L'histoire de ma vie

9

Click here to load reader

description

Un vieillard, à l'aube de sa vie, raconte sa petite histoire.

Transcript of L'histoire de ma vie

Page 1: L'histoire de ma vie

1

L’HISTOIRE DE MA VIE

Page 2: L'histoire de ma vie

2

Drôle de chose que la conscience. La conscience du temps qui passe, du monde

qui nous entoure. La conscience de notre propre existence. Notre existence

commence par notre naissance bien sûr, mais notre conscience ne sort

véritablement de la brume que des mois, que dis-je, des années après cet instant

premier. Difficile de dater l’émergence de notre être. Personnellement, lorsque je

m’efforce de remonter aux tréfonds de mon expérience, ce sont juste quelques

images qui me reviennent, parfois des rires, rarement des lieux (qui, peut-être, n’ont

même pas existé).

Quel âge pouvais-je bien avoir lorsque, du fond de mon berceau ou de mon lit,

ma mémoire a commencé à fonctionner ? Vaste question. A laquelle personne ne

peut répondre, et surtout pas moi, dont la mémoire commence à flancher, du haut

de mes cent sept ans. Et il n’y a pas que ma mémoire qui flanche, c’est toute ma

santé mentale qui vacille. L’autre jour, l’une de mes filles m’a surpris en train de

« relire » mes mémoires dans le noir. J’étais persuadé de lire, mais ce n’était

évidemment pas possible dans le noir. Décidément, je déconne à plein tube, par

moment. Je suis vieux, et sûrement aussi un peu gâteux.

Et ceci est l’histoire de ma vie.

Je vis dans un hospice. La Maison du Malade, que ça s’appelle. Certains trouvent

ça glauque, mais moi je m’en moque, je préfère en rire. Parce que si je devais pester

contre toutes les saloperies que Philippe nous fait vivre… Philippe, c’est le boss.

C’est le propriétaire de La Maison du Malade. Un fils de pute, un vrai, qui ne voit son

hospice que comme un moyen de faire du pognon. L’aspect médical, social et

sociétal du truc, ça lui échappe complètement. Phil est un pourri, un de ces types

qui se font de l’argent sur le dos des gens, et pas n’importe lesquels : sur les vieux,

les gens comme moi, ceux qui sont en train de mourir et qui n’ont presque plus un

rond. Mais bon, c’est notre monde qui veut ça, aussi. Phil n’est finalement

(presque) pas pire qu’un autre. Il est juste le produit de son époque. Faut-il l’en

blâmer ? Franchement, je n’en ai aucune idée.

Je vis dans une petite chambre, avec huit autres pensionnaires, ce qui fait que

nous sommes neuf petits vieux croulants dans une chambre de vingt petits mètres

carrés. Ca peut sembler beaucoup, mais il faut savoir qu’il y en a encore une dizaine

dans le couloir, des types comme nous, qui attendent plus ou moins patiemment

que nous passions l’arme à gauche pour prendre notre place. Bonjour l’ambiance.

Et va-y que je te fais un croche-pattes, que je te donne un coup de coude, que je te

pousse de ton lit… C’est la jungle, ici. La loi du plus fort. Mais bon, il faut

relativiser. J’ai quand même quelques bons amis : Pierre, Ludo, et quelques autres.

Page 3: L'histoire de ma vie

3

Et puis, il y a ce pauvre Roberto. Je l’aime beaucoup, mais il a complètement perdu

la boule, le pauvre vieux. Il n’arrête pas de saouler les infirmières et l’assistante

sociale pour obtenir le renouvellement de sa carte de séjour, alors qu’il a été

naturalisé il y a de ça dix ans déjà. Tous les jours, on lui (re)montre sa carte, ce qui

le calme un moment, mais jamais longtemps.

L’autre nuit, Phil a coupé le chauffage. En fait, en hiver, il n’allume le chauffage

qu’une nuit sur deux. Soi-disant qu’avec « l’inertie thermique du bâtiment, c’est

largement suffisant ». Il a fait venir un putain d’ingénieur thermicien assermenté

pour en arriver à cette foutue conclusion. Alors on se planque sous nos

couvertures, on grelotte et on attend. Gilbert est mort, cette nuit-là. Pas forcément

du froid, d’ailleurs, mais quand même. On était tous très triste, sauf Jean qui a pris

sa place, et qui était ravi de quitter le couloir, ravi de sa belle et subite promotion.

Tu parles d’une promotion ! Avoir le droit de mourir dans une chambre froide

remplie de vieux…

Dans cet enfer, dans cette misère, c’est grâce à mes filles que je tiens le coup.

Sandra, Julie, Elizabeth et Isabelle, à elles quatre elles forment un système tétra

solaire qui a toujours illuminé ma vie. Elles se saignent pour me payer cet hospice.

Elles font tout ce qu’elles peuvent pour m’offrir une fin digne. Je ne sais pas ce que

je leur ai fait pour qu’elles m’aiment tant. Avec Céline, leur mère (paix à son âme),

nous les avons éduquées tant bien que mal dans notre minuscule chez nous. Elles

n’ont jamais eu de chambre individuelle, nous n’avons que très rarement pu leur

faire de cadeaux, et pourtant… Nous les avons toujours aimées, et elles me le

rendent bien. A la mort de leur mère, elles ont été très fortes, ce sont elles qui

m’ont porté à bout de bras pour que je continue à vivre. Ah, leur mère…

Céline. Tu me manques tellement. Quand je pense que si nous avions eu plus

d’argent, nous aurions pu la sauver. Car Céline avait un cancer. Mais un cancer

« bénin », d’après notre médecin commis d’office (huit mois de liste d’attente). Un

cancer tout à fait traitable, avec quasiment aucun risque de rechute, ni rien. Mais

nous ne pouvions pas nous payer l’opération. Quant à la Sécurité sociale, elle a

disparu quand j’étais adolescent, me semble t-il. Alors… Très digne, Céline a

accepté son sort, et est venue mourir ici, dans ce même hospice qui me verra vivre

mon dernier souffle.

C’était il y a dix ans.

Une éternité.

Bon, j’aime autant vous prévenir : je suis vieux et gâteux, mon récit est décousu,

voire bordélique, et je me prends parfois pour Baudelaire, alors que je ne suis

Page 4: L'histoire de ma vie

4

finalement qu’un vieux monsieur qui découvre le traitement de texte plus d’un

siècle après tout le monde, sur un vieil ordinateur qui passe son temps à rebooter

(vous avez vu comment je maîtrise les termes techniques ? Et même les smileys,

tant qu’on y est ^_^ !), dans un couloir froid, venteux et mal isolé. Chienne de vie.

Heureusement, aujourd’hui, mes quatre jolies filles viennent me chercher pour une

petite ballade dans le parc d’à côté. Ce sera l’occasion de voir mes huit petites filles.

Oui, quatre filles, et huit petites filles. Pour tout vous dire, je n’ai jamais rien dit,

mais j’ai toujours trouvé ça hautement improbable d’un point de vue purement

statistique. Mais bon, moi et les maths… En fait, de manière générale, moi et la

Science, ça n’a jamais été le grand amour. Je n’y panais déjà rien à l’école primaire,

avec ces histoires de multiplications, de chromosomes et de dioxyde de carbone.

J’ai totalement dévissé au moment où il a fallu apprendre la division.

Aller au tableau pour tenter de calculer quel nombre, multiplié par l’autre en haut

à droite, pouvait bien donner le nombre en haut à gauche, c’était le trou noir.

Humiliant. Je n’avais pas la moindre idée de comment on pouvait faire – ni même de

comment on pouvait demander de faire – une chose pareille. Pour moi, ça relevait, au

mieux, de la divination. Au collège et au lycée, ce n’était même plus la peine d’y

penser, et à l’université… bin, en fait, je n’y suis jamais allé, à l’université. C’était

trop cher, mon père se tuait au travail, à essayer de vendre des voitures à air

comprimé.

Mais je m’égare, je parlerai de mon père plus tard.

Je disais donc que moi et la Science, on n’a jamais vraiment pu se blairer. Quel

intérêt, franchement ? La médecine guérissait tout, pourvu qu’on ait de l’oseille,

mais pour le commun des mortels, c’était le néant. Et puis, quand le réacteur au

sodium de Penly a explosé, tout ce qu’on a gagné, ce fut la panique à bord, la mise à

l’arrêt définitif des EPR et des ESR, le rationnement de l’éclairage, du chauffage et

du micro-onde, le tout assaisonné d’un paquet d’irradiés et de cancers à répétition,

histoire de mourir instantanément ou à petit feu, au choix. Les scientifiques ont

fermé les deux cents centrales, ils ont décrété des no man’s land, puis en

remplacement ils nous ont mis des hélices partout, des espèces de grandes fleurs

géantes et toutes laides qui ont surgi du néant en bourdonnant à n’en plus pouvoir,

et en perdant des pétales de cent vingt mètres dans les champs dès qu’il y avait un

peu trop de vent.

Tu parles d’un triomphe de la Science.

Et puis, tous ces foutus savants ont décrété qu’ils avaient enfin trouvé la

« théorie du tout », une espèce de formule censée tout expliquer, la « pensée de

Dieu », comme a dit l’autre. Mais ladite théorie était tellement compliquée que

Page 5: L'histoire de ma vie

5

personne n’y a jamais rien pané. Sans compter que, en pratique – et ce sont les

scientifiques eux-mêmes qui le disent –, il n’y avait rien à en tirer. Ca nous a fait une

belle jambe de savoir que l’univers était multiple, alors même qu’on n’était pas

foutus de vivre tranquillement dans le nôtre. Ca nous a fait une belle jambe, quand

on a appris qu’il y avait un réservoir d’énergie illimitée au creux même de l’espace-

temps, mais qu’on ne pouvait pas y toucher.

En grande concertation avec les politiques, ils ont aussi inventé tout un système

pour le tri des déchets. Moi, je n’étais pas contre, mais, franchement, quand ils ont

mis sur pied une division spéciale de la Gendarmerie en vélos solaires pour coller

des PV de 500 boules aux petits vieux comme moi qui ne faisaient pas la différence

entre le polyéthylène et le polypropylène et qui se trompaient de bac à déchets…

Du coup, vous m’excuserez, mais quand ils ont commencé à nous expliquer qu’il

n’y avait rien après la mort, que c’était scientifiquement et définitivement prouvé,

eh bien, moi, je leur ai proposé d’aller se faire mettre. Je sais que ma Céline

m’attend là haut, quelque part, bien au chaud. Ces foutus ingénieurs et chercheurs

feraient mieux de mettre au point leurs projets de panneaux solaires du désert et

d’améliorer les récoltes de riz et de blé, de réparer leurs conneries nucléaires, de

dépolluer les lacs, de désengorger les villes et les routes, de ramener à la vie les

chats (je n’ai toujours pas compris comment on en est venu à les faire disparaître,

ces pauvres vieux) plutôt que de nous donner des leçons de vie toutes les cinq

minutes.

Enfin bref.

Fin de la parenthèse technique.

L’autre grand drame de ma vie, ce fut mon frère, Edouard. Oui, je sais, vous

vous dites que je dramatise trop, que je ne parle que de mes douleurs, de mes

échecs et de mes souffrances. Ce n’est pas faux, mais en même temps, il faut me

comprendre : écrire me permet de faire le bilan, d’essayer d’être en paix avec moi-

même.

Alors, vous pouvez en penser ce que vous voulez, moi, j’écris. Ca me libère.

Mon frère Edouard, donc. Né quatre ans après moi, ce fut un petit frère

merveilleux, jamais chiant, bien au contraire, il a toujours été gentil et conciliant.

Dans mon entourage, tous mes amis se battaient avec leurs frères et sœurs, mais

entre Edouard et moi, ça roulait.

Le truc, c’est que lui, il était intelligent. Brillant, même. Moi, j’étais une burne,

mais lui il a pu faire des études, il est devenu officier, il a encadré des hommes sur

le terrain, tout ça. Et c’est bien là le problème. Alors que je lavais des vitres de

Page 6: L'histoire de ma vie

6

voitures au magasin où travaillait mon père (vous imaginez un peu le piston, quand

tout ce que votre père peut vous aider à trouver, c’est un job de laveur de

bagnoles !), eh bien, Edouard, lui, il était au front. Parce que, oui, ce que j’ai oublié

de dire, c’est qu’à cette époque là, la France est entrée en guerre au Moyen-Orient.

Pas toute seule, non, loin de là, car nos dirigeants ont toujours été des couilles

molles, mais on a suivi les Américains et les Anglais lors de la Grande Coalition

pour le monde libre. Et mon frère y est allé, car il était dans l’armée.

Moi aussi, j’ai voulu y aller.

Pour soutenir mon frère, pour aider le « monde libre », et aussi pour arrêter de

laver des vitres, je me suis engagé. Mais, évidemment, je me suis blessé à

l’entraînement. J’avais opté pour l’Armée de Terre, car je me disais que ça ne

pouvait pas être bien compliqué, et donc que c’était à la portée d’un idiot comme

moi. L’Armée de l’Air, la Marine, les tanks, tout ça, je ne m’en sentais pas capable,

mais simple fantassin, avec mon fusil et mon paquetage, ça, je pensais que c’était

jouable. Seulement voilà, lors d’un exercice, j’ai tout compris de travers, et je me

suis coincé le petit doigt dans le mécanisme d’une pièce d’artillerie. N’eût été le

courage d’un de mes collègues, j’aurais probablement fini déchiqueté. Mais non, j’y

ai juste perdu trois doigts de la main gauche et j’ai été réformé, tandis que mon

collègue recevait une médaille, et que mon frère se faisait tuer au combat, dans le

crash de son hélico.

Killed in action, comme on disait à ce moment là, parce que ça faisait plus classe.

Mais moi, je m’en foutais pas mal que ce soit classe. Mon petit frère était mort, et

moi je m’étais ridiculisé, dans l’un des accidents les plus stupides de la décennie.

J’aurais pu sauter sur une mine en Afghanistan, me faire tuer par un sniper en Irak,

exploser dans un hélicoptère en Syrie, finir amputé à Tora Bora.

Mais non. Moi, je me suis coincé le petit doigt à Vernon.

Dans l’histoire, on a gagné un joli cercueil et un grand drapeau, mais c’était

quand même à nous de payer l’enterrement. Je n’en reviens toujours pas, comment

peut-on envoyer un gosse se faire tuer et abandonner sa famille comme ça ?

Finalement, j’étais bien content d’être réformé, tellement j’étais dégoûté par l’armée.

Enfin bref, Edouard est mort, et moi je suis devenu infirme stupidement, comme le

couillon que j’étais. Peu de temps après, mon père s’est suicidé.

J’ai failli en faire autant.

Destins brisés.

Bon, je vous vois venir, du style : « Nan mais c’est quoi ce vieux grincheux ? ».

J’assume, oui, je suis un vieux grincheux. Mais pas que. Et je vais vous le prouver.

Page 7: L'histoire de ma vie

7

Je me plains beaucoup, je sais, mais au fond de moi, je suis un homme heureux. La

vie a été une chienne avec moi, et j’ai toujours passé mon temps à rouspéter, mais

au fond, ça va. J’ai déjà parlé de mes adorables filles et petites filles. Je n’ai pas

beaucoup plus à en dire, car nous n’avons jamais rien vécu de profondément

marquant, c’est juste que nous avons tissé des liens très forts, des liens invisibles qui

n’ont rien d’extraordinaire, mais qui font que, ensemble, nous sommes

profondément heureux. Je suppose que ça tient à pas grand-chose, il en faut peu

pour que les choses dérapent, pour que la rancœur s’installe. Dans notre petit

appartement, qui ne nous a jamais appartenu (comment trouver l’argent, dans ce

monde où les banques ne prêtent plus, ou alors avec des coefficients 5 ?), les choses

auraient pu rapidement s’envenimer, mais non. Et je me suis toujours bien entendu

avec leurs maris, étrangement. Le seul avec qui ça a failli mal se passer, c’est Jean-

Luc. Il portait des lunettes de soleil italiennes et il avait une espèce de gras dans les

cheveux. Ca m’énervait profondément, je le lui ai dit, et tout ce qu’il a rétorqué,

c’était que si c’était là les seuls griefs que j’avais à son encontre, c’est que finalement

tout allait bien. J’ai bien été obligé de le lui concéder. Puis nous sommes devenus de

très bons amis. Bref, tout allait bien de ce côté-là.

Et puis, même si j’ai perdu ma mère très tôt, j’ai eu une enfance heureuse. Nous

ne partions en vacances qu’une fois par an. C’était en Normandie, nous louions une

tente dans un petit camping perdu. Il ne faisait jamais vraiment beau, il y avait

toujours beaucoup de vent, et nous n’allions jamais au resto.

Mais ça allait.

Je faisais du cerf volant, je me gelais les couilles dans les vagues où je faisais du

body sur ma planche toute molle, je rêvassais dans les dunes, le regard perdu,

hypnotisé par les nuages dégueulés par la centrale d’à côté. Et puis, j’ai rencontré

Lola. J’avais dix-sept ans. On a passé un été merveilleux. Nous ne nous sommes

plus jamais revus. Ca a l’air triste, je sais, et ça l’est réellement. Je me suis toujours

demandé ce qu’elle était devenue. Je crains qu’elle ne soit morte, tuée par le nuage

de sodium radioactif de Penly (elle habitait pas loin). Mais, malgré tout, je garde un

souvenir véritablement merveilleux de cet été. C’était en août 41.

Le réacteur a pété dix ans plus tard, en 51. Edouard est mort cette année là. Oui,

ce fut une année de merde, on peut le dire. Bon, je sais, j’étais censé vous prouver

que je n’étais pas grincheux. Pas sûr d’avoir réussi…

Allez, un dernier chagrin, et puis j’arrête, promis. Je veux vous parler de

Brownie. C’était mon chien. Comme vous pouvez vous en douter, il était marron.

A la base, c’était le chien de notre vieille voisine, je l’adorais (le chien, pas la

Page 8: L'histoire de ma vie

8

voisine), c’était moi qui le sortait matin et soir quand j’étais enfant. On allait courir

dans le petit parc au pied de notre HLM, il faisait ses besoins, puis nous jouions à la

balle. Quand Irma (la vieille) est morte, comme elle n’avait pas de famille ni rien, j’ai

réussi à récupérer la garde de Brownie. J’ai dû sévèrement batailler, mais comme

maman venait de mourir, mon père a fini par accepter, pensant que ça me rendrait

moins triste. Il a eu raison. Je l’aimerai et le chérirai toujours pour avoir accepté.

Parce que Brownie a illuminé ma vie. On dormait ensemble, on jouait ensemble, on

prenait notre douche ensemble (je crois que Brownie fut le chien le plus propre de

tous les temps). Je mangeais même des croquettes, parfois. En bref, Brownie était

mon meilleur ami. Il était doux, obéissant, délicieusement idiot, câlin, tout ça.

Et donc, un matin d’hiver que je le promenais en laisse, un livreur de pizza en

scooter électrique nous a percutés sur le trottoir. Brownie a poussé un « kouïe » en

étant projeté à plusieurs mètres, m’arrachant la laisse des mains. Je me suis précipité

vers lui, il a convulsé quelques instants, et puis il est mort, comme ça, étalé dans la

neige sale. Ce fut horrible. Avec mon père et mon frère, on est allé l’enterrer dans le

terrain vague derrière l’immeuble. Au milieu des machines à laver et des micro-

ondes abandonnés, on a creusé dans la terre durcie par le gel. C’était épuisant.

Brownie était un gros chien, on a donc passé l’après-midi à nous casser les mains en

nous relayant avec la bêche pour lui faire une place convenable dans le sol gelé.

Mon père avait acheté un gros sac en toile, dans lequel on a mis Brownie

délicatement, avant de l’allonger dans sa dernière demeure. Pauvre bête. Le

recouvrir de terre froide fut la pire expérience de mon enfance. Oui, pire que la

mort de ma mère. Je ne sais pas pourquoi, j’adorais ma mère, mais c’est comme ça.

J’ai pleuré pendant trois jours. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, j’en ai les

larmes aux yeux. Ce fut une telle souffrance, que jamais plus nous n’avons eu de

chien. Se séparer d’un tel ami fut tout simplement trop dur pour qu’on puisse

envisager de recommencer.

Voilà. Nous sommes jeudi après-midi. Et mes mains tremblantes ont, je crois,

fini. Quand j’y repense, mes mémoires font à peine dix pages. Mais ça n’a rien

d’étonnant, car j’ai mené une petite vie pas particulièrement remplie. Je n’ai pas

vécu grand-chose, je ne vais donc pas prétendre le contraire en m’étalant sur des

dizaines ou des centaines de pages. Mais j’ai bien vécu. Je suis grincheux mais, au

fond je suis heureux.

Allez. Mes filles et petites filles vont arriver. On va aller se balader.

Ceci était l’histoire de ma petite vie.

Page 9: L'histoire de ma vie

9