestation annonce les réflexions de Paul Ricœur à propos de la notion de mimêsis chez Aristote:

Ce qui est imitable dans la nature ce ne sont pas les choses produites que l'on aurait à copier, mais la production même et son ordre téléologique, qui reste à comprendre et que la fable peut recomposer. 11

La notion de téléologie concerne évidemment peu Proust: ce qui importe pour mon propos est que l'art ait affaire avec une nature conçue comme dynamisme, production, puissance interne à l'acte «génétique» du sensible 12. Il n'en reste pas moins que les remarques de Ricœur restent pertinentes pour mon propos :

l'homme grec est sans doute moins prompt que nous à identifier la physis à une donnée inerte. C'est peut-être parce que, pour lui, la nature est elle-même vivante que la mimêsis peut n'être pas asservissante et qu'il peut être possible de mimer la nature en composant et en créant.

La métaphore selon Aristote signifiant «les choses en acte», la poésie possède une «puissance de détection ontologique» 13. Cette notion d'acte reliée à celle de puissance est essentielle à la saisie du langage métaphorique comme tension, et selon moi plus largement de l'écriture palimpsestique de Proust. J'ai montré ailleurs 14 que le lever de soleil sur Balbec, à la fin de Sodome et Gomorrhe II, actualise des scènes anté- rieures ou fantasmées, et que le procès sensible lui-même dévoile moins un objet fixe que son propre déroulement. La référence proustienne s'avère ainsi le contraire exact d'une monstration. Qu'elle soit une cons- truction, d'écriture comme de lecture, ne signifie cependant pas qu'elle soit fictive ou inopérante: elle n'est pas un fait (montrer une réalité extra-textuelle), mais une fonction ou un acte (rendre compte de la pro- fondeur de la réalité par un style adéquat). Comme l'écrit Edouard Morot-Sir, «tout texte est à la fois opération et résultat de référence» 15.

Parce que le rapport au monde est construit, autant qu'exhibé, par l'œuvre, les notions de «dedans» et de «dehors», de langage et de réa- lité extra-linguistique ne conviennent plus pour caractériser la référence littéraire. Ce terme de «dehors», que Paul Ricœur finit lui-même par récuser 16, est inadéquat, puisqu'il pourrait laisser penser que la réfé-

11. Op. cit., note 2, p. 60. 12. Voir Jacques Garelli, «De la cire de Descartes à la madeleine de Proust», Rythmes et Mondes. Au revers de l'identité et de l'altérité, Grenoble, Jérôme Milion, 1991, p. 149-167. 13. P. Ricœur, op. cit., p. 61. 14. «Proust et 1'« architecture» du visible», Merleau-ponty et le Littéraire, Paris, Presses de l'Ecole nor- male supérieure, 1998, p. 105-116. 15. «Texte, référence et déictique», Texte, n° 1, Toronto, 1982, p. 118. 16. Op. cit., p. 387.

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rentialité proustienne concerne le monde extérieur comme tel, monde vécu et biographique, monde de la perception, etc., alors que l'essentiel est la façon dont le «je», et tout particulièrement le moi profond (puis- que même quand il s'agit de stigmatiser ou de décrire les errances du moi superficiel, c'est encore au moi profond que revient cette tâche), envisage sa situation ou perçoit l'avènement sensible. Si le réel est struc- turé par des horizons, sensibles ou personnels, c'est cette structuration qui est le but du processus référentiel, plus qu'un improbable étant. On peut dès lors reprendre certaines formulations de Merleau-Ponty, qui mettent l'accent sur le lien qui, entre textuel et référentiel, se trouve coupé par le formalisme dur:

Le langage n'est pas un masque sur l'Être, mais, si l'on sait le ressaisir avec toutes ses racines et toute sa frondaison, le plus valable témoin de l'Etre, (...) il n'interrompt pas une immédiation sans lui parfaite, (...) la vision même, la pensée même sont, a-t-on dit, «structurées comme un langage», sont articu- lations avant la lettre (...). 17

LITTÉRATURE VIVE, LITTÉRATURE SOUS TENSION: LE RÉEL COMME PROCESSUS DYNAMIQUE

Aussi convient-il de parler de visée référentielle plutôt que de réfé- rentialité qui connote une saisie figée et définitive du monde. Seule une dynamique stylistique - métaphorique ou surimpressive - peut dévoiler l'ouverture et le vacillement du réel proustien. On retrouve ici la mise en relief par Paul Ricoeur, dans son examen du procès métaphorique, d'une conception tensive de la référence. Le sens nou- veau, même dans les cas de signifiance complexe et ne se résumant pas à des cas d'école du type «cet homme est un lion», naît dès la première lecture: fut-il perçu comme énigmatique , un sens second se laisse en effet immédiatement percevoir 18, à travers l' inapplicabilité logique du sens premier qui vaut elle-même comme moment incontournable. «L'erreur» fait partie de la vérité métaphorique, et il n'est pas indiffé- rent de noter que cette dialectique du vrai et du leurre est identique à celle qui chez Proust comme chez Husserl travaille l'expérience de l'illusion sensorielle - Merleau-Ponty rappelle ainsi que

chaque perception est le terme d'une approche, d'une série «d'illusions» qui (...) [étaient] des possibilités qui auraient pu être, des rayonnements de ce monde unique qu'«il y a»..., - et qui, à ce titre, ne font jamais retour au néant ou à la subjectivité, comme si elles n'étaient jamais apparues, mais sont plutôt, comme le dit si bien Husserl, «barrées», ou «biffées», par la « nouvelle » réalité 19.

17. Le Visible et l'Invisible , Paris, Gallimard, 1964, p. 167-168. 18. Op. cit., p. 37 5. 19. Op. cit., p. 65.

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Au niveau de la lecture, l' illisibilité, pour en appeler à une éven- tuelle reprise ultérieure du lecteur, est ainsi intégrée à la réception de l'effet métaphorique d'ensemble. La syllepse stylistique généralisée dans La Recherche provoque effectivement un va-et-vient entre connu et inouï, entre ce qui semble actuel et ce qui est réel. La constante tension chez Proust entre plusieurs termes, plusieurs champs sémiques 20 ou plu- sieurs textes lui permet de restituer les efforts et glissements caractéristi- ques de son ontologie, à l'œuvre à tous les niveaux du roman. En témoignent les passages sur les bruits de Paris, sur le kaléidoscope du réel dans les premières pages de «Combray», sur la robe palimpsestique d'Odette, ou sur les carafes de la Vivonne: autant de textes suggérant qu'entre le moi et le monde, voire entre les objets du monde même, s'instituent un constant échange, une circulation, un lien ductile caracté- ristique. L'évanescence des clochers de Martinville provoque ainsi le désir d'écrire comme la certitude de ne s'être pas trompé. Gaetan Picon le relevait déjà: «la sensation appelle l'expression artistique parce qu'elle est de même nature qu'elle», et «rien ne nous dit que le prix de l'expérience soit ailleurs que dans cette richesse analogique, dans cette virtualité transitive, "relationnelle"»21.

Pour pallier la coïncidence dans la pensée classique entre référent et objet identifiable, Michel Deguy propose pour sa part d'employer le terme de «référance», «lieu d'un rapport actif s'ouvrant à autre chose qu'elle, un autre qui n'est pas objet» 22, et qui permet de connoter une temporalité ouverte, l'effectuation d'un processus: il convient donc de se méfier de la «notion» de référence à cause du risque qu'elle fait encourir de finir par jouer «à son tour comme une entité» et non comme un complexe «d'axes de référance: à la pensée; à la mémoire des œuvres ou au contexte; au "monde" comme non-objet, non- visible etc.»23. Dans l'optique proustienne, c'est l'ambivalence même de l'immanence sensible qui importe: la distanciation interne à la superposition des couches permet de créer un jeu ou un conflit qui renvoie à la dynamique de l'émergence de l'apparaître, bref au rôle fondamental du temps, personnel ou non, de sa durée, de ses intermittences, dans la définition du réel. La réalité proustienne est temporelle sans être chronologique, lieu d'une tension constante entre être et non-être, apparition et «échappement»24: sa con- densation sensible implique ou englobe les dimensions de l'insensible, comme dans le cas de la description du silence à Doncières, qui n'a cette qualité que parce que se love en lui les échos des fanfares militaires, ou dans le passage qui décrit une colonne de vapeurs sur l'océan, qui n'est

20. Voir mon article «La même et pourtant autre», Bulletin Marcel Proust , n° 50, 2000, p. 128-140. 21. G. Picon, Lecture de Proust ( 1963), Paris, Gallimard, 1995, p. 165-166. 22. «Correspondances», Poésie, n° 1, Belin, 1997, p. 97. 23. Michel Deguy, Choses de la poésie et affaire culturelle, Paris, Hachette, 1986, p. 98. 24. Voir M. Collot, op. cit., p. 179: «le poème», en laissant échapper la chose, «est en quelque sorte fidèle à l'échappement qui la constitue».

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visible que dans la mesure précise où elle est continûment en train de sombrer25. Il importe ainsi d'inclure la distance et l'absence au centre même du procès référentiel. La Recherche ne promeut pas l'avènement d'objets définitivement clos sur eux-mêmes. Par son style et ses thèmes, elle indexe plutôt des modalités de construction perceptive et mentale, recrée les rythmes d'un monde en perpétuelle formation et, en cela, ren- voie à des schèmes généraux d'appréhension du réel: qu'on pense ainsi à la conception proustienne de l'histoire comme continuels oubli et recommencement, qui a pu conduire à d'énormes contresens, puisqu'un cliché tenace, même après la parution de Jean Santeuil , laisse penser que Proust ne s'engageait pas, et ne jugeait pas par exemple les revirements des (anti)-dreyfusards - qu'il n'y ait pas chez Proust d'événement his- torique inerte et définitif, mais des lectures, toujours révisables, de la chronique, n'empêche pas son inscription personnelle dans les débats de son temps.

Il convient donc de restaurer la notion de distance à tous les niveaux de la Recherche. Le vitalisme critiqué par Paul Ricoeur nie le fossé qui sépare le mot de la chose; le rétablir ne revient pas à couper le langage de la réalité, mais à signifier que notre insertion dans le réel elle-même n'est pas de pure fusion, comme en témoigne précisément notre capacité à réfléchir notre implication. Comme le précise Proust,

il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers26.

Merleau-Ponty reprendra à son compte dans Le Visible et V Invisible cette découverte d'une ouverture ontologique généralisée:

Les choses ici, là, maintenant, alors, ne sont plus en soi, en leur lieu, en leur temps, elles n'existent qu'au bout de ces rayons de spatialité et de temporali- té, émis dans le secret de ma chair, et leur solidité n'est pas celle d'un objet pur que survole l'esprit (...). Comme le souvenir-écran (...), le présent, le vi- sible ne compte tant pour moi, n'a pour moi un prestige absolu qu'à raison de cet immense contenu latent de passé, de futur et d'ailleurs, qu'il annonce et qu'il cache. (...) ce qu'il y a, c'est toute une architecture, tout un «étagement» de phénomènes, toute une série de «niveaux d'être» (...). 27

Le référent proustien s'assimile donc à un mouvement et une dyna- mique, comme le suggèrent nombre d'objets du discours privilégiés par l'écrivain: climats, poussée substantielle de la couleur, visages ductiles d'adolescentes, mobiles paysages marins, paysages terrestres qui ne sont jamais saisis qu'en mouvement, par la fenêtre d'une automobile, d'un wagon, d'une voiture à cheval. La description cherche à retranscrire ce dynamisme d'une façon elle-même paradoxale, puisque comme le note

25. RTP, II, p. 161. 26. RTP, III, p. 902. 27. Op. cit., p. 153.

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très justement Julien Gracq28, il reste enséré dans les mailles d'un style compact qui ne laisse parfois que peu de place à l'incertain. Cette sur- charge, qui tente sans y parvenir - le sensible lui-même exigeait cette ouverture indéfinie - de rejoindre la temporalisation en acte du sensible et la variété de ses manifestations, s'oppose ainsi dans ses modalités à des styles plus épurés (comme celui d'André Du Bouchet), mais qui cherchent eux aussi à restituer le tremblement et la respiration du monde. Ce constant travail d'approche de la qualité spécifique de la chose ne correspond pourtant pas seulement à une nouvelle manière, subjective, de «voir» le réel. Il met en avant un nouvel ordre du monde, non moins valide que celui où la subjectivité était conçue comme un continuum stable, celui de l'espace perspectiviste classique ou du temps chronolo- gique et irréversible. Le style de Proust, métaphorique et/ou surimpres- sif, permet ainsi d'affirmer, à une époque où la psychologie fait de la contradiction et de l'ambivalence des parts intégrantes de la psyché humaine, que le sujet est intermittent ou pluriel - l'ambiguïté narratolo- gique comme sémiotique du sujet proustien a été mise en relief par Marcel Muller et par Jean-Claude Coquet29. De même, au moment où la physique renonce à une géométrie euclidienne et à un temps universel, la Recherche met en scène un espace véritablementt courbe (les côtés opposés se rejoignent) et un temps non linéaire, réversible et ne s'écoulant pas à une vitesse constante (qu'on pense au télescopage temporel des trois salons Verdurin dans le regard de Brichot ou aux terribles révélations du Bal de Têtes à la fin du roman). La syntaxe et le vocabulaire péremp- toires du Temps retrouvé , qui conjoint les termes «nécessité», «vérité» et «réalité», suggèrent bien que l'on n'a pas affaire ici à une nouvelle «interprétation», mais à une description véritable du réel, appréhendé à un niveau différent de celui du réalisme ou de la superficialité. Si l'invention artistique est pour l'écrivain indissociable d'une certaine façon de réfléchir son existence, elle permet aussi de dévoiler, voire de produire un ordre du monde que la conscience thétique n'imaginait pas. C'est pourquoi la littérature se définit chez Proust comme un absolu: non parce qu'elle serait la seule vie, mais parce qu'elle seule permet d'exprimer la vie muette du sensible.

LA FAUSSE QUESTION DE L'ART OU LA VIE

Exclure la littérature (voire l'art en général) de la référentialité revient à lui refuser sa capacité de révéler les modes d'émergence du sensible comme l'implication du sujet dans le monde. Or, le référent ne se situe pas dans le monde ou dans le langage, n'est pas une chose ou un

28. «Proust considéré comme terminus», En lisant, en écrivant, Paris, Corti, 1980, p. 95-97. 29. M. Muller, Les Voix narratives dans «la Recherche du temps perdu», Lexington, Kentucky, French Forum, Publishers, 1979 ; J.-C. Coquet, op. cit., notamment p. 216-219.

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sens, il se constitue dans leur enchaînement. Le style de la Recherche crée un effet vibratile qui est la définition même du rapport de Proust au monde: le réfèrent s'engendre dans et par cette motilité perceptible à travers les enchâssements de propositions, les parenthèses rectificatrices, les intermittences syntaxiques ou les écartèlements textuels qui fonction- nent comme des caractéristiques essentielles de son écriture romanesque. Proust rappelle ainsi que «c'est sous de petites choses (...) que la réalité est contenue (...) et qu'elles sont sans signification par elles-mêmes, si on ne l'en dégage pas» 30 .

C'est donc une question insoluble, analogue au paradoxe de la poule et de l'œuf, que de se demander si le rapport au monde qui est exprimé par une œuvre est antérieur à son écriture, ou si celle-ci met au jour des liens et des significations qui n'existaient pas avant elle. Le style n'est ni une copie, ni une création ex nihilo , mais un va-et-vient constant entre une expérience du monde qui se découvre et se produit à mesure qu'elle se formule, comme en témoignent les nombreux avant- textes de Proust, toujours plus attentif aux sens qui se créent dans la pratique de l'écriture. Le style découvre certes des structures existen- tielles ou ontologiques qui n'étaient pas dévoilées avant leur profération: elles n'en appartenaient pas moins au vécu de l'auteur et à un mode de manifestation encore secret des choses, qui, sans une reprise, sans une plongée en soi, se seraient délités dans le non-sens (la «référance» est «déférence (...) à du non-perceptible autrement que dit», précise Michel Deguy 31) :

J'étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres de- vant l'œuvre d'art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu'elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l'art pouvait nous faire faire, n'était-elle pas, au fond, celle qui devrait nous être le plus précieux, et qui nous reste d'habitude à jamais inconnue, notre vraie vie, la réalité telle que nous l'avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons (...)? 32

La référence proustienne est donc un processus aléthique en prise sur le dynamisme interne qui s'avère la marque récurrente de l'ontologie proustienne et s'institue comme désignation des rythmes qui nous lient au réel. Visant au sein du récit et dans un mouvement asymptotique, un dehors et un passé qu'elle ne rejoint qu'en en marquant la «transmu- tation» en «équivalents spirituels», elle relève ainsi d'une définition vectorielle qui peut seule suggérer cette réversibilité désirée ou redoutée entre monde et langage - Jean-Claude Coquet rappelle que la réalité

30. RTP, IV, p. 473. 31. «Correspondances», éd. citée, p. 99. 32. RTP, IV, p. 459.

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doit être analysée comme «une grandeur intégrée au langage» 33. Le choix par Proust d'un rejet in fine, une fois la vie du narrateur écoulée, de la découverte de sa vocation explique qu'il n'y ait pas d'expression possible sans une expérience préalable et non thématisée de ce qui doit advenir dans la parole. Et pourtant, cette parole même, irriguée par la vie, finit par en inventer le sens, par «trouver du nouveau»: sans la Recherche , il n'existerait pas de clocher-coquillage, d'homosexuel-bour- don, d'asperges-fées, de filles-fleurs, de livre-robe, tout simplement parce que le travail d'écriture lui-même devient une expérience à part entière du sensible, aussi valide sinon plus que sa rencontre effective.

Il est donc impératif de sortir du débat critique sur la prééminence de la vie ou de l'art dans l'origine de la création. Il n'y a pas de préces- sion de l'une ou de l'autre, puisque le second invente la première, sans laquelle il n'y aurait pas d'art; ce que l'art imagine, c'est encore de la vie... La notion de réversibilité, utilisée ici dans un sens différent de celui que Merleau-Ponty emploie à propos du rapport sentant-senti, doit absolument percer la logique diachronique de la conception classique de la création. Il s'agit même, à un niveau métaphysique, d'arriver à penser l'être en dehors de l'actualité, en y incluant le non-être, en dehors du temps saturnien, en y incluant le latent: penser l'être comme réseau où l'espace vide qui s'aménage entre ses mailles a une portée ontologique aussi importante que la trame proprement dite.

LATENCE ET RÉFÉRENCE

Je voudrais pour conclure m' attarder sur l'importance de la virtua- lité et de la latence dans la compréhension de la référentialité proustienne, qui peuvent être repérées à différents niveaux: ontologique, stylistique et temporel.

Chez Balzac ou Zola, l'objet de l'écriture était clairement identi- fiable (ce qui ne signifie pas qu'il ne soit complexe...). La représentation mentale du père Séchard n'est certes pas plus précise que celle de la duchesse de Guermantes (on sait à quel point la description balzacienne finit par noyer l'image qu'elle est censée exhiber): simplement les per- sonnages balzaciens comme zoliens, étant prédéterminés par le genre du roman réaliste ou naturaliste comme par les lois sociales et/ou hérédi- taires, sont dépourvus du mystère de l'inconnu et de l'imprévisibilité, que Proust suggère quant à lui toujours (même les Verdurin sont capables d'abnégation, lorsqu'ils prennent la décision de verser une rente secrète à leur ancien souffre-douleur, Saniette, ruiné et malade 34). Notons de plus que si Zola s'attache à suggérer une structure d'horizon des objets

33. Op. cit., p. 243. 34. RTP, III, 828-830.

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matériels, celle-ci renvoie le plus souvent symboliquement moins à leur dimension ontologique qu'à la psyché des personnages (divan rouge de Sabine la sensuelle dans Nana , festin de l'oie dans L'Assommoir qui annonce la dévoration de Gervaise par ses propres pulsions). Avec Proust succède un réel où le non-être et le latent contribuent à définir des objets dont l'invisibilité devient plus perceptible qu'eux-mêmes. Qu'on pense ainsi au «sombre glacis»35 des ombres sensuelles et fraîches de la falaise des Creuniers, dont Elstir s'acharne à restituer la paradoxale visibilité, au «reflet, plus dense et plus concret»36 que les choses mêmes de la nuit combraysienne, mais aussi, en un sens plus métaphorique, à la fille imaginaire de Roussainville qui n'est jamais vue «que criblée de feuillages»37 ou à cette ombre qui forme le relief ď Albertine à Paris, sur lequelle se profilent littéralement son passé et sa première rencontre avec le héros, sur fond bleu océan... La conscience perceptive est toujours la proie d'apprésentations voire d'hallucinations, et la pensée actuelle s'enrobe constamment d'un arrière-champ aussi fondamental qu'elle et parfois plus. Voir Albertine à Paris, c'est la voir dans son aura maritime; souffrir de sa mort, c'est réactiver, à l'intérieur même du travail de deuil, les souffrances que sa vie causait. Comme l'écrit Erwin Straus, «l'acte de voir dépasse, transcende ce qui est vu hic et nunc »38.

Qu'il n'y ait pas chez Proust de référent définitif ne renvoie donc pas à un défaut du langage. Ce sont les êtres et les choses qui ne se soumettent jamais à une clôture absolue, échappant du même coup à l'emprise de lois trop générales et incapables de rendre compte de ce qu'Antoine Compagnon appelle un «univers véritablement probabiliste»39. Leur manifestation est toujours soit prise dans les rets d'une perpétuelle transformation, soit saisie à l'arrêt, mais dans un suspens ontologique dilaté qu'on sent toujours sur le point de se briser et d'éclater. A cet égard, la tangibilité, le délinéament de certains clairs de lune, la fulgu- rance de la conflagration des regards (je renvoie à la première rencontre du narrateur avec Gilberte ou à celle de Jupien et de Charlus) ne doivent leur caractère absolu qu'à cet élan ramassé du visible sur lui-même, qui semble une condension du temps ou du souffle plus qu'une image fixe à proprement parler. Cette double vocation du sensible proustien à déborder ou à se contenir renvoie dans les deux cas à une latence du sensible, toujours déjà enfui, ou à l'inverse encore tendu vers son à-venir (les êtres eux-mêmes sont masqués et imprévisibles: qu'on pense aux colères de Charlus ou aux mensonges d'Albertine). Elle impose à l'écri- ture de se proposer non pas comme un point d'aboutissement (l'écrivain «finirait par dire» le moi, le monde, les autres) mais comme une origine, 35. RTP, II, p. 277. L'Océan à l'inverse se trouve «décoloré». 36. RTP, I, p. 32. 37. Idem, p. 155. 38. Du Sens des sens (1935), trad. G. Thines et J.-P. Legrand, Grenoble, Jerome Milion, iy»y, p. zy». 39. Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989, p. 50.

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un désir, un élan qui réinvente l'effort sensible et son instance - son «ek-stase». La problématique du palimpseste poétique rejoint dès lors celle du sensible conçu comme fray age d'une profondeur invisible. Dans les deux cas, deux couches (ou plus), qu'on ne peut dissocier entre pro- fondeur et surface, intérieur et extérieur, puisque c'est précisément leur imbrication qui importe, entrent en contact et en lutte pour créer un objet (chose, être humain, climat, texte...) qui récuse toute assignation défini- tive. Le sensible et son expression s'enroulent alors l'un sur l'autre. Si le réel est dynamisme, la langue qui le supporte devient elle-même cons- tant départ, ou retour, si l'on en juge par la fin de la Recherche , qui laisse le lecteur indécis quant au statut de l'œuvre à venir, celle qu'il vient de lire, ou une autre, virtuelle mais d'une certaine manière comprise dans la précédente. Si le style opère des transferts constants, la réalité devient glissement, heurt, suspension provisoire des contraires... Le lien entre la structuration du récit et celle du sensible n'est ainsi pas seulement un rapport de reproduction ou de mime: l'invention stylistique découvre, par son «travail», un sensible labile qui était latent et comme absent à lui-même. Le désir de référer crée alors un réfèrent qui lui est analogique, sans lui être ressemblant, par définition. Comme le précise Catherine Kerbrat-Orecchioni, qui s'insurgeait en 1982 contre les définitions sim- plistes du référent alors en cours,

La carte n'est pas le territoire, et (...) les objets verbaux ne peuvent en aucune manière être des répliques «justes » des objets extra- verbaux, et cela pour des raisons constitutives, puisqu'ils sont faits d'un matériau qui n'est ni isomor- phe, ni iso- substantiel au monde extralinguistique, qu'ils dénotent arbitraire- ment, et qu'ils sont asservis aux propriétés qui leur sont spécifiques de discrétion et de linéarité. 40

La tension vers le monde, marquée chez Proust dès l'enfance du protagoniste, finit par jalonner le réel comme un point de fuite, les amantes comme des «êtres de fuite», et le style comme parcours de ces dérives. La pertinence référentielle signifie que le style et le monde sont adéquats l'un à l'autre non parce qu'ils sont un seul et même événement, mais parce que leur écartèlement renvoie à la distance interne qui les caractérise l'un et l'autre et qui les relie encore. Car lorsque la chose est motile, on ne la rejoint qu'en la «ratant», c'est-à-dire en en marquant la versatilité temporelle ou l'indétermination:

Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée (...) suivait [Albertine] dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engen- drait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague.41

40. «Le texte littéraire: non-référence, auto-référence ou référence fictionnelle?», Texte, n° 1, Toronto, 1982, p. 35. 41. RTP, III, p. 538.

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La virtualité référentielle caractérise donc moins l'impossibilité apparente du discours à rejoindre l'extra- textuel que le mode de donation même de la réalité. Selon Gilles Quinsat, «que dans cette parole désor- mais le virtuel ne soit plus dissociable du donné explique l'architecture complexe» de la Recherche (et d'autres romans contemporains). Car

loin de voir dans l'importance accordée au langage un simple formalisme, ne faudrait-il pas y reconnaître plutôt le souci d'un absolu réalisme, qui ne se contenterait pas d'approcher la surface du réel mais tendrait, anatomique- ment, à produire au jour le tissu de combinaisons qui en constituent la substance? (...) le langage, domaine du latent, n'est-il pas alors la meilleure image de cet univers sans contours, où le possible et le réel ne font qu'un (,..)?42

Seule une esthétique de la surimpression pouvait ainsi suggérer la latence de l'être, cette découverte que l'invisible étaye le visible ou que le non-manifesté soutient l'apparaître.

Le «réel» engendré par l'œuvre ne relève donc plus de ce qu'on a pu appeler un «univers fictif» autonome, au sens où l'on parle de monde de Balzac, de monde de Proust, avec leurs personnages, leurs intrigues, leur cohérence, mais d'une façon ď adresser (au sens anglo-saxon) le vécu, de se reporter, d'interroger «une expérience de réalité dans laquelle inventer et découvrir cessent de s'opposer et où créer et révéler coïncident»: «"le lac de glace" au fond de l'Enfer de Dante» suggère que «quelque chose est dit sur la manière d'être de quelques âmes qui, en vérité , sont de glace» 43. Les grandes œuvres littéraires, y compris celles appartenant au réalisme, exhibent ainsi une réalité bien plus vaste que ne le laissent présager leurs contenus ou leurs motifs récurrents. La virtualité de la référence ne réside pourtant pas simplement dans le fait que le récit donne à voir ce que d'aucuns appellent un «monde possible»44, qui enjoindrait à la littérature de se conformer aux lois du «monde réel», ou à tout le moins d'être compatible avec elles. On reste alors dans une optique vraisemblabilisante et cohérente de la réfé- rentialité, modélisée par un recours au réalisme que certains critiques ont tendance à simplifier pour les besoins de leur cause.

En effet, l'incohérence fait partie de notre expérience de la réalité (par cet argument, on reste certes encore dans la compatibilité). Surtout, ce qui importe dans l'effet référentiel n'est pas (seulement) le contenu de l'histoire ou du texte, mais sa capacité à répondre des configurations du sensible, qui sont, comme le montrait Merleau-Ponty, le niveau pri- mordial qui implique tous les autres. L'énergie d'un Rimbaud ou la vio- lence d'un Lautréamont, le surréalisme, la fantaisie d'un Cyrano de

42. «Le roman et l'exploration du langage», Grand Atlas des Littératures, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 242-243. 43. P. Ricœur, op. cit., p. 309-310. 44. Sur les mondes possibles, voir notamment Th. Pavel, op. cit.

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Bergerac, les jeux baroques ou le fantastique en général ne sont donc pas à exclure des études sur la référence. Au contraire, plus les champs métaphoriques se tendent, plus l'inouï de la réalité se laisse pressentir: autant dire qu'il faut absolument sortir la problématique de la référence du corpus textuel réaliste duquel celle-ci a fini par tirer la majeure partie de ses concepts. Si l'intensité référentielle a partie liée avec le virtuel, ce n'est donc pas simplement parce que le possible fictionnel rejoint, par son réalisme, le possible de l'expérience, mais au contraire dans la mesure où un style poursuit l'expérience effective dans ses retranche- ments et tente d'en formuler l'indicible. Ainsi Proust prête-t-il attention autant à un bol de faïence ou à des assiettes exotiques qu'à la complexité de la libido humaine ou à une expérience hallucinatoire.

Enfin, au niveau temporel, la latence sous-tend la référentialité chaque fois qu'un écrivain parvient à prendre en compte, grâce à son style comme à son récit lui-même, l'avenir et le non-être. Moins par sa capacité à prévoir, à la manière d'un écrivain de science-fiction ou d'anticipation, les objets et les comportements, notamment sociaux, du futur, que par son aptitude à découvrir les schèmes structuraux fonda- mentaux, à l'intérieur d'une épistémè donnée, de l'humain et du réel. La Recherche possède ainsi une sorte de référentialité en réserve, destinée aux lecteurs pourvus des verres optiques du futur. Les dimensions diffé- rentielles du monde sensible (entendons par là la dialectique du silence et du son, de la profondeur et de la surface, de la forme et des fonds, y compris temporels, sur lequel elle s'enlève), les apparentes apories de l'intersubjectivité, les Lois de la sociabilité et des comportements, les redites de l'histoire, la magie de l'enfance comme celle du sommeil (laissons dans sa latence celle de l'agonie) ne concernent pas seulement le présent de Proust, mais notre plus extrême contemporanéité. Quel lecteur assidu de la Recherche n'a eu l'impression récurrente, et souvent obsessionnelle, de vivre exactement ce que l'écrivain avait décrit, alors même que les robes longues et les duchesses ont fait long feu et que le snobisme a changé de terrain 45 ?

Proust raconte toutes les enfances (comme l'Éloge chez Perse, sur fond de perte), toutes les vieillesses, toutes les configurations des groupes sociaux - des Écoles aux partis politiques - , et tous les rayonnements du sensible. La Recherche exprime ainsi ce qui fut sans l'être (Combray dans son essence) comme ce qui sera sans qu'elle le sache encore. Dès lors, l'écriture romanesque peut rejoindre le mythe enfantin d'une puis- sance démiurgique du désir (on se souvient que l'enfant de Combray tentait, par l'intensité de son regard, de «drainer» et d'« aspirer» une femme du «sol stérile de Combray»46), tout en contournant ses apories.

45. Voir Jean-François Revel, Sur Proust, Paris, Julliard, 1960, p. 121. 46. RTP, I, p. 156.

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Proust suggère ainsi que la lecture est une opération de (re)conversion et de trans-position, une interprétation. De même que l'écriture ne rejoint le référent qu'en se démarquant de sa matérialité, de même la lecture n'est jamais si fidèle au texte que lorsqu'elle prend ses distances avec sa lettre. La référence est donc bien une «visée», d'écriture comme de lec- ture, toujours au-delà d'elle-même.

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