Les Sinti et Roms au camp de concentration de Natzweiler-Struthof

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avec un transport de 150 prisonniers en provenance du camp de concen- tration de Buchenwald. Ils étaient les tout premiers prisonniers du camp incarcérés sur des critères raciaux. Entre octobre 1941 et novembre 1944, au moins dix-sept convois de déportés y amenèrent des Sinti et Roms de nationalité allemande, française, lituanienne, autrichienne, polonaise, roumaine, russe, hon- groise et tchèque. Parmi eux, les Hongrois et les Allemands repré- sentaient les deux groupes natio- naux les plus importants. Ils furent internés dans le camp principal et dans quinze camps extérieurs : Bisingen, Cochem, Dautmergen, Frommern, Iffezheim, Kochendorf, Leonberg, Neckarelz, Neckargerach, Obernai, Schömberg, Schörzingen, Sainte-Marie-aux-Mines, Vaihin- gen/Enz et Zell am Harmersbach. Parmi les prisonniers Sinti et Roms déportés à Natzweiler et dans ses camps annexes, au moins 133 furent assassinés, victimes d’expériences pseudo-scientifiques, de mauvais gories de prisonniers. Leur nombre, leurs noms et leurs destins demeu- rent inconnus à ce jour. On n'a aussi qu'une connaissance très rudimentaire des parcours individuels des Sinti et Roms du camp de Natzweiler. Jusque dans les années 1980, on a refusé aux survivants la reconnaissance poli- tique et juridique du génocide per- pétré par les nazis pour des motifs « de race ». Il n'y eut pas non plus d'analyse scientifique des tenants historiques, ni de documentation sur les destins des victimes. De ce fait, les lacunes au niveau de la recherche sur leur situation à Natzweiler n'ont pu être comblées, malgré les efforts du Centre de documentation et de la culture des Sinti et Roms alle- mands. Presque tous les témoins sont décédés dans l'intervalle et très peu ont laissé des écrits. Les dix premiers Sinti et Roms arrivè- rent à Natzweiler le 26 octobre 1941 A près le décret pris par Himmler le 16 décembre 1942, les Sinti et Roms (1) furent déportés du Reich allemand et de l'Europe occupée vers le camp de concentration et d'exter- mination d’Auschwitz-Birkenau, pour y être en grande partie exter- minés. Plusieurs centaines de milliers d’entre eux furent victimes du géno- cide ; certaines estimations parlent de près d'un demi-million. Au moins cinq cents furent déportés au camp de concentration de Natzweiler au Struthof (Alsace) et dans les camps avoisinants. Ce chiffre a pu être éta- bli grâce aux registres de numéros et à des documents de l'administra- tion du camp qui ont été conservés. Cependant, seules ont pu être recen- sées les personnes que les SS avaient classées dans la catégorie « tziganes ». Il est très probable que certains ont été répertoriés dans d'autres caté- Les Sinti et Roms au camp de P. 2 Les Chemins de la Mmoire n° Fvrier À partir de 1933, les Sinti et Roms qui vivaient en Allemagne perdirent leurs droits et furent persécutés par le régime nazi. À la fin de l'année 1938, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler ordonna leur recensement. Dans le cadre d’« ana- lyses de race » soi-disant scientifiques, les 24 000 expertises réalisées furent un préliminaire du génocide de cette minorité qui vivait dans le pays depuis six cents ans. D ici & dailleurs Vue de l’exposition permanente du Centre de documentation à Heidelberg. Le Sinto Silvester Lampert qui a survécu aux expériences sur le typhus menées par Eugen Haagen au camp de Natzweiler-Struthof. Crédits : archives du Centre de documentation et de la culture des Sinti et Roms, Heidelberg Détermination de la couleur des yeux lors d’une pseudo-analyse de race.

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Artikel in französischer Sprache aus: Les Chemins de la Mémoire, Heft 180, Februar 2008. S. 2-4

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avec un transport de 150 prisonniersen provenance du camp de concen-tration de Buchenwald. Ils étaient lestout premiers prisonniers du campincarcérés sur des critères raciaux.Entre octobre 1941 et novembre1944, au moins dix-sept convois dedéportés y amenèrent des Sinti etRoms de nationalité allemande,française, lituanienne, autrichienne,polonaise, roumaine, russe, hon-groise et tchèque. Parmi eux, lesHongrois et les Allemands repré-sentaient les deux groupes natio-naux les plus importants. Ils furentinternés dans le camp principalet dans quinze camps extérieurs :Bisingen, Cochem, Dautmergen,Frommern, Iffezheim, Kochendorf,Leonberg,Neckarelz, Neckargerach,Obernai, Schömberg, Schörzingen,Sainte-Marie-aux-Mines, Vaihin-gen/Enz et Zell am Harmersbach.Parmi les prisonniers Sinti et Romsdéportés à Natzweiler et dans sescamps annexes, aumoins 133 furentassassinés, victimes d’expériencespseudo-scientifiques, de mauvais

gories de prisonniers. Leur nombre,leurs noms et leurs destins demeu-rent inconnus à ce jour.On n'a aussiqu'uneconnaissance très rudimentairedes parcours individuels des Sinti etRoms du campdeNatzweiler. Jusquedans les années 1980, on a refusé auxsurvivants la reconnaissance poli-tique et juridique du génocide per-pétré par les nazis pour des motifs« de race ». Il n'y eut pas non plusd'analyse scientifique des tenantshistoriques, ni de documentationsur les destins des victimes.De ce fait,les lacunes au niveau de la recherchesur leur situation à Natzweiler n'ontpu être comblées, malgré les effortsdu Centre de documentation et dela culture des Sinti et Roms alle-mands. Presque tous les témoinssont décédés dans l'intervalle et trèspeu ont laissé des écrits.Les dix premiers Sinti et Roms arrivè-rent à Natzweiler le 26 octobre 1941

Après le décret pr is parHimmler le 16 décembre1942, les Sinti et Roms (1)

furent déportés du Reichallemand et de l'Europe occupée versle camp de concentration et d'exter-mination d’Auschwitz-Birkenau,pour y être en grande partie exter-minés. Plusieurs centaines demilliersd’entre eux furent victimes du géno-cide ; certaines estimations parlentde près d'un demi-million.Aumoinscinq cents furent déportés au campde concentration de Natzweiler auStruthof (Alsace) et dans les campsavoisinants. Ce chiffre a pu être éta-bli grâce aux registres de numéroset à des documents de l'administra-tion du camp qui ont été conservés.Cependant, seules ont pu être recen-sées les personnes que les SS avaientclassées dans la catégorie « tziganes».Il est très probable que certains ontété répertoriés dans d'autres caté-

Les Sinti et Roms au camp de

P. 2 Les Chemins de la M�moire - n°180- F�vrier 2008

À partir de 1933, les Sinti et Roms qui vivaienten Allemagne perdirent leurs droits et furentpersécutés par le régime nazi. À la fin de l'année1938, le Reichsführer-SS Heinrich Himmlerordonna leur recensement.Dans le cadre d’«ana-lyses de race » soi-disant scientifiques, les 24000expertises réalisées furent un préliminaire dugénocide de cette minorité qui vivait dans lepays depuis six cents ans.

D�ici & d�ailleurs

Vue de l’exposition permanente duCentre de documentation à Heidelberg.

Le Sinto Silvester Lampert qui asurvécu aux expériences sur le typhusmenées par Eugen Haagen au camp

de Natzweiler-Struthof.Crédits : archives du Centre de documentation et de la culture des Sinti et Roms, Heidelberg

Détermination de la couleur des yeuxlors d’une pseudo-analyse de race.

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concentration de Natzweiler-Struthof

traitements, de maladies et de pri-vations. Les expériences inhumai-nes que pratiquèrent sur eux les« scientifiques » nazis constituentun chapitre particulièrement atrocede l'histoire de ce camp.Les premières grandes vagues d'in-ternement de ces populations àNatzweiler étaient déjà liées auxexpériences sur le typhus exanthé-matique planifiées par le bactériolo-gue Eugen Haagen. Il avait réclamécent Sinti et Roms détenus au campd’Auschwitz dans le but de s’en ser-vir comme « cobayes » pour testerun nouveau vaccin contre cetteforme de typhus à la demande del'armée de l'air allemande. Ses « étu-des » avaient reçu un financementofficiel de la part de la DeutscheForschungsgemeinschaf (Fonda-tion allemande de la recherche).

Les expériences dubactériologue Eugen Haagen

C’est probablement le 9 novembre1942 qu’un convoi de Sinti et Romsde sexe masculin et de nationalitéallemande, polonaise, tchèque ethongroise quitta le camp d'Ausch-witz en direction de l'Alsace. Âgés de11 à 64 ans, les prisonniers étaientdéjà si faibles et malades que dix-huit d'entre eux décédèrent au coursdu transport. Les quatre-vingt-deuxsurvivants furent enregistrés offi-ciellement àNatzweiler le 12 novem-bre 1943.Après un examenmédical,Haagen refusa ces « cobayes ». Il seplaignit du mauvais état de santédu «matériau» – comme il les qua-lifia – et demanda de nouveauxprisonniers à Auschwitz. Après ledécès de dix autres déportés, les

soixante-douze qui étaient encoreen vie furent renvoyés à Auschwitzen décembre 1943. Haagen obtinttrès vite de nouvelles victimes ; lesSS organisèrent à Auschwitz unautre convoi de quatre-vingt neufhommes, qui, en raison de leur bonétat physique, constituaient à leursyeux un «matériau expérimental »idéal pour Haagen.Après un voyageen train d’environ huit jours dansdes conditions inhumaines, ces der-niers furent enregistrés à Natzweilerprobablement les 10 et 11 décembre.Fin janvier/début février, les expé-riences sur le typhus exanthémati-que commencèrent. Le Sinto KarlKreutz rédigea ce témoignage aprèsla guerre : «Nous étions strictementisolés des autres prisonniers du camp.[…] Nous avions tous très peur.Un jour, peut-être vers 10 heures,nous avons tous dû nous rendre dansun cabinet médical. Nous avons étéaccueillis par deux hommes enblouse blanche, avec une amabilitéhypocrite, mais avec des yeux gla-cés. Je n'ai jamais pu connaître lesnoms de ces soi-disant médecins.Sans un mot, on m'a pris le brasgauche, pour le lacérer en grillage,jusqu'à ce qu'il saigne abondam-ment. Cette procédure était très, trèsdouloureuse. Sur cette hémorragieabondante, on m'a versé et enduitpresque toute une cuillère de poi-son du typhus.Mon bras gauche futmaintenu vers le haut jusqu'à ce quele poison se soit mélangé avec mon

sang. De ce fait, il était impossiblepourmoi et pour les autres de rincerle poison. Après cette interventionsatanique chez les quarante cama-rades,nous savions avec certitude quenous servions de cobayes pour desbourreaux.Après très peu de temps,nous étions tous allongés avec unetrès forte fièvre. Nous devions tousavoir au moins 39 à 40 ° de fièvre –on ne l'a pas mesurée. La fièvre duratrès longtemps. Nous avons apprisplus tard que cette fièvre avait duréplus de dix jours sans interruption.Nous tombions des lits, sans vieet sans forces. […] Personne nes'est occupé de nous. »Nombreuses furent les victimesdes expériences sur le typhus quiconnurent une mort atroce. Aujour-d'hui encore, on ne peut en donnerle nombre exact (2).Otto Bickenbach,nommé professeur à l'universitédu Reich nouvellement fondée àStrasbourg en novembre 1941, uti-lisa lui aussi des Sinti et Roms pourdes expériences au camp de Natz-weiler. En avril ou mai 1943, il yréalisa, avec l'aide de son assistant,le médecin adjoint de la LuftwaffeHelmut Rühl, la première de deux àtrois séries d'expériences avec dugaz toxique au phosgène dans unechambre à gaz spécialement prépa-rée dans ce but. Vingt-quatre pri-sonniers au total, dont des Sinti etRoms, y furent soumis. Deux desvictimes décédèrent le 7 et le 25 mai1943. Comme causes officielles dela mort, l’administration du campnota «pneumonie » et « faiblesse

(1) L’origine des termes Sinti et Roms vientdu romani, la langue parlée par ces populationsminoritaires, le terme Sinti désignant celles quivivaient en Europe centrale depuis le MoyenÀge, le terme Roms se réfèrant à celles quisont arrivées en Europe du Sud et de l’Est.

(2) Lors du procès des médecins à Nuremberg,l'ancien prisonnier hollandais Nales déclaraque la série d'expériences de Haagen avaitprovoqué plus de vingt-neuf décès.

Extrait de la liste des nomsdes Sinti et Roms dans le registredu camp de Natzweiler-Struthof.

Plaquette publiéepar le Centre européendu résistant déporté.

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cardiaque et physique » dansles certificats de décès. En décem-bre 1943 et en juin et août 1944,plusieurs expériences avec des gaztoxiques furent effectuées sur desprisonniers Sinti et Roms.Eugen Haagen et Otto Bickenbachfurent traduits devant le tribunal deNuremberg chargé de juger les cri-minels de guerre, ainsi que vingt etun autres médecins. Un tribunalfrançais les condamna aux travauxforcés à perpétuité en 1954. Deuxans plus tard, ils furent renvoyésen Allemagne dans le cadre d'uneamnistie. Haagen obtint une chairede professorat et travailla pour lecentre fédéral de recherche sur lesmaladies virales des animaux. OttoBickenbach s’installa à nouveaucommemédecin. Un tribunal pourles professions de santé à Colognerendit le jugement suivant à sonsujet le 10 février 1966 : « On nepeut lui reprocher ni un comporte-

ment relevant du droit pénal, ni uneviolation des obligations profes-sionnelles d'un médecin ». Quant àHelmut Rühl, il devint directeurmédical en chef en Rhénanie duNord-Westphalie.Tandis queHaagen,Bickenbach et denombreux autres responsables dugénocide des Sinti et Roms menè-rent une vie normale en toute im-punité après la guerre, les victimesrestèrent pendant des décennies àl’écart de lamémoire historique et dusouvenir collectif des nations euro-péennes. Lutter contre l'oubli et étu-dier plus de six cents ans d'histoirede ces populations en Allemagne,tels sont les objectifs que s'est fixésle Centre de documentation et de laculture des Sinti et Roms allemandsde Heidelberg. Cette institution uni-que en Europe est soutenue par laRépublique fédérale allemande etpar le Land du Bade-Wurtemberg.Lors de son inauguration en 1997,le président fédéral de l'époque,Roman Herzog, précisa dans son

discours : « Le génocidedes Sinti et Roms a étéexécuté pour les mêmesmotifs de folie raciale, avecla même préméditation,avec la même détermina-tion d'extermination pla-nifiée et définitive que celuides Juifs. »Une exposition perma-nente relate l'histoire deleur persécution et de leurextermination par le régi-me nazi. Des témoignages

et des rapports des survivants sontconfrontés aux documents officiels ;d’anciennes photos de famille rap-pellent que, derrière les documentsabstraits de l'extermination minu-tieusement organisée, se cachentd'innombrables vies détruites et desdestins brisés.Le service pédagogique du centrepropose une réflexion sur les élé-ments de l'exposition à travers visitesguidées, journées de projet… Unaudio-guide est à la disposition desvisiteurs étrangers en anglais, espa-gnol, français et japonais.Le centre n’est pas seulement unmusée d'histoire contemporaine,mais également un lieu de rencontreet de dialogue. Il donne la parole àceux qui sont aujourd'hui victimesde discriminations et de violencesracistes et œuvre pour les droits del'homme. Il s’attache aussi à fairedécouvrir les apports culturels desSinti et Roms, entre autres, dans lalittérature, les beaux-arts et la mu-sique. Au printemps et à l’automne,des conférences, expositions, films,concerts et excursions sont propo-sés régulièrement au public.

Romani RosePrésident du Conseil central des Sinti

et Roms d’Allemagne (Heidelberg)

Dokumentations-und KulturzentrumDeutscher Sinti und Roma,

Bremeneckgasse 2, 69117 Heidelbergwww.sintiundroma.de

Contact

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Ci-dessous :discussion avec un groupe d’élèves dans l’exposition.

Le Centre de documentation à Heidelberg.

Déportation de Sinti et Romsde la ville de Remscheid versAuschwitz en mars 1943.

Crédits : archives du Centre de documentation et de la culture des Sinti et Roms, Heidelberg