Les Liaisons dangereuses - BIBLIO - HACHETTE · Texte D : Extrait de De l’horrible danger de la...

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Les Liaisons dangereuses Laclos Livret pédagogique correspondant au livre élève n°51 établi par Véronique Brémond Bortoli, agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

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Les Liaisons dangereuses

Laclos

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n°51

établi par Véronique Brémond Bortoli,

agrégée de Lettres classiques, professeur au CNED

Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

RÉ P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

Bilan de première lecture (p. 412) ..................................................................................................................................................................6

Lettre 6 (pp. 24 à 26) .......................................................................................................................................................................................6 ◆ � Lecture analytique de l’extrait (pp. 27-28)................................................................................................................................6 ◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 29 à 36).................................................................................................................9

Lettre 81 (pp. 169 à 178)...............................................................................................................................................................................16 ◆ � Lecture analytique de l’extrait (pp. 179-180) .........................................................................................................................16 ◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 181 à 188)...........................................................................................................19

Lettre 102 (pp. 237 à 239).............................................................................................................................................................................25 ◆ � Lecture analytique de l’extrait (pp. 240-241) .........................................................................................................................25 ◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 242 à 249) ..........................................................................................................28

Lettre 127 (pp. 309-310)...............................................................................................................................................................................34 ◆ � Lecture analytique du chapitre (pp. 311-312) ........................................................................................................................34 ◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 313 à 319) ..........................................................................................................37

Lettre 161 (pp. 377-378)...............................................................................................................................................................................42 ◆ � Lecture analytique du chapitre (pp. 379-380) ........................................................................................................................42 ◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 381 à 388) ..........................................................................................................46

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2009. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

Les Liaisons dangereuses – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes ; analyse d’une ou deux questions préliminaires ; techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Les Liaisons dangereuses, en l’occurrence, permettent d’étudier le genre du roman épistolaire et les liens particuliers qu’il établit entre les personnages et le narrateur ou le lecteur, de réfléchir aux procédés de l’argumentation et tout spécialement de l’ironie, et de s’initier à la philosophie et aux valeurs des Lumières, tout en s’exerçant à divers travaux d’écriture… Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « Dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupements de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau(x)

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Figures de séducteurs (p. 29)

Texte A : Extrait de la Lettre 6 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (pp. 25-26). Texte B : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (p. 30). Texte C : Extrait de La Fille aux yeux d’or d’Honoré de Balzac (pp. 30-32). Texte D : Extrait de Madame Bovary de Gustave Flaubert (pp. 32-33). Texte E : Extrait de Belle du Seigneur d’Albert Cohen (pp. 33-34). Document : Le Verrou de Jean Honoré Fragonard (p. 35).

Le roman et ses personnages : visions de l‘homme et du monde (Première) Étude d‘un type de personnage (Première)

Questions préliminaires 1. Quelles sont les caractéristiques du séducteur dans les cinq textes et le tableau de Fragonard ? 2. Comment ces séducteurs considèrent-ils les femmes ? Commentaire Vous montrerez comment l‘auteur fait un portrait critique de son personnage.

Défendre les femmes au XVIIIe siècle (p. 181)

Texte A : Extrait de la Lettre 81 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (pp. 171-174). Texte B : Extrait de La Colonie de Marivaux (pp. 182-183). Texte C : Extrait du Mariage de Figaro de Beaumarchais (pp. 184-185). Texte D : Extrait de Jacques le Fataliste et son Maître de Denis Diderot (pp. 185-186). Document : Avant-garde des femmes allant à Versailles (pp. 186-187).

Démontrer, convaincre et persuader (Seconde) Convaincre, persuader et délibérer (Première) Un mouvement culturel et littéraire : les Lumières (Première)

Question préliminaire Quelles sont, à propos du statut des femmes, les revendications communes à ces quatre extraits et à l’estampe ? Commentaire Vous montrerez comment Marivaux utilise toutes les ressources du genre théâtral (choix des personnages, progression du dialogue, registre comique…) pour donner plus de poids aux revendications des femmes.

Aveux d’amour interdit (p. 242)

Texte A : Extrait de la Lettre 102 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (pp. 237-239). Texte B : « Sonnet XXIV » de Louise Labé (pp. 242-243). Texte C : Extrait de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette (pp. 243-244). Texte D : Extrait de Phèdre de Jean Racine (pp. 244-245). Texte E : Extrait de Ruy Blas de Victor Hugo (pp. 245-247).

Convaincre, persuader et délibérer (Première) Le roman et ses personnages (Première)

Questions préliminaires 1. À qui s‘adresse chacune des cinq locutrices ? En quoi le destinataire influe-t-il sur le contenu de l‘aveu ? 2. Quel est le registre dominant des cinq textes ? Vous en étudierez précisément les marques. Commentaire Vous pourrez suivre le parcours de lecture suivant : 1. En quoi consiste l‘aveu de Phèdre ? Comment se mêlent culpabilité et désir de justification ? 2. Comment Phèdre évoque-t-elle sa propre mort ?

Ironie au Siècle des lumières (p. 313)

Texte A : Lettre 127 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (pp. 309-310). Texte B : Extrait de la Lettre 24 des Lettres persanes de Montesquieu (pp. 314-315). Texte C : Extrait de la 6e feuille du Spectateur français de Marivaux (pp. 315-316). Texte D : Extrait de De l’horrible danger de la lecture de Voltaire (pp. 316-318).

Convaincre, persuader et délibérer (Première) Un mouvement culturel et littéraire : les Lumières (Première)

Question préliminaire Relevez les procédés de l’ironie dans les quatre extraits et classez-les en montrant comment ils agissent sur le lecteur. Commentaire Vous montrerez comment Voltaire utilise la fiction orientale et la forme de l‘édit pour écrire de façon ironique une défense de la liberté de pensée.

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Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau(x)

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Lettres d’amour perdu (p. 381)

Texte A : Lettre 161 des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (pp. 377-378). Texte B : Extrait des Héroïdes d’Ovide (pp. 382-383). Texte C : Extrait de la première lettre d’Héloïse à Abélard (pp. 383-385). Texte D : Extrait des Lettres de la religieuse portugaise de Guilleragues (pp. 385-386). Document : La Mauvaise Nouvelle de Colin de La Biochaye (p. 387).

Convaincre, persuader et délibérer (Première)

Questions préliminaires 1. Comment s‘exprime le registre pathétique à travers les quatre textes et le tableau ? 2. Quels sont les reproches adressés par les épistolières à l‘objet de leur amour ? Commentaire Vous montrerez comment s‘exprime la lucidité de la jeune femme, mais aussi la violence de ses sentiments.

Réponses aux questions – 6

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 4 1 2 )

u La première lettre du roman est de Cécile de Volanges, qui vient de sortir du couvent. v Mme de Merteuil propose à Valmont de déflorer Cécile avant son mariage avec Gercourt (Lettre 2). w Les deux libertins veulent se venger du Comte de Gercourt, comme l’explique la note du Rédacteur de la Lettre 2 : « Pour entendre ce passage, il faut savoir que le Comte de Gercourt avait quitté la Marquise de Merteuil pour l’Intendante de ***, qui lui avait sacrifié le Vicomte de Valmont, et que c’est alors que la Marquise et le Vicomte s’attachèrent l’un à l’autre. » x Cécile a 15 ans (Lettre 2) et Mme de Tourvel 22 ans (Lettre 5). y Les personnages, à l’exception de Mme de Merteuil, se trouvent réunis dans le château de Mme de Rosemonde, tante de Valmont. U Valmont utilise le stratagème de la « charité » pour faire bon effet auprès de la Présidente : il se renseigne sur une famille pauvre des environs, dont les biens vont être saisis, et intervient en remboursant toutes leurs dettes (Lettres 21 à 23). V Valmont change d’avis et décide de se charger de corrompre Cécile car il s’est aperçu, en s’emparant de la correspondance de Mme de Tourvel, que Mme de Volanges a médit de lui auprès d’elle (Lettre 44). W Valmont joue la comédie du repentir et de la conversion et obtient du Père Anselme, le confesseur de Mme de Tourvel, un rendez-vous avec celle-ci sous prétexte de lui rendre ses lettres. X Mme de Tourvel a d’abord Mme de Volanges pour confidente, puis, après sa fuite du château, Mme de Rosemonde (Lettre 102). at Émilie est une femme légère avec qui Valmont entretient une liaison ; elle lui sert de « pupitre » quand il écrit la Lettre 48, et il est avec elle quand Mme de Tourvel le croise devant l’Opéra (Lettres 135 à 138). ak Mme de Merteuil a pour amants le Chevalier de Belleroche et Danceny. al Valmont meurt en duel, provoqué par Danceny à qui Mme de Merteuil a remis sa correspondance. am Mme de Merteuil est punie par son humiliation publique aux Italiens (Lettre 173), la petite vérole, qui la laisse défigurée et borgne, et la perte de son procès (Lettre 175). an Mme de Rosemonde devient, à la fin du roman, la réceptrice de toutes les lettres : Danceny lui remet les lettres que lui ont données Mme de Merteuil ainsi que Valmont à sa mort (cf. la note du Rédacteur à la Lettre 169 : « C’est de cette Correspondance, de celle remise pareillement à la mort de Mme de Tourvel, et des Lettres confiées aussi à Mme de Rosemonde par Mme de Volanges, qu’on a formé le présent Recueil »), et il lui confie aussi les lettres de Cécile (Lettre 174). ao Danceny décide de prononcer les vœux de Chevalier de l’Ordre de Malte : « je pars pour Malte : j’irai y faire avec plaisir, et y garder religieusement des vœux qui me sépareront d’un monde dont, si jeune encore, j’ai déjà eu tant à me plaindre » (Lettre 174). Quant à Cécile, elle se réfugie au Couvent (Lettre 170).

L e t t r e 6 ( p p . 2 4 à 2 6 )

◆ � Lecture analytique de l’extrait (pp. 27-28)

L’exaltation du moi u Valmont expose son projet principalement dans la 2e partie du 1er paragraphe de l’extrait. Cette séduction est d’abord pour lui une conquête, comme le révèle le champ lexical (« j’aurai », « enlèverai », « ravir », « vainqueur »), et cette conquête a du prix à ses yeux en fonction de sa difficulté

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et de tous les obstacles qui se présentent : le mari, Dieu, les préjugés, la vertu, les remords. C’est donc un défi qu’il s’est lancé (d’où le verbe oser), pour sa « gloire » de libertin qui s’attaque à la morale sociale (le mari) et à la religion. Valmont refuse la facilité et les « heureuses témérités » (c’est d’ailleurs la raison qu’il a donnée à Mme de Merteuil pour ne pas s’occuper de séduire Cécile, proie jugée trop facile). On voit très bien ici la volonté de puissance démesurée du libertin, pour qui il ne s’agit pas seulement de posséder, d’« avoir » Mme de Tourvel comme une conquête de plus à son palmarès, mais de la pervertir véritablement, de la contraindre, par son pouvoir, à renoncer à elle-même et à toutes ses valeurs (sa fidélité, sa foi, sa vertu) – d’où la précision importante : « Pour que je sois vraiment heureux, il faut qu’elle se donne. » Le libertin va jouir (« Quel délice ») du spectacle de la défaite de sa victime, de sa souffrance morale (« remords », « épouvantent », « terreurs »), car il sait qu’il en est la cause et qu’il la manipule à son gré. Il se vante systématiquement d’être plus fort que tout ce qui la faisait vivre : « vainqueur de ses remords » ; « qu’elle me la sacrifie » ; « elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras » ; « le Dieu qu’elle aura préféré ». La mention de Dieu à deux reprises est à cet égard révélatrice : Valmont veut prendre le rôle du Créateur vis-à-vis de sa créature, devenir l’objet de son unique adoration, celui qui préside à ses destinées. La dimension libertine de ce projet se remarque également dans le refus de tout sentiment : le seul bonheur envisagé ne vient que de la satisfaction de sa vanité et de son besoin de domination. Tout est prévu dans un cérébralisme glacé qui fait honneur au sens stratégique du libertin : « Je suis sûr que vous admireriez ma prudence. » v Valmont veut montrer à Mme de Merteuil qu’il se conforme toujours au code libertin, donc qu’il est parfaitement maître de lui-même et de la situation, que sa « prudence » n’est jamais prise en défaut. Il multiplie donc les verbes évoquant la stratégie, dont il est le sujet : « j’ai dirigé », « pour prévenir l’effet », « je lui ai raconté moi-même ». Il joue également sur les temps, en exposant au passé simple et au passé composé les manœuvres déjà accomplies, mais surtout en employant le futur pour évoquer son succès certain : « j’aurai », « j’enlèverai », « ils ajouteront », « elle aura préféré ». De même, dans le dernier paragraphe, il oppose l’ignorance de sa victime à la certitude de sa défaite, ce qui donne un caractère quasiment tragique à cette séduction : « elle ne se doute pas encore », « elle est loin de penser », « elle parle d’avance ». La tournure « que + subjonctif » employée dans le 1er paragraphe renforce cette idée de fatalité : sous la plume de Valmont, c’est à la fois un ordre (« je veux que… ») et une nécessité (« il faut que… »). Sa perspicacité ainsi que la distance observatrice qu’il garde sans cesse (cf. question 6) mettent également en valeur la stratégie du libertin par contraste avec la naïveté et l’aveuglement des autres : là encore, comme une divinité, il voit tout, sonde les cœurs, et prévoit l’avenir pour mieux en disposer ! w La vanité de Valmont se manifeste dans l’affirmation envahissante du je, dans le vocabulaire de la guerre (« enlèverai », « ravir », « détruire », « gloire », « vainqueur »…). Mais elle se marque surtout par le motif de la divinité (1er paragraphe) : non seulement Valmont se mesure à Dieu, mais il va même jusqu’à prendre sa place (« la ravir au Dieu »/« je serai le Dieu » ; « au Dieu même qu’elle adore »/« elle me dise : “Je t’adore” ») ! Il emploie d’ailleurs ici un vocabulaire aux connotations religieuses, comme « profane », « croie », « sacrifie », « entre toutes les femmes », « sera digne », et s’exprime avec une condescendance toute divine : « j’y consens, elle seule […] sera digne ». La construction très rhétorique de ses phrases met aussi en valeur son orgueil : les oppositions binaires soulignent son pouvoir (« objet »/« vainqueur » ; « croie »/« sacrifie »…), les anaphores (« que ») donnent une ampleur solennelle à son propos ; la cadence ternaire et ascendante (« J’aurai cette femme ; je l’enlèverai au mari qui la profane : j’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore ») montre à la fois son audace et sa certitude. Dès le début du livre, Valmont fait donc preuve de cette vanité, ce désir de gloriole qui en devient parfois ridicule de fatuité et de présomption et qui d’ailleurs le perdra face à Mme de Merteuil. x Dans la Lettre précédente, Mme de Merteuil s’était moquée de Mme de Tourvel et du projet de Valmont de la séduire, allant même jusqu’à remettre en question de façon humiliante les qualités libertines de ce dernier : « je suis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation » (p. 23). Il s’agit donc pour Valmont de reprendre l’avantage sur la Marquise et de lui prouver qu’il prépare un chef-d’œuvre de libertinage. Il veut donc la forcer d’abord à reconnaître son habileté et la prend à partie pour susciter son admiration (« vous admireriez ma prudence ») ; il lui faut aussi rétablir la complicité entre eux en jouant sur les doubles sens (« vous jugez bien qu’une prude craint de sauter le fossé »), en associant la Marquise à ses moqueries sur sa victime (« vous ririez de voir ») ou en lui montrant avec évidence qu’ils sont toujours dans le même camp (« Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource »).

Réponses aux questions – 8

Mais Valmont va plus loin et semble en quelque sorte se venger de l’humiliation subie et du jugement dépréciatif de la Marquise sur Mme de Tourvel : dans le 2e paragraphe, il prend sa correspondante à témoin (« Soyons de bonne foi ») en suggérant que la Présidente saura lui apporter plus de bonheur qu’elle… Et la formule prétéritive « vous le dirai-je ? » semble d’un seul coup exclure la Marquise de ces confidences qu’elle risquerait de ne pas comprendre, de même qu’elle n’a pas compris la personnalité de Mme de Tourvel (« se trompa comme vous »). Cette lettre montre bien la complexité des relations entre les deux libertins, faites de rivalité, de complicité et de défiance.

Le cynisme de Valmont y Au début de l’extrait, Valmont s’amuse de la situation en usant du double sens de l’expression « sauter le fossé », dans laquelle il voit de quoi conforter ses certitudes de succès. Dans le 3e paragraphe, il use avec ironie du vocabulaire religieux pour sembler s’accorder avec les discours de Mme de Tourvel (« prêche », « sermons », « prophète ») et s’amuse aussi à souligner sa propre duplicité (« comme en m’accusant »). Il a même recours à une sorte d’ironie tragique, puisqu’il donne aux propos de la Présidente un sens prémonitoire qui ne correspond absolument pas à la pensée de celle-ci, en l’assurant « qu’elle parlait comme un prophète ». Ces traits manifestent à la fois son intelligence, sa virtuosité dans le maniement du langage, sa perspicacité à deviner sous les apparences, mais aussi son détachement cynique, son plaisir à se moquer d’autrui et à le tromper, sa jouissance à affirmer sa supériorité en rabaissant les valeurs des autres (cf. l’usage pervers qu’il fait du vocabulaire religieux). U Valmont est suffisamment maître de la situation pour prendre du recul et savoir interpréter la moindre réaction d’autrui, comme on le voit à travers les verbes d’analyse : « je sentis », « m’apprit », « m’a éclairé ». Il sait déchiffrer les signes physiques de l’émotion (« son cœur battre plus vite », « aimable rougeur », « embarras ») et même deviner les non-dits (« Oh non, mais »). Il sait aussi ce qui se cache sous les mots et ne se limite jamais au premier degré ou à l’explicite : « Je n’ai pas encore prononcé le mot d’amour ; mais déjà nous en sommes à ceux de confiance et d’intérêt. » C’est pour cette raison qu’il aime tant citer ironiquement les propos des autres : ainsi il révèle que « l’enfant » n’est pas si innocente que cela et qu’elle dissimule d’autres désirs, ou que sa volonté de « plaider » pour les autres femmes n’est peut-être pas dénuée d’un intérêt personnel… Le libertin affirme sa supériorité sur les autres parce qu’il sait lire en eux et qu’il ne s’arrête pas au sens apparent des discours, ce qui lui fournit une arme redoutable. Mais la lucidité perspicace de Valmont va s’émousser quand il s’agira de lui-même, et Mme de Merteuil saura en profiter… V Valmont se moque essentiellement de la dévotion de Mme de Tourvel et la périphrase en forme d’oxymore « la folâtre Dévote » le montre bien ; en bon libertin, il voit dans cette dimension religieuse un défi supplémentaire qu’il a plaisir à relever. Dans le dernier paragraphe, il ironise sur la volonté qu’a Mme de Tourvel de le « convertir » et sur la naïveté dont elle fait preuve dans ce projet : Valmont et Laclos la prendront d’ailleurs cruellement et ironiquement au mot, puisque cette prétendue conversion de Valmont sera l’occasion de la chute de la Présidente. Plus profondément – et peut-être le personnage rejoint-il ici l’auteur ? –, Valmont dénonce l’aveuglement de la Présidente qui ne se rend même pas compte qu’elle étouffe ses propres désirs sous une morale imposée. W Valmont se montre cruel dans sa volonté de dominer Mme de Tourvel et de la faire se renier elle-même. Il n’a en vue que son propre plaisir de conquête et traite la femme comme un objet sur lequel exercer son pouvoir. Il n’a, bien sûr, aucun respect de ses valeurs ni aucun scrupule à profiter de sa naïveté pour la tromper. Il peut même aller jusqu’au sadisme dans sa jouissance de la voir souffrir pour lui. La cruauté du texte se manifeste aussi dans l’inégalité du combat : Valmont use de toute son expérience, de sa virtuosité hypocrite, pour séduire une femme jeune, naïve et insatisfaite sur le plan de la sensibilité.

Valmont ambigu ? X Dans le 2e paragraphe, on trouve une série d’oppositions : « bonheur » ≠ « plaisir » ; « cœur » ≠ « sens » ; « illusions de la jeunesse » ≠ « vieillesse prématurée » ; « être heureux » ≠ « jouir ». Valmont se rend compte ici des limites du libertinage : toutes les expressions qui le concernent sont péjoratives (à commencer par « arrangements », « aussi froids que faciles ») et marquées par l’idée de limitation (« à peine, ne […] que […] », « je n’ai pas besoin […] pour »). Il est intéressant de remarquer que la notion de

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« bonheur » revient à plusieurs reprises : Valmont semble s’apercevoir que le seul plaisir des sens ne peut le satisfaire et qu’en renonçant à toute sensibilité il s’est comme amputé d’une partie de lui-même (« cœur flétri ») en passant peut-être à côté de la vie (« vieillesse prématurée »). La relation qui s’instaure entre lui et Mme de Tourvel, d’un autre type que les « arrangements » entre libertins, le force aussi à une autre lucidité (« Soyons de bonne foi ») qui porte sur ses propres principes. at Valmont paraît beaucoup plus sensible à Mme de Tourvel que ne devrait se l’autoriser un libertin ! La naïveté de celle-ci, dont il se moque cruellement quand elle prétend lui faire la morale, lui apparaît comme une « charmante candeur » ; il semble touché par sa spontanéité et sa gaieté en évoquant ses éclats de rire ; au début de la lettre, il vantait à la Marquise l’« étonnante sensibilité » de Mme de Tourvel, que l’on retrouve ici dans différentes manifestations (battements de cœur, rougeur, embarras) ; il perçoit en elle la femme passionnée, qui sera vraiment capable de l’« adorer ». Finalement, Valmont est sensible chez cette femme à tout ce qui l’oppose à l’idéal libertin : la naïveté spontanée au lieu de la dissimulation et de la maîtrise de soi glacée, la sensibilité passionnée au lieu de la cérébralité et d’un « cœur flétri », « les illusions de la jeunesse » au lieu de la lucidité désabusée. ak Outre le 2e paragraphe, où Valmont semble prendre assez nettement le contre-pied des principes libertins ou du moins en comprendre les limites, l’ensemble de l’extrait révèle des failles dans le code de conduite du héros. Dans le récit du 1er paragraphe, Valmont se révèle plus sensible qu’il ne devrait à l’émotion du moment, tout en ayant du mal à dissocier cœur et sens, selon le credo libertin : « J’ai tenu dans les bras cette femme modeste », « Je pressai son sein contre le mien »… Son envolée lyrique de la fin du paragraphe fait peut-être pressentir autre chose qu’un vertige de vanité, et l’expression « elle seule, entre toutes les femmes » va à l’encontre de l’affirmation libertine que toutes les femmes se valent face au désir des hommes ; cette idée reviendra sous la forme du doute dans le récit de la chute de la Présidente (Lettre 125), sous la plume de Valmont lui-même qui évoquera « l’humiliation de penser […] que la faculté de m’en faire jouir [de la plénitude de mon bonheur] dans toute son énergie soit réservée à telle ou telle femme, exclusivement à toute autre » (p. 300) ; Mme de Merteuil ne sera d’ailleurs pas dupe et forcera cruellement Valmont à le reconnaître : « J’exigerais donc, voyez la cruauté ! que cette rare, cette étonnante Mme de Tourvel ne fût plus pour vous qu’une femme ordinaire, une femme telle qu’elle est seulement : car il ne faut pas s’y tromper ; ce charme qu’on croit trouver dans les autres, c’est en nous qu’il existe ; et c’est l’amour seul qui embellit tant l’objet aimé » (Lettre 134, p. 332). La primauté donnée aux sens sur le cœur se voit même radicalement inversée à travers cette phrase ahurissante pour un libertin : « Auprès d’elle, je n’ai pas besoin de jouir pour être heureux. » Cette faille dans les principes se retrouvera dans la Lettre 125 : « L’ivresse fut complète et réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais » (p. 306). Cette 2e lettre de Valmont confirme donc l’ambiguïté de ses sentiments, déjà évoquée dans la première – « J’ai bien besoin d’avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d’en être amoureux » (Lettre 4, p. 22) – et qui sera un des principaux enjeux du roman.

◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 29 à 36)

Examen des textes et de l’image u Le portrait du duc de Nemours apparaît complètement idéalisé, dans la mesure où il est finalement très vague – pas de description physique ni psychologique – et entièrement hyperbolique, car Mme de Lafayette multiplie les expressions qui en font un être d’exception (« chef-d’œuvre », « incomparable », « extraordinaire ») et les procédés d’écriture qui le placent au-dessus de tous : superlatifs ou intensifs (« le mieux fait et le plus beau », « tant de douceur et tant de disposition »), adverbes exprimant l’absolu (« toujours », « jamais »), emploi répété de « tout » (4 fois), double négation (« Il n’y avait aucune dame dans la Cour dont la gloire n’eût été flattée »), formules restrictives (« l’on n’a jamais vu qu’à lui seul », « sans pouvoir être imitée », « on ne pouvait regarder que lui »). Ce portrait correspond, d’autre part, parfaitement à l’image positive du séducteur du XVIIe siècle : sa beauté relève plutôt de la prestance et de l’élégance (« agrément », « manière de s’habiller », « air ») ; son charme vient de ses qualités intellectuelles et sociales (« agrément dans son esprit », « enjouement », « douceur », « galanterie ») ; sa séduction s’exerce sur tous (« plaisait également aux hommes et aux

Réponses aux questions – 10

femmes ») et valorise les femmes qui en sont l’objet (« la gloire n’eût été flattée, de le voir attaché à elle »). Aucune perversion dans cette « galanterie » qui est même présentée quasiment comme un devoir social (« il ne pouvait refuser quelques soins à celles qui tâchaient de lui plaire ») ! v Henri de Marsay est un séducteur romantique dans la mesure où il ne se satisfait plus de son propre libertinage et qu’il en vient à éprouver ennui (« en triomphant aussi facilement, de Marsay devait s’ennuyer de ses triomphes ; aussi, depuis environ deux ans s’ennuyait-il beaucoup ») et « satiété ». Comme les séducteurs de Musset (cf. Octave dans Les Caprices de Marianne), il est blasé, désabusé, et se confronte à un vide existentiel en reconnaissant que la « volupté » ne peut combler ses aspirations (« il en rapportait plus de gravier que de perles ») : Balzac le décrit en des termes qui évoquent même Pascal et son « roi sans divertissement » (« il en était venu, comme les souverains, à implorer du hasard quelque obstacle à vaincre »). On peut noter que les réactions que lui prête Balzac rejoignent certaines intuitions de Valmont dans la Lettre 6, notamment lorsqu’il constate : « Je croyais mon cœur flétri, et ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d’une vieillesse prématurée. Mme de Tourvel m’a rendu les charmantes illusions de la jeunesse » ; de même, Henri de Marsay se sent blasé comme un vieillard, incapable d’aimer véritablement : « Une satiété constante avait affaibli dans son cœur le sentiment de l’amour. » Comme tous les dandys, il a besoin, pour se sentir exister, d’affirmations de soi-même hors du commun, « des caprices extravagants, des goûts ruineux, des fantaisies » – Valmont faisait déjà le même constat : « il n’y a plus que les choses bizarres qui me plaisent » (Lettre 110) –, mais elles ne peuvent le combler (« ne lui laissaient aucun bon souvenir au cœur »). Le séducteur romantique est finalement la première victime de sa propre immoralité qui engendre chez lui dégoût, insatisfaction et manque existentiel. w Les deux séducteurs présentent une vision très dégradée de la femme, qui apparaît comme facile à séduire à cause de sa crédulité, son goût pour les clichés éculés de l’amour, la médiocrité de ses aspirations. La séduction est, pour eux, une simple application de recettes sans invention (cf. la forme du texte de Cohen), qui garantit un succès rapide : « Nous commencerons, et hardiment, car c’est le plus sûr », se promet Rodolphe ; « Elle est cuite et tu peux la manger à la sauce tristesse », constate amèrement Solal. Tous les deux notent qu’ils n’ont besoin que de quelques lieux communs : « trois mots de galanterie » (texte D), « tous les clichés que tu voudras » (texte E). Ils exploitent la banalité de l’existence de ces femmes pour leur faire miroiter autre chose, un idéal bon marché de divertissement, d’ailleurs, d’exotisme : « on s’ennuie ! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les soirs ! » (texte D) ; « paradis de charnelleries perpétuelles […]. Départ ivre vers la mer […]. Choisir pays chaud, luxuriances, soleil, bref association d’idées avec rapports physiques réussis et vie de luxe » (texte E). Ils se servent d’ailleurs du mari comme d’un repoussoir : « Elle en est fatiguée sans doute » (texte D), « elle gâche sa vie avec son araignon officiel » (texte E). Les deux personnages masculins évoquent la femme par des termes très dépréciatifs et assez proches, qui en font un être fragile et puéril : « Pauvre petite femme ! » (texte D), « la pauvrette » (texte E) ; et l’aspiration des femmes à l’amour donne lieu également à deux formulations dégradantes par l’attitude ridicule qu’elles leur prêtent : « Ça bâille après l’amour, comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine » (texte D) ; « elle ferme les yeux et elle ouvre la bouche » (texte E). Rodolphe ne voit dans les femmes que le plaisir qu’elles peuvent lui donner et n’est sensible qu’à leur physique : « De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure » ; « bien plus jolie qu’elle, plus fraîche » ; « il la déshabillait ». Mme Bovary n’est pour lui qu’une proie facile, dont il pèse les avantages et les inconvénients. Quant à Solal, il emploie systématiquement le pronom personnel, au singulier ou au pluriel, englobant toutes les femmes dans une masse indifférenciée. Il dénonce surtout leur crédulité et leurs aspirations à une façade de bonheur qui permet de les séduire par du clinquant et du rebattu : « manège », « parfum fort et bon marché », « ferblanterie ». Il dresse ainsi un catalogue cruel de tous les clichés du discours amoureux : « la seule et l’unique » ; « ses yeux sont ouvertures sur le divin » ; « odeur de lilas et douceur de la nuit et chant de la pluie dans le jardin » ; « Départ ivre vers la mer » ; « pays chaud, luxuriances, soleil ». x On retrouve chez les deux personnages le même désir de possession, exprimé quasiment dans les mêmes termes : « j’aurai cette femme » (texte A) / « je l’aurai » (texte D). Tous les deux sont « d’intelligence perspicace » (texte D), « s’y connaissent » en femmes et savent (du moins le croient-ils) analyser la psychologie féminine ; ils semblent assurés de leur succès (facile pour Rodolphe, plus délicat pour Valmont) – certitude exprimée à travers le champ lexical de la victoire pour le Vicomte (« vainqueur », « gloire », « vaincre », « Dieu »…) ou pour Rodolphe par des phrases comme « Avec trois

Les Liaisons dangereuses – 11

mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en suis sûr ! ». Tous deux mettent en avant leur stratégie de séduction, « la partie politique de l’entreprise » (texte D), assez primaire chez Rodolphe (« Nous commencerons, et hardiment, car c’est le plus sûr ») et beaucoup plus sophistiquée chez Valmont. Cependant, on constate beaucoup de différences entre ces deux séducteurs. Pour Rodolphe, il ne s’agit que d’avoir une femme, pour remplacer sa maîtresse dont il commence à se lasser ; il est sensible au physique d’Emma et à l’attrait de la nouveauté ; il n’envisage que le plaisir, à condition même qu’il en vaille la peine par rapport aux « encombrements » et « tracasseries considérables », ce qui en dit long sur la vulgarité et la médiocrité de ce « Don Juan de province » ! Le projet de Valmont se révèle d’une autre envergure – défi à lui-même par la difficulté de la tâche et défi libertin aux codes sociaux et religieux : « Je l’enlèverai au mari qui la profane ; j’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore. » Le plaisir de la séduction pour le Vicomte ne se limite pas à la jouissance physique, mais vient de la mise en œuvre d’une stratégie habile où tout (gestes, paroles…) est étudié et décrypté, de l’orgueil de la domination (« je serai vraiment le Dieu qu’elle aura préféré »), mais aussi de la joie perverse de détourner sa victime de ses propres valeurs (« qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie ») – toutes subtilités absolument étrangères à l’esprit de Rodolphe qui ne vise qu’une conquête facile et sans embarras ! y Ce célèbre tableau met en scène la violence du désir amoureux, autant à travers les personnages que le décor (cf. tout ce qu’ont pu y voir les critiques dans les sites indiqués ci-dessous). Si l’on s’en tient aux deux acteurs de la scène, l’homme remplit clairement son rôle de séducteur : c’est lui qui domine la scène physiquement par les lignes que dessine son corps (verticales et diagonales), la force suggérée par sa musculature (presque hypertrophiée ?) et le fait qu’il a pris l’initiative (il est en partie dévêtu) et se prépare à pousser le verrou pour donner libre cours à son désir… Ce dernier est souligné également par son regard qui suit une diagonale passant par le regard de la femme, le lit et la pomme symbolique ostensiblement posée sur la table. Bref, ce personnage peut évoquer Valmont quand il « subjugu[e] par l’autorité » (Lettre 96). La femme, au contraire, est dans son rôle traditionnel de résistance, dont on sait bien qu’elle va céder bientôt… Encore habillée, elle repousse l’homme et détourne le haut de son corps, alors que son regard et le mouvement de ses jambes la précipitent vers lui. La résistance paraît faible (son corps est comme une poupée de chiffon dans le bras vigoureux de l’amant) et son bras, caché par celui de l’homme, ne laisse dépasser qu’une petite main, qui n’a aucune chance (ou aucune envie ?) d’atteindre le verrou ! Cette attitude féminine rejoint parfaitement l’analyse de Mme de Merteuil qui apprécie chez les hommes une « attaque vive et bien faite, où tout se succède avec ordre quoiqu’avec rapidité ; […] qui sait garder l’air de la violence jusque dans les choses que nous accordons, et flatter avec adresse nos deux passions favorites, la gloire de la défense et le plaisir de la défaite » (Lettre 10)… Voir ces deux sites proposant un commentaire de ce tableau : – http ://www.classiquenews.com/ecouter/lire_article.aspx ?article=327&identifiant=CQG1USYUUQG L4NSL771HW9LU0 – http ://mucri.univ-paris1.fr/mucri11/article.php3 ? id_article=34

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le séducteur sait évidemment plaire par son charme physique et/ou intellectuel : c’est le cas de Nemours (cf. question 1, p. 9), de Valmont, d’Henri de Marsay (« un jeune homme armé de la beauté qui est l’esprit du corps, armé de l’esprit qui est une grâce de l’âme »), de Solal qui subjugue par son discours. Tous, sauf Rodolphe, ont de la prestance et de la noblesse, qu’elle soit sociale pour les trois premiers ou intellectuelle pour Solal. Ils connaissent les femmes, savent ce qui leur plaît et comment leur parler et les manœuvrer : c’est particulièrement clair pour Valmont, Rodolphe et Solal. Ils se montrent habiles et développent une stratégie pour conquérir les femmes qui deviennent des proies (textes A, D et E). Ils assurent ainsi leur emprise sur elles qui ne peuvent leur résister et multiplient les conquêtes faciles : « Il n’y avait aucune dame dans la Cour dont la gloire n’eût été flattée, de le voir attaché à elle » (texte B) ; « il obtenait toutes celles qu’il daignait désirer » (texte C) ; « ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes » (texte D). La séduction devient souvent pour eux un rapport de force, une façon d’assurer leur domination sur l’autre qui s’exprime, par exemple, dans l’expression « je l’aurai » employée par Valmont et Rodolphe

Réponses aux questions – 12

(cf. question 3, p. 10) et dans le vocabulaire militaire (texte A ; texte C : « Il s’agissait de livrer bataille à quelque ennemi secret, qui paraissait aussi dangereux qu’habile »). La conquête des femmes peut fonctionner alors comme un défi à soi-même, devenir une manière de se désennuyer, de se confronter à un obstacle difficile – idée qui se retrouve dans les textes A, C et E : Valmont a choisi un « ennemi digne de [lui] » (Lettre 4), Henri de Marsay cherche « quelque entreprise qui demandât le déploiement de ses forces morales et physiques inactives » (texte C) et Solal avait d’abord entrepris de séduire Ariane sous l’apparence d’un vieillard édenté. Car tous trois sont confrontés aux limites du libertinage et ressentent la vacuité des conquêtes sans âme ; la lassitude et la satiété d’Henri de Marsay, face à « des passions aiguisées par quelque vanité parisienne, soit des partis pris avec lui-même de faire arriver telle femme à tel degré de corruption, soit des aventures qui stimulassent sa curiosité » (texte C), pourraient être exprimées par les autres personnages : Valmont n’est plus satisfait de ces « arrangements aussi froids que faciles, [où] ce que nous appelons bonheur est à peine un plaisir » (texte A), et Solal termine sa tirade de séduction sur le goût amer de la « sauce tristesse » (texte E). Ils voudraient finalement retrouver « les charmantes illusions de la jeunesse » (texte A) et « les émotions d’un véritable amour » (texte C). Cette impression de vanité et d’ennui intervient d’ailleurs pour beaucoup dans la dégradation de l’image du séducteur à travers nos textes : à part Nemours, parfaitement en accord avec sa propre image et remplissant le rôle « social » qu’on attend de lui, Valmont oscille dès le début entre libertinage et vraie passion, Henri de Marsay et Solal ne se satisfont plus de leur statut de séducteur et cherchent désespérément autre chose. Si Rodolphe, au contraire, n’a pas d’état d’âme, c’est en raison de sa médiocrité et de la grossièreté de ses aspirations. Une autre évolution se dessine à travers le rapport aux femmes : Nemours est le seul dont le pouvoir de séduction ne dégrade pas les femmes qu’il aime (« Il n’y avait aucune dame dans la Cour dont la gloire n’eût été flattée, de le voir attaché à elle ») ; au contraire, Valmont et Henri de Marsay peuvent prendre plaisir à « faire arriver telle femme à tel degré de corruption » (texte C) ; quant à Rodolphe, la femme est pour lui un simple objet de consommation sexuelle ; et Solal se voit réduit, à son grand désespoir, à la traiter en « femelle » (chapeau du texte E). La prestance du séducteur diminue au fur et à mesure des siècles : du « chef-d’œuvre de la nature », on passe à la simple noblesse possédant les armes « de la force morale et de la fortune qui sont les deux seules puissances réelles », comme l’écrit Balzac (texte C), puis à des roturiers dont Rodolphe est l’exemple le plus médiocre. Valmont séduit par sa perversité brillante et Henri de Marsay par son ennui romantique et sulfureux, mais Rodolphe n’inspire que le dégoût et Solal un désenchantement proche du désespoir. L’idée de conquête s’amenuise de plus en plus : très présente chez Valmont et Henri de Marsay comme moyen d’affirmer sa gloire personnelle et de lutter contre un ennui existentiel, elle n’est plus chez Rodolphe qu’un projet sans envergure, dont il pèse prosaïquement les avantages et les inconvénients, ou une manipulation dégradante sous forme de recette de cuisine pour Solal. L’image du séducteur idéal et glorieux de Mme de Lafayette se voit donc ternie et dégradée au cours des siècles par le doute, la lassitude désabusée, la grossièreté prosaïque et une vision désenchantée de la femme et de l’amour.

Commentaire

Introduction Dans son roman, Flaubert confronte cruellement son héroïne à la plate réalité : ainsi, déçue de son mariage avec Charles, Emma cherche la « vraie » passion dans l’adultère, mais ne trouvera en Rodolphe qu’un « homme à femmes ». Flaubert nous le montre ici en train d’envisager sa future liaison avec l’héroïne et fait le portrait d’un séducteur sans envergure.

1. Un personnage traditionnel : le séducteur A. La conquête féminine • Flaubert le présente très rapidement comme un homme à femmes : « ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes, et s’y connaissant bien ». Il a déjà une maîtresse et des goûts bien affirmés (« Moi, qui adore les femmes pâles ! »).

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• Il collectionne les femmes, passant rapidement de l’une à l’autre : las de sa maîtresse en titre (« rassasiements », « fastidieuse »), il pense déjà à la prochaine rupture avec Emma (« comment s’en débarrasser ensuite ? »). • La femme est pour lui une proie à conquérir : « je l’aurai ». • Il est très sensible au charme féminin et détaille les « appâts » d’Emma : « gentille » ; « De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet, et de la tournure comme une Parisienne » ; « bien plus jolie qu’elle, plus fraîche surtout » ; « des yeux qui vous entrent au cœur comme des vrilles. Et ce teint pâle ! ». B. Femme et stratégie • Il connaît les femmes, car son savoir lui vient de l’expérience ! Flaubert lui reconnaît une « intelligence perspicace ». • Il se projette dans la conscience d’Emma : « Elle en est fatiguée sans doute », « on s’ennuie ! ». Il imagine ses rêves : « on voudrait », « Ça bâille après l’amour ». • Il réfléchit à l’entreprise : « il y rêvait », « je le crois très bête », « il examina la partie politique de l’entreprise ». • Il sait élaborer une stratégie qui tienne compte des difficultés, « le marmot […], et la bonne, les voisins, le mari ». • Il bâtit un plan, au futur : « j’y passerai […], je leur enverrai […] ; je me ferai saigner […] ; nous deviendrons amis, je les inviterai […] ; elle y sera, je la verrai ». C. Un séducteur victorieux • Rodolphe est sûr de son succès et le terme revient deux fois dans sa bouche : « j’en suis sûr », « c’est le plus sûr ». • De plus, la victoire sera rapide : « Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait » ; « il n’y a plus qu’à […] » ; « Nous commencerons, et hardiment ».

2. Dégradation de la figure du séducteur A. La vision des femmes et de l’amour a) Le mépris des femmes (cf. question 3, p. 10) : • Rodolphe les désigne de façon dégradante : « celle-là », « on », « ça », « cela », « pauvre petite femme ». Il considère les femmes de manière indifférenciée, comme une catégorie, et use envers elles d’une comparaison particulièrement rabaissante : « comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine ». De même, Virginie est réduite à sa « manie de salicoques ». • Elles ne sont pour lui que des objets de plaisir (il entretient d’ailleurs une comédienne) que l’on jette « après usage » : cf. les termes méprisants de « rassasiements », « s’en débarrasser ». • Il a une vision très limitée de l’univers et des aspirations des femmes : « ravauder des chaussettes », « danser la polka ». Il n’imagine même pas qu’elles puissent avoir une vie intellectuelle ou sentimentale ! b) Un amour purement physique : • Rodolphe ne pense pas plus loin que le plaisir. • Il ne voit dans les femmes que le physique, ce que Flaubert souligne méchamment avec le terme très cru « il la déshabillait ». B. La vulgarité a) La brutalité : • C’est la première caractéristique soulignée par le narrateur : « il était de tempérament brutal ». • Cette brutalité s’exprime par la crudité de son vocabulaire : « s’en débarrasser », « je l’aurai », « hardiment »… • Brutalité aussi dans l’expression : phrases courtes, jurons (« diable », « parbleu »), exclamations (« Ah bah ! », « Oh ! », « Eh bien »). • Brutalité dans ses gestes : « écrasant, d’un coup de bâton, une motte de terre devant lui ». b) Le prosaïsme : • Flaubert systématiquement ne lui prête que des préoccupations matérielles et une vision de la réalité « par le petit bout de la lorgnette » : « ongles sales et barbe de trois jours », « chaussettes », « table de cuisine », « fraîche », « grosse », « salicoques », « marmot », « bonne », « voisins », « gibier », « volailles ».

Réponses aux questions – 14

c) La fatuité : • Flaubert s’amuse à le présenter comme « M. Rodolphe Boulanger », en lui donnant en plus un patronyme bien courant et prosaïque ! • Rodolphe juge et méprise rapidement : « ce gros garçon-là », « très bête », « trop grosse ». • Il est infatué de ses succès féminins, de la vulgarité desquels il ne se rend même pas compte. C. Un séducteur sans envergure a) Le mouvement du texte : • Rodolphe tergiverse et pèse le pour et le contre de cette entreprise de séduction : – attirance pour Emma ; – « Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite ? » : les « encombrements du plaisir » ; – « Ah ! madame Bovary » : « je l’aurai » ; – « toute sorte de tracasseries considérables. Ah bah ! dit-il, on y perd trop de temps ! » ; – « sa résolution était prise ». • Le mouvement du texte reproduit le caractère versatile de Rodolphe qui hésite devant la moindre difficulté. • Le narrateur souligne ainsi la médiocrité de ses visées : la séduction amoureuse n’est qu’une alternative entre « plaisir » et « encombrements » ou « tracasseries », termes manquant cruellement de lyrisme ! b) Le choix de la facilité : • Rodolphe choisit l’effort minimum et des moyens finalement fort limités et bien grossiers : l’expression « la partie politique de l’entreprise » dénote beaucoup d’ironie chez le narrateur. On est loin de Valmont choisissant Mme de Tourvel comme victime en raison de la difficulté de la séduction. • Il s’attaque à des proies faciles : une femme entretenue et une autre qui ne demande qu’à être aimée. • Rodolphe n’a aucun panache ; il n’est occupé que de son plaisir et de considérations matérielles.

Conclusion Flaubert, fidèle à ses choix d’écriture, nous présente un portrait du personnage « par lui-même », mais le narrateur oriente notre regard en prêtant à son séducteur des pensées bien médiocres. C’est avec cet amant de piètre envergure qu’Emma croira rencontrer enfin la passion et se heurtera finalement, une fois de plus, à une cruelle désillusion. Car Rodolphe se montrera, dans sa lettre de rupture, un être vulgaire et cynique.

Dissertation

Introduction Le roman, marqué à son origine par un certain idéalisme (voir les romans précieux ou ceux de Mme de Lafayette), a voulu se rapprocher de la réalité et a souvent présenté des héros méchants, pervers ou monstrueux, ce qui a d’ailleurs contribué au reproche récurrent de son immoralité. Nous verrons pourquoi ce choix de héros négatifs a pu au contraire contribuer au succès grandissant de ce genre littéraire.

1. Un héros au service de la dramatisation de l’histoire et du plaisir du lecteur A. Suscite le frisson • Nourrit l’intrigue : projets libertins de séduire leurs victimes dans Les Liaisons dangereuses, vengeance de la cousine Bette qui veut détruire sa famille (Balzac, La Cousine Bette). • Fortifie l’intrigue par l’opposition avec les personnages bons : Javert/Valjean dans Les Misérables. • Crée des conflits d’intérêts et de valeurs : les deux personnages de curé dans Une vie de Maupassant (l’indulgence débonnaire ≠ le rigorisme fanatique). La méchanceté du personnage peut se révéler progressivement : Julien, le mari de Jeanne dans Une vie, apparaît d’abord comme positif. • Suscite l’inquiétude et même la peur du lecteur : le mal va-t-il l’emporter ? détruire le bien ? jusqu’où le méchant peut-il aller, puisqu’il n’a pas de scrupule (Les Bienveillantes de Littell) ? B. Fascination • Héros souvent intelligent, séduisant, beau parleur : les libertins des Liaisons dangereuses. • Fascine par sa force, son pouvoir : Vautrin dans La Comédie humaine.

Les Liaisons dangereuses – 15

• Admiration devant la stratégie de Valmont ou de Mme de Merteuil. • Il est méchant mais rarement médiocre : au contraire, il fait souvent ressortir la médiocrité des autres ou rire à leurs dépens (Mme de Merteuil / Mme de Volanges ; Vautrin / bassesse de ceux qui l’ont dénoncé dans Le Père Goriot). • Fascination pour le mal, plaisir du voyeurisme (Les Liaisons dangereuses). Il ose faire ce qu’on n’ose pas sorte de catharsis. C. Plaisir de la différence • Curiosité : comment peut-on être ou agir ainsi (Les Bienveillantes de Littell) ? • Il peut être une occasion de valorisation pour le lecteur qui se sent conforté dans ses propres choix ou attitudes, quand le méchant est maltraité par le narrateur (ironie, punition finale) : ironie aux dépens de Rodolphe dans Madame Bovary, du mari de Jeanne dans Une vie de Maupassant ; mort cruelle de Javert dans Les Misérables qui consacre la défaite de ses principes.

2. Une fonction morale, philosophique ? A. Étude de l’humain • Étude de la société, de l’homme dans toutes ses composantes et dans tous ses systèmes relationnels. Peinture plus dynamique, permettant de montrer une évolution, quand on confronte le positif et le négatif : vision nuancée de la Révolution à travers les personnages de Gauvain et Lantenac dans Quatrevingt-treize de Victor Hugo. • Volonté de vérité ≠ idéalisation : cf. la description des relations homme/femme dans La Cousine Bette, du mariage dans Une vie. • Prise de conscience de la médiocrité des hommes dans les romans de Flaubert ou de Maupassant. B. Peindre le vice pour le dénoncer • C’est ce que revendiquent les romanciers dans leurs préfaces jusqu’au XIXe siècle, afin d’éviter la condamnation pour immoralité : cf. préface des Liaisons dangereuses (« c’est rendre un service aux mœurs, que de dévoiler les moyens qu’emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes »). • Il s’agit alors de démasquer les apparences, de mettre en garde : révéler les pièges de la séduction avec les personnages de Valmont ou Rodolphe. • Montrer les dangers que les personnages méchants font courir aux autres et à la société : critique des bourgeois égoïstes dans Germinal de Zola. C. Une frontière floue • Le personnage méchant, s’il n’est pas manichéen, peut permettre de s’interroger sur la nature du mal et ses causes : est-ce l’individu qui est méchant ou monstrueux ou la société qui corrompt ? La question se pose, par exemple, pour Mme de Merteuil poussée au libertinage par l’oppression subie par la femme dans la société (cf. Thérèse Desqueyroux de Mauriac). • Revenir sur les critères du bien et du mal : la monstruosité n’est pas toujours là où l’on croit. Le « méchant » peut se révéler bon (Jean Valjean) ou le « bon » méchant (Julien dans Une vie). Qui est la « bête » dans La Bête humaine : le criminel déterminé par son hérédité ou le procureur ambitieux ? • Le point de vue interne peut permettre de percevoir de l’intérieur la prétendue méchanceté d’un personnage jugé comme tel (L’Étranger de Camus) ou de s’interroger sur son fonctionnement (Les Bienveillantes de Littell).

Conclusion Le personnage romanesque méchant enrichit donc le roman, aussi bien pour susciter le plaisir du lecteur que sa réflexion. Il s’est d’ailleurs nuancé au fil des siècles, pour donner lieu plutôt à des questions qu’à des réponses sur la complexité de la nature humaine.

Écriture d’invention Les élèves doivent respecter la forme de la lettre ouverte, c’est-à-dire sans caractère privé, pouvant être adressée à des destinataires multiples par l’intermédiaire de la presse. Elle devra utiliser les registres du genre argumentatif : polémique, ironique, satirique, voire pathétique. On valorisera les copies des élèves qui auront su utiliser les textes du corpus en relevant les travers des différentes figures de séducteurs pour trouver des arguments pertinents.

Réponses aux questions – 16

L e t t r e 8 1 ( p p . 1 6 9 à 1 7 8 )

◆ � Lecture analytique de l’extrait (pp. 179-180)

L’affirmation de soi u La 1re personne est évidemment prédominante dans tout l’extrait, la plupart du temps en position de sujet de verbes de décision ou de pensée (« j’ai su », « je voulais », « je sentis »…). Mme de Merteuil va même jusqu’à proclamer sa singularité en ouvrant le 5e paragraphe sur un victorieux « Mais moi […] ». La forme pronominale met aussi en valeur sa maîtrise d’elle-même et sa totale indépendance : « m’écarter des règles que je me suis prescrites », « je m’étudiais », « je m’amusais à me montrer », « je me suis travaillée »… Les adjectifs possessifs sont également nombreux : « mes goûts », « mes principes », « mon caprice », « mon ouvrage », « mes réflexions »… Toutes ces occurrences marquent à la fois l’orgueil de la Marquise, sa profonde conscience d’elle-même et sa volonté de liberté et d’indépendance. v La 2e personne est fort peu présente face à l’affirmation égocentrique de Mme de Merteuil. Pourtant, la Marquise a besoin de son destinataire, puisqu’il est le seul devant qui elle puisse se vanter de ses prouesses libertines et de sa virtuosité hypocrite, mais elle « l’utilise » ici comme simple faire-valoir : elle le prend à témoin à plusieurs reprises avec l’expression « vous m’avez vue » et le force à l’assentiment et à la louange de ses exploits (« ce regard distrait que vous avez loué si souvent », « cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné »). L’interrogation rhétorique (« quand m’avez-vous vue ») ou la tournure négative (« n’avez-vous pas dû en conclure ») qui sous-entendent la réponse montrent à quel point le destinataire est ici manipulé et obligé de corroborer les affirmations de l’épistolière. Elle se permet également de lui donner des ordres (« gardez vos conseils », « craignez », « tremblez ») qui sont une preuve de plus de sa volonté d’imposer ses jugements à Valmont et une façon de se moquer des craintes de celui-ci à propos de Prévan (« Que vos craintes me causent de pitié ! » lui écrit-elle au début de cette lettre). w Le 1er paragraphe de l’extrait est composé d’une seule grande phrase, qui forme une période très structurée : les trois conditionnelles (« Si cependant vous m’avez vue » / « si j’ai su » / « si […] ma réputation »), fondées sur de nombreuses antithèses (« redoutables » / « jouets », « attacher » / « rejeter », « Tyrans » / « esclaves »), mettent en valeur la multiplicité des talents de la Marquise et sa domination sur tous. La principale, sous forme interro-négative, apparaît comme la conclusion irrévocable des trois conditionnelles ; elle est elle-même construite selon une cadence majeure, qui culmine sur le pronom « moi ». Cette belle construction rhétorique souligne, outre la maîtrise langagière du personnage, son orgueil et sa volonté d’affirmer ses triomphes à son correspondant. x Cette volonté de domination s’exprime d’abord par l’affirmation d’elle-même, que nous avons déjà observée (cf. question 1), et par le champ lexical de la volonté et du caprice : « disposant », « jouet de mes caprices ou de mes fantaisies », « suivant mes goûts mobiles », « maîtriser », « règles que je me suis prescrites », « mes principes », « à mon gré », « à volonté », « suivant les fantaisies », « puissance ». Mme de Merteuil s’applique d’abord à se dominer elle-même pour mieux dominer les autres, c’est-à-dire en particulier ses amants (relégués au rang d’objets interchangeables de ses désirs, dans l’expression « attacher à ma suite ou rejeter loin de moi ») et la société tout entière qu’elle leurre par la pureté de sa réputation. Elle se proclame supérieure aux femmes, maîtrisées par leurs sentiments et leurs amants, aux hommes, qu’elle asservit, et aux « politiques », qui gouvernent les hommes et l’opinion. Ici, c’est Valmont, son destinataire, qui fait les frais de cette volonté de puissance, car il a osé, par ses intempestifs conseils de prudence à propos de Prévan, remettre en question cette suprématie proclamée – d’où le violent mouvement d’humeur de la Marquise manifesté dès le début de la lettre : « Mais que vous puissiez croire que j’aie besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une fantaisie : en vérité, Vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la confiance que je veux bien avoir en vous ! » y La liberté, pour la Marquise, passe d’abord par une maîtrise absolue d’elle-même : elle refuse d’être soumise à ses propres sentiments en apprenant à les dissimuler et même à les contrôler. Ensuite, elle affirme une totale indépendance par rapport à toute volonté extérieure : elle veut conserver intacte sa liberté de penser (« ma façon de penser fut pour moi seule ») et n’obéir qu’à elle-même (voir son cri de triomphe : « mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein »). Son hypocrisie est donc une arme

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qui lui permet avant tout de préserver cette liberté, en lui donnant l’occasion de s’abriter derrière un masque de vertu pour laisser cours à tous ses caprices. La Marquise ne supporte pas que quiconque puisse interférer dans sa propre volonté, ce qui explique sa réaction violente aux conseils sur sa conduite que s’est permis Valmont, qu’elle rabaisse et humilie par tous les moyens. U Mme de Merteuil, à travers l’expression « je suis mon ouvrage », proclame son refus de se conformer au statut que la société réserve aux femmes : celles-ci sont en principe dans un état de totale dépendance et façonnées par leur éducation, leur mari et les codes sociaux. Mais Mme de Merteuil prône une sorte de morale du mérite individuel face à ces déterminismes sociaux : elle affirme ne devoir ce qu’elle est qu’à elle-même et retrouve ainsi le sens étymologique du mot libertin qui signifiait « affranchi ». Elle décrit dans cette lettre un véritable processus d’autocréation : elle s’est affranchie de l’éducation qu’on voulait lui inculquer (« écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait à me tenir ») et s’en est tenue à ses propres observations et expériences ; au lieu de se laisser modeler par les autres, elle s’est formée elle-même par un impressionnant « travail sur [soi]-même » ; enfin, elle s’est débarrassée des contraintes morales de la société par l’arme de l’hypocrisie et ne se conduit que selon ses propres principes. Au lieu de n’être que créature, elle se revendique créatrice d’elle-même et de sa vie, se posant finalement en égale de Dieu (un fantasme qui revient d’ailleurs souvent sous la plume des libertins dans ce livre et qui peut rejoindre le défi de Don Juan face à la Divinité). V L’originalité de la Lettre 81 réside dans sa dimension autobiographique : Mme de Merteuil fait à son correspondant le récit rétrospectif (cf. l’emploi des temps du passé) de sa propre éducation, en en soulignant clairement les étapes chronologiques et méthodologiques, pourrait-on dire. Comme dans la plupart des récits d’apprentissage, Mme de Merteuil commence avec son entrée dans le monde et dans l’adolescence (14 ans). Puis elle va distinguer avec soin plusieurs phases : – l’observation (« observer et réfléchir ») ; – l’apprentissage de la dissimulation et de la maîtrise de soi ; – de la dissimulation à la simulation : le maniement de l’hypocrisie (« sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres ») ; – de l’introspection à l’étude des autres (« coup d’œil pénétrant ») ; – l’expérience de la sexualité. La narratrice souligne également son désir d’apprendre, qui semble orienter toute sa jeune existence, loin de la soumission et de la passivité des autres femmes, et les efforts qu’il demande : « je recueillais avec soin », « j’ai porté le zèle », « je voulais acquérir », « je cherchais à deviner », « je voulais savoir », « le désir de m’instruire », « désir de le connaître ». Enfin, le récit met en avant l’idée de « progrès constant » par les mentions de temps (« encore », « dès lors », « dès ce moment », « déjà ») ou le type de vocabulaire employé (« premier succès », « j’obtins », « talents », « j’y gagnai »…). Mais l’originalité fondamentale de ce récit d’apprentissage vient de ce qu’il ne s’agit en aucun cas d’une éducation sentimentale ni morale, mais d’une formation à l’hypocrisie, qui ne tolère pas l’échec ni le moindre relâchement. D’autre part, l’éducation de la jeune fille se fait de façon absolument solitaire, sans l’intervention du moindre « initiateur ». Elle adopte alors la position morale du libertin qui consiste à penser par soi-même et à se construire ses propres principes, en rejetant toute autorité extérieure à soi. W Il s’agit, pour Mme de Merteuil, de prouver à Valmont sa supériorité incontestable, qu’elle proclame dès le début de la lettre : « Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? […] où est le mérite qui soit véritablement à vous ? » Elle souligne quels trésors d’énergie et d’habileté elle a dû déployer pour aller à l’encontre du statut conventionnel de soumission réservé aux femmes. Au contraire, les hommes n’ont qu’à se laisser entraîner par leurs penchants en toute facilité, puisque la société leur passe tout. En faisant le récit de son apprentissage à Valmont, Mme de Merteuil affirme sa propre personnalité et montre quelle redoutable adversaire elle peut être face à lui.

L’hypocrisie libertine X Le champ lexical de l’étude et de l’observation est très développé : « observer » (3 fois), « recueillais » (2 fois), « curiosité », « m’étudiais », « me suis travaillée », « travail », « attention », « coup d’œil pénétrant », « science », « savoir », « m’éclairer », « expérience »… Il est remarquable de voir que tout chez la Marquise passe d’abord par la tête, comme elle le dit elle-même : « Ma tête seule fermentait. » Elle nie aussi bien

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le corps (« je ne désirais pas de jouir ») que le cœur ou les sentiments, qui ne sont évoqués que comme objets des expériences de sa volonté : « Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie. » Il n’est jamais question chez elle de morale ni de sensibilité, car tout doit être dicté par l’intellect, la volonté de maîtriser, de prévoir tout. at L’apparence est d’abord celle du visage où s’expriment des sentiments (« mouvements de ma figure », « l’air », « expression », « symptômes », « physionomie »), puis elle passe aussi par la « réputation ». On trouve également dans le texte toute la tension entre révéler et cacher : « dissimuler », « cacher », « réprimer » / « me montrer », « laisser voir ». La société apparaît alors comme un véritable théâtre où tout est feint, où ne peut régner aucune authenticité, ni dans les sentiments ni dans les discours. C’est un lieu de méfiance généralisée, où la vérité ne peut être que « devinée » mais jamais exposée, où toute expression sincère présente un danger potentiel (cf. « ces Lettres si douces, mais si dangereuses à écrire »). ak L’hypocrisie est une arme pour Mme de Merteuil dans la mesure où elle lui permet de sauvegarder sa liberté : pendant sa jeunesse, elle a pu ainsi protéger sa propre pensée et observer les autres, et, plus tard, mener sa carrière libertine « suivant [ses] fantaisies », derrière le paravent de la respectabilité. On a l’impression que la dissimulation est pour cette femme le rempart qui préserve son intériorité de toute volonté extérieure qui voudrait ne serait-ce que l’influencer. Mais, finalement, cette arme qui défend le désir farouche d’indépendance de la Marquise n’a-t-elle pas détruit en elle toute véritable intégrité ? al Il est très frappant de voir comment Mme de Merteuil choisit essentiellement des termes du lexique intellectuel, comme « savoir », « instruire », « réflexion », « observai », « recueillir », « méditer ». Elle se démarque volontairement des autres femmes qui expriment des sentiments (« embarras », « crainte », « si cruelle ou si douce ») et minimise l’événement en employant des termes comme « moment », « occasion », ou la tournure restrictive « ne […] que ». Cette « expérience » se limite chez elle à des « sensations ». On voit très bien ici comment la Marquise applique à la lettre le principe libertin de dissociation de la tête, du corps et du cœur : le libertin nie le sentiment et n’est jamais l’esclave du plaisir, car sa plus grande jouissance est cérébrale, dans le plaisir de dominer, de conquérir, de manœuvrer… Mme de Merteuil le dira clairement plus loin dans la Lettre 81 (« l’amour que l’on nous vante comme la source de nos plaisirs n’en est au plus que le prétexte ») et prétendra le pratiquer « non pour le ressentir, mais pour l’inspirer et le feindre ». Pour obéir à ses fameux principes, elle s’automutile en refusant toute sensibilité, et on peut alors se demander si elle n’est pas d’une certaine façon aussi aliénée par son système que les femmes à qui elle reproche leur vénération pour leur amant.

L’évocation de la condition féminine am Mme de Merteuil montre que l’éducation des femmes consiste en fait à leur cacher la réalité et à les élever ainsi dans l’illusion pour mieux les préparer à la soumission en ne leur donnant aucune arme qui leur permettrait d’affirmer une quelconque indépendance. La seule tâche de la mère est de « surveiller » sa fille pour l’empêcher de commettre le moindre écart et de la remettre vierge entre les bras de son mari : la jeune fille passe donc d’une tutelle à l’autre, sans pouvoir émettre le moindre désir concernant sa propre destinée (Mme de Merteuil est mariée à 15 ans, sans même qu’elle connaisse son futur époux). La Marquise souligne bien qu’elle a fait sa propre éducation « contre » celle que la société ambiante voulait lui donner. Elle s’en prend aussi à l’Église, qui cultive l’ignorance des filles et développe une morale vide de sens et fondée uniquement sur la peur (« le bon Père me fit le mal si grand ») ; elle en souligne d’ailleurs avec humour l’effet inverse : « j’en conclus que le plaisir devait être extrême » ! an D’après la Marquise, la société ne laisse aux femmes qu’une place subalterne, puisqu’elles sont toujours dans une situation de dépendance par rapport à leurs parents, à leur mari, à leurs amants, à la société ou à la Religion, qui leur imposent leurs lois. Au début de son récit autobiographique, elle fait ressortir l’inégalité flagrante qui marque la condition féminine en notant qu’elle était « vouée par état au silence et à l’inactivité ». La femme semble donc être privée de toute liberté d’expression et de tout moyen de manifester sa volonté ; la jeune fille ne « compte pour rien » et, plus tard, elle sera aussi réduite à « l’oisiveté », avec comme seul recours « l’imagination » et le sentimentalisme. ao On peut relever dans ces paragraphes les champs lexicaux de la sentimentalité (« délire », « sentiments », « imagination », « amour », « folle illusion », « superstitieuse », « sensibles », « fermentation de

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leurs idées », « amant ») et de l’imprudence (« craintes », « craignez », « prudentes », « tremblez », « dangereuses », « imprudentes ») ; on peut remarquer également que le lexique souligne l’excès : « délire », « exaltée », « folle », « si facilement », « tant de puissance », « sans réserve ». On voit à travers ces relevés que Mme de Merteuil méprise ces femmes qui sont à l’opposé d’elle-même : loin de la maîtrise de soi prônée par la Marquise, elles se laissent dominer par leurs sentiments et leur sensibilité, au point de sombrer dans le « délire » ou l’exaltation ; elles ne dissocient pas la tête, les sens et le cœur, mais, au contraire, « la nature a placé leurs sens dans leur tête » ; et ainsi, au lieu de préserver leur liberté en se dominant soi-même et en dominant l’autre, elles se livrent entièrement au bon vouloir de leur amant et « ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes, qui, dans leur Amant actuel, ne savent pas voir leur ennemi futur ». Mme de Merteuil reproche donc aux femmes leur sentimentalité, leur faiblesse de caractère, leur manque de réflexion. Finalement, elles lui semblent responsables, par leur pusillanimité, du traitement qui leur est réservé. ap Mme de Merteuil affirme haut et fort sa différence avec les autres femmes, en les traitant comme des catégories d’individus indistincts, désignées par le démonstratif qui prend ici valeur péjorative (« ces femmes à délire », « ces femmes actives », « ces femmes inconsidérées »), puis par les « autres femmes ». En face de cette multitude indifférenciée, la Marquise clame sa singularité en soulignant l’opposition « Mais moi » ou « des moyens inconnus jusqu’à moi ». Dans le 5e paragraphe, elle caractérise les principes de conduite de ces autres femmes par trois expressions qui sont pour elle autant de façons de s’en démarquer : « donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude » ; chez elle, au contraire, les principes « sont le fruit de [ses] profondes réflexions » et toute action procède non de l’habitude, mais de la prudence et du calcul. Les conseils de prudence de Valmont se voient donc réservés avec dédain à « ces femmes inconsidérées » – procédé qui permet à la Marquise d’associer dans le même mépris son ancien amant et les autres femmes ! aq Les hommes sont vus par la Marquise comme des rivaux, auxquels elle se mesure dans une éternelle « guerre des sexes » ; ce n’est pas sans raison que cette lettre-manifeste intervient au cours de l’affaire Prévan, qui apparaît comme une sorte de défi où la Marquise met en balance les deux libertins. Elle veut inverser la pratique sociale qui fait des femmes les objets des désirs masculins et considère à son tour les hommes comme les « jouet[s] de [ses] caprices ou de [ses] fantaisies ». L’indépendance, l’inconstance et la domination changent de camp avec elle (« ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance de me nuire » ; « attacher à ma suite ou rejeter loin de moi »). Les relations entre hommes et femmes ne peuvent se jouer que sur fond de lutte de pouvoir, entre dominants et dominés, victimes et bourreaux, comme on le voit dans le vocabulaire qu’elle emploie : « redoutables »/« jouets » ; « Tyrans »/« esclaves » ; « Amant actuel »/« ennemi futur ». Aucune liaison sincère, fondée sur un sentiment équilibré, ne peut être envisagée. C’est essentiellement la conscience de sa supériorité qui l’anime dans cette lettre et la volonté de rabaisser, d’humilier l’homme auquel elle écrit, tout en l’obligeant à reconnaître son infériorité, dans un juste retournement des conditions : « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre ».

◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 181 à 188)

Examen des textes et de l’image u Les femmes se moquent de la présomption de supériorité des hommes, qui se croient au-dessus des femmes dans tous les domaines : la Lettre 81 de Mme de Merteuil est faite pour démontrer le contraire à Valmont ; les femmes de la colonie refusent d’être maintenues dans cette infériorité et Marceline se révolte ; Diderot ouvre le regard de ses lecteurs sur les qualités morales de son héroïne (« son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d’en éprouver un aussi profond »). Ces textes critiquent fortement la volonté de domination des hommes qui maintiennent les femmes dans la dépendance en exploitant en particulier leur manque d’éducation ou leur inexpérience. Les hommes ne considèrent les femmes que comme les objets de leur désir ou « les jouets de [leurs] passions » (texte C) : Mme de Merteuil ironise sur le fantasme masculin du sérail (texte A) ; Marceline se plaint d’avoir été une des « victimes » de la séduction des hommes (texte C : « dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent »).

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Les femmes sont victimes aussi d’un traitement inégalitaire dans tous les domaines : beaucoup de métiers leur sont inaccessibles, comme le relèvent les femmes de La Colonie et Marceline, ce qui les soumet encore plus à la domination masculine ; « traitées en mineures pour nos biens », note Marceline (texte C) ; elles n’ont droit à aucun rôle politique (texte B). Les qualités des femmes sont méconnues et les hommes les réduisent à leur rôle domestique (texte C : « vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison ») ou à n’être que le bel objet de leur désir (texte C : « Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire »). Leur éducation les maintient dans une fragilité morale qui doit conforter leur soumission aux hommes – cf. les « femmes inconsidérées » de la Lettre 81 ou la remarque d’Arthénice : « jusqu’ici nous n’avons été poltronnes que par éducation » (texte B) – ; les hommes leur refusent toute prétention intellectuelle : « vous ne faites rien de la moitié de l’esprit humain que nous avons » (texte B). Les hommes jugent sévèrement les femmes et les punissent pour des fautes qu’ils excusent pour eux-mêmes : « traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! » (texte C). C’est Diderot qui souligne le plus cette inégalité de jugement concernant les comportements masculins et féminins : « Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? Ah ! lecteur, vous êtes bien léger dans vos éloges et bien sévère dans votre blâme » ; « j’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme ; l’homme commun aux femmes communes » (texte D). v Arthénice appartient à la noblesse (cf. son prénom antique) ; c’est une femme qui a l’habitude de la parole, dont le rang social supérieur lui donne le rôle officiel de la porte-parole. Elle a donc un temps de parole plus long, un niveau de langue soutenu, et elle connaît l’usage de la rhétorique (rythme ternaire, parallélismes, anaphores…). Mme Sorbin, en tant que femme du peuple, a un langage beaucoup moins soutenu : elle utilise des proverbes (« faute d’étoffe l’habit est trop court »), des jurons (« mort de ma vie »), des interjections (« tenez donc »). Elle est plus directe (phrases courtes) et plus polémique qu’Arthénice qui utilise davantage la réflexion générale ; elle s’illustre dans l’action, dans l’esprit de décision rapide : « battez tambour », « lisez l’affiche ». Alors qu’Arthénice est dans le sérieux, Mme Sorbin fait rire par des comparaisons incongrues (« que nous maniions le pistolet comme un éventail »), par sa réplique finale. Elle sert de contrepoint comique à sa compagne, renchérit sur son discours en le ponctuant et allège par le sourire ce que le discours d’Arthénice pourrait avoir de pesant. w La forme théâtrale permet de donner beaucoup plus de vivacité aux idées défendues : ce sont les femmes elles-mêmes qui plaident leur cause devant les hommes (alors que, en temps ordinaire, elles ont peu d’accès à une parole « officielle »), avec passion (cf. les didascalies du texte C : « s’échauffant par degrés », « vivement », « exaltée »). Beaumarchais joue sur le pathétique de la destinée de son personnage : « qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! ». Les femmes peuvent aussi attaquer directement les hommes qui sont en face d’elles et les prendre à partie : Beaumarchais profite même de la double énonciation pour interpeller le public (« Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées ! »). La répartition de la parole permet de varier les points de vue, chez Marivaux, où aristocrate et femme du peuple se soutiennent, et chez Beaumarchais, où Figaro renchérit sur les propos de sa mère. La forme théâtrale souligne le fait que les hommes n’ont aucun argument valable à opposer aux revendications des femmes et que, pour une fois, ce sont eux qui sont réduits au silence ! Enfin, le théâtre permet le recours au comique, en particulier dans le texte de Marivaux où « la langue assez bien pendue » de Mme Sorbin sert de contrepoint au discours d’Arthénice (cf. question 2). x La vengeance de Mme de La Pommeraye est noble car elle n’a « aucun motif d’intérêt ». Cet argument est renforcé par son inverse : si cette femme avait commis un acte honteux pour servir les intérêts de son mari, personne n’y aurait trouvé à redire ; c’est donc que la société, dominée par les principes masculins, n’applique pas les mêmes critères de jugement aux hommes qu’aux femmes. Les hommes préfèrent la condamner, car cela leur évite de reconnaître leur propre infériorité morale : « Son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d’en éprouver un aussi profond. » De même, à la fin du texte, Diderot montre que cette rancune tenace est un trait de caractère qui dénote finalement une certaine force d’âme et n’a rien de méprisable : « Vous pardonnez tout à un

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premier mouvement et je vous dirai que, si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et des femmes de son caractère est long. » Les hommes méconnaissent totalement les femmes et ne sont pas capables de comprendre leur système de valeurs : « vous ne faites presque aucun cas de la vertu des femmes » ; ils se limitent aux torts « matériels » et n’envisagent pas ce que Mme de La Pommeraye a souffert moralement et socialement : « Elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d’une délaissée. » Diderot souligne encore la différence de jugement en montrant qu’on accepte qu’un homme se venge cruellement au nom de son honneur, mais qu’on ne l’admet pas d’une femme : « Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? » Diderot conclut de façon très forte en imaginant ce que serait la vraie justice concernant le comportement amoureux : « J’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme ; l’homme commun aux femmes communes. » Tout le texte de Diderot invite ses lecteurs à ne pas juger selon leurs œillères sociales et leurs critères masculins, mais à comprendre et à admettre le point de vue et les principes féminins. Selon ces principes, la conduite de Mme de La Pommeraye est non seulement compréhensible mais même justifiable et non dépourvue de noblesse. y Les femmes ici assument un rôle politique en formant une délégation pour aller s’adresser directement au Roi, sans passer par l’intermédiaire des hommes, comme les personnages de La Colonie qui veulent participer à l’élaboration de la Constitution. Dans cette gravure, elles ont pris les armes et tous les attributs militaires masculins comme l’épée et le tambour (cf. Mme Sorbin : « qu’on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ») ; de même, l’une d’entre elles monte à cheval comme un homme et semble conduire ses troupes comme un officier. Enfin, leur bannière représentant une balance revendique la justice et l’égalité, au même titre que les femmes de La Colonie.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Ces cinq documents montrent, de la part des femmes, un refus de leur dépendance aux hommes : – Mme de Merteuil refuse de se plier aux désirs de Valmont ; – les femmes de La Colonie refusent de se soumettre à une obéissance stupide aussi bien à la maison que dans la société ; – Marceline se révolte contre les hommes qui traitent les femmes comme des objets de désir ; – Mme de La Pommeraye n’accepte pas de se laisser trahir sans se venger ; – les femmes de l’estampe décident de leur propre action politique. Toutes finalement revendiquent de pouvoir prendre en main leur destin sur les plans domestique, social (textes B et C : avoir un métier qui assure leur indépendance), éducatif (textes A, B et C), politique (texte B et document) ou même psychologique (textes A et D). Dans le même registre d’idées, les textes A, C et D soulignent les inégalités de jugement auxquelles les femmes sont soumises, en n’étant jugées que selon les critères masculins et, de plus, avec une grande disparité entre ce que la société permet à l’un ou l’autre des deux sexes. Les cinq documents revendiquent la reconnaissance des droits et mérites des femmes : – Mme de Merteuil se situe sur le plan des rapports amoureux et affirme haut et fort sa supériorité sur Valmont dans le jeu de la séduction (texte A : « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre »), tout en réclamant les mêmes prérogatives (choix des amants, infidélité, « fantaisies » et « caprices ») ; – dans La Colonie et l’estampe, les femmes veulent prendre la part qui leur revient dans l’action sociale et politique (texte B : « C’est que notre esprit manque à la terre dans l’institution de ses lois, c’est que vous ne faites rien de la moitié de l’esprit humain que nous avons, et que vous n’employez jamais que la vôtre, qui est la plus faible ») ; – Marceline réclame pour les femmes le droit d’être légitimement protégées contre les séducteurs ; – Diderot se place sur le plan moral et psychologique et souligne les qualités de noblesse, de fermeté, de sens de l’honneur qui sont souvent déniées aux femmes par les jugements masculins.

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Ces femmes montrent qu’elles sont aptes à bien d’autres choses que ce à quoi les cantonnent les hommes (satisfaire leurs désirs – texte B : « vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison ») : exercer toutes sortes de métiers, participer à la vie politique, exercer ses facultés intellectuelles, gérer ses biens (et non rester « mineures » dans ce domaine). Mme de Merteuil implicitement et Arthénice ou Marceline explicitement montrent que cette inégalité imposée est le fruit de l’éducation incomplète octroyée aux femmes, qui les maintient dans la dépendance et ne leur permet pas d’épanouissement en dehors de leur foyer.

Commentaire

Introduction Marivaux a utilisé la forme théâtrale pour illustrer les grands débats de son temps : la question de la nature humaine dans La Dispute, l’égalité sociale dans L’Île des esclaves. Dans La Colonie, il s’interroge sur la place des femmes dans la société et confronte, dans cette scène, des hommes conservateurs, ne voulant laisser aux femmes aucune autre place que domestique, et un groupe de femmes qui menacent de faire sécession si on ne les laisse pas participer à l’élaboration des lois. Nous verrons comment la mise en forme théâtrale sert l’argumentation et permet l’expression des revendications féminines.

1. Une argumentation théâtrale A. La mise en scène • Les femmes choisissent une mise en scène solennelle, correspondant à la proclamation d’un édit : tambour + affiche. • Scène de confrontation : quatre hommes / quatre femmes. • Scène où les hommes sont mis au pied du mur avec le chantage à la sécession (« nous vous donnons encore une heure, après quoi la séparation est sans retour, si vous ne vous rendez pas »). B. La progression de la scène • Elle commence par une question sur la place des femmes (« à quoi nous destinez-vous ? »), avec la réponse péremptoire et traditionnelle des hommes (« À rien, comme à l’ordinaire »). • À cet immobilisme des hommes répond l’initiative des femmes : affichage. Cette action suscite leur étonnement, et c’est à leur tour de poser des questions. • Puis vient la série de revendications des femmes culminant avec une sorte d’envolée lyrique d’Arthénice qui se place sur le plan universel. • La scène se termine par un ultimatum prononcé sur un ton très solennel (« j’ai dit », « sans retour ») et une sortie magistrale assortie d’une pointe comique de Mme Sorbin. Retournement : les hommes se croient en position de force au début et se retrouvent muets et au pied du mur à la fin. Les femmes ont enfin réussi à les déstabiliser dans leurs certitudes. C. La répartition de la parole a) L’effacement des hommes • Les hommes croient, au début, qu’il leur suffit d’affirmer leurs prétentions sans même avoir besoin de les justifier. • Puis, devant l’attaque féminine, ils en sont réduits à poser des questions, à répéter avec un étonnement stupide les revendications des femmes : « D’épée, Madame ? » ; « Des femmes avocates ? ». Ils se font répondre vertement à chaque fois. • Hermocrate veut traiter ce mouvement de révolte par le mépris : « mauvaise plaisanterie », « vous n’y songez pas » ; mais il se fait couper la parole à sa dernière réplique. Marivaux donne ici une image très pâle ou négative des hommes qui ne font absolument pas le poids face aux femmes. Ils n’ont aucun argument raisonnable à leur opposer ni de statut pour les faire taire. b) La domination féminine • Les femmes prennent de plus en plus d’assurance ; leurs interventions s’allongent et le thème de leur discours devient de plus en plus ample. • Elles se montrent insolentes : – elles donnent des ordres aux hommes (« Lisez l’affiche », « sachez »…) ;

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– elles se moquent de leurs remarques (« Tenez donc, c’est que nous n’avons pas la langue assez bien pendue, n’est-ce pas ? » ; « Et qu’est-ce que c’est qu’un bonnet carré, Messieurs ? ») ; – elles affirment leur supériorité (« vous n’employez jamais que la vôtre, qui est la plus faible ») ; – la dernière réplique de Mme Sorbin est drôle et pleine d’insolence. • Elles affirment de plus en plus hautement leur volonté (« nous voulons », « je veux », « j’ai dit »…) et soumettent les hommes à un ultimatum (« nous vous donnons encore une heure, après quoi la séparation est sans retour, si vous ne vous rendez pas »). c) Une double voix féminine • Marivaux exploite au maximum la forme théâtrale en répartissant la parole féminine entre deux personnages opposés par leur classe sociale et leur langage, mais complémentaires dans leurs revendications, ce qui donne encore plus de force au message. • Voir la réponse à la question 3.

2. Les revendications des femmes A. L’égalité a) Les mauvaises raisons des hommes • Les hommes n’ont aucun argument valable pour justifier leur suprématie et s’appuient sur : – la place traditionnellement laissée aux femmes (« comme à l’ordinaire », « votre lot »), « l’habitude » ; – des idées préconçues entretenues par l’éducation (« nous n’avons été poltronnes que par éducation ») ; – des raisons purement extérieures (« la gravité de la magistrature et la décence du barreau ») et surtout la forme de la coiffure féminine (« bonnet carré » / « cornette ») ! b) L’égalité sociale • Les femmes refusent d’être reléguées à une place inférieure et limitée au foyer et veulent avoir accès à tous les rouages de la société : « nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois » (notons le procédé d’accumulation et la répétition de « tout »). Elles féminisent les noms de métier, néologismes absolus à l’époque (« Présidente, Conseillère, Intendante, Capitaine ou Avocate ») ! • Elles jouent sans cesse sur l’alternance des pronoms « nous » / « vous » pour suggérer à la fois l’antagonisme et la réciprocité : « à quoi nous destinez-vous ? », « nous voulons […] avec vous », « nous serons plus méchantes que vous », « vous ne faites rien de la moitié de l’esprit humain que nous avons » / « la vôtre », « les hommes et nous », « leurs pensées et les nôtres », « nous vous donnons », « notre part d’esprit salue la vôtre ». c) L’égalité politique • Les femmes refusent d’être tenues à l’écart de l’action politique et décident de faire sécession si les hommes ne veulent pas qu’elles participent aux « règlements pour la république » et à « l’institution des lois » ; elles se servent alors des symboles du pouvoir politique masculin : l’affiche contenant l’ordonnance et le tambour (instrument martial). • Elles utilisent la métaphore du mariage en l’élargissant aux domaines intellectuel et politique : « le mariage qui se fait entre les hommes et nous devrait aussi se faire entre leurs pensées et les nôtres » + « la moitié de l’esprit humain » + « notre part d’esprit ». B. L’universalité • Les femmes ne revendiquent pas d’obtenir des privilèges, mais d’être traitées comme des êtres humains à part entière : elles se placent d’emblée sur le terrain de l’universel (réflexion caractéristique des Lumières). Termes généraux : « terre », « esprit humain », « dieux », « univers ». • À l’ordre de la tradition et de l’habitude (donc relatif) platement invoqué par les hommes, les femmes opposent l’ordre nécessaire des dieux et de l’univers. L’inégalité entre les hommes et les femmes est ainsi assimilée à une sorte de « péché originel », « la source de l’imperfection des lois », qui aurait violé « l’intention des dieux ». • L’universalité de l’esprit humain est donc ce qui donne tout son poids à leur argumentation : « nous servons [l’univers] en vous résistant ». Les hommes ne portent pas seulement atteinte aux femmes en les privant de la parole, mais à l’Homme.

Conclusion Cette scène est un point culminant de la pièce : la revendication des femmes s’y élève jusqu’à l’universel et n’a rien de ridicule pour un esprit éclairé du XVIIIe siècle. Mais cette universalité va justement achopper dans la suite de l’œuvre sur des particularismes de classes… Ce texte rejoint tout à

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fait les idées d’Olympe de Gouges, auteur de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (égalité politique, accès à tous les emplois, aspiration à l’universalité). Il est encore très moderne par son questionnement sur la parité dans la représentativité politique, la féminisation des emplois…

Dissertation

Introduction La fiction nous écarte de la réalité en nous faisant rentrer dans un monde imaginaire. La question de son efficacité pour défendre une cause peut donc sembler à première vue paradoxale. Et pourtant dans ce domaine, par rapport à une dénonciation plus abstraite ou plus directe, la fiction peut disposer d’atouts.

1. Une argumentation qui plaît A. Plaisir de l’imaginaire • La fiction déplace le lecteur dans l’espace ou le temps : – dans l’espace avec l’utopie, comme dans les pièces de Marivaux (La Colonie, L’Île des esclaves) qui imagine, pour les besoins de l’expérience et de la démonstration, un lieu inconnu et clos. De même, Diderot, dans Jacques le Fataliste, se sert du motif du voyage pour multiplier expériences et rencontres ; – dans le temps avec la science-fiction : Le Meilleur des mondes d’Huxley, 1984 d’Orwell (écrit en 1948) permettent de pousser à l’extrême certaines tendances de notre société, tout en emmenant le lecteur dans un autre temps. • La fiction préserve la susceptibilité du lecteur et ne l’attaque pas de front : – Orwell pensait d’abord intituler son roman 1949, mais son éditeur a refusé pour ne pas choquer les lecteurs ; – pour évoquer les rapports hommes/femmes, Diderot passe par le détour de l’histoire de Mme de La Pommeraye, exemple exceptionnel, sur lequel il discutera après. • C’est le principe également de la fable qui n’attaque directement ni le pouvoir en place ni le lecteur. B. Effets de dramatisation • La fiction donne envie de lire jusqu’au bout : intrigue, conflits, aventures… Cf. « Le Pouvoir des fables » de La Fontaine : l’orateur qui ennuie son auditoire par un discours trop sérieux le reprend en main en racontant le début d’une histoire (« l’assemblée,/Par l’Apologue réveillée,/Se donne entière à l’Orateur »). • Le dialogue au théâtre donne à un débat d’idées plus de vivacité et d’intérêt : cf. la scène de groupe comique entre hommes et femmes dans La Colonie, le contexte de jugement dans Le Mariage de Figaro. C. Incarnation • Grâce à la fiction, les idées ne sont pas abstraites mais incarnées, elles prennent l’épaisseur d’un personnage, d’une situation : – défauts humains identifiés par des animaux dans les Fables ; – philosophie de Voltaire vécue par ses personnages (Candide, l’Ingénu) et exprimée dans leur destinée ; – revendications portées par des personnages directement concernés : l’égalité pour les femmes de La Colonie ou Mme de Merteuil, l’injustice pour Marceline (ou Figaro), etc. ; – effet d’authenticité par le réalisme d’une situation que le lecteur contemporain peut connaître : Jacques le Fataliste de Diderot, les romans de Zola… • Phénomène d’identification : – l’auteur peut jouer de l’émotion du lecteur : pitié pour Marceline, fascination et étonnement pour Mme de Merteuil et Mme de La Pommeraye, révolte devant la misère de Gervaise dans L’Assommoir de Zola, amusement face à la langue bien pendue de Mme Sorbin ; – le lecteur imagine les personnages de fiction comme des personnes réelles, leur donne un visage, une voix, et ne les oublie plus.

2. Une argumentation efficace A. Plus accessible • Tout en jouant sur l’illusion, la fiction renvoie au concret, à l’expérience du lecteur (on connaît les animaux de La Fontaine !).

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• C’est une démonstration par l’exemple, une pensée en acte, donc plus facile à saisir que la réflexion abstraite. B. Plus frappante • L’auteur joue sur la fiction pour choisir une situation représentative, dont il peut isoler des éléments caractéristiques : l’arrivée sur une île déserte dans La Colonie ; l’avalanche de catastrophes qui s’abattent sur Candide, confronté à tous les malheurs du monde ; Zola expérimentant tous les milieux sociaux et confrontant Gervaise à toutes les formes d’alcoolisme. • Le recours à la fiction permet aussi de se débarrasser des bornes de la réalité pour pousser l’expérience à l’extrême : La Dispute de Marivaux montre une expérimentation sur l’humain impossible à mener dans la réalité ; Rhinocéros de Ionesco donne à voir la propagation de la pensée unique ; Huis clos de Sartre invente une représentation concrète de l’enfer pour servir une démonstration philosophique. • Même principe pour le choix des personnages : la fiction permet le grossissement des traits (vengeance exemplaire de Mme de La Pommeraye), les stéréotypes (Mme de Merteuil, libertine « pure »), le jeu des oppositions (Mme Sorbin/Arthénice ; Valjean/Javert dans Les Misérables). • Le personnage peut devenir clairement le porte-parole de l’auteur qui fait passer ses idées par les paroles mais aussi les attitudes et les actes de sa créature : Figaro pour Beaumarchais ; le docteur Rieux dans La Peste de Camus ; Bérenger, personnage récurrent chez Ionesco. C. Plus « participative » • C’est au lecteur de trouver le sens qui ne lui est pas toujours donné explicitement et qui peut varier selon les époques : cf. Rhinocéros de Ionesco que l’on peut comprendre comme une attaque contre le nazisme, le totalitarisme, le conformisme… • Travail de déchiffrage de la part du lecteur : identifier les personnages ou phénomènes politiques visés dans La Ferme des animaux d’Orwell, repérer quel fait de société français dévoile le regard faussement naïf des Persans de Montesquieu… • Par l’identification, le lecteur intériorise la cause défendue et s’y implique davantage : révolte devant l’injustice sociale dans Germinal de Zola, Les Misérables d’Hugo, car le lecteur « vit » la dure réalité des héros de l’histoire.

Conclusion L’usage de la fiction dans une argumentation présente finalement l’avantage de frapper davantage le lecteur, de l’impliquer dans la cause défendue, et surtout de l’amener à réfléchir par lui-même. Le cinéma saura également utiliser ces mêmes caractéristiques, avec le poids des images en plus…

Écriture d’invention Les élèves devront inventer un lieu et une situation vraisemblables à cette confrontation politique (une réunion de conseil municipal, une assemblée générale d’association…). On valorisera ceux qui auront su ne pas limiter l’affrontement à deux personnages mais inventer différents types représentatifs dans chaque groupe. Le dialogue devra utiliser le maximum de ressources théâtrales : didascalies, variété des registres (polémique, ironique, satirique…), enchaînement des répliques, progression de la scène.

L e t t r e 1 0 2 ( p p . 2 3 7 à 2 3 9 )

◆ � Lecture analytique de l’extrait (pp. 240-241)

Une lettre de confidence u Laclos choisit comme confidente pour Mme de Tourvel une vieille dame de 84 ans, dont la grande expérience la conduit à la sagesse et surtout à l’indulgence (elle est qualifiée de « charmante » à la Lettre 8, p. 38). La différence d’âge beaucoup plus importante qu’avec Mme de Volanges permet à la jeune femme de lui parler comme à une mère. La Présidente n’a rien à redouter de cette femme retirée du monde qui saura garder tous ses secrets et ne rien révéler à l’extérieur, ce qui n’est peut-être pas le cas de Mme de Volanges, plus jeune et mondaine.

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Et, surtout, Mme de Tourvel sait trouver en elle une oreille favorable à Valmont, car Mme de Rosemonde aime beaucoup son neveu, ce que souligne la Lettre 45 : « Mme de Rosemonde regrette beaucoup son neveu, dont il faut convenir qu’en effet la société est agréable : elle a passé toute la matinée à m’en parler avec la sensibilité que vous lui connaissez ; elle ne tarissait pas sur son éloge » (p. 103). En effet, la Présidente a renoncé à évoquer Valmont devant Mme de Volanges qui le déteste et le juge sévèrement. Toutes les conditions sont donc réunies pour favoriser chez la jeune femme une sincérité totale envers cette vieille dame dont l’âge, la gentillesse naturelle, l’éloignement de la société et l’attachement à Valmont la rassurent. v Mme de Tourvel recherche d’abord une relation d’amitié, qui s’est déjà instaurée entre elles de visu, et elle nomme Mme de Rosemonde son « indulgente amie », sa « respectable amie » : elle a besoin d’avoir quelqu’un à chérir et auquel se confier (« confidente de ma faiblesse »), un « secours » dans cette solitude puisqu’elle ne peut s’épancher en toute confiance avec Mme de Volanges. Elle va plus loin en souhaitant même instaurer des liens filiaux : « Ô vous que je choisis pour ma mère », « aimez-moi comme votre fille » ; privée de tout autre lien familial (son mari brille par son absence), elle attend de la vieille dame affection, soutien et conseils. Enfin, elle désire trouver en Mme de Rosemonde un guide moral (« Votre vertu remplacera la mienne ») qui représente pour elle une sorte de modèle et de juge garant de sa conduite (« Jamais, sans doute, je ne consentirai à rougir à vos yeux » ; « me sauvera de la honte » ; « j’aimerais mieux mourir que de me rendre indigne de votre choix »). Alors qu’elle va se retrouver seule à Paris face à sa passion, les lettres de Mme de Rosemonde seront pour elle comme une véritable présence devant qui elle doit se montrer digne (« me croire toujours en votre présence ») ; on voit bien ici le pouvoir de la lettre qui remplace la personne et doit susciter les mêmes sentiments de respect, de honte… C’est cette présence qui va lui donner la force de ne pas « rougir à [ses] yeux ». Le soutien espéré s’étend même au domaine religieux et spirituel, et la confidente se transforme en ange gardien (« Ange tutélaire »). w Mme de Tourvel s’adresse à Mme de Rosemonde avec un grand respect, respect pour son âge et pour ce qu’elle représente moralement : on trouve ainsi des invocations (« ô vous », « ô mon amie ») et des termes comme « honorerai », « indigne » (ou « vénération » au début de la lettre). Mais ce respect n’empêche pas la confiance et la jeune femme se permet des demandes (« recevez », « aimez-moi », « adoptez-moi »…) et prend même le ton de la supplication (« je vous en conjure ; je vous le demande »). x Mme de Tourvel doit d’abord expliquer à son hôtesse les raisons de son départ précipité. Elle se voit donc obligée d’avouer son amour. Mais, au-delà de cette nécessité, s’exprime aussi pour elle, comme elle le dit au début de la lettre : « le besoin d’épancher sa douleur dans le sein d’une amie également douce et prudente ». Elle avoue également son amour pour trouver la force d’y résister grâce au soutien moral et aux conseils de Mme de Rosemonde, et s’y sentir poussée par la volonté de ne pas démériter devant elle. Mais on peut se demander également si, de façon inconsciente, Mme de Tourvel ne désire pas avoir l’occasion de parler de Valmont avec quelqu’un qui le chérit et qui donc excusera, d’une certaine façon, son amour pour lui. Alors que la jeune femme est séparée de lui physiquement, Mme de Rosemonde représente pour elle la seule façon de rester en contact avec l’homme qu’elle aime et d’avoir de ses nouvelles. Ce que, pour son malheur, Valmont saura d’ailleurs très bien exploiter, en jouant à sa tante la comédie de la conversion pour qu’elle soit relatée à la Présidente. y Mme de Tourvel prend l’engagement solennel de la sincérité par un serment, celui de « ne […] dérober aucune de [ses] actions ». Le fait d’écrire ce serment renforce la fonction performative de l’énoncé et lie véritablement l’épistolière qui se dit ainsi « engagée à vous dire tout » – notons qu’elle reprend en positif les mots du serment exprimés sous une forme négative (« tout »/« aucune »), forme redondante qui ne lui laisse aucune échappatoire. Le futur donne encore plus de poids à sa promesse de sincérité, qui n’apparaît jamais comme une marque de faiblesse mais, au contraire, comme une preuve de vertu et de courage dans la lutte contre la passion. Elle-même souligne dans son écriture cette volonté de dire tout : « Que vous dirai-je enfin ? », « vous-même à qui je le dis », « faut-il vous l’avouer ». U Mme de Tourvel ne cache rien de son amour ni de sa violence qu’elle expose avec une amère simplicité : « j’aime, oui, j’aime éperdument ». Elle n’essaie jamais de dissimuler sa faiblesse et sa

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culpabilité ou de se vanter d’une vertu qu’elle n’a pas : « Tout est prêt, excepté moi !… » ; « je n’ai sauvé que ma sagesse, la vertu s’est évanouie ». Elle va même jusqu’à se laisser emporter à la fin « dans des vœux criminels », sans les cacher à sa destinataire.

Une héroïne tragique V Mme de Tourvel ne peut s’empêcher d’exprimer sans cesse le bonheur qu’elle a trouvé dans l’amour, en particulier à travers une belle phrase au rythme ternaire : « Enivrée du plaisir de le voir, de l’entendre, de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus grand de pouvoir faire le sien […]. » Mais elle souligne surtout le pouvoir de sa passion (« empire ») et sa propre impuissance (« sans puissance et sans force », « je n’en avais plus pour résister », « sans pouvoir le fuir »). Tout son être est possédé par l’amour, aussi bien son cœur (« mon cœur s’y refuse ») que sa raison (« Enivrée », « Insensée », « je m’égare ») et sa volonté (« torts involontaires ») ; elle doit donc avoir recours, à maintes reprises, au vocabulaire de la contrainte pour tenter de résister (« il faut », « je ne dois pas », « soumettrai », « nécessité », « soumettant », « nécessaire »). La lutte contre la passion provoque alors une profonde souffrance, dont le champ lexical est très développé : « malheureuse », « souffre », « cruel », « peine », « me plaindre »… W Mme de Tourvel voit extrêmement clair en elle et sait analyser très finement ce qui s’est passé : elle retrace le développement de sa passion dans le dernier paragraphe ou revient sur la scène de la veille dans le 3e paragraphe, en insistant à chaque fois sur ses responsabilités, ses torts ou ses faiblesses. Elle ne se paie pas de mots et connaît ses limites sans leur chercher d’excuses : elle sait qu’elle n’a plus qu’à fuir si elle veut ne pas céder à Valmont car elle n’a plus assez de force en elle pour lui résister. Elle révèle lucidement ses désirs les plus profonds : « la douceur de pouvoir une fois seulement le faire entendre à celui qui l’inspire », « la douceur de le sentir auprès de moi », « je voudrais les consacrer tous à son bonheur ». Elle sait également clairement où est son devoir (cf. le vocabulaire de l’obligation) et ce qu’il va lui coûter (« vivre ainsi n’est-ce pas mourir mille fois ? voilà pourtant quel va être mon sort. Je le supporterai cependant »). Mais, comme les héroïnes raciniennes, au cœur même de la lucidité, elle est aussi en proie à l’aveuglement : ainsi se donne-t-elle encore des raisons d’aimer Valmont (« comment ne le chérirais-je pas ? ») ; et, dans l’avant-dernier paragraphe, elle se laisse aller à l’hypothèse que cette liaison puisse continuer (« j’aurais pu ne pas rompre entièrement une liaison qu’il eût suffi de rendre moins fréquente ! ») pour revenir ensuite à la lucidité par un brusque sursaut, comme dans les monologues tragiques : « Mais quoi ! […] je m’égare encore dans des vœux criminels. » X Mme de Tourvel se sent coupable d’avoir perdu son intégrité morale : à travers la phrase la plus lucide et la plus cruelle de l’extrait (« je n’ai sauvé que ma sagesse, la vertu s’est évanouie »), elle se rend bien compte que sa fuite ne va préserver que les apparences, mais que les valeurs morales sur lesquelles elle se fondait n’ont pas résisté à la passion. Elle sait donc qu’au fond d’elle-même elle est coupable, malgré sa résistance apparente – d’où le vocabulaire de la culpabilité qu’elle emploie à maintes reprises : « coupable », « rougir », « honte », « criminels », « expiés », « sacrifice », « indigne ». Elle reconnaît sa faiblesse et sait qu’elle n’aurait pas pu résister davantage à Valmont, que son départ n’est qu’une fuite : si elle a sauvé sa vertu, ce n’est pas grâce à elle mais à Valmont (« je le dois à sa générosité », « il a eu pitié de moi ») ; peut-être d’ailleurs se trompe-t-elle sur les intentions de Valmont, mais ce n’est pas certain, comme on peut le voir dans la Lettre 99, fort ambiguë… Elle se sent coupable enfin d’orgueil et de présomption, en s’étant crue plus forte que la passion : « Fatal effet d’une présomptueuse confiance ! pourquoi n’ai-je pas redouté plutôt ce penchant que j’ai senti naître ? Pourquoi me suis-je flattée de pouvoir à mon gré le maîtriser ou le vaincre ? » at Le champ lexical du combat est évidemment important dans cet extrait (« combattre », « résister », « me défendre contre », « soumettre », « maîtriser », « vaincre »), puisque la jeune femme est prise entre vertu et passion, entre des désirs opposés. Le 4e paragraphe en particulier met bien en valeur ces contradictions : « son malheur et le mien », « ni me plaindre ni le consoler », « causer sa peine »/« consacrer à son bonheur », « vivre ainsi »/« mourir mille fois ». Elle voudrait avouer son amour à Valmont mais doit se taire ; « enivrée du plaisir de le voir, de l’entendre », elle doit le fuir ; elle souhaite faire son bonheur mais cause son malheur… Ce conflit entre devoir moral et passion est évidemment insoluble, et Mme de Tourvel, à la fin de la lettre, a la tentation d’adoucir ce « parti douloureux » ; il lui faut un sursaut violent de sa lucidité et une

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exhortation désespérée à elle-même (« Ah ! partons, partons ») pour s’y résoudre enfin. La même contradiction s’exprime à travers son double désir de mort : vivre sans Valmont, c’est « mourir mille fois », mais « il vaut mieux mourir que de vivre coupable »… Seule la mort résoudrait le dilemme (« Je le supporterai cependant, j’en aurai le courage »), mais elle aussi est interdite. ak L’amour représente pour Mme de Tourvel un absolu, qui engage tout son être (cf. question 7) ; elle le vit comme un dévouement total à l’être aimé (« bonheur plus grand de pouvoir faire le sien », « les consacrer tous à son bonheur »), selon la définition qu’en donnera plus tard Mme de Rosemonde : « L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure » (Lettre 130, p. 323). L’amour est pour elle une sorte de décentrement, de sacrifice de soi, et c’est ainsi qu’elle le vivra une fois qu’elle aura cédé à Valmont : « Il est devenu le centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes actions » (Lettre 128, p. 320). On comprend donc que seule la mort puisse être à la hauteur des exigences de ce sentiment ; c’est pourquoi Mme de Tourvel l’évoque sans cesse : « je payerais de ma vie la douceur […] », « que m’est-elle sans lui ? », « vivre ainsi n’est-ce pas mourir mille fois ? ». al Nous trouvons d’abord le registre pathétique dans le vocabulaire de la souffrance et du malheur et dans l’expression de la plainte (« je suis bien malheureuse ! », « ne serais-je pas trop heureuse de la perdre ? », etc.), dans la ponctuation affective et toutes les interjections (« Hélas », « ô mon amie », etc.), dans les supplications (« je vous en conjure », « aimez-moi », etc.). Mais c’est surtout le registre tragique qui domine ce texte, aussi bien dans les thèmes et les motifs que dans l’écriture : – le dilemme tragique entre passion et devoir qui génère souffrance et désir de mort et ne débouche que sur le malheur ; – la culpabilité et la lucidité torturante (« Déjà, je le sens, je ne le suis que trop ») ; – le motif du piège tragique dans lequel le personnage fait son propre malheur : c’est parce qu’elle est vertueuse que Mme de Tourvel est imprudente (« Fatal effet d’une présomptueuse confiance ! »), et c’est en se « sauvant » qu’elle fait son malheur (cf. le thème du sacrifice : « que du moins ces torts involontaires soient expiés par mon sacrifice ») ; – le regret qui accentue encore la souffrance (« Ah ! si je l’avais combattu […] »). Cela rejoint le motif du « trop tard », typiquement tragique, que l’on retrouve dans la répétition de « déjà » ; – le traitement du temps : l’absolu tragique veut que tout soit irrémédiable, sans espoir possible, comme on le voit dans les expressions comme « éternellement », « jamais », « chaque jour », « pour jamais » ; – le ton soutenu, avec les invocations, les exclamations, l’ampleur des phrases (anaphores, rythme ternaire) ; – le vocabulaire très racinien (« cruel », « coupable », « sort », « faiblesse », « fatal », « insensée », « vœux criminels », « expiés », « sacrifices »).

◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 242 à 249)

Examen des textes u Les cinq locutrices attendent d’abord une écoute, demandée plus ou moins solennellement : c’est le cas du premier vers de l’aveu de Phèdre, de la Princesse (« je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari »), de la Reine (« Eh bien, écoute donc ! [Levant les yeux au ciel.] Oui, je vais tout lui dire »). Phèdre veut soulager sa conscience (« devant vous exposant mes remords ») ; Mme de Tourvel a besoin de s’épancher auprès de Mme de Rosemonde, « confidente de [sa] faiblesse » ; la Reine ne peut plus taire ses sentiments : « Quand le cœur se déchire,/Il faut bien laisser voir tout ce qu’on y cachait » (texte E). Elles réclament indulgence et compréhension : « je chérirai en vous l’indulgente amie » (texte A) ; « Ne reprenez, Dames, si j’ai aimé […]/Las ! que mon nom n’en soit par vous blâmé » (texte B) ; « ayez pitié de moi » (texte C). Mme de Tourvel et la princesse de Clèves vont plus loin et désirent conserver l’estime de l’interlocuteur : « j’aimerais mieux mourir que de me rendre indigne de votre choix » (texte A) ; « aimez-moi encore, si vous pouvez » (texte C). Toutes deux sont liées par des liens d’affection au destinataire ; Mme de Tourvel réclame même de Mme de Rosemonde un amour maternel : « aimez-moi comme votre

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fille ». En revanche, on peut remarquer que Phèdre n’évoque jamais l’amour de son mari et ne demande même pas son pardon. Les deux mêmes personnages souhaitent trouver un soutien moral et un guide pour leur conduite : Mme de Rosemonde devient pour Mme de Tourvel « l’Ange tutélaire qui [la] sauvera de la honte » (texte A) ; « conduisez-moi », demande la Princesse à son époux. Mme de Tourvel va très loin dans cette voie et conjure sa correspondante de devenir la garante de sa vertu : « engagée à vous dire tout, je m’accoutumerai à me croire toujours en votre présence. Votre vertu remplacera la mienne » (texte A). La Reine exige de Ruy Blas une sorte d’engagement de loyauté en échange de l’aveu de son amour : « Don César, je vous donne mon âme./[…] Par l’amour, par le cœur, duc, je vous appartien. / J’ai foi dans votre honneur pour respecter le mien » (texte E). v Phèdre s’accuse clairement d’amour coupable (« C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux/Osai jeter un œil profane, incestueux ») pour rétablir la vérité sur Hippolyte accusé à tort. Mais elle en rejette la responsabilité première sur les dieux : « Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste » ; elle n’est pas coupable de l’origine de sa passion. Sur le plan « terrestre », c’est Œnone qui est accusée de l’engrenage tragique qui a mené à la mort d’Hippolyte : « La détestable Œnone a conduit tout le reste » ; Phèdre se dédouane d’une partie de sa faute sur elle en invoquant sa propre « faiblesse » et en employant à son propos des termes extrêmement violents et négatifs (« détestable », « perfide », « abusant », « courroux », « supplice »). La Reine, pour justifier son amour, invoque son propre malheur : « c’est moi qui souffrais ! », « Tout ce que j’ai souffert ». Elle n’est pas aimée par son époux (« sans amour », « Toujours seule, oubliée »), souffre d’une complète solitude dans cette Cour austère où elle se sent étrangère (« à chaque instant, je suis humiliée »), et, victime d’une étiquette sévère, mène une vie désespérante (« pourquoi, dans cette tombe,/M’enfermer, comme on met en cage une colombe,/Sans espoir, sans amour, sans un rayon doré ? »). Enfin, elle évoque les qualités intrinsèques de Ruy Blas qui ont renforcé l’amour naissant par l’admiration : « D’abord je t’ai vu bon, et puis je te vois grand./Mon Dieu ! C’est à cela qu’une femme se prend ! » w On peut penser que la princesse de Clèves avoue son amour pour se protéger elle-même, comme si elle ne se sentait plus assez forte pour lutter seule contre sa passion, et elle emploie le champ lexical du danger qui confirme cette impression (« prudence », « exposée », « périls », « faiblesse », « craindrais »). Elle veut rendre son époux responsable de sa propre vertu (« conduisez-moi », lui demande-t-elle). À plusieurs reprises, elle met en avant la personne de son mari et ses devoirs envers lui pour justifier son aveu : « Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous » ; « Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu ». C’est une façon pour elle de se sentir confortée dans sa résistance par l’engagement qu’elle prend envers le Prince : « du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions ». Phèdre veut avant de mourir rétablir la vérité faussée par le mensonge (« Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée ») et établir sa propre responsabilité (« C’est moi qui […] »). Mais, au-delà, il s’agit aussi de restaurer un ordre bouleversé par le mensonge et la monstruosité de son amour pour Hippolyte ; jusqu’à présent elle a fui le regard de Thésée, maintenant elle l’affronte (« devant vous exposant mes remords ») en tant que garant de la vérité et d’un ordre moral. Elle n’espère aucun pardon de la part de son époux, car elle sait que, pour effacer la faute, il lui faudra mourir (cf. les derniers vers). x Face à l’insistance de son mari qui la « conjure », la « press[e] » de lui avouer les raisons de son désir de ne pas paraître à la Cour, la princesse de Clèves résiste par le silence et une attitude de repli sur elle (« dans un profond silence, les yeux baissés ») ; puis elle fait un demi-aveu qui le met sur la voie avec des termes comme « femme de mon âge », « prudence », « exposée ». C’est quand elle comprend qu’elle s’est trop avancée et que son mari la croit plus coupable qu’elle n’est (« confirmer son mari dans ce qu’il avait pensé »), qu’elle est obligée de clarifier les choses et d’avouer son penchant pour un autre, mais en des termes voilés : « les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge », « j’ai des sentiments qui vous déplaisent ». Les hésitations de la Reine avant d’avouer son amour à Ruy Blas sont marquées par des phrases courtes et inachevées, une sorte de dialogue avec elle-même traduisant son trouble : « Si tu savais ! cent fois,/Cent fois, depuis six mois que ton regard m’évite…/– Mais non, je ne dois pas dire cela si vite./Je suis bien malheureuse. Oh ! je me tais. J’ai peur ! » (remarquons la ponctuation affective, les interjections). Elle cède à la supplication de Ruy Blas, mais continue son dialogue intérieur et parle de lui à la 3e personne, comme si elle n’osait pas encore lui avouer en face : « Oui, je vais tout lui dire./Est-ce un

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crime ? Tant pis ! » L’aveu se fait également en des termes détournés, évoquant les qualités politiques et morales du héros (« ton esprit qui veut, juge et résout », « ta voix qui m’intéresse à tout »), l’admiration qu’il suscite chez elle (« Je t’admire », « D’abord je t’ai vu bon, et puis je te vois grand »). Mais elle est passée de « la reine » à « une femme » et met plus ou moins consciemment Ruy Blas à la place de son époux (« tu me sembles bien le vrai roi, le vrai maître »). L’émotion semble prendre le dessus à partir de cette exclamation : « Mon Dieu ! C’est à cela qu’une femme se prend ! » Le mot « aimer » est prononcé à la fin de la tirade, atténué encore par le parallélisme avec la mission politique de Ruy Blas : « Sauver l’État qui tremble, […] et m’aimer, moi qui souffre ». L’aveu proprement dit se fait sur un ton solennel, même chevaleresque, avec l’amant à genoux devant sa dame : « Don César, je vous donne mon âme. […]/Par l’amour, par le cœur, duc, je vous appartien » (notons la reprise du vouvoiement, les titres de noblesse, le mot « âme »…). y Louise Labé présente une vision douloureuse de l’amour et insiste ici sur les souffrances qu’il procure : elle reprend les images traditionnelles du feu (« mille torches ardentes », « ardeur » ; cf. « veines brûlantes » dans Phèdre), de la flèche qui blesse (« mille douleurs mordantes », « leurs pointes violentes »), et le champ lexical de la douleur (« travaux », « pleurant », « peines », « malheureuses »). En se servant de la mythologie antique, elle montre la toute-puissance du dieu Amour capable, « s’il veut », de l’emporter sur la volonté ou la raison et d’infliger à quiconque une « étrange et forte passion ». Cette vision fatale et destructrice de l’amour contre lequel on ne peut rien se retrouve chez Phèdre : « Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste ». Au contraire, dans Ruy Blas, l’amour représente une force positive qui exalte et procure le bonheur : « ravis-moi », « vous m’emplissez le cœur », « me bouleverse toute ». Il ne paraît pas irrationnel mais fondé sur l’admiration et l’estime pour les qualités de l’être aimé ; loin d’anéantir celui qui le ressent, il le pousse à se dépasser : c’est parce qu’il aime la Reine que Ruy Blas pourra accomplir de grandes choses (« Duc, il faut, – dans ce but le ciel t’envoie ici, –/Sauver l’État qui tremble, et retirer du gouffre/Le peuple qui travaille, et m’aimer, moi qui souffre »).

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le seul aveu d’amour partagé (Ruy Blas), associé au genre du drame romantique, donne au texte E une tonalité très lyrique, avec une expression des sentiments très forte, presque exaltée (« ravis », « bouleverse », « mon Dieu »), et le recours à l’émotion pathétique dans l’évocation de la solitude de la Reine sans amour. La princesse de Clèves et Phèdre avouent toutes deux un amour coupable à leur époux, mais le genre littéraire choisi et l’approche inexorable de la mort donnent à l’aveu de Phèdre une tonalité nettement tragique : l’héroïne est victime d’une « flamme funeste », vengeance du Ciel contre sa famille ; cette passion la confronte à une terrible culpabilité dont le champ lexical nourrit tout le texte (« incestueux », « horreur », « remords », « outrage », « souillaient », « pureté ») ; cet amour tragique répand la destruction et la mort autour de lui : celle d’Hippolyte, d’Œnone, et bientôt de Phèdre elle-même ; enfin, sentiments et expressions sont d’une grande intensité (« funeste », « fureur », « horreur », « extrême », « brûlantes », « souillaient »). La forme romanesque de l’aveu de la princesse de Clèves conduit à un registre plus dramatique, à travers l’inquiétude croissante du Prince, ses demandes pressantes et la révélation progressive de la vérité. Mais Mme de Lafayette sait aussi jouer du tragique en nous présentant cette toute jeune femme confrontée à une passion qui la dépasse (cf. le champ lexical du péril), obligée de demander secours à celui-là même qu’elle offense, désespérément attachée à sa vertu (« l’innocence de ma conduite et de mes intentions », « je ne vous déplairai jamais par mes actions »). Le pathétique est aussi présent à travers son aveu de faiblesse (« ayez pitié de moi, et aimez-moi encore ») et la douleur du mari refusant de croire à la trahison de son épouse (« Que me faites-vous envisager, Madame ? »). On peut rapprocher le poème de Louise Labé et la lettre de Mme de Tourvel dans la mesure où les deux locutrices s’adressent à des destinataires qui ne sont pas directement concernées par leur aveu, ce qui permet une grande sincérité dans l’expression de leurs sentiments. Poésie et prose épistolaire ont toutes deux recours au lyrisme, à l’effusion, et on retrouve dans les deux textes un important champ

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lexical du sentiment : « j’aime », « cœur », « chérirais-je », « enivrée », « bonheur »… (texte A) / « j’ai aimé », « j’ai senti », « pleurant », « amoureuses », « passion », « malheureuses »… (texte B). Toutes deux confient un amour malheureux et impossible, et s’expriment donc dans un registre pathétique, à travers le vocabulaire de la souffrance, les interjections (« Las ! »/« Hélas ! », « Ah », « ô »), les demandes qu’elles adressent à leurs destinataires (« Ne reprenez »/« je vous le demande ; je vous en conjure »…), les regrets…

Commentaire

Introduction Phèdre est la tragédie de l’aveu : l’engrenage tragique menant à la catastrophe est constitué d’aveux successifs, qui plongent l’héroïne dans une culpabilité de plus en plus grande. Il est donc nécessaire que la pièce se dénoue par un dernier aveu qui va rétablir une certaine vérité ; cette ultime tirade de Phèdre coïncide également avec sa mort, que l’héroïne nous fait vivre « en direct »…

1. Une scène d’aveu A. Un aveu volontaire a) La détermination de Phèdre • Phèdre entre en scène pour avouer et mourir (elle vient de prendre le poison) : sa décision et sa parole sont donc irrévocables. • Contrairement aux autres aveux du personnage dans la pièce, celui-ci n’est ni forcé ni passionnel ; Phèdre est déterminée à le faire : « écoutez-moi, Thésée », « j’ai voulu ». • Elle ose enfin affronter Thésée (c’est Œnone qui avait calomnié Hippolyte devant lui) : « devant vous exposant mes remords ». • L’aveu vient très vite – dès le second vers de la tirade –, avec une mise en accusation directe : « C’est moi qui […]. » • Raisons de l’aveu (cf. question 3, p. 29) : pas le pardon, mais le rétablissement de la vérité et l’effacement du mensonge (« je laissais gémir la vertu soupçonnée »). b) Un double aveu • Phèdre avoue d’abord son amour interdit : « C’est moi qui […] » et « Osai » en tête de vers insistent sur la transgression dont elle s’est rendue coupable. • Tous les mots sont lourds de sens et d’accusation : l’inceste est évoqué dans une sorte de chiasme avec les mots « fils » et « incestueux » ; la faute concerne à la fois le domaine moral (« chaste et respectueux ») mais aussi religieux (« profane », « incestueux »), puisque l’inceste est considéré comme un acte contre l’ordre naturel et divin. Idée reprise à la fin : « Et le ciel, et l’époux que ma présence outrage ». • Elle parle de « fureur », terme qui à la fois souligne la violence de sa passion mais aussi la dédouane en quelque sorte en faisant de son amour coupable une folie incontrôlable. • Elle avoue aussi son suicide : « J’ai voulu […] descendre chez les morts » ; « J’ai pris », « j’ai fait couler » (cf. la valeur perfective du passé composé qui rend les actions irrévocables). B. Un aveu ambigu Aux deux premiers vers où elle s’accuse clairement, succèdent huit vers où elle rejette la responsabilité sur d’autres. a) Le rôle des dieux • Rôle de la fatalité (« funeste »), vengeance divine contre sa famille (cf. « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée »). • Les dieux sont à l’origine de la passion (« mit dans mon sein ») ; Phèdre n’est plus qu’un objet. b) Le rôle d’Œnone • Œnone assume la responsabilité terrestre de l’enchaînement tragique : « a conduit tout le reste ». C’est elle le sujet de tous les verbes : « a conduit », « a craint », « abusant », « s’est hâtée », « a cherché ». • Phèdre la présente comme ayant agi à son insu, l’ayant trompée : « perfide », « abusant ». Omission de son rôle à elle. • Phèdre la rejette avec des termes très forts : « détestable », « courroux », « supplice trop doux ». Œnone apparaît comme une sorte de double sombre qui a agi à la place de Phèdre, mais que celle-ci refuse finalement d’assumer – d’où la violence de son rejet. L’héroïne oublie qu’elle a laissé faire Œnone, que c’est elle qui l’a maudite et donc qu’elle est aussi responsable de sa mort…

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On retrouve ici toute l’ambiguïté du personnage, oscillant entre lucidité et aveuglement, entre sincérité et mauvaise foi.

2. Une mort en direct A. Mort sur scène • La mort sur scène est en principe interdite par les bienséances, mais ici c’est une mort non sanglante et « douce ». • Cette mort inéluctable permet de « sacraliser » l’aveu (cf. premier vers) : ce sont les dernières paroles de Phèdre, qui n’a plus rien à cacher. • Phèdre apparaissait (acte I, scène 3) avec la volonté de mourir (« Soleil, je te viens voir pour la dernière fois ! ») ; la boucle est bouclée à la dernière scène ; l’ordre troublé par la parole (les aveux successifs) va être rétabli par une dernière parole et surtout par l’effacement de la coupable, elle qui disait déjà à la scène 3 de l’acte I : « Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste ». B. Mort parlée • Dans les huit derniers vers, Phèdre décrit au présent les effets du poison et sa progression : anaphore de « déjà » + « jusqu’à ». • Vision traditionnelle de la mort : « froid inconnu » ≠ « brûlantes veines » ; « nuage » ≠ « clarté ». • Perte de possession d’elle-même : les derniers verbes actifs dont elle est le sujet (« J’ai pris », « j’ai fait couler ») évoquent sa décision de mourir, au passé. Mais, désormais, soit le verbe est nié (« je ne vois plus »), soit elle n’en est plus le sujet (progression du « venin » à « la mort »). Son corps même lui échappe : « mes veines », « mon cœur », « mes yeux ». • Volonté d’effacement : de la « présence » à l’absence (« dérobant »). • Sorte de bégaiement dans l’expression : « Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu/Dans ce cœur expirant […]. » C. Pourquoi cette mort ? a) Fuir la culpabilité • Volonté de fuir la culpabilité, un « sur-moi » écrasant : « Et le ciel, et l’époux » (le « ciel » représente le Père, puisque Phèdre, « la Brillante », est descendante du Soleil). • Volonté d’échapper à cette passion qui la tue depuis le début de la pièce : seul le « froid inconnu » peut éteindre le feu de ses « brûlantes veines ». • Se dérober aux regards : le champ lexical parcourt tout le texte (« jeter un œil profane », « à vos yeux », « je ne vois plus », « à mes yeux »). Il s’agit pour elle à la fois d’échapper aux regards mais aussi de ne plus voir le jour, de se dérober à la lumière : la mort, « à [ses] yeux dérobant la clarté », accomplit enfin son désir de « dérober au jour une flamme si noire » (I, 3). • Volonté d’expiation, mais aucune demande de pardon. b) Souillure et monstruosité • Selon la conception antique, Phèdre représente, par sa passion contre nature, une souillure qui contamine tout ce qui l’entoure. Celle-ci ne peut être effacée que par la disparition de la fautive ; Phèdre est exclue de l’univers des vivants, sa vie n’est pas compatible avec le monde (« que ma présence outrage ») ; son regard même propage la souillure au « jour » (« rend au jour, qu’ils souillaient »). • La disparition de Phèdre rétablit l’ordre du monde : le dernier mot de sa tirade est « pureté ». La souillure est effacée, mais rien ne dit que Phèdre elle-même soit rachetée, qu’elle-même ait retrouvé cette pureté qui l’obsède durant toute la pièce. • Thème du monstre qui parcourt toute la pièce : amour monstrueux de Pasiphaé pour le taureau, de Phèdre pour son beau-fils. Ici, évocation de Médée, autre monstre de la famille de Phèdre : en mourant par le poison de Médée, Phèdre tente aussi d’échapper à sa monstruosité en détruisant le mal par le mal.

Conclusion Cette ultime tirade d’aveu souligne la valeur quasiment sacrée de la parole tragique qui va rétablir l’ordre du monde. Elle nous montre aussi l’ambiguïté fondamentale de l’héroïne, entre culpabilité et innocence, et son statut tragique : la mort de Phèdre délivre le monde de la souillure mais ne restaure pas la pureté perdue du personnage.

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Dissertation

Introduction Tout un pan de la littérature est constitué de l’expression des sentiments, directement par l’auteur, dans le cas du lyrisme ou de l’autobiographie, ou par l’intermédiaire de personnages. Nous verrons les différents intérêts que cette composante psychologique peut comporter pour le lecteur.

1. La curiosité A. Sur le plan dramatique • L’aveu de sentiments fait avancer l’action, en mettant le personnage au pied du mur : Mme de Tourvel doit s’enfuir après avoir révélé son amour à Valmont ; la princesse de Clèves se doit de résister d’autant plus à sa passion après l’aveu à son mari ; Ruy Blas ne peut plus révéler sa véritable identité à la Reine, sous peine de perdre son amour. • Il fait aussi réagir les autres personnages : l’aveu de Phèdre à Hippolyte met en marche l’engrenage tragique ; même conséquence pour l’aveu de la princesse de Clèves. • Il permet de dévoiler des secrets, parfois ignorés de tous les personnages : aveu de Phèdre à Œnone ; dans Indiana de Sand, on ne comprend qu’à la fin l’amour de Ralph pour l’héroïne, ce qui amène à relire l’œuvre différemment. B. L’intérêt du dévoilement a) Connaissance de l’auteur • Expression de ses sentiments ou de son expérience : souffrance amoureuse pour Louise Labé ; sincérité de l’expression. • L’auteur se révèle aussi directement par son écriture : lyrisme, effusion, registres utilisés… • Cette connaissance de l’auteur peut parfois amener à relire son œuvre d’une autre façon : après avoir lu les Confessions de Rousseau, on comprend mieux ses conceptions du bonheur, de la justice, de la religion. On peut percevoir ses mécanismes intellectuels et psychologiques. b) Connaissance des personnages • Dévoilement de leurs motivations précises : raisons de la fuite de Mme de Tourvel, fragilité de sa décision ; culpabilité de Phèdre… • Dévoilement de leurs secrets : vengeance des libertins dans Les Liaisons dangereuses. C. Un certain voyeurisme ? • Le lecteur peut parfois avoir l’impression d’entrer par effraction dans une conscience : c’est particulièrement vrai dans Les Liaisons dangereuses où il lit les lettres les plus intimes des personnages. • Le lecteur peut ainsi avoir accès à des zones particulièrement noires de la conscience humaine : Les Bienveillantes de Littell nous fait entrer dans la conscience d’un bourreau nazi.

2. Une dimension universelle À travers le dévoilement d’êtres particuliers (qu’ils soient de papier ou de chair et de sang), le lecteur peut accéder à une connaissance plus large. A. Une reconnaissance personnelle • Par l’identification, le lecteur est renvoyé à lui-même : il peut découvrir des aspects de lui-même qu’il ignore, reconnaître après coup telle attitude ou tel sentiment qu’il a eus. • Il peut se trouver confronté à des situations psychologiques qu’il n’a jamais connues et se demander alors quelles auraient été ses propres réactions. B. La connaissance du cœur humain • L’aveu de sentiments dans la littérature permet au lecteur de comprendre les mécanismes psychologiques de façon plus concrète, car ils sont incarnés : la jalousie dans La Princesse de Clèves ; la découverte de la passion chez Mme de Tourvel ; une sorte de « syndrome de Stockholm » vécu par le héros face à son bourreau dans 1984 d’Orwell ; la conscience meurtrière de Thérèse Desqueyroux, personnage éponyme de Mauriac… • À travers la littérature, le lecteur se trouve confronté à des milliers de consciences et de cas psychologiques, bien plus nombreux que tout ce qu’il pourra connaître dans sa vie. • Il a accès directement à la conscience d’êtres d’une autre époque ou d’une autre culture (cf. Syngué sabour d’Atiq Rahimi, qui nous fait entrer au plus profond du cœur et du corps d’une femme afghane qui se raconte en toute vérité à son mari plongé dans le coma).

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• Le lecteur affine son regard en cherchant la vérité sur les personnages à travers leurs aveux : dans Les Liaisons dangereuses, il doit traquer le mensonge et la mauvaise foi, deviner la jalousie derrière la façade cynique de Mme de Merteuil ou l’amour derrière le cynisme de Valmont…

Conclusion La littérature, parce qu’elle constitue un réservoir inépuisable d’expériences humaines, est pour le lecteur de toute époque un moyen d’accès unique à la conscience et au cœur de l’être, et lui permet ainsi de mieux se comprendre et de mieux comprendre les autres.

Écriture d’invention Les élèves doivent faire preuve d’imagination dans le choix de la situation : pourquoi cet amour est-il interdit ? qu’est-ce qui permet de le traiter sur le mode comique ? On valorisera les copies des élèves qui auront su exploiter la forme théâtrale : vivacité du dialogue basé sur un bon enchaînement de répliques, progression de la scène, effets comiques.

L e t t r e 1 2 7 ( p p . 3 0 9 - 3 1 0 )

◆ � Lecture analytique du chapitre (pp. 311-312)

Les revendications de Mme de Merteuil u Mme de Merteuil réagit d’abord violemment à la « proposition » de Valmont, c’est-à-dire son désir de renouer une liaison avec elle en l’invitant à honorer le pacte de la Lettre 20 : la Marquise ne supporte pas l’idée qu’un homme se permette d’exiger quoi que ce soit d’elle. Valmont n’a aucun droit sur elle, ni en vertu de leur ancienne liaison (« Trouvez donc bon qu’au lieu de vous dire aussi, adieu comme autrefois, je vous dise, adieu comme à présent »), ni en raison de ses succès présents. D’autre part, elle ne supporte pas de faire en quelque sorte partie du « tableau de chasse » de Valmont et d’être mise sur le même plan que ses autres conquêtes, Mme de Tourvel et Cécile, voire même de passer après elles (« me trouver déchue jusque-là »). Enfin, les termes dépréciateurs de Valmont concernant Danceny (« écolier », « doucereux ») l’ont blessée dans son indépendance et sa liberté de choix : là encore, elle n’admet pas que cet ancien amant émette le moindre jugement sur sa conduite amoureuse. v L’image du sérail est essentielle dans cette lettre, fantasme libertin et masculin par excellence d’un mâle dominateur, assouvissant tous ses caprices sexuels avec des femmes indifférenciées. Dans le 2e paragraphe, Mme de Merteuil file la métaphore en se projetant dans l’imaginaire de Valmont : elle évoque d’abord la multitude de femmes à la disposition de leur maître (« tout un sérail », « à mon tour, vous distraire », « chercher des plaisirs ») ; puis elle s’amuse du fantasme de la supériorité du mâle dont la femme serait entièrement dépendante : « esclave soumise », « sublimes faveurs de votre Hautesse », « vos précieuses bontés ». Dans les 4e et 5e paragraphes, elle reprend la métaphore en inversant les rôles, puisque c’est elle qui devient le maître du harem, disposant de ses hommes selon son caprice : « uniquement occupé de moi, travailler […] à mes plaisirs, lui donner un adjoint, le caprice qui vous ferait préférer, peut également vous faire exclure » : on peut remarquer ici la place de la 1re personne (« occupé de moi », « me sacrifiant », « m’aimant », « mon bonheur », « mes plaisirs ») ; au contraire, Valmont est systématiquement relégué à la place de COD. w À travers cette métaphore filée du sérail et l’inversion qu’elle lui fait subir, Mme de Merteuil revendique l’égalité avec les hommes dans le libertinage : elle aussi peut choisir ses amants selon son caprice, les faire servir à ses plaisirs et les soumettre à sa volonté. C’est la revanche de l’orgueil féminin contre les fantasmes de supériorité du Vicomte. Elle signifie ainsi à Valmont de façon humiliante que c’est elle qui dispose de lui et qu’elle peut aussi le faire passer après les autres : « ce ne serait pas vous, au moins pour le moment », « peut également vous faire exclure ». Elle le prend ironiquement à son propre piège en montrant comment sa présomption masculine se retourne contre lui : « faites d’autres arrangements, et gardez vos baisers ; vous avez tant à les placer mieux ! ».

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x La liberté est déclinée ici surtout par l’affirmation de la volonté, voire du bon plaisir : « il ne m’a jamais convenu, goût, fantaisie, caprice, je veux pourtant bien ». C’est sa liberté de femme qui est en jeu ici, et il n’est pas question pour elle de l’aliéner à un amant ; c’est pourquoi elle veut rester maîtresse du jeu, ne faire dépendre son « consentement » que d’elle-même (« attendre que j’eusse dit oui, avant d’être sûr de mon consentement »). Dès le 1er paragraphe, elle souligne que le retard de sa réponse est absolument délibéré et qu’il est l’effet non d’un manque de temps, mais de son « humeur » ; si elle accepte de lui répondre, c’est uniquement pour lui signifier son refus de se soumettre à son désir (« il faut vous dire clairement mon avis ») et de s’abaisser même à se justifier (« il pourrait fort bien n’y en avoir aucune ») ! La Marquise prend plaisir à affirmer sa liberté en congédiant Valmont sine die et en lui donnant des ordres : « Gardez vos baisers, trouvez donc bon […]. » L’emploi répété du verbe « attendre » montre son refus de dépendre de lui pour obtenir ses « sublimes faveurs » ou de lui devoir une quelconque « reconnaissance » (notons l’inversion du motif : « en attendre » ≠ « en devriez encore ») ; dans le dernier paragraphe, c’est même Valmont qui doit cette fois attendre le « consentement » de la Marquise. y La Marquise insiste surtout ici sur sa fierté : « la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail », « je ne le suis pas en modestie » ; c’est toujours son orgueilleuse revendication de la supériorité féminine dans le jeu libertin qui s’exprime. Son désir de liberté et d’indépendance, mêlé de volonté de pouvoir, se retrouve également dans le champ lexical du caprice : « goût », « caprice », « fantaisie », « plaisirs ». Elle utilise encore l’antiphrase ironique pour évoquer les prétendus « torts », dont elle devrait être « corrigée » ; ces torts sont ceux que la société reproche aux femmes : le désir d’indépendance, de liberté morale et sexuelle, la volonté de domination… Bien loin de vouloir s’en corriger, Mme de Merteuil les revendique comme une gloire personnelle ! U Mme de Merteuil ne supporte évidemment pas d’être reléguée aux « troisièmes rôles » et de ne pas conserver la place exclusive – d’où les oppositions entre la mise en valeur de la 1re personne (« moi seule », « qui, moi ! », « un peu plus cas de moi ») et des expressions qui la mettent au même niveau que les autres (« faire partie », « à mon tour »). C’est par rapport aux autres conquêtes de Valmont que se révèle sa jalousie : on sent bien son ironie et sa rancœur quand elle cite les mots de son destinataire concernant Mme de Tourvel ou Cécile, et particulièrement la première qui se trouve mise par Valmont sur un piédestal (« charme inconnu », « vous a fait seule éprouver »). Ainsi multiplie-t-elle ironiquement toutes les marques d’infériorité : « descendant jusqu’à moi », « moins vifs », « déchue », « les placer mieux », « votre servante ». L’ironie et le persiflage lui servent alors à dissimuler la jalousie qu’elle ne pourrait avouer sans manifester vis-à-vis de Valmont une dépendance que toute sa lettre veut récuser. Ce n’est qu’une fois sa vengeance accomplie et irrémédiable qu’elle avouera – en reprenant les mots mêmes de la Lettre 127 – que c’est la jalousie qui l’a conduite : « Tandis que je frappais celle-ci, ou plutôt que je dirigeais vos coups, je n’ai pas oublié que cette femme était ma rivale, que vous l’aviez trouvée un moment préférable à moi, et qu’enfin, vous m’aviez placée au-dessous d’elle » (Lettre 145, p. 351).

Les relations tendues entre les deux libertins V En privilégiant la fonction impressive de la lettre, Mme de Merteuil veut agir sur Valmont, prendre l’ascendant sur lui, l’humilier, lui faire sentir sa puissance ; elle instaure donc un dialogue où elle fait les questions et les réponses pour souligner l’extravagance et le ridicule des prétentions de Valmont : « qui, moi ! » ; « m’en occuper comment ? » ; « Et par quelles raisons, m’allez-vous demander ? » ; « Adieu, comme autrefois, dites-vous ? » (la réponse à ces deux dernières questions commence d’ailleurs à chaque fois par un « mais »). Elle prend également son correspondant à partie pour le forcer à reconnaître ses torts et à se soumettre à sa volonté à elle : « vous jugerez facilement combien […] », « vous voyez bien […] », « croyez-moi », « trouvez donc bon […] ». Cette forme dialoguée lui permet aussi, dans les paragraphes 2 et 5, de s’introduire en quelque sorte dans la pensée de Valmont (« quand, par exemple, vous voudrez […] », « la reconnaissance que vous ne manqueriez pas d’en attendre ») pour mieux en faire ressortir la présomption. W Mme de Merteuil porte des jugements très péjoratifs sur les prétentions de Valmont : « je ne lui ai pas trouvé le sens commun », « combien votre proposition a dû me paraître ridicule ». Elle se moque également de son orgueil : « l’idée supérieure que vous êtes bien aise qu’elle conserve de vous », « vous êtes riche en bonne

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opinion de vous-même ». Enfin, l’ironie lui sert, par antiphrase, à ridiculiser ses fantasmes de toute-puissance masculine : « sublimes faveurs de votre Hautesse », « vos précieuses bontés ». X Mme de Merteuil montre virtuosité et vivacité dans l’emploi des nombreuses tonalités de sa lettre, qui néanmoins contribuent au même but d’humilier Valmont. Elle utilise l’indignation offusquée pour souligner le ridicule des prétentions de celui-ci (« Qui, moi ! ») ou encore le mépris direct (« la laisser dans l’oubli », « me paraître ridicule »). Sa condescendance s’exprime par les formules de politesse exagérées et ironiques (« je me permettrai même d’ajouter », « je veux pourtant bien, par politesse », « je vous promets de vous avertir »), mais cette condescendance peut se transformer en menace à peine voilée (« je vous préviens », « je serais capable ») ou en ordre pur et simple (« faites d’autres arrangements », « trouvez donc bon »). at La Marquise utilise l’antiphrase (« esclave soumise ») pour souligner combien il lui paraît inconcevable que le Vicomte puisse imaginer avoir des droits sur elle. De la même façon, elle semble se poser en inférieure (« votre servante ») pour mieux montrer sa supériorité et son pouvoir sur lui. La fausse admiration (« sublimes faveurs ») lui sert à ridiculiser l’orgueil de Valmont. La politesse exagérée laisse sous-entendre la menace réelle. On peut penser que cet emploi de l’ironie permet à Mme de Merteuil de se moquer, en s’en démarquant, du rôle traditionnel de la femme, soumise aux caprices de l’homme, pour affirmer d’autant plus sa différence et sa supériorité. ak La Marquise veut montrer à son correspondant son manque de perspicacité et les erreurs de « tactique » qu’il a commises à son égard. Tous les termes de Valmont qu’elle cite sont propres à froisser sa susceptibilité féminine, puisqu’il montre son goût pour d’autres femmes – ce pour quoi il fera amende honorable dans sa réponse : « je n’imagine pas que vous ayez pu penser sérieusement qu’il existât une femme dans le monde, qui me parût préférable à vous » (Lettre 129, p. 321). Tout se passe comme si Valmont donnait à la Marquise des armes contre lui, en oubliant le précepte épistolaire qu’elle a déjà rappelé à Cécile : « Vous voyez bien que, quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage » (Lettre 105, p. 258). Désormais, Valmont choisira les termes qu’il emploie pour qualifier Mme de Tourvel avec une extrême précaution, dont Mme de Merteuil ne manquera d’ailleurs pas de se moquer dans la Lettre 134 ! De même, la citation de l’envoi de la lettre de Valmont (« Adieu, comme autrefois ») souligne l’exaspération de la Marquise devant ce qui lui paraît être de la présomption et de l’abus de pouvoir ; là encore, le Vicomte devra s’en justifier en prenant soin de restituer à Mme de Merteuil sa position dominante : « vous avez pris pour l’effet de l’orgueil ce qui ne l’était que de mon empressement » (Lettre 129, p. 321). On peut se demander si ces querelles de mots, qui, certes, montrent la virtuosité langagière de la Marquise, ne sont pas pour elle de simples prétextes pour se refuser de toute façon au désir de Valmont et s’assurer ainsi de son pouvoir sur lui… Celui-ci d’ailleurs sera assez perspicace pour deviner la mauvaise foi de Mme de Merteuil : « je n’imagine pas que vous ayez pu penser sérieusement […] que j’aie pu vous apprécier aussi mal que vous feignez de le croire ». al Dans le 4e paragraphe consacré à Danceny, Mme de Merteuil répond au 2e paragraphe et montre ainsi qu’elle trouve dans le jeune homme ce que Valmont croit pouvoir exiger d’elle, en reprenant les mêmes termes ou expressions : « m’occuper de vous » / « uniquement occupé de moi » ; « bonheur » et « plaisirs » sont marqués négativement du côté de Valmont par une sorte de « médiocrité » (« moins vifs », « un peu rares »), alors qu’ils consacrent clairement la victoire de Danceny (« travailler plus efficacement que vous à mon bonheur et à mes plaisirs »). Tout le 4e paragraphe est une comparaison implicite entre ses deux amants, toute à l’avantage du plus jeune : « uniquement occupé de moi » s’oppose au papillonnement amoureux de Valmont et à son fantasme de harem ; « me sacrifiant, sans s’en faire un mérite, une première passion, avant même qu’elle ait été satisfaite » suggère que le Vicomte ne serait même pas capable de lui sacrifier sa énième passion, déjà bien « assouvie » – le mot de sacrifice est d’ailleurs un enjeu du texte, chacun des deux amants l’exigeant de l’autre (« je sacrifierais un goût » / « vous auriez trop de sacrifices à me faire »), alors que Danceny est le seul à y consentir sans arrière-pensée. La formule qualifiant Danceny (« m’aimant enfin comme on aime à cet âge ») donne à penser que la Marquise privilégie ici la spontanéité et l’authenticité

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aux dépens des intrigues et des « arrangements » libertins, tout comme d’ailleurs Valmont se montre attiré par la sincérité de Mme de Tourvel. Cette comparaison est évidemment faite pour susciter la jalousie de Valmont qui se voit préférer quelqu’un qui est son opposé : jeune, naïf, sans volonté de puissance, tout dévoué à l’être aimé… On sent bien ici comment les libertins se servent des autres comme de pions : Mme de Merteuil répond par Danceny au couple Valmont/Tourvel, et le Vicomte se vengera de la même façon de sa rupture avec Mme de Tourvel en séparant la Marquise de Danceny, qui n’aura finalement été qu’un enjeu entre les deux. am La Marquise souligne d’abord le temps qu’elle a mis à répondre et montre ainsi que la communication entre les deux correspondants devient difficile et même contrainte (« il faut vous dire clairement mon avis »). Elle souligne les erreurs d’appréciation de Valmont à son sujet : « vous prenez mon silence pour un consentement », « je croyais que vous saviez cela ». L’emploi répété du verbe croire vient renforcer l’impression de malentendu entre les deux : « j’avais donc cru », « je croyais », « je serais capable de croire ». Dans le même ordre d’idée, la Marquise note combien la distance est grande entre leurs conceptions respectives : « je ne lui ai pas trouvé le sens commun », « combien votre proposition a dû me paraître ridicule ». Elle insiste dans le dernier paragraphe sur les écarts entre « autrefois » et « à présent ». La conclusion est donc claire pour elle : « aussi éloignés l’un de l’autre par notre façon de penser, nous ne pouvons nous rapprocher d’aucune manière » ; la constatation des failles qui se sont créées entre eux lui sert à motiver son refus. On est loin de la complicité du début entre les deux libertins qui se confiaient leurs projets, leurs exploits… Désormais, règnent sans fard l’agressivité, la méfiance, le désir d’humilier et de dominer… an C’est une fin de non-recevoir qu’apporte Mme de Merteuil au désir de Valmont et un humiliant congé sine die (« au moins pour le moment », « beaucoup de temps, mais beaucoup », « adieu comme à présent »). Elle semble se venger de l’attachement montré par Valmont pour Mme de Tourvel, en se refusant à lui et en l’humiliant – façon pour elle d’essayer de lutter contre le fait que Valmont lui échappe –, et elle sape involontairement les bases du système libertin. Ici débute l’escalade dans les exigences et la volonté de domination qui les conduira tous deux à leur perte.

◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 313 à 319)

Examen des textes u La fiction orientale constitue d’abord pour Voltaire et Montesquieu un moyen d’échapper à la censure : les Lettres persanes sont données comme la traduction d’une correspondance réelle de Persans et permet ainsi à l’auteur de s’attaquer à des sujets dangereux comme la monarchie ou la religion ; le pamphlet de Voltaire exige une lecture au second degré pour voir que ce qui est visé n’est pas le régime ottoman mais français, car l’auteur prend bien soin d’employer des termes qui font « couleur locale », comme « cadis », « fakirs », « imans »… pour dissimuler les équivalents français mis en cause ; à travers ce procédé, les partisans de la censure en France se verront assimilés aux Ottomans, considérés à l’époque comme des modèles de fanatisme, d’obscurantisme et d’arbitraire tyrannique… Pour Montesquieu en particulier, le changement de point de vue est très riche : il donne un regard neuf sur des traits de notre civilisation tellement ancrés dans les esprits qu’ils passent pour normaux et les présente dépourvus de tout le discours idéologique qui les entoure, pour en faire ressortir le caractère absurde, choquant ou ridicule. L’auteur use alors du décalage dans le vocabulaire, assimilant de façon osée la religion chrétienne ou la monarchie à de la « magie » abusant de la crédulité des fidèles ou des sujets (voir la répétition du verbe croire) ; les choses sont désignées platement par ce qu’elles sont, en l’absence de tout sens symbolique (le pain et le vin de l’Eucharistie ne sont plus que du « pain qu’on mange » et du « vin qu’on boit ») ; les titres de noblesse tant prisés, sur lesquels repose une part de la hiérarchie sociale, deviennent des « titres d’honneur à vendre » ; etc. v Le texte de Marivaux rend très bien compte de l’effet produit par l’ironie sur le destinataire : le vieil homme est « surpris » et « décontenancé », et il ne sait pas quoi faire, car il se rend bien compte que les arguments de son interlocuteur qui semble défendre le même point de vue que lui sont excessifs, voire stupides ; il ne peut pourtant pas s’y opposer puisqu’il se contredirait, et se taire équivaudrait à

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approuver ces mauvais arguments. Il a bien compris à la fin qu’il s’agit d’ironie et il ne peut que se retirer. L’antiphrase est une arme de choix car elle déstabilise l’adversaire et sape ses arguments en en montrant le ridicule, comme s’il se trouvait devant une sorte de miroir grossissant ! w Marivaux, en bon auteur du XVIIIe siècle, privilégie les livres mêlant le sérieux au plaisant et se moque par antiphrase de ces ouvrages ennuyeux formés d’une « matière naturellement froide, sérieuse, sans art, et scrupuleusement conservée dans son caractère ». Un bon livre doit contenir instruction et morale, mais sous une forme qui peut être légère et spirituelle, et la formule « Voilà une plaisante morale que celle qui instruit agréablement ! » est finalement pour lui à prendre au pied de la lettre. Il se méfie des « gros volumes » qui favorisent la « solitude philosophique » – et la solitude tout court ! –, qui imposent des jugements définitifs et des discours d’autorité. Comme Diderot qui écrivait : « On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve », Marivaux préfère aux réponses dogmatiques les questionnements, la liberté de dialogue que représentent ses feuilles volantes. Il n’est pas besoin d’ennuyer le lecteur, de le « fatiguer » par « de gros tomes respectables par leur pesanteur », « la vaste sécheresse d’un gros livre » : les formes courtes et amusantes – comme ses comédies ou les contes philosophiques de Voltaire – font tout autant, sinon plus, réfléchir le lecteur par « la raison, le bon sens et la finesse », et la fiction peut constituer « une lecture importante », aussi bien qu’un « Traité de Morale ». x Voltaire prend soin de parsemer son texte d’indices indiquant au lecteur qu’il n’est évidemment pas à prendre au pied de la lettre : – le nom grotesque de Joussouf Chéribi ; – les formules telles que « sottise et bénédiction », « de notre palais de la stupidité » ; – les oxymores comme « vertus dangereuses », « heureuse stupidité » ; – l’excès d’absurdité dans des formulations telles que « nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste », « nous leur défendons expressément de penser »…

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le principal procédé employé ici (chez Laclos, Marivaux et Voltaire) est l’antiphrase, par laquelle le locuteur soutient la thèse opposée à la sienne : Mme de Merteuil se présente comme l’« esclave soumise » du sérail de Valmont, Marivaux défend les gros livres sérieux et ennuyeux, Voltaire condamne l’imprimerie… Le procédé surprend le lecteur, voire le choque, et l’oblige ensuite à opérer une lecture au second degré, pour rétablir la vraie pensée de l’auteur. Ce renversement est plus ou moins subtil selon les cas : par exemple, chez Voltaire, il suffit d’enlever le verbe introducteur et la parenthèse pour retrouver sa thèse intacte (« [Il est à craindre que], parmi les livres apportés d’Occident, il ne s’en trouve quelques-uns sur l’agriculture et sur les moyens de perfectionner les arts mécaniques, lesquels ouvrages pourraient à la longue [(ce qu’à DIEU ne plaise)] réveiller le génie de nos cultivateurs et de nos manufacturiers […] »). La reprise des arguments d’autrui en les poussant à l’extrême est ce que pratiquent Mme de Merteuil (en particulier avec l’usage des citations) et Marivaux. Le procédé déstabilise l’adversaire (cf. question 2, p. 37), mais surtout le ridiculise : ainsi l’orgueil masculin de Valmont fait les frais du persiflage de l’épistolière (« les sublimes faveurs de votre Hautesse »), de même que la prétention suffisante du vieux lecteur devient prétexte à sourire (« il se sent comme entouré d’une solitude philosophique, dans laquelle il goûte en paix le plaisir de penser qu’il se nourrit d’aliments spirituels, dont le goût n’appartient qu’aux raisons graves »). Le pamphlet de Voltaire est, pour sa part, une véritable parodie des édits instaurant la censure, si outrée qu’elle jette immédiatement le discrédit sur les tenants du même camp. La fausse logique employée par Marivaux et Voltaire peut nécessiter un lecteur attentif, mais, ici, le procédé est énorme et donc facilement repérable : par exemple, dans les phrases « Si l’on avait du plaisir à la lire, cela gâterait tout » (texte C) et « nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste » (texte D). Elle suggère que la thèse de l’adversaire est irrecevable et indéfendable, puisqu’elle repose sur des arguments absurdes. Le détour par la fiction orientale chez Voltaire et Montesquieu (cf. question 1, p. 37) permet d’user du décalage ironique et de changer le regard du lecteur.

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Commentaire

Introduction Voltaire utilise dans ce texte le détour par la fiction orientale et l’antiphrase ironique pour défendre un des grands principes des Lumières : la lutte contre l’obscurantisme et la censure. Nous verrons sur quelle mise en scène efficace est bâti ce texte et comment il participe au combat pour la liberté de penser.

1. Une mise en scène efficace A. La fiction orientale • Situe le texte dans le « Saint Empire ottoman », considéré à l’époque comme le type même du régime autocratique et obscurantiste (cf. question 1, p. 37). • Veut faire « couleur locale » : emploi du calendrier musulman, de lieux orientaux (« Stamboul », « La Mecque »), de termes étrangers (« cadis », « fakirs », « imans »). Il donne à l’auteur présumé du texte un nom à consonance orientale, mais ridicule, afin d’alerter le lecteur. • Voltaire s’amuse à reproduire le style oriental : le goût des hyperboles (« Sublime-Porte », « attentat énorme »…), des superlatifs à la mode biblique (comme « vanité des vanités », que l’on retrouve dans « lumière des lumières, élu entre les élus »). Ce procédé permet de voir la France de loin – elle est désignée ici par le terme « Frankrom » : France + Rome (cf. le terme roumis par lequel les musulmans désignent les chrétiens) – et de porter un regard plus distancié sur « les livres apportés d’Occident » (en particulier l’Encyclopédie). B. Une parodie de texte de loi • Voltaire choisit pour son texte la forme d’un édit : – série de paragraphes qui forment les « attendus », les justifications, avant l’édit lui-même sous forme impérative : « défendons », « enjoignons », « ordonnons » + mention du châtiment encouru (« sous peine de damnation éternelle ») ; – parodie du style administratif, fait de jargon et de lourdeurs stylistiques : « ces présentes », « ci-devant », « ladite », « comme ainsi soit que », « à ces causes et autres » ; – emphase : nous de majesté, formules de salutation grotesques (« sottise et bénédiction »). • Cette forme va lui permettre à la fois de condamner, par assimilation à ce texte stupide, tous les décrets de censure, mais aussi, par antiphrase, de proposer une série d’arguments pour défendre la liberté de penser. C. Un texte religieux • Voltaire choisit de faire émaner son texte d’une autorité religieuse et multiplie les allusions à la hiérarchie musulmane : « mouphti », « cadis », « imans », « fakirs ». • Le texte s’adresse aux « fidèles » et aux « vrais croyants » et se justifie par le souci de leur salut : « au grand détriment du salut des âmes », « pour l’édification des fidèles, et pour le bien de leurs âmes ». À l’opposé, tout ce qui semble menacer le bien de leur âme est diabolique : « infernale invention », « attentat énorme contre les ordres de la Providence », « sous peine de damnation éternelle », « tentation diabolique ». • Voltaire souligne la collusion entre le religieux et le politique, visant ainsi toutes les instances religieuses françaises en lutte contre les idées des philosophes et agissant grâce à la censure. Le terme « officialité » est très polémique, évoquant le Saint-Office (autre nom du tribunal de l’Inquisition) et la pratique de la délation. • Il dénonce le fait d’utiliser Dieu pour défendre une idéologie politique, à travers des expressions comme « il a semblé bon à Mahomet et à nous » ou « ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence ». Il vise ainsi l’obscurantisme qui transforme le zèle (terme à forte connotation religieuse) en « zèle contre l’esprit ». D. Un texte ironique • Voltaire donne à son lecteur de nombreuses indications pour l’amener à comprendre la forme ironique et antiphrastique de son texte (cf. question 4, p. 29). • Il fait ainsi une caricature en acte de l’intolérant et de l’obscurantiste et, en poussant à l’extrême ses idées, il montre qu’il aboutit à l’incohérence absurde (« on ait à se servir de termes qui ne signifient rien »). • Il invite à décrypter le texte pour y reconnaître des réalités françaises : la censure, les attaques contre les philosophes et l’Encyclopédie.

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2. La lutte contre l’obscurantisme A. Les bases de l’obscurantisme a) L’ignorance • L’ignorance sert tout État autocratique et fanatique, en empêchant le peuple de remettre en cause l’ordre établi : « l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés ». • Elle est entretenue par : – l’absence d’éducation : « nous défendons aux pères et aux mères d’enseigner à lire à leurs enfants » ; – la désinformation, la superstition : le « merveilleux qui entretient la nation dans une heureuse stupidité », « le peuple ne doit jamais avoir de connaissance » ; – le soutien d’une religion dogmatique, prônant un ordre du monde immuable (« les ordres de la Providence ») et régnant par la crainte et la soumission des fidèles (« damnation éternelle »). L’ignorance est poussée dans le texte jusqu’à l’extrême et aboutit à l’interdiction de penser et de s’exprimer. Voltaire veut montrer que l’obscurantisme peut faire perdre aux hommes leurs facultés proprement humaines. L’imprimerie est donc particulièrement dangereuse pour un régime obscurantiste, puisqu’elle permet la diffusion du savoir (« Cette facilité de communiquer ses pensées »). b) Le refus du progrès • L’obscurantisme s’appuie sur la tradition (« l’ancien usage de la Sublime-Porte »), le dogmatisme (« la saine doctrine »), les privilèges acquis fondant l’injustice (« droits de notre place »). • Voltaire s’amuse ainsi à nier tous les termes évoquant un progrès : « perfectionner », « augmenter », « éclairer », « rendre meilleurs ». • L’imprimerie est donc condamnée en tant que « nouveauté », « infernale invention ». B. Les moyens de lutter contre l’obscurantisme • Pour Voltaire, les livres diffusant la réflexion et le savoir sont évidemment les meilleures armes contre l’obscurantisme, puisqu’ils garantissent la vérité contre le mensonge et la désinformation et permettent l’ouverture et le progrès contre la stagnation sociale et intellectuelle. • Son texte en forme d’édit lui permet ainsi de recenser les types d’ouvrages les plus aptes à apporter aux peuples les lumières de la connaissance : – les livres concernant les arts et techniques (comme l’Encyclopédie) : le progrès technique entraîne le progrès moral et social (« élévation d’âme, […] amour du bien public ») ; – les livres d’Histoire qui établissent la vérité objective (≠ « merveilleux ») et la justice par leur dimension critique (« rendre justice », « équité ») ; – les livres de réflexion philosophique dont le but est « d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs », d’« enseigner des vertus » : tout progrès intellectuel entraîne une amélioration morale. Sur le plan religieux, le déisme des philosophes (« il remplit tout de sa présence ») permet de lutter contre les fanatismes et le ritualisme excessif (« diminuer le nombre des pèlerins de La Mecque, au grand détriment du salut des âmes ») ; – les livres scientifiques qui instaurent aussi le progrès contre l’immobilisme des intégrismes religieux. C. L’avènement de la notion de « citoyen » À l’opposé de la notion de « fidèle », de « croyant » manipulé par la hiérarchie religieuse, ou de « peuple » asservi par un pouvoir totalitaire et abêti par l’ignorance, Voltaire suggère que la diffusion du savoir et la liberté d’expression pourraient faire naître un nouveau type d’homme, qui serait le « citoyen » : avec des expressions comme « amour du bien public » ou « amour de la patrie », totalement étrangères au régime ottoman, l’auteur montre que tout homme libéré du fanatisme, de l’obscurantisme et de l’asservissement peut prendre en main son destin et participer à la vie collective et politique.

Conclusion À travers ce texte qui use des procédés de l’ironie, Voltaire dénonce clairement les visées obscurantistes et totalitaires des adversaires des philosophes. Il souligne l’œuvre civilisatrice de la liberté de penser : dissiper l’ignorance permet de faire progresser l’homme sur le voie de la vertu et du bonheur.

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Dissertation

Introduction Toute œuvre littéraire constitue une sorte de dialogue entre elle et le lecteur ; Voltaire a ainsi pu écrire : « Les meilleurs livres sont ceux dont le lecteur fait lui-même la moitié. » Nous verrons en quoi le genre littéraire argumentatif demande un lecteur particulièrement attentif et actif pour décrypter le message de l’auteur et construire son propre sens de l’œuvre.

1. Une leçon dissimulée Bon nombre d’auteurs préfèrent dissimuler leur message, soit pour des questions de censure, soit pour obliger le lecteur à être « intelligent ». Celui-ci a alors un véritable travail à faire, en écho avec celui de l’auteur, pour découvrir ce qui est caché derrière le sens apparent. A. La fiction • Si le lecteur s’arrête au premier degré, au caractère plaisant ou romanesque de l’intrigue, le sens de l’œuvre est perdu : à lui donc de faire « la moitié » du chemin en déchiffrant, sous la fiction, l’idée de l’auteur : – les œuvres de Rabelais ne se limitent pas à des histoires de bons géants ; l’auteur lui-même invite à en découvrir la « substantifique moelle » : une réflexion sur l’homme et sa place dans le monde. Toutes les îles visitées par Pantagruel et ses compagnons dans le Quart Livre ne sont pas que des créations de la fantaisie débridée de l’auteur, mais ont un sens symbolique ; – le parcours de Candide n’est pas seulement un voyage exotique et pittoresque, mais le lecteur doit comprendre le sens de ses étapes et de son évolution jusqu’à la leçon finale : « Il faut cultiver notre jardin. » • Le livre devient d’autant plus riche qu’il a obligé le lecteur à réfléchir, à s’interroger. B. L’implicite • L’auteur ne livre pas toujours explicitement son message et peut sembler en rester au constat ; c’est alors au lecteur d’aller au-delà de l’explicite : – les Caractères de La Bruyère ne sont pas qu’une galerie de portraits pittoresques : derrière chaque caractère se dessine une véritable conception de l’homme avec les valeurs propres au Grand Siècle ; – la naïveté des Persans chez Montesquieu n’est qu’une façade qui invite le lecteur à poser un regard radicalement neuf sur sa propre société. • Le lecteur doit retrouver le contexte implicite visé par l’auteur : la cour du Roi-Soleil derrière celle du Lion dans les Fables, l’URSS derrière La Ferme des animaux d’Orwell, les nazis derrière les rhinocéros de Ionesco… C. L’ironie • Elle est le procédé qui demande le lecteur le plus avisé, puisqu’elle invite à une interprétation radicale en prenant le contre-pied de ce qui est écrit. • Elle est particulièrement efficace car elle part de l’indignation du lecteur : révolte devant les arguments du texte sur l’esclavage des nègres de Montesquieu ou devant l’édit de Joussouf Chéribi (texte D). • Elle donne au lecteur le plaisir d’avoir compris et d’établir une complicité avec l’auteur : rire sur les cibles visées dont le ridicule et l’excès sont mis en valeur (Mme de Merteuil se moquant des fantasmes de Valmont, et Marivaux de la suffisance du vieux lecteur dans le texte C). • Le lecteur fait ici véritablement « la moitié », puisque c’est lui qui rétablit le vrai message de l’auteur. • Il est amené à aller au-delà des apparences, puisque le sens premier est évidemment choquant. • Le lecteur retient mieux une « leçon » dont il a trouvé lui-même le sens et pour laquelle il est parti de son propre sentiment de révolte.

2. Une leçon à construire A. Un lecteur qui doit se remettre en question • Le lecteur est renvoyé à lui-même : à travers les Caractères de La Bruyère ou les Fables de La Fontaine, il peut apercevoir son propre portrait. Ces textes jouent sur la relation entre universel et particulier : sous les particularismes pittoresques des personnages de La Bruyère se retrouvent des traits humains universels qui peuvent rejoindre ceux du lecteur ; sous l’allégorie de la fable, chacun peut aussi se retrouver.

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• Dans La Peste de Camus (fonctionnant à certains égards comme un apologue), la galerie de personnages représentent chacun une attitude face au fléau (même procédé dans Rhinocéros de Ionesco) : au lecteur alors d’analyser son propre comportement. Il se sent directement concerné, donc plus efficace dans le sens à trouver. • Le choix de l’ambiguïté : certains auteurs, en particulier Diderot, préfèrent le débat aux leçons et laissent ouvert le sens de leur œuvre ; au lecteur donc de bâtir le sens (c’est le cas pour Jacques le Fataliste, par exemple). B. Un sens qui se construit au fur et à mesure des lecteurs • Plus le message est implicite et à construire par le lecteur, plus la portée de l’œuvre est riche. • L’œuvre prend un sens différent selon les lecteurs et leur expérience personnelle. • L’œuvre prend un sens différent selon les époques, comme c’est le cas des textes à portée allégorique qui offrent une représentation humaine vraie et riche : – Ionesco a écrit Rhinocéros en pensant au nazisme, mais les lecteurs des générations suivantes ont pu inventer d’autres interprétations à la « rhinocérite » : le totalitarisme, le conformisme social, le « politiquement correct » ; – même phénomène avec 1984 d’Orwell, dénonçant le stalinisme mais qui finalement, à travers la figure de Big Brother, incarne tous les phénomènes totalitaires. • Ces œuvres à l’interprétation plurielle évoluent avec leurs lecteurs, parce que ce sont eux qui leur donnent leur sens, en phase avec leur époque et leurs préoccupations.

Conclusion L’affirmation de Voltaire se révèle donc fort juste : de façon générale, toute œuvre littéraire se nourrit de ce que le lecteur lui apporte en émotion ou en réflexion ; c’est ainsi que certains chefs-d’œuvre ont pu traverser les siècles, car ils ont atteint une vérité humaine qui rejoint les interrogations des lecteurs de toute époque.

Écriture d’invention Les élèves devront bien comprendre le principe de l’antiphrase ironique, en inventant donc un édit qui, avec des arguments grotesques et absurdes, prônera l’idée du travail dominical. On valorisera ceux qui mettront en valeur la forme juridique de l’édit (formulation, vocabulaire) et utiliseront au mieux l’ironie pour caricaturer et ridiculiser les arguments adverses, et faire sourire le lecteur.

L e t t r e 1 6 1 ( p p . 3 7 7 - 3 7 8 )

◆ � Lecture analytique du chapitre (pp. 379-380)

L’expression de la folie u Plan du texte et relevé des différents destinataires : – le 1er paragraphe s’adresse à Valmont et développe les thèmes de la souffrance morale et de la culpabilité ; – dans le 2e paragraphe, Mme de Tourvel s’adresse à elle-même et déplore la solitude ; – le 3e paragraphe s’adresse à M. de Tourvel et évoque sa vengeance ; – dans le 4e paragraphe débutent les hallucinations de la Présidente : se parlant de nouveau à elle-même, elle croit voir la figure hostile de Valmont ; – dans le 5e paragraphe, renversement de la figure de Valmont (« mon aimable ami »), à qui s’adresse encore Mme de Tourvel ; – dans le 6e paragraphe, elle appelle ses amies à son secours ; – le dernier paragraphe s’adresse de nouveau à Valmont, en reprenant les termes des premières lignes (« cruel », « persécuter »/« persécutez », « tourmentée »/« tourments »), comme si l’héroïne était définitivement prisonnière de sa folie et de l’image torturante de la trahison de Valmont. On peut donc remarquer que cette lettre est la seule de l’ouvrage à comporter plusieurs destinataires, ce qui d’ailleurs motive la décision de Mme de Volanges de ne l’envoyer à personne. Elle se trouve donc ainsi être la seule lettre à figurer dans le recueil sans avoir été envoyée, à la différence de la lettre

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de Valmont à la Présidente que Mme de Volanges a décidé de ne pas envoyer et que le Rédacteur a supprimée. Le plan montre bien également comment la folie progresse dans l’esprit de Mme de Tourvel qui, à partir du milieu de la lettre, sombre dans l’hallucination, croyant voir son destinataire et s’adresser directement à lui : la lettre perd alors son statut, sort du circuit de la communication épistolaire et devient, de façon étonnante, un monologue théâtral. On peut remarquer également l’enfoncement dans la folie par la structure en chiasme où les paragraphes 1/7 et 2/6 se répondent, comme s’ils prenaient en tenaille l’esprit défaillant de la Présidente et l’emportaient dans une sorte de spirale de délire. La structure de la lettre en souligne l’incohérence : changement de destinataire et d’énonciation, changement de figure pour Valmont… Cette incohérence dans la succession des pensées est une façon traditionnelle à l’époque classique de signifier la folie, comme rupture du discours raisonnable : Mme de Volanges note dans la lettre précédente que Mme de Tourvel « a cédé, sans s’en apercevoir, au désordre de ses idées » (Lettre 160, p. 376). Le lecteur ne sait plus très bien à quel genre de lettre il a affaire, puisque celle-ci tient tour à tour de la lettre amoureuse (§ 5), de la lettre de rupture (§ 7), de la lettre d’aveu (§ 3), d’un appel à l’aide (§ 6)… v À partir du 4e paragraphe, Mme de Tourvel sombre dans l’hallucination : comme elle est obsédée par Valmont et entreprend de lui écrire, elle finit par croire à sa présence réelle – elle le décrit même à plusieurs reprises tel qu’elle le voit (« ses yeux », « sa bouche », « ses bras ») – et par s’adresser directement à lui (§ 5 et 7). L’hallucination est si prégnante que la Présidente en vient à évoquer l’effet physique que produit sur elle l’émotion de la présence de Valmont : « Laisse-moi respirer. Sens mon cœur, comme il palpite » ; « Laisse-moi : je frémis ». Au contraire, elle est tellement prisonnière de sa souffrance qu’elle ne voit même plus ceux qui l’entourent et se croit abandonnée de ses amies (Mme de Volanges en particulier qui est pourtant très présente à ses côtés), ce qui accentue encore sa tragique solitude : « ils me laissent sans secours », « où êtes-vous toutes deux ? ». En pleine confusion, elle imagine que c’est à elles qu’elle écrit : « répondez au moins à cette lettre ». On peut imaginer également qu’elle confond ce qu’elle voit autour d’elle (les religieux et les apprêts de l’extrême-onction ou les médecins) et ses propres visions, au point de faire coïncider les deux et de donner à Valmont l’image terrifiante d’un prêtre de la mort : « Pourquoi prépares-tu cet appareil de mort ? » w La lettre fait alterner des moments de dialogue direct (avec Valmont, M. de Tourvel, ses amies) – marqués par l’emploi de la 2e personne – et des sortes de monologues (§ 2 et 4) où l’héroïne parle des autres à la 3e personne (« les amis », « aucun », « personne » ; « il », « celui-là », « ce monstre »). Le 5e paragraphe qui fait se succéder rapidement les deux formes d’énonciation – « c’est lui »/« reçois-moi »/« c’est ce monstre encore ! » – montre le paroxysme de l’hallucination. Cette lettre s’apparente donc au théâtre, en croyant établir une communication directe, dépourvue de la distance locale et temporelle liée à l’épistolaire : c’est le présent qui règne sans cesse, retranscrivant les mutations les plus immédiates de la conscience (« qui peut ainsi altérer tes traits ? », « quelle nouvelle fureur t’anime »…). Mais la reprise du vouvoiement trois lignes avant la fin est très intéressante, puisqu’elle montre que Mme de Tourvel semble ici rétablir le schéma normal de la communication épistolaire en reprenant les codes de politesse (« Monsieur ») et la distance qu’ils instaurent ; elle évoque aussi la lettre que lui a envoyée Valmont mais qu’elle n’a pas voulu lire (cf. Lettre 149) : « Que pouvez-vous encore avoir à me dire ? » Cependant, l’ambiguïté n’est pas éclaircie, puisque la fin de la lettre communique l’impossibilité de communiquer (« N’attendez plus rien de moi. Adieu, Monsieur ») et que l’acte même de l’écrire constitue la négation de cet énoncé… Il s’agit d’une volonté de prolonger cette « liaison », mais qui ne peut s’exprimer que dans et par la folie. x Si le Rédacteur fait figurer cette lettre dans le recueil, c’est qu’il la juge « lisible ». À l’âge classique, le discours de la folie se caractérise par une altération de la communication (incertitude sur le destinataire), la perte des frontières entre imaginaire et réel (les hallucinations), l’incohérence dans la logique de la succession des idées. Cependant, le langage lui-même ne devient pas incohérent mais garde sa capacité à transmettre un sens et à révéler la vérité du personnage. Ce n’est donc que la « forme extérieure » du langage qui exprime la folie : ponctuation affective (interrogations, exclamations, interjections…), répétitions lexicales (« où sont les amis […], où sont-ils ? » ; « c’est lui […]

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c’est lui que […] » ; « c’est toi, c’est bien toi »), phrases courtes et juxtaposées sans lien logique, avec de fréquents changements de sujet, fragmentation du discours avec de fortes et brutales oppositions – tous ces procédés montrent que la locutrice est emportée par son affectivité et ne maîtrise plus son discours selon les strictes règles de la raison.

L’expression de la souffrance y À Valmont, Mme de Tourvel reproche de la faire souffrir (« cruel », « malfaisant », « persécuter », « tourments ») à la fois moralement pour l’avoir rendue coupable (« dégradée », « avilie », « criminelle ») et psychologiquement pour l’avoir trahie (« haine », « mépris », « insulte », « reproche ») et pour se refuser à son amour (« Quels sont ces liens que tu cherches à rompre ? »). À son mari, elle reproche son absence : « que fais-tu loin de moi ? ». À ses deux amies, elle reproche de l’abandonner (« ils me laissent sans secours »). Elle est assez clairvoyante pour leur signifier leur impuissance à soulager sa souffrance : les conseils moralisateurs de Mme de Volanges ne l’ont pas aidée à surmonter sa passion (« Vous qui m’invitiez à la fuir, aidez-moi à la combattre ») ; la compassion de Mme de Rosemonde ne suffit plus (« vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer mes peines, venez donc auprès de moi »). U La passion de Mme de Tourvel pour Valmont est toujours aussi violente, et c’est bien cela qui la fait souffrir, par le regret torturant du bonheur qu’elle y a trouvé (« le cruel souvenir des biens que j’ai perdus »). Quand elle imagine voir Valmont auprès d’elle, c’est la femme amoureuse qui parle et évoque toutes les manifestations physiques et les aspirations de l’amour : « reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton sein » ; « sens mon cœur, comme il palpite ! ». La folie lui permet d’oublier tout principe de réalité et toute morale extérieure pour exprimer et même répéter son désir le plus profond : « Ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais. » Il est à noter d’ailleurs que Laclos a choisi de ne faire figurer dans son roman aucune lettre d’amour de Mme de Tourvel à Valmont, comme si seuls le silence ou la folie étaient à la hauteur de ce sentiment… V Le champ lexical de la culpabilité est évidemment très important, puisque c’est une des principales causes de la souffrance de Mme de Tourvel : « dégradée », « avilie », « ignominie », « peines », « grâce », « innocente »/« criminelle », « fautes », « punir », « mérités », « remords », « outragé », « venger », « honte », « repentir », « indulgence », « reproche ». Ce vocabulaire est particulièrement présent dans le 3e paragraphe, évoquant enfin le personnage de son mari, totalement absent du roman et même de la conscience de l’héroïne pendant sa liaison avec le Vicomte. On peut remarquer que, dans ce paragraphe, le discours de la Présidente retrouve une certaine cohérence (voir en particulier la présence de mots de liaison : « enfin », « déjà », « mais », « au moins ») ; c’est sans doute qu’ici l’héroïne se trouve face à une culpabilité extérieure, codifiée, sociale, qu’elle peut identifier et circonscrire plus rationnellement : c’est en tant que « femme infidèle » qu’elle mérite d’être punie par son époux qu’elle a « outragé ». Ce n’est pas sans raison qu’elle emploie alors le vocabulaire du jugement, du tribunal (« droit », « punir », « venger », « mérités », « cause », « remisses une faute », « indulgence », « justice »). Mais, à travers une courte exclamation, Mme de Tourvel (ou Laclos ?) révèle sa perspicacité : « Que je souffre enfin des tourments mérités » ; l’héroïne se rend compte avec amertume qu’elle a jusque-là bien plus souffert des blessures amoureuses de l’amante fidèle et trahie que des tourments moraux (et « mérités ») de la « femme infidèle » ! C’est d’ailleurs un « ciel » quelque peu abstrait qui a pris le relais du mari absent : « Le ciel a pris ta cause ». De la même façon, elle comprend que ses pires souffrances ne se situent pas envers son mari mais par rapport à Valmont : « c’est à la fois, pour lui et par lui, qu’[elle] souffre ». W Le champ lexical de la souffrance est fourni dans l’ensemble du texte : « persécuter », « tourmentée » (+ « tourments »), « peine », « souffrir » (+ « souffrance »), « insupportable », « douleurs » (+ « douloureuse »), « désolante », « déchirent », « cris », « supplice », « corrode »… Les causes principales sont au nombre de 3 : – C’est en premier lieu Valmont qui la « persécute », par le souvenir qu’il lui laisse du bonheur perdu et par la cruauté de sa trahison. Sa folie constitue finalement une sorte d’enfer ante mortem qu’elle évoque dans « ce séjour de ténèbres », où « les peines sont […] sans relâche » et « l’espérance […] méconnue », conformément au célèbre vers de Dante.

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En opposition à cette souffrance permanente, elle aspire au « repos » d’une âme « innocente et tranquille », qui ignore tout de la passion, ou à la « douceur » de l’amour partagé. Laclos nous montre avec acuité que tous ces sentiments contribuent à tourmenter Mme de Tourvel, car elle souffre d’aimer encore Valmont, mais surtout de le haïr : « Oh ! que la haine est douloureuse ! » ; c’est un sentiment qui lui est étranger (« tu me forces de te haïr ») et qui détruit en elle l’image de Valmont et de sa propre passion. – Sa souffrance vient aussi de sa culpabilité, du sentiment d’avoir renié sa propre image (« dégradée », « avilie ») et celle qu’elle avait auprès de son mari (« toi, dont l’estime ajoute à mon supplice »). – Elle souffre aussi d’une terrible solitude : « ils me laissent sans secours », « toute consolation m’est refusée », « que fais-tu loin de moi ». X Mme de Tourvel apparaît ici comme une héroïne pathétique par la souffrance qu’elle exprime, la nostalgie de l’amour perdu, l’appel à la compassion ou son sentiment de profonde déréliction. Sa folie en fait plutôt un personnage tragique, dans la mesure où c’est sa propre passion qui la détruit ; elle est totalement dominée par cette folie qui suscite en elle des fantasmes (incarnant ses désirs ou ses remords) qui l’obsèdent et la torturent, sans qu’elle ait aucune arme pour lutter contre. Son bonheur passé même rend sa souffrance encore plus forte par le regret et accentue également le sentiment de culpabilité. Sa folie la prive de toute arme de la raison, ou du domaine de la conscience morale et religieuse, et même de tout secours extérieur, puisqu’elle ne perçoit plus la présence de ceux qui l’entourent. Elle est atrocement murée dans sa solitude et dans son délire de trahison et de remords, dont seule la mort pourra la libérer.

Le double visage de Valmont at Valmont apparaît dans le délire de Mme de Tourvel sous un double visage, correspondant à la double attitude qu’il a eue avec la Présidente et confirmant l’ambiguïté du personnage : – d’un côté, nous trouvons l’aspect négatif du personnage : « Être cruel et malfaisant », « auteur de mes fautes », « celui-là même qui m’a perdue », « sa barbare fureur », « ce monstre » ; on retrouve dans tous ces termes les idées de « méchanceté », de « violence » et de « perversité » ; – de l’autre côté, Valmont est qualifié de « mon aimable ami » et associé à des termes comme « doux », « tendres ». Mais, bien que l’image négative de Valmont l’emporte largement dans les hallucinations de Mme de Tourvel, celle-ci la présente à plusieurs reprises comme une déformation de la vraie nature de son amant : « qu’il est différent de lui-même ! », « qui peut ainsi altérer tes traits ? » ; elle ne peut supporter que le vrai Valmont soit autre que le Valmont aimant (cf. le curieux pléonasme « aimable ami »)… Mais ne s’agirait-il pas d’une véritable forme d’ironie tragique quand elle se demande : « quelle illusion funeste m’avait fait te méconnaître ? » ? L’illusion de Mme de Tourvel est-elle de voir en Valmont un « aimable ami » ou un « monstre » ? Dès les premiers échanges épistolaires, Mme de Volanges ne lui a-t-elle pas reproché de « méconnaître » le Vicomte ? Ces termes font d’ailleurs un singulier écho à la Lettre 143 : « Le voile est déchiré, Madame, sur lequel était peinte l’illusion de mon bonheur. La funeste vérité m’éclaire » ; c’est bien la ruine de l’illusion qui va provoquer celle de Mme de Tourvel. Cette dernière épître de la Présidente prouve une fois de plus la virtuosité époustouflante de Laclos qui ne se contente pas de jouer de la succession des missives pour proposer des points de vue différents sur un personnage, mais qui juxtapose à l’intérieur de la même lettre deux visages opposés d’un même personnage. ak L’image de Valmont tourmente Mme de Tourvel en l’obsédant : dans une sorte de délire paranoïaque, elle le voit sans cesse auprès d’elle et a ainsi l’impression qu’il la « persécute ». Dans le 4e paragraphe, la figure de Valmont se transforme même en une sorte d’« Érinnye » terrifiante (cf. le terme de « fureur », répété, qui peut évoquer les Furies) ; comme elle, il ne lâche pas sa victime (« je veux le fuir en vain, il me suit ; il est là ») et fait finalement office de bourreau, d’instrument de la vengeance divine : « il m’a livrée à celui-là même qui m’a perdue ». Cette image déclenche alors la terreur chez la malheureuse Présidente : « qui me sauvera de sa barbare fureur ? » ; « je frémis ». Il est intéressant de noter que, dans le monologue de la folie d’Oreste (Andromaque, V, 5), Hermione, qui a aussi perdu et trahi le héros, joue le même rôle et prend la place des Furies. Voici les derniers vers de la tirade, dans lesquels on retrouve des expressions de Mme de Tourvel :

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« Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ? Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ? Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ? Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne. Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione : L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ; Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer. » Mais la plus cruelle torture pour l’héroïne, ce sont sans doute les métamorphoses de la figure de Valmont qui la font passer brutalement de l’amour à la terreur, de la confiance à la haine, de l’espoir au désespoir. Laclos nous fait ainsi sentir comment Mme de Tourvel ne peut accepter de perdre l’image d’un Valmont aimant ni de haïr le monstre qu’il est devenu. al Mme de Tourvel évoque sa relation avec Valmont comme une union profonde (« dans tes bras », « dans ton sein », « ces liens ») qu’elle veut vivre comme un absolu de plénitude : « ne nous séparons jamais ». Des expressions très fortes donnent l’impression que Valmont est véritablement capable de la faire vivre : « laisse-moi respirer. Sens mon cœur, comme il palpite ! » Elle accompagne ces souvenirs de la répétition du mot doux (« douce émotion », « doux regards », « sentiment doux »). Au contraire, la rupture est suggérée par des termes exprimant la violence et la séparation : « haine », « mépris », « insulte », « reproche », « déchirer », « rompre », « refuser ».

◆ � Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 381 à 388)

Examen des textes et de l’image u Les femmes amoureuses et délaissées peignent leurs souffrances (regrets de l’amour perdu, blessure de la trahison, remords, solitude) et les déplorent : « Que n’as-tu devant les yeux la triste image de celle qui t’écrit » (texte B) ; « Quand est-ce que mon cœur ne sera plus déchiré ? » (texte C). Elles aspirent à les voir cesser, par l’oubli (texte D : « lorsque je vous ferai connaître […] que j’ai oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs » ; texte A : « ôte-moi le cruel souvenir des biens que j’ai perdus ») ou par la mort (texte A : « la paix du tombeau » ; texte B : « j’ai résolu de renoncer à la vie. Tu ne peux être longtemps encore cruel envers moi » ; texte D : « je prendrai contre moi quelque résolution extrême »). Elles se montrent obsédées par le souvenir de leur amour et de leur amant (texte B : « Énée est toujours, pendant que je veille, comme attaché à mes yeux. La nuit et le jour retracent sans cesse Énée à mon esprit » ; dans le texte D, la jeune religieuse souhaiterait pouvoir dire à son amant : « je ne me souviens de vous que lorsque je veux m’en souvenir » ; dans le texte A, Mme de Tourvel est hantée par les hallucinations lui faisant voir Valmont : « il me suit ; il est là ; il m’obsède »). Elles reprochent à leur amant sa trahison ou son indifférence (cf. question 4, p. 47). Elles rappellent tous les sacrifices faits au nom de leur amour, la dignité qu’elles ont perdue pour leur amant : « c’est en t’écoutant que je suis devenue criminelle » (texte A) ; « Mais après avoir perdu pour un ingrat le fruit de mes bienfaits, mon honneur, un corps chaste et une âme pudique, c’est peu de perdre des paroles » (texte B) ; « j’ai eu la force de me perdre moi-même sur ton ordre » (texte C) ; « je sens vivement la honte des crimes que vous m’avez fait commettre » (texte D). Elles expriment leur dépendance vis-à-vis de leur amant, en montrant que leur bonheur et leur vie même dépendent de lui : « mon cœur n’était pas avec moi, mais avec toi, et, aujourd’hui surtout, s’il n’est pas avec toi, il n’est nulle part. Il ne peut vraiment pas exister sans toi » (texte C) ; « que j’aurais été heureuse si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! » (texte D). Malgré leur souffrance et la cruauté de l’abandon, elles ne peuvent renoncer à leur passion ni transformer leur amour en haine : « tu me forces de te haïr », écrit Mme de Tourvel ; « je ne hais pas Énée, mais je me plains de l’infidèle, et ma plainte me le fait aimer davantage » (texte B) ; « je crois que je ne vous souhaite point de mal, et que je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux » (texte D). Leur passion amoureuse se rapproche de la folie : c’est évident pour Mme de Tourvel, et les trois autres épistolières en ont également conscience (texte B : « si je n’étais insensée » ; texte C : « mon amour s’est tourné en une folie » ; texte D : « je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent »).

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Sauf dans le cas d’Héloïse, chaque lettre se veut la dernière (« ce que tu vas lire, ce sont les dernières paroles énoncées par nous », écrit Didon) et proclame la volonté de rupture : « N’attendez plus rien de moi. Adieu, Monsieur » (texte A) ; « il faut vous quitter et ne penser plus à vous, je crois même que je ne vous écrirai plus » (texte D). On peut remarquer que les textes les plus anciens paraissent plus « raisonnables » (en particulier la lettre d’Héloïse, rigoureusement construite sur le plan argumentatif), utilisant des références littéraires (la mythologie pour Didon, la Bible pour Héloïse). Les deux lettres plus récentes se veulent, conformément au code épistolaire des XVIIe et XVIIIe siècles, plus proches de la conversation directe et plus marquées par l’oralité (proche de celle du théâtre) ; pour donner une expression plus dramatique aux sentiments, elles recourent à la ponctuation affective, aux exclamations, aux hyperboles, à une certaine incohérence dans la succession des idées : cet excès d’affectivité et ce désordre de la pensée miment l’exaltation de la passion chez la Religieuse et la perturbation mentale chez la Présidente. v La lettre d’Héloïse est tout à fait étonnante, car elle n’est absolument pas conforme aux codes de son époque et l’épistolière y fait preuve d’une totale sincérité, sans chercher à dissimuler la vérité de ses désirs. Tout d’abord, religieuse, elle adresse une lettre d’amour à un religieux, alors qu’ils ont prononcé tous deux le vœu de chasteté ; la dédicace montre de façon criante l’ambiguïté de leur situation en alliant systématiquement les termes profanes et religieux : « seigneur », « époux », « épouse » ≠ « père », « frère », « sœur » ; la seule relation qui leur reste est d’ordre spirituel, mais ne correspond pas à son désir. Celui-ci est exprimé sans voile, sans la justification d’une admiration intellectuelle : par exemple, « c’est toi que je désirais ». Et sa revendication du statut d’« amie », « concubine » ou « courtisane » est extrêmement choquante pour l’époque, puisqu’elle refuse délibérément le lien social et « sacré » du mariage. Elle ne dissimule pas non plus que son entrée au couvent s’est faite sous la contrainte et sans aucune vocation : « J’ai entraîné ma tendre jeunesse dans la dureté de la vie monastique non par dévotion mais seulement parce que tu l’avais ordonné […]. C’est une action pour laquelle je n’ai rien à attendre de Dieu, puisque je n’ai rien fait par amour pour Lui. » Ce sont les sacrifices de la femme amoureuse qu’elle met constamment en avant et non ceux de la religieuse… w Cette dernière lettre de la Religieuse montre une intéressante complexité, car l’épistolière se trouve prise entre des aspirations contradictoires et fait preuve à la fois de lucidité et de mauvaise foi. Elle veut essayer d’oublier sa passion et de se délivrer de ses tourments, mais trouve toutes sortes de détours pour prolonger la relation épistolaire : « Je veux vous écrire une autre lettre, pour vous faire voir que je serai peut-être plus tranquille dans quelque temps » ; « En vous renvoyant vos lettres, je garderai soigneusement les deux dernières que vous m’avez écrites, et je les relirai encore plus souvent que je n’ai lu les premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses. » On sent que sa pensée rationnelle ne contrôle pas tout son discours qui en dit plus qu’elle ne voudrait, comme le montre, par exemple, la différence révélatrice entre les deux verbes introducteurs : « Je veux vous écrire » ≠ « je crois même que je ne vous écrirai plus ». De même, elle ne peut dissimuler le « plaisir » qu’elle aura à écrire à son amant, même si c’est pour lui dire qu’elle l’a oublié ! On peut noter d’ailleurs que la lettre s’achève sur une interrogation, qui laisse finalement la communication ouverte. De la même façon, elle imagine qu’elle pourra se libérer de son amour en méditant sur l’ingratitude et la trahison de son amant (« ne retomber plus dans mes faiblesses »), mais la phrase qui suit prouve l’échec de cette méthode et la force de son désir (« que j’aurais été heureuse si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! ») ; elle en a d’ailleurs conscience : « Je connais bien que je suis encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre infidélité. » Elle pratique une forme d’autopersuasion en utilisant le futur pour montrer la réalité de sa délivrance prochaine (« serai », « aurai », « ferai voir ») ou les temps composés pour suggérer la fin effective de sa passion (« j’ai oublié », « je suis revenue »), en prenant son amant à témoin de ses propres résolutions (« souvenez-vous que je me suis promise ») ou en employant des verbes de volonté et d’obligation (« je veux », « il faut »). Mais, là encore, tous ces procédés ne font que souligner la fragilité de ses espoirs et de ses décisions… x Le principal reproche est celui de l’infidélité et de l’ingratitude, les femmes se plaignant d’avoir été trahies et abandonnées ; elles constatent que leur amour est bien supérieur à celui que leur amant a éprouvé pour elles, malgré tous les sacrifices consentis : « C’est un ingrat pourtant, que mes bienfaits ne touchent pas » (texte B) ; « Comment puis-je attendre que tu sois généreux en actes si tu te montres si avare en paroles ? » (texte C) ; « vous reprocher vos procédés injustes » (texte D).

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Elles soulignent l’indignité morale de leur amant : Énée n’a pas respecté ses serments (« Tu as résolu, Énée, de délier et ton ancre et ta foi ») ; Abélard ne remplit pas ses devoirs de consolation à l’égard de sa femme et sœur en religion (« Tu es le seul qui me le doive, et cette obligation est totale ») ; l’officier français devrait au moins éprouver des remords (« je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux ; mais comment pourrez-vous l’être si vous avez le cœur bien fait ? »). L’amant est tenu pour responsable des souffrances de la femme, voire de sa mort : « ne te lasseras-tu point de me persécuter ? » (texte A) ; « Énée, l’auteur de son trépas, en fournit aussi l’instrument » (texte B) ; « toi seul es à l’origine de ma douleur » (texte C) ; « qu’elles me coûtent cher » (texte D). L’amant a causé la perdition morale de la femme : « ne te suffit-il pas de m’avoir tourmentée, dégradée, avilie » (texte A) ; « avoir perdu pour un ingrat le fruit de mes bienfaits, mon honneur, un corps chaste et une âme pudique » (texte B) ; « en m’humiliant davantage pour toi, je pensais acquérir une plus grande reconnaissance de ta part » (texte C) ; « je sens vivement la honte des crimes que vous m’avez fait commettre » (texte D). Didon et Héloïse reprochent aussi à leur amant de ne pas avoir mesuré leur amour à sa juste valeur et finalement de ne pas être à leur hauteur : « où trouveras-tu une épouse qui t’aime comme moi ? » (texte B) ; « un manque de confiance en moi » (texte C). y Ce tableau présente la pratique féminine de la lettre dans la haute société (richesse du décor : tapis, meubles en marqueterie, argenterie). La scène se déroule dans l’intimité d’un appartement où le thé (ou le chocolat ?) est servi, et la jeune femme écrit sur un secrétaire (cf., à la Lettre 1, la joie de Cécile d’avoir un lieu strictement à elle pour écrire : « un secrétaire très joli, dont on m’a remis la clef, et où je peux renfermer tout ce que je veux »). Les deux femmes y sont seules, à l’abri des regards (voir le paravent), et peuvent donner libre cours à leurs confidences ou leurs émotions.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le registre pathétique s’exprime d’abord à travers l’évocation de la souffrance morale (cf. question 1, p. 46), avec un champ lexical développé et des termes forts : « persécuter », « tourments », « supplice », « déchire », « brûle », « larmes », « douleur », « tristesse ». La gestuelle très théâtrale de la jeune femme du tableau exprime bien aussi l’ampleur de cette douleur, ainsi que la surprise de son amie qui se détourne de sa tâche pour la regarder. Les femmes écrivent au présent pour mettre leur malheur sous les yeux de l’absent : « tu redoubles mes tourments » (texte A) ; « Que n’as-tu devant les yeux la triste image de celle qui t’écrit. […] Des larmes coulent de mes joues sur cette épée nue » (texte B) ; « Tu sais, mon bien-aimé, […] ce que j’ai perdu en toi » (texte C) ; « je sens vivement la honte des crimes que vous m’avez fait commettre » (texte D). Le pathétique passe aussi par l’expression de la nostalgie, du regret de l’amour perdu dont le souvenir tourmente les amantes : « ôte-moi le cruel souvenir des biens que j’ai perdus […], n’en retrace plus à mes yeux la désolante image » (texte A) ; « que j’aurais été heureuse si vous eussiez voulu souffrir que je vous eusse toujours aimé ! » (texte D). La proximité de la mort, évoquée par Mme de Tourvel, Didon et la Religieuse, renforce encore le pathétique. La folie de Mme de Tourvel, cas à part dans notre corpus, suscite encore d’avantage de pathétique par l’image de cette femme totalement détruite jusqu’au fond de son âme et dont l’inconscient la persécute cruellement à travers ses hallucinations. L’écriture même des textes mime l’émotion du personnage par la multiplication des questions, exclamations, interjections (« hélas », « oh », « Dieu »), hyperboles, supplications (« laisse-moi », « je t’en conjure »). Dans les textes A et D (les plus tardifs), l’absence de logique entre les phrases, les répétitions ou les contradictions suggèrent le désordre de l’esprit de l’épistolière et sa souffrance psychologique.

Commentaire

Introduction La vogue du roman par lettres commence au XVIIe siècle et donne aux auteurs l’occasion de peindre la passion à travers une expression plus « naturelle » et moins codifiée que dans la tragédie. Nous verrons donc comment ce texte illustre la violence des sentiments et la lucidité du personnage, mais se sert aussi de la forme épistolaire pour donner richesse et complexité à cette peinture de l’âme féminine.

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1. La violence des sentiments A. Le désordre amoureux a) Absence de plan structuré • Succession d’états d’âme : passe de la culpabilité aux reproches, au désir d’oubli, au regret du passé, à la volonté de mourir… • Pas de progression dans sa lettre, peu de connecteurs logiques. Elle-même en a conscience : « je suis une folle de redire les mêmes choses si souvent ». • La fin paraît aléatoire : elle termine sur une question, sans formule de conclusion ni d’adieu. b) Les contradictions • Entre reproche et volonté d’oubli ; la contradiction s’opère dans la même phrase : « Que j’aurai de plaisir de pouvoir vous reprocher vos procédés injustes après que je n’en serai plus si vivement touchée » (pourquoi reprocher une injustice que l’on ne ressent plus ?). • Entre condamnation et nostalgie de la passion : « je n’ai plus, hélas ! la passion ». • Entre son projet de lui écrire encore et de ne plus lui écrire : « Je veux vous écrire une autre lettre » / « je crois même que je ne vous écrirai plus ». B. L’émotion douloureuse • Champ lexical de la souffrance : « persécute », « insupportable », « déchirée », « embarras cruel », « douleurs ». • Écriture de l’émotion : ponctuation affective, exclamations (« hélas », « ah »). • Évocation du plaisir découvert avec lui, douloureuse parce qu’elle n’est plus. Passion ambivalente : « tous mes plaisirs et toutes mes douleurs ». • Mélange de haine et d’amour : « reproches », « méprise »/« je crois que je ne vous souhaite point de mal, et que je me résoudrais à consentir que vous fussiez heureux ».

2. Un effort de lucidité A. Analyse d’une situation a) Retour sur le passé • Emploi des temps du passé : elle fait une sorte d’historique de sa passion, depuis sa séduction jusqu’à sa souffrance présente. • Nombreux indicateurs de temps : « longtemps », « quand », « dans quelque temps », « après que », « enfin ». • Elle oppose le passé – temps de son aveuglement –, le présent – temps de ses remords et de ses résolutions – et le futur – temps de l’oubli. • On a l’impression qu’elle se complaît dans le passé ou dans le futur, mais fuit le présent, temps de la souffrance et de son impuissance : illusion du passé / réalité du présent / espoir du futur. b) Analyse du présent • Remords et condamnation d’elle-même très violente : cf. « idolâtrie », péché religieux par excellence ; hyperbole des termes comme « crimes », « énormité ». • Mais il n’est curieusement pas question de Dieu ici, comme si elle n’éprouvait de culpabilité que par rapport à elle-même, s’accusant surtout de s’être laissé abuser (« j’étais crédule », « enchantement », « faiblesses »). • Conscience que son amant ne l’aime plus : phrase (ironique ?) montrant à quel point son indifférence l’aide à se détacher de lui (« vous m’avez donné de grands secours »). c) Accusations • Elle se donne des excuses : sa jeunesse, son éducation (« enfermée dans ce couvent depuis mon enfance »), sa réputation à lui (« tout le monde me parlait en votre faveur »). Elle rend facilement les autres responsables : « gens désagréables », « tout le monde ». • Elle pose son amant comme responsable : il est souvent en position de sujet grammatical (« vous m’avez fait commettre », « vous m’avez donné », « vous me faisiez apercevoir », « vous eussiez voulu souffrir »), ce qui la constitue, elle, en victime. • Elle se place quasiment en contexte de procès en le prenant à partie : « Je demeure d’accord que vous avez de grands avantages sur moi » ≠ « mais vous devez en tirer peu de vanité », « souvenez-vous ». • Termes forts pour l’accuser : « trahison », « procédés injustes », « infidélité ».

Réponses aux questions – 50

B. La conscience de son impuissance a) Opposition passion/raison • La passion (principe de plaisir) a été plus forte que la raison et le devoir religieux (principe de réalité) : « la passion qui m’empêchait d’en connaître l’énormité », « qui m’a fait perdre la raison ». • Opposition « passion », « enchantement », « folle » ≠ « connaître », « raison ». b) Aveux de faiblesse • Interrogations qui marquent le doute sur sa capacité à se libérer de son amour : « quand », « suis-je obligée ». • Expressions du manque de confiance : « je crois », « peut-être », « je suis encore un peu trop occupée », « j’avoue ». • Expressions du regret qui semblent lui échapper et aller à l’encontre de toutes ses résolutions : « je n’ai plus, hélas ! la passion », « que j’aurais été heureuse ». • Progression tragique dans son impuissance : elle paraît de plus en plus troublée et incohérente au fur et à mesure de la lettre (successions de courtes propositions juxtaposées), et elle s’en rend compte (« je suis folle »).

3. La fonction de la lettre A. Le but recherché : rupture et oubli • Mise en avant de sa volonté et de son engagement à l’oublier : « je veux » (3 fois), « je vous ferai connaître », « je me suis promise », « il faut ». • Progression : « reprocher » – « mépriser » – « indifférence » – « oublier ». • Procédés d’autopersuasion (cf. question 3, p. 47). • Souhait de l’oubli pour échapper aux remords et aux regrets (emploi du futur). B. L’impossibilité de rompre • La lettre ne s’arrête pas, puisqu’elle se termine par une question qui appelle une réponse. La seule rupture possible et le seul moyen d’oublier seraient le silence, mais elle ne peut s’y résoudre (voir le préfixe de répétition qui exprime le souhait inconscient d’une communication indéfiniment prolongée : « renvoyant », « relirai », « redire »). • Dialogue sans cesse renoué par le jeu constant des pronoms « je »/« vous ». • Provocations pour l’amener à répondre : – culpabilisation (« si vous avez le cœur bien fait ») ; – chantage au suicide (« je prendrai contre moi quelque résolution extrême ») ; – chantage à l’oubli pour réveiller son amour-propre de séducteur. • Aveuglement sur son propre désir : toutes ses résolutions sont des moyens détournés pour prolonger la relation (cf. question 3, p. 47).

Conclusion Le ton de sincérité qui imprègne cette lettre a été pour beaucoup dans le succès de la supercherie littéraire. L’impression d’abandon de l’écriture et la part laissée aux mouvements inconscients du désir amoureux ont su faire passer les siècles à un texte pourtant très ancré dans son époque.

Dissertation

Introduction Danceny, dans Les Liaisons dangereuses, dit que la lettre est « un portrait de l’âme » : c’est en effet souvent ainsi qu’elle est pratiquée et c’est d’ailleurs ce qui a fait, à partir du XVIIe siècle, le succès du roman épistolaire, considéré comme une expression plus authentique et sincère du cœur humain. Mais nous verrons que la lettre peut aussi s’éloigner de cette définition.

1. La lettre, portrait de l’âme A. Expression personnelle • La lettre est traditionnellement l’expression directe de ce que l’on ressent et permet l’épanchement, la confidence : lettre d’Héloïse communiquant avec Abélard après des années de séparation et se plaignant de son abandon ; lettres de Mme de Tourvel à Mme de Rosemonde. Dans ces cas-là, la

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lettre répond à un besoin pressant de s’exprimer, de dire ce que l’on ressent, ce qui a été tu depuis longtemps. • La lettre s’écrit loin du regard de l’autre et permet de formuler ce que l’on n’oserait pas dire en face : volonté de mourir chez Didon ; aveux, reproches, volonté de rompre dans la lettre de la Religieuse ; aveu de culpabilité à son mari chez Mme de Tourvel. L’épistolier ne peut être interrompu et se laisse donc aller à tous ses mouvements psychologiques : plaintes, reproches (voir Didon, Héloïse, Religieuse). • Immédiateté : la lettre est une sorte de journal de l’âme, qui suit les moindres mouvements de la sensibilité et de la conscience (cf. les hallucinations successives de Mme de Tourvel, les revirements de la Religieuse). B. Style révélateur d’une personnalité La manière d’écrire est une manière d’être : voir, dans Les Liaisons dangereuses, le persiflage ironique des libertins, la naïveté maladroite de Cécile, la passion lyrique de Mme de Tourvel et même l’expression paroxystique de sa folie. C. Portrait indirect ou involontaire La lettre peut même révéler plus que ne voudrait l’épistolier : malgré sa volonté, la Religieuse refuse inconsciemment la rupture définitive avec son amant ; la jalousie de Mme de Merteuil peut se révéler à son insu dans ses lettres à Valmont et, à l’inverse, l’amour de Valmont pour la Présidente dans les lettres de celui-ci.

2. Les limites de la définition A. Mensonge et manipulation • L’épistolier n’est pas forcément sincère, puisqu’il veut se montrer sous un certain visage à son destinataire, selon le précepte de Mme de Merteuil : « quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage » (Lettre 105, p. 258). Sans mentir délibérément, il peut travestir plus ou moins consciemment la vérité ou ne pas la dire entièrement : Mme de Tourvel s’abrite dans ses lettres à Valmont derrière le vocabulaire de l’amitié ; Valmont met un frein volontaire à son évocation de Mme de Tourvel pour ne pas susciter reproches et railleries de Mme de Merteuil et garder son statut de libertin. • La lettre est souvent un moyen de pression sur l’autre : c’est le cas de la plupart des lettres des libertins dans Les Liaisons dangereuses (lettres de séduction de Valmont à la Présidente, lettres pour faire plier l’autre entre le Vicomte et la Marquise) ; Héloïse aussi veut agir sur Abélard pour qu’il renoue la correspondance avec elle ; la Religieuse fait une sorte de « provocation » pour que son amant lui réponde. • La lettre peut devenir une mystification totale : contrefaçons, hypocrisie (Mme de Merteuil prêchant la morale à Mme de Volanges dans la lettre 104), sans aucune sincérité. Le seul but est de manipuler l’autre. B. L’insuffisance des mots • Les mots peuvent être insuffisants pour arriver à la vérité de l’être : cf. la folie de Mme de Tourvel qui s’exprime par l’incohérence et la confusion. Mme de Merteuil souligne cette insuffisance dans l’expression de la passion : « C’est le défaut des Romans ; l’Auteur se bat les flancs pour s’échauffer, et le Lecteur reste froid » (Lettre 33, p. 79). • Le point de vue nécessairement interne peut entraîner la mauvaise foi ou l’illusion : où se situe finalement la vérité du personnage ? que faut-il lire derrière les mots ? la Religieuse est-elle finalement aussi convaincue de vouloir rompre qu’elle le dit ? comment reconnaître le vrai visage de Valmont à travers ses lettres ?

Conclusion La lettre peut donc bien être « le portrait de l’âme » dans le cas d’une correspondance sans sous-entendu ni volonté de pression, comme peut l’être celle entre Mme de Tourvel et Mme de Rosemonde. Mais la richesse du genre épistolaire vient justement du fait que la lettre sert autant à dissimuler qu’à révéler. À la fin des Liaisons dangereuses, les personnages principaux gardent leur mystère, malgré toutes les lettres d’eux que l’on a pu lire…

Réponses aux questions – 52

Écriture d’invention On peut inviter les élèves à réfléchir à la psychologie du personnage : l’officier doit révéler son ingratitude et son indifférence, voire sa lassitude face aux reproches de la Religieuse, son ennui face à son exaltation. Il peut aussi jouer de sa différence d’âge face à l’extrême jeunesse de sa correspondante. Les élèves doivent s’interroger également sur le but de cette lettre : l’amant peut tenter de se justifier, de raisonner la jeune fille, de faire cesser cette liaison qui peut tourner au scandale… On valorisera les textes qui auront su exploiter au mieux les informations contenues dans la lettre de la Religieuse pour apporter à celle-ci une réponse précise (citations de certains termes ou expressions, reprises d’arguments…).

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C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

◆ Affiche du film de Vadim (p. 8) L’auteur Roger Vadim, de son vrai nom Roger Vadim Plemiannikov (1928-2000), est réalisateur, scénariste, comédien, romancier et poète français. En 1956, il réalise son premier film, Et Dieu créa la femme, qui consacre Brigitte Bardot, alors sa femme, en sex-symbol ! Le scandale suscité par le film entraîne le divorce du couple. En 1959, il continue sur sa lancée « sulfureuse » en adaptant, avec l’écrivain Roger Vailland, le roman de Laclos.

L’œuvre Le titre du film, Les Liaisons dangereuses 1960, montre bien l’intention de Vadim : pas question d’un film en costumes ; il veut adapter le roman de Laclos à son époque, les années 1960, début de la « libération des mœurs »… Il choisit de merveilleux acteurs comme Gérard Philipe et Jeanne Moreau pour le couple libertin (mari et femme dans le film), Annette Stroyberg (son épouse) pour Marianne Tourvel, le tout jeune Trintignant pour Danceny, et l’on voit même Boris Vian. Vadim a habilement situé le film dans un milieu riche et mondain, qui passe les vacances du Nouvel An à Megève, station de ski à la mode. Toute cette belle société s’ennuie considérablement et va de fête en fête, de flirts en séductions, jusqu’à ce que l’amour vienne tout fausser. Le film est remarquablement accompagné par le jazz de Thelonious Monk.

Rapport avec le texte On peut relever plusieurs parallèles avec l’œuvre de Laclos : – le couple libertin, au centre d’une toile d’araignée, guette ses proies comme les deux « prédateurs » de Laclos ; – leurs deux visages ne regardent pas le spectateur, comme les personnages de Laclos gardant leur mystère ; – ils ne se regardent pas non plus entre eux – illustration des failles qui vont se faire jour dans le couple jusqu’à la rupture finale ; – la ronde des couples évoque les différentes « liaisons » du roman.

Travail proposé – Quels aspects du roman de Laclos sont-ils évoqués dans l’affiche du film ?

◆ Glenn Close et Jeanne Moreau dans le rôle de Mme de Merteuil (p. 78) Comparaison des deux photographies Au-delà de la différence des époques et donc des costumes, les deux femmes appartiennent à la haute société et sont habillées avec élégance et goût (bracelet de J. Moreau). Elles sont toutes les deux seules, assises à leur bureau, occupées l’une à écrire et l’autre à lire une lettre. Aucune des deux ne regarde la caméra : leur visage, extrêmement sérieux, est concentré sur la lettre. Jeanne Moreau est plus jeune que Glenn Close, mais elles ont le même type d’attitude et de visage : elles apparaissent toutes deux avec une certaine fierté dominatrice dans le port de tête ; leur visage est lisse et fermé ; leur expression marque une distance froide et dure. Dans les deux cas, on a affaire à une femme cérébrale, maîtresse d’elle-même et semblant redoutable…

Travail proposé – Comparer les deux actrices incarnant le même personnage de Mme de Merteuil.

Compléments aux lectures d’images – 54

◆ Estampe de Lavrince (p. 239) L’auteur Niklas Lafrensen, dont le nom a été francisé en Nicolas Lavreince ou Lavrince, est né en 1737 à Stockholm où il est mort en 1807. Élève de son père miniaturiste, il exerça une carrière de dessinateur et de peintre à la gouache en Suède et à Paris. Il fit beaucoup de portraits et de scènes de genre galantes. Ses dessins ont souvent servi de modèles à des graveurs.

L’œuvre Cette estampe fait partie d’une série de quatre pour Les Liaisons dangereuses de Laclos, gravées par Romain Girard et dont les épreuves sont imprimées en couleurs (1787-1788).

Rapport avec le texte L’estampe illustre ce passage de la Lettre 99 : « […] et sur-le-champ, plus prompte que l’éclair, elle était à genoux à dix pas de moi. Je l’entendais prête à suffoquer. Je me suis avancé pour la secourir ; mais elle, prenant mes mains qu’elle baignait de pleurs, quelquefois même embrassant mes genoux : “Oui, ce sera vous, disait-elle, ce sera vous qui me sauverez ! Vous ne voulez pas ma mort, laissez-moi ; sauvez-moi ; laissez-moi ; au nom de Dieu, laissez-moi !” » (p. 230). Le dessinateur insiste sur l’intimité de la scène : la porte close en arrière-plan montre que les deux personnages sont isolés de tout regard indiscret ; la chambre est évoquée par les rideaux du lit à gauche et la commode à droite, sur laquelle repose un livre. L’agitation de Mme de Tourvel est très bien indiquée par le désordre des tissus dans la partie gauche de la toile (rideaux du lit, vêtement jeté sur le fauteuil). Son corps est tout en mouvement, semblant autant se précipiter vers Valmont que le repousser. Les deux personnages ont quitté leur fauteuil et l’élan de l’un vers l’autre est montré par la position de leurs bras et de leurs jambes, en parfaite symétrie, de même que l’inclinaison de leur visage. Le caractère pathétique de la scène s’exprime par l’agenouillement suppliant de Mme de Tourvel, le geste expressif de ses bras et son visage contracté. Même Valmont semble touché (cf. « J’étais, je l’avoue, vivement ému », p. 230), son attitude illustrant davantage la sollicitude que la volonté de profiter de sa proie, et le geste de sa main gauche ouverte suggère même qu’il est un peu désemparé devant tant d’émotion…

Travaux proposés – Comment est évoqué le cadre de la scène ? – Comment est suggéré le caractère dramatique et pathétique de la scène ?

◆ Gravure d’après un dessin de Charles Monnet (p. 249) L’auteur Charles Monnet (1732-après 1808) est un dessinateur français, qui a illustré en particulier l’Histoire de France sous l’Empire de Napoléon le Grand, mais aussi de nombreuses scènes galantes.

L’œuvre Gravure d’après un dessin de Charles Monnet, pour une édition londonienne des Liaisons dangereuses de 1796.

Rapport avec le texte Cette gravure illustre le moment de la Lettre 71 où la vicomtesse trouve la porte de sa chambre fermée lorsqu’elle veut y rentrer après avoir passé la nuit avec Valmont : « J’eus bientôt reconnu que la porte en question pouvait s’enfoncer, en se permettant de faire beaucoup de bruit. J’obtins donc de la Vicomtesse, non sans peine, qu’elle jetterait des cris perçants et d’effroi, comme au voleur, à l’assassin, etc., etc. Et nous convînmes qu’au premier cri, j’enfoncerais la porte, et qu’elle courrait à son lit. Vous ne sauriez croire combien il fallut de temps pour la décider, même après qu’elle eut consenti. Il fallut pourtant finir par là, et au premier coup de pied la porte céda » (p. 146). Le caractère comique de la scène est surtout souligné par la tenue des deux personnages qui prête à rire : Valmont est en chaussons et véritablement « attifé », déboutonné ; quant à la Vicomtesse, elle est aussi en tenue fort légère : poitrine dénudée, bonnet de nuit, longue chemise laissant voir ses jambes ! L’exploit libertin se montre vraiment ici pour ce qu’il est : un exploit en chambre !

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Le contraste entre les personnages fait également sourire : la femme en plein émoi, sur le point de se pâmer (cf. p. 146 : « vous n’avez pas d’idée de l’expression de désespoir avec laquelle la Vicomtesse me dit aussitôt : “Ah ! je suis perdue.” »), et Valmont au contraire plein d’élan, « de sang-froid », comme il le dit lui-même, mais toujours galant puisqu’il la tient par la taille ! L’agitation des personnages, leurs mouvements désordonnés (au grand écart des jambes de Valmont répond celui des bras de la Vicomtesse) soulignent aussi le suspense et l’urgence dramatique de cette scène.

Travaux proposés – En quoi cette illustration souligne-t-elle le caractère comique de la scène ? – Faites raconter par la Vicomtesse, sous la forme d’une lettre adressée à une amie intime, le moment évoqué par cette illustration.

◆ Tableau de Boucher (p. 416) L’auteur François Boucher (1703-1770) fit une carrière brillante : prix de Rome en 1720, il bénéficia de la protection de Mme de Pompadour, fit partie de l’Académie royale de peinture et devint premier peintre de Louis XV en 1765. Il a peint beaucoup de scènes pastorales ou mythologiques, d’inspiration galante et sensuelle. Il est un des meilleurs représentants du style rococo (ou « rocaille ») florissant sous la Régence et le règne de Louis XV, qui se caractérise par des décors assez chargés (tentures, tissus…), le goût des formes complexes et asymétriques, du contraste, et les couleurs pastel.

L’œuvre Ce tableau de 1743 représente probablement la femme de l’artiste, qui lui a souvent servi de modèle pour ses nymphes ou divinités… Il est très caractéristique du mouvement rococo par l’abondance des tissus en volutes, des décors ornés (le paravent à droite), des bibelots qui occupent l’espace de la toile et le regard des spectateurs.

Rapport avec le texte On retrouve le même cadre de luxe et d’oisiveté que dans le roman. La femme est vue dans son intimité (un boudoir ?), en train de rêver, avec une lettre posée à côté d’elle sur la petite table. Sa pose est alanguie et sensuelle, appelant le plaisir.

Travail proposé – En quoi cette image de la femme rejoint-elle celle que nous présente le roman de Laclos ?

Bibliographie complémentaire – 56

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

– Charles Baudelaire, « Notes sur Les Liaisons dangereuses », in Œuvres complètes (éd. de Laurent Versini), coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1979, pp. 66-75. – Jean Fabre, « Les Liaisons dangereuses, roman de l’ironie », in Idées sur le romans : de Mme de Lafayette au Marquis de Sade, Klincksieck, 1979. – Tristan Florenne, La Rhétorique de l’amour dans Les Liaisons dangereuses : Cécile Volanges ou la Lettre dévoilée, SEDES, Paris, 1999. – Paul Personne (sous la direction de), Laclos et le Libertinage, actes du Colloque du bicentenaire des Liaisons dangereuses (Chantilly, 1982) organisé par l’université de Picardie (préface de René Pomeau), coll. « Publications de l’université de Picardie », PUF, 1983, rééd. 1998. – Laurent Versini, Laclos et la Tradition : essai sur les sources et la technique des « Liaisons dangereuses », Klincksieck, 1968. – Laurent Versini, Le Roman épistolaire, coll. « Littératures modernes », PUF, 1979.