Les radioéléments inhalés - Radioprotection
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Radioprotection, Dunod, 1974 Vol. 9, n° 1, pages 15-25
LES RADIOÉLÉMENTS INHALÉS *J. LAFUMA**
(Manuscrit reçu le 28 mars 1974)
L’exposé qui vous est présenté n’est pas le compte rendu définitif d’une expérience, mais un bilan provisoire fait au milieu d’un programme à long terme ayant débuté en 1970 et conçu pour durer sept ans environ. Les valeurs fournies aujourd’hui sont donc provisoires et ne doivent être prises que comme des ordres de grandeur.
En 1970, après avoir analysé les principaux facteurs qui conditionnaient le métabolisme des radioéléments et obtenu la plupart des valeurs dont nous aurions besoin, nous avons lancé un programme à long terme pour étudier les effets pathologiques dus aux radioéléments inhalés.
Ce programme visait les objectifs suivants :— obtenir chez l’animal la relation dose-effet en fonction de plusieurs para
mètres physiques et physico-chimiques,— vérifier l’éventualité de l’existence d’un seuil pour les émetteurs x et ß,— connaître l’ordre de grandeur du coefficient de sécurité des valeurs maxi
maies admissibles,— permettre une comparaison des risques nucléaires et thérapeutiques en cas
d’accident de contamination respiratoire,— essayer de comprendre les phénomènes qui aboutissent à l’apparition de
cancers.Ce programme nécessitait « a priori » de nombreux groupes d’animaux
étant donné la grande variété des radioéléments et de leurs formes physicochimiques.
Il fallait donc s’adresser à un petit mammifère de laboratoire et nous avons choisi le rat, car nous avions déjà chez cet animal toutes les données métaboliques nécessaires. Le singe fut retenu comme animal complémentaire, plus proche de l’Homme, mais ne devant être utilisé que sur quleques points bien précis.
Dans un premier temps, nous avons cherché, s’il était possible, chez le rat, d’obtenir des lésions pulmonaires comparables à celles connues chez des espèces à vie plus longue. Si cela était, nous pouvions envisager de chercher des relations dose-effet permettant l’intercomparaison.
* Communication présentée au Séminaire de Radiobiologie sur le thème de « La Contamination Radioactive Interne », 18, 19 et 20 mars 1974, Paris, organisée par la Société Française de Radioprotection.** Commissariat à l’énergie atomique, Département de protection, Section de Pathologie
et de Toxicologie Expérimentale.RADIOPROTECTION, VOL. 9 - N° I
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RADIOPROTECTION
LES RADIOÉLÉMENTS INHALÉS 17Nous avons choisi deux radioéléments : le radon 222 pour lequel on dispo
sait de données humaines valables (fig. 1) et l’oxyde de plutonium 239, qui avait été expérimenté chez le chien par W. Bair aux U. S.A.
Fig. i
Nous avons placé nos animaux dans des conditions telles que, par gramme de poumon, l’agression totale reçue (dose cumulée) était du même ordre de grandeur que celle qui avait permis l’apparition de cancers du poumon chez l’Homme et le chien.
Après une année environ, nous avons vu apparaître chez les rats les mêmes cancers du poumon. Nous avons pensé que nous pourrions, en première hypothèse, admettre que, si l’on donnait à différentes espèces la même dose cumulée par gramme de poumon, on obtenait les mêmes cancers, mais avec des temps d’apparition, fonction de la durée de vie de chaque espèce. L’existence d’une possibilité raisonnable d’extrapolation nous a incités à développer le programme.
Nous n’envisagerons aujourd’hui que les émetteurs a car nous n’avons que trop peu de résultats avec les émetteurs ß.
Nous avons voulu faire varier la répartition de l’élément et le temps de séjour dans les poumons.
Nous avons donc utilisé des radioéléments sous des formes choisies pour remplir ces deux conditions. Le tableau I récapitule les modèles métaboliques. Dans le poumon il existe deux fractions, l’une éliminée rapidement et l’autre (résidu) d’élimination plus lente. Il en est de même dans le foie.vol. 9 - n° 1
18 J. LAFUMA
Les fractions (frac), qui vont dans les différents organes, sont exprimées par rapport à la quantité qui quitte quotidiennement le poumon, quantité qui est posée comme toujours égale à 1.
Les périodes sont exprimées en jours.Pour modifier encore les conditions expérimentales, nous avons utilisé un
chélateur (le D.T.P.A.) qui change les valeurs du modèle métabolique (tableau II). Les traitements étaient chroniques et, dès leur instauration, il n’y avait plus de charges nouvelles du foie, du rein et du squelette.
TABLEAU IIModifications du modèle métabolique
APRÈS ADMINISTRATION CHRONIQUE DU DPTA
Elément Jour de début du DPTA
Nouvelle période poumon
Nouvelle période foie
Facteur de division des résidus
241Am (NO 3)3 1 5 2 85 6 2 5
10 6,25 2 1.520 6,25 2 1,130 6,25 2 1
244Cm (N03)3 1 4 2 10
Nous avons pratiqué des inhalations uniques (par groupe de 12 rats) avec des activités initiales allant de quelques dizaines de nanocuries à plusieurs microcuries.
Nous avons laissé survivre les animaux et, à leur mort, pratiqué une autopsie totale avec comptage de tous les organes, fixation d’échantillons d’os, de rein, de foie et de rate, et fixation en bloc des poumons.
Des auto radiographies systématiques ont permis de vérifier la topographie fine de la rétention. Les poumons été été débités par coupes de 10 microns et analysés systématiquement pour rechercher les lésions anatomopathologiques.
La figure 2 montre les relations dose-effet pour trois radioéléments : l’oxyde de plutonium 239, le nitrate d’americum 241 avec ou sans D.T.P.A., le nitrate de curium 244 avec ou sans D.T.P.A.
L’effet est la survie moyenne des groupes d’animaux. La dose est exprimée en nombre total de particules émises par gramme de poumon (dose cumulée).
On voit que les relations sont comparables, mais que, à activités cumulées égales, la survie est d’autant plus longue que le radioélément est réparti de façon plus hétérogène. Le fait a été vérifié par les autoradiographies.
La forme de la courbe montre que, entre une mort précoce et une mort tardive, il y a une valeur pour laquelle il existe un palier. Les examens anatomopathologiques ont établi que la mort précoce était due à l’importance de la destruction cellulaire, liée évidemment à la dispersion du radioélément. Si la restauration empêchait la mort précoce, l’animal survivait plusieurs mois avant que n’apparaissent les effets à long terme.
RADIOPROTECTION
LES RADIOÉLÉMENTS INHALÉS 19
Fig. 2
Pour une certaine valeur de la dose totale, la moitié des animaux a une mort précoce, l’autre moitié survit au-delà de 200 jours.
On a ainsi une valeur D.L. 50 par radioélément et par forme physico-chimique. Cette D.L. 50, exprimée en milliards d’a par gramme de poumon, croît du nitrate de curium 244 à l’oxyde de plutonium 239. Les différences observées sont liées au nombre de cellules atteintes, qui dépend du degré d’hétérogénéité de la répartition du radioélément.
Ce facteur d’hétérogénéité a été calculé en prenant comme base de référence le nitrate de curium 244. Cet élément est celui dont la dispersion est la plus homogène. Il est donc le plus proche de la définition du « Rad ». Nous avons donc exprimé les doses en « rads » en nous basant sur le curium 244 et en utilisant les différents facteurs d’hétérogénéité tirés d’un paramètre biologique bien défini (tableau III). Les expériences pratiquées avec le radon 222 donnent avec le même paramètre biologique (DL 50) la concordance suivante 1 W L M = 0,12 rads.vol. 9 - N° 1
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TABLEAU IIICalcul du facteur d’hétérogénéité
M F R
Nitrate de cérium 244................... 18 I 93Nitrate d’américium 241................ 42 2.3 37Nitrate de plutonium 238.............. 42 2,3 37Nitrate de plutonium 239.............. 90 5 l6
Oxyde d’américium 241 ................ 55 3 29Oxyde de plutonium 238 55 3 29Oxyde de plutonium 239 100 5,5 15
M = Milliards d’a par gramme de poumon pour avoir la D L 50/250 jours F = Facteur d’hétérogénéité R = rads pour 1 milliard d’α
Il est probable que la répartition du curium 244 n’est pas parfaitement homogène et que nos valeurs calculées en « rads équivalents curium » sont trop élevées.
Cependant, ce sont ces valeurs que nous utiliserons pour exprimer la dose dans les effets pathologiques à long terme.
Si l’on regarde la simple survie des animaux, il faut bien reconnaître que nous ne connaissons pas encore la dose en dessous de laquelle la durée de vie n’est pas diminuée.
Au cours de nos expériences, nous avons déjà obtenu de nombreux cancers. Le tableau IV en montre la répartition pour les actinides au 15 février 1974.
TABLEAU IV Cancers
Oxyde239pu Nitrate
239puOxyde238pu
Nitrate238pu
Oxyde241Am
Nitrate 241 Am
Nitrate244Cm
Poumons........ 103 15 I 7 6 23 6Os ................ O 2 0 3 2 7 OAutres........... O I 0 I O I O
Les cancers ont des types histologiques identiques à certains cancers humains. En majorité ce sont des carcinomes épidermoïdes plus ou moins différenciés et des carcinomes bronchiolo-alvéolaires.
On a observé plus rarement d’autres types : carcinomes alvéolaires, carcinomes anaplasiques à grandes cellules, épithelio-sarcomes et même mésothéliomes et un angiosarcome.
Certains types histologiques — par exemple le carcinome à petites cellules — n’ont pas encore été observés, car leur cellule de base n’existe que très rarement ou même pas du tout chez le rat.
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LES RADIOÉLÉMENTS INHALÉS 21
Nous n’avons pas observé de corrélation entre le type histologique et la nature physico-chimique du contaminant. Nous n’avons pas non plus observé de corrélation entre le point de départ des tumeurs et la topographie de la déposition pulmonaire des aérosols.
Fig. 5
La figure 3 montre, pour les animaux cancéreux, la relation dose cumulée- survie pour les différents émetteurs a.
La durée de vie moyenne des rats témoins est de 750 jours après la date à laquelle est pratiquée l’inhalation. La courbe montre qu’il faut maintenant explorer les doses comprises entre dix et cent rads, gamme de doses que nous n’avions pas envisagée au début de nos expériences.
Il est classique d’exprimer l’induction des cancers en fonction de la dose sous forme de « fréquence ». Comme les expériences ne sont pas toutes terminées, les chiffres que nous possédons aujourd’hui sont provisoires. Le tableau V et la figure 4 résument nos résultats actuels qui sont exprimés en fonction soit du nombre de rats cancéreux, soit du nombre de cancers. On observe, en effet, qu’il peut coexister dans les poumons plusieurs cancers de types histologiques différents ayant eu des points de départ différents. Les animaux ne meurent pas de leur cancer, mais avec leur cancer. Les fréquences observées Varient donc suivantvol. 9 - N° 1
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140 17 320 93 450 11 410 365 526 48 480 205 671
161 28 180 36 376 11 380 56 495 51 400 205 363
109 19 91 22 280 10 205 81 477 18 365 260 562
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LES RADIOÉLÉMENTS INHALÉS 23la survie considérée. Cette expression des résultats montre également qu’il faut maintenant étudier les doses comprises entre 10 et 100 rads.
Fig. 4
Comme nous analysons systématiquement les poumons, nous pouvons observer diverses modifications cellulaires. Nous les avons classées en trois groupes : les métaplasies, les tumeurs bénignes (adénomes) et les cancers. Nous avons regardé, pour chaque intervalle de dose, leurs divers temps d’apparition.
Le tableau VI et la figure 5 résument les résultats.Ce que l’on observe, c’est que, quelle que soit la dose — et ceci avait déjà
été constaté avec le radon — les premiers animaux qui meurent présentent des métaplasies, ceux qui viennent ensuite ont des tumeurs bénignes et, ce sont chez ceux qui vivent le plus longtemps que l’on voit des cancers.
Cette succession systématique des altérations cellulaires n’est certainement pas fortuite et nous sommes en train de l’étudier dans le cadre de nos recherches sur les mécanismes de l’induction des cancers.
Au cours de nos expériences, nous avons observé des ostéosarcomes, mais en trop petit nombre pour qu’une interprétation soit possible. La figure 6 résume les résultats.
Il est intéressant de noter que les deux cancers les plus précoces ont été obtenus avec de l’oxyde d’américium 241. En effet, la fraction qui diffuse est identique pour l’oxyde et le nitrate. L’oxyde, par sa moindre dispersion, est moins toxique pour le poumon que le nitrate. Il permet donc d’obtenir une charge osseuse plus élevée et une dose totale à l’os plus importante dans un délai plus court.vol. 9 - n° 1
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Fig. 5
Fig. 6RADIOPROTECTION
LES RADIOÉLÉMENTS INHALÉS 25
Après avoir exposé rapidement nos résultats actuels, nous allons maintenant les discuter, puis nous verrons ce que l’on peut attendre des expériences en cours, et, enfin, nous traiterons de l’orientation des recherches que nous allons lancer cette année.
Les résultats acquis montrent que, en ce qui concerne les actinides, il faut explorer maintenant la gamme de doses comprises entre dix et cent rads « équivalents curium ». Pour le radon et son dépôt actif, la zone se situe entre 100 et 1 ooo W.L.M. Ces doses que nous allons explorer chez le rat sont de l’ordre de grandeur des doses maximales admissibles pour l’homme.
Un autre point important est qu’un radioélément inhalé est d’autant plus toxique et probablement plus cancérigène qu’il est mieux dispersé dans le poumon. La théorie du « point chaud » est vraisemblablement fausse.
Les questions posées de savoir s’il existe, d’une part, une relation linéaire entre la dose et l’effet et, d’autre part, s’il y a un seuil pour les a ne sont pas résolues, car nous avons pratiqué des expériences à un niveau trop élevé.
Les expériences actuellement en cours devraient nous fournir les résultats suivants en 1974 :
— pour le radon, connaissance très précise des relations dose-effet et des fréquences de cancers pour des expositions comprises en 1 000 et 10000 W.L.M.,
— pour les actinides, de nouvelles données pour le curium 244 et l’américium 241 dans la gamme 100 à 500 rads,
— des valeurs sur le rôle de l’âge auquel a été pratiquée l’inhalation,— des données sur l’action cancérigène des émetteurs ß,— à la fin de 1974, on devrait avoir observé près de 400 cancers du poumon
chez le rat ce qui permettra de bien préciser la réponse du poumon pour des doses supérieures à 100 rads a.
En 1974, nous avons envisagé d’étudier les points suivants :— recherche sur un millier de rats de l’effet des doses de 10 à 100 rads et
de 100 à 1 000 W.L.M.,— étude des différents mécanismes qui interviennent dans l’induction des
cancers (facteurs cellulaires, tissulaires et globaux).
Enfin, nous profiterons de la grande similitude entre les cancers que nous provoquons et ceux observés chez l’homme pour lancer quelques expériences thérapeutiques. Les expériences vérifieront l’efficacité de certaines formes de chimiothérapie et d’immunothérapie.
En conclusion, il faut souligner de nouveau le caractère provisoire des résultats présentés. Ceci tient à la longueur des recherches car l’étude des effets à bas niveau nécessite par condition expérimentale plus de deux années chez le rat de laboratoire.
Cependant, il nous a semblé que certaines conclusions étaient déjà suffisamment établies pour pouvoir être présentées aujourd’hui.vol. 9 - N° 1