Les Histoires vraies : de la parodie à la création littéraire · 1 Les Histoires vraies : de la...
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Les Histoires vraies : de la parodie la cration littraire
Mme si les Histoires vraies ont eu une postrit littraire importante, la fois chez
Rabelais, Cyrano de Bergerac et Swift (Voyages de Gulliver), mais aussi au cinma, avec le
Voyage dans la Lune de Georges Mlis, force est de constater que, bien des gards, elles
constituent un texte embarrassant, tout dabord parce quil est presque impossible classer.
Pourtant, fait assez rare pour tre soulign, il semble mettre parfaitement daccord son auteur
et ses commentateurs ; en effet, dans les toutes premires lignes de son ouvrage, Lucien
annonce la nature de celui-ci :
I 2 twn iJstoroumevnwn e{kaston oujk ajkwmw/dhvtw h/[niktai prov tina tw`n
palaiwn poihtw`n te kai; suggrafevwn kai; filosovfwn polla; teravstia kai; muqwvdh
suggegrafovtwn
Chacun des faits rapports est une allusion non dpourvue dhumour un ancien
pote, crivain ou philosophe qui a racont bien des monstruosits et des affabulations
(IG)
En cho cette dclaration, il y a une belle unanimit de la critique moderne pour
caractriser ce texte par sa dimension parodique. Jacques Bompaire y voyait en effet une
parodie de la littrature romanesque1 ; pour Luciano Canfora2, il sagit d une
parodie mordante du roman de lpoque impriale; Pierre Grimal, dans son dition des
Romans grecs et latins, dfinit galement louvrage comme une parodie des rcits de
voyage, qui ne prtend quamuser3 . Plus rcemment encore, il a pu tre dfini comme un
pastiche4, exotique loccasion5.
Il est vrai que les aspects parodiques sont nombreux, et on peut citer les plus significatifs :
la parodie de lOdysse : les HV sont en effet un voyage au cours duquel le narrateur et
ses compagnons voient les lieux les plus divers et les cratures les plus extraordinaires ;
Ulysse est une figure de proue du rcit, cit ds le prambule ;
la parodie dpope type Iliade, qui revient chaque fois que lon a un rcit de combat.
Les noms des diffrents groupes de combattants sont un moyen de faire basculer la scne
dans le registre hrocomique : cest le cas, par exemple, dans lpisode de la guerre des 1 Cf. Lucien crivain, imitation et cration, Paris, 1958, p. 660. 2 Cf. Histoire de la littrature grecque lpoque hellnistique, Rome, 1986 et Paris, 2004, p. 203. 3 Paris, 1958 ; voir introduction, p. XXIV. 4 Cf. M. FUSILLO, Le miroir de la Lune , Potique 73 (1988), p. 109-135 ; p. 111. 5 Cf. T. WHITMARSH, The Second Sophistic, Oxford, 2005, p. 64.
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Solaires contre les Lunaires (I 13 sq) : larme dEndymion runit, entre autres
combattants fantaisistes, des Lgumes Volants/Saladoptres (oiJ Lacanovpteroi), des
Lgions Ailles (oiJ Skorodomavcoi) et des Archers-aux-Puces (oiJ Yullotoxovtai) ; tous
sont arms de casques de fve et de cottes de mailles de lupin. Autre exemple : le combat
lintrieur de la baleine, o tous les combattants ont pour armes des artes de poissons (I
36). Peut-tre sagit-il l de laspect qui mrite le plus le nom de parodie , car il rejoint
le sens que ce mot avait dans lAntiquit : la parodie antique avait pour objet premier
lpope homrique6.
la parodie de texte historique : dans le trait de paix entre les Solaires et les Lunaires (I
20), on impose aux vaincus de dmolir leur mur de rempart, de verser un tribut au
vainqueur et de cesser toute activit visant limiter lautonomie des autres astres : on
peut, naturellement, reconnatre l un pastiche des conditions de paix imposes
Athnes la fin de la guerre du Ploponnse.
la parodie de textes ethnographiques la manire dHrodote, notamment dans les
passages o Lucien dcrit les murs des Lunaires, ou celles des Bienheureux, dans le livre II.
Quil y a des lments parodiques dans les HV est indniable, mais quils suffisent
dfinir notre texte de manire pertinente et exhaustive est plus douteux. En effet, une telle
dfinition pose de nombreux problmes :
parler strictement, le terme de parodie nest pas prononc par Lucien, qui
dfinit son ouvrage comme faisant une srie dallusions, en employant le verbe
aijnivssomai, form sur la mme racine que le substantif ai[nigma ; dire mots
couverts, parler par nigmes .
voir les HV comme une parodie, une bouffonnerie, et surtout, comme un texte
indissociable de ses hypotextes revient ranger Lucien dans la catgorie des
imitateurs, faire de lui une espce de parasite qui se nourrit de ce quont fait
les autres sans jamais rien crer de nouveau lui-mme. Certes, on caractrise
souvent Lucien comme un spcialiste de la satire, ce qui procde du mme tat
desprit, mais cest incontestablement une vision des choses un peu troite.
Dautre part, aborder les HV comme un enchanement de parodies revient en
6 Selon F. W. HOUSEHOLDER, PARWIDIA, Classical Philology 39 (1944) p.1-9, la parodie antique nest pas atteste en-dehors dune rfrence Homre ; cest lpope homrique qui, selon toute vraisemblance, tait lobjet unique de la parodie , lorigine.
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faire un patchwork, une srie dpisodes sans plan densemble, et fatalement
dpourvu de tout projet de qq envergure.
Je pense et je suis loin dtre la seule que les HV sont au contraire un texte
important de la littrature (pas seulement antique) parce quil est le produit dune vraie
rflexion littraire, centre sur la question de la vrit en littrature bien loin dtre, pour
Lucien, une simple rcration dun moment.
Si les HV ne sont pas quune simple parodie, de quoi les HV sont-elles donc le nom ?
I. Une parodie double dun vritable projet littraire. Commenons par voir comment on pourrait caractriser les HV. quel genre littraire
est-il possible de le rattacher ?
1. Les HV, une parodie de roman ?
On a pu tenir les HV pour un roman comme latteste le fait que la traduction de
Pierre Grimal figure dans le volume des Romans grecs et latins de la Pliade.
Une tradition critique trs ancienne tablit un lien entre le texte de Lucien et le roman
grec : en effet, Photius (IXe s.) considre que louvrage dAntonius Diogne, Les merveilles
dau-del de Thul, quil classe dans le genre dramatique (dramatikovn 109a), cest--dire
romanesque7, aurait fourni la source et la racine (phgh; kai; rJivza 111b) des Histoires
vraies, ainsi que des Mtamorphoses de Lucius, de Leucipp et Clitophon dAchille Tatius et
des thiopiques dHliodore. Ce point de vue est admis par E. Rohde8 et, aprs lui, par un
grand nombre drudits modernes. Situer le texte de Lucien dans le prolongement direct
dautres auteurs est donc une habitude bien ancre, quil ne faut toutefois pas hsiter
remettre en cause puisque, comme la bien montr J.R. Morgan9, elle procde de ce quil faut
bien appeler une double erreur : erreur de chronologie tout dabord (Photius estime
quAntonius Diogne a vcu peu prs lpoque dAlexandre le Grand, ce qui est
impossible en fait, son ouvrage date du dbut du IIe s. de notre re), erreur logique ensuite
(tous les crivains postrieurs Antonius Diogne se seraient forcment inspirs de lui).
7 Cf. B.P. REARDON, Lucien et la fiction , Lucien de Samosate (A. Billault d.), Paris, 1994, p. 9-12 : pour dsigner le roman, sont utiliss les mots dramatikovn, dihvghma ou encore plavsma. 8 Cf. E. ROHDE, Der griechische Roman und seine Vorlufer, Leipzig, 1876, p. 286. 9 Cf. J.R. MORGAN, Lucians True Histories and the Wonders beyond Thule of Antonius Diogenes , Classical Quarterly 35 (1985), p. 475-496.
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Quoi quil en soit, le texte en question est perdu, ce qui veut dire que les efforts quon
pourrait faire pour tenter den rechercher les traces dans les HV sont vous rester vains.
Cela dit, mme si le raisonnement de Photius est spcieux, il y a dincontestables
rapprochements faire entre les HV et les romans grecs :
Il y a tout dabord la place centrale tenue par le voyage, qui est une source presque
inpuisable de rebondissements chez Lucien comme dans les romans grecs. Les voyages se
font par mer, on essuie rgulirement des temptes qui font dvier le bateau de sa route
initiale et donnent au hasard ou au bon vouloir de lauteur un rle essentiel. Comme
dans les romans, aucun des lieux visits par le narrateur nest dlibrment choisi par lui,
puisque la premire tempte survient au bout dun jour et une nuit de navigation seulement ; il
est ballott au gr des vents, comme le sont aussi, traditionnellement, les hros des romans
grecs.
Dans les romans grecs, on a affaire un rcit centr sur un ou deux personnages
principaux, un rcit auquel la description des lieux visits est subordonne, sauf exception10.
De mme, les Histoires vraies sordonnent autour des aventures que vit le narrateur ; quand il
y a description par exemple, celle des murs des habitants de la Lune (I 22-26) celle-ci
vient aprs le rcit des aventures que le narrateur et ses compagnons y ont connues. Cette
subordination de la description la narration relve plus du roman que du rcit de voyage ou
du rcit gographique, genres dans lesquels le narrateur sefface et ne donne quincidemment
les dtails de son voyage, lessentiel tant alors non la transition dun lieu un autre, mais les
contres dcouvertes au terme du trajet. Reste que la description des contres trangres, dont
laspect trange, exotique, est bien mis en relief, occupe une large place dans les deux types
de textes, bien des passages ayant des accents hrodotens jy reviendrai plus tard.
La diffrence la plus notable est labsence dhistoire damour, qui est au fondement des
rcits romanesques. Contrairement ce qui se passe dans le roman, le voyage nest pas peru,
au moins initialement, comme une contrainte, mais il est librement choisi. Si, dans le roman,
il nest quun mal ncessaire, le narrateur des Histoires vraies, quant lui, affirme nettement
(I 5) :
La cause fondamentale (aijtiva kai; uJpovqesi) de mon dpart tait que javais un
esprit curieux assoiff de nouveaut (hJ th dianoiva periergiva kai; pragmavtwn
10 Sur le rle de lekphrasis et en particulier sur sa fonction dramatique dans les romans grecs, voir A. BILLAULT, La cration romanesque (op. cit.) p. 245-265.
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kainw`n ejpiqumiva), ainsi que la volont de savoir (to; bouvlesqai maqein) comment se
termine locan et quels taient les tres humains qui habitaient sur la rive oppose.
Le narrateur donne donc son voyage une motivation de type scientifique, loin des
histoires damour des romans grecs.
Autre point commun avec le roman grec : lauteur des HV proteste de la vracit des
faits quil rapporte, de faon rcurrente au cours de son rcit : les auteurs des romans grecs
entretiennent galement parfois lillusion dun ancrage dans une poque et un lieu prcis
(Chariton ouvre son rcit en situant laction Syracuse aprs la dfaite des Athniens), en tout
cas, presque systmatiquement, dun rcit rapportant des faits ayant rellement eu lieu
(Hliodore signe son ouvrage de son nom ; Achille Tatius dclare rapporter le rcit que lui a
fait un jeune homme rencontr Sidon).
Ceux qui dnient aux HV le statut de roman grec en font souvent une parodie de roman
grec ce qui nest pas trs loin de revenir au mme ! Par exemple, on11 a pu voir, dans cette
reprise du topos de la tempte, une forme de parodie, dans la mesure o celle qui ouvre le
rcit a une dure, tout fait exceptionnelle, de 79 jours12 : nous y reviendrons.
2. Un lment dun projet plus vaste : une donne dans la rflexion de Lucien sur
le rapport entre la vrit et ses contraires (mensonge, fiction).
Si les HV font cho dautres auteurs, elles entrent galement en rsonance avec
dautres textes de Lucien lui-mme, celui-ci ayant pour habitude, comme on le sait, de
reprendre un mme thme dans divers crits13. Cest le cas tout particulirement des HV, qui
ont partie lie avec deux autres opuscules de Lucien : Comment il faut crire lhistoire et les
Amateurs de mensonges.
Comment il faut crire lhistoire (= Hist. co.)14; est un trait exposant les
caractristiques que doit imprativement avoir un rcit historique digne de ce nom cest le
11 A. GEORGIADOU, D. LARMOUR, Lucian and historiography : De Historia Conscribenda and Verae Historiae , ANRW 2.34.2, 1993, p.1448-1509 ; p. 1492. 12 Voir galement M. FUSILLO (art.cit.), qui relve diffrents lments pouvant constituer une satire des lments romanesques, notamment p. 112. 13 Cf. notamment G. ANDERSON, Lucian : theme and variations in the second sophistic, Mnemosyne (supp. 41), Leyde, 1976. 14 Cf. A. GEORGIADOU, D. LARMOUR, Lucian and historiography (art. cit.).
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seul trait sur le sujet que lAntiquit nous ait laiss. Lucien commence par y dfinir les
dfauts les plus communs dans les ouvrages vise historique. Dans les Histoires vraies
comme dans ce trait, Lucien se dclare pouss aborder le sujet par une sorte de
conformisme :
HV I 4 : i{na mh; movno a[moiro w\ th ejn tw/ muqologei`n ejleuqeriva
Hist. co. 3 : raconte une anecdote concernant Diogne : celui-ci, voyant tous les
Corinthiens saffoler lannonce de larrive imminente des troupes de Philippe de
Macdoine et se mettre faire toutes sortes de choses, se met rouler son tonneau ce qui
tait bien inutile ; Lucien dcide de limiter et dajouter sa voix toutes celles qui se font
entendre.
Ces dfauts peuvent tre rsums ainsi : bien des auteurs confondent histoire et loge ;
or, lloge peut amener dformer les faits, donc mentir, alors que lhistoire, elle, a une
exigence absolue de vrit :
Hist. co. 9 }En ga;r e[rgon iJstoriva kai; tevlo, to; crhvsimon, o{per ejk tou ajlhqou`
movnou sunavgetai.
Le seul objet de lhistoire et sa seule fin, cest dtre utile, chose qui ne peut tre
obtenue que par la vrit.
Contrairement la posie, qui jouit dune absolue libert, lhistoire doit viser avant tout
lutile, et non lagrable. Les rcits fabuleux et les loges outranciers nont rien faire avec
lhistoire ; un rcit historique charg dloges sera comme Hracls en Lydie, charg dun
attirail qui nest pas fait pour lui (10 pavnu ajllokovton skeuh;n ejskeuasmevnon). On trouve
dans cette comparaison lide quil faut respecter une certaine cohrence : les loges dans
lhistoire sont aussi dplacs et incongrus que de voir un hros aussi viril quHracls porter
des vtements typiquement fminins. Cette notion dadquation se retrouve dans les HV :
lauteur a le souci (I 2) dapporter ses lecteurs un texte qualifi d ejmmelhv~, ie dans la note,
de bon ton .
On a pu montrer que le Comment il faut crire lhistoire expose des prceptes dont les
Histoires vraies prennent exactement le contre-pied : Lucien ferait donc dans les HV tout ce
quil interdit de faire lhistorien, au nom de la recherche de la vrit et se livrerait une
transgression intentionnelle des principes noncs dans le trait sur lhistoire.
Autre texte avec lequel il y a lieu de mettre les HV en rapport : les Amis du mensonge
dans lequel, comme le titre le suggre, la question du rapport du mensonge et de la vrit tient
une place singulire. Il est vrai que la qute de la vrit est un thme rcurrent dans luvre
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de Lucien : on en voudra pour preuve la clbre dclaration quil fait dans le Pcheur o il
prend le nom, fort parlant, de Parrhsiads, Lefranc o il se proclame ennemi du
mensonge , misoyeudh;15, ce quil prouve galement dans les Affabulateurs (ou Amis du
mensonge : Filoyeudei).
Dans le prologue, deux personnages, Tychiads, alias Lucien, et un certain Philocls,
sinterrogent sur ce qui pousse les gens mentir et distinguent trois cas de figure :
la ncessit, lutilit : le mensonge nest pas condamnable dans ce cas, il peut mme
tre objet dloge, sil permet de lemporter sur des ennemis (la notion dutile, to; crhvsimon,
tait dj prsente dans Hist.co.). Exemple : Ulysse
la passion du mensonge (e[rw pro; to; yeudo) : elle atteint des gens remarquables,
dont le seul dfaut est daimer tromper les autres comme eux-mmes. Tychiads range dans
cette catgorie les potes, dont les mensonges sont embellis par le mtre et lexpression
potique. Exemples : Homre, Ctsias de Cnide, Hrodote, quon va retrouver soit
nommment cits, soit prsents sous forme dallusion dans les HV. Cependant, les potes
comme les cits qui mentent (les potes, en colportant des mythes, et les cits, en prtendant
avoir pour origine tel hros de la mythologie) sont pardonnables (4 : oiJ me;n poihtaiv, w\
Tuciavdh, kai; aiJ povlei de; suggnwvmh tugcavnoien a[n)
Reste le cas qui va tre examin dans le texte, celui des gens qui mentent sans quon
sache pourquoi, des hommes respectables, philosophes souvent, ou hommes de science (le
mdecin Antigonos est atteint de cette manie lui aussi) dont lexemple-type est Eucrats,
homme aux apparences on ne peut plus respectables (cf texte, 5). La suite du texte consiste
en un rcit de quelques histoires parmi les plus cheveles quil lui ait t donn dentendre,
et quil a entendues tout rcemment.
Le nud du problme abord dans le Philopseudeis est donc le mensonge dit par des
personnes qui sont, a priori, crdibles. (On retrouve l la critique que Lucien adresse de
manire rcurrente aux philosophes de son poque, savoir, de ne pas mriter le nom
quils revendiquent.)
On retrouve dans les Affabulateurs certains procds destins rendre un rcit plus
crdible et galement employs dans les Histoires vraies :
*par exemple, lutilisation du personnage dabord incrduble puis convaincu (comme lest
Clodmos, au paragraphe 13) pour tenter de vaincre les rticences de Tychiads,
15 Cf. Le Pcheur 20 : Je dteste les charlatans, les fanfarons, les menteurs et les orgueilleux. (Misalazwvn eijmi kai; misogovh kai; misoyeudh; kai; misovtufo.)
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littralement le premier venu , lhomme de la rue 16, alias Lucien. Les rcits en cause
sont aussi incroyables ici que dans les HV : on trouve, par exemple, au 2 -24, des
personnages dune taille invraisemblable, des chiens plus hauts que les lphants dInde qui
rappellent les puces grosses comme douze lphants en I 13.
*On constate, surtout, le recours incessant des affabulateurs au tmoignage visuel,
pervertissant lusage que font, traditionnellement, les historiens de ce moyen de
connaissance : dans le 13, Clodmos insiste bien sur le fait que ce quon a vu de ses yeux
ne peut tre mis en doute (ei\don... ejpivsteusa) et, en somme, fait violence (vocabulaire de la
guerre : ejnikhvqhn ejpi; polu; ajntiscwvn ; Tiv ga;r e[dei poiein aujto;n oJrw`nta). Le Lucien des
Histoires vraies ne fait pas autre chose. En effet, Suzanne Sad a bien mis en vidence la
parodie de textes ethnographiques, et, tout spcialement, du texte hrodoten, laquelle se
livre Lucien17. Ses analyses montrent limportance de lusage du jai vu : en effet,
lautopsie passe, chez les historiens et les gographes, pour une garantie de vracit18, dont
Hrodote, certes, abuse parfois, mais qui est systmatiquement invoque dans les Histoires
vraies pour attester les faits les plus tranges et les plus extraordinaires, les verbes de vision
tant construits avec des complments dobjet tels que qauma (I 26) , kainav (II 42),
paravdoxa (I 22 et 43), ajllovkoton (II 42) , paradoxovtaton (I 18 et 40). Ces jai vu
emportent dautant plus facilement ladhsion du lecteur que le narrateur nhsite pas, en
dautres occasions, afficher ses doutes et ses hsitations, quand il en a, allant parfois jusqu
renoncer donner un renseignement au motif quil ne la pas vu de ses yeux, ou bien parce
quil craint dtre tax de mensonge (I 25 et 40), ce que fait galement Hrodote.
Lautopsie est tellement vide de son sens, force dtre utilise pour tayer des
mensonges, que Tychiads montre, par le biais dune anecdote mettant en scne Dmocrite,
que, dans certains cas, mieux vaut sabstenir de voir : les yeux ne sont pas un critre du vrai
qui soit au-dessus de tout soupon (32). Enfin, les affabulateurs ont t empchs de
rapporter la preuve matrielle de la vracit de leurs propos (33, 35), de mme que le
narrateur des Histoires vraies a laiss lintrieur de la baleine les cadeaux faits par
Endymion et qui constitueraient des preuves irrfutables de son sjour sur la Lune (I 27).
16 Cf. S. DUBEL, Dialogue et autoportrait : les masques de Lucien , Lucien de Samosate, (A. Billault d.), Paris, 1994, p.19-26 ; p.20, n.6 17 Lucien ethnographe , Lucien de Samosate (A. Billault d.), Paris, 1994, p. 149-170. 18 Sur la question de lautopsie, voir F. HARTOG, Le miroir dHrodote, Paris, 1980, p. 271-317 et C. DARBO-PESCHANSKI, Le discours du particulier. Essai sur lenqute hrodotenne, Paris, 1987, p. 84-101.
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Les trois opuscules sont galement lis entre eux par une image rcurrente, celle de la
maladie et de la sant :
* Comment il faut crire lhistoire commence par une anecdote racontant comment les
Abdritains ont t atteints dun mal trange, celui de dbiter des vers de tragdie sans arrt ;
la manie dcrire lhistoire est aborde comme une maladie dun type comparable celle dont
souffraient les habitants dAbdre.
*Philopseudeis : yeuvdesqai est associ oujde;n uJgiev (1) ; la fin, Tychiads est malade
davoir entendu toutes ces fadaises, il a envie de vomir (39). Outre cela, on a la prsence
dun mdecin qui, au dbut, ne semble pas partager le got des autres pour les histoires
dormir debout : quand chacun y va de son remde de bonne femme, lui est en retrait (8) ;
mais il se met, comme tous les autres (21), raconter une histoire de statue qui se promne
toute seule, la nuit, ds quon a teint les lumires, et qui met tout sens dessus dessous dans la
maison.
*Les HV souvrent sur une comparaison entre les lecteurs, intellectuels, destinataires du
texte, et les athltes et ceux qui prennent soin de leur corps.
Dans les trois cas, Lucien est celui qui revt lhabit du mdecin : il se propose de lutter
contre la maladie dcrire lhistoire, il juge malsain le got irrpressible quont les gens
respectables pour les histoires dormir debout, et il prendra soin des intellectuels fatigus
dans les HV.
Le Comment il faut crire lhistoire et les Affabulateurs forment donc, avec les
Histoires vraies, un triptyque consacr la question du mensonge dans diffrents types de
rcits et dont chaque volet doit tre abord en relation avec les deux autres, si lon veut en
donner une lecture pertinente. Le premier est un trait exposant les principes quil faut suivre
quand on crit un rcit historique (il faut, en particulier, sabstenir de toute forme de
mensonge) ; le deuxime dnonce un certain type de rcits mensongers, souvent empreints de
superstition, des prtendus philosophes dont il est entour. Quant aux Histoires vraies, elles
sont lexemple mme de ce quil ne faut pas faire, en donnant une illustration du pouvoir du
yeudo ; mais, dune faon inattendue de la part dun auteur qui fait de la dnonciation du
mensonge lemblme de son activit, Lucien ne cherche aucunement en dtourner ses
lecteurs. Comment comprendre son projet ?
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3. Projet littraire des HV : un texte de fiction
Tentons de cerner les intentions de Lucien en examinant les propos liminaires quil tient
dans les Histoires vraies ; en effet, les paragraphes 1 4 du livre I ont un statut particulier,
mme si rien, pas plus dans les manuscrits que dans les ditions modernes, ne les isole ni les
distingue du reste de louvrage. Ils sont un pralable au rcit, une adresse au lecteur, une
prface qui donne le mode demploi du texte, comme on va le voir.
Le paragraphe 1 dfinit la catgorie de lecteurs laquelle le texte est destin, cest--dire
les gens de lettres (toi` peri; tou; lovgou ejspoudakovsin), considrs comme des athltes de
lintellect (le texte souvre sur une comparaison avec les athltes), ainsi que lobjectif assign
au texte : il sagit de leur proposer une dtente qui favorise la reprise ultrieure de leurs
lectures srieuses (cf texte).
Mais il ne faut pas sy tromper : Lucien nest pas en train de dire que son texte est mineur.
En effet, leffort et la dtente sont indissociables : cf. paronomase l. 4 ajskhvsew / ajnevsew.
y regarder mieux, on se rend compte quest suggre une supriorit de la dtente : cf. la
parenthse l.4-5 mevro goun th ajskhvsew to; mevgiston aujth;n uJpolambavnousin Ils
considrent que est la partie la plus importante de lexercice . Lucien donne
donc demble entendre que son ouvrage est dune extrme importance. Lucien veut divertir
son lecteur, mais ce nest pas un objectif moins noble que celui de faire un livre srieux.
Puis vient le moment de dfinir prcisment lobjet littraire qui pourra intresser le public
ainsi circonscrit sans pour autant le fatiguer ; tche dlicate, car les exigences formules sont
contradictoires. Lobjet propos doit tre ejmmelhv (2), cest--dire adapt , dans la
note , terme qui rsume toute la complexit de lentreprise. Pour la mener bien, il faudra
quil prsente certaines caractristiques, prsentes dans un ordre prcis, reflet de leur
importance respective aux yeux de lauteur. En effet, ces caractristiques sont passes en
revue dans deux phrases structures par le balancement ouj / mh; movnon... ajlla; kaiv et on sait
que, dans ce cas-l, sous le premier terme (ouj / mh; movnon) sont ranges les caractristiques
considres comme les moins importantes, et sous le second (ajlla; kaiv), au contraire, celles
qui sont tenues pour essentielles. Il conviendra dassocier au divertissement (th;n
yucagwgivan, 2, aspect le moins important) plein de bon got (ejk tou ajsteivou kai;
carivento), un objet de rflexion (et cest l le plus important) qui ne soit pas tranger lart
(qewrivan oujk a[mouson), en renvoyant aux anciens potes, historiens et philosophes (twn
palaiwn poihtw`n te kai; suggrafevwn kai; filosovfwn) qui ont racont bien des
monstruosits et des affabulations (polla; teravstia kai; muqwvdh).
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Autre aspect non essentiel, voqu dans le 3 : loriginalit. Cette chelle de valeurs est
confirme par dautres crits de Lucien : en effet, il est clair que loriginalit du sujet (to;
xevnon th uJpoqevsew) est, ses yeux, une qualit de second ordre : dans le Zeuxis, Lucien,
regrettant que le caractre nouveau et original de son ouvrage soit, seul, objet des loges du
public (to; xenivzon, 2), cite un mot du peintre Zeuxis qui, exaspr lui aussi par les louanges
adresses loriginalit de lun de ses tableaux, affirmait que seule tait loue la boue du
mtier (to;n phlo;n th tevcnh, 7) sans aucune considration pour le talent du peintre ou la
russite de lexcution.
De mme, le caractre plaisant du projet (to; cariven th proairevsew), les mensonges
varis (yeuvsmata poikivla) mme rapports de manire apparatre convaincants et
vraisemblables (piqanw` te kai; ejnalhvqw) ne sont pas ordinairement prns par Lucien ;
bien au contraire, to; cariven, lagrment , le charme participe de ce qui est oppos la
recherche de la vrit dans Comment il faut crire lhistoire (cf. to; terpnovn 9) et est prsent
comme ce qui ne peut que dtourner lhistorien de ce qui doit tre son seul et unique but : la
qute du vrai.
Les Histoires vraies sannoncent donc comme un moment o tout ce qui est ordinairement
rejet est permis ; de ce point de vue, elles constituent, proprement parler, un moment de
relche ( ajnievnai I 1), de rcration, de dtente, durant lequel on va donner au lecteur ce qui
lui plat, mais pas seulement.
Lessentiel, en effet, est bien plutt dans le fait que chaque pisode (twn iJstoroumevnwn
e{kaston) comporte une allusion qui ne manque pas dhumour certains anciens potes,
historiens et philosophes que Lucien se dispense de nommer, sous prtexte quils seront
identifis coup sr. En dautres termes, Lucien confirme son intention de destiner son texte
des lecteurs cultivs, en mettant en place, demble, un jeu littraire rserv aux happy
few .
Nanmoins, Lucien contredit immdiatement les propos quil vient de tenir : malgr sa
rsolution affiche de ne pas rvler les noms des auteurs auxquels il fera allusion, il cite trois
noms, parmi lesquels, dailleurs, on ne trouve que deux auteurs (Ctsias et Iamboulos), le
troisime tant un personnage (Ulysse), qui se fait narrateur son tour. On peut supposer que
ces noms sont emblmatiques et non choisis au hasard. De Ctsias de Cnide, Lucien dit
simplement quil a crit sur lInde des choses quil navait ni vues lui-mme ni entendues de
la bouche dune personne qui dise vrai (a} mhvte aujto; ei\den mhvte a[llou ajlhqeuvonto
h[kousen, I 3), cest--dire quil a drog la rgle de lautopsie.
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Lvocation de Iamboulos est loccasion dintroduire une ide originale : le caractre
mensonger du rcit quil a forg tait connu de tous, sans que le sujet trait ft dplaisant pour
autant19 (gnwvrimon me;n a{pasi to; yeudo plasavmeno, oujk ajterph de; o{mw sunqei; th;n
uJpovqesin). Lopposition mise en vidence par la parataxe nest pas entre mensonge
(yeudo) et agrment (terpnovn). Il convient, en se laissant guider par lordre des mots grecs,
de comprendre quici, lopposition porte plus prcisment sur gnwvrimon me;n oujk ajterph`
dev : que le caractre mensonger dun propos soit dclar nempche pas de prendre du plaisir
lentendre. Lucien slve ici contre lide reue selon laquelle le mensonge doit se faire
passer pour la vrit afin de susciter lintrt et le plaisir du lecteur.
Quant Ulysse, il est caractris par le fait que ses mensonges, si normes quils fussent,
nont pas t perus par ses auditeurs, qualifis de nafs (ijdiwvta), cest--dire sans
aucune ressemblance avec lauditoire choisi et averti de Lucien.
En citant ces trois noms, Lucien donne une image en ngatif de son projet : il ne sera ni
Ctsias car celui-ci ne prtend pas appliquer la mthode de lautopsie ni Ulysse, car il ne
sadresse pas des gens prts tout admettre. Sur Iamboulos, en revanche, son jugement nest
pas aussi clair, mais limpression densemble est que Lucien prend les menteurs pour cible ;
mais, si le lecteur attendait une condamnation claire du mensonge, il est aussitt du, car,
premirement, on ne trouve nulle condamnation de principe du mensonge : Je nai pas trop
blm ces hommes de mentir (tou yeuvsasqai me;n ouj sfovdra tou; a[ndra ejmemyavmhn).
Deuximement et surtout, loin de rejeter lide daffabuler, il annonce, au contraire, quil va,
lui aussi, sadonner au mensonge : Kai; aujto; uJpo; kenodoxiva... (I 4)
Encore une fois, il semble que Lucien volue en plein paradoxe, et mme, en pleine
contradiction. En bien des occasions, comme nous lavons vu, Lucien se dclare ennemi du
mensonge. Ici, un seul point le diffrencie des autres menteurs : laveu pralable de ses
mensonges venir, qui semble insuffisant pour len absoudre. Comment interprter tout cela ?
La dclaration de Lucien a, bien sr, en premier lieu, une dimension comique et parodique,
dans la mesure o elle prend la forme dun pastiche de la clbre formule attribue
Socrate20. La seule chose vraie que je dis, cest que je dis des mensonges fait cho au
19 Traduction J. Bompaire revue. 20 A. LAIRD ( Fiction as a discourse of philosophy in Lucians Verae Historiae , The ancient novel and beyond (S. Panayotakis, M. Zimmerman et W. Keulen, ds), Leyde, 2003, p. 115-127) souligne la posture socratique que prend Lucien dans ce texte.
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tout ce que je sais, cest que je ne sais rien21, formule que Lucien aime citer
explicitement par ailleurs22.
Ces paroles ont galement une dimension de provocation: en effet, Lucien met, en somme,
le lecteur au dfi daller plus loin. Dire que rien nest vrai, nest-ce pas donner au lecteur des
arguments pour interrompre dfinitivement sa lecture ? Sans doute, le risque existe, mais cest
un risque modr, compte tenu du fait que ce texte sadresse un public de lettrs, qui ne sera
peut-tre pas enclin une raction de rejet en sestimant victime dun jeu.
Cependant, si lon dpasse limpression premire, une vidence apparat : la contradiction
que lon croit dceler dans les propos de Lucien lgard des auteurs de mensonges tient
en grande partie lambivalence du vocabulaire employ : yeudo, en particulier, est un
terme qui ressortit un registre moral23. Le mot nest jamais employ dans les traits de
rhtorique, sinon pour dsigner un faux tmoignage24 ; en dautres termes, jusque-l, il ne
pouvait renvoyer une figure, un artifice rhtorique quil y aurait lieu de distinguer du
mensonge proprement dit. Il convient notamment de faire la distinction entre lentreprise de
Lucien et celle des orateurs crant des figures (lovgoi ejschmatismevnoi) cest--dire
parlant par nigmes, mots couverts, pour viter dirriter ou dindisposer lauditoire, ou bien
simplement pour faire preuve de virtuosit; on nest alors ni dans le cas dune parole invente
de toutes pices, mais dun discours qui dit une chose pour quon en entende une autre25.
Ainsi, il nexiste pas, en grec, cette poque, de terme qui soit exempt de rprobation
morale pour dsigner le discours invent26. En dautres termes, la notion de fiction au sens o
nous lentendons nexiste pas, seule celle de mensonge existe. Dans la prface de Lucien, le
terme renvoie un discours forg de toutes pices pour le seul plaisir de lauditeur, mais sans
21 Cf. PLATON, Apologie 21d. 22 Cf. Hermotimos 48. 23 Il existe un paralllisme remarquable entre la construction que Lucien utilise (ejpi; to; yeudo ejtrapovmhn) et celle employe par Lysias au moment o il parle des prtendues aspirations des Trente purifier Athnes de tous ses mauvais lments en engageant les citoyens sadonner la vertu et la justice (ejp ajreth;n kai; dikaiosuvnhn trapevsqai, Contre ratosthne 5). 24 Rhtorique Alexandre 1431b29, 1432a30. 25 Cf. F. AHL, The art of safe criticism in Greece and Rome , American Journal of Philology 105 (1984), p.174-208, qui montre que, dans le cas du discours figur ( figured speech , lovgo ejschmatismevno), lessentiel est non dans ce qui est dit, mais dans ce qui doit tre suppl par lauditeur. 26 Le mot plavsma et le verbe plavttw semblent avoir une connotation voisine de celle de yeudo dans tous les cas o ils ont voir avec une parole invente, mais seule une tude systmatique sur ce sujet permettrait den juger avec toute la prcision ncessaire.
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prtendre se faire passer pour ni se substituer la vrit. Aussi y a-t-il tout lieu, notre avis,
de le traduire par fiction 27.
Lucien opre ainsi une conversion fondamentale pour la littrature : faire passer le yeudo
dune catgorie morale une catgorie rhtorique et esthtique. Il sagit, pour ce faire, de
dtacher la cration dun discours de toute volont dlibre de tromperie. Cest cette manire
dagir au grand jour qui fait galement, aux yeux de Lucien, tout lintrt de louvrage de
Iamboulos. Lucien suit cette voie qui mne distinguer la fiction de la tromperie en affirmant
haut et fort quil crit des mensonges, cest--dire en rdigeant un avertissement au lecteur de
ce qui lattend et en lui donnant le mode demploi de louvrage, pour bien montrer quil
ne cherche aucunement linduire en erreur.
Reste un problme pineux : faut-il identifier le je des paragraphes 1 4 avec le je
du narrateur du rcit qui suit ? On serait tent de rpondre par la ngative ; certains
commentateurs considrent que le rapport entre le Lucien de lavertissement au lecteur et le
Lucien narrateur est du mme ordre que celui qui existe entre Homre et Ulysse28. Il faut
cependant constater que Lucien, si prompt utiliser des masques29 , refuse ici de le faire.
Au lieu de se dsigner par lun des pseudonymes quil utilise ordinairement (Lykinos,
Parrhsiads, le Syrien) il porte ici le nom de Loukianov, nom quil demande de faire
figurer sur la stle destine commmorer son passage dans lIle des Bienheureux (II 28).
Lucien revendique donc la paternit de la totalit des propos, avertissement au lecteur et
rcit ; ce faisant, cest donc bien lui quil met en scne, dans ce quon a pu considrer comme
la toute premire autofiction, ou encore dautofabulation, de mise en scne de soi.30.
Voil donc qui va bien au-del de la parodie : le texte de Lucien est la mise en pratique
dun projet littraire vritablement neuf et dune certaine ampleur : il aborde des questions (le
27 Sur la notion de fiction dans les Histoires vraies, voir M. BRIAND, Lucien et Homre dans les Histoires vraies : pratique et thorie de la fiction au temps de la Seconde Sophistique , Lalies 25 (2005), p.127-140. 28 Cf. A. GEORGIADOU, D. LARMOUR , Lucian and historiography (art. cit.), p. 1490. 29 Cf. S. DUBEL, Dialogue et autoportrait : les masques de Lucien , art. cit. 30 Cf. V. Colonna, Autofiction et autres mythomanies littraires, 2004. V.Colonna voit en Lucien linventeur de lautofiction fantastique, avec les HV, mais aussi de lautofiction biographique (retrace son parcours mais dans le registre allgorique et comique, dans la Double accusation) ainsi que de lautofiction spculaire (dans le Pcheur, il se met en scne pour expliquer et justifier un autre de ses crits, les Sectes lencan) ; Colonna montre ainsi que lautofiction peut exister sans aucune place faite la vie intrieure. Sur la question du ou des narrateurs dans lHistoire vraie, voir T. WHITMARSH, Lucian , Narrators, narratees and narratives in Ancient Greek Literature (I.J.F. de Jong, R. Nnlist et A. Bowie ds, Leyde, 2004), p. 465-476.
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rapport la vrit) tudies dans dautres ouvrages aussi. Les HV ne sont pas un crit de
circonstance, comme on pourrait le croire.
II. Un rcit construit Dans un deuxime temps, je voudrais revenir sur lide communment admise si
bien admise quelle ne fait mme pas lobjet dune discussion : les HV nauraient pas de
structure densemble.
1. Une architecture prcise
Cest en effet une opinion assez couramment rpandue chez les commentateurs de
Lucien, y compris dans les travaux les plus rcents31, que les Histoires vraies seraient une
suite dpisodes sans rime ni raison. Et force est de constater que malgr les motivations
scientifiques donnes au voyage (le narrateur en I 5 souligne sa soif de connaissance), le texte
livr par Lucien ne se prsente pas comme une description ordonne, telle que peuvent en
donner les gographes, par exemple. Ainsi, la Gographie de Strabon obit une hirarchie
bien dfinie, allant du gnral au particulier, et laisse totalement de ct l'aspect vnementiel
de la constitution de ce savoir : Strabon ne dcrit pas les choses dans lordre dans lequel il les
a dcouvertes, mais dans lordre exig par son sujet, passant d'une description globale une
description rgionale, ou inversement, en prenant soin de prserver dans la description
l'ordre donn par la nature du pays dcrire (fulavttousin ejn th/ grafh// th;n aujth;n tavxin
h{nper divdwsin hJ th cwvra fuvsi32).
Au contraire il ne semble pas, de prime abord, que la composition des Histoires vraies
rponde un agencement particulier, et la succession des pisodes est apparemment le fruit
du hasard, ce qui est dautant plus facile admettre par le lecteur quil a affaire un rcit de
voyage maritime, circonstance dans laquelle on est particulirement la merci des lments et
de toutes sortes dalas. En outre, les voyageurs ont pris le dpart aux colonnes dHracls,
cest--dire quils voluent hors du monde familier aux Grecs, dans un espace o on peut
sattendre rencontrer des tres et des phnomnes tranges.
En outre, si la tempte est un topos des rcits de voyage, de lOdysse aux romans
grecs, elles jouent, dans les Histoires vraies, un rle qui va bien au-del de la reprise dun
31 Mossman 2009, p. 54, parle de haphazard narrative structure ou encore de chaotic series of travel episodes that forms the Verae Historiaes structural disunity. 32 Strabon, Gographie, IV, 6, 1. Ed. G. Aujac, CUF, Belles Lettres, Paris, 1969.
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simple clich littraire. En effet, leur disposition dans le texte font quelles structurent le rcit.
En effet, lune ouvre le rcit (les voyageurs sont pris dans une tempte sitt partis, avant
davoir vu quoi que ce soit ; ce nest quau terme de cette premire preuve quils font leur
premire escale et quils commencent voir des choses et des tres inconnus) et une autre le
clt (II 47 : une tempte dtruit le navire et met un terme, prtendument provisoire, au rcit).
lintrieur de la narration, les temptes interviennent pour amnager commodment des
transition entre deux pisodes nayant aucun lien entre eux et entre lesquels il aurait t plus
que dlicat dimaginer une transition en douceur : ainsi, le tourbillon (tufwn sorte de variation
sur le thme de la tempte, cette diffrence prs que ce phnomne se droule dans les airs
et non sur la mer) mnage une transition commode entre la navigation sur locan et le sjour
dans la Lune (I 11) transition commode car personne ne pourra douter de la vraisemblance
de la chose : une tempte vous emporte par dfinition, l o vous nauriez jamais pens aller.
La tempte dans les HV fait la fois le lien et la coupure entre deux pisodes nayant aucun
point commun entre eux. En effet, la toute premire premire tempte permet de mnager, sur
le plan narratif, une transition entre le monde connu do le narrateur est parti, et le monde
inconnu dont il va commencer la description. Une autre tempte (II 37) marque une rupture
entre lunivers imaginaire littraire et lunivers imaginaire non littraire, puisque les
voyageurs partent de chez Circ, aprs avoir visit galement les Iles des Bienheureux et les
Iles des Songes, pour se retrouver ensuite dans un monde o vivent des cratures tout droit
sorties de limagination de lauteur (les Citrouillopirates et autres).
Malgr leur importance dans la trame narrative, les temptes ne font pas lobjet dun
traitement particulier ; ainsi, la tempte qui ouvre le rcit (I 6), malgr sa dure exceptionnelle
(soixante-dix-neuf jours !), est expdie en une seule phrase (bien loin du long rcit de prs
de cent cinquante vers dont la tempte du chant V de lOdysse, par exemple, fait lobjet).
Lucien montre ainsi clairement le peu dintrt quil a pour ce type dpisode, dont le seul
intrt est de lui permettre de structurer son rcit ; quant le raconter, alors que tant dautres
lont fait avant lui, cest une tche quil ne juge pas digne de lui, quil considre
manifestement comme un artifice certes commode, mais cul, dont il use tout en gardant ses
distances par rapport lui.
La disposition symtrique des deux principales temptes est un donc lment de la structure
du rcit33. Cette structuration se manifeste galement dans
33 G. Anderson (Anderson 1976a) a mis en vidence la symtrie de composition des deux livres, dans laquelle il voit cependant plus une tendance la paresse et un penchant pour la facilit quun souci
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o lalternance existant entre rcits de navigation et rcits de sjour ; ces squences
sont distribues de faon tout fait rgulire, puisquon a deux sjours donnant lieu
des dveloppements importants dans chacun des deux livres (le sjour sur la Lune
et celui dans la baleine au livre I ; l'pisode dans l'Ile des Bienheureux et celui dans
l'Ile des Songes34 dans le livre II.)
o lalternance entre bienveillance et hostilit de la part des populations avec lesquelles
les voyageurs entrent en contact : bienveillance de la part dEndymion sur la Lune,
de Rhadamante chez les Bienheureux et du vieillard chypriote de la baleine, mais
hostilit de la part de presque tous les autres.
Plus largement, on rencontre de nombreux phnomnes dcho entre les deux livres des
Histoires vraies :
Le dbut de chacun des deux livres concide avec un dpart : des colonnes
dHracls au livre I, des entrailles de la baleine au livre II.
On notera un parallle entre lpisode des Femmes-Vignes (I 6-9), sur lle o tout
est de vin, et celui de lle de fromage (II 3), o tout est de lait . Dans le sjour dans
lIle des Bienheureux comme dans le sjour sur la Lune, il y a une description du
pays et de ses murs (particularits physiologiques et mode de vie des Lunaires ;
description du banquet des Bienheureux), et une guerre se dclenche entre les
habitants et des tiers (guerre entre Solaires et Lunaires ; guerre entre Bienheureux et
Impies).
La structure du rcit est cyclique, puisque le dernier pays visit est une reprise du
tout premier : les Femmes-Vignes comme les Jambes dnesse sen prennent aux
hommes et ne les laissent plus sen aller, les premires, en en faisant des vignes, les
secondes, en les tuant aprs les avoir enivrs.
On peut galement dceler des jeux de miroirs entre les diffrents pisodes dun
mme livre. Cest ainsi qu lintrieur du livre I, dans les deux sjours principaux,
sur la Lune et dans la baleine, se trouvent des lieux dont lexploration fait
apparatre, au cur de linconnu, des lments parfaitement familiers, comme la
prsence dEndymion sur la Lune, ou lexistence dun temple ddi Posidon dans
le ventre de la baleine. dauteur de donner son texte une solide armature, parlant de Lucien comme an ingenuous but effortless writer . 34 Il est vrai que lpisode de lIle des Songes est relativement bref et occupe peu de place dans lensemble du rcit, mais sa puissance dvocation imaginaire et mythique en fait, me semble-t-il, un pisode aussi important, pour lconomie du rcit, que celui de lIle des Bienheureux.
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Les deux parties du roman prsentent aussi des rapports dopposition et de
complmentarit. En effet, des deux sjours raconts dans le livre I, lun se droule
sur la Lune, donc dans les airs, et lautre la surface de la mer (dans la baleine) ;
entre les deux, cest essentiellement un trajet vertical qui est accompli, et la mer est
envisage comme point damerrissage, et assez peu comme espace parcourir. Le
livre II, en revanche, est le rcit dun voyage qui se fait sur mer de bout en bout,
avec des dplacements qui se droulent dans un espace horizontal, et qui semblent
utiliser toutes les formes de navigation y compris les plus inattendues : le bateau
fait voile successivement sur la mer dans son tat ordinaire, puis sur la mer gele (II
2), puis sur une mer de lait (II 3), puis sur la cime des arbres (II 42) et enfin sur un
pont deau qui lui permet de franchir la crevasse qui sest ouverte (II 43).
Dautre part, lordre dans lequel les pisodes se succdent nest pas non plus choisi au
hasard ; ils ne constituent pas autant dunits dont lordre serait interchangeable sans
dommage pour la structure densemble, dans la mesure o on trouve diffrents types
dallusions des pisodes antrieurs :
Les personnages sont amens utiliser plusieurs reprises des objets ou des
substances dont il a t question antrieurement : leau de lEtoile du Matin (I
28) est utilise dans la baleine (I 32) ; la mauve donne par Rhadamante (II 28)
lest son tour en II 46 , et la lettre dUlysse pour Calypso, confie aux bons
soins du narrateur en II 29, rapparat en II 35.
Plus largement, le rcit fait des allusions ponctuelles des faits antrieurs ou
des objets vus antrieurement : on trouve ainsi en II 2 une mention du trophe
lev par les pirates en I 42 ; les voyageurs voient galement ce moment-l
les cadavres faits par le combat qui a eu lieu prcdemment (en I 42). En II 26,
les voyageurs se retrouvent dans une partie de locan sur laquelle ils ont
prcdemment navigu, qui est constitue de lait (II 3) ; en II 25, mention est
faite des les visites en II 3 et 4, Phell et Tyroessa.
Lenchanement et les diffrents rappels des faits montrent une cohrence sans
faille : en II 1, il est dcid que Skintharos, fils du vieillard chypriote vivant
dans la baleine, servirait de pilote aux voyageurs, ce qui est repris et rappel en
II 41. de nombreuses reprises, le narrateur fait le rcit de ses aventures
prcdentes un nouvel interlocuteur : son arrive sur la Lune (I 11), son
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arrive dans la baleine, aprs avoir rencontr le vieillard chypriote et son fils (I
33), dans lIle des Bienheureux (II 10). Louvrage se termine galement (II 47)
sur une rcapitulation des principaux pisodes.
Donc, mme si Lucien semble donner libre cours son imagination pour ce qui est du
contenu des pisodes, on na pourtant pas affaire une composition extravagante,
larchitecture inexistante ; les rcurrences thmatiques, les phnomnes dcho dun livre
lautre montrent quil existe, au contraire, une structure trs labore, loin de l'aimable
fantaisie quon a pu y voir35. En ralit, il y a un pilote non seulement dans le bateau, mais
aussi aux commandes du rcit.
III. Un rcit fantastique ? Ds lors que nous avons peu prs identifi lobjet littraire propos par Lucien et mis
au jour sa structure, il convient de dire quelques mots de son contenu et de faire apparatre
quelques procds rcurrents, qui sont comme la signature de Lucien sur les HV.
Si lon observe les qualificatifs employs par les commentateurs pour caractriser notre
texte, il semble que le terme de fantaisie vienne en tte des qualificatifs les plus priss ; on
le trouve employ notamment par J. Bompaire. Il a nanmoins un inconvnient majeur : celui
de ne pas renvoyer un notion littraire, mais de situer lauteur et louvrage hors de toute
contrainte, en faisant de lobjet ainsi qualifi une sorte de monstre nadmettant aucun
parallle, ne prsentant aucune ressemblance avec quoi que ce soit dautre, du fait quon
aurait affaire au pur produit dune imagination dbride ; or, si Lucien a de limagination, elle
est surtout peuple des mmes personnages que celle de tous ceux qui ont reu la mme
ducation que lui une ducation grecque. Son imagination nest pas dbride, mais
profondment hellnise.
On a pu voir dans les HV larchtype du rcit de science-fiction36 et du roman
fantastique. Lun des passages les plus clbres des HV est le sjour sur la Lune, dont sest
inspir Cyrano de Bergerac, par exemple, et qui figurait dj dans le manuel de 3e de M. Ko.
35 Cf. Croiset 1882, p. 371-372 ; Bompaire 1958, p. 658 sq. 36 Fredericks (1976), Swanson (1976), Anderson (1996), Georgiadou et Larmour (1998), Fusillo.
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20
Je voudrais, dans un dernier temps, tudier comment nat latmosphre particulire qui baigne
les HV et voir, donc, dans quelle mesure le terme de fantastique est acceptable.
Pour ce faire, je partirai sur lanalyse devenue classique de Tzvetan Todorov,
Introduction la littrature fantastique (Paris, Seuil, 1970). Dans le chapitre 2, Dfinition
du fantastique , Todorov donne comme premire dfinition du fantastique l'hsitation
prouve par un tre qui ne connat que les lois naturelles, face un vnement en apparence
surnaturel. (p. 29). Il est vrai que le texte qui nous occupe ne prsente pas vraiment
dambigut, dans la mesure o lauteur a bien prcis les choses dans lavertissement au
lecteur ; nanmoins, un trait caractristique de sa dmarche consiste en une tentative
rcurrente de jeter le trouble dans lesprit du lecteur, dans la mesure o il pervertit les
lments qui sont, normalement, les plus susceptibles dattester la vracit dun fait. Ces
lments, ce sont avant tout les chiffres et les mots.
1. Des chiffres et des mots
Comme la dmontr Antonio Scarcella, alors que les chiffres sont censs tre les
garants dune exactitude de type scientifique, ils ne font au contraire que lloigner un peu
plus de la ralit connue de tous, en donnant des chiffres dmesurs, comme, par exemple,
lors du passage en revue des troupes des Solaires et des Lunaires (I 13-16), o les combattants
se comptent par dizaines de milliers, en une parodie des exagrations que lon trouve chez
certains historiens dnoncs par Lucien37 dont un trait gnrique fameux concerne les
chiffres systmatiquement survalus du nombre de combattants En I 15, Lucien fait ainsi le
total des troupes dEndymion et parvient au total ahurissant de 6 000 myriades, soit 60
millions, de combattants.
On la dit, lune des cibles favorites de Lucien dans les HV, autant quon puisse en
juger, est Hrodote, que Lucien imite en dclarant, quand il dcrit les faits les plus
invraisemblables, les avoir vus de ses yeux. Lucien tire argument du fait davoir pratiqu
lautopsie pour sarroger une autorit incontestable dont lexemple le plus fameux se situe
dans le livre II, avec linterview quHomre lui accorde et qui lui permet de donner une
rponse dfinitive et autorise des questions dbattues depuis des lustres.
37 Cf. Comment il faut crire lhistoire.
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21
Il se rclame notamment de cette autorit pour donner des explications dordre
tymologique. En effet, Lucien prsente comme de simples observations ce qui est en ralit
une invention reposant sur un rapprochement tymologique38 de lordre du jeu de mots : en I
23, il explique que les chauves sont apprcis sur la Lune, et les chevelus sur les comtes : ,
. .
Chez eux, on trouve beaux les hommes chauves et au crne dgarni ; et mme, ils
dtestent les gens qui ont des cheveux. Au contraire, dans les comtes chevelues, on
trouve beaux ceux qui en ont.
Lucien ne donne pas dexplication de ces phnomnes, mais le rapprochement, au sein
de la mme phrase, de () et de suffit suggrer cette explication au
lecteur averti auquel le rcit est destin39. Lucien passe outre la frontire qui spare le produit
de la fiction des phnomnes observables dans la ralit extradigtique ; il fait mine de
rendre compte des seconds laide des premiers, cest--dire dtayer le rel par le fictif, en
une inversion des rapports habituels entre les deux.
De la mme manire, ses observations des murs des habitants de la Lune lui
permettent de proposer une nouvelle tymologie (I 22) pour le mot , littralement
le ventre de la jambe , qui dsigne le mollet.
La dmarche de Lucien se caractrique par un refus de la mtonymie qui, en raison de la
forme arrondie et du caractre charnu de l'un et de l'autre, assimile ordinairement le mollet au
ventre. Pour lui, si les deux parties du corps ont des noms semblables, ce nest pas seulement
cause de leur ressemblance extrieure, comme peut le croire le commun des hommes, mais
parce quils remplissent la mme fonction : si est driv de , cest parce
que les deux servent porter des enfants.
Lucien sappuie sur le fait quil a vu en personne les habitants de la Lune pour se poser
en autorit concernant tout ce qui sy passe, mais, en en ralit, lattitude scientifique est ici
pervertie, parce que, au lieu de se rfrer une ralit pour en expliquer une autre, Lucien
invente une fiction pour justifier une ralit. Il en vient mme proposer une explication qui
pose plus de problmes quelle nen rsout, dans la mesure o, pour admettre ltymologie
quil propose, il faut supposer lexistence dun monde autre et dune grande complexit pour
rsoudre un problme qui nexiste pas : au lieu que le savoir simplifie le monde, il le
complexifie. Lucien se donne une pseudo-autorit destine faire admettre l'inadmissible, 38 Cf. Matteuzzi (1975). 39 Cf. I 1 : : les hommes de lettres .
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22
faire oublier le mensonge en feignant de restreindre le domaine de l'inconnu, alors quen
ralit, tout est invent : linconnu, le problme quil pose comme la pertinence de la rponse
propose.
Lucien use de la mme faon du raisonnement tiologique ; ainsi, en I 17, lissue de la
guerre entre Solaires et Lunaires : , ,
, , ,
,
.
Beaucoup furent faits prisonniers, mais beaucoup furent tus aussi, et le sang coulait
en abondance sur les nuages, au point quils en avaient la couleur et paraissaient rouges,
comme chez nous au coucher du soleil ; aussi, je me demande si ce nest pas quelque chose
dans ce got-l qui sest produit autrefois l-haut et qui a fait supposer Homre que Zeus
avait rpandu une pluie de sang la mort de Sarpdon.
L o Homre invoque laction dun dieu provoquant un phnomne surnaturel40, Lucien
prend une pose en apparence rationaliste, en excluant lexplication qui fait intervenir les
dieux. Le schma du mythe tiologique est perverti l encore car, au lieu que lon ait un
phnomne naturel expliqu par une cause non naturelle, de type divin (par exemple
lalternance des saisons en liaison avec le lieu de rsidence de Persphone, par exemple), nous
sommes mis en prsence dun phnomne non naturel (une pluie de sang). La cause invoque
par Lucien nest quen apparence plus acceptable que celle dHomre (qui, dailleurs, ne
prtend nullement donner une explication rationnelle du phnomne, mais ne fait que le
mentionner) car elle implique dadmettre lide que le ciel est habit et quil sy droule des
combats semblables ceux qui se droulent sur terre. Il en va exactement de mme lorsque
Lucien cherche expliquer la grle qui tombe sur terre par lexistence de vignes dans le ciel
(dont les grappes sont semblables des grlons)41. Il tient pour acquis ce quil dit avoir vu et
40 Iliade XVI 459-460: : rpand sur le sol des gouttes de sang, en hommage fils. 41 Cf. I 24 : , , , , . Ils ont des vignes qui produisent de leau; en effet, les grains qui forment ces grappes sont comme de la grle et, selon moi, cest lorsque le vent secoue les vignes et les fait tomber que la grle sabat chez nous et que les grains clatent.
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23
en tire des consquences rputes logiques, mais de la sorte, en tenant, par exemple, la guerre
entre les Solaires et les Lunaires comme un fait tabli susceptible de servir de justification
un fait inexpliqu, il inverse les catgories de vraisemblable et non vraisemblable. Il dtourne
lattention du lecteur des lments qui posent vritablement problme du point de vue du vrai
et du vraisemblable ; ce qui est acceptable fait lobjet dune explication et ce qui ne lest pas
est pass sous silence et sert dargument pour justifier lexistence de ce qui va de soi : cest
ainsi que Lucien dtourne de sa fonction le logos et le subordonne au pseudos.
Dans les Histoires vraies, les mots ont un statut particulier qui leur permet de transcender
la frontire traditionnellement trace entre le monde rel et le monde fictif : en effet, bien loin
dtre de simples outils de description ils sont dots du pouvoir dagir sur la ralit
intradigtique. Ainsi, lle des Songes est , floue et peu visible (II
32), elle recule quand on approche, en dautres termes, elle est de ltoffe dont sont faits les
songes, insaisissable. Le mot rend concret lobjet ou le qualificatif quil dsigne, de sorte que
tout ce qui est nomm dans le cadre de la fiction accde immdiatement une forme
dexistence concrte.
Les mots, et plus spcifiquement la parole potique, ont galement le pouvoir de rendre
limpossible possible, de dpasser les limites propres au monde extradigtique42. Peu avant
la fin du livre II (II 42), Lucien et ses compagnons voient leur progression stoppe par une
mer darbres quils parviennent finalement franchir ; Lucien conclut :
Cest ce moment prcis que me revint en mmoire le vers du pote Antimaque,
qui dit quelque part : Et alors quils avanaient par une navigation forestire .
Si Lucien a pu finalement naviguer sur les arbres, cest uniquement parce quun pote en
avait ouvert la possibilit en crant une mtaphore qui, dans lunivers fictionnel des Histoires
vraies, devient une ralit tangible. La solution quil a trouve apparat comme la ralisation
dune image potique, la concrtisation dune mtaphore littraire. Ce procd de ralisation
des images est rcurrent dans ce texte : ainsi, lorsque Lucien fait une description de l'Ile des
Songes, en prcisant qu'Homre en avait dj fait une avant lui, mais qu'elle tait inexacte.
Son le est caractrise par de nombreuses sources et rivires (II,32) :
, , . 42 Voir aussi Char. 7.
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Prs de l coule une rivire quon appelle la Somnambule et deux sources se
trouvent proximit des portes ; elles ont pour nom, lune, Sommeil-de-Plomb, lautre,
Tour-du-Cadran43.
Pourquoi ce lien entre les songes et les sources ? Pour en saisir la raison dtre, il faut
remonter l'expression homrique , verser le sommeil , qui reprsente le
sommeil comme un liquide. Il n'y a donc pas lieu de voir systmatiquement dans les
phnomnes dcrits par Lucien le pur produit dune imagination dbride : de fait, lcriture
de Lucien suit un processus prcis qui nexclut pas une certaine logique et qui repose sur une
abolition de la distinction entre sens propre et sens figur : tout est mis sur le mme plan et
compris comme ayant un sens concret. On peut parler, linstar de M. Matteuzzi44, dun
procd logique extrmement rigoureux et constamment respect, de concrtisation et de
rationalisation satirique .
Lucien systmatise cette approche. Il feint d'oublier le sens figur pour revenir la
source du mot ou de l'expression lexicalise et faire ressurgir la ralit dans toute sa force et
dans toute son tranget.
Lucien ne se borne pas revivifier des expressions lexicalises, mais il sadonne
galement la cration verbale : cest notamment le cas lorsquil dcrit les forces en prsence
dans la guerre qui se prpare entre Solaires et Lunaires. Sa dmarche tmoigne du mme
souci dabolir des frontires, entre genres littraires cette fois ; examinons comment il
procde, partir dun exemple et des choix faits par les diffrents traducteurs.
Tout dabord, quand on traduit Lucien, plusieurs options soffrent concernant les
diffrents niveaux de langue possibles il convient de garder en mmoire que Lucien parodie
des genres levs (histoire, mais surtout pope) et que la cration de noms propres a pour
double but de renvoyer un genre lev et de mettre en vidence la distance qui en spare. Je
prendrai un exemple, celui des Lacanovpteroi de la Lune (I 13 sq) : faut-il dire
o Lachanoptres (Bompaire) : pas de traduction ; restitue uniquement le son, le cliquetis
des syllabes ; conserve laspect original, bizarre, tranger des cratures en question.
Manifestement conscient que le lecteur perd une bonne partie de la saveur du mot, il
donne galement une traduction littrale entre parenthses ( qui ont des ailes de
lgumes )
43 Nous empruntons cette dernire expression P. Grimal (1958), p. 1377. 44 Matteuzzi (1975).
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o Salades Ailes (Grimal) : traduit, fait limpasse sur les sons grecs, mais rend la
bouffonnerie de la chose, et met ainsi en vidence le dcalage comique entre les
prtentions dEndymion (conduire une guerre, punir les ennemis, se faire respecter :
tous objectifs qui concordent avec la sphre pique) et la ralit de son arme (faite
dun ramassis des cratures les plus invraisemblables, dont la force peut
ventuellement rsider dans le nombre). Aspect hrocomique..
o Lgumes-Plumes (Lachanoptres) : Guy Lacaze ne choisit pas et donne
systmatiquement une double traduction, comme Bompaire finalement, mais en
inversant la hirarchie traduction/transcription.
On peut hsiter sur la traduction du premier terme, lacano-, qui dsigne toute sorte de
lgume vert. Il faut distinguer, dans la description, la partie du corps qui tient lieu daile, et
qui est faite de lacano-, et lextrmit de ces ailes, faites de qridakivnh, terme qui, l, dsigne
plus spcifiquement une salade, trs exactement une laitue. La description semble distinguer
la partie rattache au corps, qui a forme de lacano-, de lextrmit de cette partie, qui est
semblable une qridakivnh. On peut se borner faire le distinguo salade/laitue.
Dautre part, pour la seconde partie du mot, on peut tre tent de conserver la forme
directement issue du grec, -ptre, dans la mesure o elle se trouve dans un certain nombre de
mots franais, appartient au vocabulaire des sciences naturelles, et, de ce fait, a une allure
vaguement scientifique, en tout cas un peu sophistique, qui concorde bien ici avec le ton
gnral du texte : une pseudo-volont scientifique. Cela cre le mme effet que lorsquon cite
des noms compliqus (mais souvent purement et simplement invents) tels que
tyrannosaure ou autres cratures tout droit sorties de Jurassic Park ou de Star Wars !
Quoi quil en soit, avant de prendre un parti pour la traduction, il convient dtre attentif
au ton gnral : Lucien est un satiriste, il fait une parodie, certes, mais ce nest pas pour
autant que sa langue est nglige ou relche. Il est trs tentant de recourir un lexique
familier pour traduire Lucien trs tentant, mais peu fidle loriginal. Dans les Histoires
vraies en particulier, Lucien imite des genres nobles ou srieux : lpope ; lhistoire,
en particulier les Enqutes dHrodote. Lintention est plaisante, mais le ton est srieux : tel
est le paradoxe auquel on a affaire.
On le voit : pour crer le monde des HV, Lucien recourt des procds trs prcis, bien
loin de faire tout et nimporte quoi, comme le terme de fantaisie pouvait amener le
penser.
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2. Une logique syllogistique
Tentons prsent de synthtiser pour dfinir le type de logique qui est au fondement du
texte. La logique est souvent invoque, et presque toujours malmene dans les HV. Ainsi,
dans un pisode qui nous montre les voyageurs, prisonniers de la baleine, calculer l'heure qu'il
est daprs le nombre de fois o la baleine ouvre la gueule, car, explique le narrateur, elle
louvrait environ une fois par heure (I 40). Cet expdient en apparence si ingnieux comporte
pourtant une contradiction fondamentale : comment pourrait-on savoir quelle frquence la
baleine ouvre la gueule, puisque c'est prcisment de ce repre que l'on se sert pour calculer le
temps qui s'coule ?
Le modle de raisonnement sur lequel Lucien fonde tout son propos est, mon sens, celui
du syllogisme spcieux du type Tout ce qui est rare est cher ; or, un cheval bon march est
rare ; donc un cheval bon march est cher. .
En effet, dun dtail apparemment arbitrairement invent, Lucien tire des consquences
logiques, et qui, paradoxalement, contribuent construire un univers fantastique : ainsi,
lorsque le narrateur et ses compagnons abordent sur lle o ils trouvent une inscription
tmoignant du passage de Dionysos et dHracls (I 7). La mention dHracls justifie et
reprend lappellation traditionnelle de colonnes dHracls donne, dans lAntiquit,
comme on le sait, au dtroit de Gibraltar, point de dpart des voyageurs (I 5) ; cette
dnomination ancre le passage dans le monde mental connu et admis de tous les Grecs de
naissance ou de culture, dans la mesure o elle est conforme limage traditionnelle,
vhicule par les rcits mythologiques, dHracls-hros ayant parcouru toute la terre habite,
y compris ses confins.
Le texte ne semploie pas justifier longuement la mention dHracls, car cela nest pas
ncessaire ; en revanche, il motive de diverses faons la mention de Dionysos : pour
commencer, en donnant une fausse information qui pastiche un fait mythologique connu (de
mme que Dionysos avait conquis lInde, de mme, il se serait avanc aussi loin vers louest
que la fait Hracls) ; ensuite, et pour tayer cette affirmation, en dcrivant une le o
absolument tout est marqu de lempreinte du dieu : le fleuve qui y coule est un fleuve de vin
contenant des poissons dont la consommation enivre car ils sont pleins de lie et quil
convient de mler des poissons pchs dans leau pour en manger sans dommage : cest un
dmarquage de ce que lon fait, en pays grec, avec le vin, que lon coupe avec de leau pour
en temprer la force.
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On a donc un monde la fois totalement imaginaire et logiquement labor, reposant sur
toutes les consquences quon peut tirer du seul fait que Dionysos est pass en ces lieux. En
effet, le lien entre Dionysos et le vin est vident ; le fait quil y ait l des femmes qui
cherchent tout prix sunir aux visiteurs nest pas non plus une complte invention de la
part de Lucien : on sait en effet le lien existant, dans limagerie populaire grecque, entre le vin
et lamour, entre Dionysos et Aphrodite. On en voudra pour preuve deux proverbes45dont je
donne une traduction libre :
Oi[nou de; mh; parovnto oujk e[sti Kuvpri.
L o il ny a pas de vin, il ny a pas damour (Apostolii Centuria XII 42f ; Euripide,
Bacchantes 772)
jAfrodivth kai; Diovnuso met ajllhvlwn eijsiv : parovson hJ miva duvnami th;n eJtevran kinei`.
(Apostolii Centuria IV 58)
Aphrodite et Dionysos vont ensemble, du fait que la puissance de lun veille celle de
lautre.
Lucien use dun procd qui relve du syllogisme spcieux dont le premier terme est faux
et la conclusion plus fausse encore, mais dont, formellement, la logique est irrprochable. Il
est faux quil existe une le ainsi ddie Dionysos ; mais si on admet quand mme quelle
existe, on ne peut pas ne pas accepter ce que Lucien en dit. A partir dun dtail arbitrairement
invent, Lucien tire des consquences logiques qui contribuent mettre en place un univers
fantastique et dont labsurdit est hautement comique: le fleuve de vin prend sa source des
vignes, donc il abrite des poissons qui ont eux-mme consomm du vin, et donc leur
consommation enivrera car ils sont pleins de lie et quil convient de mler des poissons
pchs dans leau pour en manger en toute sobrit (I 7), linstar de ce que lon le fait, en
pays grec, avec le vin, que lon coupe avec de leau pour en temprer la force. Il existe ainsi
une logique interne qui imprime chaque pisode une forte cohrence en mme temps
quune totale absurdit qui vient se substituer au vraisemblable stricto sensu, et qui est
totalement disjointe de la ralit extradigtique.
3. Un monde fictif plus rel que le monde reli
En fait, les Histoires vraies46dans leur ensemble prsentent une dilution de la limite
sparant la ralit de la fiction ; de fait, cette inversion est un procd si constant quelle
45 Cf Paroemiographi Graeci (ed. E. L. Leutsch, 1859) 46 Voir notamment Sad (1994) 108 : la ralit est un reflet de la fiction ; Briand (2005) 128 : Lucien et ses compagnons rvent de leur vie dautrefois.
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aboutit mettre sur un pied dgalit le rel et le fictif : entre les deux, les frontires sont
minemment permables47.
En effet, Lucien nous montre des personnages de la mythologie que plus rien, part la
rputation flatteuse dont ils jouissent, ne semble distinguer du commun des hommes. Cest
ainsi quHlne fait lobjet dun nouvel enlvement pour lequel elle est totalement
consentante (II 25 ), aucune conscience dun devoir envers son mari ne
la retient ; en dautres termes, rien ne la distingue dune femme ordinaire. On voit aussi un
Ulysse qui regrette Calypso et la vie quelle lui proposait de mener ses cts ( 35).
Lucien dgonfle donc la baudruche mythologique et littraire48, en montrant quil nexiste
aucune diffrence fondamentale entre les hros (et les hrones) et le commun des mortels,
qui sont tous mis sur le mme plan dans la mesure o les hros ne valent pas mieux que le
commun des mortels ; Lucien lui-mme est la fois
un personnage rel (lauteur qui sexprime dans le prambule, celui qui est plus fiable
quHomre lui-mme, comme le montre lpisode de la mort de Sarpdon), le critique qui
donne les bonnes rponses sur les questions les plus controverses relatives Homre
un personnage fictif, auquel une inscription est ddie (II 28),
et mme, un personnage de la mythologie. Il est, en bien des occasions, un nouvel
Ulysse, non seulement parce quil entreprend un voyage aux multiples pripties, mais surtout
parce quil se trouve dans des situations en tous points semblables celles que connat Ulysse
dans lOdysse. Par exemple, en II 27, il interroge Rhadamanthe sur son avenir et sur la route
quil doit prendre comme Ulysse interroge Tirsias au chant XI de lOdysse.
Ce faisant, Lucien ne se borne pas abolir les distances temporelles ou spatiales ou mme
morales : les HV sont galement une immense mtalepse, au sein de laquelle les personnages,
quel que soit leur degr de ralit (auteur, narrateur, personnage dun rcit, personnage
dun rcit enchss, etc), cohabitent dans une seule et mme sphre. On assiste une
confusion des diffrents niveaux narratifs : auteurs et personnages partagent le mme niveau
ontologique. En dautres termes, le rcit et la ralit extrieure celui-ci sont confondus ; il
ny a plus de distinction entre lunivers fictif et lunivers rel .
Le monde dans lequel voluent Lucien et ses compagnons ne peut tre situ
gographiquement : il est bien clair quon est en territoire inconnu puisque le navire a, ds son
dpart, franchi les colonnes dHracls, autrement dit, sest aventur au-del du monde 47 Boulogne (1996) parle d hybridation . 48 Cf. Scarcella (1988).
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frquent ordinairement par les marins grecs. Cependant, dans ce monde inconnu,
linguistiquement, on reste en domaine hellnophone : tous les personnages, mme dans les
lieux les plus inattendus, parlent tous un grec impeccable, mme dans la baleine, mme sur la
Lune.
En ralit, le monde dans lequel les personnages voluent est essentiellement la
concrtisation de limaginaire grec ; mme si on est trs loin de lespace grec, rien ne peut
sembler tout fait tranger un Grec ou un pepaideumenos comme lest Lucien lui-mme,
dans la mesure o les personnages qui habitent les contres visites sont ceux crs ou mis en
scne par les potes, historiens et philosophes grecs depuis que la posie grecque existe : il en
va ainsi dEndymion (I 11 sq), rencontr sur la Lune, ou des Iles des Bienheureux et de ceux
qui y rsident (II 5 sq). Mais lexemple le plus frappant est sans doute celui de la cit de
Coucouville-les-Nues (I 29) : Lucien certifie, en effet, tre pass proximit de celle-ci
quand il est redescendu de la Lune avec son bateau (I 29).
De manire on ne peut plus paradoxale, cest un crit dont le caractre fictif est mis en
avant qui doit attester la ralit dune cit qui est elle-mme issue de limagination dun autre
pote. Et le plus fort de tout, cest que cela fonctionne ! Bien sr, nul ne croit srieusement
que, sil va faire un tour entre Terre et Lune, il verra la cit en question ; mais le fait den
parler accrot sa ralit, du moins dans lesprit des lecteurs. Son existence nest plus
cantonne une pice dAristophane, mais laffirmation de Lucien entend dmontrer quelle
vit en dehors de limagination du seul pote, quelle a acquis une autonomie et surtout, quelle
a perdur dans le temps, dans un contexte o lintersubjectivit pouvait tenir lieu
dobjectivit. Bien sr, le fait que lon ait affaire ici un public cultiv est primordial : il ny a
que lui pour accepter de faire des ralits littraires des ralits tout court, de confondre
lunivers intra-digtique et la ralit extra-digtique. Le paysage dans lequel voluent le
narrateur et ses compagnons est constitu de tous les mots, de tous les mythes, de tous les
personnages et lieux littraires qui forment le patrimoine commun tous les Grecs de
naissance ou de culture et qui se sont concrtiss : cest, selon la formule de J. Bompaire, un
rve de bibliothcaire, la faon des chartistes dAnatole France, qui voient, entre les pages
de leurs in-folio, se lever de gracieuses silhouettes de lgende, puis gambader, puis entrer
dans leur vie49 .
49 Cf. J. Bompaire, Lucien crivain, imitation et cration, Paris, 1958, p. 672.
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Conclusion Ainsi, outre linvention dune fiction qui dit son nom dentre de jeu, Lucien met en
place un rcit qui se joue des conventions ordinaires et qui dnonce subtilement lattachement
un faux semblant de vrai.. Si le rcit fonctionne ici, cest--dire, sil est acceptable, lisible
jusquau bout par le public pralablement dfini, cest que, dune part, il existe une forte
cohrence interne tant au niveau de la structure du rcit dans son ensemble que pour chaque
pisode pris sparment et que, dautre part, la matire dont les pisodes sont faits est certes
imaginaire, mais tellement connue quelle en a acquis un statut de quasi-ralit en
loccurrence, de ralit mentale, car cette matire est faite de celle dont on fait la littrature.
En mettant sur le mme plan discours et rcit, en mettant en vidence le caractre cul de
certains procds destins construire une vraisemblance, les Histoires vraies refusent
certaines formes dartifice littraire tout en en construisant dautres, dans un texte o
labsurde revt les signes extrieurs de la logique, en un syllogisme gnralis.
Reste, au-del de laspect provocateur du titre que, si les histoires que raconte Lucien
sont vraies, si lon a affaire des ajlhqh dihghvmata, cest peut-tre aussi que, dans leur
rapport aux autres uvres de fiction, dans la manire quelles ont de mettre rel et imaginaire
sur le mme plan, ou plutt, comme le dit S. Sad, en faisant de la ralit un reflet de la
fiction, et non plus linverse, en donnant, en somme, la fiction quelques-unes de ses
premires lettres de noblesse, elles constituent, vritablement, un modle du genre.