Les notes, secrets de fabrication, P. Merle. Puf, Paris (2007). 172 pp.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 52 (2010) 104–131 107 L’auteur met d’abord en évidence une décélération de l’accès aux diplômes du supérieur pour les cohortes nées après 1972. Puis, à l’issue de l’observation de la valeur économique et même sociale des titres de ces cohortes, il formule deux conclusions : d’une part, l’amélioration des conditions d’insertion des premières cohortes à avoir vécu l’ouverture des lycées et des premiers cycles universitaires ; d’autre part, une inflexion de cette amélioration au moment où l’effort éducatif ralentit pour les cohortes nées après 1972. Avec des variables aussi larges (« diplômés du supérieur », « taux d’emploi », etc.) et une focale d’observation uniquement centrée sur les cohortes, É. Maurin s’expose aux traditionnelles critiques sociologiques des usages de catégories statistiques peu enclines à saisir les nuances de l’espace social et du nouveau jeu scolaire. Et la critique de « l’inflation scolaire », formulée au chapitre 6, est certes éclairante, mais on s’étonne de ne la voir reliée qu’aux travaux défendant cette thèse alors que plusieurs analyses sociologiques la rediscutent aujourd’hui 2 . Au final, les analyses précédemment évoquées font l’objet de quelques développements dans la troisième partie pour aboutir à de nombreuses préconisations de changements de la politique éducative. Une des prises de position qui ne manquera pas de susciter la polémique est celle concernant le financement de la hausse des droits d’inscriptions de l’enseignement supérieur par les anciens diplômés en poste, à la manière d’un remboursement différé de prêt (chapitre 11). L’intérêt de cet ouvrage tient finalement à sa perspective générale tentant d’articuler les évo- lutions croisées du marché de l’emploi franc ¸ais et du système scolaire ainsi qu’à la pédagogie de l’auteur pour retracer les évolutions des systèmes éducatifs étrangers. Sa limite reste malgré tout de surestimer le poids des politiques éducatives et d’ignorer la plupart des travaux de sociolo- gie de l’éducation sur les nouveaux rapports entre les familles et l’école. On peut ainsi regretter que ce travail fasse l’économie de certains outils (tels que les enquêtes du centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) et des réflexions sociologiques rappelant que les effets de l’éducation ne sont pas réductibles aux seuls bénéfices économiques 3 . Cédric Hugrée Centre nantais de sociologie (CENS–EA 3260), chemin la Censive-du-Tertre, BP 81227, 44312 Nantes cedex 3, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2009.12.009 Les notes, secrets de fabrication, P. Merle. Puf, Paris (2007). 172 pp. Dans cette version allégée et actualisée d’un ouvrage paru en 1996 (L’évaluation des élèves : enquête sur le jugement professoral, Puf, Paris), Pierre Merle s’intéresse à la « fabrication » des notes. En décrivant les mécanismes et les stratégies à l’œuvre dans la mesure des performances scolaires au collège et au lycée, l’auteur montre que les notes sont au centre de plusieurs logiques et de plusieurs enjeux. Elles mobilisent tout d’abord des jugements sociaux. Sur le modèle du dossier scolaire, les informations recueillies dans le livret scolaire et les fiches de renseignement que remplissent 2 Voir: Terrail, J.-P. (Ed.), 2005. L’école en France, crises, pratiques, perspectives, La dispute, Paris. 3 Voir : Baudelot, C., Leclercq, F., 2005. Les effets de l’éducation, Ministère de l’Éducation nationale – la documentation franc ¸aise, Paris.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 52 (2010) 104–131 107

L’auteur met d’abord en évidence une décélération de l’accès aux diplômes du supérieur pourles cohortes nées après 1972. Puis, à l’issue de l’observation de la valeur économique et mêmesociale des titres de ces cohortes, il formule deux conclusions : d’une part, l’amélioration desconditions d’insertion des premières cohortes à avoir vécu l’ouverture des lycées et des premierscycles universitaires ; d’autre part, une inflexion de cette amélioration au moment où l’effortéducatif ralentit pour les cohortes nées après 1972.

Avec des variables aussi larges (« diplômés du supérieur », « taux d’emploi », etc.) et unefocale d’observation uniquement centrée sur les cohortes, É. Maurin s’expose aux traditionnellescritiques sociologiques des usages de catégories statistiques peu enclines à saisir les nuances del’espace social et du nouveau jeu scolaire. Et la critique de « l’inflation scolaire », formulée auchapitre 6, est certes éclairante, mais on s’étonne de ne la voir reliée qu’aux travaux défendantcette thèse alors que plusieurs analyses sociologiques la rediscutent aujourd’hui2.

Au final, les analyses précédemment évoquées font l’objet de quelques développementsdans la troisième partie pour aboutir à de nombreuses préconisations de changements de lapolitique éducative. Une des prises de position qui ne manquera pas de susciter la polémiqueest celle concernant le financement de la hausse des droits d’inscriptions de l’enseignementsupérieur par les anciens diplômés en poste, à la manière d’un remboursement différé de prêt(chapitre 11).

L’intérêt de cet ouvrage tient finalement à sa perspective générale tentant d’articuler les évo-lutions croisées du marché de l’emploi francais et du système scolaire ainsi qu’à la pédagogie del’auteur pour retracer les évolutions des systèmes éducatifs étrangers. Sa limite reste malgré toutde surestimer le poids des politiques éducatives et d’ignorer la plupart des travaux de sociolo-gie de l’éducation sur les nouveaux rapports entre les familles et l’école. On peut ainsi regretterque ce travail fasse l’économie de certains outils (tels que les enquêtes du centre d’études et derecherches sur les qualifications (Céreq) et des réflexions sociologiques rappelant que les effetsde l’éducation ne sont pas réductibles aux seuls bénéfices économiques3.

Cédric HugréeCentre nantais de sociologie (CENS–EA 3260),

chemin la Censive-du-Tertre, BP 81227, 44312 Nantes cedex 3, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2009.12.009

Les notes, secrets de fabrication, P. Merle. Puf, Paris (2007). 172 pp.

Dans cette version allégée et actualisée d’un ouvrage paru en 1996 (L’évaluation des élèves :enquête sur le jugement professoral, Puf, Paris), Pierre Merle s’intéresse à la « fabrication » desnotes. En décrivant les mécanismes et les stratégies à l’œuvre dans la mesure des performancesscolaires au collège et au lycée, l’auteur montre que les notes sont au centre de plusieurs logiqueset de plusieurs enjeux.

Elles mobilisent tout d’abord des jugements sociaux. Sur le modèle du dossier scolaire, lesinformations recueillies dans le livret scolaire et les fiches de renseignement que remplissent

2 Voir : Terrail, J.-P. (Ed.), 2005. L’école en France, crises, pratiques, perspectives, La dispute, Paris.3 Voir : Baudelot, C., Leclercq, F., 2005. Les effets de l’éducation, Ministère de l’Éducation nationale – la documentation

francaise, Paris.

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les élèves en début d’année induisent des « biais » : l’origine sociale et le modèle familial desélèves influencent le jugement professoral, au détriment des catégories sociales les moins éle-vées. D’autres stéréotypes liés à la position et au parcours scolaires de l’élève, par exemple leredoublement, contribuent via les notes à l’étiquetage des élèves les plus faibles. Elles ont égale-ment une fonction de contrôle et de discipline : les enseignants les utilisent comme un instrumentde gratification et de sanction de la conduite des élèves, l’« interrogation surprise » servant parexemple à gérer l’ordre scolaire. Enfin, la notation suppose des accords sur les attentes. Le typed’établissement et la discipline enseignée donnent lieu à une série d’« arrangements » autourdes notes, auxquels s’ajoutent des négociations plus ou moins implicites entre enseignants etélèves lors de contestations et de demandes de justifications. Autrement dit, elles sont loin d’êtrel’instrument de mesure des seules performances des élèves.

Ces résultats pourraient sembler convenus si l’intérêt de l’ouvrage se limitait à un travailde docimologie habituelle. Or, grâce à des méthodes simples et convaincantes (une enquêtequalitative menée dans des lycées sur les notes obtenues durant l’année et au baccalauréat),P. Merle démontre que la notation est complexe et qu’elle est sujette à de nombreuses influenceset contraintes. Par ailleurs, l’auteur démystifie une croyance essentielle au monde scolaire, cellede l’idéal de justice où les notes sont le reflet exact du pur mérite des élèves et légitiment ainsiparfaitement les hiérarchies et les certifications. Dans sa dernière partie sur le baccalauréat,symbole par excellence de l’évaluation objective, P. Merle montre que l’anonymat des épreuvesne garantit pas l’équité car il existe des écarts importants entre les différents correcteurs sur lesmêmes copies. Pour autant, l’auteur demeure favorable au maintien de l’épreuve terminale : ilsouligne les risques de pression liés à la mise en place d’un contrôle continu, ce qui renforceraitles effets pervers que ce dernier est censé annuler. Au total, l’auteur se livre à un exercice desociologie de l’école à partir d’un objet des plus banals. La manière dont les notes sont fabriquéesnous renseigne sur le fonctionnement du système scolaire, sur ses modes de sélection et sur laconstitution des normes de réussite et d’échec scolaire. La priorité accordée à la fonction desélection fait des notes des instruments de mesure et de compétition auxquels parents et élèvessont de plus en plus attachés. Bien que P. Merle ait limité son enquête au collège et au lycée, carselon lui l’école primaire ne note pas mais « évalue », on peut se demander si les impératifs deréussite scolaire ne concernent pas les élèves dès cet âge, faisant de l’école primaire un lieu deprésélection. Ce livre examine aussi les conditions de mise en œuvre d’une justice scolaire. Lanote apparaît comme un révélateur des tensions du système, notamment de la difficile conciliationentre des principes de justice pluriels (égalité et mérite). Mais si elle est toujours contextualisée,imparfaite, et détermine de manière très inégale la certification des acquis et les parcoursscolaires, elle n’est pas qu’un instrument passif de reproduction des inégalités car elle relève devéritables stratégies et de choix. C’est pourquoi l’auteur insiste sur les marges de manœuvre dontles enseignants disposent pour corriger certains « biais » et construire des notes les moins injustespossibles.

Parmi les alternatives proposées, P. Merle évoque la nécessité d’un travail en commun : doublecorrection des copies ; construction de normes d’évaluation communes, notamment pour lesépreuves orales du baccalauréat ; préparation collective de sujets blancs. D’autres perspectivessur les manières de noter peuvent être envisagées. On peut par exemple penser qu’une évaluationouverte à une analyse des compétences des élèves permettrait une notation plus aisée, plus lisibleet aussi plus formative que celle calquée sur le modèle de la dissertation à la francaise. Même si lesrésultats de cette étude ne surprennent pas le sociologue, ils sont bien plus étonnants, et souventtrès fermement contestés, dans un monde scolaire qui repose sur la croyance dans la justice deses évaluations, dans un monde porté à croire que les écarts de notation ne sont que des erreurs

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et des faiblesses des enseignants. Or il n’en est rien : la note est une construction à laquelle tousfinissent par croire.

Valérie CailletUniversité Cergy-Pontoise, IUFM de Versailles, 45, avenue des États-Unis,

RP 815, 78008 Versailles cedex, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2009.12.008

Généalogie de la morale familiale, R. Lenoir. Seuil, Paris (2003). 586 pp.

Cet ouvrage, qui vise l’examen généalogique des modes d’institutionnalisation de la familleen croisant langages, conduites sociales, droits et dispositifs matériels, est l’aboutissement desnombreux travaux engagés de longue date par Rémi Lenoir sur le champ familial, ses controverses,ses transformations contemporaines et sa signification politique durant les deux derniers siècles.Sa première qualité est certainement dans les enchaînements qu’il a construits au service d’uneriche problématique générale.

Rémi Lenoir montre d’abord la multiplicité des approches possibles de la question de lafamille. Si les uns continuent d’en faire une notion téléologique, d’autres y voient un modede pensée politique, une forme du sacré, un ensemble de structures juridiques, un instrumentde gestion bureaucratique, une catégorie de l’action politique ou même une pensée de l’État. Ladémographie, science d’État, est alors un puissant facteur d’institutionnalisation qui prend la suited’instruments plus anciens de la rationalité étatique visant la stabilisation du groupe familial, ensus du rôle historique de l’Église catholique et de certains clercs. On le suit parfaitement quandil montre le lien qui unit la « conscience généalogique », les transformations de la transmissionsuccessorale et l’arithmétique de la parenté.

La question du familialisme est au cœur de cette généalogie. L’auteur distingue le familia-lisme d’Église, comme solution à sa crise morale et mode d’adaptation au monde moderne, et lefamilialisme d’État, comme mobilisation d’une élite républicaine et des « fractions dominées desclasses dominantes ». Rejoignant en cela d’autres travaux, il montre à son tour que la défense desfamilles est en réalité à double sens : c’est un enjeu de luttes au début de la Troisième Républiqueet c’est aussi un objet de consensus, jusqu’à devenir une cause nationale, entraînant allocations etservices. Si le contexte politique est essentiel, le rôle de la Guerre de 1914–1918 n’est peut-êtrepas assez souligné.

En complément, et c’est ici l’une des thèses principales de Rémi Lenoir, la politique familialepeut encore être vue comme « gestion bureaucratique de la famille », entre gestion de la main-d’œuvre, essor du travail social et apostolat social. L’auteur montre que dans la « familialisation »des classes populaires, leur intégration morale va de pair avec l’ordre moral d’État et la technocratieréformiste.

Mais le familialisme va se transformer sous l’effet des crises politiques. Outre les référencesmaintenant classiques au régime de Vichy, l’auteur retient de la situation de l’après-guerre(1939–1945), le thème de l’unité nationale, la place centrale de la gestion des transferts sociaux(allocations familiales, notamment, mais il en est d’autres) et la nouvelle morale familialepublique. La synthèse est brillante, mais il manque encore certains acteurs et certaines institutionsdu champ familial à son apogée, dans les années 1940 et 1950.

Enfin, mettant en relation la crise des modes de reproduction de la structure sociale, lesrecompositions familiales, la scolarisation, l’activité féminine, les processus de subjectivation