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FREDERIC MATHIEU
LES VALEURS DE
LA VIE
LECTURE ACTUALISEE DE L’ŒUVRE DE G.
CANGUILHEM,
LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE (1966)
2014
Les valeurs de la vie
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Les valeurs de la vie
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Au Pr. Nouvel, pour son approche vivante d’une discipline qui l’est de moins en moins…
Les valeurs de la vie
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Ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions, ce sont les passions qui
utilisent la science pour soutenir leur cause.
Francois Jacob, biologiste (1920 - 2013),
dans Le Jeu des possibles, 1981.
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Sommaire
I. PHYSIOLOGIE, PATHOLOGIE ET THEORIES DE LA MEDECINE ... 36
A. Du normal au pathologique .............................................. 47
a. Conception d’Auguste Comte ............................................ 48
b. Conception de Claude Bernard .......................................... 60
c. Conception de George Canguilhem ................................... 77
B. L’intérêt du vitalisme ......................................................... 90
a. Des normes, des règles et des lois ...................................... 93
b. L’originalité de la biologie ............................................... 106
c. Primat de l’expérience clinique ....................................... 124
Conclusion ......................................................................... 146
II. DES NOTIONS REPENSEES AU REGARD DU PATIENT ............. 149
A. Normes, normalité, normativité, moyenne .................... 155
a. Norme, normalité et normativité ..................................... 157
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b. Moyennes et écart-types .................................................. 166
c. La relativité des normes ................................................... 172
B. Une redéfinition de la maladie ........................................ 175
a. La maladie, symptôme d’une moindre normativité ........ 175
b. L’anomalie : de la différence à la pathologie ................... 190
c. L’expérience de la fragilité ............................................... 199
C. Une redéfinition de la santé ............................................ 207
a. La santé dynamique et créatrice de normes .................... 209
b. La guérison : du tragique à la renaissance ....................... 222
c. La synthèse du comportement ......................................... 234
Conclusion ......................................................................... 242
III. LE CORPS « ECHOUE », SOCIAL ET BIOLOGIQUE ................. 252
A. Aspects du risque et de l’erreur ...................................... 252
a. Le risque consubstantiel à la vie ...................................... 252
b. L’erreur source de création et d’échec ............................ 259
c. Normes sociales et biologiques......................................... 318
B. Corps politique et corps social ......................................... 324
a. Du politique au médical ................................................... 327
b. Du médical au politique ................................................... 353
Conclusion ............................................................................ 355
Les valeurs de la vie
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IV. ACTUALITE ET PROSPECTIVE DE CANGUILHEM ................. 357
A. Le normal et le psychopathologique ............................... 363
a. Retour aux origines .......................................................... 365
b. Genèse d’une anthropologie clinique .............................. 368
B. Enjeux éthiques contemporains ...................................... 378
a. Pathologisation du normal ............................................... 378
b. Normalisation du pathologique ....................................... 392
c. L’effacement du patient .................................................... 394
Conclusion ......................................................................... 414
CONCLUSION GENERALE ......................................................... 417
BIBLIOGRAPHIE ...................................................................... 438
Les valeurs de la vie
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Les valeurs de la vie
L’œuvre philosophique de Georges Canguilhem (1904-
1995) marque un pas décisif dans le domaine de l’éthique
médicale et de la bioéthique. Un pas dont la portée se laisse
encore auner au pullulement des références à ses travaux
dans les études philosophiques et scientifiques
contemporaines. Disciple de Gaston Bachelard, il assure la
continuation de la tendance épistémologique française
nourrie par les révolutions intellectuelles qui ont marqué le
début du XXème siècle ; philosophie des sciences alternative
à sa rivale anglaise, de facture plus analytique. Son influence
traverse l’œuvre de Foucault, dont il fut le directeur de
recherche, et de générations d’auteurs intéressés à la
médecine ou à l’approche de la médecine par la philosophie.
Gageons que la prospective de la convergence NBIC ne
laissera pas de rendre un second souffle à une pensée plus
actuelle que jamais. Que l’on adhère ou non à la matrice
intellectuelle qui sous-tend son approche, on ne peut dénier
à Canguilhem d’avoir mis en lumière une dimension centrale
de la discipline qui semblait être absente à son autocritique :
son fondement historique, philosophique et idéologique. La
médecine est un art, une techné au sens originaire de «
Les valeurs de la vie
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savoir-faire » ; mais encore une éthique, au sens axiologique
du terme. Tout ne va pas sans dire.
Deux mots de présentation, avant que de nous engager
dans l’analyse et l’interprétation d’une thèse appelée à la
postérité qu’on sait. Deux mots, pour remonter aux sources,
sur le parcours intellectuel qui fut celui de notre auteur ;
parcours des plus particuliers qui rend raison de sa
perspective comme de sa conception de la chose
philosophique. L’originalité notable de Canguilhem consiste
en ce que sa formation de médecin-philosophe le rend
comptable d’une approche complexe et synthétique de son
objet d’étude. Elle lui rend accessible un contenu scientifique
que la philosophie, depuis le « régime de la bifurcation »
instauré par Victor Cousin sous les auspices de la IIIème
République, tendait à négliger au profit de la forme («
logique du raisonnement ») ou de la poétique, plus littéraire
en son objet. L’auteur milite par sa démarche en faveur d’une
exogamie de la philosophie, laquelle menace incessamment
de devenir autotélique, autoréférentielle. Elle est, pour
Canguilhem, « une réflexion pour qui toute matière
étrangère est bonne », et plus encore « pour qui toute bonne
matière est étrangère »1. Loin d’être ce brassage à vide qu’elle
se condamne à devenir, elle doit, pour se survivre, s’ouvrir à
ce qui n’est pas elle, à des savoirs et des problèmes concrets.
Tout se passe comme si l’extériorité du problème devenait la
1 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses
Universitaires de France, 1966, p. 7.
Les valeurs de la vie
12
condition de possibilité de la réflexion philosophique.
Aucune cellule, aucun organe, aucun individu n’est
autarcique ; la discipline philosophique ne saurait l’être
davantage. Elle vit de ses échanges, de son inscription dans
un milieu qui dialogue avec elle. Toute réflexion se doit
d’être incarnée, tant il est vrai que toute pensée est une
pensée « de » quelque chose. L’auteur renoue ainsi avec une
optique antérieure de la philosophie, arraisonnant à nouveau
frais le matériau scientifique et expérimental qu’elle
menaçait de perdre. « Science sans conscience, nous alertait
Montaigne, n’est que ruine de l’âme ».
Dans le prolongement de cette profession de foi, une
caractéristique corrélative participant à l’intérêt des travaux
de Canguilhem tient à ce qu’ils ré-apparient pratique et
théorie, praxis et théôria. Il ne s’agit plus – bien qu’il s’agisse
aussi ; il ne s’agit plus seulement – d’interpréter des textes,
fussent-ils d’illustres signatures. La connaissance que
Canguilhem a des théoriciens – ou des propagandistes – de la
médecine (ou de certains regards sur la médecine) ne fait
aucun doute. Cette connaissance lui permet notamment de
relever des lignes de force et des courants de pensée se
confrontant à l’intérieur de la discipline. Témoin la
controverse mettant aux prises d’une part, le mécanisme
insidieusement actualisé par Claude Bernard, comptable
d’avoir traduit en une certaine manière le physicalisme
réductionniste de La Mettrie et le déterminisme de Laplace
en termes physiologiques, et d’autre part le vitalisme, qui
trouve avec Thomas Willis ses lettres de noblesse, et trouve
Les valeurs de la vie
13
son relais séculaire à la faveur de l’enseignement de l'École
de Montpellier. André Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, caractérise cette
dernière position comme une « doctrine d'après laquelle il
existe en chaque être vivant un "principe vital", distinct tout
à la fois de l'âme pensante et des propriétés physico-
chimiques du corps, gouvernant les phénomènes de la vie »2.
C’est à cette tradition que se rattache l’auteur, n’hésitant pas
à transposer en biologie certaines notions issues du
spinozisme, du nietzschéisme ; à se servir de Nietzsche – que
la référence se donne ou non explicite – comme d’une boîte
à outils, comme d’une grille de lecture… comme d’une
machine de guerre.
Il importe à ce titre de ne pas minimiser la dimension
critique de l’œuvre de Canguilhem. De ne pas édulcorer ce
qu’elle recèle d’iconoclaste. Il y a assurément une charge
polémique consubstantielle à toute proposition, présente en
toute alternative dès lors qu’elle se confronte à d’autres
approches, qu’elle heurte d’autres conceptions. L’essai sur Le normal et le pathologique n’échappe pas à la règle. L’ouvrage
assume sans équivoque son inscription dans le mouvement
d’une controverse perpétuelle, d’un dialogue constructif et
jamais refermé en quoi consiste en dernier ressort la
dynamique de constitution des connaissances. À plus forte
2 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,
Quadrige Dicos Poche, 2010.
Les valeurs de la vie
14
raison, des sciences. L’échange s’impose ainsi comme
condition de possibilité de l’évolution des théories, celles-ci
n’étant différenciées des dogmes que par leur ouverture à la
remise en cause. Le choix de Canguilhem d’engager ce
dialogue relève d’une certaine attitude épistémologique qui,
loin de le disqualifier, fait honneur à l’esprit de découverte.
Au scepticisme scientifique. Le recul historique et la distance
philosophique constituent à ce titre des recours inestimables
pour apprécier ce que les opinions, valeurs, axiomes que
véhiculent des disciplines comme la médecine peuvent
témoigner de contingent, de contextuel, sinon de relatif.
Cette lumière heuristique alimentée par sa maîtrise des
auteurs en question – médecins et philosophes – est en ce
sens ce qui permet à Canguilhem de repenser santé et
maladie, physiologie, pathologie et guérison de manière
relationnelle et non plus simplement abstraite. Prisme
relationnel qui accentue la singularité des cas, et légitime la
prise en compte du point de vue du patient. Ce qui ne se
peut faire que dans une perspective « clinique », au sens
premier de « se pencher » (klinô : « incliner ») sur le lit
(klinos : « lit ») du malade. L’auteur attend en cela
précisément de la médecine qu’elle l’introduise « à des
problèmes humains concrets »3. Or la médecine se présente
à ce titre comme un art de l’écoute ou une technique de
soins toute indiquée. La « concrétude » qu’elle appréhende
au jour le jour met l’équipe médicale aux prises avec des
3 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
15
vécus singuliers, des « histoires biologiques » qui ne se
laissent pas réduire les unes aux autres. Tout vécu est
concret parce que vécu ; tout concret est vécu parce que
concret. Les questions soulevées dans le cadre du soin, tout
en appelant des réponses éminemment individuelles,
présentent une part d’universalité qui excède de beaucoup
les simples cas individuels. Des questionnements tels ceux
de la valeur d’une vie ou des limites de la médecine, de la
pertinence de ces approches et de leur historicité.
Cette approche novatrice, riche d’un nouveau regard
que porte Canguilhem sur la médecine, sur son contexte
d’élaboration, sur ses tendances, ses idéologies, ses aléas et
sur son exercice pratique renoue avec la dimension «
charnelle » qui avait cours en ses premiers balbutiements. À
l’objet du savoir, elle substitue le sujet du soin ; à l’analyse
froide et distante de symptômes objectifs, elle associe
l’écoute, la prise en compte du vécu du malade – redéfinit la
maladie en fonction du malade.
C’est auprès des « patients », à travers les rapports que
ces derniers instruisent avec l’équipe soignante, que l’auteur
entend ainsi trouver matière à « raisonner » la science (dont
Heidegger disait qu’« elle ne pense pas »4 – ses prémisses ni
ses conséquences). C’est-à-dire à philosopher la science. À
4 M. Heidegger, « Que veut dire penser ? », dans Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
1958, p. 157.
Les valeurs de la vie
16
rappeler ce que la médecine est fondamentalement, et ne
doit jamais cesser d’être : une valorisation de la vie. À
démontrer que la médecine n’est rien en dernière analyse
que le prolongement de la vie agissant sur elle-même afin de
croître et de se renouveler. C’est auprès des malades que
Canguilhem entend faire voir qu’au-delà de la médecine,
toute connaissance – étant émanation de la vie – se reconnaît
dans les mêmes œuvres de normativité, d’erreur, de rupture,
de valorisation et de création que les êtres biologiques à
travers leur histoire. Car la médecine comme les individus
témoigne d’une histoire qui n’est pas linéaire, mais erratique,
pleine d’anfractuosités. Elle n’est pas rectiligne, elle n’est pas
progressive, cumulative ; mais elle aussi, sur le modèle des
organismes, connaît des sauts qualitatifs de paradigmes ; elle
également résout différemment d’anciens problèmes, quitte à
en refouler certains pour mieux en établir d’autres encore
inédits. L’oubli du corps souffrant figure, pour Canguilhem,
parmi les principaux. Le point de vue du malade s’est en effet
progressivement vu marginaliser par la médecine moderne.
Laquelle médecine, frayant dans les ornières d’Auguste
Comte et de Claude Bernard, a prétexté tantôt l’objectivisme,
tantôt l’intérêt de connaissance, tantôt le pragmatisme,
tantôt le refus de tout biais expérimental préjudiciable pour
ne plus avoir affaire qu’aux maladies dissociées des malades.
Peut-être, simplement, pour mieux s’en protéger…
La redéfinition de la médecine par Canguilhem va donc
nécessiter une inversion de la priorité accordée à la science
sur la technique. Considérée sous le rapport de
Les valeurs de la vie
17
l’épistémologie, elle implique l’adoption d’une autre
approche de l’histoire de la science, de l’histoire des hommes
aux prises avec la science et plus généralement, de l’histoire
de la vie. Donc une nouvelle méthode qui rende possible une
réévaluation des principaux concepts de la médecine à l’aune
de l’expérience humaine – clinique, sociale – des normes
supposée rapprocher les valeurs de la science des valeurs de
la vie. Méthode qui réinscrive la biologie dans son essart
intellectuel, de sorte à concevoir les différents concepts
qu’elle mobilise comme autant de problèmes qui parfois
disparaissent derrière leurs solutions, et que la philosophie
dans son effort de réflexion a charge de rouvrir : « En
procédant ainsi, nous pensons obéir à une exigence de la
pensée philosophique qui est de rouvrir les problèmes plutôt
que de les clore »5. L’histoire des sciences n’étant pas linéaire,
cumulative et univoque, il en résulte que l’élément unifiant
les sciences passées et les sciences du présent ne saurait
consister dans l’accroissement de l’intelligence des
phénomènes – conception continuiste, positiviste ou
progressiste de la connaissance. Il tient à l’insoluble
persistance des problèmes soulevés par ce qui fait échec à la
pensée vivante, à l’existence concrète et à ses normes.
Problèmes posés de manière singulière en fonction des
époques, et non de manière déterminée ab origine,
continûment retravaillés suivant un processus par
anticipation acquis à leur résolution. L’histoire des sciences
que promeut Canguilhem avise, bien au contraire, les
5 G. Canguilhem, op. cit., p. 9.
Les valeurs de la vie
18
différents états de la science comme autant de systèmes ou
régimes qualitativement distincts – de même que les allures
de la vie (santés et maladies) ne sont pas dérivées les unes des
autres par modifications de surface, mais foncièrement
hétérogènes.
La mise en place d’une telle épistémologie s’appliquant
à situer historiquement les « concepts-problème » de la
médecine ne peut alors se faire qu’en replaçant ceux-ci dans
leur contexte d’élaboration ; cela dans l’horizon d’une
relecture qui ne peut être que discontinuiste de l’évolution
des sciences.
L’attention au contexte se réfère aussi bien à la
structuration de la théorie (aux autres éléments de la théorie,
fonctionnant par jeu de renvoi) qu’aux autres sciences qui
œuvrent en parallèle et au contexte historique (politique,
religieux, etc.). La science présente doit, au contact de la
philosophie, s’emparer des problèmes issus de sa réflexion
sur les concepts en les examinant « sous l'angle de leurs
configurations et de leurs données spécifiques ». Les mêmes
problèmes (à supposer que les problèmes soient
véritablement les mêmes) n’y sont jamais posés de la même
manière, et les concepts résolutifs supposés y répondre,
même préservé le signifiant, ne dénotent pas le même
signifié. On peut, à cette enseigne, citer l'« avertissement »
de 1966 adressé au lecteur de l'essai Le normal et le pathologique, une occasion pour Canguilhem d’affirmer sa
résolution « [à] conserver un problème, [qu'il tient] pour
Les valeurs de la vie
19
fondamental, dans le même état de fraîcheur que ses données
de fait, toujours changeantes »6. Les concepts scientifiques ne
sont pas des entités closes et intangibles dont on pourrait
saisir la signification à l’exclusion de la matrice culturelle
elle-même évolutive qui leur donne corps et consistance. Il
s’agit d’apprécier leur place diachroniquement et
synchroniquement dans une économie de concepts
généraux, concepts pouvant servir à différents usages en
fonction des domaines et des époques considérées (« normal
» en est l’exemple-type) ; puis de comprendre par voie de
différenciation la raison spécifique qui motive leur emploi
dans chaque domaine particulier, à chaque époque
particulière. Seule une histoire des sciences sachant
différencier la part commune de la part singulière de ces
notions peut être à même de ressaisir l’interaction de ces
concepts avec l’histoire des hommes, de leurs valeurs et de
leurs préoccupations.
L’auteur nous encourage sans aucun doute à
reconsidérer la biologie comme constituant un champ de
l’expérience et du savoir sui generis, et qu’il importe de
traiter comme tel. Il n’en demeure pas moins que ce
caractère propre de la biologie ne la préserve en rien contre
les idéologies du temps, ni contre les mutations constantes
qui affectent des sociétés. Comme l’écrivait Henry Ernest
Sigerist (1891-1957), « la médecine est des plus étroitement
liée à l'ensemble de la culture, toute transformation dans les
6 G. Canguilhem, op. cit., « Avertissement ».
Les valeurs de la vie
20
conceptions médicales étant conditionnée par des
transformations dans les idées de l'époque ». L’histoire
épistémologique que développe Canguilhem ne peut donc se
satisfaire d’un thesaurus doxographique des acceptions des
instruments logiques de la médecine. Plus qu’un recueil, elle
s’accomplit dans une la recherche des problèmes posés, ou
négligés, ou résolus, par tel ou tel concept dans tel ou tel
cadre particulier. Elle est une anthropologie de terrain
glissant : « L'histoire des idées n'est pas nécessairement
superposable à l'histoire des sciences. Mais comme les
savants mènent leur vie d'hommes dans un milieu et un
entourage non exclusivement scientifiques, l'histoire des
sciences ne peut négliger l'histoire des idées »7. D’où
l’insistance mise sur l’interdisciplinarité. Sur le holisme du
regard, préférant la synthèse à l’analyse. L’approche des
sciences, comme celle du corps malade, est une approche
globale. Il en ressort qu’aucun savoir disciplinaire, non plus
qu’aucun organe, ne peut être étudié isolément des autres,
isolément de son environnement.
La relecture discontinuiste de l’histoire des sciences se
justifie pour elle par le constat d’incommensurabilité
séparant deux états de la pensée, qui devait conduire Kuhn à
employer l’expression de « révolution scientifique » pour
signifier qu’il se trouve davantage dans cette rupture qu’une
7 G. Canguilhem, op. cit., p. 16.
Les valeurs de la vie
21
simple « évolution »8. Révolution dans le regard, dans la
méthode9, dans les contenus, les préoccupations ; par suite
ou corrélativement, dans les outils et les mesures. Révolution
qui ne permet plus d’adhérer, à l’instar de Comte, à la
croyance au progressisme scientifique fluide et finaliste – en
tout cas plus de la même manière. Qui ne permet plus non
plus de juger de la science passée au prisme de la science
présente, dès lors que « le passé d'une science d'aujourd'hui
ne se confond pas avec la même science dans son passé »10.
Confondre science actuelle et science passée, poser que la
science actuelle dérive de la science passée, c’est retomber
dans l’illusion du continuisme phylogénétique qui oblitère
les moments de rupture, les sauts qualitatifs qui poussent les
sciences, à l’image de la vie, à dépasser l’obstacle de
l’anomalie en inventant de nouvelles normes
qualitativement distinctes. On reconnaît ici le principe de
Broussais11, appliqué à l’histoire des sciences. À contre-
8 Cf. T.S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques,
Paris, Flammarion, coll. Champs, 1983, en part. chap. IX : «
Les révolutions comme transformations dans la vision du
monde ». 9 Cf. P. Feyerabend, Contre la méthode, Paris, Seuil, coll.
Points Sciences, 1988. 10 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2009. 11 « Cette thèse positiviste, dont les racines remontent par-
delà le XVIIIe siècle et le médecin écossais Brown jusqu'à
Les valeurs de la vie
22
emploi, observe Canguilhem, pour ce qu’il nie la normativité
de la science autant qu’il pouvait nier, dans le domaine de la
biologie, la normativité de la vie. Tout se passe comme si le
préjugé de la continuité graduelle des phénomènes normaux
et des phénomènes pathologiques que Canguilhem n’aura de
cesse de dénoncer était répercutée par ses tenants, au-delà de
la vie réifiée, jusque dans la connaissance de la vie. Il ne
faudra pas moins d’un véritable glissement du centre de
gravité de la médecine au profit de la singularité malade
pour démonter cette présomption.
C’est donc à une manière d’ethnologie de terrain que
s’adonne Canguilhem, jetant incidemment les bases de la
sociologie des sciences. Le statut composite de la médecine,
au confluent des disciplines, fait en effet de celle-ci un
champ de réflexion privilégié pour la philosophie, en cela
qu’elle mêle tout à la fois l’élément diagnostic – se pensant
objectif en négligeant très justement de se penser – et le
facteur humain, ressortissant du domaine de l’éthique. Pour
autant que les sciences soient perméables aux influences de
facteurs initialement extérieurs à leur discipline propre, la
médecine fait aussi la preuve que tout discours fonctionne en
Glisson et aux premières esquisses de la théorie de
l'irritabilité, a été vulgarisée avant Cl. Bernard par Broussais
et Auguste Comte » (G. Canguilhem, « Le normal et le
pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris,
Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2000, p. 165-166).
Les valeurs de la vie
23
regard d’un tissu originaire de concepts et de significations.
Ce que Friedrich Schleiermacher (1768-1834), reprenant
l’expression de Wilhelm Dilthey (1833-1911) avait appelé un
« cercle herméneutique » : un horizon de précompréhension
appelé à se redéfinir au terme de chaque expérience. La
médecine s’enrichit de ses interactions avec les autres
sciences et avec les non-sciences tout en étant portée par sa
logique interne. De même que toute approche, tout « fait
d’observation » est solidaire d’une théorie, les notions
médicales ne sont jamais statiques : elles évoluent,
dynamiquement, empreintes de valeurs idéologiques
morales, sociales et politiques situées, témoignent d’un
contexte. « Des pensées sans matière sont vides », écrivait
Kant ; des matières sans pensées… n’existent pas. La
médecine, en convient Canguilhem, ne saurait en ce sens
être une « matière vidée de subjectivité »12. La subjectivité –
qu’on ne s’y trompe pas – n’est pas seulement chez
Canguilhem celle du malade ; elle est encore, elle est surtout,
celle du discours que tient à son égard le praticien, fort de ses
propres présupposés philosophiques. Et c’est bien tout
l’enjeu, l’intention directrice qui guide en filigrane
l’ensemble de ces travaux, que de jeter une lumière
heuristique sur ses présupposés, de les interroger, d’en situer
les limites pour mieux les repenser. L’auteur excipe ce qu’il y
a d’obreptice dans le discours des hommes de l’art. Il met à
jour la part irréductible de jugement normatif dissimulée
sous les atours de la raison médicale.
12 G. Canguilhem, op. cit., p. 157.
Les valeurs de la vie
24
La médecine, d’autre part, en vertu de son histoire
propre, de son irréductibilité – aux yeux de Canguilhem – à
sa seule composante physico-chimique et de
l’intersubjectivité que suppose sa pratique en sa nature de
discipline du soin, s’avère aussi dépositaire et créatrice de
normes. La médecine est porteuse d’une normativité qui
définit dans le domaine de la santé ce que la morale impose à
nos comportements. Ces normes ne sont pas sans efficace sur
la manière dont sont conçus les soins, le rapport au patient et
les états pathologiques. Elles interfèrent au cours des
processus de décision éthique qui mettent régulièrement aux
prises plusieurs approches d’une même problématique.
Autant de normes qui présupposent une hiérarchie de
valeurs ; autant de perspectives sur un parcours de soins qui
parfois prête le flanc à des conflits intrinsèques à la pratique
de la médecine. Conflits entre les points de vue sur la
maladie : celui de la science du médecin étayée par les acquis
(provisoires) de la discipline ; celui du patient, idiomatique,
lequel engage sa « compliance » à son traitement (sa
régularité dans l’observance des prescriptions
thérapeutiques) ; enfin, celui de la comptabilité, le point de
vue budgétaire, économique, le point de vue gestionnaire
et/ou logistique qui transparaît en filigrane ou de manière
assumée dans tout élément de décision. Au philosophe-
médecin, il revient d’exciper les différentes valeurs de vérité
véhiculées par le discours scientifique. De mettre à jour et de
penser le cadre normatif au sein duquel s’inscrivent les
énoncés de la médecine ; ce, notamment, en opposant ce
Les valeurs de la vie
25
cadre à d’autres cadres envisageables. À d’autres hiérarchies
de valeur. Il lui incombe d’interroger la pertinence de ces
valeurs et, en un geste qui renvoie par bien des traits à la
démarche de Nietzsche, d'en retracer la « généalogie »13.
Philosopher revient à cette enseigne à dégager une norme de
réflexion à même de réfléchir les normes de vérité
préexistantes, de les réévaluer, quitte à les bouleverser ou à
en fonder d’autres. Loin des byzantinismes abstraits
auxquelles cèdent trop souvent une philosophie devenue par
trop contemplative, l’auteur retourne la discipline à sa
destination première : philosopher consiste d’abord –
historiquement et étymologiquement – à fonder une
axiologie.
À Jean-Paul Sartre qui, à la même époque, escomptait
faire descendre la métaphysique dans le café (fût-ce à celui
de Flore), affirmant à la fois sa volonté de philosopher depuis
la terre et de remettre la philosophie à la portée de tous,
Canguilhem donne le change en pratiquant celle-ci au plus
près de l’humain, là où la vie côtoie la mort, là où le corps
découvrant la douleur perçoit par retour d’expérience la
valeur de la vie – mais n’est plus écouté. Et Canguilhem de
dévoiler comment les impensées de la science ont contribué
à le rendre inaudible. Renouer science et conscience,
contenu et forme, pratique et théorie ; traquer les idéologies
13 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand
et J. Gratien, dans Œuvres complètes VII, Paris, Gallimard,
1971.
Les valeurs de la vie
26
latentes véhiculées par le discours médical ; surtout,
expliciter les concepts ininterrogés de la médecine pour les
redéfinir, telle est la feuille de route que se propose de suivre
Canguilhem. C’est dans cette perspective que viennent
s’inscrire ses principales contributions à l’examen critique
des sciences biomédicales : la connaissance de la vie (1952), Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie
(1977) ou La Santé, concept vulgaire et question philosophique (1988). Pionnières en leur catégorie, ses
œuvres, devenues des références, défléchiront le courant
orthodoxe de la pratique en appelant au recentrage de celle-
ci sur le malade (plutôt que sur la maladie), sur le patient
(plutôt que sur l’organe malade) ; soit à un basculement de
perspective et à une relativisation de la sémantique
technique. De nouvelles interprétations émergent, teintées
d’un vitalisme qui peut éventuellement se concevoir, tout du
moins en partie, comme une transposition locale du
nietzschéisme.
Sans doute est-ce néanmoins l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique,
publication de sa thèse de médecine, qui a le plus participé à
remettre en question l’approche moderne de la discipline
inaugurée avec Bernard. L’auteur présente cette thèse,
exposée pour la première fois en 1943, revue et augmentée à
l’occasion de sa réédition en 1966, comme « un effort pour
intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes des
méthodes et des acquisitions de la médecine ». Notons, ce qui
ne manque pas d’ironie, que la réciproque n’est pas moins
Les valeurs de la vie
27
vraie. L’auteur emprunte à la médecine autant qu’il la
réforme, au moins dans son approche. S’il ne prétend
qu’expliciter certains concepts mal définis mais néanmoins
véhiculés par l’idéologie des sciences, cette exégèse, non plus
qu’aucun travail d’herméneutique, ne peut aller sans
interprétation. Ni sans critique, en l’occurrence ; et donc
reprise, refonte à la lumière d’une certaine philosophie des
concepts en question. L’essai sur Le normal et le pathologique entreprend donc ses analyses et ses
propositions sous le double éclairage d’une expérience
clinique et d’une théorie philosophique. L’auteur prend
position ; plutôt, l’auteur assume ses prises de position, aucun
regard n’étant exempt de parti-pris.
À contre-emploi de l’option réductionniste dont
Canguilhem souligne les limites, la thèse envisagée dans Le normal et le pathologique soutient le caractère irréductible
de la biologie. Autonomie de la biologie qui nous engage à
penser autrement que de manière mécaniste les phénomènes
à l’œuvre dans le monde vivant. La vie, pour Canguilhem, est
un élan dont le pôle négatif consiste dans la maladie et le
pôle positif dans la santé – que la maladie révèle comme
étant une valeur, un optimum de la normativité ; en cela la
vie est-elle irréfragablement désir, tension, jugement et
intention. La vie dispose de sa propre logique ; affirme ses
valeurs ; elle joue de sa labilité pour imposer ses normes en elle et au-delà d’elle-même. Elle transforme le monde pour
le rendre habitable et se transforme – réforme – pour
s’adapter au monde comme aiguillé par effet de feed-back.
Les valeurs de la vie
28
Tant et si bien qu’il devient nécessaire, écrivait Dagognet, «
de renoncer à l’ "en-soi" et de lui substituer ou de lui
accorder une créativité relative, d’admettre pour lui une
sorte de possible surabondance »14. Surabondance, et même
excès, impératif de surpassement : la vie ne procède
assurément pas d’un équilibre statique. Elle est en perpétuel
échange avec ce qui constitue son milieu naturel et culturel,
échange dont elle tire la matière pour s’essayer à d’autres
formes d’existence, pour transformer l’obstacle en occasion
de nouvelles « allures ». La vie est « énaction » dirait-on
aujourd’hui. Évolutive, jamais figée, la vie cultive une
dialectique avec ce qui la déborde tout en se débordant elle-
même. La vie, écrivait Spinoza, épouse une dynamique qui
vise à l’accroissement de sa puissance d’agir. La vie,
enseignait Nietzsche, est volonté de puissance : « La vie est, à
mes yeux, instinct de croissance, de durée, d'accumulation
de forces, de puissance : là où la volonté de puissance fait
défaut, il y a déclin »15. Le vivant biologique, renchérit
Canguilhem, se porte toujours au-devant de lui-même,
créant comme il existe dans une économie de la fuite en
avant à laquelle seule la mort peut venir mettre un terme. La
vie est moins objet qu’activité. La vie est équivoque, ses
formes jamais stabilisées.
14 F. Dagognet Georges Canguilhem. Philosophie de la vie,
Paris, Institut Edition Synthelabo, Empêcheurs de Penser En
Rond, 1997. 15 F. Nietzsche, L’Antéchrist (1888), Paris, Gallimard, Folio
Essais, 2006, Aphorisme n°6, p. 18.
Les valeurs de la vie
29
Et c’est cette instabilité qui rend si difficile tout
discours portant sur la vie. Toute théorisation est fixation
dans un carcan de concepts. Or le vivant fait éclater le
concept. Le vivant est tout entier compris dans le
mouvement de l’existence. Il est précisément ce qui ne se
laisse pas délimiter dans une essence – donc définir. Si donc
la science consiste en un travail de connaissance de son
objet, on ne peut se décharger à si peu de frais de la question
de savoir comment la vie, dès lors qu’elle ne peut être réifiée,
peut néanmoins se laisser arraisonner par une pensée.
Comment le vivant, qui est vécu, peut-il être connu.
Comment penser le vivant, se demande Canguilhem, et
n’est-il pas contradictoire de vouloir entreprendre une
réflexion sur le vivant dès lors que son objet, doué de
spontanéité, se situe aussi près de la vie que distant de la
réflexion ? Le fait est que lorsque l’on « pense à l'objet d'une
science, on pense à un objet stable, identique à soi. La
matière et le mouvement, régis par l'inertie, donnent à cet
égard toute garantie. Mais la vie ? N'est-elle pas évolution,
variation de formes, invention de comportement ? »16.
Si en effet l’on considère tout discours arrêté sur le
vivant comme procédant d’une pensée extérieure à son objet,
établissant ses propres normes de jugement, ses inductions
objectivantes, on peut rester sceptique quant à la possibilité
pour une science d’atteindre la spécificité d’une entité – la
16 G. Canguilhem, op. cit., p. 135.
Les valeurs de la vie
30
vie – usant spontanément de sa propre normativité, elle
jamais arrêtée, toujours en devenir. Le vivant se donne dans
l’expérience, dans le vécu, la subjectivité, l’individualité ; la
science se veut abstraite, théorétique, dépassionnée,
universelle. Leurs exigences semblent être aux antipodes.
Comment une quelconque tentative de conceptualisation
dont les seules conditions de possibilité s’énoncent à rebours
des propriétés de la vie peut-elle frayer un discours sur la vie
sans la dénaturer ? Réconcilier l’être et le devenir, l’un et la
multiplicité, l’idée parménidienne et le fleuve d’Héraclite,
voilà qui n’est pas une moindre gageure. Gageure qu’avait
déjà relevée (et résolue à sa manière) Henri Bergson17. Aussi
nous faudra-t-il, à notre tour, nous efforcer de comprendre
comment le vitalisme de Canguilhem permet de dépasser ce
qui apparaît en première approximation comme une
antinomie.
L’auteur exhibe les ressorts théoriques de conception
de la médecine et en développe les conséquences
philosophiques suivant différents axes ou perspectives
d’approche. Un premier développement pose la question de
la continuité entre les phénomènes ressortissant à la
normalité et ceux qualifiés de pathologiques : y a-t-il un
continuum qui permettrait de concevoir l’état pathologique
comme une simple modification quantitative de l’état
17 Cf. H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. Arnaud
François, Paris, PUF, « Quadrige », 2007 ; idem, La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF, « Quadrige », 6e éd., 1998.
Les valeurs de la vie
31
normal, de concevoir l’état pathologique comme un simple «
dérèglement » des phénomènes physiologiques normaux qui
induirait une différence non pas de nature, mais de degré
entre la maladie et la santé ? Problématique que ressaisit
l’auteur sous un angle historique, en vue de retracer
l’évolution de ces notions jusqu’au tournant de la modernité
avec la découverte par Pasteur des micro-organismes, puis
l’avènement des sciences positivistes. Ces dernières sciences
élaborées puis imposées dans le courant du XIXème siècle
auraient été, pour Canguilhem, le véhicule d’une approche
continuiste du devenir de la discipline, accréditant l’idée
d’une stricte homogénéité des processus ressortissant à la
physiologie et de ceux à l’œuvre dans la maladie.
Homogénéité que récuse Canguilhem : la maladie, oppose
l’auteur à Comte et à Bernard, engage au-delà d’une
altération de l’état de santé, un régime d’existence. Les «
comportements », « allures ». En conséquence de quoi la
guérison ne peut être comprise comme une restauration de
l’état antérieur à la pathologie : elle réinscrit l’individu dans
une nouvelle forme de normativité. Le postulat quantitatif
doit être révoqué au profit d’une nouvelle perspective, axée
sur l’émergence ; l’identité ou la continuité disqualifiée au
profit d’une approche qualitative et vitaliste des phénomènes
relevant du vivant biologique.
Le second développement s’inscrit dans le
prolongement de la mise au pas du principe de Broussais.
Canguilhem s’y emploie à développer une réinterprétation
des éléments de l’épistémologie médicale à la faveur d’une
Les valeurs de la vie
32
réflexion sur les notions de maladie, de santé, de guérison, de
normativité ou de labilité. Il y réinterroge les problèmes
afférents à l’articulation de la norme et de la normalité, de la
loi et de la norme, de la norme et de la moyenne ou de la
norme biologique et de la norme sociale. Le critère de
démarcation de la santé et de la maladie est déplacé du
regard du médecin – regard objectivant de la physiologie –
au vécu du malade, individu qui juge d’après son expérience
peu ou prou permissive ou empêchée de la normativité. D’où
l’exigence de l’intégration par la médecine de la parole du
sujet, et donc d’un dépassement de l’approche scientifique
pure au profit de la technique « au service de la vie ». La
reformulation par Canguilhem des principaux concepts de la
médecine n’est pas, du reste, sans impliquer la mise en place
d’une anthropologie soutenue par une philosophie de l’acte
des plus concrètes qui soit. Des actes individuels – ceux des
médecins – mais aussi collectifs, en cela qu’ils touchent à la
question de savoir comment pourrait se concevoir une
politique de la santé ou une santé de la politique ; comment,
pour recourir aux termes de Foucault, se constitue un « bio-
pouvoir » coercitif ou au contraire – au contraire de Foucault
– « libérateur ». La spécificité de la biologie en général et de
la médecine plus particulièrement donne à penser la
spécificité de la vie, avant tout porteuse de valeurs et terrain
d’invention.
Ayant ainsi mis en valeur la nécessaire appréhension de
la biologie comme discipline sui generis, allouée de
propriétés déterminantes qui la rendent inassimilable à la
Les valeurs de la vie
33
sociologie et à la mécanique ; ayant ainsi fait voir que la
médecine œuvrait au confluent des connaissances de toutes
factures, autant psychologiques que somatiques, Canguilhem
clôt provisoirement sa thèse pour y revenir vingt ans plus
tard. Ces vingt années de jachère donnent lieu aux «
nouvelles réflexions sur le normal et le pathologique »,
troisième et dernier développement de l’actuelle édition de
l’œuvre. Cette apostille prend acte du progrès scientifique
accompli depuis lors ainsi que du propre cheminement
intellectuel de Canguilhem pour repriser et préciser les
précédents ajournements effectués dans le cadre de ses
premières recherches. Il intronise en sus la thématique de
l’erreur en sciences, soulignant son rôle heuristique, pour ne
pas dire, au-delà, vital. L’histoire des sciences s’y trouve mise
en rapport avec celle de la vie, répondant l’une et l’autre à
une même logique de développement. Aussi nous
appesantirons-nous comme il se doit sur la nécessité de cette
apostille, ainsi que sur la vision globale qu’il dégage des
sciences de la vie.
Tirant les conséquences philosophiques – mais non
moins nécessaires – de l’apport de l’œuvre de Canguilhem à
la question de la médecine, un ultime développement nous
offrira en dernier lieu de revenir en quelques mots sur
l’intérêt que nous semble avoir cette œuvre de référence au
regard des enjeux éthiques actuels et futurs de la science :
automatisation des soins, gestion des hôpitaux, clonage
reproductif, diagnostic préimplantatoire, hybridations ou
post-humanité ; mais plus encore, afin de ne pas nous
Les valeurs de la vie
34
disperser dans les exemples, psychopathologie clinique. Cette
ouverture plus personnelle sur la question de la psychiatrie
et des techniques de soins gravitant autour des « sciences de
l’esprit » nous a paru de bon aloi pour au moins trois raisons.
De tout premier abord, pour offrir un exemple
d’instanciation possible de la philosophie de Canguilhem
frayant une approche synthétique, à travers le «
comportement » et ses structures, de la détresse humaine. La
médecine somatique n’est pas le seul département du soin à
pouvoir profiter de la refonte vitaliste et « personnalisante »
de l’épistémologie de l’auteur. Si peu – et tel peut-être le
second motif de cet investissement – que cette refonte est
elle-même tributaire d’un premier geste de révolution anti-
copernicienne inauguré en faveur du malade par la médecine
psychopathologique. C’est donc en elle, auprès des artisans
de cette révolution, que nous pourrons trouver les intuitions
que Canguilhem allait traduire ensuite dans son domaine de
prédilection. Un troisième intérêt qui pourrait justifier un
rapprochement entre l’enseignement de l’auteur et l’univers
de la psychiatrie contemporaine consisterait enfin à tirer les
leçons pour cette dernière des dangers de la réification à
laquelle elle semble actuellement se livrer. Ce notamment en
raison d’un recours de plus en plus usuel à des
pharmacopées, elles-mêmes prescrites en fonction d’un
relevé de symptômes objectifs par des manuels de diagnostics
(le DSM primum inter pares) qui en font oublier la
dimension de l’écoute, de la relation, l’individualité de la
personne sollicitante ; qui en font oublier, en somme, la part
d’humanité indispensable à la pratique du soin.
Les valeurs de la vie
35
Nous nous offrons dans cet esprit de proposer une
relecture de Canguilhem mise en rapport avec l’actualité de
notre époque. Loin d’être anachronique, la pensée de
Canguilhem nous paraît au contraire permettre un éclairage
précieux autant sur l’être que sur le devoir-être de la
médecine. Le normal et le pathologique présenterait au
moins le mérite de faire entendre une voix dissonante dans
un débat de moins en moins ouvert, de plus en plus «
technique » au mauvais sens du terme. L’auteur avait à cœur
de réconcilier pratique et théorie ; de s’interroger sur les
pratiques à l’aune des théories et sur les théories au regard
des pratiques qu’elles mettent en œuvre ; de considérer les
justifications données par les pratiques aux théories ainsi que
les blancs-seings donnés aux théories par les pratiques. Cette
mise en perspective ne pouvait procéder que d’une
dialectique équilibrée entre la chambre d’hôpital et le
laboratoire, le point de vue du malade et celui du médecin.
Elle s’associe surtout d’exemples, nombreux dans l’œuvre de
Canguilhem. Ainsi procéderons-nous, en émaillant autant
que faire se peut notre propos d’illustrations, émargeant par
là même des points de contact éventuels entre les intuitions
de l’Essai et les savoirs jamais acquis que nous découvre,
entre autres, la biologie moderne. C’est bien le moins que
l’on puisse attendre d’une philosophie ancrée dans les
réalités de son temps, soucieuse de ceux qui lui succéderont.
Les valeurs de la vie
36
I. Physiologie, pathologie et théories de la médecine
L’essai sur Le normal et le pathologique comprend,
ainsi que nous suggérions, un corps formé des deux études
réalisées à l’occasion de son travail doctoral. Premier
ensemble solidaire auquel s’est annexé ultérieurement un
développement tirant le bilan des vingt années de recherche
ayant conduit l’auteur à réviser, à diversifier et à approfondir
ses premiers résultats : les Nouvelles réflexions sur le normal et le pathologique. En sa première étude, datée de 1943, le
philosophe médecin pose la question de la continuité ou de
la rupture entre les régimes de la santé et de la maladie : «
L’état pathologique n’est-il qu’une modification quantitative
de l’état normal ? »18 Est-il, en somme, à définir par référence
à cet état normal, comme désignant un égarement des
normes physiologiques à l’œuvre dans l’organisme sain, ou
dispose-t-il d’une identité propre, d’un régime dissocié ? Une
telle question ne trouve son sens que sur le fond d’une
polémique dont Canguilhem restitue l’origine et les
évolutions. Raison pourquoi c’est par l’histoire, par l’histoire
des idées toujours empreintes d’enjeux sociaux, techniques et
religieux qu’il nous faut en passer pour être à même de nous
saisir pleinement des tenants et des aboutissants de cette
problématique.
18 G. Canguilhem, op. cit., p. 11.
Les valeurs de la vie
37
Le premier intérêt de cette démarche est qu’elle met en
lumière le fait que la médecine n’évolue pas de manière
purement incrémentale, par adjonction et précision de
concepts, mais que de tels concepts peuvent être amenés à
être remplacés, et l’approche scientifique revue de fond en
comble. Bachelard faisait état de « ruptures épistémologiques
» que devait traverser la science en allant contre l’opinion
pour se constituer19. Loin de frayer en ligne droite, elle passe,
comme l’établirait Kuhn20, par des « révolutions
intellectuelles », par des « changements de paradigme » et de
« visions du monde »21. Ces changements de paradigme ne
19 « La science dans son besoin d’achèvement comme dans
son principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive,
sur un pont particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour
d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte
que l’opinion a en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ;
elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances
[…] On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la
détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter (cf. G.
Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin,
1980, p. 14). 20 Cf. T.S. Kuhn, op. cit., en part. chap. IX : « Les révolutions
comme transformations dans la vision du monde ». 21 Cf. P. Duhem, Le Système du Monde. Histoire des Doctrines cosmologiques de Platon à Copernic (1913-1959),
t. I, chap. IV, Paris, Biblio, 2009 ; ou encore A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr, Paris, Gallimard,
2003.
Les valeurs de la vie
38
s’expliquent pas uniquement par la pression des anomalies
qui de la périphérie, s’accroissent jusqu’à faire détruire le
paradigme trop rigide n’intégrant pas la possibilité de son
propre dépassement. Ils ne sont pas uniquement le fait d’un
développement interne aux sciences (option internaliste),
mais impliquent également d’autres aspects de la
connaissance ou de l’état du savoir à un moment donné.
Nous évoquions la religion. Canguilhem cite précisément
l’exemple de la maladie conçue depuis l’école de Cos jusqu’à
l’Antiquité tardive, comme résultant d’un déséquilibre des
humeurs, une dysharmonie à restaurer. Le corps humain
considéré comme un cosmos en miniature, fractal, voit
perturber son équilibre interne ; et chaque syndrome sera
dès lors interprété comme exprimant l’excès ou le déficit de
telle ou telle humeur particulière. À cette vision
hippocratique se substitue dans l’aube du christianisme une
conception ontologique de la pathologie, rendant «
intellectuellement » possible la découverte par Pasteur des
germes pathogènes. Les maladies se voient objectivées, liée à
des agents déprédateurs qui infiltrent le corps.
Historicisme, discontinuisme et intrication des théories
scientifiques et des réalités sociales avec leur lot de
présupposés et de valeurs caractérisent les doctrines
médicales, dont Canguilhem reconstitue l’évolution jusqu’au
XIXème siècle. Il y repère un consensus pour affirmer
l’identité ou la continuité des phénomènes vitaux
respectivement qualifiés de normaux et de pathologiques. Un
consensus reposant sur l’énonciation du principe de
Les valeurs de la vie
39
Broussais, du nom du médecin chirurgien français du début
du XIXème siècle, posant que « toutes les maladies consistent
dans l'excès ou le défaut de l'excitation des divers tissus au-
dessus et au-dessous du degré qui constitue l'état normal »22.
Est ainsi postulé un continuum entre les phénomènes
relevant de l’état normal et de l’état pathologique, l’état
pathologique ne différant jamais de l’état normal que par
degrés. En conséquence de quoi les maladies, selon Broussais,
ne seraient « que les effets de simples changements
d'intensité dans l'action des stimulants indispensables à
l'entretien de la santé »23. Ce qui suggère l’existence d’un
régime optimal d’action de ces stimulants, à savoir d’une
norme objective définitoire de l’état normal que la
physiologie aurait pour vocation de découvrir, et la
thérapeutique de restaurer. C'est autour de cette norme,
selon Broussais, de part et d’autre de cette norme qu'oscillent
santé et maladie. La physiologie sera dès lors envisagée
comme « connaissance des lois quantitatives vérifiées par
l'expérience »24, en vue d’agir sur les processus biologiques de
sorte à les réajuster en fonction de la norme. Le corps
humain serait tel un instrument de musique que l’accordeur,
le praticien, accorderait au diapason d’un « la » universel.
22 F.-J.-V. Broussais, Traité de physiologie appliquée à la pathologie (1822), Paris, Hachette Livre BNF, « Science »,
2013. 23 F.-J.-V. Broussais, ibid. 24 G. Canguilhem, op. cit., p. 74.
Les valeurs de la vie
40
Se retrouve en cette conception le paradigme cartésien
de la science, lui-même extrapolé du corps de la physique
moderne inaugurée avec Newton : la connaissance des
phénomènes de la Nature doit en passer par l’abstraction des
lois fixes et déterminées qui la régissent25. Ces lois étant
partout les mêmes, identiques en tout lieu, n’admettent
aucun domaine d’exceptionnalité. Le monde supralunaire et
sublunaire dissociés par le Stagirite se voient ainsi réconciliés
par Galilée, Kepler, Newton sous une même législation26, de
25 I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris, Dunod,
2005. 26 L’Église, via la synthèse thomiste, avait assimilé un certain
nombre de principes issus de la philosophie naturelle antique
pour les articuler à son corps doctrinal. Pareille cosmologie
faisait valoir une division de l’univers en deux régions.
L’une, sublunaire, déclinait un feuilletage de quatre strates
élémentaires : la terre, au centre, était baignée par l’air,
recouvert par les eaux ; venait enfin le feu. L’autre, au-delà
des éléments, formait un espace éthéré, cristallin : l’espace
supralunaire. Cette région éthérée et préservée de la
corruption se divisait en neuf sphères ou orbes emboîtées,
solides, soutenant les planètes. Plus au-delà encore se situait
l'empyrée, séjour des bienheureux. Le fait étant, pour ce qui
nous concerne, que si de l’empyrée l’on ne pouvait rien voir ;
s’il n’y avait de régulier, d’incorruptible et d’accessible à nos
observations que la région supralunaire de l’univers, elle
seule pouvait alors être objet de calcul, décrite par le
Les valeurs de la vie
41
médium des formes géométriques et des rapports
mathématiques. Que l'on affirme, effectivement, dans les pas
d’Aristote, que les mathématiques ont une essence abstraite
ou que l’on définisse celles-ci comme une science par
excellence à la manière d’un Platon pythagorisant (cf. J.-L.
Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cah. de
philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008),
en aucun cas la science mathématique ne saurait décemment
trouver à s’appliquer dans la réalité terrestre. L’exactitude
mathématique ne convient pas au séjour ondoyant des
hommes. Il est le lieu des contingences, de l'à-peu-près ; le
lieu de la matière qui résiste à la forme, des pragmata
mouvantes et fugitives, le signe du mouvant. L’imprécision
des corps terrestres déconsidère d’autant la pertinence qui se
trouverait à développer la précision des instruments. Si la
matière est capricieuse, lors la mesure sera fluctuante et
l’outil de mesure, pour aiguisé qu’il soit, toujours comptable
d’une part d’aléatoire. Si dès l’abord l’exactitude
mathématique achoppe contre la versatilité de l’objet, on
verrait mal, pour ce qui concerne la physique sublunaire,
quel intérêt gagner à l’élaboration de machines et de
dispositifs complexes et dispendieux. Ce préjugé explique
pourquoi lorsque la Grèce antique et l’époque médiévale ont
bien su concevoir une cinématique céleste et se doter d’une
véritable astronomie mathématique, l’on ne retrouve nulle
part de bonne et due physique mathématique.
Cet intérêt que l’on dénie aux phénomènes terrestres
apparaît par contraste l’évidence même relativement à la
Les valeurs de la vie
42
physique des régions éthérées. Le ciel est à la terre ce que
l’essence est à l’accident. Or, l’essence seule conserve entière
ses qualités ; elle seule est, pour Platon, objet de
connaissance. Le monde supralunaire, espace des étoiles fixes
et des objets célestes, nous est ainsi décrit aux antipodes de
celui qu’il domine. Parachevé, parfait, lui seul peut à la fois
prétendre à la rigueur et à l’exactitude de la mathématique.
Cette perfection de la région supralunaire se répercute
comme une figure fractale sur chacun des objets qui la
remplissent : les phénomènes célestes, d’une forme
parfaitement sphérique, évoluent dans le ciel en traçant des
figures parfaites – des cercles – ; ils évoluent en épousant des
cycles inaltérables et récurrents, mus par leur « mouvement
naturel » (cf. Aristote, Traité du ciel (De Coelo), trad J.
Groisard, Paris, GF-Flammarion, 2004, 269a-269b) et à
l’imitation du premier moteur. Finis au sens d’achevés, ils
sont déterminés, déterminables, soustraits à la génération et
à la corruption (Ibid., 280a-290). Les phénomènes célestes
sont ainsi, contrairement aux phénomènes terrestres,
idéalement conçus pour s’adapter à l’expression et au calcul
mathématique. Il y a, d’une région l’autre du cosmos, deux
poids deux mesures. L’une des contributions majeures de
Galilée à la révolution intellectuelle autant qu’instrumentale
de ce début du XVIIème siècle fut d’avoir fait un sort à cette
dissymétrie.
L’abolition de cette frontière, la résorption de la fracture
entre les deux physiques – supralunaire et sublunaire –
devait ouvrir la voie à une nouvelle conception du monde.
Les valeurs de la vie
43
L’histoire de cette révolution commence en 1543, lorsque
paraît le grand livre de Copernic qui devait mettre à mal la
représentation géocentrique de l’univers (cf. N. Copernic,
Des Révolutions des orbes célestes (De Revolutionibus), trad.
A. Koyré, Paris, Diderot éditeur, coll. Pergame, 1998). Ce
modèle opte pour l’héliocentrisme. Il préserve cependant la
conception d’une structure solide des orbes ou sphères
célestes emboîtées qui soutiendraient les planètes dans leur
course autour du soleil. Il faut attendre l'observation de la
grande comète de 1577 par l’astronome danois Tycho Brahé
pour que soit réfutée cette conception « solide » de l'univers
(cf. J.-B. Delambre, Histoire de l'astronomie moderne, t. I,
Paris, Librairie pour les Sciences, 1821). Tycho observe
effectivement un corps qui traverse les orbes – sans les
briser. En calculant la parallaxe de la grande comète, il
démontre en effet, au détriment du Stagirite qui faisait d’elle
des phénomènes atmosphériques sublunaires (cf. Aristote,
Les météorologiques (Météorologikon), trad J. Groisard,
Paris, GF-Flammarion, 2008), que les comètes sont bien des
phénomènes célestes. Il en déduit que la comète décrivait
autour du soleil une orbite recoupant celles des planètes.
Celle-ci, par conséquent, ne pouvait guère être soutenue par
les fameuses « sphères de cristal » solides aristotéliciennes.
Sphères armillaires que Georg von Purbach – autre pionnier
de la révolution scientifique – avait par ailleurs réhabilitées
dans son Theoricae novae Planetarum (1515). Bien qu’il
sauvegarde une conception géocentriste du cosmos, Tycho
Brahé remet en cause au moins deux thèses essentielles du
Les valeurs de la vie
44
modèle en vigueur ; à savoir la « solidité » des sphères et
l'immuabilité de l'espace supra-lunaire. Il contribue ainsi,
selon le titre du célèbre essai de Koyré, au basculement du
monde clos du cosmos à l'espace infini (cf. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr, Paris, Gallimard,
2003).
Tycho Brahé a pour élève Kepler qui entretient avec Galilée
une correspondance étroite. Au nombre des acteurs majeurs
de cette révolution, ce seront eux qui, grâce à leurs
observations, donneront le plus de poids à l’hypothèse
copernicienne, au point de l’introduire au rang de théorie à
part entière. A l’orée du XVIIème siècle, le système défendu
par Copernic n'est en effet qu'une conjecture parmi tant
d’autres. Il n’est pas rare de retrouver dans la doxographie
des esquisses d’astronomes qui plaçaient côte à côte les
systèmes respectifs de Ptolémée, de Platon, de Copernic ou
de Tycho Brahé. Toute forme d’alternative au cosmos
d’Aristote ressortissait à la spéculation. La « conjecture »
copernicienne n’attentait pas, par conséquent, au modèle
promu par l’Église, resté prépondérant. Kepler et Galilée
allaient profondément changer la donne. Kepler, autant que
Galilée, allaient contribuer à faire passer l'astronomie de
discipline conjecturale à science physique à part entière. Ils
nous enjoignent d'étudier les astres comme on étudie la
terre. D'appliquer la même physique aux astres et à la terre.
La science physicomathématique, pour la première fois
établie en sa qualité de véritable science de l'univers, est ce
qui doit se substituer à l'ancienne philosophie cosmologique
Les valeurs de la vie
45
de l'école. D’hypothétique qu’elle demeurait encore, Kepler
et Galilée transforment ainsi l’option copernicienne en
système concurrent et réfutable, preuves à l’appui, que l’on
défend pour vrai. Raison pourquoi, si Copernic et pairs ne
furent pas inquiétés, Galilée, pour sa part, dut rendre des
comptes devant l’église et renoncer à son système. Le procès
de Galilée devant l’inquisition romaine en 1633 est le point
culminant de ce qui était devenu, dans l’intervalle, une
authentique confrontation de paradigmes.
Mettre à l’index, c’est également pointer du doigt. La mise au
ban de Galilée n’empêcherait pas la progression des thèses
géocentristes et, derrière elles, des valeurs de la science
moderne. En marge de l’héliocentrisme proprement dit, se
profilait une autre mutation d’ampleur. Le télescope comme
instrument de précision s’était montré à cet égard d’une aide
inattendue. En permettant à Galilée de découvrir
l’imperfection du ciel, il fournissait un argument de poids en
la faveur du rapprochement des deux physiques. La division
ancienne du monde sensible en deux régions – région
terrestre ou sublunaire, région céleste supralunaire – n’en
ressortirait pas intacte. La vérité des choses apparaissait
universelle et le monde fait d'un seul tenant. Ce qui valait
pour l’ici-bas devait aussi valoir pour toute l'étendue de la
réalité observable. Ce changement de paradigme se
prolongerait d’autres aspects : aspects mathématiques avec
Descartes, pionnier de la géométrie analytique ; caractère
expérimental avec Francis Bacon qui, dans le Novum organum, promeut une méthode empirique inductive et
Les valeurs de la vie
46
la même manière que Claude Bernard se fera fort de
reconduire l’axiome déterministe de Laplace en biologie, de
la même manière encore qu’Auguste Comte envisageait
celle-ci dans le prolongement de la physique – l’ensemble
synthétique des sciences se laissant gouverner par les
principes ultimes de la sociologie. Quoi qu’il en soit de ces
lointaines ou proches inspirations, le principe de Broussais
dont se revendiquent Bernard et Comte conduit à penser la
normalité comme un état stabilisé dans lequel l’organisme se
plie à une régulation rigide et idéale. Le pathologique est vu
sous ces auspices comme un écart morbide que le médecin
doit s’efforcer de reconduire au plus près de la norme. C’est à
interroger le bien-fondé de cette matrice théorique, de cet
horizon de pensée communément admis, que va alors
s’appliquer Canguilhem. Ce qu’il fera, d’un geste quasi-
parricide, en procédant à une exposition critique des
conceptions de deux de ces deux grandes figures
institutionnelles.
théorise la notion d’expérience cruciale. Huygens ou
Bernoulli exploitent l’algèbre cartésienne pour développer
dans la seconde moitié du XVIIème siècle les grandes lois du
mouvement. Newton s’en souviendrait qui concourrait à
cette réforme en proposant une loi de la gravitation à valeur
universelle. Synthèse parachevée avec les trois lois du
mouvement, au fondement de la mécanique classique (cf. I.
Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris, Dunod,
2005).
Les valeurs de la vie
47
A. DU NORMAL AU PATHOLOGIQUE
L’auteur dresse le constat qu’Auguste Comte et Claude
Bernard s’accordent avec Broussais pour concevoir les
phénomènes pathologiques comme traduisant des variations
ou des altérations quantitatives des phénomènes normaux.
Le régime normal de la physiologie ne serait distinct de son
aspect pathologique que par une différence qui s’exprimerait
en termes de degrés. Une différence qui serait par
conséquent accidentelle, au sens ontologique du terme, et
non pas essentielle. Une telle identité des normes aboutit à
disqualifier toute assomption d’altérité de l’état
pathologique, ou des états pathologiques au regard de l’état
normal. La maladie perd son droit à la différence. Elle n’est
pas surgissement dans l’existence d’une autre normativité,
allouée d’un rapport spécifique à l’existence, mais plutôt la
confirmation ab absurdum du principe initial d’identité des
phénomènes relevant de la pathologie et de la normalité.
Elle se conçoit en termes d’expérimentation – induite ou
spontanée – dont l’intérêt est de mettre en relief les lois de la
normalité en en faisant varier les paramètres. Bernard et
Comte, en dépit de leur commun recours au principe de
Broussais, divergent néanmoins sur la visée qu’ils entendent
octroyer à la médecine, laquelle est solidaire de leur
approche respective de la maladie et de la santé. Comte
n’envisage la maladie que pour mieux ressaisir les lois de la
normalité. Bernard se focalise en première intention sur le
Les valeurs de la vie
48
corps sain qu’il envisage en vue d’intervenir sur la
pathologie. S’il semble acquis que les deux auteurs fondent
leur approche sur le même postulat admettant l’assimilation
du normal au pathologique, et témoignent tous deux d’un
déplacement de l'expérience vers l'expérimentation, une
telle expérimentation ne saurait revêtir la même
signification selon qu’elle se produit dans l’abstraction (ainsi
chez Comte) ou brigue une efficience thérapeutique
concrète (Bernard). Ces conceptions de la médecine
s’avèrent alors trop disparates pour être réfutées d’un seul
tenant. À chaque auteur ses forces et ses faiblesses, ses
fulgurances et ses dérives. Chacun doit être pris à part –
Comte en première instance, Bernard ensuite –, et rectifiée
ce que leur approche témoigne d’inconséquent ou de partiel.
C’est donc au « père de la sociologie » que Canguilhem
réserve son premier commentaire.
a. Conception d’Auguste Comte
En remontrer à Comte n’était pas chose sans
conséquence à l’époque où paraît l’essai sur Le normal et le pathologique, tant l’influence posthume que ce dernier
poursuivait d’exercer sur les sciences médicales rendaient
suspectes les attaques dont il pouvait être l’objet. Ce
« prestige de la scène » (Bacon) ne fut toutefois pas suffisant
pour dissuader l’auteur de battre en brèche le postulat selon
lequel les phénomènes pathologiques ne seraient qu’une
modulation des phénomènes normaux. L’idée s’était
Les valeurs de la vie
49
effectivement pérennisée, et diffusée par le truchement de
l’œuvre du fondateur de la sociologie (sinon de la pratique,
durkheimienne au berceau, à tout le moins du terme), que la
maladie n’était que l’expression de l’erratisme quantitatif de
phénomènes physiologiques déjà à l’œuvre dans le vivant
normal. Comte entendait que la biologie conçoive l’identité
des règles régissant, d’une part, la production et la
caractérisation des phénomènes physiologiques et, d’autre
part, celles régissant les troubles somatiques qualifiés de
pathologiques.
Axiome que le philosophe ne laissait pas d’admettre
pour nécessaire à l’autonomisation de la physiologie, à sa
constitution ès discipline à part entière, délestée de son
empreinte religieuse ou métaphysique constituant, dans
l’ordre phylogénétique de la loi des trois états, les deux
premiers moments du développement de l’esprit positif. « La
physiologie » constatait-il à l’occasion de ses Cours de philosophie positive, « la physiologie n'a commencé à
prendre un vrai caractère scientifique, en tendant à se
dégager irrévocablement de toute suprématie théologique ou
métaphysique, que depuis l'époque, presque contemporaine,
où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés comme
assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de
simples modifications »27. « De simples modifications » : nous
nous situons dans le registre de la dérivation ; en aucun cas
27 A. Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842),
Leçons 1 à 45, Paris, Allal Sinaceur, Hermann, 1975, p. 667.
Les valeurs de la vie
50
de la transformation. Le retour à la santé se conçoit
subséquemment comme un retour à la norme antérieure. La
guérison ne serait que pure rectification ou rétrogradation au
statut quo ante pour sacrifier ici à la glossologie, courante en
médecine, de la guerre et du combat.
Notons à cet égard que l’analogie de la guerre et de la
guérison, procédant l’une et l’autre d’une commune racine
étymologique issue du francique warjan, « défendre, protéger
», n’a pas attendu Comte pour imprégner la discipline. Et
force est d’observer qu’elle lui a survécu. La maladie,
personnifiée, est couramment perçue comme l’« invasion »
de l’organisme par un « corps étranger ». Le malade se «
débat », « combat », il « lutte » contre la maladie. Le médecin
« délivre » d’un mal, reconstruit les « défenses immunitaires »
de son patient. Si d’autre part une maladie peut être
déclenchée par un facteur externe à l’organisme ; elle le peut
également par un dérèglement interne. Ainsi du cas de la «
prolifération » des cellules cancéreuses ou bien des maladies
auto-immunes qui s’« attaquent » aux éléments sains du corps
qu’elles ne reconnaissent plus. Les effets délétères du sida et
de certaines leucémies ont souvent été comparées depuis les
années 1970 à « un cheval de Troie », le « véhicule » des «
agents infectieux » qui sapent méthodiquement les «
protections naturelles » de l’organisme. Ici le « mal » vient de
plus loin, c'est-à-dire, paradoxalement, « de l'intérieur ». S’y
associe parfois un discours de culpabilisation du patient
affligé, entretenu par les excès de l’interprétation
Les valeurs de la vie
51
psychosomatique28. Le malade aurait « collaboré » avec la
maladie ; il serait d’une certaine manière « complice », aurait
« collaboré » avec la maladie. Comme s’il avait, en quelque
sorte, « ouvert la porte » à la maladie et se serait
délibérément laissé atteindre. Comme s’il n’avait plus l’envie
de vivre, mu par une pulsion de mort qui ne veut pas avouer.
En quoi l’art du médecin, nous le verrons, consistera aussi
pour Canguilhem à soulager le patient d’une culpabilité que
28 L’occasion d’évoquer le « roman autobiographique » de
Fritz Zorn (« colère »), né Angst (« angoisse ») professeur
suisse devenu écrivain par la force des choses. Mars ((1977)
pref. A. Muschg, trad. G. Lambrichs, Paris, Gallimard, Folio,
1982) tire les conséquences d’une enfance solitaire, marquée
par la névrose et la rupture de communication.
L’intériorisation, le silence imposé, les impératifs de (bonne)
conduite au sein de la haute société zurichoise aurait permis
que s’insinue en lui des larmes qui se seraient coagulées en
un mal objectif. Les premières lignes de ces mémoires lucides
en disent plus long que nous ne saurions le faire : « Je suis
jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et
seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive
droite du lac de Zurich, qu’on appelle aussi la Rive Dorée.
J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie.
Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai
sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon
milieu. Naturellement j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si
l’on en juge d’après ce que je viens de dire ». Il meurt à 32
ans.
Les valeurs de la vie
52
le regard de la société suscite parfois chez ceux qu’elle «
prend en charge ». Clôturons-là cette parenthèse et revenons
à Comte.
Identité foncière des normes de la vie, celles-ci
œuvrant dans la santé comme dans la maladie : telle est le
socle épistémologique sur lequel Comte faire reposer toute
prétention à étudier la biologie sous un angle positif. Une
telle approche, placée sous les auspices de la mesure et de la
quantification, n'est pas étrangère pour Canguilhem aux
prétentions qui étaient celles de Comte à réformer
radicalement les méthodes scientifiques et à fonder par cette
réforme un authentique système, l’ensemble des disciplines
intéressées à cette réforme se laissant subsumer sous le
pyramidion de la sociologie.
Il n’y a donc rien de surprenant à ce que nous
retrouvions réinvesties en biologie les notions transversales
de « structure », de « milieu » et de « fonction ». Trois entités
qui constituent pour Comte la pierre angulaire de la
physiologie, et dont une physiologie parvenue à maturité – à
l’état positif – a vocation de dégager les effets respectifs et les
interactions. Tout phénomène physiologique, toute
manifestation pathologique quelconque peut être en droit
analysée comme traduisant une certaine combinaison
quantitative de ces trois variables. De la maladie chez
Hippocrate conçue comme hybris des humeurs,
dysharmonie interne à l’organisme, succède une conception
de la pathologie comme résultant d’une coordination
Les valeurs de la vie
53
instable et délétère de trois facteurs déterminants. La
maladie exprime toujours une « révolte » du corps contre lui-
même, son ordre ou son environnement. Restaurer l’ordre
suppose toutefois de l’avoir mis à jour en deçà de sa torsion
par la pathologie. Valorisant spontanément le
fonctionnement « normal » des organismes au détriment de
leur dysfonctionnement « pathologique », Comte définit
ainsi pour la médecine un programme de recherche attaché à
la description de l’état sain : connaître l’ordre et l’appliquer
(– sommes-nous si éloignés de la contemplatio
chrétienne/stoïcienne ?). Ce programme de recherche hérite
d’un postulat que Canguilhem regarde comme un lieu
commun de la médecine moderne, tant il s’est induré dans la
philosophie des sciences. Ce postulat consiste en
l’extrapolation du principe de Broussais, en sa généralisation
aux autres disciplines. Et c’est encore à Comte que
Canguilhem attribue d’avoir promu ce postulat : « L'état
pathologique, affirme Comte, ne diffère point radicalement
de l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait
constituer, sous un aspect quelconque, qu'un simple
prolongement plus ou moins étendu des limites de variations
soit supérieures soit inférieures propres à chaque phénomène
de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de
phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un
certain degré, leurs analogues purement physiologiques »29.
29 A. Comte, op. cit., p. 334.
Les valeurs de la vie
54
Auguste Comte aurait ainsi « élev[é] la conception
nosologique de Broussais au rang d'axiome général »30. En
reprenant à son usage la conjecture selon laquelle les
phénomènes pathologiques s’avèrent essentiellement, au-
delà des apparences, ne consister qu’en « l'excès ou le défaut
de l'excitation des divers tissus au-dessus et au-dessous du
degré qui constitue l'état normal »31, il aurait conféré une
envergure universelle au principe de l’identité foncière de
ces phénomènes. Tout phénomène pathologique peut
désormais, en vertu de cet élargissement, se voir interpréter
comme une région périphérique de la normalité. Une marge.
Il se figure comme le pourtour d’un cercle dont le normal
serait le foyer central, la gravité d’une maladie se mesurant
alors à la distance qui sépare la circonférence de ce foyer
central. L’état de santé, identifié à l’ordre, est un point fixe
de référence. Un pendule de Foucault. Il se conçoit pour lui à
la manière dont Aristote avisé la vertu, juste milieu entre
l’excès et le défaut des déviances homogènes.
Une telle approche de la biologie rend compte de la
progressivité, du glissement insidieux et donc en dernier
ressort du continuum physiologique qui s’établit entre les
prétendus registres de la santé et de la maladie ; elle rend
raison, insiste Comte, de « l'invasion successive d'une
maladie, [du] passage lent et graduel d'un état presque
entièrement normal à un état pathologique pleinement
30 G. Canguilhem, op. cit., p. 19. 31 G. Canguilhem, op. cit., p. 18-19.
Les valeurs de la vie
55
caractérisé »32. Il en résulte que « l’état pathologique ne
diffère point radicalement de l'état physiologique, à l'égard
duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque,
qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des limites
de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à
chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir
jamais produire de phénomènes vraiment nouveaux, qui
n'auraient point, à un certain degré, leurs analogues
purement physiologiques »33. En conséquence de quoi il ne
saurait y avoir de « saut qualitatif » qui distinguerait le
normal du pathologique. Pas de « dérogation » aux lois qui
régissent le vivant ; nulle atteinte à son « ordre », seule
concevable, persévérant, même « altéré », dans la pathologie.
Donc pas de différence entre ce que Canguilhem nommera
l’« allure » propre à l’état de santé et à celle propre à maladie.
Auguste Comte ne manque pas de rendre au chirurgien
son « précurseur » – Broussais – le mérite d’avoir pensé, lui le
premier, ce postulat de la continuité. D’en appeler à
Broussais dont la profession de foi se trouvait composer
idéalement avec sa propre conception de l’identité réelle du
phénomène physiologique et de son dérivé pathologique ;
avec son idée directrice tenant à l’inscription de la maladie
dans le prolongement de l’état normal, troublé sur le seul
mode du déficit ou de l’excès. Ce « continuisme » théorique
traverse la polygraphie de Comte, qui ne laisse pas d’en
32 A. Comte, op. cit., p. 643. 33 A. Comte, op. cit., p. 696.
Les valeurs de la vie
56
dériver les pendants historiques, épistémologiques, sociaux et
politiques. Une extension indue que Canguilhem reçoit
comme un détournement. Nous y viendrons. Notons ceci,
pour ce qui nous concerne, que le pragmatisme comtien n’est
pas sans associer à l’irruption de la maladie une valeur «
utilitaire ». Une valeur heuristique. Les phénomènes
pathologiques fonctionnent dans cette économie de pensée à
titre d’ « expérimentation » : si de fait l’anormal est
exagération ou atrophie de la norme – la norme, écrit le
philosophe, comme un disciple de Platon aurait écrit le Beau
–, étant donné que la maladie fait automatiquement varier
les paramètres physiologiques du corps, alors la maladie
devient une voie possible de connaissance de ce dont elle
s’écarte. Une voie de connaissance en vue de la prédiction, et
donc de la prescription : « science, d’où prévoyance ;
prévoyance, d’où action ». Mais est-ce bien le malade que
Comte entend soigner, ou bien la société, ou bien l’ordre
moral, lorsqu’il projette de découvrir par la pathologie les
paramètres ultimes et invariants de la normalité ?
Question qui risquerait de nous faire dériver trop loin
de notre problématique. Poursuivons l’analyse que fait
l’auteur de la contribution comtienne à la médecine
moderne. Il semblerait effectivement que l’imprudence
théorique du philosophe positiviste ne s’arrête pas à ce
présupposé de l’identité des phénomènes normaux et de
leurs homologues pathologiques, du progressisme universel
ou de l’unicité de la norme. Au moins aussi rédhibitoire est,
de l’avis de Canguilhem, l’absence chez Comte d’un socle ou
Les valeurs de la vie
57
d’un « critère » de discrimination explicitement posé ;
critères propres à faire le départ entre le normal et le
pathologique34. Maintenons provisoirement le principe de
Broussais appliqué à la maladie. Posons, pour les besoins de
la démonstration, qu’il y ait continuité. Où placer le curseur
? Quand le médecin doit-il considérer qu’un phénomène
physiologique a basculé dans le registre de la pathologie ?
Quand la lumière a-t-elle cédé à l’ombre ? Si tout est nuance
et transition, à quel moment faut-il intervenir ? Comment
marquer le seuil critique ? Précisément, quel « signe » serait à
même de témoigner du franchissement de ce seuil ; en est-il
un seulement ? Rien n’est moins sûr. « Normal », «
pathologique », ne sont plus référés à rien, rien de vécu ni
d’ostensible. Ils apparaissent semblables aux « idées
générales abstraites » que Berkeley – visant les éléments de
Locke – n’hésitait pas à qualifier de « flatus voci »35. Le
manque d’enracinement de la biologie de Comte entretient
le médecin dans un oubli de l’expérience vécue de la maladie
et ne lui permet pas de se faire une réelle idée de ce que
peut-être une existence « investie » par la maladie. Aussi, «
faute de pouvoir référer ces propositions générales à des
exemples, on ignore à quel point de vue Comte se place pour
affirmer que le phénomène pathologique a toujours son
analogue dans un phénomène physiologique, qu'il ne
34 Cf. G. Canguilhem, op. cit., p. 22. 35 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine (1710),
Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998.
Les valeurs de la vie
58
constitue rien de radicalement nouveau »36. Pour « positive »
qu’elle soit, la biologie de Comte manque de déterminer tant
l’extension que la compréhension (ou intension) de ses
concepts. En sorte que la normalité, à défaut de se
déterminer en référence à une appréciation technique par le
médecin ou subjective – phénoménologique – par le malade,
cesse de valoir en qualité de notion scientifique opératoire
pour témoigner d’abord des préjugés qu’elle véhicule.
Parmi ces préjugés, figure encore celui de
l’ « harmonie », sollicitée par Comte pour évaluer la qualité
d’une œuvre. Cette harmonie caractérise le rapport établi
entre le tout et ses parties, qu’il s’agisse d’organisme, de
composition ou d’organisation ; qu’il s’agisse de physiologie,
d’art ou de politique. Le continuisme épistémologique et
l’abstraction que Canguilhem reproche à Comte le cèdent à
un troisième grief, plus subtil que les précédents. Si
l’intention de Comte était d’évacuer de son approche de la
médecine toute interprétation qualitative des phénomènes
relevant du normal et du pathologique, c’est néanmoins à un
jugement de nature éminemment qualitative qu’il a recours
pour caractériser ces deux états. Tant et si bien que «
finalement éclairé par ce concept d'harmonie, le concept de
normal ou de physiologique est ramené à un concept
qualitatif et polyvalent, esthétique et moral plus encore que
scientifique »37. Il n’en va pas différemment des concepts
36 G. Canguilhem, op. cit., p. 21. 37 G. Canguilhem, op. cit., p. 23.
Les valeurs de la vie
59
d’ « excès » et de « défaut » mobilisé par Comte pour
caractériser le fait pathologique : « On remarquera le vague
des notions d’excès et de défaut, leur caractère qualitatif et
normatif implicite, à peine dissimulé sous leur prétention
métrique. C’est par rapport à une mesure jugée valable et
souhaitable – et donc par rapport à une norme – qu’il y a
excès ou défaut […] Cet état normal ou physiologique ce
n’est plus seulement une disposition décelable et explicable
comme un fait, c’est la manifestation d’un attachement à
quelque valeur »38.
La relative extériorisation technique que permettait le
principe de Broussais, ramenant santé et maladie sous une
même norme – ou ordre – analysable en termes de variations
quantitatives, se voit dès lors anéantie par le constat de
l’impossibilité logique de penser les bouleversements de cet
ordre sans suggérer des intervalles qualitatifs, d’essences,
d’intensités, des écarts de nature entre ces deux registres. Et
moins encore, dans le cas spécifique de Comte, de penser
santé et maladie, ordre normal et altéré sans recourir à des
concepts importés d’autres disciplines, ayant davantage trait
au « jugement de goût » qu’au « jugement rationnel ». Le
quantitatif est l’avers du qualitatif, et ne s’en défait pas
davantage que la forme de la matière.
38 « Auguste Comte et le "principe de Broussais" » dans G.
Canguilhem, op. cit., p. 24-25.
Les valeurs de la vie
60
b. Conception de Claude Bernard
Auguste Comte ne saurait porter à lui tout seul
l’ensemble du fardeau génétique de la médecine moderne.
Celle-ci est légataire d’un patrimoine qui doit encore
beaucoup à Claude Bernard. Le meilleur et le pire. Lors,
Canguilhem sait gré à Claude Bernard d’avoir su dépasser
l’écluse de l’abstraction, du rhapsodisme épistémologique ou
du manque de rigueur qu’il reprochait à Comte. L’auteur de
l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale ne
pouvait guère tomber sous le coup des mêmes reproches que
son prédécesseur. Le porte-étendard de la « méthode
expérimentale » eut au moins ce mérite incontestable
d’apporter « à l'appui de son principe général de pathologie,
des arguments contrôlables, des protocoles d'expérience et
surtout des méthodes de quantification des concepts
physiologiques »39. « [Le] geste décisif [de Claude Bernard],
note Grégoire Chamayou dans son essai sur Les corps vils, consiste à ne plus opposer physiologie et expérimentation
mais, au contraire, à constituer une physiologie
expérimentale sur laquelle pourront se fonder des essais
thérapeutiques »40. Telle se donne en effet la profession de foi
du médecin expérimentateur, rompant d’avec l’approche
traditionnelle de la médecine hippocratique et empirique :
39 G. Canguilhem, op. cit., p. 39. 40 G. Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIème et XIXème siècles, Paris, La
Découverte, 2008, p. 266-268.
Les valeurs de la vie
61
Le médecin expérimentateur, tout en étant le
premier à admettre et à comprendre l’importance
scientifique et pratique des notions précédentes sans
lesquelles la médecine ne saurait exister, ne croira pas
que la médecine, comme science, doive s’arrêter à
l’observation et à la connaissance empirique des
phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus ou
moins vagues. De sorte que le médecin hippocratique,
l’empirique et le médecin expérimentateur ne se
distingueront aucunement par la nature de leurs
connaissances ; ils se distingueront seulement par le
point de vue de leur esprit, qui les portera à pousser
plus ou moins loin le problème médical. La puissance
médicatrice de la nature invoquée par l’hippocratiste
et la force thérapeutique ou autre imaginée par
l’empirique paraîtront de simples hypothèses au
médecin expérimentateur. Pour lui, il faut pénétrer à
l’aide de l’expérimentation dans les phénomènes
intimes de la machine vivante et en déterminer le
mécanisme à l’état normal et à l’état pathologique. Il
faut rechercher les causes prochaines des phénomènes
morbides aussi bien que les causes prochaines des
phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver
dans des conditions organiques déterminées et en
rapport avec des propriétés de liquides ou de tissus
[…]. Il ne suffira pas au médecin expérimentateur
comme au médecin empirique de savoir que le
quinquina guérit la fièvre ; mais ce qui lui importe
Les valeurs de la vie
62
surtout, c’est de savoir ce que c’est que la fièvre et de
se rendre compte du mécanisme par lequel le
quinquina la guérit41.
Normaux ou délétères, les phénomènes font désormais
l’objet de mesures dûment étalonnées. Le sain et le malade
voient enfin leur contenu déterminé expérimentalement42.
Mais il s’en faut de beaucoup pour que cet amendement –
assurément notable – qu’apporte à la médecine la méthode
expérimentale, tant sur le plan pratique (l’expérimentation),
que théorique (le déterminisme), ne suffise à détisser les
liens étroits qui réunissent les conceptions de Bernard et de
Comte au sujet de l’affirmation de la continuité graduelle,
donc de l’identité réelle, aux variantes quantitatives près, des
phénomènes vitaux normaux et de ceux présentés comme
pathologiques. Nous retrouvons ici encore le postulat de la
continuité, repris et restitué dans l’horizon d’une nouvelle
théorie de la médecine.
Le principe de Broussais est ainsi reconduit – quoique
revisité – par Claude Bernard, lequel, lui également, prétend
de la maladie qu’elle « n'est qu'une exagération de la faculté
physiologique [ou] d'autres fois, […] une diminution de la
41 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Flammarion, p. 291-292. 42 G. Canguilhem, op. cit., p. 40.
Les valeurs de la vie
63
faculté physiologique »43. Il en découle que « ces idées de
lutte entre deux agents opposés, d'antagonisme entre la vie et
la mort, la santé et la maladie, la nature brute et la nature
animée ont fait leur temps »44 ; et qu’ayant épuisé toutes les
définitions qualitatives possibles de la maladie, les temps
sont mûrs pour nous résoudre à « reconnaître partout la
continuité des phénomènes, leur gradation insensible et leur
harmonie »45. En conséquence de quoi les phénomènes
pathologiques ne seraient pas autre chose, une fois pour
toutes, que des modifications morbides des phénomènes
physiologiques normaux.
De la même manière que l’approche moniste et
normative par Comte des notions de normal et de
pathologique avait été considérée par Canguilhem dans son
contexte épistémologique, l’auteur fait remarquer que
Claude Bernard conçoit la vie et son étude (littéralement, la
biologie) comme résultant de processus physico-chimiques
qui doivent être étudiés en relation les uns avec les autres, et
replacés dans le contexte du « milieu intérieur »
complémentaire du « milieu environnant ». Tout être doué
de vie, explique l’auteur, souscrit effectivement à ce qui
43 C. Bernard, Principe de médecine expérimentale (1858-
1877), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, 2008, p. 282. 44 C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale, sur les effets de la chaleur, et sur la fièvre (1876), Paris, Baillière, Nabu Press,
2010, p. 394. 45 C. Bernard, ibid.
Les valeurs de la vie
64
apparaît être une double condition d’existence. Les
organismes sont en effet aux prises avec d’une part,
l’environnement qui les accueille, à savoir leur biotope et,
d’autre part, leur corps, constituant également une forme de
milieu à part entière – le « milieu intérieur ». De telle
manière que « les conditions de la vie ne sont ni dans
l’organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans les deux à
la fois »46. L’état de santé requiert une relative stabilité du
milieu intérieur et donc la bonne composition des processus
biologiques impliqués dans le maintien de cet équilibre. Que
celui-ci vienne à se rompre – soit par altération de ses
éléments constitutifs, soit en raison d’une variation de
l’environnement ou d’une atteinte physique/physiologique –,
et l’on assiste au glissement subreptice de la normalité vers la
pathologie.
Même indépendamment de cette opposition frontale à
l’idée d’une altérité de la maladie, il revient à Bernard
d’avoir poussé à son ultime frontière le geste de La Mettrie,
en promouvant la réduction des normes biologiques aux lois
déterministes de la physique chimie : « Le cerveau peut être
considéré comme une glande »47. Ce n’est donc pas trop
46 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984, p. 163. 47 C. Bernard, Cahier de notes (1850-1860), Paris, Gallimard,
Blanche, 1965, p. 193. À mettre en vis-à-vis avec la formule
délibérément provocatrice de Pierre Cabanis (1757-1808) : «
Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile »,
Les valeurs de la vie
65
s’avancer que de présumer que Claude Bernard ne tenait pas
le vitalisme en haute estime. L’« élan vital », insaisissable,
problématique, n’aurait nulle part sa place en biologie ; pas
plus que « le savant n'a [vocation] à introduire Dieu ou l'âme
dans sa science »48. Il ne se contente pas de lui être
superfétatoire, sans intérêt explicatif : il biaise l’observation,
égare sur des fausses pistes en dissuadant de rechercher les
processus physiologiques latents, les gestations
imperceptibles qui préparent en amont les phénomènes
visibles de l’organisme. La vie s’explique, elle n’est pas
spontanée, « miraculeuse » : « Rien ne se manifeste
immédiatement, il y a toujours un travail préparatoire
souterrain dont on ne s'aperçoit pas ; c'est le vrai travail.
Dans la vie, ce travail souterrain, c'est la vie elle-même ; la
manifestation phénoménale est la mort »49. Exit le vitalisme ;
exit donc Canguilhem. Le divorce était acté d’avance.
Précisons-en plus doctement les clauses.
Bernard considère la physiologie comme la science de
la vie de même que la médecine serait la science des
maladies, la pratique de celle-ci devant naturellement faire
fond sur les données de celle-là. Par suite, les données
qui inspira le monisme matérialiste de l'Homme-machine (1748) de la Mettrie. Rendre à César ce qui lui appartient. 48 C. Bernard, Manuscrits, Paris, Collège de France, Fonds
Claude Bernard, chap. VIII, p. Ms. 22a, f. 6. 49 C. Bernard, Principe de médecine expérimentale (1858-
1877), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, 2008, p. p. 270.
Les valeurs de la vie
66
observationnelles de la physiologie sont du même type que
celles qui se rencontrent dans la pathologie. Elles
ressortissent à un même spectre de phénomènes, ne différant
les unes des autres que par leur localisation plus ou moins
excentrée vis-à-vis de la moyenne biologique. Une telle
moyenne constituerait le point de référence de ce spectre
dont la périphérie recouvrirait les différents degrés de l’état
pathologique. État pathologique pouvant dès lors être
redéfini comme modifications quantitatives, donc
quantifiables éventuellement, de l’état de santé. Bernard
érige dès lors une normalité physiologique en idéal
thérapeutique qui doit guider la pratique médicale. La
science physiologique prévaut, prime sur les phénomènes
pathologiques. Elle les explique par cela que c’est à son aune
que ces phénomènes peuvent être mesurés. C’est en cela,
observe Canguilhem, que « la méthode de Claude Bernard se
porte du normal vers le pathologique »50, lorsqu’il se pourrait
bien que ce soit à l’inverse – et nous verrons en quoi – l’écart
qui fonde la norme, soit le pathologique qui éclaire les
valeurs affirmées par la vie. Toujours est-il qu’en vertu de ce
principe, il n’est d’effets pathologiques ou de recours
thérapeutiques qui ne se puisse penser en termes de
modifications ponctuelles des phénomènes physiologiques
normaux.
Mais il y a loin encore à ce que cette conception de la
continuité des phénomènes physiologiques relevant de la
50 G. Canguilhem, op. cit., p. 19.
Les valeurs de la vie
67
pathologie et de la normalité, déjà présente chez Comte et
chez Broussais, soit la seule position de Claude Bernard que
Canguilhem tienne pour illégitime, sinon nuisible à la
médecine. En dérivant ainsi l’état pathologique de l’état
normal ; en reportant dans le domaine de la biologie
certaines des idées directrices de la physique, dont le
déterminisme ; en sacrifiant, enfin, à une approche
tendanciellement physicaliste et/ou réductionniste, Bernard
s’expose au risque de négliger et, en dernier ressort, ou bien
de rendre inintelligible le concept de « comportement global
», ou bien de fractionner ce comportement en autant de
segments que d’organes considérés. Ce qui reviendrait, dans
un cas comme dans l’autre, à méconnaître la spécificité de la
réponse physiologique et psychologique que le malade donne
à sa maladie. La maladie s’annule en tant qu’effort accompli
par une individualité biologique et un psychisme inscrit dans
une histoire, effort pour s’établir dans une nouvelle
normativité, un nouveau mode de vie, pour ne plus être
appréhendée qu’en qualité de réponse locale apportée à une
perturbation du milieu intérieur ou extérieur. Les « allures
de la vie » manifestées par le malade sont éludées au profit de
la projection d’un schème technique sur l’organisme, cette
projection aboutissant à une « discrétisation » en différents
objets de spécialisation (les différents « services » des
hôpitaux : pneumologie, cardiologie, urologie, etc.) de ce qui
ne peut être appréhendé qu’en sa totalité.
Une distinction pourrait ici intervenir, quant aux
reproches que Canguilhem adresse à la médecine post-
Les valeurs de la vie
68
cartésienne, entre cette conception spécifiquement
occidentale du soin et les approches alternatives qui se
pratiquent de par le monde. Il est de remarquer que si la
médecine moderne européenne dont l’auteur stigmatise
l’approche « anatomiste » (du bas latin anatomia, « dissection
», issu du grec ana-temnō, « couper en remontant ») œuvre
tendanciellement dans le quantitatif, dans la séparation, dans
la staticité, la fixité, la parcellisation, la discrétisation de l’«
étendue », il n’en va pas de même de la médecine orientale
traditionnelle, privilégiant une approche davantage globale
et continuiste. Médecine se prévalant d’un geste
thérapeutique alternatif à celui consistant en une réponse
localisée apportée à une maladie, et qui prétend – aux
antipodes du mécanisme physicaliste – agir sur la circulation
des flux, du souffle, de l’énergie, œuvrer dans l’ordre de
l’intensif et de la communication entre les éléments.
Médecine qui par ailleurs, non plus qu’elle ne « découpe » les
corps, relativise un autre schisme prononcé par le
cartésianisme entre l’esprit et son vaisseau : les deux «
substances » reliées de manière contingente à la faveur d’une
mystérieuse « troisième notion commune ». Savoir si cette
option, peut-être plus en harmonie avec l’image que
Canguilhem se ferait d’une médecine d’obédience vitaliste,
ne se pratiquerait pas au détriment de l’efficacité du soin est
une question trop épineuse pour être ici considérée51. Au
lecteur d’en juger.
51 « Épineuse » également sera dite, entre autres exemples,
l’acupuncture, laquelle ne relève guère plus que la
Les valeurs de la vie
69
« gélothérapie » (thérapie par le rire) ou l’ « urinothérapie »
(…) du « canon ancestral » de la médecine traditionnelle
chinoise. Demeurée marginale depuis sa création, celle-ci ne
doit d’avoir « percé » dans l’Empire du Milieu (ergo plus tard
en Occident) qu’aux contraintes budgétaires qui avaient
amené le maoïsme à réduire drastiquement les dépenses de
santé. Moins de préparations, moins de préparateurs, moins
de formations pour plus d’économies. Le cas de
l’acupuncture est en ce sens tout particulièrement révélateur
de la sécularisation des mythes, les promesses de la religion
(corps glorieux, immortalité, immaculée conception, etc.) ne
désertant celle-ci que pour mieux arraisonner la science. Il
offre en premier lieu l’exemple d’une propagande parvenue à
ses fins, l’exemple de la suggestion par une instance politique
d’une croyance médicale dépassant largement les seules
frontières de son foyer d’origine. L’acupuncture est reconnue
en France en tant que « médecine douce » depuis 1950, et
remboursée à raison de 70 % de la consultation par la
sécurité sociale. Aucune méta-étude parue jusqu’à ce jour n’a
été en mesure de mettre en évidence un quelconque bénéfice
au-delà de ceux enregistrés par l’effet placebo. Intéressant, le
cas de l’acupuncture l’est également en ce qu’il se donne
comme une illustration de la fabrication post-hoc d’une «
tradition » qui d’historique, n’a que la prétention. Titre
usurpé qui qui lui vaudrait sans mal de soutenir la
comparaison avec la corrida sous sa forme franquiste, les
momies d’animaux des anciens Égyptiens ou la ceinture de
chasteté des dames du Moyen Âge, le droit de cuissage, etc.
Les valeurs de la vie
70
Peut-être plus intéressante serait, pour ce qui nous
concerne, la question de savoir à quelle nécessité pouvait
répondre cette volonté de réification, de discrétisation, de
mise à distance du corps par la médecine occidentale
moderne. Mise à distance que prolonge par ailleurs la
découverte par sérindipité du stéthoscope par le médecin
français René Laennec (1781-1826)52. Nombreuses sont les
raisons qui peuvent en rendre compte, et toutes pourraient
Une preuve que la médecine n’est jamais à l’abri des
manipulations et des détournements que le pouvoir tente
d’exercer sur elle. 52 Cf. I. Grellet, C. Kruse, Histoires de la tuberculose : Les fièvres de l'âme. 1800-1940, Paris, Ramsay, 983, p. 23. La
légende établit que pudibond lui-même, mais avant tout
soucieux de ne froisser la dignité de l’une de ses patientes de
forte corpulence qui répugnait à ôter ses vêtements, Laennec
aurait conçu d’interposer entre le sein d’icelle et son oreille
une liasse de papiers enroulés en forme de cornet acoustique,
lui évitant d’avoir à subir/infliger un contact direct, jugé trop
intrusif ou fort désagréable. La méthode réussit au-delà de
ses espérances. Elle allait poser les fondements de l'«
auscultation médiate », une rupture pour la discipline dont le
médecin ferait paraître une première théorisation deux ans
plus tard. Cf. R.-T.-H. Laennec, Traité de l'auscultation médiate et des maladies des poumons et du cœur (1819),
Bruxelles, Librairie médicale et scientifique, 1828.
Les valeurs de la vie
71
avoir part à la vérité. Les grandes révolutions intellectuelles
surgissent toujours à la croisée d’une pluralité de facteurs.
Une thèse souvent mise en avant consisterait à faire
valoir l’exigence préalable à l’incision d’un corps de sa
désacralisation. Le geste cartésien aboutissant à séparer le
corps de l’âme, puis à réduire le corps à la matière et la
matière à l’étendue, soumise en tant que telle aux lois de la
mécanique classique, aurait permis de faire un sort aux
garde-fous moral et religieux qui faisaient encore pièce au
progrès scientifique. Une barrière tombe et une autre s’érige.
Il n’est pas sûr, cela étant, que l’hypothèse soit aussi
consistante qu’elle ne le laisse à croire. Les dissections, même
limitées en nombre, avait cours bien avant Descartes. André
Vésale (1514-1564) et son contemporain Ambroise Paré
(1510-1590), parmi les plus célèbres chirurgiens du XVIème
siècle, avaient légué nombre d’études qui témoignaient d’une
pratique revivifiée dans les dernières lueurs de la
Renaissance. Guillaume Rondelet (1507-1566), sévère préfet
de l’école de médecine de Montpellier (il en fit expulser
Nostradamus) fit pour sa part peu de manière à disséquer sa
femme, deux de ses enfants ainsi qu’un certain nombre de
ses proches. Des motifs plus profonds semblent devoir être
invoqués. Il se pourrait, ce qui n’est là qu’une suggestion, que
la médecine se soit acquis une sensibilité accrue au contact
de l’humanisme. Si l’humanisme consiste à réhabiliter
l’individu au centre des préoccupations (une pensée pour
Montaigne) tout en valorisant la sensibilité à la faveur de
l’enseignement des humanitas (une pensée pour Pétrarque),
Les valeurs de la vie
72
plus rien alors ne s’oppose à l’idée que la souffrance ait été
reconnue et partagée longtemps avant que René Leriche n’en
dénonce le scandale. Faute d’être à même de l’atténuer ;
faute de pouvoir « désensibiliser » le patient, la profession se
serait alors elle-même « insensibilisé » en se réfugiant dans la
mathématique objectivante et le modèle du corps-machine.
Et la voilà qui désormais diagramme, mesure, chiffre,
étalonne à la manière de l’ingénieur, autre produit de la
Renaissance (ne parle-t-on pas déjà de « génie génétique » ?).
Le développement conjoint de la précision instrumentale
dans le domaine de l’anatomie et de l’astronomie aurait par
suite achevé de consacrer cette considération distante et
segmentante de la maladie. Peut-être est-ce à ce prix que la
médecine à su posait un éteignoir sur sa propre violence. Se
libérer d’une empathie nuisible au critère d’efficacité qui
avait supplanté celui de reproduction (l’idéal de
contemplation). Qui veut la fin s’aveugle sur les moyens.
Quoi qu’il en soit des ressorts affectifs de cette
discrétisation du corps, la raison essentielle de la fin de non-
recevoir que Canguilhem oppose à Claude Bernard réside en
ce que tout comportement inscrit sous le régime de la
pathologie affecte l’intégralité de l’organisme. Cette dernière
investit non pas seulement le corps, mais encore le
psychisme. Les états affectifs sont des états du corps. La
maladie a barre tant sur le somatique que le psychologique.
La maladie ne peut plus, à cet égard, s’interpréter comme
une déviation locale consécutive au dévoiement quantitatif
Les valeurs de la vie
73
des règles du physiologique normal : elle « réécrit » l’individu
malade ainsi qu’un palimpseste, recto-verso, intus et in cute.
La réflexion de Canguilhem s’honore de ne pas se
contenter de critiquer des positions du point de vue de
Sirius. Elle tente plus fondamentalement de remonter aux
causes humaines de ces prises de position. Aussi l’auteur fait-
il un pas de plus, un pas de côté, en s’efforçant de
reconstituer les motifs idéologiques, teintés d’affects, qui
auraient pu déterminer Auguste Comte et Claude Bernard à
reprendre à leur compte le principe de Broussais. Ces
« intérêts de connaissance », pour employer une expression
popularisée par Jurgen Habermas53, ont amené le premier à
reconsidérer les phénomènes pathologiques comme une «
expérimentation », une opportunité de parfaire notre
intelligence des phénomènes normaux. Ceci en vue de tirer
les conséquences de ces résultats dans une optique plus vaste
que la thérapeutique, une perspective sociologique englobant
toutes les autres sciences (pour peu que la sociologie puisse
être effectivement considérée comme telle). Il y a bien en
toile de fond une forme de réductionnisme à l’œuvre, étant
ceci que des lois se rapportant aux éléments peuvent servir
de modèle à la régulation d’un tout agrégatif constitué de ces
éléments. Le corps biologique fonctionne comme paradigme
du corps social. Tout autre est la visée de Claude Bernard,
53 Cf. J. Habermas, chap. « Connaissance et intérêt », dans La technique et la science comme idéologie (1963), trad. J.-R.
Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973.
Les valeurs de la vie
74
s’intéressant d’abord à la pathologie dans la perspective de
soigner les corps malades – les corps plutôt que les individus.
Comte conçoit dans la maladie, en tant que distorsion des
normes de l’État sain, une occasion de dégager par
conjecture les lois de la normalité ; Bernard y voit une
fenêtre d’accès aux arcanes du vivant, mais avec pour dessein
la rectification de la déviance pathologique, la résorption de
l’écart normatif en quoi consiste la maladie. C’est ainsi que
Bernard réconcilie sous la tutelle de la « méthode
expérimentale » les pôles pratique et théorique de la
médecine. Soit plus exactement, les dimensions concrètes et
spéculatives de la biologie que Comte distinguait malgré lui.
Pratique et théorie, même solidaires, ne sauraient pour
autant suffire à réhabiliter l’individu malade en tant que
singulier, valoriser son expérience ni son histoire aux yeux
des praticiens. Bien d’autres déplacements sont pour cela
nécessaire. D’autres conciliations restent à frayer, dont ni
Auguste Comte ni Claude Bernard ne sauraient être les
initiateurs.
Quelles qu’aient étés, en dernier ressort, les
divergences réelles ou supposées qui séparaient les positions,
les intérêts et les approches respectives de Comte et de
Bernard, les deux auteurs ne se retrouvent pas moins en
possession d’une même doctrine physiologique affirmant la
continuité du normal et du pathologique. Une telle
continuité a pour effet de rendre envisageable une
détermination du phénomène pathologique par rapport au
normal, en qualité de d’écartement, et donc de ressaisir la
Les valeurs de la vie
75
guérison comme une rectification de cet écartement au
bénéfice du fonctionnement normal – un retour à la norme.
Le corps malade serait un corps subverti. Le retour à l’ordre
nominal serait, au sens politique, une « restauration », une
ré-instauration du statu quo ante. Est ainsi affirmé le
caractère réversible du phénomène pathologique ; au-delà
même du phénomène pathologique, le caractère réversible
de la vie organique. Mais il y a plus pour Canguilhem. Ce
que manifeste cette nostalgie de l’innocence du corps – du
corps littéralement re-né –, c’est une dimension axiologique,
sinon ouvertement manichéenne du discours médical, allant
de pair avec « un idéal de perfection »54. Un catéchisme
médical aux allures normatives, coercitives : le « déviant »
pathologique doit être « corrigé » par la médecine afin de «
rentrer dans le droit chemin ». Comme s’il était un « corps
glorieux », un « état de sainteté » s’assimilant dans les
imaginaires à l’« état de santé » qu’il s’agirait de retrouver, de
préserver ad vitam aeternam – et peut-être au-delà. Retour
aux origines qui se présente tantôt sous les auspices d’une
lutte intemporelle du Bien contre le(a) Mal(adie), tantôt et à
l’inverse, comme un refuge de « la conviction d'optimisme
rationaliste [selon laquelle] il n'y a pas de réalité du mal »55.
C’est en quoi la médecine, note Canguilhem citant Henry
Ernest Sigerist (1891–1957), « apparaît des plus étroitement
liée à l'ensemble de la culture, toutes transformations dans
les conceptions médicales étant conditionnées par des
54 G. Canguilhem, op. cit., p. 25. 55 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
76
transformations dans les idées de l'époque »56.
Transformation, en l’occurrence, des idées philosophico-
religieuses (manichéisme gnostique repris par l’arianisme,
catharisme, etc. ; eudémonisme platonicien repris par
Augustin) sous le coup du positivisme, qui n’a rien fait que
les laïciser.
Peut-être l’essentiel est-il encore à dire. Et l’essentiel
consiste en ce que le « tout-quantitatif » ne supprime pas le
qualitatif. Même indépendamment de la surrection des
concepts parasites qui viendraient se greffer de manière
insidieuse à sa profession de foi, tels celui d’« harmonie »
chez Comte. Le quantitatif contient intrinsèquement le
qualitatif. Il le contient dès lors qu’il s’y réfère. Le quantitatif
est un concept différentiel qui paradoxalement, réhabilite ce
dont il se différencie. Qui « thématise » en ex-posant ce à
quoi il s’oppose, de la même manière que la maladie «
thématise » la santé en se manifestant. De la même manière
que la transgression renforce la valeur du tabou dans le
registre de la sacralité. Un processus paradoxal que résumait
Hegel en démontrant que : « la quantité c'est la qualité niée,
non la qualité supprimée. »57. La quantité est la qualité niée.
56 H. E. Sigerist, History of Medicine, Londres, MD
Publications, 1960, [107, 42] ; cité par G. Canguilhem, op. cit., p. 61. 57 G.W.F. Hegel, La Science de la logique (Wissenschaft der Logik), tome. I : « Doctrine de l'Être » (1812), trad. et comm.
G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Editions Kimé, Logique
Les valeurs de la vie
77
Réciproquement, la qualité est la quantité niée. On ne peut,
en conséquence, penser la qualité sans supposer la quantité,
ni donc la quantité sans supposer la quantité. Il en ressort
qu’au prisme de la logique, il s’avère « parfaitement
illégitime de soutenir que l'état pathologique [soit],
réellement et simplement, la variation en plus ou en moins
de l'état physiologique »58. L’herméneutique des corpus
médicaux entérine a posteriori ce que la logique affirme. Une
réévaluation un tant soit peu critique et rigoureuse de
l’appareil épistémologique (concepts, postulats, définitions,
thèses, hypothèses, etc.) corrélatif au continuisme
physiopathologique aboutit au constat de l’échec historique
de toutes les tentatives de dérivation du phénomène
pathologique à partir du normal. La qualité « niée », sortie
par la grande porte, rentre par la fenêtre.
c. Conception de George Canguilhem
Mieux vaut donc assumer que refouler l’immanence du
qualitatif. L’auteur en fait le fer de lance d’une nouvelle
conception de la médecine rompant radicalement d’avec
celle de ses précurseurs. Il s’appuie à cette fin sur les travaux
de chirurgie légués par le physiologiste français René Leriche
(1879-1955), dont il saura aussi se distancer autant que
hegelienne, 2007, p. 183 ; cité par G. Canguilhem, op. cit., p.
66. 58 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
78
nécessaire. L’état de santé, tout en manifestant la norme qui
la caractérise, ne peut pour Canguilhem occasionner par
simple excès ou déficit un fonctionnement pathologique :
« En fait, si
l'on examine le fait pathologique dans le détail des
symptômes et dans le détail des mécanismes anatomo-
physiologiques, il existe de nombreux cas où le normal et le
pathologique apparaissent comme de simples variations
quantitatives d'un phénomène homogène sous l'une ou
l'autre forme (la glycémie dans le diabète, par exemple).
Mais précisément cette pathologie atomistique, si elle est
pédagogiquement inévitable, reste théoriquement et
pratiquement contestable. Considéré dans son tout, un
organisme est « autre » dans la maladie et non pas le même
aux dimensions près »59.
À Claude Bernard et à Auguste Comte qui ne
concevaient la différence entre ces deux états qu’en termes
de degrés, de variation quantitative, l’auteur objecte alors
une différence en termes de nature. Il revendique ainsi
d’emblée son intention de démontrer qu’à rebours de ce que
la médecine moderne tient pour un fait acquis, « l'état
physiologique normal n'est pas, en tant que tel, ce qui se
prolonge identiquement à soi, jusqu'à un autre état capable
59 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 165-166.
Les valeurs de la vie
79
de prendre alors, inexplicablement, la qualité de morbide »60.
L’abus du continuisme tiendrait à une confusion originelle
présente dans la définition de l’état pathologique entre ce qui
tient de la cause et ce qui tient de l’effet : une cause peut
varier quantitativement et de façon continue et provoquer
cependant des effets qualitativement différents. Pour
prendre un exemple simple, une excitation quantitativement
accrue peut déterminer un état agréable bientôt suivi de
douleur, deux sentiments que nul ne voudra confondre.
Dans une telle théorie on mêle constamment deux points de
vue, celui du malade qui éprouve sa maladie et que la
maladie éprouve, celui du savant qui ne trouve rien dans la
maladie dont la physiologie ne puisse rendre compte. Mais il
en est des états de l’organisme comme de la musique : les lois
de l’acoustique ne sont pas violées dans une cacophonie, cela
n’entraîne pas que toute combinaison de sons soit agréable
»61.
Révoquer cette continuité posée entre le normal et le
pathologique n’implique pas pour autant de concevoir
comme en opposition le normal et le pathologique. Il est
aussi une forme de normalité dans le pathologique, dans la
mesure où ce dernier se soumet à une normativité qui lui est
propre. La maladie implique, pour Canguilhem de même que
pour Leriche – à qui l’auteur emprunte un certain nombre de
60 G. Canguilhem, op. cit., p. 67. 61 « Auguste Comte et le "principe de Broussais" » dans G.
Canguilhem, op. cit., p. 24-25.
Les valeurs de la vie
80
concepts –, une autre allure, un autre « fitness » de la vie.
L’état pathologique impose à l’homme de vivre « une autre
vie ». À l’organisme au sein duquel cette nouvelle vie prend
forme, elle impose d’amender son régime antérieur : « La
maladie humaine, écrit l’auteur citant Leriche, est toujours
un ensemble [...] ce qui la produit touche en nous, de si
subtile façon, les ressorts ordinaires de la vie que leurs
réponses sont moins d'une physiologie déviée que d'une
physiologie nouvelle »62. Il incombe à ce titre de repenser
celle-ci sous un rapport « vital », pour ne pas dire « vitaliste »,
comme témoignant d’autant de régimes de fonctionnement
possibles de l’organisme conçu de manière holiste comme «
la substitution d'un arrangement à un autre »63. La maladie
n’est pas l’indice de la disparition d’un arrangement, le
symptôme d’un chaos ou d’un déséquilibre tel qu'il abolit
toute normativité. La maladie n’est pas disparition d’une
normativité ; ou bien ne l’est qu’aussi longtemps que cette
disparition étrenne la création d’un nouvel arrangement,
irréductible au précédent. La maladie témoigne d’un nouvel
ordre, similaire à ce que pourrait être une transition de
régime sur un plan politique. L’ensemble des organes est
affecté par la pathologie (l’ensemble des institutions), et ce
n’est que dans cette mesure ; dans la mesure où elle affecte la
totalité du corps (du corps social), qu’advient la création
d’une autre vie. Ce que Canguilhem théorisera à l’occasion
de ses « Nouvelles réflexions » sous la mention d’« erreurs de
62 G. Canguilhem, op. cit., p. 166. 63 G. Canguilhem, op. cit., p. 208.
Les valeurs de la vie
81
l’organisme »64 (de la simple pathologie aux anomalies
tératologiques, en passant par les maladies auto-immunes)
révèle la possibilité d’une existence radicalement autre. Sui generis. Être malade, en conclut Canguilhem, c'est donc
vraiment pour l'homme « vivre une autre vie »65.
Résumons-nous. « Tomber malade » ou « faire sa
maladie », pour recourir à l’expression révélatrice que lui
préfère l’auteur, ne dispense pas de vivre ; or vivre implique
toujours de fonctionner selon des normes. C’est par sa
normativité, capacité à s’adapter et à produire de nouvelles
normes que se définit la vie. Dès lors la maladie ne fait que
restreindre un champ de possibilités que l’état de santé –
l’état considéré comme « normal » – laissait ouvert. En
conséquence de quoi toute variation, altération, diminution
considérée chez un patient ne saurait l’être que dans une
perspective quantitative. Quantitative, elle l’est assurément ;
mais plus encore et simultanément, elle est qualitative. L’état
pathologique ne fait pas que dérégler certaines variables à
l’intérieur d’un cadre défini, elle bouleverse le cadre. En quoi
la maladie diffère de l'état de santé « comme une qualité
d'une autre, soit par présence ou absence d'un principe
défini, soit par remaniement de la totalité organique »66. Le
normal et le pathologique renvoient à des ensembles et non à
64 « Un nouveau concept en pathologie : l'erreur », dans G.
Canguilhem, op. cit., p. 267 sq. 65 G. Canguilhem, op. cit., p. 49. 66 G. Canguilhem, op. cit., p. 11-12.
Les valeurs de la vie
82
des parties : « Le problème de l'individualité se pose ici [:] le
même donné biologique peut être considéré comme un tout.
Nous proposerons que c'est comme tout qu'il peut être dit ou
non malade. La maladie d'un vivant ne loge pas dans des
parties d'organisme »67. L’individu malade est affecté dans
tout son être par la maladie, et non seulement dans l’organe
déficient : c’est tout le fonctionnement de l’organisme qui
devra composer avec et malgré l’organe déficient. On
entrevoit, par induction, que la guérison ne fera pas que
reconduire certaines variables à leur valeur nominale,
antérieure à la maladie ; elle en créera de nouvelles. La
maladie, la guérison, transforment l’être de fond en comble ;
le forcent à adopter de nouvelles attitudes, manière de vivre
et de se vivre. Elles le métamorphosent.
L’aspect qualitatif de cette métamorphose échappe le
plus souvent au regard du médecin dans la mesure où le
médecin ne peut jamais, aidé de toute son instrumentation,
que mesurer dans un registre quantitatif des « constantes »
physiologiques, puis rapporter celles-ci à une moyenne pour
prononcer son diagnostic. L’aspect qualitatif de l’altération
pathologique est donc essentiellement vécu par le malade ;
d’où l’exigence, centrale chez Canguilhem, de prendre en
compte le point de vue du malade.
Nécessité de réhabiliter ce vécu subjectif de la personne
malade, que le principe de Broussais mais également – et
67 G. Canguilhem, op. cit., p. 151.
Les valeurs de la vie
83
Canguilhem prend ici ses distances vis-à-vis d’un de ses
inspirateurs – la conception de René Leriche conduisent à
dévaloriser en élevant les phénomènes physiologiques
individuels sur un plan d’abstraction. Cette présence du
patient que la médecine moderne n’a eu de cesse que
d’évacuer en rapportant la vie à des normes objectives qu’il
s’agirait de maintenir ou à défaut, de restaurer. Auguste
Comte et Claude Bernard, d’avoir fait leur le principe de
Broussais, pêcheraient ainsi par excès d’abstraction, hantés
par le démon de la théorie. Un point rédhibitoire que signale
Canguilhem en relevant l’effacement progressif de la
dimension existentielle de la maladie au seul profit de son
intérêt intellectuel : « La maladie est devenue objet d'étude
pour le théoricien de la santé »68. La maladie devenue objet
d’étude, le sujet de la maladie, la personne sujette à la
maladie s’efface et l’objectif qui animait la médecine à ses
débuts, cet objectif que résumait Pasteur par la formule «
guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours » cède
place à une rationalisation de la biologie, devenant un pur
savoir fondamental amputé de ses applications pratiques,
sans autre but que la thésaurisation de la connaissance pour
la connaissance. L’individu malade devient un « cas » que le
personnel hospitalier réduit parfois à un numéro de chambre
suivi de l’apellation de sa maladie ou de son organe malade,
et perd à l’occasion toute légitimité à prendre part aux
délibérations afférentes à sa « prise en charge ».
68 G. Canguilhem, op. cit., p. 14.
Les valeurs de la vie
84
Une manière théorique, impersonnelle et froide
d’appréhender l’individu souffrant qui peut être comprise
d’un point de vue plus psychologique en cela qu’elle permet
au médecin de se distancer de cette souffrance, de s’en
protéger au moyen, par exemple, d’un jargon médical ad hoc.
Une manière comme une autre de se préserver des
considérations de nature affective qui pourrait nuire à son
jugement, de supporter au quotidien une lourde charge de
détresse, mais qui, pour Canguilhem, nuit en dernier ressort
à la médecine en occultant ce que les concepts de normal et
de pathologique contiennent de subjectif, de relatif – c’est-à-
dire d’essentiel. Une médecine conséquente doit intégrer
l’écoute, l’échange comme l’un de ses instruments au même
titre que le stéthoscope, le tensiomètre ou l’otoscope. À la
croisée des sciences sociales et biologiques, la médecine est
un art qui ne saurait faire l’économie de qualités humaines.
Une perspective purement objectiviste (qui est déjà, au
demeurant, une perspective), au-delà d’être une illusion,
ferait enfin le lit d’une confusion entre le point de vue du
malade qui seul éprouve sa maladie, et celui du savant qui en
rend compte dans le langage de la physiologie. Remettre à
jour cette distinction, puis mettre à parité ces deux points de
vue en revalorisant le plus déqualifié, telle est bien la finalité
qui guide les analyses de Canguilhem.
À l’approche « objective », mais surtout réductrice du
praticien qui prend toujours le risque d’habiller son patient
de vêtements trop grands ou trop étroits pour lui, doit
s’associer une considération de l’expérience que le malade a
Les valeurs de la vie
85
de sa maladie et de la normativité que signifie chez lui l’état
de santé. Tout cas étant par essence singulier, le praticien
doit savoir adapter ses vues à chaque malade. Qui, en effet,
ressent et donne son sens à la pathologie, si ce n’est celui
pour qui elle est pathologie ? « C’est […] bien toujours en
droit, s’en ouvre Canguilhem, sinon actuellement en fait,
parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a
une médecine, et non pas parce qu’il y a des médecins que
les hommes apprennent d’eux leurs maladies ».
La médecine expérimentale aurait eu trop tendance à
oublier que derrière toute maladie est un malade ; que
derrière tout organe qui dysfonctionne réside un organisme,
et au-delà, une subjectivité qui en répond. Il en résulte que «
la qualité de pathologique est un import d’origine technique
et par là d’origine subjective. Il n’y a pas de pathologie
objective ».
Qui ne souffre pas subjectivement de ses écarts
physiologiques vis-à-vis d’une moyenne statistique peut être
« différent » sans que soit établie son « anormalité ». Le
patient seul peut apporter au praticien le complément
nécessaire pour valider le diagnostic de maladie : la maladie
se définit par la conscience ou par la perception que le
malade en a. « Conscience » dans la mesure où elle fait
irruption et met à mal le régime de vie normal du patient,
celui où le sujet se tient dans l’inconscience de son état.
L’état normal se définit par l’immersion qui le rend
insensible en tant que tel. L’état normal n’est pas, en cela,
Les valeurs de la vie
86
« thématisé » en première intention. Il est l’air qu’on respire,
le cœur qui bat, la vie qui suit son cours dans l’évidence non
questionnée de son mouvement fluide. Il est ce qui ne se
perçoit pas, pour ne témoigner par définition d’aucune
manifestation incommodante. Il ne ressortit pas d’emblée au
champ du savoir scientifique ; aussi n’y a « pas de science de
la santé […] "Santé" n'est pas un concept scientifique, c'est
un concept vulgaire »69. « Santé », « état de santé », «
normalité » n’acquièrent leur légitimité de droit dans le
discours de la biomédecine qu’une fois la maladie venue les
révéler. Ce qui se vivait auparavant dans l’ignorance de qui
en disposait – l’état de santé – existe désormais «
négativement » aux yeux de l’individu souffrant en tant que
référence du rapport énactif optimal à son milieu et à son
corps. Il devient une valeur.
La maladie inocule le soupçon à même de créer la
distance épistémologique indispensable au dévoilement de
« ce qui va de soi » – et qui, précisément, ne va plus de soi.
Un tel soupçon n’a rien d’un doute spéculatif. Il n’est pas
émané d’un intellect pur, le fruit d’une vaticination, mais
procède originairement d’une expérience : expérience
subjective d’une perte. Loin que l’état normal soit un
« concept scientifique » premier, il est une « intuition
sensible » concomitante au surgissement de la douleur qui
l’interrompt. C’est en perdant notre santé que nous la
69 G. Canguilhem, La santé, concept vulgaire et question philosophique, Paris, Pin-Balma, Sables, 1990, p. 14.
Les valeurs de la vie
87
découvrons. La santé peut à cette enseigne être comprise de
manière négative comme « silence des organes », état d’«
innocence organique »70, lorsque la maladie serait le bruit
venu perturber ce silence. La maladie est ce qui vient briser
ce rapport évident au corps qui ne faisait pas question et en
ce sens, qui n’était pas encore « rapport » avant qu’elle ne
contraigne à une diminution sensible de la puissance d’agir
de l’individu malade. Cette intrusion dans le cours ordinaire
de l’expérience qu’a le sujet de sa propre existence agit
comme le révélateur de ce qui correspond chez lui à la
normalité. « Chez lui », soulignons-nous ; pour cela que
chaque « état de santé » vit de ses propres normes, que
chaque « normalité » signe l’exécution d’une partition qui lui
est propre.
C’est dire, en d’autres termes, que la santé est un
concept second par rapport à la maladie. De même que
l’identité est le produit réflexif de l’altérité, c’est par la
maladie, par le détour de la pathologie, vis-à-vis d’elle, que la
santé peut être conceptualisée : « L'activité scientifique du
physiologiste, quelque séparée et autonome en son
laboratoire qu'il la conçoive, garde un rapport plus ou moins
étroit, mais incontestable, avec l'activité médicale. [...] Toute
connaissance a sa source dans la réflexion sur un échec de la
vie. Cela ne signifie pas que la science soit une recette de
procédés d'action, mais au contraire que l'essor de la science
70 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 52-53.
Les valeurs de la vie
88
suppose un obstacle à l'action. C'est la vie elle-même, par la
différence qu'elle fait entre ses comportements propulsifs et
ses comportements répulsifs, qui introduit dans la conscience
humaine les catégories de santé et de maladie. Ces catégories
sont biologiquement techniques et subjectives et non
biologiquement scientifiques et objectives »71. La santé « va
de soi » et donc ne se « voit pas » tant qu’elle n’est pas remise
en cause par les états morbides. Ce qui permet à Canguilhem
de faire sienne un autre apport de René Leriche : « Nous
pensons avec Leriche que la santé c'est la vie dans le silence
des organes, que par suite le normal biologique n'est, comme
nous l'avons déjà dit, révélé que par les infractions à la
norme et qu'il n'y a de conscience concrète ou scientifique
de la vie que par la maladie »72. Santé et maladie sont des «
percepts » (Deleuze) avant que d’être des « concepts ». Elles
sont des interpellations ; ensuite seulement des notions
scientifiques. Santé et maladie procèdent de ressentis. La
maladie surgit en première intention à travers le vécu
individuel de la souffrance ; puis conçoit la santé dans un
second fondement comme témoignant de son « autre »
négatif : « Nous soutenons que la vie d'un vivant, fût-ce
d'une amibe, ne reconnaît les catégories de santé et de
maladie que sur le plan de l'expérience, qui est d'abord
épreuve au sens affectif du terme, et non sur le plan de la
science. La science explique l'expérience, mais elle ne
71 G. Canguilhem, op. cit., p. 150. 72 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
89
l'annule pas pour autant »73. Il y a donc relativité des
concepts de normal et de pathologique tant par rapport au
sujet faisant l’expérience en propre de ces catégories
(dimension subjective) que l’un par rapport à l’autre
(dimension sémantique, référentielle).
Constat phénoménologique qui nous enjoint à
renouveler de fond en comble la conception du rapport entre
le normal et le pathologique. Il s’agit moins, en dernière
analyse, de poser une continuité graduante à la manière
d’Auguste Comte ou de Claude Bernard entre ces deux
notions ; pas davantage une rupture radicale. George
Canguilhem, au principe de Broussais selon lequel le
phénomène pathologique ne serait autre qu'une modification
quantitative du phénomène normal, oppose une distinction
qualitative entre physiologie et pathologie. La redéfinition
de la maladie en termes de malaise ressenti par l’individu et
du normal comme état d’innocence organique ou
inconscience du corps fait au surplus valoir la nécessité d’en
passer par la clinique pathologique en vue de la connaissance
de l'état sain. Renvoyant dos à dos Auguste Comte et Claude
Bernard, l’auteur propose de reconsidérer le pathologique
non pas au regard du normal, mais par rapport à la santé ;
non plus en termes d’écart vis-à-vis d’une moyenne, mais par
rapport à l’expérience que tout individu a de sa vie. De là la
thèse fondamentale de Canguilhem, selon laquelle le
73 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
Les valeurs de la vie
90
pathologique n’est pas le contraire de la norme, mais le
contraire de la santé.
B. L’INTERET DU VITALISME
Si le pathologique ne s’oppose pas à la norme, c’est pour
une part qu’il est lui-même porteur de normes, facteur d’une
normativité, au même titre que l’état de santé. Or, c’est
principalement cette normativité caractéristique du vivant
qui rend inadéquate toute tentative du praticien
d’appréhender la biologie au prisme de la mécanique. Il est
une spécificité du fonctionnement des organismes qui
consiste en la plurivalence des lois qui le régissent, celles-ci
n’étant pas fixes, intemporelles, universelles mais au
contraire multiples, variables, superposables, évolutives. Des
normes au principe d’organisations diverses du vivant qui
représentent autant d’alternatives possibles, de chemins pour
la vie. L’auteur emploie le terme de « labilité » pour
caractériser cette capacité propre au vivant à créer des écarts,
à s’enrichir – voire à se disperser. Elle rend raison de la
plasticité de la vie – « malléabilité totale », écrit l’auteur – à
l’œuvre dans tout être animé, en mesure de créer des marges
d’individualisation faisant de chaque sujet le dépositaire
d’une normativité unique. Canguilhem se fait ainsi
l’instigateur d’une « théorie de la labilité »74, accusant les
limites de l’approche moderne de la biologie et de la
74 G. Canguilhem, op. cit., p. 110.
Les valeurs de la vie
91
physiologie. Approche empreinte d’un prétendu rationalisme
mal digéré, dont le penchant incoercible pour les
généralisations hâtives nuit au ressaisissement de la vie dans
ce qu’elle a d’irréductible.
Assimiler le dysfonctionnement organique à un défaut
de fabrication, le vieillissement à l’usure d’une machine, le
corps à une mécanique ; en somme, rabattre les phénomènes
vitaux sur une grille restreinte de processus physico-
chimiques déterminés pour tous et selon un modèle
œcuménique serait alors ignorer ce qui fait l’originalité de la
biologie et renoncer à la comprendre. Aucune approche de
type réductionniste ne saurait expliquer la prolificité des
formes de la vie, ses sauts qualitatifs et autres phénomènes
relevant – entre autres – de l’émergence.
Revisitant la genèse historique d’une conception
matérialiste que Canguilhem observe partout à l’œuvre dans
la science positiviste, l’auteur attribue à Descartes d’en avoir
le premier – ou le plus ostensiblement – posé les cadres. Au
philosophe du cogito, il attribue d’avoir formalisé l’approche
réductionniste contemporaine de son époque sous les atours
d’une « méthode » (meta, « après, qui suit », odos, « chemin,
moyen ») revendiquée comme telle. Une telle méthode est
exposée in nucléo par le Discours de la méthode,
précisément, lequel pourrait sans aucun doute être considéré
comme le manifeste inaugural du « nouvel esprit scientifique
», et dont les préceptes névralgiques mettent en valeur ses
deux moments fondamentaux et successifs : moment de
Les valeurs de la vie
92
l’analyse, puis de la réduction. Il s’agit en effet,
conformément aux préconisations de Descartes, de « diviser
chacune des difficultés en autant de parcelles qu'il se
pourrait et qu'il serait requis pour mieux connaître
simplement » ; puis « de conduire par ordre [ses] pensées en
commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à
connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu'à
la connaissance des plus composés »75. Se mettent alors en
place les éléments d’un raisonnement admettant pour
prémisse la possibilité d’appréhender le fonctionnement d’un
tout sous le rapport de ses parties, de comprendre un système
sous le rapport de ses composantes, de passer du plus
élémentaire au plus complexe sans introduire de seuil
qualitatif (conception continuiste que disqualifie par ailleurs,
depuis le début du XXème siècle, le phénomène de «
décohérence» en mécanique quantique). Vision qui fait
pendant à la métaphysique libérale en gestation qui postule à
son tour que l’intérêt du tout – du corps social – peut être
cultivé et expliqué par la composition des intérêts
individuels – des membres de ce corps social. Autre occasion,
dans la lignée de celles offertes par l’analyse des options
politiques à l’œuvre dans la physiologie de Comte et de
Bernard, de constater que les méthodes scientifiques ne sont
jamais pures d’idéologie.
75 R. Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), dans
Œuvres, éd. Adam & Tannery, Paris, Vrin, 1996, en part. les
deuxième et troisième préceptes.
Les valeurs de la vie
93
a. Des normes, des règles et des lois
Il ne s’agit pas tant pour Canguilhem de remettre en
cause ces idéologies, que de les expliciter. Et de montrer,
surtout, comment les biais observationnels et théoriques
qu’elles introduisent achoppent contre les partitions
d’essence ou de nature qui font de la biologie et de la
physico-chimie deux disciplines distinctes. Dans sa forme
intégrale et intégriste, le réductionnisme biologique est un
cul-de-sac. Raison pourquoi l’auteur exhorte ses
contemporains à se départir d’une telle approche dans
l’horizon d’un vitalisme plus adéquat à son objet.
Canguilhem n’ignore rien cependant de la difficulté qu’il
peut y avoir à promouvoir une telle option philosophique,
trop souvent incomprise ou caricaturée. Le terme seul de «
vitalisme » suscite défiance et scepticisme auprès des
praticiens. Bien qu’héritière d’une tradition ancienne dont
on décèle la première thématisation dans l’œuvre – «
naturaliste » avant la lettre – d’Aristote, l’école n’a pas bonne
presse auprès des scientifiques auxquels s’adresse l’auteur
(mais l’a-t-elle jamais eu ?). Cet ancrage millénaire procure
une matrice conceptuelle commune aux différents auteurs se
réclamant du vitalisme ; continuité toute relative qui n’obère
pas les idiosyncrasies tout aussi significatives qui les
distinguent. Il y a des vitalismes, dont celui exposé en
filigrane par Canguilhem. Le vitalisme de Canguilhem n’est
pas celui du Stagirite ; non plus que celui de Barthez, de
Les valeurs de la vie
94
Bichat ou de Lamarck. Il emprunte aux médecins autant
qu’aux philosophes, dont Nietzsche et Spinoza primum inter pares. Encore faut-il s’entendre sur les contours à lui donner.
Et sur ce qui l’oppose – soit également ce que Canguilhem
reproche – à ses contradicteurs et nombreux adversaires.
Une première confusion, la plus commune, doit être
dissipée. Le vitalisme de Canguilhem ne nie pas que tout être
vivant tombe, à l’instar de tout être physique, sous le coup de
principes causaux ressortissant au domaine de la physique et
de la chimie. Il reconnaît à Claude Bernard l’utilité à la fois
heuristique et méthodologique du postulat déterministe en
biologie. Une approche « technicienne » et objective des
mécanismes du vivant, pour être nécessaire et censément
utile, est pourtant loin d’être suffisante. D’une part, elle est
aporétique ; de l’autre elle échoue à saisir le caractère
spécifique du phénomène vital par distinction d’avec le
phénomène physique.
Cette distinction se manifeste empiriquement de par le
fait que s’il y a médecine, il n’y a jamais médecine qu’autant
qu’il y a des organismes capables d’une pluralité de régimes
d’existence, de régimes qualitativement distinct, et non une
seule législation possible pour accomplir une diversité de
fonctions vitales. Les systèmes physico-chimiques ne sont
pas affectés de la même manière que les totalités organiques,
dans la mesure où ces dernières sont capables de réformes
permanentes pour s’autoréguler, maintenir leur homéostasie.
Les organismes sont (de manière locale et apparente
Les valeurs de la vie
95
seulement) en résistance à l’entropie, tendance à l’équilibre
ou à l’état maximal d’indifférenciation. La vie est ce qui
introduit de la différence dans son milieu. Les mécanismes le
subissent toujours selon des lois déterminées, orthonormées
et invariables. Les lois de la physique ni celles de la chimie
ne sont susceptibles de réajustements – en quoi elles sont des
lois au sens le plus strict du terme.
Normes physiologiques d’une part ; lois physico-
chimiques de l’autre. Des normes et des lois qui ne doivent
pas être conçues dans un rapport d’opposition les unes avec
les autres, mais sous le mode du dépassement dialectique. Les
normes prolongent, conservent et à la fois surclassent et
plient les lois en permanence de manière à les adapter à
chaque individu en fonction de son milieu et de l’état
général du corps. C’est dans ce dépassement qu’il faut
chercher le « bond qualitatif » qui départit l’animé de
l’inerte, et donc la physiologie de la physique.
De la même manière qu’une compréhension plénière
de la maladie et de la santé doit intégrer tout à la fois le point
de vue du malade et le point de vue du praticien, un
phénomène biologique peut et doit être considéré du point
de vue de la loi (physique) comme de celui de la norme
(physiologique). Donc ne pas s’arrêter au seul point de vue
de la loi : « Chercher la maladie au niveau de la cellule, c'est
[en effet] confondre le plan de la vie concrète, où la polarité
dynamique fait la différence entre santé et maladie, et le plan
Les valeurs de la vie
96
de la science abstraite. »76. Le biologiste ne pas être
hémiplégique ; il doit faire droit à ce que le vivant contient
d’irréductible. Tenir incessamment les deux aspects dont le
vivant témoigne, sans l’impartir de schèmes statiques fixés de
toute éternité. Et c’est tout le propos du vitalisme instruit par
Canguilhem que d’en mettre à jour les conséquences.
Si norme biologique et loi physique sont l’une et l’autre
des règles de fonctionnement administrant les processus et
les opérations se déroulant dans un système, la norme, à
rebours de la loi, n’est pas infléchissable ni uniformément
déterminée. La norme, à rebours de la loi, n’est pas
mécaniquement instruite, mais établie de manière
immanente au regard des fonctions auxquelles elle participe.
La norme est enfin tributaire d’une part d’imprévisibilité qui
achève de la distinguer de la loi. Une régularité de
fonctionnement au sein d’un organisme admet effectivement
toujours une pluralité de régulations possibles, régulations
qui ne sont pas strictement délimitées par des conditions
initiales. On ne peut alors prédire avec le démon de Laplace
l’évolution d’un organisme en faisant cas de ses coordonnées
et de sa vitesse à un instant donné (qu’une telle espèce de
prédiction soit, en physique, et plus précisément, en
physique des particules, théoriquement possible est une
autre question). En conséquence de quoi la sélection des
normes pourrait ne pas être strictement déterminée – donc
prédictible –, bien que la norme elle-même détermine
76 G. Canguilhem, op. cit., p. 85.
Les valeurs de la vie
97
strictement les processus physiologiques. Cette sélection
témoigne d’un jeu rendant possible l’assouplissement de
l’organisme aux différentes contraintes qui lui sont opposées.
Si, en effet, la vie est capable d’erreurs77 – que ces erreurs
débouchent sur des échecs de l’organisme ou des succès
adaptatifs –, alors la vie ne peut être entièrement placée sous
le joug du déterminisme. Elle ne le peut plus mais au sens
traditionnel du terme. Le jaillissement de normes vitales
inattendues, l’institution de formes de vie alternatives
capables d’épouser les contours de l’obstacle et de l’assimiler
plutôt que de s’y échouer laissent à penser que, loin d’être
l’épiphanie d’un « programme génétique »78, le vivant
biologique dispose en tant que tel d’une part irréductible
d’indétermination : « La vie, proteste Canguilhem, n'est [...]
pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement
rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle est débat
ou explication [...] avec un milieu où il y a des fuites, des
trous, des dérobades et des résistances inattendues »79.
Que l’on ne s’y trompe pas : ces permanentes
dérogations et infractions à la logique du fatalisme
épistémologique – pour peu que l’on admette de concevoir le
déterminisme scientifique comme une transposition laïcisée
du fatum stoïcien – ne sont pas pour signifier l’entière
77 G. Canguilhem, op. cit., p. 267-280. 78 Cf. J. Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, Points
Essais, 1973. 79 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
Les valeurs de la vie
98
indétermination des systèmes biologiques. Si le hasard n’est
pas que l’ignorance des causes qui nous « surdéterminent » et
qu’il est bien une souplesse relative dans le concours de
sélection des normes, cette flexibilité n’attente en rien au
nécessitarisme des lois administrant les phénomènes
physico-chimiques. Et Canguilhem de clarifier sa position : «
Nous ne faisons pas profession – assez bien portée
aujourd'hui – d'indéterminisme »80. Créativité, labilité,
souplesse, échec, adaptation, et plurivocité de la vie
soulèvent pourtant un paradoxe qui ne manquera pas de
heurter le lecteur approximatif. Un paradoxe qu’avait déjà
mis en avant Bergson en amont de la dichotomie de raison
entre les normes et les lois, opposant les régimes
d’effectuation des processus physiques d’une part, des
phénomènes vitaux de l’autre : « Le monde, laissé à lui-
même, obéit à des lois fatales. Dans des conditions
déterminées, la matière se comporte de façon déterminée,
rien de ce qu'elle fait n'est imprévisible : si notre science
était complète et notre puissance de calculer infinie, nous
saurions par avance tout ce qui se passera dans l'univers
matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments,
comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune.
Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la
vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L'être
vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans
un monde où tout le reste est déterminé une zone
80 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
99
d'indétermination l'environne »81. Tout se passe comme si
nous retrouvions, en quelque sorte « reterritorialisée » dans
le domaine de la biologie, l’antinomie kantienne entre le
plan phénoménal et le plan nouménal auquel seuls ont accès
les êtres rationnels : l’un causaliste et l’autre capable de
décrochage vis-à-vis du déterminisme strict.
La sélection des normes autoriserait une même manière
de décrochage chronique vis-à-vis des lois physico-
chimiques, pour elles déterministes. La liberté serait
« émergente » de la matière. Le problème s’énonce alors
comme suit : comment tenir ensembles deux propositions
aussi contradictoires ? En soutenant une position
intermédiaire, conciliatrice. Une position que Canguilhem
précise à l’occasion de l’analyse qu’il fait des thèses de Claude
Bernard dès les premiers abords de sa doctrine.
Non qu’il s’agisse de réfuter le déterminisme de
Bernard. Le salut de la médecine ne passera pas, ici non plus
qu’ailleurs, par la récusation des notions essentielles à la
rationalisation de la discipline, mais par leur revisitation.
Force est de reconnaître que Laplace n’a pas sa place, si l’on
ose dire, aux sources de la détermination des normes
biologiques. Il évincerait sinon toute possibilité de création,
tout élément de spontanéité de la vie biologique. Or le
vivant n’est pas une « trajectoire » : il est conversation,
81 Cf. « La conscience et la vie », dans H. Bergson, L'énergie spirituelle, Payot, Petite bibliothèque Payot, 2012, p. 62.
Les valeurs de la vie
100
dialogue, errance, innovation. Le déterminisme des sciences
physiques ne peut donc être extrapolé aux sciences de la
nature abstraction faite des spécificités que manifeste le
vivant. Il le peut être sous réserve d’intégrer ces spécificités.
L’auteur distingue alors deux acceptions du postulat de
Bernard, selon qu’il sera qualifié comme un déterminisme «
ouvert à d'incessantes corrections des formules de lois et des
concepts qu'elles relient, ou bien comme clos sur son
contenu définitif supposé » 82.
(a) Inaugurons comme il se doit par l’option contestée –
par le « déterminisme clos ». Le cœur de Canguilhem ne
balance pas en sa faveur. Il est celui professé par Bernard ;
celui préconisé dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. L’auteur le définit comme
réfractaire à toute marge d’innovation, aussi longtemps qu’il
présuppose un vivant tout entier soumis aux lois de la
physique-chimie, un vivant dépourvu de normativité.
L’institution de ce déterminisme témoignerait en vérité
d’une confusion commise par le médecin expérimentateur
entre le vivant objet de la biologie et le discours qu’émet la
biologie à propos du vivant : « Claude Bernard est près de
supposer qu'il est possible de découvrir un déterminisme du
phénomène, indépendant du déterminisme de l'opération de
connaissance »83. Un amalgame déjà présent dans les travaux
de Laplace : « Le déterminisme, ce n'est pas pour Laplace une
82 G. Canguilhem, op. cit., p. 75. 83 G. Canguilhem, op. cit., p. 93.
Les valeurs de la vie
101
exigence de méthode, un postulat normatif de recherche,
assez souple pour ne rien préjuger de la forme des résultats
auxquels il conduira, c'est la réalité même, achevée, coulée
ne varietur dans les cadres de la mécanique newtonienne
[…] Laplace a construit la théorie du déterminisme clos »84.
De même que Hume faisait valoir que la causalité n’est pas
présente au sein des choses, mais postulée par l’imagination
pour nous les rendre intelligibles dans leur seul ordre de
successivité, Canguilhem attire l’attention sur cela que le
déterminisme biologique ne se trouve pas dans l’organisme –
ni aucune loi de la physique-chimie – ; il est projeté sur
l’organisme en vue de constituer une connaissance. Le
déterminisme ainsi conçu, en d’autres termes, n’est pas un
fait d’observation, n’appartient pas à l’empiricité des choses.
Il n’est pas essentiel à l’objet de connaissance, mais
pleinement tributaire de l’esprit qui pense l’objet.
(b) Plus conséquent est le « déterminisme ouvert ».
Déterminisme qui prend en compte cette différence entre
l’objet de la biologie et le régime logique de la pensée qui
investit l’objet de la biologie pour produire un savoir. Il est
celui que recommande l’auteur en vue de d’appréhender la
84 G. Canguilhem, op. cit., p. 75. Notons du reste que la
mécanique selon Newton à laquelle se réfère Laplace est
réversible (la thermodynamique n’était pas encore née) ;
aussi la maladie chez Claude Bernard sera-t-elle réversible,
dès lors que sa conception physiologique en reprend les
prémices.
Les valeurs de la vie
102
spécificité des organismes ; le seul à même de préserver
intact le caractère déterminant des normes tout en leur
ménageant une latitude qui rende raison de leur variabilité.
Envisagé sous le rapport de la santé et de la maladie, le
déterminisme ouvert consiste à ne pas rabattre le vivant sur
un repère orthonormé définissant le phénomène
pathologique comme un écart quantitatif au regard d’une
normalité unique, mais à faire ressortir sa propension plus ou
moins grande, plus ou moins expressive, à inventer des
normes, de nouvelles formes du vivant. Le déterminisme
ouvert considère une vitalité dont les effets surpassent les
causes là où le déterminisme clos ne conçoit qu’une
concaténation de phénomènes et d’épiphénomènes en tout
point comparable (au degré de complexité près) au
fonctionnement des systèmes mécaniques. Une maladresse,
pour qui admet avec Edgar Morin que « l'être vivant est en
effet soumis à une logique de fonctionnement et de
développement tout autre, une logique dans laquelle
interviennent l'indétermination, le désordre, le hasard
comme facteur d'une organisation supérieure ou d’une auto-
organisation »85. George Canguilhem n’aurait pas su mieux
dire. Et la médecine serait avisée de prendre en
considération cette ouverture qu’elle ne s’explique pas
encore, et d’accepter le devancement d’une vie capable de
spontanéité, de création, d’innovation, ne serait-ce qu’en
prenant acte de la diversité de ses formes.
85 E. Morin, J.-L. Le Moigne, L’Intelligence de la complexité,
Paris, L’Harmattan, Cognition et formation, 1999.
Les valeurs de la vie
103
Le déterminisme ouvert n’a donc rien d’un
indéterminisme radical. Pas plus qu’il n’est un déterminisme
radical. Il est une solution médiane se proposant d’accueillir
le vivant en respectant la distinction entre l’objet pensé –
dont il ne préjuge rien de définitif – et la méthode
permettant de penser l’objet conformément aux règles qui
sont les siennes. Il ne s’agit pas, dans cette mesure, de
contester la pertinence du postulat fondamental des sciences,
selon lequel existent effectivement des lois intelligibles
derrière chaque phénomène. Ces lois ne sont pas nulles et
non avenues. Elles sont dans la pensée, pour la pensée, utiles
pour aviser les phénomènes sous leur aspect physique,
insuffisantes pour « expliquer » le vivant. Le déterminisme
ouvert enjoint au biologiste de faire le départ entre les
perspectives. Il encourage à faire varier les angles d’approche
; en somme, et nous y revenons, à distinguer les normes et
les lois. Le point de vue de la norme va préférentiellement
s’intéresser aux processus biologiques dans la mesure où de
tels processus pourvoient aux exigences que manifeste un
organisme afin de se maintenir et de se développer. Le point
de vue de la loi rendra raison de ces mêmes phénomènes,
abstraction faite de tout « holisme physiologique », c’est-à-
dire individuellement, séparément de leur inscription dans
une totalité, en tant qu’instanciations particulières de règles
physico-chimiques. Seconde approche qui n’est pas erronée,
encore une fois, mais incomplète. Donc insatisfaisante pour
aborder les systèmes biologiques ; a fortiori inefficace sur le
terrain clinique puisque non pertinente pour établir un
Les valeurs de la vie
104
tableau diagnostic, fonder une recherche étiologique et
proposer une thérapeutique idoine. Nous intéresse en
revanche, dans le cas de la norme, l’exploration de sa
viabilité ; ou plus précisément, l’exploration de la viabilité
des processus physiologiques qu’elle supervise. Une norme
pertinente doit être à même de prendre part à la réalisation
des différentes fonctions d’un organisme, de sorte à ce que
l’organisme ne soit jamais lésé de sa performance globale, et
puisse s’accommoder des aléas de son milieu. La norme doit
pour cela être investie de deux propriétés, dont l’une consiste
en sa contingence relative (relative ; car limitée d’une part
aux possibilités de l’espèce, de l’autre à la constitution
particulière de l’individu), et l’autre en sa cohérence avec les
autres normes participant à la régulation de l’organisme. Le
point essentiel étant que la constitution physiologique d’un
organisme admette la possibilité de réaliser les mêmes
fonctions en empruntant des chemins différents. Ce qu’un
automate ne saurait faire, n’accédant pas à cette souplesse qui
fait la différence qualitative du vivant sur l’inerte. Souplesse
autorisant une certaine forme de créativité, une labilité,
avec, pour pendant négatif sur lequel Canguilhem s’étendra
plus avant dans l’apostille de 1966, l’erreur.
De tout ceci résulte que la complémentarité du point de
vue de la norme et de celui de la loi doit être maintenue pour
permettre une compréhension intégrée et conséquente des
processus à l’œuvre dans le vivant. Aux mécanistes qui ne
considéreraient que le second, l’auteur rétorque que si les
lois physico-chimiques dans ce qu’elles ont de nécessaire
Les valeurs de la vie
105
s’appliquent effectivement à un niveau local, le
fonctionnement d’un organisme exige encore que l’on tienne
compte de son fonctionnement global qui lui, est normatif.
De fait, s’en explique Canguilhem, lorsque l’on « qualifie de
pathologie un symptôme ou un mécanisme fonctionnel isolé,
on oublie que ce qui les rend tels c'est leur rapport
d'insertion dans la totalité indivisible d'un comportement
individuel »86. C’est l’une des principales limites communes à
l’approche mécaniste et au réductionnisme que
d’entreprendre la pathologie de manière localisée et non sous
le rapport du fonctionnement global de l’organisme. C’est-à-
dire de penser soigner des « foies malades » plutôt que des «
patients malades du foie », des « maladies » plutôt que des «
malades » et des « organes » plutôt que des « organismes ».
D’où l’importance que l’auscultation et la présence du
médecin au côté du malade revêt pour Canguilhem : « si
l'analyse physiologique de fonctions séparées se sait en
présence de faits pathologiques, c'est en effet à une
information clinique préalable qu'elle le doit ; car la clinique
met le médecin en rapport avec les individus complets et
concrets et non avec des organes et leurs fonctions »87. La
recherche en laboratoire et la spéculation même scientifique
seraient bien vaines, amputées de leur enracinement dans
l’expérience vécue de la maladie.
86 G. Canguilhem, op. cit., p. 50. 87 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
106
Tout l’intérêt du vitalisme que promeut Canguilhem est
à ce titre de nous enjoindre à repenser la vie dans sa
complexité, sa relativité, sa dynamique, sans pour autant ni
renoncer à la comprendre, ni la réduire à l’un de ses aspects
qui ne serait justement, que l’un de ses aspects. Une vie
moins définie par un ensemble de phénomènes comptables
d’un éventail de lois universelles que par sa capacité à
modifier, à combiner, à définir ses normes jusqu’à certaines
limites. Une vie capable de s’autoréguler en adoptant
successivement diverses configurations, mettant en œuvre
des processus multiples, des stratégies se suppléant les unes
aux autres en vue d’atteindre – de par leur flexibilité – une
relative stabilité. Vie normative donc, vie créatrice de
normes.
b. L’originalité de la biologie
Redéfinir la vie au sens biologique du terme, c’est,
corrélativement, redéfinir la science dont le vivant se veut
l’objet d’étude. À savoir, replacer dans un contexte médical,
la physiologie. On peut alors se demander, au vu de ce qui
précède, si une telle « science » en tant que science peut être
envisagée. Cette discipline serait effectivement tenue
d’extraire les lois de phénomènes dont on a vu qu’ils
obéissent avant toute chose à des systèmes de normes
relatifs, évolutifs. On ne trouve pas comme en physique
(classique) de stricte universalité des normes concernant les
individus. Une telle contradiction peut être surmontée en
Les valeurs de la vie
107
admettant avec l’auteur que la physiologie n’est pas tant la «
science des lois ou des constantes de la vie normale », que «
la science des fonctions et des allures stabilisées de la vie ».
Cette expression rend compte du fait qu’il n’y a pas qu’un
seul fonctionnement organique possible, mais une diversité
horizontale (les normes sont propres à chaque individu) et
verticale (elles se succèdent au sein de chaque individu) de
propositions physiologiques visant à conserver à l’organisme
sa cohérence globale. Les maladies elles-mêmes doivent être
considérées comme « de nouvelles allures de la vie »88. «
L’état morbide, précise l’auteur, est toujours une certaine
façon de vivre »89.
Chaque « allure de la vie » est ainsi tributaire de son
propre système de normes, irréductible aux autres, évolutif,
mais dont la cohérence doit être garantie pour maintenir les
fonctions vitales du corps en s’adaptant aux variations de son
milieu. L’étude de ces « allures » et de cette créativité
manifestée par le vivant déborde en cela très largement ce
que les outils conceptuels conventionnels de la physique-
chimie permettent d’appréhender. De tels schémas peuvent
composer avec l’aspect « matérialiste » de la vie ; mais le
vivant est plus que cet aspect. Il n’y a ni santé ni maladie de
l’inerte. Il n’y a santé et maladie que de l’être animé. À un
réductionnisme trop expéditif qui donc se réclamerait d’une
forme de cartésianisme ou de mécanisme à la manière de La
88 G. Canguilhem, op. cit., p. 59. 89 G. Canguilhem, op. cit., p. 155.
Les valeurs de la vie
108
Mettrie, l’auteur rétorque ainsi que « s’il y a bien une
pathologie biologique, […] il n'y a pas de pathologie
physique ou chimique ou mécanique »90.
Ce que ne manquera pas de rappeler Bergson à
l’occasion de sa conférence au collège de France consacrée à
Claude Bernard91. La biologie en général, la physiologie en
particulier, ne peuvent qu’être inductives en cela que le
vivant intègre la dimension du temps (concept de « durée »)
là où nos connaissances physiques sont avant tout
spatialisées92. Or, pour Gaston Bachelard, l’approche
réductionniste partout à l’œuvre dans la biologie ainsi que
dans la médecine ne relève pas d’une méthode inductive.
Elle pervertit dès lors la description de son objet ; objet
qu’elle créée plus qu’elle ne le décrit comme l’instrument
crée l’unité de mesure de la mesure qu’il prétend mesurer.
90 G. Canguilhem, op. cit., p. 78. 91 H. Bergson, « La philosophie de Claude Bernard », discours
prononcé à l’occasion de la cérémonie du centenaire de C.
Bernard au collège de France, publiée dans La pensée et le mouvant, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, chap.
VII, p. 229 sq. 92 H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, Presses universitaires de France,
Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 2007 ; idem, Durée et simultanéité : À propos de la théorie d’Einstein (1922) Paris,
Presses universitaires de France, Quadrige. Grands textes,
Ed. critique, 1992.
Les valeurs de la vie
109
Elle réussit sans doute à expliquer le monde, mais n’arrive
pas à compliquer l’expérience ; « complication » qui est
pourtant, si l’on en croit l’auteur de La formation de l’esprit scientifique, la vraie finalité de la « connaissance objective
»93. Ce qui nuirait d’autant à son développement. Par où l’on
voit que certaines options épistémologiques peuvent
également constituer des « obstacles épistémologiques ».
Reste ceci que la biologie ne peut être une science abstraite
comme il pourrait y avoir une logique, une mathématique ou
une physique abstraite. L’objet d’étude de la biologie n’est
pas soluble dans une analyse, ou décomposition des éléments
d’un tout « modèle », factice et idéal. C’est du vivant lui-
même qu’il faut partir pour en déterminer la dynamique, de
même que le ressenti du patient fournit le socle – ou tout au
moins le complément – nécessaire à la compréhension de la
maladie.
Les analyses développées par Bergson et par Bachelard
rejoignent en cela celle de Xavier Bichat, médecin biologiste
français, d’obédience vitaliste et proche de l’École de
Montpellier, connu pour avoir amendé les théories de
Théophile de Bordeu et de Paul Joseph de Barthez
concernant la « force » ou le « principe vital »94. Ses
93 G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 1938. 94 « J'appelle principe vital de l'homme la cause qui produit
tous les phénomènes de la vie dans le corps humain. Le nom
Les valeurs de la vie
110
conclusions sont formulées dans son essai d’Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine 95,
reprises in extenso par Canguilhem :
Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie
: premièrement, l’état de santé ; deuxièmement, celui
de maladie : de là deux sciences distinctes, la
physiologie qui s’occupe des phénomènes du premier
état, la pathologie qui a pour objet ceux du second.
L’histoire des phénomènes dans lesquels les forces
vitales ont leur type naturel nous mène comme
conséquence, à celle des phénomènes où ces forces
sont altérées. Or dans les sciences physiques il n’y a
que la première histoire ; jamais la seconde ne se
trouve. La physiologie est au mouvement des corps
vivants ce que l’astronomie, la dynamique,
l'hydraulique, l’hydrostatique, etc. sont à ceux des
corps inertes : or ces dernières n’ont point de sciences
de cette cause est assez indifférent et peut être pris à volonté.
Si je préfère celui de principe vital, c'est qu'il présente une
idée moins limitée que le nom d'impetum faciens, que lui
donnait Hippocrate, ou autres noms par lesquels on a désigné
la cause des fonctions de la vie » (P.-J. Barthez, Nouveaux éléments de la science de l'homme (1778), Paris, General
Books, 2012. 95 X. Bichat, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801), Paris, Brosson, Gabon, 1801 (éd.
numérisée sur Gallica).
Les valeurs de la vie
111
qui leur corresponde comme la pathologie correspond
à la première. Par la même raison, toute idée de
médicament répugne dans les sciences physiques. Un
médicament a pour but de ramener les propriétés à
leur type naturel : or, les propriétés physiques ne
perdant jamais ce type n’ont pas besoin d’y être
ramenées. Rien dans les sciences physiques ne
correspond à ce qu’est la thérapeutique dans les
physiologiques.96
Bichat s’inscrit ainsi en réaction contre la conception
physicaliste, matérialiste à laquelle succombait la médecine
de son temps. Ce prisme avait pour conséquence l’emploi de
notions inadéquates et de méthodes d’analyse impropres à
l’étude des phénomènes vitaux. Leur spécificité doit être
reconnue ; et partant la physiologie se libérer de l’emprise
réductionniste – et historique – de la physico-chimie. George
Canguilhem reprend à sa manière cette lutte pour la
reconnaissance du caractère irréductible de la biologie,
prenant en quelque sorte la relève des premiers vitalistes.
Fait remarquable : l’actualité de la biologie, les
découvertes récentes qui s’y succèdent paraissent conforter
Canguilhem dans nombre de ses intuitions. Elles prêtent une
dimension nouvelle à son approche vitaliste et
individualisante des organismes, ainsi qu’un relief tout
particulier à son argumentaire en faveur de l’irréductibilité
96 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
112
de la discipline. Les phénomènes qualifiés d’« émergeant » (a)
et l’« épigénétique » (b) pourraient bien constituer deux des
vecteurs ou occasions de cette réhabilitation.
(a) Le premier – l’émergence – renvoie au constat de
phénomènes faisant irruption dans un système à partir d’un
certain niveau de complexité ou d’organisation de ses
éléments. La caractéristique essentielle de ces manifestations
consiste en ce qu’elles témoignent de propriétés
authentiquement nouvelles, irréductibles à la somme
additive de leurs éléments. Les propriétés émergentes ne
peuvent, en d’autres termes, être déduites ni même induites
des éléments de niveau inférieur à partir desquels ils
émergent. Ce qui ne signifie pas que de telles propriétés
soient sans répercussion sur ces éléments de niveau inférieur,
que cette influence se donne pour immédiate (émergence
forte) ou indirecte (émergence faible). Cette causalité
descendante (cette détermination du tout sur les parties) est
ce qui distingue le phénomène émergeant de
l’épiphénomène, sans influence causale.
Si l’émergence est une notion transdisciplinaire, qui se
rencontre autant en ingénierie qu’en physique générale, en
zoologie (organisation et collaboration dans l’effectuation de
certaines tâches) et en sociologie (mouvements de modes,
etc.), la biologie semble également lui ménager un certain
nombre d’entrées. Bien que de manière prudente et
circonspecte : la discipline en chaire reste extrêmement
prudente envers tout ce qui tendrait à limiter son potentiel
Les valeurs de la vie
113
explicatif, sinon à mettre à mal le dogme du déterminisme
intégral. Sous réserve d’inventaire, elle pourrait néanmoins
offrir un certain nombre d’illustrations de phénomènes
d’émergence. Un nombre limité de règles simples
d'interactions neurales engrammées comme des protocoles
d'apprentissage non-supervisés pourraient ainsi permettre,
pour ce qui concerne le domaine des neurosciences,
d’observer l'émergence de structures complexes : ainsi de
l'organisation du cortex visuel primaire et, plus
particulièrement, de l'émergence de la finalisation sélective
de ces neurones à des orientations locales dans l'image
rétinienne (reconnaissance des lettres, etc.). L’exemple le
plus fréquemment cité à notre connaissance reste toutefois
celui de la cellule qui n’est rien moins que l’unité de base du
vivant.
Edgar Morin relève dans le sillage de Canguilhem que
la méthode réductionniste pure est défectueuse en raison de
son usage maniaque et exclusif du principe de disjonction.
Elle en vient à « analyser », à « disséquer » les phénomènes
sans tenir compte de leur complexité interne. Elle en oublie
la dimension qualitative des processus à l’œuvre dans les
totalités organisées, s’aveugle aux articulations pour ne
considérer que les éléments indépendamment les uns des
autres. Le tout, rappelle Edgar Morin, retrouvant par là-
même des accents vitalistes, est imprégné d’une force
spécifique « qualitativement différente de la somme de ses
Les valeurs de la vie
114
parties »97. Non que le réductionnisme, souvent lié à la
méthode analytique, s’oppose à la méthode de décomposition
analytique proprement dite, telle que promue depuis
Descartes et le Discours de la méthode. Elle en pointe les
carences, et suggère une manière de combler ces carences
moyennant la prise en considération de la complexité des
phénomènes issus de synthèse qualitative (plutôt que
seulement additive), des entités complexes et des niveaux –
ou strates – qu’ils constituent. Non plus que le « point de vue
de la norme » n’est exclusif au « point de vue de la loi », que
le « point de vue du médecin » ne doit être opposé au « point
de vue du malade », que la lecture « physico-chimique » des
processus biologiques à l’œuvre dans les organismes ne
contredit sa lecture « vitaliste » en termes de fonctions, que
l’ontologie de substance propre à celle-ci n’inscrit en faux
l’ontologie de type organisationnel associé à celle-là, la
possibilité de l’émergence n’annule la pertinence de la
recherche des éléments qui composent les systèmes
complexes. La biologie doit seulement faire en sorte de tenir
les deux bouts, et de ne pas reverser au compte des éléments
appréhendés isolément ce qui n’a de sens et d’existence
qu’intégré dans un tout.
Il s’agit de comprendre que la biologie est une
discipline au carrefour d’autres disciplines dont elle
emprunte, adapte et rénove les approches afin de les adapter
97 E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Points
essais, Le Seuil, 2005.
Les valeurs de la vie
115
à son objet. Elle se fait en cela dépositaire de sa propre
épistémologie. La biologie finalisée au soin, devenant
médecine, acquiert au reste un niveau de complexité
supplémentaire en tant qu’elle fait appel à des « valeurs ». De
telles « valeurs » ressortissant au champ de l’éthique sont ce
qui la rapproche de la philosophie en lui faisant embrasser
un champ de réflexion beaucoup plus vaste que celui des
sciences « dures ». Tenons-nous-en pour l’heure à l’autre des
deux domaines de la biologie contemporaine précédemment
cités, susceptible de fournir un second souffle aux intuitions
de Canguilhem.
(b) Nous entendons par là traiter de l’épigénétique.
Laissons au philosophe, généticien et épistémologue Jean-
Jacques Kupiec le soin de préciser dans quel contexte et à
quelle carence théorique répond historiquement l’apparition
de ce domaine de recherche :
Depuis l'Antiquité, les théories biologiques
cherchent à appréhender l'espèce et l'individu. Mais
on a généralement considéré leurs genèses respectives
comme des phénomènes distincts. De ce fait,
l'évolution des espèces et le développement des
organismes sont expliqués par deux théories
différentes, la sélection naturelle et le programme
génétique. Cette séparation pose un problème
récurrent. Dans la réalité, les deux processus sont
imbriqués l'un dans l'autre […] Au XXème siècle,
cette union a été réalisée par ce qu'on a appelé la
Les valeurs de la vie
116
synthèse évolutive. On considère que l'évolution des
espèces provient de la transformation par mutation
des programmes génétiques codés par l'ADN. Si cette
théorie permet logiquement de rattacher les deux
processus l'un à l'autre, son coût est élevé. Elle induit
de nouveaux problèmes liés au déterminisme
génétique très fort auquel elle aboutit, et où l'ADN
devient omnipotent : par ses mutations il gouverne
l'évolution et par l'information génétique qu'il
contient il dirige la genèse des organismes. Depuis le
séquençage des génomes, on a la confirmation qu'une
telle conception est difficilement tenable. D'une part,
il y a beaucoup moins de différences entre les
génomes des organismes, y compris ceux qui sont
physiologiquement éloignés, que ce qui était prédit. Il
est donc difficile d'expliquer l'évolution par l'addition
des mutations ponctuelles de l'ADN. D'autre part, la
lecture de ces génomes n'a pas permis de déchiffrer les
fameux programmes génétiques qui contrôleraient le
développement embryonnaire. Il y a beaucoup moins
de gènes que ce qui semble nécessaire pour expliquer
l'ensemble des fonctions réalisées par un organisme. A
cause de ces limites du déterminisme génétique, on
assiste maintenant à un véritable changement de
paradigme, avec l'émergence de la biologie des
systèmes. Au lieu d'être centrée sur l'ADN, la
compréhension des organismes passe par leur
appréhension en tant que systèmes. Dans ce nouveau
cadre, on cherche à équilibrer les influences
Les valeurs de la vie
117
provenant des différents niveaux que sont l'ADN, les
réseaux de protéines, les tissus cellulaires, l'organisme
et l'environnement.98
L’épigénétique constitue l’une des approche
synthétique possible de la biologie, équilibrant les influences
d’autres facteurs que strictement génétique. L’exploration de
ce continent récemment émergé contribue à ce titre, autant
que la mise en valeur des propriétés émergentes, à remettre
en question un nouveau type de réductionnisme physicaliste
caricatural qui tendait à réduire le phénotype au génotype99.
Il montre que l’individu physiologique n’est pas que
l’expression d’un programme immuable, fixe et déterminé, la
traduction d’un ADN. Certains facteurs environnementaux
ou comportementaux (conditions de vie, régime alimentaire,
psychologie, etc.) peuvent concourir à la régulation de
l’expression du génome, ceci en contrôlant l’activation ou
bien l’inhibition de certains gènes. Cette découverte d’un «
second code » ou « méta-code » superposé au premier fournit
une réponse partielle à la question posée dès le début du
XXème siècle par l’embryologiste américain Thomas Hunt
Morgan (1866-1945) sur la raison des divergences qui se
constatent entre les différentes cellules chez un individu ; à
savoir sur leur différenciation en cellules spécialisées, à quoi
98 J.-J. Kupiec, L'origine des Individus, Paris, Fayard, Le
temps des sciences, 2008, p. 17-18. 99 Cf. Collectif, Gènes et culture, J.-P. Changeux (dir), Paris,
Odile Jacob, sciences, 2003.
Les valeurs de la vie
118
s’ajoute la singularité de chaque cellule au regard de chacune
de ses consœurs : « Si les caractères de l'individu sont
déterminés par les gènes, pourquoi toutes les cellules d'un
organisme ne sont-elles pas identiques ? »100. La même
réponse – celle de l’épigénome – pourrait être donnée à la
question de savoir pourquoi deux spécimens partageant un
même patrimoine génétique (à l’exclusion de quelques rares
mutations somatiques), expriment différemment ce
patrimoine : comment se fait-il que deux vrais jumeaux
(monozygotes) ne soient pas en tout point similaires ?
Comment se fait-il qu’il ne se rencontre pas au monde deux
êtres qui partagent rigoureusement les mêmes propriétés
physiques, physiologiques et même psychologiques ?
Comment rendre raison de l’apparition de certains cancers
lorsque les variations de la séquence d’ADN elles seules n’y
suffisent pas ?
Réponse qui fait appel à d’autres mécanismes relevant
de l’épigénétique, et donc à une lecture différentielle du
code en fonction du milieu où ce code est traduit. Réponse
qui tient à la perturbation occasionnée par des facteurs
environnementaux, affectant non pas le génome lui-même,
mais l’expression de ce génome à la faveur d’épimutations,
bien plus fréquentes, au reste, que les mutations classiques de
l’ADN. Des épimutations qui donc peuvent être définies
comme des altérations du patron d'expression des gènes qui
100 T.H. Morgan, The Theory of the Gene, New Haven, Yale
University Press, 1926.
Les valeurs de la vie
119
laissent intacte la séquence nucléotidique. Et – chose
inattendue, iconoclaste en cela qu’August Weismann avait
posé la séparation des lignées germinales et somatiques –
transmissibles non seulement à d’autres cellules issues des
premières au cours de la mitose, mais aussi à la descendance,
c’est-à-dire héritables sur plusieurs générations à la faveur de
la méiose, quoique leur cause environnementale puisse avoir
disparu.
La conclusion est résumée par Thomas Jenuwein,
directeur de recherche au Max Planck Institute of
Immunobiology and Epigenetics (MPI-IE) de Freiburg :
« On peut sans doute comparer la distinction entre la
génétique et l’épigénétique à la différence entre l’écriture
d’un livre et sa lecture. Une fois que le livre est écrit, le texte
(les gènes ou l’information stockée sous forme d’ADN) sera
le même dans tous les exemplaires distribués au public.
Cependant, chaque lecteur d’un livre donné aura une
interprétation légèrement différente de l’histoire, qui
suscitera en lui des émotions et des projections personnelles
au fil des chapitres. D’une manière très comparable,
l’épigénétique permettrait plusieurs lectures d’une matrice
fixe (le livre ou le code génétique), donnant lieu à diverses
interprétations, selon les conditions dans lesquelles on
interroge cette matrice. »101. Pour conserver le registre de la
métaphore, si le génome était le texte, l’épigénome en serait,
101 Entretien mis en ligne à l'adresse :
http://mpief2.iwww.mpg.de/jenuwein
Les valeurs de la vie
120
en quelque sorte, la ponctuation. Celle-ci jalonne le texte de
points et de virgules qui, en dernier ressort, bouleversent
l’interprétation du texte.
Au patrimoine génétique dont héritent les individus
doit être ajoutée une programmation parallèle de sa mise en
œuvre au gré de processus sous l’influence d’une pluralité de
facteurs environnementaux. Une influence qui rend
inopérante toute tentative méthodologique pour réduire un
organisme à l’expression de son génome. La stabilité
dynamique de l’épigénome renvoie à celle des formes
adoptées par la vie pour remplir ses fonctions : chacune est
singulière, et doit être apprécié de manière individuelle. Les
objections soulevées par Canguilhem contre le
réductionnisme de son époque conservent ainsi en ce début
de XXIème siècle leur entière pertinence. La vie est bien en
tout ceci, une fois encore, ce qui introduit de la différence
dans son milieu. Ce qui converse avec lui pour adapter ses
normes – ici positivement ou non – et affirmer dans sa
plasticité son caractère irréductible à ses seules composantes
internes.
Autant de raisons offertes par l’actualité de se garder
des approches exclusives du monde vivant, qu’elles soient
réductionnistes et/ou physicalistes. Autant de champs de
recherche en gestation qui semblent rappeler l’auteur sur le
devant de la scène. Et appuyer sa thèse selon laquelle l’on ne
saurait pertinemment penser la biologie à l’aune de la
physique. Or la pensée se nourrit du langage. Et c’est souvent
Les valeurs de la vie
121
bien davantage les mots qui pensent à travers nous que nous
à travers eux. Le choix des termes prend alors toute son
importance. Et Canguilhem de s’accorder en cette matière
avec Xavier Bichat, autre tenant illustre de l’école vitaliste :
La science des corps organisés doit être traitée
d'une manière toute différente de celles qui ont les
corps inorganiques pour objet. Il faudrait, pour ainsi
dire, y employer un langage différent ; car la plupart
des mots que nous transportons des sciences
physiques dans celles de l'économie animale ou
végétale nous y rappellent sans cesse des idées qui ne
s'allient nullement avec les phénomènes de cette
science. Si la physiologie eût été cultivée par les
hommes avant la physique, comme celle-ci l'a été
avant elle, je suis persuadé qu'ils auraient fait de
nombreuses applications de la première à la seconde,
qu'ils auraient vu des fleuves coulant par l'excitation
tonique de leurs rivages, les cristaux se réunissant par
l'excitation qu'ils exercent sur leur sensibilité
réciproque, les plantes se mouvant parce qu'elles
s'irritent réciproquement à de grandes distances, etc.
(...) La physiologie eût fait plus de progrès si chacun
n'y eût pas porté des idées empruntées des sciences
que l'on appelle accessoires, mais qui en sont
essentiellement différentes. La physique, la chimie,
etc., se touchent, parce que les mêmes lois président à
leurs phénomènes ; mais un immense intervalle les
sépare de la science des corps organiques, parce
Les valeurs de la vie
122
qu'une énorme différence existe entre ces lois et celles
de la vie. Dire que la physiologie est la physique des
animaux c'est en donner une idée extrêmement
inexacte ; j'aimerais autant dire que l'astronomie est la
physiologie des astres. 102
Il en ressort qu’une biologie ou une physiologie bien
ordonnée doit être à même d’appréhender les phénomènes
vitaux dans ce qu’ils ont de singulier, sans se contenter de les
réduire à leur dimension physico-chimique, réelle sans
aucun doute, mais incomplète. Une telle exposition que fait
Canguilhem, après Bichat, des spécificités de la biologie, de
la médecine, des contresens véhiculés par les approches
modernes de la discipline et de la nécessité de leur
dépassement sera approfondi ultérieurement dans un second
ouvrage de 1952, La connaissance de la vie, à l’occasion
duquel l’auteur opère un retour réflexif sur la constitution de
la médecine en qualité de science autonome. L’occasion de
revenir plus en détail sur l’intérêt du vitalisme, sur ses
sources historiques et sur la possibilité de concevoir la
biologie au-delà des modèles mécanistes ou techniciens qui
prétendent l’analyser en une somme de parties et, ce faisant,
l’isolent de son environnement.
102 X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800), Ière Partie, art. 7, §1, Paris, Nabu Press, 2013, p. 58-
59.
Les valeurs de la vie
123
Le fait est qu’une réduction des organismes à de pures
structures mécaniques incluses dans un équilibre
autorégulateur, ensemble réductible au fonctionnement de
ces parties, en sus de priver la biologie de son propre champ
de recherches en faisant un département de la physique
chimie, s’avérerait finalement inapte à rendre compte de la
spécificité des organismes et de la complexité du monde
vivant. Un organisme est une chose relative, indissociable de
son milieu. La biologie impose de reconsidérer le vivant
d’après la relation qu’il entretient dans son biotope. Aux
systèmes clos que semblent envisager les mécanistes, il
faudrait substituer des systèmes ouverts, systèmes en
perpétuel échange d’informations et en constante
reconfiguration d’après les conditions que leur impose
l’environnement. Cette inflexion du regard médical que
Canguilhem appelle de ses vœux n’est pas si inédite qu’elle
ne s’inscrive dans la droite ligne du vitalisme défriché avant
la lettre par le médecin anglais Thomas Willis, contemporain
de Descartes103.
Ce que l’auteur reproche essentiellement aux écoles
mécanistes, positivistes, réductionnistes est de ne pas faire
droit à l’aspect le plus significatif, sinon définitoire, de la
103 Une filiation que revendique l’auteur dans d’autres de ses
travaux d’histoire et de philosophie des sciences, parmi
lesquels Études d'histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968) ou Idéologie et rationalité (1977).
Les valeurs de la vie
124
biologie. Le vivant en tant que tel présente une normativité,
une créativité, une dynamique qui le distingue de l’inerte ;
aussi toute science qui prétendrait s’y rapporter doit-elle
considérer cette spécificité – absente des sciences de la
matière au sens restreint du terme. Le vivant porte des
valeurs. Agir sur le vivant, c’est donc, pour ainsi dire, agir
sur des valeurs. Les cultiver, les restaurer, permettre leur
enrichissement : telle est la vocation du soin. De là s’ensuit
que « la médecine existe comme art de la vie » dans la
mesure où « le vivant humain qualifie lui-même comme
pathologiques, donc devant être évités ou corrigés, certains
états ou comportements appréhendés, relativement à la
polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative
»104. Au-delà de la physiologie et de la médecine, c’est encore
toute la sémantique employée par ces disciplines qui doit
être remise à plat pour prendre en compte cette dimension «
axiologique » et l’élan « démiurgique » de la vie – propriétés
qui, jusque-là, avaient été exclues du discours médical
moderne, du discours de la biologie telle qu’elle se voulait
être, à l’image de la physique.
c. Primat de l’expérience clinique
Un autre indice, et non des moindres, de la spécificité
du champ de la médecine – de la biologie en tant que
104 G. Canguilhem, op. cit., p. 77.
Les valeurs de la vie
125
finalisée au soin – est son ancrage dans la clinique. La
construction de la discipline autant que la pratique du soin
présentent un aspect intersubjectif qui ne se retrouve pas
dans les sciences mécaniques. Le physicien ne discute pas
avec les particules. Et rien n’est plus semblable à une
particule qu’une autre particule. Le praticien doit en
revanche faire montre de discernement, arbitrer des conflits
de valeurs qui le mettent en situation de prendre des
décisions qui – parce qu’essentiellement éthiques – ne
peuvent être entièrement justifiées. Ou ne peuvent l’être du
seul point de vue de la science, celle-ci ne procurant que les
moyens d’une fin. Ne disant rien par conséquent de la fin ni
de l’opportunité de recourir aux moyens qu’elle procure.
Cette prise de décision engage directement la responsabilité
de l’équipe soignante vis-à-vis du patient et de son
entourage, chose impensable dans le cas de
l’expérimentation physique. Le monde vivant, à rebours de
l’inerte, est tributaire d’une sensibilité avec laquelle il faut
compter. Le vivant humain est, plus encore, donneur de
sens. Il ressaisit son histoire normative en termes de
valorisation ou de dévaluation de valeurs. Et Canguilhem
d’en revenir aux racines étymologiques d’une notion trop
souvent galvaudée : le terme « valere qui a donné valeur
signifie en latin se bien porter. La santé est une façon
d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur
ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur,
instaurateur de normes vitales »105. Les êtres doués de vie
105 G. Canguilhem, op. cit., p. 134.
Les valeurs de la vie
126
affirment des valeurs et ne sont plus dès lors assimilables à
des horloges sophistiquées, à des Golems de chair,
indifférents aux manipulations qu’on leur ferait subir, dont
on se contenterait d’assurer la maintenance.
Ce qui vaut des malades, vaut également des praticiens
; et combien plus de la discipline. Loin que la médecine soit
réductible à une mission de « dépannage », celle-ci a
vocation à s’intégrer dans un effort d’affirmation de la vie.
En cela peut-elle s’interpréter comme une création de la vie
elle-même se débordant en une activité clinique pour pallier
ses défauts. « La vie pour le médecin, ce n'est pas un objet,
c'est une activité polarisée dont la médecine prolonge l'effort
spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de
valeur négative »106, écrira Canguilhem. La vie fragilisée
donne cours à la médecine qui la prolonge, qui la soutient et
qui la valorise. La pratique médicale, favorisant la rémission
de la normativité vitale chez les individus malades, œuvrant
à la santé, est donc naturellement un agent auxiliaire des
valeurs de la vie. Dans la mesure où la médecine rend
compte de la manière qu’a le vivant de s’étudier lui-même,
elle également, à l’instar du vivant, ne peut que procéder
sous les auspices de la subjectivité et de l’intentionnalité qui
le caractérise : « le jugement scientifique, même relativement
à des objets exempts de valeurs, reste du fait qu'il est acte
106 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 77.
Les valeurs de la vie
127
psychologique, un jugement axiologique »107. Universelle et
objective « en droit », la biologie ne peut négliger « en fait »
la sensibilité de son objet, non plus que sa propre dilection
pour la santé et pour la vie, sa vocation à l’accroissement de
la normativité atrophiée dans la maladie : « On peut
pratiquer objectivement, c'est-à-dire impartialement, une
recherche dont l'objet ne peut être conçu et construit sans
rapport à une qualification positive et négative, dont l'objet
n'est donc pas tant un fait qu'une valeur »108. La médecine a
rapport à des valeurs vitales, et ce sont-elles qui lui donnent
sens.
Or, ces valeurs vitales ne manquent jamais de se
heurter dans le contexte de la décision à d’autres acceptions
– impropres, usurpatoires – de la notion de valeur. La «
valeur financière » au premier chef ; celle-ci se référant au «
prix », tandis que la valeur au sens axiologique du terme
désigne précisément ce qui ne peut en avoir :
l’imprescriptible, l’inestimable, l’inaliénable, ce qui ne peut
faire l’objet d’aucun commerce et n’a donc pas de « valeur
d’échange ». Le prix est un concept quantitatif quand la
valeur relève du fait qualitatif. Le prix ressortit à l’économie
quand la valeur a trait à la morale. C’est ainsi bien parce que
la vie est une valeur – la première d’entre toutes – qu’elle ne
peut être « titrisée ». Monétisée. Sous peine de disparaître en
107 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 144. 108 G. Canguilhem, op. cit., p. 157.
Les valeurs de la vie
128
tant que valeur pour se dénaturer en un produit marchand.
La bourse n’est pas la vie. La « gestion » des malades dans le
milieu hospitalier n’est pas pourtant sans témoigner parfois
de dérives telles qu’elles assimilent les soins à des
investissements, faisant appel à des logiques de rentabilité
qui voient en fin de délibération le succès de la « valeur
argent » au détriment de la « valeur santé ». La privatisation
rampante des hôpitaux français, les maladies liées au
vieillissement de la population ainsi que le coût du matériel
de soins nous semble disposer à rendre cette problématique
de plus en plus prégnante.
De tout ceci, l’auteur est bien conscient. Mais il est peu
probable que Canguilhem ait pu imaginer à quelles
extrémités pouvait conduire la mise sur le même plan de la
valeur santé et de la valeur marchande. Si l’hôpital entend en
général valoriser la vie, la bourse accaparante est loin de
partager ses scrupules. Celle-ci pouvant aller jusqu’à faire de
la « valeur santé » une valeur spéculative ; et même
l’antivaleur de la valeur boursière. Le premier cas est illustré
par le régime des fonds de pension. Le second, plus récent,
fraye un marché en plein essor représentant déjà outre-
Atlantique plus de 35 milliards de dollars. Il est dorénavant
possible d’acheter et de revendre sur le marché spéculatif
l’assurance-vie de quelqu’un d’autre ; d’en devenir le
gestionnaire, le mandataire ou le bénéficiaire. Des spots
publicitaires fleurissent sur les canaux télévisés des chaînes
économiques américaines, aguichant les courtiers en quête
de gisements d’intérêt. Il s’agit bien souvent – ce que se
Les valeurs de la vie
129
gardent bien de préciser ces spots – de retraités, de
cancéreux, de veufs, dans l’incapacité de rembourser leurs
soins, contraints de mettre leur vie en gage. De vendre
littéralement leur peau avant d’avoir été tués. Les guérisons
sont rares et les décès rapides. Ce qui limite les frais
d’hospitalisation, et permet aux « parrains » de toucher
rapidement la police d’assurance. La brièveté de la vie peut
ainsi faire l’objet d’un pari financier, sinon d’une espérance
de retour sur investissement à plus ou moins court terme.
Non que la chose soit véritablement nouvelle. Il n’est pas
rare que le troisième âge précarisé doive se résoudre à la
vente en viager109. Reste ceci qu’elle n’avait pas cette
extension, et moins encore ce caractère ouvertement
109 Avec parfois quelques surprises, qui ne sont pas toujours
en la faveur de ceux qui croyaient l’affaire entendue. C’est
peu risquer de concéder que le notaire Maître Raffray, qui
contracta un contrat de bail en viager avec l’une de ses
clientes de la ville d'Arles alors âgée de 90 ans, aurait été
mieux inspiré de ne pas s’engager sur ce terrain semé
d’embûches. Comment aurait-il pu savoir que la dame en
question deviendrait la doyenne de l’humanité, et décéderait
à l’âge fort respectable de 122 ans, 5 mois et 11 jours, des
années après lui ? Jeanne Calment – car c’est bien d’elle que
nous parlons – lui coûta deux fois la valeur de sa maison,
ébranlant par son opiniâtreté la confiance mise par les agents
économiques en un système qui avait tout pour faire recette
(atomisation des familles, individualisme, baisse des pensions
de retraite, etc.).
Les valeurs de la vie
130
cynique. Ce qui n’avait cours qu’à demi-mot dans les familles
par trop pressées de toucher leur héritage s’est donc ouvert à
une tout autre dimension. La réification de la vie atteint ici
son paroxysme. Et dit assurément beaucoup sur le modèle de
civilisation que nous nous destinons.
Mais il n’est guère besoin de sortir de l’hôpital – ou du
laboratoire – pour assister à des conflits de valeurs, qui sont
monnaie courante dans le domaine de la médecine. Dans la
recherche, en premier lieu, lorsqu’il s’agit de financer le
développement de traitements destinés à prévenir ou à
soigner des pathologies rares et orphelines. Dans la pratique
ensuite, lorsqu’il s’agit de décider de la pertinence d’un
traitement onéreux, ou du maintien en vie d’un patient
comateux. La « raison budgétaire » est bien présente à
l’hôpital. En arrière-plan de toute décision. Mais la valeur
argent, pour abuser du faux-ami, n’est pas si impérieuse
qu’elle élimine tout autre conflit de valeurs, au sens cette fois
le plus originaire du terme rappelé par Canguilhem. Pèsent
sur la décision de nombreux autres paramètres, relevant plus
strictement de l’éthique médicale et de la bioéthique. Jusqu’à
quel point le désir d’enfant justifie-t-il l’intervention de la
médecine ? Comment hiérarchiser les listes de patients en
attente de greffe ? Sur quels critères attribuer les priorités ?
Comment répondre à la souffrance lorsqu’elle devient
insupportable ? Qu’est-ce que la dignité d’une vie ? Qui doit
en décider ? « Laisser mourir », comme y consent la loi
Léonéti, « s’abstenir de soigner » est-elle l’option la plus
convenable lorsqu’un patient peut mettre plusieurs semaines
Les valeurs de la vie
131
à s’en aller ? – Mais aider au suicide, n’est-ce pas contrevenir
au serment d’Hippocrate (« primum, ni nocere ») ? Et n’est-
ce pas reconnaître l’échec de la thérapeutique – échec que le
médecin ne laisse pas de s’attribuer ?
Un ensemble de problématiques concrètes qui
nécessitent de pouvoir arbitrer de la valeur d’une vie, de
comparer les valeurs de la vie, les vies elles-mêmes ; de faire
des choix souvent précipités dont il n’est jamais sûr, même a posteriori, qu’ils ont été les bons. La science éclaire notre
jugement mais ne saurait s’y substituer (en témoigne l’échec
du scientisme, expliquant partiellement l’avènement du
relativisme). La science expose des théories de l’être, mais ne
dit rien de ce qui doit être. La science ne nous dit rien de ce
que nous devons faire. C’est ce pourquoi la pratique médicale
au quotidien se donne avant toute chose comme une
pratique éthique de la responsabilité. Le médecin immergé
dans l’expérience doit aborder chaque cas avec
discernement, sans possibilité de connaître à l’avance quelle
sera la nature de son intervention. Celle-ci est pleinement
tributaire de circonstances qui ne se présentent jamais deux
fois. Au praticien de faire la part des choses. À lui de décider
sur quels principes faire reposer sa prescription. À lui de
décider quand et comment agir ; plus fondamentalement, s’il
faut agir et où. Il est assurément un « moment opportun » de
l’action médicale, assimilable sous bien des titres au Kairos grec. Un Kairos de l’initiative, qui investit le praticien
d’obligations et de devoirs à l’égard du patient. Ce n’est qu’au
vu de l’ensemble de ces variables, par référence à des valeurs
Les valeurs de la vie
132
qui prennent en compte les sollicitations de l’individu
malade que le médecin peut enfin rendre son appréciation ;
alors seulement qu’il peut dresser son diagnostic et fonder sa
thérapeutique – toujours hanté par l’éventualité de l’erreur.
Appert ainsi au cœur de la médecine une double
dimension éthique et subjective déterminante qui ne se
retrouve pas – ou pas au même degré – dans les sciences
physico-chimiques. Elle en diffère par sa méthode autant que
par ses enjeux. Preuve que la discipline ne peut se satisfaire
d’une seule approche physicaliste, réductionniste et
déshumanisante du phénomène pathologique.
En s’opposant explicitement à Claude Bernard, l’auteur
opère une manière de renversement de la priorité accordée à
la théorie au détriment de la pratique, et à la réduction de la
maladie aux variations des phénomènes physiologiques
normaux qu’introduisait sa conception de la médecine
comme « science des maladies » et de la physiologie comme «
science de la vie »110. Le praticien ayant toujours affaire à des
individus pourvus d’un « sentir » personnel, ne peut traiter
les cas comme des espèces, partir de protocoles de soins
déterminés pour en prescrire l’application automatique à ses
patients ; c’est du patient que la médecine doit procéder,
pour concevoir d’après sa singularité la meilleure forme de
thérapeutique. Non pas soumettre le malade aux rigueurs de
110 G. Canguilhem, op. cit., p. 34.
Les valeurs de la vie
133
la théorie, mais adapter la théorie de manière contextuelle à
chaque patient.
Et Canguilhem de rappeler en cette matière que c’est à
partir de la clinique et des attentes exprimées par les malades
que la physiologie s’est constituée comme science : elle en
procède, et non l’inverse. Une antériorité de la demande sur
l’offre réaffirmée par Claude Debru dans un essai dédié à
notre auteur : « Il n’y pas de science de la physiologie
humaine sans technique de restauration de la santé, c'est-à-
dire sans conscience de la maladie par un malade »111. C’est
très exactement tout le propos de Canguilhem que de faire
voir que « la maladie est au principe de l'attention
spéculative que la vie attache à la vie par le truchement de
l'homme. Si la santé est la vie dans le silence des organes, il
n'y a pas à proprement parler de sciences de la santé. La
santé c'est l'innocence organique [...] Il en est de la
physiologie comme de toute science, selon Aristote, elle
procède de l'étonnement »112. Il est, en d’autres termes, une
forme d’« angoisse suscitée par la maladie » qui rend raison
d’un « étonnement proprement vital »113 ; cet étonnement
étant posé à l’origine de la médecine comme discipline du
soin. Un étonnement dont procède la médecine. Un
étonnement que la médecine semble avoir refoulé :
111 Cl. Debru, Georges Canguilhem, science et non-science,
Paris, Editions Rue d'Ulm, 2004. 112 G. Canguilhem, op. cit., p. 59. 113 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
134
Il y a ici un oubli professionnel – peut-être
susceptible d'explication par la théorie freudienne des
lapsus et des actes manqués – qui doit être relevé. Le
médecin a tendance à oublier que ce sont les malades
qui appellent le médecin. Le physiologiste a tendance
à oublier qu'une médecine clinique et thérapeutique,
point toujours tellement absurde qu'on voudrait dire,
a précédé la physiologie. Cet oubli une fois réparé, on
est conduit à penser que c'est l'expérience d'un
obstacle, vécue d'abord par un homme concret, sous la
forme de maladie, qui a suscité la pathologie sous
deux aspects, de séméiologie clinique et
d'interprétation physiologique des symptômes. S'il n'y
avait pas d'obstacles pathologiques, il n'y aurait pas
non plus de physiologie, car il n'y aurait pas de
problèmes physiologiques à résoudre.114
S’il n’y a pas antériorité des « sciences de la santé » sur
le vécu de la maladie, c’est bien que la santé ne fait pas
« problème » avant qu’elle ne commence à défaillir. C’est
dire que la santé ne devient importante, sinon ne commence
à exister en tant qu’objet de pensée que dans le mouvement
de sa perte – par soi ou par autrui. De même que l’argent ne
commence véritablement à faire problème qu’aux yeux de
ceux qui craignent d’en manquer. De même que la « grève »
rend manifeste (d’où « manifestation ») l’importance
114 G. Canguilhem, op. cit., p. 139.
Les valeurs de la vie
135
insoupçonnée de la participation de certains corps au
fonctionnement des institutions. De même que la doctrine
chrétienne s’est constituée essentiellement en réaction à ce
qu’elle ne manquerait pas de qualifier d’hérésie (du gc.
haíresis, « choix »), comme si la « dissidence » avait une
fonction heuristique, révélatrice voire créatrice de la norme.
C’est par ailleurs et paradoxalement ce même constat de la
déviance, du trouble (à l’ordre publique) ou de l’écart aux
mœurs qui permet au législateur de définir la norme
juridique, et non d’abord la norme qui accuserait l’écart115.
C’est en perdant les choses – et plus encore les êtres – que
l’on s’aperçoit de manière rétroactive de leur « valeur ». Que
leur importance nous est rendue sensible. Le vide créé par
leur absence trahit la place qu’ils occupaient au sein d’un
univers jusqu’alors fonctionnel au point de les rendre
invisible. L’état de santé n’est aperçu qu’autant qu’il existe
autre chose que lui, un contrepoint à la santé pour le faire
apparaître. Le fond n’est révélé que par ce qui s’en détache.
Revenons alors sur la définition de la santé proposée
par Leriche : elle est ce qui va de soi, s’établissant dans le «
silence des organes ». Leriche écrit « silence » ; or le silence
n’est rien sans « bruit » pour le faire apparaître. Un tel silence
n’est, par définition, pas quelque chose d’audible. Le bien-
être organique ne saurait, dans cette perspective, être vécu
comme quelque chose de positif, d’excédentaire ; il n’est pas
115 J. Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, Broché, 2001.
Les valeurs de la vie
136
même encore thématisé. En d’autres termes, « bien-être » et «
être » resteront confondus (Kant écrivait que « le bien être
n'est pas ressenti, car il est simple conscience de vivre »)
jusqu’à ce que la maladie fasse apparaître cet état originaire –
l’état de santé – comme une valeur, un idéal à retrouver : «
c'est dans la fureur de la culpabilité comme dans le bruit de
la souffrance que l'innocence et la santé surgissent comme
les termes d'une régression impossible autant que recherchée
»116. L’état pathologique à cette puissance de rendre audible
le silence dont il se fait précisément le trouble.
C’est en cela que la physiologie, concluait Canguilhem,
« procède de l’étonnement », de « l’angoisse suscitée par la
maladie ». Notons ici que la même tonalité affective –
l’angoisse – que Heidegger posait dans Sein und Zeit 117
comme étant la « disposition fondamentale » qui nous
arrache au règne du « sous-la-main », de l’ustensilité, et nous
confronte à qui nous sommes en qualité de Dasein, au
problème que nous sommes, est donc pour notre auteur tout
à la fois ce qui découvre la santé sur fond de maladie,
découvre le bien-être au prisme de la souffrance et donne à
la physiologie ses lettres de noblesse. Autre manière de
départir le mécanique du biologique : le vivant seul se
116 G. Canguilhem, op. cit., p. 180. 117 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit), trad.
Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie,
1986, §40 : « L'affection fondamentale de l'angoisse comme
ouverture privilégiée du Dasein », p. 143 seq.
Les valeurs de la vie
137
confronte à l’angoisse. Et c’est d’abord en réaction à cette
expérience vécue et subjective, qui ne se rencontre qu’au
chevet des malades et non dans un laboratoire, que la
médecine s’est constituée. C’est au service d’un geste
technique de guérison et dans le but d’optimiser son
efficacité, de lui donner plus de portée, que la physiologie
s’est établie comme science. La médecine en tant que
recherche spéculative, en tant que théorie de la vie
biologique, apparaît donc seconde sur le plan génétique par
rapport à la sollicitation première d’un secours extérieur par
des individus se découvrant malades. C’est l’interpellation
d’autrui par une humanité souffrante qui introduit cet
anonyme à son statut de médecin. L’individu fait sa santé ; il
fait sa maladie ; il fait aussi son guérisseur, sa guérison et l’art
censé l’accompagner. Primat logique de la maladie sur la
santé, primat logique de la pratique sur la théorie et
antériorité de la clinique (de la « demande ») sur l’instruction
de la discipline (l’« offre ») sont autant de retournements que
Canguilhem oppose à ses prédécesseurs, à même d’inaugurer
une autre forme de médecine, plus humble, plus imprégnée
de ses objectifs réels – de sa vocation thérapeutique – et
moins de son développement autotélique sur le plan « pur »
(au sens kantien) de l’abstraction.
C’est par ailleurs précisément sur cette priorité donnée
à la thérapeutique sur la constitution d’un savoir objectif que
Canguilhem se reconnaît le plus expressément dans
l’approche de la discipline selon René Leriche. Leriche avait
effectivement été l’un des premiers de sa discipline à
Les valeurs de la vie
138
reconnaître la souffrance de l’individu malade, fut-ce pour
l’en soulager. Tout aussi décisive aux yeux de Canguilhem
était ce second geste théorique accompli par le chirurgien,
invitant à remettre en cause autant les fins que les moyens
de la médecine. Une telle remise en cause se reformule en
termes de subordination de la « science » à la « technique ». Il
s’agit, pour Leriche, de valoriser le statut fondateur de la
clinique ; par suite, de restituer la technique médicale à sa
finalité thérapeutique plutôt que scientifique. La technique
médicale, non plus que l’intervention du praticien, ne
doivent être pensées comme des moyens de produire un
savoir – ce qui aboutirait à remiser au second plan l’idéal de
la guérison. Mise au service du soin, la médecine engendre
un savoir de manière dérivée qui servira ensuite à parfaire la
thérapeutique. La connaissance procède du soin et non le
soin de la connaissance. La connaissance est au service du
soin et non le soin au service de la connaissance.
Un détour par la racine étymologique du mot «
médecin » – du lat. medicus, « qui soigne », « aide à guérir » –
rappelle éloquemment la vocation originelle du praticien.
Entendons bien que le risque ne réside pas dans la recherche
de connaissances, non plus que dans l’instrumentation qui
rend celle-ci possible. La connaissance est l’outil théorique
qui accroît l’efficacité du geste médical, de même que
l’amélioration de la technologie permet une meilleure
précision dans les interventions. Le risque apparaît bien
plutôt avec la tentation de prendre la connaissance et
l’instrumentation pour le fin mot de la médecine. Lorsque la
Les valeurs de la vie
139
connaissance ou l’instrumentation temps et prétend à
devenir la seule modalité du rapport aux malades. Aussi
l’auteur ne laisse-t-il pas de souligner cet écart de pensée qui
permet à Leriche de faire un pas de côté dans le sens de la
thérapeutique. De fait, et en rupture d’avec les présupposés
de la médecine expérimentale, « Leriche pense, lui, qu'on
procède le plus souvent en fait, et qu'on devrait en droit
presque toujours procéder, de la technique médicale et
chirurgicale, suscitée par l'état pathologique, à la
connaissance physiologique »118.
Procéder de la technique médicale pour accéder à une
connaissance physiologique, c’est partir de la maladie et du
traitement de la maladie pour aboutir à une règle générale
(pratique ou gnoséologique), et non d’abord d’une règle
générale (pratique ou gnoséologique) pour aboutir au geste
médical. La composante abstraite de la médecine ne doit pas
prévaloir sur ses effets concrets. Ce serait intervertir la fin et
les moyens. C’est en ce sens que Canguilhem peut affirmer
que la « technique » doit primer sur la « science ». La «
technique » médicale renvoie à une modalité d’appréhension
axiologique du vivant affecté ; la science proprement dite
aborde ce même vivant à des fins gnoséologiques, en vue de
la constitution de savoirs (le terme « science » dérive du mot
latin scientia, signifiant « connaissance »). Mais le savoir doit
demeurer subordonné au geste médical et non le geste
médical mis au service de la théorie. La science est
118 G. Canguilhem, op. cit., p. 38.
Les valeurs de la vie
140
l’instrument de la technique et non pas la technique
l’instrument de la science. Science et technique sont deux
visages de la médecine, les deux faces de Janus : qu’ils soient
complémentaires – et censément indissociables – ne signifie
pas qu’ils soient interchangeables, ni que leur ordre de
priorité puisse être subverti sans conséquence.
Le soin doit demeurer l’alpha et l’oméga de la
médecine, pour cela seul que la médecine n’a d’intérêt que si
elle soigne les individus. « Soigner, écrira Canguilhem dans
ses Études d'histoire et de philosophie des sciences, c'est
toujours entreprendre au profit de la vie quelque expérience
»119. Cet acte de soigner, du moins, cette tentative conduite
par le médecin pour restaurer l’intégrité de la puissance
normative des individus souffrants s’inscrit dans le
prolongement de la créativité vitale qui valorise
spontanément l’état de santé. En cela n’est-il pas différent de
son objet : la vie. C’est également par cette affirmation des
valeurs de la vie que la médecine se définit moins comme un
savoir constitué ou en constitution, que comme un « art », au
double sens du latin ars. « Habileté » ou « savoir-faire », elle
est aussi « manière de vivre »120. Ce qui la replace dans
119 G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968 (cinquième édition augmentée en
1983), p. 391. Nous soulignons 120 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 1992, p. 33.
Les valeurs de la vie
141
l’horizon de la pratique éminemment éthique qu’elle
constitue au jour le jour pour le médecin, amené à s’ingérer «
au plus profond des problèmes humains ». La dignité de la
médecine tient tout entière dans sa capacité à prendre en
charge la maladie, pour promouvoir le triomphe de la vie sur
ses anti-valeurs.
Si la médecine n’est pas une science au sens strict du
terme, c’est donc aussi par cela que la qualité de normal et de
pathologique fait l’objet d’un délibéré qui « ne se laisse pas
entièrement et simplement réduire à la seule connaissance
»121. Elle est comptable d’un jugement qui, certes, peut
s’appuyer sur une théorie forgée par inférence au regard
d’expériences et de résultats passés, mais outrepasse la seule
énonciation de faits empiriques en affirmant comme allant
de soi la préférence de l’état sain à l’état altéré de la
pathologie. Un tel jugement – axiologique (donc du domaine
de la technique médicale), et non pas gnoséologique (du
ressort de la science) – témoigne des valeurs de la vie. Il
favorise la vie et ce faisant, « prescrit », lorsque la science
entend se contenter de « décrire » (la question reste ouverte
qui consiste à savoir s’il est jamais possible de proposer une
description exempte de prescription : toute analyse ou
représentation implique une sélection, toute sélection
implique une valorisation de certains éléments au détriment
du reste). Cette distinction art/science ou technique/science
121 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 8.
Les valeurs de la vie
142
trouve un écho lointain chez Kant qui en précise les termes à
l’occasion de sa Critique de la faculté de juger (1790) : « L'art,
comme habileté de l'homme, est aussi distinct de la science (comme pouvoir l'est de savoir), que la faculté pratique est
distincte de la faculté théorique, la technique de la théorie
(comme l'arpentage de la géométrie) »122. Utile partage qui
rend possible une hiérarchisation des fins : la genèse
théorique des protocoles, des normes, des hypothèses, des
théories et des concepts scientifiques n’a de valeur que
rapportée à l’acte médical – fondement de la clinique – dont
le malade attend une amélioration de son état. Traduit dans
le langage de Canguilhem : dont il attend l’enchérissement
de sa puissance normative diminuée par la maladie.
Cette attente exprimée par le malade à l’endroit du
médecin peut se heurter à une fin de non-recevoir, étant
acquis que le vécu pathologique est pleinement orienté du
côté de la subjectivité, tandis que la science physiologique
prétend structurellement à l’objectivité. L’universalité de la
science fait pièce au droit de cité de la singularité. Il en
ressort, pour ce qui concerne le statut de la médecine, qu’elle
ne saurait une fois de plus s’en tenir aux critères de la science
physiologique – n’ayant pour sa gouverne de finalité que
celle de la connaissance. Tant et si bien qu’il devient
essentiel, à fin que l’art médical ne se transforme pas dans la
122 E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. A.
Renault, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 2000, p.
199.
Les valeurs de la vie
143
pratique en une panoplie de protocoles standardisés, de
ressaisir le lien fondationnel qui la rattache à la
problématique humaine ; et donc de l’affranchir d’une
dépendance trop incestueuse au regard de la science. Ce que
la médecine peut accomplir via le ressaisissement des
phénomènes liés à la maladie sous l’angle de la normativité
plutôt que de la norme. Du ressenti, de l’éprouvé et de la
qualité plutôt que de la convention, de la moyenne et de la
quantité. Du sujet affectif plutôt que de l’objet affecté.
René Leriche perd en ce point précis les faveurs de
l’auteur. La conception que le chirurgien nourrit de la
relation du médecin au patient l’amène effectivement, pour
Canguilhem, à négliger l’individu souffrant au profit exclusif
du regard du médecin. La position de Leriche reste en ceci
conforme à celles promues par Auguste Comte et Claude
Bernard. Il y a bien eu, incontestablement, un déplacement
de l’expérimentation in abstracto témoignée par le père de la
sociologie vers une modalité concrète de cette même
expérimentation, plus proche de l’expérience thérapeutique,
qui valut à Bernard le titre de réformateur de la médecine
moderne. Le caractère unique des « cas » n’en est pas moins
resté dans l’ombre, et les techniques de guérison n’ont
nullement empêché la neutralisation méthodiquement
revendiquée du point de vue du malade. Quelque primat que
Leriche ait accordé à la technique au regard de la science, le
recentrement de la médecine sur l’expérience clinique n’a
pas suffi à dissuader le chirurgien de considérer le sens
individuel de la maladie vécue par le malade dans la
Les valeurs de la vie
144
continuité de ses prédécesseurs : comme une « gêne », un «
bruit », une forme d’obstacle épistémologique attentatoire à
la bonne intelligence de la maladie par le médecin. Leriche
reconduit cette idée que le médecin ne peut exercer à bon
escient qu’à l’exclusion de tout biais affectif. Or le malade est
un biais affectif, et sa parole elle-même biaisée par les
altérations du jugement et de la perception que suscite sa
pathologie. Pour reconduire l’implication sur un plan
juridique, on ne peut être tout à la fois juge et partie. Le
discours du malade s’inscrit dans une situation de conflit
d’intérêts qui suffit à le faire considérer comme nul et non
avenu. Son témoignage ou sa déposition perd toute valeur
indicative ou diagnostique.
Ce n’est que par une « mise à l’écart » systématique du
discours du malade que la médecine comme science acquiert
sa légitimité, et comme pratique son efficacité. « Si l'on veut
définir la maladie, il faut la déshumaniser » ; « dans la
maladie, ce qu'il y a de moins important au fond, c'est
l'homme »123, reprend l’auteur, paraphrasant Leriche. La
maladie n’a pas droit de cité par le fait du malade ou de
l’individu se découvrant souffrant ; elle n’accède à son
objectivité qu’une fois une personne extérieure à cette
souffrance – un médecin qualifié, habilité à reconnaître des
symptômes cliniques – intervenue pour faire coïncider le
123 Cf. R. Leriche, « Où va la médecine ? », dans Encyclopédie française, t. 6, Paris, 1936 ; cité par Canguilhem op. cit., p.
53.
Les valeurs de la vie
145
mot et la chose, pour aligner le mot et les maux. Le « se
sentir malade » n’a, chez Leriche, aucune valeur
performative. L’individu n’est pas malade parce qu’il se
représente être malade – ou bien les hypocondriaques
thésauriseraient effectivement l’ensemble des maladies (à
l’exception de la seule dont ils pâtissent vraiment :
l’hypocondrie). Inversement, le diagnostic pathologique peut
être éventuellement posé en dépit de l’absence de souffrance
signifiée par le patient. La maladie peut rendre compte d’un
déficit fonctionnel infrasensible : ainsi de la tumeur maligne
que le patient ne ressent pas – encore – nécessairement. La
théorie nosologique avancée par Leriche n’est donc pas
dénuée de raison. Et c’est peut-être là, sous réserve
d’inventaire, l’un des travers de l’approche perspectiviste de
Canguilhem, faisant dépendre la maladie du « se sentir
malade », que de n’avoir pas pris en compte ces quelques cas-
limites.
Lesquels ne sauraient suffire à réhabiliter le paradigme
général de la médecine telle que le chirurgien l’expose dans La philosophie de la chirurgie 124. Médecine du corps plutôt
que du sujet, ou du « corps sans esprit », donnant le change
au modèle spinoziste du « corps sans organes ». Médecine
indifférente au point de vue du malade que récuse
Canguilhem au nom de la reconnaissance de la réalité
individuelle de la maladie. La subjectivité souffrante porte
124 R. Leriche, La philosophie de la chirurgie, Paris,
Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1951.
Les valeurs de la vie
146
nécessairement un jugement sur sa maladie, jugement qui lui
donne sens au regard du malade. Le malade seul peut aviser
de son état de santé – parce que lui seul ressent l’obstacle
qu’est la maladie. Poser un diagnostic ne peut se faire sans
référer au discours du malade dans la mesure où une
irrégularité aperçue dans le relevé des normes
physiologiques n’est pas nécessairement morbide. Une telle
irrégularité pourrait, bien au contraire, correspondre à la
normalité du cas considéré, chaque cas étant dépositaire de
sa propre complexion, de sa propre norme de la normalité.
CONCLUSION
Par les critiques que Canguilhem adresse
respectivement à la médecine telle qu’elle se définit sous les
auspices d’Auguste Comte, de Claude Bernard et de René
Leriche, se dégage par contraste une approche spécifique de
la discipline comme « art de la guérison » que l’auteur faire
sienne et mettre au cœur de sa réflexion sur le normal et le
pathologique. L’auteur identifie plusieurs failles théoriques
qui se retrouvent en proportions variables chez ces trois
auteurs, soit qu’ils privilégient la théorie sur
l’expérimentation, le laboratoire sur la clinique, la science (la
connaissance) sur la technique (le soin), ou encore prônent
le caractère hégémonique et dirimant du regard du médecin
sur celui du patient. Tous aboutissent à nier la subjectivité de
l’individu malade en vertu du principe selon lequel toute
maladie peut être ramenée à une dérivation des phénomènes
Les valeurs de la vie
147
physiologiques normaux. Ce eu égard au principe de
Broussais, postulat atavique aboutissant en dernier ressort à
l’effacement de l’altérité foncière de la maladie, à savoir de la
maladie comme adoption par le sujet malade de nouvelles
normes qualitativement distinctes des précédentes. – Ce
qu’elle est néanmoins, rétorque Canguilhem. Ce qu’elle est
d’autant plus que chaque malade façonne sa maladie en se
l’appropriant, de même que la maladie façonne l’individu
malade au point de reconfigurer son rapport à la vie, sa
manière d’être au monde.
Le savoir médical ne peut plus à ce titre faire
abstraction du ressenti de la maladie par le malade. Ce qui
signifie qu’il ne peut plus s’actualiser dans la thérapeutique
de manière protocolaire et uniforme. L’intervention du
praticien devient un geste singulier voué à une application
qui n’a de sens que référée à un contexte. Elle nécessite un
acte unique, chaque cas étant lui-même unique, adapté à
l’unicité de chaque situation. Elle implique une pratique
relationnelle et une dimension humaine que lui dénient
nombre de ses théoriciens au nom de l’objectivité. La même
injonction d’objectivité qui fait considérer la science
(physiologique) comme supérieure à la technique (médicale),
la devançant ou devant l’asservir (la détourner) à des fins
heuristiques plutôt que thérapeutiques. Ce qui est encore
perdre de vue que la médecine répond au premier chef à une
finalité de guérison. De guérison ou à défaut, de restitution
d’une normativité vitale suffisamment active pour composer
avec/malgré les changements du milieu. Car la médecine est
Les valeurs de la vie
148
toujours valorisation de la vie ; elle est le fait externe de la
vie elle-même agissant sur elle-même directement pour se
maintenir, de même que la norme sociale et la
transformation du monde procèdent du même agir,
quoiqu’indirect. C’est en quoi Canguilhem peut dire que la
médecine « prolonge la vie », à tous les sens du terme : la
faisant perdurer, elle poursuit son élan, la continue et lui
répond de l’extérieur. La médecine est la vie se réinventant
« en art » pour se prévenir contre sa destruction possible. En
« art » ou en « technique » plutôt qu’en « science » ; car « il en
est de la médecine comme de toutes les techniques. Elle est
une activité qui s'enracine dans l'effort spontané du vivant
pour dominer le milieu et l'organiser selon ses valeurs de
vivant. C'est dans cet effort spontané que la médecine trouve
son sens, sinon d'abord toute la lucidité critique qui la
rendrait infaillible. Voilà pourquoi, sans être elle-même une
science, la médecine utilise les résultats de toutes les sciences
au service des normes de la vie »125. La médecine « au service
des normes de la vie » ne trouvera pas la vie dans le
laboratoire. Raison pourquoi c’est au plus près de son objet –
de son sujet – qu’elle doit chercher sa raison d’être.
L’individu malade doit ainsi redevenir la référence de
l’épistémologie des notions médicales.
125 G. Canguilhem, op. cit., p. 156.
Les valeurs de la vie
149
II. Des notions repensées au regard du patient
Douleur, maladie, mort, santé, normes, normativité,
etc. La médecine fait un usage pragmatique et quotidien de
ces concepts, sans plus avant se questionner sur leur
définition. Si bien que ces notions en sont venues à
fonctionner de manière autonome, à constituer un réseau de
« boîtes noires », de « motifs » autarciques immunisés contre
tout questionnement. La notion de « boîte noire » que nous
employons ici n’est pas de Canguilhem, mais reprise au
sociologue des sciences Bruno Latour. Latour la définit
comme faisant référence à un système, objet, concept auquel
nous recourons abstraction faite de son contenu ou de son
fonctionnement interne126. Un tel usage serait devenu
courant en milieu hospitalier. Si bien que des concepts
névralgiques tels ceux de « normalité », de « santé » et de «
pathologie » évolueraient dans une forme de « flou artistique
» propice aux quiproquos. Or, avertit l’auteur, « sans les
concepts de normal et de pathologique, la pensée et l’activité
du médecin sont incompréhensibles. Il s’en faut pourtant de
beaucoup que ces concepts soient aussi clairs au jugement
médical qu’ils lui sont indispensables. Pathologique est-il un
concept identique à celui d’anormal ? Est-il le contraire ou le
contradictoire du normal ? Et normal est-il identique à sain ?
126 B. Latour, La science en action : introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 2005.
Les valeurs de la vie
150
Et l’anomalie est-elle la même chose que l’anormalité ? Et
que penser enfin des monstres ? »127 Autant de notions dont
les contours indéfinis nuisent à l’appréciation des
phénomènes biologiques et à la prise en charge de la
pathologie par la médecine.
Fort de ce constat, et du constat de l’échec de la
médecine moderne frayée par Comte et par Bernard à
ressaisir l’originalité de la vie, l’auteur déclare son « ambition
de contribuer au renouvellement de certains concepts
méthodologiques, en rectifiant leur compréhension au
contact d'une information médicale »128. Une carence
théorique doit être résorbée, ce qui ne peut être qu’à la
faveur d’une véritable « épistémologie des concepts ».
Épistémologie bénéficiant de l’éclairage de l’histoire des
sciences, mais également de celui des hommes de science –
donc du contexte qui les a vu naître, du cadre intellectuel
ambiant qui a permis aux savoirs de se constituer et aux
pouvoirs de suivre. Il s’agira, une fois actée cette mise au
point, d’interroger la teneur parascientifique de ces concepts.
Teneur morale et politique principalement, artistique,
religieuse, métaphysique en seconde intention ; en tout cas
étrangère aux sciences proprement dites. Les partis-pris
doivent être mis au jour derrière l’apparente évidence du
127 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,
2000, p. 155. 128 G. Canguilhem, op. cit., p. 8.
Les valeurs de la vie
151
discours scientifique. L’histoire des sciences ne peut
effectivement se satisfaire d’une banale historiographie.
L’épistémologie située de Canguilhem doit s’inscrire sur un
autre plan qui ne méconnaisse pas le rôle décisif joué par les
émotions humaines sur le théâtre des sciences de la
controverse scientifique. Un plan qui doit être celui de la
philosophie. Penser la science dans une optique
philosophique, c’est reconsidérer les relations complexes
qu’entretient la science du vivant avec le vivant dont elle est
la science, le vivant incarné qui se conçoit à travers elle.
Nous qui pensons les sciences sommes ce vivant qui se
conçoit lui-même au crible de la physiologie. Et la
physiologie ne saurait être une science absente aux idées
reçues qui minent l’appréhension des véritables enjeux de la
médecine. Les concepts scientifiques mobilisés sans examen
témoignent des problèmes qu’ils cèlent. Or ce sont eux,
précisément, que l’épistémologie philosophique doit
retrouver. Canguilhem invite ses lecteurs et plus
précisément, les jeunes (et les moins jeunes) médecins de ses
lecteurs, à cultiver les interrogations qui nous rappellent que
« tout ne va pas sans dire ». Si pour Deleuze, « la philosophie
est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts »129,
il est d’abord question pour notre auteur de « préciser » ceux
qui ont cours. Ceux qui déteignent sur nos appréciations,
jugements et opinions ; influencent à ce titre les décisions
129 G. Deleuze, F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?,
Paris, Les Editions de Minuit, Reprise, 2005.
Les valeurs de la vie
152
que nous croyons objectives et évacuent du champ de nos
préoccupations certains problèmes que nous pensons résolus
sans même les avoir abordés. Toute réflexion critique sur la
médecine doit s’associer d’une prise en compte des impensés
et des valeurs latentes que diffuse à son insu – à travers ces
notions – le discours médical. C’est en effet, remarque
Canguilhem, « un fait avec lequel il faut compter qu’on vient
à la médecine généralement en toute ignorance des théories
médicales, mais non sans idées préconçues sur bien des
concepts médicaux »130.
Une telle formule n’est pas sans rappeler les mises en
garde que formulait Bachelard à l’attention des aspirants
savants :
L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître
son bien ne peut venir que dans des cultures de simple
juxtaposition où un fait connu est immédiatement une
richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne
peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors
impossible de faire d'un seul coup table rase des
connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit
savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir.
Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit
n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge
de ses préjugés. Accéder à la science, c'est,
spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation
130 G. Canguilhem, op. cit., p. 15.
Les valeurs de la vie
153
brusque qui doit contredire un passé. La science, dans
son besoin d'achèvement comme dans son principe,
s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un
point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour
d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion; de
sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion
pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins
en connaissances. En désignant les objets par leur
utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien
fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle
est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas,
par exemple, de la rectifier sur des points particuliers,
en maintenant, comme une sorte de morale
provisoire, une connaissance vulgaire provisoire.
L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion
sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des
questions que nous ne savons pas formuler
clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux–mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque
du véritable esprit scientifique. Pour un esprit
scientifique, toute connaissance est une réponse à une
question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y
avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi.
Rien n'est donné. Tout est construit. 131
131 G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique.
Contribution à une psychanalyse de la connaissance
Les valeurs de la vie
154
En précisant ceci que Bachelard entendait avant tout
démarquer d’esprit scientifique (paradoxal) de l’opinion
(doxa), lorsqu’il s’agit d’abord pour Canguilhem d’interroger
le rapport des sciences à la philosophie. Les certitudes naïves,
en d’autres termes, sont moins pour Canguilhem le fait de
l’opinion que de la science qui ne se réfléchit pas. La science
aussi colporte et fortifie des opinions qu’elle tourne en «
évidences » ; charge est à la philosophie de les faire ressortir,
d’interroger à nouveau frais certaines notions et acception
qui ont cessé de faire problème. En procédant ainsi, s’en
justifie l’auteur, « nous pensons obéir à une exigence de la
pensée philosophique qui est de rouvrir les problèmes posés
plutôt que de les clore »132. Philosopher ne revient pas
d’abord à décréter que les choses ont un sens, et quel sens
ont les choses ; c’est instiller du doute. C’est « rouvrir les
problèmes », les déplacer de l’impensé à la conscience – tant
il est vrai que l’« étonnement » est bien l’affect
caractéristique de la philosophie. En cela l’auteur reconnaît-
il à la philosophie la fonction heuristique que Bachelard
réservait à l’investigation scientifique : celle d’exhiber en
pleine lumière le caractère problématique de certains
énoncés, oblitéré par leur usage irréflexif.
objective, Paris, Vrin, 1938, chapitre I, p. 14. Nous
soulignons. 132 G. Canguilhem, op. cit., p. 9.
Les valeurs de la vie
155
À cela s’ajoute ce fait que Pierre Duhem allait mettre
en valeur, que les observations étant déjà lestées de théorie,
une induction originelle ou pure sur le modèle théorisé par
Francis Bacon serait une vue de l’esprit 133. Il s’agira par
conséquent de dépister, derrière l’emploi des mots, les
normes et préjugés que ces mots véhiculent. Une mise à jour
appelant en dernier ressort un dépassement lucide des
acceptions traditionnelles d’une nomenclature qui devra
désormais prendre acte de la spécificité de la vie, de la «
logique du vivant ».
A. NORMES, NORMALITE, NORMATIVITE, MOYENNE
Nous savons désormais qu’il est une qualité propre au
vivant qui ne permet pas de comprendre les phénomènes se
déroulant à l’intérieur d’un système organique comme la
seule somme de ses parties constitutives. Le tout est
davantage que ses éléments, illustration de l’équation de la
synergie : un plus un égale trois. Les organismes bénéficient
de propriétés qualifiées d’émergentes qui légitiment
l’institution de la biologie comme science à part entière,
distincte de la physique-chimie. De ce que le vivant ne
133 P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2007.
Les valeurs de la vie
156
puisse être appréhendé comme un simple dispositif
réagissant à des contraintes comme un ressort soumis à
diverses pressions, il résulte que c’est par autre chose, par son
aspect le plus intime et le plus essentiel qu’il doit être
redéfini. Loin d’être une entité passive, le vivant est proactif,
tout à la fois sujet et objet de sa création ; et c’est par sa
normativité, à savoir sa capacité à générer de nouvelles
normes déterminant ce qui sera valorisé ou exclu du système
pour que l’organisme puisse se maintenir et se développer,
par cette « activité normative » en œuvre dans tout être
vivant qu’il doit être compris. En cela la vie, de par sa
dynamique, peut-elle être conçue comme « volonté de
puissance » au sens où Nietzsche pouvait entendre cette
association de volonté et de puissance 134. Puissance qui
s’actualise dans un « impératif de surpassement »
reconductible à l’infini.
La vie cherche toujours à conserver, au-delà des
variations de son environnement, une homéostasie qui
s’accomplit aux antipodes de l’homogénéité de la matière
brute. Elle est une lutte contre l’indifférence, un effort
permanent objecté à la propension de toute chose à
retourner à l’inertie : « La vie, écrivait Canguilhem, cherche
à gagner sur la mort, à tous les sens du mot gagner et d'abord
au sens où le gain est ce qui est acquis par jeu. La vie joue
134 « Qu'est-ce qu'être actif ? C’est tendre à la puissance » (F.
Nietzsche, La volonté de puissance, L. II, § 3, trad. G.
Bianquis, Paris, Gallimard, Tel, 1995.
Les valeurs de la vie
157
contre l'entropie croissante ». La vie engage le biologique
dans une partie sans fin qu’il finira par perdre. Mais cette
lutte sans vainqueur (« mort, quelle est ta victoire ? ») sera
également une occasion pour le vivant de déployer un
éventail de formes d’existence et de comportements que seul
l’obstacle pouvait faire émerger. Nécessité est dite mère
d’invention. Non sans raison. Une telle lutte imposant à la
vie de toujours aller de l’avant renvoie dans le registre
axiologique à ce que Nietzsche aurait appelé le combat du «
surhumain » ou de l’esprit artiste contre le nihilisme du «
dernier homme ». La vie est, au contraire de l’état morbide
du dernier homme – celui de l’être dégradé pour qui tout est
égal –, ce qui introduit de la différence dans son milieu, ce
qui refuse de se laisser dissoudre. Il n’y a pas d’anhédonie de
la vie. La vie ne peut se contenter d’être une pure et simple
reconduction d’elle-même. Elle doit incessamment se
réinventer, se réguler constamment au regard des
impondérables et des rigueurs de l’environnement. On
pourrait en conclure, en pastichant Bichat, que « la vie est
l’ensemble des normes qui résistent à l’indifférence ».
a. Norme, normalité et normativité
C’est à cette aune que la notion de « normalité » prend
véritablement son sens. Une autre orientation doit être prise
dans la définition de la normalité, qui prenne en compte le
caractère protéiforme, mobile, évolutif des normes qui la
caractérisent. Qu’elle s’applique au vivant ou au milieu, cette
Les valeurs de la vie
158
notion de normalité ne peut jamais s’y appliquer que par
déduction de l’état de la relation qui les fait dialoguer. C’est
en effet en relation avec un milieu donné qu’un organisme
peut être déclaré normal et fonctionnel, attendu que ses
normes de vie lui rendent viable cet environnement, ou que
cet environnement lui soit rendu viable par les modifications
qu’un organisme lui applique. De là l’invitation qui nous est
faite à repenser les concepts médicaux de manière
différentielle – c’est-à-dire renvoyant à autre chose qu’eux-
mêmes – et contextuelle : « Au lieu de considérer un type
spécifique comme réellement stable, parce que présentant
des caractères exempts de toute incompatibilité, ne pourrait-
on le tenir pour apparemment stable parce qu'ayant réussi
momentanément à concilier par un ensemble de
compensations des exigences opposées. Une forme spécifique
normale serait le produit d'une normalisation entre fonctions
et organes dont l'harmonie synthétique est obtenue dans des
conditions définies et non pas données ? »135. Le normal et le
pathologique ne peuvent être conçus de manière absolue ou
essentielle, en tant que références abstraites : « normal », «
pathologique » qualifient des rapports et non des
fonctionnements hors-sol. « Nous avons proposé, écrira
Canguilhem dans La connaissance de la vie (1952)136, que ni
le vivant, ni le milieu ne peuvent être dits normaux si on les
considère séparément, mais seulement dans leur relation ».
Bien plus : ce n’est pas d’abord le vivant ou le milieu qui
135 G. Canguilhem, op. cit., p. 104. 136 G. Canguilhem, op. cit., p. 161.
Les valeurs de la vie
159
doivent être pensés normaux, viables ou déficients, mais bien
plutôt la qualité de leurs relations d’adéquation avec
l’environnement ; ensuite seulement, par capillarité, le
vivant ou le milieu.
Non seulement « le vivant et le milieu ne peuvent être
dits normaux s’ils sont pris séparément », mais un vivant «
normal » ne pourra l’être à cette enseigne dans un milieu
donné qu’à condition de présenter une « solution
morphologique et fonctionnelle » habilitée à « répondre à
l’ensemble des exigences de ce milieu »137. Quant au milieu,
il sera dit réciproquement « normal pour une forme vivante
donnée dans la mesure où il lui permet une [...] fécondité, et
corrélativement une [...] variété de formes, à fin que, le cas
échéant de modifications du milieu, la vie puisse trouver
dans l'une de ces formes la solution au problème
d'adaptation qu'elle est brutalement sommée de résoudre
»138. C’est ce que tendent à suggérer les expériences de
génétique expérimentale réalisées au cours des années 1930
par Georges Teissier et Philippe l'Héritier. Les biologistes
français cités par Canguilhem ont en effet montré que «
certaines mutations qui peuvent paraître désavantageuses
dans le milieu habituellement propre à une espèce, sont
capables de devenir avantageuses, si certaines conditions
d'existence viennent à varier »139. Un organisme se révélant
137 G. Canguilhem, op. cit., p. 91. 138 G. Canguilhem, ibid. 139 G. Canguilhem, op. cit., p. 89.
Les valeurs de la vie
160
non-viable lorsqu’exposé à tel milieu déterminé pourra se
révéler viable exposé à tel autre environnement, ou bien
suite à l’évolution des conditions de vie aménagées par cet
environnement. Ce qui vaut des organismes en général vaut
bien évidemment des hommes. Les solutions
qu’expérimentent les hommes aux prises avec les contraintes
du milieu passent aussi par la variabilité des normes. Ces
solutions varient en fonction des populations. Différents
groupes humains peuvent réagir différemment à certains
environnements : insolation, maladies, alimentation,
altitude, etc. Un faible taux de glycémie sera considéré
comme anormal chez les Européens du Nord tandis qu’il ne
sera pas rédhibitoire pour des populations africaines.
L’enzyme de digestion du lait, la lactase, n’a pas été recruté
par la sélection chez les peuples asiatiques tandis que les
asiatiques s’accommodent sans effort des algues que nous ne
digérons pas.
Autant de variations que l’on retrouve à un second
niveau, plus radical, entre individus d’un même groupe : un
tel individu, que ce soit par son entraînement et/ou par ses
prédispositions génétiques, pourra bénéficier d’un rythme
cardiaque plus faible et d’une consommation d’oxygène
moindre qu’un autre, etc. La première relation supposée
apprécier comme normales ou pathologiques la viabilité et la
souplesse des phénomènes vitaux manifestés par un individu
dans son rapport avec l’environnement s’associe donc d’une
seconde relation qui collationne ces phénomènes et
l’individu-même, dans sa manière de composer avec ces
Les valeurs de la vie
161
phénomènes. Les progrès de la biologie et de la médecine
témoignent de ce qu’on ne peut pas plus isoler un
phénomène biologique de son milieu pour le modéliser que
l’extraire et l’abstraire de toutes les interrelations, formes,
variations qu’il introduit dans l’organisme en fonction de la
génétique ou de l’épigénétique, de la constitution de
l’individu, de ses antécédents, de sa psychologie, de son
mode de vie ou de son état de santé général.
L’exemple de Napoléon est fréquemment cité, dont on
prétend – entre autre particularité, beaucoup relevant de la
légende – qu’il ne laissait pas de s’accommoder de quelques
heures de sommeil. Des cycles circadiens qui, mis en regard
avec la moyenne statistique, auraient étés loisiblement taxés
de « pathologiques ». À tort. L’empereur n’en souffrait
aucunement. Raison pourquoi le diagnostic du praticien ne
peut se satisfaire d’un regard extérieur comparatif sur le
normal et le pathologique. Le ressenti, la subjectivité ; en
somme l’individualité de chaque sujet restent déterminants
dans l’évaluation d’un état de santé.
Le cas de la durée des cycles de sommeil peut-être
extrapolé à bien d’autres aspects du fonctionnement de
l’organisme. Le rythme cardiaque, comme évoqué
précédemment, peut faire l’objet de variations importantes
d’un individu à l’autre, sans que ces variations soient
nécessairement signes de morbidité. Cela en vertu du fait
que cette particularité peut être constitutionnelle et ne pas
faire problème au regard du fonctionnement de l’organisme
Les valeurs de la vie
162
en général, bien qu’elle s’éloigne de la moyenne évaluée
selon des critères tels que l’âge, le sexe, la corpulence et
l'activité. Preuve que les normes que se donne la vie ne sont
pas intégralement solubles ni évaluables en fonction des
moyennes. Preuve également qu’un organisme peut
témoigner d’une quantité d’écart par rapport à la moyenne
sans que son fonctionnement global s’en trouve en quelque
chose détériorait. En résulte ceci, pour pasticher une célèbre
réclame du ministère de la santé, que le pathologique n’est
pas automatique.
Plus fondamentalement, que ces variations – excès
(tachycardie) ou déficit (bradycardie) du rythme cardiaque –
soient réellement l’indice d’un état pathologique dans
certains cas ne suffirait pas non plus à les considérer comme
« anormales ». Elles sont, tout à l’inverse, une réaction
normale à tel état pathologique, induites par cet état
pathologique. Elles définissent les normes du pathologique.
Il y a donc du « normal » dans le pathologique. Moins riche,
moins souple, moins malléable ; une version alternative de la
normalité en tant qu’imposition d’une nouvelle forme du
comportement sollicitée par l’organisme affecté par la
maladie.
Si Canguilhem, en dépit de la distinction qualitative
qu’il pose entre les « allures de la vie » saines et
pathologiques (« Il y a des normes biologiques saines et des
normes pathologiques, et les secondes ne sont pas de même
Les valeurs de la vie
163
qualité que les premières »140), peut néanmoins admettre un
critère de facture quantitative départissant le normal du
pathologique, c’est uniquement au regard de la « normativité
», de la puissance d’agir qui s’associe, relativement à un
environnement donné, aux normes de régulation des
organismes qualifiés de sain ou de pathologique. Les normes
diffèrent en nature, essentiellement ou ontologiquement ; la
normativité diffère en extension. La normativité de
l’individu sain se donne pour supérieure à celle de l’individu
malade. Cette supériorité quantitative des normes afférentes
à l’état de santé s’illustre ou bien par une adaptabilité plus
importante aux variations d’un environnement de vie, ou
bien par la capacité de l’homme sain à agir sur
l’environnement en vue de le rendre compatible avec ses
propres normes. La normativité de l’homme malade se
signale par une moindre tolérance aux variations de ses
conditions de vie, ainsi que par une capacité réduite à
modeler son environnement de sorte à transformer
positivement sa relation au monde. Le spectre du viable s’en
trouve d’autant plus entamé. De là le fait que les individus
malades déploient tous leurs efforts pour préserver intactes
et invariantes les conditions du milieu qu’ils occupent,
concentrent leurs efforts à en restreindre l’évolutivité,
sachant que leur propres normes ne pourront pas suivre.
Tout se passe comme si le comportement pathologique de
l’individu ainsi fragilisé œuvrait à limiter les infidélités de
son cadre d’existence – qui sont pour le vivant malade autant
140 G. Canguilhem, op. cit., p. 132.
Les valeurs de la vie
164
de risques potentiellement mortels. Comme s’il était devenu
vital de préserver une marge de manœuvre suffisante pour
assurer, jusqu’à la guérison, la relative stabilité de cet
environnement.
Qu’elles soient vécues sous le régime de la normalité ou
de la pathologie, les allures de la vie témoignent toujours de
valeurs, que ces valeurs soient positives et créatrices ou, au
contraire, d’une permissivité réduite : « Parmi les allures
inédites de la vie, il y en a de deux sortes, il y a celles qui se
stabilisent dans de nouvelles constantes, mais dont la
stabilité ne fera pas obstacle à leur nouveau dépassement
éventuel. Ce sont des valeurs normales à valeur propulsive.
Elles sont vraiment normales par normativité. Il y a celles
qui se stabiliseront sous forme de constantes que tout l'effort
anxieux du vivant tendra à préserver de toute éventuelle
perturbation. Ce sont bien encore des constantes normales,
mais à valeur répulsive, exprimant la mort en elles de la
normativité. En cela elles sont pathologiques, quoique
normales tant que le vivant en vit »141. Sera dite « propulsive
» une valeur témoignant de la vitalité du vivant biologique,
de sa capacité d’adaptation, de création, de sa normativité.
Une valeur « répulsive » manifeste en revanche un
étiolement de cette capacité. La vie fait en ce cas appel à des
stratégies d’évitement, fuit le changement. Ce qui ne signifie
pas qu’une normativité poussive soit l’expression de
constantes anormales. Du moins pas tant qu’elles demeurent
141 G. Canguilhem, op. cit., p. 137.
Les valeurs de la vie
165
opérantes, c’est-à-dire fonctionnelles pour l’organisme
considéré dans son état de fonctionnement global.
Toujours est-il que c’est la vie, en dernier ressort, en
tant qu’expérience historique qu’un sujet fait de sa
normativité, qui définit de quel registre ressortissent ces
normes. La qualité d’une norme ne se conçoit jamais qu’en
référence à la vie qui en fait une valeur ou une contre-
valeur. Reprenant l’analyse bergsonienne de la maladie
comme innovation du vivant, l’auteur persiste dans l’idée
qu’« une norme n'a aucun sens de norme toute seule et toute
simple. [...] Une norme, en effet, n'est la possibilité d'une
référence que lorsqu'elle a été instituée ou choisie comme
expression d'une préférence et comme instrument d'une
volonté de substitution d'un état de choses satisfaisant à un
état de choses décevant. Ainsi toute préférence d'un ordre
possible s'accompagne, le plus souvent implicitement, de
l'aversion de l'ordre inverse possible. Le différent du
préférable, dans un domaine d'évaluation donné, n'est pas
l'indifférent, mais le repoussant, ou plus exactement le
repoussé, le détestable »142. « Satisfaisant », « décevant », «
préférence », « aversion », « repoussant », « détestable »
dénotent des ressentis intimement associés à des évaluations
axiologiques, liés à des appréciations qui ne sont pas
transposables d’un patient à un autre. Une dimension de
relativité que la projection objectivante de la science
physiologique néglige trop volontiers au profit d’une
142 G. Canguilhem, op. cit., p. 177-178.
Les valeurs de la vie
166
acception différente de la norme : norme indexée sur une
moyenne abstraite et réductrice, oublieuse de la normativité,
pourtant le propre distinctif des êtres biologiques.
b. Moyennes et écart-types
La question des moyennes et de leur pertinence en
qualité d’outils de la médecine soulève incidemment le
problème de l’idéalité du « type » ou du modèle de référence
de la « normalité ». Le médecin n’a jamais rapport dans sa
pratique qu’à des individus. Or, chaque individu est
dépositaire de sa propre normativité. Ce qui implique que «
l'irrégularité, l'anomalie ne [puissent être] conçues comme
des accidents affectant l'individu mais comme son existence
même »143. Nous pourrions ajouter, en remaniant une
formule célèbre de Spinoza, que « chaque chose est normale
en son genre » – parce qu’unique en son genre. Le principe
des indiscernables de Leibniz admet au demeurant qu’il n’y a
pas deux individus de la même espèce qui soient strictement
identiques ; l’approche que le médecin doit avoir de l’état de
santé et s’il y a lieu, de la thérapeutique de deux individus ne
peut donc l’être. Le « type normal » ou le « modèle » ne peut
servir qu’à titre indicatif. Il serait illusoire, voire
contreproductif d’en faire une norme biologique universelle
et prescriptive. L’ « homme de laboratoire » serait à cette
enseigne proprement « anormal » dès lors que tout chez lui
143 G. Canguilhem, op. cit., p. 159.
Les valeurs de la vie
167
tendrait à se réduire à une normativité unique et
stéréotypée. Or c’est bien là ce que fait la science en arrêtant
une norme de vie extérieure au vivant. En exhibant une
norme extrapolée par approximation qui devient objet de
définition, et dénie au vivant le caractère intrinsèquement
individuel de sa régulation. La science physiologique refuse à
l’organisme jusqu’à la possibilité d’être lui-même juge et
auteur de normes de fonctionnement. D’où la nécessité
d’une requalification de la santé et de la maladie non plus en
fonction de la norme en tant qu’objet de science, mais en
fonction de la normativité, aptitude du vivant à l’élaboration
circonstancielle et spontanée de ces normes : « Il nous
semble, écrit Canguilhem, que la physiologie a mieux à faire
que de chercher à définir objectivement le normal, c'est de
reconnaître l'originale normativité de la vie »144.
On pourrait sans nul doute tenter de définir un état de
fonctionnement « normal » de l’organisme, en fondant cette
définition sur des généralisations et des moyennes pour
aboutir à des modèles de référence. On admet en effet que la
température « normale » du corps humain oscille entre 36,5°C
et 37,2°C. Cette fourchette de valeurs résulte d’inférences
statistiques réalisées à partir d’une multiplicité
d’observations et de mesures individuelles. Des régularités
sont constatées et exprimées sous forme de théories.
L’approche mathématique, arithmétique ou statistique
pourrait effectivement permettre d’élaborer un concept «
144 G. Canguilhem, op. cit., p. 116.
Les valeurs de la vie
168
objectif » et « scientifique » de la « normalité », investissant
celle-ci en termes de moyenne. On pourrait dès alors
extrapoler une théorie « standard » et prescriptrice de ce que
pourrait être un corps « en bonne santé » ; ce
fonctionnement n’en sera pas moins abstrait, et ces
constantes faites d’approximations inadaptées au cas
particulier. Cet idéal reconstitué ne serait jamais qu’une
modélisation abstraite faisant la somme de l’infinité des
fonctionnements particuliers qui se rencontrent
concrètement dans le vivant. On peut tout aussi bien estimer
la vitesse de la lumière dans le vide, les conditions qui
permettraient de l’observer ne seront jamais conformes à
celles décrites pour que la théorie fonctionne. Il n’y a pas de
vide absolu ; il n’y a pas de référence absolue de la santé.
Demeure toujours une marge entre la loi et le cas singulier
auquel s’applique cette loi. Aucun modèle ne coïncide avec
le cas d’espèce. En cela l’auteur est-il conduit à prendre
position contre le postulat de Claude Bernard selon lequel
l’individualité, l’individualisation des prises en charge, la
prise en compte des « cas » constituerait un obstacle majeur
au développement de la médecine expérimentale145.
Entre la référence universelle et le cas singulier
demeure toujours un lieu d’incertitude, un jeu, l’espace pour
une jurisprudence. C’est au regard de cet entrebâillement
que la prise en compte de la subjectivité malade prend toute
145 C. Bernard, Principes de médecine expérimentale, Paris,
Presses Universitaires de France, 1947.
Les valeurs de la vie
169
son importance. La pratique médicale est d’essence
casuistique au sens où tout s’y négocie au cas par cas. Le
médecin confronté à des situations concrètes ne peut se
contenter de recourir à des modèles préétablis de la
normalité pour appliquer des solutions a priori à des
problèmes particuliers. L’analogie symptomatologique qui
semble apparenter certains des phénomènes pathologiques,
et donc certains malades porteurs de ces symptômes, ne
permet pas d’en inférer qu’il s’agit bien des mêmes
pathologies, ni qu’il faille traiter les malades de manière
uniforme. Il n’est de thérapeutique opératoire et pertinente
qu’individualisée. Le soin et le fordisme hospitalier ne font
pas bon ménage. Le soin n’est pas une procédure. Le soin
n’est pas un protocole. Il est une science humaine, laquelle
n’est pas exacte et repose à ce titre sur la capacité du
praticien à bien user de son discernement. Que le praticien
cultive une connaissance globale des normes approchées de
la physiologie, c’est là sans doute une chose indispensable
pour orienter son diagnostic. Cette connaissance ne doit pas
néanmoins le dissuader de demeurer attentif aux
particularismes qui seuls seront valables pour le cas de son
patient.
Nous employions tantôt le terme de « jurisprudence »
pour désigner cette liberté dont jouissent les magistrats pour
s’assurer de la meilleure application possible des lois
universelles aux cas particuliers. C’est à cette même gageure
qu’est appelé le médecin ; à la nécessité de réinventer pour
chaque situation une réponse adaptée. La théorie n’est pas
Les valeurs de la vie
170
fondée à s’appliquer ne varietur dans la pratique. Elle doit
être amendée, par touches, autant que de besoin, autant que
de patients. Pratiquer la médecine, c’est avant tout
comprendre les situations dans ce qu’elles ont de singulier ;
c’est, à la « clinique de l’instant », adjoindre une « clinique de
l’histoire ». Réapparaissent alors les éléments de singularité
et de subjectivité promus par Canguilhem, qui enjoignent le
médecin de traiter chaque patient de manière différenciée.
Éléments lourds d’implication pour ce qui concerne la prise
en compte de l’individu et de son expérience tant dans
l’évaluation que dans l’évolution de son état de santé.
Il en ressort que la caractérisation de l’homme moyen
telle que l’envisageait Quêtelet146, faute de servir dans la
pratique, ne fait jamais que témoigner de la dimension
normative du vivant. L’exhibition d’une norme universelle
– kantienne de par sa forme – supprime la singularité des
allures de la vie, ignore son dynamisme, et nie
subséquemment ce qui fait l’originalité de la biologie.
Outre ceci que la détermination de la référence de l’homme
normal par voie d’inférences statistiques aboutit à confondre
la « valeur » normative avec le « fait » de la moyenne, le
subjectif et l’objectif, cette assomption d’un idéal à restaurer
conduit effectivement à affirmer la primauté ontologique de
la règle sur les écarts. Loin que la règle – se référant ici au
modèle biologique déterminé par le physiologiste – soit
146 G. Canguilhem, op. cit., chap. 3, p. 127 : « Norme et
moyenne ».
Les valeurs de la vie
171
pensée à partir des écarts normatifs (à la manière dont la
santé l’est à partir de la maladie ou le normal à partir du
pathologique) ce sont les écarts normatifs conçus comme
des déviances qui trouvent leur sens par rapport à la règle.
Une règle qui préexiste, instruit, définit l’infraction. Une
règle de laquelle se déduit l’infraction. Règle
conditionnant son propre décrochage qui se retrouve en
droit pénal moderne formalisée par la célèbre maxime de
Beccaria « nullum crimen, nulla pœna sine lege » (« nul
crime [n’a de réalité], nulle peine [ne peut être infligée]
sans loi »)147. Or la physiologie, non plus que la pathologie,
ne sont solubles dans l’escarcelle du droit, quels que
puissent être leurs points de rencontre. Le droit civil a
vocation à s’appliquer à tous ; la norme biologique n’est
faite que de dérogations. Le corps social implique une
collectivité mise sous la dépendance de règles et de valeurs
communes ; le corps vital est l’origine de sa propre
normativité, fluctuante, idiomatique. Il affirme ses valeurs
en donnant sens et cohérence à son effort pour augmenter
sa puissance d’être.
Le droit civil n’est pas la norme biologique. Mais cette
dernière n’est pas non plus assimilable aux lois régissant le
domaine de la physique-chimie. Les tenants du physicalisme
radical sont définis par Pierre Jacob, dans l’article « Esprit et
147 C. Beccaria, Des délits et des peines (Dei delitti e delle pene) (1764), trad. M. Chevallier, Paris, Garnier-
Flammarion, 2006.
Les valeurs de la vie
172
cerveau » du Dictionnaire philosophique Larousse (2003),
comme supposant « que tous les phénomènes chimiques,
biologiques, psychologiques, linguistiques, culturels et
sociologiques sont des phénomènes physiques qui obéissent
aux lois fondamentales de la physique »148. Tel est l’axiome –
ou le pari – fondamental qu’avancent de nombreuses
sciences prétendument exactes. C’est donc encore à cette
supposition que s’en prend Canguilhem, en objectant qu’à
rebours des normes biologiques, les lois de la physique se
veulent universelles, intemporelles et fixes. Semblables lois
n’ont pas leur place en biologie. Raison pourquoi l’auteur
maintient tout au long de l’ouvrage la scission
terminologique : il est question de lois physiques, de normes biologiques. Les normes biologiques ne sont pas identifiables
aux lois de la mécanique : les normes sont relatives à
différents égards (à l’égard de l’individu et du milieu). Une
relativité qui rend raison d’une disparité d’approche des
phénomènes relevant respectivement du physico-chimique
et du physiologique.
c. La relativité des normes
Le vécu du patient qui avait eu tendance à être négligé
par la médecine moderne (relativement à la médecine
148 Notice « Esprit et cerveau » par P. Jacob, dans Grand dictionnaire de philosophie Larousse, M. Blay (dir.), Paris,
CNRS éditions, Grand culturels, 2003,.
Les valeurs de la vie
173
classique, à la médecine antique) devient subséquemment un
élément constitutif du diagnostic et de la thérapeutique. Cet
élément, tout en permettant une compréhension plus précise
et plus approfondie de la problématique du patient, peut
également orienter les arbitrages qu’est amenée à rendre
l’équipe médicale concernant son parcours de soin. Mais au-
delà de cet aspect pratique, le vécu du sujet malade fournit
un éclairage précieux sur ce que n’est pas la maladie, à savoir
sur l’état de santé. Ce n’est que sur le fond d’une pathologie
que se détache, se « thématise » l’état de santé, lequel, en tant
qu’état de santé, passait inaperçu.
On peut en cela considérer que le normal précède ou
façonne la normalité. Par différenciation d’abord ; en
grossissant ensuite certains des phénomènes vitaux relevant
ordinairement de la normalité, mais exacerbés ou diminués
dans la pathologie. C’est alors la pathologie qui éclaire la
physiologie avant d’être l’inverse. Aussi est-ce bien «
toujours en droit, sinon actuellement en fait, parce qu’il y a
des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine,
et non parce qu’il y a des médecins que les hommes
apprennent d’eux leurs maladies »149. À la faveur d’une sorte
d’inversion épistémologique, Canguilhem montre que c’est
en vérité la maladie qui met en évidence les fonctions
physiologiques normales à l’occasion de leur altération.
149 G. Canguilhem, op. cit., p. 53.
Les valeurs de la vie
174
Cette insistance dans la pratique comme dans la théorie
sur le caractère relatif et l’aspect subjectif de la pathologie
appellent un recentrage corrélatif de la perspective clinique
sur le vécu de la personne malade. La maladie n’est pas
soluble dans une approche comparative et statistique.
Approche comptable qui risquerait de passer outre la
singularité des cas. Approche qui ne peut aboutir qu’à un
diagnostic tronqué. Une conception hémiplégique et mutilée
de la maladie. Protagoras tenait que l’homme était la mesure
de toute chose. Au moins n’est-il pas étranger à celle de sa
pathologie.
Raison pourquoi le regard du médecin, le « point de
vue de la maladie » doit être complété par le regard du
patient sur sa maladie. Canguilhem prône une « écoute
différente du malade », mettant l’accent sur l’intérêt
scientifique et heuristique, au-delà de déontologique, du
ressenti de ce dernier. Il encourage ses pairs à opter pour un
sujet de la médecine, un sujet incarné en lieu et place d’une
focalisation exclusive sur son objet d’étude, l’organe, la
maladie.
À la faveur d’une sorte de retour à la médecine
hippocratique, l’auteur prend ainsi position pour une
véritable révolution copernicienne (en toute rigueur :
anticopernicienne) aboutissant à resituer le patient au centre
du dispositif. L’architecture des hôpitaux elle-même
témoigne concrètement de la manière dont est ou non actée
cette révolution de l’idéologie objectivée selon que la salle
Les valeurs de la vie
175
dédiée à l’équipe soignante se situera au centre ou à
l’extrémité des couloirs de chambres, selon que prévaudra le
regard du scientifique (et l’on retrouve ici une configuration
similaire au panoptique imaginé par Jérémie Bentham) ou
celui du patient. Lesquels regards, et c’est ici le principal
enseignement de Canguilhem, doivent aller de concert.
B. UNE REDEFINITION DE LA MALADIE
Sera donc dit « normal », au sens que Canguilhem
accorde à ce concept, non pas l’homme dont les normes
physiologiques s’approchent de la moyenne, mais « l’homme
normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes,
même organiques »150. Cela en regard des conditions
d’existence qui lui sont imposées par son environnement. De
la vie ainsi considérée comme capacité à établir de nouvelles
normes, aptitude peu ou prou comparable à ce que serait la «
volonté de puissance » chez Nietzsche, se peut déduire une
nouvelle définition de ses deux pôles que sont la maladie et
la santé, ainsi que du passage de la maladie à la santé en quoi
consiste la guérison.
a. La maladie, symptôme d’une moindre normativité
Partant de la normalité comme aptitude de l’organisme
à « s’adapter aux changements de son milieu », Canguilhem
150 G. Canguilhem, op. cit., p. 87.
Les valeurs de la vie
176
réinterprète la maladie comme exprimant inversement la
réduction, l’étrécissement du faisceau de possibilités ou la
rigidification des normes que peut créer la vie pour se
maintenir dans son environnement. La maladie serait ainsi,
selon les propres termes de Canguilhem « une réduction de
la marge de tolérance des infidélités du milieu ». Une forme
de sclérose, de moindre flexibilité, de calcification de la vie
et de son adaptativité. Moins une déviance relative à une
norme figée qu’une impuissance à tolérer, en générant de
nouvelles normes, de nouvelles conditions de vie. Ou,
comme y reviendrait l’auteur dans son second ouvrage, La connaissance de la vie (1952), moins la perte d’une norme
qu’une « allure de la vie réglée par des normes vitalement
inférieures ou dépréciées du fait qu’elles interdisent au
vivant la participation active et aisée, génératrice de
confiance et d’assurance, à un genre de vie qui était
antérieurement le sien et qui reste permis à d’autres »151.
Si donc, comme l’entendait Leriche, l’état de santé doit
être appréhendé comme un établissement de la vie « dans le
silence des organes », inversement, la maladie doit l’être
comme « ce qui gêne les hommes dans l'exercice normal de
leur vie et dans leurs préoccupations, et surtout qui les fait
souffrir »152. Autrement dit, pour Canguilhem, ce qui les
151 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,
2000, p. 166-167. 152 G. Canguilhem, op. cit., p. 52 et 53.
Les valeurs de la vie
177
diminue dans leur capacité d’adaptation et leur oppose
l’environnement comme une contrainte. La maladie devient
alors, selon la métaphore pugilistique, un état de guerre, un
état de crise qui exige du patient une lutte continuelle, un
combat éprouvant pour supporter les variations de son
milieu auxquelles il n’est plus en mesure de répondre
adéquatement. C’est au regard de cette incapacité de
formuler des réponses viables à ces changements – et non à
l’aune d’une moyenne physiologique dont il aurait dévié –
que s’apprécie l’état d’avancement et de morbidité d’une
maladie, son stade : « La gravité de la maladie se mesure
selon l’importance de cette réduction des possibilités
d’adaptation et d’innovation de l’organisme ».
Définition qui pourrait nous sembler coïncider –
encore que Canguilhem n’aborde pas dans cet ouvrage cette
extension possible à ses travaux – avec celle qualifiant, au-
delà des phénomènes pathologiques, les phénomènes
psychopathologiques. Des phénomènes qui loin d’être
alogiques ou erratiques, induisent chez les sujets des
comportements répétitifs, rigides et des complexes
d’enfermement, diminuant d’autant leur tolérance face à
certaines situations. Il y aurait en ceci un possible
parallélisme entre la physiologie et la psychologie qui reste à
explorer. D’autant plus pertinent que devront être
considérés, dans un cas comme dans l’autre, la singularité, le
ressenti, la parole du patient, à titre d’élément clés de
l’étiologie, du diagnostic et de la thérapie. Il se pourrait
encore qu’au-delà du cas pathologique dans son rapport au
Les valeurs de la vie
178
cas psychopathologique, l’analogie se prolonge et se
confirme au regard des définitions que Canguilhem propose
de la santé et de la guérison. Nous y viendrons.
Si l’auteur rejette avec vigueur, non plus seulement la
continuité graduelle, mais également la dichotomie entre le
normal et pathologique, c’est en effet que le pathologique
manifeste au sein du vivant sa normalité propre. Son propre
fonctionnement, alternatif aux diverses allures de la vie que
peut manifester l’état de santé. Ce fonctionnement n’est pas
seulement dysfonctionnement de la partie d’un tout : il
implique, et transforme l’ensemble de l’organisme qui
constitue ce tout. Aussi transforme-t-il de même le
comportement général du patient, son rapport à lui-même,
son rapport au milieu. C’est tout un mode de vie que désigne
le pathologique. D’où il s’ensuit « que le pathologique doit
être compris comme une espèce du normal, l'anormal n'étant
pas ce qui n'est pas normal, mais ce qui est un autre normal
»153. Non pas, insiste Canguilhem, une anormalité, mais « un
autre normal ». Au concept d’altération de la normalité doit
être préféré celui d’altérité : « être malade c’est vivre une
autre vie ». Deux éléments permettent alors de retrouver le
normal au sein du pathologique. Le malade est, d’une part, «
normalisé dans des conditions d’existence définies » et,
d’autre part, toujours porteur d’une normativité, bien que sa
capacité à moduler cette normativité ait été entamée.
L’amoindrissement de cette capacité, l’appauvrissement de
153 G. Canguilhem, op. cit., p. 135.
Les valeurs de la vie
179
l’élan vital et créatif, ainsi se définit la maladie.
Loin d’être absence de normes, la maladie serait donc
elle-même dépositaire d’une certaine norme de vie ; mais
d’une norme inférieure ou appauvrie quant à sa permissivité
au regard des bouleversements de son milieu, d’une norme
dépréciée, hypothéquée par des conditions d’empêchement
qui portent atteinte à ses capacités d’adaptation. L’état
pathologique n’est donc en rien un état défectif, marqué par
un dérèglement ou une abrogation de ses règles de
fonctionnement. L’état pathologique est encore moins chaos,
conflit de normes interne à l’organisme, « trouble de l’ordre »
; il rend raison d’une régulation autre des mêmes fonctions
vitales, mais d’une régulation jugée par le sujet malade de
moindre qualité que la précédente. C’est à Bergson, cité dans
le texte, que Canguilhem, une fois de plus, emprunte sa
théorie de l’ordre pathologique : « L'idée que la maladie n'est
pas seulement disparition d'un ordre physiologique mais
apparition d'un nouvel ordre vital [...] pourrait à juste titre
s'autoriser de la théorie bergsonienne du désordre. Il n'y a
pas de désordre, il y a substitution à un ordre attendu ou
aimé d'un autre ordre dont on n'a que faire ou dont on a à
souffrir »154. « Désordre » est un concept moral et politique
qui ne peut être assigné qu’à ce qui témoigne, résulte ou
manifeste une intention. Pas à la maladie : « Le mot désordre,
pris dans son sens véritable, ne saurait être appliqué à aucune
154 G. Canguilhem, op. cit., p. 128.
Les valeurs de la vie
180
des productions de la nature »155. Reste ceci que l’état
pathologique constitue à égalité avec l’état de santé une
expérience d’innovation positive du vivant et ouvre en cela à
d’autres allures, à d’autres dimensions de la vie. La maladie
explore des possibilités de la vie qui, à défaut, nous
resteraient insoupçonnées.
Mais il y a loin encore à ce que la maladie n’ait qu’une
fonction de révélation des formes du vivant. La maladie, en
tant qu’elle interroge ce qui paraissait aller de soi, est
également allouée d’une fonction de subjectivation. La
maladie fait advenir le sujet à lui-même, de même que
l’affection fondamentale de l’angoisse chez Heidegger met le
Dasein aux prises avec son mode d’être authentique156. Ainsi
le § 40 de Sein und Zeit, dès l’orée du chapitre 6, se propose-
t-il de démontrer de quelle manière « l’affection
fondamentale de l’angoisse » peut être appréhendée comme «
155 G. Canguilhem, op. cit., p. 82. 156 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit) (1927), § 40,
trad. Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
Philosophie - Œuvres de Martin Heidegger, 1986. Sur la
fonction heuristique, révélatrice de l'angoisse, cf. J.-M.
Vaysse, notice « Angoisse » dans Dictionnaire Heidegger,
Paris, Ellipses, « Collection Dictionnaire », 2007 ; J. Greisch,
Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994 et M. Zarader,
Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, « Bibliothèque
d'histoire de la philosophie », 2012.
Les valeurs de la vie
181
ouverture privilégiée du Dasein ». Le mouvement rhétorique
de ce passage central de l'œuvre est tel qu’il nous conduit, en
prenant acte d’une distinction de l’angoisse d’avec la peur, à
comprendre que l’angoisse n’a pas d’objet déterminé ;
qu’étant nulle part, elle est déjà partout ; qu’elle n’est pas «
surgissement » mais toujours « déjà-là », présence originaire
qui nous « étrange » aux choses, nous arrache au régime de
l’ustensilité et de la familiarité ; qu’elle nous fait dès alors
sentir, au-delà du « rien » qu’elle manifeste, le monde lui-
même comme ouverture, soit l'être-au-monde comme tel.
Bien plus : le fait que rien n’ait plus de sens, que le monde
soit ébranlé, dépossédé de sa signification, nous fait
apercevoir incidemment que nous sommes nous-mêmes au
monde dispensateur de sens. En cela l’angoisse n’est-elle pas
qu’une affection privilégiée, qu’une tonalité affective ni
même la plus originaire des manières d’être au monde –
toutes les autres modalités n’en étant que des modifications
impropres – ; elle est aussi ce qui nous lie au Temps : elle
signifie le Dasein comme témoignant de l’être : « ayant-à-
être ». L’angoisse chez Heidegger nous découvre le monde
comme tel et nous renvoie à notre relation au monde ;
partant, à ce que nous sommes – Dasein.
Tout se passe, en somme, comme si angoisse redevenait
l’épreuve initiatique que l’ethnologie lui reconnaît dans les
rites de passage : passage, elle est étape, ébranlement du
monde et de l’individu puis lieu d’une renaissance à une
compréhension accrue du monde et de soi-même (l’angoisse
prise chez Hegel dans le cadre de la dialectique du maître et
Les valeurs de la vie
182
du serviteur, reconduit plus clairement encore – tant chez le
maître que chez le serviteur – ce processus d’intégration de
la mort dans la vie, de la mort symbolique consubstantielle
au rite de transition). On ne s’y arrête pas. On n’en sort pas
indemne. On accède au-delà du « rien » à la conscience de
« quelque chose » qui nous en sauve – encore. Ainsi la
découverte du « monde comme tel » (et de soi-même en
qualité de Dasein, être-possible et être-pour-la-mort) que fait
chez Heidegger l’individu en échappant, grâce à l’angoisse,
au régime de la préoccupation, à ce mode d’être
inauthentique ; cette découverte donc n’est pas sans rappeler
cette autre prise de conscience que l’homme faisait de sa
propre mort, de sa finitude et au-delà, de Dieu, dans la vision
de Pascal, dès lors qu’il entendait briser le mouvement de sa
fuite dans le divertissement. L’angoisse, pour peu qu’on
daigne l’affronter, pour peu qu’on la traverse, délivre une
vérité à même de transformer radicalement notre rapport à
l’existence. Vivre l’angoisse peut être une chose ; la
concevoir en est une autre, en laquelle Heidegger n’a pas
démérité. L’angoisse comme voie royale vers soi, le monde et
vers l’être-à, instances de l’être-au-monde, est bien en cela
un outil sans équivalent pour la compréhension du « sens de
l’être ».
Ce que l’angoisse de l’esprit, l’ « inquiétante
étrangeté »157 est à l’égard du sujet authentique chez
157 Unheimlichkeit. Le terme – que Martineau traduit par «
étrang(èr)eté », Vezin par « étrangeté », Boehm et Waehlens
Les valeurs de la vie
183
Heidegger, l’angoisse du corps, l’irruption de la douleur, de
la souffrance, de la patho-logie l’est pour l’individualité chez
Canguilhem. Précisément, la maladie est l’expérience
déterminante qui permet le passage de l’individualité
biologique à l’instance de la subjectivité proprement dite.
L’individualité a trait à la globalité d’un comportement ; la
subjectivité, à la reprise par la conscience de ce
comportement, au sens qui lui sera donné. La maladie, de
fait, transforme le malade en l’arrachant à son mode
d’existence « normal » pour l’introduire à de nouvelles
normes de vie. Or, une telle modification ne se donne pas
seulement comme l’occasion de nouvelles « allures de la vie »
; elle est la condition du surgissement de toute manière de
subjectivité. C’est bien effectivement parce que l’individu
prend acte de la diminution de soi engendrée par la maladie
(la maladie, ou plus généralement l’épreuve qui peut être
par « dépaysement » – faisait déjà en 1919 l’objet des analyses
de Freud. Il signifie ici l’inverse de l’atmosphère de «
domesticité » qui innervait jusqu’à présent le monde de
l’individu pris dans la déchéance. De là sa construction,
ayant recours au préfixe privatif un- pour Un-zuhause : « ne
pas être chez soi », (Un-heimlichkeit). L’angoisse va donc
s’accompagner d’une certaine épaisseur comminatoire,
typique des moments de crise, et en même temps révélatrice
de sa portée ontologique. Parce que l’angoisse est – au-delà
de sa teneur affective – ce qui confronte le Dasein à la
facticité de son être-au-monde (Befind-lichkeit in der Unheimlichkeit).
Les valeurs de la vie
184
sociale, psychologique, etc.), que la vie qui l’anime lui
apparaît comme une valeur. Une telle valeur est ressaisie
chez l’homme par la conscience qui s’apparaît alors en
référence à cette valeur, en se thématisant. L’expérience
spécifique de la subjectivité que signifie la maladie est, au-
delà – ou plutôt en deçà des formes d’existence qu’elle met à
jour –, conditionnelle de la notion même de subjectivité : « je
souffre, je suis, j’existe ».
« Je souffre » ; car la douleur met l’homme irréflexif en
situation privilégiée pour découvrir sa vulnérabilité. Quand
bien même il ne serait pas « possible que nous nous
souvenions d’avoir existé avant le corps puisqu’il ne peut y
avoir dans le corps d’empreinte de cette existence, et puisque
l’éternité ne peut se définir par le temps ni comporter
aucune relation au temps […] nous sentons et nous
expérimentons que nous sommes éternels »158. Jusqu’à ce que
l’homme, tiré par la souffrance de son irréflexion, éprouve sa
finitude, à quoi il tente de donner sens. L’irruption de la
douleur introduit dans la vie dolente une menace d’éllision
de la vie qui tonalise tout autrement le monde vécu. Le
moment de la douleur apparaît à ce titre comme le pivot de
la transition de l’individualité biologique vers le mode d’être
de la subjectivité. Par où nous retrouvons la conséquence de
158 B. de Spinoza, L’Éthique, ou Ethica More Geometrico Demonstrata, « à la façon géométrique » (1677), dans Œuvres de Spinoza, trad. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris,
Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, L. V, prop. 23, Scolie.
Les valeurs de la vie
185
ce qu’Hegel théorisait comme le « travail du négatif »159.
Admettre avec l’auteur que l’épreuve constituée par la
souffrance fait émerger la subjectivité dans l’expérience de la
précarité de la vie, c’est aussi souligner que toute conscience
de soi passe par une interprétation des signes qui se font jour
en soi – un acte de conscience. Le corps ou le psychisme
nécessitent d’être marqués pour être remarqués. Ils doivent
être signés, stigmatisés pour être appropriés. Observation qui
n’est pas dénuée d’intérêt pour ce qui concerne notre
intelligence du rôle déterminant de la souffrance ou de la
peur, dramatisée par la mort symbolique, dans les rites de
passage, qu’il soit question de rites traditionnels160 ou de
leurs succédanés les plus contemporains (tatouages,
piercings, bizutages, etc.)161.
159 « Ce moyen négatif, où l'opération formatrice, est en
même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la
conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s'extériorise
lui-même et passe dans l'élément de la permanence la
conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être
indépendant, comme intuition de soi-même » (G.W.F.
Hegel, La phénoménologie de l'Esprit (1807), tome 1, trad. J.
Hyppolite, Paris, Editions Aubier, Bibliothèque
philosophique, 1998, p. 165. 160 A. van Gennep, Les Rites de Passage, Paris, Editions A&J
Picard, « Picard Histoire », 1909. 161 Cf. M. Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris,
Armand Colin, 2009.
Les valeurs de la vie
186
Souffrance et maladie affectent toute individualité
vivante douée de sensibilité, mais seule est en mesure de lui
prêter un sens une subjectivité par elles élevée à la
conscience. La maladie témoigne de l’individualité des êtres
biologiques, irréductibles aux types abstraits que légifère
nécessairement la science. Or, l’homme lui seul, à supposer
que l’homme seul soit doté d’une conscience – chose qui
n’est pas acquise –, est en mesure de ressaisir ses maux dans
un rapport conscient de signification. Par suite, de faire
advenir la subjectivité où n’existait encore que l’individualité
: « l'homme fait sa douleur comme il fait une maladie ou
comme il fait son deuil, bien plutôt qu'il ne la reçoit ou ne la
subit »162. Poser que la souffrance ne peut être interprétée
que par l’individualité humaine, c’est alors instituer, à tort
ou à raison, une démarcation entre le vivant humain et
animal (en excluant l’humain de l’animal163) ; c’est tracer une
162 G. Canguilhem, op. cit., p. 56-57. 163 À tort, si l'on en croit J. Derrida, qui nous rappelle que : «
chaque fois que "on" dit "l'Animal", chaque fois que le
philosophe, ou n'importe qui, dit au singulier et sans plus
"l'Animal", en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne
serait pas l'homme […] le sujet de cette phrase, ce "on", ce
"je" dit une bêtise […] Et ce "je dis une bêtise" devrait
confirmer non seulement l'animalité qu'il dénie mais sa
participation engagée, continuée, organisée à une véritable
guerre des espèces » (J. Derrida, L'animal que donc je suis,
Paris, Editions Galilée, La philosophie en effet, 2006, p. 54).
« Il ne s'agit pas seulement – conclut le philosophe de la
Les valeurs de la vie
187
frontière qui départit l’humain de tous les autres organismes,
renouvelant ainsi le geste d’« élection » qui aboutit à
consacrer le thème de l’« exception humaine », typique des
religions du Livre164.
En admettant que la maladie ne soit en rien disparition
des normes, mais réduction de la normativité, moins souple ;
en admettant que la maladie ne soit pas un prolongement de
l’anormalité, mais « un autre normal », une question
essentielle qui ne manquera pas de se poser est celle de savoir
déconstruction – de demander si on a le droit de refuser tel
ou tel pouvoir à l'animal (parole, raison, expérience de la
mort, deuil, culture, institution, technique, vêtement,
mensonge, feinte de la feinte, effacement de la trace, don,
rire, pleur, respect, etc. – la liste est nécessairement
indéfinie, et la plus puissante tradition philosophique dans
laquelle nous vivons a refusé tout cela à l'"animal"), il s'agit
aussi de se demander si ce qui s'appelle l'homme a le droit
d'attribuer en toute rigueur à l'homme, de s'attribuer, donc,
ce qu'il refuse à l'animal, et s'il en a jamais le concept pur,
rigoureux, indivisible, en tant que tel » (op. cit., p. 185). 164 J.-M. Schaeffer démontre, dans La fin de l'exception humaine (Paris, Gallimard, NRF Essais, 2007), comment le
schisme provoqué entre l'homme et la nature ou entre
l'homme et l'animal a résulté de l'extrapolation graduelle de
l'alliance adamique originaire au peuple élu, puis à
l'humanité entière définie comme un genre à part de tous les
autres.
Les valeurs de la vie
188
dans quelle mesure et selon quelles modalités un malade
exposé à la chronicité de la douleur va pouvoir remanier ses
conditions de vie pour s’adapter à son état. Une telle
personne sera-t-elle jamais à même de retrouver
subjectivement une forme de « normalité » dans l’expérience
de la douleur, c’est-à-dire dans la maladie, ou bien estimera-
t-elle que ces adaptations, ces expédients contraints seront
toujours d’une valeur moindre que celles associées à ses
représentations de l’état de santé – celui d’autrui ou le sien
propre d’avant la maladie ? Une personne confrontée au
retour régulier de la souffrance ou un accidenté gardera-t-
elle pour référence de la normalité un état antérieur à sa
pathologie ou socialement élaboré, ou bien sera-t-elle
capable de constituer une nouvelle référence de la normalité
induite de son nouvel état, une référence qui ferait cas de sa
fragilité ?
Toute la difficulté consiste à apprécier si la douleur, le
handicap, pourront un jour être acceptés et intégrés à
l’existence en devenant une nouvelle norme de vie ou
demeureront, pour le sujet, et en dépit de leur durabilité un
phénomène relevant de l’anormalité. Voire au-delà, de
l’injustice. Des personnalités telles que Stephen Hawking, le
célèbre astrophysicien, ou Alexandre Jollien, écrivain et
philosophe suisse dont les ouvrages fleurissent en librairie,
ont pu trouver en leur complexion même la force d’une
authentique vitalité, faisant de ce qui avait tout pour rester
Les valeurs de la vie
189
un obstacle un auxiliaire de création165. Des Asperger ont pu
reconvertir leurs obsessions ou leurs monomanies en des
ressources inattendues, se libérer pour accomplir toutes
sortes d’exploits intellectuels. Ainsi de Daniel Tammet,
connu pour avoir retenu et décliné en 2004 quelques 22 514
décimales de Pi, apprises au cours du trimestre précédant
l'événement. Tammet maîtrise également douze langues
étrangères, témoignant par là même de facultés de
communication peu attendues de la part d’un autiste166. Mais
il n’est guère besoin de quitter le champ de la philosophie
pour trouver des exemples parmi les plus célèbres de nos
auteurs : Épicure, Montaigne, Descartes, Spinoza, Nietzsche,
Camus etc. Les partisans de la « grande santé » ont toujours
eu la leur précaire. Ce qui ne sera pas pour étonner le lecteur
conséquent de Canguilhem : la maladie est par contraste ce
qui révèle et valorise la vie, ce qui nous attache à la santé et
nous fait ressentir le prix inestimable de l’instant vécu. Les
philosophes rompus à la souffrance font des penseurs
solaires, parce qu’eux connaissent mieux que quiconque la
valeur de la vie.
Mais de telles réussites peuvent-elles prétendre à être
représentatives ? Rien n’est moins sûr ; et le biais
d’échantillonnage ne doit pas faire oublier la proportion tout
165 Cf. A. Jollien, Petit Traité de l'abandon. Pensées pour accueillir la vie telle qu'elle se propose, Paris, Seuil, 2012. 166 Cf. D. Tammet, Embrasser le ciel immense. Le cerveau des génies, Paris, Les Arènes, 2009.
Les valeurs de la vie
190
aussi considérable des trajectoires de vie irrémédiablement
brisées par la pathologie. Du choix de l’optimisme, ne
sombrons pas dans l’angélisme. Tout mal n’est pas
nécessairement, comme l’affirmait Leibniz, le gage d’un plus
grand bien. Gardons-nous d’un aveuglement qui conduirait à
généraliser ce qui n’a jamais trait qu’à des cas singuliers.
L’état pathologique peut témoigner d’une autre « allure de la
vie », sans pour autant que la personne abîmée dans son
intégrité ne parvienne à s’y résoudre. Il n’est qu’à s’aviser,
pour s’en convaincre, de la fréquence des suicides qui se
constatent chez les paraplégiques, les grands brûlés, les
patients amputés, atteints de handicap, de pathologies
lourdes et orphelines. Survivre peut être une violence.
Survivre à la douleur peut être lutte de tous les jours qu’il
n’est peut-être pas donné à tous de mener jusqu’au bout…
b. L’anomalie : de la différence à la pathologie
Toujours est-il que le pathologique peut – du moins, en
théorie – être posé comme tel aux antipodes du sain et du
vital sans s’opposer le moins du monde à la logique ou à la
normalité, dont il est également porteur à sa manière. Sous
ce rapport doit être distinguée de l’« anormalité » l’«
anomalie », celle-ci n’étant que la caractérisation neutre d’un
fait biologique atypique. Elle est un terme descriptif et non
évaluatif ou normatif qui traduit avant tout une variation
individuelle. Cette variation peut être constitutionnelle,
congénitale et parfaitement bénigne. Elle peut participer de
la santé de l’organisme qui compose avec elle. Preuve que
Les valeurs de la vie
191
l’anomalie en soi n’est pas antithétique à l’état de santé. Elle
ne le devient qu’autant qu’elle entrave les potentialités de
l’individu, aussi bien à ses yeux qu’aux yeux des autres
individus. Aux yeux des autres individus, en tant qu’ils lui
renvoient sciemment ou pas l’image de son amoindrissement
; mais encore à ses propres yeux, en tant que le sujet
intériorise sa condition. « Une norme unique de vie –
développe l’auteur – est ressentie privativement et non
positivement. Celui qui ne peut courir se sent lésé, c'est à
dire qu'il convertit sa lésion en frustration, et bien que son
entourage évite de lui renvoyer l'image de son incapacité,
comme lorsque des enfants affectueux se gardent de courir
en compagnie d'un petit boiteux, l'infirme sent bien par
quelle retenue et quelles absentions de la part de ses
semblables toute différence est apparemment annulée entre
eux et lui »167.
L’anomalie, poursuit l’auteur, devient infirmité en tant
qu’elle le sépare de ce qu’il estime être l’intégrité de sa
puissance d’agir : « quand l'anomalie est interprétée quant à
ses effets, relativement à l'activité de l'individu, et donc à la
représentation qu'il se fait de sa valeur et de sa destinée,
l'anomalie est infirmité. Infirmité est une notion vulgaire
mais instructive. On naît ou on devient infirme. C'est le fait de devenir tel, interprété comme déchéance irrémédiable,
167 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 88.
Les valeurs de la vie
192
qui retentit sur le fait de naître tel »168. L’infirmité n’est pas
dans l’absolu. De même que la santé ou que la maladie, elle
se construit, exprime, caractérise une relation. Un rapport
imparfait de l’individu à son environnement, incluant son
environnement naturel autant que culturel, les attendus
sociaux qui pèsent sur lui ou le regard d’autrui, chargé ou
non de préjugés. L’infirmité est relative à un contexte,
contexte évolutif qui lui confère subséquemment une
historicité. Cette historicité peut être relative aux variations
d’un milieu (a) naturel et (b) culturel donné.
(a) Aux variations du milieu naturel : variations des
constantes physiologiques du corps (le « milieu intérieur »)
ou de l’environnement proprement dit (l’écosystème). La
réduction des normes qu’instaure la vie au seul normal de la
moyenne posé par la physiologie a pour effet de remiser
toute autre économie des normes « déviant » de cette
normalité sous le régime de la pathologie. Or, le vivant se
caractérise précisément par les écarts dont il se rend capable
au regard de la constance affirmée de la norme
physiologique. Ce que Canguilhem nomme la labilité fait du
vivant un foyer d’invention des formes et allures de la vie.
Toute normalisation ou réduction de la multiplicité de ces
comportements à un modèle abstrait ne peut à cet égard
qu’échouer à ressaisir la véritable évolutivité et relativité de
la norme biologique : « nous pensons, écrit Canguilhem, qu'il
faut tenir les concepts de norme et de moyenne pour deux
168 G. Canguilhem, op. cit., p. 87. Nous soulignons.
Les valeurs de la vie
193
concepts différents dont il nous paraît vain de tenter la
réduction à l'unité par annulation de l'originalité du
premier »169. C’est cette originalité, cette spontanéité que
manifeste le vivant dans la promulgation de ces normes qui
lui permet de s’adapter aux infidélités de ces milieux. L’«
écart » est alors non plus le symptôme de la pathologie, mais
une condition nécessaire à la viabilité des organismes. «
Changer pour que rien ne change », préconisait Tancrède
dans Le Guépard de Lampedusa170. « Changer pour demeurer
», « s’adapter – être adapté – ou s’éteindre », c’est également
ce que nous apprend le mutationnisme darwinien. « Dans la
mesure où des êtres vivants s'écartent du type spécifique,
sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril,
ou bien des inventeurs sur la voie de formes nouvelles ? »,
feint alors de se demander l’auteur171. Et nous d’admettre que
l’isolement d’une moyenne ne peut, du fait de sa
compatibilité précaire avec un milieu donné, être érigé en
seule norme de vie possible. En l’occurrence « la norme
[arrimée par la science physiologique] ne se déduit pas ici de
la moyenne, mais se traduit dans la moyenne »172. La
moyenne n’est que le constat de la norme majoritaire à une
169 G. Canguilhem, op. cit., p. 116. 170 « Changer pour que rien ne change », préconisait
Tancrède, protagoniste caméléon du Guépard de Lampedusa.
Cf. G.T. di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Points, 2007. 171 G. Canguilhem, op. cit., p. 89. 172 G. Canguilhem, op. cit., p. 103-104.
Les valeurs de la vie
194
époque considérée ; en aucun cas la référence d’une
normalité physiologique pérenne.
(b) Aux variations du milieu naturel s’ajoute l’évolution
du milieu culturel, celle des « mentalités » épousant ses
méandres, ces cycles et ses ruptures. Une même « anomalie »
ou « différence » interprétée comme une anomalie ne
prendra pas la même signification selon qu’elle sera
appréciée au prisme de la pensée médicale du Moyen Âge ou
à celui des théories les plus récentes du XXIème siècle. L’idée
de « châtiment divin » peut venir se greffer à la glose
historique de ces anomalies – ainsi de la lignée d’Œdipe,
boiteuse de père en fils – avant de se voir disqualifiée par les
progrès de la génétique. Autant de perspectives que de
contextes d’énonciation ; autant de visions du monde qui
témoignent de regards hantés par des valeurs, des
préoccupations, des sensibilités, des mythes et des
métaphysiques coagulés dans leur époque173.
Si donc l’infirmité peut être conçue comme une
anomalie s’accompagnant d’une souffrance indirecte, la
pathologie au sens strict du terme nécessite le vécu d’une
173 Ce que Foucault qualifiera d'épistémè, définissant celle-ci
comme référant à « l'ensemble des relations pouvant unir, à
une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent
lieu à des figures épistémologiques, à des sciences,
éventuellement à des systèmes formalisés » (M. Foucault,
L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 250.
Les valeurs de la vie
195
souffrance beaucoup plus immédiate, moins représentative ;
d’où la racine páthos (« passion ») qui la réfère à l’affliction, à
la blessure physique et/ou psychologique. L’anomalie n’est
une pathologie qu’autant qu’elle sera solidaire d’un «
sentiment direct et concret de souffrance, un sentiment
d’impuissance et de vie contrariée »174. Le pathologique
plonge ses racines dans la conscience d’une diminution de la
« puissance d’agir » consécutive à une réduction de la
normativité vitale. Il ne peut être dissocié de l’affect négatif
qu’il occasionne chez la personne malade. Aussi doit-il, sous
ses auspices, être apprécié en fonction du vécu de l’anomalie
par celui qui s’en trouve affecté. Il n’est de pathologie à
l’exclusion du regard que l’individu porte sur son lui-même ;
il n’est de réduction de la normativité désengagée de la
considération de l’histoire normative de l’individu dans la
mesure où toute altération de la normativité s’affirme au
prorata d’une représentation que le patient se fait de son
régime de santé optimale ; en somme, de la « normalité ». Le
pathologique n'est tel qu’en référence à une conscience
individuelle qui sent, qui évalue la qualité de son existence
actuelle au regard de son existence passée ou d’un canevas
culturel de représentations.
L’« anomalie », en d’autres termes, n’est pas d’emblée
pathologique. Elle ne l’est pas « absolument », ôtée de tout
contexte. Prises à elle seule, une énumération de symptômes
déviants de la norme statistique n’atteste encore d’aucune
174 G. Canguilhem, op. cit., p. 87.
Les valeurs de la vie
196
souffrance. L’anomalie peut être à l’origine de la pathologie
sans nécessairement l’être. Condition nécessaire, elle n’est
pas suffisante pour constituer une pathologie : « L'anomalie
est ignorée dans la mesure où elle est sans expression dans
l'ordre des valeurs vitales »175. Pour peu que l’anomalie ne
soit pas préjudiciable aux possibilités du vivant, elle pourra
être regardée comme une « différence », un phénomène
épilotique, sans incidence sur la santé, mais non pas comme
une anormalité.
La promotion du « ressenti de l’anormalité » au nombre
des critères définitoires de l’anormalité révoque ainsi toute
tentative d’appréhension purement anatomique, superficielle
ou objective de l’anomalie. D’une part, parce que certaines
anomalies, comme le rappelle dûment l’auteur176, ne sont
éventuellement décelées qu’après la mort de l’individu ;
ensuite et fondamentalement, parce que de telles anomalies
ne prennent sens que dans l’horizon de la ressaisie sensible
autant que psychologique de ces différences par un sujet
engagé dans sa vie. La valorisation du vécu subjectif,
indispensable à la caractérisation de l’anormalité, accuse
ainsi l’inconsistance du traitement strictement « naturaliste »
des anomalies. Ce même traitement auquel Geoffroy Saint-
Hilaire (1772-1844) recourt de manière paradigmatique dans
ses études de Philosophie anatomique, qui allaient
déboucher sur une classification scientifique des
175 G. Canguilhem, op. cit., p. 84. 176 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
197
anomalies177. La monstruosité y est décrite comme l’ultime
cas d’école des variations qualifiées d’ « anormales » au
regard de l’échelle de gravité de ces anomalies. Échelle qui
reste inexorablement – et c’est là l’objection majeure de
Canguilhem – une référence construite. Une convention.
Échelle qui, faute d’être donnée, rend compte d’une
décision, d’un choix : choix des critères que le naturaliste a
jugé pertinent de retenir au détriment d’autres critères. La «
gravité », de même que la « légèreté », le « bénin » ou le «
malin » déterminés sous ces auspices ne sont rien moins « au
fond [que] des notions subjectives en ce sens qu’elles
incluent une référence à la vie de l’être vivant »178.
Il y a donc bien affirmation de valeurs. Le fait
insurmontable de cette affirmation, de cette évaluation à
caractère non-scientifique se prolonge par ailleurs chez
Saint-Hilaire en gagnant le domaine de la psychologie et de
la morale comme en témoigne l’emploi d’expressions
significatives, telles que celle d’ « influence nuisible ». Le
naturaliste français, croyant lors exposer une tératologie
purement technique – ou bien, pour emprunter à la formule
de Max Weber, « axiologiquement neutre »179 –, tombe sous
177 E.G. Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Pièces osseuses des organes respiratoires, Paris, Librairie J.-B.
Baillère, 1818. 178 G. Canguilhem, op. cit., p. 83. 179 La notion de « neutralité axiologique » (werturteilsfreie Wissenschaft ; littéralement : « connaissance libre de
Les valeurs de la vie
198
le coup de l’impossibilité d’émettre une quelconque
proposition qui ne témoigne d’un jugement subjectif. S’il ne
fait pas de doute que les différences anatomiques ont une
vérité objective indépendante de tout jugement normatif –
jugement du praticien ou de la personne affectée –,
l’anomalie en tant que telle ne se manifeste jamais en retour
que dans le cadre d’un jugement à la faveur duquel le vivant
humain, l’individu donneur de sens, réinvestit celle-ci en
termes d’« écart normatif »180. La différence anatomique
n’advient (éventuellement) à son statut d’anomalie qu’en
tant qu’elle est thématisée, « pensée », dès lors que toute
pensée, comme le ferait voir Kant, est solidaire d’une faculté
de juger181.
préjugés » a été développée par Max Weber dans un diptyque
de conférences prononcées en 1917 et 1919 à l'université de
Munich, reprises dans un ouvrage paru en France en 1959
chez Plon sous le titre Le Savant et le politique. Elle entend
désigner l’attitude idéale du chercheur objectif, du « savant »
distancé de son objet d’étude, supposé s’abstenir de tout
jugement de valeur. 180 G. Canguilhem, op. cit., p. 85. 181 Nous pourrions résumer les principales étapes de la
synthèse de nos représentations telles qu'exposée dans la
première Critique en rappelant (a) que le divers donné dans
l'intuition doit d'abord être recueilli et rassemblé dans la
sensibilité conformément aux formes de l'espace et du temps,
(b) puis reproduit et conservé par l'imagination ; qu'il doit (c)
être unifié, tressé, déterminé par des concepts purs et
Les valeurs de la vie
199
c. L’expérience de la fragilité
D’autres facteurs que strictement anatomiques doivent
être pris en compte pour que l’anomalie soit autre chose
qu’une simple différence, manifeste ou dissimulée. D’autres
critères comme, le cas échéant, la nocuité de cette anomalie ;
comme également le ressenti du sujet affecté. Un ressenti qui
a partie liée à un imaginaire plutôt qu’à la facticité d’une
symptomatologie. Kant éclaircit ce dernier point dans la
Doctrine du droit, en rappelant qu’on appelle « la capacité
d'avoir du plaisir ou de la peine en raison d'une
représentation un "sentiment", parce que ces deux états
[plaisir et peine] ne contiennent que ce qui est le subjectif
simple dans son rapport avec notre représentation et n'ont
aucune relation à un objet en vue de la connaissance possible
empiriques afin (d) d'être ultimement ramené à l'unité
originaire et synthétique de l’aperception. Les affections des
sens, ainsi déterminées, pourront alors – alors seulement –
être pensées, représentées, et prétendre de plein droit à
figurer au nombre de nos connaissances ; ainsi, « nous
pouvons ramener à des jugements tous les actes de
l'entendement, de telle sorte que l'entendement en général
peut être représenté comme un pouvoir de juger » (E. Kant,
Critique de la raison pure, trad. A. Renault, Paris,
Flammarion, 2006 ; en part. § 24 : « Déduction
transcendantale »).
Les valeurs de la vie
200
»182. Appert ceci pour Canguilhem que la pathologie n’est pas
seulement diminution, mais encore « sentiment » de
diminution de la normativité. L’anomalie ne devient
pathologique qu’en étant éprouvée comme telle par un sujet ;
et n’est jamais, par suite, « connue de la science que si elle a
d'abord été sentie dans la conscience, sous forme d'obstacle à
l'exercice des fonctions »183. Le pathos du malade devance et
conditionne le logos du médecin. L’idée fondamentale qui
transparaît ici est que le vécu subjectif de l’anomalie
concourt de manière décisive à la requalification – ou non –
de cette dernière en termes d’anomalie.
Ainsi de l’anomalie, ainsi de la pathologie. La
connaissance de l’état pathologique n’est pas donnée comme
un état de fait brut ; elle procède d’une appréhension par
l’homme de l’écart normatif qui sépare cet état de celui,
nominal, qui caractérisait son expérience antérieure de la
vie. Il connaît cet écart en l’éprouvant, intuitivement ; en se
fiant au témoignage de sa sensibilité. Il inscrit ce nouvel état
dans la trame d’un vécu – ainsi la ressaisie de la diminution
ou de l’augmentation de la normativité est-elle comptable
d’une mémoire – qui lui fournit un contrepoint, un socle de
comparaison d’après lequel « juger » de sa nouvelle « qualité
de vie ». « Qualité de vie » est une notion mobilisée par
182 E. Kant, Métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit, Paris, Librairie Philosophique Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 1993, p. 85. 183 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
201
Canguilhem pour insister sur l’aspect subjectif de l’« être
malade », du « faire malade ». Le terme de « qualité » peut en
ce sens être opposé à celui de « quantité ». L’une réfère au
vécu de l’individu conscient de son histoire ; l’autre à une
donnée numérique, une mesure générale de la longévité.
L’une ressortit au registre du « bien vivre » ; l’autre à celui du
« vivre plus ». Or, la qualité de vie, à rebours de la quantité,
est incommensurable, et ne peut être définie de l’extérieur.
Elle est le fruit d’une appréciation qui joue sur le registre des
valeurs. L’anomalie comme la pathologie se vivent dans le
bouleversement de ces valeurs par la mise en exergue d’une
différence sensible au regard de laquelle le patient affecté va
se considérer comme diminué. On peut alors se demander à
partir de quelles formes de bouleversements, eu égard à ses
conséquences, l’individu va commencer à convertir cette
différence en handicap, pathologie ou déficience. In concreto, lui devient-elle rédhibitoire lorsqu’elle le force à
adapter son mode de vie au surgissement chronique de la
douleur ? Ou bien lorsqu’elle l’empêche d’assumer ses
obligations professionnelles ? Ses devoirs parentaux ?
Lorsqu’elle contraint son idéal du moi ? Lorsqu’elle affecte
ses capacités mentales ou restreint sa mobilité ? Autant de
considérations dont la nature axiologique fait entrer de
plain-pied la subjectivité – et avec elle le doute, le risque («
on ne soigne, c’est-à-dire on n’expérimente, qu’en tremblant
»), l’individualité, le jugement critique (du gc. kritikē, « [l'art
de] discerner ») dans le champ de la médecine. La dissection
sur la paillasse n’est qu’un moment de la compréhension du
phénomène pluriel de la pathologie.
Les valeurs de la vie
202
Ainsi la prise en compte de l’expérience interne,
idiomatique de l’anomalie et de la maladie est-elle un
réquisit fondamental du diagnostic et de la thérapeutique (ou
de la compensation, faute de cure efficiente). L’usage par la
médecine des termes convergents sur le normal et le
pathologique ne peut se faire qu’en référence à un sujet
particulier, appréhendé sous le rapport de sa normativité. Le
postulat de Claude Bernard selon lequel l’individualisation
de la pratique médicale au regard des sujets ferait obstacle à
une meilleure intelligence de la maladie est ainsi révoqué en
doute. Bien plus : Canguilhem le révoque pour démontrer
que la subjectivation des « cas » peut seule permettre
d’approcher au plus près la vérité de la pathologie. Loin
qu’elle soit une entrave ; loin qu’elle fasse obstruction à la
constitution d’un savoir théorique, elle en est l’expédient
épistémologique. La « voie royale ». Elle n’est pas « gêne », «
interférence » : elle est feed-back, retour de force. Elle est
matière vivante d’un discours signifiant qui renseigne aussi
bien sur l’état du patient que l’expérimentation ou la mesure
quantitative du fonctionnement ou du dysfonctionnement
des organismes. C’est bien parce que le corps vivant est avant
tout encore souffrant qu’il ne peut être appréhendé comme
un banal objet de laboratoire184. C’est également parce que la
184 Constat qui ne manque pas de poser à la marge la question
de l’expérimentation animale. Kant prête une « dignité » à la
« personne » (morale) qui ne peut être appréhendée comme
le moyen d'une fin : « Tout homme a le droit de prétendre au
Les valeurs de la vie
203
subjectivité humaine éprouve comme anormale sa différence
que l’homme concret dépare d’avec l’homme de laboratoire
tel que voudrait se le représenter le savant expérimentateur.
Encourageante et significative nous paraît, à ce titre, la
propension des manuels de médecine contemporains à
remplacer les schémas-types qui avaient cours il y a quelques
décennies par des images photographiques d’organes réels et
non plus figurés. Évolution qui ne doit pas être minorée. Dès
lors et en vertu de cette dimension perspectiviste
qu’introduit Canguilhem, le corps normatif ne peut être
identifié au corps normalisé et idéalisé. Ce corps normalisé
peut fournir un repère, une direction ; jamais une directive.
S’en contenter serait aboutir au remplacement du corps
souffrant par un corps « en série », factice, qui ne
correspondrait à rien. Ce serait perdre de vue le fait que le
malade subit autant qu’il « fait » sa maladie.
respect de ses semblables et réciproquement il est obligé au
respect envers chacun d'eux. L'humanité elle-même est une
dignité, en effet l'homme ne peut jamais être utilisé
simplement comme un moyen par aucun homme (ni par un
autre, ni même par lui-même), mais toujours en même temps
comme fin, et c'est en ceci précisément que consiste sa
dignité (sa personnalité), grâce à laquelle il s'élève au-dessus
des autres êtres du monde, qui ne sont point des hommes et
peuvent leur servir d'instruments, c'est à dire au-dessus de
toutes les choses » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). Des animaux, « qui ne sont point des
hommes », il n'est rien dit de tel.
Les valeurs de la vie
204
Le fait est qu’il n’y a pas d’« en-soi » de la pathologie ou
de la normalité. L’auteur, empruntant au langage d’Hegel,
ferait valoir que ces notions-affects sont avant tout et peut-
être uniquement « pour-soi », vécues par une conscience.
Une conscience engagée dans une temporalité et qui se
représente la variation de ses états successifs sur fond d’une
continuité identitaire. La maladie exprime le sentiment liée à
l’incapacité de répondre aux sollicitations d’un milieu
devenu hostile. Elle est diminution des forces et de la
résistance de l’individu à ces contraintes. Si la santé est
normativité, la maladie est perte d’autonomie (du gc. auto, «
soi-même », nomos, « norme »). En conséquence de quoi
doivent être déplacés les critères d’assomption de la santé et
de la maladie. Il revient au patient (du lat. patiens, participe
présent du verbe déponent pati, « celui qui souffre ») bien
plus qu’au praticien de tracer la frontière entre le normal et
le pathologique. Une telle proposition enlève
inexorablement à l’aura du médecin, appelé par Canguilhem
à reconnaître les limites d’un solipsisme méthodologique qui
peut éventuellement confiner à l’hubris : « la vie d'un vivant
ne reconnaît les catégories de la santé que sur le plan de
l'expérience, qui est d'abord son épreuve au sens affectif du
terme, et non sur le plan de la science »185. Le savoir médical
ne peut se constituer que dans l’interrelation. Il requiert un
échange ; précisément : un échange de « points de vue ». Le
dialogue et l’écoute font partie intégrante de la pratique
185 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
Les valeurs de la vie
205
médicale. Ils nécessitent un engagement que la gestion
logistique actuelle des hôpitaux publics nous semble
néanmoins en passe de compromettre.
L’auteur prolonge en tout ceci la réflexion ouverte par
Kurt Goldstein (1878-1965), neurologiste et psychiatre
d’origine allemande, pionnier de la neuropsychologie
moderne, sur les insuffisances de l’approche strictement
locale – en termes d’aires autonomes et suffisantes à leurs
fonctions – du fonctionnement cérébral. Goldstein excipe,
dans son ouvrage le plus célèbre, Structure de l'organisme,
une détermination abstraite, conventionnelle ou
définitionnelle de la santé et de la maladie qu’il reconduit
face à la possibilité d’une détermination alternative de ces
notions, reposant sur la considération de la normativité, de
l’expérience vécue186. La première, extérieure au ressenti de
l’individu, est à la discrétion du praticien exerçant son
jugement à l’exclusion du « point de vue du malade ». Seule
la seconde, selon Goldstein, est susceptible d’appréhender
l’essence individuelle de la pathologie. De chaque
pathologie. Il n’est de maladie qui puisse être saisie de
manière purement intellectuelle et théorique. L’« être
malade » – comme expérience et comme sujet – structure
toute approche de la maladie en tant qu’il lui donne sens.
186 K. Goldstein,. Structure de l'organisme (Der Aufbau des Organismus). Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine (1934), Paris, Gallimard, Tel, 1951, cha-
pitre VIII, p. 343 seq.
Les valeurs de la vie
206
Le principe de Broussais posant l’absence de différence
qualitative entre l’état pathologique et l’état de santé, ou
faisant dériver l’état pathologique des normes physiologiques
normales, n’est admissible que replacé dans l’horizon d’une «
norme supra-individuelle »187. Or, une telle norme ne saurait
être à l’état naturel. Elle ne se rencontre en aucun corps ; et
aucun corps ne se résout à une norme unique ainsi stabilisée.
Il ne saurait par conséquent y avoir de normalité ou de
comportement désordonné que relativement à un individu
conscient de ces transformations, et référé à une perception
– par cet individu – d’une « modification globale » mettant
en jeu son rapport intime à la vie : « La maladie est un
ébranlement de l'existence », écrit Goldstein, « elle la met en
danger ; et c’est pour cette raison que sa détermination exige
comme point de départ le concept de l'être individuel »188.
L’emploi du terme de maladie n’a de pertinence qu’articulé à
la manière dont le malade, poursuit le neurologue, « [vivra]
en premier lieu sa maladie »189.
Il en ressort que l’étalon d’appréciation de la santé et de
la maladie n'est pas à rechercher du côté du jugement
externe du médecin, mais du côté de l'individu lui-même.
187 K. Goldstein, op. cit., p. 344. 188 K. Goldstein, op. cit., p. 345 ; cité par G. Canguilhem, op. cit., p. 121. 189 K. Goldstein, op. cit., p. 345 ; à mettre en parallèle avec G.
Canguilhem, op. cit., p. 84.
Les valeurs de la vie
207
Celles-ci se décident au prorata de sa normativité
individuelle190, de l’appréhension censément subjective,
censément singulière de la normalité par le sujet. En quoi il
faut admettre que « chaque homme est la mesure de sa
propre normalité »191. Bien plus, renchérit Canguilhem, si la
normalité se définit relativement à chaque individu, pareille
définition enveloppe nécessairement aussi la conjecture
sociale (valeurs, normes, représentations) d’après laquelle
l’individu, situé dans son contexte, appréhende son état.
L’histoire individuelle rencontre ici l’Histoire en lettres
capitales. Comportements, santé, normes de vie, etc., le
« normal » d’une époque, pour un individu, peut alors
s’altérer en anormalité ou en symptômes pathologiques pour
un individu d’une autre époque : « Ce qui est normal, pour
être normatif dans des conditions données, peut ainsi
devenir pathologique dans une autre situation »192. Et
réciproquement. Reste ceci que de chacune de ces
altérations, c'est toujours, en dernier ressort, pour Goldstein
comme pour Canguilhem, « l'individu qui juge »193.
C. UNE REDEFINITION DE LA SANTE
190 K. Goldstein, op. cit., p. 347 ; voir également p. 350, où se
trouve exposé le concept « norme individuelle ». 191 K. Goldstein, op. cit., p. 347. 192 G. Canguilhem, op. cit., p. 119. 193 G. Canguilhem, op. cit., p. 119.
Les valeurs de la vie
208
Nous avancions que la pathologie s’oppose à la santé
plutôt qu’à la normalité. Mais qu’est-ce que la santé ? Dans la
mesure où les états-limites rendent compte par ricochet ou
par contraste du fonctionnement sain de l’organisme, notre
caractérisation de la pathologie devrait nous rendre à même
de définir l’état de santé comme son contraire. La maladie se
définissait par une moindre capacité à établir de nouvelles
normes et à répondre adéquatement aux variations de son
milieu ; l’état de santé se définira donc comme l’optimum de
nos « possibilités de dépasser la norme habituelle », ce afin
d’instituer de nouvelles normes en réponse à des situations
nouvelles. Ce qui caractérise l’état de santé, établit
Canguilhem, « c'est donc la possibilité de dépasser la
norme qui définit le normal à un moment donné »194 .
C’est-à-dire à la fois de « tolérer des infractions à la norme
habituelle » et de répondre aux crises en se réinventant sans
cesse, en « instituant de nouvelles normes dans d’autres
conditions »195. L’état de santé se mesure à cette variation que
la vie s’autorise dans l’élaboration de ses normes. La santé
n'est donc pas à proprement parler une « réalité normale »,
mais une possibilité accrue de l’être normatif. Or l’être
normatif – moins défini par son adéquation à un modèle
virtuel que par son dynamisme propre –, n’est autre pour sa
part que l’étalon de l’homme normal. Être normal, c’est
être normatif. C’est dire encore une fois que l’homme
normal ne peut plus être appréhendé « de l’extérieur », par
194 G. Canguilhem, op. cit., p. 130. 195 G. Canguilhem, op. cit., p. 120.
Les valeurs de la vie
209
référence à une moyenne ou à un idéal. Il se conçoit au
regard des écarts qu’il est capable de supporter, mais aussi
d’instituer pour devenir seul auteur et juge de ses propres
valeurs.
a. La santé dynamique et créatrice de normes
L’auteur ne cèle rien des influences qu’ont exercé sur
lui les intuitions de Nietzsche. Lui qui aimait à se prétendre
un « nietzschéen sans carte » réinvesti dans le domaine de la
médecine l’une des notions centrales exposées dans Le Gai savoir par le marcheur de Sils Maria : celui de « Grande Santé
». Il suggère par là-même que la vie est volonté de puissance,
la vie est créatrice de normes. La vie est d’essence artistique
et est appelée en permanence à dépasser les anciennes tables,
les valeurs établies et imposées à certains moments de son
histoire. De même que Nietzsche faisait valoir que «
l’humain est quelque chose qui doit être surmonté »196,
Canguilhem montre que la vie doit aller au-delà d’elle-même
pour demeurer fidèle à soi. La vie n’est pas statique, la vie
n’est pas indifférente. L’indifférence qui stigmatise pour
Nietzsche le danger du nihilisme, la condition du dernier
homme pour qui tout est égal, renvoie chez Canguilhem à la
pathologie comme symptôme de la vie déclinante. La vie est
196 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), trad. G.
Blanquis, Paris, Garnier-Flammarion, 2005, partie III, chap.
4 : « Des vieilles et nouvelles tables », p. 282.
Les valeurs de la vie
210
au contraire une dynamique ; elle est « élan vital » et
créateur. Elle se recrée elle-même tout en abolissant les
précédentes valeurs. Ainsi pour Nietzsche, le surhumain est-
il requis après la mort de Dieu symbolisant les normes
restrictives du christianisme qui dévalue la vie, mais
également conditionné par elle.
Ce dépassement ne doit pas être conçu de manière
purement négative, comme un rejet des normes antérieures,
mais comme une innocence de création qui se libère des
normes antérieures pour instituer, ou plus exactement, en
instituant une nouvelle donne. La Grande Santé rend compte
chez Canguilhem de la capacité qu’a le vivant de faire un
usage libre et instituant de sa capacité normative. Non pas
seulement en réaction à des contraintes, mais encore en les
devançant – en se donnant lui-même ses propres règles ;
c’est-à-dire en aménageant le milieu intérieur et extérieur à
l’aune de ses propres valeurs. Et plus encore, en surmontant
toute forme de conditionnement ou d’hétéronomie. L'enfant,
écrivait Nietzsche dès les premières pages du premier livre
d’Ainsi parlait Zarathoustra, « est innocence et oubli, un
renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un
premier mouvement, une sainte affirmation […] Oui, pour le
jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte
affirmation : l'esprit veut maintenant sa propre volonté, celui
qui a perdu le monde veut gagner son propre monde »197.
Exorde philosophique qui, à l’époque de Nietzsche, trouve
197 F. Nietzsche, op. cit., p. 33-36.
Les valeurs de la vie
211
son pendant en biologie dans une approche « transformiste »
du devenir des espèces : celle proposée par le naturaliste
français Jean-Baptiste de Lamarck. Lamarck, à qui le
philosophe allemand ne manque pas de rendre hommage ;
ce notamment pour sa Philosophie zoologique (1809)198 où se
trouve exposée une théorie de la transformation faisant état
de la métamorphose des corps sous l’effet de « forces
plastique » dynamiques – et non seulement adaptatives.
Cette théorie de l'évolution en laquelle Nietzsche croit
retrouver le caractère affirmatif et créateur de la grande
santé met en avant deux mécanismes complémentaires. Un
premier mécanisme rend compte de la complexification
graduelle des formes du vivant, se pourvoyant d’organes et
de fonctions nouvelles aux attendus d’une dynamique
interne due à leur organisation. Le second mécanisme,
articulé au précédent, donne lieu à la diversification des
formes du vivant sous l’aiguillon de facteurs contextuels,
circonstanciels qui tiennent à des impératifs vitaux. Il donne
à voir la dimension adaptative de l’être vivant, organisé
autour du principe d’usage/non-usage, en tant qu’il se trouve
confronté à des défis environnementaux. Soit sa capacité à
« se créer » un corps viable, au sens « physique » du terme ; à
« modifier ses normes » pour composer avec les contraintes
198 J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, pref. A.
Pichot, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1994.
Les valeurs de la vie
212
liées à son milieu de vie. Ces « caractères acquis »199 seraient
par suite transmis à la génération suivante, qui à son tour
perfectionnera ou se déprendra progressivement de ces
caractères en fonction des pressions de survie200. Le
transformisme de Lamarck méconnaît en effet les
mécanismes de la sélection naturelle défrichés par Darwin,
199 Il peut être édifiant de faire observer que Lamarck lui-
même n'a jamais employé le terme d'« hérédité des
caractères acquis ». Si la notion est sous-jacente, s'inscrivant
dans une réflexion dont les prémices remontent à Aristote,
elle ne sera thématisée qu'après sa mort pour lui être attribué
de manière apocryphe. Sur l'élaboration du transformisme et
sur la part des différents auteurs y ayant contribué, cf. P.
Corsi, J. Gayo, G. Gohau, S. Tirard, Lamarck, philosophe de la nature, Paris, Science, Histoire et société PUF 2006. 200 Notons que la transmission héréditaire des caractères
acquis, rendue caduque depuis l’exposé décisif du biologiste
allemand August Weismann en 1883, est aujourd’hui en
passe d’être partiellement réhabilitée. Au moins en ce qui
concerne les phénomènes liés à l’épigénétique. L’expression
du génome au sein des cellules somatiques ne peut être
dissociée du patrimoine transmis par les cellules germinales.
Les mutations aléatoires affectant l’ADN contenu par les
gamètes ainsi que la combinaison des deux codes génétiques
brassés au cours de la reproduction sexuée ne sont pas seules
à pouvoir expliquer la variabilité des formes du vivant.
Les valeurs de la vie
213
lequel – si l’on en juge à sa correspondance201 – ne tenait pas
Lamarck en grande estime. L’évolution selon Darwin n’est
pas, au reste, soumise à une nécessité théorique, pas plus que
la complexification, qui résulte uniquement des effets du
hasard et de la sélection.
Si nous ne pouvons considérer le recours à l’expression
de « force vitale » dans les écrits de Lamarck comme
témoignant d’un simple effet de style, l’erreur serait pourtant
d’en conclure expéditivement à l’existence d’un « vitalisme
lamarckien »202. Le vitalisme, option philosophique des plus
anciennes et à laquelle se rattachent Nietzsche et
Canguilhem, postule effectivement – si ce n’est en tant que
réalité, au moins à titre d’idée directrice, d’hypothèse de
travail – le concours organisateur d’une force qui serait aux
êtres doués de vie ce que la gravitation universelle est aux
corps graves. Il conjecture ainsi l’action constitutive d’un
élan créateur qui ne se laisse pas réduire aux lois de la
physico-chimie. Lamarck, non plus que ses successeurs en ce
domaine, ne cherche à « expliquer » biologiquement la
nature de cette force ; mais à la différence des vitalistes de
stricte obédience – Bichat primum inter pares –, ne fait que
201 C. Darwin, « Lettre de Darwin à C. Lyell du 11 octobre
1859 et du 12 mars 1863 », dans La vie et la correspondance de Charles Darwin, t. I, trad. H.C. de Varigny, Paris, C.
Reinwald, 1888. 202 A. Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard,
Tel, 1997, chap. VII : « Lamarck et la biologie ».
Les valeurs de la vie
214
constater celle-ci en tant que résultat de processus à l’œuvre
dans le vivant, et non en tant que dynamique interne ou
élément moteur à l’origine de ces évolutions. Les théories de
Lamarck, pionnier de la « biologie » dont il popularise le
terme203, ne peuvent donc être assimilées sans de profondes
réserves aux conceptions de Nietzsche, bien que son maître-
livre s’annonce de manière significative comme l’exposé
d’une « philosophie ». Le noyau dur de cette « philosophie »,
que Nietzsche aperçoit chez Lamarck et Canguilhem chez
Nietzsche, réside dans la compréhension de l’organisme non
plus seulement à l’aune de forces réactives, mais plus encore
de forces actives et productrices de normes.
Le transformisme de Lamarck ne saurait pour autant
fournir un paradigme conséquent de la normativité vitale
telle que la conçoit Canguilhem. Il postule en effet
l’indexation des modifications des organismes sur des
pressions cumulatives induites par les individus eux-mêmes
en fonction de leurs besoins, de leur activité. Le darwinisme
203 « Tout ce qui est généralement commun aux végétaux et
aux animaux, comme toutes les facultés qui sont propres à
chacun de ces êtres sans exception, doit constituer l'unique
et vaste objet d'une science particulière qui n'est pas encore
fondée, qui n'a même pas de nom, et à laquelle je donnerai le
nom de biologie » (J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802), Paris, Librairie J.-B.
Baillère, première partie, chap. III : « des caractères essentiels
les végétaux », p. 49.
Les valeurs de la vie
215
serait un candidat de meilleure extraction qui, pour sa part,
n’engage aucune manière de finalisme dans l’occurrence des
variations. Les variations ont lieu, puis se révèlent ou non
viables en fonction du milieu au sein duquel les organismes
ont vocation à composer. Les mutations ne sont pas dirigées
en tant qu’elles apparaissent ; elles procèdent d’une « loterie
» sanctionnée a posteriori au regard de ses avantages
adaptatifs.
Ce qui caractérise donc la théorie de l’évolution,
écrit François Jacob, c’est la manière d’envisager
l’émergence des êtres vivants et leur aptitude à vivre
ou à s’adapter au monde qui les entoure. Pour
Lamarck, quand se formait un être nouveau, sa place
était déjà marquée dans la chaîne ascendante des
êtres. Il devait par avance représenter une
amélioration, un progrès sur tout ce qui avait déjà
existé jusque-là. La direction, sinon l’intention,
précédait la réalisation. Avec Darwin, l’ordre relatif
entre l’apparition d’un être et son adaptation est
inversé. La nature ne fait que favoriser ce qui existe
déjà. La réalisation précède tout jugement de valeur
sur la qualité de ce qui est réalisé. N’importe quelle
modification peut naître de la reproduction.
N’importe quelle variation peut apparaître, qu’elle
représente une amélioration ou une dégradation par
rapport à ce qui était déjà. Il n’y a aucun manichéisme
dans la manière utilisée par la nature pour inventer
des nouveautés, aucune idée de progrès ou de
Les valeurs de la vie
216
régression, de bien ou de mal, de mieux ou de pire. La
variation se fait au hasard, c’est-à-dire en l’absence de
toute relation entre la cause et le résultat. C’est
seulement après son émergence que l’être nouveau se
trouve confronté aux conditions d’existence. C’est
seulement une fois vivants que les candidats à la
reproduction sont mis à l’épreuve.204
Le choix des normes chez Canguilhem est également
émancipé de toute considération de nature téléologique. La
normativité est libre : elle est capable d’« erreurs » – d’erreurs
innées de l’organisme. Et ces erreurs ne se révéleront
constituer des « échecs » ou des « succès adaptatifs » qu’aux
prises avec l’environnement qui les voit fonctionner.
Revenons à Nietzsche. Active et productrice de
normes, mais encore libre de ses créations : telle se
caractérise, chez le penseur allemand, la « volonté de
puissance ». À la manière dont Canguilhem conçoit la
normativité vitale. Risquée, peut-être, aventureuse, sans
aucun doute ; mais toujours libre de sa création, capable
d’imposer là où une perspective physicaliste ou mécaniste ne
permettrait au corps doué de vie que de subir ou d’opposer.
De même alors que l’enfant-artiste des « Trois
métamorphoses » de l’esprit selon la fable de Zarathoustra
transcende le clivage de la soumission (la figure du chameau,
204 F. Jacob, La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p.
192.
Les valeurs de la vie
217
« chargeant sur lui tous les fardeaux pesants ») ou de
l’opposition aux anciennes tables (la figure du lion, « qui veut
être l’ennemi du maître » et se rendre ainsi libre pour la
création de valeurs nouvelles, bien qu’avant tout puissance
de négation, il n’en soit pas encore capable), la santé
confronte le vivant à une indétermination de principe quant
à l’usage qu’il peut faire de sa vie et de ses capacités. Elle
n’est, pour Canguilhem, « pas autre chose que
l’indétermination initiale de la capacité d’institution de
nouvelles normes biologiques »205. Elle est « la possibilité de
dépasser la norme qui définit le normal momentané, la
possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et
d’instituer des normes nouvelles dans des situations
nouvelles »206. Il ne s’agit pas seulement de battre ou de
rebattre, mais de pouvoir changer les cartes.
Il est en conséquence une instabilité foncière qui
définit la vie chez Canguilhem, et n’est pas sans rappeler
cette autre image célèbre, décrite dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, du funambule dansant sur la corde
tendue, ou de la corde elle-même jetée au-dessus du
précipice entre ce qu’il a été et ce qu’il est appelé à devenir :
« l’homme » écrit Nietzsche, « l’homme une corde tendue
entre la bête et le Surhumain, – une corde au-dessus d’un
abîme. [...] Ce qu’il y a de grand en l’homme, c’est qu’il est
un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme,
205 G. Canguilhem, op. cit., p. 129-130. 206 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
218
c’est qu’il est un passage et un déclin »207. Voilà qui coïncide
idéalement avec la conception que Canguilhem, médecin et
philosophe, expose de la santé : celle-ci, loin d’être un état de
plénitude achevée, est un mouvement d’engendrement,
d’auto-engendrement. Son essence est de ne pas avoir
d’essence déterminée, d’être changeante et créatrice de
normes. Ou changeante parce que créatrice de normes. En
cela n’est-elle paradoxalement jamais plus fidèle à elle-même
qu’autant qu’elle se surmonte. Faisant ainsi de sa puissance
d’affirmation de valeurs le critère caractéristique du vivant
biologique, Canguilhem restitue encore une intuition de
Nietzsche concernant tout être doué de vie, pleinement
acteur de ses choix normatifs : « vivre c'est, même chez une
amibe, préférer et exclure » 208. Le vivant en général
témoigne d’affinités qui orientent son devenir dans l’horizon
d’un accroissement de sa puissance d’agir. C’est en quoi la
santé ne saurait consister dans un état d’immobilisme, de
coagulation des normes : « L'homme ne se sent en bonne
santé – qui est la santé – que lorsqu'il se sent plus que normal
– c'est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences – mais
normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie »209.
L’organisme est une organisation qui, à l’instar de toute
organisation, a besoin d’une structure pour fonctionner. Il
nécessite en cela une relative stabilité, une régularité pour ne
207 F. Nietzsche, op. cit., Prologue, § 4, p. 20. 208 G. Canguilhem, op. cit., p. 84. 209 G. Canguilhem, op. cit., p. 132-133.
Les valeurs de la vie
219
pas se disperser dans une forme d’anarchie déprédatrice.
Cette régularité est ce qui peut, éventuellement, le
rapprocher du mécanisme. Comparaison n’est pas raison ; car
l’organisme, n’était la tolérance aux irrégularités, la
flexibilité et la capacité à se reprogrammer qui n’appartient
qu’à lui, romprait devant la moindre irrégularité. Pour
recourir à une célèbre allégorie, le mécanisme serait le chêne
brisé par la tempête quand l’organisme, flexible, serait en
mesure d’épouser le sens du vent, de se courber pour
s’adapter aux variations de l’environnement (« on ne
commande à la nature qu'en lui obéissant », devisait pour sa
part, en 1620, Francis Bacon, auteur du Novum Organum210),
sinon de transformer l’environnement pour l’adapter à lui.
Aucune machine, du reste, n’est en mesure de se guérir,
ni de créer en marge de sa programmation, ni de se
reconstruire, ni de faire œuvre de liberté, ni donc de
compenser ses propres défaillances ou de les intégrer dans
une certaine limite. Les règles du fonctionnement normal
dans l’organisme sont seules à pouvoir tolérer une marge
d’écart, un jeu, une latitude et une capacité d’intégration de
l’exception qui manque aux mécanismes pour accomplir
leurs différentes fonctions. Les organismes seuls sont aptes à
210 F. Bacon, Novum Organum (1620), trad. M. Malherbe et
J.-M. Pousseur, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1986. Le titre se
veut polémique en faisant allusion à l’Organon
(« instrument ») d'Aristote – « idola theatri » – qu’il s’agirait
de dépasser.
Les valeurs de la vie
220
tolérer cette marge. A intégrer ; mais plus encore – et nous
touchons ici au propre distinctif des êtres doués de vie – à
l’introduire et à la cultiver.
Il est une dynamique de production des normes
physiologiques qui instruit des écarts individualisants. Écarts
qui font de chaque entité vivante une expression unique de
la vie qui s’accomplit à travers elle. Écarts qui ouvrent
l’homme, entre autres espèces, à de multiples possibilités
vitales, inattendues et toujours réformables. Les
performances sportives telles que celles observées en course
de fond ou apnée ne sont que quelques-unes des occasions –
assurément spectaculaires – de voir à l’œuvre
l’assouplissement de la normativité vitale, les normes
physiologiques s’adaptant à de nouvelles conditions de
fonctionnement. C’est-à-dire intégrant les contraintes du
milieu et du régime de vie sollicitées par l’entraînement au
quotidien. Ce n’est pas dire autre chose que « la vie
fonctionne habituellement en deçà de ses possibilités, mais
se montre au besoin supérieure à sa capacité escomptée
»211.Dans un registre non moins spectaculaire, l’abolition
momentanée de la contraction cardiaque ainsi que la
maîtrise des rythmes physiologiques par les yogis hindous
fournissent un autre exemple de cette plasticité des normes.
La vie concrète expose à des impératifs qui peuvent eux-
mêmes encourager l’exploration de ressources inexplorées,
induisant des transformations anatomiques et cognitives sans
211 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
Les valeurs de la vie
221
que l’on y prête attention. Nous savons désormais que le
cerveau développe et atrophie sur le long terme certaines de
ses régions en fonction des métiers et des besoins
individuels. Le cerveau se spécialise (« c’est en forgeant que
l’on devient forgeron ») ; si bien que l’encéphale d’un
chauffeur de taxi londonien diffère dans sa morphologie – et
non pas uniquement dans son réseau neural – d’avec le
cerveau d’un enseignant-chercheur, d’un interprète, d’un
expert en méditation ou d’un sportif. Autant de divergences
visibles qui se superposent à celles, censément plus subtiles,
qui font de notre système nerveux central un appareil
unique, à nul autre semblable. Des divergences acquises au
gré de l’expérience qu’il faut ainsi additionner à la quasi-
infinité de nos singularités innées.
Les écarts institués par le vivant, sans cesse revisités et
remaniés eu égard aux contraintes ou au hasard de la labilité,
témoignent de ce que la vie ne peut être figée et la norme
enkystée sans perdre l’élan créateur qui les caractérise en
propre. La vie, pour emprunter en un sens large à
l’expression de Foucault, est une auto-poïèse. Elle se
reconfigure autant que de besoin. N’est jamais identique à
soi, toujours en devenir. Ce devenir vital, à l’opposé de l’être
au sens parménidien, est ce qui forge le creuset de tout être
biologique. Tout est nouveau sous le soleil. Si donc stabilité il
y a, une telle stabilité ne peut concerner les normes
instaurées par la vie. Elle est stabilité des fonctions de
l’organisme continuant d’opérer malgré les variations que lui
impose l’environnement, stabilité du rapport établi entre ce
Les valeurs de la vie
222
que l’on pourrait appeler, après Bernard, le « milieu intérieur
» d’une part et, d’autre part, le « milieu extérieur ». Et cette
stabilité est paradoxalement permise par la labilité, la «
souplesse » du vivant.
b. La guérison : du tragique à la renaissance
Or cette souplesse, renchérit Canguilhem, n’est pas
seulement garante de la stabilité des fonctions de l’organisme
obtenue par la renégociation des normes. Elle est aussi ce
que doit tendre à retrouver cet organisme lorsqu’affecté par
une pathologie. La guérison consiste en le recouvrement de
cette capacité diminuée par la maladie. Recouvrement d’une
aptitude à se donner des normes, et non d’une normativité
déterminée et définitivement perdue. La guérison comme la
santé se définissent en termes de variations de puissance, et
non d’abord de convergence avec certaines constantes
physiologiques abstraitement arrêtées : « La guérison,
remarque Canguilhem, […] est d'autant plus voisine de la
maladie ou de la santé que cette stabilité [des normes
physiologiques] est moins ou plus ouverte à des
remaniements éventuels »212. Constat du caractère définitif
du vécu de la maladie ayant pour conséquence la mise au
jour d’un élément « tragique » dans la vision que Canguilhem
se fait de la guérison. Non pas tragique au sens déploratoire
du terme, celui de l’élégie des paradis perdus, celui que
dénote la nostalgie (du gc. νόστος, « retour », ἄλγος, «
212 G. Canguilhem, op. cit., p. 156.
Les valeurs de la vie
223
souffrance ») prisonnière d’un passé oblitérant l’avenir.
Tragique, bien au contraire, selon la conception hétérodoxe
que s’en faisait un philosophe comme Nietzsche,
revendiquée dans l’ordre de l’amor fati. Tragique, en cela que
toute forme de vie vouée à se surmonter doit vouloir son
déclin comme le premier moment de son accession à un
nouvel état :
Un être typiquement morbide ne deviendra
jamais sain, et pourra encore moins se rendre la santé ;
pour quelqu'un de typiquement sain, au contraire, le
fait d'être malade peut être un stimulant énergique de
vie, du «plus-vivre». C'est en fait ainsi que m'apparaît
maintenant cette longue période de maladie : je
découvris pour ainsi dire la vie, y compris moi-même,
avec des yeux neufs, je savourai toutes les bonnes —
et même les petites — choses, comme d'autres
auraient du mal à les savourer — je fis de ma volonté
de santé et de vie ma philosophie... Car, qu'on y
prenne bien garde : mes années de plus faible vitalité
furent celles où je cessai d'être pessimiste : l'instinct
de l'« autoreconstitution » m'interdisait une
philosophie de la pauvreté et du découragement...
Et à quoi, au fond, reconnaît-on
l’épanouissement physique ? A ce qu'un être épanoui
fait du bien à nos sens ; à ce qu'il est taillé dans un
bois qui est à la fois ferme, tendre et odorant. Il n'a de
goût que pour ce qui lui fait du bien; son plaisir, son
Les valeurs de la vie
224
envie, cesse là où la mesure de ce qui convient est
franchie. Il invente des remèdes contre les lésions, il
exploite à son avantage les hasards malencontreux : ce
qui ne le fait pas périr lui donne des forces. D'instinct,
de tout ce qu'il voit, entend et vit, il amasse son
propre capital : il est un principe de sélection, il
élimine bien des choses. Il est toujours dans sa société
bien à lui, qu'il commerce avec des livres, des
hommes ou des paysages; par son choix, il honore ce
qu'il a choisit, ce qu'il admet, ce à quoi il fait
confiance. A toutes sortes de sollicitations, il réagit
lentement, avec cette lenteur dont une longue
prudence et une fierté délibérée lui ont imposé la
discipline. Bien loin d'aller au-devant d'elle, il
examine attentivement la sollicitation qui se présente
à lui. Il ne croit ni à la «malchance», ni à la «faute»: il
vient à bout de lui-même et des autres, il sait oublier
— il est assez fort pour que tout, nécessairement,
tourne à son avantage. Eh bien, je suis tout le
contraire d'un décadent : car c'est moi-même que je
viens de décrire.213
La maladie est invention. La guérison est invention. La
maladie ne diffère pas de la guérison par la présence ou par la
défection des normes, mais par le tarissement ou par la
213 F. Nietzsche, Ecce Homo (1888-1908), Paris, éd.
Gallimard, Folio Essais, 2006, « Pourquoi je suis si sage », p.
101.
Les valeurs de la vie
225
réévaluation de la normativité. La guérison est invention
d’une accommodation nouvelle des normes – « nouvelles
constantes », écrit l’auteur – physiologiques et biologiques,
plus souples que celles à l’œuvre dans la maladie. Une
invention qui doit d’abord son nom de « guérison » au fait
qu’elle tient son origine de la résolution du problème posé
par la maladie. L’ordre nouveau qu’installe la guérison ne
procède pas de rien : différant par nature de l’ordre ancien, il
n’en est pas moins lié à lui dans la mesure où il intègre les
particularités conquises dans l’expérience de la pathologie. Il
y a donc bien, pour chaque bouleversement – morbide ou
rémissif –, pour chaque allure de vie, pour chaque état de
santé une forme de continuité qui ne s’efface pas dans la
rupture : « On peut ainsi tenir un événement que l'organisme
fait par le jeu de ses fonctions permanentes, sans nier que ce
jeu soit nouveau. Un comportement de l'organisme peut être
en continuité avec les comportements antérieurs, tout en
étant un autre comportement. La progressivité d'un
avènement n'exclut pas l'originalité d'un événement »214.
Aucun changement ne serait logiquement pensable s’il
n’était préservé par devers lui un substrat narratif, une
temporalité vécue qui avalise l’identité de l’individu malade
de l’individu guéri. La nouveauté de la maladie comme celle
de la guérison se donnent comme des innovations
qualitatives, des créations originales de normes qui pour
autant, n’abolissent pas la vie, n’abolissent pas l’individu.
L’individu victime d’un AVC, même au sortir de sa
214 G. Canguilhem, op. cit., p. 49.
Les valeurs de la vie
226
convalescence, ne sera pas le même individu qu’avant son
accident. Il n’en reste pas moins qu’il a été l’individu d’avant
son accident, et cet individu toujours présent par le souvenir
lui servira de référence pour évaluer le succès de sa
guérison : « Redevenir normal, pour un homme dont l'avenir
est presque toujours imaginé à partir de l'expérience passée,
c'est reprendre une activité ininterrompue, ou du moins une
activité jugée équivalente d'après les goûts individuels ou les
valeurs sociales du milieu »215.
Si la médecine a eu pour habitude de concevoir la
guérison en termes de « restauration » ; à savoir de «
rétablissement » d’un état de stabilité des normes
physiologiques antérieures à la pathologie, l’auteur prétend
qu’il est une « irréversibilité de la normativité biologique »
qui introduit une dimension définitive de l’innocence
perdue. La « cure », à proprement parler, n’existe pas. Il n'y a
pas de restitutio ad integrum. Il serait illusoire de croire que
l’issue d’une pathologie réhabilite les mêmes données
physiologiques qui étaient celles que présentait l’individu
malade avant sa maladie. La guérison n’est pas, stricto sensu,
« rétablissement » ; elle est « établissement » de nouvelles
normes. Non pas « refondation », « restauration », mais
nouveau commencement. Changer implique toujours une
perte, un deuil. Aller de l’avant requiert de laisser derrière
soi celui que nous étions – ce qu’exprime allégoriquement le
mythe d’Orphée et d’Eurydice. Changer pour devenir –
215 G. Canguilhem, op. cit., p. 72-73.
Les valeurs de la vie
227
éventuellement – meilleur. La tradition, déplorait Nietzsche,
a trop souvent manqué de voir que « les héros tragiques sont
gais ».
Ce caractère irréversible de l’événement pathologique
concerne tout aussi bien chaque disruptivité dans l’histoire
au long cours de la normativité vitale. L’irréversibilité est
constatée pour chaque changement de normes, que ces
dernières soient viables et concourent au maintien de
l’organisme ou bien lui soit préjudiciable. Il se fait
aujourd’hui qu’au sein d’une société valorisant la
productivité du corps, la rentabilité de l’esprit, la vieillesse
(comme la mort, traitée ou « sous-traitée » à l’hôpital)
apparaît ressortir de plus en plus à l’inventaire de la
nosologie. À telle enseigne que l’on pourrait se demander
dans quelle mesure la gériatrie ne tend pas à médicaliser un
devenir naturel : le vieillissement lui-même, à l’exclusion des
maladies qui lui sont associées. Ce phénomène nous
inviterait alors à établir une distinction entre le « soin »
d’une part, et d’autre part la « guérison ». Les aléas de la
démographie française sont tels que nos antécédents nous
pressent vers une société au sein de laquelle les services
réservés au troisième âge, les auxiliaires de vie et la médecine
ambulatoire sont appelés à jouer un rôle prépondérant. Le
soin sera, par transitivité, appelé à jouer un rôle
prépondérant au bénéfice – espérons-le – d’une génération
dont l’espérance de vie s’accroît de trois mois chaque année.
Or la vieillesse, s’il faut la voir comme un « naufrage » (De
Gaulle), comme « échouage du corps » (Canguilhem), est une
Les valeurs de la vie
228
pathologie sans cure, si l’on ose s’exprimer ainsi. Aucun
miracle. Nulle fontaine de jouvence : la sénescence poursuit
son cours. Le corps n’a plus sa résilience et ne peut bien
souvent plus escompter de la médecine qu’un geste, de l’aide,
de la reconnaissance. D'où la nécessité de penser le soin
comme une pratique potentiellement indépendante de la
guérison – de la guérison au second sens de réhabilitation de
la normativité vitale.
La vie franchit des seuils, des stades ; elle n’évolue que
dans un sens. Il n’est en conséquence aucune pathologie,
aucune allure alternative qui n’imprime le vivant de manière
indélébile, irrémédiable ; ni aucun traumatisme –
psychologique ou somatique – qui ne laisse des séquelles
définitives à qui l’aura subi. De ce que la guérison ne
remonte pas le fil du temps s’ensuit qu’elle est toujours
passage vers un nouvel état. Ainsi, « guérir, c’est se donner
de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux
anciennes »216, mais jamais identiques. C’est déployer de
nouvelles valeurs irréductibles à celles qui avaient cours
antérieurement. Et Canguilhem de convoquer une nouvelle
fois Goldstein, dont le propos pourrait sembler directement
extrait de sa thèse sur Le Normal et le Pathologique : «
Guérir, malgré des déficits, va toujours de pair avec des
pertes essentielles pour l'organisme et en même temps avec
la réapparition d'un ordre. À cela répond une nouvelle
216 G. Canguilhem, op. cit., p. 159.
Les valeurs de la vie
229
norme individuelle »217. Goldstein affirme ici, en accord avec
l’auteur, que l’ordre apporté par la guérison ne peut jamais
être une redite de l’ordre ancien. Qu’il n’en soit pas la stricte
itération, bien qu’incommensurable avec l’ordre imposé par
la pathologie, n’ôte rien au fait qu’il reste dépendant de
l’ordre imposé par la pathologie. Il l’est aussi longtemps que
c’est au détriment des valeurs vitales négatives, en
composant avec la nouvelle donne des constantes
biologiques présentes à l’état résiduel dans l’organisme sain,
que jaillit une nouvelle santé.
Quelles conséquences pour la médecine ?
Celle-ci, qui n’est pas moindre, que l’irréversibilité
induite par l’irruption de la pathologie dans le cours de
l’existence des individus contrarie toute éventualité de «
rétablissement », concept qui devra désormais faire place à
celui de « réparation ». La norme ne peut être rendue à son
intégrité ; seule pourra l’être, au mieux, la normativité, celle-
ci prenant d’autres chemins pour assurer des fonctions
biologiques vitales de l’organisme.
Parler de « rétablissement » serait encore cultiver
l’illusion de la réversibilité du devenir de la vie organique et
psychologique. C’est annuler la temporalité qui fait que nous
217 G. Canguilhem, op. cit., p. 128, chap. IV : « Maladie,
guérison, santé ». La phrase de Goldstein est extraite de La structure de l'organisme, op. cit., p. 272.
Les valeurs de la vie
230
ne sommes jamais les mêmes : nous ne baignons jamais deux
fois dans le même corps. Le « nous » lui-même n’est pas
constant, mais bouleversé par une temporalité ; il est un «
nous » croissant, tel le corail, sur sa base minéralisée, sur son
passé qui meurt en lui à mesure qu’il grandit. Parler de «
réparation » c’est, certes, mobiliser un terme d’extraction
technique au service d’un discours portant sur ce qui la
transcende – la vie –, mais aussi faire valoir que la guérison
aidée par la thérapeutique procède d’une invention de la vie
elle-même qui ne répond d’aucun schéma prédéfini. La
simultanéité de l’abolition des normes anciennes et de la
création de nouvelles normes pourrait ainsi se comparer aux
phénomènes que l’économiste Joseph Schumpeter théorisait
à la même époque sous le concept de « destruction créatrice
»218. Concept appelé à faire florès comme fondement
218 « L'impulsion fondamentale qui met et maintient en
mouvement la machine capitaliste est imprimée par les
nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes
de production et de transport, les nouveaux marchés, les
nouveaux types d'organisation industrielle – tous éléments
créés par l'initiative capitaliste [...] L'histoire de l'équipement
productif d'énergie, depuis la roue hydraulique jusqu'à la
turbine moderne, ou l'histoire des transports, depuis la
diligence jusqu'à l'avion. L'ouverture de nouveaux marchés
nationaux ou extérieurs et le développement des
organisations productives, depuis l'atelier artisanal et la
manufacture jusqu'aux entreprises amalgamées telles que
l’U.S. Steel, constituent d'autres exemples du même
Les valeurs de la vie
231
théorique de légitimation du capitalisme industriel moderne,
ouvertement extrapolé et adapté de la philosophie de
Nietzsche, d’un darwinisme déguisé, assimilant le marché de
la production à un ouragan perpétuel, appelé à se réformer
en permanence sous peine de disparaître. De même alors que
l’innovation induite par les « technologies de ruptures »,
lorsqu’elle s’avère viable, substitue à d’anciens secteurs de
nouveaux secteurs qui rompent avec les précédents (notion
de « disruptivité »), la vie fait montre de hardiesses
physiologiques qui reconduisent la maladie dans une
perspective de réduction de ce potentiel d’innovation et ce
faisant, par contraposition, le regain de santé dans l’horizon
d’un accroissement de créativité. Elle fait appel à des «
innovations physiologiques » et par suite psychologiques qui
situent la maladie dans une perspective de réduction de ces
innovations et, réciproquement, la santé dans une
perspective d'agrandissement de ces innovations.
processus de mutation industrielle – si l'on me passe cette
expression biologique – qui révolutionne incessamment de
l'intérieur la structure économique, en détruisant
continuellement ses éléments vieillis et en créant
continuellement des éléments neufs. Ce processus de
Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du
capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le
capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal
gré, s'y adapter » (J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1943), trad. G. Fain, Paris, Payot, 1951, p. 106-
107).
Les valeurs de la vie
232
La prise en charge thérapeutique censée favoriser la
transition de l’une à l’autre – de la maladie à la santé – se
donne alors comme une aide extérieure ayant pour vocation
d’accompagner le patient dans le recouvrement de sa
puissance normative. Elle vise à rendre à la vie diminuée les
moyens de sa surproduction. Elle œuvre à redonner sa pleine
labilité aux normes du vivant bridées par la sclérose d’une
allure diminuée, souffrant les aléas de son environnement.
Mais en se préservant autant que faire se peut de réifier
l’individu souffrant. Les expressions « être malade » et « avoir
une maladie » ne sont pas interchangeables : la maladie ne
doit pas être considérée séparément de celui qui l’éprouve.
Le choix des auxiliaires témoigne à cet égard d’une portée
philosophique déterminante. Déterminante pour la pratique
et pour les choix éthiques qui vont s’y révéler. Le geste
médical est le moyen d’une fin. La fin consiste dans le soin.
Le soin est une réponse que la médecine apporte à une
sollicitation de l’individu souffrant. Et néanmoins, tous les
moyens ne se valent pas pour accomplir sa réalisation. La
négligence du vécu subjectif de la personne malade peut être
une violence symbolique à l’égal de la maladie. On a
coutume de concevoir la maladie de manière
anthropomorphe, ainsi qu’une « invasion » investissant la
citadelle du corps. Mais l’« invasion » peut encore être
interprétée comme l’immiscion de l’instrumentation à même
le corps de l’individu malade ; comme l’effraction de la
technologie dans l'organisme percé de sondes, de cathéters et
de capteurs. Une violation de la propriété de soi, la plus
Les valeurs de la vie
233
intime qu’on puisse envisager, au terme de laquelle
l’individu malade est mis à nu, sa pudeur exposée – comme le
figure la fameuse blouse hideuse ouverte sur le dos, ou déjà,
dans leur siècle, les « écorchés » de Vésale. Démis de son
propre corps, l’individu ne s’appartient plus. La dépendance,
la perte d’autonomie ne font alors qu’aggraver une détresse
déjà lourde à porter. À la souffrance physique s’ajoute ainsi
celle du psychisme de l’individu affecté dans sa dignité.
Aussi le praticien ne doit-il pas oublier que le geste médical
est un geste intrusif. L’écoute, la prise en compte de la
dimension humaine de la médecine s’en trouve plus que
jamais requise.
Compréhensive et bienveillante dans son approche, la
médecine doit intervenir pour assister le vivant affaibli au
cours de sa tentative pour recouvrer un optimum de sa
capacité d’affirmation et d’autoposition de valeurs.
Recouvrement qui ne saurait être celui d’une norme révolue,
mais qui est bien celui de la normativité et, au-delà, de la
valeur subjective qui correspond à cette normativité. La «
valeur subjective » et non pas « objective » qui correspond à
cette normativité : l’état physiologique antérieur à la
surrection de l’« accident d’essence » qu’est la pathologie
n’est jamais regagnée. L’auteur convoque l’exemple d’un
patient qui a vu son bras « sectionné transversalement au
trois quart [et qui] obtient désormais des résultats techniques
équivalents par des procédés différents de gesticulation
Les valeurs de la vie
234
complexe »219. Il n’y a pas ici recoupement entre les
anciennes normes et les nouvelles, mais bien substitution
d’un certain fonctionnement de l’organisme à un autre
régime. L’équivalence est un fait subjectif qui peut être vécu,
mais qui ne doit pas être assimilé à une identité. En dépit de
l’emploi paradoxal que fait Canguilhem du terme de «
réparation », nous sommes par conséquent bien loin de ce
que pouvait entendre à travers elle l’école de la médecine
mécaniste/physicaliste ; très loin d’appréhender le soin
comme un banal « rafistolage » de pièces détachées ou
d’organes défaillants. Aussi bien dans le cas de la santé que
dans celui de la maladie et dans celui du soin, le simple fait
de vivre implique de devenir autre : « Je est un autre ».
c. La synthèse du comportement
Un pas supplémentaire semble pouvoir être franchi
dans l’analyse de la transformation qualitative que la maladie
occasionne chez l’individu. L’homme est un être normatif.
La vie en lui pose des valeurs et lui fait expérimenter divers
régimes de normes. Mais il y a loin à ce que la vie réserve
cette normativité aux constantes biologiques exclusivement,
au milieu intérieur. L’homme aménage aussi son
environnement, son milieu extérieur. Ce qui donc est
modifié par la pathologie dans le rapport que l’individu
entretient à son corps trouve son prolongement dans le
219 G. Canguilhem, op. cit., p. 73.
Les valeurs de la vie
235
rapport que l’individu entretient à autrui, au monde en
général. La maladie remplace un appareil de normes par un
autre appareil ; lors, elle métamorphose l’individu dans sa
totalité. Psychique et somatique. C’est dire que la maladie ne
fait pas que remanier les normes biologiques : elle reprise
simultanément les normes psychologiques. Toute maladie
pourrait à cette enseigne être appelée psychosomatique.
Toute approche conséquente de la maladie devrait
subséquemment frayer sur les deux plans de la pathologie et
de la psychopathologie.
La conséquence logique de cette proposition voudrait
qu’il soit possible d’appréhender les troubles psychologiques
ou psychiatriques en recourant aux mêmes concepts que
ceux mobilisés par Canguilhem pour étudier les troubles
physiologiques ou organiques. La guérison plus tôt
considérée fournirait une illustration tout indiquée de ce
parallélisme. Sa revisitation par Canguilhem dans l’horizon
des variations de la normativité vitale pourrait ainsi servir de
fondement à une compréhension renouvelée de la «
résilience ». Par « résilience », nous entendons l’instauration
de nouvelles normes irréductibles aux normes anciennes, qui
redessinent une personnalité morale après la traversée d’un
épisode traumatique. Ce que Boris Cyrulnik, importateur de
la notion en France, qualifiait de « capacité à réussir, à vivre
et à se développer positivement, de manière socialement
acceptable, en dépit du stress ou d'une adversité qui
comportent normalement le risque grave d'une issue
Les valeurs de la vie
236
négative »220. Reconstruction qui n’abolirait pas le passé, mais
en ferait une marche vers une étape ultérieure, peut-être
supérieure de la santé. La résilience, à l’instar de la guérison
revisitée par Canguilhem, implique de devenir « autre » et
non d’en revenir à un état psychique strictement identique à
celui d’avant crise ; non pas de « rebondir », mais
d’emprunter une autre voie, de se réinventer sur de
nouveaux fondements.
Faisons image en convoquant, à titre paradigmatique, le
personnage biblique de Job. Job, dont les mésaventures sont
exposées dans le livre éponyme de l’Ancien Testament, est
un homme inconditionnellement pieux, à qui Satan, résolu à
briser sa foi afin de l’emporter dans un pari fait avec Dieu,
fera tout perdre : famille, enfants, propriété, cheptel,
réputation, santé. Il n’est pas jusqu’à ses « amis » qui ne se
retournent contre lui, intimement convaincus que le
patriarche déchu ne fait que récolter ce qu’il a semé. Rien
n’est moins vrai. Ici, nulle justice immanente221. En dépit de
220 B. Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob,
Collection Poche, 2002. 221 Job, à ce titre, incarne l’archétype du « juste persécuté »
que Kant, dans son discours Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée (1791),
mettait à parité avec la figure non moins scandaleuse de l’«
injuste récompensé ». Cf. E. Kant, Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, dans
Les valeurs de la vie
237
son incompréhension, Job essuiera les réprimandes, le deuil
et la souffrance avec résignation, sans jamais reprocher son
sort à Dieu. Il triomphera de ses épreuves sans parjurer
jamais. Dieu ayant constaté sa victoire sur Satan, retourne
alors à Job le double de ses possessions. Précisément, il ne lui
restitue pas ses possessions. Job ne retrouve pas sa femme, ni
ses sept fils, ni ses trois filles, tous disparus lors de
l’effondrement de sa maison. Rigoureusement parlant, Dieu
ne renvoie à Job aucun de ses biens : il les remplace par
d’autres « équivalents ». Il trouve une autre femme, fonde
une autre famille, habite une maison reconstruite. Rien ne
lui est « rendu ». Sa perte est irrécupérable, son préjudice
indélébile. Job est un rescapé. Il devra désormais vivre d’une
autre vie. Peut-être – et c’est bien là ce que suggère le récit –
plus heureuse que l’ancienne. Mais bien inexorablement
distincte de l’ancienne. Le Job qui, autrefois, vivait dans la
quiétude et la paix n’est pas le même que le Job réhabilité par
Dieu, ayant connu et traversé l’angoisse222.
Nous avons vu précédemment que la « résilience » dont
cette péripétie pourrait judicieusement servir d’allégorie,
consiste en l’amorçage d'un nouveau développement après
une agonie psychique. Il se pourrait similairement que la
résilience soit un report sur le terrain psychologique de ce
Œuvres philosophiques t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1985, p. 1391-1413. 222 S. Kierkegaard, Ou bien… ou bien… (1843), trad. M.-H.
Guignot, F. et O. Prior, Paris, Gallimard, Tel, 1984.
Les valeurs de la vie
238
que la guérison, en générant de nouvelles normes tenant
compte des séquelles laissées par la maladie, produit sur le
terrain physiologique.
À bien relire les analyses de Canguilhem, et
notamment celles que l’auteur allait plus tard approfondir
dans ses Écrits sur la médecine 223, il semblerait que ce qui
peut ici nous apparaître comme une analogie entre, d’une
part, les phénomènes pathologiques et le processus de
guérison dans le domaine physiologique, et d’autre part les
phénomènes pathologiques et le processus de guérison dans
le domaine psychique, témoigne moins d’un heureux
parallèle que d’une corrélation réelle. En d’autres termes,
que l’affection d’origine somatique déborde la frontière du
somatique pour affecter le fonctionnement psychique. Que
donc, réciproquement, l’aliénation psychique déborde le
psychique pour investir le corps : de là, peut-être, les
phénomènes de somatisation, les effets placebo ou nocebo,
etc. Physiologique par son étiologie, la maladie n’a pas que
des effets physiologiques. Psychique, l’aliénation n’est pas
restreinte au domaine des troubles mentaux. De la même
manière que toute affection de nature physiologique se
traduit en phénomène psychologique, toute affection de
nature psychologique pourrait ainsi avoir un corrélat
physiologique. Canguilhem donne raison à Spinoza contre
Descartes : le corps et l’âme sont des attributs de la même
223 G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Éd. du
Seuil, Champ freudien, 2002.
Les valeurs de la vie
239
substance, et non deux substances séparées dont les
interactions ne seraient jamais que contingentes :
… l'Âme et le Corps sont une seule et même
chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la
Pensée, tantôt sous celui de l'Étendue. D'où vient que
l'ordre ou l'enchaînement des choses est le même, que
la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre
; et conséquemment que l'ordre des actions et des
passions de notre Corps concorde par nature avec
l'ordre des actions et des passions de l'Âme.224
En conséquence de quoi la maladie se donne comme
une création tout à la fois psychique et somatique225. Les
intuitions de Canguilhem précèdent en cette matière les
résultats obtenus expérimentalement par Damasio dans le
domaine de la neurologie226. Notons au demeurant, ce qui
n’est pas sans intérêt pour l’histoire des idées, que le penseur
224 B. de Spinoza, op. cit., L. III, prop. 2, Scolie. 225 Ainsi, plus largement, de toutes les formes de normativité,
de toutes les « allures de la vie ». Le soin, supposé permettre à
l’individu de retrouver l’intégrité de son aptitude à la
normativité, tout comme la maladie, qui amenuise cette
aptitude, affectent l’homme en son entier. 226 A. Damasio, Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, Poche, 2005 ; idem,
L'erreur de Descartes : La raison des émotions, Paris, Odile
Jacob, Poche, 2010.
Les valeurs de la vie
240
d’Amsterdam en qui Nietzsche voyait son précurseur était
aussi nommé par Gilles Deleuze le « Prince des philosophes »
: l’affiliation au vitalisme semble se confirmer. À l’exclusion,
s’entend, d’un réductionnisme intégral qui réduirait les
maladies psychiques à des désordres strictement organiques,
un apport décisif de Canguilhem à la médecine de son
époque est donc d’avoir su mettre en évidence le fait qu’ainsi
la maladie, en son sens général, implique une transformation
globale de l’individu qui ne se limite pas à l’un ou l’autre de
ses aspects. Et c’est précisément de cette globalité, de cette
stéréophonie dont rend raison la notion d’« allure de la vie ».
Notion dont on retrouve une préfiguration dans le
concept de « comportement », exposée par Maurice Merleau-
Ponty dans son ouvrage intitulé La structure du comportement 227. Ouvrage paru un an tout juste avant la
mise sous presse de l’essai sur Le normal et le pathologique.
Aussi ne serons-nous guère surpris de retrouver l’illustre
patronyme du phénoménologue expressément cité dans la
préface que Canguilhem rédige en 1950, en ouverture à la
seconde édition de sa thèse. Rappelons que Canguilhem
entendait reconsidérer « le problème des structures et des
comportements pathologiques chez l'homme »228. Merleau-
Ponty ne prétendait pas faire autre chose, observant que la
227 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement (1942),
Paris, PUF, Quadrige, 1972. 228 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 7.
Les valeurs de la vie
241
maladie pouvait affecter l’homme au point de présider à
l’émergence d’une forme spécifique de subjectivité. La
maladie serait en mesure de redéfinir, non plus seulement le
fonctionnement interne de l’organisme, mais la totalité de
nos comportements humains. Totalité incluant l’organisation
de l’appareil psychique ; par extension, notre rapport au
monde, notre manière d’être à autrui, aux autres et à nous-
mêmes. Une telle « valeur d’individualité » construite dans
l’horizon de la maladie recoupe la « subjectivation » qu’elle
occasionne chez Canguilhem, en tant que le sujet malade se
ressaisit comme un être nouveau, distinct dans son agir
comme dans sa personnalité de celui qu’il était auparavant.
Merleau-Ponty comme Canguilhem conçoivent la notion de
« comportement » comme le fruit d’une refonte intégrale de
l’individualité : esprit et corps, si l’on ose dire. L’altération
n’est pas quantitative, mais bien qualitative. Non pas locale,
mais générale. Elle signifie non plus la ruine ou la
déliquescence d’un arrangement, mais bien la surrection
d’un arrangement nouveau.
La survenue de cet arrangement implique que la
physiologie, insuffisante en soi, soit complétée par la
psychologie. Ce qui pose véritablement le statut de la
médecine à la croisée des sciences sociales et biologiques. La
revisitation par Canguilhem des notions médicales
employées en physiologie pourrait donc être transférée à la
psychologie ; et la pathologie avisée de concert avec la
psychopathologie attenante, le somatique et le mental se
Les valeurs de la vie
242
laissant examiner dans un même acte diagnostic,
thérapeutique ou palliatif.
Conclusion
Au nombre des concepts revisités par Canguilhem dans
le courant de la seconde partie de son essai, nous avons donc
examiné celui de « normal » ou de « normalité », mis en
regard avec le dynamisme vital, tout à la fois dialogue avec
une extériorité, institution de valeurs et aptitude à imposer
des normes autant dans l’organisme que dans
l’environnement. « Normal », « normalité », dont l’antithèse
qu’est l’« anormalité » déploie tout l’éventail des différents
modes d’existence possibles, des différentes façons de vivre
ou « allures de la vie ». L’« état physiologique » est, pour sa
part, découvert paradoxalement comme le produit d’un
remodelage constant des normes biologiques en vue de
satisfaire aux fonctions biologiques vitales. Il peut en cela
s’identifier au concept d'« état sain » ou d’« état de santé »,
c'est à dire normatif relativement aux fluctuations,
altérations, dérèglements des milieux intérieurs et extérieurs.
L’« état pathologique » exprimerait à l’inverse la réduction
des normes de vie admises par le vivant. Ainsi la distinction
entre santé et maladie n'est-elle pas tant à établir d’après une
conception objectivante ou statistique de la normalité qu’en
fonction du degré de normativité. Il en ressort que le
normal et le pathologique échappent à la juridiction du
savoir objectif : « on ne dicte pas scientifiquement des
Les valeurs de la vie
243
normes à la vie »229. La vie dicte ses normes, promulgue ses
valeurs ; l’individu ressent, éprouve et d’après son vécu,
adjuge de son état de santé. Du patient ou du praticien, l’«
expert » (du lat. expertus, participe passé de experiri, « faire
l'essai de », dont dérivent aussi « expérience », «
expérimenter ») n’est pas toujours celui que l’on s’imagine…
Concluons sur ce jeu de redéfinitions auquel se livre
Canguilhem par une remarque ressortissant l’histoire des
idées. Bien que les deux auteurs composent en deux registres
différents, les nombreux recoupements qui se constatent
entre les œuvres de Nietzsche et la philosophie de
Canguilhem laissent entrevoir toute influence que le premier
a pu avoir sur le second. Le vitalisme de Canguilhem fait
fructifier un certain nombre de concepts nietzschéens, que
ce soit au regard de la définition de la pathologie, symptôme
de la vie déclinante, de la santé, aptitude à la création, ou de
la guérison dans son aspect tragique et de transformation, de
renaissance. Il n’est dès lors pas anodin de retrouver chez
Canguilhem les mêmes critiques que le penseur de Sils Maria
formulait en son temps à l’encontre du platonisme (et
notamment de la propension de cette école de pensée à
remiser dans les idées ou formes intelligibles la vérité
prototypique du monde sensible) ou du kantisme (et
notamment de son impératif catégorique, à prétention
229 G. Canguilhem, op. cit., p. 153.
Les valeurs de la vie
244
universelle230). La redéfinition par Canguilhem de la santé
comme « aptitude à être normatif » pourrait à cette enseigne
constituer une réfutation par la physiologie autant de
l’intangibilité de la « loi morale » kantienne que de
l’admission par les médecins idéalistes d’une référence
archétypale, quasi-platonicienne, unique et prescriptive de
l’état sain. La santé seule arrête ses normes. Des normes qui
dépendent des individus et ne sont jamais fixées de manière
définitive. Ce serait alors, au-delà de la fin de non-recevoir
adressée à ces deux penseurs, à une même tentative
d’inversion des valeurs que celle inaugurée par Nietzsche
230 « Comment a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif
catégorique de Kant met la vie en péril ? C'est l'instinct
théologique, et lui seul, qui a pris sa défense.... Une action à
laquelle l'instinct de la vie nous contraint, trouve dans le
plaisir qu'elle donne la preuve qu'elle est une action juste : et
ce nihiliste aux entrailles dogmatiquement chrétiennes a fait
du plaisir une objection... Qu'est ce qui détruit plus
rapidement que de travailler, de penser, de sentir sans
nécessité intérieure, sans un choix profondément personnel,
sans plaisir, comme un automate mû par le "devoir" ? C'est
tout bonnement la recette de la décadence, et même de
l'idiotie... Kant en est devenu idiot. Et c'était le
contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée passait –
et passe encore ! – pour le philosophe allemand par
excellence ! » (F. Nietzsche, L’Antéchrist (1888-1908), Paris,
éd. Gallimard, Folio Essais, 2006, p. 11).
Les valeurs de la vie
245
que se livrerait Canguilhem en réhabilitant la propension
normative de chaque individu231.
L’auteur, qui prétendait dans son introduction ne faire
qu’« intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes
des méthodes et des acquisitions de la médecine », semble en
ce sens accomplir précisément l’inverse ; à savoir intégrer au
regard médical quelques-unes des visions et conceptions
élaborées par la philosophie, en l’occurrence par la
philosophie de Nietzsche. Il participe en cela du « retour à la
terre » préconisé par ce dernier. En « désacralisant» les
normes physiologiques, Canguilhem montre qu’il n’y a pas
dans l’absolu de bonne ou de mauvaise normativité, qu’il faut
penser la norme « par-delà bien et mal ». Il n’y a pas de
modèle ou d’archétype de l’homme sain ; pas de valeurs
intangibles suspendues quelque part dans un ciel fixe des
idées – un ciel des idées fixes – et vers lesquelles il faudrait
tendre pour jouir de la santé ; seulement des normes relatives
à chaque individu en relation avec ces conditions de vie, des
normes à inventer dans le cheminement d’une existence – et
d’une médecine – qui n’a affaire qu’à des cas singuliers. L’«
état de santé » n’a ainsi de l’« état » que l’apparence. Il relève
231 « Que l’individu s’érige son propre idéal et en dérive sa
loi, ses joies et ses droits – voilà qui a été considéré jusqu’à
présent comme la plus monstrueuse de toutes les aberrations
humaines et comme l’idolâtrie en soi » (F. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. P. Wotling, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, L.
III, n°143.
Les valeurs de la vie
246
moins de l’apollonien que du dionysiaque, ressortit moins au
registre de l’être qu’à celui de l’agir, de l’acte, de l’acte
démiurgique.
À l’acception physiologique commune de la normalité
comme résultat indicatif de méthodes statistiques qui
établissent une moyenne au regard de laquelle jauger l’écart
que constitue le pathologique, George Canguilhem oppose
une normalité conçue dans la viabilité du rapport de
composition entretenu entre l’individu normatif et son
environnement. Ce rapport prend en compte le regard du
patient, sa spécificité, autant qu’il est comptable
d’évaluations axiologiques et d’enracinement culturel.
L’individu pensé comme subjectivité retrouve sa place
d’arbitre du normal et du pathologique ; lui seul est en
mesure de définir un critère du normal, celui de son normal
qui n’est pas réductible à un fait statistique. L’état
pathologique consiste en une diminution de la normativité,
mais c’est d’abord l’individu qui prend conscience de cette
diminution, qui en pâtit et se juge déficient ; et puis
seulement, dans la plupart des cas, qui sollicite un avis
médical : « C'est la vie elle-même et non le jugement médical
qui fait du normal biologique un concept de valeur, non un
concept de réalité statistique »232. Santé et maladie rendent
compte, en dernière analyse, de l’état optimal ou empêché
d’une normativité – capacité de l’organisme à faire varier ses
normes de vie – que le patient est seul à pouvoir évaluer.
232 G. Canguilhem, op. cit., p. 87.
Les valeurs de la vie
247
Cette nouvelle acception de la normalité implique de
repenser sous de nouveaux auspices les principaux concepts
de la médecine. Infléchissement théorique qui ne va pas sans
implications pratiques, en cela qu’il conduit à reconsidérer la
déontologie du soin. Canguilhem montre en effet que le
praticien doit « tenir compte de la dimension individuelle et
subjective de la maladie, de la conscience et de la sensation
du malade », en sorte que chaque patient soit reconnu dans
sa propre expérience de la pathologie. Si bien que le
diagnostic et la thérapeutique, intégrant désormais les trois
aspects de l’organique, du sensible et de l’intelligence,
permettent une meilleure connaissance de la maladie ainsi
qu’une meilleure prise en charge du malade.
Notons surtout que la conception de la maladie comme
étant l’opposé qualitatif de la santé, cette conception «
ontologique » que Canguilhem fait sienne pour l’opposer à
une approche positiviste qui dérive la pathologie de l’état
normal d’une manière purement quantitative ; cette
conception déteint sur la manière dont toute la discipline
doit être appréhendée. Aussi, lorsque « la maladie est tenue
pour un défaut ou pour un excédent, la thérapeutique
consiste dans une compensation » tandis que « lorsque la
maladie est tenue pour un mal [ou une contre-valeur], la
thérapeutique est donnée pour une revalorisation »233. Nous
assistons au déplacement du champ de la médecine, de ses
233 G. Canguilhem, op. cit., p. 207.
Les valeurs de la vie
248
pratiques et de sa terminologie, du registre technique au
registre moral. Ce déplacement est alors justifié en dernière
analyse par l’impossibilité pour le médecin de proposer une
détermination abstraite, universelle ou objective de la norme
vitale – celle-ci ne pouvant être évaluée à l’exclusion du
regard du malade.
A la question de savoir s'il peut y avoir une science du
normal et du pathologique, question introduisant toute la
seconde section de la thèse de Canguilhem, nous nous
voyons dès cet instant en mesure de répondre qu’à supposer
qu’une telle science existe, il ne saurait s’agir de la médecine
non plus que de la physiologie.
La médecine apparaît effectivement, au terme de cet
examen, ressortir davantage du registre de l’art, registre de la
technique, que de celui la science ou de la connaissance
proprement dite. La fin thérapeutique conserve une priorité
clinique et historique (la science étant d’abord issue d’un « se
sentir malade ») sur l’intérêt de connaissance, et la pratique
sa préséance sur la constitution de systèmes théoriques ;
c’est-à-dire sur le savoir constitué, toujours en vue de la
technique. Elle se caractérise par l’irruption de valeurs au
quotidien, de choix qui mettent en jeu des normes
d’évaluation ayant trait au regard que le médecin porte sur le
malade et sur la maladie. « Science du normal et du
pathologique », la physiologie ne saurait l’être davantage.
Cela en raison de son incapacité à ressaisir l’aspect qualitatif
et authentique de l’altérité pathologique. Sa référence au «
Les valeurs de la vie
249
type moyen » la conduit à interpréter la maladie comme le
fait d’une dérivation superlative ou dépressive des
phénomènes physiologiques normaux. Sa conception de la
guérison comme régression à l’innocence organique
témoigne de ce qu’elle méconnaît la singularité malade et la
pluralité des formes d’existence viables réalisées par le
concours des normes. Elle méconnaît la normativité vitale, la
souplesse du vivant ; ignore qu’il est autant d’abords que de
situations, autant d’approches que de sujets – précisément,
confond objet et sujet de connaissance. Quoi qu’il en soit
enfin de sa prétention à l’objectivité, la physiologie ne peut
qu’échouer à l’atteindre : elle également s’avère, à l’analyse,
sacrifier aux jugements de valeurs portées sur le vivant.
Ni médecine, ni physiologie, une éventuelle science du
vivant ne saurait se constituer que dans la complémentarité
du regard du médecin et du vécu de la maladie par le malade.
L’épistémologie des concepts inaugurée par Canguilhem ne
peut donc être hémiplégique, et se doit d’intégrer autant la
subjectivité souffrante que le caractère irréductible des cas.
Elle n’est pas tant une science qu’une discipline au confluent
de savoirs et pouvoirs hétéroclites, un point de rencontre
entre de multiples domaines pratiques et théoriques. S’il
devait y avoir une science du normal et du pathologique,
celle-ci serait par conséquent, avant toute chose, une
anthropologie clinique.
Les valeurs de la vie
250
L’essai sur Le normal et le pathologique nous avait
donc prévenus dans une première partie234 contre les risques
de méprises consécutifs au postulat de la continuité entre les
phénomènes relevant de la normalité et ceux relevant de la
pathologie, le principe de Broussais aboutissant à nier le fait
original, sui generis de la maladie. L’auteur avait ensuite tiré
les conséquences de ces analyses dans une seconde partie235,
s’élevant dorénavant contre la négation de l’individu
biologique et de sa subjectivité qu’entretenait la mise au jour
par hybris théorique d’une norme scientifique abstraite,
prétendant subsumer la multiplicité des cas sous l’empire
d’un « modèle » ne correspondant à rien. L’attention à l’art
médical, le dévoilement de l’expérience de la maladie vécue
par le malade et la reconnaissance de la normativité admise
comme caractéristique fondamentale du vivant biologique se
proposait alors comme une solution de continuité, offrant de
dépasser la réduction positiviste qui, censément, égare plus
qu’elle n’éclaire la pensée médicale depuis le XIXème siècle.
Ce nouveau paradigme du normal et du pathologique assigne
à la philosophie pour vocation de réconcilier les valeurs de la
vie avec les valeurs de la science qui tendaient à s’en écarter.
Il nécessite le dépassement du cadre strict de la science en
vue de la reconnaissance de la problématique humaine se
déployant dans tous les actes et discours médicaux. Ce qui ne
234 G. Canguilhem, op. cit., p. 13 sq. : « L'état pathologique
n'est-il qu'une modification quantitative de l'état normal ? ». 235 G. Canguilhem, op. cit., p. 91 sq. : « Y a-t-il des sciences
du normal et du pathologique ? ».
Les valeurs de la vie
251
peut être fait qu’à la faveur d’une réflexion sur les valeurs
représentées par le vivant – une philosophie de la vie.
Les valeurs de la vie
252
III. Le corps « échoué », social et biologique
A. ASPECTS DU RISQUE ET DE L’ERREUR
Une philosophie qui reconnaisse qu’un corps puisse
également « échouer ». Sans pour autant comprendre cet
échec comme contraire à la vie. Canguilhem introduit avec
ce paradoxe une subtilité supplémentaire dans l’ultime
développement de sa thèse, un déplacement qui va nous
amener à reconsidérer plus foncièrement encore le
fondement de la dichotomie entre santé et maladie sous son
abord classique. L’état de santé ne manifeste pas tant
l’absence de maladie que la capacité de l’organisme à
surmonter celle-ci. L’état de santé exprime le « pouvoir [de]
tomber malade et [de] s’en relever ; c’est un luxe biologique
»236. L’expérience du vivant inclut la maladie ; la maladie
pourrait – et doit – être considérée sous le rapport de ses
normes propres, expressions négatives de la normativité
vitale.
a. Le risque consubstantiel à la vie
L’expérience de la vie inclut la maladie. Une santé
parfaite et continuelle serait à ce titre une santé anormale.
236 G. Canguilhem, op. cit., p. 132.
Les valeurs de la vie
253
Or, dire que la santé parfaite n’existe pas, précise l’auteur,
n’est pas vider de sens le concept de santé ; seulement poser
que le concept de santé « n'est pas celui d'une existence, mais
d'une norme dont la fonction et la valeur est d'être mise en
rapport avec l'existence pour en susciter la modification »237.
Si la santé est bien cet idéal que valorise la vie en général,
celle-ci ne saurait être un ordre perpétuel, une manière
d’innocence, d’absence de trouble permanent et acquis pour
jamais. Le « silence des organes » que mentionnait Leriche ne
traduit pas nécessairement l’absence de maladie. Un
organisme peut être affecté de lésions et de perturbations qui
n’entravent pas ses fonctionnalités à court ou à moyen
terme. Un mélanome malin, un cancer à son premier stade
ou l’accumulation de dépôts graisseux dans les artères
peuvent demeurer longtemps imperceptibles à ceux dont
elles mettent la vie en danger. La perfection n’est pas de ce
monde. La vie témoigne, aux antipodes de l’ordre statique
que supposerait une santé parfaite, d’un effort permanent de
compromis, d’une tentative d’autorégulation ayant à charge
de composer avec les contraintes extérieures et les erreurs
internes. La vie n’est pas une assurance-santé. Elle manifeste
le succès, toujours précaire, d’un équilibre dynamique en
perpétuel sursis.
Le phénomène pathologique serait lui-même partie
prenante de cet équilibre : « La menace de la maladie est un
237 G. Canguilhem, op. cit., p. 41.
Les valeurs de la vie
254
des constituants de la santé »238. Nous avons vu avec Leriche
que la santé comme « silence des organes » ne serait qu’un
terme vide de sens sans la douleur – le « bruit » – pour nous
la révéler. L’auteur esquisse un pas supplémentaire et montre
que la maladie est plus encore l’épreuve de la santé.
L’épreuve au sens de « ce qui la menace », ce contre quoi elle
entre en lutte, mais également, de par cette lutte, « ce qui la
constate », sa preuve. La normativité vitale dans l’expérience
de la santé se révèle dans l’adversité. Le désir de vivre
n’apparaît jamais plus ardent que lorsque son auteur côtoie la
mort. C’est dire que la maladie, le risque, la précarisation
sont paradoxalement ce qui valorise la puissance d’être du
vivant. C’est par leur biais que le vivant se réalise. En eux
qu’il réalise ce qu’il y a de plus fondamental en lui. Par eux
qu’il s’actualise dans son effort pour perdurer, survivre,
accroître sa puissance d’agir. Ainsi pour Canguilhem «
l'organisme [chercherait] moins à se maintenir dans son état
et son milieu présents qu'à réaliser sa nature »239. L’auteur
renoue par cette formule avec les intuitions de Nietzsche.
Plus pertinente peut-être est la comparaison que nous
pourrions établir entre cette conception et celle mise en
exergue par le « matérialisme vitaliste » de Spinoza240 : «
l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être
238 G. Canguilhem, op. cit., p. 217. 239 G. Canguilhem, op. cit., p. 132. 240 G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Pais, Editions
de Minuit, Reprise, 2003.
Les valeurs de la vie
255
n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose »241.
Révélateur au sens photographique du terme, épreuve et
occasion, le risque ne saurait plus dès lors être pensé comme
l’irruption d’un phénomène strictement négatif qui ferait
pièce à l’état de santé : il participe de cet état, qu’il constitue
comme tel.
Que le risque soit constitutif de l’état de santé, c’est en
effet ce que laissent accroire les expériences les plus récentes
en matière d’immunologie, rendant les intuitions de
Canguilhem plus actuelles que jamais. Ainsi, les maladies
fréquentes qui se déclarent chez les nouveau-nés
s’expliqueraient moins par l’immaturité de leur système
immunitaire que par le relâchement partiel de ce dernier, le
temps que se développent les bactéries de sa flore intestinale.
Trois types de flores intestinales distinctes ont pu être
identifiés, similairement aux groupes sanguins, dont on
commence à relever les implications, autant en termes
d’évolution (de coévolution) que de santé générale. Le
paradigme de l’immunologie repose de plus en plus sur
l’analyse du « microbiome » humain. Pour ce qui nous
concerne, la découverte chez la souris d’un type particulier
de globules rouges inhibant partiellement les défenses de
l’immunité laisse à penser qu’existe bel et bien un
mécanisme d’atrophisation de ces dernières ; un mécanisme
visant à favoriser la colonisation de l’intestin par la flore
bactérienne sans susciter de réaction excessive. Le
241 B. de Spinoza, op. cit., L. III, prop. VII.
Les valeurs de la vie
256
développement des pathogènes est, en contrepartie, facilité.
Le risque apparaît donc incontournable, et son vécu, la
condition sine qua non de l’état de santé.
Vision hétérodoxe qui bat en brèche l’aspiration
contemporaine à la santé parfaite et sans accroc, celle
actuellement promue par l’industrie parapharmaceutique.
Une industrie diffusant un imaginaire de la « santé miracle »
idéalement articulée aux exigences de performance tous
azimuts requises dans nos sociétés de marché – ou quand la
société de consommation pactise avec le management de la
productivité. Il n’est ainsi pas anodin que la santé, définie par
Leriche et Canguilhem comme « silence des organes » soit
devenue, bien au-delà de ce que ce mutisme corporel
implique, « un état de bien-être » (définition de l’OMS). État
de sur-régime requérant pour se maintenir dans cette
« surabondance d’être » une gamme toujours plus étendue de
nouveaux produits marchands : des stimulants aux
compléments alimentaires, aux vitamines, en passant par les
minéraux, oligo-éléments, oméga 3, 6, 9, alicaments et autres
substances mirifiques, DA pour ne pas vieillir, viagra pour ne
pas faillir, etc. Symptomatique, à cet égard, le fait que
l’argument de vente le plus fréquent – et le plus efficace –
dans les supermarchés soit devenu un argument de santé («
riche en vitamine D », « aide à lutter contre le mauvais
cholestérol », « favorise la digestion », « repeuple la flore
intestinale », « renforce vos défenses naturelles », entre
autres convocations publicitaires de l’imaginaire de l’homme
augmenté.
Les valeurs de la vie
257
Une telle santé fait l’objet d’une pression sociale de plus
en plus accrue, devenant une norme dans un contexte de
plus en plus compétitif, quels que soient les domaines
concernés : travail, espace public ou vie privée. Cette
normativité rampante, cette pression à la performance
pourrait encore une fois se comparer à celle qui tend à taxer
de troubles mentaux ce qui n’était autrefois que le fait des
aléas psychologiques de l’existence : un deuil trop prolongé
devient une dépression, et doit être soigné afin que le salarié
puisse être rapidement réintégré dans le système de
production. Ainsi du reste. Nous y reviendrons. Contentons-
nous, pour l’heure, de suggérer combien la réflexion de
Canguilhem pourrait être propice à l’analyse des
phénomènes de notre époque.
La réflexion de Canguilhem prend donc à contrepied
cette nouvelle mythologie du « corps glorieux » et de son
eschatologie « médica-menteuse ». Il montre qu’il n’est de
santé acquise une fois pour toutes, et que la maladie, les
défaillances du corps (et du psychisme, s’il est jamais une «
santé mentale »), ne sont pas tant son « autre » radical que les
jalons d’un processus « normal » que la santé intègre autant
qu’elle les surmonte. La vie engage les organismes dans une
normativité où rien n’est joué d’avance. Un organisme sain
ne se définit pas par son absence d’exposition. Il suffirait
sinon d’aménager un environnement pasteurisé qui préserve
le corps contre les agents pathogènes. Les enfants-bulles
seraient alors – malgré ou en vertu des défaillances de leur
Les valeurs de la vie
258
système immunitaire – les mieux lotis en la matière. Un
organisme sain est au contraire un organisme capable d’«
affronter des risques »242. Un organisme capable de se
confronter à de l’inattendu, de surmonter l’épreuve et de
faire de l’obstacle une marche vers un nouveau
développement. Le principe de la vaccination offre une
illustration possible de cette dimension constitutive de
l’exposition au risque, en entraînant notre organisme à réagir
de manière spécifique à certaines agressions ; en arrêtant, à
l’issue d’un processus d’essais et d’erreurs, la bonne
calibration des anticorps capables de venir à bout des agents
pathogènes ; en exerçant les plasmatocytes à produire
rapidement ces anticorps en cas d’attaque réelle.
Tout se passe comme si le phénomène de stimulation
induit par le vaccin rendait raison de la formule de Nietzsche
« ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort »243. Il se pourrait
qu’inversement les allergies – ou certaines allergies –
résultent d’un manque de stimulation du système
immunitaire, qui élirait certaines substances comme menace
potentielle afin de s’« exercer » et de pallier la raréfaction des
antigènes qu’il ne trouve plus dans son milieu. Preuve que le
« devenir »244 permanent qui caractérise le vivant ne peut
242 G. Canguilhem, op. cit., p. 132. 243 F. Nietzsche, Crépuscule des idoles (1888), trad. P.
Wotling, Paris, Flammarion, 2005, Partie : « Maximes et
flèches », § 8, p. 122. 244 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
Les valeurs de la vie
259
faire abstraction d’une nécessaire part d’imprévisibilité. Le
défi de la maladie peut amener des organismes à prospecter
des possibilités inexplorées de la vie. Si bien que la maladie
deviendrait de ce fait l'« épreuve de la santé »245, et la santé
l’épreuve de la maladie. La maladie, le risque ou la menace
n’apparaissent plus alors comme des échecs de la santé, mais
comme des occasions pour le vivant humain de valoriser ses
propres normes.
b. L’erreur source de création et d’échec
Un adage éprouvé déplore que l’erreur soit humaine (« errare humanum est »). Assurément, pour Canguilhem ; mais
elle est bien au-delà d’humaine, elle est le propre du vivant.
Elle compose avec lui. De même, par conséquent, que la
maladie doit être envisagée en tant que phénomène normal
de l’existence, phénomène qui sera l’occasion de mettre en
évidence la labilité de la vie et sa capacité à adopter plusieurs
« allures », l’erreur doit être repensée non pas comme en
opposition avec le fonctionnement normal de l’organisme,
comme « accident », mais comme constitutive de ce
fonctionnement. L’erreur est véritablement participante de «
l’essence de la vie ». Elle est son propre distinctif. L’erreur est
en effet ce qui interdit d’analyser les formes du vivant par le
prisme exclusif de la logique déductive. Il n’y a pas d’erreur
des systèmes mécaniques. « Il n’y a pas de monstre
245 G. Canguilhem, op. cit., p. 216.
Les valeurs de la vie
260
mécanique »246. Il n’y a pas d’évolution des mécanismes. Pas
de hasard, de sélection, de compromis, de régénération, de
reproduction, de maladie, de guérison ni de santé. Et moins
encore de mort. Seulement une dégradation lente de la
machine, une corrosion ; une simple oxydation de ses
rouages, une perte d’énergie. Déperdition qui suit
inexorablement la pente de l’entropie. L’erreur témoigne
d’un hasard que la physique dénie à son objet (hors la
physique quantique – rien n’est moins sûr). Elle est aussi ce
qui confère à la vie son historicité. Autre manière de mettre
en évidence le caractère irréductible de la vie, celle-ci
réaffirmant – contre le mécanisme et ses variantes –
l’autonomie de la physiologie comme science. Persistance
d’un écart entre la logique pure et le vivant que même
François Jacob, en dépit de ce que l’intitulé de son œuvre247
pourrait laisser penser, tient pour irrésorbable : le vitalisme
n’est pas mort, même chez les biochimistes.
L’erreur est comprise analytiquement dans le concept
de vie. Idée que reprendra Foucault248 : « la vie – de là son
246 G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux »,
dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique
Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1992, p. 172. 247 F. Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité,
Paris, Gallimard, Tel, 1970. 248 P. Macherey, La force des normes : de Canguilhem à Foucault, Paris, La Fabrique éditions, 2009.
Les valeurs de la vie
261
caractère radical – c’est ce qui est capable d’erreur »249. Ce
fait de l’erreur du vivant objectivée de la manière la plus
criante par les échecs de l’organisme est en effet ce qui
permet de comprendre que les normes biologiques ne sont
pas uniquement la résultante logique d’un processus
déterminé de l’extérieur par des stimulations, mais le foyer
d’une spontanéité. Cette « possibilité d’erreur intrinsèque à la
vie »250 renvoie précisément chez Canguilhem à la notion de
labilité. Labilité qui est à Canguilhem ce que le
déterminisme était à Claude Bernard : un postulat, une idée
directrice ; savoir une hypothèse non démontrée mais
nécessaire pour escompter comprendre comment la vie
parvient à adopter de nouvelles allures pour s’adapter à son
environnement ainsi qu’à des irrégularités physiologiques
internes en limitant le risque de pathologie. Que celle-ci se
déclare néanmoins, et l’erreur (rétrospectivement) avisée
dans la sélection des normes à l’œuvre dans la maladie ne
fera que davantage prouver qu’elles ne peuvent être
entièrement dérivées de celles afférentes à l’état sain.
L’erreur témoigne de l’altérité, et non seulement de
l’altération, des phénomènes pathologiques au regard du
régime qui détermine pour le sujet la référence de la
normalité.
249 M. Foucault, « La vie : l'expérience et la science », dans
Dits et écrits, t. 4, Paris, Gallimard, 1994, p. 774-775. 250 M. Foucault, ibid.
Les valeurs de la vie
262
Critères de spécification de la vie, accusatrice de la
labilité et de la variabilité des normes, l’erreur pour être à
l’occasion source d’échec, peut également défendre et
préserver la vie. Les Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966) sont l’occasion pour
Canguilhem d’en appeler aux travaux de Sir Archibald
Garrod (1857-1938) mettant en évidence le statut ambivalent
des maladies génétiques. Le médecin britannique était connu
pour avoir développé dès 1809 le concept « d'erreurs innées
du métabolisme ». De telles erreurs, démontrait-il, n’étaient
pas si préjudiciables qu’elles ne se révèlent, exprimées dans
certains contextes, utiles à l’organisme. Il n’y a d’erreurs de
l’organisme – et donc d’« anomalies » génétiques – que
relatives à des situations qui les rendent telles, handicapantes
pour le sujet. Or il se fait parfois que ces mêmes erreurs se
révèlent en situation des auxiliaires en termes de santé et
d’adaptation, qu’elles constituent un avantage pour les
individus qui en sont affectés. Loin de lui nuire, elles
contribuent alors à la préservation de la vie :
Il arrive [...] qu'elles confèrent [les anomalies ou
les « erreurs génétiques »], dans certains contextes
écologiques, une certaine supériorité à ceux qu'il faut
alors appeler leurs bénéficiaires. Par exemple chez
l'homme, le déficit en glucose-6-phosphaie-
déshydrogénase n'a été diagnostiqué qu'à l'occasion de
médicaments antipaludéens (primaquine) administrés
à des populations de Noirs aux Etats-Unis. Or, selon le
Dr Henri Péquignot : "Quand on étudie comment a
Les valeurs de la vie
263
pu se maintenir dans la population noire une affection
enzymatique qui est une affection génétique, on
s'aperçoit que ces sujets se sont d'autant mieux
maintenus que les « malades » atteints de ce trouble
sont particulièrement résistants au paludisme. Leurs
ancêtres d'Afrique noire étaient des gens « normaux »
par rapport aux autres qui étaient inadaptés, puisqu'ils
résistaient au paludisme alors que les autres en
mouraient".251
Une autre illustration eût été celle de l’allèle S, allèle
responsable de l’anomalie à l’origine de l’anémie falciforme
(drépanocytose), recruté par la sélection en dépit des risques
vitaux qu’il fait courir à son porteur pour cette raison qu’il se
révèle une défense efficace contre la malaria (dysenterie),
d’origine infectieuse. Ce qui explique la fréquence
notoirement élevée de cet allèle sur le continent africain
(touchant certaines régions à raison d’un tiers de la
population) où le paludisme est également le plus présent.
Corrélation mettant à jour un mécanisme de polymorphisme
génétique équilibré entretenu par le fait imprévu que les
porteurs sains hétérozygotes (A/S) ou atteints de la
drépanocytose homozygotes (S/S) se trouve immunisés
contre les affections neurologiques mortelles du parasite.
Survivant aux épidémies, ils retransmettent leurs gènes.
Dans un cas comme dans l’autre, c’est une erreur qui a su
251 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 213.
Les valeurs de la vie
264
préserver la vie. Une erreur génétique qui, potentiellement
source d’échec, est également potentiellement ferment de
réussite adaptative. Les erreurs génétiques innées confirment
ainsi leur participation à l’élan de diversification des formes
du vivant, gage de leur pérennisation.
Mais la labilité, si elle permet effectivement la
prolificité et la diversification des allures de vie, l’adaptation
des organismes à leur milieu, ne peut aller sans une part
d’ombre. L’allèle à l’origine de la drépanocytose donne
également – bien que le fait ne soit pas systématique – la
drépanocytose. Canguilhem ne laisse pas d’insister sur les
diverses manifestations déprédatrices que peut prendre
l’erreur au sein des organismes. Rappelons qu’elle peut lui
être acquise, c’est-à-dire introduite de manière accidentelle
au cours de l’existence (exposition aux radiations,
ultraviolets, etc.) ; elle peut aussi lui être innée comme dans
les cas d’anomalies cités précédemment ou dans les cas de
malformation congénitale. L’auteur relève à ce propos le
glissement sémantique qui a conduit du concept d’« erreur
génétique » employé par dérivation au seul regard de la
rareté des maladies désignées par ce terme, à son emploi de
plus en plus systématique et qualifiant à mesure que la
science répertoriait de nouvelles pathologies innées ; tant et
si bien que l’erreur en question, initialement irrégularité de
fréquence, a fini par devenir une erreur par nature, une «
entité ontologique ». Ce qui ressemblait à une erreur au vu
de la norme statistique est devenu une aberration en soi. Si
en effet les organismes, en tant que doués de vie, témoignent
Les valeurs de la vie
265
d’une aptitude qui leur permet de composer avec une
relative souplesse malgré les variations de leur milieu
naturel, cette normativité opportuniste que Canguilhem
appelle « sagesse » n’en est pas moins offerte au risque du
« vice biochimique ». À savoir de l’« erreur pathologique »
détériorant la viabilité d’un phénotype en faisant irruption
dans la séquence des acides aminés. Dans la mesure où elle
affecte l’information du programme génétique, cette « erreur
radicale de l’organisme » peut être dite équivalente à ce que
recouvre l’« erreur logique » dans un système donné ou le «
malentendu » dans une conversation. Son analyse procède
d’une localisation au vivant biologique des outils
d’interprétation mis à disposition par Claude Shannon (1916-
2001) avec la théorie de l’information252.
La théorie de l’information conçoit l’information à la
manière de l’énergie se dissipant dans un système physique.
L’information, comme l’énergie, tend au sein d’un système
fermé vers l’état de distribution le plus isotropique et
homogène qui se puisse être. Il s’applique à l’information le
même principe qu’en thermodynamique, le principe
d’entropie. Or l’entropie induit la flèche du temps. La flèche
du temps induit pour elle le caractère irréversible des
événements. Ainsi de l’énergie, ainsi de la chaleur, ainsi de
l’ordre, ainsi de l’information, ainsi des événements affectant
252 C. Shannon, W. Weaver, A Mathematical Theory of Communications (1948), Chicago, University of Illinois
Press, 1949.
Les valeurs de la vie
266
cette information, ainsi des mutations ; ainsi, pour
Canguilhem, des événements pathologiques. L’erreur vitale,
la déviance génétique morbide, en conclut Canguilhem, peut
être aussi l’objet de compensations, de palliatifs mais ne peut
être remédiée de manière définitive.
Certaines techniques déjà en œuvre à l’heure actuelle
(ou tout au moins envisagées dans l’avenir proche) nous
invitent cependant à nuancer ce caractère irrémissible de
l’anomalie génétique que semble admettre Canguilhem. On
songe, entre autres, aux thérapies géniques – encore que ces
dernières, pour ce que nous en savons, « remplacent » plutôt
qu’elles ne « réparent » les fragments d’ADN endommagés.
On peut aussi penser, plus près de nous, aux greffes de
moelle épinière facilitées par les médicaments
immunosuppresseurs. Sans oublier les perspectives offertes
par le recours aux cellules souches (totipotente ou non-
différenciées) dans le cas des maladies neurodégénératives.
Bien que ces procédés ne consistent pas davantage à rendre
l’organisme à ses normes antérieures, mais bien encore une
fois à lui en imposer de nouvelles. À l’exclusion de ces
exceptions qui n’en sont donc peut-être pas, il n’est guère
concevable pour Canguilhem de « restaurer » ce qui a été
défait en matière génétique, de procéder à la manière dont
on pourrait désassembler un mécanisme en relisant en sens
inverse les instructions de la notice de montage. On ne peut
faire table rase de l’erreur génétique, même délétère.
Les valeurs de la vie
267
On ne peut la réparer. On ne peut la supprimer. On ne
peut, théoriquement parlant, qu’envisager des politiques qui
supprimeraient non pas les erreurs génétiques, mais les
individus porteurs de ces erreurs. Des politiques moralement
peu recommandables, alliant orthogénisme et eugénisme
dans un programme systématique de « réduction de la
diversité humaine » dont on a vu par le passé à quoi elles ont
conduit.
On peut se demander, en réactualisant cette réflexion,
si les pratiques de dépistage prénatal ou dans le cas des FIV,
de diagnostic préimplantatoire aboutissant à l’élimination
des embryons atteints ne participent pas d’une manière ou
d’une autre à cette « prophylaxie » du génotype. Au « faire-
mourir avant le laisser-naître ». On ne sait que trop, pour
coller à l’actualité, la part considérable des fonds levés à
l’occasion du téléthon qui servent à financer (par suite, à
orienter) les projets de la recherche dans une perspective
d’identification des marqueurs génétiques, en vue de
l’éradication préventive des embryons malades : « À l'origine
de ce rêve, il y a l'ambition généreuse d'épargner à des
vivants innocents et impuissants la charge atroce de
représenter les erreurs de la vie »253. Et sans doute aux
familles de ces « vivants innocents » la charge d’y faire face.
Ou à l’État, lorsqu’il y a lieu, de trop y sacrifier en dépenses
de santé. Le point de vue du chercheur de plus en plus pressé
d’obtenir des résultats rapides et exploitables et celui du
253 G. Canguilhem, op. cit., p. 212.
Les valeurs de la vie
268
comptable laissent alors peu de chances à celui du patient
« en devenir ». Que la contention organisée de l’erreur
génétique se réalise en amont ou en aval de la venue au
monde de ces individus, « à l'arrivée, avertit Canguilhem, on
trouve la police des gènes, couverte par la science des
généticiens » 254.
J. Gayon et D. Jacobi, dans leur ouvrage récemment
paru sur L’éternel retour de l’eugénisme, retracent
l’évolution des attitudes sociales manifestée au regard des
interruptions de grossesse, et la place inédite que joue
l’institution hospitalière dans ce nouveau contexte :
[Un effet remarquable] de la génétique médicale
est d’avoir confiné la résurgence contemporaine de la
question eugéniste dans le champ social des pratiques
biomédicales. On l’a dit et répété : c’est la
combinaison d’une série d’événements techniques
(amniocentèse, diagnostic prénatal, fécondation in
vitro, etc.) et d’une série d’événements juridiques
(légalisation de l’avortement dans divers pays) qui a
réactualisé la question eugénique. Or, ces deux séries
mènent droit à l’hôpital : l’avortement «
thérapeutique », comme son nom l’indique, est un
acte hospitalier ; les tests génétiques, la fécondation in
vitro, la sélection des embryons, sont des produits ou
des actes biomédicaux. La remarque est triviale mais
254 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
269
elle prend tout son sens si l’on compare ces pratiques
avec l’eugénisme d’avant guerre. L’appareil médical
ne lui était pas étranger, loin de là […]. Mais ce n’était
certainement pas l’unique appareil social impliqué.
Dans l’ancien eugénisme […], c’est fondamentalement
une politique de contrôle des mariages qui devait
assurer le succès du projet. Et lorsque l’appareil
médical intervenait, c’était comme expert et
exécutant d’une entreprise coercitive dont le but était
de modifier la descendance d’une population. Dans ce
qu’on appelle le nouvel eugénisme, l’hôpital joue un
autre rôle. Des individus viennent, qui se soucient de
leur propre capacité à faire face à des enfants
handicapés et à les élever dignement […]. Ce n’est pas
ici l’appareil médical – mandaté par l’autorité
politique – qui prend le contrôle de la société ; c’est au
contraire la société des hommes qui va vers l’hôpital,
et vient chercher réponse à des souffrances réelles ou
anticipées. Plutôt que de médicalisation, il vaudrait
mieux parler de clinicisation.255
Le meilleur des mondes est peut-être pavé de bonnes
intentions. Mais l’extermination à grande échelle de l’erreur
génétique, fût-elle possible, serait au-delà d’une catastrophe
sociale, une véritable bavure intellectuelle. Un total
255 J. Gayon, « Le mot "eugénisme" est-il encore d’actualité ? »
dans J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme,
Paris, PUF, 2006, p. 134-136.
Les valeurs de la vie
270
contresens au vu de la propriété même qui définit la vie : la
normativité. Anéantir l’erreur (considérée comme étant tout
ce qui s’écarte d’une norme culturellement valorisée) serait
restreindre dangereusement l’expression de la diversité des
normes biologiques, dont les allures pathologiques comme
les allures normales sont les principaux sièges. Une vie ainsi
réduite dans sa capacité d’écart diminuerait d’autant ses
facultés d’adaptation. Le brassage génétique, la variation, la
recombinaison ne jouerait plus leur rôle. La consanguinité à
l’échelle du village offre une parabole assez précise de ce
qu’une telle tentative de « canonisation » des figures de la vie
donnerait à l’échelle de l’espèce.
Ayant achevé d’examiner l’évolution du regard
idéologique porté sur l’idéal de l’homme et rappelé les
dangers liés aux tentatives de régulation des normes
biologiques par la norme politique, l’auteur reporte son
analyse des interprétations de l’anomalie physiologique sur
le plan de l’imaginaire social. Depuis Mendel et l’avènement
de la génétique, la perception du handicap ou de
l’inadaptation s’est vue profondément changée. Sous un
rapport plus strictement individuel, l’erreur innée, « source
d’échec », présente depuis pour son porteur une dimension
fortuite, aléatoire, qui la rend psychologiquement d’autant
plus difficile à accepter, et dès lors d’autant plus injustifiée
qu’elle ne peut plus être attachée à une éventuelle faute
morale dont elle serait la sanction immanente. L’erreur n’est
plus fonction d’un faire ou d’un agir. L’erreur n’est pas
commise en tant que telle par un sujet, non plus que
Les valeurs de la vie
271
l’expression d’une faute morale, d’une maladresse originelle
ou, comme en conviendrait les exégètes chrétiens, d’une «
erreur de genèse » : « La maladie n'est pas une chute que l'on
fait, une attaque à laquelle on cède, c'est un vice originaire
de forme macromoléculaire »256. Elle ne peut tout au plus
qu’être considérée que comme une différence, une manière
de « malentendu » qui ne serait imputable à rien ni à aucune
personne morale. Elle est une parole « qui ne renvoie à
aucune bouche, une écriture qui ne renvoie à aucune main.
Il n'y a donc pas de malveillance derrière la malfaçon »257.
Nulle malveillance ; nulle intention, donc aucun crime.
Ressortissant à une terminologie strictement «
descriptive » plutôt qu’« axiologique » ou « nosologique »
(double registre associé aux notions de « mal » et de «
maladies »), l’expression d’erreur génétique n’en est pas
moins lestée d’une pesanteur considérable. Précisément
parce qu’elle est sans raison, sans responsable. Parce qu’elle
frappe à l’aveugle. On peut ainsi soutenir, en accord avec
Canguilhem, qu’il « faut beaucoup de lucidité, jointe à un
grand courage, pour ne pas préférer une idée de la maladie
où quelque sentiment de culpabilité individuelle peut encore
trouver place à une explication de la maladie qui en
pulvérise et dissémine la causalité dans le génome familial,
dans un héritage que l'héritier ne peut refuser puisque
256 G. Canguilhem, op. cit., p. 210. 257 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
272
l'héritage et l'héritier ne font qu'un »258. Le dimorphisme, le
handicap, l’échec ne s’apparentent plus qu’à des irrégularités
de surface advenues par hasard au cours de la sélection
originaire des normes. Ils sont remis à parité avec les
différences viables qui constituent inversement autant de
succès adaptatifs. Inique, absurde au sens strict du terme,
l’erreur frappe à l’aveugle, et de ce fait, met en échec tout
discours de consolation ou de justification. Le « pourquoi »
de l’échec qui, jusqu’alors, facilitait dans une certaine mesure
son incorporation psychique, s’efface pour ne laisser au
patient que le « comment » de l’étiologie, muet sur la
question du sens. L’explication le cède à la définition. Tel est
le tribut de ce qu’Auguste Comte valorisait comme le passage
de l’état théologique à l’état positif.
La science dissipe sous ce rapport la croyance
rassurante, religieuse s’il en est, posant que la nature est elle
aussi soumise à un gouvernement moral, une justice
immanente. Le fait – qu’il nous faut accepter – est que la
même erreur qui permet la perpétuation des formes du
vivant peut aussi engendrer l’échec, sans que cet échec soit le
moins du monde porteur de significations éthiques. La
nature œuvre « par-delà bien et mal ». Nous retrouvons ici
chez Canguilhem une conception tragique de l’existence
proche de celle développée par Nietzsche. La maladie, le
handicap, les accidents, l’infirmité et même les erreurs de la
vie, les tares et atavismes peuvent être l’occasion d’une
258 G. Canguilhem, op. cit., p. 210-211.
Les valeurs de la vie
273
sublimation de l’individu. Il ne s’agit pas de nier ce qu’elles
comportent de négatif ; seulement de concevoir qu’elles
peuvent aussi participer à la germination de nouvelles «
allures de la vie ». Il n’est de handicap si lourd qu’il ne puisse
être l’opportunité d’un dépassement, de même que tout
événement chez Nietzsche peut avoir part à l’affirmation de
soi. Il serait vain de vouloir supprimer une souffrance à
terme inéluctable. Le « créateur », l’ « artiste », chez le
philosophe allemand, doit être à même de composer avec ;
ainsi seulement s’autorise-il à suivre la voie de son
accomplissement qui culmine dans le surhumain. Et c’est en
quoi le tragique nietzschéen, loin de confiner au désespoir,
au nihilisme, donne lieu à une éthique qui se résume dans la
redécouverte de l’amor fati. L’amor fati admet une
réconciliation possible de l’homme avec sa condition
terrestre, l’accueil de la réalité en ce qu’elle a de pire et de
meilleur. De même alors qu’il peut y avoir pour Nietzsche
épanouissement de l’homme supérieur qui au-delà
d’admettre, désire les événements tels qu’ils se présentent à
lui, le handicap et la souffrance peuvent conduire les
individus à d’autres formes d’épanouissement. L’infirmité, les
maladies congénitales ou génétiques ne peuvent en
conséquence être appréciées en termes d’« erreur » sans
induire un bouleversement philosophique majeur
concernant la manière dont le sujet éprouve sa condition et
son rapport à l’existence.
Redéployée sous des auspices plus théoriques, un tel
changement de perspective suppose d’envisager d’une tout
Les valeurs de la vie
274
autre manière les concepts de « normalité » et de « santé »,
ainsi que la pertinence de l’opposition entre la vie et ce qui
constitue son terme plutôt que son contraire : la mort. «
Gaston Bachelard, s’en ouvre Canguilhem, qui s'est beaucoup
intéressé aux valeurs sous leur forme cosmique ou populaire,
et à la valorisation selon les axes de l'imagination, a bien
aperçu que toute valeur doit être gagnée contre une
antivaleur »259. Quelle pourrait être l’antivaleur
correspondante à la valeur exaltée par la vie ? Assurément,
pour Canguilhem, celle de « monstruosité » serait un
candidat de bien meilleure facture que celui de « mort ».
Encore cette confrontation se doit-elle d’être tempérée : de
même que l’état pathologique fait apparaître l’état de santé
comme ce dont il se distingue, tout empêchement à la
vitalité résultant de l’erreur fait apparaître la valeur
malmenée par cet empêchement.
La figure suggestive du monstre se voit alors mobilisée
dans une perspective très différente de celle du Stagirite pour
qui elle est l’image de l’a-télès, de l’être inachevé, privée de
son télos. Le monstre, communément interprété dans une
perspective hylémorphiste comme témoignant de la «
résistance de la matière à la forme » – à savoir d’une forme
vivante inaccomplie ou avortée –, souligne bien plutôt chez
Canguilhem la puissance positive qu’a le vivant, en s’égarant,
de se réinventer. Loin d’en trahir la désertion, il est une
pierre de touche de la normativité vitale. Le monstre
259 G. Canguilhem, op. cit., p. 177.
Les valeurs de la vie
275
témoigne de l’éventualité pour une forme de vie de
développer un certain nombre d’anomalies plus ou moins
prononcées tout en restant possiblement viable – mais
diminué. Il ne peut donc, quoi qu’en pense Aristote, « rien
manquer à un vivant, si l'on veut bien admettre qu'il y a
mille et une façons de vivre ». L’être – vivant – se dit en
plusieurs sens. La vie est polymorphe, protéiforme, et ne
peut être enfermée dans des figures ou des essences
déterminées. Il n’est pas jusqu’à ses « ratés » qui ne fassent
ressortir son potentiel de créativité.
La vie témoigne d’une valeur de viabilité niée moins
par l’inerte (opposable au vivant) ou par la mort (opposable à
la naissance comme la fin à son commencement) que par la
déviance tératologique. Une forme d’infirmité qui restreint
ab origine les possibilités de la vie qui l’a rendu possible.
C’est donc, selon l’auteur, « la monstruosité et non pas la
mort qui est la contre-valeur vitale. La mort, c’est la menace
permanente et inconditionnelle de décomposition de
l’organisme, c’est la limitation par l’extérieur, la négation du
vivant par le non-vivant »260. En revanche, souligne-t-il, « la
monstruosité c’est la menace accidentelle et conditionnelle
d’inachèvement ou de distorsion dans la formation de la
forme, c’est la limitation par l’intérieur, la négation du
vivant par le non-viable »261. Le monstrueux n’est pas le
260 G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux »,
dans La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 171. 261 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
276
contraire du vital, l’antithèse du vivant, mais une dimension
de l’erreur qui, à la fois, l’avère et la dessert. Le monstre
affirme le vivant de manière négative – mais il l’affirme tout
de même, étant par sa différence même ce qui témoigne du «
décrochage » par l’organisme de la rectitude des lois
physiques déterministes.
Le vivant « rate » pour cette raison qu’il n’est pas
astreint à la réussite. L’échec est le tribut du risque, le risque
de tout risque. Le risque est donc non pas ce qui contredit,
mais bien ce qui structure et façonne le vivant. L’erreur est la
preuve négative de la possibilité qu’a le vivant de créer des
écarts, de s’émanciper des projections « standard » que font
de lui les physiologues et les statisticiens – platoniciens de
laboratoire. La perdition, la dispersion, la normativité
fructueuse ou défectueuse dont témoigne la vie rend compte
de sa plasticité. Elle dévoile l’égarement comme une errance
fondamentale, au cœur du dynamisme vital. La monstruosité
hypostasie l’un des versants de cette labilité, en attestant
d’une puissance normative si efficiente qu’en se réalisant,
elle se retourne contre elle-même.
La tentation est grande de mettre en parallèle la
tératologie comme expression paradoxale de la vitalité et,
d’autre part, les mécanismes qui conduisent les cellules
cancéreuses à refuser de s’autodétruire, à « croître et se
multiplier » au détriment du corps. « On peut mourir d’être
Les valeurs de la vie
277
immortel », écrivait Nietzsche en exergue de Zarathoustra262.
Une cellule tumorale n’est autre effectivement qu’une cellule
mutante, cellule porteuse d’erreur et dont le conatus intransigeant confirme de manière posthume, au fil des
avancées et découvertes les plus récentes, ce que Canguilhem
avait déjà compris : la vie n’est pas l’inverse de la mort, la vie
porte la mort en elle, l’échec témoigne de la vie.
La vie n’est pas l’inverse de la mort. Elle la comprend,
l’intègre ; elle s’en nourrit, biologiquement parlant. Chacune
des cellules somatiques participant au fonctionnement
normal d’un organisme complexe (multicellulaire) est «
programmée » génétiquement pour l’autolyse, « conçue »
pour s’auto-saborder de manière automatique passée une
certaine durée de temps. Ce phénomène, dénommé
« apoptose », permet le renouvellement à flux tendu des
tissus organiques263. Une image biologique de la notion
nietzschéenne de « destruction créatrice ». Il est un
mécanisme fondamental de l’histologie. En dépend le
« renouvellement », autant que la « formation », autant que
l’ « étiologie » des tissus organiques. La sculpture du vivant
est ainsi une sculpture qui articule la production et
l’annihilation de matière. C’est une sculpture qui commence
262 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), trad. G.
Blanquis, Paris, Garnier-Flammarion, 2005. 263 Cf. J.-C. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil, Points Sciences,
2003.
Les valeurs de la vie
278
dès les premiers mois, dès l’embryogenèse. Les organes
gourds de l’embryon sont rabotés de l’extérieur tout en étant
creusés de l’intérieur. La main, semblable à une palme,
s’effile et se profile par retraits successifs de matière
excédentaire. De la même manière que le sculpteur retire des
pans entiers de son bloc de marbre pour révéler, « actualiser
», ce qui est « en puissance » : son œuvre prisonnière d’un
sarcophage de pierre. L’auto-poïèse, la construction per se,
implique déjà le suicide cellulaire. Le terme de « suicide »
souligne par ailleurs la contingence d’un phénomène qui n’a
rien d’une fatalité. Une cellule simple, non liée à d’autres au
sein d’un réseau multicellulaire, peut voir son code dénaturé
sans pour autant « mourir ». La sénescence de nos cellules est
engendrée par le raccourcissement des télomères de division
en division, lui-même régi par certains gènes qui peuvent être inhibés.
Ils ne le sont pas ; ils pourraient l’être. Si donc les
télomères constitueront pour la plupart de nos cellules
différenciées des « horloges biologiques » (manières de
compte à rebours), beaucoup d’autres cellules telles que les
cellules souches ou les leucocytes (des globules blancs) ne
sont pas affectées de la même manière par ce décompte. Ce
qui revient à dire que, virtuellement parlant, nous sommes
chacun porteur d’une fraction d’immortalité264. Tout se passe
264 C'était déjà l'étincelle de divin, l’once de Zagreus mêlé
dans la chair des titans, que les orphiques voulaient placer en
l’homme ; l’infini du fini, le noûs immortel platonicien et
Les valeurs de la vie
279
comme si le règne du vivant était d’emblée dépositaire d’une
logistique holiste, sacrificielle, recrutée par la sélection pour
sa capacité à préserver (à reproduire) les entités complexes ;
comme si les organismes obéissaient d’instinct à une stratégie
de conservation qui sera bien plus tard théorisée en politique
sous l’égide de Bentham et le nom d’« utilitarisme » . C’est
aussi constater qu’en biologie autant qu’en politique, le
mécanisme sacrificiel est une nécessité dont on ne peut se
débarrasser d’un revers de main. Raison pourquoi, en fait de
meurtres historiques, nous observons des rites – des meurtres
symboliques265. La biologie renoue ici avec la politique en
empruntant son idéologie (ou sa mythologie) – fait sur lequel
Canguilhem n’a pas manqué de nous interpeller. Et de nous
alerter.
Certains mouvements transhumanistes et posthumains
déplorent que l’on ne travaille pas davantage dans les
laboratoires à retirer ces garde-fous de notre génome. Ce en
dépit des substantiels investissements consentis par Sergey
Brin, cofondateur de la société Google, et présentement
superviseur des projets du Google X Lab. Si l’immortalité de
la cellule tient à si peu de choses, pourquoi ne pas tenter le
tout pour le tout ; pourquoi ne pas tenter de « manipuler »
l’origine, peut-être, de l’intuition de l’âme comme cette
partie de l’homme qui survit à sa mort. Cf. E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997. 265 Cf. R. Girard, La violence le sacré, Paris, Fayard Pluriel,
2011.
Les valeurs de la vie
280
nos gènes pour sauvegarder au fil des divisions l’intégrité de
télomères ? Pour cette raison d’abord que nous sommes loin
de maîtriser les techniques afférentes et nécessaires à
l’obtention de tels résultats, bien que des tests prometteurs
aient pu être réalisés sur des souris de laboratoire. Ensuite
parce que cela n’empêcherait pas nos cellules de muter
(encore que les thérapies géniques permettent d’envisager
dans le futur une manière de « réparation » de l’ADN, par
remplacement des fragments altérés266) ; enfin, et nous le
disions, parce que le sacrifice est nécessaire à la sculpture, à
la maintenance et au renouvellement de nos tissus. Tout
corps, pour être viable, doit s’assurer du perpétuel
renouvellement de ses parties ; la renaissance des éléments
rend compte de la perpétuation de l’ensemble. Insistons-y :
rendre une cellule à l’immortalité de ses origines serait tout
simplement créer une cellule tumorale.
Les cellules tumorales, à l’inverse des cellules standards
qui se prêtent de bonne foi au jeu mortel de l’apoptose, sont
des cellules qui refusent l’échéance. Ce sont les éléments
obstinément « survivalistes » du corps, les éléments
pathologiques du tout qui refusent de mourir pour la
sauvegarde du tout. Les cellules tumorales, plutôt que de
faire leur temps et de céder la place, ne cessent de se
multiplier ; elles prolifèrent, mitose après mitose, deviennent
tumeurs, engendrent des métastases, s’aliènent le corps
266 L. Alexandre, La mort de la mort, Paris, JC Lattès, Essais et
documents, 2011.
Les valeurs de la vie
281
auquel elles appartiennent. Elles sont capables, pour piller
ses ressources et mieux proliférer, de faire dériver sur elles
des capillaires sanguins, voire de synthétiser elles-mêmes
leurs propres « coronaires ». Toutes les réserves énergétiques
du corps sont ainsi confisquées, vampirisées par l’hybris d’une faction. Pour faire image et relancer l’allégorie, le
cancer ne traduit rien d’autre en terrain politique que le
primat déprédateur d’une partie sur le tout. Le membre
participatif et collaboratif du corps devient son adversaire et,
par révolte auto-immune, signe son arrêt de mort. Nous
citions Nietzsche et son concept à consonance tragique de
« destruction créatrice ». Il faut donc voir ici que
l’immortalité contrainte de nos cellules ne ferait rien moins
que signifier la mort de l’organisme – par excès de vitalité.
L’échec vital, ainsi appréhendé sous la modalité de la
mutation, n’est donc pas contraire à la vie : il témoigne au
contraire, comme l’avait fait valoir l’auteur relativement à la
figure du monstre, de son amplitude normative et de son
dynamisme qui l’expose à son propre excès.
S’il faut encore une preuve que des cellules humaines
standards sont virtuellement capables d’immortalité, on la
trouvera sans mal dans tout laboratoire de recherche en
biologie sur la planète. La culture des cellules de la lignée «
HeLa » constitue en effet un secteur à part entière de
l’industrie médicale. Précieux sésame à prolifération rapide,
ces cellules tumorales ont pour insigne particularité d’être
employées depuis maintenant soixante-dix ans pour la
recherche et d’être toutes issues d’un seul et même donneur :
Les valeurs de la vie
282
Henrietta Lacks, décédée d’un cancer en 1951. D’où leur
appellation in memoriam : « He. La. ». Une autre de leurs
caractéristiques consiste en leur persévérance due à l’inter-
stimulation de deux gènes corrompus : l’un présent en l’état
dans le génome d'Henrietta, l’autre émané du papillomavirus
responsable de sa maladie. Le fait, pour ce qui nous
concerne, est que les cellules de la lignée HeLa nous offrent
incidemment le premier témoignage d’entités cellulaires
potentiellement impérissables d'origine humaine. Preuve
que la mort, preuve que le vieillissement, preuve que la
dégénérescence des cellules somatiques humaines, bien que
nécessaire à la survie de leur hôte, est tout sauf nécessaire à
leur propre survie.
L’erreur n’est pas toutefois recluse à l’échelle des
individus. Elle n’est pas propre aux organismes considérés à
l’exclusion des collectivités d’espèces qu’ils forment avec
leurs congénères. L’erreur est bel et bien ce qui témoigne,
sur un mode positif, de l’aptitude créatrice du vivant
biologique, sur un mode négatif, de la possibilité d’échec,
d’ « échouage » du vivant – pour restituer ici la métaphore
nautique employée par l’auteur. L’erreur qui s’insinue dans
le génome à la faveur de mutations imprévisibles, sinon
aléatoires (selon que l’on entende que le déterminisme est
intégral ou qu’il demeure une marge irréductible de
stochasticité), est bien ce qui rend compte de la labilité ; et
ce pour le meilleur (souplesse, adaptativité, enrichissement
des formes de la vie) comme pour le pire (cancers,
formations tératologiques, maladies orphelines). Mais elle est
Les valeurs de la vie
283
également, au-delà des individus, propitiatoire pour le vivant
en général. C’est en effet parce que la vie manque à se
reproduire à l’identique – parce que la vie ne bégaie jamais –
qu’elle donne naissance à des individus qui portent en eux la
clé de la survie de leur espèce. Un gène qui, s’exprimant dans
un milieu donné, confère à ces individus un avantage
adaptatif leur permettra éventuellement de composer avec ce
qui pour d’autres individus de la même espèce reste un
obstacle infranchissable. L’erreur n’est pas seulement ce qui
nous nuit ; c’est également ce qui nous conserve.
Darwin revisité grâce à la théorie de l’hérédité
inaugurée avec Mendel, allié aux découvertes de la génétique
(mutation, recombinaison, etc.) fait de la variabilité le
moteur de l’évolution. Ce qui chez Canguilhem s’exprime en
termes de « labilité », de « normativité », d’« erreur vitale
innée » prendra bientôt chez Jacques Monod l’allure du «
hasard » sanctionné par la « nécessité » de la sélection267.
Hasard, nécessité : le duo dialectique qui, de l’avis du
physiologue médecin nobélisé en 1965, rend compte du
dynamisme de la vie et de ses formes observables. Monod, il
faut le signaler, est loin toutefois de partager les conceptions
de Canguilhem relativement au vitalisme philosophique et à
sa pertinence pour la médecine. Si loin qu’il ne serait pas
pour peu dans sa désaffection auprès des scientifiques. Le
biologiste fut en effet, de pair avec François Jacob, l’un des
267 J. Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, Points
Essais, 1973.
Les valeurs de la vie
284
principaux vulgarisateurs de la notion de « programme
génétique ». Il concevait que, de la même manière que la
liberté chez Spinoza se réduisait à la méconnaissance de nos
déterminations, le vitalisme et sa « force vitale » n’était rien
moins que le provisoire « asile de l’ignorance » : « Il est
parfaitement vrai, s’en ouvrait-il, que le développement
embryonnaire est l’un des phénomènes les plus miraculeux
d’apparence de toute la biologie. Il est vrai aussi que ces
phénomènes, admirablement décrits par les embryologistes,
échappent encore, pour une large part (pour des raisons
techniques) à l’analyse génétique et biochimique qui seule,
de toute évidence, pourrait permettre d’en rendre compte.
L’attitude des vitalistes qui considèrent que les lois physiques
sont ou s’avéreront, en tous cas, insuffisantes à expliquer
l’embryogenèse ne se justifie donc pas par des connaissances
précises, par des observations finies, mais seulement par
notre actuelle ignorance »268. Et d’évidence, le
développement de la biochimie dont il fut également l’un
des acteurs de premier plan ne serait pas sans conséquence
sur la côte scientifique de cette option philosophique – bien
qu’à tout prendre, pour peu que l’on en appelle à la
démarcation posée par Canguilhem entre le point de vue de
la norme et le point de vue de la loi, ce développement ne lui
soit en rien attentatoire.
Abstraction faite de la reconnaissance du rôle
fondamental joué par l’erreur dans la diversification de la
268 J. Monod, op. cit., chap. II.
Les valeurs de la vie
285
vie, un point sur lequel Jacques Monod renoue toutefois avec
les intuitions de Canguilhem consiste dans le caractère
irréversible des modifications des normes (ou du matériel
génétique codant pour l’ARN qui, à son tour, répond de la
production des protéines269). Le second principe de la
thermodynamique irrigue la théorie de l’information, elle-
même projetée sur le terrain de la génétique pour aboutir à la
constatation qu’il est une historicité de la normativité. Nous
avons vu de quelle manière l’auteur en était arrivé à qualifier
le caractère irréversible des événements ayant fait irruption
dans l’expérience de la subjectivité malade comme « un fait
biologique fondamental »270 ; comment l’entrave que
constituaient ces événements pouvait, plutôt que de la
dégrader, déterminer la vie à inventer de nouvelles normes
et à se transformer ; comment la vie, faute d’un retour
possible à son état passé, se sublimait dans le devenir. Aussi,
pas plus que la guérison ne peut être un retour en arrière, les
processus biochimiques ne peuvent être rejoués en sens
inverse : « Il faut ajouter enfin, et ce point est d’une très
grande importance, que le mécanisme de la traduction est
strictement irréversible. Il n’est ni observé, ni d’ailleurs
concevable, que de "l’information" soit jamais transférée
269 Du grec ancien prôtos, « premier », « essentiel » ou de
l'anthroponyme « Protée », d'origine égyptienne (Prouti est
l'un des épithètes du pharaon), divinité marine doté de la
capacité de se transformer à volonté. 270 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 129.
Les valeurs de la vie
286
dans le sens inverse, c’est-à-dire de protéine à ADN. Cette
notion repose sur un ensemble d’observations si complètes et
si sûres, aujourd’hui, et ses conséquences en théorie de
l’évolution notamment, sont si importantes, qu’on doit la
considérer comme l’un des principes fondamentaux de la
biologie moderne »271. La vie, en d’autres termes, va toujours
de l’avant. Elle est une partition qui s’écrit en situation et se
déchiffre au jour le jour, mais ne se répète jamais. La
mutation propose, la sélection dispose, soutient le biologiste ;
mais la nature ne remonte jamais la flèche du temps : il n’y a
pas de violation locale des principes de dissipation de
l’énergie. Poser que la néguentropie vitale serait inversion de
l’entropie serait simplement commettre un contresens272.
Pour Canguilhem comme pour Monod, l’irréversible, le
tragique nietzschéen, est toujours l’occasion d’un
271 J. Monod, cité par C. Grimoult dans son Histoire de l'évolutionnisme en France (1945-1995), Genève-Paris,
Droz, 2000. 272 Mot-valise francisé résultant de la contraction des termes
negative et entropy, la « néguentropie » ou « entropie
négative » caractérise dans les domaines de la physique, de la
thermodynamique, de la théorie de l'information ou de la
cybernétique, l'évolution d'un système présentant un degré
croissant d'organisation. Système ouvert dont l'ordre – local
– n'est pas en infraction avec l'augmentation du désordre
global.
Cf. G. Cullmann, D. Papin, M. Kaufmann, Eléments de calcul informationnel, Paris, Albin Michel, 1960, p. 99.
Les valeurs de la vie
287
accroissement de puissance. La vie se définit par son
renouvellement sempiternel comptable des « erreurs » qui la
font évoluer ; que cesse ce renouveau, et l’inertie s’installe –
définition de la mort. Source de création, source d’échec,
l’erreur est toujours, ultimement, source de vie.
Source de vie pour les individus, pour les espèces,
vitalité du monde vivant, l’erreur est également vitalité de la
pensée du monde vivant. L’erreur n’est pas que l’erreur
biologique ; elle est aussi l’erreur en sciences, l’erreur
épistémologique, l’erreur qui scande régulièrement les
errements de la connaissance en train de se faire. Parce que
la connaissance n’est pas que le déroulement d’un «
programme de recherche » allant du moins au plus en
cumulant des découvertes. Si la labilité de la norme
biologique se conçoit à travers la succession des formes de
comportement, la vitalité de la science se jauge au diapason
de la multiplicité des solutions qu’elle invente pour se
constituer, se dépasser, pour surmonter ce qui lui fait
obstacle : l’erreur. Tout comme un même individu peut voir
se succéder en lui plusieurs régimes de normes en une seule
existence, plusieurs « allures » différant par nature, la science
témoigne d’une histoire faite de hiatus, d’impasses, de
resserrements, de libérations soudaines, d’errances, de «
styles de raisonnements » distincts273 ; elle consiste en une
273 L’expression « styles de raisonnement » (à distinguer de
celle de « style de pensée ») a été introduite à la suite de
Crombie par Ian Hacking, qui définit ceux-ci comme « the
Les valeurs de la vie
288
pluralité d’états de la connaissance (Foucault, plus largement,
parle d’« épistémê ») saturée de valeurs contextuelles,
allouées de préoccupations topiques, chaussées enfin de
lunettes spécifiques qui forgent des regards tout aussi
spécifiques. Une telle vision toute en ruptures et
discontinuités aurait sans doute beaucoup à voir avec celle
qu’allait théoriser, en 1962, le philosophe et historien des
sciences Thomas Samuel Kuhn à l’occasion de la parution de
son œuvre maîtresse, la Structure des révolutions scientifiques 274.
À telle enseigne qu’il serait envisageable jusqu’à un
certain point, de mieux comprendre certaines des thèses
majeures de Canguilhem à la lecture de Kuhn. Nous disons
bien « jusqu’à un certain point », et préciserons lequel.
Attardons-nous, dans l’intérim, sur l’épineuse question de ce
« discontinuisme épistémologique » qui semble traverser les
œuvres de Bachelard (notion de « rupture épistémologique
»), de Canguilhem et en dernière instance, de Kuhn.
Comment s’y manifeste-t-il ? Que signifie cette partition
qualitative des régimes de la science ? En quoi divorce-t-elle
d’avec le progressisme linéaire d’Auguste Comte ou d’avec
ways in which we know, find out and evolve skills of thinking, asking and investigating ». Cf. I. Hacking, «
Statistical language, statistical truth and statistical reason »,
dans E. McMullin, ed., The Social Dimensions of Science,
Notre Dame, 1992, p. 130-157. 274 T.S. Kuhn, op. cit.,
Les valeurs de la vie
289
les « fabrications » rétrospectives de l’unité d’une science
balistique et rectiligne telle qu’exposée dans ces manuels
que, déjà, dénonçait Duhem275 ?
Bien que parue en 1962, les principaux nœuds
théoriques de la proposition de Kuhn remontent à quinze
années auparavant. C’est en 1947 que le jeune homme,
étudiant ès physiques, trace les premiers linéaments de ce
qui serait appelé à devenir sa théorie de l’évolution des
sciences. De la matière de la discipline physique, Kuhn en
arrive à déporter son attention sur les ressorts de son
élaboration. De l’étude de l’état actuel et synchronique des
connaissances, il passe à l’examen de leur histoire. Un cycle
de conférences ayant pour thème les origines de la
mécanique au XVIIème siècle lui fournit l’occasion d’une
première contribution à ce projet de recherche. Les travaux
liminaires de Kuhn le conduisent à s'intéresser de près aux «
précurseurs » de Galilée et de Newton – et donc, de loin en
loin, à la physique aristotélicienne. À l’instar du commun des
historiens des sciences, le doctorant ne laissait alors pas de
concevoir la transition d’une physique à une autre comme
tributaire d’une logique d’accroissement des connaissances,
due en partie à un surcroît de précision acquis dans
l’instrumentation et à une complexification accrue des
275 P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2007.
Les valeurs de la vie
290
dispositifs d’expérimentation. Il s’agissait d’en savoir plus –
non pas encore d’en savoir autrement.
Or cette vision, Kuhn s’aperçoit qu’elle ne permet en
rien de rendre compte d’un basculement tel que celui de la
physique ancienne à la physique moderne. La physique
d’Aristote n’avait rien de commun avec celle de Newton. Pas
davantage dans ses méthodes que dans ses contenus, dans ses
approches et ses présupposés. Un tel modèle ne pouvait donc
constituer une matrice exploitable pour les travaux de
Newton, de Descartes ou de Galilée. Il aura donc fallu qu’ils
la rejettent et reprennent à la source une nouvelle
élaboration de la théorie des corps et des mouvements, assise
sur de nouveaux principes. Rejet de l’aristotélisme qui s’est
traduit par un certain retour aux conceptions platoniciennes
de l’unité, de la simplicité, et de l’essence mathématique du
monde.
Kuhn ne se contente pas de constater la nécessaire
rupture d’avec la mécanique classique qui exhibait la
condition de l’émergence de la physique moderne. Il se
demande encore comment, en dépit des observations, et
même d’évidence, la mécanique classique avait pu perdurer
aussi longtemps, et dominer la scène philosophique et
scientifique depuis l’Antiquité. Comment les vertus
d’investigateur d’un esprit polymathe aussi fécond que celui
du Stagirite avait-elle pu lui faire défaut ? Par quel mystère
les Grecs et les Latins dans leur sillage, avaient-ils pu frayer
une conception du monde aussi étrange, aussi radicalement
Les valeurs de la vie
291
distante de celle qui prévaut désormais ? C’est en tentant de
répondre à cette question que l’auteur entrevoit le caractère
incommensurable des « paradigmes » scientifiques. Il prend
le parti de rompre d’avec l’approche traditionnelle de
l’exégèse des textes scientifiques pour lire ceux-ci non plus à
l’aune de l’état contemporain des sciences, comme
témoignant d’une étape antérieure vouée à cet
accomplissement, mais en se replaçant dans leur contexte
d’élaboration. Ainsi réexposées à la lumière de leur époque,
les « erreurs d’Aristote » cessent d’apparaître comme des
aberrations. Elles s’avèrent au contraire les conséquences
logiques d’une vaste construction édifiée sur la base d’autres
valeurs, d’autres prémisses et d’autres intérêts. Construction
telle que les énoncés de Newton n’apparaîtraient pas moins
étranges aux yeux des physiciens de l’Antiquité, tout aussi
insolites. Tout ceci tient à ce que les « données
observationnelles » sont par avance lestées de théorie. Les «
faits » sont bien les mêmes ; leur interprétation ne l’est pas.
Or les faits bruts n’existent pas à l’exclusion de leur
interprétation. La perception est interprétation.
Considérer la « pertinence » originaire des théories
aristotéliciennes – puis scolastiques – de la nature exige ainsi
de l’épistémologue qu’il se défasse d’une conception du
monde en l’occurrence anachronique, et s’exerce à penser à
partir d’autres normes. Penser à partir d’autres normes, c’est
épouser un point de vue radicalement différent. Revisiter le
monde à la faveur d’un prisme hétérogène. C’est donc
changer sa perspective, de la même manière que l’on ne peut
Les valeurs de la vie
292
voir simultanément et le canard et le lapin de Wittgenstein
et de Gombrich. De la même manière, encore, que l’on ne
peut penser, selon Herder, entre les langage-mondes, mais
seulement chaque langage séparément, comme si chaque
langue était un monde à part entière, monade ou substance
close que l’on peut aviser que comme un tout. Ce
basculement de perspective qui voit le remplacement de la
mécanique classique par la physique moderne – Koyré
parlait de « révolution intellectuelle » –, Kuhn en conçoit
une première tentative de théorisation dans le courant
récent de la Gestalt psychology, ou « théorie de la forme »,
inaugurée par les travaux de Franz Brentano. Il en décèle
d'autres instanciations dans le discours de l’anthropologie
structuraliste, de la linguistique, de la sociologie, ou de la
philosophie.
L’historien des idées ne trouvera pas peu significatif
que ce soit lors essentiellement aux sciences humaines que
Kuhn ait fait appel pour étayer ses intuitions. Intuitions qu’il
applique à la constitution des sciences de la nature pour
aboutir à l’hypothèse de l’incommensurabilité des
paradigmes. Loin que ce soient les méthodes « scientifiques »
de la physique qui serve de modèle à la philosophie, c’est ici
des approches perspectivistes empruntées à celle-ci qui
servent d’horizon de compréhension à l’histoire de la
science. Il en ressort que le développement des
connaissances ne relève pas – ou bien pas uniquement – d’un
« processus » d’accrétion et de sédimentation du savoir, mais
traverse occasionnellement de véritables « révolution »
Les valeurs de la vie
293
rompant d’avec tout un imaginaire, toute une vision du
monde au sein duquel évoluait le scientifique. Préludent
ordinairement à ces révolutions une accumulation
d’anomalies – d’observations contradictoires avec les
prédictions du modèle cadre – qui finissent par détruire le
paradigme de l’intérieur. Les contours de la théorie ne
permettent plus de contenir la masse des phénomènes qui la
débordent. Une fois ces phénomènes perçus (ce qui ne va pas
de soi) la quête d’un nouveau paradigme occupera à la marge
une communauté de scientifiques de plus en plus
considérables, jusqu’à acter son adoption définitive. Fort de
cette découverte, Kuhn s’attèle à une étude systématique des
autres ruptures scientifiques dans la lignée de celles
incarnées par Boyle et Newton, Lavoisier et Dalton,
Boltzmann et Planck, ou enfin Copernic, à qui il consacre un
essai. La structure des révolutions scientifiques présente un
compendium de ces années de réflexion.
L’œuvre de Kuhn peut à bon droit être considérée
comme l’un des manifestes les plus éloquents d’une approche
novatrice de la phylogénétique des sciences. Approche qui
s'émancipe tout à la fois de la phénoménologie
(continentale) et de l'école analytique (anglo-saxonne) :
l'épistémologie historique. Prenant à contre-pied la
conception classique, cumulative et linéaire de l’élaboration
du savoir scientifique, Kuhn y met en exergue le caractère
discontinuiste de son évolution. À l’image rassurante d’une
chronologie lisse et significative, il substitue le mandala
complexe du labyrinthe, entremêlant passion et rationalité,
Les valeurs de la vie
294
syncope et dispersion, valeurs humaines et valeurs
scientifiques. La science n’est pas soluble dans une histoire
unique ; chaque nouveau paradigme commence une
nouvelle histoire ; chaque nouveau paradigme est une
révolution. Le socle d’un nouveau regard, et donc d’un
nouveau monde.
Comment a lieu ce nouveau monde, c’est ce que Kuhn
entend comprendre en développant une typologie des
régimes du « faire science ». La pratique scientifique se
répartit selon l’auteur en deux modalités de fonctionnement
: la science normale (normante et normative), et la science
extraordinaire. En temps ou en contexte de science normale,
une communauté majoritaire de scientifiques s’organise
autour d’une commune manière d’aborder un ensemble de
problèmes qui va focaliser leur attention : un paradigme. Ce
paradigme contient implicitement l’ensemble des problèmes,
approches, méthodes, concepts, valeurs considérés comme
légitime, et définit l’orientation générale des préoccupations
du groupe. Un groupe qui se consacre alors exclusivement à
la résolution des énigmes posées par ce même paradigme, au
sein du paradigme. La démarche du chercheur – lequel a déjà
en optique son résultat, et ne se contente plus que de
produire les hypothèses dont l’absence provisoire
hypothèque l’obtention de ce résultat – n’est donc plus
inductive (ainsi chez les positivistes), ni hypothético-
déductive (comme le voulait Popper). Elle consiste
principalement à faire entrer des phénomènes récalcitrants
dans des cellules prédéfinies. Quitte a parfois forcer l’entrée
Les valeurs de la vie
295
du cube dans le triangle. Les sciences, même expérimentales,
ne sont pas immunisées contre l’écueil de la pétition de
principe.
Il arrive cependant, à l’occasion, que certains cubes
résistent à ces mauvais traitements. Certaines énigmes – «
anomalies » – s’obstinent à frustrer les attentes des
physiciens tenants du paradigme de la science normale.
Encore faut-il que les physiciens intéressés ne soient pas
empêchés de constater les anomalies par leurs biais cognitifs.
L’auteur a bien conscience, pour s’être intéressé aux
découvertes récentes de la psychologie (il mentionne
l’expérience de Bruner et Postman), que les individus, même
de bonne volonté, pâtissent d’une cécité persévérante aux
phénomènes qui contreviennent à leurs présupposés. Les
scientifiques sont hommes avant que d’être scientifique et en
tant qu’homme, ils font de la métaphysique, ils perçoivent la
réalité avec les yeux de l’esprit. L’esprit élude l’anomalie
aussi longtemps que faire se peut. Un paradigme peut être
une ouverture sur certains des aspects de la réalité qui lui
sont éligibles, un outil heuristique aussi bien qu’une œillère.
Une fois la lumière faite sur les premières anomalies, la
mise au jour de leurs semblables épouse une courbe
d’évolution exponentielle. Scalaire. Tout se passe comme si
une bride intellectuelle avait été rompue. Les déficiences du
paradigme en exhibent les limites et, par voie de
conséquences, disent la nécessité de son dépassement. La
science connaît alors une période de crise dont elle ne peut
Les valeurs de la vie
296
sortir que par la mise en place d’un nouveau paradigme,
d’une nouvelle convention, d’une nouvelle base de
recherche et d’interprétation corrélative à l’abandon de
l’ancien paradigme. « Renversement » de l’« ancien régime » ;
établissement d’une nouvelle donne, d’une nouvelle «
normativité » : l’emploi par Kuhn de la notion de «
révolution » est probablement tout sauf hasardeux. «
Révolution », pour être à l’origine un terme issu de la science
astronomique, s’emploie en politique pour signifier un
changement de constitution. Les normes qui prévalaient
antérieurement sont renversées au profit d’un autre système,
indexé sur un nouveau « code ». Or il ne peut être, en
sciences non plus qu’en politique, de révolution sans
redistribution de pouvoir. Les précédentes autorités ayant
fait leur carrière et leur réputation sur l’ancien paradigme
doivent céder le pas pour laisser place à une nouvelle
génération de chercheurs, à de nouvelles idées – ce qu’elles
ne font bien souvent qu’à contrecœur. C’est en cela que les
périodes de « science extraordinaire » sont aussi des périodes
de crise pour le milieu. Période de troubles, de dissensions,
de tiraillements qui voient se déchirer les spécialistes plus ou
moins en phase avec leurs convictions. Deux groupes
s’agrègent le plus souvent, dont l’un tente coûte que coûte de
préserver le paradigme en place en dépit de ses insuffisances,
et l’autre de remplacer ce paradigme en s’appuyant sur ces
insuffisances. Il n’est pas rare, du reste, pour ce qui concerne
les partisans de la révolution, que plusieurs théories en lice
se revendiquent la légitimité à remplacer l’ancien système.
Les valeurs de la vie
297
Le choix d’opter pour l’un ou l’autre de ces modèles
concurrents et à la discrétion des scientifiques eux-mêmes.
Tous ne sont pas guidés par de purs intérêts de
recherche. Des considérations d’ordre bien plus
psychologiques, axiologiques ou affectives – voire matérielles
– compliquent la délibération. La rationalité des arguments
elle seule ne suffit pas à susciter les adhésions. La raison a
bon dos. Le cœur aussi a ses raisons ; et l’attachement à un tel
paradigme particulier, à une telle hypothèse particulière ne
relève pas de la géométrie. Beaucoup s’en faut. Et ce n’est
rien dire encore de la difficulté qu’il peut y avoir à porter des
jugements dans le langage de l’ancien modèle sur le modèle à
venir, c’est-à-dire en dehors du cadre de la « science normale
». Si les mêmes mots sont employés par les différents
groupes, il est en outre loin d’être sûr que ces différents
groupes y mettent le même contenu. Il y a de quoi douter
qu’il soit égal de penser la « matière » en termes de « masse »,
en termes d’« énergie » ou bien d’« information ». Les
quiproquos sont d’autant plus nombreux que les paradigmes
en construction ne disposent pas encore de leurs concepts
propres, mais seulement d’un proto-langage empruntant,
faute de mieux, à une terminologie inadaptée. Les séquences
de science extraordinaire prêtent volontiers à des dialogues
de sourds. Ce que l’historiographie académique autorisée,
lorsqu’elle daigne en faire cas, qualifie poliment de «
controverse scientifique ».
Les valeurs de la vie
298
Les controverses ont leurs vainqueurs. Kuhn note à ce
propos que la pastorale a plus souvent raison du camp
adverse que la pertinence des arguments mobilisés. Des
appuis hauts placés ne sont pas non plus à négliger, ni les
bourses de recherche sans poids dans la balance. L’analogie
avec la politique poursuit son cours, plus efficiente que la
corporation des sciences voudrait le laisser croire.
Canguilhem nuance quelque peu ce
perspectivisme/constructivisme selon lui trop expéditif, et
trop peu regardant à la logique interne des découvertes. La
thèse de Kuhn prête en effet à cette idée que deux individus
vivants à deux époques distinctes, usant chacun d’un
paradigme différent, vivent simplement dans deux mondes
différents. C'est cette proposition transparaissant en filigrane
dans La structure des révolutions scientifiques, qui permettra
à Feyerabend de déclarer dans Contre la méthode que « la
science est beaucoup plus proche du mythe qu’une
philosophie scientifique n’est prête à l’admettre ».
Il n’est pas inutile de relever, au renfort de ces
considérations, que l’auteur ne semble pas se contenter
d’envisager les paradigmes comme de simple système de
croyances en sursis, mais qu’il assigne encore à ces croyances
une nature religieuse. La science à son orthodoxie – le
paradigme de la science normale –, comme elle désigne ses
hérésies – les théories alternatives. Elle a ses dogmes et ses
adeptes, donne lieu à des mouvements de conversion ou à
des résistances. Elle a ses prêtres et ses mystiques, nourrit des
espérances et prescrit des comportements. Kuhn va jusqu’à
Les valeurs de la vie
299
émettre l’hypothèse que la fascination de Kepler pour l’astre
hélianthe l’aurait encouragé à adopter le système
copernicien. Bachelard faisait déjà valoir que la dilection des
alchimistes pour certains éléments a pu contribuer au
développement de la chimie, comme par ailleurs Newton
empruntait à la « magie naturelle » la notion d’« attraction
universelle ». Et l’auteur d’en conclure que la décision de
prendre fait et cause pour un système explicatif plutôt que
pour un autre « ne relève bien souvent que de la foi ». La
science qui se voulait éteinte et même aux antipodes de la
métaphysique se retrouve mise à parité avec celle-ci.
Quoiqu’ignorante de sa nature profonde, « cette formation
est étroite et rigide, plus sans doute que n'importe quelle
autre, à l'exception peut-être de la théologie orthodoxe »276.
Ainsi la résorption des crises se profile selon Kuhn
lorsqu’enfin l’un des groupes en concurrence parvient à «
convertir » les autres groupes à sa propre « chapelle ». Cette
conversion « persuade » la république des sciences d’adopter
une nouvelle manière de voir, de concevoir et de résoudre
les problèmes. Un effet d’emballement, presque de
mimétisme préside à cette investiture. En quoi les
composantes sociologiques d'une révolution scientifique ne
sont pas moins cruciales que ses ressorts scientifiques. Kuhn
substitue aux critères de validité traditionnelle des théories
une question d’ordre subjectif. C'est en effet principalement,
remarque-t-il, non sans cynisme, parce qu'un effectif
276 T.S. Kuhn, op. cit., p. 196.
Les valeurs de la vie
300
suffisant de spécialistes commence en la viabilité d’une
hypothèse que celle-ci acquiert le statut de science, et non
d’abord parce qu’elle est scientifique qu’elle obtient
l’adhésion des spécialistes. La masse fait droit. La norme
statistique devient, par glissement sémantique, axiologique et
prescriptive. Avec l’établissement du nouveau paradigme
s’engage alors la phase de stabilisation de la nouvelle théorie.
L’ère de la science normale est relancée et avec elle, l’activité
qui la caractérise : la solution ou la dissolution des énigmes
afférentes au nouveau paradigme.
Il apparaît, en dernier ressort, que chaque passage d’un
paradigme à l’autre suscite trois ordres de bouleversement.
Bouleversement, d’abord, de la perception du scientifique, de
sa « vision du monde ». Vision du monde qui nécessite pour
s’énoncer l’institution d’une nouvelle sémantique.
L’incommensurabilité des paradigmes est alors constatée à
nouveau l’hétéronomie des schémas de pensée qui en sont
tributaires. Bouleversement, ensuite, de l’organisation des
réseaux scientifiques, des hiérarchies et des autorités de la
corporation. L’obsolescence du paradigme abandonné remet
en cause l’allant et l’expertise de ceux qui jusqu’ici, ont bâti
leur réputation sur sa validité. Les professeurs les mieux
titrés se retrouvent à égalité avec leurs étudiants, apprenant
d’un même pas à penser d’une manière radicalement
nouvelle. Bouleversement, enfin, de la manière de
comprendre la manière dont s’élaborent les sciences. Les
théories ne procèdent pas uniformément non plus
qu’exclusivement de l’induction pure (laquelle est une
Les valeurs de la vie
301
fiction), non plus que par la suggestion d’hypothèses
réfutables corroborées par les observations. Elles sont en
grande partie le fruit d’une « convention » ; en quoi l’auteur
semble se rapprocher des conventionnalistes français du
début du XXème siècle, dans la lignée de Poincaré et de
Duhem. L’inductivisme de Hume, le positivisme de Comte,
l’empirisme logique des penseurs du Cercle de Vienne, le
réfutationnisme de Popper se voient alors battu en brèche au
nom d’une conception discontinuiste, externaliste,
contextualité et presque sociologisante de l’élaboration de la
connaissance scientifique.
La science acquiert dès lors inexorablement un
caractère « relativiste » sulfureux que Kuhn lui-même
s’efforcera plus tard, précisément, de « relativiser ». Ce, alors
même que l'on voulait la science, depuis Platon, relever de la
connaissance des essences fixes et des choses éternelles. Or,
ce relativisme qui paraît découler de la thèse de
l’incommensurabilité des paradigmes, l’auteur n’aura de
cesse qu’il ne s’en soit innocenté. Comment, effectivement,
tenir ensemble l’impossibilité de colliger deux systèmes
théoriques et l’éventualité d’un « progrès » scientifique ? L’on
ne progresse que par rapport à quelque chose – un « quelque
chose » qui doit se retrouver communément dans l’un et
l’autre des systèmes d’hypothèses. Une base de référence est
nécessaire pour être à même de confronter et d’évaluer de
paradigme. Si aucune aune n’est disponible, aucun critère
d’évaluation valable dans l’absolu, au nom de quoi s’autoriser
de l’idée que le passage d’un paradigme à l’autre marque une
Les valeurs de la vie
302
évolution, une plus-value de la connaissance ? Plus grave
encore : en décrivant l'histoire des sciences comme une
succession de paradigmes incommensurables dont l’adoption
le doit en grande partie à des enjeux sociologiques,
psychologique et passionnelle, l’épistémologie de Kuhn rend
plus que délicate la partition entre science et pseudoscience.
Restons sur cette caractéristique définitoire de la
démarche de Kuhn, consistant à mêler plus intimement que
jamais des considérations d’ordre historique et
parascientifique aux conceptions épistémologique du devenir
des sciences. Retenons aussi sa conception des théories se
succédant les unes aux autres comme témoignant de
paradigmes incommensurables, donc de ruptures qualitatives
entre les différentes époques de la science en perpétuelle
(r)évolution. Voilà qui semble également coïncider avec les
différents tropismes philosophiques que l’on retrouve,
mutatis mutandis, aussi bien sous la plume de Bachelard, que
sous celle de Koyré et de Canguilhem lui-même. Gardons-
nous cependant de pousser trop avant le parallèle, au regard
des modalités d’approche de la philosophie des sciences,
entre les positions de Canguilhem et celles promues par
Kuhn. Les relations entre l’épistémologie historique de
tradition française et la sociologie des sciences anglo-
saxonne sont loin d’être iréniques277. De nombreuses
277 Cf. A. Fagot-Largeault, C. Debru, M. Morange et H.-J.
Han, Philosophie et médecine. En hommage à Georges
Les valeurs de la vie
303
divergences appèrent à l’analyse qui nous dissuadent
d’assimiler de manière trop expéditive deux démarches
unique en leur genre. Ces dissensions concernent, entre
autres thématiques, la question du relativisme, des normes et
des critères de vérité. Canguilhem, en substance, regrette
que Kuhn « méconnaisse la rationalité proprement
scientifique » et contingente ses analyses « au niveau de la
psychologie sociale »278. Bruno Latour ne ménage guère, pour
sa gouverne, et les approches de Koyré, Bachelard et
Canguilhem, qu’il taxe de cultiver une manière polémique
d’« épistémologie de combat » rétive à la démocratisation de
la science279.
S’il faut donc reconnaître à Kuhn et à l’auteur des
positions communes, ces positions concerneront
principalement leur conception discontinuiste de l’histoire
des sciences. Les paradigmes scientifiques sont
qualitativement distincts, tout comme sont qualitativement
distinctes les allures de la vie. C’est dire qu’il n’y a pas plus
Canguilhem, Paris, Vrin, Histoire des Sciences - Études,
2008, p. 63. 278 G. Canguilhem, « Le rôle de l’épistémologie dans
l’historiographie scientifique contemporaine » (1976), dans
Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie,
Paris, Vrin, 1977, p. 23. 279 B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Paris, La découverte,
Armillaire, 1999.
Les valeurs de la vie
304
de graduations quantitatives dans le domaine de
l’épistémologie, entre les différentes époques de « science
normale » que dans le domaine de la santé, entre le « normal
sain » et le « normal pathologique » – « normal » en tant que
dépositaire de son propre système de normes ; « pathologique
» en tant que ces normes seront jugées plus restrictives que
celles du « normal sain » dont le malade conserve le souvenir
ou la représentation. En cela l’erreur épistémologique – de
même que la pathologie découvre la santé et valorise la vie –
affirme la vitalité de la science se survivant par sa capacité à
se remettre en cause.
Toute connaissance est émanée d’une vie qui
s’interroge : toute connaissance portant sur le vivant est donc
une auto-connaissance de la vie par elle-même. Le vitalisme
n’affirme rien autre chose, dont tout l’effort philosophique
concourt à rapprocher les valeurs de la science des valeurs de
la vie, la vie pensée de la vie pensante. La vie, nous apprend
Canguilhem, habite la connaissance comme elle habite les
organismes. Au nom de quoi l’erreur épistémologique ou
gnoséologique serait-elle investie d’un statut autre que celui
dont elle atteste au sein des organismes ? Si la nécessité
s’était faite jour de repenser l’erreur en biologie, combien
plus impérieuse doit être alors sa revisitation en sciences ? Ce
qui valait pour le vivant doit être reporté au niveau
supérieur qui est celui de la réflexivité du vivant par lui-
même – la biologie. Au-delà même de la biologie, un
amendement tel que celui de l’intension de l’erreur (de son
signifiant), de la valeur positive du risque dont procèdent les
Les valeurs de la vie
305
faillites autant que les succès de la normativité, doit encore
profiter à l’histoire des idées. Laquelle histoire, a montré
Canguilhem, se confond ultimement avec l’histoire des
hommes. Celle-ci est inextricablement liée à des problèmes
qui viennent à se poser aux sociétés, auxquels les sciences
s’efforcent de trouver des réponses adaptées. Si bien que le
discours scientifique, loin de s’inscrire dans une logique
incrémentale de découverte, se trouve manifester un
développement discontinu, comptable de postures
idéologiques infiniment variables. « Réfléchir les problèmes »
dans les différentes résolutions historiques qu'ils ont pu
recevoir suppose alors de prendre en compte la spécificité
des attentes témoignées par ceux qui les ont formulées à
chaque époque. Ce n’est qu’au prix de cette élucidation de la
part subjective, évaluative et contextuelle des théories que
peut se mettre en place une véritable épistémologie critique
des concepts scientifiques. Le cas de l’erreur est ici
paradigmatique.
Maints contresens ont leur raison dans une confusion
entre deux termes mobilisés à contre-emploi. Et Canguilhem
de faire un sort à celle qui voudrait faire de l’« erreur » en
biologie et comme par contamination, en épistémologie,
l’équivalent du « faux », du « controuvé », de l’« erroné ». Qui
dit erreur entend échec. Dénotation péjorative expliquant
sans surprise qu’elle soit en défaveur auprès des scientifiques.
L’erreur n’est pas « admise » ; elle est « commise ». On «
commet » une erreur comme on commet une « faute ». Elle
est aux sciences ce que le crime est aux lois. L’erreur
Les valeurs de la vie
306
détrompe et, loin d’instruire, elle révèle l’ignorance. Elle dit
une défaillance de la pensée, une malfaçon dans le système
des hypothèses. L’erreur, qui est humaine, ne devrait pas
avoir sa place en science ; et les manuels de science en font
d’ailleurs peu cas, qui recomposent communément la fiction
d’une histoire scientifique cumulative et linéaire plutôt que
discontinue et paradigmatique. La bonne méthode, comme
en atteste l’étymologie, trace un chemin censé nous
préserver de ses errements. Ainsi l’erreur, chargée
d’opprobre, est-elle bannie du discours scientifique plus
volontiers autocélébratif que résipiscent. Un regrettable
quiproquo que dénonce Canguilhem. Il est, bien au
contraire, tout à l’honneur de la science que de prendre acte
de ses erreurs passées. Ceci pour au moins trois raisons :
– D’une part parce que l’erreur ne possède pas le
caractère d’un absolu définitif. Un énoncé tenu pour inexact
à une époque donnée peut redevenir vrai dans un autre
contexte, selon qu’il sera retranscrit au sein de tel ou tel
paradigme, conçu dans telle ou telle « économie de la
connaissance ». Un théorème formulé à partir d’une quantité
restreinte d’observations pourra inversement se voir réfuté à
un stade ultérieur de développement de la technique, lorsque
de nouveaux champs de la réalité deviendront accessibles à
l’expérience. Ainsi la mécanique classique avorte dans sa
prétention à décrire la totalité de la réalité physique, toutes
échelles confondues. Elle n’en est pas moins vraie à son niveau, local, à condition de la considérer sous une mouture
relativiste comme l’un des cas particuliers d’instanciation des
Les valeurs de la vie
307
lois de la physique relativiste280. Newton a tort en général,
Newton a tort depuis 1905 ; raison à notre échelle, raison à
son époque. Les Éléments d’Euclide sont aussi tout à fait
valables, à la réserve près qu’ils ne s’appliquent jamais qu’à
une géométrie particulière comprise au point zéro
(intermédiaire) du spectre balayant la gamme des géométries
à courbure négative jusqu’aux géométries courbure positive.
Le cinquième postulat est vrai relativement ; il ne l’est pas
absolument. Il l’est provisoirement, il l’est en référence à la
géométrie d’Euclide. Citons en dernier lieu le modèle «
planétaire » de l’atome envisagé par Rutherford, que la
physique quantique aura tôt fait de réfuter – bien qu’il soit
toujours enseigné pour ses vertus « pédagogiques » et «
heuristiques » dans les programmes scolaires du secondaire.
C’est ce pourquoi les théories en science, de même que
les concepts et les méthodes mobilisées doivent être
remaniées en permanence pour s’adapter à leur objet et à
l’évolution des connaissances. De la même manière que les
constantes physiologiques et/ou sociologiques, aux yeux de
Canguilhem, cessent d’être des constantes au sens courant du
terme pour constituer des êtres dynamiques, des entités
ouvertes plutôt que des « boîtes noires », sans cesse
retravaillées dans l’horizon de la labilité. S’il y a jamais
stabilité, celle-ci ne peut concerner que le degré
280 Cf. P. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin,
coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005.
Les valeurs de la vie
308
d’adéquation entre les faits d’observation (pendant
épistémologique du milieu naturel) et le système de thèses et
d’hypothèses qui tentent de s’y adapter (pendant
épistémologique de l’organisme). Le parallèle nature/culture
est ici confirmé. Les processus que Canguilhem identifiait
comme étant ceux à l’œuvre dans les êtres biologiques
s’appliquent similairement aux êtres de raison. La science,
dans le procès de son élaboration, reflète la vie dont elle
émane. La science produit comme elle existe, agit,
transforme, échoue à l’occasion, triomphe provisoirement ;
elle juge et valorise. La science est habitée par une vitalité
qui ne permet plus de lire en elle un artifice pur et
désincarné. L’histoire des sciences que propose Canguilhem
dévoile le caractère essentiellement biodynamique de la
connaissance. Elle rend possible une revisitation démystifiée
de la connaissance dans son aspect le plus humain et
subjectif, tout comme elle rend compte de l’aspect humain et
subjectif des concepts médicaux.
– S’il faut encore prendre acte des erreurs de la science
– étant toujours des erreurs a posteriori –, ce n’est pas
seulement parce qu’elles n’en étaient pas a priori ; c’est
également de par la nature même des théories scientifiques.
Les théories ne sont pas la vérité, mais un système d’axiomes
et d’hypothèses toujours ouvert (théorème d’incomplétude)
ayant pour vocation de représenter (et non pas d’expliquer)
des faits d’observation. Les théories ne prétendent plus
depuis les premières heures du conventionnalisme épouser
les contours de la vérité. Les théories ne peuvent jamais être
Les valeurs de la vie
309
« avérées » par des observations ; seulement « corroborées »
par des observations dont une seule putative contredisant la
théorie, c’est-à-dire une « anomalie », suffit à réfuter la
théorie – ou l’une des hypothèses que l’on choisira de
sacrifier pour préserver le noyau dur de la théorie281.
281 Telle est la découverte épistémologique fondamentale que
P. Duhem applique aux théories physiques, reprise et élargie
par W.O Quine à l'ensemble de nos connaissances. Ce qu'il
est désormais convenu d'appeler la « thèse de Duhem-Quine
» ou « holisme de la confirmation » réfute ainsi toute
éventualité d'une « expérience cruciale » au sens où la
théorisait Bacon dans le Novum Organum. Plusieurs raisons
sont avancées qui battent en brèche le caractère déterminant
de cette expérience : (a) La première nous rappelle qu'un
« fait » dit « scientifique » est d'abord le produit d'une mesure
; il est un phénomène convoqué par l'expérimentateur et
dont la description elle seule implique tout un réseau de
théories connexes (de l'instrument, de l'optique, des
éléments perturbateurs, etc.). (b) Une théorie se voyant mise
à mal par un fait observationnel peut toujours s'adapter et
intégré l'anomalie, moyennant des aménagements à la
périphérie, tels que la modification d'une hypothèse
auxiliaire (que Popper le premier distingue des hypothèses
fondamentales) ou l'addition d'une hypothèse ad-hoc.
Chaque fois qu'une expérience prétend invalider l'un de ses
énoncés, le scientifique est mis dans la situation d'arbitrer
entre abandonner et conserver cet énoncé, qui tend sacrifier
un autre. (c) Il reste, ajoute Duhem, qu’afin qu'une
Les valeurs de la vie
310
Quoique le remplacement de l’hypothèse/des hypothèses ou
de la théorie battue en brèche ne sera véritablement acté
qu’en la présence d’un successeur assimilant l’anomalie, à
même de prendre la relève. Un successeur expliquant
autrement, différemment, avec plus d’amplitude, plus de
fécondité, avec un meilleur potentiel de prédictibilité, le
même ensemble de phénomènes282. Il en ressort que
expérience soit seulement susceptible de garantir ou
d’infirmer une hypothèse, il faudrait être à même de
recenser et de tester exhaustivement chacune des diverses
autres hypothèses explicatives auxquelles un phénomène
peut donner lieu ; en quoi l'on est jamais certain d'avoir
épuisé toutes les éventualités. Il en ressort que le scientifique
« ne peut jamais soumettre au contrôle de l'expérience une
hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble
d'hypothèses ; lorsque l'expérience est en désaccord avec ses
prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des
hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et
doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit
être changée » (P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2007, chapitre VII : « La déduction
mathématique et la théorie physique »). 282 Il n’est que de songer, pour nous remettre aux prises avec
l'esprit du temps, à la confrontation pour l’heure
insurmontable entre les lois de la mécanique quantique et
celles de la physique relativiste, inaptes à rendre compte de
certaines réalités comme les trous noirs ou l'avant-mur de
Les valeurs de la vie
311
l’histoire des sciences en général, et des sciences biologiques
spécifiquement, témoigne de ruptures affectant les contenus
autant que les contenants, les concepts autant que les
méthodes : « Les sciences de la vie, munies de leurs
techniques, sont devenues extrêmement évolutives, écrivait
Claude Debru, et nous mettent devant des phénomènes
nouveaux qui nécessitent une révision des catégories admises
»283. Dont acte. Sinon qu’« évolutives », elles l’ont toujours
été. Il n’est pas jusqu’à l’évolutionnisme de Darwin ;
précisément, la « théorie de l’évolution » qui ne soit elle-
même « évolutive », qui n’ait subi de profonds remaniements
Planck. Une impasse théorique que celle de la description
des « singularités physiques », dont seule une théorie
alternative ou englobante (tels que la théorie des cordes ou
que la théorie quantique à boucles), une « théorie quantique
de la gravitation » qualitativement distincte des précédentes
– soit une « nouvelle allure » de la science disposant d’un «
nouveau regard » sur les « rapports » qui s’établissent entre
les choses – pourrait nous extirper. Cf. W. Heisenberg, A.
Salam, P. Dirac, La grande unification : Vers une théorie des forces fondamentales, Paris, Seuil, Science ouverte, 1991 ; B.
Greene, La magie du Cosmos : L'espace, le temps, la réalité,
trad. C. Laroche, Paris, Folio, Folio essais, 2007. 283 Cl. Debru. Georges Canguilhem, science et non-science,
Editions Rue d'Ulm, 2004, Paris, 2004
Les valeurs de la vie
312
à la lumière des savoirs ultérieurs et des apports des autres
disciplines284.
C’est donc en qualité d’« épreuve » et non en termes de
« défaite » que l’erreur en sciences doit être analysée.
L’expérience traumatique induite par la pathologie avait déjà
permis de révéler la vie qui jusqu’alors, œuvrait
silencieusement dans l’innocence du corps : « La vie, observe
Canguilhem, ne s'élève à la conscience et à la science d'elle-
même que par l'inadaptation, l'échec et la douleur »285. La
maladie se voyait par là-même réinvestie d’une fonction
positive de dévoilement, attestant de l’effort par lequel tout
individu cherche à se développer ; elle témoignait de la
tendance axiologique qui porte tout être biologique à
préférer les normes qui valorisent le renforcement de sa
puissance d’agir. La double primauté de l’événement
pathologique sur le normal et du vécu sur le concept rendant
ainsi possible la réévaluation de la maladie, conçue non plus
comme simple nuisance à la vie, mais plus encore comme
manifestation paradoxale d’un authentique élan vital. De
même alors que la souffrance imposée par la maladie est ce
qui nous découvre la santé, l’erreur épistémologique est
l’occasion d’une remise en question de ce qui semblait aller
de soi – à savoir des méthodes autant que des contenus
284 A. Prochiantz (dir.), Darwin : 200 ans, Paris, Odile Jacob,
Sciences, 2010. 285 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 139.
Les valeurs de la vie
313
jusqu’alors impliqués dans la genèse des connaissances.
L’erreur invite à « rouvrir les problèmes » que l’usage
habituel, irréflexif, de concepts sclérosés avait tendance à
éluder. Elle est l’obstacle qui valorise le surgissement de
solutions inédites. Elle procure un savoir, fût-il un savoir
négatif : « l'erreur elle-même est instructive ; assurément,
s’en explique Canguilhem, elle révèle la signification
théorique d'une tentative et sans doute aussi les limites que
la tentative rencontre dans l'objet même auquel elle
s'applique »286. L’erreur renseigne sur les valeurs, sur la
pensée et l’impensé, sur les réflexes conditionnés de ceux qui
l’ont mûrie. C’est en les révélant qu’elle rend leur
dépassement possible. En cela l’erreur est toujours l’occasion
d’un nouveau développement. Plus fondamentalement,
l’erreur, sous la modalité de l’échec, est le premier moment
de la connaissance : « l'essor de la science suppose un
obstacle à l'action »287.
– La conséquence en est qu’une science refoulant ses
erreurs ou dédaignant en être susceptible serait incapable de
se surmonter. Elle serait une science figée, perdue dans la
contemplation d’elle-même tel Narcisse pétrifié ; science
condamnée à reconduire les mêmes erreurs qu’elle se refuse
à reconnaître. Ce qu’elle fut effectivement en France, à tout
le moins pour ce qui concerne l’enseignement de la
médecine, privilège exclusif des professeurs doctrinologues
286 G. Canguilhem, op. cit., p. 29. 287 G. Canguilhem, op. cit., p. 150.
Les valeurs de la vie
314
de la Sorbonne, plaçant leur discipline sous l’antique
patronage de Galien et d’Hippocrate. Médecins de chaire, de
diagnostic et de prescription, plus intéressés à la
reproduction abstraite des canons antérieurs qu’à la pratique
et aux opérations concrètes, laissées aux chirurgiens288 et aux
barbiers de village jusqu’à la Renaissance, jusqu’à Vésale,
jusqu’à Ambroise Paré289. L’erreur ne peut en effet se révéler
au praticien que dans l’épreuve du contrôle expérimental. Ce
qui a durablement manqué à l’Occident médiéval. De même
288 Du gc. kheir, « mains » et ergon, « travail ». Les médecins
prescripteurs sont longtemps demeurés des clercs ; or, les
chrétiens au Moyen Âge avaient appris par les Croisades
combien « Ecclesia abhorret a sanguine » : « l'Église a horreur
du sang ». 289 L’idéal de « contemplation » primat jusqu'à la Renaissance
; en politique jusqu'à l'œuvre de Machiavel et en astronomie
jusqu'aux expérimentations de Galilée sur celui d'« efficacité
».
Qu'on se rappelle seulement la déception d’Ambroise Paré,
qui s'était présenté à la Sorbonne dans l’intention de
confronter les médecins de Paris au spectacle édifiant d’un
corps disséqué dans les formes. Paré leur fit valoir – et voir –
que l'anatomie réelle d'un homme avait peu de choses à voir
avec les descriptions qu'en faisait Hippocrate. Il s'entendit
répondre que dans l'intervalle entre Hippocrate et sa
démonstration, le corps humain s'était à l'évidence
métamorphosé. Sôzein ta phainomena : si tel est le mode
ordre, alors l’honneur est sauf…
Les valeurs de la vie
315
que la vie expose au risque, la possibilité de l’erreur en
science doit constituer la pierre de touche de son état de
santé. L’auteur renoue par cette affirmation paradoxale avec
le principe bachelardien posant qu’une science se distingue
d’une non-science, d’un dogme ou d’un système
métaphysique, non pas par son contenu, ni même par sa
méthode – toutes deux évolutives ; mais par la possibilité
qu’elle laisse de voir ces énoncés mis à l’épreuve et contredits
par le constat d’anomalie. Nous retrouvons, formulé
autrement, le critère de démarcation proposé par Popper
dans sa Logique de la découverte scientifique (1934)290 : celui
du test de « réfutabilité »291. L’erreur, loin de lui contester sa
légitimité, valide le statut scientifique d’un système
d’hypothèses.
Les théories ne sont donc pas vraies dans l’absolu. Les
credo seuls le sont. Quant à l’erreur – ici l’anomalie – elle est
ce qui, s’accumulant jusqu’à atteindre une proportion
critique, précipite l’éclatement du paradigme déficient et
l’avènement consécutif d’une nouvelle science. L’ancienne «
allure » le cède à une nouvelle « allure » de la pensée.
L’erreur, et c’est bien là ce que démontre Canguilhem, n’est
rien de moins que le moteur des sciences, le ressort caché de
290 K.R. Popper, La logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung) (1934), pref. J. Monod, trad. N.
Thyssen-Rutten, P. Devaux, Payot, Bibliothèque
scientifique, 2007. 291 À préférer à l'anglicisme malheureux de « falsifiabilité ».
Les valeurs de la vie
316
leur dynamisme. Bachelard ne l’entendait pas autrement, qui
affirmait que « l'esprit scientifique se [constitue] comme un
ensemble d'erreurs rectifiées [:] pas de vérité sans erreur
rectifiée »292. L’erreur témoigne de la vitalité de la
connaissance qui, à l’instar des organismes, œuvre à son
accroissement. Le système rationnel que forment les théories
paraît en cette matière mu par une « volonté de savoir » peu
ou prou comparable à ce que serait la « volonté de puissance
» des systèmes biologiques. L’erreur est le catalyseur de cet
élan. De la même façon que la non-reproduction des normes
antérieures permet l’adaptation du vivant biologique à son
milieu, l’erreur assume le rôle de « thermomètre
épistémologique » objectivant la présence d’un problème
dans le rapport des sciences à leur objet. Rapport perçu
comme inapproprié, à l’origine d’un questionnement qui
trouvera son aboutissement dans une réforme de la théorie –
dans l’émergence d’une nouvelle « allure » de la théorie,
récipiendaire de nouvelles normes de régulation. Et donc,
par voie de conséquence, dans un surcroît d’efficacité
pratique. De l’erreur biologique à l’erreur gnoséologique, il
n’y a de distinction que celle qui les réfère à leur champ
propre. N’était cette distinction, « il n'y [aurait] pas de
différence entre l'erreur de la vie et l'erreur de la pensée,
entre l'erreur de l'information informante et l'erreur de
292 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris,
Vrin, 1980, chap. XII : « Objectivité scientifique et
Psychanalyse », p. 239.
Les valeurs de la vie
317
l'information informée »293. L’erreur est à comprendre dans
le prolongement de la vie. L’erreur ne fait pas entrave au
dynamisme de la science ; plutôt, l’erreur est l’élément
moteur de l’élaboration de la science. Elle soutient son
activité et participe de sa définition, tout comme la
normativité a pu être posée comme critère du vivant et
témoignage de son dynamisme. L’erreur – toujours féconde –
est l’aiguillon de la connaissance.
Le cheminement asymptotique des sciences, œuvrant à
faire coïncider le discours théorique avec les faits
d’observation, n’est donc pas linéaire ; et encore moins tracé
d’avance. Marqué de crise et de remises en cause, il porte les
stigmates de ses échecs passés et des im-passes qu’il a su dé-
passer. La rectitude des sciences apparaît à ce titre comme
une reconstruction rétrospective tenant du préjugé qu’il y
aurait « continuité » et « progression » par incréments dans
l’élaboration des connaissances. Rien n’est moins vrai. Et
Canguilhem de reverser cette illusion au compte du même
précepte qui faisait accroire à la médecine positiviste en la
continuité quantitative des phénomènes normaux et de leurs
« équivalents » pathologiques. Le principe de Broussais,
investissant chez Comte la biologie autant que la sociologie,
ne pouvait pas manquer de structurer similairement sa
conception du développement des sciences. Ni donc sa
conception de l’erreur – autre erreur s’il en est. Erreur contre
293 G. Canguilhem, op. cit., p. 209.
Les valeurs de la vie
318
laquelle l’Essai de Canguilhem s’élève comme une machine
de guerre.
c. Normes sociales et biologiques
Le normal et le pathologique reprend sous un titre
abrégé, et augmentée d’un apostille, la thèse de Canguilhem,
présentée en 1943 dans le cadre de son doctorat de
médecine. Si la matière est médicale, le traitement que lui
impose l’auteur déborde largement toutefois le domaine
strict de la médecine. Il y intègre une dimension
épistémologique et historique, une réflexion philosophique
sur les concepts élucidés et leur charge idéologique latente,
anticipant par de nombreux aspects les travaux «
archéologiques » auxquels se livrera Foucault.
Mettre au jour l’influence de l’idéologie, donc de la
subjectivité, au cœur des sciences dont le propos se construit
tout entier autour de la fiction de l’objectivité, c’est avant
tout se demander comment des normes sociales – se
réclamant ou non d’une caution scientifique – peuvent
composer avec la normativité vitale proprement dite. La
norme sociale est contraignante ; la norme biologique est
créative. La norme biologique est personnelle ; la norme
sociale est collective. Et néanmoins, la norme sociale n’en est
pas moins que la norme biologique une élaboration de la vie :
l’instrument politique par lequel le vivant aménage son
milieu. Force est de constater que cette élaboration peut
Les valeurs de la vie
319
également pâtir d’une forme de pathologie, restreignant la
puissance d’agir de l’ensemble du corps social. Émerge alors
une nouvelle problématique, interrogeant la compatibilité
des normes sociales aux prises avec la normativité
individuelle. Comment penser l’emprise qu’exercent les
premières sur la seconde ? Et la déprise – à supposer qu’elle
soit possible – de celles-ci sur celle-là – ; soit l’émancipation
? Deux solutions se profilent, propres à mettre en valeur les
divergences qui départissent, en dépit de cette commune
préoccupation, la pensée de Foucault de celle de Canguilhem
:
– Canguilhem envisage la possibilité d’une philosophie
de la vie proche, par certains égards, de celle de Nietzsche et
de Bergson. Philosophie qui saurait unifier sous elle normes
sociales et biologiques – les normes sociales venant, en
quelque sorte, suppléer aux normes biologiques. Il ressaisit
déjà sous la norme sociale une normativité vitale à l’œuvre,
toujours grevée de son risque d’erreurs, d’échecs ; mais
également dépositaire d’une capacité à se redéfinir sans
cesse. La vie fait pièce à ses anti-valeurs ; et il n’est rien de ce
qui la bouleverse qui ne puisse être l’occasion d’un nouveau
développement. Les normes sociales ne sont pas vouées à
contraindre la vie. La vie qui les inspire ne sera jamais si
diminuée qu’elle ne puisse composer de nouveaux
arrangements.
– Moins optimiste est la vision de Foucault, pour qui
normes sociales et biologiques semblent irrémédiablement
Les valeurs de la vie
320
posées en porte-à-faux (position assouplie dans ses Dits et Écrits de la dernière période, consacrés à la subjectivation294).
Les appareils d’État exerceraient sur les individus un pouvoir
de coercition suffisamment déprédateur pour exténuer le
caractère foncièrement créatif de la vie qu’ils portent en eux.
Les normes sociales et les institutions participeraient de la
neutralisation de la normativité vitale, aboutissant à
empêcher l’apparition de formes ou de modèles de vie
alternatifs. La part de l’invention se voit ainsi réduite à rien
ou à si peu qu’elle paraît condamnée à un rôle auxiliaire
d’exutoire temporaire (fête, carnaval, etc.), une fonction de
subversion dûment ritualisée et encadrée, œuvrant encore –
et paradoxalement – à consacrer la conjoncture des rapports
de pouvoir. Rapports qu’intériorise, traduit et répercute
l’institution de nouveaux savoirs par la transformation du
regard porté sur la réalité.
Des divergences qui n’effacent pas des recoupements
aussi bien thématiques que méthodologiques réconciliant ces
deux auteurs sur l’essentiel. Comme le notait à cet égard
Pierre Macherey dans une étude portant sur les
transformations de la notion de norme dans le contexte de sa
transmission de l’inspirateur à son élève, « si Foucault et
Canguilhem ont tous deux accordé une extrême importance
aux interrelations du biologique et du social [...], on peut dire
que c'est le naturel [...] qui a donné son pôle principal à la
294 M. Foucault, Dits et Écrits, tome I (1954-1975) et II
(1976-1988), Paris, Gallimard, Quarto, 2001.
Les valeurs de la vie
321
réflexion de Canguilhem, alors que pour Foucault, celui-ci a
été constitué par le culturel et par le social, ce qui les a
amenés à effectuer [...] des parcours de sens inverses,
destinés par là-même à se rencontrer »295. Se rencontrer ; et
ce d’abord sur leur choix atypique, rompant d’avec la
tradition moderne, d’entreprendre un travail philosophique
à partir de corpus et de matières ne relevant pas directement
de la philosophie. Ensuite et plus encore, sur l’importance
que l’un et l’autre accordent dans leurs investigations au
processus de constitution des formes du savoir, soulignant
par là-même l’importance décisive de l’analyse historique.
Nous ne pouvons effectivement qu’être frappés par
l’intérêt que porte Canguilhem à l’émergence de nouveaux
regards et de nouveaux savoirs, comme en témoigne
l’intitulé de certaines de ses études, telles que « Pathologie et
physiologie de la thyroïde au XIXème siècle » ou « La
formation du concept de régulation au XVIIIème et XIXème
siècles ». Cette attention portée à la genèse et aux
transformations des connaissances a tout à voir avec une
conception particulière de la philosophie des sciences qui
donnerait lieu quelques années plus tard à la sociologie des
sciences. Une conception typique du XXème siècle qui se
construit en France en marge des écoles analytiques
anglaises, herméneutiques allemandes ou pragmatiques
américaines, et dont l’auteur fait de Bachelard un précurseur
295 P. Macherey, La force des normes : de Canguilhem à Foucault, Paris, La Fabrique éditions, 2009, p. 11.
Les valeurs de la vie
322
: « il est à peine besoin de dire qu’en liant aussi étroitement
le développement de l’épistémologie à l’élaboration d’études
historiques nous nous inspirons de l’enseignement de Gaston
Bachelard », reconnaît-il dans Idéologie et Rationalité 296. Et
pour cause, renchérit Canguilhem, « à bien regarder,
l’épistémologie n’a jamais été qu’historique »297.
En cela n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’un tel
tropisme se soit vu accentué dans l’œuvre de Foucault,
transparaissant entre autres à la faveur d’un recensement des
différentes approches de la folie qui vont se succéder depuis
le « siècle de raison »298, de sa relecture des thématiques de
l’incarcération299, de l’hygiénisme, de la sexualité300, du
rapport entre savoirs et pouvoirs301 et l’analyse des appareils
296 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2009, p. 19-20. 297 G. Canguilhem, ibid. 298 M. Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'âge Classique, Paris, Librairie Plon, 1961 ; idem, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Presses
Universitaires de France, 1963. 299 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison,
Gallimard, Tel, 1993. 300 M. Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, Tel,
1976. 301 M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard,
Tel, 2008.
Les valeurs de la vie
323
répressifs ou idéologiques d’État. On songe plus
particulièrement à ces passages de l’Histoire de la folie à l’âge classique à l’occasion desquels Foucault donne la parole au
fou, et opère un renversement de perspective en adoptant le
point de vue de la « déraison » pour révéler l’étrangeté du
monde qui la refuse. Tout se passe comme si Foucault
reproduisait à même l’asile le geste inauguré par Canguilhem
à l’hôpital : celui de recentrer, ou tout au moins de réintégrer
l’expérience propre du patient, tant dans la théorie que dans
la pratique du soin. Et de la même manière que le discours
du malade trahissait avec Canguilhem la relativité de la
notion de normalité – et de pathologique –, celui de l’« aliéné
» relativise considérablement avec Foucault celui de « droite
raison » (recta ratio) – ; et ce faisant, dans le même élan,
celui d’« aliénation ».
Tout se passe comme si l’élève prolongeait un
renversement épistémologique amorcé par le maître. Si bien
que Foucault comme Canguilhem précédemment – et c’est
encore un trait à reverser à leur approche particulière de la
médecine comme art au confluent des sciences humaines et
naturelles – en arrivent à encourager ensemble à une prise
en compte du vécu subjectif de la maladie (physiologique,
psychologique) par le patient ; à rétablir le discours du
patient au centre des préoccupations de la médecine.
Réforme qui se présente en dernière analyse moins comme
une radicale innovation que comme un retour aux
fondamentaux de la médecine antique. C’est dire encore
combien l’histoire peut être pourvoyeuse de contrepoints
Les valeurs de la vie
324
fertiles et de faisceaux d’éclaircissements, voire de remèdes
aux dérives d’une époque.
B. CORPS POLITIQUE ET CORPS SOCIAL
Cette réflexion épistémologique et historique sur la
médecine prendra aussi chez Canguilhem la forme d’une
mise en perspective des paradigmes de la physiologie et de la
politique. Nous avons distingué tantôt les normes
biologiques des lois physiques ; et plus précisément, pour ce
qui concerne l’étude des organismes, le point de vue de la
norme du point de vue de la loi. De points de vue qui ne sont
pas exclusifs l’un de l’autre mais doivent se compléter pour
permettre une approche intègre du vivant. C’est désormais
sur la question du possible parallélisme, ainsi qu’à celle de
l’articulation des normes biologiques des normes sociales,
que va se pencher Canguilhem. Si les premières, internes
sont régulatrices et les secondes, externes, législatives,
l’auteur leur reconnaît toutefois, en particulier à l’occasion
de sa troisième dissertation des « Nouvelles réflexions
concernant le normal et le pathologique » un certain nombre
d’analogies. En fait, une certaine forme d’interaction. En
quoi le regard du médecin peut-il être affecté par la norme
sociale ? Inversement, en quoi la norme sociale peut-elle être
inspirée par les apports de la médecine ?
Non que la métaphore classique du « corps politique »
soit entièrement dénuée de pertinence de. Encore que
Les valeurs de la vie
325
chaque institution ne puisse être envisagée qu’à l’instar des
organes, en relation les unes avec les autres, elle ne laisse
pas, très vite, de montrer ses limites. Mais plus que ses
limites, elle trahit l’exigence qui est celle du pouvoir et de
son dispositif de régulation à se légitimer toujours et sans
relâche. Ce que ledit pouvoir par ailleurs avec une plus ou
moins grande spontanéité en se « naturalisant », en se
donnant un fondement scientifique. Le positivisme
d’Auguste Comte pourrait en ce sens, mutatis mutandis, être
conçu comme une tentative de réaliser cet alignement sous
l’égide de la sociologie. Le discours politique emprunte ainsi
nombre de termes au domaine médical : « intégration » ou
« assimilation », « immunité diplomatique », « loi
organique », « membres », « évolution sociale », sans oublier
l’inévitable « cancer de l’assistanat » qui reparaît
régulièrement dans le débat contemporain. L’allégorie du «
germe », du « miasme » ou du « relent » rejoint celui de l’«
impur » dans l’univers bourgeois XVIIIème et XIXème
siècles302. D’abord réservé aux « classes dangereuses », elle
prend bientôt sur elle de catégoriser tous les segments de
population désignés responsables de la « crise » (identitaire,
sociale, économique, sanitaire, etc.) – autre notion
empruntée au registre de la maladie. On parlait sous
l’Allemagne nazie de « purification technique » – « ethnique
» dans les Balkans. L’imagerie de la « douche de
décontamination » a eu son heure de gloire. La « quarantaine
302 A. Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion,
Champs Histoire, 2008.
Les valeurs de la vie
326
» faisait recette à Varsovie, synonyme de ghetto. Le ghetto
humain, c’était aussi la ville métonymique en proie au fléau
de la « peste » obsidionale dans le roman de Camus303,
allégorie de la France occupée qui voyait monter
l’antisémitisme, la peur du « bacille juif ». Le mot latin virus (« poison, toxine ») continue d’être utilisé comme synonyme
usuel de « rumeur » ou de « ragot ». Jacques Derrida usait
encore tout récemment du paradigme de la « tumeur » pour
penser l’inhérence aux sociétés postindustrielles de la
menace insurrectionnelle304 : Elle traduirait les soubresauts
morbides d’un corps qui se délite de l’intérieur, comme
attaqué par ses propres « cellules » (terroristes, s’entend), en
proie à l’invasion d’une maladie auto-immune. L’homme
politique, et plus encore l’expert (économiste) n’hésite plus
aujourd’hui à endosser l’habit du médecin de Molière pour
vendre ses « remèdes », pour imposer ses « cures d’austérité »
à ce grand « corps malade » ou « moribond » qui est
l’administration publique, l’école de Jules Ferry, etc. Platon
lui le premier parlait d’administrer des « beaux mensonges »
au bénéfice de la Kallipolis (la Belle Cité de la République).
La réciproque n’est pas moins vraie. Les sciences en
général, la médecine en particulier, ne sont pas immunisés
303 A. Camus, La Peste, Paris, Gallimard, Belin, 2012. 304 J. Derrida, J. Habermas, Le concept du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), trad. G.
Borradori, C. Bouchindhomme, Paris, Editions Galilée, La
philosophie en effet, 2004.
Les valeurs de la vie
327
contre la tentation de projeter des notions, tropismes et
autres schémas politiques sur leur objet d’étude. Le discours
médical en ressort imbibé de hiérarchisations, de termes
juridiques, législatifs ou bellicistes : « norme », « loi », «
régime », « code » génétique, « défense » immunitaire, «
combat » contre la maladie, « foyer » ou « terrain »
infectieux, « rejet », etc. La plus sommaire étude de la
sémantique mobilisée rendra raison de cette transposition
bilatérale des notions biologiques dans le champ politique et
des concepts biologiques dans le champ politique.
Transparaît dès alors dans toute son extension, dans toute sa
puissance suggestive, la portée idéologique commune aux
domaines de la science et de la politique. Que ces «
déterritorialisations » s’avèrent sciemment pensées ou
pratiquées inconsciemment, la science, censée être affaire de
savoir, tout comme la politique, lieu de la décision pratique,
sont en dernier ressort poreuses aux valeurs l’une de l’autre.
Valeurs véhiculées par une terminologie qui ne cesse
d’opérer des allers-retours entre les différentes spécialités,
s’épargnant d’aviser leurs spécificités propres.
L’arraisonnement de la langue par l’idéologie : telle pourrait
être l’expression insidieuse la plus fondamentale – dès lors
qu’agissant aux racines de la pensée, sur le langage lui-même
– de ce que Foucault entendait par aliénation « biopolitique
».
a. Du politique au médical
Les valeurs de la vie
328
Posons d’abord, afin de mieux cerner quelle influence
le politique exerce sur le biologique, que le regard, a fortiori le regard scientifique construit en grande partie l’objet qu’il
appréhende. Or le regard n’est jamais, par définition, que
l’expression d’un point de vue. Et un point de vue ne peut
qu’être situé ; en l’occurrence, dans une époque, dans un
contexte, dans une histoire et une géographie. Il ne peut y
avoir d’appréhension purement désintéressée et «
axiologiquement neutre » d’un objet scientifique. Il n’y a pas
de mesure objective de la normalité ou du pathologique. La
présence des « valeurs » dans le discours médical était déjà
trahie par les approches quantitatives de l’état de santé et de
l’état pathologique chez Claude Bernard et chez Auguste
Comte. De fait, « définir l'anormal par le trop ou le trop peu,
c'est reconnaître le caractère normatif de l'état normal. Cet
état normal ou physiologique ce n'est plus seulement une
disposition décelable et explicable comme un fait, c'est la
manifestation d'un attachement à quelque valeur »305. Si par
ailleurs, « guérir c'est en principe ramener à la norme une
fonction ou un organisme qui s'en sont écartés, […] la
norme, le médecin l'emprunte usuellement à sa connaissance
de la physiologie, dite science de l'homme normal, à son
expérience vécue des fonctions organiques, à la
représentation commune de la norme dans un milieu social
un moment donné »306.
305 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 25-26. 306 G. Canguilhem, op. cit., p. 75.
Les valeurs de la vie
329
Cette norme peut être élaborée par la voie statistique et
se prétendre concevoir pure de valeurs autres que
scientifiques. À tort : le seul fait d’indexer la norme sur la
fréquence relève déjà d’une option « idéologique ». Elle le
peut également de manière plus informelle par référence à
des modèles sociaux et culturels. Parfois aussi économique.
Témoin l’affirmation récente selon laquelle une diététique
équilibrée se doit d’inclure sa ration de « cinq fruits et
légumes par jour ». Ou bien celle-ci qui préconise une
consommation idéale fixée à 1,5 litre d’eau par jour307. Eau
minérale, de préférence, dont les vertus n’ont plus rien à
envier à celle des sources divinisées du paganisme antique.
Rappelons, puisqu’il est question d’eau (« que d’eau ! ») que
bains ont pu longtemps être décommandés par les médecins
européens qui y voyaient tantôt une occasion de ramollir les
chairs des nourrissons, tantôt encore de dilater les pores de
l’épiderme des inconscients baigneurs et de favoriser ainsi
307 Sans sacrifier au calembour facile, notons que cette
recommandation n’émane d’aucun organisme officiel. Elle
tient à l’origine à une communication marketing liée à la
contenance des bouteilles d’eau vendues en France. Il a fallu
attendre 2010 pour que l’AESA (l’« Autorité Européenne de
Sécurité des Aliments », mieux connue sous son acronyme
anglais EFSA) rende son verdict concernant l’apport adéquat
au quotidien : 2 litres pour les femmes contre 2,6 pour les
hommes. Chiffre incluant les sources alimentaires
d’hydratation, représentant environ 0,5 litres journaliers.
Les valeurs de la vie
330
l’infiltration des miasmes308. En quoi l’on subodore que
l’hygiénisme de Pasteur et que la stérilisation des
instruments chirurgicaux qui feraient accomplir un tel
progrès aux hôpitaux (limitation des infections, septicémies
et maladies nosocomiales) n’a pas toujours été à l’ordre du
jour. Ce caractère normatif de l’état normal et les valeurs
qu’il véhicule implicitement sont donc coextensifs au
discours médical, relativement au contexte historique au sein
duquel ce discours est tenu.
Canguilhem redécouvre ainsi dans le mouvement de
ses analyses, et notamment à travers celles qu’il consacre à la
genèse et l’évolution du concept de « réflexe » aux XVIIème
et au XVIIIème siècles309, une influence axiologique latente
qui n’a jamais cessé de piloter souterrainement la théorie et
la pratique de la médecine. C’est dans le prolongement de ces
investigations qu’il met à jour l’introduction dès le siècle
suivant du principe de Broussais, coextensif à l’avènement de
la conception positiviste des sciences. C’est ainsi que l’auteur,
revenant sur la conception comptienne de la médecine, peut
en extraire un ferment politique resté inaperçu. L’inspiration
du principe de Broussais n’est pas d’abord de nature
scientifique. L’annulation de la différence qualitative entre
308 G. Vigarello, Le propre et le sale, Paris, Seuil, Points
Histoire, 1987. 309 G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIème et XVIIIème siècles (1955), Paris, Vrin, Histoire
des Sciences, 1999.
Les valeurs de la vie
331
les phénomènes relevant de la normalité et du pathologique
procède au premier chef d’un idéal de la chose politique
fondé sur l’ordre et les raisons de son efficace. Elle trahit un
précepte d’inspiration utilitaire, faisant valoir que derrière
l’apparent désordre gît un ordre ignoré. Un ordre qui
demeurerait constant, encore que déformé par la pathologie,
et qu’il serait toujours question de valoriser. De sorte qu’« en
affirmant de façon générale que les maladies n'altèrent pas
les phénomènes vitaux, observe Canguilhem, Comte se
justifie d'affirmer que la thérapeutique des crises politiques
consiste à ramener les sociétés à leur structure essentielle et
permanente »310. Voilà la lumière faite sur l’impensé social de
la biologie dix-neuvièmiste, lestée d’une teneur idéologique
si intimement présente qu’elle en devient imperceptible. Si
impérieuse qu’elle se dérobe à la conscience de ceux dont
elle nourrit l’approche. Sauf à interroger ce qui a manqué de
l’être. Par où la discipline philosophique retrouve sa
légitimité critique et réflexive : philosopher, c’est éclaircir,
c’est disséquer des concepts ininterrogés.
Au regard des institutions sociales, la norme est définie
comme un repère posé par un législateur à l’attention du
citoyen (loi, édit, règlement) ou comme un implicite
(mœurs, bons usages, règles de politesse) qui lui permet de
comparer, de juger et d’agir. La norme sociale se présente
alors comme une convention destinée à l’encadrement du
310 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 31.
Les valeurs de la vie
332
comportement des individus, veillant à leur permettre de
composer harmonieusement avec le reste de la société civile.
Elle définit un socle normatif, régulateur et prescriptif
commun qui doit servir de référence, et dont la transgression
entraîne mécaniquement (en théorie) une sanction juridique.
Le normal ainsi conçu se réfère à la conformité de l’agir d’un
individu avec ce qu’une communauté attend de lui dans une
situation pratique donnée. « Normal », ce qui « fonctionne »
comme attendu ; « déviant », ce qui s’écarte de la norme
valorisée par une collectivité, et doit en conséquence être «
rappelé à l’ordre ». L’ordre en question tend en substance à
moduler les relations interindividuelles. L’office du magistrat
se donne par suite comme similaire à celui du médecin
théoricien adepte du préjugé de Broussais, tentant de faire
converger les normes individuelles avec une norme sociale
extérieure aux individus. Ainsi le droit se convertit en fait, et
la moyenne se dote d’une valeur exemplaire. La généralité,
par transitivité, devient un idéal, et la moyenne se convertit
inconsciemment en norme. La norme sociale se définira dès
lors au prorata de la fréquence statistique, entretenue elle-
même par la norme sociale. Ce basculement du champ du
statistique à celui de l’axiologique s’explique pour
Canguilhem par l’influence latente d’une « tradition
philosophique réaliste, selon laquelle toute généralité étant
le signe d'une essence et toute perfection étant la réalisation
de l'essence, une généralité en fait observable prend valeur
Les valeurs de la vie
333
de perfection réalisée, un caractère commun prend valeur de
type idéal »311.
Un glissement sémantique que Canguilhem retrouve
historiquement en biomédecine « où l'état normal désigne à
la fois l'état habituel des organes et leur état idéal, puisque le
rétablissement de cet état habituel est l'objet ordinaire de la
thérapeutique »312. La notion de normalité revêt en
physiologie deux acceptions, se référant « tantôt [à] un fait
capable de description par recensement statistique –
moyenne des mesures opérées sur un caractère présenté par
une espèce et pluralité des individus présentant ce caractère
selon la moyenne ou avec quelques écarts jugés indifférents –
tantôt [à] un idéal, principe positif d’appréciation, au sens de
prototype ou de forme parfaite »313. Deux sens distincts en
droit qui en sont peu à peu venus à se confondre en fait.
Et Canguilhem de renvoyer, pour de plus amples
développements, à la définition idoine du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande,
lequel s’étend plus largement sur cette double dimension –
morale et statistique – de la « normalité ». Un terme dont le
radical latin norma désigne l’« équerre », la « règle » ; à savoir
311 G. Canguilhem, op. cit., p. 76. 312 G. Canguilhem, op. cit., p. 77. 313 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,
2000, p. 200.
Les valeurs de la vie
334
« ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, donc ce qui se
tient dans un juste milieu »314. De là son acception évaluative
: sera considéré comme « normal » ce qui est tel que cela doit être. Première définition sur laquelle vient se greffer une
seconde acception où la normalité rend compte de « ce qui se
rencontre dans la majorité des cas d'une espèce déterminée
ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d'un
caractère mesurable »315. L’auteur de la notice ne manque pas
à cette enseigne d’attirer l’attention sur l’équivocité du
terme, « désignant à la fois un fait et une valeur attribuée à
ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement
d’appréciation qu’il reprend à son compte »316. Double
acception qui n’a pas échappé à Canguilhem, lequel suggère
qu’une semblable analyse pourrait être reconduite à
l’horizon d’autres concepts, tels que celui de « droit » : « le
concept de droit, selon qu'il s'agit de géométrie, de morale
ou de technique, qualifie ce qui résiste à son application de
tordu, de tortueux ou de gauche […]. Il serait possible et
fructueux – mais ce n'est pas ici le lieu – de constituer des
familles sémantiques de concepts représentant la parenté du
concept populaire de normal et d'anormal, par exemple la
série torve, torturé, retors, etc., et la série oblique, dévié,
314 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,
Quadrige Dicos Poche, 2010. 315 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 76. 316 A. Lalande, op. cit., ibid.
Les valeurs de la vie
335
travers, etc. »317. Morale et statistique, sociale et
arithmétique, les deux définitions de la normalité ne peuvent
en tout état de cause être pensées qu’en regard l’une de
l’autre. Il n’y a pas loin de là suggérer qu’en matière de
médecine, le nombre fait méthodiquement loi et la majorité
gouverne. La science n’est pas « démocratique » en son
essence (l’on peut très bien avoir raison tout seul ou tort
avec les autres), mais les valeurs qu’elle porte peuvent l’être à
l’occasion.
De là tout l’intérêt de mettre en regard norme
physiologique et norme sociale, autant pour exciper ce
qu’elles ont de commun que ce qui les distingue, ainsi que
leurs modalités d’interaction. On ne peut expliquer l’une
sans référer à l’autre. La considération de la norme sociale
fournit à la critique un expédient précieux pour mieux
comprendre ce qui se joue dans l’étude du vivant. Cette
considération implique une multiplicité de disciplines qui
s’épanouissent bien au-delà de la médecine stricto sensu. Le
fait est que « le sens des concepts de norme et de normal [en]
sociologie, en ethnologie, en économie, entraîne à des
recherches qui tendent finalement, qu'il s'agisse des types
sociaux, des critères d'inadaptation au groupe, des besoins et
des comportements de consommation, des systèmes de
préférence, à la question des rapports entre normalité et
généralité »318. Toutefois, si Canguilhem « emprunte, au
317 G. Canguilhem, op. cit., p. 177. 318 G. Canguilhem, op. cit., p. 173.
Les valeurs de la vie
336
départ, quelques éléments d'analyse aux leçons dans
lesquelles [il] examiné, à [sa] manière, quelques aspects de
cette question, c'est uniquement pour éclairer, par la
confrontation des normes sociales et des normes vitales, la
signification spécifique de ces dernières »319. Les notions de
« normal » et de « pathologique » sont ainsi référées à leur
usage analogique en sciences humaines. Mais non pas
confondues, non pas assimilées ; et jamais déportées sans
avoir préalablement fait l’objet de profonds remaniements de
la biologie à la sociologie. L’investissement du champ de la
sociologie par des concepts issus de la biologie manque de
saisir ce qui fait le caractère proprement scientifique de ces
concepts et surtout relatifs à un contexte paradigmatique
précis. Il néglige l’inscription de ces concepts dans une
problématique sui generis, ce qui a pour conséquence de
rendre leur usage problématique davantage que résolutif.
Aussi la mise en vis-à-vis des normes sociales et
biologiques ne doit-elle pas avoir pour objectif leur
superposition, la réduction de l’écart minimal entre ces deux
régimes – que cette réduction s’obtienne par un
infléchissement des normes sociales à l’aune des normes
biologiques ou des normes biologiques à l’aune des normes
sociales. Elle vise seulement pour Canguilhem à mieux
rendre raison des convergences et dissemblances entre deux
modes de normativité essentiellement distincts, l’un
renvoyant au politique et l’autre aux êtres singuliers. L’un à
319 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
337
l’individuel et l’autre au collectif. Raison pourquoi l’auteur
précise qu’il entend « éclairer par la confrontation », et non
faire converger, normes sociales et normes vitales. Celles-ci,
pour être influencées par celles-là, n’en sont pas moins
dépositaires de leur propre régime de fonctionnement. Toute
prise de décision en matière médicale s'inscrit alors au sein
d’une divarication de normes axiologiques et de pressions
idéologiques, dont la circulation interdisciplinaire ainsi que
la cohérence d’ensemble est ce qui tend à faire d’un système
social une organisation. Or Canguilhem, redisons-le, ne va
jamais jusqu’à identifier, ne serait-ce que métaphoriquement,
une organisation avec un organisme. Refus qui le distingue
d’Auguste Comte, lequel manifestait moins de scrupules à
concevoir le politique en termes médicaux. Pour ce dernier,
dont Canguilhem cite la correspondance, « les inspirations
biologiques doivent en effet servir [...] surtout à bien diriger
les spéculations sociologiques qui [...] semblent ne devoir
offrir qu'une sorte de prolongement philosophique des
grands théorèmes biologiques. »320 L’auteur se garde en cela
d’extrapoler à la manière de Comte d’un domaine à un autre,
320 A. Comte, dans sa correspondance avec J.S Mill, cité dans
« Histoire de l'homme et nature des choses selon Auguste
comte dans le plan des travaux scientifiques nécessaires pour
réorganiser la société 1822 », dans G. Canguilhem, Les
Études philosophiques n°3 : Auguste Comte (juillet-
septembre 1974), p. 297. Cf. en dernier lieu O.A. Haac,
« John Stuart Mill », dans Auguste Comte et le positivisme, éd. M. Bourdeau, Paris, L'Harmattan, 1999 », p. 130-131.
Les valeurs de la vie
338
abstraction faite des spécificités qui font l’originalité de
chacun des deux modèles : un organisme n’est pas une
organisation sociale.
Qu’un organisme ne soit pas une organisation sociale
ne retire rien au fait qu’ils soient tous deux foyers et sièges
d’attribution des normes. Pas davantage à l’évidence de leur
interaction : la norme biologique humaine est intriquée dans
une réalité sociale quand la réalité sociale est pour sa part
l’appendice politique de la vie frayant dans son biotope
d’accueil. Que la normativité vitale s’observe au sein des
organismes n’empêche en rien les organismes de projeter
continûment cette normativité – ou tout au moins, une
forme de normativité – à l’extérieur d’eux-mêmes. Les
allures de la vie (dont la diversité et l’historicité tout comme
la maladie qui catalyse ses grandes ruptures témoignent de la
réorganisation constante) prêtent à de perpétuels
remaniements hypothéquant les relations qui lient les
organismes à leur environnement. Mais le remaniement de
ces relations se saisit bien des deux instances du couple : des
organismes et de leur environnement. La normativité
s’exprime aussi en transformant l’environnement.
Précisément, pour ce qui concerne les hommes, par la
culture – dans toutes les acceptions du terme. La norme
sociale présente ainsi cela de commun avec la norme
biologique qu’elle est une création de la vie mise en demeure
de fournir au vivant une réponse adaptée aux aléas de ses
conditions de vie. Une attention particulière doit néanmoins
être portée sur leur fait spécifique, irréductible ; sans quoi le
Les valeurs de la vie
339
risque est grand de voir formuler des « feuilles de route »
biopolitiques au mieux, inconséquentes, au pire,
dangereuses. Pour avoir joué un rôle actif au sein de la
Résistance au cours de la seconde guerre mondiale, on ne
peut douter que Canguilhem, plus que quiconque, savait de
quoi il retournait321.
Considérées sous un rapport épistémologique, les
déterminations des normes sociales et biologiques doivent
être référées respectivement au corps social comme
organisation humaine, et au corps biologique comme
organisme naturel. La susception de l’organisme en
l’organisation n’autorise pas la transfusion des notions
spécifiques à l’organisme en l’organisation. Une organisation
n’est pas qu’une synthèse additive faite d’organismes mis en
rapport les uns avec les autres. Une organisation n’est pas un
tout cumulatif qui s’expliquerait par ses parties constitutives :
il diffère en nature des organismes qui le composent. Le tout
n’est pas d’emblée présent dans la partie ; non plus que le
tout l’image de la partie, comme une figure holographique.
De l’organisme à l’organisation appréhendés en qualité de
concepts opératoires, il est un « saut qualitatif » dont le
ressort doit être identifié. Une épreuve de démarcation
qu’entend exhiber Canguilhem, en dépit de la difficulté qu’il
reconnaît à cet effort de caractérisation : « Du concept
321 Cf. L. Ferté, A. Jacquard, P. Vermeren et alii, La formation de Georges Canguilhem : Un entre-deux-guerres philosophique, Paris, Editions Hermann, Philosophie, 2013.
Les valeurs de la vie
340
d'organisation il n'est pas aisé de dire ce qu'il est par rapport
à celui d'organisme, s'il s'agit d'une structure plus générale
que lui, à la fois plus formelle et plus riche, ou bien s'il s'agit,
relativement à l'organisme tenu pour un type fondamental
de structure, d'un modèle singularisé par tant de conditions
restrictives qu'il ne saurait avoir plus de consistance qu'une
métaphore »322. Une organisation constitue-t-elle une
configuration plus prolifique et plus complexe, plus aboutie
qu’un organisme, une structure supérieure, ou bien
seulement un levier heuristique par trop figé en sa
« constitution » pour témoigner d’une souplesse comparable
à celle des organismes ? Voire. Et pour ce faire, identifier les
trois critères qui départissent les normes sociales des normes
biologiques :
(a) Les normes biologiques, d’une part, sont
immanentes à l’organisme ; les normes sociales sont
extérieures à l’organisation et font l’objet d’une
représentation.
(b) Les normes biologiques adaptent le vivant aux
variations de son milieu (son milieu intérieur et extérieur) ;
les normes sociales sont téléologiques : elles ont en mire une
fin (télos), un modèle politique, un « devoir être » à la
semblance duquel elles ont fonction de faire converger le
corps social.
(c) Normes sociales et biologiques n’ont enfin pas le
même référentiel ni le même mode d’adaptation. Les normes
322 G. Canguilhem, op. cit., p. 185-186.
Les valeurs de la vie
341
sociales régulent des « organismes » et des institutions qui
peuvent se recouper ou entrer en conflit ; les normes
biologiques préservent la cohérence d’ensemble des
différents organes fonctionnant tous – non pas en parallèle
ou en contradiction –, mais en continuité, en synergie.
(a) « Nul n’est censé ignorer la loi ». Cet adage juridique
pourrait aisément résumer la première divergence qui brise
l’équivalence entre normes sociales et biologiques. Les
normes biologiques « fonctionnent » de manière autonome,
c’est-à-dire indépendamment de leur représentation. Les
normes biologiques sont intrinsèques ; les normes sociales
doivent être formulées, explicitées, connues de ceux censés
les appliquer pour se voir appliquer. Ce que Kant définissait
comme la « publicité du droit » est essentielle à l’effectivité
du droit323. Autre est le cas des normes biologiques, qui ne
nécessite pas d’être médiatisées par les physiologistes pour
opérer au sein des organismes. La norme biologique est
performante ; la norme sociale performative. La norme
biologique, spontanément élaborée, ressortit au métabolisme
; la norme sociale doit être « métabolisée » (« exprimée au
dehors ») et ressortit à des instances de décision, de
délibération. « Dans une organisation sociale, observe
Canguilhem, les règles d'ajustement des parties, en une
collectivité plus ou moins lucide quant à sa destination
323 E. Kant, Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden)
(1795), trad. J.J. Barrère, C. Roche, Paris, Nathan, Les
Intégrales de Philo, 2010.
Les valeurs de la vie
342
propre - que ces parties soient des individus, des groupes ou
des entreprises à objectif limité – sont extérieures au
multiple ajusté. Les règles doivent être représentées,
apprises, remémorées, appliquées. Au lieu que, dans un
organisme vivant, les règles d'ajustement des parties entre
elles sont immanentes, présentes sans être représentées,
agissantes sans délibération ni calcul. Il n'y a pas ici d'écart,
de distance, ni de délai entre la règle et la régulation. L'ordre
social est un ensemble de règles dont les servants ou les
bénéficiaires, en tout cas les dirigeants, ont à se préoccuper.
L'ordre vital est fait d'un ensemble de règles vécues sans
problèmes »324.
L’ordre social est donc un ordre pensé, un ordre «
réfléchi » au sens où il demeure un toujours « libre jeu », une
distinction de raison entre la règle et son application – le
droit d’une part, le fait de l’autre. L’ordre physiologique – ou
même pathologique – se confond avec l’organisme dont il
caractérise l’ « allure ». La règle administrant le corps
biologique est confondue en lui. Le support est le message.
La règle fait droit en fait. Il en ressort que les normes
biologiques sont dans leur manifestation première des
normes « vécues », lesquelles précèdent leur explicitation,
leur « thématisation » ; tandis que les normes sociales sont
d’abord décidées, élaborées, « thématisées » avant d’être
vécues en se réfléchissant dans le corps politique. Mettons,
dans l’idéal. Notons enfin que les normes sociales, en vertu-
324 G. Canguilhem, op. cit., p. 186.
Les valeurs de la vie
343
même de cet aspect réflexif et délibératif, relèvent en propre
de la pensée humaine. Les animaux sociaux se synchronisent
et collaborent effectivement sur la base de conditionnements
procédant d’essais et d’erreurs sanctionnés au cours de
l’évolution (évolution qui tient d’un « mécanisme » et non
d’un « processus »). L’homme seul pose devant lui sciemment
les normes de son action. En cela la réflexivité des lois se
propose-t-elle comme une nouvelle manière d’envisager
l’originalité de l’« animal politique » au sein du règne du
vivant.
(b) Loin que cette épreuve soit la seule susceptible de
faire la part des choses entre les acceptions sociales et
biologiques des normes, elle se voit corrélée à la définition,
solidaire des premières, d’un but à accomplir qui n’est pas
prédéterminé, alors que les secondes se résolvent à l’exercice
de leur variabilité en vue de maintenir et de faire croître
l’organisme. Les normes biologiques s’inscrivent à la
remorque d’une manière de conatus consubstantiel à tout
être vivant. Le conatus est un élan, une tendance qui ne vise
pas de fins extérieures à l’organisme qu’il administre, qui ne
vise pas. Les normes sociales peuvent être juges d’elles-
mêmes à l’aune de projet extérieur au fait concret du corps
social. Pour autant que la résolution des normes sociales fait
l’objet de débats, de controverses, elle ne peut être regardée
comme procédant naturellement d’un processus
autoréférentiel déployant la souplesse de sa normativité dans
un souci unique d’autoconservation. S’il y a conflit de
valeurs, c’est que le corps social n’avise pas sa finalité de
Les valeurs de la vie
344
manière inhérente. Il le construit, opte pour des modèles, des
« programmes » politiques. C’est ce en quoi « le fait qu'une
des tâches de toute organisation sociale consiste à s'éclairer
elle-même sur ses fins possibles – à l'exception des sociétés
archaïques et des sociétés dites primitives où la fin est
donnée dans le rite et la tradition, comme le comportement
de l'organisme animal est donné dans un modèle inné –
semble bien révéler qu'elle n'a pas, à proprement parler, de
finalité intrinsèque. Dans le cas de la société, la régulation
est un besoin à la recherche de son organe et de ses normes
d'exercices »325.
(c) Le plébiscite des normes au sein d’un corps social
concourt ainsi à un ajustement des moyens employés en vue
de la réalisation de fins (collectivement) déterminées. Par où
nous retrouvons la détermination du syllogisme pratique
chez Aristote, extrapolé des formes athéniennes de la
délibération. Cette sélection des règles politiques confine à
ce niveau à une « rationalisation » ; en quoi il faudrait
préférer le terme de « normalisation » pour tout ce qui relève
de l’organisation sociale, et préserver celui de « normativité »
pour le cas spécifique des organismes. Ce, bien que
l’organisation fasse preuve, comme l’organisme, de
normativité dans son effort d’adaptation aux aléas et
d’invention de nouvelles normes. Différencier la «
normalisation » (sociale) de la « normativité » (biologique),
c’est en effet porter l’accent sur le fait que l’adaptativité des
325 G. Canguilhem, op. cit., p. 188.
Les valeurs de la vie
345
lois soutient la tolérance d’écarts d’une société relativement
à ses propres excès, ses inégalités, ses marges ; tandis que la
souplesse des constantes biologiques appuie l’adaptativité
d’un tout organique vis-à-vis du milieu évolutif au sein
duquel il se déploie. Bien plus : quand « dans la société, la
solution de chaque nouveau problème d'information et de
régulation est recherchée sinon obtenue par la création
d'organismes ou d'institutions parallèles à ceux dont
l'insuffisance par sclérose et routine éclate à un moment
donné […], un organisme se pose précisément comme la
réalisation simple, sinon en toute simplicité, d'une telle
convergence »326. Le corps social fait fonctionner différentes
normes en parallèle qui peuvent interférer entre elles – de là,
pour Canguilhem, son aspect « mécanique » ; en face de quoi
le corps biologique fait succéder ses solutions de viabilité qui
sont autant d’allures, de tissus cohérents de normes qu’il
n’est donc pas besoin de repriser au cas par cas pour les
harmoniser : « La vie d'un vivant c'est pour chacun de ses
éléments l'immédiateté et la coprésence de tous »327. La vie
d’un organisme, c’est également le caractère intrinsèque de
ses normes de fonctionnement, ainsi que la continuité des
supports organiques de ces fonctions biologiques que rend
inintelligible le découpage ou la segmentation de l’ana-
tomiste. Le vivant biologique contient de manière essentielle
et non pas composite les éléments qu’il est en qualité de
réseau, lorsque la « machinerie sociale » les multiplie et les
326 G. Canguilhem, op. cit., p. 190. 327 G. Canguilhem, op. cit., p. 188.
Les valeurs de la vie
346
extériorise, voire les cumule afin de se perpétuer. Autant
qu’il est en elle de le pouvoir durablement.
Ces différences entre organismes et organisations
consciencieusement maintenues, il redevient possible
d’envisager une réévaluation critique de la pertinence de la
collation entre les normes sociales et les normes biologiques.
Pertinence relative, étant donné les restrictions évoquées à
l’instant, mais pertinence tout de même. Le dissemblant
n’efface pas le commun : « Les phénomènes d'organisation
sociale sont comme une mimique de l'organisation vitale, au
sens où Aristote dit de l'art qu'il imite la nature. Imiter ici
n'est pas copier mais tendre à retrouver le sens d'une
production. L'organisation sociale est, avant tout, invention
d'organes, organes de recherche et de réception
d'information, organes de calcul et même de décision »328.
L’organicisme aristotélicien329 vaut en ce sens pour son
328 G. Canguilhem, op. cit., p. 189. 329 « Ainsi un homme est un tout: s'il meurt, on ne peut plus
dire que son pied ou sa main existent encore. On appellera
bien pied ou main ces membres inanimés, mais par analogie,
comme on appelle main, la main d'une statue. Tous les êtres
ont également leurs fonctions et leurs propriétés
déterminées. S'ils perdent les caractères qui leur sont
propres, il ne reste plus qu'une ressemblance sans réalité.
D'après ces principes, l'État est par sa nature avant l'individu
; car si chaque individu isolé ne peut se suffire à lui-même,
tous seront, pris séparément, dans le même rapport avec le
Les valeurs de la vie
347
approche « holiste » et non agrégative du corps social. Une
perspective quasi-zoologique dont le mérite est de rappeler
qu’une organisation sociale, bien que distincte par nature du
vivant biologique, ne peut à si peu de frais être pensée de
manière stéréotypique comme un pur automate, un pur
dispositif, une « mécanique sociale ». Elle est une mécanique
– ce que le vivant n’est pas – ; mais elle n’est pas qu’une
mécanique. Elle est un entre-deux. D’où son statut hybride :
« une société est à la fois machine et organisme »330.
L’individu humain façonne le corps social en
collaboration avec les autres individus appelés à y participer.
Il lui donne sens et raison d’être. Le corps social peut en
retour rétroagir sur les individus. Il peut, à l’évidence,
influencer l’individu social dans son comportement ; mais
également – et c’est un propre des organisations humaines –
dans son corps biologique. Un organisme tel que l’homme,
par cela qu’il évolue au sein d’une société dépositaire de ses
propres valeurs culturelles, peut être amené à composer avec
une forme de contrainte culturelle administrée par ses
valeurs. À composer avec ; sinon à composer malgré. Les
tout. S'il se trouvait donc un homme qui ne pût vivre en
société, ou qui prétendît n'avoir besoin que de ses propres
ressources, ne le regardez point comme faisant partie de
l'État : c'est une bête féroce ou un dieu » (Aristote, La Politique, I, 2, 1253a, trad. J.-F. Champagne, revue par M.
Hoefer). 330 G. Canguilhem, op. cit., p. 187.
Les valeurs de la vie
348
déboires historiques de l’eugénisme font à nouveau
jurisprudence. La norme d’un organisme humain, rappelle
l’auteur, consiste dans « sa coïncidence avec lui-même »331 ;
coïncidence de la norme à son support qui reste de rigueur
aux yeux des scientifiques « en attendant le jour où ce sera la
coïncidence avec le calcul d'un généticien eugéniste »332.
Relativement bien épargnée par cette vogue eugéniste en
vertu de son attachement intellectuel au lamarckisme333, la
France n’a pas subi comme d’autres pays européens ou les
États-Unis cette domestication artificielle de la normativité,
ce contrôle du vivant mis en demeure de converger vers des
types idéaux.
Ce que la technique aurait pourtant permis : « La
génétique offre précisément aux biologistes la possibilité de
concevoir et d'appliquer une biologie formelle, par
conséquent de dépasser les formes empiriques de vie en
suscitant, selon d'autres normes, des vivants expérimentaux
»334. En quoi cette tentative pour encadrer la créativité de la
vie en l’homme eût-elle été si pernicieuse (– abstraction
faite, s’entend, de ses implications morales) ? En cela, fait
valoir Canguilhem, qu’elle aurait fait la preuve d’une
incompréhension rédhibitoire de la nécessité vitale de
331 G. Canguilhem, op. cit., p. 194. 332 G. Canguilhem, ibid. 333 J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris,
PUF, 2006. 334 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
349
l’erreur du vivant. L’erreur est la matrice de la diversité des
formes biologiques. C’est évidemment d’elle que procède la
diversité des règnes, des clades, les embranchements du
corail des espèces. D’elle que dérivent les sous-espèces, les
familles et sous-famille qui multiplient d’autant les
possibilités pour le vivant de se perpétuer en dépit des
contraintes que font peser sur lui les aléas de son
environnement. Mais c’est également d’elle que dépend
l’idiosyncratie au sein d’une même espèce, la variance
génétique faisant qu’un tel individu contiendra en lui-même
– en son génome – la solution à tel problème posé dans tel
contexte.
De l’erreur du vivant facteur de diversité répond
encore la viabilité des corps sociaux. Et de la viabilité des
corps sociaux dépend celle des individus qui ne le sont jamais
tant – individus – qu’ils puissent survivre en se passant d’un
minima relationnel. Ne serait-ce que pour assurer la
disponibilité des ressources naturelles nécessaires à la vie.
C’est tout au moins ce que tendent à démontrer les plus
récentes études portant sur les ruchées d’abeilles (apis mellifera)335. Les différences génotypiques faisant de chaque
abeille un organisme singulier, loin de faire pièce à la
coordination de la vie ouvrière, ont pour effet de faire réagir
plus ou moins tard chacune de ces abeilles aux variations de
335 J.-C. Ameisen, Sur les épaules de Darwin, Tome 2 : Je t'offrirai des spectacles admirables, Paris, France Inter, Les
Liens qui Libèrent, 2013.
Les valeurs de la vie
350
la température globale de leur habitat. Les plus sensibles
ventilent très tôt la ruche en agitant leurs ailes. Ce n’est que
si, et seulement si leur effort apparaît insuffisant que d’autres
abeilles, progressivement, se mettent à imiter leurs sœurs
jusqu’à atteindre un équilibre thermique idoine. De sorte que
la température soit régulée de manière graduelle et continue,
transitionnelle plutôt que brusque, mobilisant trop
soudainement l’ensemble des abeilles. L’homme n’est pas
une abeille ; mais il n’en tombe pas moins sous le coup de la
reproduction sexuée (pour le meilleur et pour le pire…).
Reproduction qui, à la différence de la mitose cellulaire, de
la scissiparité ou de la parthénogénèse, implique un
partenaire et permet une plus grande réserve de variabilité
grâce à la recombinaison. Que ce mode reproductif ait
prévalu en dépit de son « coût énergétique » (entre autres)
est tout sauf anodin. Un seul modèle d’humanité, une
humanité « clone » ne ferait pas de vieux os. Réduire, c’est
donc mourir un peu…
Le programme eugéniste ne fait rien autre chose
pourtant que de déposséder le biologique humain de ses
normes de vie propres au profit d’autres normes idéalisées. Il
réduit la plasticité de la vie au désirable culturellement,
idéologiquement. Il standardise. L’eugénisme, en ce sens,
pousse à son comble la logique de la réduction au « type
moyen » déjà à l’œuvre chez les médecins théoriciens
adeptes de la « norme statistique ». Le même reproche peut
donc lui être fait. La modification par la voie génétique des
formes du vivant, la réduction artificielle des formes du
Les valeurs de la vie
351
vivant à une espèce (on peut aussi songer à la monoculture)
de même qu’au sein d’une même espèce n'est ainsi pas
qu’une modification de surface du vivant biologique ; elle est
la négation philosophique de ce qui fait la spécificité des
organismes : la normativité vitale.
Il est certain qu’en s’emparant du thème de
l’eugénisme, Canguilhem cite un cas limite. Mais la limite ne
fait jamais en la matière que grossir les traits du prosaïque.
Ici au moins – une fois n’est pas coutume – s’applique le
principe de Broussais. Le simple fait qu’un écart normatif
puisse être reconsidéré en termes de pathologie au prisme de
représentations sociales suffit à témoigner de l’influence
déterminante des normes et des valeurs sociales sur celle de
la médecine.
La notion de « normal » revêt dans le langage courant
un caractère d’opposition, s’élevant contre toute « extériorité
» ou déviance comportementale. Elle se présente comme
l’extrapolation, la mise au jour, l’« exhibition »336 d’un
système de valeurs, révélatrice en cela de contingences
culturelles et historiques. Il serait dès lors peu judicieux de
négliger à si peu de frais l’inscription idéologique de la
médecine, ou d’obérer réciproquement la pression sourde de
la prescriptivité sociale qui déteint sur l’appréhension des
phénomènes pathologiques. Une fois encore, insiste
Canguilhem, une réflexion critique sur les rapports entre le
336 G. Canguilhem, op. cit., p. 178.
Les valeurs de la vie
352
normal et le pathologique ne saurait faire l’économie
d’aucun de ses aspects : « l'homme, même physique, s’en
explique Canguilhem, ne se limite pas à son organisme.
L'homme ayant prolongé ses organes par des outils, ne voit
dans son corps que le moyen de tous les moyens d'action
possibles. C'est donc au-delà du corps qu'il faut regarder
pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce
corps même »337. Il n’est de pathologie, de handicap,
d’anomalie qu’au regard d’une communauté, dans la mesure
où cette communauté (à plus forte raison, la personne
affectée incluse dans cette communauté) les tient
respectivement pour des pathologies, des handicaps ou des
anomalies. Assignation qui peut elle-même se trouver
relativisée à un second niveau, au regard des situations
toujours particulières qui définissent la toile de fond des
existences individuelles. C’est dire que la même surdité qui
peut représenter un handicap notable pour le compositeur
ou l’accordeur de piano, sera effectivement loin d’être aussi
problématique pour le réparateur d’électroménager. Ce qui
est un handicap pour l’un n’est plus qu’une gêne
occasionnelle pour l’autre. Voire rien de déficient pour le
sourd de naissance. Qui sait si cette même surdité ne serait
pas un avantage adaptatif dans un monde saturé de bruit ? «
Avec une infirmité comme l'astigmatisme ou la myopie,
extrapole Canguilhem, on serait normal dans une société
agricole ou pastorale, mais on est anormal dans la marine ou
337 G. Canguilhem, op. cit., p. 133.
Les valeurs de la vie
353
dans l'aviation »338. Il y a de l’arbitraire, du contingent, du
relatif derrière tout diagnostic. Que ce soit par
l’intermédiaire des valeurs qu’elle dispense, de son degré de
sophistication ou des pénalités qu’elle associe au cas par cas à
des irrégularités de fonction, la société est toujours bien
présente en arrière-plan du discours médical. Pas plus que la
thérapeutique, le diagnostic ne s’opère dans l’abstrait
fantasmatique de la science pure.
b. Du médical au politique
Le médical influe réciproquement sur la manière dont
va se réfléchir le politique. On ne sait que trop quelle
exploitation la philosophie politique et plus tard la sociologie
holiste ont fait de la métaphore du « corps social », déjà
présente aux fondements de nombreux mythes de la
création. Que ce soit dans une perspective organiciste ou
cellulaire ou bien encore légitimiste ; qu’il s’agisse de
fonctionnalisme, d’institutionnalisme ou encore de réflexion
sur la genèse du politique à la lumière de l’embryogenèse, le
discours politique s’est souvent appuyé sur la contribution
des sciences pour fonder en nature sa justification. Le
parallèle n’est toutefois pas si pertinent qu’il n’y paraît : les
normes sociales relèvent de l’artifice et de la décision ; les
normes biologiques d’une logique interne à l’organisme,
indépendante des volontés individuelles. En cela pouvons-
338 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
354
nous dire que la régulation vitale est immanente. Elle n’est
donc pas sujette à controverse ; on ne peut (encore)
l’influencer. Conventionnelle, la norme sociale, en revanche,
ne va pas de soi. C’est bien pourquoi elle fait autant d’efforts
pour se légitimer – générant, au besoin, une religion ou une
mythologie ad-hoc. L’individu peut toujours remanier la
norme, lui en opposer d’autres, en créer de nouvelles. Il ne
s’agit pas, du reste, d’une norme propre à chaque individu,
mais d’une norme collective. La loi s’appliquant au corps
politique doit être universelle dans son objet – proscrire les
privilèges (lat. privus lex, « loi particulière »). Rien de
comparable avec les organismes, qui manifestent tous entre
eux des divergences infimes, témoignent de normes uniques
et d’une pluralité des moyens mis en œuvre pour assurer les
mêmes fonctions vitales.
La norme sociale ne peut donc être assimilée dans son
domaine à la norme biologique. La norme sociale n’est pas le
pendant politique de la norme biologique, dont elle diffère
autant au regard de son extension que de son élaboration. Et
cependant, l’histoire n’a pas manqué de systèmes politiques
prétendant indexer la norme sociale sur la norme biologique.
Prétendant adapter le code génétique au Code civil ou bien
aménager des conditions socio-économiques visant à
façonner, au-delà de l’esprit, les corps d’individus futurs
conformes aux attendus de l’idéologie. L’affaire Lyssenko,
qui eut l’impact que l’on sait sur la recherche soviétique, en a
assez montré la pertinence. Quels que soient les moyens par
lesquels un État entendait procéder pour hâter l’apparition
Les valeurs de la vie
355
d’un homme nouveau, soit comme en Amérique, en
appliquant des programmes eugénistes (privilégiant le gène
au détriment de l’environnement), soit comme en URSS, par
la modification de l’environnement social (privilégiant
l’environnement au détriment du gène), c’est plus souvent la
science qui se voyait repeinte aux couleurs de la politique
que la politique aux couleurs de la science.
Conclusion
Les potentielles dérives du diagnostic préimplantatoire,
la possibilité de séquencer le génome humain de plus en plus
précocément, ce à des coûts de moins en moins prohibitifs,
nous confronte actuellement à un même ordre de
problématique. La sélection génique consubstantielle à
l’agriculture, aggravée par les OGM ou les semences
brevetées a contribué à réduire considérablement la diversité
des espèces en culture, amenuisant d’autant les chances pour
ces espèces de résister à des épidémies ou à des variations
brutales de leur milieu. On ne peut qu’espérer que l’idéologie
de la performance ne nous conduise pas à reconduire une
telle orthogénie à l’égard de l’espèce humaine. Bien des
sujets ressortissants au domaine de la bioéthique de l’éthique
médicale mêlent, aujourd’hui plus que jamais, les enjeux
scientifiques et les enjeux sociaux, les pratiques scientifiques
et leurs répercussions sur la société civile, ou bien encore
traduisent l’orientation de la recherche scientifique en
Les valeurs de la vie
356
fonction d’intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux de la
connaissance ou des patients. Autant de sujets qui pourraient
faire l’objet d’une mise en perspective féconde au regard des
enseignements de Canguilhem.
Les valeurs de la vie
357
IV. Actualité et prospective de Canguilhem
Voici qui nous conduit naturellement à donner suite à
cet appel pour dégager, en dernier ressort, quelques-unes des
problématiques actuelles, imminentes et à plus long terme
que la réflexion de Canguilhem est susceptible de nous aider
à repenser. Frédéric Worms, accessoirement un spécialiste
de Bergson, dans son ouvrage sur La philosophie en France au XXème siècle, fait remarquer que notre actualité a renoué
avec les questions sur la vie ; par extension, avec les
préoccupations morales afférentes à celle-ci que la
philosophie pouvait, un temps, avoir perdu de vue339. Retour
en grâce que le philosophe explique par la rencontre
conjoncturelle de trois facteurs : à savoir l’ouverture à
d’autres conceptions de la vie, fruit du brassage culturel et de
la mondialisation, la perte d’influence des religions et de leur
ascendant sur les questions morales ainsi, en dernier lieu,
que le développement de la technique permettant
aujourd’hui d’accomplir des prouesses médicales (encore que
leur bien-fondé puisse, pour certaines, leur être contesté, en
tout cas discuté) qui ne pouvaient être envisagées
auparavant.
339 F. Worms, La philosophie en France au XXème siècle,
Paris, Gallimard, Moments, 2008.
Les valeurs de la vie
358
Quoi qu’il en soit des indéniables avancées de la
médecine, celles-ci ne sont pas sans générer de nouveaux
enjeux (et de nouveaux marchés) qui posent leur lot de
controverses. Elles mettent la société civile dans son
ensemble aux prises avec de nouvelles interrogations.
Éthiques et bioéthiques, nous l’avons dit, mais également
sociales et politiques. L’orientation prise par les sciences, et
plus encore, la place réservée à l’humain au regard de la
biomédecine actuelle prépare dès aujourd’hui le visage et de
la société de demain340. Le fait est que le savoir ne nous
donne plus seulement le pouvoir de nous amender « de
l’intérieur », ainsi que les « pratiques de soi » s’y attelaient
dans l’Antiquité ; c’est physiquement qu’elles promettent
désormais de nous métamorphoser. Au premier sens du
terme. La part du non-humain en l’homme se fait de plus en
plus prépondérante, touchant au plus profond de son identité
d’espèce, jusqu’à parfois la fuir, l’oblitérer, la nier. On ne
peut à ce propos que constater comment le développement
des technologies médicales et paramédicales peut être
instigateur de ruptures philosophiques majeures. La mise au
point de l’encéphalogramme en 1959, a impliqué une
reconsidération de la définition de la vie. Ce qui atteste de la
vie d’un corps ne sont plus les battements de son cœur : c’est
désormais la réponse cérébrale que manifeste l’individu –
d’où le concept de « mort cérébrale ». Un véritable « coup
d’état » anatomique qui voit le basculement de tout un pan
340 À l’heure même où nous rédigeons ces lignes, la première
cabine de « télémédecine » se voit inaugurée en France.
Les valeurs de la vie
359
de la réflexion philosophique. De telle manière qu’on peut se
demander ce qu’Aristote, qui attribuait au cœur d’être le
siège du noûs (d’aucuns parmi les Grecs privilégiaient le foie
– cf. le supplice de Prométhée –, les intestins ou l’encéphale),
aurait pensé de cette transplantation d’organe. Et plus
encore, du premier cœur artificiel CARMAT greffé, en 2013,
à l’Hôpital européen Georges-Pompidou de Paris341. De 1967
(date de la première greffe cardiaque) à 2010, plus de 450
cœurs artificiels ou semi-artificiels ont été implantés dans le
monde. 4000 transplantations de cœurs organiques ont lieu
chaque année. On peut aussi se demander ce qu’aurait pensé
Platon des greffes de moelle, la semence s’écoulant, d’après la
théorie de l’embryogenèse exposée par l’intéressé342
341 Nous apprenons à l'instant-même le décès du premier
patient ayant été greffé d’un cœur « bio-prothétique » après
quelques 75 jours de convalescence. Ce qui fait toujours un
mois de plus que les estimations – mais encore très
insuffisant pour que l'on puisse parler de normes
physiologiquement soutenables sur le long terme.
L'« euthanasie » de la mort s'éloigne à petits pas. 342 « Il [le Démiurge] fit parfaitement ronde la partie de la
moelle qui devait, contenir le germe divin, comme un champ
contient la semence, et il lui donna le nom de cerveau, parce
qu'elle, devait être contenue dans la tête de chaque animal
lorsqu'il serait achevé. La partie de la moelle qui devait
contenir la partie mortelle de l'âme reçut à la fois des formes
rondes et des formes oblongues, et il lui laissa le nom général
de moelle. Elle lui servit comme d'ancre, à laquelle il attacha
Les valeurs de la vie
360
(empruntée à l’Égypte par le truchement d’Hippon)343, au
creux de la colonne vertébrale…
Mais les révolutions technologiques sont aussi celles
frayées par les NBIC. De la prothèse comme palliatif, nous
basculons à la prothèse en qualité d’« augmentation ».
L’Humanité ++ réinvestit le fantasme du cyborg (cyber-organism), de l’hybridation et de la « proévolution ».
les liens qui unissent l'âme entière ; et autour de tout cet
ensemble il construisit notre corps, auquel il donna pour
première enveloppe la charpente osseuse » (Platon, Timée,
73c-e, trad. V. Cousin) ; voir aussi idem, Phèdre, 269c-272a. 343 « Fondée sur d'amusants raisonnements par analogie, et
sur certaines données de l'expérience vulgaire, l'idée
d'identifier le sperme à un écoulement de la moelle contenue
dans les os et de tenir la colonne vertébrale pour le
collecteur de cette eau fécondante, ainsi que la conséquence
déduite de ces prémisses, à savoir que le squelette du
nouveau-né est formé à partir du seul sperme paternel, sont
dans le meilleur esprit de la théorie médicale égyptienne.
C'est à celle-ci que les Grecs ont emprunté la doctrine
d’Hippon pour chercher ensuite à la critiquer par
l'expérience » (J. Yoyotte, « Les os et la semence masculine.
À propos d'une théorie physiologique égyptienne », dans
BIFAO n°61, 1962, p. 139-146). Sur l'origine égyptienne des
théories hippocratiques et platoniciennes de l'embryogenèse,
cf. aussi S. Sauneron, « Le germe dans les os », dans BIFAO
n°60, 1960, p. 19-27.
Les valeurs de la vie
361
L’humain ne se définit plus dès lors par ses limitations, par
une essence ; il se conçoit sous un rapport plastique par sa
capacité à transcender le carcan de ses finitudes344. De se
créer de nouvelles normes artificielles. Les frontières se
délitent entre les règnes du vivant et de l’inerte, du
biologique et du cybernétique, de la science et de la religion.
La fusion homme-machine qui se prépare réhabilite ainsi des
controverses anciennes sous une forme inédite. Des
controverses qui « rouvrent des problèmes » sous les auspices
de la vie in silicio, telle celle du « bateau de Thésée » exposée
par Plutarque345, du « cerveau dans une cuve »346 ou de
344 Cf. R. Kurzweil, The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology, Londres, Penguin Books, 2006 ; M.
Radman, Au-delà de nos limites biologiques, Paris, Plon,
2011 ; J.-M. Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Fayard, Pluriel, 2012 ; G.
Férone, J.-D. Vincent, Bienvenue en transhumanie : Sur l'homme de demain, Grasset, Paris, Documents Français,
2011. 345 Cf. S. Ferret, Le bateau de Thésée. Le problème de l'identité à travers le temps, Paris, Éditions de Minuit,
collection Paradoxe, 1996. 346 « Brain in a vat ». De Platon à Putnam en passant par
Descartes, Pascal pour la philosophie, Gibson pour la
littérature, l'expérience de pensée a connu différentes
variantes pour se doter à l'aube du XXIème siècle d'une
consistance hypothétique coextensive au développement des
mondes virtuels et de l'amélioration des interfaces homme-
Les valeurs de la vie
362
l’immatérialité de l’esprit347. Il importe avant tout de ne pas
nous en tenir à une première approche épidermique et
réactive d’aucun de ses sujets, mais d’aller plus avant dans le
corps du dilemme, de nous poser chaque fois la question de
savoir ce qui, dans telle ou telle pratique et dans tel ou tel
cas, fait réellement problème. La thèse de Canguilhem ici
considérée questionne essentiellement – et son intitulé n’en
fait aucun mystère – la nature du rapport entre le normal et
le pathologique. Nous avons vu que ce rapport faisait l’objet
d’une revisitation drastique de la part de l’auteur dans une
perspective plus large, plus intégrante, susceptible de faire
droit à toutes les dimensions de la vie. Nous nous bornerons
donc à n’évoquer, parmi les innombrables interrogations
auxquelles l’actualité tend à nous confronter, que celle se
rapportant directement ou indirectement au problème de la
distinction du normal et du pathologique.
machine. Cf. R. Sussan, Demain, les mondes virtuels, Paris,
Pearson, La fabrique des possibles, 2009. 347 La transsubstantiation, la substantialité de l’âme, le
téléchargement de la conscience prônée par la cyberculture
peuvent être appréhendés comme différentes facettes d'une
seule même problématique, se déployant chacune au prisme
de l'époque. Cf. B. Claverie, L'homme augmenté : Néotechnologies pour un dépassement du corps et de la pensée, Paris, L'Harmattan, Cognition et formation, 2010 ; A.
Milon, La réalité virtuelle : Avec ou sans le corps, Paris,
Editions Autrement, Le corps plus que jamais, 2005.
Les valeurs de la vie
363
A. LE NORMAL ET LE PSYCHOPATHOLOGIQUE
Et même alors, les débats suscités par les concepts de
normal et de pathologique tracent une orbite d’une
amplitude à l’évidence trop large pour être appréhendés en
intégralité. Nous assumons avoir dû procéder en
conséquence, et opérer des choix. Quelques échantillons
correctement traités nous ont ainsi semblé plus pertinents
qu’une liste à la Prévert d’exemples malmenés. C’est donc
spécifiquement à la psychopathologie ou à la psychiatrie que
nous avons choisi de nous intéresser. Pour cette première
raison qu’elle nous semble pâtir auprès des comités d’éthique
d’un intérêt moindre que d’autres thématiques (telles que
l’usage des cellules souches, le diagnostic préimplantatoire,
les cas litigieux de procréation médicale assistée, la gestation
pour autrui, l’euthanasie et la possible révision de la loi
Léonéti, le brevetage du vivant, le séquençage du génome et
les risques associés, l’augmentation, la convergence NBIC et
le transhumanisme avec ses retombées sociales et la nouvelle
éthique que ce dernier appelle) quoique son importance n’ait
rien à leur envier. Quoiqu’elle soit également omniprésente,
comme en témoigne la prolifération actuelle des œuvres
littéraires, cinématographiques ou artistiques qui mettent en
scène la folie. Le fou fascine. D’où l’intérêt d’une réflexion
sociologique autant que philosophique sur les raisons de cet
engouement et l’absence de discours pour la théoriser. On
peut éventuellement juger d’une société à la manière dont
Les valeurs de la vie
364
tient compte de ses populations les plus précaires. S’il
demeure des tabous aussi puissants que ceux de la mort, dont
a traité Philippe Ariès348, et de la maladie, nul doute à cette
enseigne que celui de la folie figurerait en bonne place. Non
parce que le sujet désintéresse, mais au contraire parce qu’il
désigne un impensable.
Une seconde raison est le poids inédit que prend le
regard du médecin dans l’édification du diagnostic. La parole
du patient peut se voir écrasée par une grille de lecture allant
jusqu’à faire – pour ce qui concerne le cas limite de la
psychanalyse, que nous n’aborderons qu’à la périphérie – de
son déni le poinçon négatif de sa pathologie. Constat qui
interroge le caractère scientifique d’une pratique et surtout
d’un discours que Karl Popper renvoyait dos à dos avec celui
de la métaphysique, « irréfutable »349. Le diagnostic d’une
pathologie mentale est d’autre part compliqué par le fait que
cette dernière ne se laisse pas mesurer quantitativement au
moyen d’instruments : électrocardiogramme, thermomètre,
tensiomètre, prise de sang, etc. L’appréciation du praticien
est donc prépondérante. Or s’il est vrai, comme l’entend
Canguilhem, qu’une anomalie ou déviance par rapport à la
moyenne ne constitue une pathologie que si elle
s’accompagne d’un pathos, d’une souffrance, peut-on estimer
qu’un « aliéné » qui n’aurait pas conscience d’être aliéné ou
348 Ph. Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident : Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, Points Histoire, 1977. 349 K.R. Popper, op. cit.
Les valeurs de la vie
365
de souffrir, ni même la volonté de guérir, peut-on tenir
qu’un aliéné dont le vécu contredirait radicalement le
diagnostic du praticien est atteint d’une pathologie ? S’il est,
du point de vue biologique, une pluralité d’allures de la vie,
pourquoi n’y aurait-il pas de même, du point de vue
psychique, une diversité de formes d’existence ? Là
intervient le second critère que Canguilhem propose pour
sanctionner la maladie : la réduction de la puissance
normative de l’individu, le resserrement de ses possibilités de
s’adapter à des milieux variant en permanence. Reste à
démontrer que l’aliéné est effectivement moins « créatif »
dans sa capacité à se donner de nouvelles normes que le
bien-portant. Les « mécanismes de défense » expriment peut-
être une certaine dimension de cette normativité. Le
parallèle (et la coïncidence) plus tôt mis en valeur entre états
de santé, de maladies et guérison physiologique et
phénomènes psychiques correspondants pourrait trouver
sous ses auspices de nouveaux développements.
a. Retour aux origines
Il s’agit moins de conférer à la physiopathologie de
Canguilhem une extension psychopathologique qui lui ferait
défaut (cette dimension ne lui fait aucunement défaut), que
de revenir aux sources historiques de cette conception.
« Normal », « pathologique », « santé » et « guérison », notions
revisitées par Canguilhem dans le domaine de la médecine
clinique, l’avaient déjà été dans celui de la psychiatrie. Que
Les valeurs de la vie
366
la critique, puis la refonte par Canguilhem de telles notions
s’inspire d’un mouvement analogue ayant trouvé ses lettres
de noblesse dans le domaine de la psychiatrie, c’est chose
revendiquée par l’auteur même qui, revenant sur ces notions
dans un chapitre de La connaissance de la vie, se réfère
nommément à trois de ses « précurseurs » : Charles Blondel,
Daniel Lagache et Eugène Minkowski350. Aussi ne laisse-t-il
pas de « remarquer que les psychiatres contemporains ont
opéré dans leur propre discipline une rectification et une
mise au point des concepts de normal et de pathologique
dont il ne paraît pas que les médecins et les physiologistes se
soient bien souciés de tirer une leçon en ce qui les concerne
»351. Observation symboliquement placée en ouverture de la
seconde partie de l’Essai qui peut déjà s’interpréter comme
l’énoncé d’un programme de travail : reproduire cet
ajournement là où il fait défaut. Transposer la lecture que
fait l’auteur des notions médicales sur le terrain
psychologique ne ferait alors que retourner celles-ci au lieu
350 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 2000. 351 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, partie II, chap. I : «
Introduction au problème », p. 91. L'auteur persiste et signe :
« c'est un fait que les psychiatres ont mieux réfléchi que les
médecins au problème du normal » (idem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque
des textes philosophiques, 2000, p. 168).
Les valeurs de la vie
367
qui avait vu la mise en œuvre de cette réforme. Ce serait
refermer la boucle, parachever le remaniement
épistémologique des concepts scientifiques dans le domaine
où ce remaniement fut initié en première intention. Ce serait
aussi ré-opérer cette « révolution anti-copernicienne »
amorcée par la psychiatrie clinique, considérant la
singularité des cas, rétablissant le patient au centre des
préoccupations. Ce serait réconcilier deux disciplines que
leur séparation rendait jusqu’alors incomplètes ; lors, se doter
enfin d’une « anthropologie opératoire » commune aux
praticiens de la médecine de la psychologie et de la
physiologie.
Si en effet l’auteur prétendait dans l’Introduction de sa
thèse sur Le normal et le pathologique contenir son propos
au domaine réservé de la médecine somatique352, il reste que
sa réflexion déborde très largement le strict champ de la
médecine somatique. Le phénomène pathologique n’est plus
seulement interprété sous le rapport de ses manifestations
anatomiques ; il investit l’individu dans son ensemble. C’est
donc l’individu dans son ensemble, considéré à l’aune de ses
« comportements » ou « allures de la vie » qu’il s’agira de
prendre en charge. Attendu que le normal et le pathologique
sont en première instance des déterminations relatives au
patient et à son expérience de la normativité, « l’introduction
à des problèmes humains concrets » dont Canguilhem faisait
352 Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, « Introduction », p. 6.
Les valeurs de la vie
368
le propre de la médecine clinique353 ne peut donc se passer
d’un détour méthodique par la psychopathologie. Le
subjectif de la maladie, le ressenti de la maladie lui est
constitutif. Il appartient dès lors au praticien de restituer la
maladie dans toutes ses dimensions ; et c’est précisément
l’objet de la psychologie clinique que d’introduire à cette «
étude de la personne totale en situation ».
b. Genèse d’une anthropologie clinique
La « personne en situation », c’est la personne
considérée dans son histoire, dans sa mémoire, dans son vécu
de la maladie et non pas épinglée sur une paillasse de
laborantin ou éclatée en pièces-organes dysfonctionnels.
C’est la personne se révélant à l’occasion de la maladie en
rupture d’avec celle qu’elle pouvait être auparavant. C’est
une subjectivité qui se révèle manifester un tout autre «
comportement », ou « allure de la vie »
psychique/physiologique que celle antécédente au
traumatisme. Altérité de l’individu malade dont la
psychopathologie aurait déjà l’intuition, bien plus
précocement que la médecine somatique. L’atteste son
recours au concept d’« aliénation » (du lat. alienus, « étranger », venant de alius, « autre ») pour caractériser les
différents troubles mentaux. De même disait-on autrefois du
« fou » – homme « possédé » aux yeux de la religion – qu’il «
353 G. Canguilhem, op. cit., « Introduction », p. 7.
Les valeurs de la vie
369
n’[était] plus lui-même ». Ce qui permet à Canguilhem de
faire observer que parmi les aliénistes, « beaucoup ont
reconnu que le malade mental est un "autre" homme et non
pas seulement un homme dont le trouble prolonge en le
grossissant le psychisme normal »354 ; par suite, qu’« en ce
domaine l'anormal est vraiment en possession d'autres
normes »355. Les faits psychopathologiques sont
ontologiquement distincts des faits normaux. Certaines
structures sont sans équivalent dans le système des normes
caractéristiques de la « santé mentale ». Parler de « trouble
mental » (mental disorder), c’est alors postuler la
permanence d’un « ordre » sous-jacent qui demeurerait
identique à lui-même en deçà des distorsions que lui ferait
subir la maladie. C’est ne pas voir l’originalité foncière des
normes émergentes. Le principe de Broussais affirmant la
continuité entre les phénomènes normaux et les
phénomènes pathologiques aux variations quantitatives près
n’est guère plus recevable dans les essarts de la médecine
psychologique que dans ceux de la médecine physiologique.
Or, le premier auteur qui, selon Canguilhem, aurait
inauguré en son domaine ce geste d’autonomisation du
phénomène pathologique vis-à-vis du normal ne serait autre
354 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,
2000, p. 199. 355 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 168.
Les valeurs de la vie
370
que Charles Blondel (1876-1939). Le psychologue français,
disciple de l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, rapporte
dans son essai sur La conscience morbide un certain nombre
de cas de patients dont les comportements de crise
s’éloignent tant de ceux témoignés en temps normal ou en
période de relative stabilité qu’ils semblent avoir basculé
dans un tout autre régime de pensée356. Tout se passe comme
si la maladie avait brisé le fil ténu de leur identité, sinon de
leur « mentalité » (notion en laquelle perce l’influence de
Lévy-Bruhl) ; à telle enseigne qu’ils en seraient devenus
incompréhensibles aux autres – et à eux-mêmes. L’altérité
psychopathologique se traduirait ainsi par l’impression que le
médecin aurait de se trouver à devoir composer face à une «
autre structure de la mentalité »357. Prétendre le malade « en
possession d’autres normes », ou « possédé par d’autres
normes », c’est porter l’attention sur le fait que la maladie
opère sur lui des modifications d’essence et non pas
d’accident. Tandis que les phénomènes pathologiques se
résolvaient avec Comte et Bernard en variations
quantitatives des phénomènes normaux, leurs analogues
psychopathologiques acquièrent ainsi avec Blondel une
réalité indépendante, sui generis. Ils deviennent quelque
chose d’inqualifiable que l’ordre nosologique normal est
impuissant à recouvrir.
356 C. Blondel, La conscience morbide. Essai de psychopathologie générale, Paris, Alcan, 1928. 357 G. Canguilhem, op. cit., p. 69.
Les valeurs de la vie
371
Proche de l’auteur de par cette mise à jour de la
dissemblance du normal et du pathologique, la discipline
psychopathologique l’est également par sa démarche
spécifique à l’égard du patient que son histoire individuelle
interdit de réduire à une typologie de syndrome. En quoi
Daniel Lagache (1903-1972), psychanalyste français et
lecteur assidu de Canguilhem, pouvait écrire que « tel est le
rôle de la méthode clinique qui consiste […] à s'accommoder
à la manière d'être originale du sujet »358. Psychiques comme
somatiques, les maladies doivent être ressaisies relativement
à l’expérience originale qu’en fait l’individu. Elles ne sont pas
des entités nosologiques venues se greffer de l’extérieur à des
psychismes ou à des organes sains. Elles expriment une
tension, une dynamique, une dialectique, une conflictualité
mettant aux prises l’individu et son milieu (son intériorité et
son environnement). Conflit exprimant les formes du vivre
de l'être-sujet, et non les défaillances occasionnelles d’un
objet générique de connaissance qu’il s’agirait de catégoriser
selon des types universels : le psychotique, le névrosé, le
bipolaire, etc. C’est au plus près du singulier qu’il faut
chercher l’universel en l’homme. À Canguilhem qui
escomptait du soin au chevet des malades qu’il soit une
occasion de poser les fondements d’une philosophie de la vie,
Lagache pouvait alors répondre que « la clinique
358 D. Lagache, « La méthode clinique en psychologie
humaine » (1945), dans Œuvres, tome I : Les hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF,
Bibliothèque de psychanalyse, 1969, p. 416-417.
Les valeurs de la vie
372
psychiatrique et la psychothérapie peuvent être aussi une
introduction à des problèmes humains concrets ; on peut y
chercher sa voie vers une anthropologie »359. Dont acte. Et
Canguilhem n’est pas en reste sur la question, qui à son tour,
ferait valoir, en s’appuyant sur « La méthode pathologique
»360, comment Lagache s’efforce effectivement de penser
ensemble l’altérité pathologique/psychopathologique et la
compréhension possible et nécessaire de cette dernière.
Médecine psychologique et somatique pourraient ainsi
tracer le même chemin, s’inspirer l’une de l’autre, prendre
les mêmes orientations – coévoluer. En témoigne la
proximité philosophique et théorique des analyses
respectivement conduites par Canguilhem et par Lagache,
chacun dans leur domaine de prédilection. « Il y a en effet,
constate Lagache, une grande analogie entre la conception
que ce philosophe-médecin [que Canguilhem] se fait de la
médecine et celle de la psychologie clinique que nous avons
exposée. »361. Rencontre entre deux hommes aux approches
359 D. Lagache, « Le normal et le pathologique d'après
Georges Canguilhem » (1946), dans op. cit., p. 452. 360 D. Lagache, « La méthode pathologique », dans
Encyclopédie française, tome VIII : La vie mentale, Paris,
Larousse, 1938 ; reproduit dans Lagache, Œuvres, tome I :
Les hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946),
Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, p. 259-267. 361 D. Lagache, « La méthode clinique en psychologie
humaine » (1945), dans Œuvres, tome I : Les hallucinations
Les valeurs de la vie
373
similaires ; rencontre entre deux disciplines par trop souvent
mises en opposition comme rivalisent les sciences humaines
et les sciences dures depuis le Second Empire, quand leur
similitudes devraient en faire des arts complémentaires.
Un autre clinicien dont Canguilhem ne manque pas de
souligner la contribution à cette redéfinition de la
psychiatrie, anticipant et inspirant tout à la fois celle que
l’auteur lui-même entendait promouvoir dans son propre
domaine, est Eugène Minkowski (1885-1972). Minkowski, à
l’instar de ses confrères Blondel et Lagache, rejetait l’option
consistant à réduire le phénomène pathologique à une
dérivation du phénomène normal : « E. Minkowski, note
Canguilhem, pense ainsi que le fait de l'aliénation ne se laisse
pas réduire uniquement à un fait de maladie, déterminé par
sa référence à une image ou idée précise de l'être moyen ou
normal »362. Il peut être opportun ici de rappeler que
Minkowski, anciennement assistant du psychiatre Eugen
Bleuler363, avait vu sa pensée profondément influencée par la
verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF,
Bibliothèque de psychanalyse, 1969, p. 420-452. 362 G. Canguilhem, op. cit., p. 71. 363 Eugen Bleuler (1857-1939) à qui la psychiatrie est
redevable de l'introduction de la notion de schizophrénie,
alternative à la « démence précoce » d'Emil Kraepelin, et
rassemblant sous elle trois grandes catégories de troubles du
psychisme que sont la discordance (dissociation), le délire
paranoïde et – autre apport du médecin zurichois – l’autisme.
Les valeurs de la vie
374
philosophie d’Henri Bergson, et notamment par son concept
d’ « élan vital »364. De Max Scheler (1874-1928), spécialiste de
Nietzsche et de la Généalogie de la morale du promeneur de
Sils Maria365, il retient le concept de « phénoménologie des
sentiments » qui le conduit à développer une attention
particulière pour la dimension subjective du vécu de la
maladie ainsi que pour l’altération des relations (au monde, à
soi et à autrui) qui en découlent. Autant de références,
d’inspirations, de préoccupations qui plaident assez
nettement en faveur d’une lecture « vitaliste » de la
pathologie ; une lecture attentive au regard du patient, et
dont les articulations sont exposées dans un ouvrage au titre
en ce sens significatif : Le temps vécu 366.
Les historiens des sciences retiennent généralement de
Minkowski qu’il fut, de pair avec Henri Ey – pionnier de la «
psychiatrie dynamique » – un artisan de la réforme de la
Cf. E. Bleuler, Dementia Praecox ou Groupe des schizophrénies (1911) trad. A. Viallard, Paris, Coédition
GREC/EPEL, Essais, 2001. 364 Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, Presses universitaires de France,
Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 2007. 365 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. I.
Hildenbrand et J. Gratien, dans Œuvres complètes VII, Paris,
Gallimard, 1971. 366 E. Minkowski, Le temps vécu (1933), Paris, PUF,
Quadrige, 2013.
Les valeurs de la vie
375
psychiatrie française, auparavant recluse à des modèles
positivistes, à des approches statiques, objectivistes et
verticales, faisant peu cas de la singularité malade. Situation
guère éloignée de celle critiquée par Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique. Les mêmes causes ont les mêmes
effets. Aussi ne doit-on pas s’étonner de ce que Minkowski
propose, tel Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique,
de repenser le phénomène pathologique (ici l’aliénation) en
rupture d’avec la rationalisation savante, comme expérience
vécue. La norme du jugement est intuitive et non plus
gnoséologique. La maladie devient un concept relatif, une
notion contextuelle issue de l’expérience et non d’abord de
l’observation. Un concept relatif d’une part ; puisque se
rapportant à l’histoire normative de l’individu qui juge de sa
présente « qualité de vie » en fonction de son ressenti passé
de la normalité – de sa normalité passée. L’expérience
singulière du sentiment de la limitation (malaises, blocages,
routines, impossibilité d’effectuer certaines tâches, etc.)
réintroduit ainsi dans la pathologie psychique un élément de
subjectivité nécessitant du praticien qu’il considère l’unicité
des cas et ne prescrive jamais que des traitements sur-
mesure. Une notion contextuelle, de l’autre ; dès lors que
l’état de santé mentale en général, l’aliénation
spécifiquement, cessent de valoir comme absolus déterminés
in abstracto pour fonctionner comme des révélateurs de la
viabilité des rapports qu’un sujet entretient avec son milieu.
Toute psychopathologie est fondamentalement une
sociopathie : une maladie du lien (a-liénation). Quelle
pertinence, sinon, devrait-on accorder à un « désordre
Les valeurs de la vie
376
psychologique » qui ne causerait aucune altération morbide
du rapport à soi-même, au monde ou à autrui ?
Caractère relatif et contextuel de l’affection
psychopathologique à quoi s’ajoute une dimension globale.
Ici non plus que dans le cas de l’affection organique,
l’individu ne saurait être atteint qu’en une partie de lui-
même. L’individu n’est pas malade qu’en un segment de son
psychisme ou par intermittence. En conséquence de quoi la
maladie mentale ne peut être comprise d’un seul point de
vue localisé : elle doit être appréciée comme une totalité,
pensée de manière holiste, à l’exclusion de tout
réductionnisme ou isolationnisme. Ainsi le schizophrène
n’est-il pas affecté de schizophrénie qu’à l’occasion de
certains contacts avec la réalité ; c’est tout son univers qui se
voit transformé, tout son vécu intime de l’espace et du temps
au fondement de son rapport au monde qui se voit
réorganisé. C’est tout son « fonctionnement », tout son «
comportement » ; son identité même, sociale et biologique
qui se reconstitue autour de la pathologie. Cette
reconstitution témoigne de la mise en œuvre de normes
inédites, en laquelle Minkowski conçoit une preuve de
l’aptitude créative de la vie psychique. Labile et normative,
protéiforme, la vie l’est au même titre en sa polarité
psychologique qu’en sa polarité physiologique. La vie
(psychique) façonne des équilibres dynamiques en vue de se
stabiliser – et dont la maladie (mentale) avère la moindre
flexibilité. Pour être toujours singulière, la survenue de la
Les valeurs de la vie
377
maladie – quelle qu’en soit l’origine – est donc toujours
révélatrice d’une pluralité des allures de la vie.
D’autant plus significatif est le recours fréquent que fait
Minkowski à la notion de « norme » – en fait de « loi » –
psychique. Le temps vécu, l’œuvre maîtresse du clinicien,
témoigne effectivement d’une terminologie relativement
voisine de celle mobilisée par Canguilhem ; ceci en vue de
renouveler le regard traditionnel porté sur la
psychopathologie, comme Canguilhem renouvelera le regard
porté sur la pathologie. C’est également, aux yeux de
Minkowski, en s’appuyant sur l’analyse clinique du
sentiment de contrainte qu’elle impose aux patients que la
maladie doit être définie ; et donc des cas pathologiques
particuliers que doit partir la psychiatrie pour en extraire,
subsidiairement, le fonctionnement normal des processus
psychiques367. George Canguilhem ne disait pas autre chose,
pour qui « c’est l'anormal qui suscite l'intérêt théorique pour
le normal. Des normes ne sont reconnues pour telles que
dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par
leurs ratés. La vie ne s'élève à la conscience et à la science
d'elle-même que par l'inadaptation, l'échec et la douleur »368.
L’échec et la douleur. Nous sommes ici au plus près du vécu.
367 E. Minkowski, « A la recherche de la norme en
psychopathologie », dans Évolution psychiatrique (revue),
n°1, Paris, Elsevier, 1938. 368 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 139 et 149.
Les valeurs de la vie
378
Au plus près de la vie qui sent, ressent et juge à proportion
qu’elle est.
B. ENJEUX ETHIQUES CONTEMPORAINS
Nous avisons ainsi combien les inflexions données par
les auteurs précédemment cités à la psychopathologie ont pu
influencer la reformulation par Canguilhem des notions
médicales, ainsi que sa conception de la médecine en
général. De la prise en compte de la subjectivité malade a
résulté une nouvelle anthropologie clinique liée à une
philosophie de la vie. Recentrement de la discipline sur le
patient, primat du soin sur le savoir, intégration de l’erreur
comme expression de la normativité, autant d’apports qui
auraient dû profondément redéfinir le paysage de la
médecine. Qu’en est-il aujourd’hui de cette redéfinition ?
Qu’en est-il aujourd’hui, spécifiquement, de cette
redéfinition dans le domaine de la psychopathologie ?
a. Pathologisation du normal
Ancrons notre examen dans son lit historique. Il
semblerait qu’ayant effectivement, et de manière
propitiatoire, fécondé la médecine physiologique et
psychiatrique, les intuitions de Canguilhem n’aient pas su
imprimer durablement la discipline pour la sauver de ses
anciens démons. Les premières heures, pourtant,
Les valeurs de la vie
379
s’annonçaient favorables. À la santé que René Leriche
définissait de manière négative comme « silence des organes
», s’est vu ajouter en 1947 et à l’instigation de l'OMS, les
critères de bien-être psychique, mental et même social. Le
vécu du patient intègre peu à peu l’intelligence et l’extension
de la pathologie. Le handicap, les maladies génétiques graves,
l’infirmité motrice sont repensés dans une perspective
existentielle, faisant plus que jamais entrer la subjectivité et
la question du lien social au cœur de la médecine.
Infléchissement dont Henri-Jacques Sticker a notamment
rendu raison dans ses travaux sur le concept de santé et de
ses évolutions entre 1935 et 1948369. Les mutations de la
physiologie offrent alors un pendant à celles de la psychiatrie
dans leur manière d’aborder le normal et le pathologique.
Une éclaircie pour l’école vitaliste et son approche
polyphonique de la pathologie qui semble avoir été de courte
durée. La conception de la maladie au regard du malade le
cède de proche en proche à une vision bien plus « utilitaire »,
si l’on peut s’exprimer ainsi, indifférente à ce que peut être la
perception individuelle de la réduction de la normativité. De
même que certaines maladies ne se révèlent des maladies que
dans certains contextes, certaines pathologies mentales ne se
laissent désigner comme telles que dans des conditions
précises, lorsque les comportements qu’elles induisent vont à
369 H.-J. Stiker, Corps infirmes et sociétés. Essais d'anthropologie historique, Paris, Dunod, Idem, 2013, p. 188
sq.
Les valeurs de la vie
380
contre-courant de ce que la société attend de l’individu. Ce
phénomène qu’avait expressément relevé Canguilhem
acquiert une ampleur telle qu’il réduit à peu de chose
l’élément objectif de la maladie. Il n’est pas rare, sous ses
auspices, d’assister à une « pathologisation » spontanée de la
criminalité. Tel tueur de masse est rapidement taxé de
« fou ». On parle de « tueur fou ». Comme si cette
qualification ontologique avait fonction d’ostraciser
l’individu de la communauté humaine ; comme si l’ordre
moral ne pouvait être ébranlé que par un être irrationnel –
un « monstre ». Dérive qui pourrait être l’expression d’une
forme d’inconscient idéologique contemporain, se refusant à
accepter le mal moral en l’homme. Le mal moral n’est plus le
fait de la liberté, dès lors que la psychiatrie se charge de le
rapporter à une étiologie pathologique.
La réciproque n’est pas moins effective. Que le
pathologique soit criminalisé ne s’oppose pas à ce que
s’observe concurremment un processus inverse : à ce que le
normal soit pathologisé. Et qu’il le soit au nom d’autres
valeurs véhiculées par la même société qui normalise le
pathologique. Parmi les phénomènes les plus actuels en ce
domaine sur lesquels la pensée de Canguilhem pourrait jeter
une lumière précieuse, figure effectivement la suppression de
la démarcation théorique entre le normal et le
pathologique… au profit du pathologique. Du tout-
pathologique. Vrai que la réflexion de Canguilhem,
considérée de manière trop expéditive, pouvait
éventuellement conduire à troubler cette démarcation.
Les valeurs de la vie
381
Ainsi, « si donc le normal n’a pas la rigidité d’un fait de
contrainte collective mais la souplesse d’une norme qui se
transforme dans sa relation à des conditions individuelles, il
est clair que la frontière entre normal et pathologique
devient imprécise »370.
En aucun lieu pourtant l’auteur ne récuse
véritablement la distinction du normal et du pathologique.
Ce serait sacrifier au principe de Broussais qu’il contestait en
première intention. Le fait est qu’il n’abolit pas cette ligne de
démarcation, mais il la découpe différemment. Selon d’autres
critères. Il change sa référence, qui n’est plus le médecin,
mais le patient lui-même : « chaque individu organise sa
propre frontière entre le normal et le pathologique, la
personne est seule juge de son état, de sa qualité de vie »371.
En fait d’être absolue et objective, la distinction que pose
Canguilhem entre le normal et le pathologique devient
subjective et relative à chaque individu. Elle varie d’un
patient à l’autre. Ce qui ne signifie pas que, parce que
relative à chaque individu, cette distinction ne soit pas
réellement vécue comme absolue par chaque individu. Cela
ne veut pas dire, insiste Canguilhem dans La connaissance de la vie, « que pour un individu donné la distinction n’est pas
absolue. Quand un être humain commence à se sentir
370 G. Canguilhem, op. cit., p. 118-119. 371 A. Murez, L’endométriose : expérience de la douleur,
Mémoire d’ethnologie, Université de Bordeaux II, janv.
2005.
Les valeurs de la vie
382
malade, à se dire malade, à se comporter en malade, il est
passé dans un autre univers, il est devenu un autre homme »
372. Relative du point de vue du médecin – ainsi mis en
demeure de faire cas de la singularité de chaque individu –,
la frontière du normal et du pathologique n’en reste pas
moins impérieuse du point de vue du malade. En suite de
quoi « la relativité du normal ne doit aucunement être pour
le médecin un encouragement à annuler dans la confusion la
distinction du normal et du pathologique »373. Et c’est bien là
précisément l’une des tendances actuelles de la
psychopathologie que de brouiller cette distinction. De
l’affaiblir. De l’éroder. En faisant basculer du côté de la
pathologie ce qui, en d’autres temps, aurait été considéré
comme relevant de la normalité.
De même que s’est imposé le mythe de la « santé
parfaite », s’est imposé celui de la « santé mentale parfaite »
qui mène à médicaliser des affects trop lourds ou trop
durables, jugés handicapants ou antinomiques aux idéaux de
performance promue par l’idéologie de l’époque. On pourrait
donc s’interroger avec un scepticisme raisonnable sur la
recrudescence considérable de la prévalence des troubles
mentaux dans la population, consécutive à l’abaissement des
seuils diagnostiques et à l'inclusion de nombreuses variantes
372 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 165-166 373 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
383
des mêmes syndromes qu’augure le futur – imminent –
DSM-V.
Le DSM – acronyme de Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders –, tient en effet un rôle de plus
en plus prépondérant en milieu psychiatrique. Il rend
possible une conversion rapide et efficace des symptômes en
syndromes, et des syndromes en ordonnances tout en
permettant à la profession de disposer d’une base de
référence internationale. Tout le danger tient dans la
propension des cliniciens à faire de ce qui doit rester une
référence consultative une parole d’Évangile. S’il importe
d’avoir à l’esprit que de nombreuses critiques émanent des
psychanalystes, durement concurrencés par les psychiatres,
les psychologues et notamment par la psychologie cognitivo-
comportementaliste, et ne sont donc pas uniquement
motivés par un intérêt de connaissance, cette présomption de
plaidoirie catégorielle ne retire rien à l’inquiétude qu’une
semblable inflation pourrait légitimement soulever.
Inquiétude notamment partagée par le Pr. Allen J. Francès,
ayant pris part aux travaux d'élaboration du DSM, quatrième
du nom. Rappelons qu’il suffisait déjà depuis le DSM IV de
manifester deux semaines de signes indicateurs de l’état
dépressif pour se voir proposer une gamme de psychotropes,
quand les délais pour la même prescription s’élevaient
auparavant (DSM-III) à huit semaines bien arrondies. Ainsi,
à l’exclusion des 421 troubles mentaux déjà répertoriés, 200
nouvelles pathologies psychiques ont été délayées dans la
dernière version. Ceci pour un total s’élevant à près de 650
Les valeurs de la vie
384
troubles – et autant de molécules374. N’en tirons pas de
conclusions hâtives…
La réflexion engagée par Canguilhem sur la médecine
de son époque nous a permis de constater que la biologie,
non plus que les sciences en générale, n’est absentes à
l’idéologie. La maladie est, au moins partiellement, une
création du regard dirigé sur elle par le médecin ou par la
société. À plus forte raison, par le sujet malade. Ce qui ne
peut que disqualifier la prétention du DSM à être
« athéorique ». Tout discours porte en soi une vision du
monde, même et surtout s’il s’en défend. S’il n’appartient pas
essentiellement à l’idéologie d’être fausse, il appartient sans
doute à sa fausseté de ne pas être produite de manière
intentionnelle. C’est bien le propre des idéologies que de
s’ignorer être des idéologies – que de se nier comme telles.
Une chose au moins qu’elles partageraient avec le « déni » en
psychanalyse…
Quant à l’échange, quant à la prise en compte du vécu
du patient dans la définition de sa pathologie sur quoi insiste
Canguilhem, on pourrait craindre que la réduction de
374 Nous qui vivons en France, fief de Sanofi, ne seront pas
surpris d’apprendre que sur les cent soixante-quinze
cosignataires du catalogue, quatre-vingt-quinze ont été
convaincus de collusion avec la grande distribution. Un
chiffre qui n’efface pas le doute quant aux quatre-vingts
autres.
Les valeurs de la vie
385
l’auscultation ou de l’entretien au remplissage d’un
questionnaire standardisé de critères diagnostiques ne
relativise dangereusement la portée de celui-ci.
Subséquemment aussi, qu’elle ne restreigne la part de
jurisprudence nécessaire que le praticien doit mettre en
œuvre pour adapter la règle au cas. Une telle méthode aurait
encore pour conséquence de méconnaître le caractère holiste
de la psychopathologie. Or, le psychopathologique comme le
pathologique ne sont pas des affections locales, mais des
transformations d’essence, des transfigurations globales de
l’individu malade.
Mais la méprise consisterait plus fondamentalement en
la finalité assignée à l’établissement du diagnostic. Le
diagnostic, insistait Canguilhem, n’a pas pour vocation
première l’identification d’une entité nosologique, mais bien
la détermination d’un profil singulier, la considération d’une
personne en détresse dépositaire de ses propres valeurs. Il
doit sa pertinence au degré d’individualisation qu’il
s’autorise. Cette individualisation ne se peut faire sans nouer
un dialogue qui fasse sortir l’individu souffrant de
l’anonymat, et resitue sa maladie dans le contexte actuel de
ses rapports au corps, au monde et à lui-même. Ce qu’avait
reconnu Lacan, observe Canguilhem. Lacan, psychanalyste,
qui avait aperçu l’altérité de l’individu malade375. Lacan,
profondément influencé par sa lecture de Spinoza qu’il citait
375 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans op. cit., p. 168.
Les valeurs de la vie
386
en exergue de sa thèse de 1932376 ; à telle enseigne qu’il
devait restituer sa conception de l’essence des individus
comme « somme des relations conceptuellement définies
d'une entité »377 pour caractériser cette dimension
intrinsèquement relationnelle de l’identité en et hors de la
maladie. Un tel individu pris dans la foule, pour Spinoza, se
départit essentiellement des autres individus au prorata de
ses logiques affectives. Similairement, selon Lacan, l’essence
d’une personnalité pathologique diffère-t-elle de l’essence
d’une personnalité normale à la faveur de l'« histoire des
affections » qui est la sienne378. L’identité de l’individu
malade ; par suite, la maladie se comprend alors moins par la
surrection d’une affection nosologique déterminée que par
l’altération de la qualité des rapports qu’elle engendre.
Rapports actuels – aux êtres, aux choses et à soi-même –,
mais aussi antérieurs, éventuellement futurs – aux êtres, aux
choses et à soi-même. La maladie fait irruption dans une
histoire évolutive des normes sociales et biologiques. Elle se
réfère toujours à des « antécédents » et hypothèque l’avenir :
376 J. Lacan (1932), De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, Points essais, 1975.
La citation de Spinoza est la prop. 57 de la partie III de
l’Éthique : « Une affection quelconque de chaque individu
diffère de l’affection d’un autre, autant que l’essence de l’un
diffère de l’essence de l’autre ». 377 J. Lacan, op. cit., p. 342. 378 J. Lacan, op. cit., p. 343.
Les valeurs de la vie
387
engage un « pronostic », qui est toujours vital au sens où la
vie-même est projection d’elle-même au-delà d’elle-même.
En suite de quoi l’examen médical ne peut se satisfaire
d’une vision synchronique – présentéiste – de la maladie. Ou
l’essentiel serait perdu. En médecine somatique comme en
médecine psychologique, le diagnostic tient au contraire sa
légitimité de sa capacité à prendre en compte l’ensemble de
ces dimensions. Ainsi que l’écrit encore une fois Lagache
dans ce qui se donne pour une tentative de définition de la
psychopathologie clinique :
La psychopathologie clinique a pour objet
principal les conduites adaptées et inadaptées […]. Le
diagnostic s’efforce de saisir un moment évolutif de
l’histoire d’un être humain […] Il a la structure d’une
interprétation […]. L’aboutissement d’une
investigation clinique, c’est l’histoire d’un cas. La
psychologie moderne a beaucoup insisté sur
l’historicité de l’existence humaine et sur l’importance
des expériences passées (apprentissage) pour
l’explication de la conduite […]. Aucune donnée n’est
en fait significative que par référence à un contexte
historique et à un devenir psychologique […]. La
psychologie clinique ne se limite pas aujourd’hui, on
Les valeurs de la vie
388
ne doit pas se limiter à l’anamnèse et à
l’observation.379
Un diagnostic d’assignation qui réduirait le malade à
ces signes cliniques serait en cela trois fois inconséquent : il
ignorerait l’unicité du cas, il ignorerait la maladie vécue, il
ignorerait l’inscription biographique de la pathologie. Il
ignorerait, en somme, que l’homme est avant tout un être
normatif. Précisément, l’us et l’abus du DSM nous semble
dangereusement prêter à cet écueil.
Écueil qui nous projette assurément très loin de la
médecine hippocratique. Et nous confronte à une situation
qui ne semble guère en passe de s’améliorer ; cela pour au
moins deux raisons, dont l’une tient à la formation du
personnel soignant, et l’autre à des considérations de nature
plus économique. La formation, de prime abord, est ainsi
faite qu’une majorité des étudiants en psychiatrie ne dispose
pas d’approche alternative de la souffrance psychique que ce
manuel. La dimension économique fait d’autre part que
nombre de mutuelles et d’assurances-santé tendent à asseoir
leur politique de remboursement des soins sur la sanction du
DSM. Le paradoxe étant qu’en fait de limiter les abus et
dérives d’un système « en roue libre », cette perspective
rigide à la fois exclusive et excluante aboutit au brouillage
des frontières entre comportements normaux, auparavant
379 D. Lagache, Psychologie clinique et méthode clinique
(1949), dans op. cit., p., tome II, p. 164.
Les valeurs de la vie
389
qualifiés d’atypiques ou d’exceptionnels, consécutifs à
certains événements imposés par la vie (un deuil, une perte
d’emploi, une période de travail intense, etc.) et les
comportements qualifiés de déviants, pathologiques. Un
intérêt certain que présenterait alors une relecture de la
psychopathologie contemporaine au prisme du vitalisme de
Canguilhem serait donc de repenser à nouveaux frais le
rapport entre les valeurs et allures de la vie et les normes
sociales.
De quelle folie le monde est-il atteint, pour que l’on en
arrive à ce chiffre inquiétant de 45 millions d’Américains se
trouvant de facto, conformément aux critères énoncés par le
DSM-V, atteints de troubles psychiatriques ? Notons que
l’état des lieux global de la santé mentale dans les pays de
l’OCDE incline à s’aligner sur les statistiques d’outre-
Atlantique. En ressort que partout où se voit introduite la
grille du DSM, la quantité d’enfants autistes se voit
multipliée par vingt. La proportion des « syndromes
bipolaires » explose pour atteindre quarante fois sa valeur
nominale. Ce qui n’est rien dire encore des « troubles
envahissants du développement » (TED) qui ont fait leur
entrée dans le DSM-IV au début des années 1990. Troubles
du développement dont le plus médiatique, le plus médiatisé,
serait sans doute l’« hyperactivité ». Comportement qui
pourrait être, plutôt que taxé de « pathologique », compris
comme une réaction « normale » à la pression d’une société
entretenue par la culture du zapping, de ses valeurs et de ses
exigences. Deleuze faisait de la même manière de la
Les valeurs de la vie
390
schizophrénie une maladie propre au capitalisme380. Nous
savons par ailleurs – fait avéré par l’ethnopsychiatrie – que
certains syndromes ne se manifestent qu’au sein de groupes
restreints ou à certaines époques particulières. Durkheim lui-
même n’a pas laissé de stigmatiser certaines pathologies du
lien (ou de la disparition du lien) corrélatives à l’avènement
des sociétés modernes381. En cela peut-on légitimement
s’interroger sur l’opportunité de traiter des individus atteints
par des pathologies sociales plutôt que de traiter le corps
social incubateur de ces pathologies. C’est-à-dire les
symptômes en lieu et place des causes.
Se reformule ainsi la question de la dialectique entre le
tout et ses parties : l’approche locale, discrète ou segmentée
d’une maladie peut-elle suffire à la compréhension de celle-
ci ? Rien n’est moins sûr ; tant s’en faudrait. Et Canguilhem a
bien fait voir toutes les limites que présentait pour la
médecine une telle méthode physicaliste. Si bien que le
soupçon s’immisce, allant jusqu’à nous faire douter que la «
compréhension » de la maladie en soit bien la finalité.
Tenons-nous en à remarquer que l’hyperactivité aura au
moins eu ce « mérite » de remettre en circulation – sous
couvert de traitement par « psychostimulation » – ce qui
avait été régulièrement exclu du marché libre : à savoir les
380 G. Deleuze, F. Guattari, L'Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 2013. 381 Cf. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1894), Paris, Flammarion, 1988.
Les valeurs de la vie
391
amphétamines. Les plus récents rapports de l’OMS font état
de 10 à 12 % des enfants américains de la génération des six à
quatorze ans diagnostiqués. Une enquête publiée en 2013 par
la même organisation accuse une inflation de 70 % des
prescriptions de ritaline en France depuis 2008. Plus
significatif encore et le constat très empirique que les plus
demandeurs sont les parents. Tout se passe comme si dans de
trop nombreux cas, le diagnostic d’hyperactivité et son
traitement ad hoc avaient fonction de pallier les tutelles
défectueuses, la démission ou l’exaspération d’une famille
trop absente – manière de médicaliser l’échec éducatif. Au
risque toujours présent de remiser sous le régime de la
pathologie ce qui relève volens, nolens, de la normalité. Le
traitement de l’« hyper-violence » urbaine dont l’échec sert
de ligne narrative au long-métrage de Stanley Kubrick,
Orange mécanique, relève d’une même logique, quoique
poussée dans ses derniers retranchements. Le diagnostic de
trouble mental n’est pas ainsi sans témoigner de conflits
d’intérêt plus ou moins perceptibles. D’enjeux sociaux,
économiques et politiques ; voire de rapports de force. Le
pouvoir soviétique n’a pas manqué d’avoir recours à la
caution de la psychiatrie pour mettre au banc les opposants à
l’idéologie d’État. On se souvient combien aisé il pouvait être
en URSS d’être déclaré fou ; le fou par excellence,
paranoïaque achevé qu’était Staline, n’ayant en revanche que
peu à craindre des diagnostics de ses médecins officiels (de
ceux qu’il avait inopinément omis de faire fusiller).
Les valeurs de la vie
392
b. Normalisation du pathologique
La dimension sociale et historique de la pathologie, la
relativité des concepts médicaux à laquelle Canguilhem
consacre une grande partie de son œuvre serait reprise et
développée, quoique réorientée par son élève Foucault. On
doit à ce dernier auteur d’avoir fait la lumière sur la
tendance irrépressible de la science institutionnalisée et du
discours qu’elle véhicule à servir de prétexte à réprimer des
comportements sociaux jugés indésirables382. Comportements
qui, s’ils ont des étiologies physiologiques ou génétiques, se
manifestent en empruntant des formes typiques de leur
époque. Empreintes des codes qui ne seraient pas à
rechercher ailleurs que dans la société qui les réprime. Une
société qui produirait ainsi ses « fous » en même temps que
ses garde-fous. Fous relégués depuis la fin du XVIIème siècle
– au même moment ou la « raison » se voit dûment théorisée
– avec les criminels et les parias, à l’écart du commun. En
marge de la société société qui les renvoie à sa propre crise
(le baroque suit le classicisme) pour les considérer non pas
dans une optique de soins, mais dans une problématique de
répression, une procédure d’éloignement : « surveiller et
punir ». Il faut se souvenir qu’alors les fous ne bénéficiaient
d’aucun traitement différencié, d’aucun suivi thérapeutique ;
et ce jusqu’à ce qu’enfin la distinction s’opère et que les
aliénistes envisagent d’autres solutions que l’enfermement à
382 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris,
Gallimard, Tel, 1976.
Les valeurs de la vie
393
vie. La parole du patient devient audible et le patient lui-
même moins un objet de relégation que le sujet d’une
discipline en devenir. Il ne s’agit plus de mettre les
marginaux en marge de la société, mais de retisser un lien
dramatiquement rompu dans une perspective de
réintégration.
On peut à cette enseigne s’interroger sur ce que
Canguilhem et plus encore Foucault auraient pensé du fait
que l'on redirige à l’heure actuelle de plus en plus de cas
relevant de la psychiatrie en milieu pénitentiaire ou carcéral.
Car c’est bien l’une précisément des dérives dénoncées par
un nombre croissant de psychiatres, psychologue,
psychanalystes qui s’observe aujourd’hui dans nos sociétés
postindustrielles que ce renvoi des « fous » en milieu
carcéral. La tendance statistique atteste d’une sorte de retour
en détention des cas clinique qui en avaient été sortis,
fondant sur une nouvelle approche la psychiatrie comme
domaine autonome. Toutes proportions gardées, la
profession rencontrerait effectivement environ quatre fois
plus de sujet schizophrènes en milieu pénitentiaire qu’au
sein de la population générale. Il ne s’agit pas d’en induire
que la plupart de ces schizophrènes incarcérés auraient
commis leurs crimes et leurs délits en état de crise et donc
d’irresponsabilité ; seulement de suggérer que cette
surreprésentation n’est pas sans éveiller quelque soupçon
quant à la pertinence de la structure retenue pour les
accueillir en attendant leur éventuelle réinsertion. Tout
semble se passer comme si, non contente de « pathologiser »
Les valeurs de la vie
394
le normal, la nouvelle idéologie, la nouvelle donne «
biopolitique » de ce début de XXIème siècle recommençait
subrepticement à criminaliser le pathologique. Or
criminaliser le pathologique, le mettre en isolement n’est pas
faire autre chose que de privilégier le regard du politique sur
celui du médecin.
Qu’il s’agisse, en tout état de cause, de pathologiser le
normal ou de normaliser le pathologique, il se trouvera
toujours que le vécu subjectif du sujet mis en cause est éludé,
soit au profit de tests statistiques, soit au profit d’une
sanction juridique avant toute chose soucieuse de mettre en
quarantaine, mettre à l’écart du corps social les éléments
déviants.
c. L’effacement du patient
Nous retrouvons ici la plupart des concepts revisités par
Canguilhem tout au long de son essai : ceux de normal et de
pathologique, avec la question de leur articulation et de la
nature de leur différence ; ceux de normativité
physiologique (ou, au-delà, psychologique), aptes au
changement et en cela relativement indéfinie, et de normes
sociales, coercitives et contraignantes ; ceux de valeur, de
modèle prescriptif, d’idéologie, d’axiologie latente. Mais
notre exemple d’usage possible de Canguilhem à l’heure
actuelle, celui du sort et de la prospective de la clinique du
Les valeurs de la vie
395
XXIème siècle, resterait incomplet s’il n’enveloppait
également le problème du réductionnisme.
Nous avons vu combien l’auteur tenait, à rebours de
Claude Bernard et d’Auguste Comte, à ce que soit reconnue
la spécificité de la biologie par rapport aux sciences physico-
chimiques. La vie témoigne de propriétés émergentes ; elle
est capable de labilité, d’erreur, de recombinaison, de
réduction (maladie) ou d’accroissement (guérison) de sa
tolérance aux incidences de son milieu. La vie est normative,
au sens où elle se crée des normes et des alternatives. Elle
prend autant de chemins que d’individus. Richard Dawkins
ferait valoir que les individus sont eux-mêmes les chemins
que prend la vie – le gène – pour se véhiculer383. L’auteur
démontre ainsi que les phénomènes vitaux ne sont pas
solubles dans le carcan des lois universelles et fixes des
sciences dures : les phénomènes vitaux ont bien un aspect
physico-chimique, mais ne se réduisent pas à cet aspect. Ou
bien le vivant ne serait pas distinct de l’inerte. La vie doit se
comprendre au-delà de son expression mécanique, comme
franchissant un gradient, un seuil d’intensité. Seuil en vertu
duquel elle diffère en nature de la matière inanimée.
Or cette tendance au réductionnisme que Canguilhem,
tenant d’une forme de vitalisme nietzschéen – entendait
383 R. Dawkins, Le Gène égoïste (The selfish Gene) (1976),
Paris, Odile Jacob, Poche, 2013 ; en part. chap. II : « Les
réplicateurs ».
Les valeurs de la vie
396
dénoncer chez ses contemporains, cette tendance mortifère à
la simplification qui s’interdit d’emblée d’appréhender toute
la complexité de la vie (en niant méthodiquement ce qui fait
son essence : sa liberté de création, étant posé le
déterminisme de Bernard comme principe heuristique),
paraît également resurgir dans le domaine
psychopathologique, à tout le moins auprès d’un certain
nombre de chercheurs financés en priorité par les fondations
privées ou les instances publiques d’attribution des budgets
(hors comités scientifiques). Le mécanisme le cède au
rabattement des processus décisionnels et des états mentaux
sur les effets de structures neuronales, elles-mêmes en
grande partie prédisposées par la purée génétique. Non que
les scientifiques y soient eux-mêmes acquis. Les politiques le
sont ; ce qui suffit à orienter tendancieusement une grande
partie de la recherche. Réductionnisme qui se conçoit
derrière la « quête » du « gène de », qui fait encore une fois
peu cas de la liberté et du regard du patient, mais présentant
au moins pour nous le mérite de ne plus laisser de doute
quant à la matrice idéologique qui baigne et parfois même
motive (le cas de Lyssenko a fait jurisprudence) le discours
scientifique.
Le déterminisme devient alors surdétermination de la
génétique sur les comportements sociaux ; ce en dépit –
entre autres – de la prolifique actualité de l’épigénétique,
dont nous avons dit quelques mots. Le psychanalyste
américain Erik Erikson (1902-1994), connu pour avoir
proposé une théorie du développement psychosocial, a ainsi
Les valeurs de la vie
397
pu envisager des rapprochements fructueux entre la biologie
et la psychologie. De même que Freud recourait à des
métaphores physiologiques et organiques pour décrire
l’inconscient, il transpose les acquis récents de génétique
pour proposer une « théorie épigénétique du développement
humain »384. Les crises psycho-sociales successivement
vécues par un individu peuvent en effet avoir une origine
génétique. Elles ne s’y réduisent pas. Car la manière dont
elles se vivent – dont elles sont surmontées ou non – dépend
d’autres facteurs qui intéressent la singularité de chaque
individu. Les phénomènes développementaux relevant de la
normalité ou de la pathologie psychique témoignent d’une
variabilité qui ne se laisse pas réduire à la seule expression du
programme génétique. C’est en cela que la notion
d’épigenèse trouve toute sa pertinence.
Il y aurait là matière à nous interroger sur
l’engouement recrudescent de nos sociétés, et plus encore de
nos responsables politiques, pour la recherche en
neurosciences, couplée aux nouvelles sciences de la «
criminologie ». Spécifiquement, pour l’utilisation de plus de
plus en plus fréquente de la neuro-imagerie dynamique, des
I.R.M. fonctionnelles dans une optique de prédiction de
l’évolution des comportements. « Science, d’où connaissance
; connaissance, d’où action », devisait Comte. Mais de quelle
action sommes-nous en train de parler ? Envisager ainsi une
384 E. Erikson, Identity and the life cycle, New York, W. W.
Norton & Co, Revised edition, 1994.
Les valeurs de la vie
398
forme de « balistique éthique », nonobstant les questions
métaphysiques qu’une telle approche tiendrait pour résolue
(dont celle du libre arbitre), n’est-ce pas déjà subordonner
l’agir individuel aux déterminations causales les plus
élémentaires ; à savoir non plus de nature sociale, mais
encore physico-chimiques ? Réduire le politique au
biologique ? N’est-ce pas tomber à nouveaux frais dans le
réductionnisme physicaliste le plus étriqué ? Toutes choses
dûment considérées, la matière grise de l’encéphale n’est pas
faite d’autre chose que de particules élémentaires. Or, de
telles particules présentent des caractéristiques quantiques
(intrication, non-localité, superposition) qui satisfont bien
peu, à leur échelle subatomique exclusivement, à la
définition verticale du déterminisme de la mécanique
classique. S’il fallait donc faire montre de cohérence en la
matière, le déterminisme deviendrait paradoxalement
antinomique avec le réductionnisme strict. Il faudrait dès
alors tirer les conséquences des « inégalités de Heisenberg »
(plutôt que du « principe d’incertitude », traduction
maladroite) pour ce qui touche à nos comportements
humains : la prédiction individuelle deviendrait impossible.
Si donc la trajectoire d’une particule n’est pas déterminable a priori, une extrapolation rigide à la psychologie d’un corps
formé de particules ne serait pas davantage réalisable. Une
nouvelle occasion de citer Spinoza : « Personne, en effet, n'a
jusqu'ici déterminé ce que peut le corps, c'est-à-dire que
l'expérience n'a jusqu'ici enseigné à personne ce que, grâce
aux seules lois de la Nature, − en tant qu'elle est uniquement
Les valeurs de la vie
399
considérée comme corporelle, − le corps peut ou ne peut pas
faire »385.
Qu’à cela ne tienne. Le « déterminisme ouvert » de
Canguilhem, qui proposait de dépasser cette aporie, n’a pas
marqué comme attendu tous les domaines de la recherche.
Pas, semble-t-il, les comités d’attribution des subventions de
l’ANR. Faute d’une compartimentation bienvenue des
sciences de la politique, nous aurions bien plutôt affaire à
une prise en otage de la biologie et de la psychiatrie par le
législateur (et/ou l’exécutif), à une instrumentalisation de la
biologie et de la psychiatrie à des fins idéologiques.
Précisément ce que dénonçait l’auteur en évoquant
l’exemple de l’eugénisme. Une telle intrication des sciences
et de la politique s’affirme d’autant plus à l’heure actuelle
que la résolution des problèmes scientifiques a des effets
concrets sur le corps politique. Des retombées sociales qui
interrogent directement le modèle de civilisation que nous
voulons faire nôtre. PMA, GPA, OGM, principe de
précaution, prévention, définition de politiques de santé ou
de natalité sont quelques-uns de ces sujets brûlants qui ont
été à l’origine de controverses bioéthiques, toujours
385 « D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou
telle action du corps a son origine dans l'esprit qui a de
l'empire sur le corps, ne savent ce qu'ils disent et ne font
qu'avouer ainsi en termes spécieux qu'ils ignorent la vraie
cause de cette action et ne s'en étonnent pas » (B. de Spinoza,
op. cit., L. III, prop. 2, Scolie).
Les valeurs de la vie
400
d’actualité. Les neurosciences occupent une place
déterminante dans au sein de ces débats – lorsqu’ils ont lieu,
ce qui n’est que trop rarement le cas. À telle enseigne que
l’on a pu voir récemment le Conseil d'Analyse Stratégique
(CAS), « instance d’aide à la prise de décision » attachée au
premier ministre défendre l’application de « neuro-lois ». Des
préconisations qui, tombées dans l’oreille d’un président, se
sont traduites par la proposition d’un « profilage » organisé
dès l’école maternelle des enfants susceptibles de développer
des « comportements violents ». L’idée d’un prélèvement de
liquide amniotique chez les parturientes en vue d’analyser le
taux de testostérone fut également mise sur la table. Tout se
passe comme si la volonté de contrôle des normes
biologiques par les normes sociales n’avait rien retiré des
événements du XXème siècle.
La prédiction n’est pas toutefois problématique que
pour ses présupposés métaphysiques – déterminisme intégral
– ou méthodologiques – réductionnisme intégral – ; elle l’est
encore pour ses effets. Que la maxime « mieux vaut prévenir
que guérir » ait pu être érigée sept décennies durant en
devise du « monde libre » pour cautionner l’« amélioration de
l’humain » aurait de quoi faire réfléchir (les théories nazies
ne sont pas nées ex nihilo)386. Ces temps sont dernières nous ;
386 Japon, Suède, États-Unis furent quelques-unes parmi les
terres arables de l’eugénisme, pratiqué notoirement par le
régime nazi. Le dévoiement des théories de Francis Galton
(1822-1911), neveu de Sigmund Freud, fut ainsi responsable
Les valeurs de la vie
401
mais la résolution qui y préside ne s’est pas éteinte dans leur
sillage. La prédiction en psychiatrie a succédé aux computs
généalogiques de la police du gène. Et prête à des effets
pervers sans doute moins ostensibles, mais tout aussi réels.
Insistons bien sur le mot « prédiction », à distinguer du «
diagnostic ». La prédiction se fonde sur des « facteurs de
risque », des « prédispositions » de diverses natures :
familiales, environnementales, génétiques, etc. Elle
pronostique à l’aune de tendances statistiques et de
corrélations. Or, signifier à une personne qu’elle est
prédisposée à quelque chose, c’est bien souvent, pour ce qui
a trait à la problématique psychique, la disposer à quelque
chose. La prédiction en psychiatrie n’est jamais anodine ; pas
plus que la « voyance ». Elle n’est jamais sans incidence sur
l’existence future de l’individu à qui l’on « tire les cartes ».
La prédiction a moins souvent une valeur
d’extrapolation énonciative que de « prophétie
autoréalisatrice ». La prédiction en psychiatrie – outre le fait
qu’elle nie le libre-arbitre individuel, pendant psychologique
de la labilité – n’en est pas moins dépositaire d’une puissance
de « politiques sociales » outre-Atlantique lesquelles virent,
en soixante-dix ans, la stérilisation forcée de dizaines de
milliers d’Américains. Il allait manifestement de soi que
l’adultère, la délinquance ou l’alcoolisme constituaient
autant de caractères ataviques dont le remède ne pouvait
passer que par le tarissement des généalogies intéressées par
de telles tares.
Les valeurs de la vie
402
performative (Austin), favorisant ce qu’elle augure. À la
faveur de ce qui pourrait être décrit comme l’envers négatif
de l’effet Pygmalion, elle contribue à enfermer le sujet de
l’analyse dans un complexe qui n’était pas d’abord le sien,
mais tendra à le devenir387. Le sujet ainsi « prédisposé »
incorpore une problématique, l’intériorise et s’y identifie. Il
se laisse cannibaliser par un discours qu’il s’approprie au
point de s’y aliéner. L’épidémie de « faux souvenirs »
d’incestes phantasmés qui s’est fait jour au cours des années
1980 atteste bien de la puissance suggestive de tels discours
(en l’occurrence, dans les essarts de la psychanalyse), à même
de susciter les rémanences factices d’un traumatisme
rétroactif. Une preuve, s’il en fallait encore, que les cabinets
387 Un contrepoint en médecine somatique pourrait être
conçu en l’éventuelle démocratisation du séquençage du
génome, dont le coût humain et financier ne cesse de
diminuer. Si les risques pathologiques pourraient être
prévenus et les traitements individualisés, il est à craindre
que les assurances-santé renégocient des forfaits à la hausse
pour les personnes prédisposées à certaines maladies.
L’augmentation ciblée de ces cotisations aurait pour
conséquence de dissuader ceux qui en ont le plus besoin de
souscrire à une couverture sociale. Et donc de renoncer à se
faire dépister, suivre et soigner. On concevra sans mal
qu’alors ils puissent effectivement développer davantage de
maladies. La logique procyclique de la prophétie
autoréalisatrice n’est pas bornée au champ de l’astrologie ou
de la spéculation boursière.
Les valeurs de la vie
403
de consultation psychologiques ne sont pas plus immunisés
que les chambres d’hôpitaux contre les risques d’infections
nosocomiales. Le regard du médecin ne se contente plus de
réduire à quia la singularité de l’analysant : il pèse sur son
devenir, lui imprimant une inflexion morbide qui détermine
parfois l’aggravation de son cas. On peut à cet égard se
demander quel sens pourrait avoir l’intervention d’un
thérapeute qui contribue à la genèse des troubles qu’il
prétend prévenir. Il s’agissait pour Canguilhem de souligner
combien l’individu souffrant était en dernier ressort le seul à
pouvoir ressaisir le flambeau de sa pathologie, relativement
au ressenti de la diminution de sa puissance d’agir et de son
vécu antérieur de la normalité. Le patient « fait » en cela sa
maladie, laquelle le fait être à son tour un autre individu. Le
retournement est ici radical : voici que le médecin fait le
malade en contribuant par voie de suggestion à faire sa
maladie.
Il faut encore faire remarquer qu’au premier point de
désaccord qui peut se révéler entre le regard du malade et le
regard du médecin quant à la prise en charge d’une
pathologie – conflit se résolvant souvent dans le sens du
médecin –, s’ajoute sur le terrain de la psychiatrie une
scission de second niveau, qui met aux prises le regard du
malade sur son état de santé mentale et la communauté, les
personnes extérieures à sa problématique. Il appartient à
Minkowski d’avoir mis en lumière cette dissymétrie
supplémentaire entre pathologie mentale et somatique ;
dissymétrie dont le ressort consiste en ce que les affections
Les valeurs de la vie
404
physiologiques sont souvent reconnues comme telle par le
malade autant que par les tiers extérieurs à sa maladie, tandis
que les affections psychologiques, tout en étant
diagnostiquées par ces mêmes tiers, peuvent être niées par le
malade. L’« aliénation » rompt la continuité qui s’établit
communément entre l’appréhension (ou l’inappréhension)
par le malade de sa maladie et le jugement que les individus
sains peuvent porter sur son cas. Le diabétique peut se sentir
faiblir en période d’hypoglycémie ; autrui peut constater sur
sa personne un écheveau de signes cliniques symptomatiques
de ces moments de crise et, qui plus est, objectiver cette
carence glycémique à l’aide d’un appareil de mesure. Le «
sociopathe », en revanche, ne se sent pas nécessairement
malade ; et si tout son comportement tend à le désigner
comme tel, rien ne permet (encore) de quantifier la gravité
de son trouble psychique. L’aliénation, remarque
Minkowski, marque une rupture de communication ; elle
hypothèque jusqu’à la possibilité de la relation humaine
pourtant indispensable au soin psychologique. Elle relègue
les individus dans une solitude qu’il revient à la discipline
d’abattre – et c’est ici tout l’art du clinicien que celui de
parvenir à restaurer ce qui s’est délité388.
Œuvrer à cette restauration en redonnant sa légitimité
au discours du malade – en promouvant l’écoute et la
388 E. Minkowski, « À la recherche de la norme en
psychopathologie », dans Évolution psychiatrique n° 1, 1938,
p. 77-79 ; repris par Canguilhem dans op. cit., p. 72.
Les valeurs de la vie
405
reconnaissance de la subjectivité souffrante en tant que
« subjectivité » et en tant que « souffrante » – : voici ce que la
psychopathologie semblait avoir acté du temps de
Canguilhem. Voici ce que Canguilhem, s’inspirant de cette
révolution, tentait de reconduire dans le domaine de la
médecine somatique. Transposition ouverte et synthétique
puisqu’intégrant le psychologique et le somatique dans un
ensemble comportemental, comme deux aspects
indissociables d’une même « allure de vie » résultant de la
normativité vitale.
La tradition psychopathologique française a vu son
approche amendée par la clinique. C’est donc par la clinique
que la médecine doit en passer pour accomplir son
aggiornamento. À l’instar d’Henri Ey, autre pionnier de la
psychiatrie clinique qui maintenait que le praticien devait se
soucier de « la maladie mentale dans sa structure originale
[...] sans la laisser glisser vers la simple pathologie d'organe
ou de fonction », la médecine somatique doit aviser
l’originalité du phénomène pathologique, la singularité « de
la personne humaine, son être dans le monde et son
intentionnalité »389 ; à savoir donc, ne pas s’en tenir au seul
niveau du somatique ni résumer son diagnostic à une
moisson de symptômes. Que l’expression soit galvaudée ne
389 H. Ey, « Préface à la deuxième édition » des Études psychiatriques, tome I : Historique. Méthodologie. Psychopathologie générale, Paris, Desclée de Brouwer Cie,
1952, p. 9-10.
Les valeurs de la vie
406
doit pas nous empêcher d’y recourir en tant que de besoin :
c’est à un véritable « changement de paradigme » que la
biomédecine est ainsi appelée. La prise en compte de
l’intentionnalité du malade dans la maladie fait émerger de
nouveaux champs de questionnement éthique. La maladie
n’est plus « sursis d’une existence », mais « déploiement d’une
existence » distincte de la précédente qui veut, qui sent et se
souvient. La maladie est déploiement d’une existence qui
s’investit de normes incommensurable avec les précédentes,
trouvant son équilibre propre dans le déséquilibre – qui n’est
que d’apparence – de la pathologie. Cette prise en compte,
déclarait Henri Ey, est seule à pouvoir redonner son sens au
geste médical. L’intervention du praticien ne doit pas être
suspendue aux intérêts de connaissance désincarnés qui sont
ceux du théoricien de laboratoire. Elle naît de la détresse des
hommes ; et c’est aux hommes, devant les hommes, des
hommes qu’elle doit répondre. Ainsi en appelle-t-il à « la
valeur humaine d'une psychiatrie non seulement médicale et
biologique, mais qui doit se montrer résolument
anthropologique pour se trouver à la hauteur et à la mesure
de son objet »390. À savoir très explicitement ce que
Canguilhem réclame pour la médecine en général dans son
essai sur Le normal et le pathologique.
Le rétablissement de l’individu malade au centre du
dispositif implique qu’une attention accrue soit accordée aux
diverses demandes qu’elle peut être amenée à formuler. La
390 H. Ey, Études psychiatriques, op. cit., p. 19.
Les valeurs de la vie
407
prise en charge de la personne dans sa globalité ne se fait pas
à l’exclusion de la personne dans sa globalité. Une telle
approche valorisant l’élément subjectif de l’expérience
pathologique ouvre directement sur la question de
l’évaluation et de l’amélioration du parcours de santé de tout
sujet ; parcours allant de la prévention à la thérapeutique, du
suivi médical jusqu’à la médecine palliative. « Du berceau à
la tombe ». La prévention, en premier lieu, ne peut être
efficace que si son intérêt est reconnu par le patient qui est
d’abord un citoyen. Les campagnes de vaccination ne
peuvent prétendre à l’éradication d’une maladie qu’en étant
généralisées. Or, une telle « massification » d’un acte médical
ne peut être obtenue par le biais exclusif de la coercition.
L’obligation doit être liée à une pédagogie. Platon déjà, dans
son dialogue des Lois, entendait que celles-ci – même
d’origine divine – fussent précédées d’un liminaire explicatif
et protreptique qui en rende compte dans le langage de la
raison. Aussi la communication de l’information relative aux
tenants et aux aboutissants de tout acte médical à valeur
préventive (inclus les risques éventuels) s’avère-t-elle
nécessaire. Ne serait-ce, en ce qui nous touche directement,
que pour contenir la défiance généralisée que les récentes
affaires du sang contaminé ou des effets secondaires du
Tamiflux n’ont fait qu’exacerber.
Aucun médecin n’étant à même de s’assurer de
l’observance par son patient de sa prescription une fois passé
le seuil de son cabinet, il s’agira que ledit patient soit
convaincu du bien-fondé de ses directives. Sa « compliance »
Les valeurs de la vie
408
au traitement médicamenteux est en effet chose décisive
pour ce qui concerne le processus de guérison. Cette
compliance prévaut du reste bien au-delà de la seule
prescription médicamenteuse. Des traitements invasifs
chroniques (dialyses, trithérapies) ne seront pas supportés
dans la durée sans que le malade ne soit lui-même
intimement acquis au fait de leur bénéfice. La conviction
doit l’emporter au bénéfice de la vie. Reste que la vie ne peut
non plus être sacralisée ; à tout le moins, pas sans risquer de
rajouter de la souffrance à la souffrance. La vie vaut-elle que
l’on lui sacrifie des mois, peut-être des années de thérapie ?
Qu’est-ce qu’une vie digne d’être vécue ? Questions qui ne
peuvent être évitées. Les mêmes qui resurgissent, de manière
lancinante, dans les départements de soins palliatifs. L’équipe
soignante doit être habilitée à prendre en charge ces
interrogations. Par suite, d’instaurer un climat d’apaisement
qui ouvre à la reconnaissance. En sorte que malades et
praticiens soient disposés ensemble à découvrir de quel
monde l’autre est le point de vue. À la détresse de l’un ne
doit pas être opposée l’indifférence de l’autre, mais un
respect consistant étymologiquement à « rendre le regard
»391.
L’intéressement de l’individu peut de même s’avérer
indispensable au regard des pratiques de dépistage. Il
391 Le mot dérive du lat. respectus, participe passé du vb.
respicio d'infinitif respicere : « se retourner », « avoir égard »,
prendre quelqu’un ou quelque chose « en considération ».
Les valeurs de la vie
409
nécessite l’instauration d’un lien de confiance durable entre
le praticien et son client. De fait, prescrire une
mammographie à une adulte à peine majeure n’est jamais
anodin, et tout abus peut entraîner des risques en suscitant
précisément les mutations cancérigènes que la
mammographie avait pour vocation de détecter. L’on estime
qu’un cancer du sein sur mille serait imputable aux
radiations émises par les techniques de détection. Raison
pourquoi le dépistage systématique n’est pas préconisé avant
la cinquantaine. L’apparition d’une métastase par mutation
induite confronte ainsi le praticien aux aléas du processus
pervers de la prophétie autoréalisatrice que nous avions
tantôt mis en exergue relativement aux anticipations
psychopathologiques. Tout acte médical, même diagnostique,
doit être justifié par le médecin, légitimé si besoin est par des
antécédents et accepté par le patient conscient des risques.
C’est également en cela que la médecine doit être plus que la
médecine, plus qu’un art de guérir : un art d’accompagner.
Ce qu’elle tend à ne plus être. Les contraintes liées à la
mobilité professionnelle, au vieillissement de la population, à
la saturation des cabinets de médecine libérale, aux déserts
médicaux, au regroupement des services et des équipements
dans quelques grandes structures mises en tension fragilisent
cette relation qui pouvait exister en des temps plus propices
aux relations humaines. L’appel de Canguilhem à en revenir
à une proximité bienveillante entre le médecin et son patient
est donc plus que jamais d’actualité.
Les valeurs de la vie
410
Le dépistage peut ouvrir sur la détection d’une
pathologie. Au dépistage succède alors la prise de décision.
L’équipe soignante ne saurait écarter le patient de cette prise
de décision qui ne peut être unilatérale à moins de perdre la
dimension humaine qui doit toujours rester l’idéal
déontologique d’une médecine bien comprise. C’est de
concert qu’ils doivent délibérer de l’opportunité de
l’intervention et, le cas échéant, de la nature de
l’intervention à pratiquer. Le geste médical n’a rien de
protocolaire. Il doit être adapté à la demande qui est celle du
malade. De là d’ailleurs l’une des difficultés éthiques les plus
aiguës auxquels les praticiens sont parfois confrontés : celle
de savoir quand « accorder la mort » lorsqu’elle est
demandée. C’est également une interrogation qui ne manque
pas de susciter pour nous la redéfinition de la médecine
comme « valorisation de la vie » : comment une telle
médecine peut-elle jamais s’autoriser l’euthanasie (sous
quelque forme que ce soit) ? L’avortement ? Comment la vie
elle-même, qui valorise les normes occasionnant
l’augmentation de sa puissance d’agir – sa normativité –
peut-elle en arriver à désirer ce qui la diminue ? Comment la
vie peut-elle vouloir la mort ? « L’homme libre, écrivait
Spinoza, ne pense à rien moins qu’à la mort ; et sa sagesse est
une méditation non de la mort, mais de la vie »392. L’homme
en souffrance ne serait donc plus libre ? Peut-être est-ce là
l’ultime définition de l’aliénation. La maladie serait alors
392 B. de Spinoza, op. cit., L. IV, prop. 67.
Les valeurs de la vie
411
bien, en ses allures les plus limitatives, témoin d’un tout
autre rapport au monde – à l’existence en général.
Sans recourir à des exemples aussi extrêmes, bien des
situations impliquent le choix d’options dont aucune n’est
meilleure que l’autre dans l’absolu. Dilemme qu’il revient au
patient de trancher pour lui-même, de trancher en lui-
même, mis sur un pied d’égalité avec l’équipe soignante
susceptible de lui apporter un complément d’information.
Encore que cette notion d’« égalité » au sein de la
délibération ne soit pas non plus sans apporter son lot de
difficultés. Il arrive également que le patient voit son
jugement drastiquement entamé par la crainte de
l’intervention et se prononce, mu par la peur, aux antipodes
de son intérêt. Le cas de feu Steve Jobs, qui refusa
obstinément de se faire exérer une tumeur maligne, est
paradigmatique. Steve Jobs que sa peur panique de
l’intervention chirurgicale fit orienter vers les médecines
alternatives aux douces promesses sucrées. Par où l’on voit
que la rationalité du technicien ou du comptable hors pair
qu’était le fondateur de Macintosh ne préserve en rien
contre les attitudes irrationnelles. Si peu que les praticiens
eux-mêmes ne sont pas immunisés. Comme l’écrit
Canguilhem, « il revient au médecin de se représenter qu’il
est un malade potentiel et qu’il n’est pas mieux assuré que ne
Les valeurs de la vie
412
le sont ses malades de réussir, le cas échéant, à substituer ses
connaissances à son angoisse »393.
D’où ressort cet impératif propédeutique d’une
formation plus avancée des apprentis médecins pour tout ce
qui relève des relations humaines. Une anthropologie
clinique telle que l’auteur l’appelle de ses vœux ne doit pas
avoir d’égard que pour la maladie ou l’éradication de la
maladie quel qu’en puisse être le prix à payer. Elle doit avant
toute chose se recentrer sur le malade, sur la demande
particulière de la subjectivité souffrante. Quitte à ce que
cette demande ne s’oriente pas dans le sens idéal du médecin
combattant. Quitte à ce que cette demande, pourvu qu’elle
soit librement formulée, c’est-à-dire éclairée, doivent
signifier à terme l’échec de la thérapeutique. Canguilhem
met en garde les médecins contre le fantasme de toute-
puissance qui pourrait altérer la décision des praticiens, tout
aussi pernicieux, tout aussi passionnel que l’appréhension des
malades confrontés aux risques des opérations. « Nous voici
parvenu, remarque Canguilhem, au point où la rationalité
médicale s’accomplit dans la reconnaissance de sa limite,
entendue non pas comme l’échec d’une ambition qui a
donné tant de preuves de sa légitimité mais comme
l’obligation de changer de registre. Il faut s’avouer enfin qu’il
ne peut y avoir homogénéité et uniformité d’attention et
393 G. Canguilhem, « Puissance et limites de la rationalité en
médecine », dans Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968, p. 408-409.
Les valeurs de la vie
413
d’attitude envers la maladie et envers le malade, et que la
prise en charge d’un malade ne relève pas de la même
responsabilité que la lutte rationnelle contre la maladie »394.
Voici qui fait de la biomédecine une pratique du
discernement, amené à composer sans cesse avec le conflit
permanent des valeurs de la vie.
Au-delà de procéder au déplacement de la frontière –
et de sa référence – démarquant les notions de normal et de
pathologique, la thèse de Canguilhem a donc été pour lui
une occasion de démontrer qu’il n’est de « traitement » d’une
maladie qui ne fasse l’économie d’un « traitement » du
malade non moins déterminant. Son analyse de la relation
entre l’équipe soignante et le patient vise en ce sens à
résorber le gouffre, voire l’incompréhension qui a pu naître
et s’aggraver entre le discours de celle-là et le vécu de celui-
ci. Améliorer la qualité des soins ne se peut faire sans en
passer par l’amélioration de la qualité de cette relation. « Le
bon médecin traite la maladie. Le meilleur traite la personne
qui a la maladie », écrivait Sir William Osler (1849-1919). De
même alors que l’œuvre de Canguilhem pointait
incidemment l’effacement du patient comme étant l’un des
dévoiements de la médecine moderne, une lecture actualisée
de son œuvre pourrait tout aussi bien s’avérer salutaire dans
le domaine de la psychopathologie, de plus en plus prégnant.
Comme en bien d’autres, n’en doutons pas, qui interrogent
directement la place laissée à l’être l’humain dans la
394 G. Canguilhem, ibid.
Les valeurs de la vie
414
médecine que nous destinons dès aujourd’hui à devenir celle
des générations futures.
CONCLUSION
Toutes choses égales par ailleurs, la discipline
psychopathologique qui avait amorcé la reformulation des
concepts médicaux dont Canguilhem serait l’instigateur en
médecine somatique pourrait sembler être aujourd’hui
entrée dans une période réactionnaire qui voit resurgir peu à
peu les impairs méthodologiques qui avaient pu être les
siens. Un retour caractérisé de façon emblématique par une
réhabilitation du principe de Broussais ; à savoir par un
effacement furtif de la frontière entre le normal et le
pathologique que le DSM tend à encourager. Le normal de
naguère devient le pathologique du jour du fait de
l’abaissement des seuils de diagnostic et de l’explosion
cambrienne des comportements dorénavant considérés
comme des sociopathies. Les critères du normal et du
pathologique ne sont plus liés au vécu du patient ; ils
redeviennent ceux de la médecine positiviste, tenant pour
objectifs des jugements de valeur imprégnés par une
idéologie latente. Les pressions informelles qu’exercent sur
les prescripteurs les industries pharmaceutiques ainsi que les
conditions d’exercice du métier de thérapeute, touchant de
plus en plus au taylorisme, achèvent de déshumaniser la
prise en charge des patients. Les praticiens perdent de vue la
subjectivité souffrante. La psychiatrie semble être retournée
Les valeurs de la vie
415
à son état prérévolutionnaire. Paraît avoir rétrogradé au fur
et à mesure que les instruments techniques se
perfectionnaient. Sans doute cette inflation technique n’est-
elle d’ailleurs pas étrangère à ce processus de désincarnation.
Toujours est-il que la médecine psychologique
contemporaine semble avoir pris le même chemin que celui
que Canguilhem reprochait, à travers Auguste Comte et de
Claude Bernard, à la médecine moderne.
Nous avons vu comment la thèse sur Le normal et le pathologique tentait de mettre fin à cette dérive. Comment
l’épistémologie prônée par Canguilhem incitait à remettre le
patient au cœur du dispositif de soins, et posait ce faisant le
vécu individuel de la maladie au premier plan des
préoccupations du praticien. Nous avons également montré
comment l’expérience subjective de la souffrance se voyait
mise à parité avec le point de vue extérieur, prétendument
dépassionné de la discipline. En sorte que la pierre de touche
de la médecine encouragée par Canguilhem consistait dans
l’écoute de la sensibilité et de l’intelligence de l’individu.
Écoute elle-même légitimée d’un point de vue théorique par
cela que le pathologique est « intuition » et « expérience »,
évaluation par le patient de son état à l’aune de sa propre
normativité avant que d’être une donnée observationnelle.
Nul ne peut être juge de la « qualité » d’une vie qui ne serait
pas la sienne. Or, c’est bien là ce que tendrait à faire la
nouvelle psychiatrie, s’appuyant sur une classification
livresque peu soucieuse de la singularité des cas. À la «
moyenne » s’est substituée la « statistique » (le « S » de DSM)
Les valeurs de la vie
416
; il n’est pas sûr que nous en soyons plus avancés. Si la
réforme psychopathologique a pu préfigurer et inspirer
l’auteur pour entreprendre celle de la médecine somatique, il
n’est qu’à espérer que son mouvement sinistrogyre récent ne
préfigure pas de même sa régression. Rien n’est encore acté.
Les valeurs de la vie
417
Conclusion générale
Paru une première fois en 1943, l’essai de Canguilhem
sur Le normal et le pathologique ouvrait la voie à de
nombreux travaux d’histoire et de sociologie des sciences.
Pionnier en son domaine, l’auteur le fut à bien des titres.
Nombreux furent ses continuateurs (Bourdieu, Dagognet,
Deleuze, Foucault, Lecourt, etc.) qui ne manqueront pas de
lui reconnaître une hardiesse théorique passablement
féconde. De lui savoir gré, en premier lieu, d’avoir su
dégager la part de relativité que véhiculent les sciences395. La
médecine en particulier. Ceci à la faveur d’une approche
transversale de textes sans prétention philosophique
revendiquée comme telle. Il y a, de ce point de vue,
naissance d’une nouvelle forme du « philosopher » marquant
ce qui pourrait définir un avant et un après Canguilhem.
L’analyse des notions mobilisées par les théoriciens des
sciences doit désormais être réappariée à des problèmes eux-
mêmes liés à des contextes. Toute attention portée à la
genèse des disciplines ne peut plus désormais se faire à
l’exclusion d’une réflexion sur les valeurs qu’elle véhicule
395 Auguste Comte lui-même n'envisageait-il pas déjà, bien
que sans attribuer la même portée que Canguilhem à ces
propos, que « le caractère essentiel du nouvel esprit
philosophique […] consiste dans sa tendance nécessaire à
substituer partout le relatif à l'absolu » (A. Comte, discours
sur l'esprit positif (1844), Paris, Vrin, 1974, p. 68) ?
Les valeurs de la vie
418
souterrainement. Les scientifiques sont créateurs depuis
toujours de ce qu’Althusser appelait une « philosophie
spontanée ». Au philosophe d’expliciter en quoi consiste
cette philosophie ; par suite, de la réconcilier avec la vie.
Un autre apport majeur de Canguilhem consiste à avoir
redonné droit de cité à la personne malade au sein de
l’institution hospitalière. On peut loisiblement comprendre
que la réification de l’individu malade ou le primat de la
science sur la technique aiet procédé d’autres raisons, moins
avouables, que l’intérêt de connaissance pure. Ou pour le
dire sans équivoque, que le personnel soignant ait lui-même
sacrifié à cette tendance en vue de conjurer l’affect et
l’attachement. Ce que Canguilhem appelait les « problèmes
humains concrets » ne fait pas qu’introduire à des dilemmes
moraux ; il confronte l’équipe médicale à la quotidienneté de
la souffrance, de la détresse et de la mort. En cela le jargon
médical dépersonnalisant employé par les praticiens pourrait
avoir fonction de faire tampon entre l’être souffrant et les
personnes aux prises avec son cas, d’assurer un recul
émotionnel prophylaxique et nécessaire aux prises de
décision les plus délicates telles qu’un arrêt des soins ou au
contraire la mise en place de thérapeutique lourdes396.
Symptomatique, dans le même ordre de considération,
396 Un jargon dont la vocation désensibilisante semble
s’inscrire dans le prolongement de l’humour noir de carabin,
et constituer dans le cadre hospitalier l’analogue fonctionnel
de la terminologie technique employée à l’armée.
Les valeurs de la vie
419
l’omniprésence de l’humour noir dans les couloirs des
hôpitaux (vécue de l’intérieur), et qui se répercute dans les
séries télévisées contemporaines (cf. House M.D.). Assez
pour relativiser très largement la part de l’intendance ou de
la logistique dans cette économie de la réification que
dénonce Canguilhem, qui arbore toutes les caractéristiques
d’un filtre protecteur.
L’on impute trop au manque de temps ; trop aux
impératifs de gestion hospitalière, et bien trop peu aux
sentiments humains. Trop peu à l’empathie ou, pour user
d’une langue moins équivoque, trop peu à nos neurones
miroirs. C’est en cela que la révolution anticopernicienne
promue par Canguilhem se présente d’abord comme un
effort sur soi – une « pratique de soi ». La compassion
transforme et peut, loin d’aveugler, rendre plus attentif à la
réalité de la maladie. Envisager l’écoute, c’est censément
prendre le risque de se laisser happer par une détresse
humaine, bien trop humaine. Mais c’est aussi, par capillarité,
construire une relation sans laquelle la médecine perdrait ce
qui a toujours fait sa raison d’être. Perdre de vue qu’elle est
un « auxiliaire de vie », l’auxiliaire de la vie, qui valorise la
vie, et que la vie est ainsi faite qu’elle n’est pas sans la mort.
Ainsi l’individu souffrant doit-il redevenir ce qu’il était
depuis l’École de Cos : le sujet de sa maladie. Et c’est
essentiellement à son égard, relativement à son vécu et à son
intuition d’être sensible que devront être corrigées les
approches du normal et du pathologique.
Les valeurs de la vie
420
S’ensuit une révision systématique de tout un édifice
épistémologique, de tout un appareil de concepts inopérants
élaborés par une médecine moderne à l’aune de dogmes
réducteurs. Une médecine limitée dans son approche comme
dans ses résultats. Réforme qui s’accomplit à la faveur d’une
biologie d’obédience vitaliste ; d’où il ressort une nouvelle
caractérisation de la vie comme ce qui lutte contre
l’indifférence, affirme des valeurs et croît dans sa puissance
d’agir. En conséquence de quoi la vie ne peut plus être
définie comme épiphénomène de nature physico-chimique,
fût-il protéiforme. La vie est émergence, elle est dialogue
avec elle-même, elle est affect et normativité. La vie est
créativité.
C’est assez dire l’ampleur de la reformulation par
Canguilhem du rôle, de la nature, de la méthode et de la
finalité de la médecine. C’est dire aussi qu’elle doit être
pensée dans une tout autre perspective que celle personnifiée
par Comte et Claude Bernard. Une perspective qui, pour
hétérodoxe qu’elle pourrait aujourd’hui sembler, n’est pas
sans avoir également compté parmi ses défenseurs d’illustres
patronymes. Loin que la réflexion de Canguilhem ait surgie
du néant, elle est le fruit des apports successifs de différents
penseurs dont nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer
quelques noms. De philosophes, d’abord, pour ce qui
concerne le regard général porté sur le vivant : Aristote,
Galien, Buffon, Spinoza, Kant, Nietzsche, Leriche, Bergson,
Goldstein, Bachelard, Lagache pour ne citer que quelques
noms. Mais ce panorama serait encore trop cutané,
Les valeurs de la vie
421
superficiel, s’il ne faisait également droit aux médecins
vitalistes de l’École de Montpellier397, parmi lesquels
Théophile de Bordeu (1722-1776) et Paul-Joseph Barthez
(1734-1806). Or, l’une des tendances lourdes de l’École de
Montpellier a toujours consisté à promouvoir, notamment
contre l’école de Paris et ses représentants (François
Magendie, de Corvisart, Broussais, Laennec, etc.) l’idée que
la vie manifestait une complexité propre ; qu’elle ne pouvait
en cela se laisser contenir dans une approche intégralement
physicaliste. La controverse ouverte entre ces deux Écoles,
atteignant son point apical dans les années 1817 à 1852, fut
l’occasion de préciser cette position ; incidemment, de
permettre à la biologie de se légitimer dans son statut de
science autonome. La retombée en désuétude du vitalisme au
moins n’efface-t-elle pas cet héritage.
Les partisans de l’École de Montpellier tenaient que la
médecine devait assurément produire un discours qui mît la
science physiologique au centre de la connaissance de
l'homme, mais en maintenant celle-ci en relation avec les
autres disciplines. L’École de Montpellier, tout en tenant la
biologie pour une science sui generis, la voulait conserver en
synergie ou en interaction avec les autres sciences – dont
celles que nous appellerions « humaines ». L'homme n’étant
397 L’École de Montpellier elle-même bénéficiât de l’héritage
lointain de la tradition salernitaine, influente dès le XIIIème
siècle. Cf. M. Bariéty, Ch. Coury, Histoire de la Médecine,
Paris, librairie Arthème Fayard, 1963, p. 325-400.
Les valeurs de la vie
422
qu’un bloc d’organes et de tissus animés, se devait d’être
appréhendé dans toutes ses dimensions. L’approche
réductionniste de la biologie a sans conteste ouvert le banc à
d’indéniables avancées. Elle fut en cela, d’un point de vue
heuristique, ce que la mathématisation du monde sous
l’égide de Descartes, de Galilée et de Newton fut à la
connaissance de la nature398. Il y a loin, nonobstant, qu’elle
doive être considérée comme la seule voie d’accès possible et
efficace de la science du vivant. Il y a, d’une part, les faits,
qui ne se donnent jamais sans interprétation ; de l’autre, une
« philosophie biologique » qui doit rester ouverte pour
demeurer féconde. D’où la substitution de la figure du «
chercheur » à la celle du médecin de Molière. La médecine
ne constitue pas d’abord un corps de connaissance fixe et
déterminée ; elle est une perpétuelle inquisition. De même
que la philosophie n’est pas la possession mais l’amour
bienveillant (philia) de la sagesse (sophia) vers laquelle nous
tendons, faute de la posséder. Raison pourquoi, malgré les
contresens qui ont pu être faits de plus ou moins bonne foi,
le « principe vital » selon Barthez ne se donne pas comme
une vérité de fait. Le principe vital est comme une aide
provisoire à l’interprétation, une hypothèse de travail qui
398 Cf. P. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin,
coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005 ; A.
Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard,
2003 ; idem, Études galiléennes (1939), vol. III : Descartes et Galilée, Paris, Hermann, 1986.
Les valeurs de la vie
423
permet d'opérer, d'agir dans la médecine pratique au service
du malade – « au service de la vie » écrivait Canguilhem – à
défaut d’être en possession du savoir nécessaire à l’entente
exhaustive des fonctions du vivant.
L’Essai de Canguilhem dans son ensemble, de pair avec
les Réflexions de 1966, constitue à ce titre un discours
réflexif sur la médecine et un appel pour cette dernière à
sans cesse se remettre en cause, et à se réinterroger sur ses
motivations. Parce qu’ils sont hommes avant d’être
médecins, et qu’il appartient à l’humanité de se forger des
mythes, les médecins font de la métaphysique sans le savoir.
« Comme ils respirent », aurait écrit, contre certaines dérives
du positivisme, l’épistémologue Emile Meyerson399. Discours
qui lève plus largement un coin du voile sur la vision que se
constitue d’elle-même une société à un moment de son
histoire – et sur la compénétration de cette vision et des
sciences qui la reprennent et la diffusent tout en se
réclamant d’une objectivité idéale. De l'univers de tout
vivant, en conclut Canguilhem, on pourrait faire le même
constat que celui dressé par Robert Reininger à propos de
l'univers de l'homme : « notre image du monde est toujours
399 « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans
le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps » (E.
Meyerson, « De l'analyse des produits de la pensée », dans
Essais (1936), rééd. Corpus des œuvres philosophiques en
langue française, Paris, Fayard, 2009).
Les valeurs de la vie
424
aussi un tableau de valeurs » 400. Un penseur autrichien qui
s’inscrivait lui-même dans le courant vitaliste, s’inspirait
également de Nietzsche et contribua aussi à développer une
théorie de la connaissance fondée sur une axiologie.
Se peuvent envisager deux principales approches de
l’histoire de la science et de la connaissance au XXème siècle,
dont l’école dite française et à ce titre représentative : une
tendance « sociologique », en premier lieu, intéressée aux
pratiques de ceux qui produisent ces savoirs ainsi qu’à leur
contexte d’émergence ; une autre plus strictement «
épistémologique », qui s’attache à théoriser la logique propre
de la connaissance401. La réflexion de Canguilhem se situe à
l’intersection de ces deux tendances, préoccupée autant par
l’exercice concret de la médecine que par les textes qui la
théorisent. Le philosophe, en replaçant ses analyses dans une
perspective historique, ne fait ainsi pas seulement que
s’interroger sur ce que la science connaît ou ne connaît pas
encore à une certaine époque ; il se demande encore ce que
pouvait signifier cette compréhension au regard de l’époque.
Il marque en cela des points d’escale à l’occasion desquels,
comme le formule Labarrière, « le philosophe, arrêtant son
400 « Unser Weltbild ist immer zugleich ein Wertbild ». Cf. R.
Reininger, Wertphilosophie und Ethik, Braumüller, Vienne,
Leipzig, 1939, p. 29. 401 Cf. P. Nouvel, Philosophie des sciences, Paris, Presses
Universitaires de France, Collection Licence, 2011, p. 224.
Les valeurs de la vie
425
mouvement, réfléchit pour dégager sa signification »402. Un
intérêt majeur de cette exploration « diachronique » de la
terminologie utilisée par la médecine et de l’exhibition du
sens qu’elle revêt aux différentes époques réside en ce qu’elle
permet une distanciation d’avec nos propres préjugés en la
matière. De même que la santé ne nous est aperçue comme
telle que par contraste avec la maladie, les valeurs
actuellement véhiculées par l’idéologie médicale nous
apparaissent à la faveur du contrepoint que constitue les
précédentes « visions du monde ».
Canguilhem prouve à cette enseigne qu’il est possible
de penser différemment. Que les contours de certaines
notions ne sont rien moins que contingents ; que certaines
frontières peuvent être déplacées, redéfinies sous un autre
rapport – ainsi de celle qui départit le « normal » et le «
pathologique ». De l’œuvre de Canguilhem, nous pourrions
dire ce que son premier disciple disait de tout exercice
philosophique : que « son enjeu [est] de savoir dans quelle
mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir
la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permet
de penser autrement »403. Prendre conscience de ses
impensés pour penser autrement. Se dégager d’une pensée
dominante, commune, admise afin, peut-être, d’ouvrir une
402 P.-J. Labarrière, Au fondement de l'éthique. Autostance et relation, Paris, Editions Kimé, 2004, p. 52. 403 M. Foucault, Histoire de la sexualité, Tome II : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, « tel », 1984, p. 15.
Les valeurs de la vie
426
autre voie. Un geste autocritique et salutaire à plus d’un titre,
que la médecine et, au-delà, l’ensemble des disciplines et des
départements de la connaissance seraient avisés de
reproduire.
Nous avons ainsi constaté qu’un résultat déterminant
de ces investigations est obtenu avec la mise au jour des «
idéologies »404 qui traversent les sciences et « formatent »
autant le regard que le discours des scientifiques. Des
hiérarchies de valeur évolutives, inscrites dans leur contexte,
qui conduisent à faire émerger certains problèmes et en
dissimulent d’autres ; qui imprègnent la théorie, qui lestent
la nomenclature et rejaillissent dans la pratique clinique ainsi
– concernant la médecine – que dans le rapport que les
praticiens entretiennent avec les patients. Ce dévoilement
des réseaux normatifs qui structurent la pensée dans une
certaine culture à une certaine époque correspondait à un
premier moment de l’épistémologie de Canguilhem : son
moment « archéologique », « analytique », moment
d’exposition conduit à la faveur d’une lecture historique des
concepts biologiques. Par cette première approche, est
imparti à la philosophie le rôle de dégager les normes sous-
jacentes qui structurent les modèles au sein desquels la vie
humaine trouve à se déployer. Ainsi l’auteur ressaisit-il sa
404 Cf. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin, Bibliothèque des
Textes Philosophiques, 2009.
Les valeurs de la vie
427
discipline comme un « effort de l'esprit humain pour donner
une valeur à l'expérience humaine ».
Or ce premier moment, sobrement descriptif, de
l’épistémologie de Canguilhem va s’associer d’une seconde
composante, critique, de ce même maillage de normes. Il
s’agira dès lors pour la philosophie non plus seulement
d’exhiber les valeurs dissimulées dans l’épaisseur des
concepts médicaux, mais d’opérer sur elles une sélection, une
déflection, un choix qui permette d’aviser lesquelles peuvent
être dignes de devenir des valeurs de l’expérience humaine.
À l’articulation entre d’une part, le dégagement des normes
d’évaluation des concepts médicaux et, d’autre part, leur
réajustement critique se profile un second problème
épistémologique. Est en question la possibilité pour la
philosophie de dégager une norme de second niveau, une
méta-norme d’évaluation des valeurs de la vie qui serait aux
normes du jugement ce que la méta-éthique est à l’éthique.
Si le vivant se situe du côté de l’action et la philosophie du
côté de la réflexion ; si, pour paraphraser Bergson, le
biologique sensible se donne dans l’intuition et la
philosophie dans l’intellect405, comment alors peut-on «
405 « Ainsi, à ne considérer que les cas limites où l'on assiste
au triomphe complet de l'intelligence et de l'instinct, on
trouve entre eux une différence essentielle : l'instinct achevé
est une faculté d'utiliser et même de construire des
instruments organisés ; l'intelligence achevée est la faculté
de fabriquer et d'employer des instruments inorganisés […]
Les valeurs de la vie
428
Nous donnerons de la distinction entre l'intelligence et
l'instinct cette formule plus précise : l'intelligence, dans ce
qu'elle a d'inné, est la connaissance d'une forme, l'instinct
implique celle d'une matière[…] Il y a des choses que
l'intelligence seule est capable de chercher, mais que, par
elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l'instinct seul
les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais […] Nous ne
sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l'immobile,
dans le mort. L'intelligence est caractérisée par une
incompréhension naturelle de la vie. C'est sur la forme
même de la vie, au contraire, qu'est moulé l'instinct. Taudis
que l'intelligence traite toutes choses mécaniquement,
l'instinct procède, si l'on peut parler ainsi, organiquement. Si
la conscience qui sommeille en lui se réveillait, s'il
s'intériorisait en connaissance au lieu de s'extérioriser en
action, si nous savions l'interroger et s'il pouvait répondre, il
nous livrerait les secrets les plus intimes de la vie » ;
« Intuition et intelligence représentent deux directions
opposées du travail conscient : l'intuition marche dans le
sens même de la vie, l'intelligence va en sens inverse, et se
trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de
la matière. Une humanité complète et parfaite serait celle où
ces deux formes de l'activité consciente atteindraient leur
plein développement » (H. Bergson, L'évolution créatrice
(1907), Paris, PUF, Collection Bibliothèque de philosophie
contemporaine, p. 99-122 et p. 180-181).
Les valeurs de la vie
429
penser le mouvant »406 ? Comment la réflexion, qui est mise à
distance, peut-elle redevenir présente et attentive à ce qu’il y
a de plus intime et de moins saisissable en l’homme ? Peut-
on jamais théoriser des normes d’évaluation de la vie, étant
ceci que la vie se caractérise de par la variabilité de ces
normes ? Peut-on, en d’autres termes, réconcilier
philosophie et vie sans égarer la vie en voulant s’en saisir,
sans réifier la vie ? Tel est l’enjeu de la nouvelle alliance que
Canguilhem propose entre philosophie et sciences ; tel,
également, le défi lancé au vitalisme.
Le vitalisme, en ce qu’il donne la priorité au singulier
pathologique sur la normalité pensée, à l’expérience vécue
sur le savoir extrapolé, au point de vue subjectif sur le regard
objectivant de l’observateur théoricien, à la totalité sur la
partie analysée isolément et au comportement sur le
symptôme, le vitalisme lui seul permet d’envisager une
authentique philosophie de la vie – soit un ressaisissement
critique de la vie sur elle-même. Encore ce privilège ne
résout-il pas la question de savoir ce qui donne à la
philosophie sa légitimité pour investir le champ de la
biomédecine. Pourquoi philosopher sur le vivant ? Pourquoi
ne pas laisser aux sciences biomédicales le soin de réguler
elles-mêmes leurs normes du vivant ? Pourquoi ne pas leur
laisser la discrétion d’arrêter leurs valeurs d’action ? La vie
n’est-elle pas leur domaine ? – Elle l’est, sans aucun doute ;
406 H. Bergson, La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF,
« Quadrige », 1998.
Les valeurs de la vie
430
mais n’est pas moins celui de la philosophie. Philosophie et
médecine procèdent toutes deux d’un même mouvement de
retournements face aux impairs de l’existence. Toute deux
procèdent d’un étonnement face à la vie. Elles naissent de
l’intuition que « quelque chose ne fonctionne pas », que
quelque chose s’est déréglé, qui ne va plus de soi, qu’il faut
comprendre pour réparer. Ce qui fait tout l’intérêt de la
première au regard de la seconde des disciplines posées vis-à-
vis est le recul dont dispose la philosophie pour composer sa
hiérarchie des normes, moyennant une recherche
transversale mêlant l’histoire et l’anthropologie. L’autre
prérogative de la philosophie consiste en ce qu’elle est,
certes, une technique comme le peut être la médecine ; mais
une technique particulière, dans la mesure où elle ne porte
pas essentiellement sur la recherche des moyens en vue de la
satisfaction d’une fin : elle a juridiction sur l’intégralité de
l’existence, sur la vie même de chaque individu, lui
conférant « une unité de mesure pour les conflits, litiges,
désordres »407.
Ce recours à la fonction axiologique de la philosophie
est devenu d’autant plus nécessaire, affirme Canguilhem, que
ce ne sont plus (dans l’Occident de la postmodernité) à des
principes figés et arrêtés par des absolutismes autoritaires
que la médecine peut référer ses décisions éthiques – qu’il
s’agisse d’éthique médicale pensée au jour le jour ou bien,
407 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 20.
Les valeurs de la vie
431
plus largement, de bioéthique comme maximes générales
d’action. Ce sont toujours à des principes ; mais désormais à
des principes appréhendés dans ce qu’ils ont de contingent,
de relatif, parfois d’antagoniste. De conflictuel, depuis que
les sociétés modernes ont cessé d’être gouvernées par de
communes visions du monde. En fait, depuis l’apparition des
sciences. Jusqu’à ce jour où l’Europe renaissante a cessé
d’aviser le monde par le truchement des Écritures pour
procéder à sa révolution intellectuelle. C’étaient auparavant
« les techniques, les arts, les mythologies et les religions qui
valorisaient spontanément la vie humaine »408. Après
l'apparition de la science, « ce sont encore les mêmes
fonctions, mais dont le conflit inévitable avec la science doit
être réglé par la philosophie, qui est expressément
philosophie des valeurs »409. L’antique philosophie, qui ne se
dissocie pas de l’exercice moral410 et des pratiques de soi411,
408 G. Canguilhem, op. cit., p. 117. 409 G. Canguilhem, ibid. 410 Cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique,
Paris, Albin Michel, 2002 ; idem, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2002. 411 Les « exercices de soi, par lesquels on essaie de s’élaborer,
de se transformer et d’accéder à un certain mode d’être » (M.
Foucault, Dits et Écrits, vol. 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2001, p. 1528). Voir également A. Larivée,
« Un tournant dans l'histoire de la vérité ? Le souci de soi
antique », dans Critique (Revue), vol. 58, n° 660, Paris, 2002,
pp. 335-353.
Les valeurs de la vie
432
acquiert par voie de conséquence une nouvelle légitimité,
mise en demeure d’arbitrer les conflits entre ces différentes
valeurs. Elle redevient cette réflexion sur la morale que
Nietzsche voyait en elle, l’axiologie qu’elle avait cessé d’être
en se perdant, avec le christianisme, dans la perpétuation de
valeurs mortifères412.
En sorte que le ressaisissement de la vie par la
philosophie n’opère pas davantage une réification de la vie
qu’un renoncement à toute velléité de thématisation ou de
problématisation. La pensée vitaliste renoue bien au
contraire avec la vie en ce qu’elle cherche retrouver son
sens, qui est celui d’une valorisation de la créativité. C’est
dans cet horizon que s’inscrit l’épistémologie de Canguilhem.
Son approche dynamique des différents concepts, des
théories et des erreurs en sciences reflète celles de la vie
s’élaborant et se revisitant sans cesse en dialogue avec son
environnement/contexte : « la connaissance, écrit l’auteur,
consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par
réduction des obstacles, dans la construction de théories
d'assimilation. Elle est donc une méthode générale pour la
résolution directe ou indirecte des tensions entre l'homme et
son milieu »413. En découvrant la vie comme une activité de
412 Cf. F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, Paris, Folio essais, 1988. 413 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,
2000.
Les valeurs de la vie
433
lutte contre l’indifférence, l’état de santé comme volonté de
puissance et la pathologie comme témoignant d’autres allures
possibles de la vie, Canguilhem trace une voie que la
philosophie peut explorer pour éprouver l’analogie entre
pensée de la science et science de la pensée. Qui est aussi
identité de structure entre le déploiement de la vie et de la
science de la vie, attendu que toute connaissance possible de
la vie est émanée d’elle-même : la vie, pour Canguilhem,
s’auto-dévoile au travers de la science. L’épistémologie n’est
alors plus que la biologie appliquée à la science dans son
devenir vital, marquée par des ruptures qualitatives qui
dénotent ses allures, ses équilibres systémiques précaires
auxquels Foucault donnera le nom d’épistémè, ses erreurs
heuristiques et ses remaniements constants dont
l’éventualité féconde atteste de de la vitalité. L’incarnation
de la philosophie se fait alors dans une perspective de mise
au jour de la normativité vitale innervant toutes les
dimensions de l’existence humaine : le culturel rejoint le
naturel, et l’histoire des idées l’histoire des organismes, le
culturel n’étant en fin des fins – Clausewitz nous en excuse –
que le « prolongement des organismes par d’autres moyens ».
Incidemment ; ou plutôt combinant les dimensions
éthiques, pratiques et théoriques de l’Essai sur le normal le pathologique dont on a assez dit le poids en termes
d’implications cliniques, sont livrés aux lecteurs tant les
outils que la matière disciplinaire propice à l’engagement
d’une réflexion sur les statuts futurs de la médecine –
physiologique comme psychiatrique –, celui de la recherche,
Les valeurs de la vie
434
de la pratique du soin en général, des politiques de santé et
de leurs retombées sociales à plus ou moins long terme. Nous
ne saurions insister assez sur la profonde actualité de
Canguilhem. La désuétude du vitalisme consécutive à
l’avènement de la biochimie et de la génétique414 ne saurait
entamer ce qui reste une piste de réflexion précieuse pour les
sciences de la vie. En 1952, lorsque paraît son second
ouvrage phare, La connaissance de la vie, l’auteur pouvait
encore écrire qu’« un vitaliste est un homme qui induit à
méditer sur les problèmes de la vie davantage par la
contemplation d'un œuf que par le maniement d'un treuil ou
d'un soufflet de forge »415. La découverte de l'ADN allait faire
la lumière sur la subtile constitution des treuils et des
soufflets dissimulés sous la coquille de l'œuf. L’horloge
vivante n’en est pas mieux comprise. Que les mécanismes du
vivant ne nous soient plus si mystérieux qu’ils pouvaient
414 « Le vitalisme a besoin, pour survivre, que subsistent en
biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins des
"mystères". Les développements de ces vingt dernières
années en biologie moléculaire ont singulièrement rétréci le
domaine des mystères, ne laissant plus guère, grand ouvert
aux spéculations vitalistes, que le champ de la subjectivité :
celui de la conscience elle-même. On ne court pas grand
risque à prévoir que, dans ce domaine pour l’instant encore
"réservé", ces spéculations s’avéreront aussi stériles que dans
tous ceux où elles se sont exercées jusqu’à présent » (J.
Monod, op. cit., chap. II). 415 G. Canguilhem, op. cit., p. 12.
Les valeurs de la vie
435
l’être en d’autres temps, c’est là chose dont on ne peut
douter. Cela ne signifie pas que tous nous soient connus.
Notre ignorance grandit, bien au contraire, avec notre savoir
; et le physicalisme sous ses modernes avatars est encore loin
d’avoir élucidé tous les arcanes de la matière animée. C’est
en ceci, écrit l’auteur, « qu’un rationalisme raisonnable doit
savoir reconnaître ses limites et intégrer ses conditions
d’exercice ; l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en
reconnaissant l’originalité de la vie. La pensée du vivant doit
tenir du vivant l’idée du vivant »416.
Le vitalisme propose à cette enseigne un éclairage
philosophique sur le vivant dont la médecine contemporaine
aurait par trop tendance à faire l’économie. Économie de
pensée, déplorons-nous ; économie, par suite, d’égards pour
le patient dont la vie altérée (devenue autre) manque d’être
reconnue dans son originalité. Et le patient lui-même d’être
entendu dans sa demande. Encore que toute demande liée à
de nouveaux possibles en termes de technique (GPA,
nanotechnologie, augmentation, etc.) doive faire l’objet
d’une délibération publique. D’où, à nouveau, l’utilité
pratique de la philosophie. Philosopher, c’est d’abord
arbitrer des conflits de valeurs. Conflits éthiques et
bioéthiques. Qu’au moins si dérives il y a, puisse émerger
une forme de contre-discours qui ne laisse pas démunie la
société civile. Qu’au moins le citoyen ne soit pas exclu de la
416 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1966, p. 108.
Les valeurs de la vie
436
controverse sur les enjeux à plus ou moins long terme des
progrès scientifiques ; ne soit pas, en somme, toujours placé
devant le fait accompli. La science ne décide pas de ce que
nous devons faire des connaissances qu’elle nous obtient. Au
commencement doit demeurer le verbe – et non l’action
comme s’en avisait Faust417. La pensée en amont doit
précéder la décision. Ceci bien que l’ensemble des cas de
figure – et l’expérience l’atteste – ne sauraient être anticipés,
tant la réalité dépasse les limites franches de l’imagination. «
La chouette de la déesse Minerve, s’en ouvrait
mélancoliquement Hegel, ne prend son vol qu’à la tombée de
la nuit »418.
Nous voudrions conclure par ce qui est peut-être
l’ultime enseignement de Canguilhem. Enseignement qu’il
nous dispense par voie d’exemplarité, et qui ressort en
filigrane tout au long ses œuvres. L’auteur nous livre à
travers ses travaux une démonstration magistrale de
l’importance qu’il peut y avoir pour la philosophie à
s’intéresser à des domaines autres que le sien (en supposant
que son domaine ne soit pas précisément tout ce qui n’est pas
elle). Non content d’être enrichissante pour la philosophie
en tant que pensée de la pensée, cette prise en compte le
serait tout autant pour les domaines considérés. La pratique
417 J.W. von Goethe, Faust, trad. G. de Nerval, Paris, Garnier
Flammarion, Théâtre étranger, 1999. 418 G.W.F Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821),
Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2013.
Les valeurs de la vie
437
doit être pensée et la pensée nourrie par la pratique.
Indéniablement, la formation philosophique de Canguilhem,
sa connaissance de Nietzsche a forgé son regard ; et ce regard
projeté sur la médecine a ouvert la médecine à des
évolutions qu’elle n’aurait pas connues spontanément.
Réciproquement, sa connaissance de la médecine a très
probablement nourri, incarné, participé à asseoir ses
positions philosophiques au sujet de la vie. La thèse de
Canguilhem nous semble par conséquent fournir l’entière
démonstration du postulat qui l’introduit : « La philosophie
est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne,
et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière est
étrangère ». C’est là toute la fécondité des approches
transdisciplinaires, dont Canguilhem se fait à notre avis l’un
des plus éloquents représentants.
Les valeurs de la vie
438
Bibliographie
Œuvres de G. Canguilhem
− Le Normal et le Pathologique (1943 ; rev. 1966), Paris,
Presses Universitaires de France, 2005.
− La connaissance de la vie (1952), Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,
2000.
− Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie
(1977), Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des
textes philosophiques, 2009.
− La santé, concept vulgaire et question philosophique (1988), Paris, Pin-Balma, Sables, 1990.
− G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIème et XVIIIème siècles (1955), Paris, Vrin, Histoire
des Sciences, 1999.
− Études d'histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968), Paris, Vrin, 1990.
− Écrits sur la médecine, Paris, Éditions du Seuil, Champ
freudien, 2002.
Les valeurs de la vie
439
Études sur Canguilhem
− Collectif, Actualité de Georges Canguilhem. Le Normal et le pathologique, Paris, Le Plessis-Robinson, Institut
Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
− Collectif, Canguilhem. Histoire des sciences et politique du vivant, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.
− Dagognet F., Georges Canguilhem. Philosophe de la vie,
Paris, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, Les
Empêcheurs de penser en rond, 1997.
− Dagognet F., Georges Canguilhem. Philosophie de la vie,
Paris, Institut Edition Synthelabo, Empêcheurs de Penser En
Rond, 1997.
− Daled P.F. (dir.), L'Envers de la raison. Alentour de Canguilhem, Paris, Vrin, Annales de Philosophie de
l'Université Libre de Bruxelles, 2009.
− Debru Cl., Georges Canguilhem, science et non-science,
Paris, Editions Rue d'Ulm, 2004.
− Ferté L., Jacquard A., Vermeren P. et alii, La formation de Georges Canguilhem : Un entre-deux-guerres philosophique,
Paris, Editions Hermann, Philosophie, 2013.
− Le Blanc G., Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.
Les valeurs de la vie
440
− Le Blanc G., Canguilhem et les normes, Paris, Presses
Universitaires de France, 1996.
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MATHIEU Frédéric
Montpellier, mars 2014.
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Du même auteur
Le Dernier Mot (2008)
Kant et la Subjectivité (2008)
Les Texticules t. I, II, III (2009-2012)
Somme Philosophique (2009-2012)
Révulsez-vous ! (2011)
D’un Plateau l’Autre (2012)
Sociologie des Marges (2012)
Le Cercle de Raison (2012)
Platon, l’Égypte et la question de l’Âme (2013)
Une brève Histoire de Mondes (2013)
L’Apologie de Strauss-Kahn (2013)
Les Nouveaux Texticules (2013)
Le Miroir aux Alouates (2014)
Platon. Un regard sur l’Égypte t. I, II, III (2014)
Somme Philosophique t. II (2014)
Anthologie philosophique (2014)
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Planète des Signes (à paraître)
Mythes à l’Écran (à paraître)
Des PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande) sont
disponibles à l’adresse : http://texticules.fr.nf/
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Dernière màj : mars 2014
Copyright © 2013 F. Mathieu
ISBN : 979-10-92895-03-2
Frédéric Mathieu
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